VENDREDI 26 JANVIER 2024

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RÉGIS JAUFFRET AUSCULTE LA LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE

Supplément

LE MONDE
LA MATRICE DE LA SHOAH DANS UNE MAUVAISE PASSE DES LIVRES

Le revenu des agriculteurs au centre de la colère

▶ La mobilisation
ne cesse de s’étendre
Pour les ONG, l’écologie
et les actions de blocage en bouc émissaire
se sont intensifiées Le poids des normes « vertes »
jeudi dans tout le pays est mis en avant par de
nombreux partis politiques
▶ Partout, les mêmes
griefs : des revenus Le climat, un angle mort
faibles, un travail lourd L’adaptation du secteur au
et toujours plus réchauffement exige un
complexe, une perte changement de cap, selon le
de sens et un manque Haut Conseil pour le climat
de reconnaissance
▶ La situation est particu- Le pacte d’orientation,
lièrement difficile pour une occasion manquée
les éleveurs bovins, qui Reporté, le projet de loi
subissent les effets d’une propose peu de mesures
maladie virale coûteuse pour aller vers des modèles
▶ Alors que les premières agricoles plus durables
PAGE S 6 À 9
mesures du gouverne-
ment sont attendues, les
syndicats veulent la prise
en compte de « l’intégra-
1 ÉDITORIAL
LES ÉCUEILS D’UNE
lité » de leurs doléances
NÉCESSAIRE ADAPTATION
PAGES 6 À 9 Blocage routier, lors d’une manifestation d’agriculteurs à Limonest, près de Lyon, le 24 janvier. JEFF PACHOUD/AFP PAGE 2 9

Proche-Orient Ukraine Pourquoi Kiev PSG

A Monaco, la chute de l’homme
qui en savait trop Pour fuir Gaza, frappe la Russie en profondeur Entre le club et
des permis des drones équipés d’explosifs les attaques dans la profondeur
la filière policière,
▶ En contrariant les
promoteurs immobi-
▶ La suite de nos
révélations sur les vendus au prix fort qui atteignent la région de
Saint-Pétersbourg, des missiles
du dispositif ennemi.
La situation restait confuse,
des liens étroits
liers monégasques, secrets financiers qui frappent la Crimée : le front jeudi, après le crash d’un avion
Un réseau lié au étant figé par les lignes de dé- de transport militaire russe, la Des policiers ont bénéficié
l’ex-administrateur du Rocher et de la fense fortifiées de part et veille : Moscou accuse Kiev de de billets gratuits et rendu
renseignement égyptien
des biens d’Albert II famille princière monnaye la sortie de
d’autre et par la densité du dis- l’avoir abattu et affirme qu’il
des services à l’ex-direc-
positif de surveillance, l’Ukraine transportait des prisonniers de
a signé sa perte PAGE S 2 0 - 2 1 l’enclave palestinienne a changé de stratégie. Les forces guerre ukrainiens. teur de la communication
PAGE 3 de Kiev multiplient désormais PAGE 4 PAGE 1 2

Justice Industrie Bande dessinée Bonnes feuilles

Procès de l’attentat Le mystère des Posy Simmonds Judith Chemla,
de Trèbes : seize batteries ProLogium, sacrée Grand Prix la violence des STUDIO
minutes de vertige attendues du Festival hommes et le
et d’effroi à Dunkerque d’Angoulême silence de la société La marque de sommeil la plus
PAGE 1 3 PAGE 1 4 PAGE 2 3 PAGE 1 9
récompensée d'Europe*

VU PAR AMORIM (BRÉSIL) – MOBILISATION CONTRE L’EXTRÊME DROITE EN ALLEMAGNE CARTOONING FOR PEACE
Paris 2024
Pour les athlètes
français, la longue Prix d’ouverture
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attente du sésame
olympique
Alors que le ministère des
sports envisage une délé-
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2|
INTERNATIONAL
La junte birmane multiplie les revers militaires
Après plusieurs redditions d’officiers, le chef de l’armée, Min Aung Hlaing, est critiqué dans son propre camp
mese (état kayah, birmanie) -
envoyé spécial
L
e chef de la junte bir-
mane, Min Aung Hlaing,
fait face à un méconten-
tement bien visible de
certains de ses partisans. Le tour-
nant en a été la prise de la ville de
Laukkai par la rébellion ethnique
Kokang dans le nord-est du pays,
le 5 janvier, qui a conduit à la red-
dition de plus de 2 000 soldats et
officiers, dont six généraux de
brigade. Après avoir levé le dra-
peau blanc, tous avaient été auto-
risés à retourner chez eux avec
leur famille.
Pire, alors que le troisième anni-
versaire du coup d’Etat du 1er fé-
vrier 2021 approche, et que la
junte devra, le 31 janvier, se pro-
noncer sur le maintien de l’état
d’urgence, les tracas continuent :
près de 300 soldats birmans
fuyant, dans l’ouest du pays, la
guérilla arakanaise ont franchi la
frontière indienne mi-janvier. Le
chef de l’armée indienne venait
de déplorer, quelques jours aupa-
ravant, que 400 soldats birmans
étaient déjà passés en Inde depuis
novembre 2023. L’Inde les avait
recueillis en attendant leur rapa-
triement par l’armée birmane.
Or, mardi 23 janvier, un avion
de transport de troupe envoyé en
Inde à cet effet s’est écrasé dans
l’Etat du Mizoram (Inde), faisant
plusieurs blessés. Une quinzaine
de soldats birmans ont égale-
ment franchi la frontière avec la
Chine le lundi 22 janvier : des vi-
déos les montrent pataugeant
dans la rivière Shweli entre les
deux pays. Ils fuyaient l’offensive
de l’armée ethnique Kachin sur
un camp, tombé aux mains
de l’assaillant. Enfin, mercredi
24 janvier, l’Armée d’Arakan a af-
firmé « contrôler complètement »
Pauktaw, une cité portuaire
d’environ 20 000 habitants, dans
l’ouest du pays.
Un moine
ultranationaliste,
soutien
du régime, a
suggéré que Min
Aung Hlaing ne
s’occupe que des
affaires civiles
Trois des six généraux qui, à
Laukkai, le 5 janvier, avaient fait
acte de reddition, trinquant
même à leur vie sauve avec les
vainqueurs – une coalition de
trois groupes armés ethniques –,
auraient été condamnés à mort le
20 janvier par une cour martiale,
tandis que deux autres auraient
reçu une peine de prison à perpé-
tuité, selon le site d’informa-
tion birman The Irrawaddy, banni
à l’intérieur du pays.
La sévérité de ces peines atteste
d’une déconnexion entre les exi-
gences des dirigeants de la junte
et l’état d’usure des forces armées
birmanes, la Tatmadaw. Elle pour-
rait avoir comme conséquence
d’amplifier la grogne qui se ré-
pand parmi les officiers, selon
plusieurs médias birmans en exil.
Depuis la chute de Laukkai, des
voix parmi des personnalités de
l’Internet birman, identifiées
comme des thuriféraires du ré-
gime, critiquaient déjà la mol-
lesse du chef de la junte et, à mots
à peine voilés, son incompétence.
La charge des prisonniers
Dans le maquis karenni (l’actuel
Etat Kayah, à la frontière avec la
Thaïlande), ceux qui sont au cou-
rant des derniers développe-
ments voient se confirmer ce
qu’ils constatent sur le terrain :
les soldats n’ont pas le cœur à se
battre. « Est-ce que [ces condam-
nations] vont inciter les officiers à
se battre jusqu’à la mort ? On en
doute. Jusqu’à maintenant, on évi-
tait de garder comme prisonniers
de guerre autant de soldats, d’offi-
ciers et leurs familles », explique
sous le couvert de l’anonymat
une source dans la résistance ka-
renni, du côté du district de Mese.
Les militaires qui se rendaient
étaient jusque-là remis à l’armée,
afin qu’ils ne représentent pas
une charge est trop importante
pour la résistance, qui fait face à
un afflux de déplacés internes. Il
n’y a ni électricité ni téléphone
dans cette région séparée de la
Thaïlande par des montagnes
densément boisées. Tout man-
que. L’essence est hors de prix.
Les condamnations à mort chan-
geront-elles la donne, et en dé-
courageant les velléités de reddi-
tion ? A moins que la résistance
ne décide finalement de garder
des prisonniers. « Nous allons
sans doute devoir promettre autre
chose aux officiers qui se rendent,
comme de ne pas les renvoyer à
l’armée avec leur famille », pour-
suit notre interlocuteur.
Le district de Mese a été libéré en
juin 2023, après que la coalition
quadripartite de forces karenni
qui luttent contre la junte a fini de
prendre les six positions militai-
res de la localité, ainsi que le com-
missariat et les bâtiments admi-
nistratifs, dont les carcasses car-
bonisées surplombent la route.
Seuls les militaires d’un des
camps s’étaient rendus. Les forces
rebelles karenni luttent pied à
pied depuis le 11 novembre avec
l’armée pour capturer la capitale
de l’Etat Kayah, la ville de Loikaw.
Les militaires, qui occupent l’est
de la ville, seraient environ 900.
« Ils sont clairement sur la défen-
sive. Mais le front est mouvant, on
avance doucement, car il faut éco-
nomiser les munitions », reconnaît
près de Mese un chef de bataillon
des forces de la résistance de re-
tour du front.
D’autres failles significatives se dividendes à l’armée ou aux moi-
sont matérialisées dernièrement nes bouddhistes ultranationalis-
dans le camp de la junte. Lundi tes dans son orbite. Ces pratiques
22 janvier, le chef des gardes- étaient dans le collimateur du
frontières karen, Chit Thu, célè- gouvernement de l’ancienne diri-
bre pour la myriade de casinos et geante Aung San Suu Kyi, juste
de centres de cyberfraude de avant le coup d’Etat.
Shwe Kokko qu’il contrôle par le Autre symbole éloquent : le
biais des mafias chinoises au 16 janvier, lors d’une manifesta-
nord de la ville de Myawaddy, tion de soutien à la junte militaire
dans l’Etat Karen, a annoncé qu’il birmane, l’un des tribuns, le
se « séparait » de l’armée et reje- moine bouddhiste ultranationa-
tait tout émolument ou aide de la liste Ariawuntha, s’en est pris au
Tatmadaw pour devenir « neu- général Min Aung Hlaing, suggé-
tre ». Chit Thu, qui exhibe de fa- rant qu’il s’occupe des affaires ci-
çon obscène depuis le coup d’Etat viles et laisse la chose militaire à
sur les réseaux sociaux sa ri- son numéro deux, le général Soe
chesse et son armement dernier Win. Or, la scène s’est déroulée à
cri, était vu comme un soutien Pyin Oo Lwin, une ville de garni-
indéfectible, si ce n’est intéressé, son qui abrite les deux plus presti-
de la junte. Lui et ses hommes, gieuses académies militaires du
des bouddhistes karen, avaient pays, dont celle où le chef de la
rompu en 2011 avec la guérilla ka- junte a fait ses classes.
ren, à majorité chrétienne, pour
être intégrés à l’armée birmane « Les religions sont unies »
en tant que « gardes-frontières ». Ashin Ariawuntha est l’incarna-
En contrepartie, le chef de milice tion de ces religieux sur lesquels
avait obtenu le contrôle d’une par- s’appuie la junte pour rallier des
tie du commerce officieux entre partisans à sa grande cause de dé-
Thaïlande et Birmanie, et carte fense de la suprématie raciale ba-
blanche pour ses activités crimi- mar (l’ethnie majoritaire, compre-
nelles. Il reversait une partie des nant 68 % des 55 millions de Bir-
CHINE BIRMANIE
KACHIN
INDE
BANGLADESH MIZORAM
INDE Laukkai
Pyin Oo Lwin
BIRMANIE
Pauktaw
Loikaw LAOS
Naypyidaw
KAYAH Mese
Golfe
du Bengale
KAREN
Rangoun THAÏLANDE
Myawaddy
Infographie Le Monde 200 km
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024
Les Forces
de défense
des nationalités
karenni,
une composante
de la guérilla,
après la prise du
poste de police
de Loikaw, dans
l’Etat Kayah, le
9 décembre 2023.
MAUK KHAM WAH
mans) et du bouddhisme. Il s’est
notamment illustré en aidant au
recrutement de milices paramili-
taires au service du régime pour
combattre la résistance.
Le moine-militant a été inter-
rogé le lendemain de sa fronde par
la police, mais vite relâché. Sur les
réseaux sociaux, il a déclaré, selon
le site birman The Irrawaddy : « Je
ne pense pas que ce que j’ai dit [lors
du rassemblement] était faux.
J’ai simplement défendu les sol-
dats, le pays et la religion. »
Les discours haineux, qui furent
le cri de ralliement du camp des
militaires lors des élections de no-
vembre 2020 qu’ils perdirent avec
fracas, ont néanmoins un impact
de plus en plus limité en Birmanie.
« Ashin Ariawuntha est à peu près
au huitième rang dans la hiérarchie
du Ma Ba Tha [le mouvement de la
défense de la religion et de la race
préalablement interdit par le gou-
vernement civil d’Aung San Suu
Kyi, mais ressuscité par la junte]. Il
représente une infime minorité de
moines fanatiques. En réalité, c’est
le pouvoir et l’argent qui les moti-
vent », estime un moine boudd-
histe et ex-figure de la « révolution
safran » (le mouvement de protes-
tation des moines de 2007, ré-
primé par une junte précédente)
revenu d’exil et croisé en territoire
karenni, à majorité chrétienne.
Ce moine, qui souhaite rester
anonyme, soutient, en levant des
fonds à l’étranger, les acteurs de la
rébellion ethnique, comme les
Karenni, ainsi que le NUG, le gou-
vernement souterrain de la résis-
tance – notamment pour les soins
aux blessés. « La “révolution de
safran” n’était menée que par les
bouddhistes », nous dit-il, dans un
poste de commandement ka-
renni. Poursuivant : « Désormais,
toutes les religions sont unies pour
remporter la victoire. Je m’efforce
d’aider des chrétiens et des boud-
dhistes, sans distinction. » p
brice pedroletti
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VENDREDI 26 JANVIER 2024 international | 3

Sortir de l’enfer de Gaza, un racket à 7 000 dollars

Un réseau lié au renseignement égyptien vend des permis d’entrée dans le Sinaï à des tarifs exorbitants

beyrouth - correspondante
Un intermédiaire

F
ranchir le terminal de Ra- a demandé plus
fah, seule porte de sortie
de l’enfer de Gaza, est de-
de 40 000
venu un business lucra- dollars à une
tif. Contre plusieurs milliers de
dollars, des courtiers indépen-
Egyptienne pour
dants et des agences de voyages l’évacuer de Gaza
proposent aux Gazaouis d’ache-
ter un permis de passage vers
avec son mari
l’Egypte. Après plus de cent jours palestinien et
de guerre qui ont coûté la vie à
plus de 25 000 Palestiniens, ils
leurs trois
sont de plus en plus nombreux à enfants
réunir des sommes exorbitantes
pour quitter Gaza.
Selon une enquête réalisée par sécurité égyptiennes, avec un
l’Organized Crime and Corrup- droit de regard laissé aux Israé-
tion Reporting Project (OCCRP) liens, qui pouvait prendre de
et le média indépendant en ligne deux à six mois, un réseau
égyptien Saheeh Masr, des inter- d’agences de voyages et de cour-
médiaires vendent ce précieux tiers, en Egypte et dans la bande
sésame entre 4 500 et 10 000 dol- de Gaza, proposaient une procé-
lars (entre 4 100 et 9 200 euros) dure accélérée. L’agence de voya-
aux Palestiniens, et entre 650 et ges Hala Consulting & Tourism
1 200 dollars aux ressortissants s’est imposée sur ce marché dès
égyptiens. L’un des prestataires 2019, avec un « service VIP ». Ses
les plus recommandés parmi les représentants dans la bande de
Gazaouis est l’agence de voyages Gaza, tels que l’agence Mushtaha
égyptienne Hala Consulting Travel & Tourism, proposaient,
& Tourism, fondée par Ibrahim pour un tarif de base de 1 200 dol-
El-Argani, un homme d’affaires lars, un permis sous quarante-
du Sinaï lié aux renseignements huit heures et un voyage sans en-
égyptiens. combre jusqu’au Caire.
Les enquêteurs de l’OCCRP et de Des Palestiniens déplacés par les bombardements israéliens, à la frontière avec l’Egypte, à Rafah (Gaza), le 14 janvier. FATIMA SHBAIR/AP Hala Consulting & Tourism est
Saheeh Masr ont contacté l’une des huit sociétés du groupe
quinze Palestiniens et Egyptiens Organi, fondé par l’homme d’af-
qui ont eu recours à ces intermé- « Nous ne pouvons pas nous le ment qu’elle a remplie sur le por- passage pour les Palestiniens, condamnant la « stratégie de la fa- faires Ibrahim El-Argani. Ce
diaires. Seuls deux d’entre eux permettre », a confié cette Egyp- tail en ligne ouvert par les autori- 1 200 dollars pour les Egyptiens et mine poursuivie par Israël » et cheikh de la confédération tribale
ont pu quitter la bande de Gaza, tienne de 31 ans, réfugiée sous tés égyptiennes, début décem- 3 000 dollars pour les autres na- l’« avidité de certains officiers des Tarabin, originaire du nord
en payant chacun 4 500 dollars. une tente, dans le centre de l’en- bre 2023. tionalités. Les enquêteurs de l’OC- égyptiens qui contrôlent » la fron- du Sinaï, épaule l’armée égyp-
Trois autres ont été arnaqués par clave, depuis que sa maison près « Seuls ceux qui ont de l’argent CRP et de Saheeh Masr n’ont pas tière. Dans un communiqué pu- tienne dans sa lutte contre les dji-
des courtiers et ont perdu leur ar- la ville de Gaza a été détruite par peuvent payer et partir », déplore été en mesure de déterminer blié le 10 janvier, le chef des servi- hadistes. De cette alliance est né
gent. D’autres encore cherchent à les bombardements israéliens. un Egyptien qui a requis l’anony- comment ces prestataires parve- ces de communication de l’Etat, un véritable empire économique.
réunir la somme requise en ven- Elle pensait que son passeport mat. L’agence Mushtaha Travel naient à obtenir des services de Diaa Rashwan, a jugé ces accusa- Dans un entretien au média
dant leur or ou des effets person- égyptien lui ouvrirait les portes & Tourism, dans le sud de la sécurité égyptiens une autorisa- tions « infondées ». égyptien Youm7, en 2014,
nels. C’est le cas de Rasha Ibrahim, de Rafah à elle, mais aussi à son bande de Gaza, a réclamé tion de passage dans des délais ra- L’existence d’un système paral- l’homme d’affaires disait avoir
à qui un intermédiaire a réclamé mari et à ses enfants, qui ont la 6 500 dollars pour lui, sa femme pides. Mais des allégations de cor- lèle permettant aux Gazaouis créé sa société de production de
plus de 40 000 dollars pour l’éva- nationalité palestinienne. Elle et leurs huit enfants, tous égyp- ruption entachent les services qui d’acheter les permis de passage marbre, Misr Sinai, en partenariat
cuer de la bande de Gaza avec son n’a toujours pas obtenu de ré- tiens. Des Palestiniens, dont les contrôlent la frontière. vers l’Egypte est ancienne. Depuis avec des sociétés liées au minis-
mari et leurs trois enfants. ponse à la demande de rapatrie- proches ont été grièvement bles- l’arrivée au pouvoir du Hamas tère de la défense et aux rensei-
sés mais toujours pas évacués, se « Pots-de-vin exponentiels » dans la bande de Gaza, en 2007, gnements généraux égyptiens.
tournent également vers des in- « En 2022, nous avions déjà re- l’ouverture du terminal de Rafah Ce système parallèle est aujour-
Tirs meurtriers contre un abri de l’ONU termédiaires. « Les courtiers nous cueilli des témoignages sur des of- est aléatoire. L’Egypte l’avait pres- d’hui la seule option pour sortir
ont demandé 9 500 dollars pour ficiers égyptiens extorquant [de que totalement fermé après le de Gaza. Le processus d’enregis-
Des chars israéliens ont ouvert le feu, mercredi 24 janvier, sur un sortir ma femme et 7 000 dollars l’argent à] des Palestiniens pour coup d’Etat militaire de 2013, et ce trement par l’intermédiaire du
bâtiment de l’agence onusienne pour les réfugiés palestiniens pour chacune de mes deux nièces, leur permettre de sortir de Rafah », jusqu’en mai 2018, quand les res- Hamas « s’est arrêté après la
(UNRWA) à Khan Younès (sud de la bande de Gaza), dans lequel Farah et Riham, qui ont été griève- confie Ahmed Benchemsi, direc- trictions ont été assouplies. En guerre, confirme l’un des agents
des populations avaient trouvé refuge, faisant au moins neuf ment blessées pendant la guerre et teur de la communication et du 2018, un rapport des Nations d’Hala Consulting & Tourism,
morts et 75 blessés. Philippe Lazzarini, chef de l’UNRWA, a af- qui sont en fauteuil roulant », ex- plaidoyer pour le Moyen-Orient unies signalait l’existence d’un dans la bande de Gaza. La partie
firmé que le centre d’accueil était « clairement » identifié et que plique Mahmoud, un Palestinien et l’Afrique du Nord auprès de Hu- système de « double liste », per- palestinienne n’a plus rien à voir
les coordonnées en avaient été transmises à Israël. Il a fustigé de 23 ans vivant au Caire. man Rights Watch. « Les nou- mettant à des Gazaouis de passer avec ces permis. C’est devenu une
une « violation flagrante des règles fondamentales de la guerre ». Des agences de voyages font la veaux rapports faisant état de plus rapidement que d’autres. pure opération des renseigne-
Les Etats-Unis ont exprimé leur « sérieuse préoccupation ». L’ar- promotion de leurs services en li- pots-de-vin exponentiels réclamés Parallèlement à la procédure ments égyptiens. » p
mée israélienne a déclaré qu’un « examen » des opérations était gne. Une agence égyptienne af- à ceux qui sont désespérés de sortir gérée par le ministère de l’inté- hélène sallon,
en cours, tout en excluant une frappe aérienne ou d’artillerie. firme facturer 7 000 dollars le sont décourageants », a-t-il ajouté, rieur du Hamas et les forces de occrp et « saheeh masr »

En Argentine, Javier Milei confronté à sa première grève générale

Un vaste projet de loi ultralibéral comportant plus de 600 articles est en discussion au Parlement. Le gouvernement a commencé à reculer

buenos aires - correspondante « pacifique », d’après le syndicat, de rédaction, a reculé sur plusieurs compter sur le soutien de la droite, grève et une réduction des in-
alors que, depuis des semaines, le
L’ « état points sensibles : la firme pétro- mais aussi de certains radicaux [de demnités de licenciement, a été

U n record de précocité.
Mercredi 24 janvier, soit
seulement quarante-
cinq jours après son arrivée au
pouvoir, le président ultralibéral
argentin, Javier Milei, était con-
fronté à sa première grève géné-
rale. Du jamais-vu depuis le retour
à la démocratie, en 1983. La princi-
pale centrale syndicale du pays, la
Confédération générale du travail
(CGT, revendiquant 7 millions d’af-
filiés) et d’autres syndicats et orga-
nisations de gauche appelaient à
des rassemblements dans Buenos
Aires et dans d’autres villes du
pays, contre le démantèlement de
l’Etat voulu par le gouvernement.
« Quand tout sera privé, nous se-
rons privés de tout », « La patrie
n’est pas à vendre », « Manger n’est
pas un privilège » : les pancartes re-
layaient l’opposition aux mesures
libérales portées par le gouverne-
ment. Au total, 80 000 personnes
ont défilé dans la capitale du pays,
selon la police, plus de 600 000
selon la CGT. Une mobilisation
gouvernement durcit son dis-
cours sécuritaire, en menaçant,
par exemple, de supprimer les
aides sociales aux manifestants
coupant la circulation.
« Cette grève est très rapide, car
Javier Milei l’a aussi été dans ses
mesures, avec des changements qui
touchent directement les syndicats.
La CGT souhaite marquer le terrain.
Elle y est parvenue, car la mobilisa-
tion dans la rue a été importante »,
analyse Facundo Cruz, politologue
à l’université de Buenos Aires. De
nombreux commerces sont restés
ouverts, et les transports actifs en
journée dans Buenos Aires et sa
banlieue, afin de faciliter la mobili-
sation des manifestants.
« On demande aux députés (…) de
ne pas trahir les travailleurs », a dé-
claré Pablo Moyano, cosecrétaire
de la CGT, de la place jouxtant le
Congrès, où se rassemblaient les
manifestants. Il a particulière-
ment visé les députés péronistes,
au pouvoir jusqu’en décem-
bre 2023 : « Qu’ils disent publique-
d’urgence
publique »
permettrait
à l’exécutif
de mettre en
œuvre des lois
sans passer
par le Parlement
ment s’ils sont du côté des tra-
vailleurs ou des corporations et du
modèle économique portés par Ja-
vier Milei. » Car l’avenir des réfor-
mes du président ultralibéral se
joue actuellement au Parlement.
Appelés à siéger lors de sessions
extraordinaires jusqu’au 15 février,
les députés doivent se prononcer
sur un projet de loi comportant
plus de 600 articles, dévoilé fin dé-
cembre. Dans le cadre de négocia-
tions en commission, le gouverne-
ment, qui a reconnu des « erreurs »
lière YPF ne fait plus partie des en-
treprises à privatiser ; le rassem-
blement non autorisé de trois per-
sonnes dans l’espace public n’est
plus considéré comme illégal.
Cependant, la philosophie géné-
rale du texte, à la fois ultralibéral
et concentrant le pouvoir dans
les mains du président, demeure.
Ainsi, l’état dit « d’urgence publi-
que » voulu par M. Milei, qui per-
mettrait à l’exécutif de mettre en
œuvre des lois sans passer par le
Parlement, serait certes ramené à
une période maximale de deux
ans – contre quatre initialement –,
mais fait toujours partie des me-
sures en discussion.
Le gouvernement, qui n’a pas la
majorité au Parlement, tente de
négocier point par point en cher-
chant des soutiens, y compris
parmi les péronistes. « La Chambre
des députés est très fragmentée,
avec un rapport de force mouvant,
explique M. Cruz. La Libertad
Avanza [La Liberté avance, la coali-
tion de Javier Milei] peut surtout
centre droit]. L’issue du vote reste
ouverte. » Aucune date de discus-
sion en plénière n’a été confirmée.
Dans le cas d’une approbation par
la Chambre basse, le texte devra
ensuite être soumis à la Chambre
haute, où La Liberté avance ne dis-
pose pas non plus d’une majorité.
Regain d’inflation
Le Parlement doit aussi se pronon-
cer sur le « mégadécret » de Javier
Milei, entré en vigueur le 29 dé-
cembre. Il promeut, lui aussi, une
dérégulation de l’économie et a
levé une série de restrictions en
matière de contrôle des prix, parti-
cipant à un regain d’inflation ces
dernières semaines : celle de dé-
cembre a été de 25,5 % et celle de
l’année 2023 – imputable au gou-
vernement antérieur – de 211 %.
Cependant, plus de soixante re-
cours en justice pour inconstitu-
tionnalité ont été déposés. Un vo-
let essentiel du décret, le chapitre
sur la réforme du travail, qui pré-
voit une limitation du droit de
suspendu temporairement par la
justice, le 3 janvier. Elle avait été
saisie par la CGT.
Le gouvernement, confiant face
à des sondages qui le créditent
d’environ 50 % d’opinions favora-
bles, a multiplié les déclarations
méprisantes envers les syndica-
listes. La ministre de la sécurité,
Patricia Bullrich, les a traités de
« mafieux, gestionnaires de la pau-
vreté ». « Aucune grève ne va nous
arrêter », a-t-elle averti, qualifiant
la mobilisation du 24 janvier
d’« échec total ». Manuel Adorni,
porte-parole de la présidence, a,
de son côté, raillé un syndicat qui
n’a pas fait grève sous le précé-
dent gouvernement, malgré « les
niveaux d’inflation et de pauvreté
énormes », et a critiqué une mobi-
lisation relevant d’une « absurdité
absolue ». Mercredi, il a écarté
tout dialogue avec la CGT : « Il n’est
pas possible de dialoguer avec
ceux qui ne souhaitent pas que le
pays s’en sorte. » p
flora genoux
4 | international
L’Ukraine adopte une stratégie
de frappes en profondeur
Dans l’incapacité de briser le front, les forces de Kiev multiplient les tirs
de missiles sur la Crimée et des régions éloignées en territoire russe
J
amais Kiev n’avait frappé
aussi loin. Le 17 janvier et les
jours suivants, plusieurs
drones équipés d’explosifs
ont atteint la région russe
de Saint-Pétersbourg, située à
900 kilomètres de la frontière
entre l’Ukraine et la Russie. Le
terminal gazier d’Oust-Louga,
donnant sur la mer Baltique, a
été bombardé le 21 janvier, obli-
geant les autorités locales à dé-
clarer « l’alerte maximale ».
Ces bombardements inédits le
montrent : la guerre en Ukraine
entre dans une nouvelle phase.
Après l’échec de la contre-offen-
sive menée à l’été 2023 par les
troupes de Kiev, l’état-major
ukrainien s’est fait une raison : le
front est désormais figé, et pour
longtemps. Les combats ont beau
s’y poursuivre, aucun des deux
belligérants n’a aujourd’hui les
moyens de franchir les lignes for-
tifiées de l’adversaire.
Après les Russes, qui avaient
créé à l’hiver 2022-2023 une triple
ligne de défense couvrant tout le
sud de l’Ukraine, ce sont désor-
mais les Ukrainiens qui creusent
des tranchées, posent des obsta-
cles antichars et minent les
champs pour empêcher les
manœuvres adverses. « Les Ukrai-
niens sont en train d’étanchéifier
leur espace vital », reconnaît un
officier français.
GÉRARD DEPARDIEU ET YANN MOIX EN CORÉE DU NORD
LES SECRETS DU FILM QUI A FAIT SCANDALE
PODCASTS
Le goût de M
EN VENTE DÈS DEMAIN
Dans les airs, l’omniprésence
des drones d’observation rend de
toute façon toute manœuvre dif-
ficile : selon les militaires britan-
niques, il suffit désormais de trois
à six minutes aux Russes pour pi-
lonner une cible dès lors qu’elle a
été détectée. « Le problème du
front est qu’il n’est plus possible d’y
créer de surprise stratégique. La
quantité de moyens ISR [intelli-
gence, surveillance et reconnais-
sance] y est telle que l’on ne peut
plus se cacher, tout est transpa-
rent », relève Stéphane Audrand,
consultant en risques internatio-
naux et officier de réserve.
« Desserrer l’étau »
Bloqués sur le front, les Ukrai-
niens ont donc décidé d’aller por-
ter le fer ailleurs. Depuis le début
de l’hiver, les forces de Kiev multi-
plient les frappes de missiles et de
drones dans la profondeur du dis-
positif ennemi, sur la péninsule
de Crimée, mais aussi sur le terri-
toire russe. « L’Ukraine a changé
de posture et a décidé de se con-
centrer sur des attaques plus ci-
blées », analyse une source mili-
taire évoquant une « stratégie
d’usure [qui] obtient d’ores et déjà
des résultats tangibles ».
Le 4 janvier, les forces armées
ukrainiennes ont ainsi tiré pas
moins d’une dizaine de missiles
de croisière, sans doute des Scalp
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« L’objectif
de Kiev est
clairement de
rendre la Crimée
indéfendable »
STÉPHANE AUDRAND
consultant en risques
internationaux
français ou des Storm Shadow
britanniques, sur la Crimée, dé-
truisant stations radars, dépôts
de munitions ou systèmes antia-
ériens. Le 6 janvier, le poste de
commandement de la base aé-
rienne de Saki, situé dans la pé-
ninsule, a été détruit. Le 15 janvier,
c’est un avion radar A-50 évoluant
au-dessus de la mer d’Azov qui a
été abattu.
« La Crimée est aujourd’hui une
des priorités des Ukrainiens. C’est
de là que les Russes bombardent
l’Ukraine, de là qu’ils surveillent
l’espace aérien ennemi… C’est le
“centre de gravité” de l’effort russe.
L’objectif de Kiev est clairement de
rendre la péninsule indéfendable,
pour desserrer l’étau sur leur
pays », estime M. Audrand. En ci-
blant les ports russes en Crimée,
comme ils l’ont encore fait, le
26 décembre 2023, en détruisant
un navire de débarquement à Sé-
bastopol, les Ukrainiens espèrent
aussi repousser un peu plus à l’est
de la mer Noire les bâtiments de
Moscou. Déjà, le corridor permet-
tant d’exporter les céréales ukrai-
niennes a pu être partiellement
rouvert. Et aucun navire ou sous-
marin russe en mer Noire n’a tiré
de missile Kalibr sur l’Ukraine de-
puis plusieurs semaines.
L’armée ukrainienne frappe
également plus régulièrement et
plus durement le territoire russe.
Désormais dotée de drones à long
rayon d’action, fabriqués dans ses
ateliers puisque les Occidentaux
n’autorisent pas l’usage de leur
matériel hors des frontières
ukrainiennes, l’armée de Kiev
n’hésite plus à viser des objectifs à
Saint-Pétersbourg ou à Moscou.
Un moyen de faire pression sur
le président russe, Vladimir Pou-
tine, qui ne peut installer des sys-
tèmes de défense antiaérienne
partout. « Pour l’instant, le conflit
est indolore pour la population
russe. Mais si ces opérations se
multiplient, cela va être comme
une mouche sur un mur blanc : les
Russes ne verront plus que ça », es-
père un officier français.
Rapport de force défavorable
Autre évolution notable, les
Ukrainiens ne semblent plus s’ac-
crocher au moindre arpent de
terre. Fin décembre 2023, les trou-
pes de Kiev se sont volontaire-
ment retirées de Marïnka, un
bourg du Donbass peuplé de dix
mille habitants avant-guerre,
pour éviter trop de pertes. Un
choix à rebours de celui adopté
jusqu’ici, où ordre était donné de
tenir le terrain coûte que coûte.
Même si le nombre d’Ukrai-
niens tués ou blessés depuis 2022
reste secret, les militaires occi-
dentaux s’accordent à dire que
Kiev ne peut plus se permettre de
perdre inutilement des soldats,
compte tenu de sa faible capacité
de mobilisation. « Céder des
champs pour sauver des hommes,
les Ukrainiens l’ont toujours fait.
La question est de savoir s’ils ac-
cepteront un planter de drapeau
russe, sans avoir combattu jus-
qu’à l’extrême limite, sur une posi-
tion à résonance politique, c’est-à-
dire un centre urbain », nuance
M. Audrand, estimant qu’« en
dessous de trois soldats russes
perdus pour un soldat ukrainien,
les Russes sortent gagnants de la
confrontation ».
Reste à savoir si toutes ces adap-
tations stratégiques permettront
aux Ukrainiens de prendre le des-
sus, alors que le rapport de force
leur est toujours défavorable. L’ar-
mée ukrainienne a beau multi-
plier les frappes en Crimée, elle
n’a pas les moyens de reprendre la
péninsule : ses troupes sont tou-
jours coincées sur la rive droite du
fleuve Dniepr, à 80 kilomètres de
l’isthme reliant la Crimée au con-
tinent. « Les attaques sur la Crimée
peuvent desserrer l’étau russe,
avoir un effet moral sur l’armée et
la population ukrainiennes, mais
elles ne peuvent déboucher sur une
reprise de territoire », confirme
Thibaut Fouillet, directeur scien-
tifique de l’Institut d’études de
stratégie et de défense.
S’ils veulent pouvoir repartir
un jour à l’assaut des lignes dé-
fendues par leurs adversaires, les
Ukrainiens devront à un mo-
ment concentrer des moyens, en
particulier des brigades blindées
et mécanisées. Une manœuvre
impossible aujourd’hui, au vu de
la transparence du champ de ba-
taille. Mais, selon les analystes,
l’opération pourrait redevenir
envisageable si les Russes se
trouvaient aveuglés. A la condi-
tion de tenir jusque-là. p
cédric pietralunga
Le mystérieux crash
d’un avion russe dans
la région de Belgorod
Moscou affirme que l’appareil a été abattu et
qu’il transportait des prisonniers ukrainiens.
Kiev ne confirme pas
U n avion russe de trans-
port militaire Il-76 s’est
écrasé, mercredi 24 jan-
vier, dans la région de Belgorod,
en Russie, sans que l’origine du
crash ni l’identité des passagers
soient confirmées. Selon le minis-
tère de la défense russe, « l’acci-
dent s’est produit vers 11 heures,
heure de Moscou. A bord se trou-
vaient soixante-cinq prisonniers
de guerre ukrainiens, transportés
vers la région de Belgorod pour un
échange, six membres d’équipage
et trois militaires russes ». Toutes
les personnes à bord ont été
tuées, a affirmé le gouverneur de
la région de Belgorod.
La vidéo de l’accident, diffusée
sur les réseaux sociaux, montre
un avion tombant du ciel dans
une zone rurale enneigée, puis
une boule de feu qui se forme à
l’endroit où l’appareil touche le
sol. La Russie a accusé l’Ukraine
de l’avoir abattu et dénoncé un
« acte terroriste ».
« L’équipement radar des forces
armées russes a observé le lance-
ment de deux missiles ukrai-
niens », a déclaré le ministère de la
défense russe, affirmant que
l’avion avait été abattu depuis
Lyptsi, un village de la région
ukrainienne de Kharkiv, fronta-
lière de la Russie. Selon lui,
l’Ukraine « savait » que des pri-
sonniers seraient transportés par
avion, mercredi. L’échange devait
avoir lieu dans l’après-midi au
poste de contrôle de Kolotilovka,
à la frontière russo-ukrainienne, a
ajouté le ministère.
Le Kremlin a dénoncé jeudi un
« acte monstreux ». « Personne ne
pourra vous dire quel impact cela
aura sur les perspectives de la pro-
longation du processus » de
l’échange de prisonniers, a pré-
venu son porte-parole, Dmitri
Peskov. Le Conseil de sécurité de
l’ONU devait se réunir jeudi en ur-
gence à la demande de Moscou.
Les autorités de l’Ukraine n’ont
pas confirmé la présence à bord
de prisonniers ni revendiqué leur
responsabilité dans la destruc-
tion de l’appareil. Mercredi soir,
Volodymyr Zelensky a réclamé
une enquête internationale. « Il
est évident que les Russes jouent
avec les vies des prisonniers ukrai-
niens, avec les sentiments de leurs
parents et les émotions de notre
société », a déclaré le président
ukrainien dans son adresse quoti-
dienne, sans confirmer ou dé-
mentir que les victimes étaient
bien des prisonniers de son pays.
Plus tôt, le journal ukrainien
Ukraïnska Pravda avait affirmé
que l’avion transportait des missi-
les pour le système de défense aé-
rienne S-300 et qu’il avait été
abattu par les forces de défense
ukrainiennes. Il a ensuite modifié
ses informations, précisant que
des sources officielles ne l’avaient
pas confirmé. Le ministère de la
défense ukrainien a précisé que les
« informations [étaient] toujours
en cours de clarification ».
La rédactrice en chef de la
chaîne d’Etat russe RT, Margarita
Simonian, a diffusé sur Telegram
une liste de noms présentés
comme ceux des prisonniers
ukrainiens présents à bord. Selon
la chaîne Telegram Mash,
12 membres du régiment ukrai-
nien Azov se trouvaient parmi
Le Conseil de
sécurité de l’ONU
devait se réunir
jeudi en urgence
à la demande
de Moscou
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024
Plusieurs sources
ont relevé
qu’au moins un
des prisonniers
censés être morts
dans le crash
avait déjà été
libéré, le 3 janvier
eux. Plusieurs sources russes et
ukrainiennes ont toutefois relevé
qu’au moins un des prisonniers
de guerre présent sur cette liste,
Maksym Anatoliovytch Konova-
lenko, avait déjà été libéré lors
d’un précédent échange de pri-
sonniers de guerre le 3 janvier.
Le renseignement militaire
ukrainien (GUR), qui enquête sur
l’accident, a affirmé ne pas avoir
d’« informations fiables et complè-
tes sur les personnes qui se trou-
vaient à bord, ou leur nombre ». Il
a toutefois confirmé qu’un
échange de prisonniers avec la
Russie était bien prévu dans la
journée, et qu’il n’avait pas eu lieu.
L’Ukraine n’avait « pas été infor-
mée » de la nécessité de sécuriser
l’espace aérien dans la zone, a
ajouté le GUR. Le Il-76 est conçu
pour transporter jusqu’à 225 sol-
dats, du fret, des équipements mi-
litaires et des armes, selon l’agence
d’exportation militaire russe.
Un « mensonge à 100 % »
Dans un communiqué publié
quelques heures après que
l’avion a été abattu, l’armée ukrai-
nienne évite soigneusement
toute référence au crash, mais
promet de continuer à « détruire
les engins de livraison et [à] con-
trôler l’espace aérien, afin d’élimi-
ner la menace terroriste, y compris
dans la zone de Belgorod-Khar-
kiv » et de lutter contre les frappes
russes en Ukraine.
Maks Kolesnikov, un ancien sol-
dat ukrainien capturé par les Rus-
ses puis échangé, a fait part de son
scepticisme, dénonçant un « men-
songe à 100 % » de la part de la
Russie. Selon ce vétéran, le nom-
bre de militaires russes présents
dans l’avion (trois, selon Moscou,
pour soixante-cinq prisonniers)
n’est pas plausible. « C’est de la
connerie totale, écrit-il sur X. Lors-
que j’ai été emmené en avion, de
Briansk à Belgorod, il y avait envi-
ron vingt policiers militaires pour
cinquante prisonniers. »
Le quartier général ukrainien de
coordination pour le traitement
des prisonniers de guerre a dit exa-
miner l’accident et a mis en garde
contre la diffusion d’« informa-
tions non vérifiées ». Dans une note
publiée mercredi, le groupe de ré-
flexion américain Institute for the
Study of War ne se prononce pas
sur les causes de l’accident. Il re-
lève en revanche que « les acteurs
russes de l’espace informationnel
profitent du crash de l’Il-76 pour se-
mer le mécontentement intérieur
en Ukraine et saper la volonté occi-
dentale de continuer à [lui] appor-
ter un soutien militaire ».
En mai 2023, la Russie avait
perdu deux avions de guerre et
deux hélicoptères dans son es-
pace aérien en un seul jour. Kiev
avait d’abord nié toute implica-
tion, mais déclaré ensuite avoir
utilisé des missiles Patriot pour
les frapper en vol. Selon les ana-
lystes militaires, la Russie a stocké
des missiles pour continuer à me-
ner des campagnes de bombarde-
ment aérien pendant l’hiver, tan-
dis que l’Ukraine a cherché à frap-
per à l’intérieur de la Russie avec
de nouveaux types de drones. p
faustine vincent
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024
Blinken en Afrique pour contrer Moscou et Pékin
La tournée du secrétaire d’Etat est une réponse au coup d’Etat au Niger, qui a fragilisé le dispositif américain
C
omment rester influent
sur un continent en
pleine diversification
de ses partenariats, tant
économiques que sécuritaires,
dont la Russie et la Chine appa-
raissent comme les premiers bé-
néficiaires ? La problématique est
au cœur de la tournée africaine
du secrétaire d’Etat américain,
Antony Blinken, qui enchaîne, de-
puis lundi 22 jusqu’au vendredi
26 janvier, une visite au Cap-Vert,
en Côte d’Ivoire, au Nigeria et
en Angola. Des pays tous situés
sur la façade atlantique, alors que
Washington, notamment sous
l’administration Trump, avait
concentré ses efforts diplomati-
ques sur le Soudan et son action
militaire sur la mer Rouge.
Après une brève escale à Praia,
la capitale du Cap-Vert, archipel
qualifié par M. Blinken de « mo-
dèle de stabilité » au sein d’une
Afrique de l’Ouest confrontée à
une succession de coups d’Etat
depuis 2020, le secrétaire d’Etat a
atterri lundi après-midi à Abid-
jan, capitale économique de la
Côte d’Ivoire. « Nous mettons le
paquet sur l’Afrique », a-t-il dé-
claré, reprenant les mots du prési-
dent Joe Biden, qui n’a toutefois
pas concrétisé sa promesse de se
rendre sur le continent en 2023.
Les Etats-Unis « dans l’impasse »
Quelques jours après la visite de
son homologue chinois, Wang Yi,
à Abidjan le 17 janvier, cette étape
ivoirienne peut être envisagée
comme une réponse à l’influence
grandissante de Pékin. Dans un
contexte de glissement de la me-
nace djihadiste du Sahel vers le
nord des pays du golfe de Guinée,
les enjeux de cette tournée sont
toutefois largement sécuritaires.
M. Blinken va « s’assurer que ces
pays agissent sur tous les fronts
pour renforcer leurs sociétés et lut-
ter contre l’expansion de la menace
terroriste qu’on observe au Sahel »,
a résumé Molly Phee, sous-secré-
taire d’Etat pour l’Afrique, lors
d’un point presse, le 18 janvier.
Cette tournée intervient alors
que, depuis le coup d’Etat survenu
au Niger en juillet 2023, le disposi-
tif militaire de Washington sur le
continent est largement limité.
Même si les Etats-Unis disposent
toujours d’une base à Djibouti,
face à la mer Rouge, les emprises
de Niamey et d’Agadez consti-
tuaient jusque-là les principaux
points de projection des forces
américaines : les plates-formes
de décollage de leurs drones et de
leurs avions, chargés de traquer
les réseaux djihadistes et crimi-
A Athènes, le procès des journalistes à l’origine du « Watergate grec »
Les reporters ayant révélé les écoutes illégales menées par le gouvernement du premier ministre Mitsotakis sont jugés pour diffamation
athènes - correspondance
E n avril 2022, un journaliste
spécialisé dans la finance,
Thanasis Koukakis, décou-
vre que son téléphone portable a
été piraté par le logiciel espion
Predator, qui permet d’enregistrer
les messages et les appels, y
compris ceux passés avec des
applications cryptées. Au fil des
mois, le scandale prend de l’am-
pleur, à tel point que les médias lo-
caux parlent de « Watergate grec ».
Opposants politiques – dont le
chef du Parti socialiste –, journa-
listes, entrepreneurs, chefs des ar-
mées sont mis sur écoute par le
gouvernement du premier minis-
tre conservateur, Kyriakos Mitso-
takis, qui, après les élections légis-
latives de juillet 2019, avait placé
les services de renseignement
grecs directement sous son égide
– ils étaient auparavant rattachés
Le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, et le président ivoirien, Alassane Ouattara (à droite), à Abidjan, le 23 janvier. S. GARCIA/AP
nels allant du Sud libyen au Sahel,
en passant par le Soudan.
Lors de sa dernière tournée afri-
caine, en mars 2023, M. Blinken
était venu à Niamey afficher son
soutien au président Mohamed
Bazoum, avec qui la coopération
sécuritaire était au beau fixe. Mais
depuis le renversement de ce der-
nier et l’arrivée au pouvoir d’une
junte qui se détourne de ses alliés
occidentaux – à commencer par la
France – pour se rapprocher de
Moscou, « les Etats-Unis se trou-
vent dans l’impasse », note le cher-
cheur américain Michael Shurkin.
Les opérations depuis le Niger ont
été réduites au strict minimum.
Pour cet ex-analyste de la CIA,
désormais directeur de pro-
gramme chez 14 North Strategies,
un cabinet de conseil spécialisé
sur le continent, le département
d’Etat est tiraillé sur la stratégie à
suivre au Niger : « Une partie [des
diplomates] soutient qu’il faut
continuer de négocier avec la junte
pour rester sur place, et ainsi tout
faire pour ralentir l’avancée des
Russes. Une autre tendance estime
au contraire que le Sahel est perdu,
qu’il faut mettre l’accent sur le res-
pect de la démocratie et se retran-
cher dans les pays du golfe de Gui-
au ministère de l’intérieur. Plus
de 15 000 téléphones auraient
été surveillés par les renseigne-
ments, soit une hausse de 30 %
depuis 2019. Au moins douze
journalistes ont déclaré avoir été
surveillés par Predator. Kyriakos
Mitsotakis affirme ne pas avoir
été au courant de la mise sur
écoute du dirigeant socialiste et
assure que l’Etat grec « n’a jamais
acheté ou utilisé » Predator.
En août 2022, des médias hellè-
nes révèlent que le responsable
du cabinet du premier ministre,
qui n’est autre que son neveu,
Grigoris Dimitriadis, avait des
liens avec la société Intellexa,
commercialisant le logiciel es-
pion Predator en Grèce. Depuis,
Grigoris Dimitriadis a été limogé,
tout comme le chef des services
secrets. Immédiatement après sa
mise à l’écart, l’ex-chef de cabinet
porte plainte contre l’Efimerida
née, perçus comme des partenai-
res sécuritaires plus fiables. »
Plusieurs articles citant des offi-
ciels, publiés dans la presse amé-
ricaine – notamment dans le Wall
Street Journal le 3 janvier –, assu-
rent que les Etats-Unis sont enga-
gés dans des « discussions prélimi-
naires » avec des pays comme le
Ghana, le Bénin et la Côte d’Ivoire,
afin d’y transférer une partie de
leurs drones. Aucun responsable
américain n’a confirmé publique-
ment cette information.
L’aide financière réévaluée
Interrogé mercredi 24 janvier sur
RFI sur l’éventuelle installation
d’une base américaine dans le
nord de la Côte d’Ivoire, Antony
Blinken est resté flou. « Tout ça,
c’est à voir », a répondu le secré-
taire d’Etat américain, évoquant
« une aide supplémentaire pour la
Côte d’Ivoire, aide à la fois finan-
cière, mais aussi en équipement
militaire nécessaire pour faire face
aux extrémistes ». Le programme
de 300 millions de dollars
(276 millions d’euros) mis en
place par les Etats-Unis pour aider
les pays ouest-africains à lutter
contre le terrorisme sera aug-
menté de 45 millions de dollars.
Ton Syntakton (« journal des ré-
dacteurs ») et le site Reporters
United, mais aussi contre trois
journalistes, Nikolas Leontopou-
los, Thodoris Chondrogiannos et
Thanasis Koukakis, qui ont révélé
l’affaire. Au total, Grigoris Dimi-
triadis réclame 550 000 euros de
dédommagements et d’intérêts.
« Journalistes sous pression »
« Ce procès est un exemple saisis-
sant de poursuite-bâillon et de ten-
tative de museler les reportages
d’investigation sur une question
d’intérêt public importante », dé-
noncent plusieurs organisations
de défense de la liberté de la
presse, parmi lesquelles Reporters
sans frontières (RSF). Les ONG qui
ont contribué à couvrir les frais ju-
ridiques des journalistes s’inquiè-
tent également que Grigoris Di-
mitriadis ait intenté un nouveau
procès, en novembre 2023, contre
Une partie
des diplomates
américains
estiment que « le
Sahel est perdu »
La volonté américaine d’étendre
son action vers les pays du golfe
de Guinée est aussi un moyen
pour les Etats-Unis d’adapter leur
dispositif à leur législation. Léga-
lement, Washington a l’interdic-
tion d’apporter une aide finan-
cière directe au gouvernement
d’un pays dont le président élu a
été déposé par un coup d’Etat. Il
est par ailleurs d’usage que les
Etats-unis suspendent leur coopé-
ration militaire après un putsch,
comme ils l’ont fait au Niger, sans
toutefois avoir pour l’heure retiré
tous leurs soldats du pays.
Combien de temps la présence
militaire de Washington sera-t-
elle en effet tolérée par le régime
nigérien dans ces conditions ?
Chez un certain nombre d’élus du
Congrès et au sein de l’adminis-
tration américaine, l’inquiétude
grandit de se retrouver dans une
plusieurs des mêmes plaignants
et d’autres médias.
« En Grèce, ces procédures abusi-
ves contre des journalistes sont
fréquentes. Dans ce cas précis, les
journalistes ont dû patienter un
an et demi avant l’ouverture du
procès et risquent encore d’atten-
dre entre six mois et deux ans
avant d’avoir le jugement, en rai-
son de la lenteur de la justice, sou-
ligne Pavol Szalai, responsable du
bureau Union européenne-Bal-
kans pour RSF. Durant tout ce
temps, les journalistes sont sous
pression, dans l’incertitude »,
ajoute-t-il, en faisant l’amer cons-
tat que « la liberté de la presse a
touché le fond en Grèce ».
« Ce procès m’affecte car j’ai dû
consacrer beaucoup de temps à
préparer ma défense, note Thodo-
ris Chondrogiannos, un des jour-
nalistes poursuivis. Psychologi-
quement aussi, tu as peur de devoir
international | 5
situation similaire à celles des for-
ces françaises, poussées vers la
sortie du Niger fin 2023, après
l’avoir été du Mali en 2022 et du
Burkina Faso en 2023.
Ces tensions sur la stratégie
américaine sur le continent trans-
paraissent aussi dans les mon-
tants de son aide financière. De-
puis plusieurs années, l’aide civile
et militaire de Washington à l’Afri-
que s’élève à environ 8 milliards
de dollars par an, selon les chiffres
publiés en novembre 2023 par le
service de recherche du Congrès.
Or, malgré un important som-
met, fin 2022 à Washington,
réunissant les représentants de
49 pays africains et où avait été ac-
tée une relance de la coopération
transatlantique, cette enveloppe
devrait être en légère baisse
en 2024 (– 7 %) par rapport à 2022,
à cause de la multiplication
des guerres et des foyers de ten-
sion engageant les Etats-Unis
(Ukraine, Moyen-Orient, Taïwan).
Pour conserver de l’influence
sur le continent à moyens cons-
tants, Washington a dû revoir ses
priorités. L’aide à la « croissance
économique » est ainsi en hausse
de près de 40 % par rapport à 2022,
pour atteindre environ 1,08 mil-
payer ces montants hallucinants
réclamés. Mais nous espérons que
cette histoire sera vite derrière nous
et que nous pourrons continuer
à enquêter sur ce scandale. »
En deux ans, la Grèce a chuté
dans le classement de la liberté de
la presse de RSF au dernier rang
des pays de l’Union européenne.
Elle occupe aujourd’hui la
107e place du classement mon-
dial, alors qu’elle était à la
70e en 2020. Outre la surveillance
des journalistes et la multiplica-
tion des procès contre des repor-
ters, le meurtre de l’un d’entre
eux, Giorgos Karaivaz, en 2021 n’a
toujours pas été résolu. « Une task
force avait été créée par le gouver-
nement après la dégringolade de
la Grèce dans le classement de RSF
sur la liberté de la presse, mais elle
n’est pas transparente et a peu
d’impacts. C’était finalement une
opération de communication
liard de dollars, dont 395 millions
pour soutenir la transition clima-
tique. A l’inverse, les dépenses
liées à la sécurité et à la défense
sont en baisse de 5 % (423 millions
de dollars). Ces évolutions corres-
pondent en partie à la prise en
compte des limites de l’approche
sécuritaire sur le continent.
La lutte contre le djihadisme de-
meure toutefois un enjeu majeur
pour Washington. Pour 2024, l’ad-
ministration américaine assume
ainsi réduire ses lignes budgétai-
res consacrées à la lutte contre
le trafic d’armes, de drogue ou
d’êtres humains, pour consacrer
cet argent à la lutte antiterroriste,
dont l’enveloppe budgétaire aug-
mentera encore de 8 millions de
dollars, pour atteindre 53 millions.
Une quinzaine de pays africains
ont actuellement des partenariats
militaires avec les Etats-Unis.
« Nouvelle phase de jeu de go »
A la différence d’Etats européens
comme l’Allemagne et l’Italie, les
Américains sont toutefois moins
soucieux de combler le vide laissé
par les Français que de contrer
l’influence chinoise et russe sur le
continent. Les positions prises ces
dernières années par la Chine
dans plusieurs ports de la côte
Atlantique, de l’Angola à la Guinée
équatoriale, inquiètent les Etats-
Unis. « On est dans une nouvelle
phase de jeu de go », abonde un
bon connaisseur du dossier. « En
Afrique, il y a surtout une guerre
des narratifs, prévient toutefois
Thierry Pairault, spécialiste de la
Chine et directeur de recherche à
l’Ecole des hautes études en scien-
ces sociales. On assiste plutôt à
une baisse du montant des prêts de
la Chine à l’Afrique, qui a compris
que les pays africains pouvaient ne
pas toujours la rembourser. »
La perspective d’un hypothéti-
que pivot américain vers les an-
ciennes terres d’influence fran-
çaise ne suscite ainsi pas d’aigreur
officielle à Paris, même si au sein
des cercles militaires, on consi-
dère qu’une plus grande cohésion
avec Washington aurait évité la si-
tuation au Niger. « Nous ne som-
mes pas dans une situation où l’on
se dit que les Etats-Unis vont nous
piquer la place. Ils font preuve de
réalisme, de pragmatisme et on ne
peut pas se passer de l’aide améri-
caine dans la région », conclut une
source proche du dossier. p
morgane le cam
et élise vincent
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
pour rassurer les Européens », es-
time Pavol Szalai.
Car à Bruxelles, la situation grec-
que n’est pas passée inaperçue.
Une commission d’enquête du
Parlement européen sur les logi-
ciels espions (PEGA) avait de-
mandé à Athènes d’enquêter « de
manière urgente et approfondie »
sur le scandale des écoutes illéga-
les. Mi-janvier, les eurodéputés
ont ouvert un débat sur l’Etat de
droit en Grèce avant un vote prévu
début février, qui ne devrait pas
être contraignant pour Athènes,
mais qui écorne l’image du pre-
mier ministre libéral. Lors de la
session en séance plénière, l’euro-
députée (Renew) néerlandaise So-
phia in ’t Veld, rapporteuse de la
commission PEGA, s’est alarmée :
« L’Etat de droit [en Grèce] est en
fort déclin et la liberté de la presse
dans une situation désespérée. » p
marina rafenberg
6|
FRANCE
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024

A G R I C U LT U R E

Les agriculteurs
en opération
coup-de-poing
La FNSEA et les Jeunes Agriculteurs ont
demandé au gouvernement de prendre
en compte l’« intégralité » de leurs doléances.
Du Nord au Sud-Ouest, de la Bretagne à l’Alsace,
les manifestants souffrent de revenus faibles
pour un travail lourd et toujours plus complexe

blois, bordeaux, la rochelle, écoute, espère-t-il, comme les milliers d’agri-

rennes, toulouse - correspondants culteurs qui ont rejoint des dizaines de bar-

A
près les organisations repré-
sentatives reçues la veille,
le premier ministre, Gabriel
Attal, devait réunir, jeudi
25 janvier, les ministres de
l’agriculture, de la transition
écologique et de l’économie. Des premières
mesures devaient être annoncées, jeudi ou
vendredi. Mais la Fédération nationale des
syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et
les Jeunes Agriculteurs ont demandé aux
pouvoirs publics de prendre en compte « l’in-
tégralité » de leurs doléances pour parvenir à
une sortie de crise. « La centaine de proposi-
tions très concrètes (…) n’est pas une base de
négociations, c’est une demande complète
dans laquelle il n’est pas question que l’on fasse
ses courses, a averti, de son coté, Arnaud
Rousseau, le président de la FNSEA. D’ici à
vendredi, près de 85 départements vont me-
ner des actions, de manière continue ou spo-
radique, parce qu’il faut aussi tenir dans la du-
rée, et c’est tout l’enjeu de ce rapport de force. »
Les actions de blocage sur les autoroutes,
sur les rocades et sur les ronds-points se sont
intensifiées jeudi. Du Nord au Sud-Ouest, de
la Bretagne à l’Alsace, les paroles recueillies
mercredi sur les barrages révèlent les mêmes
maux : la hausse des coûts, les revenus si fai-
bles pour un travail si lourd et toujours plus
complexe et, au fond, par-dessus tout, la perte
de sens et le manque de reconnaissance.
Escortés par les forces de l’ordre, les quinze
tracteurs en route pour l’opération organi-
sée jeudi 25 janvier sur la rocade de Bordeaux
par les agriculteurs girondins sont salués par
les automobilistes. « Heureusement que l’on
a le soutien de la population », lance un mani-
festant. Ils vont suspendre un « pendu
géant » fait de bidons bleus sous le pont
d’Aquitaine pour montrer que, dans l’agri-
culture française, « il n’y en a pas un qui s’en
sort », soupire Vincent Colinau, 33 ans, agri-
culteur en polyculture-élevage.
Une opération « coup-de-poing » pour
qu’enfin on les voie, on les entende, on les
rages partout en France ces derniers jours.
A 39 ans, Cyril Cottin, éleveur à Séreilhac
(Haute-Vienne), n’avait jamais manifesté.
Mais, mercredi, il a sorti son tracteur et re-
joint une quarantaine d’agriculteurs des
alentours pour bloquer les ronds-points
d’Aixe-sur-Vienne. Le mouvement est ici
« sans bannière syndicale », mais avec des
banderoles : « L’agriculture à l’agonie », « Je
suis éleveur, je vous nourris et moi, je meurs ».
Avec son cheptel de bovins lait et viande,
il gagnait, à ses débuts, il y a dix-huit ans,
1 000 euros par mois, aujourd’hui 800, alors
que la taille de sa ferme et sa production de
lait ont triplé. « On nous réduit les aides : en
un an, c’est une perte de 12 000 euros net, dé-
plore, pour sa part, Pierre Boissou, qui élève
1 500 brebis sur 300 hectares. On arrive à ga-
gner entre 1 000 et 1 500 euros par mois, mais
pour 70 heures de travail hebdomadaire. » « Je
veux défendre mon métier pour que l’on soit
jugé à notre juste valeur. On a une réelle uti- Soudain, des éclats de voix. Des manifes- tous mes broutards [veaux] en Italie et toutes
lité », revendique Loïc Cordier, 25 ans, tréso- « LES GENS tants ont ouvert un camion. Dedans, une mes céréales partent pour l’Espagne, explique-
rier aux Jeunes Agriculteurs de la Haute-Ga- NE MESURENT PAS cargaison de produits importés. Le chauf- t-il. En même temps, la France importe des mil-
ronne, les traits tirés par sa nuit sur un ballot feur s’énerve. Les gendarmes interviennent. liers de veaux ou de vaches d’Argentine ou de
de paille, sur une portion de l’A61. COMBIEN NOTRE « Nos agriculteurs se mobilisent pour dénon- Nouvelle-Zélande, gavés d’hormones et nour-
cer la concurrence étrangère. Lorsqu’ils voient ris aux OGM [organismes génétiquement
LE LIBRE-ÉCHANGE, COUPABLE RÉCURRENT BOULOT OCCUPE passer des produits sous leurs yeux qui ne res- modifiés] ! On peut plus bosser comme ça. »
« Les gens ne mesurent pas combien notre pectent pas nos normes, ils s’agacent », justi- D’autres dénoncent la dépendance aux
travail occupe nos esprits en permanence »,
NOS ESPRITS fie Florian Gaultier, président des Jeunes fluctuations des cours mondiaux. Ou des
témoigne Damien Bihan, venu en tracteur EN PERMANENCE » Agriculteurs des Côtes-d’Armor. contraintes environnementales qu’ils ne
bloquer la quatre-voies Rennes - Saint-Brieuc. Le libre-échange et Bruxelles sont des cou- comprennent pas, comme le respect de zones
Avec ses parents et son frère, ils ont une ex- DAMIEN BIHAN pables récurrents dans les conversations. humides ou l’obligation de laisser des terres
ploitation de 210 hectares, élevage et céréales. éleveur et céréalier Bloquant la plate-forme logistique du groupe en jachère. La grande distribution agace aussi
« Pour rester dans la course, il faut toujours Leclerc à Castelnaudary (Aude), Léo Gasc ré- par ses « marges qui ne permettent pas une
investir. Quand j’ai commencé, le taux d’un clame « l’homogénéisation des règlements juste répartition de la richesse ». Et « l’agro-in-
emprunt bancaire était de 1 %. Aujourd’hui, phytosanitaires en Europe ». « Dans deux ans, dustrie qui bénéficie de marges garanties
c’est 5 %. Demander 300 000 euros coûte je ne pourrai plus traiter mes oignons contre la quand nous, on doit répercuter la hausse des
50 000 euros de plus qu’à mes débuts. Il faut vi- maladie [le mildiou]. Le fongicide que j’utilise prix du gazole, de l’eau, du soja et du matériel »,
vre avec cette pression. » sera interdit. Conséquence, les oignons seront explique Franck, 53 ans, éleveur laitier, sur
« Mais on a habitué les Français à se nourrir importés », croit savoir le secrétaire général l’A2, près de Valenciennes (Nord).
pour pas cher. Ils ont oublié la valeur de leur des Jeunes Agriculteurs de l’Aude. Joël (les Mais, selon les agriculteurs interrogés, la
alimentation, peste un agriculteur derrière personnes désignées par leur prénom ont palme des empêcheurs de bien travailler
lui. Payer quelques centimes de plus leur sem- voulu rester anonymes), 37 ans, bloque de- revient à l’administration. Et chacun, cha-
ble insurmontable, alors qu’ils achètent des puis sept jours l’A64 entre Toulouse et Tarbes. cune – les femmes sont nombreuses – de ra-
chaussures à 150 euros et des abonnements Il possède un troupeau d’environ quarante conter une histoire sur les desiderata de la di-
téléphoniques hors de prix. » blondes d’Aquitaine. « Je suis obligé de vendre rection départementale des territoires et de

Jérôme Bayle, figure de proue de la contestation

L’éleveur haut-garonnais de 42 ans, ancien rugbyman, est à l’origine du premier barrage autoroutier près de chez lui, à Carbonne

toulouse - correspondant « On s’est regardé avec les co- présentants syndicaux ou politi- sur une exploitation de 170 hecta- pour [lui] le sport. » En 2015, nou- « renvoyer les politiques et les intel-
pains, et je me suis lancé, avec mes ques. « Vous n’auriez pas un télé- res. Une quarantaine de vaches li- veau drame. Son père se donne la los dans les cordes », reconnaît-il.

J’ ai un peu l’habitude de par-

ler en public, mais là, c’était
énorme. » Le 16 janvier, à
l’issue de la première mo-
bilisation régionale, Jérôme Bayle
tripes et mon cœur », raconte-t-il.
Devant la foule qui a hué le repré-
sentant syndical, il prend le micro
et appelle à poursuivre le mouve-
ment, à monter des barrages. Le
phone, le mien est en surchauffe to-
tale », plaisante-t-il. S’il a un peu
l’habitude de parler en public, c’est
que, dans le milieu du rugby, il est
connu pour ses talents de meneur
mousines, des céréales, une vente
directe à des bouchers, une ex-
ploitation type dans cette région.

Energie hors norme

se trouve place du Capitole, à Tou-
louse, aux côtés de quelque mille
manifestants. « On était vraiment
remontés, et le discours tenu par le
président régional de la Fédération
nationale des syndicats d’exploi-
tants agricoles [FNSEA] d’Occitanie,
Philippe Jougla, nous a dégoûtés,
car il voulait mettre un terme aux
manifs », raconte ce natif du Vol-
vestre, ces plaines au pied des Py-
rénées, et éleveur de bovins.
lendemain, à la sortie 27 de l’auto-
route 64 (A64), à Carbonne (Hau-
te-Garonne), il amène avec lui
près de deux cents tracteurs. Une
semaine après, le blocage conti-
nue. Il a même fait tache d’huile
dans tout le pays.
Et cet ancien rugbyman de bon
niveau, barbe bien taillée, cas-
quette vissée sur la tête, élocution
calme mais ferme, est sollicité
autant par la presse que par les re-
d’hommes. Il a toujours été capi-
taine des équipes dans lesquelles il
jouait. « Viril, mais très correct », dit
de lui un de ses anciens adversai-
res sur les terrains. « Je parle aux
médias et aux gars comme dans un
discours d’avant-match. Avec mes
attributs masculins… pour être
poli », explique-t-il.
A Montesquieu-Volvestre, près
de Carbonne, ce leader de la
contestation est aujourd’hui seul
Le parcours de cet agriculteur de
42 ans a été plus que chaotique.
En 2011, écrasé par son tracteur, il
en ressort avec de multiples frac-
tures du bassin, deux cervicales
bien abîmées, la jambe cassée, le
foie éclaté, un rein touché, le nerf
sciatique écrasé. Deux ans plus
tard, lors d’un match de rugby,
après un dur plaquage, il est
« resté paralysé une semaine. La
moelle épinière a été touchée. Fini
mort sur l’exploitation, harcelé
par les mesures autour de la fiè-
vre catarrhale ovine, qui décime
aussi les cheptels de vaches. « Ma
mère avait un resto, j’ai repris l’ex-
ploitation, pas le choix. Le malaise
agricole, je connais bien… »
Délégué cantonal de la FDSEA,
tout le monde lui reconnaît une
énergie hors norme, un lea-
dership naturel, une défense des
valeurs paysannes chevillée au
corps. « Arnaud Rousseau, le prési-
dent national de la FNSEA, m’a ap-
pelé cette semaine. Je lui ai dit :
“Toi, tu restes à Paris, nous, on s’oc-
cupe du terrain.” » Une façon de
Avec ses copains du « Rugbycul-
teur », un groupe de discussion
sur Facebook, il a mis en place sa
communication et les revendica-
tions à porter : remboursement
des frais pour la nouvelle maladie
qui frappe les troupeaux (la mala-
die hémorragique épizootique),
la non-augmentation du prix du
gazole non routier, la nécessité de
construire des retenues d’eau ou
des barrages. Et d’affirmer : « On
ira au bout, on n’a plus rien à per-
dre, on est dégagé du discours syn-
dical habituel, notre parole est to-
talement libre. » p
philippe gagnebet
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VENDREDI 26 JANVIER 2024
la mer (DDTM), chargée des politiques agri-
coles. Comme celle de cet agriculteur dési-
reux, début janvier, d’épandre en dehors de la
période autorisée parce que sa fosse à lisier
débordait. « On lui a demandé une photo, un
point de géolocalisation, un chèque de
150 euros pour frais de dossier… en lui promet-
tant une réponse dans dix jours, dit Franck. Ça
devient n’importe quoi. » Mardi, des tonnes
de terre ont été déversées devant le bâtiment
de la DDTM de la Seine-Maritime, à Rouen.
« TOUT EST COMPLIQUÉ ET CHANGEANT »
« Quand vous avez un dossier d’aides à remplir
qui fait entre vingt et quarante pages, parfois,
vous vous demandez si ça vaut le coup, s’inter-
roge, sur l’A35, à l’ouest de Strasbourg, Béré-
nice Schwab, apprentie de 19 ans en BTSA pro-
ductions animales. On m’apprend à produire,
pas à remplir des dossiers. » « La paperasse, il
y a vingt ans, on y consacrait un dixième du
temps que l’on y passe aujourd’hui », détaille
François Kohler, « retraité actif » de 67 ans, qui
voit son fils passer de deux à trois heures par
jour à son bureau, pour son exploitation en
polyculture de 150 hectares. « C’est énorme. »
A Blois, dans le Loir-et-Cher, deux bennes
de fumier ont été déposées, mercredi, de-
vant l’Office français de la biodiversité. Les
agriculteurs reprochent à ses agents un ex-
cès de zèle, en particulier dans le contrôle de
la réglementation des quotas d’eau et de l’en-
tretien des fossés. « On a l’impression que leur
but est de nous mettre à genoux. Certains sont
sortis de ces rendez-vous en larmes », explique
Charlin Hallouin, céréalier à Danzé (Loir-et-
Cher). « De l’usage de l’eau à la taille des haies,
tout est devenu compliqué et changeant », es-
time Julien Verrier, agriculteur à Chissay-en-
Touraine (Loir-et-Cher). « On marche sur la
tête, résume Joël sur l’A64. C’est tout le mo-
dèle agricole actuel qu’il faut changer. »
Sur l’A20, entre la Creuse et la Haute-
Vienne, tout a été mis en place pour soutenir
un siège. « On a l’intention de rester tant que
l’on n’aura pas de solutions concrètes, on ne
veut pas de mesurettes », prévient Thomas
Hégarty, président de la Coordination rurale
dans la Haute-Vienne. Après qu’une réunion
à la préfecture du Lot-et-Garonne, à Agen,
a été jugée décevante par des représentants
de la Coordination rurale, des feux de paille
et de pneus ont été allumés devant les grilles
et le bâtiment arrosé de lisier. p
aline leclerc (à paris)
et les correspondants du « monde »
L’épineuse question du revenu des éleveurs
bovins au cœur des mobilisations
Entre la survenue d’une nouvelle malade virale, une concurrence déloyale, le non-respect
de la loi EGalim et la hausse du gazole non routier, les motifs de courroux ne manquent pas
Q uelle mouche a piqué les
agriculteurs français,
prêts à bloquer les voies
d’autoroute ? Il faut plu-
tôt chercher du côté du… mousti-
que. Cet insecte diffuse, depuis
septembre 2023, une nouvelle pa-
thologie virale, la maladie hémor-
ragique épizootique (MHE), qui
touche les ruminants, et plus pré-
cisément les bovins.
Elle a particulièrement affecté
les éleveurs du Sud-Ouest. « A la
Toussaint [2023], le ministre de
l’agriculture, Marc Fesneau, est
venu sur le terrain dans une ex-
ploitation touchée par la MHE et a
évoqué un plan de soutien, mais il
a fallu attendre le 19 janvier pour
qu’un bout de plan incomplet soit
présenté », réagit Patrick Bénézit,
président de la Fédération natio-
nale bovine, affiliée à la Fédéra-
tion nationale des syndicats d’ex-
ploitants agricoles (FNSEA).
Une ébauche d’aide présentée en
urgence, au moment même où
des agriculteurs paralysaient
l’A64, dans la région toulousaine.
« Avec la MHE et tous les problèmes
déjà accumulés, les éleveurs ont eu
un sentiment d’abandon. L’agricul-
teur est seul quand il doit discuter
ses factures avec son banquier,
alors qu’il n’y a pas de prise en
compte de sa situation », explique
Véronique Le Floc’h, présidente du
syndicat Coordination rurale.
« Pression sur les prix »
Entre les frais vétérinaires, les bo-
vins morts, l’avortement des va-
ches touchées et la baisse de la pro-
Durant duction, la facture s’est rapide-
le blocage ment alourdie. « La MHE, comme
de la rocade toutes les crises, a tout fait basculer.
bordelaise La question centrale est celle du re-
à l’appel venu des agriculteurs. Quand vous
des Jeunes avez du revenu, vous pouvez en-
Agriculteurs caisser une crise. Or, il y a une iné-
et de la FNSEA, galité grandissante entre les exploi-
mercredi tations agricoles : 18 % vivent au-
24 janvier. dessous du seuil de pauvreté », dit
UGO AMEZ Laurence Marandola, porte-parole
POUR « LE MONDE » de la Confédération paysanne.
En 2022, selon les données du
ministère de l’agriculture, les éle-
Les Verts au défi de la « diabolisation »
Le passif entre les écologistes et le monde agricole existe, les chemins communs aussi
P our les écologistes, le
mouvement de protesta-
tion des agriculteurs n’a
peut-être qu’un mérite : mettre
sur le devant de la scène la ques-
tion agricole et environnemen-
tale, à quatre mois des élections
européennes du 9 juin. Pour le
reste, les Verts n’ont que des
coups à prendre, dans ce nouvel
épisode de leur histoire mouve-
mentée avec le monde agricole.
Pour chaque José Bové, il faut
compter des dizaines d’agricul-
teurs encartés à la Fédération
nationale des syndicats d’exploi-
tants agricoles (FNSEA), syndicat
majoritaire, ulcérés par les in-
jonctions écologistes. Cette in-
compréhension entre une partie
des agriculteurs et Europe Ecolo-
gie-Les Verts (EELV) se double
d’une instrumentalisation poli-
tique. Au niveau européen, les
coalitions se font et se défont dé-
sormais autour de l’écologie,
nouveau clivage entretenu no-
tamment par la droite et l’ex-
trême droite.
En France, le premier ministre,
Gabriel Attal, s’en est saisi, mardi
23 janvier, à l’Assemblée natio-
nale. Il a fustigé les « larmes de
Revenu moyen annuel tiré de l'activité agricole, avant impôt,
en 2022, en euros
Porcins
Autres grandes cultures
Viticulture
Céréales-oléoprotéagineux
Volailles
Ensemble
Bovins mixtes
Bovins lait
Polyculture, polyélevage
Maraîchage
Horticulture
Fruits et autres cultures
permanentes
Bovins viande
Ovins et caprins
Sources : commission des comptes de l’agriculture de la nation ; Agreste
veurs de bovins destinés à la
viande, même s’ils avaient vu leur
situation s’améliorer, disposaient
d’un revenu annuel moyen avant
impôt de 26 601 euros et restaient
en queue de peloton.
Mais les nuages se sont amonce-
lés au milieu de 2023. « Une pres-
sion inexplicable sur les prix est ap-
parue à l’été, puis s’est accentuée
avec l’arrivée de la MHE. Nous
avons perdu 50 centimes d’euro du
kilo sur le jeune bovin et 1 euro du
kilo sur la génisse. Résultat, nos prix
de vente sont de 50 centimes à
1 euro au-dessous de nos coûts de
production », résume M. Bénézit.
Et d’ajouter : « Cela nous agace de
voir [le ministre de l’économie]
Bruno Le Maire demander des bais-
ses de prix au rayon alimentaire,
quand la viande de bœuf aug-
mente de 8 % dans la grande distri-
crocodile » de l’opposition écolo-
giste et de gauche : « A chaque dif-
ficulté, vous répondez en général
en pointant du doigt nos agricul-
teurs », en les présentant « comme
des bandits, comme des pollueurs
de nos terres, comme des tortion-
naires de leurs animaux ». Une in-
tervention qui a laissé dépitée la
députée de la Drôme Marie Po-
chon (EELV) après sa question au
gouvernement, elle qui est « fille
et petite-fille de vignerons ». « Il a
choisi la solution de facilité.
Gabriel Attal laisse les écologistes
seuls à défendre l’écologie et
l’Europe », estime-t-elle.
Pour le reste, les Verts sont aba-
sourdis de se retrouver pointés
du doigt, alors que cela fait long-
temps qu’ils ne sont plus au gou-
vernement. Et que, depuis cin-
quante ans, le syndicalisme agri-
cole est d’abord dominé par la
FNSEA. « Ce n’est pas nous qui
élaborons les politiques agricoles
actuelles ! », s’exclame le député
européen David Cormand. Mais
l’écologie – le mot sert parfois à
désigner la réglementation euro-
péenne, les normes environne-
mentales ou les décisions préfec-
torales locales en matière de rete-
124 409
89 599
78 590
66 381
58 317
56 014
55 311
54 473
49 903
44 641
30 012
29 360
26 601
19 819
bution et que nos prix baissent.
L’ambiguïté du discours politique
sur la loi EGalim doit cesser. La loi
doit s’appliquer. »
Le son de cloche est identique du
côté des producteurs laitiers.
« Sous les effets d’annonce répétées,
votre souhait de baisser les prix de
l’alimentaire, et donc ceux payés
aux producteurs, se concrétise ! Vo-
tre part de responsabilité dans la
colère exprimée sur le terrain par
les agriculteurs est grande », dé-
nonce la Fédération nationale des
producteurs de lait, affiliée à la
FNSEA, dans un courrier adressé à
M. Le Maire, en lui rappelant les
travaux menés avec les éleveurs
lorsqu’il était ministre de l’agricul-
ture, de 2009 à 2012. Le syndicat lui
demande de publier les résultats
des contrôles chez les distribu-
teurs et les industriels qu’il a an-
nues d’eau ou d’extension – est
devenue apte à fédérer les colères.
« Il y a un mouvement agrarien,
qui repose sur des représentations
fantasmées, estime David Cor-
mand, les paysans, ce ne sont pas
eux qui font les voix de l’extrême
droite. Mais l’agriculture est un
des lieux d’une nostalgie de
l’authenticité… » Ou l’agriculture
comme point d’appui pour
les conservateurs et l’extrême
droite, partout en Europe.
« Nos destins sont liés »
Ce n’est pas que la relation entre
les agriculteurs et les écologistes
soit inexistante en France. Loin
de là, elle a une histoire, ancienne,
de l’agronome René Dumont aux
faucheurs volontaires, jusqu’à
l’actuel député européen et éle-
veur Benoît Biteau. Mais c’est une
histoire minoritaire. Le projet des
Verts, nourri notamment d’un
dialogue avec le syndicat agricole
de la Confédération paysanne, re-
vient quasiment à une révolution
du modèle agricole.
Ainsi, Marie Toussaint, tête de
liste écologiste aux européennes,
estime que « le contrat social est
rompu entre les agriculteurs et le
france | 7
▶▶▶
noncés pour vérifier la bonne ap-
plication d’EGalim.
« Quand l’indicateur du prix de re-
vient du lait fixé par l’interprofes-
sion augmente de 6 % et que des in-
dustriels comme Lactalis et Saven-
cia ne répercutent pas cette hausse,
ce n’est pas possible. La loi EGalim,
qui impose à l’entreprise de partir
du coût de production de l’éleveur
pour fixer le prix de la matière pre-
mière agricole, n’est pas respectée »,
fulmine Thierry Roquefeuil, prési-
dent de la Fédération nationale
des producteurs de lait, qui a re-
joint, mercredi 24 janvier, des ma-
nifestants devant l’usine Lactalis
de Domfront (Orne). L’enjeu est de
faire pression sur le géant laitier,
qui doit boucler ses négociations
tarifaires avec la grande distribu-
tion, le 31 janvier, et est entré en
médiation avec ses producteurs.
Les éleveurs bovins nourrissent
d’autres griefs vis-à-vis du gouver-
nement, en particulier sur le sujet
des accords de libre-échange,
comme celui négocié entre l’Eu-
rope et les pays du Marché com-
mun du Sud (Mercosur, Argen-
tine, Brésil, Paraguay et Uruguay).
La Fédération nationale bovine
s’interroge sur la position fran-
çaise quand le président, Emma-
nuel Macron, avait conditionné
l’accord à une réciprocité des nor-
mes de production agricole.
« On ne peut pas demander aux
éleveurs français d’ajouter des nor-
mes et, en même temps, faire entrer
300 000 tonnes de viande bovine
d’Amérique du Sud qui ne respecte
pas nos règles de production »,
tempête M. Bénézit, qui vilipende
une concurrence déloyale et s’in-
quiète des autres accords de libre-
échange ratifiés ou en cours avec
la Nouvelle-Zélande, le Mexique,
le Chili ou l’Australie. Si l’on ajoute
à cela une mesure fiscale promise
aux éleveurs, et finalement inap-
plicable dans les faits, la baisse des
aides de la politique agricole com-
mune et la hausse des taxes sur le
gazole non routier, les ferments de
la colère ne manquent pas. p
laurence girard
pays ». « Ce moment doit être l’oc-
casion de refonder le pacte agri-
cole avec la nation, en se posant
la question de ce que l’on veut
produire, et comment. Il faut faire
de cette crise l’occasion d’un sur-
saut », affirme-t-elle, prônant une
annulation de la dette des agricul-
teurs, une garantie de revenu pen-
dant trois ans pour leur permet-
tre une meilleure planification
mais aussi la sortie des accords de
libre-échange et une lutte contre
les marges de l’agroalimentaire.
A l’heure de la crise, ce message
est mal reçu. « Notre discours
n’est pas entendu par les agricul-
teurs, j’ai l’espoir qu’il le soit mieux
dans les semaines à venir », ajoute
Marie Toussaint. « L’agriculture
n’a pas d’avenir sans transition
écologique, nos destins sont liés »,
a assuré Marine Tondelier, mer-
credi, lors d’une conférence de
presse au siège d’EELV. « Il y a eu
beaucoup de préjugés entre les
agriculteurs et les écologistes, on
a le devoir de se parler davan-
tage », ajoutait la numéro un
des Verts. Pour le moment,
aucun cadre national ne s’est ris-
qué sur un barrage. p
julie carriat
8 | france
A G R I C U LT U R E
Le climat, angle mort des politiques agricoles
L’adaptation du secteur au réchauffement demande une inflexion majeure, selon le Haut Conseil pour le climat
H
asard du calendrier,
c’est quand le monde
agricole est en pleine
ébullition que le Haut
Conseil pour le climat (HCC) pu-
blie, jeudi 25 janvier, ses préconi-
sations pour l’agriculture et l’ali-
mentation eu égard aux enjeux
climatiques. Au désarroi qu’expri-
ment nombre d’agriculteurs, qui
dénoncent leurs faibles revenus,
la concurrence déloyale des im-
portations et l’empilement de
contraintes administratives, le
HCC répond qu’une planification
de long terme, avec des mesures
d’accompagnement et de transi-
tion, peut permettre à l’agricul-
ture d’être plus résiliente face
aux crises. Si l’organisme reste
prudent dans ses formulations,
ses recommandations impli-
quent une inflexion majeure des
politiques actuelles.
Le souhait d’élaborer un rapport
thématique sur l’agriculture et
l’alimentation avait été exprimé
dès la mise en place, en 2018,
de cette instance indépendante
chargée d’évaluer et de conseiller
l’action gouvernementale pour le
climat. L’alimentation représente
la deuxième source d’émissions
de gaz à effet de serre en France
(22 %), mais c’est un secteur com-
plexe à appréhender, qui compte
une multitude d’acteurs et d’in-
termédiaires, et présente de nom-
breux freins à la transition.
« Dans le domaine agricole, la
complexité des processus biologi-
ques en jeu fait qu’il est plus diffi-
cile d’identifier les solutions bas
carbone, souligne la climatologue
Corinne Le Quéré, présidente du
HCC. Mais, surtout, la production
agricole est imbriquée dans un sys-
tème alimentaire. Or les acteurs de
la transformation, de la distribu-
tion, de la restauration sont peu
impliqués dans la transition. »
Le défi auquel fait face le secteur
agroalimentaire est triple, note le
rapport : « réduire les émissions de
gaz à effet de serre qu’il engendre,
augmenter le stockage de carbone
dans les sols agricoles et se prépa-
rer à un climat plus chaud de
+ 2,5 °C à court terme et de + 4 °C à
plus long terme ». Pourtant, à ce
jour, « les politiques agricoles et
alimentaires sont peu mobilisées »
pour répondre à ces défis. Certes,
le secteur a diminué ses émis-
Le pacte d’orientation agricole manque sa cible
Malgré une ambition affichée en faveur de la transition écologique, le projet de loi agricole, reporté, propose peu de mesures concrètes
M ais où est passée
l’orientation dans ce
qui doit être la grande
loi agricole du quinquennat
d’Emmanuel Macron ? Dans les
communications du gouverne-
ment, confronté depuis la mi-jan-
vier à une mobilisation majeure
du secteur, le projet de loi d’orien-
tation agricole, annoncé en sep-
tembre 2022 par le président de la
République, est évoqué sous l’in-
titulé plus modeste de « loi en fa-
veur du renouvellement des gé-
nérations en agriculture ». Faut-il
y voir plus qu’un glissement sé-
mantique pour ce texte à la ge-
nèse chahutée, dont la présenta-
tion en conseil des ministres a été
repoussée « de plusieurs semai-
nes » en raison de la crise actuelle ?
Ce texte, dont le gouvernement
assure qu’il sera complété par un
volet « simplification des nor-
mes », est l’une des traductions
du « pacte d’orientation agri-
Dans un supermarché de Nice, le 1er mars 2023. ÉRIC GAILLARD/REUTERS
sions de gaz à effet de serre de
7,9 % entre 2015 et 2023 et a, jus-
qu’à présent, tenu les budgets car-
bone qui lui étaient assignés.
Mais l’agriculture était « le secteur
ayant la cible de réduction d’émis-
sions la plus faible », fait valoir le
rapport, et la baisse de ses émis-
sions est moins due aux politi-
ques mises en place qu’aux diffi-
cultés économiques des filières.
Or la prochaine stratégie natio-
nale bas carbone fixera des objec-
tifs plus ambitieux, et des change-
ments importants vont devoir
être engagés. « En 2030, le secteur
agricole devra avoir réduit ses
émissions de gaz à effet de serre de
22 % par rapport à 2015. Nous som-
mes à mi-parcours, et nous n’avons
fait qu’un tiers de cette baisse », ob-
serve Corinne Le Quéré. « Les ob-
jectifs n’ont pas été fixés par ha-
sard. Il s’agit de mettre en place
une trajectoire qui permette à
l’agriculture de répondre au défi
cole », présenté le 15 décem-
bre 2023. Officiellement, le
« pacte » vise à répondre à un dou-
ble défi : assurer le renouvelle-
ment des générations, quand la
moitié des agriculteurs sont ap-
pelés à prendre leur retraite dans
les prochaines années, tout en ré-
pondant aux enjeux climatiques
d’aujourd’hui et de demain. En
présentant ce paquet de mesures,
l’ancienne première ministre, Eli-
sabeth Borne, insistait notam-
ment sur la nécessité pour le
pacte d’« accélérer considérable-
ment la transition écologique ».
Pourtant, parmi les trente-cinq
mesures proposées, seule une
poignée aborde les enjeux écolo-
giques : dans le volet sur l’ensei-
gnement agricole est proposée
une formation accélérée aux tran-
sitions agroécologiques ; seraient
également systématisés des dia-
gnostics climatiques et sur la
santé des sols lors des cessions…
climatique », insiste la scientifi-
que, professeure à l’université
d’East Anglia (Royaume-Uni).
Surtout, les efforts vont devoir
être beaucoup plus importants
pour 2050. « A court terme, on a
beaucoup de solutions techniques
– optimisation du recours aux en-
grais azotés, rotations, gestion des
effluents d’élevage… –, mais, à
moyen et long terme, on a besoin
de transformations profondes »,
souligne Mme Le Quéré. A cet hori-
zon, l’agriculture devrait être l’un
des derniers secteurs à continuer
d’émettre en France. En effet,
contrairement à d’autres activi-
tés, pour lesquelles une décarbo-
nation totale est envisageable,
l’agriculture aura toujours des
émissions résiduelles.
Cependant, selon le HCC, une ré-
duction de 50 % des émissions du
secteur « est réalisable », à condi-
tion de diminuer de 30 % la con-
sommation de produits d’origine
Des « petits pas » qui ne suffisent
pas à insuffler une dynamique de
transition.
« La loi d’orientation aurait pu
être le texte incarnant par essence
la déclinaison de la planification
écologique au niveau de l’agricul-
ture. Or, ce que trahit le projet de
loi, c’est une tentative de verdisse-
ment par petites touches, regrette
Aurélie Catallo, chercheuse à
l’Institut du développement du-
rable et des relations internatio-
nales. Ce n’est pas un texte
d’orientation, c’est un texte de
poursuite de la non-orientation
de l’agriculture. »
Revendications très diverses
Plusieurs organisations s’éton-
nent du hiatus entre les inten-
tions affichées dans la présenta-
tion du pacte et ce qui est concrè-
tement sur la table. « Il n’y a
aucune mesure qui s’attelle à la
préservation de la biodiversité,
animale, de 40 % à 100 % l’utilisa-
tion d’engrais azotés, et de déve-
lopper fortement l’agroécologie
et l’agriculture biologique. L’ins-
tance estime que, « avec des hypo-
thèses sur l’ensemble des leviers, il
serait possible de se rapprocher da-
vantage de la neutralité carbone
du secteur agricole d’ici à 2050 ».
Renforcer la cohérence
Le report de consommation des
produits animaux vers d’autres
sources de protéines est l’un des
outils à actionner, d’après les ex-
perts du HCC. La consommation
de produits d’origine animale re-
présente à elle seule 51 % des
émissions liées à l’alimentation
en France (suivie par les boissons,
à 15 %). Si celles liées à l’élevage
ont diminué de 15 % en France en-
tre 1990 et 2021, c’est essentielle-
ment à cause de la crise du secteur
de l’élevage, qui a entraîné une
baisse du cheptel bovin. Mais en
constate Pauline Rattez, responsa-
ble des politiques agricoles à la Li-
gue pour la protection des
oiseaux. On observe la même
chose concernant la sobriété des
usages des ressources naturelles.
On est même inquiets sur l’eau
puisqu’il est proposé d’accélérer les
projets de stockage. »
La colère des agriculteurs, qui
oblige le gouvernement à retenir
la copie de son projet de loi, pour-
rait-elle permettre de rehausser
son ambition ? Face aux revendi-
cations très diverses exprimées
sur les points de blocage, le gou-
vernement s’est surtout avancé
sur sa volonté de réduire le mille-
feuille administratif et d’accélérer
les procédures pour les projets de
retenues d’eau ou d’extensions de
bâtiments d’élevage.
« Dans les discours des agricul-
teurs qui manifestent, il y a une part
de vérité sur le poids des normes,
mais les normes permettent aussi
parallèle, la consommation de
viande a peu diminué et s’est re-
portée sur les importations.
Pour éviter « les fuites aux fron-
tières », les membres du HCC ne
recommandent pas de fixer un
objectif sur les cheptels, mais ils
appellent à agir sur la consomma-
tion. Le Haut Conseil souligne que
les politiques alimentaires actuel-
les se contentent de miser sur
l’information au consommateur,
sans mesures contraignantes
pour les chaînes intermédiaires.
Or « nos habitudes alimentaires se
fabriquent très largement à partir
des environnements alimentaires ;
65 % de l’alimentation est achetée
en grande distribution, où l’offre
bas carbone est peu présente, peu
visible et peu accessible », note
Sophie Dubuisson-Quellier, so-
ciologue et membre du HCC.
En définitive, les politiques pu-
bliques existantes sont insuffi-
santes pour répondre au défi cli-
de protéger l’intérêt général, sinon
c’est la loi du plus fort », souligne
Mathieu Courgeau, éleveur laitier
en Vendée. Le coprésident du Col-
lectif Nourrir, regroupant ONG et
associations paysannes, constate
que le mouvement est parti d’Oc-
citanie, où l’on a « une vraie problé-
matique liée aux impacts du ré-
chauffement, à la grippe aviaire, à
la maladie hémorragique épizooti-
que ». « On voit un désespoir, tout
change, tout bouge, poursuit l’éle-
veur. Mais c’est irresponsable de
dire, comme le fait le gouverne-
ment, que les stockages d’eau vont
sauver nos agriculteurs. »
Plusieurs experts reconnaissent
la nécessité de temporiser le projet
de loi, mais appellent à ne pas per-
dre de vue les enjeux de long
terme. « Aujourd’hui, il y a une crise
à éteindre ; le temps des pompiers
est justifié, note Samuel Féret, du
groupe de réflexion Institute for
Climate Economics (I4CE). Mais
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024
LE REPORT
DE CONSOMMATION
DES PRODUITS
ANIMAUX VERS
D’AUTRES SOURCES
DE PROTÉINES EST
L’UN DES OUTILS
À ACTIONNER
matique. Le plan stratégique na-
tional, qui décline la politique
agricole commune (PAC) en
France, ne permet pas, seul,
d’atteindre les objectifs de la
deuxième stratégie nationale bas
carbone, et encore moins ceux de
la prochaine stratégie, constatent
les experts. De plus, les autres
mesures mises en œuvre ne com-
blent pas l’écart.
Le HCC appelle notamment à
renforcer la cohérence entre les
objectifs de la planification écolo-
gique, la déclinaison de la PAC,
le pacte et la loi agricole – dont la
présentation a été repoussée –, et
la future « stratégie nationale
pour l’alimentation, la nutrition
et le climat », attendue au prin-
temps. « Plus on aura des politi-
ques transversales, plus on aura
des cohérences pour éviter le
feuilletage normatif que dénon-
cent les agriculteurs », poursuit
Sophie Dubuisson-Quellier.
Alors que le contexte de ten-
sions traversant le monde agri-
cole peut favoriser des réponses
de court terme au détriment de la
planification, les experts du Haut
Conseil veulent croire qu’il existe
des possibilités de changement.
« Il y a une plus grande sensibilité
des agriculteurs à l’avenir de leurs
exploitations face au réchauffe-
ment climatique, et les compéten-
ces progressent, observe Marion
Guillou, agronome et membre du
HCC. Mais il est toujours difficile
de s’entendre dire qu’il faut chan-
ger de pratiques. Cela nécessite
deux types de réassurance : hu-
maine d’abord, c’est-à-dire pou-
voir être accompagné ; économi-
que ensuite, avec une réorienta-
tion des aides. » p
mathilde gérard
quand on parle de contraintes, ce
sont d’abord celles économiques
qui pèsent sur les épaules des agri-
culteurs. A l’inverse, ce sont nos
standards environnementaux qui
garantiront notre sécurité alimen-
taire à long terme. »
Même si le gouvernement peut
encore faire bouger le projet de
loi, et que le Parlement l’amen-
dera, les organisations environ-
nementales regrettent une occa-
sion manquée de fixer une vision
d’avenir pour l’agriculture. « Ce
projet de loi a été vidé de sa subs-
tance, malgré d’innombrables
concertations. On manque l’occa-
sion de mieux rémunérer les agri-
culteurs et de répondre au double
défi environnemental et du renou-
vellement des générations agrico-
les », juge Thomas Uthayakumar,
directeur des programmes de la
Fondation pour la nature et
l’homme. p
ma. g.
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024 france | 9

L’écologie, bouc émissaire Jachères, zones humides :

des « contraintes » dans
d’un secteur en proie au malaise le viseur des agriculteurs
Les défenseurs de l’environnement appellent à entendre la colère des La politique agricole européenne n’impose
pas d’arrêter d’exploiter 4 % des terres
agriculteurs et espèrent élargir le débat aux causes profondes de la crise

D
eux cents tonnes de
déchets, des pneus et
du fumier éparpillés
dans la métropole tou-
lousaine, le 16 janvier, notamment
devant l’agence de l’eau Adour-Ga-
ronne. Une explosion qui souffle
le bâtiment de la direction régio-
nale de l’environnement, de
l’aménagement et du logement à
Carcassonne dans la nuit du 18 au
19 janvier… Depuis le début de la
crise agricole, des lieux symboli-
ques de la protection de l’environ-
nement sont visés, sur fond de dé-
nonciation des lois et des directi-
ves européennes.
Un clivage écologie-agriculture
encouragé par de nombreux par-
tis politiques. Alors que l’extrême
droite et la droite tonnent contre
la « bobo écologie parisienne », se-
lon les termes d’Olivier Marleix,
président du groupe Les Républi-
cains à l’Assemblée nationale,
Jean-René Cazeneuve (Renais-
sance), député et rapporteur du
budget, a pointé, mercredi 24 jan-
vier, sur X, les « écolos zadistes et
menteurs » qui s’en « prennent à
nos “agris” depuis des années ».
En aparté, de nombreux respon-
sables d’associations environne-
mentales s’exaspèrent de cette ré-
cupération politique et n’hésitent
pas à souligner la différence entre
le traitement réservé à certaines
actions écologistes et la mansué-
tude de l’exécutif depuis quelques
jours. A Agen, où la préfecture du
Lot-et-Garonne a été ciblée, mer-
credi, les forces de l’ordre n’ont
procédé à aucune interven-
tion. Mais, hors de question pour
la sphère écologiste de minimiser
la crise vécue par le secteur agri-
cole. « Le malaise de nombreux
agriculteurs est réel, il ne faut sur-
tout pas le nier », affirme Jacques
Caplat, agronome, ancien con-
seiller en chambre d’agriculture et
coordinateur des campagnes
d’Agir pour l’environnement.
Greenpeace France a même de-
mandé au gouvernement d’« en-
tendre la contestation » et de pro-
téger les exploitants contre les
« industriels de l’agroalimentaire »
qui se font des « marges sur le dos
des agriculteurs ».
« Cette crise a des causes profon-
des qui ne sont pas toujours mises
en avant : la pression sur les prix et
les coûts de production, consé-
quence des nombreux accords de
libre-échange, mais aussi l’incerti-
tude de plus en plus grande sur les
récoltes à cause du changement
climatique », poursuit M. Caplat.
« Aller vers un autre modèle »
Même si leur argumentation est
parfois inaudible, de nombreuses
associations aimeraient élargir le
débat à la mondialisation, aux
aléas climatiques, à l’impératif de
changer de modèle… Sans pou-
voir échapper au sujet qui concen-
tre les récriminations : la multipli-
cation des normes. Mardi 23 jan-
vier, à l’Assemblée nationale, Ga-
briel Attal s’est tourné vers les
députés de gauche, dénonçant
leurs « amis » qui empêchent l’ex-
tension des exploitations ou la
construction de mégabassines.
« A chaque problème, vous ré-
pondez par une norme », a lancé le
premier ministre, alors qu’Emma-
nuel Macron avait demandé une
« pause » dans la réglementation
environnementale européenne
en mai 2023. Au même moment,
le projet de loi « relative à l’indus-
« SI TOUS LES
AGRICULTEURS
AVAIENT UN REVENU
DÉCENT, LA
TRANSITION SERAIT
PLUS SIMPLE »
CHRISTOPHE VAN HOORNE
secrétaire national de la
Confédération paysanne
trie verte » de son gouvernement
rajoutait pourtant un paquet de
nouvelles normes.
« La critique de l’inflation nor-
mative est un classique du monde
politique, répond Arnaud Gosse-
ment, avocat spécialiste en droit
de l’environnement, qui rappelle
que le personnel politique fran-
çais participe à cette floraison à
grand renfort d’amendements. A
l’avenir, il n’y aura pas moins de
normes, car il y a une demande de
protection de plus en plus forte ve-
nant de la population. Des gran-
des entreprises avec des services
juridiques peuvent y faire face,
mais il faut mieux accompagner
les agriculteurs, les artisans. »
Alors que la France comptait
492 693 installations classées
protection de l’environnement
en 2022, les 1 500 agents chargés
des contrôles ont rarement le
temps de faire de la prévention.
« Le grand risque de cette crise se-
rait que l’on aboutisse à un recul
de dix ans sur des mesures qui pro-
tègent aussi les agriculteurs et
permettent d’aller progressive-
ment vers un autre modèle,
comme celles sur les produits phy-
tosanitaires ou l’agroforesterie,
poursuit Christophe Van Hoorne,
secrétaire national de la Confédé-
ration paysanne. Et pendant ce
N ous demandons la sus-
temps-là, on omet les vraies rai-
sons de la souffrance de la base, la
question des salaires. Si tous les
agriculteurs avaient un revenu dé-
cent, la transition serait beaucoup
plus simple. »
En filigrane de cette crise, les or-
ganisations écologistes ont bien
compris que la campagne des élec-
tions européennes avait com-
mencé. Une échéance surveillée
avec attention. Malgré ses man-
ques, le Green Deal européen, qui
comporte toute une série de tex-
tes, notamment celui sur la res-
tauration de la nature, a été salué
par les associations environne-
mentales. Un renversement d’al-
liance au Parlement européen
pourrait aboutir à son détricotage.
« Depuis quelques jours, on en-
tend tout un argumentaire euros-
ceptique alimenté par les politiques
et par certains syndicats agricoles,
avec un risque d’affaiblissement
des avancées du Green Deal, con-
clut Caroline François-Marsal, res-
ponsable Europe au sein du Ré-
seau Action Climat. Ce serait un
échec pour tout le monde, car les
agriculteurs sont victimes du chan-
gement global. »
Bien loin des débats sur les nor-
mes, de nombreuses zones du
territoire constatent déjà les con-
séquences du réchauffement,
même dans les régions tempé-
rées. Dans l’ouest, les canicules à
répétition de 2022 avaient abouti
à une baisse d’environ 30 % des
récoltes d’oignons et d’arti-
chauts. p
matthieu goar
pension immédiate des
4 % de jachère, dès cette
année », a répété Arnaud Rous-
seau, le président de la Fédération
nationale des syndicats d’exploi-
tants agricoles (FNSEA), mercredi
24 janvier, sur France 2.
Depuis des mois déjà, les repré-
sentants des agriculteurs dénon-
cent une mesure, introduite par
la nouvelle politique agricole
commune (PAC), qui les obligerait
à cesser d’exploiter 4 % de leurs
terres. Et qui priverait la France,
de ce fait, de 4 % de sa production
agricole. « Plus de 800 millions de
personnes menacées par l’insécu-
rité alimentaire mondiale et l’on
veut nous imposer 4 % de surfaces
agricoles improductives ! », af-
firme ainsi la FNSEA.
Mais laisser entendre que tous
les exploitants seront contraints
de laisser 4 % de leurs terres en ja-
chère est toutefois un raccourci
trompeur. La PAC fixe des condi-
tions pour être éligible aux finan-
cements, appelées bonnes condi-
tions agricoles et environnemen-
tales (BCAE). L’une d’entre elles, la
BCAE 8, porte sur « le maintien des
éléments du paysage ».
« L’esprit de cette règle était de
faire en sorte qu’une partie de l’ex-
ploitation soit bonne pour la na-
ture », rappelle Aurélie Catallo, di-
rectrice de programme à l’Institut
du développement durable et des
relations internationales. L’agri-
culture intensive est aujourd’hui
la principale cause d’érosion de la
biodiversité en France.
Pour respecter cette nouvelle rè-
gle, les bénéficiaires des finance-
ments de la PAC ont deux options.
Ils peuvent faire en sorte que 4 %
de leur exploitation soient des zo-
nes « non productives » : terres
laissées en jachère mais aussi
haies, mares, arbres, bosquets,
murets, fossés…. « Il y a toute une
liste et un agriculteur peut être en
conformité sans jachère », souli-
gne Aurélie Catallo.
Deuxième solution, l’exploi-
tant peut avoir seulement 3 %
d’éléments « non productifs » (ja-
chères, haies, arbres, etc.), s’il ré-
serve en plus 4 % de son terrain à
d’autres zones favorables à la
biodiversité, telles des cultures
de légumineuses, qui fixent
l’azote. L’application de cette
conditionnalité aurait des consé-
quences très différentes selon les
types d’exploitation : certains
pourraient être d’emblée en con-
formité, alors que les exploitants
de grandes cultures pourraient
n’avoir comme seule solution, à
court terme, que de recourir
aux jachères.
Mais ces mesures n’ont pas en-
core été mises en œuvre, rendant
leur impact impossible à évaluer.
Dans le contexte de la guerre en
Ukraine, qui a remis sur le devant
de la scène la question de la sou-
veraineté alimentaire, la Com-
mission européenne avait ac-
cordé une dérogation aux Etats
pour l’année 2023.
Une autre mesure européenne
est pointée par certains agricul-
teurs. La nouvelle PAC prévoit la
protection des zones humides et
des tourbières. Un travail de carto-
graphie de ces espaces a été en-
gagé en France dès 2022. Cet in-
ventaire n’étant pas terminé, Paris
a récemment notifié à Bruxelles
que cette nouvelle conditionna-
lité n’entrerait pas en vigueur
avant le 1er janvier 2025. p
p. m.

Biodiversité : les agriculteurs trop peu aidés

PORTRAIT DE PHILANTHROPE

Les mesures prises ne sont « pas à la hauteur des enjeux », selon une mission parlementaire
L’ agriculture intensive est
la principale cause d’éro-
sion de la biodiversité, et
les politiques publiques fran-
çaise et européenne échouent à
mettre en œuvre une transition
vers un modèle alternatif, alors
que des solutions existent. C’est à
cette conclusion qu’est parvenue,
après avoir auditionné près de
200 personnes, la mission d’in-
formation parlementaire sur les
dynamiques de la biodiversité
dans les paysages agricoles, pré-
sidée par la députée de la Marne
Laure Miller (Renaissance).
Le constat dressé est sévère. Il
est rendu public, mercredi 24 jan-
vier, à un moment charnière :
alors que des agriculteurs sont
mobilisés pour dénoncer leurs
difficultés à vivre de leur travail,
le gouvernement finalise un pro-
jet de loi sur l’avenir du secteur.
« Notre rapport n’est pas à con-
tre-courant de ce que revendi-
quent les agriculteurs, pose d’em-
blée la députée de la Haute-
Vienne Manon Meunier (La
France insoumise), rapporteuse
de la mission avec Hubert Ott, dé-
puté du Haut-Rhin (MoDem). Il y
a un consensus scientifique sur le
fait que l’agriculture est une
source majeure d’érosion de la
biodiversité, mais les agriculteurs
en sont les premières victimes. Et
ils ne sont pas responsables de
l’échec à mettre en œuvre la tran-
sition agroécologique : ce sont les
politiques publiques qui les ont
laissés seuls face à ce défi. »
En quelques décennies, le sec-
teur agricole s’est profondément
transformé. La surface moyenne
d’exploitation est passée de
21 hectares, en 1970, à 69 hecta-
res, en 2020, plus de quatre ex-
ploitations sur cinq ont disparu
depuis 1950, 70 % des haies ont
été éliminées, la polyculture a di-
minué, le nombre d’agriculteurs
a été divisé par quatre en qua-
rante ans, et la France est deve-
nue le deuxième pays européen
le plus utilisateur de pesticides.
« Un soutien mal ciblé »
En parallèle, la biodiversité s’est
effondrée dans les milieux agri-
coles : les populations d’oiseaux
ont diminué de 43 %, plus de 40 %
des eaux de surface sont affectées
par des pollutions diffuses, et les
sols sont de plus en plus dégradés.
L’agriculture intensive détruit es-
pèces et écosystèmes, via la con-
tamination de tous les milieux
par l’utilisation d’engrais et de
pesticides, et par la suppression et
la dégradation des habitats. « Il
faut dire que l’on ne peut pas espé-
rer préserver la biodiversité en con-
servant un modèle d’agriculture
intensive », résume M. Ott.
Pour sortir de cette impasse, il
existe toutefois des solutions
« connues et accessibles », telles
que l’agriculture biologique et
l’agroécologie, fondée sur une
approche globale de la produc-
tion agricole et des écosystèmes.
« L’ensemble des auditions con-
verge vers l’idée que les systèmes
de production agroécologiques
constituent la seule et unique ré-
ponse soutenable pour enrayer le
déclin de la biodiversité et amélio-
rer la résilience de l’agricul-
ture face au changement climati-
que », écrivent les auteurs.
Ils soulignent notamment que
l’agroécologie permet de pro-
duire sans recourir à des pestici-
des et sans attendre un « produit
alternatif miracle » qui n’existe
pas. « Ce sont les systèmes de pro-
duction agricoles intensifs et surs-
pécialisés qui contribuent large-
ment à rendre l’usage des pestici-
des inévitable ; là où les systèmes
plus diversifiés et complexes se-
ront plus résilients et moins vul-
nérables aux bioagresseurs », ex-
pliquent-ils.
Pourquoi l’agroécologie ne
s’est-elle pas développée davan-
tage ? Le passage d’un modèle
conventionnel à un modèle alter-
natif nécessite une période
d’adaptation qui peut entraîner
une baisse de revenus, au moins
temporaire, et des coûts supplé-
mentaires, pour acheter des équi-
pements, se former ou recruter.
Or, jusqu’ici, les exploitants ne
sont ni incités à s’engager dans
cette démarche ni accompagnés
lorsqu’ils se lancent, et ils doivent
assumer seuls la prise de risque
financière.
Le rapport déplore ainsi un
« soutien discontinu, mal ciblé et
très insuffisant pour inciter effica-
cement les agriculteurs au chan-
gement de pratiques » et note que
la nouvelle politique agricole
commune (PAC) et sa déclinaison
nationale ne sont « pas à la hau-
teur des enjeux ». Un exemple : la
France a décidé de ne transférer
que 7 % du budget de la PAC au
« second pilier », destiné à finan-
cer entre autres les mesures
agroenvironnementales et cli-
matiques, et les aides à la conver-
sion à l’agriculture biologique.
Renforcement de la séparation
entre les activités de conseil et de
vente des produits phytophar-
maceutiques, mise en place d’un
fonds assurantiel financé par l’in-
dustrie agrochimique, prix plan-
chers pour les produits agricoles,
réforme des mécanismes d’attri-
bution des aides de la PAC… La
mission formule des proposi-
tions précises. Sur le sujet central
de la concurrence internationale
et des traités de libre-échange,
elle se prononce en faveur de l’in-
tégration de clauses miroirs im-
posant les mêmes standards de
production que ceux de l’Union
européenne. p
perrine mouterde
Nathalie
Cynamon
Aisenberg
« Offrir du réconfort,
et de la joie. »
Elle a une voix chaude et claire qui témoigne d’emblée d’une énergie
pleine de bienveillance, d’une empathie presque palpable. « Dans ma
famille, on s’est toujours occupé des autres », raconte Nathalie Cynamon
Aisenberg. « A l’école, j’étais plutôt attirée par ceux qui étaient laissés de
côté. Plus tard, nous nous sommes occupés, durant trois ans, d’un enfant
orphelin qui était dans la classe de ma ille aînée. ». Si le souci de l’autre
a toujours tenu une grande place dans la vie de cette médecin ORL, elle
décide en 2021 d’aller plus loin, ayant alors l’opportunité inancière de
créer une fondation. « J’ai parlé de ce projet à mes trois illes qui m’ont
encouragée et ont décidé d’associer leurs noms à l’aventure. Avec cette
fondation, je voulais ampliier mes actions mais surtout les structurer.
J’étais en quête d’échanges avec d’autres acteurs de la philanthropie. »
Son engagement s’articule autour de deux axes. D’une part, l’aide aux
personnes fragilisées, notamment dans le champ médical. D’autre part,
l’accès à la musique dont Nathalie Cynamon Aisenberg connait les ver-
tus. « Je joue de la clarinette, du saxophone et je sais combien la musique
est précieuse. Elle permet de s’évader dans les moments dificiles, elle est
une vraie source de réconfort, d’épanouissement et de partage ». Parmi la
trentaine de projets soutenus par la Fondation Cynamon, celui de l’asso-
ciation Instruments Partagés qui collecte des instruments de musique non
utilisés pour les prêter aux enfants qui n’ont pas les moyens d’en acheter.
« Je découvre les initiatives via mon réseau ou grâce aux équipes de la
Fondation de France. Elles m’alertent sur des projets en lien avec mes
engagements. Même si je revendique leur diversité, toutes obéissent à un
même désir. Offrir du soutien, du réconfort et de la joie ».
www.fondationcynamon.org
Fondation de France
La Fondation de toutes les causes
www.fondationdefrance.org
10 | france
Immigration: pression sur le Conseil constitutionnel
L’instance devait se prononcer sur la loi dont plusieurs articles contreviendraient aux principes fondamentaux
L
e Conseil constitutionnel
sera-t-il le juge de paix de
la loi relative à l’immigra-
tion ? Réunis dans la lu-
mineuse salle des Séances de la
rue de Montpensier, les
neuf membres du Conseil devai-
ent rendre leur sentence jeudi
25 janvier, un mois après l’adop-
tion chaotique de ce texte. Ainsi,
cette petite société d’anciens res-
ponsables politiques (deux ex-
premiers ministres, Laurent Fa-
bius et Alain Juppé, et deux an-
ciens ministres, Jacqueline Gou-
rault et Jacques Mézard) et de
juristes éminents se retrouve-t-
elle de nouveau projetée,
huit mois après la réforme des re-
traites, « au milieu de passions
contradictoires et momentané-
ment tumultueuses », décrivait le
président de l’institution, Laurent
Fabius, le 8 janvier, au cours de la
cérémonie des vœux à l’Elysée.
Introduites par la droite sénato-
riale, les restrictions du regroupe-
ment familial, de l’accès aux pres-
tations sociales ou la fin de l’auto-
maticité du droit du sol, fustigées,
dimanche, par des dizaines de
milliers de manifestants, sont en-
tre leurs mains.
Ce « club de gens bien élevés »,
pour reprendre l’expression du
constitutionnaliste Didier Maus,
est cependant dans une situation
inconfortable pour délibérer. Car
l’exécutif, essentiellement sou-
cieux de tourner rapidement la
page immigration, fin décem-
bre 2023, a, de façon inédite,
laissé passer, de son propre aveu,
pour obtenir une majorité dans
l’Hémicycle, des dispositions
« manifestement et clairement
contraires » à la Constitution.
S’en remettant au Conseil consti-
tutionnel pour que le texte soit
« corrigé de ses censures éventuel-
les », admettait le chef de l’Etat, le
16 janvier.
« Cavaliers législatifs »
Emmanuel Macron a par ailleurs
signé, le 21 décembre 2023, une
saisine « blanche », dans laquelle
il demande au Conseil constitu-
tionnel de se pencher sur la loi
sans soulever la moindre ques-
tion de droit. Une instrumentali-
sation politique de l’institution
qui n’a pas manqué d’ulcérer Lau-
rent Fabius. Le Conseil constitu-
tionnel n’est pas une « chambre
Alerte des chefs d’établissement sur les groupes de niveau au collège
Le SNPDEN-UNSA, syndicat majoritaire dans la profession, estime la réforme lancée par Gabriel Attal « contraire à [ses] valeurs »
L’ initiative est rare de la
part d’une organisation
syndicale représentant
des cadres de l’éducation natio-
nale peu coutumière des opposi-
tions frontales au ministère. Le
SNPDEN-UNSA, largement majo-
ritaire chez les chefs d’établisse-
ment du public, a remis, lundi
22 janvier, un courrier « d’alerte »
à la ministre de l’éducation natio-
nale, Amélie Oudéa-Castéra, sur
les groupes de niveau au collège.
Cette mesure, décidée en dé-
cembre 2023 par Gabriel Attal
lorsqu’il occupait encore son
poste Rue de Grenelle, est « con-
traire à nos valeurs » et « engen-
dre de nombreuses difficultés
techniques et organisationnel-
les », dénonce le syndicat. « Il n’y a
rien de plus difficile pour des ca-
dres que de porter un projet
auquel ils ne croient pas, et con-
traire à ce qu’ils ont toujours
porté », prévient le courrier.
Dès septembre 2024, selon le ca-
lendrier établi par le ministère,
les élèves de 6e et de 5e doivent
être répartis en groupes en fonc-
tion de leur niveau scolaire pour
toutes leurs heures de français et
Le président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, dans son bureau à Paris, le 19 octobre 2023. JOEL SAGET/AFP
d’appel des choix du Parlement »,
a-t-il sèchement rappelé.
Les Républicains (LR) ont tenté
eux aussi de faire pression sur le
Conseil constitutionnel, dépo-
sant directement leurs propres
observations par écrit rue de
Montpensier, le 19 janvier, « en
raison de l’absence de volonté du
président de la République et du
gouvernement de défendre une loi
votée à une large majorité au Par-
lement », a expliqué Eric Ciotti, pa-
tron du parti. Dans son argumen-
tation, la droite estime que la loi
ne contient aucun « cavalier légis-
latif », et assure que « beaucoup
des dispositions critiquées de la loi
“immigration” ont déjà été vali-
dées par le Conseil constitutionnel
par le passé et ont déjà été en vi-
gueur dans notre droit ».
Sur les 86 articles du texte exa-
miné jeudi, une cinquantaine
sont contestés. La plupart sont
ciblés en tant que « cavaliers lé-
gislatifs », c’est-à-dire qu’il s’agi-
de mathématiques. Ces groupes,
déjà dénoncés par la quasi-tota-
lité des syndicats enseignants et
par plusieurs chercheurs, dont
certains du Conseil scientifique
de l’éducation nationale, « sont
vécus par les chefs d’établissement
comme une ségrégation scolaire »,
tance le SNPDEN dans sa lettre.
« Faire disparaître le latin »
Loin de n’être que des regroupe-
ments temporaires et flexibles,
comme le recommande la recher-
che et comme a pu les présenter le
gouvernement, ils vont « regrou-
per, sur un temps inévitablement
long, des élèves en difficulté qui,
sans hétérogénéité, avanceront
nettement moins vite que les autres
groupes », déplore le SNPDEN.
« Nous refusons d’organiser, Ma-
dame la Ministre, des classes de ni-
veau », tranche l’organisation, qui
syndique plus de la moitié des per-
sonnels de direction.
Pour le SNPDEN, la réponse aux
difficultés posées par l’hétérogé-
néité tient davantage aux effec-
tifs de classe, qui sont au plus
haut depuis la création du col-
lège unique : « Donnez-nous plu-
rait d’ajouts sans lien suffisant
avec la copie initiale du gouver-
nement. D’autres sont attaqués
parce qu’ils contreviendraient
aux principes fondamentaux.
Certains, enfin, cumulent les
deux griefs.
Si une censure de l’ensemble de
la loi est jugée peu probable (seu-
les vingt lois ont été jugées non
conformes depuis 1958), nombre
de constitutionnalistes et res-
ponsables politiques s’attendent
à une censure partielle. La ques-
tion est de savoir si le juge consti-
tutionnel se contentera de cen-
surer les cavaliers législatifs ou
ira plus loin.
L’ancien garde des sceaux Jac-
ques Toubon, qui voit dans le dur-
cissement de l’accès aux presta-
tions sociales pour les étrangers
une « atteinte disproportionnée
au droit à mener une vie familiale
normale » et au « principe d’éga-
lité », déjà consacrés dans la juris-
prudence du Conseil constitu-
tôt les moyens de diminuer le
nombre d’élèves par classe et de
faire ainsi réussir mieux les élè-
ves », plaide le syndicat.
Aucun texte réglementaire en-
cadrant la création des groupes
de niveau n’a par ailleurs encore
été publié et ne pourra l’être avant
la mi-février, alors même que les
collèges et les lycées doivent pré-
parer la rentrée 2024 en ce mois
de janvier, période de la réception
et de la répartition des moyens
dans les établissements.
Déjà échaudé par plusieurs me-
sures de la rentrée 2023 mises en
place dans les mêmes conditions,
le SNPDEN dénonce « cette perpé-
tuelle urgence désormais devenue
règle » et affirme : « Pas de texte,
pas de mise en œuvre. »
« Donnez-nous
plutôt les moyens
de diminuer le
nombre d’élèves
par classe »,
plaide le syndicat
tionnel, souhaite que les mem-
bres de l’institution se pronon-
cent aussi sur le fond. « Si c’est
pour faire de l’étroit juridisme, à
quoi sert le Conseil constitution-
nel ?, s’interroge-t-il auprès du
Monde. Il suffirait dans ce cas d’al-
ler au Conseil d’Etat ! »
Une censure partielle de la loi,
portant essentiellement sur les
dispositions les plus droitières,
donnerait toute satisfaction à la
majorité présidentielle, ébranlée
en décembre 2023 par le vote des
députés du Rassemblement na-
tional (RN) en faveur de la ver-
sion finale du projet de loi. Et le
chef de l’Etat aurait beau jeu de
rappeler que l’exécutif avait mis
en garde contre les risques d’in-
constitutionnalité.
Dans l’hypothèse d’une large
censure, le parti d’Eric Ciotti,
piégé, apparaîtrait comme la
principale victime de la décision
du juge constitutionnel. Les élus
LR réclameront alors une révi-
Les personnels de direction aler-
tent également sur les conséquen-
ces de cette nouvelle organisation
pour « les conditions de travail des
enseignants » et pour la désigna-
tion de professeurs principaux,
qui risque de devenir « impossi-
ble », car les professeurs de mathé-
matiques et de français ne connaî-
tront plus que des groupes, et ne
suivront plus des classes entières.
Alors que les établissements ont
désormais reçu leurs « dotations
globales horaires » – ces envelop-
pes d’heures que l’éducation na-
tionale donne aux collèges et aux
lycées pour mettre en place leur
offre pédagogique –, le SNPDEN
constate surtout que « les moyens
sont insuffisants dans de nom-
breux établissements ».
« Beaucoup d’établissements
n’ont pas reçu de moyens supplé-
mentaires, ou pas assez pour pro-
poser des groupes réduits à tous
ceux qui en ont besoin », observe
Audrey Chanonat, secrétaire na-
tionale du SNPDEN et principale
de collège. Le ministère a en effet
annoncé que les groupes de fai-
ble niveau ne devraient pas dé-
passer quinze élèves, et prévoit
sion de la Constitution, « pour
permettre au gouvernement de re-
prendre le contrôle sur les flux mi-
gratoires », prévenait, jeudi 25 jan-
vier au matin, Bruno Retailleau,
chef de file des sénateurs LR, sur
France Inter. Ce qui relancera le
bras de fer avec l’exécutif sur l’im-
migration, à l’approche des élec-
tions européennes de juin.
Tradition d’opacité
Mais, pour l’ancien garde des
sceaux Jean-Jacques Urvoas, pro-
fesseur de droit public à l’univer-
sité de Brest (Finistère), la princi-
pale victime d’une censure par-
tielle portant sur les mesures in-
troduites par le Sénat serait le
Conseil constitutionnel lui-
même : « Elle nourrira l’acrimonie
à l’égard des cours suprêmes qui
empêchent de gouverner. »
Alors que la Constitution est
déjà dans le viseur de la droite et
de l’extrême droite, « le Conseil
constitutionnel n’a pas intérêt à
« théoriquement » un effectif
de vingt-deux pour le niveau « in-
termédiaire ».
S’ils veulent appliquer la consi-
gne ministérielle, les chefs d’éta-
blissement devront donc piocher
dans leur « marge », l’enveloppe
d’heures dont l’utilisation est li-
bre et qui finance, notamment,
des options. « Si je prends sur ma
marge pour les groupes de niveau,
je vais devoir faire disparaître le la-
tin », illustre Mme Chanonat. Or,
rappelle la lettre du SNPDEN, ces
enseignements optionnels « sont,
pour l’école publique, (…) une ga-
rantie de pouvoir maintenir une
offre de formation suffisante face
à certains établissements privés ».
« Recourir à des contractuels »
Même pour les établissements
qui disposent de moyens supplé-
mentaires, le syndicat s’alarme
du manque de ressources humai-
nes. La Rue de Grenelle a calculé
que 2 300 postes seraient néces-
saires pour permettre des grou-
pes en effectifs réduits : ils ne sont
« pas suffisants », assure le
SNPDEN. D’autant que, malgré la
révision du budget de l’éducation
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024
« Le Conseil
constitutionnel
n’a pas intérêt
à jouer avec
le feu »
HERVÉ MARSEILLE
patron des centristes
au Sénat
jouer avec le feu » en censurant
largement le texte, abonde le pa-
tron du groupe centriste au Sénat,
Hervé Marseille, car, « s’il sortait
de ses limites, il passerait pour un
empêcheur de légiférer en rond ».
A gauche, une pétition circule
pour demander au président
de la République de ne pas pro-
mulguer la loi si elle était décla-
rée conforme. Le chef de l’Etat se-
rait cependant tenu de le faire,
par l’article 10 de la Constitution.
« François Mitterrand, en période
de cohabitation, a dû promulguer
des textes qui lui sortaient par les
yeux », rappelle Jean-Jacques
Urvoas.
Jeudi matin, les neuf membres
du Conseil constitutionnel tente-
ront de s’abstraire de ces considé-
rations politiques. Son président,
qui dénonçait, le 8 janvier, « la
confusion chez certains entre le
droit et le politique », rappelle ré-
gulièrement que le rôle de l’insti-
tution est seulement de vérifier la
conformité de la loi à la Constitu-
tion. A tel point qu’il « [leur] arrive
de juger constitutionnelles des lois
qui [leur] paraissent ineptes »,
confie-t-il, sans s’aventurer à pré-
ciser lesquelles.
Autour de la table du Conseil,
« cinq membres sur neuf sont de
droite », calcule Jacques Toubon,
lui-même ancien ministre de Jac-
ques Chirac, tout en observant
que « le droit est une règle que l’on
peut difficilement tordre en fonc-
tion de ses opinions ». Rien ne fil-
trera de leurs délibérations, l’ins-
titution restant fidèle à sa tradi-
tion d’opacité. Et si les uns et les
autres ont eu des engagements
politiques divers, ils sont arrivés à
un âge, souligne volontiers Lau-
rent Fabius, où ils n’ont « plus rien
à espérer ni à redouter ». Une ga-
rantie d’indépendance qui en
vaut une autre. p
nathalie segaunes
nationale pour finalement créer
des postes dans le secondaire, le
ministère ne dispose pas de tels
effectifs supplémentaires en ma-
thématiques et en français. Et les
deux disciplines étant déficitaires
au concours, il n’est pas garanti
que les postes créés soient pour-
vus en 2024.
Le ministère assure, lui, que ces
2 300 postes « suffisent ». Mais il
précise qu’une partie des besoins
pourront être couverts par des
heures supplémentaires, se dit
également « conscient » que les en-
seignants titulaires ne seront pas
assez nombreux, et qu’il faudra
« recourir à des contractuels »,
pourtant bien moins formés.
« Ces groupes risquent d’abîmer
l’école publique que nous défen-
dons et que nous servons, la minis-
tre doit entendre notre alerte »,
conclut Audrey Chanonat. Une
alerte qui rend ce projet cher à Ga-
briel Attal, désormais premier
ministre, mais largement re-
jeté par les représentants de la
communauté éducative, encore
plus périlleux pour Amélie
Oudéa-Castéra. p
éléa pommiers
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12 | france
Le PSG, un club
qui « soigne »
la filière policière
Plusieurs policiers ont bénéficié de
places au Parc des Princes et rendu
des services à l’ancien directeur de
la communication du club parisien
G
rand supporteur du
Paris Saint-Germain
(PSG), le brigadier-chef
Nicolas D. aime venir
assister à des matchs du club de la
capitale au Parc des Princes. Ce
membre du RAID, l’unité d’inter-
vention spécialisée de la police
nationale, s’est vu offrir, de 2016 à
2019, des places au stade, à l’instar
de plusieurs collègues. Ces ca-
deaux, il les a reçus de Jean-Mar-
tial Ribes, l’ex-directeur de la com-
munication du PSG (2017-2022),
mis en examen pour « corruption
et trafic d’influence » dans l’af-
faire d’espionnage à tiroirs autour
du club et de son président qatari,
Nasser Al-Khelaïfi, dit « NAK ».
C’est ce qui ressort de l’exploita-
tion du téléphone de M. Ribes ef-
fectuée par l’inspection générale
de la police nationale (IGPN) dans
le cadre de l’information judi-
ciaire ouverte sur les « barbouze-
ries » autour du PSG, dans la-
quelle le lobbyiste Tayeb Benab-
derrahmane et l’ex-policier anti-
terroriste devenu salarié du PSG
Malik Nait-Liman, ont été mis en
examen pour « corruption et tra-
fic d’influence ». Cette enquête
tentaculaire donne lieu, à chaque
nouvelle mise en examen, à de
nouvelles révélations.
Nicolas D., qui n’a pas répondu
au Monde, a notamment sollicité
M. Ribes pour que « ses collègues,
dont certains sont d’astreinte, puis-
sent venir armés » au stade. Avec
l’aide du service de marketing du
club, Nicolas D. a monté un fan-
club du PSG au sein du RAID, invi-
tant à plusieurs reprises les diri-
geants du PSG lors des festivités
de l’unité, basée à Bièvres (Es-
sonne). En août 2021, le brigadier-
chef « accepte la demande de Ribes
d’emmener “NAK” tirer au RAID ».
Directeur des opérations et de la
sécurité du club, Michel Besnard
affirme au Monde, par le biais de
son avocat, Jean-Didier Belot, qu’il
« n’était pas informé de la création
d’un fan-club au sein du RAID, qui
n’est pas un service chargé de la sé-
curité à l’occasion des matchs ».
C’est après les attentats de Paris
de 2015 que le RAID et le PSG
auraient monté un partenariat
« sans contrepartie », a assuré
M. Ribes, en novembre 2023, lors
Les députés votent en faveur de la constitutionnalisation de l’IVG
Le projet de loi a été adopté, à l’issue de discussions houleuses. Un vote solennel est prévu le 30 janvier à l’Assemblée nationale
A u terme de longs débats,
les députés ont fini par
voter, dans la nuit du
mercredi 24 au jeudi 25 janvier, en
faveur du projet de loi gouverne-
mental qui inscrit à l’article 34 de
la Constitution que « la loi déter-
mine les conditions dans lesquelles
s’exerce la liberté garantie à la
femme d’avoir recours à une inter-
ruption volontaire de grossesse
[IVG] ». Le texte a été voté par
99 voix pour et 13 voix contre,
à l’issue de près de huit heures de
discussions, qui ont souvent glissé
du débat sur l’opportunité de la
constitutionnalisation de l’IVG à
des échanges houleux autour de
la législation en vigueur sur l’avor-
tement. Sous l’impulsion des élus
Les Républicains (LR), qui avaient
de sa garde à vue. Selon l’ex-dir-
com du club, c’est l’ex-patron du
RAID et ancien député macroniste
de Seine-et-Marne Jean-Michel
Fauvergue qui aurait demandé au
club de les « recevoir et de les ac-
cueillir ». M. Fauvergue est l’un des
nombreux contacts au sein de la
police de M. Ribes, qui disposait
d’un carnet d’adresses fourni dans
ce milieu. Il correspondait égale-
ment avec des policiers de la bri-
gade de répression du banditisme
(BRB), de la direction régionale de
la police judiciaire (DPJ) de la Pré-
fecture de police de Paris et de la
police aux frontières (PAF) d’Orly.
Il faut dire que le PSG est en
étroite coordination avec la filière
policière : échanges permanents
et conventions avec la Préfecture
de police, « prestataire important
du club », comme le précise l’avo-
cat de M. Besnard ; enveloppe fi-
nancière du PSG consacrée à la
prise en charge des forces de l’or-
dre mobilisées pour les matchs au
Parc des Princes ; gestion des cam-
briolages fréquents subis par les
joueurs… La Préfecture de police
précise au Monde avoir facturé,
en 2023, le PSG (sécurisation des
matchs et des barrières) pour un
montant de 1,566 million d’euros.
« Match au Parc »
A ce jour, quatre policiers ou ex-
policiers sont salariés dans le dé-
partement sécurité du PSG, dont
deux proches de l’ex-chef de l’Etat
Nicolas Sarkozy : le préfet en dis-
ponibilité Michel Besnard, ancien
patron du groupe de sécurité de la
présidence de la République
(2007-2012), est directeur des opé-
rations et de la sécurité du PSG de-
puis avril 2018, et chapeaute ce sec-
teur avec son adjoint, le sous-pré-
fet en disponibilité Frédéric Doué.
D’après plusieurs sources, des
gradés de la Préfecture de police
demandent régulièrement des in-
vitations au stade à des salariés
du club. La Préfecture de police
bénéficie, en outre, d’une petite
enveloppe de places offertes par
le PSG. « Le club met à disposition
des directions de la Préfecture de
police quatorze places en tout, non
nominatives, pour les rencontres
de l’équipe masculine, confirme la
Préfecture. Elles sont réparties de
déposé l’immense majorité des
171 amendements, des attaques
en règle contre les délais actuels
d’accès à l’avortement (fixés à qua-
torze semaines de grossesse) et
contre le Planning familial ont par
exemple été proférées.
Les invectives entre certains
membres de LR et de La France in-
soumise (LFI) ont conduit la prési-
dente de l’Assemblée, Yaël Braun-
Pivet, à rappeler à l’ordre les uns
et les autres à plusieurs reprises,
leur enjoignant de respecter « des
échanges à la hauteur du sujet ».
Sur le fond, ces échanges ont
tourné autour de quelques inter-
rogations principales. En premier
lieu, le bien-fondé de la démarche,
« en l’absence de menace planant
sur le droit à l’IVG », selon la droite.
L’ex-directeur de la communication Jean-Martial Ribes et le président du PSG, Nasser Al-Khelaïfi, à Rome, en 2019. ANDREAS SOLARO/AFP
façon transparente et équitable
entre les agents. »
Plus problématique et suscepti-
ble d’être répréhensible pénale-
ment, M. Ribes a offert des places
au Parc des Princes à des policiers,
alors qu’il leur demandait des ser-
vices personnels. Il s’appuie plu-
sieurs fois sur un policier, major
de la PAF d’Orly – décédé depuis −,
un « ami » de l’ex-directeur de ca-
binet de « NAK » Adel Aref, afin
« d’éviter de faire la queue » à l’aé-
roport. En 2018, le policier a pro-
posé à M. Ribes de le surclasser en
première classe sur un vol
pour Marrakech (Maroc). L’ex-dir-
com du PSG avait aussi des con-
tacts étroits avec Frédéric P., un
policier de la DPJ. Ce dernier, qui
n’a pas répondu à nos questions, a
reçu de M. Ribes, jusqu’en 2021,
des places au Parc des Princes en
compagnie de membres de sa fa-
mille et de collègues, ainsi que des
petits cadeaux, comme des réduc-
tions sur l’achat de produits PSG.
Frédéric P. est intervenu avec
succès en faveur de M. Ribes pour
amortir la sanction infligée
au communicant, coupable d’une
infraction routière. « Je lui avais
demandé son aide pour diminuer
le nombre de points [retirés du per-
mis de conduire], a confessé l’ex-
dircom en garde à vue. C’est une
erreur de ma part. Je suis fautif. »
Frédéric P. a, par ailleurs, con-
sulté des fichiers de police et effec-
tué des recherches (immatricula-
tions, consultation du solde de
points) au profit de M. Ribes.
En 2019, il intervient auprès d’un
commissariat pour accélérer les
démarches de naturalisation de
l’épouse de M. Ribes. En garde à
vue, le communicant a confié
Les termes
« liberté garantie »
choisis par le
gouvernement
ont été soupesés
sans finalement
être modifiés
Pourquoi, dès lors, adopter une
« constitutionnalisation préven-
tive » ? , a par exemple interrogé
Annie Genevard, députée LR du
Doubs. Ce à quoi les partisans ont
opposé « l’incertitude de l’avenir ».
« A ceux qui répondent que l’IVG
n’est pas menacé en France, je dis
L’enquête sur les
« barbouzeries »
autour du PSG
donne lieu, à
chaque nouvelle
mise en examen,
à de nouvelles
révélations
avoir « un jour » organisé « un
match au Parc avant que l’on
change la pelouse » avec des poli-
ciers. « Il y avait 300 participants »,
a expliqué M. Ribes aux enquê-
teurs, alors que Frédéric P. lui avait
expliqué que le « rêve » de ses collè-
gues « était de jouer au Parc » dans
le cadre du trophée de la Préfec-
ture de police. « M. Ribes a participé
à toutes ces actions, comme ces
journées de soutien à cette brigade
spécialisée du RAID, dans le cadre
de ses fonctions, sans jamais re-
chercher la moindre contrepartie »,
assure son avocat, Romain Vanni,
pour qui « il ne faut pas confondre
ce type de cadeau tout à fait cou-
rant dans le marketing des mar-
ques avec un pacte de corruption ».
« Le PSG ne s’est jamais doté
d’un réseau policier », déclare, par
le biais de son avocat, le patron de
la sécurité du club, Michel Bes-
nard, soulignant n’avoir « pas été
au courant » des services person-
nels obtenus par M. Ribes ni des
cadeaux qu’il distribuait.
D’autres policiers ont bénéficié
de places. L’ex-agent antiterro-
riste Malik Nait-Liman a bénéfi-
cié, selon les enquêteurs, de « près
de 90 places » au carré VIP du Parc
que l’on n’écrit pas la Constitution
seulement pour le présent, mais
d’abord et surtout pour l’avenir.
C’est le propre même de notre Loi
suprême, de durer, de valoir pour
l’avenir en protégeant nos droits,
les acquis démocratiques et notre
Etat de droit », a fait valoir le minis-
tre de la justice, Eric Dupond-Mo-
retti, dès la discussion générale.
Une « rupture d’équilibre »
Tout au long de la soirée, les ter-
mes choisis par le gouvernement,
la « liberté garantie », ont été sou-
pesés, disséqués, sans finalement
être modifiés. A gauche, la préfé-
rence allait à une constitutionnali-
sation du « droit à l’IVG », écriture
qui avait été choisie dans une pro-
position de loi issue du groupe LFI,
des Princes, de 2015 à son embau-
che, en 2018, par le club comme
référent supporteurs. A l’époque,
M. Nait-Liman œuvrait en coulis-
ses sur le dossier sensible des sup-
porteurs dits « Ultras ». « Sur une
période de trois ans, notre client a
été invité en moyenne quinze fois
par saison par le club dans le strict
cadre de sa contribution au retour
des Ultras à titre bénévole », expli-
quent ses avocats, Vincent Bren-
garth et William Bourdon.
« Recherches illégitimes »
En 2017, M. Nait-Liman intervient
auprès d’une collègue pour les dé-
marches de renouvellement du ti-
tre de séjour de la femme de M. Ri-
bes et exige « quatre places » pour
la policière et ses enfants. « Notre
client est exclusivement intervenu
pour aider dans une démarche ad-
ministrative afin d’obtenir un nou-
veau rendez-vous, l’interlocutrice
de M. Ribes ayant été mutée, affir-
ment les avocats de M. Nait-Li-
man. Il n’a jamais été question de
contrepartie pour la personne
ayant bénéficié de places, mais uni-
quement de faire plaisir à une an-
cienne collègue ne travaillant pas à
la préfecture et n’ayant aucun rap-
port avec la prise du rendez-vous. »
Une fois recruté par le club,
M. Nait-Liman s’appuie sur un ex-
collègue, Sofiane C., un policier af-
fecté au service zonal de rensei-
gnement territorial de Bordeaux,
mis en examen dans ce dossier,
pour obtenir l’adresse, le nom, la
date de naissance de Nelson
Douard, un supporteur giflé par la
star du PSG Neymar, en 2019. So-
fiane C. obtient alors des places
pour des matchs du PSG. « M. Nait-
Liman a travaillé et a simplement
votée le 24 novembre 2022. Mais
les amendements ont été retirés
pour se rallier à l’« écriture collec-
tive de compromis » choisie cette
fois-ci, dans le but d’emporter
l’adhésion du Sénat.
Chez une poignée de députés LR,
des inquiétudes fortes se sont ex-
primées sur les risques que fait
poser une constitutionnalisation
sur la double clause de conscience,
disposition qui permet aux méde-
cins de refuser de pratiquer une
IVG en raison de convictions per-
sonnelles. La crainte, aussi, d’une
« rupture d’équilibre » entre la « li-
berté de la femme » et d’autres li-
bertés constitutionnelles, telle la
« sauvegarde de la dignité de la per-
sonne humaine », a été fréquem-
ment avancée. Des amendements
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024
permis à Monsieur C. d’assister au
match Bordeaux-PSG dans le par-
cage visiteurs [ces places coûtent
une dizaine d’euros] au même titre
que des proches de salariés du PSG
de la région », avancent ses avocats.
Ami de M. Nait-Liman, policier
rattaché au service central de ren-
seignement territorial et mis en
examen dans ce dossier, Abdel-
lah K. a lui aussi bénéficié de pla-
ces en 2020 au carré VIP du Parc.
Sollicité par M. Nait-Liman à la de-
mande du lobbyiste Tayeb Benab-
derrahmane, Abdellah K. avait ef-
fectué des « recherches illégitimes »
et des « consultations de fichiers
professionnels », selon les enquê-
teurs. Ces recherches étaient en
lien avec Adel Aref et concernaient
aussi des procès-verbaux judiciai-
res sur l’épouse de l’ambassadeur
du Qatar à Washington et sur l’af-
faire relative à l’ex-PDG de Renault-
Nissan Carlos Ghosn, à la ministre
de la culture, Rachida Dati, et au
criminologue Alain Bauer.
La direction générale de la po-
lice nationale (DGPN) affirme au
Monde qu’en vertu du code de
déontologie de 2014 « le policier
ou le gendarme ne se prévaut pas
de sa qualité pour en tirer un avan-
tage personnel et n’utilise pas, à
des fins étrangères à sa mission, les
informations dont il a connais-
sance », « n’accepte aucun avan-
tage ni aucun présent (…) lié à ses
fonctions » ni « n’accorde aucun
avantage pour des raisons d’ordre
privé ». La DGPN souligne les
« sanctions administratives » et les
conséquences pénales auxquel-
les s’exposent les auteurs de
« comportements fautifs ». p
christophe ayad
et rémi dupré
visant à inscrire des « limites » à la
« liberté garantie » ont été rejetés.
Sur tous ces points, le rapporteur
du texte, Guillaume Gouffier Va-
lente (Renaissance, Val-de-Marne),
s’est évertué avec pédagogie à ras-
surer, à expliquer, en s’appuyant
largement sur l’avis favorable du
Conseil d’Etat sur le projet de loi.
Les députés se réuniront de nou-
veau autour de ce texte pour un
vote solennel, le 30 janvier, puis
les sénateurs se pencheront des-
sus à leur tour, le 28 février. Pour
aboutir à une adoption définitive,
le texte devra être voté dans les
mêmes termes, ouvrant la voie à
un scrutin au Congrès réunissant
les deux Chambres, qui nécessi-
tera trois cinquièmes des voix. p
solène cordier
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024 france | 13

La bande-son glaçante de la mort du colonel Beltrame

Au procès de l’attentat de Trèbes, la cour a diffusé, mercredi, l’enregistrement des négociations avec le terroriste

RÉCIT relève pas de lui, mais de sa hié-

rarchie. Radouane Lakdim est
râle. « J’entends du bruit, qui est
dans la pièce ? » Un autre râle :
Après huit (…) Que pense votre maman, là de-
hors ? Elle aussi elle est inquiète
ment été donné par l’antenne lo-
cale du GIGN. Le négociateur, qui

S
eize minutes de vertige et
d’effroi. Alors que le troi-
sième jour du procès des
attentats de Trèbes et Car-
cassonne (Aude) touchait à sa fin,
mercredi 24 janvier, le président
de la Cour d’assises spéciale de Pa-
ris, Laurent Raviot, a fait diffuser
un enregistrement sonore d’une
dureté rarement entendue dans
cette enceinte, qui a pourtant ac-
cueilli son lot de souffrances. Un
vent glacial de seize minutes : la
bande-son des derniers instants
du colonel Arnaud Beltrame, le
dernier quart d’heure de sa vie.
Puis le magistrat a annoncé la sus-
pension de l’audience, et chacun
est rentré chez soi.
Ce document audio retrace les
négociations qui ont été menées
avec le terroriste, Radouane
Lakdim, jusqu’à l’assaut des for-
ces d’intervention. Celles-ci ont
été confiées à la cellule nationale
de négociation du groupe d’inter-
vention de la gendarmerie natio-
nale (GIGN), qui se trouve à Ver-
sailles-Satory, dans les Yvelines, à
plus de 800 kilomètres de Trèbes,
et non au négociateur de l’an-
tenne locale. Un choix opération-
nel qui, à la lumière de l’issue tra-
gique de l’événement, n’a peut-
être pas été sans incidence sur la
capacité du négociateur à analy-
ser correctement la situation.
On a en réalité entendu deux
nerveux :
« Moi je suis là pour mourir, lâ-
che-t-il.
– Comment ça mourir ? (…) Et vo-
tre maman est au courant de tout
ça ?
– Oui, mais ma mère elle est pas
d’accord, je l’ai appelée. C’est une
épreuve, ma mère y croit pas. Ma
mère est pas comme moi, elle est
comme vous… »
Le négociateur tente de l’adou-
cir en lui expliquant que sa mère
est à côté de lui : « Si vous faites ça,
vous allez la rendre triste votre
maman, tout simplement. » Un
ressort affectif sans effet sur le
terroriste. « Elle va mourir, je vais
mourir. Après la mort, il n’y a plus
de lien de parenté », rétorque froi-
dement Radouane Lakdim.
« Qu’est-ce qu’il se passe ? »
Trois minutes se sont écoulées
depuis le début de l’appel. Le né-
gociateur ne le sait pas encore,
mais les négociations sont termi-
nées. Il reste pourtant encore
treize minutes à écouter. A cet
instant précis, on entend un
brouhaha indistinct et, d’une
voix étouffée, un cri qui monte :
« Attaque… Assaut, assaut. » Dans
la salle d’audience, on reconnaît
ces mots, on sait que c’est Arnaud
Beltrame qui vient de donner le
signal à ses compagnons d’arme
d’intervenir, après s’être proba-
« Arnaud, c’est vous ? Arnaud ou
Radouane, est-ce que vous m’en-
tendez ? » Une minute s’écoule :
« J’ai besoin de vous parler pour sa-
voir ce que vous voulez vraiment,
pour parler de tout ça aux autori-
tés compétentes. » Le négociateur
est aveugle. Mais, dans la salle
d’audience, tout le monde voit :
ces râles, ce sont ceux du colonel
qui se meurt.
Le négociateur déroule, comme
un disque rayé, ses éléments de
langage pour rétablir le contact,
sur le même ton égal qui fait sans
doute partie du protocole : « Ra-
douane, vous savez que je suis là
pour vous, vous êtes libre. » Pour
les auditeurs qui savent que cette
séquence est une agonie, le ver-
tige est total.
Cinq minutes se sont écoulées
depuis que le colonel a probable-
ment déjà reçu plusieurs coups de
couteau. On entend un nouveau
râle, dans lequel on croit deviner le
minutes
de cet insensé
monologue,
le négociateur
finit par entrevoir
le drame auquel
il est en train
d’assister
mot « assaut », répété deux fois
d’une voix noyée. « Assaut », le
seul mot auquel Arnaud Beltrame
pouvait encore se raccrocher pour
espérer survivre.
Le négociateur poursuit son
vain monologue, dont l’absurdité
est douloureuse à entendre rétros-
pectivement : « Je vous entends pas
bien, c’est vous Radouane ou c’est
vous Arnaud qui parlez ? » Nou-
veau râle. « Radouane, c’est vous ?
pour vous. » Nouveau râle. « Ra-
douane, si tu veux me parler, il faut
que tu te rapproches du téléphone,
sinon je ne t’entends pas bien. »
« Arnaud, tu es blessé ? »
Après huit minutes de cet insensé
soliloque, le négociateur finit par
entrevoir le drame auquel il est en
train d’assister : « Arnaud, si c’est
toi qui essaies de communiquer,
essaie de me le faire savoir par un
son, là maintenant. » On entend
un bruit de gorge. « Arnaud, c’est
toi qui fais ces bruits, tu es blessé ?
Si tu es blessé, Arnaud, grogne un
coup, un coup franc, maintenant.
Radouane, c’est toi ce bruit ? (…) Je
te demande juste encore une fois
d’avoir à l’esprit que ta maman est
dehors et qu’elle est triste de cette
situation pour toi. »
Onze minutes après que le colo-
nel Beltrame a crié « attaque… as-
saut, assaut », plusieurs coups de
feu retentissent. L’assaut a finale-
présente
se situe à l’autre bout de la France,
ne semble pas comprendre. La dé-
cision d’intervenir a été prise sur
place, au Super U, après que les
militaires ont aperçu, à travers la
porte entrouverte de la salle des
coffres, le colonel Beltrame au sol,
la tête en sang. Grièvement blessé
par plusieurs coups de couteau, il
mourra quelques heures plus
tard à l’hôpital.
La suite de l’enregistrement a
capté les réactions des premiers
gendarmes entrés dans la salle
des coffres après que Radouane
Lakdim a été abattu. « Arnaud, Ar-
naud ! » « Médic, médic, médic ! »
« Allez mon colonel, tenez le
coup ! » « Il a une plaie au niveau
du cou » « On s’accroche, mon colo-
nel ! » La dernière phrase, pronon-
cée par le négociateur, résonne
dans le vide : « C’est le GI au télé-
phone, est-ce que quelqu’un m’en-
tend ? » Fin de l’enregistrement. p
soren seelow

bandes-son, mercredi, dans cette
salle d’audience réservée aux
grands procès terroristes, deux
scènes parallèles. Celle que le né-
CHEFS -D’OEUVRE
blement jeté sur le terroriste pour
tenter de le désarmer.
Le négociateur, lui, ne com-
prend pas. Il perçoit des bruits

gociateur a dû gérer en direct,
dans le noir, privé d’images, con-
traint d’imaginer et d’improviser
sans comprendre ce qu’il enten-
dait. Et celle que les personnes
présentes dans la salle d’audience
ont vécue, la gorge serrée, enva-
hies d’images terrifiantes, éclai-
rées par leur connaissance rétros-
pective des faits : la lente agonie
d’Arnaud Beltrame.
Voilà près de trois heures que le
colonel s’est constitué prisonnier
en échange de la libération d’une
otage, une hôtesse de caisse, et
qu’il est enfermé avec le terroriste
dans la salle des coffres du Su-
per U de Trèbes quand le négocia-
teur les appelle. La discussion
s’ouvre dans une ambiance éton-
namment calme, presque flegma-
tique. Comme le négociateur, Ar-
naud Beltrame sait que la sérénité
est son meilleur allié dans le ré-
duit de 7 mètres carrés qu’il par-
tage avec son futur assassin. C’est
lui qui décroche le téléphone :
« Allô.
– Oui, bonjour Radouane, dit le
négociateur.
– Non, moi je suis le lieutenant-
colonel Beltrame, je suis l’otage.
– Bonjour Arnaud, je me pré-
sente, je suis Bertrand, négociateur
du GIGN (…). Comment allez-vous ?
– Très bien. Vous savez qui je
suis ? (…) Ça se passe très bien.
– Ça se passe très bien pour vous ?
– Oui. »
Arnaud Beltrame met alors le té-
léphone sur haut-parleur pour
permettre au négociateur de dis-
cuter avec le terroriste. Ce dernier
formule sa demande : il veut
échanger le colonel contre Salah
Abdeslam, dernier membre en-
EN M I N I AT U R E
sourds de lutte et des râles. Mais il
ne prend pas la mesure du drame
dont il est le seul témoin. Il va
s’entêter à vouloir rétablir le con-
tact, sans jamais obtenir de ré-
ponse, pendant plus de dix minu- COLLECTION DES ESSENTIELS DE LA LITTÉRATURE EN VERSION INTÉGRALE
tes, tandis que le colonel se vide
de son sang. « Qu’est-ce qu’il se
passe ? Qu’est-ce qu’il se passe, Ra-
douane ? Vous m’entendez ? » On
entend de nouveau des bruits
étouffés. « Radouane, je vous sens
énervé, j’entends des bruits, là,
Luxueuses
qu’est-ce que c’est ? (…) Tous ces reliures avec Couvertures
bruits, ça donne l’impression que un marquage cartonnées
vous êtes bien énervé (…) Arnaud doré. au design
vous m’entendez ? » soigné.
Interrogé la veille sur le délai de
plus de dix minutes qui s’est
écoulé entre le moment où Ar-
naud Beltrame a crié « assaut » et
le moment où l’assaut a effective-
ment été donné, le responsable
de la cellule nationale de négocia- Dessins
tion du GIGN, David Corona, qui originaux avec des
coordonnait les négociations, symboles uniques
avait reconnu un échec de son inspirés du contenu
service : « A mon sens, ça a duré de chaque
trop longtemps, eu égard au fait ouvrage.
que le colonel Beltrame est mort. »
Mais il avait aussi livré quel-
ques pistes d’explication : « Un
des éléments à prendre en consi- Un voyage LU ETIT FORMAT
dération, c’est que le mot “assaut” inoubliable
est compris après de multiples dans la Eugénie Grandet La Métamorphose Trois contes
écoutes, mais, sur le moment, on littérature du   et autres récits  
ne le comprend pas. La consigne, monde entier.   
Le Corbeau Le Portrait
c’est qu’il y a une bagarre à l’inté- Récits mystérieux Thérèse Raquin
rieur, on laisse la main au com-
de Dorian Gray
 
     
mandant en charge sur place
pour décider de l’opportunité de
lancer l’assaut. Si on avait compris CHAQUE SEMAINE UN NOUVEAU LIVRE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
le mot “assaut”, il aurait été donné OU SUR LEMONDE.FR/BOUTIQUE
immédiatement… »
L’impossible dialogue va donc LE
se poursuivre pendant de lon- LES PLUS GRANDS AUTEURS EN PETIT FORMAT NUMÉRO 3

core en vie des attentats du 13 no-
vembre 2015, à Paris. Le négocia-
teur gagne du temps : il lui expli-
que que ce genre de décisions ne
J UST I C E
Le Parquet national
financier fait appel de la
relaxe d’Olivier Dussopt
Le Parquet national financier
a annoncé, mercredi 24 jan-
vier, qu’il faisait appel de la
relaxe de l’ex-ministre du tra-
vail, Olivier Dussopt, qui était
soupçonné de « favoritisme »
dans l’attribution du marché
6,99
gues minutes, une interminable
attente qui sera fatale au colonel €
Beltrame. Trois minutes après le
début de la rixe, on entend un Redécouvrez les plus grands chefs-d’œuvre
de la littérature dans une édition prestigieuse.
Vic tor Huggoo
Les textes en version intégrale des plus grands auteurs,
quel qu’en soit le genre, roman, poésie, essai, théâtre… NOTElRE
de D
-DtoAME
retra
DEOPRARIAN
GRAYIS
public de l’eau en 2009, lors- dans de précieux volumes.
VOL . II
qu’il était maire d’Annonay Un voyage inoubliable dans la littérature du monde entier.
(Ardèche), au profit du groupe
de fourniture et de traitement
de l’eau SAUR. Le tribunal cor-
rectionnel de Paris avait rejeté
l’accusation en affirmant
que M. Dussopt n’avait fourni altaya.fr
« aucune information privilé-
giée » à la SAUR lors d’un appel
d’offres dans sa ville. – (AFP.)
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
14 |
Batteries : le mystère du taïwanais ProLogium
La start-up, qui doit bâtir une gigafactory à Dunkerque, multiplie les promesses, mais manque de transparence
REPORTAGE
taoke (taïwan) - envoyée spéciale
C
e n’est pas encore une
gigafactory, mais c’est le
début de la production
industrielle. La start-up
taïwanaise ProLogium a inau-
guré, mardi 23 janvier à Taoke,
dans le comté de Taoyuan (à 60 ki-
lomètres de Taipei), une usine à
même de générer 0,5 puis 2 gi-
gawattheures de ces batteries soli-
des – ou presque – promises à l’in-
dustrie automobile et à l’Etat fran-
çais. De quoi équiper 14 000 voi-
tures et préparer la prochaine
étape : la gigafactory de Dunker-
que (Nord), qui pourrait, à terme,
fabriquer des batteries pour plus
de 500 000 voitures par an.
A l’occasion du dernier sommet
Choose France, en mai 2023, le
président Emmanuel Macron
s’est engagé à subventionner, à
hauteur de 1,5 milliard d’euros,
l’usine que cette mystérieuse so-
ciété taïwanaise veut construire
sur les anciens terrains indus-
triels du grand port. La produc-
tion « pourrait démarrer en 2027,
si tout se passe de manière fluide,
avec une production à grande
échelle en 2029 », a promis le PDG
et fondateur, Vincent Yang, lors de
l’inauguration du site taïwanais.
Le groupe devrait annoncer dès
mars où il implantera son centre
de recherche et développement
en France. Il sera dirigé par
Dmitry Belov, un ingénieur russe,
spécialiste des électrolytes, entré
chez ProLogium en avril 2010,
quatre ans après la création de
l’entreprise. Elle comptait alors
une douzaine de salariés, contre
un millier aujourd’hui.
L’usine de Taoke va recevoir le
soutien financier de l’Etat taïwa-
nais, mais la société refuse d’indi-
quer le montant de l’aide pour cet
investissement, estimé à 123 mil-
lions d’euros. Depuis dix-huit ans,
Vincent Yang travaille à la mise au
point de batteries solides. A la dif-
férence des technologies utilisées
actuellement, elles ne seraient pas
inflammables. Elles seraient plus
légères, moins encombrantes et
La Chine tente de calmer la panique sur ses places boursières
Les autorités de l’empire du Milieu auraient mis sur pied un fonds d’urgence de 2 000 milliards de yuans pour soutenir les actions du pays
shanghaï - correspondance
I l y a des airs de panique à
Zhongnanhai, le siège du
pouvoir à Pékin. Face à une
nouvelle dégringolade des places
- CESSATIONS DE GARANTIE
LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET
D’APPLICATION N° 72-678 DU 20
JUILLET 1972 - ARTICLES 44
QBE EUROPE SA/NV, sis Tour CBX - 1
Passerelle des Reflets - 92913 Paris La Défense
Cedex (RCS NANTERRE 842 689 556),
succursale de QBE EUROPE SA/NV, dont le
siège social est à 37, Boulevard du Régent, 1000
BRUXELLES - BELGIQUE, fait savoir que, la
garantie financière dont bénéficiait la :
BOUKO IMMOBILIER SARL
27 ZAC de la Croisette
54210 SAINT-NICOLAS-DE-PORT
RCS : 433 483 054
depuis le 01/01/2004 pour ses activités de :
TRANSACTIONS SUR IMMEUBLES
ET FONDS DE COMMERCE depuis le
01/01/2005 pour ses activités de : GESTION
IMMOBILIER depuis le 01/01/2016 pour ses
activités de : SYNDIC DE COPROPRIETE
cessera de porter effet trois jours francs après
publication du présent avis. Les créances éven-
tuelles se rapportant à ces opérations devront
être produites dans les trois mois de cette inser-
tion à l’adresse de l’Établissement garant sis
Tour CBX - 1 Passerelle des Reflets - 92913
Paris La Défense Cedex. Il est précisé qu’il
s’agit de créances éventuelles et que le présent
avis ne préjuge en rien du paiement ou du non-
paiement des sommes dues et ne peut en aucune
façon mettre en cause la solvabilité ou l’hono-
rabilité de la SARL BOUKO IMMOBILIER.
Des électrodes en production, dans la nouvelle usine de ProLogium, à Taoke (Taïwan), mardi 23 janvier. ANN WANG/REUTERS
permettraient donc davantage
d’autonomie, avec une charge
plus rapide. Pour beaucoup de
constructeurs automobiles, ce se-
rait le graal, mais rares sont ceux
qui le croient à portée de main.
Convaincre les investisseurs
Le fondateur de ProLogium as-
sure qu’il a la solution. Sa présen-
tation est bien rodée : il a toujours
avec lui une petite batterie de la
taille d’une carte de visite qui ali-
mente une ampoule LED. Il la plie,
la frappe avec une paire de ci-
seaux, la coupe. La lampe reste al-
lumée. Aucune fumée ne signale
un court-circuit. « Nous sommes
les premiers à pouvoir mettre cette
batterie solide en production à
grande échelle. Nous allons com-
boursières chinoises, le premier
ministre, Li Qiang, a réuni en ur-
gence le Conseil des affaires de
l’Etat (le gouvernement) lundi
22 janvier, et a appelé à des « me-
sures vigoureuses ». D’après
LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET
D’APPLICATION N° 72-678 DU 20
JUILLET 1972 - ARTICLES 44
QBE EUROPE SA/NV, sis Tour CBX -
1 Passerelle des Reflets - 92913 Paris La
Défense Cedex (RCS NANTERRE 842 689
556), succursale de QBE EUROPE SA/NV,
dont le siège social est à 37, Boulevard du
Régent, 1000 BRUXELLES - BELGIQUE,
fait savoir que, la garantie financière dont
bénéficiait la :
L’ACTIF IMMOBILIER SARL
22 Rue des Chasseurs
67450 MUNDOLSHEIM RCS: 402 043 863
depuis le 31/01/2006 pour ses activités de :
TRANSACTIONS SUR IMMEUBLES ET
FONDS DE COMMERCE cessera de por-
ter effet trois jours francs après publication
du présent avis. Les créances éventuelles
se rapportant à ces opérations devront être
produites dans les trois mois de cette inser-
tion à l’adresse de l’Établissement garant sis
Tour CBX - 1 Passerelle des Reflets - 92913
Paris La Défense Cedex. Il est précisé qu’il
s’agit de créances éventuelles et que le pré-
sent avis ne préjuge en rien du paiement ou
du non-paiement des sommes dues et ne peut
en aucune façon mettre en cause la solvabi-
lité ou l’honorabilité de la SARL L’ACTIF
IMMOBILIER.
mencer et équiper les voitures élec-
triques », a réaffirmé M. Yang.
L’usine de Taoke (58 000 mètres
carrés) est disposée sur trois éta-
ges. Comme le souligne Jürgen
Dohmen, représentant de la so-
ciété d’ingénierie allemande FEV,
présent à l’inauguration, la pro-
duction démarre avec des batte-
ries à électrolyte hybride, c’est-à-
dire pas complètement solides.
Elles contiennent encore 10 % de
produit liquide, ce qui est « beau-
coup moins que les batteries tradi-
tionnelles » et permet de raccour-
cir de près de huit heures le pro-
cessus de production.
Hormis ce spécialiste, peu de
représentants du secteur auto-
mobile ont fait le déplacement. La
France était présente en force,
l’agence Bloomberg, la réunion
aurait accouché d’un projet de
fonds d’urgence doté de
2 000 milliards de yuans (près de
257 milliards d’euros) pour soute-
nir les actions chinoises. L’argent
LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET
D’APPLICATION N° 72-678 DU 20
JUILLET 1972 - ARTICLES 44
QBE EUROPE SA/NV, sis Tour CBX -
1 Passerelle des Reflets - 92913 Paris La
Défense Cedex (RCS NANTERRE 842
689 556), succursale de QBE EUROPE
SA/NV, dont le siège social est à 37,
Boulevard du Régent, 1000 BRUXELLES
- BELGIQUE, fait savoir que, la garantie
financière dont bénéficiait la :
PSIMM SARL
4 Rue Herold
06000 NICE RCS : 918 847 781
depuis le 01/11/2022 pour ses activités de :
TRANSACTIONS SUR IMMEUBLES ET
FONDS DE COMMERCE cessera de por-
ter effet trois jours francs après publication
du présent avis. Les créances éventuelles
se rapportant à ces opérations devront être
produites dans les trois mois de cette inser-
tion à l’adresse de l’Établissement garant
sis Tour CBX - 1 Passerelle des Reflets -
92913 Paris La Défense Cedex. Il est pré-
cisé qu’il s’agit de créances éventuelles et
que le présent avis ne préjuge en rien du
paiement ou du non-paiement des sommes
dues et ne peut en aucune façon mettre en
cause la solvabilité ou l’honorabilité de la
SARL PSIMM.
avec Franck Paris, directeur du
bureau de représentation (équi-
valent de l’ambassade), des diri-
geants du Grand Port maritime
de Dunkerque, la mission locale
de la ville de Bourbourg (Nord),
qui soutient les recrutements,
et le fournisseur Arkema.
Le représentant du groupe auto-
mobile vietnamien VinFast, ac-
tionnaire de ProLogium, s’était,
lui, excusé pour cause de grippe.
Quant à Daniel Navarro Rios, le
directeur batteries et systèmes de
conduite autonome de Mercedes-
Benz, il s’est éclipsé au moment
de la conférence de presse. Il a
ainsi évité les questions, alors que
dix jours plus tôt, le directeur de la
technologie de Mercedes, Markus
Schäfer, avait émis des doutes sur
serait pompé dans les réserves
étrangères des entreprises d’Etat.
Le projet, pas encore confirmé,
paraît désespéré : il coûterait cher
à Pékin, sans garantie de succès.
Mercredi, la banque centrale
chinoise a également annoncé
une baisse des réserves obliga-
toires des banques, pour libérer
des liquidités. Depuis le début
de l’année, la Bourse de Shan-
ghai a reculé de 7 %, cédant à To-
kyo la place de première Bourse
asiatique, tandis que celle de
Hongkong a perdu 12 % et est
passée derrière la Bourse de
Bombay, en Inde.
« Manque de confiance »
Les raisons de la dégringolade
sont connues : depuis la réouver-
ture de la Chine après la fin de la
stratégie zéro Covid, fin 2022, la
reprise espérée n’a jamais eu lieu.
Les exportations baissent, la con-
sommation stagne au point que
le pays est en déflation, tandis
que la crise immobilière entame
la confiance des ménages, des in-
vestisseurs, et les coffres des gou-
vernements locaux. En 2023, la
croissance a officiellement at-
teint 5,2 %, soit l’un de ses pires ré-
sultats depuis plus de trente ans.
Plus que les performances de
l’économie, c’est l’absence de
réaction convaincante des autori-
l’avenir de la batterie solide, trop
coûteuse au vu des gains de per-
formance des autres batteries. Le
constructeur allemand a pour-
tant investi près de 100 millions
d’euros dans la jeune pousse
taïwanaise, pour, selon nos infor-
mations, environ 3 % du capital.
Aucun groupe automobile n’a
donc encore validé les promesses
de la technologie de ProLogium.
L’entreprise taïwanaise s’engage à
faire des annonces d’ici quelques
semaines. En attendant, elle a
convié de nombreuses banques
américaines (J.P. Morgan, Citi-
bank, Morgan Stanley, Goldman
Sachs, Bank of America) et euro-
péennes (Crédit agricole et UBS).
Pour financer ses projets, et
notamment sa gigafactory fran-
tés qui alimente la défiance des
investisseurs. Malgré des mesu-
res prises en faveur du secteur im-
mobilier, les ventes d’apparte-
ments neufs ont chuté de 34 %
en 2023. Et, quand il a annoncé
une croissance à 5,2 %, lors du Fo-
rum économique mondial de Da-
vos (Suisse), le 16 janvier, le pre-
mier ministre, Li Qiang, s’est féli-
cité d’avoir atteint ce niveau « en
évitant un stimulus majeur ». De
quoi doucher les espoirs des in-
vestisseurs qui attendaient en-
core un soutien fort à l’activité
en 2024. « Les gens sont un peu dé-
concertés par le fait que, politique-
ment, le gouvernement ne semble
pas savoir quoi faire, ou n’est pas
prêt à adopter les solutions qui
pourraient fonctionner », analyse
George Magnus, économiste in-
dépendant, spécialiste du pays.
Si un taux de croissance à 5,2 %
est plus qu’honorable, la véracité
de cet indicateur est largement
contestée. Sur le terrain, la plupart
des secteurs font face à une sta-
gnation ou à un recul de leur chif-
fre d’affaires en 2023. Le centre de
recherche américain Rhodium
Group a effectué ses propres cal-
culs : il estime que l’activité n’a
progressé que de 1,5 % en 2023.
Le risque politique continue de
faire peur aux entreprises, au len-
demain d’une stratégie zéro Co-
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024
La jeune pousse
ne donne pas
le nom de ses
actionnaires et
ses comptes ne
sont pas publics
çaise, un investissement total de
5,2 milliards d’euros, avec 3 000
emplois à la clé, Vincent Yang a
confirmé qu’une introduction en
Bourse était envisagée. Depuis sa
création en 2006, la société dit
avoir levé 650 millions d’euros,
dont 500 millions depuis 2021.
Elle ne donne toujours pas le
nom de ses actionnaires, un man-
que de transparence souligné
dans le bilan de la concertation
préalable sur le projet menée
dans le Nord du 22 septembre au
13 novembre 2023. Levant le voile,
Vincent Yang indique que le pre-
mier est SoftBank China Venture
Capital et le deuxième son mana-
gement (environ 20 %).
L’entreprise convaincra-t-elle
les investisseurs ? Ses comptes ne
sont pas publics pour l’instant.
Son PDG assure que les ventes de
batteries solides pour les équipe-
ments grand public (recharges de
téléphone, batteries pour encein-
tes mobiles pour les voitures…),
« à forte marge », ont quadruplé
en 2023. Il admet que, vu la taille
de celle-ci, l’avance de quatre ans
qu’il revendique sur les géants
chinois, coréens ou japonais peut
paraître surprenante.
Diplômé de la meilleure univer-
sité de Taïwan, passé par Foxconn
(principal sous-traitant d’Apple),
dont il a dirigé une usine en
Chine, M. Yang affirme qu’il a tou-
jours été suivi par ses investis-
seurs. Dans son bureau de Taoke
trône une maxime chinoise qu’il
a calligraphiée lui-même. Elle a,
selon lui, la même signification
que la phrase de Corneille : « A
vaincre sans péril, on triomphe
sans gloire. » Une manière de re-
connaître les risques pris. p
sophie fay
vid aussi extrême que
brouillonne et d’une longue cam-
pagne de régulation qui a coûté
des milliards de yuans au secteur
des technologies. Le même traite-
ment pourrait toucher le secteur
financier, que le président chi-
nois, Xi Jinping, veut voir « sûr, et
contrôlable », a-t-il déclaré lors
d’un discours le 16 janvier, ajou-
tant que « les réglementations fi-
nancières doivent avoir des dents
et des épines, la corruption doit
être résolument combattue, et le
risque moral strictement empê-
ché ». Le contrôle toujours plus
fort du Parti communiste sur
l’économie ne rassure pas.
En 2023, les investissements di-
rects étrangers dans le pays ont
été négatifs pour la première fois
depuis au moins vingt-cinq ans.
En parallèle, les fonds d’investisse-
ment internationaux ont réduit
leur exposition aux actifs chinois.
Pékin espère au moins empêcher
les institutions financières chi-
noises de suivre leur exemple : de-
puis quelques semaines, les gran-
des banques ont reçu l’ordre de ne
pas vendre d’actions. Dans le
même temps, les économistes
chinois sont priés d’éviter les ana-
lyses pessimistes. La chute des
Bourses montre que la propa-
gande a ses limites. p
simon leplâtre
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024
Intelligence artificielle : la France
maintient la pression sur l’AI Act
Pour Paris, certains points du projet de règlement européen posent
encore problème, notamment à propos du droit d’auteur
L’
AI Act avance, étape
après étape, mais une
chose n’évolue pas : la
France reste critique en-
vers le projet de règlement euro-
péen de l’intelligence artificielle
(IA). « Il y a encore quelques points
qui nous semblent poser pro-
blème », explique-t-on au cabinet
du ministre de l’économie, Bruno
Le Maire. C’est le message que les
représentants français ont porté,
mercredi 24 janvier, à la réunion
du Conseil des vingt-sept Etats
membres. Le processus législatif
de l’AI Act est pourtant quasiment
achevé : vendredi 2 février, les
pays devront, en principe, se pro-
noncer sur la ratification du texte.
Malgré cela, Paris maintient la
pression : « La position de la
France n’est pas encore arrêtée »,
assure-t-on à Bercy, laissant pla-
ner sur le vote un doute qui sus-
cite de vives inquiétudes parmi
les industries culturelles.
Depuis juin 2023, la France ré-
pète que des dispositions du texte
pourraient gêner l’innovation et
les start-up européennes d’IA
cherchant, comme les français
Mistral AI, LightOn ou Hugging
Face, à rivaliser avec les américains
OpenAI ou Google. Paris a main-
tenu ses critiques, malgré l’accord
politique scellé le 8 décembre 2023
à Bruxelles entre le Parlement, le
Conseil et la Commission.
« Ce n’est pas une bonne idée de
réguler les modèles de fondation
plus que les autres pays », avait
alors expliqué le président Emma-
nuel Macron, en référence aux
grands logiciels capables de créer
du texte ou de l’image, sur lesquels
s’appuient les services comme le
Un projet d’assurance pour
mieux financer la dépendance
Obligatoire, elle permettrait de limiter le reste à charge des ménages
C’ est une nouvelle contri-
bution au débat sur le
financement de la dé-
pendance : le Comité consultatif
du secteur financier (CCSF) a pré-
senté, mercredi 24 janvier, un pro-
jet détaillé d’assurance obliga-
toire et mutualisée, un modèle
nouveau qu’il juge plus efficace
pour permettre à ce nouveau pi-
lier de financer la prise en charge
de la perte d’autonomie.
Ce « contrat dépendance soli-
daire » vise à la fois à limiter le
reste à charge des ménages et à
privilégier le maintien à domicile,
explique le CCSF dans sa recom-
mandation. Le projet n’a suscité
aucune opposition lors du vote
des membres de l’institution,
qu’ils représentent les deux
Chambres du Parlement, le sec-
teur du crédit et celui de l’assu-
rance, les organisations syndica-
les et patronales ou les associa-
tions de consommateurs.
Le contrat proposé serait
adossé aux contrats d’assurance
santé complémentaire, dont dis-
posent aujourd’hui 96 % des
foyers, mais il n’y serait pas lié
afin de permettre aux personnes
âgées qui renonceraient à une
complémentaire santé de le
conserver. Il serait en outre tota-
lement « portable », c’est-à-dire
transférable sur une nouvelle
complémentaire en cas de chan-
gement d’assureur santé.
Le dispositif permettrait sur-
tout une prise en charge immé-
diate des personnes dépendan-
robot conversationnel ChatGPT.
Bercy a, depuis, cherché à peser
dans les réunions techniques de
calage du texte. Mais celles-ci se
sont achevées vendredi 19 janvier.
Et Paris reste à l’offensive.
Quels sont les points qui posent
problème ? « Sur les droits d’auteur,
qui est un sujet essentiel, il faut
trouver d’autres moyens de les faire
respecter, sans rendre publics les se-
crets de fabrication des modèles
d’IA », soutient le cabinet de M. Le
Maire. Selon le texte, les fabricants
devront publier un « résumé suffi-
samment détaillé » des données
utilisées pour l’entraînement de
leurs logiciels. Celui-ci doit per-
mettre aux ayants droit de vérifier
si leurs textes ou leurs images y fi-
gurent, afin de les faire retirer ou
de négocier une rémunération.
Lobbying de Mistral AI
Mais, après que des entreprises
comme Mistral AI se sont plaintes
de devoir révéler leurs « recettes de
fabrication » à leurs concurrents,
une mention du respect du « se-
cret des affaires » a été introduite.
« Cela va dans le bon sens, estime-
t-on à Bercy, qui a œuvré pour
cette évolution. Mais nous aime-
rions que cela change un peu plus,
par exemple sur les modalités d’ap-
plication. » La France souhaiterait
que le résumé des données ne soit
partagé qu’avec un « tiers de con-
fiance », comme le futur « bureau
européen de l’IA ». Celui-ci rensei-
gnerait les ayants droit sur de-
mande. Elle avait déjà évoqué cette
idée fin décembre 2023, sans obte-
nir gain de cause.
L’autre réclamation de la France
porte sur le seuil à partir duquel
tes, sous forme de rente, dès lors
que l’assuré recevrait l’allocation
personnalisée d’autonomie, avec
des couvertures « identiques
pour tous » et une grille tarifaire
unique et transparente. Il serait
géré par une équipe d’assureurs
et placé sous l’autorité d’une gou-
vernance collégiale réunissant
notamment les syndicats de sala-
riés, les organisations patronales
et des représentants des assu-
reurs, des associations familiales
et de l’Etat.
Ce mécanisme associant secteur
public et privé, mutualisation et
couverture universelle, rappelle
celui en vigueur pour l’indemni-
sation des catastrophes naturel-
les, récemment conforté par une
augmentation des primes.
Faiblesse structurelle de l’offre
« Tout le monde trouve évident
qu’il y ait une solidarité nationale
pour l’assurance contre les catas-
trophes naturelles. Cela devrait
être aussi évident, voire plus évi-
dent, pour la dépendance », plaide
Corinne Dromer, qui s’apprête à
quitter la présidence du CCSF
après sept ans de mandat.
Selon les estimations de la fédé-
ration France Assureurs et de la
Fédération nationale de la mutua-
lité française, une personne qui
commencerait à cotiser dès 22 ans
pourrait ainsi bénéficier d’une
rente mensuelle de 500 euros
pour une cotisation de 9,50 euros
par mois ; pour un contrat sous-
crit à 42 ans, une rente équiva-
Bercy cherche
à peser dans
les réunions
techniques de
calage du texte
les modèles les plus puissants
sont considérés comme « systémi-
ques » et soumis à des obligations
renforcées d’évaluation et d’atté-
nuation des risques (biais, désin-
formation, erreurs…). Paris n’a pas
réussi à faire baisser le critère de
puissance de calcul informatique
retenu (10 puissance 25 Flops),
mais espère pouvoir « encore dis-
cuter, afin de pouvoir le faire évo-
luer, par des actes délégués de la
Commission », expose Bercy. Le
texte prévoit déjà que le bureau de
l’IA puisse le « réévaluer ».
Le gouvernement se lance-t-il
dans un baroud d’honneur con-
tre un règlement qui avance mal-
gré son opposition ? Ou pour-
rait-il aller jusqu’à mettre en dan-
ger un texte communautaire ?
« La France n’est pas opposée à ce
que l’Europe régule l’IA, mais cette
régulation ne doit pas se faire au
détriment de l’innovation et du dé-
veloppement de l’écosystème de la
tech », explique Bercy, rappelant
n’avoir aucun problème avec la
partie de l’AI Act qui contrôle les
usages jugés risqués, comme la
médecine, la conduite ou l’em-
ploi. « Le texte est plus acceptable
qu’avant. Mais il reste beau-
coup de travail », ajoute le minis-
tère. Le ton semble ne pas exclure
une abstention ou un rejet.
lente impliquerait une cotisation
mensuelle de 13,70 euros.
A titre de comparaison, les dé-
penses non prises en charge par
les allocations ou les aides socia-
les pour les personnes dépendan-
tes hébergées en Ehpad s’élèvent
à 1 957 euros par mois, selon une
étude publiée en juillet 2022 par la
direction de la recherche, des étu-
des, de l’évaluation et des statisti-
ques. Un montant supérieur aux
ressources disponibles dans une
large majorité des cas, puisqu’il
représente près de 120 % de la
pension moyenne brute.
La solution proposée par le CCSF
vise à répondre à la faiblesse
structurelle de l’offre d’assurance
dépendance existante, trop peu
souscrite, et souvent trop tard, ce
qui empêche une mutualisation
efficace du risque et des coûts, et
donc une couverture à la mesure
des besoins.
Selon la fédération France Assu-
reurs, 2,64 millions de personnes
seulement étaient couvertes par
des contrats dépendance en 2021.
Les cotisations ne représentent
que 814 millions d’euros et l’âge
moyen de souscription pour les
contrats spécifiques dépendance
atteint 62 ans.
Pour faire vivre son projet,
le CCSF appelle à la tenue d’Etats
généraux sur le financement
de la dépendance, auxquels il
reviendrait de s’accorder sur l’or-
ganisation et la gouvernance du
dispositif. p
marc angrand
économie & entreprise | 15
Selon certains défenseurs de l’AI
Act, à Paris ou Bruxelles, la France
cherche à rallier une minorité de
blocage avec l’Allemagne et l’Ita-
lie, la Hongrie ou la Slovaquie. Un
rejet renverrait le texte à la négo-
ciation et le remettrait en ques-
tion, car son adoption serait im-
possible avant les élections euro-
péennes de juin.
Les organisations professionnel-
les du cinéma, de la musique, de
l’édition ou de l’audiovisuel fusti-
gent l’attitude de Paris, qui « fait
planer le doute quant à une opposi-
tion finale au compromis » : « La
France n’a pas porté une parole
aussi forte qu’elle aurait dû pour
défendre une régulation protec-
trice du droit d’auteur » et a même
emprunté un « chemin inverse »,
dénoncent la Société des auteurs
et compositeurs dramatiques
(SACD), l’Adami ou la Société des
auteurs, compositeurs et éditeurs
de musique, dans une lettre adres-
sée, le 22 janvier, à la ministre de la
culture, Rachida Dati. « La France
trahit son ADN culturel et son lea-
dership », renchérit l’association
de cinéastes ARP. Beaucoup criti-
quent le lobbying de Mistral AI et
de son conseiller Cédric O, ex-se-
crétaire d’Etat au numérique.
Pour jouer la carte de l’apaise-
ment, Bercy assure que le comité
sur l’IA créé en septembre 2023
par Matignon fera en mars des
propositions pour adapter le
droit d’auteur à l’IA. Mais cer-
tains voient là une diversion. « Ce
serait très étonnant que le premier
texte sur l’IA laisse le droit
d’auteur sur le bord de la route »,
estime-t-on à la SACD. p
alexandre piquard
CON J ON CT U R E
En France, le climat des
affaires est stable, celui
de l’emploi s’assombrit
Le climat des affaires est
stable en janvier, par rapport
à décembre 2023, mais celui
de l’emploi s’assombrit légè-
rement, a annoncé l’Insee,
jeudi 25 janvier. L’indicateur
du climat des affaires s’établit
à 98, comme en décem-
bre 2023, un peu au-dessous
de sa moyenne de longue pé-
riode (100). Celui de l’emploi
recule à 99, passant sous 100
pour la première fois depuis
avril 2021. – (AFP.)
AÉR ON AU T I QU E
La hausse de la
production du Boeing
737 MAX gelée
Boeing est confronté à un re-
vers commercial, après que
l’Administration fédérale de
l’aviation américaine (FAA) a
gelé, mercredi 24 janvier, les
augmentations de produc-
tion prévues pour les
737 MAX. Cette décision
stoppe les ambitions de crois-
sance du groupe américain, à
un moment où la demande
en avions augmente et où la
concurrence avec le construc-
teur européen Airbus s’inten-
sifie. – (Bloomberg.)
SPAT IAL
Le module japonais SLIM
a aluni avec un très haut
degré de précision
Le petit engin spatial japo-
nais Smart Lander for Inves-
tigating Moon (SLIM), qui
s’est posé, samedi 20 janvier,
sur la Lune a touché le sol
à environ 55 mètres de sa ci-
ble, soit un très haut degré
de précision, a annoncé,
jeudi 25 janvier, l’agence spa-
tiale japonaise. – (AFP.)
UE : le contrôle renforcé
des investissements
étrangers en discussion
La Commission a présenté des initiatives
relatives à « la sécurité économique »
bruxelles - bureau européen
L ongtemps, les partisans
d’un libre-échangisme sans
entrave ont dominé au sein
de l’Union européenne (UE). Mais
l’élection de Donald Trump, la
montée en puissance de la Chine,
la pandémie de Covid-19 ou la
guerre en Ukraine ont fait bouger
les lignes. Aujourd’hui, dans ses
relations économiques avec l’ex-
térieur, et particulièrement avec
Pékin mais aussi avec Washing-
ton, l’UE cherche un équilibre sub-
til : être moins naïve, réduire ses
dépendances, se protéger mieux
en restant un continent ouvert.
Les initiatives qu’a présentées la
Commission européenne, mer-
credi 24 janvier, au nom de « la sé-
curité économique », s’inscrivent
dans cette logique, mais elles sont
moins ambitieuses que ne le sou-
haitait l’exécutif communautaire
en juin 2023. Sa présidente, Ur-
sula von der Leyen, avait évoqué
la nécessité d’un contrôle ren-
forcé des investissements étran-
gers au sein de l’UE et des expor-
tations de biens sensibles hors
des frontières communautaires,
afin d’éviter que ses technologies
sensibles ou infrastructures criti-
ques ne tombent entre des mains
peu amicales. Elle avait aussi mi-
lité pour la mise en place d’un
contrôle des investissements des
entreprises européennes dans
des pays tiers qui faciliteraient
des fuites de technologies.
Face à la levée de boucliers des
Etats membres qui en redou-
taient les conséquences et ju-
geaient qu’avec cette proposition
l’ex-ministre d’Angela Merkel
empiétait sur leurs compétences,
PERTES & PROFITS | TESLA
p a r p h il ip p e e s c a nde
Le retour
de la voiture populaire
Ah, le bon vieux temps de la voi-
ture populaire ! Les grands-pa-
rents exhibant fièrement, au
seuil des années 1960, leur nou-
velle Renault 4CV, Dauphine, ou
autre Coccinelle allemande. La
belle époque des usines de Billan-
court, près de Paris, des premiers
embouteillages de vacances et
des agriculteurs heureux.
L’histoire ne se répète pas, mais
le retour de la voiture du peuple
semble de nouveau d’actualité.
Après avoir rempli leurs poches
en vendant des voitures de ri-
ches, à la faveur des pénuries
post-Covid, les constructeurs
automobiles reviennent aux fon-
damentaux. Tout le monde ne
peut pas être Porsche ou Ferrari.
Pour faire des économies, il faut
du volume. Et pour faire du vo-
lume, il faut vendre des voitures
bon marché. Même la révolution
de la voiture électrique ne dé-
roge pas à cette règle de base.
Concurrence chinoise
Cas emblématique, celui de Tesla.
La firme d’Elon Musk a prospéré
jusqu’en 2022 sur sa supériorité
dans ce domaine pour écouler
ses bolides sur tous les conti-
nents et dépasser le seuil symbo-
lique du million de voitures ven-
dues en un an. Puis, la dynami-
que s’est cassée en 2023.
Pour accroître encore les ventes
et soutenir la concurrence chi-
noise, le constructeur a com-
mencé à baisser les prix de ses
modèles et a fini pas voir sa crois-
la Commission a tempéré ses ar-
deurs. Plusieurs capitales avaient
soupçonné la très transatlantique
Ursula von der Leyen de vouloir
donner des gages aux Etats-Unis.
IA et semi-conducteurs
Afin d’éviter une « guerre de terri-
toire » avec les Vingt-Sept, selon la
vice-présidente de l’exécutif com-
munautaire, Margrethe Vestager,
c’est une « approche graduelle »
qui a été choisie. La seule proposi-
tion législative concerne le ren-
forcement du contrôle des inves-
tissements étrangers en Europe,
mis en place en 2020. Les Etats
membres, dotés d’un mécanisme
de contrôle des investissements
étrangers, doivent ainsi signaler à
la Commission et aux pays euro-
péens les projets en cours suscep-
tibles de poser des questions.
La Commission souhaite que
« tous les Etats membres disposent
d’un mécanisme de contrôle » des
investissements étrangers, alors
que quatre pays en sont dépour-
vus : la Croatie, Chypre, la Bulga-
rie et la Grèce. L’Irlande n’en est
pas non plus dotée, mais elle a
prévu d’y remédier cette année.
Elle milite pour « un champ d’ap-
plication sectoriel minimum », qui
pourrait concerner l’intelligence
artificielle, les semi-conducteurs,
la biotech et l’informatique quan-
tique. Enfin, le contrôle devra
s’appliquer aux investissements
inter-UE, quand l’investisseur est
détenu par des capitaux de pays
tiers. La portée de ce texte reste li-
mitée : la Commission n’a aucun
pouvoir pour bloquer un investis-
sement, le dernier mot revenant
aux Etats membres. p
virginie malingre
sance s’amenuiser. Le chiffre d’af-
faires 2023 de la société, présenté
mercredi 24 janvier, a bien pro-
gressé de 15 %, à plus 80 milliards
de dollars (73,4 milliards d’euros),
mais, au dernier trimestre, ses
ventes n’ont plus progressé que
de 3 %. Une quasi-stagnation.
Entre-temps, le chinois BYD, lui,
est passé devant en matière de
ventes mondiales, avec des mo-
dèles bien plus abordables. Il faut
dire que la Chine regorge de com-
pétiteurs. Pour BYD, MG ou Geely,
l’international est la seule issue
de secours face au ralentissement
de leur marché intérieur. Pour les
contrer, pas de mystère, il faut re-
nouer avec le charme de la voi-
ture populaire. Elon Musk a an-
noncé la construction d’une
usine à Austin (Texas), qui pro-
duira une voiture bon marché à
partir de la fin 2025, avec une
« technologie révolutionnaire ».
En Europe, Renault et Citroën,
vieux briscards de la voiture pas
chère, s’engouffrent dans la brè-
che. Renault a un temps d’avance
grâce à sa marque roumaine, Da-
cia. Son modèle Sandero est la
deuxième voiture la plus vendue
en Europe en 2023, juste der-
rière… la Tesla Model Y. Tout cela
est une bonne nouvelle pour la
transition énergétique, puisque le
transport reste le principal point
noir de l’Europe dans ce domaine.
Reste à démontrer que la fabrica-
tion de ces modèles est compéti-
tive dans nos contrées, ce qui est
encore loin d’être le cas. p
16 |
La fête olympique,
ça se mérite
Alors que le ministère des sports projette une
délégation d’environ 560 athlètes aux Jeux de Paris,
la plupart des sportifs français attendent toujours
de décrocher leur qualification ou d’être officiellement
sélectionnés par leur fédération
A
six mois de la cérémonie
d’ouverture des Jeux olympi-
ques (JO) à Paris, pas un jour
sans qu’un proche leur ré-
clame un billet ou leur mette
involontairement la pres-
sion en les imaginant déjà qualifiés. Sursolli-
cités, la grande majorité des athlètes français
ne savent pourtant toujours pas s’ils dispute-
ront les JO à la maison.
Sur le futur contingent d’environ cinq cent
soixante membres de la délégation tricolore
– selon une récente projection du ministère
des sports, hors Jeux paralympiques –, ils ne
sont même pas trente à être sélectionnés
pour l’échéance d’une vie : dix judokas, sept
boxeurs, quatre kayakistes, deux grimpeurs,
trois surfeurs, un breakeur et une lutteuse.
Vingt-cinq athlètes ont, eux, réalisé les mi-
nima et sont en ballottage favorable.
La proportion de ces heureux élus, qui ont
la chance de pouvoir préparer sereinement
l’événement, peut paraître réduite, mais elle
tient aux modalités de qualifications – quo-
tas réservés au pays hôte, tournoi de qualifi-
cation olympique (TQO), classement olympi-
que – et aux temporalités de sélections très
différentes selon les sports.
« On ne peut pas négliger le fait que les Jeux
sont en France », relève Frédérique Jossinet, vi-
ce-présidente haut niveau de la Fédération
française de judo et disciplines associées. Fort
de ce constat, le judo français – sport qui a rap-
porté le plus de médailles des Jeux de Tokyo
en 2021 (huit) et qui en vise dix à domicile – a
opté pour des sélections les plus anticipées
possibles, respectant en cela une recomman-
dation de l’Agence nationale du sport.
LES ESCRIMEURS DANS L’EXPECTATIVE
Dès le 24 novembre, la sélection a annoncé à
dix combattants (dont Teddy Riner, Clarisse
Agbegnenou, Romane Dicko ou Amandine
Buchard), sur un quota pays hôte de qua-
torze, qu’ils avaient mérité leur sésame. Les
quatre autres pourront l’obtenir soit début
mars, soit en mai, dans certains cas. La situa-
tion des judokas fait des envieux parmi
d’autres olympiens. Comme ses camarades
Intégrer le top 5 des médailles, un « objectif plus que jamais atteignable »
maintes fois répété, l’objectif de
figurer dans le top 5 des médailles aux
Jeux de Paris 2024 est-il une chimère
pour la France ? Pas pour Emmanuel
Macron, qui avait fixé ce cap en sep-
tembre 2021, au retour de Jeux de To-
kyo en demi-teinte. Il l’a redit, mardi
23 janvier, lors de ses vœux olympi-
ques et paralympiques à l’Institut na-
tional du sport, de l’expertise et de la
performance : « Notre objectif du top 5
olympique [est] plus que jamais attei-
gnable », a assuré le président, mettant
en avant « certaines projections, qui in-
diquent que la France pourrait connaî-
tre ses meilleurs Jeux depuis 1900 ».
L’institut Nielsen Gracenote consi-
dère que la France devrait finir cet été
sur la troisième marche du podium
des nations au nombre de médailles
d’or (27 titres, 54 médailles au total),
derrière les Etats-Unis et la Chine.
Dans son calcul, qui compile les ré-
sultats de 80 disciplines, avec une
prime aux sports collectifs et aux
sports les plus populaires, le site bri-
tannique Greatest Sporting Nation
propulse, pour sa part, la France en
deuxième position, derrière les Etats-
Unis, inaccessibles.
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024
Teddy Riner et Clarisse
Agbegnenou félicitent Romane
Dicko (de dos) après qu’elle
a remporté le point décisif de la
demi-finale B de l’équipe mixte
de judo, lors des JO de Tokyo,
le 31 juillet 2021 FRANCK FIFE/AFP
épéistes, Yannick Borel, champion olym-
pique par équipe et champion du monde
individuel, devra par exemple attendre en-
core quelques mois.
Figurant parmi les nations qui dominent ce
sport (les escrimeurs tricolores ont glané
cinq médailles à Tokyo), la France a de bon-
nes chances d’obtenir le quota maximal
autorisé de tireurs par la fédération interna-
tionale, qui est de dix-huit (trois par armes).
En tant que pays hôte, six quotas lui sont at-
tribués d’office. Et elle est pour le moment à
l’une des quatre premières places mondiales
requises dans cinq classements par équipes
sur six. Ceux-ci seront clôturés au 1er avril.
Mais, même si les épéistes obtiennent un
quota maximal grâce à leur classement à
cette date, leur parcours du combattant ne
sera pas achevé, puisqu’ils devront attendre
le choix définitif des sélectionnés. Il sera ef-
fectué à la « fin mai » par leur commission
d’armes. « Pour moi, ce qu’a fait le judo est
malin. Il y a suffisamment de pression avec les
Jeux, qui plus est à la maison, pour enlever une
charge mentale et psychologique aux athlè- motive Léon Marchand (triple champion du tains nageurs avaient tendance à se détendre
tes », regrette Yannick Borel. « QUAND LES monde en titre), la natation française est l’un un peu », justifie Julien Issoulié, le DTN de la
Au sein d’une même fédération, les escri-
meurs ne sont toutefois pas tous placés sous
QUALIFICATIONS des sports où les athlètes composteront leur
ticket pour les Jeux « au dernier moment », à
Fédération française de natation. Cela per-
met aussi « de préparer les athlètes à être ca-
le même régime. Ainsi, les sélections du sa- AVAIENT LIEU savoir à cinq semaines de l’échéance, lors des pables de performer quand ça compte ».
bre et du fleuret interviendront autour de dé- championnats de France prévus à Chartres Un risque qui existe dans tous les sports,
but avril. Directeur technique national (DTN), LONGTEMPS À du 16 au 21 juin. comme le décrit Renaud Lavillenie, cham-
Jean-Yves Robin avoue son impuissance face
aux décisions des trois commissions d’ar-
L’AVANCE, CERTAINS « REBOND D’ÉNERGIE ET D’EXCITATION »
pion olympique 2012 du saut à la perche :
« Quand on est un peu trop dans le confort, on
mes : « J’ai dit qu’il serait souhaitable d’avan- NAGEURS AVAIENT Seront proposés à la sélection, dans la limite ne prend plus de risques et, au lieu d’augmen-
cer [le calendrier], mais on m’a répondu qu’il y de deux nageurs par épreuve, ceux qui ter son niveau, on peut régresser. »
avait des épreuves importantes jusqu’à la mi- TENDANCE À SE auront réalisé, en finale des championnats Chez la plupart des nageurs, le choix n’a pas
mai, notamment en épée », explique-t-il. de France (en séries pour les épreuves de fait de vagues. « C’est sûr que ça rajoute un peu
Vice-championne olympique par équipe DÉTENDRE UN PEU » 800 et 1 500 nage libre), le temps de qualifica- de pression, mais on commence à avoir l’habi-
en 2021, la sabreuse Cécilia Berder se félicite JULIEN ISSOULIÉ tion fixé par la fédération internationale tude, résume Hadrien Salvan, qui espère se
du timing de sélection de son arme, qu’elle directeur technique pour chaque épreuve. qualifier sur le 200 m nage libre et le relais 4 x
n’échangerait pas contre la tranquillité d’es- national de la Fédération Ce timing est inspiré des nations concur- 200 m. La seule différence, c’est qu’on nous
prit des qualifiés de plus longue date. « On en française de natation rentes de pointe, comme les Etats-Unis et parle beaucoup moins des championnats du
voit plein à l’Insep [Institut national du sport, l’Australie. Il avait été testé une première fois monde en comparaison des JO ! »
de l’expertise et de la performance], notam- à l’occasion des Jeux de Tokyo, et a depuis été Son camarade d’entraînement à l’Insep, Yo-
ment les boxeurs et les judokas, qui ont déjà réitéré lors de plusieurs championnats. « Cela hann Ndoye Brouard, abonde : « Je vise une
leur ticket dans la poche, mais ils ont déjà la permet d’avoir une planification très simple médaille, donc c’est un standard de faire le
pression, souligne-t-elle. Notre avantage, c’est entre ces cinq semaines et d’avoir un rebond temps de qualification pour les Jeux à ce mo-
qu’on est aujourd’hui dans l’instant présent. » d’énergie et d’excitation. Quand les qualifica- ment-là [mi-juin] sans être trop préparé, pour
Très ambitieuse, grâce notamment à sa loco- tions avaient lieu longtemps à l’avance, cer- pouvoir, cinq semaines après, être à un niveau
encore meilleur », insiste celui qui espère dé-
crocher le sésame sur 100 m dos et 200 m dos.
Sport vedette des JO avec la natation, l’ath-
létisme partage pour Paris 2024 (avec la lutte
et le cyclisme sur piste) un autre point com-
Intégrer le top 5 des médailles, la tisme à l’été 2023 –, offrent des motifs en France ». Achats de répliques de mun : celui de n’offrir à ses athlètes aucun
France l’a déjà fait : c’était à Atlanta d’espoir. Pour les Jeux paralympiques, matériel utilisé pendant les Jeux, opti- quota pays hôte. La fédération internationale
en 1996 (15 titres). Il reste que la mar- l’ANS, qui évoque 112 podiums poten- misation des conditions de logement World Athletics a choisi deux voies de sélec-
che pour y figurer est aujourd’hui plus tiels, vise la 9e place, aux portes du sur le village olympique, etc. Rien n’est tion : par les minima, pour la moitié des qua-
haute. Aux JO de Tokyo en 2021, la cin- top 8 assigné par l’Elysée (14e à Tokyo). laissé au hasard dans la quête des po- lifiés, et par un classement par discipline, le
quième place, occupée par la Russie, La France a les moyens sportifs pour diums olympiques. ranking, pour l’autre moitié.
totalisait 20 médailles d’or, soit le dou- entrer dans le top 5 mais aussi les Il reste à convertir les espoirs en mé- Il y a parfois quelques ratés : sur le mara-
ble de celles obtenues par la France, moyens humains et financiers, assu- dailles le jour J, un défi que la France thon, le niveau des minima a été sous-évalué
qui avait glané 33 médailles au total. rent les acteurs du sport. Depuis n’a jamais été capable de relever aussi et, chez les femmes, quatre-vingt-huit athlè-
L’Agence nationale du sport (ANS), juillet 2020, Claude Onesta, manageur bien que ses concurrents directs chi- tes les avaient atteints fin 2023. Dans ce cas, le
l’organe public chargé du haut niveau, de la haute performance à l’ANS, a res- nois ou anglo-saxons. Une des rai- ranking risque de ne plus servir à grand-
a fait ses calculs : pour avoir leur carte tructuré le système du haut niveau, à sons, selon un cadre de la haute per- chose, puisque tous les « athlètes aux mi-
de membre au club des cinq meilleu- travers la stratégie « Ambition bleue », formance, serait que « les athlètes fran- nima » sont qualifiés dans la limite de trois
res nations mondiales, les Bleues et les non sans provoquer quelques crispa- çais gagnent plus d’argent à être cham- athlètes par pays.
Bleus doivent décrocher au minimum tions. Près de 114 millions d’euros sont pion du monde que champion « Ils n’ont pas assez anticipé l’évolution tech-
16 titres. L’objectif est jugé réaliste par consacrés à la haute performance olympique. Dans les autres pays, t’es nologique », constate Romain Barras, DTN de
le ministère des sports, selon qui l’ef- dans le budget 2024 de l’ANS. Cela s’est champion olympique ou t’es rien ». l’athlétisme tricolore, dont trois maratho-
fet « Jeux à domicile » devrait jouer et notamment traduit, à travers le « plan Un autre facteur plaide pour un bon niens et trois marathoniennes entrent pour
se traduire par un nombre de mé- coachs », par le recrutement d’en- classement de la France cet été : la dé- le moment dans cette catégorie. Pour les
dailles d’or multiplié entre 1,5 et 2,2. traîneurs étrangers – ou français qui légation tricolore comptera plus de autres disciplines, la fédération française im-
étaient partis exercer à l’étranger –, 800 athlètes olympiques et paralym- pose un critère supplémentaire à ceux qui
Stratégie, dispositif et plan dont l’expertise dans leur sport est in- piques, soit près de 300 de plus qu’au postulent par la voie du ranking : « Comme
Dans sa projection, l’ANS, qui a identi- ternationalement reconnue. C’est Japon. Autant de chances supplémen- on veut une équipe avec une ambition parta-
fié 102 podiums potentiels, table sur ainsi que le Néerlandais Jacco Verhae- taires de décrocher des médailles. gée, il faut être au moins top 24, ou alors top
17 médailles d’or (61 médailles au to- ren est venu épauler la natation ou le D’autant que la participation réduite 32 si tu es champion de France. »
tal). Elle se fonde sur les résultats obte- Sud-Coréen Oh Seon-tek le tir à l’arc. de la délégation russe – habituelle Dans une discipline comme le 110 m haies,
nus par les Français lors des cham- Pour maximiser les chances de mé- place forte – devrait offrir aux Bleus où trois hurdlers (Sasha Zhoya, Wilhem Belo-
pionnats du monde les plus récents, dailles, l’ANS a également lancé, sous quelques occasions de podiums. A cian, Just Kwaou-Mathey) ont réalisé les mi-
qui, mis à part quelques échecs reten- le patronage de l’ancien gymnaste condition de les saisir. p nima et où un autre (Pascal Martinot-Lagarde,
tissants – ceux du basket et de l’athlé- Yann Cucherat, le dispositif « Gagner nicolas lepeltier alias « PML ») est, pour l’instant, 20e au ran-
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VENDREDI 26 JANVIER 2024 | 17

Ces athlètes français qui

jouent les prolongations
Motivés par la perspective des Jeux « à la maison »,
ils sont nombreux, de Teddy Riner à Nikola Karabatic,
à avoir décidé de différer leur départ à la retraite

king, le juge de paix devrait être la finale des
championnats de France, fin juin, à Angers.
« Ça va ressembler aux Trials [l’impitoyable sé-
lection américaine] ! », relève PML, que cette
qualification sur une course ne stresse pas :
« Je suis serein. Plus je suis sous pression, plus je
réussis à sortir un truc au dernier moment. »
D’autres athlètes ont fait le choix de marquer
des points pour être bien classés au ranking.
C’est le cas de la lanceuse de disque Mélina Ro-
bert-Michon, actuelle 10e mondiale. « Pour évi-
ter la pression des minima, on avait anticipé en
participant à des meetings aux Etats-Unis et en
Chine en fin de saison, évoque la vice-cham-
pionne olympique 2016. Simplifier tout ça pour
que ça ne soit pas un stress pour la saison. »
« MON OBJECTIF EST LES MINIMA »
A 20 ans, le double champion du monde ju-
niors du saut en longueur, Erwan Konaté, est
plus impétueux. Et compte bien réussir les
minima de 8,27 mètres « le plus vite possible
cet hiver pour être relax », même si son record
personnel, qui date de 2021, est de 8,12 mètres.
« Je n’ai pas du tout regardé mon ranking [47e],
lance-t-il. Je m’en fous, puisque j’ai connu une
année 2023 de merde, avec des blessures. Mon
objectif est les minima. Sinon, c’est que je n’ai
pas le niveau d’aller chercher une médaille. »
Rang de la France par rapport au top 5 des nations
Grand espoir de médaille à Paris, Kevin
Mayer vise des minima accessibles pour lui
lors d’un décathlon à San Diego (Californie)
en mars, trois mois après avoir renoncé à une
première tentative australienne pour une
douleur à la hanche. Quant au sauteur à la
perche Renaud Lavillenie, il espère revenir à
la compétition en mai pour tenter de se qua-
lifier en passant les 5,82 mètres requis en
juin, et ainsi faire partie, pour la quatrième
fois, de l’équipe de France olympique d’athlé-
tisme, qui devrait compter entre 75 et 80 qua-
lifiés, selon une projection fédérale.
Quand des sports comme la boxe et la lutte
s’apprêtent à se frotter aux TQO pour
arracher les derniers quotas, certains sont
loin de ces considérations. Les équipes de
France de sport collectif olympique sont
quasi toutes qualifiées d’office à Paris. Seuls
les Bleus du basket 3X3 doivent encore ba-
tailler. « On aurait apprécié le confort d’une
qualification d’office », constate le numéro un
français du 3X3, Franck Seguela. Lui et ses
partenaires auront deux TQO, au Japon et en
Hongrie, en mai, pour décrocher le précieux
sésame. Et « éviter d’être le vilain petit canard
des sports collectifs ». p
anthony hernandez, élisabeth pineau
et gilles van kote
L’
échéance lui a d’abord
paru lointaine, « presque
impossible », vu son âge,
pour une sportive de
haut niveau s’entend. « Et puis,
d’année en année, j’ai constaté que
l’envie était toujours là. Plus je
[m’en] rapprochais, plus je me di-
sais que ça pouvait le faire », ra-
conte Mélina Robert-Michon. La
lanceuse de disque fêtera ses
45 ans le 18 juillet, huit jours avant
la cérémonie d’ouverture des Jeux
olympiques (JO).
L’attribution des Jeux d’été à Pa-
ris, en septembre 2017, a incité de
nombreux athlètes français à jouer
les prolongations, repoussant leur
départ à la retraite. Les JO ? « Le rêve
d’une vie », entend-on souvent.
Alors, quand la grand-messe pla-
nétaire se déroule « à la maison »,
cent ans exactement après la der-
nière fois, difficile de ne pas saliver.
L’annonce à peine survenue,
certains s’étaient déjà projetés sept
ans plus tard – une éternité à
l’échelle d’une carrière. Le judoka
Teddy Riner a été l’un des premiers
à le claironner, au moment où le
double champion olympique, sacré
à Londres en 2012 et à Rio en 2016,
régnait sans partage dans sa catégo-
rie des poids lourds. S’imaginer être
encore l’homme à battre sur les
tatamis à Paris, alors qu’il aura
35 ans ? « Bien sûr ! Parce que c’est à
Paris. Tant que cette envie est là, je
peux aller très loin, même en 2024 »,
assurait-il à l’AFP, début septem-
bre 2017, dans la foulée d’un neu-
vième titre mondial – il en compte
aujourd’hui onze.
Baisser de rideau « en apothéose »
L’envie, mais pas seulement : en-
core faut-il que le corps et l’esprit le
permettent. Le défi de durer s’im-
pose à tous ces sportifs qui auront
franchi depuis longtemps la barre
des 30 ans. « Je n’ai pas eu cette sen-
sation de me dire : “Il va falloir pous-
ser plus loin que prévu.” Mais je pra-
tique tant que je peux, insiste le per-
chiste Renaud Lavillenie (37 ans),
qui pourrait vivre ses quatrièmes
Jeux s’il parvient à se qualifier. Je
les vois plus comme un bonus, j’ai
tout à gagner et rien à perdre. Et si je
ne les fais pas, ma carrière ne sera
pas ratée pour autant. »
Chez certains, l’espoir de déblo-
quer enfin un palmarès olympique
encore vierge a pesé dans la ba-
lance. « J’ai toujours la flamme et,
après quatre JO sans médaille, la
possibilité de refaire une tentative à
la maison, ça ne se refuse pas », at-
« JE VOIS [LES JEUX
DE PARIS] COMME
UN BONUS,
J’AI TOUT À GAGNER
ET RIEN À PERDRE »
RENAUD LAVILLENIE
perchiste
rideau « en apothéose » et rêve de
pouvoir communier avec le public
français. « En natation, on n’a pas
eu la chance d’avoir de grands
championnats du monde ou
d’Europe en France. Donc, ce sera la
première et la dernière fois pour
moi, je pense. J’ai hâte. »
Nikola Karabatic a lui aussi fait
savoir qu’il refermerait le chapitre
de sa carrière à Paris, devant son
public. Un ultime défi, à bientôt
40 ans, pour la star de handball
aux trois médailles d’or olympi-
ques (2008, 2012 et 2020) et une
médaille d’argent (2016). Tout
comme pour Nicolas Batum
(35 ans) : « Si l’on ne m’a pas mis de-
hors d’ici là, ce serait génial de termi-
ner là-dessus », disait le basketteur
au Parisien en mars 2017. Depuis, le
recordman de médailles en équipe
de France (six) a confirmé sa re-
traite au sortir des Jeux. Une « der-
nière danse » qui vaudra également
en escalade pour Mickael Mawem
(33 ans), champion du monde de
bloc, et son grand frère Bassa
(39 ans), spécialiste de la vitesse,
avant de raccrocher les chaussons.
La perspective de participer à une
aventure sans égale en a décidé
une poignée à sortir de leur re-
traite. A l’image du judoka Ugo
Legrand, médaillé de bronze aux
JO 2012 en moins de 73 kilos. Après
huit ans de pause, il a repris le che-
min des tatamis, à un an pile de
l’échéance parisienne. « L’envie
d’adrénaline », justifiait le Nor-
mand de 35 ans dans L’Equipe, en
août 2023. Un défi « qui ne me sem-
ble pas irréel. (… ) Aujourd’hui, j’ai la
fraîcheur, la disponibilité émotion-
nelle, mentale et physique. »
Porte-drapeau des Bleus à Tokyo,
où elle avait fait ses adieux, la para-
judoka Sandrine Martinet s’est elle
aussi « reprise aux Jeux ». Frustrée
par sa médaille d’argent au Japon,
elle a renfilé le judogi un an plus
tard. Pouvoir concourir devant ses
enfants a été une autre source de
motivation : « Ma fille n’avait que
2 ans en 2016, on ne l’avait pas ame-
née à Rio, contrairement à son frère,
qui en avait 6. Elle n’a pas non plus
connu Tokyo. J’ai très envie qu’elle
puisse être là, à Paris, qu’elle voie (…)
pourquoi je fais tout ça », racontait
l’athlète de 41 ans dans L’Equipe en
novembre 2022.
Différer un projet de maternité
Double médaillée de bronze en
voile olympique, Camille Lecoin-
tre aura 39 ans en juillet 2024. Ces
JO à domicile, « c’est le critère es-
sentiel qui m’a poussée à continuer
ma carrière, assure-t-elle, car
j’avais le projet d’avoir un deuxième
enfant rapidement après Tokyo »,
d’où elle est revenue « bronzée »
en dériveur double 470. Avec sa
famille, elle a déménagé de Brest à
Marseille, ville hôte des épreuves
de voile. « Du coup, je suis à la
maison pour m’entraîner une
grande partie du temps, et ça
change tout », avec deux enfants
de 6 ans et de 18 mois.
Certaines sportives ont préféré
différer leur projet de maternité.
« En escrime, j’en connais qui ont re-
poussé ce projet d’enfant pour être à
Paris », témoigne Cécilia Berder,
médaillée d’argent par équipe à
Tokyo. Pas elle. La sabreuse (34 ans)
a accouché d’une fille en mai 2022,
avant de revenir à la compétition
cinq mois plus tard. « Paris ou pas
Paris, je me sentais encore de conti-
nuer, mais c’est clairement un argu-
ment en plus, reconnaît-elle. On re-
vient avec la volonté que les choses
aillent un peu plus vite. »
Et puis il y a ceux qui auraient
bien aimé être de la fête, mais qui
ont dû y renoncer, vaincus par leur
principal outil de travail : leur corps.
Le recordman de France du
800 mètres Pierre-Ambroise Bosse
(31 ans), champion du monde
2017 sur la distance, a ainsi aban-
donné « [son] rêve » en décembre, la
faute à un tendon de la cuisse droite
récalcitrant. Pour l’ancienne coque-
luche de l’athlétisme tricolore, les
Jeux se vivront depuis le canapé ou
dans les tribunes. p
an. h., patricia jolly et e. pi.

CULTURES
Nombre de titres... ... de la nation classée 5e ... de la France
teste le marin Jean-Baptiste Ber-
e
9 : rang de la France naz, champion du monde d’ILCA 7
(dériveur solitaire) en 2022, qui

MONDE.
Aux Jeux olympiques aura 37 ans en juillet.
20
16 16 17 Lui n’est toujours pas rassasié. du lundi
14 15 15 13 13
11
13
11 10 10
Médaillé d’or sur 50 mètres nage au vendredi
8 libre en 2012, vice-champion olym-
7
pique sur la distance en 2016, à Rio, 11H – 12H
9e 5e 6e 7e 10e 7e 7e 8e puis à nouveau en 2021, à Tokyo, où
il avait joué les pompiers de service Julie Gacon
1992 1996 2000 2004 2008 2012 2016 2021
en sauvant la natation française du Mélanie
zéro pointé, Florent Manaudou
Aux Jeux paralympiques
brûle d’envie d’en décrocher une
Chalandon
© Radio France/Ch. Abramowitz

39 quatrième individuelle d’affilée en

36 36
34 35 autant d’éditions.
32
30 Si l’événement planétaire n’avait
26 25 pas eu lieu à Paris, aurait-il rangé
23
22 au placard son maillot de bain,
18 après Tokyo ? « C’est certain », ré-
12 pondait au Monde en septem-
11
8 9 bre 2023 le sprinteur, sorti d’une L'esprit
première retraite des bassins En partenariat avec d'ouver-
4e 6e 7e 9e 12e 16e 12e 14e en 2019. Manaudou imagine le
Paris La Défense Arena, à Nanterre, ture
1992 1996 2000 2004 2008 2012 2016 2021
où se dérouleront les épreuves,
Infographie : Le Monde Source : CIO comme théâtre d’un baisser de
18 | carnet 0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024

Nous avons la grande tristesse de Dominique Perreau,

faire part du décès de son époux, Anniversaire de décès Colloque
Laurent, Emmanuel, Aurélia, Yann,
Françoise CHAPUIS, ses enfants, et leurs conjoints, Le vendredi 26 janvier 2024 se
en vente Le Carnet née PERRIN, Mia Hansen-Løve, Alice Mansion, Régine ROBIN tiendra à Vichy au Palais des Congrès
pédiatre, Arnaud Muller, Deniz Gamze Ergüven le troisième Colloque historique
actuellement Perreau, Samuel, Gabriel, Emile, dont le décès est survenu le 3 février consacré au sort des Juifs de France
Alphonse, Gary, Ella Pamina, Winona, 2021, à Montréal.
Vous pouvez nous faire parvenir survenu le 21 janvier 2024, entre 1942 et 1944.
K En kiosque vos textes soit par e-mail : à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
Søren, Aliocha,
ses petits-enfants, Régine vit toujours dans nos
carnet@mpublicite.fr Arabelle Ouvrieu, Isabelle pensées. Les deux premiers Colloques se
Le professeur Yves Chapuis, Boissonnas, Guillaume Cruse,
0123
H
É DITION
2024 (en précisant impérativement sont tenus le 26 août 2022 et le 26 avril
son époux,
O R S - S É R I E

LE BILAN ses sœurs et frère 2023 à l’initiative de Fréderic Aguilera,

votre numéro de téléphone et Sa famille,
▶ GÉOPOLITIQUE
▶ ENVIRONNEMENT
▶ ÉCONOMIE
Éric et Claudine, Patricia et Jean- Et toute sa famille,
DU MONDE votre éventuel numéro d’abonné Philippe, Olivier et Muriel, Ses amis. maire de Vichy, et de l’association
« Les Fils et Filles des Déportés Juifs
+ AT LA S D E 1 9 8 PAYS

ou de membre de la SDL) ses enfants, ont l’immense tristesse de faire part

+ 1 5 PAG E S D E D É B AT S : M É L A N I E A L B A R E T, É L I E B A R N A V I , PA S C A L B R I C E ,
LU C I L E M A E R T E N S , X A V I E R R A G O T, LU C R O U B A N , M A R TA S P R A N Z I , PAT R I C K W E I L . . .

Adrien et Alexandra, Clémence, du décès de Table-ronde de France » et ont porté le premier

soit sur le site :
https://carnet.lemonde.fr
L’équipe du Carnet reviendra vers
vous dans les meilleurs délais
pour vous confirmer la parution.
Hors-série
carnet@mpublicite.fr
https://carnet.lemonde.fr
HORS-SÉRIE
Clara et Maxime, Rosalie et Martin,
Gaspard et Margot, Héloïse, Léon,
ses petits-enfants,
Lilas, Anatole et Alice, Elam, Fauve
et Candide, Avril,
ses arrière-petits-enfants,
Nils,
son frère,
Robert et Michèle,
son beau-frère et sa belle-sœur,
Lydie PERREAU,
née CRUSE,
survenu le 20 janvier 2024.
La cérémonie religieuse sera célébrée
ce vendredi 26 janvier, à 11 heures,
en l’église protestante unie de l’Étoile,
54, avenue de la Grande-Armée,
157, rue Saint-Martin, Paris 3e,
Présences de Claude Simon
Le vendredi 2 février 2024,
à 19 heures,
l’Association des lecteurs
de Claude Simon fête
son 20e anniversaire
à la Maison de la Poésie,
sur la grande rale par la police
française de 10.000 Juifs étrangers
le 26 août 1942 en zone libre et le
second sur les temps forts de l’année
1943 pour les Juifs de France.
Le Colloque du 26 janvier 2024
portera sur les épreuves des Juifs en
France en 1944 : qui arrêtait les Juifs

Paris 17e.
Tous ses neveux et nièces. avec la participation de en 1944 et où (Tal Bruttmann) ; le sort
L’inhumation aura lieu au cimetière Marc Graciano, Maylis de Kerangal, des Juifs déportés en 1944 par rapport
AU CARNET DU «MONDE»
L’HISTOIRE DU
La cérémonie aura lieu le vendredi
2 février, à 11 h 30, au cimetière du
de l’Est, à Angers (Maine-et-Loire), le
samedi 27 janvier, à 11 heures.
Christine Montalbetti et Martin Ruef. à ceux de 1942 et 1943 (Alexandre
Doulut) ; les enfants d’Izieu dans
Père-Lachaise, Paris 20e.
PROCHE ORIENT 10 000 ans de civilisation
Décès
Elle sera inhumée cet été, à
Alors, il leur dit :
« Passons sur l’autre rive ».
Prix de thèse la mémoire collective (Dominique
Vidaud) ; la rale des enfants des
Vezin-le-Coquet. Rennes. Prix Pierre Bouvier
Ploubazlanec, dans le caveau familial. Marc 4, 35. enfants des Centres de l’UGIF (Katty
pour la Socio-Anthropologie. Hazan) ; les Juifs du Groupe
ÉDIT ION M Anke Foerster,
me
20 23
son épouse, Un grand merci à ses assistantes familleperreau7@gmail.com Manouchian (Stéphane Courtois) ;
Comprendre le présent à la lumière du passé

Hannah et Paul Armbruster- L’association Socio-Anthropologie

de vie de l’association Cascade qui le sort des criminels allemands et
Foerster, en perspective et la revue
Hors-série l’ont si bien entourée et à toute La famille élargie de leurs complices français (Serge
ses enfants, Socio-Anthropologie décernent
l’équipe de l’unité Debussy de de Klarsfeld).
Mme Nancy Armbruster, un prix destiné à distinguer
l’hôpital Sainte-Perine qui l’ont
sa mère, une thèse soutenue en 2023
accompagnée avec tant d’attention Christian THIVAT
Mme Elfriede Foerster, qui apporte une contribution Une exposition d’une vingtaine de
HORS-SÉRIE
et d’humanité. à cette approche en sciences sociales.
sa belle-mère, a l’immense tristesse de faire part de panneaux consacrés au sort des Juifs
Catherine, Valérie et Olivier son décès, survenu le 20 janvier 2024. Le montant du prix est ixé à 1 500 €. en France en 1944 et préparée par
Armbruster, Stéphanne Reverre,
ses sœurs et son frère, les FFDJF sera présentée au Palais
sa ille La crémation aura lieu le 5 février, à Les candidatures doivent être reçues
Bruno Tiltmann et Christophe Et ses amis, 11 h 30, au cimetière du Père-Lachaise, des Congrès de Vichy puis à la
avant le 30 mars 2024.
40
CARTES
Soulier,
ses beaux-frères,
Laura et Cyril, Margaux, Valentine,
ont la profonde tristesse de faire part
Paris 20e.
Pour information concernant toutes
Médiathèque de Vichy.

POUR COMPRENDRE
du décès de Michèle Champenois, les modalités, consulter Les Actes des Colloques de Vichy
UN MONDE FRACTURÉ Matthieu, Sarah, Anouk, Louna, Maëlle,
son épouse, https://journals.openedition.org/ de 1942 et 1943 ont été édités et
Dune,
ses neveux et nièces, Laure GUICHAOUA, Antoine Vernholes, socio-anthropologie/12929 publiés par les FFDJF.
Alyx et Oscar, chevalier son ils,
Hors-série Martin et Claire Vernholes-Tessier,
de l’ordre national du Mérite. Renseignements :
ont la grande tristesse de faire part ses petits-enfants
Et toute sa famille, Mairie de Vichy
du décès brutal de Une cérémonie en sa mémoire
HORS-SÉRIE

aura lieu le lundi 29 janvier 2024, Tél. : 04 70 30 17 17.

M. Jérôme ARMBRUSTER,
président d’HelloWork,
UN LONG CHEMIN
VERS L'INFINI
survenu le vendredi 19 janvier 2024,
à l’âge de cinquante-trois ans.
La cérémonie oicielle aura lieu le
lundi 29 janvier à 14 h 30, au couvent
des Jacobins, 20, place Sainte-Anne,
à Rennes.
Hors-série La crémation se déroulera le
mardi 30 janvier, à 10 heures, au
crématorium de Vern-sur-Seiche, dans
Musée d'Histoire de Nantes
HORS-SÉRIE
Exposition : 14.10.23 - 05.05.24
l’intimité.
Comment Jérôme repose en la chambre
les Mongols funéraire Forillière de Mordelles
ont changé
le monde (possibilités de visites à partir de jeudi
25 janvier, à 14 heures).
GENGIS Merci de privilégier un don à la
KHAN Surfrider Foundation ou à la SNSM,
plutôt que des leurs.
à 10 h 30, au Temple du Foyer de
l’Âme, Paris 11e.
Rachel Jeanmaire-Wolf,
son épouse,
Irène et Nadine,
ses enfants,
Léa, Justine et Dimitris,
ses petits-enfants,
ont la tristesse d’annoncer le décès
de
M. Georges JEANMAIRE-WOLF,
survenu à Paris, le 19 janvier 2024,
à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.
Les obsèques auront lieu le lundi
29 janvier, à 15 h 30, au cimetière
parisien de Bagneux.
ont l’émotion de faire part de la mort
de
Alain VERNHOLES,
journaliste au Monde,
chroniqueur à La Croix,
créateur de l’Arboretum
de Boiscorde,
le 16 janvier 2024, chez lui à Rémalard,
à l’âge de quatre-vingt-huit ans.
La cérémonie religieuse aura lieu
ce vendredi 26 janvier, à 10 h 30, en
l’église de Rémalard (Orne).
famillevernholes@gmail.com
(Le Monde du 25 janvier.)
Michel, Éric, Florence Wiener,
ses enfants
Ainsi que toute sa famille,
www.ville-vichy.fr
FFDJF,
32, rue la Boétie.
L’Assemblée nationale
75008 Paris.
décerne
un prix de thèse Tél. : 01 45 61 18 78.
en droit parlementaire Klarsfeld.fdjf@wanado.fr
et un prix de thèse www.klarsfeld-fdjf.org
en histoire de l’institution
parlementaire
Festival
Ain d’encourager et de promouvoir
la recherche dans des domaines Festival Dia(s)porama,
intéressant directement regards
le Parlement français, sur le cinéma juif international,
l’Assemblée nationale
décerne deux prix de thèse, du 22 janvier au 5 février 2024,
destinés à distinguer :
• d’une part, une thèse
en droit parlementaire français,
17 ictions et documentaires inédits
à voir à Paris et en régions,

ont la tristesse de faire part du décès

• d’autre part, une thèse
en histoire parlementaire en salles ou en ligne.
En partenariat
avec

depuis la Révolution française.

Equipage Architecture de Tél. : 01 42 17 10 36.
Cet avis tient lieu de faire-part et
de remerciements. Peuvent être présentées les thèses www.diasporama.net
Hors-série a la douleur d’annoncer le décès de Céline WIENER, de doctorat rédigées
Condoléances sur www.pfg.fr son cofondateur,
survenu à Paris, en langue française
et soutenues entre
Communication diverse
PFG services funéraires, Jean-Pierre LAUBAL, le dimanche 14 janvier 2024,
à l’âge de quatre-vingt-sept ans. le 1er janvier 2023
100 GRILLES
35740 Pacé. et le 31 décembre 2023.
Tél. : 02 99 84 52 94. architecte,
PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 8
Céline Wiener a été directrice
de recherches au CNRS, membre Chacun de ces prix de thèse ouvre
Stéphane et Isabelle Brotons, survenu le 16 janvier 2024, de cabinets ministériels, cheffe droit à une aide à la publication
Christophe et Stéphanie Brotons, à l’âge de soixante-deux ans. de l’Inspection générale de versée directement à l’éditeur.
ses enfants et leurs conjoints, l’administration de l’Éducation
Ses petits-enfants Une célébration aura lieu le nationale, et « Madame plan Il appartient aux étudiants
Et ses arrière-petits-enfants, lundi 29 janvier, au funérarium d’urgence » en 1990 à la suite du
mouvement de protestation nationale intéressés de :
de Ménilmontant, 7, boulevard de Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
des lycéens. télécharger le dossier de candidature
ont la douleur de faire part du décès Ménilmontant, Paris 11e, à 14 h 15.
de sur le site Internet de l’Assemblée
Magazine n° 8 Elle est officier de la Légion nationale, à la page suivante :
Selon son souhait, ses cendres Les bénévoles de SOS Amitié
M. Lucien BROTONS, d’honneur et commandeur de l’ordre http://www2.assemblee-nationale.fr/
seront dispersées au printemps, à
des Palmes académiques. informations-pratiques/bibliotheque- écoutent
Collection conservateur des hypothèques
honoraire,
oicier
Montferrand-du-Périgord.
La cérémonie aura lieu dans
et-archives#node_8065
ou bien d’envoyer
par téléphone et/ou par internet
dans l’ordre des Palmes académiques, l’intimité familiale, ce 26 janvier. un courrier électronique à : ceux qui soufrent de solitude,
CHEFS -D’OEUVRE
Françoise MALFETTES, prixdethese@assemblee-nationale.fr
EN M I N I AT U R E Des dons sont proposés au Secours de mal-être et peuvent avoir
survenu le 19 janvier 2024, née FRIDRICH, ou bien de s’adresser
COLLECTION DES ESSENTIELS DE LA LITTÉRATURE EN VERSION INTÉGRALE
à l’âge de quatre-vingt-treize ans. Populaire. des pensées suicidaires.
à la division des Archives
s’est éteinte à son domicile, le samedi famillewiener0@gmail.com et de l’Histoire parlementaire
La cérémonie et l’inhumation ont 13 janvier 2024, dans sa quatre-vingt- de l’Assemblée nationale :
eu lieu dans l’intimité familiale. quatorzième année. Nous recherchons des écoutants
Direction de la Communication
Anne-Christine Zeegers et Georges et de la valorisation patrimoniale, bénévoles
Lambersart. Les familles Bobenriether, Kalck, Breillat,
Assemblée nationale,
Moreaux, Chassaing, Nugues, Roseau, sa ille et son compagnon, sur toute la France.
Pierre-François Zeegers et Marie 126, rue de l’Université,
Olivier Chantraine, Rougetet, Royo, Tourte et Vié, 75355 Paris Cedex 07 SP. L’écoute peut sauver des vies
son mari, Landais,
ses neveux et nièces, son ils et sa compagne, Les candidats devront
Vincent Delacroix-Chantraine, et enrichir la vôtre !
Les familles Amé, Audran, Alix, Théophile, Sophie et Diane, faire parvenir leur thèse,
Gilles Chantraine, Bobenriether, Chassaing, Colladon, Choix des heures d’écoute,
ses petits-enfants au format PDF,
ses ils, Grincourt, Kalck, Malfettes, Martinez, et leurs conjoints, à l’adresse électronique formation assurée.
Julie Lekeux, Modoux, Nugues, Rollin, Roseau, Zelda, Zoé, Ezra et Adelaïde,
Dès mercredi 24 janvier, sa belle-ille, indiquée ci-dessus.
Rougetet, Simon, Vérone et Vié, ses arrière-petits-enfants L’impression sera assurée
le volume n° 3 Ses petits-enfants, Ainsi que toute la famille,
Anne Demailly, ses petits-neveux et petites-nièces, par l’Assemblée nationale. En IdF RDV sur
NOTRE-DAME DE PARIS VOL. II Henda Djelil, Anna Gamska, Colette
sa sœur, ont le regret d’annoncer le décès de www.sosamitieidf.asso.fr
Passaret, Sophie Roy, La date limite de dépôt
Nos services ont la tristesse de faire part du décès
de
ses amies,
M. Hugues ZEEGERS,
polytechnique X 1948,
des candidatures est ixée
au vendredi 26 janvier 2024,
En région RDV sur
www.sos-amitie.com
sont dans la peine. ancien ingénieur de l’armement, à 17 heures.
Lecteurs Lise CHANTRAINE,
née DEMAILLY, Elle rejoint son mari, survenu le 20 janvier 2024, dans sa
sociologue, quatre-vingt-seizième année. Société éditrice du « Monde » SA
K Abonnements professeur émérite Lucien MALFETTES, Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Sur abo.lemonde.fr de l’université de Lille, Une cérémonie civile a eu lieu Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Par tél. au 03 28 25 71 71 Directrice de la rédaction Caroline Monnot
décédé le 28 mars 2005. ce jeudi 25 janvier, à 14 heures, à la Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard, Nicolas Chapuis,
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local) survenu le samedi 20 janvier 2024, Maison funéraire de Fontainebleau, Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
des suites d’une longue maladie. 52, boulevard du Maréchal Jofre. Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
La cérémonie religieuse sera célébrée
K Le Carnet du Monde ce 26 janvier, à 14 heures, en l’église Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo
carnet@mpublicite.fr Les funérailles civiles auront lieu L’inhumation se déroule à 15 h 30, Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
ce vendredi 26 janvier : assemblée Notre-Dame-de-Grâce de Passy, 10, rue au cimetière de Boissettes (Seine-et- Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel Guerrin,
de recueillement et d’hommage, à de l’Annonciation, Paris 16e. Marne). Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées)
Direction artistique Emmanuel Laparra
14 heures, au 11, rue Carnot, à Faches- Infographie Delphine Papin
Thumesnil, suivie de l’inhumation Contacts : Des registres seront à la Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
à 15 h 45, au cimetière de Canteleu, kalck.avocat@orange.fr disposition des désirant exprimer Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
à Lambersart, rue Auguste-Bonte. pascale.modoux@hotmail.fr leurs condoléances. Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024
Dans « Notre silence nous a laissées seules », l’actrice Judith Chemla raconte les
violences de son ancien compagnon, dénoncées en 2022 dans une publication
sur Instagram. Et revient sur celles qu’elle a déjà subies avec le père de son premier
enfant, metteur en scène et comédien, une dizaine d’années auparavant
Je suis avec cet homme capable de
me violenter physiquement et moralement,
mais je n’imagine pas m’en aller
L
es splendeurs qu’il arrache à la scène sont rudement
payées, et les artistes s’acquittent auprès de lui d’un
lourd tribut. Avant même qu’il n’y ait la moindre fric-
tion entre nous, je remarque l’acharnement avec lequel
il fait répéter la danseuse de son précédent spectacle, sa
dernière compagne avant moi. Après avoir observé la
façon qu’il a de s’adresser à elle avec une insatisfaction
grandissante, j’ai l’intention de lui dire qu’il ne fait que
bloquer les capacités de cette artiste – pourtant si vir-
tuose – à répondre à ses demandes.
Entendre ses « Non… », « Non ! », « Encore ! », « Non »,
« Non, c’est pas ça », ce ton d’agacement grandissant
quand il talonne la danseuse, ses « Ça ne va pas », « Re-
commence », puis les cris qui arrivent, les « Non ! Non !! »
de plus en plus rapides et rapprochés, qui laissent de
moins en moins d’espace à l’artiste, jusqu’à ce qu’elle
n’ait plus aucune chance de trouver en elle les ressour-
ces pour s’exprimer, jusqu’à ce qu’elle soit vidée de sa
substance et que ce soit justement ça que lui reproche
le prince ; le voir incriminer cette danseuse si douée de
ce qu’il a lui-même provoqué ne déclenche pas en moi
de sonnette d’alarme. Je suis bien trop collée à lui. Je
pense alors, comme je l’ai longtemps pensé, que la
confiance que donne l’amour me permettra de l’aider à
déjouer les pièges dans lesquels il fait tomber ses inter-
prètes, dans lesquels il tombe lui-même.
(…) Pendant un repas de midi, le père de mon prince
s’égaye à me faire la conversation en me racontant quel-
ques anecdotes intimes sur ses illustres connaissances.
Je prends de l’aisance, je me réjouis qu’il me considère,
qu’il cherche à me distraire, à m’inclure dans leur vie.
Après le repas, nous allons
nous promener dans la
campagne, le prince et moi,
laissant ses parents dans la
maison. L’air est bon, nous
TRÈS VITE, nous tenons la main, mais
C’EST INVIVABLE. mon prince est devenu
sombre. Au bout de la ba-
SES DÉCHARGES lade, nous arrivons à un ro-
cher surmonté d’une croix,
DE COLÈRE nous nous asseyons. Je dis,
DEVIENNENT timidement réjouie, que je
crois que son père m’aime
INTOLÉRABLES bien… Le ton de mon prince
change radicalement. Il de-
vient glacial, m’indique
d’une voix de marbre que
son père est dans la séduc-
tion, qu’il est comme ça avec tout le monde. Sans me
départir de ma joie, je lui réponds que j’ai l’impression
qu’il a l’air plutôt sincère avec moi… Sans que j’aie pu
anticiper un seul instant son surgissement, une rage
terrible fond sur moi. Les mots pleuvent comme des
coups ; le ton est mordant, offensif, volontairement
blessant. Il y a beaucoup de pleurs ce jour-là entre les
premiers cris. Je n’ai pas la présence d’esprit de lui de-
mander si des choses graves se sont produites avec son
père. Sans doute s’est-il senti trahi, terriblement blessé
et agressé pour me traiter comme ça. J’avais osé défen-
dre son père et il m’attaquait en retour comme si j’avais
voulu le démolir, et le terrasser, lui.
Depuis ce jour, la terre ferme se retire régulièrement
et sans prévenir. L’enfer inverse subitement le sol de
notre pays de confiance, et nous nous retrouvons sans
socle, dans les rugissements, les hurlements et la dé-
vastation. Les moments d’adéquation parfaite sont
pourtant si nombreux, si riches, on pense alors que
l’enfer est loin, qu’il ne reviendra pas, on en rigole
même. Mais très vite, c’est invivable. Ses décharges de
colère deviennent intolérables.
(…)
Il s’en veut quelquefois de se laisser emporter par ses
élans destructeurs. Je me souviens d’une crise après la-
quelle il pleurait de l’horreur que nous venions de tra-
verser, sincèrement inquiet, il m’a dit : « Je ne sais pas si
je peux y arriver… Tu vas m’aider ? » Je pense que c’est un
des rares moments où le prince était vraiment sans son
armure, un des rares moments où mon roi était nu.
J’aurais tout fait pour le soutenir, pour trouver un
chemin avec lui, par-delà les terres marécageuses qu’il
connaissait déjà. J’aurais tout fait pour me dépasser
aussi et grandir à ses côtés. (…) Un soir, alors que nous
nous apprêtons à dîner l’un à côté de l’autre dans le
grand appartement qu’il a acheté peu de temps après
notre rencontre, une dispute sourd, de plus en plus
pressante – je ne sais plus pourquoi. Je finis de mettre le
couvert dans la cuisine. Il est tout près de moi. Je dois sû-
rement tenter de maintenir ma position sur le sujet de
notre discorde, quand il saisit brusquement l’assiette
devant lui. Il la lève à hauteur d’épaule et la projette vio-
lemment sur la grande table en bois. A quelques centi-
mètres de moi. L’assiette explose. Un éclat de céramique
me blesse au-dessus de l’œil. Des gouttes de sang per-
lent dans le silence. Ici, je m’absente. C’est le blanc dans
ma mémoire. Quelque chose d’inerte, comme la sidéra-
tion, le calme de l’effroi, le rien, le « plus de réaction ». Je
me souviens du prince, un temps muet. Puis dévasté de-
vant les traces de sa folie. Dévasté de me faire mal, dé-
vasté d’être le prisonnier servile de sa propre violence.
(…)
Un soir, des programmateurs venus du Danemark
pour assister à la représentation dînent avec nous après
le spectacle dans un bon restaurant italien. Je suis assise
en face d’un ami du prince, producteur français, qui a
fait le déplacement aussi depuis Paris. Mon prince est à
côté de moi, entouré par les trois Danois.
A la fin du repas, je me lève difficilement, mon pied
n’est pas encore remis et j’ai souvent des contractions.
Les Danois nous quittent assez vite. Le prince a l’air
sombre et dur. (…) Nous sortons du restaurant. Le
prince marche devant, excédé ; son ami producteur me
tient le bras pour m’aider à marcher, je ne peux pas aller
très vite. Le prince prend de la distance, traçant sa route
sans nous attendre. Celui qui me soutient aimablement
a l’air désolé mais impuissant, tout comme moi ; nous
ne comprenons pas ce qui se passe.
Nous nous disons au revoir en arrivant devant l’hôtel,
et je monte dans la chambre avec le prince. Les repro-
ches déferlent : je n’ai pas fait suffisamment d’efforts
pour parler avec les Danois, mon comportement est in-
supportable, je n’ai quasiment échangé qu’avec son
ami producteur, et ça le met en fureur. Je suis trop fati-
guée pour résister à ses assauts. Je n’ai pas la force d’ar-
gumenter ; j’essaie au début mais ça ne fait qu’empirer
sa colère. Je m’excuse, tout en continuant à subir ses re-
proches. Ça dure longtemps avant que nous ne puis-
sions dormir. Mes larmes coulent en silence. La gorge
serrée, la tristesse et l’injustice dans la trachée, j’ai du
mal à avaler la tempête qu’il vient de déchaîner.
Au matin, je n’ai pas pu la digérer. Je veux évoquer
avec lui au réveil la façon dont il m’a brusquée la veille,
le mal que cela me fait, la violence que c’est pour moi.
Aucun de mes mots ne l’atteint, ils sont tous renvoyés
dans les cordes. C’est moi qui ai eu un mauvais compor-
tement. Pas lui. Je me mets à crier ; il ne peut pas me
traiter comme ça, il faut qu’il l’entende ! Soudain deux
énormes baffes. Aller et retour. Je reste immobile dans
la chambre d’hôtel. Quelque chose en moi déserte. Je
m’absente. Je sens le bébé se retourner dans mon ven-
tre. Il n’y est pas allé de main morte. Tellement efficace
une bonne volée. C’est sûr que ça calme. Deux bonnes
grosses beignes. Ça remet tout à plat.
(…)
Nous sommes dans l’entrée de notre appartement,
nous venons de claquer la porte derrière nous, j’ai en-
core mon écharpe autour du cou. La glace de son attitude
explose soudain pendant que je m’exprime. Il se met à
hurler. Je ne sais plus si je me tais, je ne sais plus si je fais
face, si je continue à parler, si je hurle aussi, je ne sais plus
rien, je me souviens juste de sa main lourde qui s’abat
sur mon visage. La violence de son geste qui me souffle,
sa bague en argent qui frappe mon arcade sourcilière.
Silence. Désespoir. (…) Dans six mois je partirai, mais
je ne le sais pas encore. Je n’imagine pas une seconde
bonnes feuilles | 19
NOTRE SILENCE NOUS
A LAISSÉES SEULES
de Judith Chemla.
Robert Laffont,
368 pages, 21 euros
m’éloigner de ma famille. Je n’imagine pas quitter ce-
lui que j’aime, je n’imagine pas la vie de notre fils avec
ses parents séparés. Je suis avec cet homme capable de
me violenter physiquement et moralement, mais je
n’imagine pas m’en aller.
(…)
Notre enfant de 11 mois est dans son petit parc, assis
entre ses jouets dans le salon. Je l’embrasse avec amour.
Ma douleur est grande. Ma détermination aussi. Le
prince m’invite à discuter avec lui dans la cuisine. Nous
nous asseyons. La pièce est ouverte sur le salon, nous
entendons notre petit qui joue calmement. Qu’est-ce
qui m’a pris ? « On ne quitte pas sa famille comme ça. Tu
t’en rends compte quand même ? Il faut qu’on parle sé-
rieusement, Judith. » Il attend mes explications. (…)
Mes premiers mots le mettent hors de lui. Son visage
se déforme ; il se jette sur moi, sans élan, comme un
fauve. De toute sa puissance, il me renverse, ma chaise Les ressorts
tombe sous son poids. J’ai basculé brutalement en ar- d’une emprise
rière, ma tête est passée à quelques centimètres de la
poignée métallique du meuble de rangement. Ce mo- En juillet 2022, Judith
ment s’est gravé au ralenti dans ma mémoire, mais en Chemla publie sur Instagram
un instant, il est à genoux sur moi. J’ai tout son poids une photo de son visage
sur la poitrine et il me tient à la gorge. Il serre de plus en tuméfié, assortie d’un texte
plus fort en hurlant : « Pute ! Pute ! Qu’est-ce que tu me dénonçant les violences
fais ? Monstre ! Monstre ! Je te hais ! Qu’est-ce que tu me et le harcèlement infligés
fais ? » Il m’étrangle. Dans mon esprit, il est impossible par son ex-compagnon et
qu’on ne l’entende pas à deux kilomètres à la ronde. Il père de sa fille, Yohan
éructe toujours plus fort : « Horreur ! Horreur ! Pute ! Manca. L’acteur et réalisa-
Monstre ! Qu’est-ce que tu me fais ? Qu’est-ce que tu me teur a été condamné pour
fais ? Je te hais ! Je te hais ! » ces faits à huit mois de
Notre fils pleure dans son parc. Entre les cris, j’essaie prison avec sursis.
de lui dire calmement qu’il me fait mal, qu’il m’étran- Dans un livre intitulé Notre
gle. Je tente d’éloigner ses mains en tirant sur ses doigts, silence nous a laissées seules
pour qu’il relâche la pression. Je pense à mon fils. Je lui (Robert Laffont, 368 pages,
redis qu’il me fait mal, sans panique, très froidement, 21 euros), paru jeudi 25 jan-
comme si mon cerveau, comprenant sans doute le dan- vier, l’actrice et autrice dé-
ger, me coupait de la terreur de cette agression pour me monte les ressorts de cette
pousser à faire uniquement ce qu’il faut. Le prince des- emprise. Elle raconte avoir
serre un instant son étreinte et je me dégage rapide- déjà subi, dix ans aupara-
ment de son emprise. Je cours vers la porte ; j’entends vant, la violence de James
les pleurs de mon enfant mais je pars. Je ne ressens la Thierrée, acteur et metteur
peur que dans l’escalier de l’immeuble que je dévale. (…) en scène de renom, et père
En écrivant aujourd’hui, j’ai l’impression de retourner de son premier enfant.
dans le puits où cette agression m’a enfermée, de me Au fil de son récit, Judith
tendre la main et de me tirer hors de l’obscurité. (…) Chemla fait le choix de ne
Aujourd’hui, je reviens enfin sur les lieux. Je gis dans la pas nommer directement les
cuisine où il a commis ce geste de mort envers moi deux hommes – baptisés « le
avant de me laisser partir. Je gis là où j’ai dû abandonner prince » et « le loup » –, écri-
mon fils. Il faut du temps pour se relever. Du temps pour vant davantage pour dénon-
comprendre que je n’ai pas su me protéger. Que je n’ai cer « une société qui encore
pas su ou pu protéger mon enfant non plus. Il faut du aujourd’hui ne veut pas
temps pour sortir de l’ombre. considérer les mécanismes
(…) implacables d’une domina-
[Après la publication de son post Instagram et son in- tion brutale exercée sur les
terview sur France Inter] femmes et sur les enfants et,
Je suis secouée, choquée moi-même par ma prise de pire, y participe en refusant
parole, par la fulgurance de son retentissement. Ma de nous en protéger ».
mère qui m’a entendue à la radio est très ébranlée éga- Joint par Le Monde, James
lement. Malgré moi, j’accomplis le destin auquel le nom Thierrée a nié les faits : « Je
qu’elle m’a donné m’invite. Elle m’a appelée Judith. Pa-
tronne des résistants. Celle qui tranche la tête du tyran.
ne m’explique pas ces accu-
sations, que je conteste fer-
Je mets fin à l’asservissement consenti. Malgré moi. Car mement et qui me boulever-
j’ai sans cesse voulu être douce, aimante, la plus com- sent. Nous avons connu des
préhensive et la plus tolérante possible, portant tou- moments de tension, d’in-
jours l’espoir du changement… Mais la révolution ne
vient pas. Le mal est trop grand. Il a fallu sabrer.
compréhension et de tris-
tesse, mais jamais je n’ai
J’ai été attaquée, gravement, et longtemps. commis de violences, quelles
Pourquoi simplement le dire porte cette valeur qu’elles soient, à l’encontre
d’arme de destruction ? Est-ce encore un retournement de Judith Chemla. »
de situation, une perversion dans la manière de
conduire le récit que j’ai moi-même intégrée ? Pourquoi
vouloir simplement se défendre en demandant la paix
nous positionne comme des guerrières ?
Parce qu’une guerre est réellement en cours, et que les
armes utilisées contre nous sont lourdes. Parce que
cette guerre se terre dans l’ombre, dans les moindres
recoins de nos institutions, dans ces comportements
de dénigrement intégrés depuis l’enfance. Parce que si
un homme mourait tous les deux à trois jours sous les
coups de sa compagne, si deux cent cinquante hommes
étaient violés toutes les vingt-quatre heures, comme
c’est le cas aujourd’hui en France pour les femmes, on
ne rechignerait pas à employer le terme de « terro-
risme », et à tout entreprendre pour y mettre fin. Parce
qu’en définitive, il est plus simple que nous nous tai-
sions. Dire la vérité semble être alors un acte de guerre.
C’est en fait un droit inaliénable. p
judith chemla
20 | horizons
A Monaco,
la chute de
l’homme qui
en savait trop
MONACO, LES CAHIERS SECRETS 3|4 En bousculant les intérêts
des principaux promoteurs immobiliers locaux,
Claude Palmero, l’ancien administrateur des biens
du prince Albert, s’est aventuré sur un terrain glissant
monaco - envoyés spéciaux
L
es mots claquent, ce 6 juin 2023,
même si le courrier est agrémenté
d’un « cher Monsieur Palmero » et
se conclut sur de « sincères saluta-
tions ». Les termes sont éloquents :
« Veuillez à partir de ce jour ne plus
signer aucun engagement et ne plus vous pré-
senter au palais princier. » La lettre, signée
Albert de Monaco, est destinée à celui qui le
sert depuis près de vingt ans : l’administra-
teur des biens de la famille souveraine, Claude
Palmero. L’homme chargé de gérer ses comp-
tes, même les plus confidentiels ; le préposé
aux missions délicates, y compris les moins
avouables ; le comptable qui a su garder à
l’abri des regards et faire fructifier la fortune
des Grimaldi (plus de 1 milliard d’euros) à
travers une myriade de sociétés dont il fut,
de son propre aveu, le prête-nom.
Que s’est-il passé ? M. Palmero est simple-
ment allé trop loin. Peut-être, aussi, a-t-il
cédé au syndrome très monégasque de l’im-
punité, voire à celui de la toute-puissance.
Grâce à ses réseaux, cet expert-comptable
de 67 ans était devenu la personne la mieux
renseignée du Rocher. Surtout, il s’est mêlé
de ce qui ne le regardait pas : le mirifique
marché immobilier monégasque, sur lequel
règne le multimilliardaire Patrice Pastor.
« Toute cette affaire tourne autour de la cor-
ruption que je dénonçais de plus en plus forte-
ment depuis des années, explique Claude
Palmero au Monde. Il fallait me sortir avec per-
tes et fracas. » Mais, en écartant son pion prin-
cipal, le prince a créé une machine de guerre.
Car l’homme de confiance devenu paria va
se rebiffer, muni de sa mémoire et de quel-
ques documents précieux, dont cinq grands
cahiers dans lesquels il a retranscrit, au fil des
années, ses états d’âme et ses échanges avec
son « patron », Albert II. « Mon honneur vaut
bien plus que de l’argent », promet-il, avant
d’ajouter : « C’est peut-être parce que je tenais
les cordons de la bourse que je n’ai rien vu venir.
On a tous cru au discours de l’avènement ! »
Ce fameux discours de 2005, où Albert II,
tout juste installé sur le trône, revendiquait
une nouvelle éthique pour son pays…
Aujourd’hui, Claude Palmero reproche au
monarque d’avoir pactisé avec Patrice Pastor,
sur fond d’intérêts financiers. « Le prince a
peut-être conclu un pacte avec un intérêt finan-
cier puissant dont j’ignore le fondement, dit-il.
Depuis, on assiste à une sorte d’alignement
complet, et j’en suis la victime principale. »
Amertume d’un homme tombé de son pié-
destal ? M. Palmero fut, vingt ans durant,
le cardinal de Richelieu de la Principauté. Il a
muté en comte de Monte-Cristo, fort, outre
les SMS conservés, de ses cahiers. Un drôle de
journal intime dont le personnage principal
est « SAS », Son Altesse sérénissime, et le fil
rouge, le marché immobilier.
Remontons le temps, pour revenir en sep-
tembre 2008. Voilà trois ans que Claude Pal-
mero travaille auprès du prince. Celui-ci le
missionne pour étudier les dossiers d’inté-
rêt général liés à Monaco. En pleine crise
des subprimes, l’Etat est englué dans un
projet pharaonique, celui de l’extension en
mer (15 hectares gagnés sur la Méditerra-
née), le tout pour un coût de 9,5 milliards
d’euros. « SAS un peu préoccupé me commu-
nique tout le dossier et me demande de lui
faire discrètement un rapport », note M. Pal-
mero le 19 septembre 2008. Dix jours plus
tard, c’est déjà chose faite. « Remise de mes
deux rapports qui concluent que l’appel d’of-
fres a été biaisé. (…) J’exhorte SAS à rester mé-
fiant », écrit-il. Le 9 octobre suivant, nouvelle
audience dans le bureau princier : « Il vaut
mieux arrêter tout », prévient Claude Pal-
mero, qui obtient gain de cause, si l’on se fie à
ses cahiers. Et peu importe si cette décision
fâche le groupe Bouygues, le leader du projet.
Un mois plus tard, un autre dossier immo-
bilier est à l’étude : l’Annonciade. Cette fois, un
promoteur-constructeur indépendant est à la
manœuvre, le Groupe Marzocco, dont Claude
Palmero devient par ailleurs, à titre privé, l’ex-
pert-comptable. Un fâcheux mélange des
genres ? « J’ai toujours scrupuleusement veillé
à éviter les conflits d’intérêts, rétorque-t-il au
Monde. Je n’ai jamais été l’expert-comptable
attitré des Marzocco. Je suis intervenu pour
eux sur des dossiers spécifiques. Dans la ving-
taine de dossiers d’intérêt général liés à l’Etat
dans lesquels je suis intervenu au titre du pa-
lais, j’ai toujours travaillé gratuitement. »
BILLARD À MULTIPLES BANDES
Quoi qu’il en soit, dans son cahier, il relève :
« Manœuvres obliques de P. Pastor qui cherche
à torpiller le projet. (…) Est-ce opportun de
prendre Pastor – renforcement de son emprise
sur Monaco ? » Déjà à l’époque, Claude Pal-
mero se méfie de la famille Pastor, réputée
peu partageuse. L’ex-comptable écrit encore :
« SAS bien “encerclé” avec un pivot que nous
connaissons. (…) Attention à cette camarilla. »
Le « pivot », pour lui, c’est donc Patrice Pastor.
Lequel surveille dans son rétroviseur un
autre promoteur, Antonio Caroli, incontour-
nable lui aussi sur le Rocher, puisqu’il abrite
dans son groupe l’hebdomadaire Monaco
Hebdo, un utile levier d’influence.
Confronté à l’appétit des requins de l’im-
mobilier, M. Palmero a cette certitude, cou-
chée sur le papier : « Le foncier à Monaco : c’est
la vraie rareté, de l’argent, il y en a. Il est anor-
mal qu’il soit trusté par Pastor/Caroli. » Avec
l’aval du prince, l’administrateur des biens,
devenu intermédiaire obligé dans tout projet
important à Monaco, va s’atteler, assure-t-il
au Monde, à « briser le monopole » du duo.
Il pousse donc les intérêts du Groupe
Marzocco. « Je l’ai fait pour servir la collecti-
vité, car c’est l’Etat qui était gagnant, dit-il.
Dans quel pays normal une seule entité dé-
tient plus de 80 % du marché immobilier ? »
Dans ce contexte, la situation devient po-
tentiellement explosive. Dès 2009, des ru-
meurs courent sur le comptable et ses suppo-
sés agissements délictueux, l’accusant de
ponctionner un pourcentage sur certains
projets. Convaincu de bousculer de puissants
intérêts, Claude Palmero se veut prudent. Il
retarde ainsi une demande de naturalisation
monégasque déposée par Claudio Marzocco,
le fondateur du groupe qui porte son nom :
cela, écrit-il dans ses cahiers, « donnerait l’im-
pression d’un cadeau supplémentaire ». Mais
voici que les Marzocco sont retenus, au grand
dam de leurs rivaux, pour construire un pre-
mier édifice, la somptueuse tour Odéon :
49 étages, avec le penthouse le plus cher du
monde, à 300 millions d’euros.
En sous-main, M. Palmero tente d’ama-
douer M. Caroli, qui lui fait bien comprendre
son potentiel pouvoir de nuisance : « Il cen-
sure tout le temps Monaco Hebdo pour que ne
sorte pas ce qui est gênant pour le palais et Mo-
naco », retranscrit le comptable à l’issue d’une
entrevue avec le promoteur. « SAS préfère la
paix », conclut-il après avoir rendu compte au
prince de son initiative. Ce dernier va recevoir
ÉBRANLÉ PAR Antonio Caroli et s’efforcer de calmer les belli-
LES « DOSSIERS gérants. Le comptable est satisfait : il est par-
venu à fissurer l’union Caroli-Pastor, le butin
DU ROCHER », de l’immobilier est désormais partagé en
trois. Bref, il pense que c’est la fin des ennuis.
CLAUDE PALMERO Il s’inquiète toutefois de la façon dont Pa-
A LE SENTIMENT trice Pastor, alias « PP », prend sous son aile les
neveux du prince, Andrea et Pierre Casiraghi,
QUE LE REGARD les fils de la princesse Caroline. Tous deux
semblent très intéressés par l’immobilier mo-
DU PRINCE SUR négasque. Ils obtiennent ainsi quelques pour-
centages dans les projets de « PP ». Claude Pal-
LUI DEVIENT mero s’en ouvre à leur oncle, Albert, avant
SUSPICIEUX d’écarter Patrice Pastor des travaux de réfec-
tion du palais, histoire de lui faire compren-
dre que l’entrisme a ses limites. « Andrea et
Pierre Casiraghi ont repris et développé avec
succès l’entreprise créée par leur père, estime
Me Jean-Michel Darrois, l’avocat d’Albert II. Le
prince n’est jamais intervenu de quelque ma-
nière que ce soit en faveur de cette entreprise. »
Au fil des années, les projets se succèdent
dans la Principauté. A chacun son – gros –
jouet, à coups de milliards d’euros. Les
Marzocco développent le projet Testimonio.
M. Pastor, lui, gère la nouvelle extension en
mer, baptisée « Mareterra ». Quant à M. Ca-
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VENDREDI 26 JANVIER 2024
roli, il prend en main l’Esplanade des pê-
cheurs. C’est ce dernier chantier qui va provo-
quer une véritable guerre de tranchées. Pa-
trice Pastor conteste l’attribution du marché
à son rival. Dès lors, il multiplie les conten-
tieux, écrit directement au prince…
La situation se détériore à tel point qu’Anto-
nio Caroli se retourne contre l’Etat et obtient
une décision du Tribunal suprême de Mo-
naco, le 25 juin 2020, lui octroyant, avec les in-
térêts, 162 millions d’euros de dédommage-
ments. Un séisme dans la Principauté. Le
prince, furieux, refuse de payer, et voilà son
comptable Claude Palmero contraint d’aller
à Canossa : il lui faut négocier avec Antonio
Caroli pour relancer le projet, tout en écar-
tant Patrice Pastor de l’affaire.
En ce début d’année 2021, Claude Palmero
tente de maîtriser les règles d’un délicat jeu de
billard à multiples bandes. D’autant que, dans
le même temps, il essaye d’acquérir pour le
compte de l’Etat monégasque une parcelle
très convoitée, le terrain de la Crémaillère,
7 200 mètres carrés à cheval entre la France et
Monaco. « Le “système Pastor” ne peut plus
être accepté, écrit-il le 12 février 2021. SAS doit
le combattre, il y va de sa crédibilité et de sa lé-
gitimité. Les personnes qui lui permettent de
faire fonctionner son système sont connues. »
COMPLICITÉS PROFESSIONNELLES
Dans un premier temps, Albert II paraît
convaincu par les arguments de son homme
de confiance. « SAS d’accord, préoccupé par
la proximité de ses neveux avec P. Pastor »,
écrit ainsi M. Palmero. Mais il aimerait que
le prince procrastine un peu moins, qu’il
prenne des décisions radicales : « En tardant,
SAS dessine une cible sur le front de ses fidèles,
dont le seul tort est de ne pas avoir cédé aux
sirènes de la loge P2 [Patrice Pastor]. » Le sou-
verain finit par trancher et met à la retraite
tout son cabinet. Exit les Georges Lisimachio,
Richard Milanesio, David Tomatis, Robert
Colle, jugés trop proches du camp Pastor…
A l’hiver 2021, une série d’ordonnances sou-
veraines les congédie.
A l’époque, Claude Palmero pense avoir ga-
gné au moins la première bataille. Antonio
Caroli paraissant sensible à ses arguments,
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VENDREDI 26 JANVIER 2024
la situation pourrait s’améliorer et l’Etat
éviter de débourser les 162 millions d’euros
de dédommagements. Dans ses cahiers, le
comptable fulmine contre « l’arrogance et
l’intransigeance des Pastor qui se croient
au-dessus des lois ». Même si rien d’illégal
n’est officiellement reproché aux Pastor. Il
poursuit son combat devenu très personnel
contre « P2 », déplorant que « les neveux du
prince lui servent de bouclier ».
L’année 2021 est aussi celle où surgissent
les « Dossiers du Rocher », une vaste fuite de
données issues du piratage des boîtes e-mail
de personnalités locales : Didier Linotte, le
président du Tribunal suprême ; Me Thierry
Lacoste, l’avocat et ami d’enfance du prince ;
Laurent Anselmi, directeur des services judi-
ciaires ; et Claude Palmero lui-même. On y
discerne, à travers les messages échangés,
des complicités professionnelles, éventuelle-
ment intéressées – Me Lacoste a ainsi perçu
des honoraires importants dans le dossier de
l’Esplanade des pêcheurs –, des ambitions
plus ou moins assouvies, des envies de pro-
motions pour des proches… On surnomme
les quatre amis le « G4 ». Envoyés à des jour-
nalistes ou à des notables monégasques, ex-
ploités par l’intermédiaire d’un site Internet
intraçable, ces « Dossiers du Rocher » font
l’effet d’une bombe à fragmentation.
La justice se saisit de l’affaire, des plaintes
sont déposées, à Paris et à Monaco. Si le sou-
verain se range d’abord aux côtés de ses
vieux serviteurs (le groupe des quatre), il
prend vite ses distances. Ainsi, Claude Pal-
mero reçoit l’ordre de s’éloigner des dossiers
immobiliers Mareterra et Jardins d’Apolline.
Cette mise à l’écart l’agace, si l’on se fie à ses
cahiers : « Nous avons une chance unique de
rééquilibrer l’immobilier à Monaco et d’éviter
qu’il soit entièrement dans les mains de PP. (…)
Pour cela il faudrait que je puisse les conduire
à ma façon… ce qui est la façon de SAS, puis-
que je lui rends toujours compte et suis les ins-
tructions. » Côté palais, on dénie aujourd’hui
« le rôle de régulateur du marché immobilier »
que semble avoir voulu tenir M. Palmero.
« Ce rôle échoit au gouvernement et non à
l’administrateur de biens, insiste Me Darrois.
Par ailleurs, on sait M. Palmero proche
TITWANE
d’autres groupes immobiliers importants
concurrents de celui de Patrice Pastor. »
On devine donc que Claude Palmero, sûr de
sa compétence, regrette les atermoiements
princiers. Il poursuit le projet de la Cré-
maillère ; le voici devenu promoteur, mais
pour le compte de l’Etat : il souhaite acquérir
ces terrains par le truchement d’une société
créée pour l’occasion, à charge pour lui de re-
vendre ensuite illico le terrain à la Princi-
pauté, sans le moindre bénéfice, mais cela
permet de contourner les procédures gou-
vernementales, plus longues. « SAS m’autori-
se-t-elle à les acheter et on verra plus tard avec
le gouvernement ? », interroge-t-il ainsi dans
son registre, notant la réponse du prince :
« SAS d’accord pour qu’on avance sur le sujet. »
« HAINE PATHOLOGIQUE »
Au deuxième étage du palais, début 2022,
Claude Palmero continue à donner les ordres.
Mais les « Dossiers du Rocher » l’ébranlent. Il
voit évidemment la main de M. Pastor der-
rière cette offensive numérique. « Le G4 a mul- LE 6 JUIN 2023,
tiplié les attaques pour imputer à notre client
les “Dossiers du Rocher”, déclare au Monde
L’ADMINISTRATEUR
Me Antoine Vey, qui défend, avec Me Richard DES BIENS EST
Malka, Patrice Pastor. Sauf que ce n’est pas le
cas, et c’est aussi oublier que le G4 s’est fait SOMMÉ DE QUITTER
beaucoup d’ennemis. Et des puissants ! »
Claude Palmero rumine dans son coin. « Je
SON BUREAU.
suis seul, PP a élargi son cercle », s’épanche-t-il LES SCELLÉS SONT
dans ses cahiers. Plus gênant, il a le sentiment
que le regard du prince sur lui devient suspi- APPOSÉS SUR
cieux : « Remarque de SAS sur son entourage,
qui est très désagréable pour moi », écrit-il. Les SON COFFRE-FORT
médias nationaux s’emparent du psycho-
drame monégasque, quand lui, solitaire et
amer, a pour seul refuge son journal de bord :
« Ma famille sert la famille souveraine depuis
plus de quarante ans avec la même rigueur. Je
subis calomnies et chantages avec une solida-
rité nulle. (…) J’aurais pu facturer des millions
d’euros ! Quand je reste travailler entre 12 et
14 heures, on me fait un sandwich que je paie. »
Pour se défendre contre les « Dossiers du
Rocher », il ne cherche pas à bénéficier d’une
protection fonctionnelle, même si, en ce
printemps 2022, il en est déjà à 87 000 euros
de sa poche en frais d’avocats. Il s’en ouvre
au prince : « SAS dit qu’il sait tout cela et
note. » Quelques semaines plus tard, il pré-
cise ses ressentiments : « Si on avait des dou-
tes que PP est derrière tout cela, il n’y en a plus.
(…) PP a une haine pathologique à mon égard.
(…) Les sicaires de PP se sentent forts car il est
intouchable. » Alors, Claude Palmero com-
met l’irréparable : il se montre trop pressant
auprès d’Albert II. Dans le même temps,
d’autres ennemis font déjà le siège du bureau
princier, au troisième étage. Des femmes,
surtout : l’épouse d’Albert, Charlène, râle
contre les freins financiers que lui impose
ce simple comptable ; les sœurs du prince,
Caroline et Stéphanie, ne sont pas en reste,
vitupérant contre la trop grande influence
de l’administrateur des biens…
A chaque audience ou presque, il demande
au prince de « réagir » ; cette « inaction actuelle
est un encouragement à PP », répète-t-il. Al-
bert II promet, du bout des lèvres, de recevoir
Patrice Pastor et d’être « un peu ferme », selon
les propos retranscrits par M. Palmero. Qui
insiste, lors d’un entretien : « Ce n’est pas “un
peu” qu’il faut, mais “extrêmement”. » Le
comptable revient à la charge : « Il faut que SAS
me protège car je suis en première ligne. » Nou-
velle audience auprès du souverain. « SAS me-
suré, note Claude Palmero. Il sait qui est Pastor
et quelle est sa nocivité. (…) Il attendra les déve-
loppements. » Le comptable s’enflamme :
« Mais SAS ne peut ignorer la réalité ! » Enième
réponse évasive du prince : « On en reparlera. »
La pression monte. Voici l’administrateur
des biens princiers accusé par les « Dossiers
du Rocher » de détenir des comptes à l’étran-
ger, où transiteraient des fonds occultes. Un
faux document bancaire est même produit.
L’intéressé finit par le montrer, au printemps
2023, au prince. Ce dernier s’en empare et de-
mande… s’il s’agit bien d’un faux. Agacement
du comptable. « C’est très dur pour moi », rap-
porte-t-il à la dernière page de son cahier. Et
cette ultime annotation visant Albert II :
« SAS ne commente pas. » Et pour cause : à ses
yeux, l’homme de confiance est devenu
l’homme de méfiance…
Claude Palmero apprend ainsi qu’Albert II
a rencontré en secret Patrice Pastor, le
1er mai 2023. Puis l’émission « Complément
d’enquête » a diffusé sur France 2, le 11 mai,
un sujet consacré au marigot monégasque,
dans lequel M. Pastor, qui se confie le même
jour au Parisien, sort la sulfateuse. « Palmero
avait concentré beaucoup de pouvoir, et pas
seulement sur l’immobilier, peut-être en agis-
sant sans l’assentiment du prince », estime
Me Vey, l’un des deux avocats du promoteur.
« Pastor, renchérit Me Malka, a l’impression
d’être le bouc émissaire idéal pour éviter, selon
lui, de vrais sujets. » Mi-mai 2023, c’est l’avis
de tempête. Le 16, Claude Palmero est convo-
qué en urgence dans le bureau d’Albert. « Le
prince a été très vague, raconte-t-il. Il a évoqué
le contexte médiatique, puis il m’a promis
qu’on en reparlerait. Un éventuel départ à la
retraite ultérieur a été brièvement évoqué.
Puis il m’a dit que, si cela devait arriver un jour,
cela se passerait dans l’honneur, la dignité et
le respect. » Sonné, l’administrateur des biens
princiers met plusieurs jours à digérer.
Finalement, le 22 mai, à 16 h 34, il envoie
un long SMS au prince. « Monseigneur, écrit-il,
j’ai été très meurtri par votre brutalité dans Vos
propos à mon égard. Il est ensuite hallucinant
qu’après m’avoir à raison soutenu pendant
près de deux ans, Vous changiez d’avis parce
que P. Pastor a donné une interview surréaliste.
(…) Vous accréditez ses mensonges en m’écar-
tant. (…) Demeure intact le système de corrup-
tion connu de tous mis en place par celui que
nous qualifions avec lucidité de “crapule”. » Et
d’ajouter cette phrase lourde de sous-enten-
dus : « Je ne m’étendrai pas ici sur la liste des
missions que j’ai menées dans votre intérêt et
celui de l’Etat, avec votre approbation ; j’ai tou-
jours rendu compte, sollicité vos réactions et
appliqué les instructions que vous m’avez don-
nées. » Si ce n’est pas une menace, au moins
s’agit-il d’une mise en garde. Dont Albert II
ne va pas tenir compte. A 18 h 07, le prince ré-
pond ceci : « M. Palmero, je suis désolé de votre
désarroi. (…) Il n’y aura pas de sanction, il y
aura à terme une sortie qui sera la plus honora-
ble possible. (…) J’ai été amené dans l’arène
alors que je n’ai pas à y être. (…) Je suis obligé de
“siffler un peu la fin de la récréation”. »
S’ensuit un épisode tragi-comique, celui de
l’interview accordée par le prince à Monaco-
Matin, publiée le 24 mai 2023. Traditionnelle-
ment, ces entretiens sont relus et amendés
par le palais, et Claude Palmero fait partie du
circuit. Or il devine que l’entretien va aborder
des sujets le concernant et tente donc d’obte-
nir le texte à l’avance. Quand il découvre les
phrases prêtées à Albert II, il fonce dans le bu-
horizons | 21
reau du prince et obtient de haute lutte quel-
ques modifications. De fait, si, dans l’inter-
view publiée par le quotidien, Albert II dé-
clare : « J’ai demandé aux personnes impli-
quées dans les affaires dites des “Dossiers du
Rocher” de faire face à leurs responsabilités »,
dans la première version de l’entretien le
prince ajoutait « et de se mettre en réserve de
leurs fonctions ». Plus révélateur encore : ques-
tionné sur le rachat mené par Claude Palmero
des terrains de la Crémaillère, Albert II répon-
dait initialement : « Je comprends que cela ait
pu troubler et je n’ai jamais demandé à M. Pal-
mero de se porter personnellement acquéreur,
en sa qualité d’administrateur de biens, du ter-
rain de la Crémaillère. » Finalement, seule res-
tera cette simple phrase : « Je comprends que
cela ait pu troubler le grand public. »
Ce 23 mai 2023, dans le bureau du prince, qui
fut celui de la princesse Grace, perpétuelle-
ment encombré d’un fatras de parapheurs, de
rapports et de dossiers, les deux hommes
sont à deux doigts de s’invectiver. L’échange
est rapporté au Monde par Claude Palmero.
Albert II : « Mais vous n’allez pas me dicter ce
que je fais. (…) C’est MON interview à Monaco-
Matin. On ne peut pas parler avec vous. Dans
beaucoup de pays, même en France, il y a des
hauts responsables, mis en cause, qui démis-
sionnent. On m’a accusé d’être faible, alors j’ai
décidé de trancher. » Le comptable rétorque :
« Ce n’est pas en transformant des victimes en
coupables que vous montrerez votre force. (…)
Votre problème, c’est l’influence d’intérêts fi-
nanciers puissants sur votre cercle familial,
amical et gouvernemental. Et vous devriez réa-
gir. Je ne m’arrêterai pas ! » Albert II s’empour-
pre et congédie son comptable : « Sortez ! »
« NOUVELLES SOURCES D’INSPIRATION »
Dès lors, Claude Palmero sait que ses heures
sont comptées. L’interview paraît le lende-
main. Même atténués, les propos du prince
sonnent comme un désaveu pour lui. « Le
chef de l’Etat, publiquement, voulait m’accu-
ser d’être un voleur, s’insurge aujourd’hui
l’ex-bras droit. C’est faux, archifaux et surtout
complètement fou ! Et je ne manque pas de
preuves. J’ai de nombreux messages (notam-
ment, mais pas seulement, 46 textos) échan-
gés avec le prince sur ce sujet, qui le prouvent.
Depuis le début, il a été tenu au courant de
tout et dans les moindres détails. Donc il veut
subitement raconter des histoires pour me
lyncher publiquement et surtout contenter
ses nouvelles sources d’inspiration. »
Le Monde a eu accès à ces échanges de SMS,
datés de décembre 2020 à juin 2021. De fait,
Albert II est scrupuleusement informé de
toutes les initiatives de Claude Palmero, qui
se fait fort d’acheter pour 69 millions d’euros
la Crémaillère, par l’intermédiaire d’une so-
ciété ad hoc dont il serait le gérant, pour en-
suite le céder au même tarif aux domaines
de l’Etat monégasque. Une opération blan-
che. A l’époque, petit souci : le Groupe Pastor
est aussi un acquéreur potentiel. « La straté-
gie serait d’acheter le terrain le plus vite possi-
ble, écrit un jour Palmero au prince. Je ne sais
pas si le gouvernement saura réagir avec la ra-
pidité nécessaire. (…) Je demande à Votre Al-
tesse l’autorisation de constituer une société
de promotion et de conclure la vente, les titres
de cette société étant ensuite revendus à l’Etat
à prix coûtant. » Réponse du prince : « Ok
merci. Je vous appelle », ou encore : « Merci
pour ces informations. » Pas de doute, Al-
bert II a bien, au minimum, été tenu au cou-
rant de l’opération, qui s’est in fine effectuée
selon les termes définis par Claude Palmero –
les cahiers du comptable en font foi égale-
ment. « Le prince n’a jamais demandé à
M. Palmero d’intervenir dans l’affaire du ter-
rain de la Crémaillère », conteste Me Darrois.
Le 6 juin 2023, il est donc sommé de quitter
son bureau. Les scellés sont apposés sur son
coffre-fort. Albert II viendra en personne as-
sister à leur bris. Les autres membres du
« G4 », MM. Linotte, Anselmi et Lacoste, sont
écartés, eux aussi. La purge princière fait
une cinquième victime : soupçonné d’avoir
adhéré aux thèses du quatuor, le communi-
cant personnel d’Albert II, Yves Romestan, est
congédié du jour au lendemain. « Le prince
est le seul juge du choix de ses collaborateurs
et n’a eu besoin de personne pour se séparer
de Claude Palmero », assure Me Darrois.
Depuis, entre le prince et son ancien confi-
dent, c’est une lutte à mort, par avocats inter-
posés. Ce conflit pourrait ne pas faire de survi-
vants. Car Claude Palmero entend faire payer
le prix fort à ceux qui, d’après lui, l’ont sacrifié
pour mieux cacher leurs turpitudes. p
gérard davet et fabrice lhomme
Prochain article L’heure des comptes a sonné
22 |
CULTURE
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024

Vladislav Galard, « acteur à perruques »

Dans « En finir avec leur histoire », à la MC93, à Bobigny, le comédien confirme qu’il peut tout jouer

PORTRAIT
valence - envoyée spéciale

Q
uel est le secret de
Vladislav Galard ? A
quoi tient le charme
d’un acteur qui, en
une quinzaine d’an-
nées, s’est imposé, discrètement,
comme un des grands du théâtre
français ? Peut-être au fait de sa-
voir garder ses portes dérobées,
justement. L’homme assis en face
de vous dans un petit bureau
de La Comédie de Valence, sa
longue, très longue silhouette
calée autant que possible sur
une chaise en plastique, cultive
une pudeur qui ne se démentira
pas. Aucun stigmate de caboti-
nage chez lui.
Et pourtant, il a marqué de son
empreinte toutes les aventures
théâtrales qu’il a traversées. Et ce
depuis 2009 et le mémorable
Notre terreur, le spectacle de Syl-
vain Creuzevault sur la Révolu-
tion française, dans lequel il in-
carnait Saint-Just, en s’attachant
à faire miroiter toutes les facettes
de celui que l’on a surnommé
« l’Archange de la Terreur ». Il en a
été de même dans les spectacles
de Jeanne Candel et de Samuel
Achache, à commencer par ce
Crocodile trompeur (2013) qui a ré-
volutionné le théâtre musical
avec une liberté folle, et que Vla-
dislav Galard a habité en clown-
poète-musicien magnifique.
Voix de basse
Puis, à nouveau, chez Sylvain
Creuzevault, en compagnie de
Dostoïevski ou de Peter Weiss. Et,
désormais, avec l’auteur et met-
teur en scène Marc Lainé, qui lui
offre une partition encore toute
différente, dans le diptyque cons-
titué par Nos paysages mineurs
et En finir avec leur histoire – une
sorte de musique de chambre,
après les pièces symphoniques
et éruptives de Creuzevault.
Vladislav Galard, qui doit son
prénom slave à une mère tchè-
que, est arrivé au théâtre assez
Liliane (Adeline
Guillot) et
Paul (Vladislav
Galard), dans
« En finir avec
leur histoire »,
à La Comédie
de Valence,
en janvier.
SIMON GOSSELIN
tard, après bien des tours et des
détours. Il est né en 1976 à Is-
tanbul, avant de vivre à Mexico et
Amsterdam : son père, Jean Ga-
lard, philosophe spécialisé en his-
toire de l’art, auteur notamment
d’un essai intitulé La Beauté du
geste (Presses de l’Ecole normale
supérieure, 1984), dirigeait des
instituts culturels français à
l’étranger. « J’étais un enfant soli-
taire, déphasé. Ma passion pre-
mière, c’est la musique. J’ai com-
mencé le violoncelle à 9 ans, et n’ai
cessé d’en jouer depuis », raconte le
comédien avec cette voix de basse
qui n’est pas sans évoquer cet ins-
trument, dont il semble épouser
la tessiture émotionnelle.
Pas question pourtant pour ses
parents de le voir embrasser une
vie de saltimbanque. Vladislav
Galard a fait math sup et math
spé, il était aussi doué pour cela,
et il est entré à l’Ecole polytechni-
que. Et c’est là qu’une autre graine
a été plantée. « J’y ai découvert
l’improvisation, avec un profes-
seur qui pratiquait l’impro à la
québécoise : une discipline en soi,
avec des matchs que l’on dispute
sur une patinoire. L’exercice
m’amusait, et ce professeur m’a
dit que j’avais sans doute quelque
chose à jouer là-dedans. »
Il a fallu encore pas mal de petits
pas au jeune homme « introverti et
immature » pour arriver jusqu’au
Conservatoire national supérieur
d’art dramatique, en 2001. Dans sa
promotion se trouve aussi Louis
Garrel, qui connaît Sylvain Creu-
zevault depuis le lycée. Ensemble,
avec deux autres camarades, Ar-
thur Igual et Damien Mongin, ils
créent, en 2002, le collectif D’ores
et déjà, qui, avec quelques autres,
va chambouler le théâtre français.
Louis Garrel partira vers
d’autres rivages. Vladislav Galard,
lui, manque de sombrer dans les
oubliettes où tombent tant d’ac-
teurs, quand Sylvain Creuzevault
le rappelle, en 2009, pour Notre
terreur. « Ce spectacle a été ma vé-
ritable école, assure le comédien.
Des mois de travail, notamment
sur le corpus historique, de recher-
che au plateau, quatre ans de tour-
née à travers la France et le
monde… C’est inoubliable. » Son
Saint-Just s’est gravé dans les mé-
moires, longue silhouette juvé-
nile offrant à l’inflexible monta-
gnard, outre l’ardeur, une grâce
et une fraîcheur inédites.
« Conscience du corps »
« C’est avec cette création que j’ai
pris conscience du corps que j’avais,
de son envergure, et de ce que je
pouvais exprimer avec ces grands
bras et ces grandes mains. Sylvain
Creuzevault vient de l’Ecole Lecoq,
c’est un homme du mouvement.
Je me suis appliqué à déconstruire
la cérébralité qui avait été la
mienne, à toujours commencer par
bouger le personnage que je jouais,
et donner une rythmique particu-
lière à la parole. » On se souvient
de lui en dieu Pan sauvage et fou
dans Orfeo. Je suis mort en Arcadie,
de Samuel Achache et Jeanne Can-
del (2017), passant toute la repré-
« Je me suis
appliqué
à déconstruire
la cérébralité
qui avait été
la mienne »
VLADISLAV GALARD
sentation sur la pointe des pieds,
en slip et chaussettes. Ou encore
de la manière, infiniment émou-
vante, dont il a donné un corps
à Peter Weiss, dans L’Esthétique de
la résistance, mis en scène par
Creuzevault, traduisant ainsi avec
évidence l’intranquillité de l’écri-
vain allemand.
Intellectualité, physicalité, mu-
sicalité, inventivité, affectivité :
Vladislav Galard coche toutes les
cases de l’art de l’acteur. « Il peut
tout jouer », affirme Marc Lainé,
qui l’a emmené dans d’autres
paysages, avec un personnage de
soixante-huitard aussi insuppor-
table, macho et narcissique que
bourré de charme. « Et il est tou-
jours d’une justesse parfaite,
ajoute l’auteur-metteur en scène.
C’est un joueur de volley-ball, un
improvisateur hors pair, qui est
dans l’invention permanente. »
Vladislav Galard n’est jamais
dans le cliché, il y a toujours, chez
lui, un léger décalage, où la ligne
mélancolique de fond s’accorde
avec un humour subtil. Il s’en
étonne, quand on le lui fait remar-
quer : « On m’a souvent dit que
je suis ce qu’on appelait autrefois
un “acteur à perruques”. Quand
je joue un personnage, le person-
nage, c’est moi. Mais peut-être
est-ce justement cela, un acteur à
perruques : je joue le personnage,
mais je montre que je le joue. Et
sans doute que je ne peux pas res-
ter sur un seul registre. Je crois fon-
damentalement à la comédie dra-
matique. Que l’on puisse être ému
juste après avoir ri ou l’inverse,
je trouve que cela amplifie tout.
Le drame et l’humour s’enrichis-
sent énormément l’un l’autre. »
« Dans la vie, il est plutôt taiseux,
très à l’écoute, comme s’il préser-
vait des territoires secrets », ob-
serve Marc Lainé. On dirait que
Vladislav Galard se montre pour
mieux se cacher à travers ses per-
sonnages, alors que c’est si sou-
vent l’inverse, chez les acteurs. p
fabienne darge

Un homme et une femme, dans les variations de Marc Lainé

on les avait quittés au mitan de l’année
1975 : Liliane et Paul s’étaient rencontrés
dans un train entre Saint-Quentin-en-Yve-
lines et Paris. Elle était issue d’un milieu
populaire, lui professeur de philosophie et
écrivain, un spécimen pur jus de soixante-
huitard reproduisant dans son couple les
rapports de domination qu’il dénonçait
avec fracas. Marc Lainé a raconté leur his-
toire dans Nos paysages mineurs, qui se dé-
roulait comme un voyage immobile dans
l’intimité très politique d’un couple.
Aujourd’hui, l’auteur et metteur en scène
présente la suite, intitulée En finir avec leur
histoire. Les deux spectacles sont à voir, en-
semble ou séparément (mais ensemble,
c’est mieux), à la MC93 de Bobigny. On re-
trouve Liliane et Paul en 1992, autrement
dit dans un tout autre monde : le mur de
Berlin est tombé, et un penseur politique
américain nommé Francis Fukuyama
vient de proclamer « la fin de l’histoire ».
Dix-sept ans après leur séparation,
les données de départ se sont inversées.
Liliane est devenue professeure de philo-
sophie, et Paul, un temps écrivain à succès,
est sur le déclin. Liliane, enceinte au mo-
ment de leur rupture, a décidé de garder
leur enfant, et a élevé son fils seule, tandis
que Paul virevoltait d’une compagne –
de plus en plus jeune – à l’autre. Et les voilà
qui se retrouvent, pas tout à fait par hasard,
sur un trottoir du 6e arrondissement de
Paris, un soir d’automne.
Justesse parfaite
Bien sûr, Paul, séducteur pathologique et
égocentrique, ne serait pas contre un nou-
veau rapprochement avec Liliane. Mais
pour cette femme qui a construit son
émancipation à la force du poignet, il n’en
est pas question. Il va s’agir pour elle d’en
finir avec cette histoire, de dire ce qui n’a
pas été dit, de solder les comptes. Autant
que faire se peut, quand on a un enfant
en commun : le jeune Martin, dont il sem-
blerait bien qu’il soit un double de l’auteur,
et sera le héros d’un troisième volet.
Il y a chez Marc Lainé la fraîcheur
romanesque d’un François Truffaut
d’aujourd’hui. Ses dialogues sont toujours
d’une justesse parfaite, ses personnages
délicatement ciselés. La mise en scène,
pour être moins spectaculaire que dans
Nos paysages mineurs, n’en est pas moins
finement pensée : elle inscrit les deux per-
sonnages dans un Paris nocturne et vin-
tage, totalement recréé à l’image, dont
le grain épouse celui du temps.
Le spectacle s’offre comme un long plan-
séquence, où l’on suit Liliane et Paul au fil
de leur errance dans Paris. Pour cela, Marc
Lainé les fait marcher sur des tapis rou-
lants, traduisant à la fois l’idée de leur
déambulation, et le sentiment du surplace,
voire de recul, vécu par toute une généra-
tion face aux bégaiements de l’histoire.
L’ensemble est porté par l’alchimie parti-
culière qui se crée entre les deux acteurs.
Adeline Guillot est merveilleuse en femme
au regard droit, à l’éclat tranchant, qui a
payé de sa solitude et du sacrifice de son ta-
lent littéraire d’avoir échappé à ce prédateur
revêtu des habits du gauchisme. Et Vladis-
lav Galard, superbe dans ce rôle de séduc-
teur sur le retour, insupportable et pourtant
d’un charme incontestable : une figure pa-
triarcale en train de s’effriter sous nos yeux,
face à une femme à la douceur minérale. p
f. da. (valence, envoyée spéciale)
En finir avec leur histoire, de et par Marc
Lainé. MC93 de Bobigny, jusqu’au 4 février.
Puis en tournée. MC93.com
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024
Posy Simmonds sacrée Grand Prix d’Angoulême
L’autrice de « Gemma Bovery » est la lauréate du 51e Festival international de la bande dessinée
BANDE DESSINÉE
L
e Brexit ne sera pas par-
venu à tout défaire des
liens culturels qui unis-
sent la France et le Royau-
me-Uni. C’est l’une des leçons que
l’on peut tirer du Grand Prix du
51e Festival de la bande dessinée
d’Angoulême, dont « Le Monde
des livres » est partenaire, attri-
bué mercredi 24 janvier à la fran-
cophile autrice britannique Posy
Simmonds. Depuis la création
du festival en 1974, c’est la pre-
mière fois que la prestigieuse ré-
compense est remise à un artiste
d’outre-Manche.
La dessinatrice de 78 ans, à qui
l’on doit les savoureux romans
graphiques Gemma Bovery, Ta-
mara Drewe ou encore Cassandra
Darke, respectivement publiés
en 2000, en 2008 et en 2019 chez
Denoël, était finaliste, aux côtés
de Catherine Meurisse et de
l’Américain Daniel Clowes, du pre-
mier tour d’un vote auquel parti-
cipe un collège de professionnels
de la BD. Elle succède au lauréat
de la 50e édition, Riad Sattouf,
créateur des séries L’Arabe du fu-
tur et Les Cahiers d’Esther (Allary).
Le Festival d’Angoulême, qui se
tiendra du 25 au 28 janvier, cou-
ronne ainsi cette année une artiste
qui a longtemps œuvré comme
dessinatrice de presse. « Cette nou-
velle était inattendue, elle est arri-
vée comme un rayon de soleil et me
remplit de joie », confiait Posy Sim-
monds peu de temps avant la céré-
monie de remise du prix, à la-
quelle elle ne pouvait se rendre
pour raisons de santé. « Le Brexit
« Posy Simmonds
éprouve un amour
inconditionnel
pour les mots
comme pour
les images »
PAul GrAvett
critique
La thérapie par le rire de Nora Hamzawi
Dans son dernier spectacle, l’humoriste dévoile ses angoisses dans une époque anxiogène
RENCONTRE
D es boîtes d’antalgiques,
de vitamine C, de pastilles
pour la gorge entourent
sa tasse de thé. Au bar de l’hôtel où
Nora Hamzawi nous a donné ren-
dez-vous, au lendemain de son
nouveau spectacle – rodé en pro-
vince et au Théâtre Lepic, à Paris,
avant de s’installer pour trois se-
maines, en mars, aux Folies Ber-
gère –, la table basse à des allures
d’officine. On sourit, tant cet éta-
lage de remèdes résonne avec les
confidences entendues sur scène.
A 40 ans, cette humoriste et co-
médienne confesse sa pharmaco-
dépendance avec décontraction.
« Les pharmacies sont ma pas-
sion », et les antidépresseurs ses
meilleurs amis depuis longtemps.
Mais elle n’en fait pas un drame,
tant elle sait que cet usage est par-
tagé par nombre de ses sembla-
bles et que le regard sur la santé
mentale « a changé depuis le confi-
nement et la série En thérapie ».
Avec son nouveau show, cette
ex-chroniqueuse de l’émission
« Quotidien », sur TMC, offre à son
public une thérapie par le rire, un
rire libérateur et non racoleur,
comme un hymne à la joie, mal-
gré la fureur du monde qui nous
entoure. Le pilulier n’est qu’un des
nombreux sujets abordés dans ce
stand-up d’une grande franchise.
nous a beaucoup isolés de l’Europe.
Ce prix si prestigieux me fait donc
me sentir en famille », ajoutait-elle
au téléphone dans un anglais élé-
gant mâtiné de français.
« Dessiner la littérature. » Le titre
de l’exposition que lui consacre,
jusqu’au 1er avril, la bibliothèque
publique d’information (BPI) du
Centre Pompidou, à Paris, résume
à la perfection le style unique de
Posy Simmonds. La trilogie de ro-
mans graphiques autour de per-
sonnages féminins, que l’autrice
a commencée en fanfare avec
Gemma Bovery, tire son inspira-
tion de grands textes de la littéra-
ture européenne : Madame Bo-
vary (1856), de Gustave Flaubert,
pour le premier ; Loin de la foule
déchaînée (1874), de Thomas
Hardy, pour Tamara Drewe ; et
Un chant de Noël (1843), de Char-
les Dickens, pour Cassandra
Darke. Ces œuvres ont marqué
cette lectrice insatiable, qui s’est
aussi abondamment nourrie de
comics américains.
Trait caustique
Plus de quarante ans durant, elle a
éreinté avec verve les vicissitudes
de la petite bourgeoisie britanni-
que dans les colonnes du Guar-
dian. « Chaque semaine, je m’astrei-
gnais à cette discipline qui consis-
tait à remplir l’espace qui m’était
imparti », nous a-t-elle raconté
d’un ton mi-laconique, mi-nostal-
gique, nous recevant dans son ap-
partement londonien en novem-
bre 2023. Fine observatrice des rap-
ports de classe, Posy Simmonds
croquait d’un trait caustique les
lecteurs du quotidien britannique
qui, à l’époque, « faisaient partie de
cette “gauche cachemire”, sociale-
libérale et bien-pensante ». Son
nom reste attaché au journal, qui
la sollicite ponctuellement : par
exemple, en 2013, pour commé-
morer à sa façon la mort de l’an-
cienne première ministre conser-
vatrice Margaret Thatcher – l’origi-
nal de ce dessin est visible dans
l’exposition de la BPI. En 2021, on
lui a même confié les honneurs de
la « une », à l’occasion du 200e an-
niversaire du Guardian.
Nora Hamzawi, hétérosexuelle,
mère de famille, en couple depuis
longtemps, y évoque avec talent
à quel point notre époque anxio-
gène se répercute sur la vie intime
et « met le bordel » dans le couple.
Tandis que son « mec » s’ancre
dans le réel et les mauvaises nou-
velles, Nora Hamzawi rêve d’un
« ménestrel », d’un « entertainer »
et se dit dans l’urgence de mettre
de la gaieté dans la vie, en assu-
mant d’être « irrationnelle ». « Plus
je suis inquiète sur l’état du monde,
plus je consulte pendant des heu-
res des trucs artificiels, comme des
tutos de maquillage », confesse-t-
elle. Comme pour se raccrocher
à des plaisirs futiles afin de com-
penser les notifications alarman-
tes qui font irruption sur nos
smartphones. La stand-upeuse
n’évoque ni l’actualité ni la politi-
que, mais parle de son ressenti, de
son rapport au monde, de ses né-
Son aisance
sur scène,
sa plume allègre
et décomplexée
lui permettent
de capter, sans
relâche, le public
Posy Simmonds chez elle, à Londres, le 10 novembre 2023. TORI FERENC POUR « LE MONDE »
Posy Simmonds a été une fidèle
de l’hebdomadaire satirique
Punch, qui a fait les riches heures
de la caricature outre-Manche, de
sa première parution, en 1841, à sa
disparition, en 2002. Illustrée es-
sentiellement par des hommes,
la publication a, en 1971, ouvert ses
colonnes à des dessinatrices pour
un numéro « spécial femmes »,
auquel l’autrice a participé. Il faut
peut-être voir dans cette revue
une des sources de l’humour dont
elle ne se départ jamais. Lorsque
nous l’avons jointe au téléphone
vroses avec acuité et un formida-
ble sens de la formule.
La fragilité de la libido, les tracas
de la vie quotidienne, la peur de
vieillir, l’impact du mouvement
#metoo sur les rapports amou-
reux, les angoisses existentielles…
Avec son immuable débit de mi-
traillette, Nora Hamzawi passe en
revue la vie comme elle va, malgré
un climat chaotique dans lequel
il est plus facile de se dire en colère
qu’heureux. L’humoriste n’est pas
dans la théorisation, mais dans
l’incarnation. Son aisance sur
scène, sa plume allègre et décom-
plexée, son aveu d’être tiraillée en-
tre la peur de l’avenir et l’envie
de profiter de la vie lui permettent
de capter, sans relâche, le public.
Dimension universelle
En dix ans et trois spectacles, cette
humoriste s’est fait une place de
choix dans le stand-up grâce à son
parler cash, son autodérision, son
esprit de contradiction, sa capa-
cité à capter l’air du temps et la réa-
lité cachée du couple. « J’ai tou-
jours eu peur de me répéter. J’ai
voulu, cette fois, me confronter da-
vantage à l’influence du monde ex-
térieur sur nos vies privées, tout en
continuant à revendiquer de la joie
et de légèreté », assure, hors scène,
celle que l’on retrouvera bientôt
dans les prochains films de Pascal
Bonitzer et Olivier Assayas.
avant le festival, elle s’amusait du
fait que son époux, l’artiste Ri-
chard Hollis, avait cru qu’elle avait
remporté « le Grand Prix… de For-
mule 1, alors qu’[elle n’a] pas le per-
mis » : « Il a eu l’air perplexe ! »
Style foisonnant
Autrice accomplie, Posy Sim-
monds est une pionnière : beau-
coup la considèrent comme la
première à avoir investi le terrain
du roman graphique au Royau-
me-Uni, jusqu’à récemment peu
friand de ce genre. Paru en 1981,
Nora Hamzawi est une fille drôle.
Résolument. Une angoissée qui
assume sa mauvaise foi et livre
sans détour ses complexes. Elle
concède être en léger décalage
avec l’exposition de soi sur les ré-
seaux sociaux, faire des vannes
« hétéronormées » (« Je rêve d’être
lesbienne, mais ça ne vient pas ») et
ne pas avoir pris d’amant (« Grâce
au combo magique antidépres-
seurs et arrêt de la pilule, on recou-
che ensemble avec mon mec »).
En livrant un concentré de son
intimité et de sa vie conjugale, sa
« crise du milieu de vie » prend une
dimension universelle et déclen-
che des éclats de rire complices. A
cela s’ajoute son plaisir non feint
d’être sur scène et une liberté de
ton jouissive. Dans la petite salle
du Rideau rouge, à Lyon, où l’on a
découvert, au début de l’hiver, son
nouveau stand-up, Nora Ham-
zawi a enclenché une discussion
avec le public à l’issue de la repré-
sentation. « Faire un spectacle, ré-
sume-t-elle, c’est une manière de
transformer la rancœur en joie. »
Et de faire un bien fou aux specta-
teurs, qui repartent avec la ba-
nane et le cœur plus léger. p
sandrine blanchard
Nora Hamzawi, nouveau
spectacle. Théâtre Lepic,
Paris 18e, jusqu’au 9 février.
Dates sur Norahamzawi.fr
culture | 23
C’est la première
fois que
la prestigieuse
récompense
est remise
à un artiste
d’outre-Manche
Posy Simmonds, considère le criti-
que britannique de bande dessi-
née Paul Gravett, commissaire
scientifique associé de l’exposi-
tion à la BPI. C’est une œuvre qui
constitue son premier long format
pour adultes et c’est la première fois
qu’elle mélange les comics, l’illus-
tration, le texte de mise en forme.
C’est un moment de rupture qui lui
a ouvert la voie à un grand nombre
de stimulantes possibilités ».
Ce style foisonnant, cette écri-
ture dense qui accompagne sa-
vamment le dessin sans que l’un
prenne le pas sur l’autre – « Posy
Simmonds éprouve un amour
inconditionnel pour les mots
comme pour les images », analyse
Paul Gravett – ont quelque chose
de très cinématographique. Les
réalisateurs Stephen Frears et
Anne Fontaine l’ont bien senti : le
premier a adapté Tamara Drewe
(2010), quand la seconde a jeté
son dévolu sur Gemma Bovery
(2014). « J’ai tout de suite aimé le ti-
tre et, surtout, j’ai tout de suite vu
la mise en abyme de Madame Bo-
vary de manière ludique. J’ai
pensé : “C’est un film que je pour-
le premier opus de Posy Sim- rais faire” », racontait, au Monde,
monds, True Love, a été traduit en la cinéaste en 2014.
français chez Denoël en 2023. Elle A 78 ans, Posy Simmonds n’est
s’est également illustrée dans la pas près de prendre sa retraite. En
littérature jeunesse, signant une attendant sa prochaine publica-
dizaine d’albums comme Ma- tion, il est urgent de (re)découvrir
tilda, l’horrible petite menteuse… la créativité et le mordant de
(Albin Michel Jeunesse, 1992), et l’autrice, à la BPI ou en librairie. p
surtout La Fabuleuse Vie secrète de alexis duval
Fred (Sarbacane, 2014). L’histoire
d’un matou dont on découvre à sa « Posy Simmonds. Dessiner
mort qu’il menait une existence la littérature ». Bibliothèque
de chanteur de rock et de crooner. publique d’information
Mais « il y a un avant et un après du Centre Pompidou, Paris 4e.
Gemma Bovery dans la carrière de Jusqu’au 1er avril. Entrée gratuite.
Lacan,
l‘exposition
Quand l’art rencontre la psychanalyse
31.12.23 - 27.05.24
centrepompidou-metz.fr
#lacan
Caravage, Narcisse, 1597-1599, Peinture à l’huile, 113,3 × 97 cm,Rome, Galleria Nazionali di Ar te Antica, palazzo Barberini e galleria Corsin
© Photo SCAL A , Florence, Dist. RMN-Grand Palais / image Scala
24 | télévision
L’émission « Thalassa » fait son retour, en prime time
Diego Buñuel, qui remplace l’animateur historique Georges Pernoud, mort en 2021, se met en scène et séduit
FRANCE 3
VENDREDI 26 - 21 H 10
MAGAZINE
O
n ne présente plus
Thalassa, une émis-
sion créée en 1975 et
incarnée jusqu’en 2017
par Georges Pernoud, décédé le
10 janvier 2021. Depuis 2017, plu-
sieurs journalistes (Fanny Agos-
tini, Sabine Quindou) se sont suc-
cédé à la présentation du maga-
zine de la mer de France 3, mais,
faute de programmation régu-
lière, il avait fini par voir son pu-
blic s’étioler. Diego Buñuel, né
en 1975, fidèle de l’émission lors-
qu’il était enfant, en anime ce soir
une version modernisée. Petit-fils
du cinéaste Luis Buñuel, le jour-
naliste franco-américain a été re-
porter de guerre, est passé par
« Les Nouveaux Explorateurs »
(Canal+, de 2008 à 2014), avant de
diriger les programmes de France
Télévisions de juin 2020 à sep-
tembre 2021.
Sac sur l’épaule, pieds nus fou-
lant le sable, Diego Buñuel expli-
que face caméra que, si « Tha-
lassa » nous a fait rêver, les temps
ont changé. C’est désormais au
chevet des mers et des océans « en
danger » qu’il faut aller.
Trois destinations paradisia-
ques sont ainsi proposées dans ce
premier épisode, à la périodicité
non définie. Tout d’abord, la Poly-
En Savoie, un duo de flics à l’épreuve d’un féminicide
Dominik Moll plonge dans le quotidien d’une brigade frustrée de ne pouvoir élucider l’assassinat d’une jeune femme, brûlée vive
CINÉ+ FRISSON
JEUDI 25 - 20 H 50
FILM
D ans la nuit du 12 octo-
bre 2016, à Saint-Jean-
de-Maurienne (Savoie),
une jeune femme de 21 ans,
Clara, est assassinée, brûlée vive
alors qu’elle revenait d’une soi-
rée entre copines. Une brigade de
la police judiciaire (PJ) de Greno-
ble est dépêchée sur les lieux
pour mener l’enquête, dont on
sait d’emblée qu’elle ne sera pas
résolue. Un intertitre nous l’a ré-
GRILLE N° 24 - 022
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V sur le coup. IX. Eglise d’Orient
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 24 - 021
HORIZONTALEMENT I. Empoisonneur. II. Nérolis. Aspe. III. Qui. Escarpée.
IV. Ubacs. Avoirs. V. Elme. Cri. Ois. VI. Ta. Toi. Dansa. VII. encontre (à l’).
Say. VIII. Ut. SA. Se. IX. Seynois. Pi. X. Essentielles.
VERTICALEMENT 1. Enquêteuse. 2. Meublantes. 3. Priam. Ys.
4. Oô. Cétoine. 5. Iles. On. On. 6. Sis. Citait. 7. Oscar. Si. 8. Avides.
9. Naro (Oran). APL. 10. Espions. Il. 11. Upérisas. 12. Réessayées.
Diego Buñuel, dans « Thalassa ». FTV
nésie, qui abrite le plus grand
sanctuaire au monde de requins,
et où l’apnéiste Denis Grosmaire
réalise des vidéos mondialement
connues (avec son chien). Il sert
de guide pour plusieurs plongées
dans l’atoll d’Apataki, offrant des
séquences d’une grande poésie ; il
est aussi filmé papotant avec
Diego Buñuel, quand le dialogue
en voix off aurait permis de mon-
vélé dès le début du film, nous
prévenant ainsi que l’attention
devra se porter ailleurs.
Dans cette Nuit du 12, ce sera le
travail quotidien mené par les po-
liciers – le chef de groupe Yohan
(Bastien Bouillon), pointilleux et
taciturne, et son vieux coéquipier
Marceau (Bouli Lanners) – sur l’af-
faire qui nous guidera. Un travail
minutieux et obsédant à partir
duquel le film conduit son pro-
pos. Lequel concerne les hom-
mes, et plus précisément leur re-
lation aux femmes, la place qu’ils
leur accordent, la violence qu’ils
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
trer davantage d’images sous-ma-
rines. A Teahupoo, on suit ensuite
Léa Hahn, rare femme photogra-
phe à affronter la célèbre vague,
avant de croiser Vahine Fierro,
surfeuse qui va participer cet été
aux Jeux olympiques.
Deuxième destination, Huar-
mey, sur la côte péruvienne, que
Diego Buñuel rallie à moto en tra-
versant un désert de sable im-
sont capables de déchaîner con-
tre elles. Ces questions hantent le
film. Elles déterminent sa noir-
ceur et sa gravité.
Grande justesse
Le féminicide dont il est question
ici s’est réellement produit. Il fi-
gure, parmi beaucoup d’autres,
dans 18.3, une année à la PJ, de
Pauline Guéna (Denoël, 2020).
C’est ce fait divers qui a retenu
l’attention de Dominik Moll. Il lui
a inspiré son septième long-mé-
trage, dont la puissance formelle,
la qualité d’écriture, l’intelligence
HORIZONTALEMENT
I. Pique-assiette chez nous, curieuse
et indiscrète au Canada. II. Dur à
cuire. Famille bêlante. III. Empereurs
du Saint-Empire. Ile des Cyclades. Mis
en doute. IV. Du seigle dans le whisky.
Cours et département. Faire
l’innocent. V. Indiqua son intention
de tourner. Maître dans son domaine.
VI. Interpelle. Maintient l’aviron en
place. VII. Chez Edmond. Disparue
à la chute du Mur. Possessif. Ecran
au foyer. VIII. Expliqua l’action. Lâché
qui accepte l’autorité du pape. Fonds
de scène. X. Se reposaient pour
mieux travailler le soir.
VERTICALEMENT
1. On y joue, en se traînant sur le
derrière. 2. Embryon dans la graine.
3. Souvent protégé, sauf en été. Pas-
sas. 4. Cours espagnol. Commençai à
me développer. 5. C’est du gâteau.
Chaleureusement accueilli. 6. Entrent
en lice. Porteuse de sabots. Porteurs
de sabots. 7. Piège l’adversaire.
8. Flotte de Philippe II face à l’Angle-
terre. 9. Assemblée de cardinaux.
Possessif. En peine. 10. Dangereuse-
ment invisible. Dure essence. Joli
coup sur le court. 11. Stupéfaction.
12. Laisse passer un peu d’air et de
lumière.
mense, qui débouche sur les fa-
laises abruptes. C’est là que tra-
vaille Juan, un « pêcheur de l’ex-
trême ». L’animateur se met une
fois encore en scène, avant un
échange plus intéressant avec
l’épouse de Juan.
Enfin, au large de l’Equateur voi-
sin, sur l’île de la Plata, le biolo-
giste marin Michel Guerrero em-
mène Diego Buñuel dans une
du casting rejoignent celles de
ses premiers films, Harry, un ami
qui vous veut du bien (2000) et
Lemming (2005).
Le film met en lumière la vie
d’une brigade confrontée au
manque de moyens, à la solitude,
à la frustration et à l’obsédante
idée que le coupable pourrait ne
jamais être identifié.
A l’élaboration du scénario, le
cinéaste a travaillé avec Gilles
Marchand, son complice depuis
ses débuts. Ensemble, ils ont
conçu une partition solide et de
grande justesse. Une faveur pour
SUDOKU
N°24-022
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8 4
7 1
9 1
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« station de nettoyage » pour raies
mantas. Il effectue des prélève-
ments ADN, pose des balises GPS
ou encore – c’est une première –
réalise une échographie de raie
enceinte.
« Filiation avec Nicolas Hulot »
Autant d’images magiques et im-
pensables en 1975, qui devraient
plaire à un public large. Quant au
style Buñuel, il est fort éloigné de
celui de Pernoud. Diego
Buñuel descend en rappel, con-
duit une moto, plonge et inter-
roge : « C’est dangereux là ? » On
pense à un autre animateur qui se
mettait lui aussi en scène. « Une fi-
liation avec Nicolas Hulot » et son
émission « Ushuaïa » (sur TF1, de
1987 à 2012), assumait, lors de la
présentation à la presse, le direc-
teur des magazines de France Té-
lévisions, Nicolas Daniel.
Est-ce dû à ce grand écart con-
ceptuel ? On ne retrouve pas chez
Diego Buñuel la sincérité de son
aîné Georges Pernoud – pour
l’instant en tout cas. Il a en revan-
che le même sens de la formule :
« Onze mille requins ont été mas-
sacrés le temps de visionner ce do-
cumentaire. » p
catherine pacary
Thalassa, aventures extrêmes.
Au cœur du Pacifique, de
Véronique Veber et Sandrine
Léonardelli (Fr., 2023, 110 min).
les comédiens qui, jusque dans
les plus petits rôles, trouvent
moyen d’y exprimer leur singu-
larité. Ils sont nombreux. Cha-
cun, cependant, s’affirme et se
distingue en un éclair, contribue
à la réalisation d’un maillage
ténu, œuvre à l’édifice d’un récit
parfaitement rectiligne.
Il y a les hommes de la brigade,
puis les parents de Clara, sa
meilleure copine Nanie (Pauline
Serieys), ses ex-petits amis. Cha-
cun apporte son grain de sel à la
réflexion. Interrogés, tous racon-
tent une histoire, révèlent un
1 3
8 9
7 5
2 6
5 1
5 3
9 8
2 6
4 7
Difficile
8 4 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
être utilisé qu’une
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carré de neuf cases.
MER ROUGE LA POUDRIÈRE
Guerre par procuration entre l’Iran et les États-Unis, tensions
dans la Corne de l’Afrique… Va-t-on vers un embrasement général ?
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024
NOTRE
SÉLECTION
V EN D R ED I 26 JAN V IER
LCP Assemblée nationale
Comme tu es belle ! Avoir
20 ans en pays taliban
20.30 Sofia et Niguina travaillent
dans un salon de beauté à Kaboul,
où elles font vivre une petite équipe
et un rêve, celui de protéger leur
dernier espace de liberté.
France 5
L’Homme qui en savait trop
21.10 Alfred Hitchcock a tourné deux
versions de ce film : l’une, outre-
Manche, en 1934, qui se déroule en
Suisse ; l’autre, pour Hollywood,
en 1956, transposée au Maroc, avec
Doris Day, James Stewart et Daniel
Gélin. Celle que propose France 5.
TF1
Dream Team. La relève des stars
21.10 Matt Pokora, Jenifer, Camille
Lellouche, Lara Fabian, Claudio
Capéo et Black M s’affrontent lors de
duels de jeunes chanteurs, âgés de
8 à 14 ans, qui reprennent leurs tubes.
Arte
Roy Orbison : pur rock
22.30 Elvis Presley reconnaissait en
ce rival « le plus grand chanteur du
monde ». Après des débuts rock’n’roll
chez Sun Records, comme le King,
Roy Orbison tutoya la popularité des
Beatles avec son tube Oh, Pretty
Woman dans les années 1960, avant
qu’une crise cardiaque ne l’arrache à
ses fans en 1988, à l’âge de 52 ans.
comportement que certains, au
regard du meurtre, remettront en
question, d’autres pas.
Il est dit qu’à la PJ chaque enquê-
teur tombe, un jour, sur un crime
qui le dévore. Pour Yohan, c’est le
meurtre de Clara, l’absente du
film, dont le portrait se dessine en
creux à travers les personnes qui
l’ont connue. p
véronique cauhapé
La Nuit du 12, de Dominik Moll.
Avec Bastien Bouillon, Bouli
Lanners, Théo Cholbi, Pauline
Serieys (Fr., 2022, 115 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
4 2 9 8 5 6 7
2 5 7 6 1 4 3 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
6 3 1 4 2 9 8 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
2 7 9 4 1 3 8 5 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
9 6 8 3 7 2 4 Par courrier électronique :
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4 8 7 2 5 9 1 6
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
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1 8 3 2 6 5 9 Par courrier électronique :
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Emploi : www.talents.fr/
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paritaire des publications et agences de presse
n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
PRINTED IN FRANCE
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Directrice générale
Elisabeth Cialdella
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75013 PARIS
Tél : 01-57-28-39-00
Sénégal 3400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,
Pays-Bas 6 €, Portugal cont. 5,60 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
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Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024
styles | 25
Le canal Rochdale,
à Castlefield,
et la tour Beetham.
RASPU/GETTY IMAGES

VOYAGE
manchester (royaume-uni)

Q
uand on dit Manchester, on
pense foot, musique et passé
industriel. Tous ces aspects
imprègnent cette ville du
nord de l’Angleterre, la troi-
sième en nombre d’habitants après Lon-
dres et Birmingham, mais ne suffisent pas
à la définir. En prenant le temps d’y flâner
à pied, on découvre d’autres facettes : des
musées gratuits et sans réservation, des
sites historiques réaménagés pour la ba-
lade, qui, ensemble, en font une vraie des-
tination touristique et accueillante.

Jour 1
10 heures Promenade à Castlefield
Ici, l’architecture raconte toutes les strates
de l’histoire mancunienne. Les plus an-
ciennes sont les vestiges d’un fort romain
au milieu du Castlefield Heritage Park (1),
installé près du canal de Bridgewater
ouvert au XVIIIe siècle pour relier Man-
chester aux mines de charbon de Worsley.
Le chemin de halage longeant le canal a
été aménagé pour la promenade et in-
vesti par des canards peu farouches, les
anciens entrepôts ont été transformés en
sympathiques pubs et restaurants.
Aux confins du parc, on aperçoit des bâ-
timents modernes tout en baies vitrées,
signe du nouveau dynamisme de Man-
chester, devenue un pôle média et finan-
cier dynamique. On peut aussi admirer
les ruines romaines depuis le viaduc de

48 heures à Manchester
Castlefield, vestige de l’ère victorienne
laissé à l’abandon entre 1969 et 2022, et
réhabilité en promenade plantée sur le
modèle de la High Line à New York.

11 heures Stupeur et tremblement

A une centaine de mètres, le Science and
Industry Museum (2) célèbre le patrimoine
industriel et le progrès technologique. Le
rez-de-chaussée se concentre sur le coton,
à l’époque où la production mancunienne
inondait le monde. Des machines-outils
gigantesques côtoient de petits échan-
tillons de tissus colorés du XIXe siècle, des
panneaux pédago rappellent que la pros-
périté du commerce reposait en grande
partie sur l’esclavage, et documentent les
mauvaises conditions de travail des
ouvriers. Au premier étage, un vaste es-
pace est consacré aux expériences scienti-
fiques. Une table « tremblement de terre »
donne l’occasion de tester la résistance de
constructions en bois face aux secousses
sismiques, un système de poulies permet
de soulever une voiture dans les airs en
tournant une manivelle… aussi divertis-
sant pour les enfants que pour les adultes.
13 heures Escale gourmande
Pause déjeuner au restaurant Wood, où le
chef Simon Wood – gagnant de l’émission
« Masterchef » locale – veut faire un resto
gastronomique mais pas intimidant, avec
parfois des suggestions inattendues (vous
connaissez les ris d’agneau ?). Au déjeu-
ner, intéressant menu à 29 euros pour
trois plats et un verre de vin. Pour digérer,
on traverse le quartier étudiant en suivant
l’Oxford Road où sont accolées les nom-
breuses universités de la ville, pour rejoin-
dre le Manchester Museum, musée d’his-
toire naturelle, à vingt minutes à pied.
16 heures Des jeunes et des momies
Du café du musée qui donne sur Oxford
Street, on peut observer la foule de ving-
tenaires aller et venir, faire la queue de-
vant un stand de « French tacos » ou distri-
buer des flyers pour un marché aux puces
de vêtements des années 1990 qu’ils
n’ont pas connues. Ceux à qui ce spectacle
aura donné un petit coup de vieux seront
ragaillardis par l’exposition temporaire
(jusqu’au 14 avril) sur les momies
d’Egypte vieilles de plus de 2 000 ans. La
collection permanente classe les ani-
maux (empaillés) selon une logique origi-
nale : d’un côté, ceux comme le lion,
l’aigle ou le serpent utilisés comme
« symboles », de l’autre, ceux considérés
comme des « ressources » par l’homme
(l’esturgeon élevé pour ses œufs, le mou-
flon pour sa laine…).
17 heures Le spectacle
Prendre un des bus (42, 43, 111) qui ramè-
nent vers le centre-ville et rendre visite à
certains des plus beaux édifices de la ville.
Le Royal Exchange Theatre, une salle de
Chiner au Northern Quarter, découvrir les vestiges dévorantes des bombardements du Man-
chester Blitz, ces 467 tonnes d’explosifs
romains de Castlefield ou visiter l’immense nef déversées par la Luftwaffe entre le 22 et le
24 décembre 1940. Collé à la cathédrale, le
de sa cathédrale : les autres facettes de la cité anglaise Musée du foot, assez fouilli, ne mérite pas
forcément qu’on s’y attarde. Mieux vaut
garder son énergie pour flâner dans le
Northern Quarter et déjeuner à Mackie
Mayor (5), de très belles halles datant de
1858 transformées en paradis de la street
ROYAUME- food avec neuf stands différents (ramens,
UNI pizza, tacos, etc.) tenus par des restau-
rants indépendants.
14 heures New York miniature
Avec ses immeubles en brique rouge un
Mackie Mayor peu décatis, le Northern Quarter ressem-
ble à un New York miniature. C’est un
5
quartier charmant, préservé des enseignes
internationales et des centres commer-
3 Evelyn’s ciaux, où se concentrent, autour d’Oldham
John Rylands Library 6
Street et Tib Street bars, restaurants et bou-
Afflecks tiques indépendantes. Installé sous une
4 ancienne halle aux poissons, le Manches-
8
7 ter Craft and Design Centre accueille des
Science and Higher Ground artisans locaux – qui vendent surtout des
Industry Museum 2 bijoux et de la céramique. Sur trois étages
Manchester labyrinthiques, Afflecks (6) rassemble lui
1 Art Gallery
des boutiques de vêtements vintage, de
vinyles, de bougies parfumées, des coif-
Castlefield feurs, un bric-à-brac singulier où chacun
l
el Urban Heritage Park peut trouver son bonheur. De son côté,
Irw Fred Aldous est le temple des amoureux
de papeterie et loisirs créatifs, pour acheter
de beaux carnets ou des pelotes de laine.
15 heures Tête-à-tête avec Turner
500 m
500 Manchester Museum Après une pause sucrée chez Gooey, café-
boulangerie spécialisé dans les beignets
où l’on peut prendre un bon cappuccino
avec vue sur le laboratoire de pâtisserie,
direction la Manchester Art Gallery (7) qui
spectacle accessible en dehors des heures faire une pause, il est plus agréable de s’y possède un fonds hétéroclite de tableaux
de représentation, qui joua le rôle de réfugier que dans un café quelconque du de l’école préraphaélite, de paysages fla-
Bourse jusqu’au 31 décembre 1968, date centre-ville. La John Rylands Library (4), mands du XVIIIe siècle, d’impressionnis-
Les encore affichée sur le tableau de cotation bâtiment néogothique de 1900 aux allu- tes ; et même une nouvelle section consa-
bibliothèques qui surplombe le hall. Dans les alentours, res de cathédrale, possède un fonds colos- crée à la mode avec des silhouettes Balen-
flâner à la rencontre des beaux bâtiments sal, des papyrus antiques jusqu’à la feuille ciaga ou Westwood. Outre le plaisir d’en-
sont si faciles qui surgissent d’un peu partout : le grand originale sur laquelle Ian Curtis rédigea trer dans un musée sans passer par la
d’accès magasin House of Fraser dans le style Art les paroles de Love Will Tear Us Apart, le caisse ou au vestiaire, l’aménagement
déco, la galerie commerçante Barton tube de Joy Division sorti en 1980. Un peu s’avère très charmant : des fauteuils ont
qu’il est plus Arcade en dentelle de verre et fer érigée plus au nord, la Chetham’s Library, ancien été installés face aux œuvres, suggérant
agréable en 1871… A dix minutes à pied de là, profi- cloître transformé en bibliothèque un tête-à-tête avec un Turner ou un Bacon.
ter d’un moment de détente bien mérité en 1653, est dotée d’une jolie cour et d’une
de s’y réfugier chez Evelyn’s (3), resto-bar à la carte plutôt salle seigneuriale. 19 heures Bistro et produits locaux
que dans végétale, avec une touche d’exotisme On finit le séjour en beauté en dînant au
bien dosée et des cocktails alléchants. 12 heures Nef et musée du foot Higher Ground (8), un délicieux bistro
un café A côté de Chetham’s se dresse la cathé- axé sur des produits locaux (compter en-
du centre-ville Jour 2 drale, du XVe siècle. Au programme : la viron 50 euros au dîner). Manchester, qui
10 heures Joy Division à la bibliothèque plus large nef de toutes les églises d’An- parvient même à rendre les choux et les
Le capital culturel de Manchester réside gleterre, des décors en bois d’une finesse betteraves attrayants, est décidément
aussi dans ses impressionnantes biblio- peu commune et des vitraux modernes une ville qui gagne à être connue. p
thèques si faciles d’accès que, si l’on veut dont certains représentent les flammes elvire von bardeleben
26 |
IDÉES
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024

Najat Vallaud-Belkacem Rien ne justifie

que l’école privée tolère le tri des élèves
On ne peut pas faire nation ensemble sans avoir été scolarisés ensemble,

C
es dernières années, pendant
que les collèges publics luttaient
contre la ségrégation, la ghettoï-
sation des collèges privés n’a
cessé d’augmenter. Aujourd’hui, les éta-
blissements privés participent incontes-
tablement au renforcement de la ségré-
gation scolaire en raison de frais de sco-
larité qui peuvent évincer certaines
familles modestes, et de stratégies de re-
crutement des élèves qui ne prennent
pas suffisamment en compte les objec-
tifs d’ouverture sociale. Deux phénomè-
nes auxquels s’ajoutent les choix de cer-
taines familles.
Les chiffres sont éloquents : les collè-
ges privés accueillent deux fois plus
d’élèves socialement très favorisés
(41,7 % contre 20,5 %), et deux fois moins
d’élèves défavorisés (16 % contre 40 %)
que les collèges publics. Certes, l’ensei-
gnement privé n’est pas homogène,
mais dans de nombreuses métropoles,
le choix des familles d’inscrire leurs en-
fants au sein d’un établissement privé
de centre-ville n’a plus rien à voir avec
son « caractère propre » : il répond à une
stratégie d’évitement.
Rien ne justifie que ces établisse-
ments, financés par l’Etat et les collecti-
vités à plus de 70 %, soient tenus à l’écart
des objectifs de mixité sociale que le lé-
gislateur a fixés au service public d’édu-
cation, dont ils sont une composante.
Rien ne justifie ce paradoxe d’une école
financée par la République sur fonds pu-
blics qui tolère, voire organise, le tri si-
lencieux et bien réel des élèves selon
leurs origines sociales.
Il est donc grand temps de renouveler
en profondeur les relations de l’Etat
avec l’enseignement privé dans notre
pays, sans remettre en cause la recon-
affirme l’ancienne ministre de l’éducation nationale. Elle appelle à moduler
les importants financements publics accordés à l’enseignement privé
en fonction du respect de la mixité scolaire
naissance de sa liberté d’organisation : tistes. L’Etat, quant à lui, dispose de quel-
une réduction de dix points de l’indice ques arguments et des moyens de ses
de positionnement social des collèges ambitions, s’il cesse de se comporter
privés est nécessaire pour les rappro- comme un observateur passif pour rede-
cher de la composition sociale des collè- venir un partenaire exigeant, selon un
ges publics hors éducation prioritaire. principe simple : la modulation des
moyens des établissements en fonction
Redevenir un partenaire exigeant des caractéristiques sociales des élèves.
Lesdits établissements privés savent Or, les relations entre l’Etat et les éta-
quels chemins emprunter et peuvent blissements privés dits précisément
d’ailleurs décider librement de ceux « sous contrat » sont en réalité minima-
qu’ils privilégieront, dès lors que cela listes : la majorité des établissements pri-
aura pour effet d’accueillir une plus vés et des rectorats récemment visités
grande diversité d’élèves, dans le cadre par la Cour des comptes n’ont même pas
de politiques de recrutement moins éli- été en situation de produire le « contrat »
d’association censé fixer le cadre de ces
rapports. Leur contenu, formel et ancien,
n’intègre de toute façon aucun objectif
précis et n’est assorti dans les faits
d’aucune forme de contrôle.
Le non-respect des objectifs de mixité
LA VOIE CONDUISANT devrait pourtant entraîner la stricte mo-
dulation du forfait d’externat versé aux
À DES RÉSULTATS collèges et lycées privés, par l’applica-
SANS ROUVRIR tion, par exemple, d’une surpondération
attachée aux élèves défavorisés ou en
LA GUERRE SCOLAIRE difficulté scolaire qu’ils accueillent. Une
telle mesure renforcerait sensiblement
EST ÉTROITE, MAIS les moyens de vie scolaire et de fonction-
nement des établissements privés expo-
ELLE EST PRATICABLE sés à la difficulté sociale, tout en pénali-
ET DANS L’INTÉRÊT sant ceux n’ayant enregistré aucun pro-
grès. Dans la même logique, certains
DE TOUS départements, comme en Haute-Ga-
ronne, ont voté une modulation de la
part dite « à l’élève » de leurs dotations au
prorata du degré de mixité sociale de
chaque établissement.
Systématiser la contribution de l’en-
seignement privé sous contrat aux poli-
tiques de mixité scolaire, sous con-
trainte de modulation des finance-
ments publics, tout en garantissant son
« caractère propre » dans un cadre con-
tractuel renouvelé : la voie conduisant à
des résultats sans rouvrir la guerre sco-
laire est étroite, mais elle est praticable –
et elle est dans l’intérêt de tous. Car
quand les résultats affichés par les éta-
blissements privés dépendent de la
seule sélection d’élèves aux caractéristi-
ques sociales favorables à leur réussite
scolaire, c’est la qualité même de ces éta-
blissements que les familles ne tarde-
ront pas à questionner.
Révolution de la mixité
Alors oui, cela suppose de modifier la
loi. Cela implique du volontarisme poli-
tique. Cela exige d’ouvrir les yeux sur
certaines réalités sociales. Mais, face à la
colère des enseignants et des familles, le
gouvernement n’a désormais plus le
choix : pour démontrer son attache-
ment à l’école de la République, pour
« engager tout le monde – privé et public
– dans les mêmes exigences », comme l’a
dit le président lors de sa conférence de
presse, il lui faut ouvrir dès à présent ce
chantier. Et tenir enfin un discours clair :
le mélange des élèves aux performances
scolaires et aux origines sociales diver-
ses n’est pas une menace pour la réus-
site individuelle.
S’il est un tant soit peu cohérent avec
ses intentions, Emmanuel Macron ne
peut ignorer qu’il ne saurait y avoir de
« réarmement civique » dans ce pays
sans révolution de la mixité à l’école. Il
n’est pas possible d’apprendre à vivre
ensemble, à faire nation ensemble, sans
avoir été au préalable scolarisés ensem-
ble. La République n’est rien sans un
sentiment partagé d’appartenance à un
projet collectif qui ne peut s’acquérir
qu’en apprenant sur les mêmes bancs.
Le débat éducatif est passé, en quel-
ques semaines, d’une attention portée à
la qualité éducative et aux performances
des élèves français, à la suite de la publi-
cation de la dernière enquête PISA, à des
promesses démagogiques de restaura-
tion d’une école du passé et de l’uni-
forme qui relève largement du mythe, et
aux propos d’une ministre qui défend
les privilèges de quelques familles au
sein d’un système qu’elle a pourtant la
charge d’améliorer pour tous les Fran-
çais. Rien de tout cela n’apportera la
moindre réponse aux défis de notre
école, de nos enfants, de notre nation. p
Najat Vallaud-Belkacem est
ancienne ministre de l’éducation
nationale (2014-2017), directrice
générale de l’ONG ONE
et présidente de France terre d’asile

Bruno Poucet Les établissements scolaires Averroès et Stanislas

portent une lourde responsabilité dans la représentation du privé
Le lycée musulman de Lille et le lycée catholique de Paris ont tous deux fait l’objet de rapports d’inspection critiques, mais le premier
risque de voir son contrat avec l’Etat rompu, tandis qu’aucune demande n’a été faite en ce sens pour le second, analyse l’historien

D
eux établissements privés
sous contrat ont récem-
ment fait l’objet de rap-
ports d’inspection de la
part du ministère de l’éducation
nationale : le lycée musulman
Averroès, à Lille, et l’établissement
catholique Stanislas, à Paris. L’un
fait l’objet d’une suppression de
son contrat, l’autre, de simples
préconisations. Y aurait-il rupture
d’égalité dans les décisions prises ?
S’il est encore trop tôt pour présu-
mer des évolutions juridiques et
administratives des deux affaires,
plusieurs remarques s’imposent.
Ce sont tout d’abord deux lycées
que l’on qualifie « d’excellence »,
cultivant tous deux l’élitisme,
avec la réussite comme fil direc-
teur. Le lycée musulman accueille
les jeunes de classe moyenne et
de classe supérieure avec environ
la moitié de boursiers ; le lycée ca-
tholique accueille des élèves très
favorisés, parmi lesquels les bour-
siers sont quasi absents.
Tous deux sont des établisse-
ments au caractère religieux pro-
noncé : musulman assez tradi-
toire, mais suivi en pratique par
une grande majorité des élèves],
cours d’enseignement religieux
de l’autre [obligatoire, en contra-
diction avec la loi Debré].
Atmosphère confessionnelle
Les résultats scolaires sont là : on
atteint les 100 % de résultat au
baccalauréat. Ce sont des lycées où
l’on pousse les élèves au maxi-
mum de leurs possibilités, et au-
delà si possible : s’ils ne tiennent
pas, ils s’en vont. Mais, même si
les deux projets éducatifs ne le di-
sent pas, il est difficile de s’y re-
trouver si l’on n’appartient pas à la
confession de référence : atmos-
phère générale confessionnelle
et fermeture de l’établissement
lors des fêtes religieuses musul-
manes pour Averroès, assistance
aux offices religieux fortement re-
commandée dans le lycée catholi-
que, et organisation de pèlerina-
ges dans les deux cas.
Dans les deux établissements,
les cours sur la sexualité sont peu
dispensés – ou, disons, unilatéra-
lement orientés, ce qui a pu en-
lique, mais le montant de la scola-
rité y est suffisamment élevé pour
que l’équilibre financier soit satis-
faisant (2 500 euros de frais de sco-
larité par an, sans compter la de-
mi-pension de 1 350 euros et quel-
ques frais annexes).
On est donc en présence de
deux établissements qui respec-
tent avec une certaine distance les
attendus du contrat d’association.
C’est d’ailleurs ainsi que l’a com-
pris le conseil régional des Hauts-
de-France, qui a suspendu,
en 2019, sa participation aux frais
d’externat du lycée musulman
Averroès (la justice l’a obligé à la
rétablir en 2022), tandis que la mu-
nicipalité de Paris a fait de même
STANISLAS
COMME AVERROÈS
NE RESPECTENT
le 17 janvier, à titre de mesure
conservatoire, pour Stanislas.
Il faut cependant remarquer
qu’aucune des deux inspec-
tions de l’éducation nationale qui
ont eu lieu n’a demandé la rup-
ture ou la suspension du contrat.
Des remarques ont été formulées,
des demandes d’amélioration
ont été apportées (quatorze pré-
conisations pour le lycée catholi-
que), et une plainte a été déposée,
le 19 janvier, contre l’intervenant
en catéchèse dans le lycée catholi-
que. Mais, même si la temporalité
n’est pas la même, la situation est
très problématique pour le lycée
musulman. L’établissement ris-
que de voir son contrat avec l’Etat
rompu à la rentrée de septembre,
si les recours déposés auprès du
tribunal administratif confortent
la décision du préfet du Nord du
7 décembre 2023, alors qu’aucune
demande dans ce sens n’a été
faite pour le lycée catholique.
Reste que, au-delà du traitement
administratif, qui n’est pas, sem-
ble-t-il, égal entre les deux établis-
sements, l’un et l’autre portent
très favorisés dans ces deux éta-
blissements privés, contre 20 %
dans le public, selon le ministère
de l’éducation nationale), alors
que ce n’est pas le cas de nombre
d’établissements sous contrat,
dont certains ont un public très
défavorisé, à l’instar du collège
Saint-Louis de Marseille. Celle, en-
core, d’un recentrage de l’établis-
sement sur une approche reli-
gieuse peu ouverte, pas très res-
pectueuse de la liberté de
conscience des élèves – et, vrai-
semblablement, du personnel.
Relancer la guerre scolaire
Trois conséquences à cela. Cette
situation particulière fait oublier
une réalité : l’école en France est
profondément inégalitaire et of-
fre bien plus de moyens aux éta-
blissements « haut de gamme »
qu’aux établissements en diffi-
culté. En ce sens, il n’y a pas un
enseignement public, mais des
établissements publics et privés
très variés : la mise en évidence
des inégalités doit inciter à trou-
ver les moyens d’y remédier, en
La deuxième conséquence est
de nous faire oublier l’accroisse-
ment des écoles hors contrat et,
surtout, celui des instituts supé-
rieurs privés, qui accueillent
aujourd’hui 27 % des étudiants.
La troisième conséquence est
le risque de relancer la guerre
scolaire, ce qui évite de se poser
les vraies questions : de quel
système éducatif voulons-nous,
auquel les établissements sous
contrat sont censés contribuer à
leur mesure, avec leur histoire ?
Un système à plusieurs vitesses,
où les uns et les autres ne
communiquent pas et ne font
pas société ? Ou un système qui
essaie d’affronter les défis
majeurs du siècle en cours,
notamment d’ordre climatique,
de stratification des quartiers et
des logements, de recrutement
des enseignants ? Mais, aussi,
quel sens l’école offre-t-elle aux
enfants concernés ? La réussite
scolaire la plus élevée ne me
semble pas être le seul objec-
tif souhaitable. p

tionnel (le directeur adjoint
d’Averroès [Makhlouf Mamèche]
est vice-président des Musulmans
de France) pour l’un, catholique
assez traditionnel et identitaire
chez l’autre. Un entre-soi religieux
est cultivé : cours d’éthique mu-
sulmane d’un côté [non obliga-
traîner des propos homopho-
bes. Ajoutons que certaines clas-
ses sont, en outre, non mixtes
dans le collège catholique. Et que,
dans le lycée musulman, un finan-
cement étranger vient du Qatar,
avec une gestion assez opaque – ce
n’est pas le cas dans le lycée catho-
LES ATTENDUS une lourde responsabilité dans la
représentation qu’ils donnent des
DU CONTRAT établissements privés sous con-
trat. Celle d’établissements qui
D’ASSOCIATION discriminent – pas nécessaire-
QU’AVEC UNE ment de façon volontaire – leurs
élèves en fonction de leur origine
CERTAINE DISTANCE sociale (40 % d’enfants de milieux
dépit même de ce que souhaitent
certains parents d’élèves culti-
vant l’entre-soi – contredisant les
valeurs religieuses qui sont les
leurs –, par crainte d’une hétéro- Bruno Poucet est historien
généité pourtant bénéfique pour de l’éducation et professeur
tous, notamment pour les futurs émérite à l’université
cadres de la société. de Picardie-Jules-Verne
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024 idées | 27

Jean Coldefy Lutter contre le réchauffement

peut être facteur de cohésion sociale
Le spécialiste de la mobilité estime que, pour éviter
à la demande et que la voiture électrique,
une nouvelle crise des « gilets jaunes », il faut encore chère, ne s’est pas « démocrati-
dépasser le discours fustigeant sans nuances sée ». Il n’est donc pas surprenant que la
voiture thermique soit toujours utilisée :
la voiture thermique et offrir un futur désirable le seul endroit où l’on peut s’en passer est
à la société française le cœur des grandes agglomérations.
Le discours urbain normatif, fusti-
geant les utilisateurs de la voiture qui
n’auraient pas le « bon » comportement
ou agiraient en « toxicomanes », projette
volution verte, avec sa cohorte de nor-
mes et d’interdictions, risque d’engen-
drer des gouvernements bruns.
Pour décarboner nos économies, il
nous faut donc agir sur plusieurs plans :
la décroissance de la consommation de
produits et services carbonés et la crois-
sance de produits décarbonés ; la fin des
gaspillages et un recyclage généralisé ;
l’investissement dans l’innovation et les

O
n a un problème de rapport à la
bagnole dans ce pays », déclarait
Marine Tondelier, la secrétaire
nationale d’Europe Ecologie-Les
Verts, en mai 2023. « La bagnole, moi, je
l’adore », lui répondait en septembre de
la même année le président de la Répu-
blique, Emmanuel Macron. Nous
aurions donc à choisir un camp, pour ou
contre la voiture, alors que la réponse à
cette question est à l’évidence : cela dé-
pend des situations.
Comme souvent en France, les débats
enferment la pensée dans des choix bi-
naires et prennent vite une dimension
quasi religieuse : pour nombre de mili-
tants, l’automobile est un objet qu’il faut
soit éradiquer, soit défendre coûte que
coûte. Une approche plus agnostique
pourrait se focaliser non pas sur les
moyens, mais sur les objectifs d’une poli-
tique de mobilité ambitieuse, en permet-
tant à tous de se déplacer pour aller tra-
vailler, étudier, se nourrir, se soigner, se
divertir ou se rencontrer dans des délais
et à des coûts raisonnables, et en dimi-
nuant fortement les émissions de
dioxyde de carbone.
La voiture est devenue un objet démo-
cratique. Selon les chiffres de l’Union
routière de France, 85 % des ménages en
disposent et les 15 % qui n’en ont pas
sont, pour l’essentiel, des urbains bénéfi-
ciant d’alternatives. Son succès repose
sur ses performances intrinsèques : elle
permet d’aller partout, à toute heure, à
des vitesses élevées et à des coûts accep-
tables. Les Français ont ainsi pu aller
chercher plus loin ce qu’ils ne pouvaient
trouver plus près, notamment un travail
et un logement. Pour l’immense majo-
rité des Français, la voiture est devenue
une commodité : elle n’est plus un objet
de différenciation sociale.
L’automobile présente cependant
deux inconvénients majeurs : elle con-
somme beaucoup d’espace public en
ville, ce qui explique les politiques dé-
ployées depuis le milieu des années
1980 avec le renouveau du tramway et,
plus récemment, du vélo, qui témoigne
d’un nouveau partage de la voirie. Sur-
tout, elle est l’un des postes importants
d’émissions de gaz à effet de serre.
« Toxicomanes »
La géographie de l’habitat et des emplois
montre que ce sont les liens entre le péri-
urbain et les agglomérations qui consti-
tuent l’essentiel des émissions de la voi-
ture. C’est donc sur ces liens qu’il faudra,
demain, déployer des transports publics
efficaces. Partout où l’espace public n’est
pas une ressource rare, notamment dans
les zones rurales, c’est par la voiture élec-
trique que nous pourrons assurer une
accessibilité décarbonée.
La difficulté est que l’offre actuelle de
transport en commun entre le périur-
bain et les agglomérations est inférieure
sur l’ensemble de la population un
mode de vie très minoritaire. Au lieu de
construire un futur désirable, ce dis-
cours s’enferme dans un moralisme qui
interdit, dénonce et repose sur une vi-
sion binaire de l’homme : les purs, qui
luttent, d’un côté, et les profiteurs, qui
ne veulent pas remettre en cause leurs
privilèges, de l’autre.
Bâtir un imaginaire collectif
« Qui veut faire l’ange fait la bête », écri-
vait Pascal. En niant cette réalité, une
certaine morale environnementale se
range du côté des purs et, ce faisant, se
coupe de la population en déployant un
discours de conversion. Cette idéologie
se méfie de l’homme et considère qu’il
est incapable de savoir ce qui est bon
pour lui. Elle néglige que, dans nos socié-
tés démocratiques, les changements re-
quis par la lutte contre le changement
COMME SOUVENT EN climatique passent forcément par l’ad-
hésion de la population.
FRANCE, LES DÉBATS La mobilité n’est pas une nuisance
ENFERMENT LA mais une capacité, et, pour l’avoir
oublié, nous avons créé de toutes pièces
PENSÉE DANS DES la crise des « gilets jaunes », déclenchée
par l’alignement, au début de l’année
CHOIX BINAIRES ET 2018, de la fiscalité du diesel sur celle de
PRENNENT VITE UNE l’essence. Une réduction à marche for-
cée de la voiture thermique, sans alter-
DIMENSION QUASI natives crédibles préalables, induira des
contraintes fortes sur le budget des mé-
RELIGIEUSE nages et une perte de mobilité. Une ré-
nouvelles technologies dans l’énergie.
Au-delà de ces actions, mobiliser la so-
ciété pour lutter contre le réchauffe-
ment climatique suppose de bâtir un
imaginaire collectif qui fasse envie et
concilie ce qui nous a historiquement
fait sortir de la pauvreté – le système so-
cio-économique qui s’est mis en place
au XXe siècle – avec la possibilité, pour
chacun, de construire sa vie dans le res-
pect des autres et des biens communs,
c’est-à-dire de nos ressources publiques,
qui sont rares.
La lutte contre le réchauffement cli-
matique peut ainsi être un facteur de co-
hésion sociale. Comme l’écrivait l’histo-
rien et résistant Marc Bloch dans
L’Etrange Défaite (Franc-Tireur, 1946) :
« Nous serons perdus, si nous nous re-
plions sur nous-mêmes ; sauvés, seule-
ment, à condition de travailler durement
de nos cerveaux, pour mieux savoir et
imaginer plus vite. » p
Jean Coldefy est président
du conseil scientifique de
France Mobilités et directeur du
programme mobilité et transitions
à l’Association pour le développement
des transports, de l’environnement
et de la circulation

Dans l’Union européenne, l’idée de la gratuité

des transports publics fait son chemin
Si les Vingt-Sept veulent réduire les émissions de carbone, il faut qu’ils accompagnent les territoires qui se mobilisent en faveur
des transports collectifs et qu’ils fassent baisser le prix des billets de train, estime un collectif de responsables politiques européens

P
lus que jamais, les territoi-
res de France et d’Europe
sont mobilisés pour créer
une politique ambitieuse
en matière de mobilités. Le 21 dé-
cembre 2023, la ville de Montpel-
lier est ainsi devenue la plus
grande métropole européenne à
offrir la gratuité de l’ensemble de
ses transports publics dans une
région, l’Occitanie, qui pratique
déjà la gratuité pour les
12-26 ans. Avec cette mesure, des
millions d’Européens de plus bé-
néficient de la gratuité de leurs
tramways, bus, cars et trains.
La gratuité vise à augmenter le
pouvoir d’achat des ménages
tout en les orientant vers des
modes de transports décarbo-
nés. Cette mesure d’écologie po-
sitive et non punitive concilie
urgence sociale et urgence cli-
IL S’AGIT matique et offre de nombreuses
externalités positives comme la
D’UNE MESURE redynamisation des centres des
D’ÉCOLOGIE villes ou le développement de
l’attractivité économique d’un
POSITIVE territoire.
En Europe, plus de cinquante
ET NON PUNITIVE villes et agglomérations ont mis
en œuvre cette gratuité, avec
QUI CONCILIE LES deux pionniers : Tallinn, capitale
URGENCES SOCIALE de l’Estonie, et le Grand-Duché
de Luxembourg. Cette idée fait
ET CLIMATIQUE son chemin : l’Espagne introduit
des abonnements de train gra-
tuits pour les trajets de courte et
moyenne distance et de nom-
breux pays, comme l’Allemagne
et l’Autriche, ont mis en place
des mesures de gratuités partiel-
les ou, au minimum, des prix de
transports collectifs particuliè-
rement bas.
Basculer les comportements
Alors que, en Europe, la voiture
personnelle est à l’origine de
60,6 % des émissions de gaz à ef-
fet de serre dans le domaine des
transports, il est nécessaire que
l’Union européenne (UE) sou-
tienne tous les territoires qui fa-
cilitent l’accès aux alternatives
décarbonées. Elle seule peut agir
aussi massivement sur l’offre et
la demande pour faire basculer
les comportements de la voiture
aux transports collectifs.
Agir sur la demande, c’est
soutenir les territoires qui
mettent en œuvre la gratuité ou
des politiques de prix très
réduits et agir pour faire baisser
le prix du transport ferroviaire,
qui est encore, en moyenne,
deux fois plus cher que l’aérien
alors que son impact carbone est
cinq à six fois inférieur. C’est
aussi faciliter l’achat de billets de
train à l’international, car,
aujourd’hui, il est beaucoup plus
facile de comparer et d’acheter
en ligne un billet d’avion qu’un
billet de train.
Agir sur l’offre, c’est travailler
sur les investissements des terri-
toires pour traiter les sujets liés
au temps de voyage, au nombre
de lignes disponibles, à leur con-
fort, à leur fiabilité et à leur inter-
modalité.
L’UE a un rôle majeur à jouer en
redoublant d’efforts pour abou-
tir à cette ambitieuse politique
européenne des mobilités. C’est
pourquoi nous proposons trois
engagements pour la prochaine
mandature :
Accompagner les territoires
mobilisés pour les transports
collectifs avec la mise en place
d’un fonds européen pour la gra-
tuité et pour des abonnements à
prix réduit pour les transports
urbains et ferroviaires. Dévelop-
per un label européen pour valo-
riser les collectivités européen-
nes mettant en place la gratuité
afin de les mettre en réseau et
d’accompagner les territoires in-
téressés par cette mesure.
Faire baisser les prix des billets
de train par des mesures fiscales,
en instaurant un taux de TVA à
0 % sur les itinéraires transfron-
taliers et en réduisant les rede-
vances d’accès aux voies. En pa-
rallèle, mettre en place un sys-
tème de taxation du kérosène
aérien à l’échelle européenne
pour financer ces mesures.
Adopter des choix budgétaires
forts en faveur des transports
collectifs en augmentant le
budget de l’UE en faveur des
transports urbains et ferroviai-
res. Cette mesure permettrait un
rééquilibrage des dépenses entre
les infrastructures routières
(1 500 milliards d’euros entre
1995 et 2018) et les infrastructu-
res ferroviaires (930 milliards
d’euros sur la même période), se-
lon une étude de l’ONG
Greenpeace de juin 2023 – ce qui
aurait pour effet d’accroître
l’offre en infrastructures tout en Marc Angel est vice-président
s’attaquant au défi de l’interopé- luxembourgeois du Parlement
rabilité entre les trains ou des européen ; Brando Benifei
systèmes de billettique multi- est député européen italien ;
modale. Michaël Delafosse est maire
Plus que jamais, les élections de Montpellier ; Carole Delga
du mois de juin doivent porter,
au Parlement européen, des
est présidente de la région
Occitanie ; Céline Geissmann
députés qui se mobiliseront est conseillère municipale
pour améliorer l’offre et la et eurométropolitaine
demande de transports collectifs de Strasbourg ; Mihhail
sûrs, fiables, abordables, attrac- Kolvart est maire de Tallinn
tifs et européens. Seule l’UE est (Estonie) ; René Repasi est
assez forte pour soutenir et député européen allemand ;
impulser un véritable choc des Domènec Ruiz Devesa est
mobilités. p député européen espagnol
28 | idées 0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024

La « magie » des JO de Paris à l’épreuve de la France qui grogne

ANALYSE l’aube de la nouvelle année. Le patron du Co-
mité d’organisation était alors relayé par la
lice, autour du fleuve le jour J et des sites
olympiques le temps des compétitions, don-
traintes dans les JO. Quid de la fête et de la con-
corde nationale ? Les Britanniques avaient

L
ors de ses vœux présidentiels, Em-
manuel Macron a dit vouloir faire de
2024 une année de « fiertés » pour la
France. Le chef de l’Etat a bien en-
tendu à l’esprit l’échéance des Jeux olympi-
ques, du 26 juillet au 11 août, et paralympi-
ques (JOP), du 28 août au 8 septembre. Le
monde entier aura alors les yeux braqués sur
le pays, et sur Paris en particulier. Pas ques-
L’OPTIMISME tion qu’ils se détournent de ce « millésime
FORCENÉ DES français », selon les vœux du chef de l’Etat
vendredi 26 janvier, à six mois, jour pour
POUVOIRS PUBLICS jour, de la cérémonie d’ouverture, tous les
voyants sont au vert, selon les organisateurs
ET DES et les pouvoirs publics.
ORGANISATEURS Ainsi de Nicolas Ferrand, qui, devant les sé-
nateurs, le 17 janvier, se félicite que les chan-
TRANCHE AVEC tiers soient « dans les temps », « dans le bud-
get » et « dans le même niveau d’ambition »
LE MANQUE qu’au début du projet. Le directeur général de
la Société de livraison des ouvrages olympi-
DE FERVEUR ques (Solideo) peut plastronner : la société
POUR LES JEUX publique chargée de la construction des
ouvrages olympiques est le bon élève de ces
Jeux. Le village des athlètes, celui des médias
ou encore le centre aquatique seront livrés à
temps et sans dérive financière pour les com-
pétitions olympiques. Presque un tour de
force, si l’on regarde en arrière les éléphants
blancs qui parsèment l’histoire des Jeux.
« Ces JO feront un carton », « la magie va
opérer pendant les Jeux » (L’Equipe, le 2 jan-
vier), confiait de son côté Tony Estanguet, à
ministre des sports et des JOP – pas encore
nommée à l’éducation nationale –, Amélie
Oudéa-Castéra, qui rêvait au même moment,
dans une interview au Journal du dimanche,
de « victoires pour la France ».
L’optimisme forcené, voire les incantations
à l’enthousiasme, des pouvoirs publics et des
organisateurs tranche toutefois avec le man-
que de ferveur pour les Jeux. Toutes les étu-
des d’opinion indiquent, comme celle de
l’institut Odoxa à la mi-novembre 2023, que
le soutien de l’opinion, s’il reste majoritaire,
s’effrite de façon continue (65 % des Français
et 56 % des Franciliens ont une opinion favo-
rable des Jeux). « On ne s’attend pas à ce que ça
remonte », admettait en off, à l’automne, un
cadre du Comité d’organisation.
En tête des préoccupations, les transports et
la sécurité. Déjà chauffés à blanc par le prix
des billets, les Français grognent désormais
contre le prix du ticket de métro à l’unité, qui
montera de 2,15 euros à 4 euros entre le
20 juillet et le 8 septembre. Sans parler des
travaux de modernisation et des dysfonc-
tionnements dans le réseau de transports,
qui perturbent le quotidien des usagers fran-
ciliens depuis plusieurs années.
Les Français sont également de plus en plus
nombreux à penser qu’organiser une céré-
monie d’ouverture sur la Seine, dans un con-
texte de forte tension internationale, n’est
peut-être pas une si bonne idée. Les périmè-
tres de sécurité établis par la Préfecture de po-
nent une idée des conditions de circulation
dans la capitale parisienne. Ce sera « “hard-
core” », a prévenu l’ancien ministre des trans-
ports Clément Beaune.
Tollé des commerçants dans les secteurs
concernés et des exploitants de lieux cultu-
rels, qui y voient un danger pour leur activité ;
salariés invités à télétravailler ; céréaliers in-
quiets des interdictions de naviguer sur la
Seine en pleines moissons, etc. La liste des
mécontents s’allonge chaque jour un peu
plus. Pour fédérer contre les Jeux, on ne sau-
rait mieux s’y prendre.
Aviver la flamme
A cela il faut ajouter la folie spéculative qui
gonfle les prix des chambres sur Airbnb et
dans le parc hôtelier. A tel point que de nom-
breux Français, devant l’impossibilité de se
loger, seraient tentés, rapporte le sénateur de
l’Isère Michel Savin (Les Républicains), de se
défaire de leurs billets au printemps sur la
plate-forme de revente. L’hypothèse pourrait
paraître anecdotique si les Français ne com-
posaient pas les deux tiers des acheteurs. Elle
met en lumière, en tout cas, le fossé entre
l’ambition de Jeux « accessibles » et « populai-
res » vantée par les organisateurs et la réalité
de citoyens inquiets de leur pouvoir d’achat.
Tous ces arguments ne tiennent pas compte
de la « magie des Jeux » chère à Tony Estan-
guet. Ils présentent aussi les Français comme
des grincheux qui ne verraient que des con-
bien réussi, eux, en 2012, à embarquer le pays,
notamment pour l’édition paralympique.
Pourquoi la France n’y arriverait-elle pas ?
Pourtant, la « magie » peine également à
opérer dans les territoires. Certaines commu-
nes ont déjà annoncé qu’elles renonçaient à
mettre en place des fan-zones, comme Châ-
teauroux, pourtant ville hôte des compéti-
tions de tir. Trop cher, argue la capitale du
Berry. C’est aussi en raison de l’aspect finan-
cier que des collectivités ont refusé d’ac-
cueillir le relais de la flamme. « Le soutien aux
JO, oui. Mais pas n’importe comment et à n’im-
porte quel prix », argumente Bruno Bernard,
le président de Grand Lyon. Les organisateurs
misent sur l’arrivée de la torche olympique,
début mai, pour embarquer les Français.
Quand 10 000 relayeurs seront chargés, à tra-
vers une soixantaine de départements, d’avi-
ver la flamme jusqu’à la cérémonie d’ouver-
ture, pouvoirs publics et organisateurs espè-
rent un moment de communion historique.
Et puis, il suffit d’un premier week-end de
compétitions riche d’exploits et de médailles
d’or pour les sportifs tricolores pour effacer
des mois de polémiques. Des projections pla-
cent même la France dans le top 5 des na-
tions les plus médaillées, soit l’objectif fixé
par Emmanuel Macron. En capitaine
d’équipe, le président de la République a dé-
sormais cent quatre-vingt-deux jours pour
(re)mobiliser les Français. p
nicolas lepeltier

CHRONIQUE | PAR MARIE CHARREL LES FAUSSES PROMESSES DU COLONISATEUR

L’euro fête ses 25 ans LIVRE mokratia, les deux auteurs rappel-
lent le cheminement de ce con-
depuis la période coloniale pour
corseter l’expression d’une vo-

avec un bilan contrasté A l’heure des coups d’Etat

(neuf ont été recensés en-
tre 2020 et 2023), où en
est la démocratie sur le continent
africain ? Alors que dix pays de-
cept d’abord entendu comme
l’égalité politique entre « tous ».
De l’Antiquité au milieu du
XIXe siècle, le mot est détesté par
l’aristocratie, jusqu’à devenir le
lonté populaire en Afrique franco-
phone. L’exemple ivoirien
en 2011 est, d’après eux, un cas
d’école de la capacité de la France à
imposer son candidat, jusqu’à

N i bougies ni cotillons. En ce
début d’année, l’euro fête ses
25 ans. Le 1er janvier 1999, il
devenait la monnaie officielle des
onze Etats de la toute nouvelle zone
euro, qui adoptèrent pièces et billets
en 2002. Si, aujourd’hui, personne n’a
à cœur de sabrer le champagne, cela
tient sans doute à l’actualité doulou-
reuse qui, entre les conflits au
Moyen-Orient et en Ukraine, et la vi-
gueur des tensions géopolitiques, est
peu propice aux festivités. Les opti-
mistes souligneront néanmoins que
l’euro est aujourd’hui tellement entré
dans les mœurs que son anniversaire
est un non-événement.
Les Européens en sont-ils satisfaits ?
Quel bilan tirer de son quart de siè-
cle ? L’exercice est délicat, car durant
cette période, d’autres phénomènes
ont modelé l’économie européenne,
tels que l’élargissement à l’Est et la
montée en puissance de la Chine.
Une chose est tout de même à ins-
crire dans la colonne des « plus » :
l’euro a facilité le quotidien des ci-
toyens et des entreprises concernés
en abolissant les frais et les risques de
change au sein de la zone.
Alors que nombre d’économistes
anglo-saxons prédisaient sa mort
certaine, il a résisté à des crises ma-
jeures. Celle des subprimes en 2008,
celle des dettes en 2010, puis la crise
énergétique et inflationniste liée à la
guerre en Ukraine, en 2022. Chaque
fois, les institutions de l’euro en sont
sorties renforcées. La Banque cen-
trale européenne a élargi ses pou-
voirs en rachetant des dettes publi-
ques et en devenant le superviseur
bancaire unique. Les Européens ont
instauré des garde-fous et des méca-
nismes de solidarité. En dépit de la
montée des populismes, les discours
favorables à une sortie de la monnaie
commune, encore fréquents durant
la crise de 2010, ont reflué.
Seulement voilà : l’euro, comme le
marché unique qu’il parachève, a ac-
centué la concentration de l’industrie
européenne sur la dorsale courant de
L’INDUSTRIE CHINOISE EST EN
PASSE DE LAMINER LA NÔTRE,
QUI, DÈS LORS, RISQUE
D’ÉCHOUER À MENER
SA TRANSITION VERTE
la mer du Nord au nord de l’Italie, au
détriment des régions périphériques.
Le tout accéléré, soulignons-le, par
certaines politiques nationales à côté
de la plaque, comme le fantasme
vraient connaître des consulta-
tions nationales en 2024, c’est la
question à laquelle tente de ré-
pondre l’essai critique De la démo-
cratie en Françafrique. Une his-
masque d’un « système politique
oligarchique d’un nouveau genre
appelé gouvernement représenta-
tif ». Il est, enfin, associé aux scru-
tins tenus au suffrage universel.
l’implication militaire. Cette sé-
quence aurait mis à mal « les pro-
messes illusoires de la démocratie
libérale ». Mais, dans ce cas précis,
les coauteurs éludent la stratégie
d’une « France sans usines » long- toire de l’impérialisme électoral (La de conservation du pouvoir de
temps en vigueur chez nous. Découverte, 384 pages, 22 euros), « Promesses illusoires » l’ex-président Laurent Gbagbo,
Il en résulte un bilan contrasté. De- de la journaliste française Fanny En réinscrivant le « récit standard qui, contrairement à son engage-
puis 1999, le taux d’emploi a aug- DE LA DÉMOCRATIE Pigeaud et de l’économiste séné- de la démocratie » dans le temps ment, refusa de reconnaître la vic-
menté dans l’union monétaire, et le EN FRANÇAFRIQUE. galais Ndongo Samba Sylla. Les long, les coauteurs montrent toire d’Alassane Ouattara, pour-
taux de chômage des jeunes a reflué. UNE HISTOIRE DE deux auteurs nous plongent dans comment les nations occidenta- tant validée par les Nations unies.
En revanche, la proportion de person- L’IMPÉRIALISME l’introduction du système repré- les, lors des quatre siècles du déve- Plus largement, les deux auteurs
nes vivant sous le seuil de pauvreté a ÉLECTORAL sentatif électif au sein des pays loppement du capitalisme, ont ne font pas grand cas de tous ceux
augmenté, passant d’un peu moins de Fanny Pigeaud africains colonisés par la France. privé les peuples non européens qui, sur le continent, se sont battus
de 15,5 % de la population à un peu et Ndongo Samba « Quand nous parlons de nos de « leurs droits à être des êtres hu- contre les régimes de parti unique.
plus de 16,5 %. Au reste, l’euro n’est Sylla, La Découverte, jours de démocratie, nous ne som- mains ». Ce n’est que sous la IIIe Ré- Soulignant les limites du sys-
pas devenu la grande devise interna- 384 p., 22 €. mes pas forcément conscients que publique qu’une partie des élites tème représentatif, ceux-ci envi-
tionale qu’il aspirait à être : son poids nous utilisons le langage d’auteurs cédera un peu de pouvoir à une sagent des innovations comme le
dans les échanges mondiaux est pro- et d’hommes politiques qui ont partie des habitants des colonies. tirage au sort des postes de délibé-
che de la somme des monnaies natio- eux-mêmes rejeté le principe d’un Les fraudes serviront à limiter la ration, les référendums d’initia-
nales qu’il a remplacées. gouvernement par le peuple et qui portée de cette mesure. tive populaire ou les audits ci-
ont conçu le système représentatif Avec cette nouvelle critique de la toyens. Au risque de faire le lit des
Grande naïveté comme son antidote », résume « Françafrique », Fanny Pigeaud et populistes, en treillis ou revêtus
Qu’en conclure pour l’avenir ? Les Ndongo Samba Sylla. Après être Ndongo Samba Sylla dénoncent du costume du jeune leader. p
techniciens de l’Europe soulignent remontés aux origines du mot de- les procédés déployés, selon eux, olorin maquindus
l’urgence de compléter l’architecture
de l’union monétaire : instaurer un
volet budgétaire solide, bâtir l’union
de marché de capitaux, renforcer la
solidarité. S’ajoutent à cela les défis Liberté, égalité, fragilité | par selçuk
concernant l’ensemble de l’Union
européenne : la construction d’une
politique industrielle commune, la
redéfinition du modèle économique
et de défense face aux mutations à
l’œuvre aux Etats-Unis et en Chine.
Alors que les Américains soutien-
nent désormais leur réindustrialisa-
tion à tous crins, les Européens font
encore preuve d’une grande naïveté à
cet égard. Ils n’ont pas compris que
depuis 2020, la Chine de Xi Jinping
n’est plus celle des vingt-cinq derniè-
res années, œuvrant à l’ouverture et
au développement de ses classes
moyennes. Désormais, l’empire du
Milieu est en économie de guerre, à
savoir la priorité à l’offre et à la pro-
duction, coûte que coûte, au détri-
ment de celles des autres continents.
L’excédent commercial colossal qu’il
affiche à l’égard de l’Union euro-
péenne (400 milliards d’euros
en 2022) en est le symptôme.
Grossissons à peine le trait : l’indus-
trie chinoise est en passe de laminer
la nôtre qui, dès lors, risque d’échouer
à mener sa transition verte. A moins
d’un sursaut, les prochaines années
pourraient être celles d’une lente éro-
sion du niveau de vie des Européens,
qui se traduirait entre autres par une
chute progressive de la valeur de
l’euro face aux autres devises. p
0123
VENDREDI 26 JANVIER 2024
INTERNATIONAL | CHRONIQUE
par al ain fr achon
Moyen-Orient :
l’heure des milices
L LA RÉPUBLIQUE
a guerre de Gaza va-t-elle
déboucher sur un conflit
régional ? Souvent posée,
la question est aujour-
d’hui sans objet. La guerre qu’Is-
raël mène contre le Hamas dans
l’étroit territoire palestinien de
Gaza, en Méditerranée orientale, a
déjà « débordé ». Elle s’est interna-
tionalisée. Les missiles volent du
détroit de Bab Al-Mandab, en mer
Rouge, à la frontière israélo-liba-
naise, sans oublier la Syrie et l’Irak.
Pour se « rassurer », on obser-
vera que ces métastases du con-
flit israélo-palestinien sont le fait
de milices, toutes parrainées par
l’Iran, et non d’armées nationa-
les. Les pays arabes ont proposé
un plan de paix, auquel Israël n’a
pas répondu. Et aucune des capi-
tales arabes entretenant des rela-
tions diplomatiques avec l’Etat
hébreu n’a décidé de les rompre
par solidarité avec les Palesti-
niens de Gaza. Au secours du Ha-
mas, la branche islamiste du
mouvement national palesti-
nien, ceux qui se sont mobilisés
appartiennent à ce qu’on appelle
l’« axe de la résistance », un collec-
tif milicien arabe, formé et entre-
tenu par Téhéran.
Depuis sa naissance en 1979, la
République islamique d’Iran se
veut le porte-étendard le plus ra-
dical de la cause palestinienne, à
la fois par conviction et pour sé-
duire les opinions arabes. Mais
elle n’entend pas aujourd’hui
courir le risque d’être impliquée
dans une confrontation directe ni
avec Israël ni avec les Etats-Unis.
Les deux groupes aéronavals dé-
pêchés par le président Joe Biden
en Méditerranée orientale y sont
sans doute pour quelque chose.
L’heure est aux miliciens, aux
structures non étatiques, érigées
en acteur important de la scène
moyen-orientale post-7 octo-
bre 2023. Depuis trois mois, la mi-
lice libanaise Hezbollah échange
quotidiennement des tirs avec
Tsahal à la frontière entre l’Etat
hébreu et son voisin du nord. Les
milices irakiennes dites « de la
mobilisation » populaire ciblent
les bases américaines encore pré-
sentes en Syrie (900 hommes) et
en Irak (2 500). Les Américains ré-
pliquent.
La milice yéménite houthiste,
qui contrôle le nord du pays, per-
turbe, à coups de drones et de
missiles de croisière, le trafic en
mer Rouge, suscitant une ré-
ponse des Etats-Unis et du Royau-
me-Uni. Les houthistes ont un
objectif : affermir leur stature
dans un environnement arabe
qui leur est hostile.
Ce ne sont « que » des milices,
dira-t-on. Sauf qu’elles sont équi-
pées comme des armées nationa-
les : radars, missiles de toutes sor-
tes, y compris engins balistiques,
et drones de tout calibre. Cet arse-
nal, elles le fabriquent ou l’assem-
blent souvent toutes seules. On
est loin de l’image d’une soldates-
que dépenaillée faisant le coup de
feu dans la rocaille.
Venant à l’aide de leur consœur
du Hamas, les milices élargissent
la guerre de Gaza, entretiennent
la solidarité des opinions arabes
avec les Palestiniens et affaiblis-
sent les régimes. Elles s’enten-
dent sur le même objectif : chas-
ser les Etats-Unis du Moyen-
Orient. Que leurs actions soient
coordonnées ou pas, elles pèsent
QUE LEURS
ACTIONS SOIENT
COORDONNÉES
OU PAS, LES MILICES
PÈSENT SUR TOUTE
LA RÉGION
0123 | 29
AGRICULTURE :
LES ÉCUEILS
D’UNE Alors que la crise énergétique et la guerre des déclarations d’intention, inciter à pro-
NÉCESSAIRE
en Ukraine ont renchéri les coûts de pro-
duction, une partie des agriculteurs redou-
tent de perdre des revenus en s’engageant
duire différemment sans décourager le
producteur ni grever la facture du consom-
mateur ne va pas de soi, a fortiori dans un
ADAPTATION dans une mutation de leur mode de pro-
duction. Le malaise est aussi existentiel :
ces paysans ont l’impression que la transi-
modèle ouvert où les importations en pro-
venance de pays tiers ne sont pas soumises
aux mêmes normes.
tion en cours décourage les vocations et les L’absence totale de consensus sur le sujet
marginalise de plus en plus. n’incite guère à l’apaisement. La guerre
En France, le conflit prend l’allure d’un ouverte entre les écologistes et les agricul-
baptême du feu pour le nouveau premier teurs autour des retenues collinaires ou de
ISLAMIQUE D’IRAN ministre, Gabriel Attal, qui n’a pas encore l’utilisation des produits phytosanitaires, la
prononcé sa déclaration de politique géné- volonté non moins ouverte du Rassemble-
EST LA MARRAINE rale et doit gérer sa première urgence so- ment national de récupérer la colère agri-
DE LA TOILE
D’ARAIGNÉE
MILICIENNE
C inq mois avant les élections euro-
péennes de juin, la colère des agri-
culteurs met plusieurs gouverne-
ments sous pression. Le mouvement de
protestation s’exprime en Allemagne, en
ciale. Parti d’Occitanie, le mouvement, qui
s’est étendu depuis, exprime le ras-le-bol
d’exploitants qui fustigent l’inflation des
normes environnementales, les tracasse-
ries administratives, la faiblesse des reve-
cole pour contester le Pacte vert et plus gé-
néralement la politique européenne con-
tribuent à polariser le débat. C’est d’autant
plus dangereux que l’extrême droite a le
vent en poupe dans de nombreux pays de
Pologne, en Espagne, aux Pays-Bas, en Rou- nus, la hausse des charges ou encore le l’Union européenne.
manie, et en France où il a pris un caractère manque de soutien public. Dans ce contexte, la riposte passe d’abord
sur toute la région. Chaque nou- particulièrement dramatique après la mort Face à ces revendications protéiformes, par une pleine reconnaissance de la place
velle journée de guerre à Gaza ré- d’une éleveuse et de sa fille, percutées le Gabriel Attal a beaucoup consulté, témoigné des agriculteurs dans le nouveau modèle
sonne de la Méditerranée au golfe 23 janvier par une voiture sur un barrage de sa considération pour une profession en de développement : reconnaissance du rôle
Arabo-Persique. Comment est né d’agriculteurs en Ariège. plein désarroi et promis des ajustements essentiel qu’ils y jouent et ajustements
ce nouvel acteur autoproclamé Les griefs ne sont pas toujours les mêmes, aux niveaux national et européen. Le princi- pragmatiques dans l’application du Pacte
« axe de la résistance » ? mais ils traduisent la même difficulté à pal engagement consiste à alléger drasti- vert. Elle passe aussi par une meilleure pé-
Puissance chiite, la République faire vivre le Pacte vert européen, ce nou- quement les normes et à compenser au plus dagogie autour du projet que l’Europe dé-
islamique d’Iran est la marraine veau modèle agricole censé concilier la dé- près des demandes le relèvement progressif fend : un modèle écologiquement plus ver-
de la toile d’araignée milicienne. fense de l’environnement et de la biodiver- de la fiscalité sur le gazole non routier. tueux, mais qui reste ouvert sur le reste du
Au fil des ans et des soubresauts sité avec le maintien d’une agriculture di- La crise est particulièrement épineuse à monde, à rebours du projet lepéniste mar-
moyen-orientaux, Téhéran a dé- versifiée capable d’assurer la sécurité résoudre car elle renvoie aux contradic- qué à la fois par le déni du choc climatique
veloppé une base militante dans alimentaire de 500 millions d’Européens. tions de la transition écologique. En dépit et le repli sur soi. p
les communautés chiites arabes
du Liban, d’Irak, de Syrie et du Yé-
men. Non pas tant au nom de la
cause palestinienne – elle fait par-
tie de l’ADN du régime, mais sa
popularité reste faible en Iran –,
plutôt en relais d’influence dans
un Moyen-Orient où la Républi-
que islamique se veut une, sinon
« la », puissance prépondérante.
On appuie, crée ou développe
des formations politiques chiites
arabes, qui disposent chacune
d’une vraie implantation locale,
et on les dote d’une branche mili-
taire. Le duo « milices et missiles »
est d’abord un instrument de pro-
jection de la puissance iranienne,
celui qui dote Téhéran d’un droit
de veto politique à Bagdad, Bey-
routh, Damas ou Sanaa.
Image de grand protecteur
Bras armé de la théocratie ira-
nienne, les gardiens de la révolu-
tion sont chargés de la nébuleuse
milicienne. Le Hamas en est un
peu l’enfant pauvre, parce que
sunnite, mais l’enfant tout de
même – financé, armé et con-
seillé par Téhéran. L’Iran était-il
au courant de l’attaque du 7 octo-
bre ? Probablement pas. Les gar-
diens de la révolution sont-ils en
mesure de coordonner l’action
du réseau milicien ? Pas sûr.
L’important pour Téhéran est
de rester fidèle aux convictions
affichées du régime, mais, plus
encore, d’entretenir dans le
monde arabe son image de grand
protecteur de la cause palesti-
nienne, cela sans entrer en conflit
direct avec Israël ou les Etats-
Unis. D’où l’intervention par mi-
lices interposées.
Toute la difficulté, pour l’Iran,
vient de la marge d’autonomie
dont disposent les milices, sans
doute grande pour les houthistes,
moins pour le Hezbollah, le Ha-
mas ou les filiales irakiennes. L’ar-
senal de missiles (150 000 pièces)
aux mains de la milice libanaise
n’est pas au service de la défense
du Hamas : capable de frapper
lourdement les villes israélien-
nes, il sert à dissuader toute atta-
que contre les installations nu-
cléaires de l’Iran.
La République islamique entend
conserver intacte la puissance de
feu de sa filleule libanaise. Mais
comment rester maître d’échan-
ges de tirs quotidiens qui peuvent
dégénérer à tout moment ? L’his-
toire de la frontière libano-israé-
AU BORD
lienne depuis les années 1970 le Guerres en Europe et au Proche-Orient, crises permanentes en France, catastrophes
prouve : au Proche-Orient, ce sont écologiques à répétition sur la planète, l’inquiétude générale monte en 2023 au sein
des populations, témoins d’un monde de plus en plus au bord du précipice.
DU PRÉCIPICE ?
les acteurs non étatiques qui pro-
voquent les guerres entre Etats.
Pour mieux mesurer l’état de cette peur collective, le Bilan du Monde dresse l’état des lieux
L’« axe » sortira peut-être diminué
de la bataille en cours. Pour
des 198 pays du globe après une année d’épreuves et d’événements locaux et globaux.
l’heure, il dicte le tempo. p Une publication indispensable pour comprendre le monde d’aujourd’hui et revisiter
l’année 2023.
PS : Les 30 et 31 janvier, colloque
« Penser le monde avec Pierre Vient de paraître chez votre marchand de journaux et sur lemonde.fr/boutique
Hassner », au 29, rue d’Ulm,
à Paris, pour évoquer
Pierre Hassner (1933-2018),
lumineux géopoliticien.

Manuel Vilas
La femme qui se vengeait de la mort
Son grand amour
n’est plus. Mais, dans
les grands hôtels face
à la Méditerranée,
elle le retrouve en
chacun des hommes
qu’elle séduit.
« Irene », magnifique
roman de la passion
et de son souvenir
juliette einhorn
A
rpenter Irene avec Manuel
Vilas, c’est parcourir les
yeux bandés un pays
somptueux dont on n’est
pas certain de deviner le
nom. On connaît pour-
tant le point de départ du voyage. Afin de
faire revenir son Marcelo d’entre les dé-
funts, l’héroïne a besoin de trois ingré-
dients – un être humain, un poème et
la mer. Elle part en voiture de Madrid, où
elle vivait avec lui, pour s’administrer à
haute dose ce cocktail inédit, fait de nuits
avec des hommes ou des femmes ren-
contrés à l’hôtel, des vers d’un sonnet du
poète baroque Francisco de Quevedo,
qu’elle psalmodie à toute heure, et du
compagnonnage de ces eaux profondes
qui portent en leur sillage les civilisa-
tions créées sur les rives de la Méditerra-
née. Après son diptyque autobiographi-
que, où le vertige du deuil d’Ordesa (Le
sous-sol, prix Femina étranger 2019)
s’élucidait dans le retour à la vie d’Ale-
gria, puis l’amour idéalisé des Baisers (Le
sous-sol, 2021 et 2023), l’écrivain espa-
gnol noue ces arrêts sur image dans une
même traversée.
Se vengeant de la mort, qui lui a ravi
son aimé après vingt ans d’amour, elle
devient la « gouverneure » de ces êtres
pour lesquels elle se vêt et se poudre, leur
envoyant, après les avoir ensorcelés de
ses appas, une convocation lapidaire
(son numéro de chambre). Par leur peau,
le présent pur de leur corps offert, ils de-
viennent les intercesseurs de cet amour
grandiose englouti en même temps que
la vie de « Marce ». Grâce à ces inconnus,
elle renoue conversation avec lui, tro-
quant « un fantôme contre un corps ».
Chaque rencontre est une invocation,
mais aussi un dialogue. Quand le plaisir
monte, Irene comprend que c’est Marce
qui prend possession du corps de son
amant pour s’incarner à la faveur d’une
transsubstantiation spectaculaire : il lui
apparaît quelques secondes, en haut
d’un escalier, avant de disparaître, dévoré
par le feu. De son côté, elle lui offre ce
qu’elle vit sans lui, après lui.
Irene invente donc un spiritisme
sexuel, traçant, à travers les vapeurs des
caresses, le court-circuit des peaux, le
chemin qui la mène à Marce et à la
Cahier du « Monde » No 24592 daté Vendredi 26 janvier 2024 - Ne peut être vendu séparément
La jetée sur la Méditerranée, Alicante (Espagne). Navia/Agence VU
personne intermédiaire qu’il est devenu.
Ce territoire inconnu qu’elle traverse,
dans les hôtels de Malaga, du lac Majeur
ou de Sète, est un tressage de présence et
d’absence. La proximité tutélaire des va-
gues et cet état de « gravitation érotique »
se font liturgie, transformant le voyage
en commémoration, messe intime où se
remémorer leur vie à deux : le magasin
de meubles que tenait Marce, offrant
des matières nobles à l’amour ; le sexe
auquel ils s’adonnaient « de façon itiné-
rante » pour « répandre leur histoire
dans l’espace ».
Nouvel Orphée
Au fond, le pays exploré par le roman
est moins cette géographie méditerra-
néenne que celle des réminiscences, fai-
sant du roman une illumination, le dis-
tributeur d’une mémoire mélangée. Les
faits ne sont que ce dont on se souvient,
ce qui sédimente encore un
irene peu plus l’archéologie du
(Nosotros), souvenir, précipité à la fois
de Manuel Vilas, faux et vrai. Et si Irene
traduit de l’espagnol n’était qu’un espace fantas-
par Isabelle Gugnon, matique fabriqué par son
Le sous-sol, 304 p., héroïne ? Mais que Marce
23,50 €, numérique 17 €. soit mort l’année précé-
dente ou vingt ans avant, fi-
nalement, importe peu. Ce qu’Irene, nou-
vel Orphée, traverse et formule, c’est l’im-
prescriptibilité du deuil – une perpétuité
de l’adieu : un au revoir qui a besoin de
se mettre en scène, de se rejouer afin
d’éprouver à la fois sa nécessité et son
impossibilité. Dans une chambre d’hôtel,
en Sardaigne, où elle a dormi avec Marce
quelques années avant, elle demande si
le matelas est le même : elle a besoin
2|3
ENQUÊTE
v La littérature
étrangère dans une
mauvaise passe
4 |5
LITTÉRATURE
vOlivier Bordaçarre,
Pablo Mehler,
Hallgrimur Helgason,
Bernardo Carvalho
6
HISTOIRE
D’UN LIVRE
v « Dans le ventre
de Klara », de Régis
Jauffret
7
ESSAIS
v Jade Lindgaard
dans les banlieues
malmenées par les JO
9
BIOGRAPHIES
v Marie-Antoinette…
10
RENCONTRE
v Bastien François :
« J’adorerais que,
grâce à mon livre,
on parle d’Estelle
Moufflarge »
d’éprouver, dans le vif de la matière, l’em-
preinte de ce qui, pour s’être évaporé,
n’en a pas moins eu lieu.
La route qu’emprunte Irene, n’est-ce
Gallimard
présente
pas plutôt celle d’une réalité qu’en « jun-
kie de la passion » elle croit avoir vécue,
mais que peut-être elle invente ? Le ro- OLIVIER ROLIN
man devient alors hypnose. Car si ce qui
n’a pas été est décrit comme étant ad- JUSQU’À CE QUE
venu, ce qui a pris fin peut se continuer MORT S’ENSUIVE
Photo F. Mantovani © Gallimard
en une vision hallucinatoire ou une orai-
son. Offrir à Marce plusieurs fins (est-il
mort noyé, a-t-il succombé à un cancer, à
un AVC ou dans un accident d’avion ?),
ROLIN
c’est faire un pied de nez au destin. Trans-
muer la vie et sa cessation en une his-
toire dont on peut s’offrir le luxe de mo- GALLIMARD
OLIVIER
difier l’issue ou les péripéties. Se venger
de la mort, rivale d’Irene qui s’est glissée Gallimard
en traîtresse dans le corps de Marce. Le
faire mourir à son gré, c’est le faire vivre OLIVIER
ROLIN
toujours un peu plus.
Opération de magie noire, le roman
devient donc la vie qu’Irene écrit pour
lui. Une existence et une mort de substi-
tution. Elle détricote le regret pour en Jusqu’à ce que mort s’ensuive
faire la déploration non pas de ce qui a
eu lieu mais de ce qui ne s’est pas passé. «Un roman virtuose sur deux personnages
Un songe où tout est possible. Puisque des Misérables. Le grand corps du XIXe siècle
les vingt ans décrits comme ceux de son est ouvert, disséqué, le cœur extrait, palpitant
amour avec Marce sont un gouffre sous la plume, quel pouls politique ! »
qu’elle a dû traverser sans lui, les mots Patrick Grainville, de l’Académie Française
enroulent les événements dans une dans Le Figaro Littéraire
irréalité joueuse, la « poussière amou-
reuse » du poème de Quevedo. Irene, au « Un livre enquête passionnant. »
bout du compte, est un fondu enchaîné Frédérique Roussel, Libération
baudelairien. Espace de résolution et
utopie magnifique où le passé se pique
de présent, le spleen d’idéal, Irene de
Marce, et le lecteur, des sorcelleries
d’Irene. p
2 | Enquête
Littérature
étrangère :
une mauvaise
passe
En 2023,
dans un contexte
économique denis cosnard et florence noiville
morose pour
E
t un de chute. C’en est fini de
l’édition, les romans Baker Street. Le petit éditeur
parisien nommé en clin d’œil
étrangers ont été à Sherlock Holmes a été dis-
crètement placé en liquida-
sensiblement plus tion judiciaire le 29 novem-
bre 2023. « Dire que nous venions de sortir
touchés que les trois livres ! », s’attriste Cynthia Liebow,
l’Américaine qui avait fondé la PME
francophones. Une en 2007 pour mieux faire connaître les
auteurs anglo-saxons aux Français. Au fil
mauvaise année qui des ans, Baker Street avait publié des tex-
en suit d’autres. tes de Jerome Charyn, Robert Littell, Ste-
phen McCauley, Francine Prose…
Enquête sur les D’abord filiale du Seuil, avant de pren-
dre son indépendance, la société avan-
ressorts d’une çait depuis des années sur la corde raide.
« Publier de la littérature étrangère coûte
tendance cher, mais nous arrivions à survivre et je
remettais un peu d’argent pour combler
préoccupante les trous », confie Cynthia Liebow. L’édi-
fice, très fragile, n’a cependant pas tenu
quand le groupe Média Participations,
propriétaire du Seuil depuis 2017, a ré-
clamé le paiement des loyers prévus
pour les locaux sous-loués à Baker Street.
« Ces dernières années, j’avais réduit les
frais, sorti moins de livres, éliminé les visi-
tes promotionnelles d’auteurs étrangers,
vite ruineuses en billets d’avion et en hô-
tels. Cela n’a pas suffi », déplore Cynthia
Liebow.
Un de chute, et d’autres suivront peut-
être, tant la littérature étrangère se
trouve désormais à la peine. L’année
2023 l’a confirmé. Globalement, le mar-
ché français du livre a progressé de 1 %
environ en valeur, selon la société d’étu-
des GfK. Mais cette augmentation est in-
tégralement due à une forte hausse des
prix (+ 5 %). Le nombre d’exemplaires
vendus, lui, a fléchi de 4 % en un an. Un
recul lié en particulier à une chute de
10 % de la littérature étrangère contem-
poraine, hors « romance », ces romans
sentimentaux qui connaissent, eux, un
net succès.
Agullo limite la casse
C’ÉTAIT UN DRÔLE DE PARI : créer à grands éditeurs et où nous n’avions
Villenave-d’Ornon (Gironde), près pas les moyens de suivre les enchères »,
de Bordeaux, une petite maison raconte Nadège Agullo. La PME s’est
d’édition spécialisée dans la littéra- alors concentrée sur des genres spéci-
ture étrangère, avec pour ambition fiques – beaucoup de polars –, ainsi
affichée d’« abolir les frontières ». que sur des langues plus rares… et
Huit ans après leur fondation, mieux soutenues par l’Union euro-
en 2016, les éditions Agullo tien- péenne. Son plus grand succès à ce
nent bon, en publiant de huit à jour reste un roman noir croate, L’Eau
dix livres par an. Mais, pour résister rouge, de Jurica Pavicic, Grand Prix de
aux difficultés du secteur, Nadège littérature policière en 2021, vendu à
Agullo et le directeur commercial, 15 000 exemplaires.
Sébastien Wespiser, ont dû changer Autre exemple, le serbe. Agullo a
leur fusil d’épaule. publié deux romans de l’un des prin-
« En 2020, nous avons arrêté la lit- cipaux écrivains serbes actuels, Dra-
térature anglo-saxonne, un domaine gan Velikic, Le Cahier volé à Vinkovci,
dans lequel se battent tous les puis La Fenêtre russe (2021 et 2022).
Or cette mauvaise année fait suite à
d’autres millésimes médiocres. « En une
décennie, les ventes de fictions modernes
étrangères ont diminué de 25 % en vo-
lume », précise Sandrine Vigroux, de Gfk.
Celles de littérature française ont, au
contraire, augmenté de 20 % dans le
même temps. Bilan de ce chassé-croisé :
« La littérature étrangère est en train de
devenir un marché de niche », s’alarme
Manuel Tricoteaux, qui dirige le secteur
étranger chez Actes Sud.
En témoigne le classement des
100 meilleures ventes en librairie
pour 2023. Dominé par Astérix, Gaston
Lagaffe et le prix Goncourt, il admet en-
core 28 livres étrangers. Mais, pour plus
de la moitié, il ne s’agit pas de littérature.
Dans les succès figurent ainsi cinq man-
gas d’Eiichiro Oda et les Mémoires du
prince Harry. Le nombre de romans
étrangers présents dans cette liste, qui a
longtemps oscillé entre 35 et 45 par an,
est tombé, lui, à seulement 12, dont plu-
« Pour ce type de livres, nous recevons
à la fois des subventions de l’Europe,
de la Serbie et du Centre national du
livre français, ce qui limite la casse,
explique la fondatrice. Nous sommes
devenus des experts pour trouver de
l’argent ! Sinon, ce serait difficile.
Quand vous devez payer 10 000 euros
de traduction et que vous n’écoulez
que 800 exemplaires, comme pour La
Fenêtre russe, ça ne colle pas, si vous
n’avez pas d’aides. » Grâce à ces
soutiens financiers, Agullo peut
continuer de diffuser des auteurs de
ce type. Un nouveau livre de Velikic,
Bonavia, est programmé pour
février. p de. c.
0123
Vendredi 26 janvier 2024
sieurs récits sentimentaux signés Col- les trois tomes du Siècle, du Britannique
leen Hoover et la comédie « feel good » Ken Follett (Robert Laffont), ou ceux de
Tant que le café est encore chaud, de 1Q84, du Japonais Haruki Murakami (Bel-
Toshikazu Kawaguchi (Albin Michel). fond), et les quatre volumes de L’Amie
prodigieuse, de l’Italienne Elena Ferrante
« Attention, cette baisse est très liée à
l’absence de grandes séries », nuance (Gallimard). Aucune série d’une telle
Bruno Caillet, directeur de la diffusion puissance commerciale n’a pris le relais.
du groupe Madrigall (Gallimard, Flam- « Mais une nouvelle trilogie peut redy-
namiser le marché », espère
Bruno Caillet.
« La littérature étrangère Les difficultés ne se limitent
est en train de devenir cependant pas à l’absence tem-
poraire de locomotives. Les
un marché de niche », ventes des livres plus exi-
s’alarme Manuel Tricoteaux, geants se tassent, elles aussi.
« Regardez le dernier Robert
qui dirige le secteur étranger Seethaler, Le Café sans nom,
chez Actes Sud que j’ai publié en septem-
bre 2023, explique l’éditrice in-
dépendante Sabine Wespieser.
marion, etc.). Le début des années 2010 Une presse enthousiaste, des libraires très
avait été marqué par quelques sagas ma- positifs, une présence sur des listes de
jeures : Cinquante nuances, de la Britan- prix, et on arrive péniblement à 10 000
nique E. L. James (JC Lattès), mais aussi exemplaires. Il y a dix ans, dans une telle
Part des différentes langues dans la littérature
traduite en français en 2023
en pourcentage
Anglais
53
638 titres
24 en 2023
Autres
dans 39 langues
langues
7
8 8
Espagnol
Italien
Source : Electre Allemand
Infographie : Le Monde
0123
Vendredi 26 janvier 2024
Enquête | 3

Leroy. Sa réponse : continuer à dévelop-

Les Argonautes, pavillon haut per ce secteur, mais réfléchir aussi à
d’autres pistes. L’éditrice souhaite que
S’IL EST UNE ÉDITRICE QUI d’être mis en place, c’est cela que s’ouvre une réflexion sur le livre d’occa-
TIENT LE CAP par gros temps, je veux défendre. » sion, dont les prix sur Internet sont
c’est elle, Katharina Loix van Le défendre, c’est aller plus loin, d’autant plus attractifs que les livres
Hooff. Après plusieurs années plus vite. Avec la littérature étrangers neufs en grand format sont
chez Gallimard, cette Franco- comme outil. Gérant ses coûts au structurellement plus chers que les
Allemande est à la barre des plus juste, Katharina Loix van autres. « C’est un gros marché, assure-t-
Argonautes, petite maison Hooff lancera, le 22 mars, une elle. On n’a pas le chiffre exact mais on
indépendante centrée sur la nouvelle collection baptisée parle de 20 % des ventes. Il faut l’étudier,
littérature européenne non « L’Européenne », destinée à « at- l’évaluer et voir comment cette économie
anglophone, qu’elle a créée tirer de nouveaux lecteurs avec de l’occasion pourrait contribuer à celle
en 2023. des “incontournables” contempo- de la création dont elle provient. »
Sur ce « segment fragile », elle rains ». Premier titre : Le Slynx, de En attendant, beaucoup refusent de cé-
s’est lancée en connaissance de Tatiana Tolstoï (arrière-petite- der au pessimisme. Pour Anne-Marie
cause. Elle savait qu’elle serait nièce de Léon), un récit d’antici- Métailié – dont la maison (groupe Média
« à contre-courant », qu’il fau- pation brillamment inventif, Participations) a vendu 30 000 exem-
drait « serrer les dents », mais entre Feu pâle, de Nabokov (Galli- plaires d’Ouragans tropicaux, du Cubain
ses convictions ne lui laissent mard, 1965), et L’Orange mécani- Leonardo Padura, et 20 000 de Misericor-
pas d’autre choix. « Il est crucial que, d’Anthony Burgess (Robert dia, de la Portugaise Lidia Jorge –, le mil-
que nous poursuivions cette Laffont, 1972). « Ce texte a été écrit lésime 2023 a été bon. « Cela fait qua-
aventure, si l’on veut conserver au moment où Poutine accédait rante ans que je fais de la littérature
l’Europe telle qu’on l’aime. au pouvoir, commente l’éditrice. étrangère, raconte-t-elle. On m’a souvent
J’avais 17 ans à la chute du Mur C’était à l’époque du 11-Septembre, dit : “C’est un secteur condamné.” Or je
et, croyez-moi, avec l’instabilité et ça n’intéressait pas grand fais vivre une équipe de neuf personnes,
qui régnait alors, cela aurait pu monde. Aujourd’hui, c’est un nous avons des salaires décents, et cela
mal se passer. Ce qui nous a grand livre d’actualité et un fonctionne. »
sauvés, c’est l’Europe ; ce travail classique de la littérature Même optimisme à la librairie Ombres
culturel de fond qui continue russe. » p fl. n. blanches, à Toulouse, où le directeur,
Christian Thorel, se félicite des bons ré-
sultats des auteurs étrangers dans ses
ventes. « En 2023, c’est la littérature tra-
les éditeurs se montrent particulièrement qui n’était pas acquis d’avance, quinze duite (avec Hernan Diaz, Cormac McCar-
attentifs à la qualité de ce qu’ils choisis- ans après le succès de La Route (L’Olivier, thy, Ian McEwan, David Grann, Bernhard
sent. » Selon la base de données Electre, le 2008). Schlink et Jonathan Coe) qui a sauvé notre
nombre de titres publiés a d’ailleurs Au-delà, les malheurs de la littérature chiffre d’affaires, dit-il. Traduite ou en VO,
baissé de 10 % en dix ans. La répartition traduite constituent peut-être le symp- la littérature étrangère représente une
des langues, elle, a peu varié : si l’anglais tôme d’un repli de la France sur elle- part considérable de notre activité com-
domine largement (voir l’infographie), le même. « Le boom de la littérature merciale. J’ajoute que pour nos lecteurs,
nombre de langues traduites est passé de étrangère, ce sont les années 1990, qui elle correspond à un univers où ils se sen-
33 en 2014 à 39 en 2023. coïncident avec la chute du Mur, la désin- tent en confiance, plus que dans celui de
« La littérature étrangère publiée en tégration de l’URSS et l’impression que la littérature française. »
France est une sélection de la sélection, ce l’on entrait dans une époque d’euphorie Le responsable du rayon littérature à
qui constitue un gage de qualité, appuie Ombres blanches, Nicolas Vi-
Marie-Pierre Gracedieu, qui a lancé vès, se montre lui aussi posi-
en 2021 Le Bruit du monde, une filiale « Cela fait quarante ans que tif. « Nous avons par exemple
d’Editis très axée sur les textes étrangers. réussi à intéresser le public
Si nous avons pu imposer une nouvelle je fais de la littérature au Hongrois Laszlo Kraszna-
voix comme celle de la Danoise Stine étrangère, raconte l’éditrice horkai, note-t-il. Le haut de
Pilgaard, c’est que l’attention qu’elle avait Anne-Marie Métailié. On m’a gamme, ça paie ! » D’autant
obtenue dans son pays avait déjà que, après la pandémie liée au
déclenché sa traduction par un éditeur souvent dit : “C’est un secteur Covid-19, de grands écrivains
anglophone. » condamné.” Or je fais vivre internationaux sont de retour
Les racines du mal sont à chercher une équipe de neuf personnes, dans les librairies de province.
ailleurs, semble-t-il. Dans les choix du « Nous venons de faire salle
public, le livre peine à rivaliser avec nous avons des salaires comble avec Jon Kalman Ste-
d’autres propositions, notamment les décents, et cela fonctionne » fansson et nous attendons Ian
Anne-Gaëlle Amiot séries télévisées, dont la qualité n’a cessé McEwan, que nous cherchions
de s’améliorer. « L’omniprésence des à avoir depuis des années. »
écrans dans nos vies, en particulier chez politique et culturelle qui s’accompagnait Le plus encourageant, c’est que « les jeu-
les plus jeunes, dévore le temps consacré à d’une plus grande curiosité pour ce qui se nes eux aussi reviennent, se félicite le li-
la lecture », constate le Centre national passait à l’étranger, relève Olivier Cohen, braire. Au sortir du confinement, on a vu
configuration, on était à 20 000 exem- diminuent les tirages et les invitations du livre dans son étude de 2023 sur le su- fondateur de L’Olivier. Aujourd’hui, le arriver un grand nombre de 30-35 ans avi-
plaires. » d’auteurs étrangers, réduisant d’autant jet. Seuls 25,9 millions de Français de mot même de “mondialisation” a perdu des de découvertes ». Que cherchent-ils ?
Pareille crise met à l’épreuve les édi- la visibilité des ouvrages. Un parfait 10 ans et plus ont acheté au moins un cette connotation positive. » « De la poésie avec Rupi Kaur ou Kae Tem-
teurs, qui doivent payer les traductions cercle vicieux. livre en 2023, soit 7 % de moins que l’an- Dans ces conditions, les professionnels pest. » Ou des classiques. « Le nombre
et se heurtent à la quasi-impossibilité de D’où vient le marasme ? Les éditeurs née précédente, selon Gfk. « Quant aux de la littérature étrangère s’interrogent de jeunes qui nous demandent Hermann
faire passer les auteurs non francopho- balaient l’hypothèse d’un problème d’of- très grands lecteurs, qui avalaient des di- sur la façon, demain, de travailler si les Hesse ou Dostoïevski, vous n’imaginez
nes à la radio ou à la télévision. « Publier fre. « La qualité moyenne des livres étran- zaines de livres par an et comptaient ventes en grand format, qui consti- pas ! » Nicolas Vivès, lui aussi, attend le
de la littérature étrangère, c’est un peu la gers est plutôt supérieure à celle des livres beaucoup pour nous, ils sont en train de tuaient le cœur de leur modèle économi- prochain phénomène de l’édition. Se
double peine : plus de coûts, moins de mé- français, juge Francis Geffard, fondateur disparaître », avance Manuel Tricoteaux, que, sombrent. « Je me demande tous les produira-t-il ? « J’en suis convaincu. Ou
dias », résume Laure Leroy, directrice de de la librairie Millepages à Vincennes d’Actes Sud. matins comment on fait pour financer la alors il faudrait que les gens arrêtent de
Zulma. Dans ces conditions, les entrepri- (Val-de-Marne) et éditeur chez Albin Mi- La littérature étrangère, avec ses création quand on s’appuie beaucoup sur vouloir qu’on leur raconte des histoires
ses serrent les boulons, relèvent les prix, chel. Compte tenu des frais de traduction, auteurs moins présents dans les médias des ventes en poche », explique Laure venues d’ailleurs ! » p
et ses sujets moins familiers, paraît être
l’une des premières victimes du phéno-
mène. « Cette littérature est plus lente à
Evolution du nombre de titres de littérature étrangère parus s’installer, reconnaît Katharina Loix van
700 709 681
Hooff, des Argonautes. Il suffit de citer
Elena Ferrante, Amos Oz, Ludmila Oulits-
Amours en or
638 kaïa ou Stefan Hertmans pour compren- UNE JEUNE FEMME À L’EN- premiers best-sellers de 2023.
600
dre que faire percer ces auteurs a nécessité FANCE COMPLIQUÉE qui démé- Dans son sillage, c’est tout un
500 du temps, parfois même plusieurs édi- nage à Boston pour s’en sortir, secteur qui a explosé, celui de la
400 teurs ! » Or, dans un marché tendu, le y ouvre une boutique de fleurs, « romance ». Les Français se sont
temps manque. et rencontre l’amour sous les rués sur ces romans d’amour
300 A 23 euros la nouveauté, les lecteurs traits de Ryle, un jeune et beau populaires, avec parfois une tou-
peuvent hésiter à acheter un auteur dont chirurgien… L’histoire de Lily che d’érotisme. Un genre long-
200
ils n’ont jamais entendu parler, et préfé- Bloom, l’héroïne de Jamais temps spécialité des éditions
100 rer des noms fameux, des livres d’occa- plus, de Colleen Hoover, a fait Harlequin, et aujourd’hui do-
sion ou de poche. « On voit qu’ils se repor- fondre des millions de lecteurs miné par des autrices comme
0 tent sur des valeurs sûres, comme Lisa et surtout de lectrices à travers Colleen Hoover, mais aussi l’Algé-
2014 2018 2023 Gardner, Jussi Adler-Olsen ou Stephen le monde depuis sa publi- rienne Sarah Rivens (Captive,
King », confirme Audrey Petit, directrice cation, en 2016. Elle a aussi BMR, 2022) et la Française Mor-
Nombre de romans étrangers dans les 100 premières ventes éditoriale du Livre de poche. Même ana- contribué à sauver le marché gane Moncomble (série Seasons,
50 lyse chez Zulma : « Notre collection de po- français du livre en 2023. Hugo, 2023-2024). « En un an, les
45 43 che explose, assure Laure Leroy. La curio- Principal succès étranger, Français ont acheté plus de 6 mil-
40 sité reste intacte pour un livre à moins de Jamais plus a été le quatrième lions d’ouvrages de ce type, soit
35 10 euros. A plus, on ne prend pas de ris- ouvrage le plus vendu de l’an- deux fois plus que l’année précé-
ques : on achète un titre dont on a en- née, derrière le 40 album d’As- dente, constate Sandrine
30
33 tendu parler à la radio. » térix, le nouveau Gaston La- Vigroux, de GfK. La romance est
Ce qui n’exclut pas, parfois, de belles gaffe et le Prix Goncourt, Veiller en train de devenir un domaine
20 surprises ; comme pour Hernan Diaz sur elle, de Jean-Baptiste Andrea stratégique pour l’édition » – ou
(Trust, L’Olivier, 35 000 exemplaires ven- (L’Iconoclaste). Mieux encore : de le redevenir, une décennie
10 12 dus) ou même pour Cormac McCar- entre Jamais plus, Cœurs et après la série à succès Cinquante
thy,un auteur certes très connu mais âmes et A tout jamais, tous pu- nuances, d’E. L. James (JC Lattès,
0 jugé difficile, voire ésotérique, dont les bliés par les éditions Hugo, 2012-2013). Environ cent titres
2012 2015 2017 2020 2023 deux romans parus en 2023 (Le Passager l’écrivaine texane Colleen Hoo- de ce rayon ont dépassé les
et Stella Maris, L’Olivier) se sont vendus ver a vu trois de ses romans se 10 000 exemplaires en 2023,
Source : Gfk ; Livres Hebdo Infographie : Le Monde ensemble à 60 000 exemplaires, score hisser parmi les vingt et un contre cinquante en 2022. p de. c.
4 | Littérature | Critiques
Où donc est passé le directeur
de l’abattoir ? L’enquête pour
retrouver sa trace piétine.
« La Disparition d’Hervé Snout »,
d’Olivier Bordaçarre, s’impose
comme un grand roman noir
de la question animale
L’abatteur
abattu
pierre-édouard peillon
H
ervé Snout est direc-
teur d’abattoir. Forcé-
ment, la traçabilité
tient une place impor-
tante dans son métier, chaînon
essentiel entre l’élevage et le
rayon « Nos viandes d’ici » de l’hy-
permarché. Un jour – celui de son
anniversaire –, Hervé Snout ne
rentre pas chez lui. Ni le lende-
main ni le jour d’après. On a
perdu sa trace. On peut suivre ses
viandes « de la fourche à la four-
chette », comme le clament les
publicités vantant la traçabilité,
mais Hervé, lui, a disparu à mi-
chemin entre le berceau et le cer-
cueil. Celui qui devait être le ga-
rant d’une transparence tombe
dans l’opacité. La Disparition
d’Hervé Snout : existe-t-il sujet de
polar plus adéquat, ce genre né
dans le positivisme du XIXe siècle
(le whodunit, où le lecteur résout
l’enquête avec le narrateur) et
s’étant embourbé dans un monde
moderne de plus en plus inson-
dable (les romans noirs du
XXe siècle, peuplés de détectives
errant dans des forêts d’indices
indéchiffrables) ?
Où est passé Hervé Snout ? La
plume d’Olivier Bordaçarre furète
à droite et à gauche : dans la « cui-
sine des Snout », la « chambre de
Tara » ou celle « d’Eddy » (fille et
fils de), la « section d’abattage des
bovins », le « vestiaire de l’abat-
toir »… Chaque chapitre a pour ti-
tre un lieu – accompagné d’une
date, d’une heure et du temps sé-
parant la scène, ainsi proprement
Histoire du manque
Un écrivain en panne recherche son père inconnu. Pablo Mehler signe un premier roman élégant et contenu
florence bouchy
E
crivain américain à succès,
auteur de onze livres en trente
ans, Frederic Altman a subite-
ment perdu « la capacité d’exer-
cer [s]on art, [s]on gagne-pain et [s]a rai-
son d’être ». Depuis dix ans, il n’écrit plus.
Et se contente d’enseigner l’écriture créa-
tive à l’université, sans ignorer ce qu’il
peut y avoir de « cocasse dans cet atelier
d’écriture animé par un romancier qui ne
parv[ient] plus à écrire ».
S’il y a quelque apparent paradoxe à
placer l’effondrement créatif au cœur
d’un premier roman, ainsi que le fait
Pablo Mehler dans Un degré de sépara-
tion, la réussite du livre témoigne de la
fécondité de sa démarche. Le récit est
d’ailleurs moins l’évocation d’une inca-
pacité à créer que l’analyse des chemins
mise en barquette, du moment de
la disparition. On pourrait penser
à un Cluedo – le colonel Mou-
tarde, dans la cuisine –, mais la
« liste des quelques œuvres de
Georges Perec évoquées, d’une ma-
nière ou d’une autre, dans ce livre »
qui apparaît en fin d’ouvrage
vend la mèche. Les décors jouent
ici un rôle prédominant. Il pour-
rait s’agir d’une déformation pro-
fessionnelle, le romancier étant
par ailleurs homme de théâtre,
mais il s’y joue quelque chose
d’autre : dans l’infra-ordinaire se Dans un atelier d’équarissage, en France, en 2013. Emmanuel Pierrot/Agence VU
logent des profondeurs parfois
insondables.
Où est donc passé Hervé Snout ?
Un peu partout, serait-on tenté de
dire. Dans ce roman en morceaux,
à l’intrigue et la chronologie dépe-
cées, il est dans toutes les pen-
sées : celle d’Odile, sa femme, qui
ne l’aime plus et s’inquiète tout
de même, de ses deux enfants, de
ses employés, du capitaine de
gendarmerie chargé de l’enquête.
Le romancier détaille les
éléments à charge contre ce
caractère grossier et violent :
c’est l’anatomie d’une brute.
Piètre époux, mauvais père,
patron aussi lâche que
sadique, bourreau infernal
Mais il est aussi dans les objets.
Olivier Bordaçarre leur consacre
une attention qui n’est pas juste
un sens de la minutie. C’est aussi
une manière, comme chez Jean-
Patrick Manchette, de situer pré-
cisément ses personnages : Hervé
est un patron, il conduit une
Mercedes GLB 200 Business Line
détournés que prend le désir – d’écrire,
d’aimer, de vivre – pour se réaffirmer.
A la mort de sa mère, dont il n’a jamais
été proche, l’écrivain découvre une
photo d’elle, étudiante, en compagnie
d’un homme dont il ignore tout. Frappé
par le sourire qu’arbore cette femme
qu’il n’a jamais connue qu’instable, dis-
tante et malheureuse, il imagine que
l’inconnu de la photo n’est autre que son
père, dont sa mère ne lui a jamais parlé.
Quelques recherches dans les archives de
l’université Columbia, à New York, suffi-
sent pour trouver l’identité de l’étudiant,
devenu un scientifique de renommée in-
ternationale. Un Français vivant à Paris,
pour lequel l’écrivain s’envole sur un
coup de tête, dans l’espoir de découvrir
son géniteur et les circonstances de
sa naissance.
Alternant les chapitres parisiens, où
Frederic Altman mène l’enquête, entre
désir de savoir et renoncement, et le récit
de son enfance atypique au côté d’une
mère que seule sa carrière préoccupe,
Pablo Mehler circonscrit progressive-
noire et sirote ses cafés (jusqu’au
dernier) dans un « mug fantaisie
sur lequel est imprimé un person-
nage bedonnant dans une chaise
longue avec cocktail, rondelle de
citron et paille coudée. La légende
de l’illustration est la suivante :
c’est qui le chef ? » Odile, elle aussi,
est disséminée, voire engluée,
dans son pavillon, ses vêtements
et ses achats et, dès lors, « ce n’est
pas de son canapé qu’elle pourra
envisager un autre monde ».
Néanmoins, l’absence d’Hervé
la soulage déjà un peu ; l’homme
était pour le moins odieux. Le ro-
mancier détaille les éléments à
charge contre ce caractère gros-
sier et violent : c’est l’anatomie
d’une brute, et l’on pense à l’in-
fâme personnage campé par Jean
Yanne dans Que la bête meure
(de Claude Chabrol, 1969). Piètre
époux, mauvais père, patron
aussi lâche que sadique, la vic-
time potentielle était surtout un
bourreau infernal. « Il était le maî-
tre du muscle comestible, du mus-
cle de l’autre exploité, du muscle au
service de l’humanité. » Ce muscle,
« il l’attendrissait en lui cognant
ment l’espace du manque autour duquel
son personnage s’est construit.
Ressorts de la créativité littéraire
C’est en entrelaçant finement ces
deux lignes temporelles – le parcours de
l’enfant qui grandit vaillamment au sein
d’une famille dysfonctionnelle, d’une
part, le cheminement d’un auteur qui re-
trouve son énergie créatrice lorsqu’il re-
nonce à la chercher, d’autre part – que le
romancier réussit à rendre sensibles les
ressorts de la créativité littéraire. A la fois
déterminée par sa biographie – « écrire
pour faire le deuil d’un père inconnu » – et
jamais réductible à une source unique,
l’inspiration qui fait de Frederic Altman
un écrivain est tout à la fois la solution
– provisoire – qu’il a trouvée pour remé-
dier aux lacunes de son histoire familiale
et la marque du manque jamais comblé
par lequel cette même histoire est tra-
vaillée. S’il veut continuer, comme il l’af-
firme, à considérer l’écriture comme « un
formidable moyen d’interpréter la réalité
du monde, une façon noble de donner
dessus », dans un impossible geste
de douceur.
La Disparition d’Hervé Snout
pourrait bien s’imposer comme
l’un des grands romans noirs sur
la question animale – et donc sur
notre époque. L’abattoir, ce « lieu
qui ne laisse rien filtrer, ni par son
architecture, ni par sa signaléti-
que, ni par la parole de ses agents
de production », n’est pas unique-
ment un décor idoine
pour le mystère et la la disparition
violence, c’est aussi d’hervé snout,
d’emblée l’endroit où d’Olivier
s’effondre un mur : Bordaçarre,
celui qui sépare pro- Denoël, « Sueurs
duire et détruire. froides », 368 p.,
Dans des pages d’un 21 €, numérique 15 €.
réalisme strident, Oli-
vier Bordaçarre raconte comment
se rejoignent l’industrie et le
carnage. Cette alliance demeure
une grande affaire irrésolue, non
parce que le mystère reste entier
mais parce que la question est un
angle mort de notre raisonne-
ment. C’est une évidence, l’en-
quête a rendu ses conclusions,
mais on fait comme s’il s’agissait
encore d’un cold case. p
sens à son existence et de se rendre visible
à soi-même », il lui faut reconnaître et ac-
cepter les blessures que la littérature ne
pourra jamais cicatriser.
Avec Un degré de séparation, Pablo
Mehler, ancien producteur de films,
scénariste et déjà auteur d’un recueil de
nouvelles, signe un premier roman où
l’efficacité de la narration le dispute à la
sobriété du style. Maintenant une dis-
tance légèrement ironique à l’égard des
événements dramatiques qu’il évoque,
son narrateur a l’élégance de ne jamais
se complaire dans une souffrance dont il
explore les incidences avec une grande
subtilité. Tout en émotion contenue,
l’écriture se reconnaît comme une aven-
ture jamais courue d’avance. Une traver-
sée périlleuse qui trouve dans son issue
incertaine sa justification et son pouvoir
d’émancipation. p
un degré de séparation,
de Pablo Mehler,
Liana Levi, 192 p., 19 €,
numérique 15 €.
0123
Vendredi 26 janvier 2024
Refaire l’Argentera
Sans doute Oser fuir, d’Arrigo Lessana,
est-il bien ce qu’on peut appeler un « li-
vre de montagne » : un roman où il est
beaucoup question d’alpinisme et de
héros intrépides partis à la conquête
des sommets. Mais il l’est d’une façon
assez originale, au-delà des considéra-
tions un peu convenues sur l’infini des
cimes et le dépassement de soi, l’habi-
tuelle cordée des guides et grimpeurs
de légende (Gaston Rébuffat, Walter
Bonatti…) : le narrateur y observe ses
souvenirs comme on parcourt la carte
de massifs où l’on va se perdre, dans
une sorte de vrac rêveur où se glissent
une part d’ombre et quelques fantô-
mes… Ainsi d’une enfant rencontrée
en colonie de vacances, dont la mère
allemande habitait avenue Georges-
Mandel (Paris 16e), d’un papillon noir
engourdi par le froid qui rappelle sou-
dain un récit de Walter Benjamin, ou
de la mémoire presque incongrue du
saxophoniste Albert Ayler dans une
séance de free-jazz au bord d’un tor-
rent de montagne. De ces images sin-
gulières finit par se dégager, comme de
la brume se dissipant, le désir vif de re-
faire une ascension d’autrefois : celle
de l’Argentera (3 297 mètres) « par la
voie Sigismondi », dans le Mercantour,
effectuée jadis avec un ami disparu
dont le prénom rappelle un grand écri-
vain de ces régions, Mario Rigoni Stern
(1921-2008). Le livre raconte cette quête
d’un souvenir personnel, en l’ouvrant
aussi aux traces laissées dans ces pay-
sages de frontière et de neige par une
histoire plus ample, collective et vio-
lente, où il y eut la guerre et pour cer-
tains le courage de la résistance. p
fabrice gabriel
a Oser fuir, d’Arrigo Lessana,
Exils, 128 p., 16 €.
L’entre-deux-siècles,
puzzle
La fresque est d’envergure, et son éton-
nante facture réjouissante, tissant les
éclats d’une quinzaine de destinées
dont on recompose le parcours sur un
quart de siècle : de 1993 à 2018, voire
davantage, puisque la mort de Lucien
Michot, fêté au village morvandiau de
Quarré-les-Tombes (Yonne) en héros
de la Résistance, convoque un temps
plus ancien d’un demi-siècle. Simul-
tanément, deux enfants, Steve et
Maxime, naissent de part et d’autre de
l’Atlantique, un club de foot est relégué
en deuxième division, un héritier de
château bordelais trahit sa lignée pour
les sirènes du cinéma, tandis qu’un
brillant étudiant qui rêve d’intégrer le
FBI rencontre celle qu’il ne cessera plus
d’aimer malgré elle… Dans La Géomé-
trie des possibles, Edouard Jousselin, ré-
vélé par Les Cormorans (Rivages, 2020),
fait et défait ici un formidable puzzle.
Hasards, drames, mensonges et trahi-
sons se jouent à Hollywood comme à
Paris, à Lille comme à Oklahoma City,
sur le Darknet comme lors d’une émis-
sion de télé-réalité. Les choix et les ren-
contres qui se télescopent et mettent à
nu les espoirs et les remords, les fêlu-
res et les obsessions de chacun livrent
le récit d’une époque foisonnante,
mais difficile à décrypter. Quant au
parti pris de désordre chronologique
de l’exposition, il oblige le lecteur à
tisser les liens que la logique récuse.
C’est brillant, culotté, vertigineux,
aussi. p philippe-jean catinchi
a La Géométrie des possibles,
d’Edouard Jousselin, Rivages, 608 p., 23,90 €,
numérique 18 €.
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Vendredi 26 janvier 2024
Critiques | Littérature | 5

ariane singer

L
e blanc à perte de vue et
le rien pour seul horizon.
Quand, à la veille de Noël,
le fermier Eilifur Gud-
mundsson revient chez lui, après
trois jours de marche sous la
neige, le sac lesté de trois kilos de
farine, sa maison a disparu, les
siens aussi, engloutis sous une
avalanche. L’Islande de la fin du
XIXe siècle est bien fragile face
aux éléments qui la malmènent,
et le fjord de la côte nord, Segul-
fjördur, où rentre l’homme exté-
nué, n’y échappe pas.
Hallgrimur Helgason est
l’auteur le plus célèbre de son
pays. Soixante kilos de soleil, son
sixième roman traduit en fran-
çais, est une fresque époustou-
flante digne des grandes sagas
nordiques, servie par un humour
ravageur. Elle explore, entre 1878
et 1891, le destin d’Eilifur, désor-
mais veuf, et de son fils de 2 ans,
Gestur, le seul à avoir réchappé de
la catastrophe grâce à une vache
providentielle.
Assez éloigné de 101 Reykjavik
(Actes Sud, 2002), qui mettait en
scène un ménage à trois dans la
capitale islandaise, et tout aussi
différent de La Grosse Colère, co-
Etreintes de tranchées
Dans l’insouciance d’une fin d’été 1914,
deux élèves d’une public school d’élite
plaisantent de la guerre qui vient
d’éclater. Gaunt et Ellwood entretien-
nent une amitié intense, chacun rê-
vant secrètement de séduire l’autre au
titre de ces expériences de jeunesse
que l’on tolère à condition de ne pas se
faire surprendre. Le champ de bataille,
ils l’imaginent romantique, au prisme
de leurs lectures de Thucydide et de
Tennyson. Puis Gaunt, dont la famille
est d’origine allemande, ment sur son
âge et s’enrôle. Au fil des lettres qu’il
écrit à Ellwood et à d’autres, le ton
Un fjord en Islande, l’hiver. Marie Mons/VOZ’Image change. Dans la boue des tranchées, la
guerre perd ses couleurs vives.
Histoire tragique d’une génération
Avec « Soixante kilos de soleil », Hallgrimur Helgason d’adolescents décimée par le premier
conflit mondial, inspirée par les archi-
ves d’une école anglaise, Les Ardents
rappelle l’ouverture de son île au monde, fin XIXe siècle est aussi un instantané amoureux, le
récit d’une passion charnelle qui trou-
vera son assouvissement dans un lit
Sacrés harengs d’horreurs et d’atrocités. Davantage
encore que par sa maîtrise du récit his-
torique, ce premier roman d’Alice

et magnifiques Islandais
médie déjantée sur la révolte des Winn impressionne par sa virtuosité
Terriens contre Dieu (Les Presses quand il s’agit de dire les tremble-
de la Cité, 2015), Soixante kilos de ments et les échos des amours interdi-
soleil part d’une tragédie pour re- tes de ses deux personnages princi-
tracer une page réelle de l’histoire paux – qui ne partageront pourtant
de l’Islande : les prémices de que quelques étreintes dans le nord de
« l’ère du hareng », ainsi que l’on la France, entre deux assauts. La mort
désigne l’époque où l’île se dé- composant un roman de forma- lence relative du « marchand », le Gestur, Lasi, est, lui, un menui- les libère un court et cruel instant :
tourna de la pêche au requin tion épique autour du petit Ges- notable de la contrée qui a le sier-poète païen dont la libido « M’aurais-tu embrassé sans la
pour celle du petit poisson gras, tur. C’est notamment à travers monopole du commerce. Les fer- s’enflamme le jour où il tombe guerre ? », demandera Ellwood – tout
très présent aux abords de ses son père et lui que Helgason ex- mes en tourbe, où l’on s’entasse sur un fameux recueil de poésie en devinant la réponse de Gaunt, qui
côtes et autrefois dédaigné. Jus- pose les archaïsmes du pays et dans une obscure pièce com- comique, au grand dam de son aurait été la sienne aussi : il s’est
qu’aux années 1960, où la res- ses évolutions, induites en partie mune, tranchent avec les mai- épouse. Quant à Mandal, le capi- montré « imprudent », parce que
source finit par s’épuiser, le ha- par l’arrivée de marins norvé- sons douillettes aux intérieurs taine du bateau norvégien qui ac- « certain de mourir ». p nils c. ahl
reng assura au pays une prospé- giens – qui introduisent le capita- lambrissés des nantis. Dans ce coste dans le fjord, amenant avec a Les Ardents (In Memoriam), d’Alice Winn,
rité nouvelle, accompagnée de lisme en mettant à contribution monde figé, soumis au conserva- lui les tonneaux de sa- traduit de l’anglais par Carine Chichereau,
bouleversements économiques la main-d’œuvre locale pour la tisme austère de l’Eglise, on prati- laison du hareng, Hel- soixante kilos Les Escales, 512 p., 23 €, numérique 14 €.
et sociaux. capture et la salaison du hareng. que encore le troc, et la justice est gason en fait une sorte de soleil
Premier volume d’une trilogie La misère du fermier, espérant d’une lenteur effarante. Autant de de flamboyant mous- (Sextiu kilo af solskini),
explorant ces transformations (le comme des milliers d’autres re- points que le romancier, engagé quetaire, conquérant à de Hallgrimur
deuxième est paru en 2021 en Is- joindre l’Amérique pour y gagner sur la scène publique de son pays, la fois une terre pro- Helgason,
lande), Soixante kilos de soleil correctement sa vie, y contraste n’hésite pas à dénoncer d’une mise et le cœur d’une traduit de l’islandais
porte haut la fresque historique, de façon saisissante avec l’opu- plume affûtée et sarcastique. des jeunes femmes par Eric Boury,
bien nées de la région. Gallimard, « Du monde
Un esprit rabelaisien Avec un art con- entier », 554 p., 27 €,
EXTRAIT Mais la grande réussite du ro- sommé du détail et de numérique 19 €.
man tient surtout à sa galerie la vraisemblance, le ro-
« Ici, les montagnes étaient jeunes et fantasques, un jour surmontées d’une de héros vifs en couleur. Une ky- mancier peint dans leur gran-
calotte de glace, elles devenaient le lendemain tout feu tout flamme. Ici, soit la rielle de personnages au charme deur attachante et dérisoire ces
nuit était éternelle, soit il faisait constamment jour. Il y avait des journées fou, dignes d’un folklore loufo- êtres soumis à un univers de
d’hiver en été et des jours d’été en plein hiver. (…) Soit il n’y avait pas le moindre que, voire d’un esprit rabelaisien, vent, de glace et de tempêtes qui
poisson dans le fjord, soit il y en avait tellement qu’il était impossible de mettre qui contribuent, chacun à sa fa- les dépasse, jusqu’à les avaler
une barque à l’eau. çon, à illustrer l’émancipation du parfois. Doté d’un sens aigu du
Ici, on ne pouvait se fier à rien et il fallait s’attendre à tout. La nation avait pays. Arni, le pasteur du hameau, visuel et du sensuel, Helgason,
Une Viennoise
donc développé une forme magistrale de patience et d’endurance qu’elle avait est plus intéressé par la musique également peintre à la ville, en- malheureuse
couronnées de formules embrumées et bougonnes qu’elle utilisait dans l’acca- populaire islandaise, qu’il consi- traîne son lecteur comme un
blement du quotidien, des mots qui signifiaient à la fois tout et rien : “eh bien” gne, que par sa charge ecclésiasti- aimant dans ces péripéties et La Vienne du tournant du XXe siècle
ou “voilà”, et des phrases d’une parfaite ambiguïté : “ah, tu l’as dit” ou encore que, acceptée uniquement pour cette nature sublime. « Aimant » est le lieu idéal pour révéler les cris-
“oui, on dirait bien”. » obtenir une situation qui lui est d’ailleurs le sens du surnom pations entre le monde ancien de la
permette d’épouser la femme de du fjord de Segul, où se déroule ce monarchie danubienne agonisante et
soixante kilos de soleil, page 336 sa vie. L’un des pères adoptifs de roman d’un souffle inouï… p la modernité qui s’annonce alors avec
les travaux de Freud, les peintures de
Klimt et de Kokoschka, ou les nou-

Quand le Brésil sautait dans l’inconnu velles architectures d’Otto Wagner.

Une fiction saisissante de Bernardo Carvalho donne à espérer, au moment même du désastre du Covid-19
consommer cul sec, tel l’élixir de lucidité
délivré par un vieil ermite dans un ro-
man de science-fiction. L’écrivain y dé-
peint un oracle, des fêtes clandestines et
des explosions sur les routes immenses
gladys marivat traversant le cœur de son pays. Ainsi
que des personnages – universitaire,
La trajectoire de l’héroïne épouse celle
du monde : en rupture avec le passé, elle
saute dans l’inconnu. Le déconfinement
la voit se précipiter à une soirée clan-
destine dans l’espoir d’y retrouver l’étu-
diant. Contrairement aux « nostalgi-
ques » qui regrettent un passé fantasmé,
pandémie. Tel est le sens des histoires
que la femme raconte à son fils, et que
les personnages s’échangent en patien-
tant devant la maison de l’oracle. Tous
sont venus consulter ce devin noir, am-
nésique depuis qu’il a été contaminé par
le Covid-19, et qui a su prédire l’avenir.
C’est dans cette capitale du cœur de
l’Europe, rendue si vivante par Stefan
Zweig dans Le Monde d’hier. Souvenirs
d’un Européen (Belfond, 1996), que
vit la jeune Elise Schebesta. Elle a fait
un mariage de raison (on la retrouve
plus tard dans le récit sous le nom
d’Elsa Röber), et elle aurait pu être
heureuse, si son besoin d’amour ne
l’avait poussée dans les bras d’un
amant qui bientôt la délaisse. Elise-Elsa
trouve un refuge dans l’écriture,
comme le narrateur (visiblement le

E
n mai 2021, un bilan provisoire
chiffrait à 450 000 le nombre de
victimes du Covid-19 au Brésil.
Face à un fort taux de mortalité
infantile et à une terrible vague de
pauvreté, le président Jair Bolsonaro
déclarait qu’il n’avait commis « aucune
erreur ». Partout, la vérité vacillait. Rivés à
Internet, une bonne partie des Brésiliens
entrevoyaient le passé comme le seul
futur désirable. Mais ce monde d’avant
avait-il jamais existé ? Ou n’était-il que le
fruit de leur imagination ?
C’est à cette date que le romancier et
journaliste brésilien Bernardo Carvalho,
né en 1960, a publié un court texte saisis-
sant, entre le conte philosophique et le
road trip postapocalyptique, aujourd’hui
traduit. La Dernière Joie du monde est à
écrivain, journaliste, survivant, rebelle –
que l’on retrouve dans des récits imbri-
qués à la manière d’un puzzle.
Ils dialoguent sur Socrate et le Sphinx,
souffrent d’hallucinations. Autour d’eux,
des citoyens disparaissent par dizaines,
sans explication. On dirait une énigme,
ludique et angoissante, qui évoque par
moments une version ramassée des
Détectives sauvages, de Roberto Bolaño
(Christian Bourgois, 2006), même si le
contexte, le Covid et son actualité tragi-
que, n’est pas le même.
Le roman commence aux prémices de
la pandémie, quand une sociologue de
39 ans rencontre un étudiant et couche
avec lui. Peu après, l’université ferme, le
pays est confiné, son mari la quitte, elle
se découvre enceinte du jeune homme.
ou aux rebelles qui se consument dans le
présent en célébrant « la dernière joie du
monde », elle cherche l’infime promesse
d’un futur pour son enfant.
Quelque chose a vrillé
A l’instar du père dans La Route, de
Cormac McCarthy (L’Olivier, 2008), l’hé-
roïne de La Dernière Joie du monde veut
transmettre mémoire et culture à son
fils. Toutefois, elle échoue à se comporter
en parent fiable, rongée par la peur de
perdre la mémoire et le contact avec la
réalité. « Si le passé n’était qu’un rêve ou
un cauchemar, la mémoire était imagina-
tion », songe-t-elle.
Quelque chose – le lien entre les géné-
rations, et le rapport à la réalité, selon
Bernardo Carvalho – a vrillé pendant la
« Après l’attente sans perspectives du
confinement, le pronostic redonnait à
l’espoir un sens mystique, presque exta-
tique », écrit l’auteur. Qu’importent les
révélations de l’oracle. De nos jours, des
femmes et des hommes ont traversé le
Brésil pour qu’un descendant d’esclave
leur murmure à l’oreille. Et Carvalho de
redonner ainsi sa place, dans ce court
texte lumineux, au pouvoir de la parole
et des histoires. p
la dernière joie du monde
(O ultimo gozo do mundo),
de Bernardo Carvalho,
traduit du portugais (Brésil)
par Danielle Schramm,
Métailié, 128 p., 19 €,
numérique 10 €.
double de l’auteur), qui, amoureux
d’elle, a cherché à la séduire sans par-
venir à ses fins. Bien avant Arthur
Schnitzler (1862-1931), qui reconnais-
sait sa dette envers lui, l’Autrichien Fer-
dinand von Saar (1833-1906) évoque
dans ce court et splendide roman au
réalisme sombre les tourments de
femmes montrées du doigt pour leurs
envies de liberté. Après Le Lieutenant
Burda (Bartillat, 2022), cette histoire
d’une Vienne qui dévore ses enfants
illustre de nouveau le talent de ce pré-
curseur de la modernité viennoise. p
pierre deshusses
a Histoire d’une enfant de Vienne
(Geschichte eines Wienerkindes), de Ferdinand
von Saar, traduit de l’allemand (Autriche) par
Jacques Le Rider, Bartillat, 138 p., 20 €.
6 | Histoire d’un livre 0123
Vendredi 26 janvier 2024

Ausculter la matrice de la Shoah Souvenirs

au ras du sol
On peut dire du très beau Arpenté,
Il a fallu des années d’hésitation et de réécriture à Régis Jauffret pour « Dans le sans que cela le déshonore, que c’est
un texte des plus élémentaires.
ventre de Klara », roman de la gestation d’Hitler et des catastrophes à venir Considérons la limpidité du projet,
énoncé sans ambages : « Dans la pe-
tite enfance, l’importance du sol, et de
ce qu’on y voit, de ce qu’on y trouve, de
ce qu’on y tâte, (…) est considérable. »
Récit autobiographique, Arpenté fait
du sol le royaume de l’enfance, son
espace de déploiement – le bas des
choses, territoire primordial. A les
raphaëlle leyris examiner ainsi, au ras du monde, à
scruter les moindres textures et va-

U
n personnage hante riations topographiques, la réalité se
Régis Jauffret de lon- décompose en éléments distincts :
gue date : la femme qui le gravier infiltré dans l’égratignure,
a donné naissance à le goudron frais qui colle à la se-
Adolf Hitler, Klara née Pölzl (1860- melle, la terre meuble des champs
1907). « Elle a porté dans son ven- cultivés… Il y a là une impression-
tre le XXe siècle tel qu’on le conçoit nante, bien que discrète, manière de
en Occident, avec cet événement démonter les souvenirs qui fait de ce
capital, unique, qu’a été la Shoah, texte un équivalent de la photo de
cette décision d’exterminer tout un Jacques Tati posant
peuple », explique-t-il au « Monde avec son vélo démem-
des livres ». Si l’image de cette bré devant lui : une
femme l’aimantait, avec tout ce réalité considérée
qu’elle incarnait, Régis Jauffret comme une dans
éprouvait cependant une impos- sa dislocation. p
sibilité à approcher littérairement pierre-edouard
la destruction des juifs d’Europe. peillon
Il estimait inadéquate pour ce a Arpenté, d’Alain
sujet « sacré » son écriture « jugée Freudiger, La Baconnière,
par d’aucuns massacrante » – un 142 p., 18 €.
mélange d’ironie glaçante et de
fiel virtuose, qui rend inoublia-
bles ses livres Clémence Picot, Uni-
vers univers (Verticales, 1999 et Couleurs des Lofoten
2003) et les trois recueils de Mi-
crofictions (Gallimard, 2007, 2018, La maison de naissance d’Adolf Hitler, à Braunau (Autriche), en 2019. Sur la monument : « Pour la paix, la liberté et la démocratie, Essayiste renommée pour sa lecture
2022)… Voici pourtant que l’écri- plus jamais de fascisme, des millions de morts nous le rappellent. » Scharinger/Action Press/SIPA critique de la littérature jeunesse,
vain de 68 ans publie Dans le ven- Sophie Van der Linden est une ro-
tre de Klara, fiction qui place en mancière rare. Avec Arctique solaire,
son centre la gestation du Führer, cousine (une proximité sanguine elle reprend sa palette, saisissant un
entre juillet 1888 et avril 1889. qui les oblige en tout cas à obtenir peintre au vol au moment où son
C’est sa propre histoire fami- une attestation de l’Eglise pour se EXTRAIT acte créateur le transforme. Au fémi-
liale qui ramène l’auteur à la marier) –, le nom de la sage- nin cette fois. Henri (De terre et de
femme qui, en donnant la vie à femme qui a procédé à l’accou- « Je ne suis plus qu’un gros œuf empoté dont le poussin en devenir mer, Buchet-Chastel, 2016) et Geor-
Hitler, a enclenché le processus chement, celui du curé de leur déséquilibre la locomotion. A chaque confession, l’abbé Probst complète ges-Henri François (Après Constanti-
menant à la mort de millions de église… De ces éléments, il fait ma liste de péchés d’après le compte rendu de Johanna. nople, Gallimard, 2019) cèdent la
personnes : la mère de Jauffret « l’armature » de son roman, dont – Je reconnais ces fautes, mon Père. place à Anna Boberg (1864-1935),
« a fait partie des gens qui, à Mar- il écrit une première version « his- Après cet aveu, il m’absout. Certes, c’est une chance d’être surveillée. artiste suédoise reconnue pour ses
seille, ont accueilli des survivants toriquement conforme aux faits Autrement, comment se repentir de fautes qui nous échappent. Mais en céramiques et ses décorations mais
à leur retour des camps » ; et, mais moins documentée » que le mon for intérieur je répugne à charger ma barque de nouveaux péchés qu’éclipse la renommée de son
en 2018, il a découvert une pho- seront les suivantes. Les person- et il m’arrive de faire de ma sœur ma dupe. époux, architecte aux créations mo-
tographie de son père arrêté nages y portent leur nom de fa- Alors que la confession fait bouillir les âmes comme des draps conjugaux, numentales. Jusqu’à ce qu’elle dé-
en 1943, à Marseille, par la Ges- mille, « ce qui donnait un côté sor- pareille à ces vieux linges qui finissent par ne plus pouvoir se défaire de la couvre la suffocante beauté des îles
tapo. Avoir fait tourner le roman didement comique à l’affaire, juge teinte bistre des corps qu’ils ont trop longtemps côtoyés, la mienne doit Lofoten (Norvège), qu’elle revient
Papa (Seuil, 2020) autour de ce l’écrivain. Ecrire “Bonjour ma- manquer d’éclat car l’abbé ne saurait absoudre les péchés que je lui inlassablement capturer. « Paysage
cliché mystérieux et de ses possi- dame Hitler” fracassait toute l’his- dissimule. » impossible à anticiper », ce territoire
bles interprétations encourage toire. » Le roman s’arrête alors à l’attendait. Le défi – élire la couleur
Régis Jauffret à se confronter au la naissance de l’enfant, sans évo- dans le ventre de klara, page 159 pour atteindre l’harmonie – donne
nazisme, et à remonter à sa ma- quer les conséquences de celle-ci. ici toute sa place à la sensation :
trice littérale. Il rassemble « tout « Mais parler d’Hitler sans parler l’abandon aux éléments et à la fan-
ce qui est disponible » sur les de la Shoah, ça m’a semblé en défi- raire consacrée à l’extermination. Alpes en janvier 2023, dans une tasmagorie. L’autrice semble faire
parents d’Hitler. nitive impossible. On ne peut pas Sa mémoire « défaillante » des traduction de Tommaso Gurrieri. sien l’aveu de l’ar-
Peu de choses, en somme : les l’en dissocier. » dates ne lui permet pas de nous Ce passage par l’Italie permet à tiste : « La peinture
mariages et enfants antérieurs du Alors, Régis Jauffret recom- dire précisément quand ont eu l’auteur, d’une part, de voir com- change mon regard
père, Alois, le lien de parenté entre mence. Plonge plus avant dans la lieu quelles lectures, telle celle du ment le roman, qui lui inspire et mon regard
celui-ci et Klara – sa nièce ou bibliographie historique et litté- livre Le commandant d’Auschwitz de nombreux scrupules, peut être change le réel qui
parle, de Rudolf Hoess (Julliard, reçu (réponse : fort bien) et, m’entoure. » p
1959 ; rééd. La Découverte, 2005), d’autre part, par le biais de la tra- philippe-jean
que lui a recommandé Jonathan duction, d’échapper à l’étiquette catinchi
Visions cauchemardesques Littell, auteur des Bienveillantes d’« écrivain-styliste » qui, en la a Arctique solaire,
(Gallimard, prix Goncourt 2006). circonstance, lui semblerait obs- de Sophie Van der Linden,
RÉGIS JAUFFRET prémonition arrive par bribes Il visite aussi les camps de Bu- cène : « Ici, comme du reste dans Denoël, 128 p., 15 €.
ne prétend pas hallucinatoires à la narratrice, chenwald, Mauthausen, Dachau tous mes autres livres, ce que di-
écrire Dans le éclairs qui s’immiscent dans le et Auschwitz-Birkenau. sent mes phrases ne pourrait être
ventre de Klara texte comme à l’insu de celle-ci. Ces lectures et visites le « chan- exprimé autrement. »
comme s’il était La tient-il pour responsable de gent » et l’obsèdent ; « Je n’aurais Quand le livre paraît en Italie, L’erreur du poète
un auteur du ce qu’est devenu son fils ? pas été digne d’écrire un livre pareil Régis Jauffret s’apprête à publier
XIXe siècle. Il ne Assurément pas : auteur si je ne m’étais pas infligé l’épreuve un Dictionnaire amoureux de Il se voulait à l’avant-garde d’une
veut pas faire d’aujourd’hui en cela aussi, il Flaubert chez Plon, où il travaille révolution, il s’est trouvé rattrapé par
semblant d’ignorer les consé- présente cette femme pieuse en La mère de l’écrivain avec l’éditrice Céline Thoulouze. ce qu’il y avait de plus abject dans le
quences de ce qu’il raconte victime de la société patriarcale « Grande admiratrice », dit celle-ci prétendu mouvement révolution-
dans ce roman, soit la gesta- où elle est née, de l’Eglise et de « a fait partie des gens au « Monde des livres », du travail naire nazi. L’aveuglement de Gott-
tion et la naissance d’Adolf son mari, cet homme brutal, qui, à Marseille, ont de Jauffret, elle s’emballe quand il fried Benn (1886-1956) n’a duré que
Hitler, entre juillet 1888 et mégalomane sans envergure lui parle de 1889, et le lit dès qu’il le de 1933 à 1934, mais il a plombé la
avril 1889, rapportées par la qui semble avoir été taillé pour
accueilli des survivants lui envoie, avec, souligne l’auteur, notoriété de ce grand poète expres-
voix de sa génitrice (on sait la rejoindre la galerie des salauds à leur retour des camps » « un enthousiasme et une énergie sionniste. Dans cette autobiographie
virtuosité du romancier à se (génialement) épinglés par tels qu’[il en a] peu rencontré dans de 1950 (parue chez Minuit, en 1954),
couler dans toutes sortes Jauffret au fil des livres. l’édition française récemment ». Benn défend l’aristocratie de l’art.
de « je »). Mais cet « Oncle » non plus ne de me rendre dans ces lieux », dit-il. Ils s’entendent pour qu’elle en Pourtant, médecin militaire durant
Ecrivain de son temps, il per- saurait expliquer Hitler et le Les unes et les autres nourrissent soit l’éditrice. Au printemps, elle la première guerre mondiale, il
çoit Klara depuis l’après-Shoah, nazisme. Ce qui marque le lec- largement la deuxième version quitte Plon pour créer, au sein du n’était pas inaccessible aux misères
cette catastrophe dont la teur de Dans le ventre de Klara, du roman, d’où disparaît le patro- même groupe, Editis, la maison de l’existence. Dans sa réponse à la
ce sont les visions cauchemar- nyme d’Hitler, et où apparaissent Récamier. lettre, extraordinaire de lucidité,
desques de son personnage, qui les visions hallucinées de Klara : Le texte qui y paraît en cette ren- que lui envoie le jeune Klaus Mann,
ENVIE D’ÊTRE PUBLIÉ ? prennent de plus en plus de enceinte, celle-ci est traversée par trée hivernale n’est cependant pas sidéré par son engagement nazi, il
place à mesure que la grossesse des images de la catastrophe qui la version française de 1889 : « J’ai cherche pourtant des faux-fuyants.
LES
et le texte avancent. Et les ques- adviendra plus de cinquante ans réécrit le texte une troisième fois, Une vie d’intellectuel à double-fond
tions que pose en creux le ro- après, par la volonté de son fils. en essayant de restituer encore qui montre l’art de se
man sur la capacité de la littéra- Parce qu’il a publié « trop de li- plus précisément le contexte histo- mentir avec sincérité.
RECHERCHENT DE
ture à transmettre par la fiction vres à la suite en peu de temps » rique dans lequel se déroule le ro- Ou non. p
l’histoire de l’extermination des chez ses éditeurs habituels, Galli- man, et en terminant par la ques- pierre deshusses
NOUVEAUX AUTEURS juifs, après la disparition des mard et Seuil, Régis Jauffret pré- tion de la transmission aux géné- a Double vie
derniers témoins. p r. l. fère attendre avant de le sortir en rations futures de la mémoire de la (Doppelleben), de Gottfried
COLLECTIONS SPÉCIALISÉES France. Le succès en Italie de ses Shoah. » Il n’exclut pas de rema- Benn, traduit de l’allemand
HISTOIRE-ESSAIS-POÉSIE dans le ventre de klara, Microfictions l’amène à adresser nier encore, à l’occasion d’une par Alexandre Vialatte,
JEUNESSE- TÉMOIGNAGES
de Régis Jauffret, le manuscrit aux Edizione Clichy. traduction ou d’un passage en préface de Jean-Michel
WWW.EDITIONS-AMALTHEE.COM
TÉL. 02 40 75 60 78
Récamier, 252 p., 21,90 €, 1889 (lire « milleottocentoottanta- poche, ce texte né « d’un si long Palmier, Allia, 224 p., 15 €,
numérique 16 €. nove ») paraît de l’autre côté des cheminement intérieur ». p numérique 10 €.
0123
Vendredi 26 janvier 2024
Critiques | Essais | 7
Dans l’essai engagé « Paris 2024 », milieu qui conduit à rabattre la grande
échelle de l’opération d’intérêt national
Pour une histoire autonome
sur celles, petites et fragiles, des vies hu- Les querelles sur les usages politiques de l’histoire ont eu
la journaliste Jade Lindgaard montre maines anonymes, de la faune, de la flore, beau s’intensifier ces dernières années, elles demeurent répé-
de la qualité de l’air, et à faire résonner en- titives, et semblent condamner chacun à rester sagement
les effets du rouleau compresseur tre elles des situations qu’on a tendance à
analyser de manière décontextualisée,
dans son coin, adeptes du « roman national » d’un côté, te-
nants de l’histoire mondiale de l’autre, quitte à s’invectiver de
des JO en Seine-Saint-Denis alors même qu’elles font système. L’en-
quête, richement documentée, met à nu
temps à autre. Grâce soit rendue à l’historien Jean-Frédéric
Schaub de prendre le problème à bras-le-corps, dans ce texte

Les banlieusards,
les ressorts du rouleau compresseur des
JO, alliance imparable entre la puissance
publique et les géants de l’industrie, du
BTP et de la finance.
Paris 2024 quitte Aubervilliers pour le
qui n’est ni une histoire de ces débats, ni une prise de posi-
tion de plus, ni un mode d’emploi pour sortir de l’impasse,
mais tout cela à la fois, hissé à un niveau supérieur. Car
l’auteur de Pour une histoire politique de la race (Seuil, 2015)
règle la focale sur la question qui devrait être centrale : qu’en-

disqualifiés des
village des athlètes et particulièrement les
51 hectares à cheval sur Saint-Denis et
Saint-Ouen, au cœur du dispositif en
Seine-Saint-Denis, qui ont bénéficié à eux
tend-on, en toute hypothèse, par « histoire » ? Et, d’une ma-
nière plus singulière encore, il le fait par l’exemple, en traitant
au fond les objets qui cristallisent les controverses – colonisa-
tion, race, Etat-nation… –, afin de montrer la fai-

Jeux olympiques
Aujourd’hui, le centre aquatique est en
passe d’être livré. Il aura conduit à stérili-
ser près de 4 000 mètres carrés d’un pou-
mon vert particulièrement précieux
dans une ville qui ne compte que 1,4 mè-
isabelle regnier tre carré d’espace végétalisé par habitant.
Un paradoxe, si l’on considère que la can-
seuls de 2 milliards d’euros d’investis-
sement (privés à 80 %). Prévu pour ac-
cueillir dès le lendemain de l’événement
6 000 nouveaux habitants et autant
d’employés de bureau, ce morceau de ville
« livré clé en main » symbolise « l’héritage »
de ces Jeux, mot fourre-tout qui justifie de
reconduire tous les quatre ans ces grands-
messes au bilan carbone désastreux.
De quoi sera fait l’héritage de Paris
2024 ? A qui va-t-il profiter ? Telles sont les
questions auxquelles tente de répondre
Jade Lindgaard, qui se demande si une in-
jection d’argent massive sur un territoire
« de la taille d’un confetti » dans un temps
blesse de beaucoup d’approches comme les régla-
ges méthodologiques nécessaires pour conserver
à l’histoire son « autonomie scientifique » et son
« universalisme ». Le résultat pourra, bien sûr, être
discuté ; il sert même à cela. Mais toutes les dis-
cussions ne se valent pas. Celle-ci s’ouvre sous les
meilleurs auspices. p florent georgesco
a Nous avons tous la même histoire. Les défis de
l’identité, de Jean-Frédéric Schaub, Odile Jacob, 238 p.,
22,90 €, numérique 18 €.
Un Kant pour l’ère des « fake news »
L’année du tricentenaire de la naissance d’Emmanuel Kant

J
ade Lindgaard était en première didature de Paris pour les JO s’est consti- Près de 4 000 m d’un poumon2 (1724-1804) peut paraître commencer modestement avec la
ligne dans la mobilisation contre le tuée autour d’un double objectif d’exem- retraduction par Antoine Grandjean de deux opuscules tar-
projet de la piscine olympique d’en- plarité environnementale et de valorisa- vert particulièrement précieux difs. En réalité, la longue et passionnante présentation ap-
traînement du fort d’Aubervilliers. tion de ce territoire notoirement déshé- à Aubervilliers, qui ne compte porte un éclairage nouveau à l’une des thèses kantiennes les
De 2020 à 2023, cette résidente rité qu’est la Seine-Saint-Denis. plus célèbres et les plus controversées : à un assassin qui
d’Aubervilliers, journaliste à Mediapart, a L’affaire est d’autant plus déroutante
que 1,4 m2 d’espace végétalisé par poursuit mon ami réfugié chez moi, je suis moralement tenu
battu le pavé pour sauver les jardins que c’est un solarium qui empiète sur habitant, auront été stérilisés de confesser que celui-ci s’y trouve. Même s’il estime que le
ouvriers des Vertus, héritage social de les jardins, élément dont l’intégration philosophe a défendu son absolutisme moral avec une cer-
l’entre-deux-guerres et réserve de biodi- au projet se justifiait surtout, explique taine maladresse, Grandjean démontre que ce rigorisme éthi-
versité dont une partie était sacrifiée au l’autrice, par des questions de rentabilité, aussi resserré peut remédier aux caren- que a des racines très anciennes et qu’à Benjamin Constant,
futur équipement. Pour avoir bloqué dans le cadre d’une délégation de la ges- ces de la Seine-Saint-Denis. Les premiers dont il croit qu’il l’attaque, Kant se montre capable de donner
le chantier, elle s’est retrouvée avec tion de l’équipement à un opérateur bénéficiaires de l’opération sont sans d’impressionnantes leçons en matière de comportement
d’autres en garde à vue – tous ont été privé. Si elle revient sur l’épisode, c’est aucun doute les investisseurs, qui ont vu réaliste. Nous autres, êtres finis, ne maîtrisons jamais les
relaxés depuis. d’abord pour préciser la position depuis le prix du foncier bondir de 50 % en six conséquences de nos actes ; en revanche nous sommes sûr de
Le 10 février 2022, rappelle-t-elle dans laquelle elle écrit, sa triple casquette d’ha- ans. Les nouveaux arrivants vont profiter, nos principes et c’est ceux-là qu’il faut préférer,
Paris 2024. Une ville face à la violence bitante de Seine-Saint-Denis, de journa- eux, des bords de Seine fraîchement amé- dit en fait ici Kant. Quand les « fake news »
olympique, la cour administrative d’ap- liste et de militante, qui donne à son en- nagés, des commerces et espaces publics prolifèrent, une certaine réhabilitation de la
pel de Paris a jugé illégale la destruction quête une épaisseur sensible et une toni- végétalisés de ce nouveau quartier situé à condamnation kantienne du mensonge vient
des jardins, mais c’était trop tard. Financé cité propre à faire réagir. Mais aussi pour deux pas de la nouvelle station Saint-De- à point. p nicolas weill
à hauteur de 10 millions d’euros par la le faire résonner avec une constellation nis-Pleyel du Grand Paris Express. a Sur l’échec de tout essai philosophique en matière
Solideo, l’organisme chargé des construc- de situations locales induites par la ma- Mais avec un tiers de logements so- de théodicée, suivi de Sur un prétendu droit de
tions pour les Jeux olympiques, le projet chine olympique, qui se sont toutes sol- ciaux seulement, il laisse peu de place mentir par humanité (Über das Versagen aller
avançait à marche forcée, affranchi dées par une dépossession des habitants aux habitants historiques du territoire. philosophischen Versuche einer Theodizee), d’Emmanuel
comme toutes les constructions en lien et une destruction de communs. Précaires, pauvres, racisés dans leur ma- Kant, traduit de l’allemand par Antoine Grandjean,
avec l’événement des procédures qui per- La démarche rappelle celle de Domini- jorité, ce sont les recalés de l’« extracti- PUF, 290 p., 18 €, numérique 15 €.
mettent en temps normal la concerta- que Marchais dans ses documentaires (Le visme olympique », cette dynamique qui
tion publique et la contestation en jus- Temps des grâces, Nul homme n’est une île, exacerbe les rapports de force à l’œuvre
tice. Les pelleteuses étaient au travail. La Rivière…) : une immersion dans un dans la fabrique de la ville néolibérale :
« Un surgissement disruptif de valeur qui En roue libre aux Etats-Unis
efface la mémoire des quartiers remaniés,
EXTRAIT chasse les plus précaires, uniformise l’es- Road trip de deux amies journalistes réalisant, hors de toute
pace public avec les mêmes enseignes commande contraignante, leur rêve commun de partir sur les
« L’Aire des vents était déjà en partie artificialisée (…). Mais elle servait commerciales, bétonne. » Et conduit au traces d’un film qui a marqué leur vie, ce récit à quatre mains
de couloir écologique à de nombreux animaux (…). Une cinquantaine bout du compte à « remplace[r] une popu- épouse le parcours de Thelma et Louise, héroïnes du long-
d’espèces protégées sont recensées sur ce territoire. C’est ce qu’on appelle lation par une autre ». p métrage de Ridley Scott (1991), resté iconique pour son
une “zone naturelle sensible”. Les promoteurs du futur quartier en ont message féministe ainsi que pour son célèbre plan final : le
même tiré leur principal argument publicitaire : une ville “en pleine paris 2024. suicidaire envol des deux fuyardes dans le bleu du ciel à bord
nature” implantée dans la continuité du “troisième poumon vert de la une ville face à la violence de leur Thunderbird décapotable.
région parisienne”. » olympique, Laissant une large place au hasard, l’échappée en roue libre
de Jade Lindgaard, des deux Françaises traverse l’Amérique profonde : églises
paris 2024, page 134 Divergences, 164 p., 15 €. évangéliques, sex-shops géants, ranchs, villes fantômes… Un
parcours semé d’étonnantes rencontres, notamment fémini-
nes : Sunny, rescapée de l’emprise d’un gourou

Juger Pétain : les œillères de Julian Jackson
L’historien britannique signe un livre ambigu : revisite-t-il le procès de 1945, ou le refait-il ?
Si les faits sont depuis long-
temps connus et étudiés,
l’ouvrage excelle dans sa restitu-
tion de l’atmosphère passionnée
du procès, comme dans le por-
andré loez trait des acteurs qui l’animent,
lesquels relèvent de la farce, plu-
ges à la barre de Blum, Daladier,
Reynaud, Weygand et Laval sont
des morceaux de bravoure parfai-
tement restitués par l’auteur.
Il reste que projet du livre n’est
pas sans ambiguïté, contraire-
ment à l’ambition affichée en in-
gistes de Pétain, selon lequel son
régime aurait servi de « bouclier »
aux Français, leur épargnant un
sort terrible comme celui de la
Pologne. Mais il ne le fait qu’au
prisme du pourcentage de juifs
non déportés, comme si l’ordi-
californien ; Jan, tigresse bardée de flingues, qui
fait métier d’enseigner aux filles à prendre en
main leur autodéfense… et autres personnages
croisés au fil de ce récit-enquête qui explore, ef-
faré, les inquiétants replis machistes, violents,
d’Etats-Unis à dominante « trumpienne ». p
marie-hélène fraïssé
a A la vie à la mort. Sur la route avec Thelma et
Louise, de Catherine Faye et Marine Sanclemente, Paulsen,
« Démarches », 256 p., 21 €, numérique 13 €.
Mylène dont ils sont fans

L
es grands procès sont des
aubaines pour les histo-
riens : unité de temps et
de lieu, dramatisation ga-
rantie, pléthore d’archives et de
personnages hauts en couleur.
Plus profondément, ce sont les
normes et les contradictions
d’une société et d’une époque qui
s’y dévoilent. Mais les procès peu-
vent aussi être des pièges, entraî-
nant les chercheurs sur le terrain
glissant du jugement rétrospec-
tif. Le Procès Pétain, de Julian
Jackson, illustre cette dualité. Le
grand historien de l’Occupation
et de la vie politique française y
fait revivre avec son brio coutu-
mier les semaines surchauffées
de l’été 1945 durant lesquelles la
Haute Cour jugea et condamna à
mort le Maréchal, tout en propo-
sant des interprétations de l’évé-
nement qui suscitent un certain
malaise.
tôt que de la tragédie. Le président
du tribunal avait, comme la quasi-
totalité des magistrats, prêté ser-
ment à Pétain. Le procureur Mor-
net est aussi féroce durant les
audiences qu’hypocrite au regard
de son parcours, puisqu’il avait
siégé à la commission des dénatu-
ralisations, l’un des instruments-
clés de la persécution des juifs par
le régime de Vichy.
Julian Jackson montre égale-
ment très bien que les juges et les
jurés de 1945 se fourvoient fré-
quemment, faute de recul et d’ar-
chives, sur l’incrimination à rete-
nir pour le chef déchu de l’Etat
français. La recherche poussive
des preuves de sa participation à
un complot de longue date con-
tre la République fait s’enliser les
débats. Ceux-ci sont cependant
ravivés par la présence des grands
personnages de la vie politique et
militaire de la période : les passa-
troduction de « revisiter le procès
de Pétain sans vouloir le refaire ».
Même avant le dernier chapitre,
intitulé « Juger Pétain aujour-
d’hui », cet objectif est démenti
par les choix narratifs de l’auteur.
Il donne ainsi régulièrement la
parole aux témoins les plus scep-
tiques sur le procès. Surtout, le
propos hésite souvent, sans tou-
jours l’admettre, entre une resti-
tution de ce que savaient les
Français en 1945 et un juge-
ment a posteriori, orienté par les
travaux décisifs d’historiens
comme Eberhard Jäckel, Robert
Paxton, Michael Marrus et Serge
Klarsfeld, qui établissent les ini-
tiatives de Vichy et de Pétain en
matière de collaboration et de
discriminations.
C’est sur ce point que le livre
laisse insatisfait. Il discute l’argu-
ment inlassablement déployé,
aujourd’hui encore, par les apolo-
naire antidémocratique, policier
et persécuteur du régime ne
comptait pas. Une violence non
limitée aux juifs : la Résistance
est ainsi étrangement absente de
l’ouvrage. Peut-on « juger Pétain
aujourd’hui » sans souligner qu’il
flétrissait les « terroristes » et cou-
vrait les miliciens chargés de les
traquer ? Tout en montrant bien
quelles furent les œillères des
contemporains concernant Vi-
chy, l’ouvrage n’a pas toujours as-
sez de fermeté argumentative
pour les lever. p
le procès pétain.
vichy face à ses juges
(France on Trial.
The Case of Marshal Pétain),
de Julian Jackson,
traduit de l’anglais
par Marie-Anne de Béru,
Seuil, « L’univers historique »,
480 p., 25 €, numérique 18 €.
Du haut de ses quarante ans de carrière et de son statut d’in-
contournable de la culture populaire, Mylène Farmer pré-
sente un indéniable intérêt scientifique. C’est ce que prouvent
ici Arnaud Alessandrin, qui enseigne la sociologie du genre et
des discriminations à l’université de Bordeaux, et Marielle
Toulze, maîtresse de conférences en sciences de l’information
et de la communication à l’université Jean-Monnet (Saint-
Etienne). Par l’étude sémiologique des clips, concerts et docu-
mentaires de l’artiste, les auteurs analysent la façon dont les
sujets qui ont traversé la société depuis ses débuts, en 1984
– sida, mariage pour tous, questions de genre… –, se tradui-
sent dans cet « univers pop ». Moyennant une centaine de té-
moignages recueillis et d’entretiens, ils dressent aussi le por-
trait précis des publics et des communautés de
fans de la star. Surtout, ils cherchent à compren-
dre l’importance de cette relation « parasociale »
dans les trajectoires sociales et personnelles des
fans, ce qui fait de leur livre une précieuse
contribution aux fan studies, encore étonnam-
ment boudées par le monde académique fran-
çais, en dépit de leur fécondité théorique. p
sophie benard
a Sociologie de Mylène Farmer, d’Arnaud Alessandrin
et Marielle Toulze, Double Ponctuation, 150 p., 16 €.
8 | Chroniques 0123
Vendredi 26 janvier 2024

LE FEUILLETON
TIPHAINE SAMOYAULT démonstration publique de deuil. Daniel
Fano écrit ainsi souvent d’après le jour- LES YEUX
nal, de Paris Match au New York Times, DANS LES POCHES
pour mieux donner congé au lyrisme, se

En désespoir de prose rapprocher du réel sans prétendre à la

vérité. Il écrit : « Les journaux sont pleins/
De fausses nouvelles. »
Papier pelure rassemble des recueils
FRANÇOIS ANGELIER

ON A BEAU JARDINER SA MÉMOIRE, hono-

DANIEL FANO (1947-2019) est l’auteur
d’une œuvre insolite qui mêle la poésie
et le roman noir, le surréalisme et le mo-
dernisme américain, Robert Desnos et
William Burroughs, Henri Michaux et la
bande dessinée. Plusieurs livres ont im-
posé, de son vivant, cette voix décalée,
aussi à l’aise dans la prose que dans les
vers : Un champion de mélancolie (Unes,
1985), Chocolat bleu pâle (Le Castor As-
tral, 1986), La vie est un cheval mort (Les
Carnets du dessert de lune, 2009). Mais,
s’il mérite de sortir, avec ce posthume
Papier pelure. 1969-1999, de la petite
communauté qui lui donne le statut
d’auteur culte, c’est que non seulement
sa poésie donne l’envie d’en
papier pelure. écrire, mais qu’il propose des
1969-1999, techniques pour le faire. En cela,
de Daniel Fano, il honore une tradition qu’il re-
préface de Philippe vendique et qui ne s’est jamais
Mikriammos, éteinte en Belgique – Daniel Fano
Flammarion, « Poésie », était belge –, le surréalisme, en af-
314 p., 22 €, firmant que la poésie se loge dans
numérique 15 €. tous les recoins de l’ordinaire et
qu’elle doit être faite par tous.
S’il y a dans ses textes de l’automa-
tisme, ce serait pourtant plus celui du pis-
tolet automatique que celui de l’écriture
des rêves ou du cadavre exquis. Car les
poèmes de Daniel Fano tiennent autant
du cut-up que de l’association libre,
même si le plus ancien retrouvé, L’Oreille
qui louche, multiplie les faux proverbes et
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
sylvie serprix
les coq-à-l’âne : « L’écrivain Kafka considé-
rait la vitesse du vent dans un magasin de
porcelaine » ; « La poussière est pleine de
faux plis » ; « Le frigo fait de son mieux à la
fin de la nuit ». Il résonne avec le beau-
coup plus tardif Exercice à l’oreille cassée,
qui décline toutes les substitutions possi-
bles de la prose : « Ecrire un roman à l’eau
de prose » ; « A prose is a prose is a prose is
a prose » ; « Envoyer sur les proses » ; « En
désespoir de prose ».
Daniel Fano ne rompt jamais complète-
ment avec cette veine, mais il la combine
avec les apports des objectivistes amé-
ricains – Charles Reznikoff, George Op-
pen – et avec la critique de la société de
consommation et de l’hypervisualité
contemporaine inspirée par les Mytho-
logies (Seuil, 1957), de Roland Barthes
(qui fait une brève apparition dans le
livre), et par les situationnistes. De nom-
breux poèmes disposent des fragments
d’énoncés journalistiques où cohabitent
publicité, événements, potins et photos-
chocs. « Modestie officielle des funé-
railles/ de Chou En-lai,/ Mao mal dans sa
peau./ Picasso exposé à Paris./ Lessive
tous textiles, anticalcaire et biologique/
– poids net : 5 kilos. » Le texte n’est pas
daté, mais il est une archive de jan-
vier 1976, quand, après l’enterrement de
Zhou Enlai, le Parti communiste chinois,
inquiet de l’émotion suscitée dans le
pays par cette mort, interdit toute
Lettres, 2011), de Bertrand Russell,
en passant notamment par
l’œuvre de David Hume, l’in-
fluence des sceptiques n’a jamais
disparu, mais s’est faite souter-
raine. Après le beau mémoire de
Victor Brochard Les Sceptiques
déjà publiés, mais épuisés depuis long- rer ses morts et cultiver ses racines, cette
temps, comme Chocolat bleu pâle, initia- planète, au vrai, est moins terroir que terre
lement paru avec des vignettes du bé- d’exil, un espace d’errants et de dépossédés.
déiste Loustal, et La Nostalgie du classi- La Russie le dit à hauts cris, qu’elle soit im-
que (Le Castor Astral, 2003). Mais le périale, bolchevique ou stalinienne, avec ses
volume contient aussi des poèmes de confins et ses confinés, ses bagnards, ses
jeunesse que leur auteur avait longtemps relégués et ses exilés de l’intérieur. De l’exil,
cru perdus et qu’il avait écrits sur ce pa- Le Mage du Kremlin, roman acclamé de l’es-
pier à très fin grammage que l’on appelle sayiste et conseiller politique franco-suisse
« pelure ». On peut donc lire l’ensemble Giuliano da Empoli (Grand Prix du roman
des textes produits par Daniel Fano de l’Académie française, 2022) nous offre un
avant son entrée dans la prose, au début exemple captivant. Celui de l’oligarque Boris
des années 2000 – qui marque une rup- Berezovsky (1946-2013),
ture dans son œuvre, même s’il ne re- pilier déchu du régime
nonce pas définitivement au poème. de Poutine qu’il a fini par
Tout en maintenant les principes du conspuer, replié sur la
vers libre et de la strophe, il écrit une Côte d’Azur et reclus
poésie souvent narrative qui donne à lire dans le Xanadu labyrin-
des microfictions avec des personnages thique d’une résidence à
récurrents : Typhon, le double du poète, l’opulence absurde.
Wendy, Rita Remington, Jimmy Ravel, Accablé par un exil plus
communauté fictive croisant acteurs du amer d’être surdoré, il vi-
cinéma nord-américain, héroïnes de la vote grandiose, comme
littérature de genre, personnages histo- survécurent avant lui
riques contemporains et figures de la les hiérarques de la cour
bande dessinée, Groucho Marx et Albert tsariste, entouré par une
Einstein, Monteverdi et Flash Gordon. cour de parasites et de nostalgiques. Le nar-
Un poème fascinant est intitulé Scratch : rateur de cette histoire, Vadim Baranov,
il mixe ces références empruntées à la séide du président, pose sur lui un regard
culture patrimoniale et à la culture po- impitoyable et attendri. Homme de main et
pulaire (Fano a écrit une biographie de l’ombre, car la main aime l’ombre qui lui
d’Henri Vernes et de son personnage Bob permet d’agir vite et de viser juste. Inspiré
Morane), les espaces et les temps pour par le poutinien Vladislas Sourkov, Baranov,
produire un petit récit halluciné des l’œil triste et l’esprit affûté, « gère les flux de
mirages de la civilisation et de leurs la rage » d’une société russe en plein séisme,
brusques coupures. attentif à « l’électricité noire » qui traverse
L’œuvre de Daniel Fano est étroitement l’époque et aux mutations psychiques
liée à cet « imaginaire de l’insolite » (Pres- inquiétantes du président Poutine : « Le
ses universitaires de Liège, 2021) dont fonctionnaire ascétique s’est soudainement
le chercheur en littérature comparée transformé en archange de la mort. » Au
cœur de ce bal-massacre, seul le Kremlin
Daniel Fano honore garde son mystère et son rang d’épicentre
intemporel du drame : « Depuis des siècles,
une tradition qu’il celui qui franchit le seuil du gigantesque fos-
revendique et qui sile qu’Ivan le Terrible a voulu au centre de
Moscou sent sur lui la main d’un pouvoir
ne s’est jamais éteinte sans limites, habitué à broyer le destin des
en Belgique, hommes avec la même facilité qu’on caresse
le surréalisme la tête d’un nouveau-né. »
SI LA MUSIQUE DU MAGE DU KREMLIN est
Bacary Sarr a dit qu’elle était caractéristi- faite des portes claquées de voitures officiel-
que de la littérature belge en langue fran- les, de verres trinqués ou de déflagrations
çaise de la seconde moitié du XXe siècle. soudaines, celle qui s’élève de La Fugue
Le décalage tient à sa manière de faire Thérémine semble descendre du ciel, canti-
jouer toutes les relations possibles entre lène aussi angélique
les mots et les images, prenant implicite- qu’artificielle née d’un
ment pour guide l’« iconotexte » « Les instrument de musi-
Mots et les images » que Magritte publie que électrique conçu
en 1929 dans La Révolution surréaliste, et par l’ingénieur russe
en particulier deux de ses propositions : Léon Thérémine. Frère
« Parfois le nom d’un objet tient lieu d’une de l’onde Martenot,
image » ; « Un mot peut prendre la place composé d’un boîtier
d’un objet dans la réalité ». Le moi est dis- en bois et de deux an-
sous. L’histoire est présente, mais elle fait tennes, le thérémine a
toujours affleurer la marge, rendant ca- pouvoir de transfor-
ducs les grands modèles. « Fini de jouer à mer la gestuelle ma-
Borges./ D’ailleurs, on ne sait plus le faire./ nuelle à l’entour des
Qui peut encore faire une seule phrase à la antennes en sons sua-
Borges ?/ Mieux vaut jouir des reproduc- ves. Invention qui condamne au voyage un
tions et/ Oublier, disparaître. » p inventeur mué en démonstrateur, en Russie
léniniste et révolutionnaire, puis en Améri-
que et de nouveau dans la mère patrie. Cette
Sorbonne. Ce qui ne les empêche itinérance tour à tour joyeuse, mondaine ou
pas de parler clair, et de comparer désenchantée quand surviennent drames
avec bonheur hier et aujourd’hui. intimes et crises internationales, Emma-
Ils groupent par thèmes les nuel Villin nous la joue avec l’aisance d’un
textes fondateurs, les expliquent, virtuose invité à s’asseoir au piano d’un pa-
les critiquent librement pour ap- quebot. On songe tour à tour à Paul Morand
profondir ces « dix modes » qui ou à Eric Ambler. Le monde court au désas-

Sceptiques d’hier grecs (1887), c’est l’Américain

Richard Popkin, avec son Histoire
du scepticisme, commencée en
permettent aux sceptiques de dé-
monter les prétendues certitudes
et d’anéantir l’arrogance des
tre, mais des anges électriques assurent
la fanfare.

et d’aujourd’hui
ILS DISENT NE PAS SAVOIR. Ils
suspendent leur jugement, refu-
sent d’affirmer ou de nier quoi
que ce soit. Les sceptiques, depuis
l’Antiquité, n’ont cessé de per-
antiques, à côté des cyniques, des
épicuriens et des stoïciens. Au
Ier siècle avant notre ère, on
les modes doit à Enésidème d’avoir classé
sceptiques. et explicité les dix principaux
1960 (Agone, 2019), qui a remis en
lumière l’ampleur de cet héritage.
Mais il manquait encore, en fran-
çais, une anthologie des textes
fondateurs qui fût aussi une
porte d’entrée accessible au plus
grand nombre.
C’est pourquoi il faut se réjouir
de voir enfin traduit l’excellent
« dogmatiques ». Ces angles d’at- FIGURE MAJEURE de
taque classiques sont passés en
revue un à un, depuis les différen-
ces entre les espèces (Quel monde
l’histoire des sciences,
gaulliste d’origine russe
exilé à New York pendant
est le vrai ? Celui du poisson, de la seconde guerre mon-
la mouche, du chien ou de diale, Alexandre Koyré
l’humain ?) jusqu’aux disparités (1892-1964) y trouve l’oc-
entre les lois, les coutumes et casion d’une méditation
les mœurs (Quelle règle est la sur l’idéologie menson-
photos Bénédicte ROSCOT/Seuil, Annie Civard, BRUNO LEVY

turber le jeu philosophique, tout
en y participant activement. Per-
sonne, à leurs yeux, ne détenant
la vérité, ces trublions « persistent
dans leurs recherches », comme
dit Sextus Empiricus. Ils conti-
nuent l’enquête indéfiniment, en
inventant une démarche intermi-
nable de la pensée qui pourrait
bien être la définition même de la
philosophie.
Emergeant en Grèce avec la
figure de Pyrrhon, entouré de lé-
gendes, l’école s’est imposée
comme l’une des grandes sagesses
textes anciens, procédés argumentatifs (on
lectures parle de « modes », tropos en
nouvelles grec, c’est-à-dire « manière »,
(The Modes of « façon de faire ») qui peuvent
Scepticism), servir à mettre en doute affir-
anthologie mations et croyances. Sous
de Julia Annas et l’Empire romain, Sextus Empi-
Jonathan Barnes, ricus illustre et renforce l’atti-
traduit de l’anglais tude sceptique dans deux
par Dimitri Cunty, ouvrages majeurs qui ont tra-
Eliott, « Réflexion versé les siècles, les Esquisses
faite » 236 p., 25 €. pyrrhoniennes et Contre les
professeurs.
Des Essais, de Montaigne, aux
Essais sceptiques (1928 ; Les Belles
travail de Julia Annas et Jonathan
Barnes, Les Modes sceptiques.
Paru en 1985, il n’aura mis que
quatre petites décennies à venir
d’Oxford… Spécimen rare, c’est
une mine d’informations et de ré-
flexions qui sait s’adresser aux
débutants. Ses auteurs sont des
experts de haut vol des philoso-
phies antiques : Julia Annas, après
Oxford et Harvard, enseigne
aujourd’hui en Arizona, et Jona-
than Barnes (frère du romancier
Julian Barnes) est passé d’Oxford
à l’université de Genève et à la
bonne ? Toutes se contredisent…). gère dans des sociétés to-
Les auteurs soulignent l’écart talitaires. Réflexions sur le
entre Anciens et Modernes : si les mensonge est un texte
sceptiques d’autrefois faisaient percutant sur ces mondes
de leur doute permanent un gage agencés comme des so-
de sérénité et de bonheur, nous ciétés secrètes, usant de la « conspiration en
aurions plutôt tendance à trouver plein jour » pour faire de la tromperie leur
déprimante la suspension conti- effrayant mode de survie. p
nue du jugement. Malgré tout, la
virulence des fanatismes étant a Le Mage du Kremlin, de Giuliano da Empoli,
désormais monnaie courante, Folio, 320 p., 8,90 €.
dix gouttes de scepticisme sont a La Fugue Thérémine, d’Emmanuel Villin,
vivement recommandées. Matin, Asphalte, « Poche », 176 p., 10 €.
midi et soir. Ne pas dépasser la a Réflexions sur le mensonge, d’Alexandre
dose prescrite. p Koyré, Allia, 48 p., 6,20 €.
0123
Vendredi 26 janvier 2024
L’utopie
Charlemagne
Grand conquérant, fondateur du
premier empire français ou ger-
manique (c’est selon), père de la
première Renaissance culturelle
occidentale ou de l’actuelle
Union européenne, inventeur de
l’école, telles sont les facettes que
l’on retient généralement d’un
Charlemagne largement mythi-
fié. Or, derrière le mythe, auquel
Bruno Dumézil consacre de bel-
les pages, il y avait un homme (né
entre 742 et 748), et surtout un di-
rigeant (roi dès 768, empereur de
800 à sa mort, en 814), que l’histo-
rien dégage ici de sa gangue mé-
morielle.
La chose n’est pas aisée car les
quelques récits laissés par ses
contemporains ne sont pas neu-
tres. De son vivant, ils œuvrent à
légitimer l’accession au pouvoir
d’une famille et d’un homme
considérés alors comme des
usurpateurs, car ils n’étaient pas
issus de la souche mérovin-
gienne, en particulier de Clovis.
Pour que Karl devienne Charles le
Grand, naquit la légende des rois
« fainéants » et « barbares » qui
l’avaient précédé. Peu après sa
mort, quand l’Empire carolingien
avait déjà basculé dans la crise et
la désunion, ils font du temps de
l’empereur un âge d’or désormais
révolu, un idéal à retrouver.
Relecture critique
La courte et percutante biogra-
phie qu’offre ici Bruno Dumézil
est donc une relecture critique,
au sens scientifique du terme, de
ces sources. Ecrite, qui plus est,
par un historien qui a depuis des
années entrepris de démontrer
que les royaumes mérovingiens
n’avaient rien de « barbare », elle
est aussi l’occasion d’une rééva-
luation de l’Empire carolingien,
qui, au regard de ces derniers, fut
court et « utopique », étant donné
le fragile contrôle de son im-
mense territoire et les intérêts
personnels divergents des mem-
bres de la société politique du
temps. Reste in fine de Charle-
magne son rêve d’empire, qui,
comme toutes les utopies, résista
à l’usure du temps, pour le
meilleur et pour le pire. p
marie dejoux
charlemagne,
de Bruno Dumézil,
PUF, 240 p., 15 €, numérique 12 €.
Illustrations : caroline andrieu
Biographies | 9
Une reine, un empereur, une poète et un gastronome :
autant d’existences à découvrir sous un nouveau jour
montant la piste des erreurs et des ap-
proximations pour restaurer la figure
réelle.
Le parcours de la future reine était
d’emblée miné. Elle refuse d’être instru-
mentalisée mais n’a pas le discernement
qui lui permettrait d’y échapper. Ecou-
tant sa mère, Marie-Thérèse, et son frère,
l’empereur Joseph II, elle sert sa patrie
autrichienne et, bien avant la Révolution,
passe ainsi pour étrangère. Comblant
d’honneurs un cercle d’intimes dont
l’avidité lui apparaît bien tard, elle prête
le flanc à la critique, et pamphlets et cari-
catures inventent une reine de papier,
anticipant l’imaginaire révolutionnaire
qui la broiera. Mais Vial sait livrer les in-
dices du désastre sans jouer au plus fin.
Le lecteur semble pouvoir ne pas connaî-
tre l’issue, à suivre pas à pas la vie de la
reine, ses dépenses, ses efforts pour sou-
tenir le roi quand il sombre dans la dé-
pression. Qu’elle choisisse parallèlement
Heureux
de s’isoler au Petit Trianon, échappant là
à une fonction qu’elle peine à incarner,
Brillat-Savarin
ne corrige pas son image mais alimente Peu de livres ont eu une telle in-
d’autres fantasmes. fluence, non sans doute sur le
Reconnaissant la femme de caractère, cours du monde, mais sur nos
d’un courage de plus en plus grand à me- vies, nos plaisirs, nos façons
sure que l’horizon s’assombrit, mais sur- d’être. La Physiologie du goût n’a
Marie- nourri leurs représentations. Conser-
vateur à la Bibliothèque nationale de
France (BNF), le jeune chartiste avait déjà
fixé un portrait de l’impératrice Marie-
tout la fondamentale fragilité de celle
qui aspirait au retrait, à l’intime, posture
commune pour une princesse autri-
chienne mais impensable selon les codes
certes pas créé la gastronomie : le
mot est apparu un quart de siècle
avant sa parution en 1825 ; la
chose, elle, révolutionnait la table
Antoinette Louise (Perrin, 2017), dont il avait ex-
humé le journal, et, en fondant la formi-
dable « Bibliothèque des illustres », où il
de la monarchie française, le biographe
révèle le désarroi d’une femme. Un dé-
sarroi qui apparaît dès son arrivée en
depuis les Lumières. Pourtant,
écrit Jean-Robert Pitte, auteur
d’une Gastronomie française
restaurée
signa lui-même Napoléon. La certitude et France, en 1770, et s’aggrave quand elle (Fayard, 1991) qui fait autorité, il
l’ambition (Perrin/BNF, 2020), a contri- entend investir sa fonction dix ans plus l’a introduite « dans la haute
bué à mettre à la portée du grand public tard. Réputée jusque-là frivole et dépen- culture française, la littérature et
les trésors de l’archive. sière, elle est inaudible jusque dans la la philosophie », lui conférant
Certaines femmes illustres hantent défense de son innocence quand éclate cette dignité, ce raffinement
l’imaginaire collectif. Comme Cléopâtre Un parcours miné d’emblée l’escroquerie dite de l’« affaire du collier aussi intellectuel que sensible qui
et Jeanne d’Arc, Marie-Antoinette (1755- Voilà Marie-Antoinette dépouillée des de la reine » (1785), devenue l’exutoire de caractérise le repas gastronomi-
1793) semble vouée à paraître inlassa- oripeaux qui ont brouillé sa figure, mas- toutes les haines. que français, récemment inscrit
blement réinvestie au gré des enjeux qué son tempérament, la rendant illisi- Dressant en 1932 le « portrait d’une par l’Unesco au Patrimoine cultu-
contemporains. Plus qu’une autre, la ble. On oubliera donc les récréations femme ordinaire », Stefan Zweig avait rel immatériel de l’humanité.
reine, morte guillotinée comme son d’une Sofia Coppola pour s’en tenir aux l’intuition d’une ardeur amoureuse qui Restait à en mieux connaître
époux, Louis XVI, a vu son parcours et sa sources, impeccablement scrutées. Vial fit fulminer les spécialistes. Aujourd’hui l’auteur, Jean Anthelme Brillat-
personnalité sans cesse réécrits, palimp- n’hésite pas à pointer les emprunts de Vial lui donne raison tant sur le volet Savarin (1755-1826), magistrat,
seste d’autant plus éprouvant que détrac- Madame Campan, première femme de sentimental qu’à propos de son aspira- maire de Belley (Ain), dans son
teurs et laudateurs se disputent celle chambre de la reine, à d’autres témoigna- tion à une simplicité toujours refusée. Bugey natal, député du tiers état
qu’ils réduisent pareillement à une ges pour étoffer ses Mémoires, comme il Une telle figure romanesque méritait un pendant la Révolution, où il joua
image simplifiée qui se soustrait à l’his- note le rôle de Germaine de Staël dans le tel historien. p philippe-jean catinchi cependant un rôle mineur,
toire. succès de la terrible réplique, à propos du « homme des plus ordinaires »,
Charles-Eloi Vial mise tout sur l’archive, peuple privé de pain, « qu’ils mangent de comme le qualifia Balzac, grand
pointant formules et images apocryphes la brioche », attribuée à la reine mais re- marie-antoinette, admirateur de son livre, et n’exis-
qui ont alimenté les légendes et les fables prise d’un passage des Confessions de de Charles-Eloi Vial, tant en définitive que par lui, sans
dont la littérature puis le cinéma ont Rousseau. Vial a tout lu, tout vérifié, re- Perrin, 736 p., 28 €, numérique 20 €. parler du fromage qui porte
aujourd’hui son nom – autre titre
de gloire. Mais comment racon-
ter une vie heureuse ? C’est le tour
de force que réussit son biogra-
phe, en quête des sources intimes
de cette expression d’une « joie de
Louise Labé, vivre partagée » qui fut aussi, et
d’abord, une « sagesse ». p
crédible florent georgesco
La poétesse la plus énigmatique
de la Renaissance française, brillat-savarin. le gastronome
Louise Labé (1524-1566), dite « la transcendant,
cordière de Lyon » selon le métier de Jean-Robert Pitte,
de son époux, a laissé peu de préface d’Erik Orsenna, Tallandier,
traces de son activité littéraire et 304 p., 22,50 €, numérique 16 €.
un unique recueil d’Œuvres, paru
en 1555. Elle n’en est pas moins
devenue, pour beaucoup, une
icône en tant que femme d’ori-
gine populaire ayant osé s’aven-
turer dans un domaine préempté
par les hommes. Ce mythe mo-
derne s’ajoute à ceux qui, comme
le fait remarquer à juste titre
l’autrice de cette brève biogra-
phie introductive, Elise Rajchen- Parutions
bach, ont obscurci cette existence
parée de toutes sortes d’attributs
fantasques ou vindicatifs, qu’on Alexandre VI Borgia,
ait fait de la poétesse une courti- de Jean-Yves Boriaud, PUF,
sane visée par les foudres de sorte de canular en inventant n’apporte pas de documents sus- 170 p., 15 €, numérique 12 €.
Calvin, une guerrière au siège de cette autrice de toutes pièces. La ceptibles de trancher définitive-
Perpignan (1542) ou une amante bataille continue de faire rage et ment ce débat, elle reconstitue un Claude Arnould.
d’Olivier de Magny (1529-1561), cet ouvrage en livre un épisode contexte local qui permet d’éta- Industriel, résistant,
lui-même poète à la cour de supplémentaire, dans la mesure blir de façon crédible l’itinéraire homme d’influence,
François Ier. où, à partir des archives docu- d’une « cordière » vers le monde espion, d’André Kervella,
mentant la vie et les transactions de la création littéraire en ce pre- Nouveau Monde, 392 p.,
Un canular ou pas ? de Louise Labé, Elise Rajchenbach mier siècle de l’imprimerie. p 23,90 €, numérique 18 €.
Depuis longtemps, Louise Labé pense pouvoir prouver que cel- nicolas weill
a été considérée par certains le-ci, non seulement a bel et bien Eisenhower.
comme un pseudépigraphe (faux existé, mais a écrit les vers parus Le chef de guerre
nom d’auteur) recouvrant un sous son nom – lesquels, il y a peu louise labé. devenu président,
groupe de poètes disciples du de temps, ont fait leur chemin la rime féminine, d’Hélène Harter, Tallandier/
Lyonnais Maurice Scève (1505- jusqu’au programme de l’agréga- d’Elise Rajchenbach, Ministère des armées, 512 p.,
1569) qui auraient commis une tion de lettres. Si la biographe Calype, « Destins », 112 p., 11,90 €. 25,90 €, numérique 19 €.
10 | Rencontre 0123
Vendredi 26 janvier 2024

Bastien François

« J’adorerais que,
grâce à mon
livre, on parle
d’Estelle
Moufflarge »
L’universitaire, spécialiste de droit constitutionnel,
a délaissé sa discipline pour écrire un livre émouvant
et rigoureux qui arrache à l’oubli cette jeune fille
morte à Auschwitz en 1943

denis cosnard mime une pièce qui tourne en l’air et fi-

nit par tomber sur la table : « J’ai finale-

B
astien François a glissé l’in- ment donné l’information, sans la mettre
formation dans une note en avant. Et je n’ai pas relu Dora Bruder,
discrète, au bas de la pour ne pas écrire mon livre avec, ni
page 49, mais elle est tout contre, celui de Modiano. »
sauf anodine : Estelle Mouf- Pari gagné. Retrouver Estelle Moufflarge
flarge, l’adolescente dépor- se révèle un grand livre, passionnant de Bastien François, à Paris, en 2023. Francesca Mantovani/Gallimard/opale.photo
tée en 1943 dont il a tenté de retracer bout en bout, à la fois très personnel et
l’histoire dans son nouvel ouvrage, était d’une extrême rigueur scientifique. Un
« une cousine un peu éloignée » de Dora cousin « un peu éloigné » de Dora Bruder,
Bruder, cette autre jeune victime de la autrement dit. Comme Modiano, Bas- écrit des livres, installé dans l’arrière-
barbarie nazie arrachée à l’oubli par Pa- tien François s’est lancé à la recherche Parcours salle », se souvient l’auteur.
EXTRAIT
trick Modiano (Gallimard, 1997). d’une jeune Parisienne inconnue, juive, Très vite, il récupère quelques informa-
« Cette note de bas de page a constitué assassinée à Auschwitz. Mais, là où le tions supplémentaires au Mémorial de
ma plus grande difficulté dans l’écriture romancier taisait ses sources et dé- 1961 Bastien François la Shoah et, surtout, une photo de la « Aujourd’hui je n’arrive tou-
de ce livre », confie l’auteur, assis dans ployait tout son art littéraire face aux naît à Paris. jeune fille. Des yeux clairs dans un visage jours pas bien à expliquer
l’un des salons de son éditeur, Gallimard, inévitables trous de l’histoire, l’universi- encore enfantin, de longs cheveux coif- “pourquoi Estelle”. Dans l’un
à Paris. « Je l’ai mise, enlevée, remise, enle- taire multiplie les notes, exhibe les archi- 1993 Il obtient l’agrégation fés en arrière, un chemisier à carreaux. des cahiers où je prenais des
vée de nouveau, remise encore. » L’enjeu ? ves sur lesquelles il s’appuie, et exploite de science politique. « Pour moi, cela a été comme une rencon- notes durant mon enquête,
Donner cette précision revenait à placer toute la puissance des sciences sociales tre, raconte-t-il. Dès que j’ai vu Estelle, je j’ai recopié une phrase d’Aha-
Estelle Moufflarge dans l’ombre de sa pour retracer un parcours humain, le 2010-2015 Conseiller l’ai tutoyée. J’ai imprimé sa photo, et l’ai ron Appelfeld – ou à propos
cousine devenue un symbole de la Shoah comprendre et l’inscrire dans la régional Europe Ecologie- placée sur mon bureau pour l’avoir sous de lui – qui dit, au sujet de
et, pour Bastien François, à se situer lui- « grande » histoire collective. Au bout du Les Verts d’Ile-de-France. les yeux. Elle m’obsédait. » son œuvre, qu’il s’agit d’“un
compte, cependant, l’objectif reste voi- Le spécialiste de politique ne pense pas acte de rébellion contre l’ef-
sin : « De même que Modiano nous a mis 2014 Il découvre Estelle alors en tirer un livre. « Si j’avais trouvé facement qu’a voulu provo-
« En définitive, j’ai pris Dora Bruder dans la tête, j’adorerais que, Moufflarge. une notice déjà écrite sur elle, je me serais quer l’Extermination”. J’aime-
une liberté incroyable grâce à mon livre, on parle d’Estelle Mouf- arrêté là », assure-t-il. Mais il n’y a rien. rais me situer sous ce patro-
flarge, que des gars en discutent dans un 2017-2021 Président de Terrain vierge. Bien qu’il ne se soit ja- nage d’intention mais la
avec les canons bar à Toulouse, que d’autres s’endorment la Fondation de l’écologie mais passionné pour cette période, cette réalité est autre. Je crois que
de la recherche », en pensant à elle, se prend à rêver politique. voisine l’attire comme un aimant. Né j’ai écrit ce livre parce que
reconnaît l’auteur l’auteur. Pour qu’elle n’ait pas totalement dans une famille catholique, il a, gamin, dès l’instant où j’ai rencontré
disparu des mémoires. » 2021 Il dirige le master sauté sur les genoux du pape Paul VI à Estelle, elle est devenue une
Tout débute en 2014. Bastien François « transformations des démo- Castel Gandolfo. « Pour moi, ce que je ra- partie de ma vie. Et cela ne
est alors un professeur occupé plus que craties contemporaines : conte dans ce livre, ce ne sont pas des his- s’explique pas. »
même sous la tutelle de Modiano, Prix de raison. Aux cours qu’il donne, aux transitions écologiques » toires spécialement juives », commente-
Nobel de littérature 2014. Pareille réfé- livres de science politique et de droit (Paris-I). t-il. Plutôt universelles et intimes à la retrouver estelle
rence risquait de peser sur la lecture, de constitutionnel qu’il publie s’ajoute la fois. Dès les premières pages, évoquant moufflarge, page 21
forcer la comparaison, et d’écraser direction du département de science po- la « présence douloureuse » d’Estelle
l’auteur. litique de la Sorbonne. Sans oublier un mort entre 1942 et 1944, quelque chose le Moufflarge auprès de lui, il la met en re-
Difficile, cependant, de passer sous si- siège au conseil régional d’Ile-de-France, happe. Il prend le temps d’aller sur le site lation avec une autre souffrance, celle héroïne est en partie élevée par un oncle
lence un élément tangible recueilli lors où il a été élu sur une liste écologiste – un Internet, et saisit sa propre adresse, qui est liée à la mort accidentelle de son boucher, dont la boutique sera « aryani-
de l’enquête. Alors que les nazis ont cas rare d’observateur-acteur du champ rue Caulaincourt, à Montmartre. Un seul frère cadet, alors que celui-ci, étudiant à sée » durant la guerre ? Aux Archives,
voulu effacer toute trace des juifs d’Eu- politique. nom apparaît : Estelle Moufflarge. Elle Sciences Po et à la Sorbonne, avait 21 ans. l’auteur analyse une vingtaine de dos-
rope, ce cousinage constitue un trait dis- Pourtant, quand il découvre, dans Le habitait au 89, à quelques immeubles du « La douleur de sa mort je l’ai encore en siers similaires et devient incollable sur
tinctif d’Estelle Moufflarge. L’un des rares Monde du 15 février 2014, l’existence sien. En bas de chez elle, le café Au rêve, moi, comme la basse continue de ma pro- la boucherie juive parisienne en 1941. De
qui aient pu nous parvenir malgré la d’une carte interactive permettant de sa- fréquenté par Simenon, Céline, Marcel pre vie », écrit-il. Estelle pourrait être quoi nourrir une thèse ! « Gallimard m’a
guerre et le pilonnage de nombreuses ar- voir où habitaient les 11 458 enfants juifs Aymé, Jacques Brel et bien d’autres au fil « comme ma fille – elle a l’âge d’être ma d’ailleurs fait enlever 150 pages », note-t-il
chives. Dans le salon, Bastien François envoyés de France vers les camps de la des ans, existait déjà. « J’y ai moi aussi fille –, ou comme une sœur que j’aurais en souriant. Il retrouve aussi la famille
perdue ». d’Estelle, quelques témoins décisifs, et
« Au départ, pourtant, je ne devais obtient de précieux documents moins
pas parler de moi dans ce livre », se remé- secs que les archives administratives.
Un échec époustouflant more Bastien François. Dans un cahier Retrouver Estelle Moufflarge, cepen-
dant, ne se limite pas à une impression-
marqué « Estelle », il consigne certes
BASTIEN FRANÇOIS SE VEUT l’arrivée de l’adolescente à Aus- avant d’être arrêtée par la police des notes personnelles, « par exemple le nante enquête sur une disparue. L’auteur
MODESTE : il voulait retrouver chwitz. Impossible de lire la vie française en 1943. fait que [s]a généalogie remonte jusqu’à y est partout. Universitaire et amoureux
Estelle Moufflarge vivante, res- d’Estelle Moufflarge comme si Sans cesse, le chercheur relie Henri IV », alors que celle de la jeune fille de son héroïne en même temps. « En dé-
tituer son histoire sans la ré- l’on n’en connaissait pas la fin. avec finesse le parcours de son se perd vite dans les brouillards d’Europe finitive, j’ai pris une liberté incroyable avec
duire à celle d’une victime, et il Un échec ? Epoustouflant, alors. héroïne aux bouleversements de de l’Est. Mais il imagine alors plutôt « un les canons de la recherche », reconnaît-il.
n’y est « pas véritablement par- Retrouver Estelle Moufflarge est l’époque, sans rien cacher de ses bon livre de sciences sociales, l’œuvre de la Une liberté qu’il entend bien conserver.
venu », juge-t-il, à la page 20. un livre d’une force peu com- propres émotions et inter- maturité pour un gars de 60 ans ». Finie, la politique active : « Ces combats
Comme beaucoup de gens pau- mune, doublée d’une très grande rogations. Si bien que ce texte De fait, le chercheur se lance dans une sont trop violents pour moi, et puis les
vres, cette jeune Parisienne or- subtilité et d’une infinie délica- émouvant et rigoureux à la fois enquête bluffante. Il se montre d’autant vieux doivent dégager ! » S’il poursuit
dinaire n’a pas tenu de journal, tesse à l’égard des personnes constitue aussi un puissant livre plus méticuleux qu’il se risque pour la son travail en science politique, enquêter
ni laissé assez de traces pour qu’il évoque. Bastien François a politique, un manifeste contre première fois dans un domaine qui n’est sur Estelle Moufflarge l’a remué et trans-
qu’il soit envisageable de resti- mené une telle enquête qu’il par- tous les négationnismes. p de. c. pas le sien, et qu’il ne veut pas être pris formé. « Je me sens incroyablement fragi-
tuer en détail sa vie avant la vient à suivre pas à pas cette fille en défaut par les vrais historiens. « On ne lisé par ce livre, avoue-t-il. D’habitude, je
guerre. Surtout, écrit l’auteur, d’immigrés, née en 1927, qui retrouver estelle déconne pas avec la Shoah », tranche-t-il. sais ce que valent mes bouquins, mais
« la Shoah, comme un typhon grandit en banlieue, près des bi- moufflarge, Estelle Moufflarge a étudié au lycée Jules- là… » Un temps, et il ajoute : « Ce que je
d’une violence inouïe, [le] rame- donvilles de la zone, perd très tôt de Bastien François, Ferry ? Le voici qui passe en revue tous sais, c’est que j’adore ce métier d’historien.
nait sans cesse à cette nuit du ses parents, puis rejoint sa tante Gallimard, 430 p., 22,50 €, les élèves juifs de l’établissement pour Et que j’écrirai d’autres livres d’his-
30 octobre 1943 », celle de et son oncle à Montmartre, numérique 16 €. comprendre ce qu’ils vivaient. Son toire. » p