VENDREDI 29 MARS 2024

80E ANNÉE – NO 24646

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WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

« L’IMAGINATION » LE ROMAN NOIR À LA FRANÇAISE

Supplément

LE MONDE
UN INÉDIT DE PAUL RICŒUR GÉNÉALOGIE D’UN GENRE RÉVOLTÉ DES LIVRES

Dette : l’exécutif refuse les hausses d’impôts

▶ Le dérapage du déficit ▶ Depuis peu, le débat ▶ Gabriel Attal a fixé ses ▶ Le premier ministre ▶ Scandalisés, les syndi-
public à 5,5 % en 2023 sur une pause des baisses « deux lignes rouges » : a en revanche annoncé cats accusent le gouverne-
ouvre une brèche dans d’impôts ou une taxe ne toucher ni aux impôts une nouvelle réforme ment de vouloir
le totem fondateur du sur les superprofits infuse des classes moyennes ni pour l’automne, durcis- « faire des économies
macronisme : le refus dans la majorité, et pas à « ce qui permet de finan- sant les conditions d’accès sur le dos des pauvres »
d’augmenter les impôts seulement à l’aile gauche cer le travail des Français » à l’assurance-chômage PAGE S 8 À 1 0

La peur et l’émoi
SÉRIE 2|4
LE RÉCHAUFFEMENT EST-IL EN TRAIN DE S’ACCÉLÉRER ? après le départ
La stratégie ▶ Les climatologues se divisent sur l’interprétation des températures
du proviseur
de Goodyear extrêmes atteintes l’an passé. Une partie d’entre eux redoutent
l’entrée dans un « territoire inconnu » PAGE S 5 - 6 menacé de mort
pour éviter le proviseur du lycée Maurice-

le scandale
Ravel a annoncé quitter ses fonc-
tions « par sécurité », à quelques
mois de son départ à la retraite,
alors qu’il faisait l’objet de mena-
Alors que les éclate- ces de mort en ligne depuis une al-
ments de pneus tercation avec une élève au sujet
de poids lourd se sont du port du voile. L’élève, qui a as-
multipliés dans les an- suré dans la presse avoir été « vio-
nées 2010, provoquant lentée », a déposé une plainte, clas-
sée sans suite. Six mois après l’as-
de nombreux accidents sassinat de Dominique Bernard et
mortels, la firme améri- trois ans et demi après celui de Sa-
caine a tout fait pour muel Paty à l’issue d’une cabale
préserver son image sur les réseaux sociaux fondée sur
au lieu d’organiser une rumeur mensongère, la tour-
nure prise par cet incident attise
un rappel d’urgence les inquiétudes.
PAGES 2 0 - 2 1 PAGE 1 1

Pharmacie
1
ÉD ITO R IAL
L’IA, un espoir Après un feu de forêt,
PROTÉGER L’ÉCOLE,
SON PERSONNEL
pour créer sur l’île de Rhodes (Grèce),
le 24 juillet 2023. ET SES USAGERS
de nouveaux NICOLAS ECONOMOU/REUTERS
P A G E 29

médicaments
Souvent soutenues par Assemblée Disparition Guerre en Ukraine
Une résolution Richard Serra,
A Odessa,
de grands laboratoires,
de nombreuses start-up pour commémorer artiste minimaliste
des enrôlements
misent sur l’intelligence
artificielle pour identifier le 17 octobre 1961 et sculpteur © Ecole polytechnique, J.Barande
adoptée monumental
des molécules innovantes
PAGES 1 6 - 1 7 PAGE 1 0 PAGE 2 2 forcés inquiètent
la population
VU PAR URBS (FRANCE) CARTOONING FOR PEACE L’armée ukrainienne
manque de recrues après
deux ans de conflit, tandis
que le projet de loi censé
en regarnir les rangs reste
bloqué au Parlement
PAGE 2

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Italie 4,10 €, Luxembourg 4 €, Maroc 30 DH, Pays-Bas 4,50 €, Portugal cont. 4,10 €, La Réunion 3,90 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 6,50 DT
2|
INTERNATIONAL
A Odessa, les enrôlements illégaux
crispent les jeunes Ukrainiens
Alors que l’armée de Kiev manque de recrues après deux ans de guerre,
le projet de loi crucial destiné à en regarnir les rangs reste bloqué au Parlement
REPORTAGE
odessa (ukraine) - envoyé spécial
L
es ennuis d’Oleg ont
commencé sur le chemin
de son travail, un bar-res-
taurant d’Odessa, sur la
rive ukrainienne de la mer Noire.
C’était dans les premiers jours de
mars. « Une quinzaine de soldats
en uniforme sont montés dans le
trolleybus où je me trouvais », ra-
conte cet Ukrainien de 31 ans au
regard encore sidéré, qui a de-
mandé à garder l’anonymat,
comme d’autres personnes ren-
contrées. Barman, Oleg, atteint
d’une maladie grave affectant
son système nerveux, s’était ha-
bitué aux patrouilles de militai-
res à la recherche d’hommes mo-
bilisables dans les rues de la ville
portuaire. Mais, ce jour-là, malgré
ses documents en règle, il est ar-
rêté, prié de descendre du bus et
emmené avec « sept autres gars »
dans un centre de recrutement. Il
a à peine le temps d’envoyer des
messages à sa famille et à son em-
ployeur que son téléphone porta-
ble est confisqué.
C’est la mère d’Oleg qui a immé-
diatement appelé la jeune avocate
Mariïa, qui se trouve, ce 19 mars,
aux côtés du jeune homme sur la
banquette d’un petit café. Mariïa,
qui a elle aussi requis l’anonymat,
assiste désormais son client dans
les démarches visant à prouver
son état de santé. Lors de son ar-
restation, Oleg, toujours sous l’ef-
fet du lourd traitement médical
qu’il prend quotidiennement, a
dû signer plusieurs documents
autorisant l’administration du
centre à le faire passer immédia-
tement devant une commission
médicale, « alors que c’est inter-
dit », insiste l’avocate. Après un
examen, des médecins militaires
l’ont jugé mobilisable. « Il suffit
qu’un homme ait deux bras, deux
jambes et une tête pour qu’il soit
jugé apte à se battre, s’insurge la
juriste. Les centres de recrutement
sont une zone de non-droit. Cela
nuit à l’image de l’armée. »
Les affaires de mobilisation illé-
gale et de brutalité de la part des
militaires des centres de recrute-
ment ont été rendues de plus en
plus publiques ces derniers mois.
Alors que l’Ukraine pouvait
compter sur des dizaines de mil-
liers de volontaires au début de
l’invasion russe de février 2022,
les forces de défense du pays pei-
nent désormais à recruter. Or,
l’armée se trouve en difficulté le
long de la ligne de front et a un be-
soin urgent de mobiliser de nou-
veaux membres afin de rempla-
cer les soldats épuisés, les morts
et les blessés. Les soldats déployés
depuis deux ans se plaignent d’un
manque de jeunes recrues alors
que leur moyenne d’âge est éle-
vée (un peu plus de 40 ans).
Dans le même temps, alors que
le président ukrainien, Volody-
myr Zelensky, a évoqué à la mi-dé-
cembre 2023 la nécessité de mobi-
liser entre 450 000 et 500 000
personnes, un projet de loi censé
permettre de regarnir les rangs
Des contrôles
sont menés
régulièrement
dans les gares,
les bars, les
boîtes de nuit et
les salles de sport
reste bloqué au Parlement. Le
texte, examiné en première lec-
ture début février, permettrait
aux soldats d’être démobilisés
après trente-six mois, alors que le
temps de service est actuellement
illimité, et imposerait des sanc-
tions financières et administrati-
ves (interdiction de conduire une
voiture, blocage des comptes ban-
caires…) aux récalcitrants.
Mesures impopulaires
Une autre mesure phare con-
cerne l’abaissement de l’âge légal
de l’enrôlement de 27 à 25 ans. Ce
dernier point avait déjà été ap-
prouvé par le Parlement dans une
loi distincte, en juillet 2023. Mais
Volodymyr Zelensky ne l’a jamais
signé. De manière générale, le
président ukrainien est très silen-
cieux sur la question cruciale de
la mobilisation, tant le projet est
critiqué au sein de la société.
Depuis la première lecture, le
7 février, quatre mille amende-
ments ont été déposés par des
députés de tous les bords. « Plus
nous attendons, plus la pression
monte », déplore Mykola Knia-
jytsky, député du parti d’opposi-
tion Solidarité européenne, qui
critique la « politisation » du pro-
jet de loi. « Personne ne veut assu-
mer la responsabilité de ce texte,
affirme-t-il. Tout ce qui compte,
pour les députés, c’est de montrer à
la population qu’ils défendent
leurs droits et qu’ils ne sont res-
ponsables de rien. »
Dans le pays, la mobilisation se
poursuit donc vaille que vaille. Ne
pouvant plus compter sur l’élan
populaire des premiers mois, les
recruteurs sont obligés de passer
par des mesures impopulaires.
Des contrôles sont régulièrement
menés dans les gares des villes,
Vidéo sur Telegram d’un recruteur de l’armée ukrainienne
contrôlant des voyageurs supposément en âge d’être recrutés.
mais aussi dans les bars, les boîtes
de nuit et les salles de sport.
A Odessa, ville réputée pour son
ambiance festive en temps de
paix, l’atmosphère semble au pre-
mier abord normale. Mais si les
rues sont désormais plus calmes
que d’ordinaire en raison des atta-
ques de drones et de missiles qui
frappent régulièrement, Iryna,
qui tient un kiosque à café près de
la gare routière, assure que cela
est aussi dû au risque d’arresta-
tion par des recruteurs. « Les gars
qui habitent loin du centre font en
sorte d’arriver très tôt en ville et de
partir très tard », assure-t-elle.
« Beaucoup de ceux qui prennent
les transports en commun pour
se rendre à Odessa disent qu’il y a
souvent des contrôles et des arres-
tations », témoigne aussi Dmytro,
33 ans, un barbu habitant dans le
centre-ville, où les contrôles sont
moins fréquents. Pour se dépla-
Une affiche de recrutement
de l’armée ukrainienne
indiquant : « Nous
garantissons soixante jours
de préparation. »
A Odessa, le 19 mars.
PHOTOS : RAFAEL YAGHOBZADEH
POUR « LE MONDE »
cer, certaines de ses connaissan-
ces consultent des chaînes Tele-
gram sur lesquelles les utilisa-
teurs signalent les zones où des
checkpoints ont été repérés.
Arrestations musclées
L’Odessite a été exempté de ser-
vice militaire grâce à son entre-
prise. Comme beaucoup d’Ukrai-
niens, le manque cruel de muni-
tions et un soutien occidental qui
demeure insuffisant l’inquiètent
et ne le poussent pas à s’enrôler. Il
ne fait toutefois aucun doute à ses
yeux que les hommes doivent
se battre pour défendre le pays.
« C’est une question de survie,
explique-t-il. Mais je n’aime pas
les méthodes de recrutement à
Odessa et ailleurs. »
Dans le pays, les militaires des
centres de recrutement de la ville
du Sud ont acquis la réputation
d’être particulièrement brutaux.
0123
VENDREDI 29 MARS 2024
« Nous en
sommes arrivés
au soutien à ceux
qui essaient de
se soustraire
à la défense
de l’Ukraine »
OLEKSANDR PAVLIOUK
commandant des forces
terrestres ukrainiennes
De nombreuses vidéos montrant
des arrestations musclées sont
diffusées sur les réseaux sociaux.
Ces images, pour certaines sorties
de leur contexte, suscitent l’indi-
gnation et ont pour conséquence
de crisper une partie de la société.
Des affaires de confrontation
entre des groupes d’Ukrainiens et
des recruteurs dans des villes de
l’ouest du pays ont d’ailleurs été
récemment partagées sur les mê-
mes réseaux. Signe de cette ten-
sion, dimanche soir, le comman-
dant des forces terrestres ukrai-
niennes, Oleksandr Pavliouk, a
fustigé, dans un message Tele-
gram, les médias et blogueurs qui
partagent les histoires de récalci-
trants à la mobilisation, les accu-
sant de jouer le jeu de la Russie.
« Nous en sommes arrivés au har-
cèlement des militaires des centres
de recrutement et au soutien mo-
ral à ceux qui essaient de se sous-
traire à la défense de l’Ukraine »,
écrit-il.
Les affaires de recrutement illé-
gal au sein de l’armée ont égale-
ment augmenté depuis environ
six mois, assure Anastasia Olek-
sandrivna, avocate au cabinet
Zakhist, présent dans toutes les
régions contrôlées par Kiev. Selon
la jeune femme, rencontrée à
Odessa, la moitié des affaires liées
à la mobilisation dont son cabinet
est saisi traitent de dossiers où
des hommes de moins de 27 ans
« ont été emmenés illégalement
dans un centre de recrutement »,
avant de passer devant une com-
mission médicale.
Jugés aptes à se battre, « ces
personnes, qui sont présentées
comme des combattants volon-
taires bien qu’elles n’en aient pas
exprimé le désir », n’ont souvent
pas le temps de consulter un avo-
cat. « Nous avons des cas où les
employés des centres de recrute-
ment utilisent des moyens de pres-
sion psychologique et, dans cer-
tains cas, physique », affirme-t-
elle. L’autre catégorie de recours
sur lesquels le cabinet travaille
concerne des clients « illégale-
ment » mobilisés, alors que leur
situation familiale, profession-
nelle ou médicale, aurait dû leur
permettre de l’éviter.
Ces affaires diffusées sur les ré-
seaux sociaux ont pour effet de
terroriser la population, assure
encore Me Oleksandrivna. Son ca-
binet d’avocats a d’ailleurs déve-
loppé une application mobile avec
un système d’urgence permettant
d’être immédiatement mis en re-
lation avec un conseil en cas d’ar-
restation. Secret professionnel
oblige, la jeune avocate ne peut
pas divulguer le nombre d’abon-
nés à ce service payant. Mais la
moitié d’entre eux ont moins
27 ans ou sont des hommes plus
âgés, tous non mobilisables.
A la question de savoir s’il se sent
prêt à rejoindre l’armée, Dmytro
répond que « personne n’a envie de
prendre les armes ». « Mais, en
même temps, nous finirons tous
par devoir y aller », ajoute-t-il. p
thomas d’istria
0123
VENDREDI 29 MARS 2024
L’UE limite l’accès
libre des produits
agricoles
ukrainiens
L’accord intervenu à Bruxelles doit
encore être validé par les Etats
et par le Parlement européen
bruxelles - bureau européen
L
e soutien inconditionnel
que les Européens disent
apporter à l’Ukraine s’est
heurté à la colère des agri-
culteurs et il n’en sortira pas in-
demne. Mercredi 27 mars, les
Vingt-Sept se sont entendus,
après de longues tractations,
pour restreindre les importations
de produits agricoles ukrainiens,
qui, depuis juin 2022, peuvent ac-
céder au marché intérieur sans
droits de douane ; elles ont forte-
ment augmenté. Ils ont aussi acté
que ce régime de faveur ne serait
pas prolongé au-delà de juin 2025.
Pour la volaille, les œufs, le su-
cre, l’avoine, le maïs, les gruaux et
le miel, des taxes seront rétablies
si les volumes importés dépas-
sent le niveau moyen constaté en-
tre le 1er juillet 2021 et le 31 décem-
bre 2023. Au total, cela devrait re-
présenter pour l’Ukraine un man-
que à gagner de quelque
330 millions d’euros par an. Pour
le reste, et notamment les céréa-
les, il est prévu un « engagement
renforcé » de la Commission euro-
péenne à activer des mesures de
sauvegarde en cas de perturba-
tions fortes des marchés.
Le compromis, qui a été élaboré
par les ambassadeurs des Etats
membres auprès de l’Union euro-
péenne (UE), doit encore être va-
lidé formellement par les capita-
les et par le Parlement européen.
Ce qui, au vu du caractère haute-
ment politique du dossier, n’est
pas forcément acquis.
La France, notamment, qui sou-
haite, comme les voisins de
l’Ukraine – Pologne, Hongrie, Ré-
publique tchèque, Slovaquie, Bul-
garie et Roumanie – un frein d’ur-
gence pour le blé tendre et l’orge
Les socialistes européens se rangent derrière le discret Nicolas Schmit
Le commissaire luxembourgeois espère que son groupe au Parlement de Strasbourg limitera son recul lors des élections européennes
bruxelles - bureau européen
L utter contre l’extrême
droite, parachever le Pacte
vert en élargissant sa di-
mension sociale, et renforcer l’in-
dustrie du continent grâce à un
vaste plan de financement : telles
sont les priorités des socialistes
européens pour les élections
communautaires qui se tien-
dront du 6 au 9 juin. Pour incar-
ner ce programme, dont nombre
de mesures manquent encore de
précision, les socialistes ont dési-
gné Nicolas Schmit. S’ils devaient
remporter le scrutin, il serait leur
candidat pour la présidence de la
Commission.
Le discret Luxembourgeois de
70 ans s’est fait un nom à Bruxel-
les en tant que commissaire
chargé de l’emploi et des droits
sociaux, avec quelques succès
à son actif dont la directive sur
les travailleurs de plates-formes,
qui doit permettre de requalifier
certains indépendants en CDI.
Le texte vient d’être adopté.
Il est bien moins exposé en Eu-
rope que l’actuelle présidente de
la Commission, candidate à sa
ainsi qu’une période de référence
qui tienne compte de l’ensemble
de l’année 2021, ne s’avoue pas
vaincue. A moins de trois mois
des élections européennes, qui
pourraient voir une poussée de
l’extrême droite, elle mise sur le
Parlement européen pour durcir
le texte agréé mercredi.
Les eurodéputés de la commis-
sion commerce, qui ont participé
à la négociation sur les importa-
tions de produits agricoles ukrai-
niens, défendent un texte qui n’est
pas très loin de celui qui a été ar-
rêté par les représentants des Etats
membres : il prévoit des garde-
fous pour les sept mêmes produits
et une période de référence (2022-
2023) un peu plus favorable à
l’Ukraine, qui ne tient pas compte
de la situation avant la guerre.
Concurrence déloyale
Mais au vu des précédents votes
dans l’Hémicycle strasbourgeois,
Paris comme Varsovie et Buda-
pest jugent que cette position ne
reflète pas forcément celle des
705 élus de Strasbourg et qu’elle
pourrait donc être amendée.
Autant dire que les diplomates
français vont s’activer, dans les
prochains jours, pour tenter de
convaincre les eurodéputés.
« Il y a eu de fortes tensions dans
la salle où plusieurs participants –
les Baltes, les Néerlandais ou en-
core l’Allemagne – ont pointé le
double langage du Conseil euro-
péen », confie un diplomate euro-
péen. « Sans le dire explicitement,
ils visaient la France et la Polo-
gne », poursuit cette source.
Tandis que lors de la réunion
des chefs d’Etat et de gouverne-
ment européens, le 21 mars, les
Vingt-Sept ont réitéré leur vo-
lonté d’aider l’Ukraine « aussi in-
succession sous l’étiquette du
Parti populaire européen (PPE),
Ursula von der Leyen. « Mais
avant sa nomination, qui la con-
naissait ?, demande-t-il dans un
entretien au Monde. La campagne
ne fait que commencer et les Euro-
péens apprendront à me connaî-
tre. » Et puis, fait-on remarquer
dans son entourage, ce sont da-
vantage les têtes de listes nationa-
les qui comptent, comme Raphaël
Glucksmann en France, qui mène
la liste socialiste et Place publique.
Le Luxembourgeois multiplie
les meetings pour gagner en no-
toriété à travers l’Europe mais la
tâche reste compliquée pour un
Parti socialiste européen qui fait
du surplace dans les sondages, en
seconde position derrière le PPE.
Selon Europe Elects, une ONG qui
compile les enquêtes, le groupe de
M. Schmit peut espérer environ
140 sièges, soit une quinzaine de
moins qu’en 2019.
Si les intentions de vote pour la
liste PS en France ont progressé
par rapport à 2019, le SPD d’Olaf
Scholz, habituellement gros pour-
voyeur d’eurodéputés socialistes,
est en difficulté, tandis qu’en Ita-
Manifestation d’agriculteurs, près du Conseil européen, à Bruxelles, le 26 mars. YVES HERMAN/REUTERS
tensément que nécessaire », ces in-
tervenants jugent contradictoire,
quelques jours plus tard, de vou-
loir réduire l’aide à Kiev. « Nous ne
pouvons pas prendre de mesures
qui nuisent à l’Ukraine » et « rédui-
sent ses revenus », avait, ce même
jour, déclaré le chancelier alle-
mand, Olaf Scholz, à ses homolo-
gues. « Ceux qui font cela doivent
s’interroger sur leur solidarité en-
vers l’Ukraine », a ajouté, le
26 mars, le ministre allemand de
l’agriculture, Cem Özdemir.
Emmanuel Macron n’est pas le
dernier à marteler qu’il faut à tout
prix empêcher la Russie de ga-
gner la guerre, tant une telle issue
serait dangereuse pour l’UE.
Pourtant, le président français a
sans conteste épousé la cause des
agriculteurs de l’Hexagone, qui,
entre autres, accusent leurs con-
currents ukrainiens de les appau-
vrir. « On a des volumes qui ont été
multipliés par cinq ou par dix sur
certaines catégories », expliquait
ainsi M. Macron le 22 mars, à l’is-
sue du sommet européen, en ju-
geant déloyale la concurrence
d’une Ukraine qui « ne produit pas
avec les règles de l’Europe ».
Il est vrai que l’Ukraine, empê-
chée par le blocus russe de la mer
lie, au Portugal, aux Pays-Bas, les
socialistes peinent. Le PSOE de
l’Espagnol Pedro Sanchez devrait
toujours fournir le premier con-
tingent d’élus socialistes à Stras-
bourg. « Les sondages sont les son-
dages, balaie M. Schmit. On verra
le 9 juin au soir. Pour rattraper le
parti donné aujourd’hui en tête, il
faut gagner un siège ou deux par
pays. C’est faisable. »
Ce sera néanmoins difficile dans
un contexte où les sondeurs anti-
cipent une poussée importante de
l’extrême droite. Les groupes Iden-
tité et démocratie (ID, où siège le
RN) et Conservateurs et réformis-
tes européens (ECR, dont Fratelli
d’Italia de Giorgia Meloni) ne de-
Le candidat
socialiste estime
qu’il faut se doter
d’une nouvelle
« capacité
financière
européenne »
L’Ukraine,
victime du blocus
russe de la mer
Noire, a réorienté
ses ventes
vers l’Union
européenne
Noire d’exporter ses produits
agricoles vers ses marchés tradi-
tionnels, a réorienté ses ventes
vers l’UE, à des prix particulière-
ment concurrentiels. Selon la
Commission, en 2023, elle a ainsi
écoulé en Europe 39 000 tonnes
d’œufs (contre 3 800 tonnes
en 2021), 173 000 tonnes de vo-
laille (76 000 en 2021),
496 000 tonnes de sucre
(18 000 en 2021), 600 000 tonnes
d’orge (50 000 en 2021) ou encore
6,1 millions de tonnes de blé
(288 000 tonnes en 2021).
Face à ces chiffres, Kiev relati-
vise. « L’Ukraine a comblé un défi-
cit de sucre dans l’UE », empêchant
les prix de s’envoler trop, et lui
« fournit environ 1 % de sa consom-
mation totale d’œufs, 2 % de sa
vraient pas réussir à rattraper les
socialistes, mais ils pourraient re-
léguer au cinquième rang les libé-
raux de Renew, actuel troisième
parti et partenaire de la coalition
dirigeant le Parlement. L’hypo-
thèse de l’entrée d’ECR dans une
éventuelle majorité se poserait
obligatoirement. « Il n’y a aucune
concession à faire à ECR, prévient
M. Schmit. Nos valeurs fondamen-
tales et nos droits conquis ont été
remis en cause par le PiS polonais
[le parti ultraconservateur au pou-
voir jusqu’en décembre 2023], qui
fait partie d’ECR. Aucune alliance
n’est possible avec ce groupe, ce se-
rait jouer avec le feu ! »
Marquer sa différence
« En Suède, la politique du gouver-
nement de droite est dictée par l’ex-
trême droite. En Finlande, le gou-
vernement, qui inclut l’extrême
droite, s’attaque aux droits sociaux,
dont le droit de grève », énumère
M. Schmit, avant d’appeler Ursula
von der Leyen à prendre ses res-
ponsabilités : « Elle préside une
Commission dont la politique est
fondée sur le progrès social, l’éga-
lité et la non-discrimination. Dans
international | 3
consommation de volaille : ce que
pourraient facilement consommer
les réfugiés ukrainiens », expli-
quait le 25 mars à l’Agence France-
Presse le ministre ukrainien de
l’agriculture, Mykola Solsky.
« Résister à l’agression russe »
Les agriculteurs européens accu-
sent aussi l’Ukraine d’avoir fait
baisser les prix sur les marchés
mondiaux. Peut-être, mais
d’autres facteurs y ont également
contribué, à commencer par les
fortes récoltes aux Etats-Unis et
en Amérique du Sud, ou encore
les exportations russes à prix
cassé. « La défense de l’Ukraine, et
donc notre défense à tous, [con-
siste] aussi à ne pas reprendre la
propagande russe selon laquelle la
baisse problématique des prix des
céréales serait due aux livraisons
ukrainiennes. Il n’y a aucune
preuve de cela ! », s’exaspérait, le
26 mars, Cem Özdemir.
« Les importations [de produits
agricoles ukrainiens] de la France
restent limitées », reconnaît Luc
Vernet, du centre de réflexion
Farm Europe. Mais, ajoute-t-il,
« le marché européen s’est forte-
ment réorganisé et les produits
ukrainiens ont pris la place de cé-
ces conditions, comment peut-elle
soudain pactiser avec une première
ministre qui interdit aux parents
homosexuels d’aller inscrire tous
les deux leurs enfants à la mairie ? »,
critique-t-il en évoquant la politi-
que de Giorgia Meloni en Italie.
Alors que l’extrême droite et la
droite tirent à boulet rouge contre
le Pacte vert et que beaucoup, dont
Emmanuel Macron, demandent
une « pause » en matière de transi-
tion climatique, la tête de liste so-
cialiste estime qu’il faut poursui-
vre l’effort car « il y a urgence. Il n’y
a jamais eu autant de catastrophes
naturelles provoquées, comme la
science nous le démontre, par le
changement climatique. Ce n’est
pas le moment d’une pause ».
Face aux investissements mas-
sifs aux Etats-Unis ou en Chine
sur la transition climatique,
« nous devons réagir », juge
M. Schmit, et amplifier l’effort
pour la décarbonation de l’indus-
trie, l’implantation d’usines per-
mettant la transition écologique,
pour soutenir la transition so-
ciale que ces changements impli-
quent. « Aujourd’hui, il existe un
fonds social pour le climat de
réales françaises, notamment en
Espagne et en Italie ».
Même si les routes maritimes
via la mer Noire ont repris du ser-
vice, l’Ukraine fait valoir qu’elle a
besoin de ses exportations agri-
coles pour mieux vivre en ces
temps de guerre. « Le maintien du
régime de libéralisation des échan-
ges avec l’UE ne concerne pas seu-
lement certains produits, mais
aussi la capacité à résister à
l’agression russe », déclarait le pré-
sident ukrainien, Volodymyr Ze-
lensky, le 21 mars, en s’adressant
par visio à ses homologues euro-
péens réunis à Bruxelles.
Emmanuel Macron, pour sa
part, lui a répondu que ces restric-
tions rendraient « acceptable la
perspective européenne de
l’Ukraine et sa candidature », alors
que le sujet de l’élargissement
nourrit les votes eurosceptiques
de l’extrême droite, en tête dans
les sondages en France. A la pers-
pective de voir un jour l’Ukraine
rejoindre l’UE, les agriculteurs
sont en effet très inquiets. Il faut
dire que, en l’état actuel des cho-
ses, Kiev aurait droit à près de
20 % du budget de la politique
agricole commune. p
virginie malingre
quelque 80 milliards d’euros. C’est
trop peu », juge-t-il.
Pour financer les efforts de la
prochaine Commission, et alors
que les budgets des Vingt-Sept
sont contraints, le candidat socia-
liste estime qu’il faut une nouvelle
« capacité financière européenne »,
avec de nouvelles ressources, dont
un nouvel emprunt, afin de finan-
cer également la mise à niveau de
la défense dans le contexte de la
guerre en Ukraine. « Je ne veux pas
m’avancer sur un chiffre – 100, 200,
300 milliards d’euros –, dit-il, mais
je crois qu’il est urgent de se doter
d’un tel instrument. »
Pour marquer sa différence avec
les partis conservateurs et libé-
raux, M. Schmit prône de nou-
veaux efforts en matière sociale,
notamment en matière de loge-
ment, un sujet problématique im-
portant sur le continent, qui ne re-
lève pas de la compétence de l’UE.
« L’Europe doit faire davantage
dans ce secteur, notamment pour
orienter l’investissement vers le lo-
gement social et le logement abor-
dable. Il faut que nous parlions des
problèmes quotidiens des gens. » p
philippe jacqué
4 | international 0123
VENDREDI 29 MARS 2024

Après Taïwan et le Népal,

la Thaïlande approuve
le mariage pour tous
Le pays sera le troisième en Asie à autoriser
l’union de personnes du même sexe

bangkok - correspondant Les conjoints

en Asie du Sud-Est
auront les

L’ adoption d’une proposi-

tion de loi sur le mariage
homosexuel, mercredi
27 mars, par l’assemblée législa-
tive de Thaïlande, ouvre la porte à
mêmes droits
en matière
de succession et,
sa légalisation dans ce pays d’Asie
partiellement,
du Sud-Est de 70 millions d’habi- d’adoption
tants. Seuls dix députés sur
500 ont voté contre. Le texte de-
vra ensuite être soumis au Sénat,
avant sa promulgation par le roi, La Thaïlande est l’un des pays où
Maha Vajiralongkorn. Deux éta- la communauté transgenre,
pes qui sont considérées comme hommes et femmes, est la plus vi-
une formalité en raison du sou- sible et la plus acceptée au monde
tien accordé au texte par les partis – même si nombre de ces person-
conservateurs liés à l’élite mili- nes estiment être l’objet de déni-
taro-royaliste, partenaires mino- grement, voire de discrimina-
ritaires dans la coalition du pre- tions. Ces dernières années, plu-
mier ministre, Srettha Thavisin. sieurs célébrités thaïlandaises
La Thaïlande devrait donc deve- ont rendu public leur mariage à Dans le camp de Bourj Al-Barajneh (Liban), le 27 mars. Maha Morra, réfugiée palestinienne (à gauche) ; un enfant brandit une clé,
nir le troisième pays d’Asie à recon- l’étranger. Les séries télévisées ra- symbole du droit au retour, lors d’une répétition de la « Journée de la terre », commémorée le 30 mars (à droite). GABRIEL FERNEINI POUR « LE MONDE »
naître le mariage pour tous, contant des histoires d’amour en-
après Taïwan en 2019 et, quoique tre garçons et entre filles sont de-
en vertu d’une décision encore venues un véritable produit d’ex-
« intérimaire », le Népal en 2023.
M. Thavisin, qui dirige le pays de-
puis septembre 2023 – le premier
civil à le faire depuis le coup d’Etat
portation. Et dans les régions ru-
rales défavorisées, les familles
font depuis des années bon ac-
cueil aux « maris étrangers » de
Au Liban, la guerre à Gaza ravive
les traumatismes des Palestiniens
de 2014 – s’est félicité sur X d’un leur progéniture, qu’ils soient hé-
« moment de fierté pour la société térosexuels ou homosexuels.
thaïlandaise, qui marche unie vers Si le parti Move Forward s’est
plus d’égalité sociale et le respect montré le plus militant – il avait
des différences ». soumis une proposition de loi dès
2022, jamais examinée en raison Les nouvelles de l’enclave bombardée touchent intimement certaines
Forte communauté transgenre de la dissolution du Parlement –,
Le texte adopté a fusionné quatre le Pheu Thai en a lui aussi fait une familles palestiniennes des camps de Bourj Al-Barajneh et de Dbayé
propositions de lois en prove- promesse de campagne pour les
nance du Pheu Thai, le parti du élections de mai 2023. Cette puis-
premier ministre, mais aussi du sante formation politique, liée à
Move Forward, le parti progres- l’ex-premier ministre Thaksin guerre d’anéantissement que mène garette : « Leurs habitations ont été
siste en tête de l’opposition, ainsi Shinawatra et longtemps bête
REPORTAGE Israël », dit Maha, qui n’a pas revu
« La priorité est détruites. Où iront-ils ? On n’ose pas
beyrouth - correspondance
que d’un autre parti et d’un noire des généraux avant de s’al- sa sœur depuis trente ans. de savoir qu’ils le leur demander. Au quotidien, la

D
groupe issu de la société civile. lier à eux, se targue d’avoir pro- epuis l’exode forcé, Dans le camp, portraits de Yasser priorité est de savoir qu’ils sont tou-
Devant les députés, le vice-pre- posé une union civile en 2013, en 1948, de près de la Arafat et fanions du Fatah ou de
sont toujours jours en vie, et qu’ils mangent. »
mier ministre, Somsak Thepsu- sous la première ministre Yin- moitié des Palesti- l’OLP sont omniprésents. Mais, en vie, et qu’ils Adolescente, Saada Ghattas a
tin, a affirmé, citant un sondage, gluck Shinawatra, la sœur de niens, lors de la créa- désormais, dans la rue principale, passé trois ans au Yémen, avant
que « 96,6 % de la population est Thaksin. Le coup d’Etat qui l’a ren- tion de l’Etat d’Israël, la vie de la fa- abondent des affiches de figures
mangent » de revenir avec sa mère au Liban.
d’accord avec ce projet de loi ». versée en 2014 avait interrompu mille de Maha Morra, originaire de du Hamas rival, comme Abou SAADA GHATTAS L’exil fut partagé avec Nahida, qui
La future législation doit per- toute réforme sociétale. la région d’Haïfa, est un long récit Obeida, porte-parole de la bran- réfugiée à Dbayé prit ensuite la route de Gaza avec
mettre à « deux personnes [quel Mais les partis conservateurs au de dépossession et de dispersion. che armée du mouvement isla- son mari, membre du Fatah, dans
que soit leur sexe] » de se marier, pouvoir à partir de 2019 dans le Le spectre de la mort violente con- miste. Dans les ruelles étroites et les années 1990. « Ils pensaient
en modifiant la formulation ac- gouvernement semi-civil du gé- tinue de rôder : une sœur de Maha, miséreuses, où les lacis de fils élec- A une quinzaine de kilomètres qu’il y aurait un Etat palestinien.
tuelle du code civil et commercial néral Prayuth Chan-o-cha, arché- Cheikha, vit dans la bande de Gaza, triques cachent la vue du ciel en- au nord du camp de Bourj Al-Bara- Puis leurs enfants ont fait leur vie
qui spécifie que le mariage est l’af- type du galonné réactionnaire, se sous les bombes israéliennes. tre les immeubles, le nom du Ha- jneh se trouve celui de Dbayé, bien à Gaza », où vivaient un millier
faire d’un homme et d’une sont montrés, surtout après le « Son fils Hani a été tué lors d’une mas est partout sur les murs, ins- plus petit. Tout semble les séparer : de chrétiens avant la guerre. A
femme. Ce changement donnera Covid-19, ouverts à tout ce qui frappe, alors qu’il cherchait de la crit à la peinture en bombe. « Tout avec ses maisons basses, le lieu res- l’extérieur de la maison, Saada a
aux conjoints les mêmes droits pourrait favoriser l’économie et nourriture pour ses enfants. Un le monde n’est pas devenu partisan semble à un village, au-dessus de accroché un drapeau palestinien.
en matière de succession et, par- le tourisme – au point de faire vo- autre, Mohammed, a péri lors d’un du Hamas. Mais Abou Obeida la Méditerranée. Une timide poi- « Fière » de son identité, solidaire
tiellement, d’adoption des en- ter, en 2022, la dépénalisation du précédent conflit. Ma sœur a dû nous a fait sentir que nous, Palesti- gnée de drapeaux palestiniens des habitants de Gaza, elle n’a ja-
fants – les termes « père » et cannabis. Cette bienveillance quitter sa maison de Khan Younès, niens, pouvions obtenir un Etat. flotte au-dessus d’habitations, mais milité. « Nous, Palestiniens,
« mère », déplore l’ONG Human soudaine en faveur des droits en ruine. Elle est épuisée, elle souffre Que la solution à deux Etats soit aucun signe de plus. Les discrimi- avons payé un prix exorbitant
Rights Watch, n’ont pas été révi- LGBT+ est dénoncée par certains psychologiquement », rapporte enfin appliquée ! Mais Israël n’en nations sont pourtant aussi le lot dans la lutte pour nos droits. Nous
sés. Le texte n’accorde toutefois comme du « pinkwashing », un Maha, dans l’école maternelle où veut pas : avant le 7 octobre, Gaza des réfugiés palestiniens qui y vi- le voyons encore aujourd’hui à
pas de reconnaissance aux per- moyen de s’acheter une respecta- elle est surveillante, à Bourj Al-Ba- était étranglée. En Cisjordanie, les vent. Ils sont chrétiens, à la diffé- Gaza. » Son père, Ramzi, officier
sonnes transgenres ou non binai- bilité à bon compte en Occident, rajneh, dans la banlieue de Bey- exactions israéliennes sont conti- rence de la majorité des Palesti- du Fatah, a été tué dans un bom-
res qui veulent faire modifier leur tout en bloquant toute réforme routh – l’un des douze camps de nuelles », s’insurge Maha. niens, musulmans sunnites. Avec bardement israélien sur l’ouest
genre sur leurs papiers d’identité politique. p réfugiés palestiniens au Liban. Bourj Al-Barajneh, il n’y a pas de de Beyrouth, en 1982.
comme le prônait Move Forward. brice pedroletti La guerre à Gaza a, pour elle, La solidarité des chrétiens contacts. Mais la brutalité de la Un minuscule escalier mène
une dimension intime. Le conflit Dans son minuscule apparte- guerre à Gaza résonne aussi de fa- vers les allées plus élevées du
ravive aussi les traumatismes : ment en rez-de-chaussée, où le çon intime dans plusieurs foyers. camp. Là habite Georgette Al-
trois frères de Maha ont été tués soleil n’entre jamais, Em Mo- Dans son petit salon, Saada Ghat- Masri, 39 ans. Sa benjamine joue ;
lors de la guerre du Liban (1975- hammed, 83 ans, évoque la mort tas, 54 ans, reconnaît des cousins les aînés sont à l’école. En 2010, elle
1990), et elle a connu les déplace- de sa belle-sœur Rabia, à Gaza, il y sur des photographies de la célé- sort de la bande de Gaza où elle vit
ments, d’un camp à un autre, au a un mois. Elle aussi avait suivi en bration des Rameaux dans la ville alors avec ses parents, pour une vi-

CULTURES milieu de la destruction.

Cheikha a quitté Bourj Al-Bara-
jneh, par amour, en 1982. Cette an-
exil un mari membre du Fatah,
en Tunisie, avant d’entrer à Gaza.
« Au moins a-t-elle vécu sur un ter-
de Gaza, dimanche 24 mars, pu-
bliées par le Vatican. Une ving-
taine de ses proches sont réfugiés
site au Liban. Elle ignore qu’elle ne
reviendra pas : elle se marie à
Dbayé. Elle tremble aujourd’hui

MONDE. du lundi
au vendredi
née-là, l’armée israélienne envahit
le Liban. Quelque 12 000 hommes,
pour la plupart combattants de
l’Organisation de libération de la
11H – 12H Palestine (OLP), sont contraints à
l’exil vers d’autres pays arabes avec
Julie Gacon leur chef, Yasser Arafat. Parmi eux
Mélanie figurent aussi des militants,
comme Khodr Fayad, journaliste
Chalandon affilié au Fatah, originaire de Gaza,
© Radio France/Ch. Abramowitz
ritoire palestinien, et non comme
réfugiée dans un autre pays toute
sa vie », dit Em Mohammed, qui
était enfant lorsqu’elle est arri-
vée au Liban, en 1948. « On
croyait qu’on rentrerait chez
nous… » Les enfants de Rabia sont
« parmi les Palestiniens massés à
Rafah. Ils manquent de tout ».
dans l’église latine de la Sainte-Fa-
mille, à Gaza, depuis le début de
l’offensive israélienne. Saada a
perdu sa tante Nahida Antoun et
sa cousine Samar, « tuées par un
sniper », en décembre 2023. An-
goissée pour les membres de sa fa-
mille étendue, elle s’interroge sur
l’après, en fumant cigarette sur ci-
pour son père, Tony, ancien du Fa-
tah, et sa mère, Amal – eux aussi
expulsés du Liban, en 1982. Leur
appartement, dans la ville de
Gaza, a été pulvérisé. Le couple est
réfugié à Rafah. « Ils sont très amai-
gris. » Georgette les contacte cha-
que jour, quand la ligne passe, et
échange avec ses deux frères, qui
vivent en Cisjordanie occupée.

fiancé de Cheikha. Au Yémen, le Quand elle a appris l’attaque du

couple fonde une famille. En 1994,
après les accords d’Oslo, Yasser
Arafat entre à Gaza. Dans son
sillage, des membres du Fatah qui
avaient été chassés du Liban po-
sent leurs valises dans l’enclave.
L'esprit Khodr et Cheikha en font partie.
En partenariat avec d'ouver- Plus de 32 000 Palestiniens, en
majorité des civils, ont été tués de-
ture puis octobre 2023 à Gaza. « Il n’est
pas nécessaire d’avoir des proches
là-bas pour être révolté par la
L’hôpital Al-Shifa au centre de combats Hamas, le 7 octobre 2023, la jeune
femme a suffoqué : « Je savais que
Le ministère de la santé de la bande Gaza a fait état d’au moins les représailles israéliennes se-
66 morts dans l’enclave au cours de la nuit, jeudi 28 mars. raient terribles. Mais je n’avais pas
Des raids aériens et des affrontements se poursuivaient entre imaginé une telle vengeance, aussi
l’armée israélienne et des combattants du mouvement islamiste. acharnée. » Elle n’a plus revu ses
L’armée israélienne, qui accuse des éléments du Hamas de s’y parents depuis dix ans. « Je vou-
cacher, poursuivait son opération lancée le 18 mars dans l’hôpi- drais qu’ils sortent de Gaza. Je vou-
tal Al-Shifa. La veille, la Maison Blanche avait annoncé que drais que la guerre s’arrête. Nous
le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, avait rou- avons tant perdu, en vies humai-
vert la porte à des discussions sur une opération à Rafah, dans nes. Les gens ont faim. » p
le sud de l’enclave, où se trouvent 1,5 million de Palestiniens. laure stephan
 PLANÈTE |5
0123
VENDREDI 29 MARS 2024

C L I M AT ▶▶▶

C’
est une leçon d’humilité,
mais aussi un peu inquié-
tant de reconnaître
qu’aucune année n’a
autant déjoué les prévi-
sions des climatologues
que 2023. » Venant de Gavin Schmidt, l’aveu
pèse lourd. Le directeur de l’Institut God-
dard de la NASA pour les études spatiales,
l’un des principaux laboratoires d’étude sur
le réchauffement climatique, s’épanche de
manière inhabituelle dans un commentaire
publié dans la revue Nature, le 19 mars. Lui
qui est plus habitué aux démonstrations
logiques et aux explications implacables
multiplie cette fois les interrogations sur
cette année « mystère », qui s’est avérée la
plus chaude jamais enregistrée.
Comment les températures de surface, qui
se sont établies à 1,45 °C au-dessus de celles
de l’ère préindustrielle, ont-elles pu pulvéri-
ser les précédents records de 0,2 °C, et même
d’un demi-degré à partir de septembre 2023,
une énorme marge à l’échelle planétaire ? El-
les sont « sorties de nulle part », révélant un
« manque de connaissances sans précédent
depuis peut-être une quarantaine d’années, Des maisons
quand les satellites ont offert une vue en brûlées à la suite
temps réel du système climatique terrestre », de la propagation
écrit le climatologue. d’incendies
Si l’anomalie ne se stabilise pas d’ici au de forêt à Viña
mois d’août, le monde se retrouvera en « ter- del Mar (Chili),
ritoire inconnu ». « Cela pourrait signifier que le 3 février.
le réchauffement de la planète modifie déjà SOFIA YANJARI/ REUTERS
fondamentalement le fonctionnement du sys-
tème climatique, et ce, bien plus tôt que les
scientifiques ne l’avaient prévu », esquisse
déjà Gavin Schmidt. Un climat hors de con-

Les scientifiques se divisent sur

trôle ? Un emballement ? Ces formules an-
goissantes, Gavin Schmidt ne se risque pas à
les utiliser. Mais son commentaire relance la
question d’une accélération de la crise clima-
tique au-delà de ce que prévoient les modè-
les. Un débat qui divise fortement au sein de

la communauté scientifique.
« L’année 2023 nous a beaucoup surpris et
inquiétés », reconnaît aussi Zeke Hausfather,
climatologue à l’institut Berkeley Earth. Pas
un jour ne s’est écoulé en 2023 sans qu’un re-
cord soit battu, qu’il s’agisse des températu-
res de l’air inédites depuis sans doute
100 000 ans, de la hausse du niveau de la
mer quatre fois plus importante qu’en 2022,
du recul accéléré des glaciers ou, surtout, de
la chaleur exceptionnelle dans les océans,
dépassant les précédents taux dans des mar-
ges que l’on croyait impossibles.
Une poussée de fièvre que les scientifiques
ne parviennent pas à expliquer totalement.
Il y a, bien sûr, la tendance de fond du chan-
gement climatique d’origine humaine, qui a
déjà augmenté la température terrestre de
1,26 °C depuis l’ère préindustrielle. Entre
2022 et 2023, les concentrations de gaz à effet
de serre ont continué de progresser dans l’at-
mosphère, tirées par la combustion d’éner-
gies fossiles (charbon, pétrole, gaz) et par la
déforestation. Mais cette énergie supplé-
mentaire ne peut expliquer un réchauffe-
ment supplémentaire que de 0,02 °C envi-
ron, indique Gavin Schmidt.
« 0,2 °C QUE NOUS NE COMPRENONS PAS »
Le phénomène El Niño, le suspect habituel
derrière les records de température, ne per-
met pas d’élucider le mystère. Cette perturba-
tion naturelle, qui a tendance à augmenter
les températures mondiales, n’a débuté qu’en
juin 2023 et a connu son acmé en décembre.
Il n’a logiquement pas pu entraîner les tem-
pératures totalement inédites de l’Atlantique
Nord qui ont donné des sueurs froides aux
scientifiques à partir d’avril. Ni ne peut être
tenu pour responsable du minimum atteint
par la banquise antarctique en février.
En outre, son impact sur la température
mondiale au deuxième semestre pourrait
avoir été « globalement compensé par l’im-
pact persistant de La Niña, qui refroidit les
températures, au cours du premier semestre,
explique Zeke Hausfather. Si cet El Niño se
comporte comme les précédents, ce sont plu-
tôt les températures de 2024 qu’il affectera. »
Il n’est toutefois pas à exclure que ce phéno-
mène, qui devrait s’achever entre avril et
juin, ait fonctionné différemment et que la
chaleur se soit manifestée plus tôt que prévu.
D’autres coupables potentiels ont été poin-
tés : la réduction des émissions de dioxyde
de soufre dans le transport maritime depuis
2020, des aérosols qui réfléchissent une par-
tie des rayons du Soleil et, donc, refroidissent
la Terre ; l’éruption volcanique du Hunga
Tonga, dans l’océan Pacifique, en 2022, qui a
eu un effet réchauffant (en raison de la pro-
jection de vapeur d’eau, un gaz à effet de
serre), mais aussi refroidissant (en raison des
aérosols) ; ou encore l’augmentation de l’ac-
l’accélération du réchauffement
Les températures atteintes en 2023 dans l’atmosphère et les océans inquiètent
une partie des chercheurs, qui ne parviennent pas totalement à les expliquer
tivité solaire à l’approche d’un maximum
solaire. Mais, selon les calculs de Gavin Sch-
midt, ces facteurs n’expliquent « tout au plus
que quelques centièmes de degré de réchauf-
fement ». « Il manque toujours 0,2 °C que nous
ne comprenons pas. »
De là à conclure que la crise climatique
s’emballe, il y a un pas que la majorité des
chercheurs ne franchit pas. En réalité, dans
cette controverse, l’une des incompréhen-
sions repose sur le type de modèle dont on
parle. Lorsque Gavin Schmidt, de la NASA,
explique que 2023 a excédé ses prévisions, il
évoque des émulateurs statistiques, utilisés
pour faire des prévisions saisonnières d’une
année sur l’autre. « Ils ne peuvent pas repré-
senter toute la variabilité et la complexité in-
croyable du climat », explique la climatolo-
gue Friederike Otto, de l’Imperial College de
Londres. En revanche, l’année 2023, si excep-
tionnelle qu’elle ait été, est conforme aux
projections des modèles physiques de cli-
mat, bien plus sophistiqués, qui sont utilisés
pour prévoir l’évolution à long terme du cli-
mat de la Terre et l’impact des différents scé-
narios d’émissions. « Les températures de
2023 se situent bel et bien dans la fourchette
prévue par les modèles climatiques, même si
elles sont plutôt en haut de l’enveloppe », réta-
blit Zeke Hausfather. Ces modèles prévoient
un rythme de réchauffement nettement
plus rapide dans les trois prochaines décen-
nies que celui qui est observé depuis 1970.
« IL FAUT GARDER LA TÊTE FROIDE »
Reste des incohérences. « Les anomalies
d’août-septembre-octobre, avec des tempéra-
tures dépassant de 0,5 °C les précédents re-
cords, ne ressemblent à rien de ce que nous
avons vu auparavant ou dans les modèles cli-
matiques », indique au Monde Gavin Sch-
midt. De même, les températures spectacu-
laires des océans au cours des quinze der-
niers mois, et de l’Atlantique Nord en particu-
lier, restent sans réponse. Et les modèles ne
parviennent pas à reproduire les chaleurs ex-
trêmes observées l’été en Europe de l’Ouest.
Pour une partie de la communauté, ces zo-
nes d’ombre ne préjugent en rien d’un chan-
gement de régime. « C’est faux, faux, faux. Il
n’y a aucun élément pour dire que le réchauf-
fement climatique irait encore plus vite que
les modèles de climat, s’agace Robert Vautard,
le coprésident du groupe 1 du Groupe d’ex-
perts intergouvernemental sur l’évolution
du climat (GIEC). Une partie des inconnues
peut s’expliquer par la variabilité naturelle du
climat, le hasard. Il faut garder la tête froide. »
Le climatologue américain Michael Mann,
de l’université de Pennsylvanie, dénonce
même une communauté scientifique qui
« réagit en troupeau depuis deux ans » sur la
question de la température mondiale. Il
SI L’ANOMALIE dresse un parallèle avec la réaction inverse,
NE SE STABILISE PAS observée au début des années 2010. A l’épo-
que, de nombreux climatologues avaient
D’ICI AU MOIS D’AOÛT, adhéré à l’idée d’une « pause » du réchauffe-
ment, alors qu’il s’agissait d’une variabilité
LE MONDE naturelle liée à La Niña, qui masquait tempo-
SE RETROUVERA rairement la hausse des températures.
« Aujourd’hui, ironiquement, c’est le contraire :
EN « TERRITOIRE certains scientifiques affirment que le réchauf-
fement dépasse les projections des modèles,
INCONNU », ESTIME alors qu’il est évident que ce n’est pas le cas. »
Parmi ces chercheurs en figure pourtant
LE CLIMATOLOGUE un de poids : James Hansen, l’un des climato-
GAVIN SCHMIDT logues les plus connus au monde, célèbre
pour avoir alerté le Congrès américain,
en 1988, du fait que le changement climati-
que avait débuté. Cet ancien directeur de
l’Institut Goddard pour les études spatiales
(le même poste que Gavin Schmidt),
aujourd’hui professeur associé à l’université
Columbia, a désormais une autre certitude :
le réchauffement de la planète s’accélère
plus rapidement qu’on ne le pense.
Dans une étude publiée en novembre
2023 avec une quinzaine d’autres scientifi-
ques, il met en garde contre un « énorme ré-
chauffement dans les tuyaux ». En cause :
la combustion continue d’énergies fossiles,
la diminution de la pollution aux aérosols,
notamment avec les nouvelles restrictions
dans le transport maritime, ainsi qu’un cli-
mat qui serait bien plus sensible aux gaz à ef-
fet de serre que calculé précédemment. Les
auteurs estiment ainsi que le réchauffement
se serait accru de 0,27 °C par décennie depuis
2010 (et non de 0,20 °C, comme le dit le
GIEC). Ils concluent que la limite de 1,5 °C
(l’objectif le plus ambitieux de l’accord de Pa-
ris) serait déjà en cours de dépassement.
« Les propos de Jim [James Hansen] vont à
l’encontre du consensus écrasant des scientifi-
ques du monde entier. Le réchauffement s’ar-
rête lorsque les émissions de CO2 atteignent
zéro », rétorque M. Mann. Il se dit aussi « trou-
blé » par la position de James Hansen, dont les
prédictions noires sont assorties d’un plai-
doyer en faveur de la géo-ingénierie, ensem-
ble très controversé de techniques visant à
modifier volontairement le climat de la Terre.
A ses yeux, le débat autour des températures
mondiales de 2023 n’a été qu’une « distrac-
tion inutile d’une histoire bien plus impor-
tante » : celle sur les phénomènes extrêmes,
comme les vagues de chaleur, sécheresses,
inondations, incendies, dont certaines mesu-
res « dépassent en effet les prévisions ».
NEUF RECORDS MENSUELS D’AFFILÉE
Les courbes de température comme les catas-
trophes climatiques continueront d’être
scrutées par les scientifiques en 2024. Le
mois de février s’est classé comme le plus
chaud de l’histoire, s’inscrivant dans une sé-
rie de neuf records mensuels d’affilée. Par-
tout, les stigmates du réchauffement sont à
l’œuvre : des chaleurs extrêmes ont accablé
de grandes parties de l’Afrique et de l’Améri-
que du Sud et du Nord, tandis que le Vieux
Continent enregistrait des températures qui
dépassaient de 3,3 °C les normales (1991-
2020). En Australie, la Grande Barrière de co-
rail subit un processus de blanchissement
pour la cinquième fois en huit ans. « Ces évé-
nements sont plus conformes à ce à quoi on
s’attend en raison des effets d’El Niño »,
nuance néanmoins Gavin Schmidt.
L’année 2024 battra-t-elle de nouveau tous
les records de chaleur ? Les scientifiques sont
plus que jamais prudents. Ils estiment
qu’elle serait similaire à 2023. Le retour de
La Niña, à l’effet refroidissant, prévu à l’été ou
à l’automne 2024, ne devrait toutefois pas
faire chuter les températures, qui restent
soutenues par le réchauffement climatique.
En revanche, si les records de chaleur tom-
baient encore, mois après mois, avec une
large amplitude, « on pourrait être entrés
dans un nouveau régime climatique », pré-
vient Zeke Hausfather. p
audrey garric
6 | planète
C L I M AT
Une nouvelle carte
mondiale des régions
viticoles se dessine
Sous l’effet du réchauffement, certains terroirs sont
très menacés, d’autres ont tendance à apparaître
S
i la culture de la vigne en
Bretagne ou en Belgique
est déjà devenue une réa-
lité, il faut de l’imagina-
tion pour visualiser de vastes
étendues de vignoble au Kirghi-
zistan, en Pologne ou en Colom-
bie-Britannique (Canada). Et plus
encore pour se figurer la dispari-
tion de la viticulture autour de la
Méditerranée d’ici à la fin du siè-
cle. C’est pourtant ce que dessine
une cartographie mondiale de
l’évolution des régions viticoles
face au changement climatique.
Menée par l’Institut national de
recherche pour l’agriculture et
l’environnement (INRAE), Bor-
deaux Sciences Agro, le Centre
national de la recherche scientifi-
que, l’université de Bordeaux et
l’université de Bourgogne, cette
étude montre, à l’échelle mon-
diale, les transformations à venir
dans les régions viticoles actuel-
les et émergentes, ainsi que les
possibilités d’adaptation.
Les résultats ont été publiés
dans la revue Nature Reviews
Littérature
JEAN
BIRNBAUM
La nuance mode d’emploi.
À travers ce cycle de 5 séances, Jean Birnbaum vous propose une
libre excursion en compagnie de cinq auteurs dont l’expérience peut
aider à survivre par gros temps idéologique. Envisager le réel dans sa
complexité ; appeler les choses par leur nom ; se méfier de soi-même
au point d’admettre qu’un adversaire a raison ; refuser de voir le monde
en noir et blanc, autant d’idées que vous explorerez dans le sillage de
George Orwell, Hannah Arendt, Georges Bernanos, Roland Barthes et
Albert Camus. La nuance nous permet de fonder une position plus loyale,
une politique plus fructueuse aussi. S’en remettre à elle, c’est à la fois
tenir bon et se tenir bien.
Earth and Environment mardi
26 mars. Ils analysent les consé-
quences des changements de
températures, des précipitations,
de l’humidité, des rayonnements
et du taux de CO2 dans l’atmos-
phère, sur l’aptitude à produire du
raisin. Si le constat n’est pas nou-
veau, il s’agit de la première étude
exhaustive, compilant 150 publi-
cations et ayant nécessité un an et
demi de travail de synthèse.
Les conclusions sur certaines
régions historiquement produc-
trices sont alarmantes. Elles indi-
quent d’abord qu’environ 90 %
des régions viticoles côtières et
de basse altitude d’Espagne, d’Ita-
lie, de Grèce, ainsi que le sud de la
Californie et le centre de l’Austra-
lie ne seraient plus en capacité de
faire du vin de qualité, avec des
rendements économiquement
viables, si le réchauffement glo-
bal dépasse les 2 oC.
Mais d’autres régions pour-
raient également être fortement
touchées dans leur capacité à pro-
duire, comme le sud de la France
C O U R S
(Sud-Ouest, Languedoc, Pro-
vence), le nord et le centre de la
Californie (comme la Napa Valley)
ou l’ouest de l’Australie (Perth
Hills). Et ce, même si le réchauffe-
ment climatique se situe au-des-
sous des 2 oC.
Du vin au Benelux et en Pologne
En revanche, d’autres zones
pourraient bénéficier d’une
hausse des températures pour la
maturation du raisin, comme le
nord de la France, l’Oregon, l’Etat
de Washington, aux Etats-Unis, la
Tasmanie (Australie) et le sud de
la Nouvelle-Zélande. Des régions
viticoles pourraient aussi émer-
ger dans le nord de l’Europe
(Benelux, Scandinavie, pays bal-
tes) et à l’est (Pologne, Biélorus-
sie), ainsi que dans l’ouest de
l’Asie, au sud de la cordillère des
Andes… Il y aurait toutefois da-
vantage d’opportunités en Eu-
rope que sur les autres conti-
nents. Ces prospectives se basent
sur l’évolution climatique, sans
toutefois prendre en compte la
D U S O I R
Risque d’inaptitude à produire du vin dans des rendements viables
dans un scénario de réchauffement global supérieur à 2 °C
Elevé Modéré Léger
Nouvelles régions viticoles potentielles
AMÉRIQUE DU NORD
Colombie-
Brit.
Montana
Idaho
Nouvelle-Ecosse
Région
des grands
lacs
Irlande
Bretagne
Californie
Nord
du Mexique
Péninsule
Ibérique
Corse, Sardaigne,
AMÉRIQUE DU SUD
Colombie
Maghreb
Equateur
Sud
du Brésil
Vignobles Uruguay
chiliens
Vignobles
argentins
Source : Etude conjointe de l'Inrae, de Bordeaux Sciences Agro, du CNRS, et des universités de Bordeaux et de Bourgogne
qualité du sol, nécessaire pour
faire de bons vins.
La seconde partie de l’étude
examine les adaptations possi-
bles dans les régions déjà produc-
trices, afin de maintenir la qualité
et un rendement économique-
ment viable. Il s’agit notamment
d’envisager des variétés de vignes
et de porte-greffe plus résistants
à la chaleur et à la sécheresse,
ainsi qu’un mode de culture per-
mettant de réguler son dévelop-
pement phénologique.
« Quand la revue nous a proposé
de rédiger un article sur la géogra-
phie de la culture du vin, nous
avons voulu y attacher ce volet, car
nous constatons que les vignerons
mettent déjà en œuvre des straté-
gies d’adaptation, explique Corne-
lis van Leeuwen, coauteur de
l’étude et professeur de viticulture
à Bordeaux Sciences Agro. Des
études ont déjà été publiées sans
prendre en compte le facteur adap-
Un plan de transformation écologique
pour rendre l’Etat plus vertueux
Les 15 mesures et 50 actions présentées jeudi visent à diminuer
les émissions de gaz à effet de serre de la fonction publique
M ontrer les efforts de
l’Etat et, peut-être, inci-
ter les Français, sans
avoir à prendre de décisions con-
traignantes. Jeudi 28 mars, au Mu-
seum national d’histoire naturelle
à Paris, Gabriel Attal devait partici-
per à son premier rendez-vous
consacré à la transition écologi-
que. Devant environ 400 invités,
dont les paléoclimatologues Valé-
rie Masson-Delmotte et Jean Jou-
zel, entouré de plusieurs minis-
tres, notamment Stanislas Gue-
rini (transformation et fonction
publiques) et Thomas Cazenave
(comptes publics), le chef du gou-
vernement devait introduire plu-
sieurs tables rondes sur la « trans-
formation écologique de l’Etat ».
Une façon de mettre en lumière
une série d’initiatives prises de-
puis deux ans pour baisser de
22 % d’ici à 2027 les émissions de
gaz à effet de serre des 2,5 millions
de fonctionnaires et construire
des services publics plus « écores-
ponsables ». « Il n’y a pas de vec-
teur de transformation du travail
plus puissant que l’écologie », af-
firme Stanislas Guerini, qui mène
ce chantier depuis 2022.
Jeudi matin, MM. Attal et Gue-
rini ne devaient pas annoncer de
nouvelles mesures mais donner
de la cohérence à un plan ambi-
tieux de quinze mesures et cin-
quante actions déjà synthétisées
dans une circulaire le 21 novem-
bre 2023. Parmi ces engagements,
de nombreuses idées défendues
par les associations de défense du
climat et qui se déploient petit à
petit dans la fonction publique
Amélioration de l’aptitude à produire
EUROPE
Danemark Sud de la Scandinavie
Baléares, Sicile
Italie Crète, Cyclades,
Chypre
AFRIQUE
Ethiopie
Afrique
centrale
orientale
Afrique du Sud
LE SUD DE LA FRANCE
POURRAIT ÊTRE
FORTEMENT TOUCHÉ
DANS SA CAPACITÉ
À PRODUIRE
tatif, ce qui donne un résultat ex-
cessivement pessimiste. Naturelle-
ment, nous avons aussi exprimé les
limites des capacités d’adapta-
tion. » Ainsi, le chercheur estime
que le sud de l’Espagne ne dispose
plus de marge de manœuvre.
Cornelis van Leeuwen insiste
par ailleurs sur la distinction entre
les adaptations possibles et les
souhaitables. Savoir tirer profit de
la diversité variétale, adapter le
système de conduite en dimi-
nuant la densité de plantation
sont ainsi des adaptations respon-
sables face au stress hydrique.
d’Etat : formation des agents
(5 000 cadres déjà formés avec
un objectif de 25 000 en 2024),
augmentation du télétravail (8 %
d’agents par jour en 2024), baisse
de 20 % des déplacements profes-
sionnels en 2024, diminution de
20 % des trajets en avion en 2024,
fin des véhicules thermiques de
plus de 1,4 tonne, remplacement
de 40 % des chaudières au fioul
en 2024, interdiction d’achats de
produits en plastique à usage uni-
que, un menu végétarien chaque
jour dans les lieux de restaura-
tion… « Notre impact peut être très
fort, l’Etat est le premier possesseur
de bureaux, le plus grand restaura-
teur du pays », poursuit M. Gue-
rini, qui veut en faire un marqueur
fort auprès des fonctionnaires.
Paradoxe intéressant
De nombreuses associations et
think tanks, comme le WWF, Nos
vies bas carbone, France Nature
Environnement ou le Shift Pro-
ject, devaient assister à ce rendez-
vous. Dans l’ensemble, ces collec-
tifs accueillent bien l’initiative de
l’Etat même s’ils espèrent que les
moyens se déploieront sur le ter-
rain. « Le gouvernement nous a
habitués à faire des bons plans sur
le papier, celui-ci est intéressant
mais la mise en œuvre devra être
surveillée », résume Jean Burkard,
directeur du plaidoyer au WWF.
Paradoxe intéressant, le gouver-
nement d’Emmanuel Macron im-
pose à ses fonctionnaires des me-
sures qu’il juge « irritantes » pour
le reste des Français. Ainsi, le plan
prévoit que les agents limitent
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VENDREDI 29 MARS 2024
ASIE
Asie centrale
Moyen-
Orient
Sud
de la Chine
Corées,
Japon
AUSTRALIE
ET NOUVELLE-ZÉLANDE
Nouvelle-
Galles du Sud
Tasmanie Nouvelle-
Zélande
D’autres ont en revanche des ef-
fets négatifs sur l’environnement.
« L’irrigation est une solution de fa-
cilité mais l’eau fraîche est une res-
source rare, détaille l’enseignant,
qui a participé à la rédaction d’une
tribune dans ce sens, parue dans
Le Monde en 2022. Or, aujourd’hui,
se dessine un paradoxe avec des
subventions pour l’irrigation, tan-
dis que des solutions plus pérennes,
comme la conduite de la vigne “en
gobelet” [près du sol et sans accro-
chage des rameaux], adaptée à la
sécheresse, ne font l’objet d’aucune
aide, ni recherche. »
Demeure une inconnue de taille,
la capacité d’adaptation du con-
sommateur. Sa préférence pour
des cépages connus, issus de ré-
gions historiques, ou, à l’inverse,
sa propension à explorer de nou-
veaux territoires viticoles dessine-
ront tout aussi sûrement la carto-
graphie de la vigne dans le futur. p
ophélie neiman
d’eux-mêmes leur vitesse à
110 km/h sur l’autoroute. Cette
idée avait été proposée par la con-
vention citoyenne pour le climat
en 2020, avant d’être rejetée par
l’Elysée. Sur les véhicules, l’Etat in-
troduit des limitations du poids
des véhicules qu’il n’envisage
pas pour le reste de la population
(le malus s’applique sur les véhi-
cules de plus de 1,6 tonne).
Le plan engage aussi les agents
à ne plus utiliser des produits
phytosanitaires dans les espaces
verts, alors que le gouvernement
de M. Attal a tenté de répondre à la
colère des agriculteurs en affai-
blissant le plan Ecophyto. « Finale-
ment, l’Etat reconnaît que la loi et
les réglementations ne vont pas
assez loin en matière de transition
climatique : il s’impose des règles
vertueuses qu’il n’est pas prêt à
proposer dans le débat public. Par
exemple, le seuil de 1,4 tonne pour
les véhicules thermiques, la limita-
tion du poids des véhicules électri-
ques ou de la vitesse sur les auto-
routes, etc. L’Etat ouvre pour lui-
même des pistes qu’il ferme pour
les autres », poursuit M. Burkard.
Du côté du gouvernement, on
dit espérer un effet incitatif, par
exemple sur des groupes du privé.
Lors du rendez-vous de jeudi,
Bouygues, Axa et Danone sont
représentés. « Oui, cela a une fonc-
tion d’exemplarité, en tout cas, je
préfère un Etat qui montre que
c’est possible. C’est plus utile qu’un
Etat qui impose des mesures
coercitives sans balayer devant sa
porte », conclut M. Guerini. p
matthieu goar
ET SI ON
TROUVAIT
L'EGALITE
SUR TERRE
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FRANCE
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FINANCES PUBLIQUES

Hausses d’impôts :
l’exécutif tient sa ligne
La dégradation des comptes publics a incité des responsables
de la majorité à s’exprimer en faveur d’une taxation, notamment
des superprofits. Emmanuel Macron et Gabriel Attal n’envisagent
qu’une entorse à la stabilité fiscale : les groupes énergétiques

N
icolas Sarkozy aussi en avait
fait un dogme. « Je n’ai pas
été élu pour augmenter les
impôts, moi », affirmait-il, il
y a quinze ans presque jour
pour jour. Inquiète des ef-
fets de la crise financière sur les comptes pu-
blics, sa majorité envisageait de s’attaquer au
« bouclier fiscal », mesure phare du chef de
l’Etat d’alors, et évoquait même une taxation
exceptionnelle des hauts revenus… Le prési-
dent de la République fut contraint de se dé-
dire avant la fin de son quinquennat. Et
d’abandonner ce bouclier fiscal, symbole du
sarkozysme triomphant.
Emmanuel Macron a lui aussi fait de la sta-
bilité fiscale un totem, en dépit de pressions
répétées au sein de sa majorité depuis sept
ans. Et, comme en 2009, la situation des fi-
nances publiques, plombées par deux crises
successives et plus de 100 milliards d’euros
de baisses d’impôts, remet cette question au
cœur du débat politique.
« Je n’ai pas de dogme mais j’ai deux lignes
rouges, c’est de ne pas augmenter les impôts
des classes moyennes, a repris en écho le pre-
mier ministre, Gabriel Attal, au « 20 heures »
de TF1, mercredi. La deuxième ligne rouge : je
n’augmenterai pas les impôts pour ce qui per-
met de financer le travail des Français (…). Qui
est-ce qui crée l’emploi ? C’est quand même
avant tout les entreprises », a déclaré le pre-
mier ministre avant d’annoncer une nouvelle
réforme « globale » de l’assurance chômage.
Le dogme fiscal peut-il tenir quand les
comptes dérapent et que les réformes per-
mettant de dégager des économies sont in-
flammables politiquement ? « Il faut d’ur-
gence augmenter les impôts, appelait ainsi le
7 mars dans les colonnes de L’Obs l’essayiste
Alain Minc, pourtant fervent défenseur de la
politique de l’offre. Si [Emmanuel Macron]
ne renonce pas à ce dogme, je redoute qu’on
soit obligé de faire une deuxième couche de
réduction aveugle des crédits, avec de graves
conséquences sur la croissance et des effets
sociopolitiques délétères. » La TVA, inférieure
à la moyenne européenne, pourrait être rele-
vée, et être couplée à une augmentation de
l’impôt sur le revenu pour les plus riches,
sans toucher toutefois à la fiscalité du capi-
tal, détaille-t-il.
Depuis quelques jours, le débat infuse
aussi dans la majorité, et pas seulement dans
l’aile gauche. Des figures comme la prési-
dente (Renaissance) de l’Assemblée natio-
nale, Yaël Braun-Pivet, ou le chef de file des
députés macronistes, Sylvain Maillard, po-
sent explicitement la question. Tous deux
s’en étaient d’ailleurs ouverts lors du dîner
consacré à la question des finances publi-
ques, mercredi 20 mars, à l’Elysée.
La première a réitéré depuis son message
sur l’impôt. « N’écartons pas cette option-là
par principe, a-t-elle répété au Figaro le
22 mars. Nous devons nous interroger sur nos
recettes, y compris sur la possibilité de taxer
les superprofits dans les grandes entreprises
ou les rachats d’actions. » Les groupes du
CAC 40 ont réalisé près de 155 milliards
d’euros de profits en 2023, versant près de
68 milliards d’euros de dividendes et rache-
tant pour 30 milliards d’euros d’actions, des
proportions inégalées.
LES IDÉES PROSPÈRENT DANS LA MAJORITÉ
Sylvain Maillard a, de son côté, évoqué l’idée
d’une « année blanche », consistant à geler
pendant un an toute indexation des presta-
tions – retraites, minima sociaux et barème
de l’impôt – sur l’inflation. Une option qui
aurait l’avantage de ne pas cibler unique-
ment les retraités, ce dont l’Elysée ne veut
pas entendre parler, mais de mettre tous les
bénéficiaires de prestations à contribution.
Et de rapporter gros, et vite : en 2024, l’in-
dexation des retraites et des prestations sur
l’inflation a coûté 25 milliards d’euros. Le
président du groupe Renaissance à l’Assem-
blée nationale a aussi suggéré de suspendre
la suppression d’une taxe promise aux en-
treprises – la cotisation sur la valeur ajoutée
des entreprises –, qui rapporte aujourd’hui
3 milliards d’euros par an.
Des idées qui prospèrent dans la majorité.
« Revenir sur des baisses d’impôt annoncées,
ce n’est pas la même chose que d’augmenter les
impôts, on peut se poser la question d’un mo-
ratoire », tempère le député (Renaissance) des
Français établis hors de France Marc Ferracci,
proche d’Emmanuel Macron, pour qui « le
principe de stabilité fiscale ne doit pas con-
duire à une vitrification des dépenses ineffica-
ces ». Lui suggère de réduire en priorité les
aides aux entreprises pour l’apprentissage,
ou de revenir sur des allégements de cotisa-
tions pour les salaires compris entre 1,6 et
2,5 smic. Une façon de relever les prélève-
ments obligatoires sans se déjuger formelle-
ment. Un sujet sur lequel planche également
son collègue du Val-de-Marne Mathieu Lefè-
vre, mais avec une grande réserve. « Le jour où
vous détricotez votre politique fiscale, c’est fini,
vous n’êtes plus lisible », met-il en garde.
Le rapporteur (Renaissance) du budget à
l’Assemblée nationale, Jean-René Cazeneuve,
travaille de son côté à raboter certaines ni-
ches fiscales dont bénéficient les entrepri-
ses, notamment le crédit d’impôt recherche,
en épargnant les plus petites. Une autre fa-
çon de contourner le tabou présidentiel.
« L’effort doit être justement réparti, donc doit
être modulé par taille d’entreprises, de reve-
nus… », prévient-il.
D’autres ont émis l’idée de revoir l’avantage
fiscal de l’assurance-vie, qui coûte plus de Mais au sein du gouvernement aussi, des di-
1 milliard d’euros par an à l’Etat. Quant au « LE JOUR OÙ VOUS vergences de vues existent. Le ministre délé-
MoDem, il défend depuis longtemps l’idée DÉTRICOTEZ VOTRE gué aux comptes publics, Thomas Cazenave,
d’un relèvement de la fiscalité sur le capital fi- qui rappelle régulièrement son attachement
nancier – la « flat tax », aujourd’hui à 30 %. « Je POLITIQUE FISCALE, au modèle social français, n’écarte pas par
ne partage pas l’idée qu’il faut s’interdire tout principe l’idée d’une taxation des rachats
le temps d’augmenter les impôts », répétait, il VOUS N’ÊTES d’actions, ou d’une réflexion sur le dispositif
y a quelques jours, le président du groupe à
l’Assemblée nationale, Jean-Paul Mattei.
PLUS LISIBLE » Dutreil, très prisé, qui exonère les transmis-
sions d’entreprises familiales. Il défend l’idée
Cette créativité fiscale inquiète évidem- MAthieu Lefèvre d’un gel des prestations, et pas seulement des
ment au sommet de l’Etat. « On ne change pas député Renaissance retraites, pour le budget 2025, qui sera dé-
nos ancres », a averti le président de la Répu- du Val-de-Marne battu à l’automne. Ce qui permettrait de pas-
blique lors du dîner du 20 mars à l’Elysée. ser l’obstacle des élections européennes.

« Le travail reste à faire pour les milliardaires et les multinationales »

Ce sujet, fondamental pour Alexandra Roulet, ex-conseillère économique d’Emmanuel Macron, ne peut se traiter qu’à l’échelle mondiale

car cela viendrait annuler le gain patrimoine des ultrariches sont ques. Les montants semblent as- probabilité d’un nouveau choc Mais comment faire
ENTRETIEN politique et économique obtenu très mobiles, et alimentent une tronomiques – on parle de 40 mil- énergétique n’est pas nulle, et il pour financer ce mur

P rofesseure d’économie à
l’Institut européen d’ad-
ministration des affaires et
ancienne conseillère économique
d’Emmanuel Macron, Alexandra
par le gouvernement en tenant
cette ligne rouge en dépit des
pressions permanentes depuis
2017. On peut se poser autrement
la question des recettes.
concurrence fiscale qui érode la
capacité des Etats à les taxer. Le
volet concernant les grands grou-
pes a été en partie traité par l’im-
pôt minimal sur les sociétés. Mais
liards d’euros pour l’Europe –,
mais ceux qui sont récupérés
pays par pays sont, in fine, très in-
férieurs. Ils seraient, j’imagine,
plus proches de 5 à 10 milliards
faut imaginer des solutions tech-
niques pour aider en priorité ceux
qui en ont le plus besoin.

Etes-vous hostile à l’idée d’un

Roulet revient sur la situation des
finances publiques et sur l’oppor-
tunité de relever les impôts.
Une partie de la majorité
entend remettre en cause
le tabou des hausses d’impôt,
compte tenu de l’état des
finances publiques. Est-ce
que la situation l’impose ?
La situation des finances publi-
ques est clairement un sujet ma-
jeur, mais il ne faut pas céder à la
fébrilité. Notre dette demeure at-
tractive sur les marchés, même si
les taux augmentent. Nous de-
vons réfléchir à des solutions de
moyen terme qui soient crédibles
sans être drastiques, à la fois du
côté des dépenses et du côté des
recettes. La France ne doit pas
s’interdire de réfléchir au sujet
des impôts, mais les augmenter
me semble une mauvaise idée,
A quoi pensez-vous ?
On peut, par exemple, surseoir
aux baisses d’impôt futures,
comme celle promise pour les
classes moyennes, qui n’est pas
indispensable. Le sujet plus fon-
damental, pour moi, est celui de
l’imposition des multinationales
et des milliardaires à l’échelle in-
ternationale, et, derrière, la ques-
tion de la capacité des Etats à pré-
lever des recettes sur des assiettes
de plus en plus mobiles. Tous les
pays sont concernés : le taux
moyen de l’impôt sur les sociétés
au niveau mondial était de 40 %
dans les années 1980, il est de
20 % aujourd’hui.
En contrepartie, les taux de TVA,
qui touchent tout le monde, y
compris les classes moyennes,
ont augmenté partout. Les profits
des multinationales comme le
le travail reste à faire pour les mil-
liardaires et ne peut se traiter qu’à
l’échelle mondiale, même si cela
prendra du temps. Une partie de
leurs dividendes sont logés dans
des sociétés-écrans pour échap-
per à l’impôt. Certains milliardai-
res réclament eux-mêmes des
mesures ! Attention à ne pas su-
restimer le rendement de ce type
de dispositif, qui ne résoudrait
pas notre sujet des finances publi-
« ON PEUT SURSEOIR
AUX BAISSES D’IMPÔTS
FUTURES, COMME
CELLE PROMISE
POUR LES CLASSES
MOYENNES »
d’euros pour la France. La TVA, en
comparaison, c’est 200 milliards !
L’Etat a aidé massivement, et
uniformément, les acteurs éco-
nomiques pendant les deux cri-
ses. Un « impôt de guerre », par
exemple sur les profits excep-
tionnels, peut-il se justifier ?
Je comprends que l’on pose cette
question, mais il y a un vrai gain à
la stabilité fiscale, et beaucoup
d’obstacles : lorsqu’on a voulu
taxer les énergéticiens, on s’est
aperçu de la difficulté à capter les
profits liés aux hydrocarbures, qui
ne sont pas nécessairement locali-
sés en France. Nous devons nous
préparer à agir de façon plus ciblée
lors des prochaines crises. Pen-
dant la pandémie de Covid-19,
l’Etat, en France comme aux Etats-
Unis, a protégé tout le monde
parce qu’il fallait faire vite. Mais la
prélèvement de type impôt de
solidarité sur la fortune pour
financer les investissements
en faveur du climat ?
Ce serait, là aussi, un reniement.
Je suis réservée sur le fait de taxer
les 10 % les plus aisés, comme le
suggère le rapport de Jean Pisani-
Ferry et Selma Mahfouz [sur le fi-
nancement de la transition écolo-
gique, rendu en mai 2023], car ces
10 % sont déjà ceux qui contri-
buent le plus. Le sujet se pose da-
vantage pour les 0,1 % ou 0,01 %
les plus riches, dont le taux effec-
tif d’imposition est très faible,
même si l’assiette serait trop pe-
tite face aux enjeux à financer.
J’espérais surtout que les règles
budgétaires européennes ex-
cluent une partie des investisse-
ments climatiques des calculs de
déficit, pour les sanctuariser. Ce
n’est pas la voie qui a été choisie.
d’investissement ?
La question reste ouverte. Il fau-
dra sans doute redéployer des cré-
dits pris ailleurs, ce qui veut dire
que les investissements se feront
plus lentement. Les Etats-Unis
ont choisi, avec l’Inflation Reduc-
tion Act, subventions et crédits
d’impôt pour attirer les investis-
sements en faveur du climat.
C’est une bonne chose dans l’ab-
solu, mais cela ouvre une nou-
velle concurrence fiscale entre
Etats et, dans cette course, les
Etats-Unis ont un avantage consi-
dérable avec le dollar, qui les dis-
pense de la contrainte budgétaire
à laquelle nous faisons face. Les
nouvelles règles fiscales interna-
tionales de l’Organisation de
coopération et de développe-
ment économiques devront en
tenir compte. Sinon, les entrepri-
ses pourront, grâce aux crédits
d’impôt, afficher des taux d’im-
position supérieurs à ce qu’elles
paient réellement. p
propos recueillis par
elsa conesa
0123
VENDREDI 29 MARS 2024
Mais, à ce stade, la seule entorse envisagée
par l’exécutif porte sur les énergéticiens, qui
pourraient être mis à contribution une an-
née de plus. Ces derniers avaient fait l’objet
d’un prélèvement exceptionnel en 2022 et
2023 après qu’ils ont bénéficié de l’explosion
des prix de l’électricité. Bruno Le Maire l’a
confirmé : cette ponction, baptisée contribu-
tion sur la rente inframarginale, sera prolon-
gée en 2025, et probablement durcie dès
2024, son rendement ayant été très inférieur
aux attentes de Bercy, qui s’élevaient à
3,1 milliards d’euros.
UNE NOTATION DE LA FRANCE EN AVRIL
« Elle a rapporté dix fois moins que ce qui était
prévu, a expliqué M. Le Maire lors d’un
échange avec les journalistes. Je suis totale-
ment ouvert aux propositions que les parle-
mentaires de la majorité pourraient me faire
pour renforcer l’efficacité de cette contribu-
tion exceptionnelle. » Prolonger cette taxe
permettrait en outre d’afficher une mesure
sur les superprofits en ne ciblant que quel-
ques entreprises déjà bien identifiées. Une
proposition de loi portée par Jean-René Ca-
zeneuve devrait être déposée rapidement.
Si Gabriel Attal a répété n’avoir « pas de
dogme », il n’est pas question pour l’heure
d’aller au-delà. Bruno Le Maire refuse de re-
noncer aux futures baisses d’impôts promi-
ses, qui totalisent 5 milliards d’euros – en te-
nant compte de la baisse de 2 milliards
d’euros promise aux classes moyennes. Pour
le reste, il renvoie aux discussions internatio-
nales autour d’une taxation des grandes for-
tunes. Ce que le premier ministre a confirmé
mercredi soir. « La France n’est un paradis fis-
cal pour personne », a-t-il affirmé.
Reste que la situation peut évoluer très vite.
L’agence de notation Moody’s, qui se pen-
chera de nouveau sur la dette française le
26 avril, a envoyé un avertissement mercredi,
questionnant la capacité du pays à ramener
son déficit budgétaire sous les 3 % du produit
intérieur brut en 2027, comme il s’y est en-
gagé. Un sujet qui sera sans doute abordé
jeudi 28 mars à Bercy, où le ministre reçoit des
responsables de la majorité. « Tout va dépen-
dre de l’effort qu’il nous reste à faire en 2024, en
plus des 10 milliards d’euros d’économies an-
noncés, prévient M. Cazeneuve. S’il faut trou-
ver 4 milliards en plus, ce n’est pas pareil que s’il
faut en trouver 10 ou 15. » p
elsa conesa
La laborieuse conversion du RN
à l’orthodoxie budgétaire
Malgré des promesses de sérieux, l’extrême droite se cantonne à ses
pistes d’économies traditionnelles, jugées peu crédibles par les analystes
F in 2023, Marine Le Pen a
traversé le pont et la place
de la Concorde pour se ren-
dre rue Cambon, siège de la Cour
des comptes. Au menu du petit
déjeuner : un exposé sur la situa-
tion délicate des finances de la
France, par Pierre Moscovici. Le
premier président de la Cour en-
tendait faire ce jour-là œuvre de
pédagogie et sensibiliser la prési-
dente du groupe Rassemblement
national (RN) à l’Assemblée natio-
nale – comme il l’avait fait avec
tous les présidents de groupe.
« C’était extrêmement utile, dit
M. Moscovici au Monde. Chacun
est resté sur ses positions, mais Ma-
rine Le Pen était intéressée par ce
que j’avais à dire. » C’est que, de-
puis trois ans, l’aspirante à l’Elysée
parle presque le même langage
que l’ancien ministre des finances
formé par Dominique Strauss-
Kahn – signe du virage prononcé
de la candidate d’extrême droite,
partisane, jusqu’en 2017, de la sor-
tie de l’euro et qui revendiquait sa
convergence de vues avec les
auteurs anticapitalistes Frédéric
Lordon ou Jean-Claude Michéa.
Mme Le Pen, désormais, veut
rembourser la dette. Elle le clame
dès que possible, particulièrement
dans la presse lue par les cercles de
décision économique, L’Opinion
en 2021, et Les Echos le 29 février.
Ces gages de bonne volonté visent
notamment à rassurer l’électorat
âgé, qui fait encore obstacle à l’ac-
cession du RN au pouvoir. « Le RN
n’a jamais réussi à obtenir ce sur-
croît de crédibilité sur les sujets éco-
nomiques et financiers, et c’est un
verrou à chaque élection, observe
Brice Teinturier, directeur général
délégué d’Ipsos. Si elle peut profiter
des difficultés budgétaires du gou-
vernement, elle peine à convaincre
que ses solutions seraient suffisan-
tes et n’entre pas dans les détails. »
Il y a trois ans, Mme Le Pen avait
argué de son sérieux budgétaire
en rejetant l’hypothèse d’une an-
nulation de la dette détenue par la
Banque centrale européenne et
liée à la crise sanitaire. Elle réitère
cet engagement alors que l’endet-
La gauche espère la fin du tabou fiscal
Après avoir bataillé en vain pour la taxation des superprofits, l’opposition de gauche, pas
toujours soucieuse de déficit public, aimerait faire dévier les macronistes de leur « dogme »
C’ est gravissime, du ja-
mais-vu en dehors des
périodes de crise », tonne
le sénateur socialiste de Haute-Ga-
ronne Claude Raynal, concernant
le dérapage du déficit public à 5,5 %
en 2023, sur fond de ralentisse-
ment de la croissance et de baisse
des recettes fiscales. Pour le prési-
dent de la commission des finan-
ces du Sénat, la France est dans
une « impasse budgétaire ». Im-
passe qui, espère-t-il, doit amener
le gouvernement à reconnaître
des erreurs et poser, enfin, la ques-
tion des recettes fiscales.
A gauche, tous ont regardé at-
tentivement l’émergence d’un dé-
bat sur l’opportunité de la taxa-
tion des superprofits au sein
même de la majorité. Lors d’une
réunion, mardi 26 mars, la dépu-
tée socialiste du Puy-de-Dôme
Christine Pirès Beaune a félicité
Yaël Braun-Pivet pour sa prise de
position pour la fin du « tabou »
des hausses d’impôt. Sur BFM-TV,
la présidente de l’Assemblée na-
tionale a appelé, lundi, à « regar-
tement français revient dans le dé-
bat public, à la faveur du dérapage
des comptes publics (5,5 % de défi-
cit en 2023, avant-dernier de la
zone euro). « C’est un véritable
champ de ruines qu’Emmanuel
Macron s’apprête à laisser à ses suc-
cesseurs », dit-elle dans Les Echos.
La destination est affirmée, mais
Marine Le Pen cherche son che-
min. « J’invite tous les économistes
et experts de bonne volonté à s’em-
parer de ces propositions, à les chif-
frer et à les compléter », conclut-
elle dans sa tribune – un étrange
aveu d’impuissance. Le texte lui a
valu une salve de procès en incom-
pétence dans le même quotidien,
du patron de Safran Ross McInnes
(« un dangereux mélange de Nico-
las Maduro et Liz Truss »), de l’éco-
nomiste social-démocrate Jean
Peyrelevade (« alignement d’affir-
mations totalement idéologiques
et démagogiques ») ou du ministre
délégué chargé des comptes pu-
blics, Thomas Cazenave (« postu-
res et impostures »).
Discours particulièrement flou
Le parti n’a pas avancé depuis le
programme présidentiel de 2022,
où les analystes économiques
avaient trouvé beaucoup de dé-
penses, par ailleurs peu redistribu-
tives, et des pistes de recettes suré-
valuées. Au total : quatre points de
PIB de déficit en plus chaque an-
née, selon Allianz, « un vrai risque
sur la soutenabilité des finances
publiques », selon Rexecode. Offi-
ciellement, il reste cramponné à
l’idée qu’un retour de la crois-
sance, facilité par la baisse des
taxes, permettra de ramener le
budget à l’équilibre.
« C’est à la condition de la crois-
sance que l’on pourra rembourser
la dette, au-delà des 5 ou 10 mil-
liards d’euros qu’on ira chercher à
droite, à gauche », disait Jordan
Bardella, président du RN, devant
la Confédération des petites et
moyennes entreprises (CPME)
mercredi 20 mars.
Le discours, très favorable aux
entreprises mais particulière-
ment flou, a laissé François Asse-
der toutes les options et envisager
des recettes exceptionnelles ». Pour
Mme Pirès Beaune, « le gouverne-
ment va devoir sortir les rames, si, y
compris dans leur propre majorité,
ils sont de plus en plus nombreux à
réclamer cela, ils ne sont pas à
l’abri d’une motion de censure en
cas de projet de loi de finances rec-
tificative, à moins de gouverner
par décret et par ordonnance ».
Du côté de La France insoumise
(LFI), un même optimisme pré-
vaut. Le président LFI de la com-
mission des finances de l’Assem-
blée nationale, Eric Coquerel, pro-
met de se rapprocher de cette aile
gauche qui parle de taxer tempo-
rairement les superprofits : « Il y a
une majorité à l’Assemblée pour
permettre de passer de telles me-
sures… n’en déplaise à Bruno
Le Maire [le ministre de l’écono-
mie] », a-t-il estimé, mardi, lors
d’une conférence de presse. Dans
la même phrase, le député de Sei-
ne-Saint-Denis reconnaissait
que réduire les déficits « n’est pas
pour nous l’urgence ». Mais l’état
« CHEZ NOUS COMME
AILLEURS, PAS GRAND
MONDE NE SE REND
COMPTE DE
LA SITUATION »
JEAN-PHILIPPE TANGUY
député RN de la Somme
lin, président de la CPME, circons-
pect : « Il dit qu’il va traiter la ques-
tion mais cela manque de crédibi-
lité. Sans réforme structurelle de
l’action publique, sans réforme de
fond, on ne voit pas comment on
peut y arriver. » Frédéric Coirier,
coprésident du Mouvement des
entreprises de taille intermé-
diaire, a « trouvé son discours sur
la dette assez incantatoire ».
Le député RN de la Somme Jean-
Philippe Tanguy s’affaire à le ren-
dre un peu plus concret, cons-
cient que, « pour 2027, il faudra
améliorer les économies et propo-
ser des choses nouvelles ». Le parti
mûrit l’idée d’un impôt lié à la na-
tionalité, comme le pratiquent
les Etats-Unis, ou, tout aussi hy-
pothétique, d’une réforme de la
Banque centrale européenne
pour faire financer la transition
écologique par la création moné-
taire, et non par les budgets des
Etats. De manière plus concrète,
le RN soutient la création de
taxes sur les rachats d’actions, le
versement de dividendes exces-
sifs et sur les superprofits liés à la
crise énergétique.
Dans sa quête de crédibilité, l’ex-
trême droite tente de mettre un
terme aux propositions de loi ou
aux amendements les plus coû-
teux qui viennent de ses rangs.
Marine Le Pen, en réunion de
groupe, a appelé ses ouailles à la
modération et à cesser « d’engager
la parole du groupe sur de nouvel-
les dépenses ». « Chez nous comme
ailleurs, pas grand monde ne se
rend compte de la situation, con-
vient M. Tanguy, ni de ce que cela
représente de trouver 50 milliards
des finances publiques et la me-
nace, flottante pour le moment,
de ponctionner les dépenses so-
ciales fournissent à la gauche une
occasion de décocher ses flèches.
Divergence d’analyse
Certains y vont de leur punchline,
comme Fabien Roussel, le secré-
taire national du Parti commu-
niste français, qui dénonçait,
lundi, un gouvernement d’« es-
crocs en col blanc », sur TF1. Ou
Marine Tondelier, numéro un des
Verts, sur Franceinfo, pour qui, « si
on taxait les superprofits, on pour-
rait foutre la paix aux Français, et
protéger l’environnement ». Sur
son blog, Jean-Luc Mélenchon re-
joue un duel qui remonte à 2022
avec Bruno Le Maire, ou plutôt
« Bruno Pinocchio », comme il
l’appelle. Le leader de LFI accuse
ce dernier de vouloir augmenter
la TVA, « la [taxe] plus dégueulasse
de toutes », selon lui, « celle que le
pauvre paie au même niveau que
le riche », commentant un extrait
du dernier livre du ministre, La
france | 9
d’euros. On ne peut plus distribuer
d’argent comme ça. »
L’objectif est d’afficher un con-
tre-budget plus sérieux que celui
des Républicains. Mais le RN est
réticent à faire la moindre propo-
sition politiquement coûteuse,
qu’il s’agisse d’une réforme du
modèle social français, d’augmen-
ter les impôts directs ou indirects,
de sous-indexer les retraites ou de
réduire le nombre de fonctionnai-
res. Les députés d’extrême droite
de la commission des finances
cherchent des économies sur cha-
que « mission » du budget.
Economies surestimées
Peu de pistes se dégagent, hormis
la contribution française à l’Union
européenne et la compensation
par l’Etat des crédits carbone de
l’industrie électro-intensive, au
coût de 1 milliard d’euros. Les pis-
tes d’économies principales res-
tent celles, largement surestimées
aux yeux des économistes, de la
lutte contre l’immigration et de la
chasse aux fraudes sociales et fis-
cales. Marine Le Pen y ajoute une
chasse aux « agences, autorités ou
commissions ». Exercice délicat
dans la perspective d’une arrivée
au pouvoir et qui engendre peu
d’économies, convient-on au sein
du groupe.
Il faudrait pourtant financer la
suppression envisagée des im-
pôts de production (contribution
sociale de solidarité des sociétés,
cotisation foncière des entrepri-
ses, cotisation sur la valeur ajou-
tée des entreprises). Mais aussi la
nationalisation des autoroutes,
l’exonération d’impôt sur le re-
venu pour les moins de 30 ans,
des baisses ciblées de TVA et une
réforme des retraites prévoyant
40 à 42 annuités de cotisation…
De quoi effrayer les créanciers de
la France, bien que Marine Le Pen
écarte l’hypothèse même d’une
crise de la dette : « Je ne crois pas
que les marchés soient suicidaires.
S’attaquer à la dette du deuxième
pays de l’Union européenne, ce
n’est pas s’attaquer à la Grèce. » p
clément guillou
Voie française (Flammarion,
160 pages, 15 euros).
L’espoir de la gauche d’un bougé
immédiat du gouvernement reste
mince. Jeudi 28 mars, la députée
écologiste de Paris Eva Sas est con-
viée à Bercy, comme tous les rap-
porteurs généraux des commis-
sions des finances de l’Assemblée
nationale et du Sénat. Vu la diver-
gence d’analyse majeure – le gou-
vernement pointe une croissance
moindre qu’attendu, la gauche,
elle fustige les « cadeaux fiscaux »
faits aux entreprises et aux plus ri-
ches –, elle n’attend aucun mira-
cle. « Malheureusement, ce gouver-
nement pèche par excès de con-
fiance, même quand il se trompe à
ce point sur le déficit budgétaire. Il
faudra une conjonction des oppo-
sitions, peut-être un débat au sein
de la majorité et d’une mobilisa-
tion sociale pour les faire dévier de
leur dogme », estime Mme Sas. Une
mobilisation que seules des at-
teintes aux prestations pourraient
être susceptibles de déclencher. p
julie carriat
10 | france
Gabriel Attal détaille la nouvelle
réforme de l’assurance-chômage
Le premier ministre a indiqué que l’exécutif étudiait notamment
une réduction de la durée d’indemnisation. Tollé chez les syndicats
L
e nouveau tour de vis
pour les demandeurs
d’emploi se précise. Mer-
credi 27 mars, lors d’un
entretien au « 20 heures » de TF1,
Gabriel Attal a déclaré qu’« une
vraie réforme globale de l’assuran-
ce-chômage » sera élaborée d’ici
« à l’été », « pour qu’elle puisse en-
trer en vigueur à l’automne ». Les
propos du premier ministre sont
plus une confirmation qu’une an-
nonce, l’exécutif ayant exprimé, à
maintes reprises depuis la fin
2023, son souhait d’introduire des
règles plus sévères sur l’indemni-
sation des personnes à la recher-
che d’une activité. Pour le loca-
taire de Matignon, il faut qu’« il y
ait plus de Français qui travaillent
parce que ce sont des recettes sup-
plémentaires », susceptibles d’ap-
porter un bol d’air à des finances
publiques très dégradées. Un pro-
jet d’autant plus urgent que le
taux de chômage a légèrement re-
monté depuis un an, à 7,5 % de la
population active, loin de l’objec-
tif de plein-emploi d’Emmanuel
Macron – autour de 5 % en 2027.
Mercredi soir, M. Attal a indiqué
que la ministre du travail, Cathe-
rine Vautrin, sera chargée de « pré-
parer » le document de cadrage
qui va baliser la négociation entre
partenaires sociaux. Sur le papier,
ce sont les syndicats et le patronat
qui fixent les paramètres de l’as-
surance-chômage dans une
« convention » après en avoir dé-
battu entre eux. Mais ils doivent
suivre une feuille de route mise
au point par le gouvernement.
L’intervention de M. Attal, mer-
credi soir, a permis d’y voir un peu
plus clair sur les pistes privilé-
giées par l’exécutif. En premier
Gérald Darmanin tisse ses réseaux
Tourcoing 2026 ou Elysée 2027 ? Le ministre de l’intérieur, qui a déjà dit qu’il quitterait la
Place Beauvau après les Jeux olympiques de Paris, cultive sa fibre sociale et ses ambitions
L’ amertume l’a, un temps,
tourmenté. Mais, ce mer-
credi 27 mars, lorsqu’il
franchit les grilles de la rue de Va-
renne pour assister au séminaire
gouvernemental organisé par le
premier ministre, Gabriel Attal, le
locataire de la Place Beauvau, Gé-
rald Darmanin, ne laisse plus
transparaître son dépit. Dans une
vie rêvée, imaginée à l’été 2023,
c’est lui, élu de province, fils de
femme de ménage, qui aurait
tenu les manettes du gouverne-
ment. Un peu plus de six mois
après avoir été pressenti pour diri-
ger l’exécutif, Gérald Darmanin,
41 ans, a, assure son entourage,
fait son deuil de Matignon.
L’ancien sarkozyste mène un
nouveau combat : se sculpter une
stature politique aux accents de
« gaullisme social ». Une ligne qui,
dit-il, l’inspire. Devant Bruno
Le Maire, le ministre de l’écono-
mie, qui cherche des pistes d’éco-
nomies pour contenir le déra-
page des finances publiques, le
ministre de l’intérieur interroge :
ne pourrait-on s’attaquer aux
aides aux entreprises ? Et lors-
qu’on parle de réduire les indem-
nités chômage, il appelle à garder
un œil sur le sort des mères céli-
bataires qui sont légion dans son
fief du Nord.
Le quadragénaire qui réclamait
à son camp en 2022 « plus de bis-
trots et moins de visios » arpente
le pays, tisse ses réseaux, soigne
les élus, laissant entendre que la
politique est, aussi, une bataille
de rues. A Roubaix (Nord), le
lieu, la durée d’indemnisation
pourrait être réduite « de plusieurs
mois ». Elle avait déjà été ramenée,
avec la précédente réforme mise
en œuvre en février 2023, de
vingt-quatre mois à dix-huit. « Je
ne pense pas qu’il faut que ça aille
en dessous de douze mois », a
ajouté le premier ministre.
Deuxième curseur qui pourrait
être actionné : la durée d’affilia-
tion, c’est-à-dire le temps de tra-
vail nécessaire pour ouvrir des
droits à une allocation. Depuis la
réforme de 2019, un demandeur
d’emploi doit avoir été en activité
au moins six mois sur les deux
dernières années pour toucher
une prestation. « On peut imagi-
ner (…) qu’il faut travailler davan-
tage », a expliqué M. Attal (par
exemple huit mois au lieu de six)
ou alors réunir les six mois requis
sur une période plus courte (un an
et demi contre deux, aujourd’hui).
« Politique du “coin du bar” »
Dernière option : le niveau d’in-
demnisation. Il pourrait être revu
à la baisse, en modifiant son mode
de calcul, ou obéir à de nouveaux
mécanismes de dégressivité.
Cette hypothèse a « moins ma pré-
férence », a tenu à souligner M. At-
tal : « Mais on va laisser les parte-
naires sociaux travailler. » Les or-
ganisations d’employeurs et de
salariés vont donc – une fois de
plus – parlementer sur l’assuran-
ce-chômage, alors qu’elles avaient
déjà conclu, le 10 novembre 2023,
un accord à ce sujet. Ce compro-
mis avait débouché sur une « con-
vention » qui doit être avalisée par
l’exécutif pour s’appliquer. Le gou-
vernement décidera s’il donne
son feu vert lorsque les syndicats
25 mars, tel un chef des armées, il
déplie sous l’œil des caméras un
plan de l’agglomération de Lille
sur le capot d’une voiture, identi-
fiant les caïds de la drogue à inter-
peller dans le cadre des opéra-
tions « Place nette XXL ». « On
lutte pour la tranquillité des Fran-
çais », explique-t-il au « 20 heu-
res » de France 2 le soir même.
Du « baratin », fustige le prési-
dent du parti Les Républicains
(LR), Eric Ciotti, estimant que le
ministre de l’intérieur s’attaque à
« l’écume des choses » en ne ciblant
pas les flux internationaux de la
drogue. La veille, le pays a basculé
en état d’alerte « urgence atten-
tat » après l’attaque terroriste près
de Moscou, le 22 mars, revendi-
quée par l’organisation Etat isla-
mique. Mais Gérald Darmanin
rassure, évoquant la litanie des at-
tentats déjoués, « un tous les deux
mois ». La situation est sous con-
trôle, dit-il, « on n’a jamais été
autant armé contre le terrorisme ».
A quatre mois des Jeux olympi-
ques de Paris, où les projecteurs
seront braqués sur lui, Gérald Dar-
manin navigue « dans son cou-
loir », selon les mots de son entou-
rage, conscient qu’une erreur de
carre pourrait être fatale à son des-
tin politique. Fini, le « commen-
taire », assurent ses équipes. Hier à
l’affût des médias, Gérald Darma-
nin n’a fait « que » trois « 20 heu-
res » depuis sa renomination en
janvier. « Il mène une réflexion en
chambre », décrit-on Place Beau-
vau. Une discrétion toute relative,
visant, aussi, à faire oublier les er-
« Le
gouvernement
veut, une fois de
plus, faire des
économies sur le
dos des pauvres »
MICHEL BEAUGAS
secrétaire confédéral de FO
et le patronat auront bouclé – le
8 avril, en principe – une autre né-
gociation, celle sur « un nouveau
pacte de la vie au travail » (emploi
des seniors, préventions de
l’usure professionnelle, etc.).
Même s’ils s’y attendaient, les re-
présentants des travailleurs sont
révoltés par les déclarations de
M. Attal. « C’est la politique “du coin
du bar” », a fustigé François Hom-
meril, mercredi soir sur France-
info. Pour le président de la CFE-
CGC, le pouvoir en place cherche à
« envoyer le message : “Vous êtes
un chômeur, vous êtes un parasite
de la société, et donc on va vous ta-
per sur la tête et vous allez accepter
n’importe quel emploi, sinon on va
vous exclure de la société” ».
« Le gouvernement veut, une fois
de plus, faire des économies sur le
dos des pauvres, en nous récitant
la fable urbaine selon laquelle c’est
l’assurance-chômage qui pousse
les gens à rester sans emploi »,
abonde Michel Beaugas, secré-
taire confédéral de FO. Son homo-
logue de la CGT, Denis Gravouil,
prévient : « Il est hors de question
pour nous d’envisager un euro de
nouvelles baisses sur l’indemnisa-
tion des chômeurs. »
reurs passées. L’étoile de Gérald
Darmanin a pâli en Macronie
après le fiasco du projet de loi sur
l’immigration, voté en décem-
bre 2023 avec les voix du Rassem-
blement national (RN) à la suite
d’une motion de rejet déposée par
les LR. Une déconvenue pour celui
qui prétendait connaître la droite
mieux que quiconque.
« Je vais être plus dans le recul »
Quelques heures après la nomina-
tion de Gabriel Attal à Matignon,
le 9 janvier, il prévient qu’il « finira
sa mission » au ministère de l’inté-
rieur. Mais avertit qu’il ne s’y éter-
nisera pas au-delà des JO. Une en-
torse au protocole et un affront à
l’autorité du premier ministre, as-
sumés. A ses visiteurs, l’élu du
Nord prévient dès la mi-janvier :
« Je vais être plus dans le recul. »
Sa famille l’aide à « affronter les
difficultés politiques », se confie-
t-il à Paris Match, le 22 février, où il
pose avec femme et enfants dans
son ministère. Du « sous-Sarko »,
dénoncent ses contempteurs, re-
marquant une mise en scène cal-
quée sur celle de l’ancien prési-
dent de la République, vingt ans
plus tôt. Gérald Darmanin va jus-
qu’à emprunter les mots de l’arti-
san de la droite décomplexée lors-
qu’il se dépeint en « petit Français
de sang mêlé ».
Moqué par ses pairs, décrié par
une opposition qui juge son bilan
sécuritaire médiocre, le ministre
de l’intérieur semble pressé de
quitter la Place Beauvau. Mais fait
savoir qu’il ne disparaîtra pas du
Pour sa part, Marylise Léon,
la secrétaire générale de la CFDT,
appelle le premier ministre à la vi-
gilance : « Des économies sont at-
tendues sur l’assurance-chômage,
mais le régime ne peut pas être une
variable d’ajustement budgétaire
de l’État. » En réalité, complète
M. Beaugas, l’exécutif impose aux
acteurs sociaux « un cahier des
charges qui est inacceptable » :
« Son but sous-jacent est de voir le
processus de discussions échouer
pour que l’État puisse reprendre la
main sur l’assurance-chômage. »
M. Hommeril s’est d’ailleurs de-
mandé, mercredi soir, « si, vrai-
ment, c’est nécessaire de se réunir
pour négocier dans ce cadre-là ».
Côté patronal, les réactions os-
cillent entre prudence et bien-
veillance. « Gabriel Attal a exprimé
sa confiance dans les partenaires
sociaux », considère Patrick
Martin, le président du Medef. Le
projet de nouvelle réforme de l’as-
surance-chômage « est envisagea-
ble » mais l’objectif de plein-em-
ploi « ne sera principalement at-
teint que si l’activité économique
retrouve un niveau satisfaisant »,
nuance-t-il.
Son homologue de l’Union des
entreprises de proximité, Michel
Picon, rappelle, lui aussi, que « le
plein-emploi ne se décrète pas » :
« Il ne peut être que la conséquence
d’une croissance retrouvée. Je ne
crois pas que les injonctions et la
coercition soient très efficaces. »
Quant à la Confédération des peti-
tes et moyennes entreprises, elle
fait valoir, par la voix de son vice-
président, Eric Chevée, que « les
propos du premier ministre ne sont
ni bloquants ni choquants ». p
bertrand bissuel
paysage et lance un mot d’ordre,
« le partage »,qui sonne comme
un thème de campagne. « Une idée
intéressante », lui glisse le con-
seiller en communication du chef
de l’Etat, Jonathan Guémas. « C’est
le plus politique de tous [en Macro-
nie]. Les autres font des coups, lui
fait de la politique », constate, en
privé, l’ancien président de la Ré-
publique François Hollande.
De nouveau sur le devant de la
scène, comme sorti du purga-
toire, Gérald Darmanin est « re-
monté sur son cheval », observe
aujourd’hui le député (Renais-
sance) du Bas-Rhin Charles Sit-
zenstuhl, qui décrit un ministre à
la fois « flamboyant » et « vieille
école ». Mais que vise désormais
celui qui affirmait dès août 2023
« être tourné vers 2027 » ? Convoi-
te-t-il modestement la mairie de
Tourcoinq en 2026 ? S’imagine-
t-il sur la ligne de départ pour une
candidature présidentielle ? Ou
sera-t-il l’allié de l’ancien premier
ministre Edouard Philippe avec
qui il déjeune tous les mois ?
Dans un entretien à Brut, en dé-
cembre 2023, Gérald Darmanin
avait affirmé qu’il soutiendrait
« bien volontiers » le patron d’Ho-
rizons s’il était le mieux placé
pour battre la cheffe de file du RN,
Marine Le Pen, et s’« il respecte un
certain nombre de choses ». « Il est
à vendre au plus offrant », dé-
duit-on à l’Elysée, où on observe
que « tant que le dauphin [d’Em-
manuel Macron] n’est pas dési-
gné, c’est le règne des requins ». p
claire gatinois
L’Assemblée se saisit
du massacre
du 17 octobre 1961
Les députés ont adopté, jeudi,
une proposition de résolution visant à
instaurer une journée de commémoration
pour les victimes tuées à Paris
P rudent et frappé du sceau
du consensus, le texte lar-
gement adopté à l’Assem-
blée nationale jeudi 28 mars
(67 pour, 11 contre) n’est guère ré-
volutionnaire. Son intérêt est
ailleurs. Il tient à ce qu’il révèle de
l’état actuel de l’opinion sur la mé-
moire de la guerre d’Algérie.
Cette proposition de résolution
visant à la « reconnaissance » et la
« condamnation » du « massacre »
des Algériens du 17 octo-
bre 1961 à Paris promettait de ré-
veiller quelques fantômes autour
des « événements d’Algérie »,
comme l’on disait alors pudique-
ment. Ce jour-là, la répression po-
licière d’une manifestation pro-
FLN bravant le couvre-feu imposé
aux « Français musulmans d’Al-
gérie » avait fait plusieurs dizai-
nes de morts au cœur de la capi-
tale et dans sa périphérie. Nom-
bre de victimes avaient péri
noyées dans la Seine. La députée
Sabrina Sebaihi (Europe Ecologie-
Les Verts, Hauts-de-Seine), à l’ini-
tiative du texte, s’est réjouie à la
tribune, jeudi, que « la mort de ces
innocents soit inscrite dans notre
histoire collective ».
Ce texte est dans la droite ligne
de la démarche de réconciliation
mémorielle impulsée par Emma-
nuel Macron en 2021 dans la fou-
lée de la publication du rapport de
l’historien Benjamin Stora. Il
ouvre une nouvelle étape de ce
processus de confrontation aux
pages sombres du passé en dépla-
çant au Parlement un débat jus-
qu’ici confiné aux allées du pou-
voir, aux arènes éditoriales et à
quelques cercles militants. La re-
présentation nationale en avait
en effet peu discuté, hormis
l’adoption, en novembre 2021, du
projet de loi sur la « réparation des
préjudices » subis par les harkis.
Benjamin Stora avait d’ailleurs
longtemps trahi son « amer-
tume » de voir que les responsa-
bles politiques ne s’étaient pas as-
sez emparés de ses recommanda-
tions. « Je vois que le rapport a in-
fusé », se réjouit-il aujourd’hui.
L’adoption de la résolution ne
bouleverse pas la doctrine offi-
cielle sur cet épisode sanglant.
D’abord, parce qu’il ne s’agit que
d’une résolution, soit un simple
avis, dénué de force législative.
Ensuite, parce que M. Macron a
déjà fixé le cadre lors d’une céré-
monie en hommage aux victi-
mes tenue le 16 octobre 2021 au
pont de Bezons (Hauts-de-Seine).
« Les crimes commis cette nuit-là
[le 17 octobre 1961] sous l’autorité
de Maurice Papon sont inexcusa-
bles pour la République », avait
alors déclaré le chef de l’Etat.
Le président de la République
avait multiplié les gestes. En
mars 2021, il avait reconnu la res-
ponsabilité de l’Etat français dans
l’« assassinat » de l’avocat nationa-
liste Ali Boumendjel en 1957. Le
20 septembre de la même année, il
avait demandé « pardon » aux har-
kis, victimes en 1962 d’un « aban-
don de la République française ».
Le 26 janvier 2022, il avait « re-
connu » les « injustices » et les « dra-
mes » subis en 1962 par les pieds-
noirs d’Algérie, allant jusqu’à qua-
lifier de « massacre impardonna-
Au fil des
va-et-vient
entre l’Elysée et
la députée EELV
Sabrina Sebaihi,
le texte n’a cessé
de s’édulcorer
0123
VENDREDI 29 MARS 2024
La résolution
s’inscrit dans
la démarche
de réconciliation
mémorielle
impulsée par
le chef de l’Etat
en 2021
ble » la tuerie de la rue d’Isly, à Al-
ger, où plusieurs dizaines de Fran-
çais d’Algérie tombèrent sous les
balles d’une unité de l’armée. Puis,
le 8 février, il avait fait déposer par
le préfet de police de Paris alors en
poste – Didier Lallement – une
gerbe au cimetière du Père-La-
chaise, devant la sépulture collec-
tive des neuf victimes de la mani-
festation anti-OAS du métro Cha-
ronne, à Paris, « violemment répri-
mée par la police », précisa le chef
de l’Etat dans un communiqué.
« Beaucoup de crispations »
Si ces avancées sont incontesta-
bles dans la sortie du déni officiel
qui marquait jusqu’à présent la
posture de l’Etat, il reste que les
termes prudemment choisis par
M. Macron visaient très précisé-
ment à se garder du procès en « re-
pentance » que pourraient ins-
truire contre lui la droite et l’ex-
trême droite. Ainsi a-t-il refusé de
parler de « crime d’Etat » à propos
du comportement meurtrier de
la police le 17 octobre 1961, ainsi
que le souhaitaient certaines as-
sociations. Il a même évoqué le
rôle de Maurice Papon sans préci-
ser son titre – préfet de police de
Paris –, comme si ce dernier,
promu a posteriori bouc émis-
saire d’un Etat se dédouanant,
avait agi à titre personnel.
Cette ambivalence de l’Elysée
s’est une nouvelle fois illustrée à
travers les discussions ayant pré-
cédé le dépôt de la proposition de
résolution inspirée par Mme Se-
baihi et dont la première version
remonte à la fin de l’année 2022.
Au fil des va-et-vient entre la dé-
putée écologiste et l’Elysée, le
texte n’a cessé de s’édulcorer. « Il
y a eu beaucoup de crispations
avec l’Elysée que je regrette », con-
fie Mme Sebaihi. Cette dernière a
ainsi dû lâcher sur toute réfé-
rence à un « crime d’Etat » ou sur
un acte de reconnaissance de la
« responsabilité de la République »
dans la répression du 17 octo-
bre 1961, formules qui apparais-
saient dans la version originale. Il
n’est désormais question que
d’une « Assemblée nationale » qui
« condamne » ladite « répression
sanglante et meurtrière ».
Mme Sebaihi a néanmoins ob-
tenu en échange de ses conces-
sions que M. Papon soit expressé-
ment qualifié de « préfet de po-
lice », soit une rupture avec l’évoca-
tion évasive du haut fonctionnaire
par M. Macron. Son identification
en ces termes, selon Mme Sebaihi,
« ouvre la voie à un vrai travail sur
la reconnaissance du crime ». « Ce
texte n’est pour nous qu’une pre-
mière étape vers la mise en lumière
de la chaîne des responsabilités
afin d’atterrir sur la qualification
d’un crime d’Etat », ajoute-t-elle.
Autre acquis à ses yeux : l’inscrip-
tion d’une journée de commémo-
ration du « massacre du 17 octo-
bre 1961 » à l’agenda des journées
nationales et cérémonies officiel-
les. L’Elysée n’en voulait pas.
Mme Sebaihi l’a imposé. Une lutte
qui en dit long sur les résistances
en haut lieu à approfondir la dyna-
mique mémorielle. p
frédéric bobin
0123
VENDREDI 29 MARS 2024 france | 11

La loi « bien vieillir »

définitivement adoptée,
avec de faibles avancées
La création de cellules départementales
de signalement des maltraitances est saluée

L a proposition de loi pour le

« bien vieillir » a été définiti-
vement adoptée, mercredi
27 mars, mais où est « la grande
loi » sur le grand âge ? A l’unisson,
les orateurs des neuf groupes poli-
tiques au Sénat ont posé la ques-
tion, lors de l’examen en dernière
lecture du texte. La proposition de
loi indique que le gouvernement
présentera un projet de « loi de
programmation » financière pour
le grand âge d’ici à la fin de 2024.
La disposition avait été votée dans
le texte en novembre 2023.
Mais la grande réforme ne fi-
gure pas à l’agenda du gouverne-
ment de Gabriel Attal. « Nous
poursuivrons le travail afin d’en ti-
rer toutes conséquences nécessai-
res, y compris dans la loi », s’est dé-
fendue, mercredi, Fadila Khattabi,
la ministre déléguée chargée des
La cité scolaire Maurice-Ravel, à Paris, en juin 2018. STEPHANE DE SAKUTIN/AFP personnes âgées et handicapées.
Sans pouvoir évoquer ni mé-
thode ni calendrier.
Si tous les groupes ont déploré
néralisé dès 2025 », s’est engagée
Mme Khattabi. Dix-huit départe-
ments se sont portés candidats
pour expérimenter ce portail d’ac-
cès conçu pour faciliter les démar-
ches des familles.
Droit de visite inconditionnel
Les articles visant à lutter contre
les maltraitances envers les per-
sonnes âgées ont aussi été soute-
nus par les sénateurs. Tirant les
leçons des drames engendrés par
l’isolement des résidents dans
leur chambre d’Ehpad, privés de
toute visite, durant l’épidémie Co-
vid-19, la proposition de loi rend
quasiment inconditionnel le droit
de recevoir dans ces établisse-
ments, mais aussi à l’hôpital.
Autre mesure saluée, la création
d’une « cellule de recueil » des si-
gnalements de maltraitance dans
chaque département, qui sera pla-
cée sous égide de l’agence régio-
nale de santé (ARS). Elle centrali-
sera les appels, les courriers, les té-

Laïcité : après le départ d’un que l’engagement gouvernemen-

tal soit désormais lettre morte, six
d’entre eux ont toutefois voté la
proposition de loi. Le texte a
moignages aussi bien des adultes
handicapés ou âgés à domicile ou
en établissement. Les révélations
du livre de Victor Castanet Les Fos-

proviseur, le choc et l’inquiétude

même reçu un soutien plus large
au Sénat qu’à l’Assemblée. Seul le
groupe communiste a voté con-
tre. Les sénateurs socialistes et
écologistes se sont abstenus. Alors
Le responsable du lycée Maurice-Ravel, à Paris, faisait l’objet de menaces que les députés Les Républicains
(LR) s’étaient abstenus en seconde
de mort en ligne depuis une altercation avec une élève, fin février lecture, les sénateurs LR ont voté
la proposition de loi, mercredi. Le
texte comporte des mesures « sus-
ceptibles d’avoir un impact réel et
soyeurs (Fayard, 2022) ont libéré la
parole. En 2022, les ARS ont reçu
932 plaintes portant sur des cas de
maltraitance en Ehpad, soit une
hausse de 105 % par rapport à 2021,
selon le ministère de la santé.
« Le meilleur moyen de lutter
contre la maltraitance, c’est d’avoir
du personnel en nombre suffisant
correctement formé et rémunéré »,
a toutefois rappelé Corinne Bour-

L’
e-mail est daté du ven-
dredi 22 mars, à 17 h 05,
et il a pris de court une
large partie de la com-
munauté éducative de la cité sco-
laire Maurice-Ravel, à Paris. « J’ai fi-
nalement pris la décision de quitter
dès ce soir mes fonctions de provi-
seur par sécurité pour moi et pour
l’établissement », y écrit celui qui
dirigeait le lycée depuis sept ans et
faisait l’objet de menaces de mort
en ligne depuis une altercation, fin
février, avec une élève au sujet du
port du voile.
« Le proviseur du lycée Maurice-
Ravel arrivant à quelques mois de
sa retraite, il a été décidé (…) de lui
accorder, en accord avec la direc-
tion de l’académie de Paris, un dé-
part anticipé », a fait savoir le recto-
rat de Paris, mardi 26 mars, ajou-
tant qu’un proviseur avait été
de mort proférées en ligne contre
le proviseur, le parquet de Paris a
par ailleurs ouvert une enquête.
Un jeune homme de 26 ans, origi-
naire des Hauts-de-Seine, a été ar-
rêté et sera jugé le 23 avril à Paris.
Près de six mois après l’assassi-
nat de Dominique Bernard lors de
l’attentat au lycée d’Arras et trois
ans et demi après celui de Samuel
Paty, tué à Conflans-Sainte-Hono-
rine (Yvelines) en octobre 2020 à
l’issue d’une cabale sur les réseaux
sociaux fondée sur une rumeur
mensongère, la tournure prise par
les suites de cet incident a rapide-
ment attisé les inquiétudes.
Dans les couloirs du lycée Mauri-
ce-Ravel, les enseignants sont
« particulièrement échaudés » par
le départ de leur proviseur après
trois semaines sous tension,
d’autant que la communication
Gabriel Attal
a annoncé que
l’Etat déposait
une plainte pour
« dénonciation
calomnieuse »
tés académiques. « On a tout fait
pour le protéger, et, malgré tout,
cela revient en boomerang », dé-
plore-t-on au siège de l’académie,
où, du reste, il n’y a plus de recteur
depuis la démission de Christophe
Kerrero, le 2 février, et où les jour-
nalistes sont renvoyés vers le mi-
nistère de l’éducation nationale.
« Echec collectif »
La Rue de Grenelle, de son côté, a
Outre l’émoi provoqué entre les
murs du lycée Ravel, l’annonce du
départ du proviseur a déclenché
une vague de soutien et d’indigna-
tion dans l’ensemble de la classe
politique, à Paris comme sur la
scène nationale, où ce geste est
érigé en symbole des atteintes à la
laïcité, alors que ce mois de mars
marque les 20 ans de la loi de
2004 sur le port ostentatoire de si-
gnes religieux. Le sénateur LR
Bruno Retailleau s’est indigné sur
le réseau social X : « Voilà à quoi
aboutit le “pas de vague”, voilà où
nous mènent les petites lâchetés et
les grands renoncements. »
« On ne peut pas l’accepter », a dé-
claré mercredi le chef de file des
députés socialistes, Boris Vallaud,
sur France 2, dénonçant un « échec
collectif ». Les élus socialistes pari-
siens ont appelé, dans un commu-
positif » sur le quotidien des per-
sonnes âgées, s’est félicité Jean Sol,
sénateur (LR) des Pyrénées-Orien-
tales, corapporteur.
Parmi les dispositions qui ont re-
cueilli un consensus figure la créa-
tion du service public départe-
mental de l’autonomie. Ce futur
guichet unique donnera accès à la
palette des services sur un même
territoire pour les personnes
âgées et handicapées. Il sera « gé-
Le Cnam
recrute
cier, sénatrice (Les Indépendants)
du Maine-et-Loire. « Dans nos ter-
ritoires, nous voyons l’état du sec-
teur de l’autonomie, il est terri-
fiant », a insisté Anne Souyris,
députée (Ecologistes) de Paris,
déplorant que le gouvernement
ait repoussé de 2027 à 2030
l’échéance qu’il a fixée pour tenir
sa promesse de créer 50 000 pos-
tes de soignants en Ehpad. p
béatrice jérôme

nommé pour assurer l’intérim.
« Je ne m’attendais pas à cette an-
nonce si soudaine, je pensais que
cette histoire était derrière nous »,
souffle un enseignant de l’établis-
sement, sous le couvert de l’ano-
nymat. Le 28 février, le chef d’éta-
blissement avait rappelé à trois
élèves leur obligation de retirer
leur voile, conformément à la loi
de 2004 sur le port ostentatoire de
signes religieux, qui s’applique à
tous les élèves dans l’enceinte des
lycées. L’une d’elles, majeure et en
BTS, avait « ignoré le proviseur », se-
lon le parquet de Paris, ce qui a
« provoqué une altercation ».
« Convenance personnelle »
Dans la foulée, l’élève, qui a assuré
dans la presse avoir été « violen-
tée », avait déposé une plainte qui
a été classée sans suite, car l’infrac-
tion « n’était pas suffisamment ca-
ractérisée », selon le parquet. Le
proviseur comme le rectorat
avaient démenti toute violence.
Interrogé sur cette affaire mer-
credi 27 mars au journal télévisé
de TF1, le premier ministre, Gabriel
Attal, a annoncé que l’Etat portait
plainte pour « dénonciation ca-
lomnieuse » contre cette jeune
fille, qui a quitté l’établissement.
Le proviseur, lui, a déposé une
plainte pour acte d’intimidation
envers une personne participant à
l’exécution d’une mission de ser-
vice public. A la suite de menaces
du rectorat a semé le trouble en
évoquant auprès de l’Agence Fran-
ce-Presse une décision prise par le
chef d’établissement pour « conve-
nance personnelle ». « Comme s’il
partait en vacances ! On a l’impres-
sion que les choses ne sont pas as-
sumées et qu’on nous cache la si-
tuation », poursuit l’enseignant
cité plus haut, selon qui les crain-
tes quant à la sécurité du proviseur
et de l’établissement ont été ravi-
vées depuis l’annonce de son dé-
part. Les professeurs, qui veulent
manifester leur soutien à leur an-
cien chef d’établissement, se sont
mobilisés jeudi matin.
« Ça se passe plutôt bien avec les
élèves dans l’établissement, la ten-
sion est redescendue, mais nous
sommes tributaires de ce qui se
passe à l’extérieur et sur les réseaux
sociaux », regrette-t-il. Notam-
ment une vidéo, dans laquelle une
jeune femme, se présentant
comme l’élève ayant eu l’alterca-
tion avec le proviseur, raconte de
nouveau, visage flouté, avoir subi
une « agression ». Elle a été publiée,
le 15 mars, par le Collectif contre
l’islamophobie en Europe, lié au
Collectif contre l’islamophobie en
France, dissous en 2020.
Au rectorat, on précise que l’ex-
pression « convenance person-
nelle » visait à signifier qu’il s’agis-
sait d’un choix du proviseur, et
non pas d’une décision qui lui
aurait été imposée par les autori-
publié un communiqué, mercredi
27 mars, qui évoque une décision
« compréhensible au regard de la
gravité des attaques dont [le provi-
seur] a fait l’objet » et tente de dé-
miner le procès en inaction en as-
surant que « plusieurs actions ont
été conduites (…) pour assurer sa
protection, ainsi que la sécurité de
l’établissement ». Mercredi après-
midi, le proviseur du lycée s’est
entretenu avec Gabriel Attal, qui
l’avait invité à venir le rencontrer
à Matignon en présence de la mi-
nistre de l’éducation nationale,
Nicole Belloubet – laquelle s’était
déjà rendue au lycée Maurice-Ra-
vel après l’incident.
Le syndicat des chefs d’établisse-
ment, le SNPDEN-UNSA, qui avait
organisé un rassemblement de
soutien au proviseur le 5 mars, a
déclaré ne pas souhaiter s’expri-
mer, expliquant respecter en cela
le souhait de l’intéressé. Lors de
cette manifestation à l’appel des
syndicats SNPDEN-UNSA, SGEN-
CFDT et ID-FO, plus d’une centaine
de chefs d’établissement parisiens
avaient dénoncé « les menaces et
les violences dont ils sont victimes
dans le cadre de leurs fonctions ».
Le 6 mars, un rapport sénatorial
soulignait « la terrible solitude vé-
cue par les membres du personnel
éducatif » face aux menaces et
agressions, selon les mots de son
coauteur, le sénateur Les Républi-
cains (LR) François-Noël Buffet.
Rejoignez le Cnam !
niqué, à un rassemblement « des
étudiants, des parents d’élèves, de
la communauté pédagogique et
éducative » du lycée, vendredi
29 mars. Le sénateur communiste Le Conservatoire national
des Hauts-de-Seine Pierre Ouzou- des arts et métiers recrute
un professeur titulaire de chaire
lias a déploré sur X une « nouvelle
défaite pour notre République laï-
que », et appelé à soutenir ceux qui en Infrastructures logicielles
font « vivre » la loi de 2004, « loi
d’apaisement et d’émancipation ».
et matérielles pour
Le cas du lycée Maurice-Ravel la souveraineté numérique.
rappelle les menaces qui pèsent
sur l’école, dans un contexte où
Les infrastructures des systèmes
des centaines d’établissements
scolaires du pays vivent sous ten- informatiques et des réseaux
sion du fait d’une vague de mena- de communication constituent
ces d’attentat transmises via les aujourd'hui un bien essentiel
ENT (Espaces numériques de tra- qu'il faut savoir maitriser et gouverner.
vail). Une réunion était prévue
Expert reconnu dans son domaine,
jeudi à la demande de Nicole Bel-
loubet pour « identifier à moyen et le professeur de chaire recruté doit
à long terme les mesures de riposte avoir un profil pluridisciplinaire et une
que nous allons pouvoir mettre en excellente connaissance de l’industrie.
place ». Gabriel Attal réunit, lui,
Les candidatures doivent être
préfets, recteurs et procureurs gé-
néraux sur la sécurisation des éta-
blissements scolaires le 4 avril. adressées jusqu’au 19 avril 2024.
Sur le plateau de TF1, mercredi
soir, le premier ministre a rappelé
Vous pouvez retrouver l’offre
qu’il s’était engagé, lors de son pas- en détails
sage à l’éducation nationale, à
« mettre fin au “pas de vagues” ». Il
a assuré que « l’Etat [serait] tou-
jours aux côtés de ses agents qui
sont en première ligne » contre
« l’entrisme islamiste ». p
violaine morin
et éléa pommiers
12 | france 0123
VENDREDI 29 MARS 2024

Deux-Sèvres : le combat pour les écoles rurales

Parents d’élèves, élus et enseignants s’opposent à la suppression de 36 classes dans le premier degré à la rentrée

REPORTAGE « On touche
amuré, fontivillié, melle,
niort et rom (deux-sèvres) - à notre mode
envoyé spécial de vie, au choix

U
n vent de fronde souf-
fle dans les campa-
gnes des Deux-Sèvres.
Aux panneaux retour-
nés à l’entrée de certains bourgs –
vestiges toujours visibles de la co-
lère des agriculteurs – se sont
ajoutées, depuis la mi-février, ces
banderoles accrochées aux grilles
d’école ou au fronton des mairies :
« Non à la fermeture de classe. »
Avec ce mot d’ordre affiché dans
plusieurs villages – mais aussi à
travers l’organisation de manifes-
tations ou la diffusion de péti-
tions –, des parents d’élèves, sou-
tenus par les élus locaux, ont tenté
de marquer leur opposition à la
carte scolaire départementale de
la rentrée 2024. Annoncé courant
février et confirmé mardi 26 mars
par la directrice académique des
services de l’éducation nationale,
Véronique Guggiari, ce plan pré-
voit la suppression de 26 postes
d’enseignant et la fermeture de 36
classes de maternelle et d’élémen-
taire – contre deux ouvertures.
Une « saignée brutale », selon les
mots de la coprésidente de la Fé-
dération des conseils de parents
d’élèves (FCPE) des Deux-Sèvres,
Aurélie Mercier, qui s’explique,
d’après les services de l’éducation
nationale, par la baisse démogra-
phique dans le département : le
premier degré a perdu 4 800 élè-
ves entre 2013 et 2023, et 660 élè-
ves de moins sont attendus pour
la rentrée prochaine.
Tentation du privé
Après plusieurs années où les éta-
blissements des villages deux-sé-
vriens ont été préservés, « chacun
se retrouve face à une réalité dou-
loureuse : l’absence de suffisam-
ment d’enfants dans les écoles fait
que, de façon rationnelle, on est
amené à fermer des classes », expli-
que Véronique Guggiari, qui a éta-
bli cette nouvelle carte scolaire.
Mais l’ampleur du nombre de
fermetures annoncées passe mal
dans ce territoire rural. « Ça a été
une claque pour tout le monde »,
décrit Emilie Lescou, vice-prési-
dente de l’association des parents
d’élèves de l’école de Rom, qui va
voir une de ses quatre classes dis-
paraître. Située au cœur de ce vil-
lage de 800 habitants, l’école ac-
cueille cette année 82 enfants de
la petite section jusqu’au CM2. Le
qu’on a fait
de vivre
à la campagne »
JULIE COUPRIE
enseignante à Melle
(Deux-Sèvres)
reste, pour ces habitants, le « der-
nier rempart » à la désertification
des services publics, et permet de
maintenir un tissu social de plus
en plus fragilisé. Alors, une classe
supprimée, c’est la crainte de voir
l’école entière fermée dans les an-
nées à venir par manque d’en-
fants. « Pour les parents d’élèves,
la sortie de l’école est le dernier en-
droit où ils peuvent faire connais-
sance avec leurs voisins, où ils dis-
cutent entre eux, car ils ne tra-
vaillent pas dans le village », expli-
que Carine Gautron, coprésidente
de la FCPE des Deux-Sèvres.
Il y a aussi, chez les maires, l’in-
quiétude de ne plus pouvoir atti-
rer de nouveaux habitants, no-
tamment de jeunes familles. « En
Des parents mobilisés contre la fermeture d’une classe à Rom (Deux-Sèvres), le 19 mars. CÉLINE LEVAIN/MIRAGE COLLECTIF POUR « LE MONDE » enlevant une école, vous obligerez
les habitants à faire davantage de
kilomètres pour amener leurs en-
départ d’une dizaine d’élèves vers chacune, contre deux actuelle- aux conditions d’enseignement. de l’organisation des petites écoles fants, alors ils ne s’installeront pas
le collège, conjugué à la poignée ment : une classe regroupant des Chez certains, la tentation de pla- rurales que réfute Mme Guggiari. ici », estime M. You, qui craint l’en-
seulement de nouveaux inscrits à petits, des moyens et une partie cer leurs enfants dans un établis- Cette dernière assume la priorité grenage : « Vous appauvrissez les
la rentrée prochaine, ne permet- des « grande section » ; une autre sement privé est présente. « Les donnée aux établissements situés communes, vous ne permettez
tra pas à l’école de franchir le seuil avec des « grande section », les CP enfants qui ont de l’aisance à l’école dans des communes plus impor- plus leur entretien et leur exis-
de 25 élèves par classe réclamé. « Il et les CE1 ; et une dernière avec les vont s’en sortir. Mais quelqu’un qui tantes, qui « ont des stabilités de tence. Résultat, vous perdrez vos
nous manque deux élèves pour CE2, les CM1 et les CM2. Si les clas- est en difficulté en CE2, ce n’est pas fonctionnement, en termes d’effec- communes, qui seront obligées de
conserver notre quatrième ses multiniveaux sont devenues parce qu’il sera avec des CM2 qu’il tif ». « Quand on a une classe avec se regrouper. » « On touche à notre
classe », a compté, amer, le maire la norme dans les écoles rurales, le va progresser », estime, soucieux, une dizaine d’enfants seulement, mode de vie, au choix qu’on a fait
Horizons de Rom, Gilles Pichon. nombre toujours plus élevé de ni- Christophe Jamin, père de trois il n’y a plus aucune dynamique de de vivre à la campagne », résume
La conséquence sera immédiate veaux pour une même institu- enfants inscrits à l’école de Rom. pédagogie, ni d’émulation. Ça ne Julie Couprie, enseignante à Melle
pour les enseignantes, qui de- trice, avec des classes plus four- Pour les opposants à cette nou- prépare pas suffisamment bien au et représentante FSU-SNUipp.
vront s’occuper de trois niveaux nies, inquiète les parents quant velle carte scolaire, la baisse démo- collège », insiste-t-elle. Avec une baisse de la natalité en
graphique aurait dû être l’« oppor- France et une partie des territoi-
tunité » d’avoir des classes moins « Choix financier » res ruraux qui voient leur popula-
Plus de 2 200 fermetures de classes fournies en stabilisant le nombre Les opposants, eux, voient avant tion s’éroder, Mme Guggiari ap-
d’enseignants. « Il y a moins d’élè- tout « un choix financier », qui va à pelle les acteurs locaux à mener
recensées en France à la rentrée ves, tant mieux, profitons-en ! », ap- l’encontre de la promesse affichée une « réflexion concernant un pro-
A la rentrée 2024, plus de 2 200 classes fermeront dans les écoles pelle Sophie Vinconneau, institu- par le premier ministre, Gabriel At- jet de territoire et non pas unique-
maternelles et élémentaires en France, selon le décompte du trice depuis plus de seize ans à tal, de faire de l’école la « mère des ment sur la notion de “mon” vil-
premier syndicat du primaire, le SNUipp-FSU. « A la rentrée 2023, Amuré, dont le regroupement pé- batailles ». « Est-ce que c’est pour lage, qui n’a plus d’enfants ni d’ha-
c’était environ 1 440 », souligne sa cosecrétaire générale, Guislaine dagogique intercommunal (RPI) le bien du département ? Du RPI ? bitants ». Elle donne rendez-vous
David. Ces fermetures, à l’origine de nombreuses mobilisations, avec le village voisin de Sansais va De l’enfant ? Non, c’est seulement en juin pour finaliser la carte sco-
sont liées aux suppressions de postes (650 en 2024) qui touchent perdre une classe sur ses quatre. budgétaire », déplore le maire de laire de septembre, et n’exclut pas
le premier degré depuis deux ans, dans le sillage de la baisse dé- D’autant que, pour cette élue Fontivillié, Thierry You, dont le RPI quelques « ajustements » en fonc-
mographique. Le syndicat dénonce une « pure logique comptable Snudi-FO, « on voit beaucoup plus réparti dans trois villages va voir tion de l’évolution des effectifs.
(…) sans que soit jamais mis en avant l’intérêt des élèves », et sou- de troubles du comportement, de fermer une de ses classes. « On a quelques postes en ré-
ligne les besoins en enseignants spécialisés et en remplaçants. troubles de l’attention chez les en- Au-delà des fermetures se joue, serve », promet-elle, sans parvenir
De son côté, le ministère de l’éducation indique que le nombre fants. En avoir moins, ça aurait per- selon les acteurs mobilisés, un à dissiper le sentiment d’abandon
d’élèves par classe (le plus élevé d’Europe, bien qu’il soit en mis de mieux les accompagner ». combat existentiel et identitaire enraciné dans ces villages. p
baisse depuis 2017) devrait à nouveau diminuer en septembre. Une vision de l’enseignement et pour l’avenir de ces villages. L’école jérémie lamothe

La défense « inaudible » du « violeur de Tinder » face aux accusatrices

Mercredi, un seul témoin est venu dire du bien de Salim Berrada, qui a réitéré ses dénégations après le récit d’une dix-septième plaignante

Q uelqu’un est venu dire

du bien de Salim Ber-
rada, mercredi 27 mars,
au huitième jour de son
procès devant la cour criminelle
de Paris. Un moment étrange,
après une semaine à entendre les
horreurs sur son compte racon-
tées jour après jour à la barre par
les jeunes femmes qui l’accusent
de viols et d’agressions sexuelles
entre 2014 et 2016, et ont établi
de cet ancien photographe de
mode âgé de 38 ans le portrait
d’un immense pervers et d’un
prédateur irrécupérable.
Quelqu’un est venu dire du bien
de Salim Berrada, donc, et ça a
duré trois minutes. Le temps pour
un quadragénaire travaillant
dans la publicité de raconter leur
rencontre en 2020 alors qu’il
était sous contrôle judiciaire en
attendant son procès, la nais-
sance de son amitié pour ce gar-
çon « intelligent », « fin », « sensi-
ble », « drôle », et son cas de cons-
cience en découvrant la situation.
« Je ne l’ai pas rayé de ma vie et,
tant que vous l’avez pas déclaré
coupable, je ne le ferai pas. »
C’était le seul témoin de la dé-
fense. Deux autres figuraient au
planning de l’audience. L’une a
renoncé, car le huis clos lui a été
refusé. Pas de nouvelles du se-
cond. Salim Berrada avait aussi
espéré que Justine (le prénom a
été modifié) témoigne en sa fa-
veur. Au début de la procédure, il
avait donné à la juge d’instruc-
tion le nom de cette mannequin
croisée sur des shootings, qui
pouvait se porter garante de sa
probité. Justine est bien venue à
la barre, lundi, mais pour charger
Salim Berrada, contre lequel, en-
tre-temps, elle avait à son tour
porté plainte pour viol.
La dix-septième et dernière plai-
gnante est venue déposer mer-
credi. Pour la dix-septième fois,
Salim Berrada a nié et évoqué un
rapport consenti. Comme à cha-
que fois, l’avocat général a de-
mandé à la plaignante si elle avait
conscience de la gravité de ses ac-
cusations et de la sanction qu’elles
pouvaient entraîner – vingt ans de
réclusion. Comme à chaque fois,
la plaignante a répondu oui.
Cela aura été un leitmotiv de
l’accusation : pourquoi dix-sept
femmes qui ne se connaissent
pas se seraient-elles infligé huit
années de procédure judiciaire,
les interrogatoires par les poli-
ciers, les juges et les psycholo-
gues, les analyses toxicologiques,
les confrontations avec l’accusé
et, pour finir, deux semaines
d’audience à Paris, pour lesquel-
les certaines ont dû venir d’Espa-
« Apparemment,
personne
ne veut croire
à notre thèse »
SALIM BERRADA
accusé
gne, du Mexique ou de Taïwan,
si elles n’avaient pas réellement
subi les faits qu’elles dénoncent ?
« C’est possible de porter plainte
pour rien, a répondu l’accusé,
mercredi, avec l’aplomb qui ne l’a
jamais quitté. Apparemment,
personne ne veut croire à notre
thèse, mais on peut ne pas avoir
subi une relation sexuelle non
consentie et porter plainte quand
même. » Parce qu’on se persuade
qu’on a été violée en découvrant
qu’on a couché avec un homme
que la rumeur, sur Internet,
désigne comme un violeur mul-
tirécidiviste, et qu’il n’est « pas
concevable d’avoir couché avec
ce monstre-là ». Ou parce que,
même en sachant très bien qu’on
n’a pas été violée, on pense « ser-
vir une cause noble. C’est presque
du militantisme ».
Salim Berrada a donc tout nié et
la répétition de ses dénégations,
dans la foulée des témoignages
accusateurs, aurait eu une di-
mension comique s’il ne s’était
agi de faits aussi graves. Aucune
illusion cependant : sa défense,
a-t-il constaté lui-même, aura été
« inaudible ».
Talents de baratineur
L’avocat général s’est vite lassé de
sa « logorrhée verbale », ses « cir-
convolutions » ont exaspéré le
président de la cour. Combien de
fois celui-ci a-t-il tenté de synthé-
tiser le propos nébuleux de l’ac-
cusé ? « Si je résume… » Combien
de fois l’accusé a-t-il rétorqué :
« C’est plus complexe que ça » ou
« ça n’est pas ce que j’ai dit » ? Sa lo-
quacité et sa volonté apparente de
s’expliquer n’ont fait que souli-
gner ses talents de baratineur.
« Elle était réceptive » ; « Elle en-
voyait des signaux positifs » ; « Per-
sonne ne va me croire, mais elle a
mis son doigt dans sa bouche ».
Salim Berrada a multiplié les ar-
guments maladroits. Il s’est ainsi
étonné que des femmes l’accu-
sant aujourd’hui de viol aient pu
lui écrire des messages cordiaux
le lendemain des faits : « Est-ce
que je suis complètement hors-sol
de trouver ça étrange ? » « Pour
vous, c’est quoi la bonne attitude
d’une femme qui a été violée ? »,
s’est-il vu répondre.
Les avocats de la défense, Irina
Kratz et Ambroise Vienet-Legué,
ont fait avec les moyens du bord,
insistant sur les conversations
tronquées que les plaignantes
ont remises à la justice, les photos
de shootings absentes du dossier,
des déclarations à la barre pas
tout à fait conformes à celles face
aux enquêteurs huit ans plus tôt.
Autant d’arguments broyés par le
rouleau compresseur des témoi-
gnages des plaignantes, et par
leur accumulation. Il ne leur reste
que deux ou trois heures de plai-
doiries, vendredi matin, pour
tenter de faire baisser la peine
inévitablement lourde qu’aura
requise l’avocat général contre
leur client jeudi soir. Le verdict
sera rendu vendredi. p
henri seckel
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE | 13
0123
VENDREDI 29 MARS 2024

A Baltimore, le coup dur du port paralysé

L’effondrement du plus grand pont de la ville bloque un axe-clé du commerce automobile et houiller

new york - correspondant

C’
était en août 2023.
Le port de Baltimore
(Maryland) se ré-
jouissait de recevoir
l’Evergreen-Ever-Max, un cargo de
165 000 tonnes capable de trans-
porter plus de 15 400 conteneurs.
« [Les compagnies maritimes] sa-
vent qu’il est une infrastructure
précieuse et un partenaire formi-
dable pour déplacer efficacement
les marchandises à travers l’Etat et
dans la région », avait salué le se-
crétaire aux transports de l’Etat,
Paul Wiedefeld. Et de se réjouir du
chenal de 15 mètres de profon-
deur et des grues capables de dé-
charger de telles cargaisons.
Sept mois plus tard, un autre
cargo, d’une capacité de
10 000 conteneurs, le Dali, a créé
la catastrophe, percutant une pile
du pont Francis-Scott-Key fran-
chissant la baie, lequel s’est effon-
dré, mardi 26 mars vers 1 h 30 du
matin. Baltimore et les Etats-Unis
s’interrogent sur ce qui était un
motif de satisfaction à l’été 2023.
Il y a d’abord la question de la
taille des navires qui n’a cessé
d’augmenter au fil des ans, sur-
tout depuis que le gabarit du ca-
nal de Panama a été élargi,
en 2016. Ensuite arrive le sujet de
la solidité du pont. Il a été édifié
en 1977 et n’a pas été conçu pour
résister à ce type d’accident, alors
que le chenal ne comportait pas
de protections. Avec une travée
principale de 400 mètres, c’était
le deuxième plus long pont
à treillis continu des Etats-Unis. Les grues du port de Baltimore (Maryland), à l’arrêt à la suite de l’effondrement du pont Francis-Scott-Key, le 27 mars. ALEX BRANDON/AP
L’accident, qui a fait six disparus,
présumés décédés, relance le dé-
bat sur la vétusté des infrastructu- doute se voir réclamer des mil- conteneurs. Mais le port ne figure chaîne CNBC Dean Croke, expert Toutes les pertes économiques
res. Selon un rapport 2021 de liards de dollars de dommages, pas dans les dix premiers ports des
Le sucre brut chez DAT Freight and Analytics. pourraient ne pas être compen-
l’American Society of Civil Enge- notamment Britannia. La compa- Etats-Unis – il est au 17e rang en constitue Côté matières premières, le port sées. Selon CNBC, certains trans-
neers, 42 % des 617 000 ponts ont gnie a déclaré qu’elle « travaillait tonnage en 2021, selon le minis- exporte aussi le charbon des Ap- porteurs maritimes invoquent la
au moins 50 ans d’âge et 7,5 % en collaboration avec le gestion- tère du transport, et 13e en conte-
une denrée palaches. Il est en deuxième posi- « force majeure » pour se déchar-
d’entre eux sont considérés naire du navire et les autorités neurs en 2022, d’après l’American importante tion derrière Norfolk, en Virginie, ger de leurs responsabilités vis-à-
comme structurellement défi- compétentes pour établir les faits Journal of Transportation. Son tra- et représente plus du quart des ex- vis des expéditeurs. Les conte-
cients, alors que 178 millions de et contribuer à garantir que cette fic est trois fois inférieur à celui du
transitant portations houillères du pays, vers neurs « seront déchargés dans un
véhicules les traversent chaque situation soit traitée rapidement New York-New Jersey. par Baltimore l’Inde, la Chine et l’Europe. Le su- autre port, où ils seront mis à dispo-
jour. Toutefois, la dernière catas- et professionnellement ». Selon le En revanche, le port joue un rôle- cre brut constitue aussi une den- sition pour être récupérés, et le con-
trophe mortelle recensée par la Wall Street Journal, elle bénéficie- clé dans certaines spécialités. De- rée importante transitant par Bal- naissement [engagement de trans-
presse remonte à 2007, lorsque rait d’un niveau de réassurance puis qu’il a accueilli la première pont écroulé, restant accessible timore. A proximité du pont ef- port] de CMA CGM prendra fin »,
s’est effondré un pont sur le Mis- (l’assurance des assureurs) à hau- Volkswagen Coccinelle en 1963, il (comme celui de BMW). fondré, la raffinerie Domino Sugar a écrit cette compagnie dans un
sissippi à Minneapolis (Minne- teur de 3,1 milliards de dollars est devenu la première zone Le trafic de transbordage pour- est l’une des plus grandes du pays. communiqué. Richard Meade, ré-
sota), faisant 13 morts. (2,8 milliards d’euros) par navire. d’échanges en matière automo- rait être en partie dérouté vers les Le trafic routier dans la région dacteur en chef du journal mari-
Les travaux vont durer des bile des Etats-Unis, mais aussi de ports voisins de la Côte est, no- va être affecté. Avec environ 3 600 time Lloyd’s List, tempère sur NBC
mois, voire des semestres. « Le Avantage compétitif camions et d’engins de construc- tamment la baie de New York. camions traversant le pont au l’impact de la catastrophe : « Cela
gouvernement fédéral paiera la to- En attendant, le port est fermé jus- tion ou agricoles, avec 850 000 vé- L’impact risque d’être plus impor- cours d’une journée moyenne, coûtera cher, mais il n’y a pas rup-
talité du coût de la reconstruction qu’à nouvel ordre et les opérateurs hicules. Il a pour avantage compé- tant sur le matériel agricole. « C’est l’effondrement « entraînera des ture de la chaîne d’approvisionne-
de ce pont, j’espère que le Congrès tentent d’en minimiser les consé- titif sa proximité avec les voies de la haute saison des semis dans le coûts importants en matière de ment comme dans le cas de l’Ever-
soutiendra mes efforts », a promis quences. Plus de 52 millions de chemin de fer et avec les mégalo- Midwest et celle des importations temps, de carburant et de retards Given [qui avait bloqué le canal de
le président Joe Biden, en pleine tonnes de marchandises étrangè- poles du nord-est du pays. Toute- de machines. Mars est le mois le pour les camions qui traversent la Suez en 2021]. Les transporteurs
campagne électorale. La bataille res, d’une valeur d’environ 80 mil- fois, Volkswagen ne montrait plus important pour les expédi- région », a déclaré un porte-parole maritimes sauront trouver des iti-
des responsabilités va s’engager. liards de dollars, ont transité dans guère d’inquiétude, son quai de tions de machines vers les Etats- de l’American Trucking Associa- néraires alternatifs. » p
Les assureurs du Dali vont sans le port en 2023, et 1,1 million de débarquement, situé au sud du Unis via Baltimore », a déclaré à la tion cité par l’agence Bloomberg. arnaud leparmentier

Puces électroniques: les Pays-Bas pris dans la guerre sino-américaine

L’entreprise néerlandaise ASML est la seule en mesure de fabriquer des machines gravant les microprocesseurs les plus performants

pékin - correspondant d’Eindhoven, dans le sud des plus vendre aucune puce électro- – une part qui a doublé par rap- Entre les intérêts économiques Or l’agence Bloomberg a rap-
Pays-Bas, où ASML a son siège. nique, là aussi du fait de la pres- port à 2022. Cette position n’est d’ASML, leur entreprise la plus im- porté, en octobre 2023, que ce

A ucune force ne peut entra-

ver le rythme des progrès
technologiques de la
Chine », a prévenu, mercredi
27 mars, le président chinois, Xi
Jinping, devant le premier minis-
tre néerlandais sortant, Mark
Rutte, en visite à Pékin. Les Pays-
Bas se retrouvent au cœur du
combat que se livrent les Etats-
Unis et la Chine sur la production
de puces électroniques dernier cri.
L’Amérique déploie toute son in-
fluence pour empêcher son prin-
cipal rival stratégique de rattraper
son retard dans ce domaine cru-
cial pour la production des smart-
phones les plus avancés, des véhi-
cules électriques ou de systèmes
d’armement complexes.
Une bonne partie de cette
course se joue dans la banlieue
Cette entreprise est la seule au
monde à être capable de produire
les machines gravant les circuits
intégrés les plus fins, descendant
aujourd’hui à 3 nanomètres (nm).
Sous la pression de Washington
et du fait de réglementations
adoptées dès 2019, le groupe n’a
jamais livré à la Chine ces machi-
nes gravant à la lumière « extrême
ultraviolet », mais en fournit aux
fonderies du géant taïwanais
TSMC et du sud-coréen Samsung.
Elle a vendu, en revanche, ses
machines de moyenne gamme de
la génération précédente, l’« ul-
traviolet profond », à des clients
chinois, en particulier SMIC, four-
nisseur capital du géant des
smartphones et des réseaux de
téléphonie Huawei, à qui les
champions taïwanais ne peuvent
sion américaine.
A la demande de Washington,
les Pays-Bas ont également blo-
qué, depuis le 1er janvier, la fourni-
ture de machines de moyenne
gamme à la Chine. L’administra-
tion américaine était intervenue
pour faire cesser des livraisons de
dernière minute de commandes
chinoises, qui ont connu un bond
avant l’entrée en vigueur de l’in-
terdiction de vente, alors que la
Chine a tout fait pour acheter un
maximum d’équipements.
Le marché chinois est devenu,
en 2023, le deuxième, après
Taïwan et avant la Corée du Sud,
pour ASML, l’entreprise euro-
péenne la plus importante du
secteur des technologies. Elle y a
fait 6,4 milliards d’euros de ven-
tes, 29 % de son chiffre d’affaires
pas en adéquation avec le constat
du renseignement néerlandais,
qui, en août 2023, considérait
que la Chine représentait « la plus
grande menace à la sécurité éco-
nomique » du royaume.
Saut qualitatif
M. Rutte lui-même, chef de gou-
vernement démissionnaire, ne
peut s’éloigner des intérêts amé-
ricains : il est le candidat favori
des Etats-Unis pour prendre le
poste de secrétaire général de
l’Organisation du traité de l’Atlan-
tique Nord. Signe des tensions
sino-américaines sur la technolo-
gie, la Chine aurait introduit de
nouvelles règles demandant à ses
administrations de ne pas s’équi-
per d’informatique et de serveurs
sous processeurs AMD et Intel.
portante, l’impératif de sécurité et
les rappels à l’ordre américains, les
Pays-Bas sont sur le fil. La pression
américaine se porte désormais sur
l’après-vente d’ASML. Washington
demande aux Pays-Bas de faire en
sorte que le groupe cesse la main-
tenance et la mise à jour de ses
équipements déjà installés en
Chine. Car ce matériel pourrait
bien s’avérer déterminant dans
l’effort de rattrapage chinois.
Huawei avait déjà surpris en
présentant, en août 2023, un
smartphone utilisant des circuits
intégrés inférieurs à 7 nm, malgré
sa perte d’accès aux puces électro-
niques taïwanaises, ce qui a per-
mis à la marque chinoise d’enre-
gistrer un bond de 50 % de ses
ventes de téléphones en Chine au
quatrième trimestre 2023.
saut qualitatif avait été possible
grâce à l’exploitation des machi-
nes de moyenne gamme d’ASML.
Puis le Financial Times révélait, en
février, l’installation en cours
chez SMIC, à Shanghaï, de deux
nouvelles lignes de production
tombant à des circuits intégrés de
5 nm pour sortir une version
améliorée des puces équipant les
meilleurs smartphones de
Huawei, avant d’y lancer aussi la
production de semi-conducteurs
pour l’intelligence artificielle.
Alors que, dans ce dernier do-
maine, la Chine reste loin derrière
les processeurs de l’américain Nvi-
dia, un succès remporté grâce au
matériel acquis aux Pays-Bas per-
mettrait de montrer que Pékin
continue de rattraper son retard. p
harold thibault
16 | économie & entreprise 0123
VENDREDI 29 MARS 2024

SANTÉ

L’IA, un espoir pour

créer de nouveaux
médicaments
Des dizaines de start-up misent sur l’intelligence artificielle
pour accélérer et démultiplier la recherche médicale,
soutenues à coups de milliards par de grands laboratoires.
Mais aucune n’a encore mis de traitement sur le marché

J
akob Uszkoreit est une petite célébrité
dans le monde de l’intelligence artifi-
cielle (IA). Son nom de famille est
connu car son père, Hans, est un lin-
guiste et chercheur en IA allemand,
mais, surtout, il est l’un des huit em-
ployés de Google auteurs d’un article
scientifique de 2017 devenu légendaire pour
avoir jeté les bases des grands modèles de
compréhension du langage qui, depuis le
lancement de ChatGPT fin 2022, bluffent le
monde par leur capacité à créer des textes
semblant écrits par des humains. Le 20 mars,
les huit découvreurs de cette architecture,
baptisée « Transformers », étaient invités sur
scène à la grand-messe annuelle du leader
mondial des puces d’IA, Nvidia. Le même
jour, le magazine tech de référence Wired con-
sacrait un article hommage à ces « inventeurs
de l’IA moderne ». Pourtant, Jakob Uszkoreit a
choisi de quitter Google. Et il ne participe pas
à l’explosion en cours de l’IA générative de
texte. Il a créé une start-up dans la santé.
« C’était pendant la pandémie [de Covid-19],
en 2020, et trois événements m’ont convaincu
de me lancer dans cette voie, raconte le cher-
cheur, en visioconférence depuis Berlin, où
il réside, quand il n’est pas dans la Silicon Val-
ley, à Palo Alto (Californie), au siège de sa
start-up Inceptive. J’ai eu mon premier en-
fant, puis les premiers vaccins contre le Co-
vid-19 ont été trouvés grâce à la technique de
l’ARN messager, et enfin la filiale de Google,
DeepMind, a montré que l’IA permettait de
modéliser en 3D la structure des 200 millions
de protéines connues… Il est devenu clair à
mes yeux que ces techniques d’IA pouvaient
servir en biologie et que les appliquer à l’ARN
messager pourrait transformer la médecine. »
La trajectoire du chercheur est singulière
mais pas isolée : Jean-Philippe Vert – qui
connaît M. Uszkoreit – a aussi quitté Google,
fin 2022, notamment pour créer Bioptimus,
un projet qu’il décrit comme un « ChatGPT de
la biologie », destiné à aider à la découverte de
médicaments. Google DeepMind a suivi un
raisonnement similaire : le géant du numéri-
que a créé Isomorphic Labs, une nouvelle fi-
liale destinée à trouver des applications prati-
ques de sa modélisation des protéines pour
« réimaginer le processus de recherche de nou-
veaux médicaments grâce à l’IA ».
Foisonnement de start-up
L’espoir de créer de nouveaux traitements en
utilisant la puissance des algorithmes d’in-
telligence artificielle suscite un foisonne-
ment de start-up : le cabinet Boston Consul-
ting Group (BCG) en recensait plus de 200
en 2023. Parmi elles, des françaises, comme
Owkin, Aqemia, Iktos, One Biosciences ou
Cure51. Mais aussi des sociétés créées dans
les années 2010, comme Exscientia, Verge
Genomics, BenevolentAI, Insilico Medicine,
Atomwise, Recursion ou Relay Therapeutics.
« Vous ne trouverez aujourd’hui plus aucun
laboratoire disant qu’il ne croit pas à l’intelli-
gence artificielle. Tout le monde travaille des-
sus », résume Pascal Brier, directeur de l’in-
ENTRE 2018 ET 2023,
SELON LE BOSTON
CONSULTING GROUP,
ONT ÉTÉ NOUÉS
UNE CINQUANTAINE
D’ACCORDS, D’UNE
VALEUR POTENTIELLE
DE 38 MILLIARDS
DE DOLLARS
novation chez Capgemini, qui collabore sur
le sujet avec plusieurs grands groupes phar-
maceutiques. Ces derniers, soucieux de ne
pas laisser passer une vague d’innovation,
multiplient les partenariats avec ces start-up,
parfois surnommées « techbio ». Entre 2018
et 2023, ont, selon le cabinet BCG, été noués
une cinquantaine d’accords, d’une valeur po-
tentielle de 38 milliards de dollars (35 mil-
liards d’euros), sous réserve que les recher-
ches aboutissent. En septembre 2023, le bri-
tannique AstraZeneca s’est ainsi allié à Verge
Genomics. Début janvier, Isomorphic Labs a
signé avec le suisse Novartis et l’américain
Lilly, tandis que Bristol-Myers Squibb misait
sur Exscientia ou VantAI. Le français Sanofi a,
lui, passé des accords avec Inceptive, Insilico
Medicine, Exscientia, Owkin, Aqemia…
Les laboratoires s’activent de plus en plus
en interne. « Nous avons désormais des ex-
perts en IA et en apprentissage automatique
intégrés dans nos départements de chimie
médicinale », raconte Iya Khalil, responsable
des données, de l’IA et des sciences du gé-
nome chez l’américain MSD. Tous espèrent
répliquer le succès de l’IA dans un autre pan
de la médecine : l’imagerie médicale, où les
algorithmes entraînés sur des milliers
d’exemples permettent aux radiologues de
dépister des tumeurs, des lésions ou des
fractures parfois infimes.
Les attentes sont d’autant plus grandes que
la découverte de médicaments est longue et
coûteuse. Lors de cette phase, située avant les
essais cliniques, les scientifiques s’affairent à
identifier les mécanismes des maladies sur
lesquels agir, puis à concevoir et tester dans
leurs tubes à essai les candidats-médica-
ments. Jusqu’à la mise sur le marché, après
les essais cliniques, entre douze et quinze
ans s’écoulent, selon le BCG, et 2,5 milliards
de dollars sont dépensés en moyenne, si l’on
prend en compte les nombreux échecs (un
tiers seulement des candidats-médicaments
sont envoyés en tests cliniques).
Design des molécules
Concrètement, l’IA est utilisée dans l’indus-
trie pharmaceutique à plusieurs étapes,
dans l’espoir de réduire les délais et les dé-
penses. « Elle permet au départ d’agréger et de
rendre intelligible tout ce qui est publié dans la
littérature scientifique, afin d’aider à trouver
de nouvelles pistes », assure Emmanuel Fre-
nehard, vice-président exécutif chez Sanofi.
Plus profondément, une phase concentre
beaucoup d’initiatives : celle du design du

Google DeepMind veut ouvrir l’ère de la « biologie numérique »

La filiale Isomorphic Labs compte utiliser l’IA pour « améliorer » la recherche de médicaments, selon son directeur technique, Sergei Yakneen

I somorphic Labs n’est pas

connue du grand public. Mais
cette filiale d’Alphabet, la mai-
son mère de Google, a de grandes
ambitions : « améliorer la façon
- CESSATIONS DE GARANTIE
LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET
D’APPLICATION N° 72-678 DU 20
JUILLET 1972 - ARTICLES 44
QBE EUROPE SA/NV, sis Tour CBX -
1 Passerelle des Reflets - 92913 Paris La
Défense Cedex (RCS NANTERRE 842
689 556), succursale de QBE EUROPE
SA/NV, dont le siège social est à 37,
Boulevard du Régent, 1000 BRUXELLES
- BELGIQUE, fait savoir que, la garantie
financière dont bénéficiait la :
AGENCE V .AV SAS
144 Allée Kisling
83110 SANARY-SUR-MER
RCS: 908 968 753
depuis le 01/03/2022 pour ses activités de :
GESTION IMMOBILIERE cessera de por-
ter effet trois jours francs après publication
du présent avis. Les créances éventuelles
se rapportant à ces opérations devront être
produites dans les trois mois de cette inser-
tion à l’adresse de l’Établissement garant
sis Tour CBX - 1 Passerelle des Reflets -
92913 Paris La Défense Cedex. Il est pré-
cisé qu’il s’agit de créances éventuelles et
que le présent avis ne préjuge en rien du
paiement ou du non-paiement des sommes
dues et ne peut en aucune façon mettre en
cause la solvabilité ou l’honorabilité de la
SAS AGENCE V .AV.
dont sont découverts les médica-
ments », et même ouvrir l’ère de la
« biologie numérique », explique
son directeur technique, Sergei
Yakneen. Pour cela, la jeune so-
ciété, créée fin 2021, compte s’ap-
puyer sur « l’un des projets de re-
cherche les plus marquants » de
DeepMind, la filiale d’intelligence
artificielle (IA) de Google : Alpha-
Fold 2, qui, mi-2021, a réussi la mo-
délisation en 3D des 200 millions
de protéines connues.
DeepMind était déjà connue
pour avoir battu le champion du
monde de go avec AlphaGo, mais
cette nouvelle publication a « se-
coué le monde scientifique », se
rappelle M. Yakneen, qui, à l’épo-
que, s’employait à utiliser l’IA
pour améliorer le diagnostic du
cancer, au sein de la société suisse
Sophia Genetics. « Avant Alpha-
Fold, il fallait quatre ou cinq ans
à un thésard pour déterminer
la structure d’une seule d’entre el-
les », insiste l’informaticien.
M. Yakneen partage son temps
entre les deux bureaux d’Isomor-
phic Labs, à Lausanne, en Suisse,
et à Londres, au Royaume-Uni,
dans un bâtiment voisin du siège
de DeepMind. Signe de l’impor-
tance du projet, son directeur gé-
néral est Demis Hassabis, fonda-
teur de DeepMind et désormais
directeur de toutes les équipes de
recherche en IA du géant du nu-
mérique, regroupées dans l’en-
tité Google DeepMind. « C’est un
passionné de médecine », dit
M. Yakneen.
« Incroyablement difficile »
Que font concrètement les
cent employés ? « Notre thèse est
que nous pouvons représenter la
biologie de façon numérique. Que
nous pouvons construire des mo-
dèles qui nous aideront à compren-
dre les systèmes du vivant et, en-
suite, de prédire et dessiner des élé-
ments in silico, dans un ordinateur,
plutôt qu’en utilisant des techni-
ques classiques d’expérience en la-
boratoire, par des chimistes et des
biologistes », explique M. Yakneen.
Pour cela, AlphaFold n’est « qu’une
pièce d’un puzzle bien plus vaste »,
poursuit-il. Isomorphic Labs s’em-
ploie donc à créer des modèles qui
répliquent les lois de la chimie,
de la physique ou de la biologie,
afin de tenter de prédire les for-
mes des molécules, leurs interac-
tions, leur toxicité, etc.
Cette « tâche incroyablement dif-
ficile » est loin d’être achevée, mais
la société se félicite d’avoir, en oc-
tobre 2023, publié une nouvelle
version d’AlphaFold, intégrant,
outre les protéines, des éléments
sur les acides nucléiques, l’ADN ou
les « petites molécules » appelées
ligands. La finalité n’est pas seule-
ment d’accélérer les recherches
sur les traitements et d’abaisser
leurs coûts, mais de « faire des cho-
ses nouvelles », par exemple pour
lutter contre des maladies incura-
bles ou rares, précise M. Yakneen.
Les travaux d’Isomorphic Labs
ont déjà attiré l’attention du sec-
teur pharmaceutique, où plu-
sieurs start-up s’emploient aussi à
utiliser l’IA dans la découverte de
médicaments. La filiale d’Alpha-
bet a profité de l’ouverture de la
Healthcare Conference, la grand-
messe annuelle du secteur de la
biotech, organisée à San Fran-
cisco par la banque d’affaires
LA JEUNE POUSSE
BÉNÉFICIE DE
LA PUISSANCE
FINANCIÈRE,
TECHNIQUE ET
INFORMATIQUE
DU GÉANT
DU NUMÉRIQUE
J.P. Morgan, pour annoncer, le
7 janvier, deux partenariats avec
de grands laboratoires : l’améri-
cain Lilly et le suisse Novartis. « Ils
nous soumettent des cibles théra-
peutiques liées à des maladies qui
les intéressent. Et nous travaillons
ensemble pour tenter de concevoir
de nouvelles molécules qui puis-
sent agir sur ces cibles », explique
M. Yakneen.
Ces accords prévoient un paie-
ment initial de 45 millions de dol-
lars (41,6 millions d’euros) pour
Lilly et de 37,5 millions de dollars
pour Novartis, auxquels s’ajoute-
ront des versements à certains
franchissements d’étapes de re-
cherche, comme il est d’usage
dans l’industrie pharmaceutique.
Le montant pourra atteindre
1,7 milliard de dollars pour Lilly et
1,2 milliard pour Novartis.
La jeune pousse bénéficie de la
puissance financière, technique
et informatique de Google. Cel-
le-ci n’est toutefois pas une garan-
tie absolue de succès, au regard de
la difficulté de la recherche biolo-
gique et médicale. « La complexité
est immense. La taille de l’univers
chimique est, en quelque sorte,
sans limites. Il est possible de fabri-
quer une variété infinie de molécu-
les », reconnaît M. Yakneen, souli-
gnant que ces dernières doivent
ensuite « pouvoir être fabri-
quées ». Nourrir les modèles d’IA
avec des « données diversifiées »
sur la biologie est aussi un défi,
d’autant que, contrairement aux
images ou aux textes, leur qualité
et les résultats obtenus sont diffi-
cilement interprétables par les
humains, souligne-t-il.
Les attentes à l’égard de l’IA
dans la recherche de médica-
ments risquent-elles d’être dé-
çues ? Si, avec la science, « on ne
peut jamais être complètement
sûr », « beaucoup d’éléments mon-
trent que le moment est venu »,
pense M. Yakneen, citant le succès
d’AlphaFold et la « vitesse » des
progrès de l’IA, notamment dans
les domaines du langage et de
l’image.
Lui et les chercheurs de Google
DeepMind, parmi lesquels Demis
Hassabis, croient même que l’IA
peut, à terme, déclencher une
vague d’innovation encore plus
large, au-delà de la thérapeuti-
que : on peut imaginer « la con-
ception de nouveaux matériaux,
par exemple pour les vêtements,
de meilleures batteries électriques,
d’autres sources d’énergie, de plas-
tiques biodégradables », anticipe
M. Yakneen. p
zeliha chaffin
et alexandre piquard
0123
VENDREDI 29 MARS 2024
Alice Zhang,
PDG de Verge
Genomics,
à San Fransisco,
le 7 mars 2022.
CAROLYN FONG/REDUX-REA
médicament, c’est-à-dire la conception d’une
substance pharmacologiquement active des-
tinée à cibler un marqueur d’une maladie.
Exscientia assure pouvoir raccourcir cette
étape « de quatre ou cinq ans à quinze mois »,
selon son responsable du design, Jeremy Bes-
nard. Pour cela, explique-t-il, « nous indi-
quons à notre plate-forme d’IA la cible et les
paramètres à atteindre, puis celle-ci génère
des propositions de composés, et les teste in
silico [c’est-à-dire sur ordinateur] en leur attri-
buant un score de performance prévisionnel,
fondé sur les tests in vitro passés ». Grâce à ce
« design de précision », Exscientia dit, pour un
projet d’anticancéreux, n’avoir eu besoin de
faire fabriquer et tester in vitro par des biolo-
gistes « que » 250 composés, contre jusqu’à
5 000 avec les méthodes traditionnelles…
D’autres acteurs voient les nouvelles tech-
nologies comme un moyen de réduire le ris-
que d’échec lors des phases d’essais cliniques
sur les humains, au cours desquelles neuf
médicaments sur dix échouent. L’IA aiderait
à repérer plus vite les candidats défaillants
(afin « d’échouer vite ») ou à optimiser les per-
formances des molécules créées. Parmi ces
start-up, la filiale de Google, Isomorphic
Labs, ou Aqemia se distinguent. Le Français
Maximilien Levesque, docteur en physique
quantique et ancien chercheur au Centre na-
tional de la recherche scientifique, a eu l’idée
de cofonder Aqemia lorsqu’un grand labora-
toire pharmaceutique l’a approché pour lui
racheter les droits de ses recherches, issues
de ses calculs sur une équation mathémati-
que non résolue depuis quarante ans. « Avec
cette technologie, nous avons créé une IA gé-
nérative nourrie des lois de la physique théori-
que : elle permet de prédire les interactions et
les liaisons entre les molécules et la cible théra-
peutique. C’est un peu comme si vous aviez des
millions de profs de physique qui corrigeaient
en permanence vos expériences », décrit-il.
Inceptive, l’entreprise de M. Uszkoreit,
concentre ses efforts sur le design de molé-
cules utilisant l’ARN messager, cette techno-
logie médicale démocratisée par Moderna et
BioNTech avec les vaccins contre le Covid-19.
« Nous utilisons l’IA et des expériences de bio-
chimie pour concevoir des molécules ARN
avec des propriétés améliorées, par exemple
plus stables ou ne nécessitant pas d’être stoc-
kées à – 70 degrés », explique son fondateur,
qui a signé un accord avec Sanofi. Relay The-
rapeutics, spécialisée dans la recherche con-
économie & entreprise | 17
Pour beaucoup, l’IA est une alliée pour ten-
ter de trouver de nouvelles cibles thérapeuti-
ques. Avant de concevoir un médicament,
il faut identifier un mécanisme à modifier,
dans une protéine ou un gène associés à la
maladie. Ainsi, Owkin essaie « de comprendre
la biologie en travaillant sur des données de
patients », plutôt que de mener des expérien-
ces sur des modèles animaux ou des lignées
Emmanuelle Martiano et Maximilien Levesque, cellulaires, selon les méthodes traditionnel-
cofondateurs d’Aqemia, à Paris, le 16 mai 2022. CLOE HARENT/REA les, explique M. Vert, directeur scientifique
de cette start-up, cofondatrice du projet Biop-
timus. La start-up récupère, auprès d’une
cinquantaine d’hôpitaux dans le monde, des
images, des analyses ou des dossiers de pa-
tients d’une maladie et utilise l’IA pour
« identifier des cibles thérapeutiques candida-
tes, comme un gène qui ne serait exprimé que
chez 20 % d’entre eux », décrit le polytechni-
cien, autrefois chercheur à l’Institut Curie.
Owkin a identifié trois « sous-populations »
parmi les patients atteints de mésothéliome,
tumeur notamment liée à l’amiante.
Dans le même esprit, la start-up améri-
caine Verge Genomics a analysé des données
issues de tissus de moelle épinière et de cer-
veaux de près de 1 000 patients atteints de
sclérose en plaques. « Plutôt que de nous
concentrer sur une seule cible, grâce à l’IA,
Demis Hassabis, directeur général de Google DeepMind, nous repérons quels gènes sont déréglés et
à Londres, le 13 octobre 2023. MARTIN GODWIN/GUARDIAN/EYEVINE/BUREAU233 nous les examinons au sein d’un réseau plus
large, de 300 gènes environ, afin de chercher
ce qui permettrait de réguler l’ensemble », ex-
plique sa directrice commerciale, Jane Rho-
des. Verge Genomics mène d’autres recher-
ches, notamment sur la maladie de Parkin-
son et sur la maladie de Charcot.
Dans le cancer de l’ovaire, « un des plus
mortels chez la femme », One Biosciences, co-
fondée avec l’Institut Curie, dit avoir obtenu
des résultats prometteurs en analysant
des échantillons « longitudinaux » (prélevés
avant la maladie, après traitement, après ré-
cidive, etc.), grâce au « séquençage en cellule
unique », qui permet d’avoir une meilleure
« typologie » des cellules tumorales. En de-
mandant aux algorithmes d’identifier par
exemple des points communs partagés par
plus de x % des patientes, la start-up a « ob-
tenu une liste de cibles thérapeutiques, dont
une petite moitié étaient déjà connues mais
Les experts en IA Hans et Jakob Uszkoreit, dont quinze ou vingt n’ont jamais été étu-
au AI Campus Berlin, le 28 avril 2023. HANNES JUNG/LAIF-REA diées », raconte sa directrice générale Magali
Richard, qui espère d’ici à fin 2024 avoir sé-
lectionné une ou deux d’entre elles, candida-
tre le cancer, dit, elle, pouvoir, grâce à l’IA, si- tes pour le design d’un médicament.
muler en 3D le mouvement des protéines. Le CONTRAIREMENT À
but : distinguer deux protéines d’apparence
similaires pour, par exemple, ne cibler que
CHATGPT OU BARD, Les limites d’une révolution
celle associée à un cancer des voies biliaires. ENTRAÎNÉS SUR LES Le fourmillement de recherches est impres-
sionnant. Mais celles-ci doivent encore fran-
MILLIARDS DE TEXTES chir des obstacles avant de réaliser leurs pro-
Nouvelles cibles thérapeutiques ET IMAGES DU WEB, messes, prévient Pat Walters, responsable
D’autres acteurs cherchent à aller plus loin en des données de la start-up américaine Relay
appliquant l’IA encore plus en amont du pro- L’IA DE DÉCOUVERTE Therapeutics. « Il y a beaucoup d’annonces
cessus de découverte de médicament. Ainsi, sur l’IA et la recherche de médicaments, mais
des chercheurs des universités américaines DE MÉDICAMENTS quelqu’un a-t-il réussi à prouver un impact
Massachusetts Institute of Technology et réel sur des patients et une maladie, par exem-
Harvard ont annoncé fin décembre 2023 MANQUE DE DONNÉES ple dans un essai clinique ? J’espère que ça arri-
avoir identifié deux potentielles nouvelles DE BIOLOGIE vera, mais ce n’est pas encore le cas. »
classes d’antibiotiques. Un type d’innovation Aucun candidat-médicament des entrepri-
qui n’est pas rencontré depuis des décennies DE QUALITÉ ses utilisant l’IA n’a atteint la phase 3 des
dans un domaine où l’antibiorésistance est essais cliniques, l’étape de test sur un grand
un fléau. Les scientifiques ont entraîné des IA nombre de patients avant la commercialisa-
à repérer l’activité antimicrobienne sur un tion d’un traitement. En 2022, selon BCG, 160
échantillon de 39 000 composés connus. Ils de ces candidats-médicaments étaient testés
s’en sont ensuite servi pour analyser 12 mil- sur des animaux ou des cellules humaines, et
lions de composés, dont deux ont révélé des 15 démarraient la phase clinique d’essais sur
propriétés antibiotiques jusqu’ici inconnues l’homme. Insilico Medicine, qui estime être
contre des staphylocoques résistants. Cette une des start-up les plus avancées du secteur,
« preuve de concept » n’a toutefois pas encore n’en était qu’à un essai de phase 2, mi-2023,
été testée sur les humains. Mais cette mé- pour un candidat contre le cancer du pou-
thode consistant à réexaminer des substan- mon. De plus, l’IA n’empêche pas des échecs :
ces connues pour tenter de leur trouver de BenevolentAI a dû mettre fin, en mai 2023, à
nouvelles applications intéresse d’autres en- son essai de phase 2 d’un traitement contre
treprises. « Avec l’IA, on peut retester des molé- la dermatite atopique (une forme d’eczéma)
cules pour des cas d’usages auxquels on n’avait avant de licencier 180 personnes. Fin 2023,
pas pensé », explique M. Frenehard, de Sanofi. Exscientia a mis au second plan certaines re-
cherches pour se concentrer sur quatre can-
didats-médicaments en oncologie.
Les apports de l’IA au processus de décou-
verte de médicaments restent soumis à cer-
tains défis. « On a vu des IA proposer une mo-
lécule qui ensuite ne peut pas être construite,
en raison des contraintes chimiques », raconte
M. Frenehard, de Sanofi. « Par ailleurs, on
n’arrive pas à simuler et à répliquer tout le
corps humain », ajoute-t-il, estimant l’arrivée
de « jumeaux numériques » de patients en-
core lointaine. « Il y a encore beaucoup de
trous dans la raquette dans notre connais-
sance de la biologie », reconnaît Mme Richard,
de One Biosciences.
Contrairement aux services comme Chat-
GPT ou Bard, dont les modèles sont entraînés
sur les milliards de textes et images publiés
sur le Web, l’IA de découverte de médica-
ments manque de données de biologie de
qualité : celles-ci proviennent parfois de sour-
ces hétérogènes ou doivent être créées à par-
tir de tissus humains mal conservés… De
plus, la création de laboratoires « secs » rem-
plis de « data scientists » et de spécialistes d’IA
ne rend en rien moins nécessaires les labora-
toires « mouillés » où biologistes et chimistes
mènent des expériences bien réelles, rappelle
One Biosciences. Enfin, trouver une piste thé-
rapeutique ne veut pas forcément dire que
celle-ci se révélera viable économiquement.
Nourrie par l’effet de mode liée aux outils
grand public comme ChatGPT, l’IA, dans la
découverte de médicaments, pourrait-elle
décevoir ? Cette technologie a déjà connu
plusieurs « hivers » après des périodes d’em-
ballement, par exemple dans la voiture auto-
nome. Et, en santé, des projets jugés très pro-
metteurs ont dans le passé suscité des désil-
lusions, comme l’ordinateur Watson d’IBM,
censé pouvoir faire des diagnostics médi-
caux… « Il y aura de la déception, vu les atten-
tes, mais les applications d’IA qui transforme-
ront la médecine finiront par arriver », croit
pourtant M. Uszkoreit, jugeant nécessaire de
« repenser » le processus de découverte de
médicaments. Le chercheur estime très en-
courageants les essais menés par BioNTech
et Evaxion sur des « vaccins à ARN messager
contre le cancer ». Il espère qu’on puisse un
jour créer de tels « programmes » personna-
lisés, capables de dire aux cellules d’un pa-
tient d’attaquer telle ou telle maladie, et
même de se « mettre à jour » dans le temps…
M. Walters est, lui, plus tempéré : « Il n’y a pas
d’outil magique ou de ChatGPT auquel on
pourrait juste demander : “quel est le médica-
ment pour cette maladie ?”. » Pour lui, l’IA
permet des « améliorations incrémentales »,
ce qui « n’est pas tellement différent de la
façon dont le secteur a progressé depuis
quarante ou cinquante ans ».
D’ailleurs, les entreprises s’emploient déjà
à diffuser ces technologies dans les autres
phases de la recherche : Exscientia a cons-
truit un laboratoire équipé de robots et d’IA,
afin d’automatiser une partie des tests de
biologie, Capgemini parie sur les ordinateurs
quantiques pour accélérer les calculs… Côté
essais cliniques, certains essaient d’anticiper
les résultats, comme Owkin, qui a créé des
modèles d’IA entraînés sur les essais passés.
Verge Genomics cherche à faire autoriser des
essais avec moins de patients, en collectant
sur eux davantage de données médicales,
grâce à des capteurs installés à leur domi-
cile… « Je suis très optimiste. Nous sommes
dans une phase de progrès très rapides »,
pense de son côté M. Vert, d’Owkin. La diffi-
culté à apprécier la possible révolution médi-
cale en cours serait due aux longs délais liés
aux essais et aux procédures d’autorisation.
« Le juge de paix, ce sera dans vingt ans ou
dans trente ans, quand on fera la liste des
molécules générées avec notre approche, par
rapport aux autres », se projette-t-il. p
zeliha chaffin
et alexandre piquard
18 | économie & entreprise 0123
VENDREDI 29 MARS 2024

PERTES & PROFITS | AMAZON

p a r p h il ip p e e s c a nde

L’étrange symbiose
de l’intelligence artificielle
On s’interroge très régulière-
ment, de ce côté-ci de l’Atlanti-
que, sur les raisons pour lesquel-
les l’Europe ne parvient pas à
faire émerger des champions du
numérique à la hauteur des Goo-
gle, Amazon ou Microsoft. La ré-
ponse est connue. C’est la réu-
nion d’un marché unifié, d’un
pool de talents, d’un écosystème
financier liquide et profond et de
grandes entreprises particulière-
ment généreuses.
L’annonce, mercredi 27 mars,
de l’investissement d’Amazon
dans la jeune société d’intelli-
gence artificielle (IA) Anthropic
en fournit la démonstration.
L’empereur du commerce en li-
gne va engager 2,75 milliards de
dollars (2,5 milliards d’euros)
dans l’entreprise, après 1,25 mil-
Wen Han, le fondateur et PDG de Windrose, à Canton (Chine), en décembre 2023. WINDROSE liard en septembre 2023. Avec
4 milliards au total, c’est le plus
important investissement dans
une autre société de toute l’his-
bles pour entraîner les logiciels,
cette différence est critique.
Selon le Wall Street Journal,
près de 29 milliards de dollars
ont été investis par le capitalisme
américain dans l’intelligence ar-
tificielle en 2023. Enfin, le fran-
çais n’a pas de champions de son
domaine sur le Vieux Continent
pour compenser la faiblesse des
investisseurs. Hormis Amazon et
Microsoft, Google a investi 2 mil-
liards dans Anthropic.
Amazon, Microsoft et Google
sont d’autant plus à l’aise pour
dépenser des montagnes de dol-
lars dans ce secteur qu’ils en sont
les premiers bénéficiaires. En ef-
fet, cet argent récolté par les jeu-
nes pousses de l’IA est massive-
ment dépensé chez les proprié-
taires des grands centres de
données pour entraîner et faire
tourner leurs logiciels. C’est-à-
dire… chez eux.
Ainsi, Anthropic va dépenser

Camions électriques: le chinois toire d’Amazon. En un an, Anth-

ropic, qui n’est ni le premier ni le
plus gros dans le secteur de l’IA,
a réussi à ramasser 7,3 milliards
2 milliards de dollars chez Goo-
gle et 4 milliards chez Amazon.
Même le français Mistral a signé
avec Microsoft. Les Big Tech récu-

Windrose vise la Belgique

de dollars. Son concurrent,
OpenAI, a réuni 13 milliards
grâce à Microsoft.
A titre de comparaison, le
champion français Mistral AI a
Le constructeur devrait y construire une usine pour 300 millions d’euros réussi l’exploit, en moins d’un an
d’existence, de lever près de
400 millions d’euros. Vingt fois
moins. Dans un métier où les in-
péreront ainsi rapidement leur
mise. Magique. Mais attention
aux juges qui pourraient avoir
une autre appréciation de cette
étrange symbiose, laquelle ne
menace pas que les entrepre-
neurs européens ! En attendant,
l’intelligence artificielle n’est pas
près d’échapper à l’appétit des

A
lors que les semi-re- visionnement chinoise, et la R&D HSBC, le fonds d’investissement vestissements sont considéra- géants du Net. p
morques de Tesla sor- [recherche et développement] chi-
La jeune start-up singapourien Temasek, ou Hefei,
tent au compte-gout- noise », dit en souriant le patron de a obtenu capitale de l’Anhui. Elle espère
tes de leur usine du Ne- 33 ans, en visite à Paris, fin mars. pouvoir livrer ses premiers ca-
vada, un nouvel acteur veut se- La start-up, fondée en mars 2022,
l’homologation mions fin 2024 et vise les marchés
de son premier
couer le secteur : le chinois
Windrose, qui produit déjà d’im-
posants camions en Chine, s’ap-
a déjà convaincu de potentiels
clients, comme Decathlon, qui
compte sur l’électrique pour ré-
semi-remorque
chinois, européen et américain.
Windrose prévoit d’installer son
siège social européen, un centre
Grand ménage d’Editis
prête à annoncer la construction
d’une usine à Anvers, en Belgique,
pour 300 millions d’euros. « Nous
duire de 20 % son empreinte car-
bone d’ici à 2026, ou des transpor-
teurs comme le hongkongais
en Chine en
décembre 2023
de R&D et une usine d’assem-
blage à Anvers. L’investissement
devrait être signé dans les mois à
dans son comité exécutif
n’avons pas encore signé, mais les Kerry et le chinois Rokin, qui cher- venir, avec une aide significative Dans un climat tendu, l’éditeur a limogé
discussions sont à un stade avancé chent à décarboner leur chaîne lo- des autorités belges, affirme le pa-
pour l’établissement de notre siège gistique. Une tâche difficile : si les modèles électriques, mais ils sont tron. « Nous envisageons aussi
sept des douze membres de sa direction
européen et d’une usine d’assem- voitures électriques proposent soit plus petits, soit réservés à la d’autres sites pour une usine de
blage », explique le fondateur de la une autonomie suffisante, électri- desserte régionale, car leur auto- châssis, en Belgique ou en France.
start-up, Wen Han.
Avec une autonomie dépassant
les 600 kilomètres à pleine
charge, l’engin, passé par une en-
treprise de conduite autonome de
fier les poids lourds suppose des
batteries gigantesques et des capa-
cités de charge supérieures à l’of-
fre actuelle pour refaire un plein
d’électrons rapidement.
nomie est limitée.
L’entreprise a obtenu l’homolo-
gation de son premier semi-re-
morque en Chine, en décem-
bre 2023. Elle développe égale-
Ce serait un investissement à, po-
tentiellement, 1 ou 2 milliards
d’euros », explique M. Han. L’en-
treprise pourrait collaborer avec
des champions européens de la
T oujours se méfier des pro-
messes. Avant que le mil-
liardaire tchèque Daniel
Kretinsky ne mette la main sur
Editis − le deuxième groupe d’édi-
de direction, un « club des cinq »
où siègent désormais les repré-
sentantes de la nouvelle direction
sous la houlette de Catherine
Lucet, la directrice générale.
la Silicon Valley, promet des per- En 2022, seulement 1,2 % des ca- ment un véhicule plus léger, et batterie, comme le suédois Nor- tion français, qui comprend Plon, « La vie des entreprises est faite
formances similaires au Tesla mions vendus dans le monde une version à hydrogène de son thvolt, le français Verkor, ou le Julliard, Robert Laffont… –, son de départs et d’arrivées », tempère-
Semi, pour environ 200 000 dol- étaient électriques, dont une part poids lourd, tout en travaillant la chinois CALB, qui prévoit de cons- bras droit, Denis Olivennes, expli- t-on dans l’entourage de M. Kre-
lars (184 800 euros), soit encore plus infime pour les semi- conduite autonome de ses véhi- truire une usine au Portugal. quait au comité social et écono- tinsky, en notant qu’il est fréquent
50 000 dollars de moins que son remorques de longue distance, cules. Cofondée par Wen Han et « Nous regardons la Belgique, les mique, en avril 2023, l’impor- de changer le management à l’arri-
concurrent américain, et deux d’après l’Agence internationale de Haoli Chen, ancien directeur de la Hauts-de-France, la Normandie. » tance du « bien-être au travail ». vée d’un nouvel actionnaire. Et en
fois moins que les camions l’énergie. Derrière Tesla, les technologie chez Dayun, un cons- La mise en œuvre de ces engage- soulignant que 90 % des promo-
Daimler de la même catégorie. La géants des poids lourds, comme tructeur de camions chinois, la Des « mégachargeurs » ments n’a pas concerné les tions du nouvel organigramme
recette pour ces prix défiant la Ford, Volvo, Daimler ou Renault, jeune start-up est parvenue à con- En attendant que soit achevée sa membres du comité exécutif sont des promotions internes.
concurrence ? « La chaîne d’appro- ou le chinois BYD, ont lancé des vaincre des investisseurs tels que première usine chinoise, à Suzhou (comex) d’Editis.
(à l’ouest de Shanghaï), Windrose Selon La Lettre du mercredi Questions salariales
s’appuie sur les services de JAC 27 mars, sept de ses douze mem- Ce grand ménage rappelle le coup
Réseau d’électricité français : des besoins inédits Motors, un constructeur étatique
qui produit des voitures et des ca-
bres ont été priés de faire leurs
cartons. Ils étaient déjà en place
de balai spectaculaire donné
en 2014 par le patron des grands
mions, et collabore déjà avec Nio, ou avaient été nommés par Mi- magasins du groupe Galeries La-
la dernière des soixante et onze turbines du et un quadruplement par rapport au schéma dé- une des start-up chinoises de chèle Benbunan, l’ancienne direc- fayette, Nicolas Houzé, qui, en
parc éolien en mer au large de Fécamp (Seine- cennal de développement du réseau de 2014. Le l’électrique. Pour ses batteries, trice générale d’Editis, quand l’en- dix mois, avait limogé la totalité de
Maritime) a été posée, lundi 25 mars. L’installa- changement d’échelle est inédit, justifié par les l’entreprise s’approvisionne treprise était encore dans le giron son comex. Façon radicale de faire
tion de 500 mégawatts sera pleinement opéra- besoins de modernisation du réseau ainsi que auprès de CALB et EVE, deux ac- du groupe Vivendi de Vincent Bol- place nette en décimant la garde
tionnelle en mai. La France prévoit le déploie- par la planification d’un programme sans précé- teurs établis qui fournissent res- loré. Depuis le rachat d’Editis, en rapprochée de son prédécesseur.
ment de 18 gigawatts (GW) d’éolien en mer d’ici dent de raccordement de moyens de production pectivement les batteries des véhi- novembre 2023, les départs de Mi- Au sein d’Editis, les syndicats se
à 2035. Et, au-delà du développement massif des renouvelables et nucléaires ainsi que de clients cules Volkswagen et BMW en chèle Benbunan, de Laurent Mai- plaignent, comme Force ouvrière
énergies renouvelables, le pays doit anticiper industriels. Le renouvellement des infrastructu- Chine. Elle revendique déjà un mil- rot (directeur financier), d’Amélie (FO), « d’être informés des mouve-
le renouvellement du réseau, l’électrification res est rendu impératif par le vieillissement du lier de commandes aux Etats-Unis Courty-Cayzac (directrice des res- ments dans la direction par les
des usages (en particulier la mobilité), la réin- réseau et l’adaptation aux aléas climatiques. et 500 en Chine, mais l’entreprise sources humaines), de Clément médias » et regrettent de « n’avoir
dustrialisation et la relance du nucléaire, après compte sur le développement de Pelletier (directeur du développe- aucune information sur la straté-
le raccordement, cet été, de l’EPR de Flamanville Effort particulier sur les éoliennes en mer « mégachargeurs » pour rendre ment), de Vincent Barbare (direc- gie du groupe ». Les questions sala-
(Manche). Autant de projets générant des be- En matière d’énergies renouvelables, RTE anti- ses camions plus attractifs. Le teur du pôle éducation grand pu- riales achoppent avec la direction,
soins considérables de raccordement et de ren- cipe, dans son scénario privilégié, la mise en 26 mars, l’entreprise a annoncé le blic et président d’Edi8) et de Ben- et FO n’excluait pas, mercredi
forcement du réseau de transport d’électricité. service sur le réseau de transport de 90 à 125 GW lancement d’un partenariat avec le jamin Tancrède (directeur digital 27 mars, un appel à la grève, le se-
Entre 2025 et 2040, le gestionnaire national du d’ici à 2040. L’effort est particulièrement impor- promoteur immobilier australien et innovation) ont été actés. Celui cond depuis novembre 2023.
réseau de transport d’électricité, RTE, évalue ses tant pour les éoliennes en mer : leur raccorde- Goodman, pour la construction de de Pascale Launay (directrice de la Par ailleurs, Denis Olivennes en-
investissements à 100 milliards d’euros, mon- ment coûterait plus de 33 milliards d’euros. Ce- chargeurs d’une capacité de communication et de la respon- visage le rachat de Michel Lafon,
tant évoqué lors du lancement, le 14 mars, de la lui des nouvelles centrales prévues dans le plan 960 kilowatts (kW), de quoi gagner sabilité sociétale des entreprises) l’une des dernières maisons
consultation publique en vue de l’élaboration de relance du nucléaire a une incidence limitée 400 kilomètres d’autonomie en est intervenu la semaine dernière. d’édition 100 % indépendantes,
du nouveau schéma décennal de développe- sur le budget d’investissement d’ici à 2040, seu- trente-six minutes. En France, les Par ailleurs, trois des membres également distribuée par Interfo-
ment du réseau. Cette étape permettra à RTE, les deux paires de nouveaux réacteurs étant stations sur autoroute sont pour de ce comex ont été rétrogradés rum (Editis). « Le président fonda-
filiale à 50,1 % du groupe public EDF, d’affiner susceptibles d’être raccordées à cet horizon, à l’instant équipées de chargeurs al- depuis l’arrivée du nouvel action- teur de la maison, Michel Lafon,
son programme d’équipement et son chiffrage, Gravelines (Nord) et à Penly (Seine-Maritime). lant de 43 kW à 350 kW. Le premier naire. Après cette « hécatombe » considère toujours avec grande
avant de le soumettre pour validation à l’Etat et Par ailleurs, les besoins industriels représen- mégachargeur sera installé sur le digne d’Agatha Christie, seuls attention les propositions qui lui
à la Commission de régulation de l’énergie. Une tent de 13 à 15 GW, soit un doublement de la site d’un entrepôt Decathlon, près subsistent Nicolas Gonçalvez, di- sont adressées », indique-t-on
étape cruciale, dans la mesure où les missions puissance actuelle en France. Il s’agit de raccor- de Pékin. En attendant, les ca- recteur des relations avec les édi- chez cet éditeur qui publie
de service public de RTE sont, in fine, financées der de nouveaux sites, à l’instar des gigafacto- mions Windrose pourront être teurs, et Marie-Pierre Sangouard, 150 ouvrages par an, dont ceux
par les consommateurs d’électricité. ries de batteries ou de panneaux solaires, et connectés à deux chargeurs de directrice générale d’Interforum d’Agnès Martin-Lugand, en préci-
Cette enveloppe de 100 milliards sur seize ans d’électrifier des usines désireuses de décarbo- voiture en même temps pour ac- (filiale de diffusion et de distribu- sant « qu’à ce stade aucune déci-
équivaut à 6,25 milliards d’euros par an en ner leurs process. Un défi de taille pour RTE. p célérer un peu la charge. p tion). Cette dernière est la seule à sion n’a été prise ». p
moyenne, soit un triplement par rapport à 2023 sylvaine travadon simon leplâtre avoir intégré le nouveau comité nicole vulser
0123
VENDREDI 29 MARS 2024 carnet | 19
Paris. Lisbonne. La famille Nortier Mme Laurence Simon-Sulzer, Nathalie Tainturier, Vincent
M. et Mme Guillaume Simon, Guihéneuf, Anne-Céline Guihéneuf-
Christian Auscher, a la grande tristesse d’annoncer le Mme Frédérique Simon, Dommergues,
son époux, M. et Mme Matthieu Simon-Blavier, ses enfants,
en vente Le Carnet Anne Fontaine
décès de
ses enfants,
actuellement et Philippe Carcassonne,
Mme Elisabeth NORTIER,
Olivier, Paul, Quentin, Philippe, ont le chagrin de faire part du décès
de
Nous informons nos lecteurs Jean-Chrétien Sibertin-Blanc, Denis, Alexis, Louis et Gaspard,
François Sibertin-Blanc, née MAGNOU, ses petits-ils,
En kiosque et nos annonceurs de la non parution
de notre journal le lundi 1er avril 2024.
Marjolaine Sibertin-Blanc, professeur émérite La famille Blavier Mme Marie-Claudine
VINCENOT,
ses enfants, en histoire médiévale, Et Mme Carmen Alves,
Tien, Léo, Eva, femme de lettres,
Le Monde à paraître le samedi
ses petits-enfants, survenu le 24 mars 2024, à Limeil- ont la tristesse d’annoncer que
30 mars sera daté dimanche 31 mars - survenu le 17 mars 2024, à Dijon,
HORS-SÉRIE

Marine Dupuis-Baudrillard, Brévannes, à l’âge de quatre-vingt-

lundi 1er avril - mardi 2 avril 2024. à l’âge de quatre-vingt-cinq ans.
numéro
spécial
sa sœur, treize ans. Mme Françoise SIMON,
700 e
anniversaire
1254—1324
Le service Carnet sera née BLAVIER,
exceptionnellement fermé
ont la douleur de faire part du décès
Une cérémonie religieuse a été
Condoléances
de a quitté son corps le 16 mars 2024,
le fabuleux voyage de le samedi 30 mars et une permanence célébrée ce 28 mars, à 10 h 30, en à l’âge de quatre-vingt-six ans. Chérif Khaznadar,
MARCO sera assurée le lundi 1er avril, Claude, l’église Saint-Martin, 7, rue des Deux fondateur de la Maison des Cultures
POL
PO LO de 9 heures à 13 heures, ancienne professeure
d’arts plastiques
Communes, à Limeil-Brévannes (Val-
de-Marne).
Elle a retrouvé son époux, du Monde
Et les membres du conseil
sur la route de la soie
En partenariat avec pour notre édition du Monde datée au Lycée français de Lisbonne, Christian SIMON. d’administration,
du mercredi 3 avril 2024.
M. Nortier,
Hors-série ————— survenu le 25 mars 2024, à Paris. Le culte d’action de grâce sera ont appris avec une profonde émotion
36, Avenue Charles V, le décès de
Vous pouvez nous faire parvenir vos textes célébré au Temple protestant de
causcher@me.com 94130 Nogent-sur-Marne.
HORS-SÉRIE l’Oratoire du Louvre, 145, rue Saint-
UNE VIE, UNE ŒUVRE
soit par e-mail : carnet@mpublicite.fr Honoré, Paris 1 er, le mardi 2 avril, à Frédéric MITTERRAND,
ÉDITION
2024 (en précisant impérativement votre numéro Nantes. 14 heures. membre
Paris. Saint-Maur-des-Fossés. du conseil d’administration
Émile
Zola de téléphone et votre éventuel numéro
Les combats de la Maison des Cultures
d’un écrivain d’abonné ou de membre de la SDL) Mathilde et Héloïse Curvale, Nous avons la tristesse de faire Ni fleurs ni couronnes. Dons
du Monde.
soit sur le site : ses illes, part du décès de bienvenus à SOS villages d’enfants,
Jean et Ghislaine Curvale, Aide & Action ou le Secours populaire. Ils présentent leurs plus sincères
https://carnet.lemonde.fr
ses parents, M. Michel QUIMBERT, condoléances à sa famille et à ses
L’équipe du Carnet reviendra Anne Petillot, Cet avis tient lieu de faire-part. proches.
de l’Académie de marine,
vers vous dans les meilleurs délais
Vu par Clemenceau, Jaurès, Aragon, Mendès France, Taubira…

Sophie Curvale, avocat,

Hors-série pour vous confirmer la parution. Nathalie Curvale-Richeux,
ancien président Corinne Matheron,
Souvenir
Alain Curvale, sa compagne,
carnet@mpublicite.fr ses sœurs, son frère, du Port de Nantes-Saint-Nazaire
David, Sébastien, Nicolas Subileau In memoriam.
et de L’Union des ports de France,
https://carnet.lemonde.fr leurs conjoints, leurs enfants et
ancien président
et Aimé Matheron,
petits-enfants, ses enfants, Il y a trente ans disparaissait
Ses tantes et oncles, du Conseil supérieur Ses petits-enfants,
Ses collègues et amis, de la marine marchande, Jean-Louis Subileau, Elisabeth (Ela) MINK,
AU CARNET DU «MONDE»
oicier de la Légion d’honneur, son frère, résistante de la première heure,
ont la tristesse de faire part du décès oicier de l’ordre national agent de liaison MOI-FTP,
Décès de du Mérite maritime, font part du décès, survenu à l’age de croix de guerre 1939-1945.
commandeur du Mérite maritime, soixante-seize ans, de
Claude Alphandéry, Pierre CURVALE, Il y a seize ans disparaissait
Pierre et Sylvie, Marc, Valérie et Paola, directeur général de l’Infrep, chevalier de l’ordre du Mérite
Jacques SUBILEAU,
ses enfants et leurs compagnes, agricole producteur musical, Emanuel (Mundek) MINK,
Nicolas, Raphaël et Juan Alphandéry, survenu le 21 mars 2024, et des Palmes académiques, ingénieur culturel, oicier
Magazine ses petits-enfants, à l’âge de cinquante-sept ans. médaille de l’Aéronautique, artiste plasticien. des Brigades internationales,
Marie-Pierre Hermann, médaille déporté du premier convoi
sa compagne, Une cérémonie religieuse sera des Services militaires volontaires, L’inhumation aura lieu au cimetière de France à Auschwitz,
Aldina Lopez, célébrée le 2 avril, à 14 heures, en de Veynes (Hautes-Alpes), ce vendredi membre de la direction
HORS-SÉRIE commandeur de l’ordre de Mohéli,
sa idèle amie, l’église Notre-Dame du Rosaire, de Résistance dans le camp,
grand croix de l’ordre d’Anjouan, 29 mars 2024, à 10 heures.
Francine Mallat, 18, place des Marronniers, à Saint- citoyen d’honneur
sa belle-sœur chevalier de l’ordre national de l’Espagne démocratique.
Maur-des-Fossés.
RÉSISTANTS et ses enfants, de Madagascar, Nicolas, Pascal et Valérie, Laurent
MISSAK MANOUCHIAN
ET SA COMPAGNE MÉLINÉE et Stéphanie, Nous pensons à eux.
Jean-Philippe Kevorkian,
ENTRENT AU PANTHÉON

HISTORIENS ET DESCENDANTS
RACONTENT L’ENGAGEMENT
ont la tristesse de faire part du décès survenu le lundi 25 mars 2024, ses ils et belles-illes,
de Laurence Kevorkian, Léa et Luca,
DES COMBATTANTS ÉTRANGERS

à l’âge de soixante-dix-huit ans. Famille Mink.

ses enfants, sa petite-ille et son petit-ils,
Claude ALPHANDÉRY, Ses neuf petits-enfants, Jacques et Florence, Marc et
grand oicier De la part de Laurence, Béatrice, Catherine et Hommage
de la Légion d’honneur, ont la tristesse de faire part du décès Marie-Odile,
Aujourd’hui, notre mère
Hors-série grand-croix du Françoise Quimbert-Legendre, ses frères et belles-sœurs,
de l’ordre national du Mérite, son épouse, Les familles Terray et de Leusse,
lieutenant-colonel des FFI, docteur Marcel KEVORKIAN, Annie
0123 É DITION Mikaël et Sabine, Erwan, Solen et Ses ami.e.s,
H O R S - S É R I E
2024 ex-communiste médecin des pauvres, Maïwenn,
LE BILAN ▶ GÉOPOLITIQUE
▶ ENVIRONNEMENT
▶ ÉCONOMIE et banquier non alignés, pionnier de la stimulation
ses enfants, ont la profonde tristesse de faire part
a quatre-vingts ans.
DU MONDE
+ AT LA S D E 1 9 8 PAYS
+ 1 5 PAG E S D E D É B AT S : M É L A N I E A L B A R E T, É L I E B A R N A V I , PA S C A L B R I C E ,
fondateur de France Active
et du Labo de l’ESS,
cardiaque en France,
Céline et Damien, Charles et du décès de Pourtant, son image reste à tout
jamais celle d’une maman à la
LU C I L E M A E R T E N S , X A V I E R R A G O T, LU C R O U B A N , M A RTA S P R A N Z I , PAT R I C K W E I L . . .

instigateurs d’économie sociale survenu le vendredi 22 mars 2024, Hortense,

et solidaire,
Emmanuel TERRAY, cinquantaine souriante.
à l’âge de quatre-vingt-treize ans. ses beaux-enfants,
Malo, Gaëlle, Clarisse, Joan, et survenu le 25 mars 2024, à Chatou,
survenu à l’âge de cent un ans, Aujourd’hui, nous fêterons
Après plus de quatre décennies Léonore, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. ensemble son anniversaire, car nous
le 25 mars 2024. d’exercice à la clinique du Mont- ses petits-enfants. ne l’oublions pas.
Louis, à Paris 11 e, c’est dans « sa Avec toutes celles et ceux qui le
L’enterrement aura lieu le mercredi
maison », l’hôpital Fernand-Widal, à La cérémonie religieuse sera célébrée souhaitent, nous nous réunirons Aujourd’hui, comme demain.
3 avril, à 14 heures, au cimetière
Paris 10e , qu’il est parti paisiblement, pour lui rendre hommage le
Hors-série du Montparnasse, Paris 14e, entrée le mercredi 3 avril, à 11 heures, en
principale. entouré de tous les siens. mercredi 3 avril, à 14 h 30, au Antoine et Elise Carde.
l’église Notre-Dame-de-Bon-Port de
crématorium de Cormeilles-en-
« Il n’y a que l’amour Nantes, suivie de l’inhumation au
(Le Monde du 28 mars.) Parisis.
HORS-SÉRIE
qui compte. » cimetière des Moutiers-en-Retz. Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication
La famille ne souhaite ni leurs ni Louis Dreyfus
LES SECRETS DU PHARAON Claudine Biget, La cérémonie aura lieu le mercredi Cet avis tient lieu de faire-part et
son épouse, couronnes mais invite à adresser des Directeur du « Monde », directeur délégué de la
3 avril, à 10 h 30, en la cathédrale de remerciements. dons à la Ligue contre le cancer, la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Élisabeth Biget-Brédif et Hervé Brédif, arménienne Saint-Jean-Baptiste, 15, rue Directrice de la rédaction Caroline Monnot
sa ille et son gendre, Ligue des droits de l’homme ou à Direction adjointe de la rédaction
Jean-Goujon, à Paris 8e , suivie de Condoléances sur www.pfallain.com toute autre association combattant Grégoire Allix, Maryline Baumard, Philippe Broussard,
Victor Biget Brédif,
l’inhumation au cimetière du Père- les inégalités et les injustices. Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Alexis
son petit-ils, Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi,
Lachaise, à Paris 20e.
Michelle Biget-Mainfroy, PF Allain - Funéplus, Harold Thibault
sa sœur, Villeneuve-en-Retz. Le CEDETIM Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
En partenariat avec

Bernard Liot, Directrice déléguée au développement des services

édition spéciale
Tél. : 02 40 21 93 30. abonnés Françoise Tovo
ont la douleur d’annoncer le décès son ex-mari, salue la mémoire de son camarade et Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
Hors-série de Martin Liot, ami Gilles van Kote
son ils, Yvonne, Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel
Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel
Jean-Louis BIGET, Sa famille sa femme,
Collection
Emmanuel TERRAY, Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux
historien médiéviste, Et ses amis, Ses enfants, infatigable militant (cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées)
professeur émérite Ses petits-enfants
Direction artistique Emmanuel Laparra
de la solidarité internationale, Infographie Delphine Papin
à l’École normale supérieure ont l’immense tristesse de faire part et leurs conjoints en particulier avec les sans-papiers. Directrice des ressources humaines du groupe
CHEFS -D’OEUVRE de Fontenay-Saint-Cloud. du décès de Emilie Conte
Et ses arrière-petits-enfants, Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
EN M I N I AT U R E 21 ter, rue Voltaire,
(Le Monde du 28 mars.) Marie-Louise LIOT, Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
COLLECTION DES ESSENTIELS DE LA LITTÉRATURE EN VERSION INTÉGRALE

ont la tristesse d’annoncer le rappel à 75011 Paris. présidente, Gilles Paris, vice-président
née CANET,
professeur de français Dieu de
Marie-Louise BOSMAN, au Lycée Corot
née BLOCK, (Savigny-sur-Orge) Christian ROUSSEL,
et au Lycée Robert Doisneau
nous a quittés à l’âge de quatre- (Corbeil-Essonnes), le 24 mars 2024,
vingt-quinze ans.
dans sa quatre-vingt-quinzième année.
survenu le samedi 23 mars 2024,
Les obsèques se sont déroulées à l’âge de quatre-vingt-deux ans.
dans l’intimité, au cimetière Saint- Une messe d’adieu sera célébrée le
Urbain, à Strasbourg. Les obsèques auront lieu le mardi 2 avril, à 10 h 30, en l’église
mercredi 3 avril, à 13 heures, en la Saint-Symphorien, à Versailles.
Dès mercredi 27 mars, François-Régis Chaumartin, salle Mauméjean, au crématorium du
le volume n° 8 LE TOUR son ils, cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e. 20, rue de Provence,
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Lecteurs Michel Meridias,
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ont le regret d’annoncer le décès de
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Abonnements Et ses proches,
de la disparition, survenue le 19 mars Richard SERRA,
Sur abo.lemonde.fr 2024, à Narbonne, de
ont la peine de faire part du décès de
Par tél. au 03 28 25 71 71 survenu dans l’état de New York
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local) Guy MERCADIER (États-Unis), le 26 mars 2024.
Wania CHAUMARTIN,
née FELIZOLA, (1929-2024),
Le Carnet du Monde professeur émérite d’espagnol L’exposition de ses œuvres récentes
carnet@mpublicite.fr survenu le 19 mars 2024, à Créteil, à la Sorbonne
reste visible jusqu’au 30 avril.
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elle aura connu trois continents. pour l’autobiographie. 75008 Paris.
20 | horizons
Goodyear,
un géant
sous pression
L’AFFAIRE GOODYEAR 2|4 Alors que les éclatements de pneus
de poids lourd se multiplient dans les années 2010,
la firme américaine cherche à contenir la crise.
Sa priorité est de préserver son image, et non
d’organiser un rappel d’urgence de tous les produits
incriminés, malgré des expertises alarmantes
E
t soudain, l’horreur… Mario
Martins Cardoso n’oubliera ja-
mais ce jeudi 17 juillet 2014. Cet
électromécanicien portugais cir-
cule sur l’autoroute A1, en direc-
tion de Paris, lorsque, vers 13 h 30,
à la hauteur de Roye (Somme), il aperçoit
devant lui un épais panache de fumée noire
s’élever vers le ciel puis une voiture faisant
des tonneaux avant de s’immobiliser sur le
flanc. L’homme de 37 ans descend de son vé-
hicule pour porter assistance aux passagers
de la BMW accidentée. Il parvient à extraire,
côté passager, une femme, enceinte de quatre
mois et légèrement blessée, ainsi que sa fille
de 9 ans coincée à l’arrière, « couverte de sang
de tout son long », selon son récit. Pourtant, la
fillette ne souffre que de contusions : ce sang,
c’est celui de son père, Luis Lesmes, mort au
volant. Précision qui aura son importance : ce
ressortissant britannique d’origine vénézué-
lienne était un cadre important de Glencore,
un mastodonte international spécialisé dans
le négoce, le courtage et l’extraction de matiè-
res premières.
Interrogée par les enquêteurs, Elvia Cam-
pins Sanchez, miraculeusement réchappée
du drame, ainsi que son enfant à naître, se
souvient : « Un ensemble routier se trouvait
devant nous, mon mari allait [le] dépasser. A
un moment, j’ai entendu un gros bruit, comme
une explosion. Le camion s’est déporté sur
notre voie et nous n’avons pu éviter le choc. »
Le chauffeur du poids lourd, un camion
MAN, propriété de la société Transports
Dubois, est, lui, indemne. Constat des gen-
darmes : l’accident a été provoqué par l’écla-
tement du pneu avant gauche du véhicule,
un Goodyear Marathon LHS II +. Ce fameux
modèle impliqué, comme son prédécesseur,
le LHS II, dans une série d’accidents suspects
et que le fabricant américain, depuis le prin-
temps 2014, tente – en catimini – de retirer du
marché, sans passer par une procédure offi-
cielle de « rappel de produit défectueux ». Il
en est de même pour le Dunlop SP 344, égale-
ment produit par la multinationale. Le LHS II,
en revanche, n’est pas visé par la campagne
d’échange. Quelques jours après l’accident de
Roye, le 23 juillet 2014, la société MAN est
informée par Goodyear de son programme
commercial destiné à remplacer les Mara-
thon LHS II +. Trop tard.
« Ce courrier expliquait le retour de certains
pneumatiques afin de contrôler leur état et, au
cas où, de les échanger s’il y avait une dé-
faillance », racontera aux gendarmes Marc
Martinez, directeur général de MAN. Sa so-
ciété va alors multiplier les messages d’alerte
à destination de ses clients, propriétaires de
camions équipés de ces modèles de pneus.
Mais c’est le 14 août seulement que MAN sen-
sibilise les Transports Dubois à ce sujet. Dans
son courrier, l’entreprise écrit noir sur blanc
à propos des Marathon LHS II + : « Les bandes
de roulement des pneus peuvent se décoller. »
Ennuyeux : en contact direct avec l’asphalte,
ces « bandes » garantissent l’adhérence du
pneumatique ; toute défaillance de leur part
constitue un danger mortel… Le 13 septem-
bre, Laurent Dubois, gérant de l’entreprise
éponyme, transmet aux gendarmes chargés
de l’enquête sur le carambolage de Roye la
note de MAN du 14 août, avec ce commen-
taire : « Les pneus incriminés ont un défaut. »
Un « défaut » meurtrier. Le 25 juillet 2014,
Sophie Rollet, 40 ans, prépare des gâteaux
avec ses enfants, dans sa maison de Geney, un
petit village du Doubs. Machinalement, cette
ancienne assistante maternelle jette un œil
sur le « JT » de 13 heures de TF1, lorsqu’elle res-
sent une indicible douleur dans la poitrine : le
journaliste évoque un accident impliquant
deux poids lourds sur l’autoroute A36 à la
hauteur de Blussans, une commune proche
de Geney. Sophie Rollet comprend instanta-
nément. Cette hyperintuitive le sait, le sent :
elle ne reverra plus son mari vivant. Quelques
heures plus tôt, Jean-Paul Rollet, employé de
la Franc-Comtoise de carburants et de com-
bustibles, a vu surgir, face à lui, à contresens,
un autre poids lourd. Conduit par Pascal
Rochard, il a traversé le terre-plein central
avant de venir s’encastrer dans celui de Jean-
Paul Rollet. Le choc a été d’une violence ef-
froyable, les deux routiers sont morts sur le
coup. Les premiers constats laissent peu de
doute sur l’origine de l’accident : le pneu avant
gauche du camion de Pascal Rochard a éclaté.
Un Goodyear Marathon LHS II.
« QUELQUE CHOSE QUI CLOCHE »
Pour Sophie Rollet s’engage alors un long
combat. Trois jours après l’accident, cette
femme du genre têtue dépose plainte contre X
pour « homicide involontaire ». D’emblée, elle
postule que le décès de son mari ne doit rien à
la malchance. Elle se démène, harcèle les gen-
darmes pour récupérer son portable, consul-
ter les photos prises sur les lieux du sinistre ou
accéder au rapport d’autopsie… Sa conviction :
« Il y a quelque chose qui cloche », comme elle
le confie aujourd’hui. « Mon instinct me le di-
sait », se souvient-elle encore.
La mère de famille multiplie les démarches
auprès des enquêteurs, du parquet de Besan-
çon. Elle engage un avocat, Me Philippe
Courtois, basé à Bordeaux et spécialisé dans
les accidents de la route. Sophie Rollet est
infatigable, quitte à subir les critiques, dans
ce bourg de Geney, où ils sont nombreux à ju-
ger qu’elle en fait trop. Elle s’en moque, se
mue quasiment en détective, passant bientôt
ses nuits sur son ordinateur, à traquer sur le
Net tous les accidents de poids lourd, à la
recherche d’indices. Une quête solitaire, du
moins le croit-elle alors.
De fait, Sophie Rollet n’est pas seule à cher-
cher des informations sur les pneus Good-
year. Si les responsables de MAN semblent de
plus en plus préoccupés, ceux de Scania, un
autre grand constructeur de camions – les
deux marques font désormais partie du
groupe Volkswagen –, ne sont pas en reste. Le
15 août 2014, Christopher Watts, responsable
exécutif des approvisionnements chez
Scania, envoie à Jean-Paul Koeune, directeur
produit et contrôle qualité chez Goodyear
Europe, un courriel où perce l’agacement.
Jugeant le projet Tango, la discrète campagne
d’échange de pneus lancée par le manufactu-
rier américain, à la fois timoré et imprécis, il
précise : « Nos responsables de la garantie de-
mandent des éclaircissements sur les actions
que vous prévoyez pour les clients. » Et de (re)
poser la question-clé : « Encore une fois,
s’agit-il d’un problème de sécurité ? » Jus-
qu’alors, dans ses échanges, Goodyear a mar-
telé son mantra : « No safety issue » (« pas de
problème de sécurité »). Surprenant s’agis-
sant de pneus dont la fâcheuse tendance est
d’éclater lorsque les poids lourds qui en sont
équipés filent à pleine vitesse…
Le cadre de Scania insiste : « Qu’avez-vous
exactement l’intention d’examiner ou de faire
avec les clients ? Tous les pneus doivent-ils être
changés ? Veuillez expliquer au profit de qui de
telles actions doivent être menées et ce que
vous espérez obtenir. » Scania, qui, dans ses
messages à ses clients, parle explicitement
d’« un défaut de fabrication », ne cesse de re-
lancer Goodyear afin d’obtenir des éclair-
cissements. En vain, de nombreux courriels
obtenus par Le Monde en attestent. Le 5 dé-
cembre 2014, Rolf Dobbrunz, de Scania
Deutschland, écrit ainsi à Willi Wagner, res-
ponsable de Goodyear pour l’Allemagne :
« Nous n’avons jusqu’à présent aucune ré-
ponse concernant notre lettre aux clients !
Mais nous voulons [les] informer rapidement
de ces défauts. Nous vous saurions donc gré de
bien vouloir répondre à notre lettre dans le
courant de la journée. »
Tandis que Goodyear paraît procrastiner, les
alertes se succèdent un peu partout en Eu-
rope, mais personne n’a la capacité de relier
entre eux tous ces accidents. Sauf Goodyear.
Courant 2014, en République tchèque, une
campagne de rappel des Marathon LHS II + est
lancée en toute discrétion. Information pas-
sée tout aussi inaperçue : dès juin 2014, une
revue spécialisée néerlandaise évoque une
augmentation exponentielle aux Pays-Bas de
carambolages impliquant des poids lourds et
provoqués par des pneus défectueux.
En France, la litanie des accidents dramati-
ques se poursuit, selon un scénario désormais
immuable. Il se répète, encore, le 10 septem-
bre 2014, sur l’A49, dans le sens Valence-Gre-
noble. A 16 h 40, le pneu avant gauche – faut-il
préciser qu’il s’agit d’un Goodyear Marathon
LHS II + ? – d’un camion Scania traînant une
citerne rompt brutalement. La suite est
connue : le poids lourd dérive sur sa gauche,
percute les glissières du terre-plein central,
avant de se retrouver à contresens face à la cir-
culation. Un mort. Même principe, le 16 sep-
tembre sur l’A36 encore, à hauteur de Botans
(Territoire de Belfort), lorsque la rupture d’un
pneu, un Marathon LHS II, transforme un
poids lourd en bombe roulante. Il percute une
voiture ; ses occupants, deux Belfortains âgés
de 22 ans et de 45 ans, succombent.
Le drame de l’A49 est particulièrement
emblématique. Une camionnette a eu le mal-
heur de se trouver sur la trajectoire du poids
lourd. Le choc est terrible, le conducteur de la
fourgonnette meurt sur le coup. Du fait de la
violence de l’impact, la cabine du poids lourd
a été arrachée du châssis ; pourtant, son occu-
pant, Dominique Groisillier, en sort indemne.
Physiquement. Car, moralement, c’est autre
chose. Ce routier, aujourd’hui âgé de 66 ans,
ne s’est jamais remis de l’accident. Au Monde,
qui l’a retrouvé, il dit son émotion mais aussi
sa colère. « On ne m’a jamais parlé du pro-
gramme d’échange de pneus, s’emporte-t-il.
C’est plus tard que j’ai reçu une lettre de Scania
« L’EXISTENCE DE m’informant que je faisais partie de ces person-
CETTE CAMPAGNE nes dont il fallait lever les pneus et que c’était à
la charge de Goodyear. Mais, moi, je n’en ai rien
D’ÉCHANGE à faire que ce soit à la charge de Goodyear, il
fallait surtout les enlever de la circulation
MONTRE QUE CES avant, et il n’y aurait pas eu tous ces morts ! »
PNEUS PRÉSENTENT « Ce n’est pas le premier accident qu’ils
avaient avec ces pneus, accuse-t-il. J’aurais
UN PROBLÈME aimé que Goodyear s’excuse. Cela aurait été la
moindre des choses. » Depuis dix ans, le routier
DE CONCEPTION OU ressasse. En larmes, il s’étrangle : « Je sais que
j’ai tué un innocent. Je vis avec ça, dans mon
DE FABRICATION » cœur, dans mon cerveau, dans mes cauche-
HERVÉ SAVOIE mars. C’est tellement dur… Toute ma vie, je souf-
spécialiste de l’expertise frirai. Je vis avec la mort, j’y pense tous les jours
en responsabilité civile à cet homme. J’aurais préféré que ce soit moi
que lui. Goodyear a fait de moi un meurtrier. »
Goodyear justement, revenons-y. Le 30 sep-
tembre 2014, Laurent Vatin, responsable de
l’assistance technique clientèle pour la
France, fait le point, dans un courriel à ses
équipes, sur les procédures d’indemnisation
lancées par le manufacturier auprès de cer-
tains de ses clients victimes d’éclatements de
pneus Marathon ayant provoqué d’impor-
0123
VENDREDI 29 MARS 2024
tants dégâts matériels. Une dizaine de socié-
tés de transport sont évoquées, leur position
est résumée à chaque fois. M. Vatin se félicite
ainsi que les Transports Paul Dupoux aient
apprécié l’échange de pneus : l’entreprise « a
trouvé cela très professionnel de la part de
GY ». Le patron des Transports Berthaud, lui,
aurait « fait part de quelques inquiétudes sur
le produit ». Commentaire de M. Vatin :
« Nous avons essayé de le rassurer en lui indi-
quant que le nombre de cas était faible et qu’il
n’était pas certain que le pneu était en cause. »
Pourtant, tout semble attester qu’à cette date
Goodyear avait la conviction inverse.
D’autres sociétés ne dissimulent pas leur
préoccupation. Le responsable des Trans-
ports Olivier a ainsi affirmé qu’il avait eu
« plusieurs incidents en 2013 avec des pneus
avant ». Ses collègues de Marcelin et d’Europ
Sud, eux aussi, « s’inquiète[nt] de l’augmenta-
tion des sinistres ». Mais c’est l’entreprise
Emmatrans (110 000 euros de dégâts à la suite
de l’éclatement d’un pneu) qui ennuie le plus
le cadre de Goodyear : « La priorité est, à mon
sens, à donner [au patron de Transports
Emmatrans], que l’on a senti agressif et prêt à
donner suite à cette affaire s’il n’obtenait pas
les dédommagements attendus. Il attend que
l’on contacte rapidement son assurance. »
Le 17 octobre 2014, une importante réunion
est organisée entre le dirigeant de Goodyear,
Jean-Paul Koeune, et Romain Nies, chef du
département surveillance du marché à l’Ins-
titut luxembourgeois de la normalisation, de
l’accréditation, de la sécurité et qualité des
produits et services (Ilnas) – les pneus liti-
gieux sortent tous de l’usine Goodyear du
Luxembourg. Le compte rendu, barré de la
mention « confidentiel », est pour le moins
étonnant. Si le représentant de Goodyear n’a
de cesse de se gargariser du fameux customer
satisfaction program (CSP, le programme
d’échange commercial), il livre des informa-
tions peu rassurantes. Ainsi, M. Koeune in-
forme son interlocuteur qu’à la mi-octo-
bre 2014, seulement « 50 % du volume des
pneumatiques » suspects ont été retirés du
marché, et ce, alors que l’opération Tango
était censée se terminer le 31 juillet 2014 !
DES ENNUIS À L’HORIZON
Alarmant ? Pas du tout, au contraire même, à
en croire le compte rendu : « Ce résultat s’ex-
plique (…) par les efforts proactifs de Goodyear
pour retirer les pneumatiques concernés du
marché. (…) Compte tenu des résultats obte-
nus, l’Ilnas est d’accord pour considérer que le
CSP est efficace. » Si « efficace » que Goodyear
se voit contraint d’« étendre la période cou-
verte par le CSP jusqu’au 31 mars 2015 ». Le pro-
gramme sera finalement prolongé jusqu’au
mois de juin 2016… Et, outre le Marathon
LHS II +, trois autres modèles de pneus
suspects seront inclus dans l’opération
Tango : le Goodyear Regional RHS II, le Fulda
EcoControl et le Dunlop SP 344.
Le texte précise également qu’« à ce jour
Goodyear fait état de 107 incidents concer-
nant le pneumatique Goodyear Marathon
LHS II + et de 25 incidents concernant le pneu-
matique Dunlop SP 344 ». Mais, là encore, il
s’agit de positiver : « Grâce au programme
d’échange, le nombre d’incidents est mainte-
nant dans une phase descendante. » Pour
autant, il n’est toujours pas question d’alerter
le grand public ni de lancer un véritable rap-
pel de produits.
Certes, le manufacturier admet que « trois
cas » d’accident mortel lui ont été rapportés,
mais « un seul de ces cas implique de manière
certaine un des pneumatiques concernés par le
CSP ». Et encore, Goodyear souligne qu’il
s’agit du décès d’« une victime collatérale, en
l’espèce le chauffeur d’une voiture dépassant le
camion impliqué ». Une allusion à l’accident
de Roye. Accident, ou plutôt « incident »,
comme l’euphémise systématiquement
Goodyear. « Les circonstances de ce dernier in-
cident restent cependant en attente de confir-
mation et aucune conclusion sur le rôle joué
par le pneu dans cet incident ne peut pour l’ins-
tant être tirée », croit bon d’ajouter le texte.
Pourtant, à cette date, on l’a vu, il apparaissait
déjà évident que le pneu était en cause. La
conclusion du compte rendu est à l’avenant :
l’Ilnas se réjouit des « nouvelles actions entre-
prises par Goodyear, puisqu’elles permettent
d’assurer le retrait des pneumatiques du mar-
ché de manière adéquate ». Sollicité par Le
Monde, l’Ilnas se défend : « Notre action s’était
limitée à enregistrer les informations reçues,
qui nous semblaient pertinentes. »
Le constructeur de poids lourds MAN pense
le contraire. Au point de provoquer, le 21 oc-
tobre 2014, une réunion au sommet avec des
0123
VENDREDI 29 MARS 2024
représentants de Goodyear – Scania y est éga-
lement convié –, à la suite d’un nouvel acci-
dent survenu, une semaine plus tôt, à Ca-
vaillon (Vaucluse). C’est un moment-clé. Les
responsables de MAN, exaspérés par les ter-
giversations de Goodyear, annoncent leur in-
tention de « passer d’un rappel de service
client à un rappel de sécurité ». Ce qui change
tout, évidemment. Et d’insister : « MAN a pris
la décision d’utiliser le langage “rappel de sé-
curité” dans sa communication afin de pou-
voir insister sur le fait que c’est obligatoire et
préciser les conséquences pour les usagers du
véhicule. » L’autre fabricant de camions est au
soutien. « Scania remet en question la campa-
gne de satisfaction client [et] suivra probable-
ment le même schéma que MAN », note le
compte rendu obtenu par Le Monde.
Peu après cet épisode, la division
Europe - Moyen-Orient - Afrique de Goodyear,
sentant les ennuis se profiler, décide de faire
circuler en interne une note de sept pages re-
censant les éléments de langage à débiter au
cas où l’entreprise viendrait à être interrogée.
Ce document répertorie 24 questions et
autant de réponses. Signe de sa sensibilité,
chaque page est barrée des mentions « secret
professionnel et confidentiel » et « ne pas diffu-
ser à l’externe ». La note souligne en gras qu’il
s’agit d’« un programme préventif (…) conduit
volontairement en lien avec plusieurs autorités
nationales ». Puis s’enchaînent les questions.
Dont celle-ci : « Vous appelez cette opération
un programme d’échange de pneumatiques
poids lourds, mais ne s’agit-il pas d’un classi-
que rappel de produits ? » C’est évidemment le
point majeur. La réponse proposée en dit long
sur les priorités de Goodyear : « Non. Nous de-
mandons à nos clients d’échanger les produits
concernés. Nous sommes en effet dans un envi-
ronnement professionnel de “business-to-busi-
ness” [B2B, lorsque des entreprises échangent
des produits entre elles]. Une publicité à desti-
nation du grand public n’est pas nécessaire
dans ce cas et pourrait même entraver l’effica-
cité du programme. »
« ATTITUDE DE BLOCAGE »
La dernière question concerne la décision
prise par MAN puis par Scania de déclencher,
eux, un vrai rappel produit. La réponse sug-
gérée laisse rêveur : « MAN et Scania recou-
rent à une terminologie différente dans leur
communication avec leurs distributeurs et re-
vendeurs. » Goodyear pense avoir éloigné le
danger, mais c’est une douche froide qui va
s’abattre sur la multinationale. Elle prend la
forme d’un rapport de dix-neuf pages. Il est
l’œuvre d’Hervé Savoie, du cabinet Erget, spé-
cialiste de l’expertise en responsabilité civile.
Il avait été sollicité par l’assureur de la société
MAN, impliquée dans le drame de Roye.
Remis le 24 octobre 2014, le rapport d’ex-
pertise est catastrophique pour Goodyear.
D’abord parce qu’il privilégie la piste du
pneu défectueux, aucun autre élément ob-
jectif ne pouvant, selon l’expert, expliquer
l’accident. Il observe que le pneu, produit en
TITWANE
mai 2012, faisait partie de la campagne
d’échange commercial lancée par Goodyear
en avril 2014 pour les Marathon LHS II +, sor-
tis de l’usine du Luxembourg entre
août 2011 et septembre 2013. « L’existence de
cette campagne montre que ces pneus pré-
sentent un problème de conception ou de fa-
brication », accuse l’expert. Interrogé par Le
Monde, Goodyear maintient pourtant que
SELON GOODYEAR, son programme d’échange « a été mené à la
LE PROGRAMME suite de retours d’information du marché,
alors que les pneumatiques concernés ne pré-
D’ÉCHANGE « A ÉTÉ sentaient pas de défaut ».
Le reste du rapport s’apparente à un réqui-
MENÉ À LA SUITE sitoire. Hervé Savoie dénonce « l’attitude de
DE RETOURS blocage de Goodyear » pendant la réalisation
de l’expertise, à laquelle des techniciens du
D’INFORMATION manufacturier ont assisté. Il évoque longue-
ment le programme CSP, regrettant que « les
DU MARCHÉ, représentants de Goodyear se [soient] mon-
trés particulièrement discrets sur les causes et
ALORS QUE la méthodologie de cette campagne ». Et de
LES PNEUMATIQUES préciser : « Le seul document qui a été présenté
au cours de la réunion sur cette campagne est
NE PRÉSENTAIENT un document intitulé “Procédures d’échange
de pneumatiques”. Après une lecture rapide de
PAS DE DÉFAUT » ce document, nous avons souligné qu’il ne
nous semblait pas bien correspondre à un vé-
ritable document d’alerte pour des clients. »
Terrifiée à l’idée que puisse se répandre
l’idée que ses pneus ont un vice d’origine, la
multinationale aurait refusé de livrer les in-
formations dont elle disposait à l’expert, à en
croire le rapport de ce dernier. « Malgré nos de-
horizons | 21
mandes, déplore-t-il, les représentants de
Goodyear n’ont pas voulu s’exprimer sur les
causes de cette campagne de rappel, mais,
selon votre assuré [MAN], le problème concer-
nerait des risques de décollement des bandes de
roulement, comme cela s’est produit lors de cet
accident. D’autres accidents de ce type ont été
recensés, comme celui qui s’est produit le 14 sep-
tembre 2011 sur l’autoroute A9 à Loupian. »
D’après Hervé Savoie, lors de l’examen du
pneu en cause, les représentants de Good-
year auraient « semblé rechercher le moindre
élément susceptible de démontrer un mau-
vais état du pneu ou un défaut de gonflage.
C’est à ce titre et en raison du caractère parti-
culièrement grave des conséquences de l’écla-
tement du pneu que nous avons insisté pour
que les éléments de preuve soient conservés et
préservés ». En effet, au cours de l’expertise,
un incident a opposé l’expert aux tech-
niciens de Goodyear, qui auraient tenté de
démonter le pneu.
« Enfin, déplore-t-il, lors d’une réunion avec
MAN en Allemagne, Goodyear a affirmé qu’il
n’avait pas connaissance des différents acci-
dents qui se seraient produits en France à la
suite de l’éclatement de pneus Goodyear du lot
concerné par le rappel. Cela apparaît peu crédi-
ble puisque M. Dubois [propriétaire du camion
dont le pneu a explosé] a indiqué à votre
assuré [MAN] qu’un représentant de Goodyear
était venu, le 17 septembre 2014, dans ses lo-
caux, à Alès, pour examiner le pneu litigieux. »
Pour le technicien d’Erget, « seule une exper-
tise judiciaire permettrait de déterminer la
cause exacte du sinistre et les responsabilités ».
TIRER LE SIGNAL D’ALARME
Il ne croit pas si bien dire. Car, en parallèle, au
tribunal d’Amiens, où a été ouverte une pro-
cédure sur l’accident de Roye, une autre
expertise a été diligentée. Philippe Touzé,
membre de l’Institut technique d’accidento-
logie, rend ses conclusions le 23 décem-
bre 2014. Elles sont sans appel : « La cause de
cet accident est à rechercher dans une dé-
faillance intrinsèque du pneumatique gauche
de l’essieu directeur. » D’après lui, ce serait
même « la cause unique et exclusive de l’acci-
dent ». Evoquant le programme d’échange,
l’expert note : « Un remplacement plus pré-
coce du pneumatique en cause aurait permis
de prévenir l’accident. » CQFD. Entre-temps,
chez Scania, on a donc décidé de tirer le signal
d’alarme. Le 11 novembre 2014, le fabricant de
camions suédois engage de son propre chef
une « campagne de rappel » auprès de toutes
ses succursales et filiales européennes. Exit le
peu efficace mais discret « programme de
satisfaction client », cette formulation aux al-
lures de litote rabâchée par Goodyear.
Pourtant, la firme américaine se vante des
excellents résultats de sa campagne
d’échange : en novembre 2014, elle assure
aux autorités britanniques, par le biais de la
Driver & Vehicle Standards Agency, que « près
de 65 % » des pneus LSH II + et SP 344 « ne sont
plus en service ». Elle fournit exactement les
mêmes chiffres, un mois plus tard, aux auto-
rités allemandes. Le 7 janvier 2015, au sortir
d’une énième réunion avec l’Ilnas, la firme,
dans un document de deux pages, s’auto-
congratule une nouvelle fois : « Les progrès
réalisés sur le programme d’échange de pneus
sont importants et démontrent l’efficacité des
actions volontaires menées par Goodyear. »
Là encore, le résumé de la réunion contre-
dit cette vision idyllique. Sont en effet évo-
qués deux nouveaux accidents mortels : l’un,
en France, le 15 septembre 2014 (éclatement
d’un pneu Marathon LHS II +) ; l’autre, en
Espagne, le 13 novembre, impliquant cette
fois un Dunlop SP 344. Surtout, le tableau re-
censant les retours, au 6 janvier 2015, de
pneus visés par la campagne de rappel est
tout sauf rassurant. Sur 132 965 pneus, tous
modèles confondus (quatre sont concernés),
48 756 sont toujours dans la nature, soit près
de 40 %. S’agissant des 62 056 Marathon
LHS II + – les plus nombreux et les plus dan-
gereux –, dont Goodyear souhaite, depuis le
printemps 2014, la mise hors service, 33,89 %
restent en circulation. Soit 21 029 pneus sus-
ceptibles d’éclater à tout moment…
Dans le Doubs, une infime lueur continue
de briller dans le noir de la nuit. Tout au long
de l’année 2015, Sophie Rollet s’esquinte les
yeux devant son ordinateur, déterminée, au
nom de son défunt mari, à confondre Good-
year et ses maudits pneus, qu’elle soupçonne
de semer la mort sur les routes… p
gérard davet et fabrice lhomme
Prochain article Eviter l’accident industriel
à tout prix
22 | disparitions
Richard Serra
Artiste américain
L’
artiste américain Ri-
chard Serra, considéré
comme un des plus im-
portants sculpteurs des
cinquante dernières années – sa
rétrospective au Museum of Mo-
dern Art (MoMA) de New York
en 2007 avait accueilli 800 000 vi-
siteurs –, est mort d’une pneumo-
nie, mardi 26 mars, à Orient, la
petite ville balnéaire où il résidait
à la pointe des Hamptons, dans
l’Etat de New York. Il avait 85 ans.
Il laisse de très nombreuses
œuvres monumentales, dans cer-
tains des lieux les plus fréquentés
de la planète. Comme Slat,
cinq plaques d’acier de près de
vingt tonnes chacune et hautes de
onze mètres, installées en 1984
sur l’esplanade de la Défense – on
attend toujours que Clara-Clara
(1983) retrouve sa place aux Tuile-
ries. Dans des lieux parmi les plus
reculés aussi, comme East-West/
West-East, quatre plaques d’acier
de quinze mètres de haut cha-
cune, perdues depuis 2021 dans
un désert du Qatar, accessible seu-
lement après plusieurs heures de
route en véhicule tout-terrain…
Des sculptures dont on peut
pénétrer l’intérieur et même,
dans celles en forme de spirales,
où l’on peut marcher. « Jusque très
récemment, confiait-il au Monde
en 2008, la sculpture était quelque
chose que vous pouviez décrire ou
dépeindre comme un objet. Ce que
je fais, c’est le contraire d’un objet.
Je fais un objet, avec un sujet, la
personne qui le pénètre et qui va
ressentir une expérience. Sans elle,
il n’y a pas d’œuvre. »
Marqué par l’œuvre de Brancusi
Né le 2 novembre 1939 à San Fran-
cisco (Californie), Richard Serra
était fils d’immigrés. Sa mère était
née à Odessa, aujourd’hui en
Ukraine, et son père, d’origine es-
pagnole, travaillait sur les chan-
tiers navals, ce qui a pu le familia-
riser avec les grandes structures
d’acier des coques de bateaux. Il a
pu faire de bonnes études :
d’abord attiré par la littérature,
le jeune homme a suivi ensuite
l’enseignement de la section des
beaux-arts de l’université de Yale
(Connecticut). C’est peut-être là
qu’il rencontre l’artiste Nancy
Graves, qui vient d’obtenir une
bourse pour venir étudier à Paris.
Il l’épouse en 1965 – le couple di-
vorce en 1970.
Laurent Achard
Cinéaste
L
e monde du cinéma n’est
pas tendre avec les auto-
didactes comme l’était
Laurent Achard, homme
de peu de films, mais cinéaste ul-
trasensible, l’un des rares à avoir
ajouté sa touche, unique, à ce por-
trait de la France, entamé avant
lui par les Jean Renoir, Jean Eusta-
che, Maurice Pialat et Eric Roh-
mer. Trois longs-métrages en
trente ans de carrière, aussi splen-
dides qu’ignorés, auxquels s’ajou-
tent cinq courts leur tenant par-
fois la dragée haute, ainsi que
quatre portraits documentaires :
voilà toute l’étendue d’une œuvre
certes clairsemée, mais qui n’en
forme pas moins un monde.
L’enfance comme siège des ter-
reurs primordiales et réceptacle
des secousses intrafamiliales fut
le nœud secret de cette œuvre, qui
comprend, entre autres titres
marquants, Plus qu’hier moins
que demain (1998), Le Dernier des
fous (2007) et, surtout, La Peur, pe-
tit chasseur (2004), court-métrage
matriciel qui lui valut l’essentiel
Richard Serra l’accompagne en
France où il s’inscrit à l’Académie
de la Grande Chaumière. Surtout,
il découvre l’œuvre de Brancusi,
alors déposée au Palais de Tokyo.
Cela le décide à se consacrer à la
sculpture et le marquera tant
qu’une exposition conjointe des
deux artistes a été organisée à la
Fondation Beyeler de Bâle (Suisse)
et au Guggenheim de Bilbao (Es-
pagne) en 2011. En 1966, Serra est
lauréat de la bourse Fullbright qui
lui permet de passer un an en Ita-
lie. Il y fait sa première exposition,
à la galerie La Salita de Rome, où
il montre ses Habitats que parta-
gent des animaux vivants et
d’autres en peluche…
Des débuts plutôt radicaux,
donc, qu’il poursuit à son retour
à New York avec de nouveaux ma-
tériaux, comme du caoutchouc
vulcanisé et des tubes néon, ou
encore du plomb, qu’il utilise par-
fois en fusion. Il montre ces der-
niers travaux dans une exposi-
tion collective, en 1969, au Whi-
de sa réputation. Le cinéaste est
mort dans la nuit de dimanche
24 à lundi 25 mars, à la suite d’un
arrêt cardiaque, à l’hôpital Saint-
Louis, à Paris, à l’âge de 59 ans.
Laurent Achard naît le
17 avril 1964 à Tonnerre (Yonne),
en Bourgogne, dans un milieu po-
pulaire, et traverse une enfance
pauvre. Il racontait souvent avoir
découvert le cinéma en cachette,
en regardant le « Ciné-Club », de
Claude-Jean Philippe, à la télévi-
sion dans le dos de ses parents, et
sera soutenu par les conseils avi-
sés d’un professeur de collège
avec lequel il restera en contact
toute sa vie. Très jeune, il monte à
Paris, se lie avec la réalisatrice Sol-
veig Anspach (1960-2015) et entre
dans l’orbite de Maurice Tinchant
et Martine Marignac, duo de pro-
ducteurs cinéphiles.
Au sein de leur maison mère,
Pierre Grise Productions, Laurent
Achard tourne, en 1990, son pre-
mier court-métrage, Qu’en savent
les morts ?, qu’il gardera sous le
boisseau, toujours caché. La révé-
2 NOVEMBRE 1939 Nais-
sance à San Francisco
(Californie)
1964-1966 Séjour
en Europe. Il y découvre
la sculpture à travers
l’œuvre de Brancusi
1969 Premières expositions
à New York
1972 Débuts internationaux
à la Documenta de Cassel,
en Allemagne
1983-1984 Deux comman-
des importantes à Paris,
pour le jardin des Tuileries
et l’esplanade de la Défense
2001 Lion d’or à la Biennale
de Venise pour l’ensemble
de son œuvre
2009 Expose dans le cadre
de Monumenta, au Grand
Palais, à Paris
26 MARS 2024 Mort à Orient
(Etat de New York)
lation survient avec le deuxième,
Dimanche ou les fantômes (1994),
petit chef-d’œuvre de trente mi-
nutes que les festivals s’arrachent.
Le film se déroule sur une jour-
née, qu’une mère irascible passe
au bord de l’eau avec le petit gar-
çon qu’elle élève seule. Le cinéaste
ausculte par petites touches l’in-
conscient de cette relation in-
quiète, parsemée d’absences, de
non-dits, de trous d’air – les fa-
meux « fantômes » du titre.
Belle galerie de caractères
Avec Plus qu’hier moins que de-
main, Laurent Achard passe au
long et rencontre celui qui de-
viendra son comédien fétiche,
Pascal Cervo. Dans cette splen-
dide chronique d’un retour au
foyer, Tigre d’or à Rotterdam, le ci-
néaste puise ses personnages
dans la classe moyenne provin-
ciale et cisèle avec justesse une
belle galerie de caractères : mère
langue de vipère, sœur amou-
reuse, petit frère en culottes cour-
tes. L’écriture limpide, la beauté
Au jardin des Tuileries, à Paris, en 1984. SERGE COHEN/OPALE.PHOTO
tney Museum de New York, où ils
sont remarqués par le correspon-
dant du Monde : « Une pièce de Ri-
chard Serra, écrit-il, une de celles
qui obtinrent le plus grand succès,
était constituée par du plomb
fondu et coulé sur cinq à six mètres
le long d’une surface à l’intersec-
tion du mur et du sol. »
Pièces de plusieurs tonnes
La même année, il commence à
collaborer avec la mythique gale-
rie Leo Castelli, à travailler avec
l’acier et surtout avec les entrepri-
ses et les ingénieurs qui l’utilisent.
Il fréquente notamment la Kaiser
Steel de Fontana (Californie) où
vont naître les Skullcraker Series,
soit, littéralement « casse-tête » ou
« briseur de crâne ».
Ce sont ses premières pièces à
peser plusieurs tonnes, et celles où
le poids devient partie intégrante
de l’œuvre. Non seulement parce
qu’elle va tenir au sol par la simple
gravité, mais aussi parce que le
spectateur peut physiquement
des cadres, la finesse des dialo-
gues accompagnent une remon-
tée du secret et de la violence ta-
pie. Achard s’affirme comme un
cinéaste des lisières : sa caméra
glisse entre la maison et la nature
environnante, où se profile tou-
jours quelque objet de menace.
Le sidérant La Peur, petit chas-
seur, plan-séquence de neuf mi-
nutes parmi ce que le cinéma fran-
çais aura produit de plus fort, se
tient sur cette ligne de crête, s’atta-
chant aux allées et venues d’un
enfant terrorisé dans la cour d’un
corps de ferme. Jamais le spectre
des violences domestiques n’aura
été rendu aussi présent à l’écran.
Le Dernier des fous, prix Jean-Vigo
2006, d’après le roman de
Timothy Findley (1967), enchérit
sur ce malaise rural autour d’un
autre petit Pierrot lunaire qui dé-
rive lentement vers la folie. Qua-
tre ans plus tard, Dernière séance
(2011) vire à l’effroi distancié, Pas-
cal Cervo jouant avec ses airs
poupins un projectionniste tueur,
éliminant les spectatrices à tour
ressentir celle-ci. Spécialement
quand Serra assemble ses plaques
d’acier comme un château de car-
tes, dans un équilibre qui peut
sembler précaire et qui n’est pas
pour rien dans l’effroi – et la fasci-
nation – qu’elles provoquent chez
certains. Sans compter les angois-
ses de ses marchands, obligés de
faire renforcer le sol de leurs gale-
ries pour pouvoir les exposer.
Comme son plomb fondu, les
premières pièces de cette série
sont installées de manière à relier
visuellement le sol au mur, les in-
tégrant dans l’œuvre. Une des plus
connue est sans doute Floor Pole
Prop (1969), conservée au Stedelijk
Museum d’Amsterdam, où une
grande plaque d’acier carrée po-
sée verticalement au mur est rete-
nue par une poutrelle, d’acier éga-
lement, faisant office de jambage.
Plus tard, les plaques d’acier se-
ront juste posées verticalement à
45 degrés dans une salle, l’angle de
deux murs suffisant à les mainte-
nir. Comme à la Documenta de
de bras à cause d’un Œdipe mal
négocié, non sans rapport avec sa
cinéphilie – on reconnaît là un
hommage à L’Etrangleur (1970), du
maître Paul Vecchiali.
Ce n’est donc pas un hasard si le
même Vecchiali désignera à son
tour Achard comme son « héri-
tier » pour réaliser son portrait,
Un, parfois deux (2016), dans la col-
lection documentaire « Cinéastes,
de notre temps », lancée par An-
dré S. Labarthe et Janine Bazin. Le
disciple en consacrera encore
trois autres, successivement à
Jean-Claude Brisseau (Brisseau,
251 rue Marcadet, 2018), Jean-Fran-
çois Stévenin (Simple messieurs,
2020) et Patricia Mazuy (Avant Sa-
turne, 2022), qui bouclent son té-
moignage artistique en dessinant
un champ d’admiration. Grand ti-
mide devant l’éternel doublé d’un
exubérant (ce n’est pas contradic-
toire), Laurent Achard eut en guise
de dernière politesse celle de se re-
trancher doucement, comme pas
à pas, derrière ses modèles. p
mathieu macheret
0123
VENDREDI 29 MARS 2024
Cassel (Allemagne) en 1972, orga-
nisée par le légendaire commis-
saire d’exposition Harald Szee-
mann, réel début pour Serra
d’une carrière internationale.
Un Lion d’or à Venise
Cette carrière connaîtra sans
doute son apogée en 2001, quand,
encore sous la houlette de Szee-
mann, il expose à la Biennale de
Venise de gigantesques structures
en spirale. Le visiteur y pénètre,
y chemine lentement jusqu’à par-
venir à un cercle central. L’effet est
bluffant et permet à l’artiste amé-
ricain de remporter le Lion d’or
pour l’ensemble de sa carrière.
Ses œuvres courbes sont appa-
rues dans les années 1980. L’en-
semble le plus important est sans
doute celui du Guggenheim de Bil-
bao, qui a dû être installé avant la
construction du musée, que Frank
Gehry a érigé autour ensuite !
François Pinault en possède aussi
– dont celles exposées à la susdite
Biennale de Venise –, et bien
d’autres encore tant les deux hom-
mes, qui sont presque exactement
contemporains, s’appréciaient.
Cette consécration ne doit pas
faire oublier l’homme qui, dans sa
jeunesse, fut un copain du com-
positeur Steve Reich chez qui l’em-
menait Sol LeWitt dans ce New
York des années 1980 où, dans des
odeurs de fumette et des relents
de bourbon, on pouvait le croiser
avec la réalisatrice Lizzie Borden ;
ni le Richard Serra qui, à ses dé-
buts parisiens, dormait (ou cuvait)
sur un matelas chez la galeriste
Farideh Cadot – elle l’avait recueilli
après que le Centre Pompidou eut
refusé un de ses projets –, ni celui
qui, plus récemment, soutenait
financièrement l’Anthology Film
Archives, cinémathèque new-yor-
kaise fondée en 1970, notamment
par le cinéaste désormais nonagé-
naire et fauché, Jonas Mekas.
Ni celui, enfin, qui a cosigné une
pétition contre Donald Trump
le jour de son investiture, et, qui
de toute sa carrière, a fait un seul
dessin figuratif, édité sous forme
d’affiche. Il reprenait une célèbre
photo d’un prisonnier irakien dé-
tenu dans des conditions humi-
liantes par l’armée américaine
dans la prison d’Abou Ghraib, du-
rant la guerre du Golfe. Il l’a collé
un peu partout. Sans illusions,
mais non sans ferveur. p
harry bellet
17 AVRIL 1964 Naissance
à Tonnerre (Yonne)
1994 « Dimanche
ou les fantômes »
1998 « Plus qu’hier
moins que demain »
2004 « La Peur, petit
chasseur »
2011 « Dernière séance »
25 MARS 2024 Mort à Paris

0123
VENDREDI 29 MARS 2024
Eleonora Galasso dans « Dévorante », au Théâtre des Mathurins, à Paris, en janvier. PÉNÉLOPE CAILLET
SCÈNE
E
lles s’appellent Andréa
Bescond, Ludivine Sa-
gnier, Marianne Basler,
Elodie Navarre, Eleonora
Galasso. Ces cinq comédiennes
ont pour point commun de racon-
ter les violences faites aux fem-
mes et d’être seules en scène pour
porter cette parole longtemps tue.
Agressions sexuelles, violences
conjugales, pédocriminalité,
avortement clandestin : qu’il
s’agisse de récits personnels ou
d’adaptation de livres, ces mono-
logues cathartiques émeuvent,
bousculent, interrogent, parce
qu’ils lèvent le voile sur la honte,
le déni ou la peur qui ont souvent
empêché d’énoncer ces vécus
douloureux. La scène devient le
lieu de transmission de ces his-
toires de femmes.
Eleonora Galasso ne voulait être
« ni dans le pathos, ni dans le mili-
tantisme, ni dans la dénonciation »
pour raconter ses neuf années
sous l’emprise d’un conjoint vio-
lent. Mais dans la « guérison » pour
elle-même et la « transmission »
pour les autres. Et quel meilleur
endroit, pour cette chroniqueuse
culinaire et autrice de livres de re-
cettes, qu’une cuisine pour parta-
ger et se confier sur son histoire.
« Investie d’une mission »
C’est ce décor familier qu’a choisi
la désormais comédienne pour se
révéler dans Dévorante, un specta-
cle en forme de tragi-comédie à
l’italienne. Jeune, sa mère lui a ap-
pris à « faire les pastas », mais pas à
parler (« Je te nourris, mais on se
tait », résume-t-elle). Devenue
adulte, Elenora Galasso s’est aveu-
glée du danger d’une relation
toxique. « Ce qui m’intéressait était
de comprendre comment j’ai pu en
arriver là, quelle était ma part de
responsabilité, pourquoi je m’étais
mis du jambon sur les yeux. »
Alternant des scènes de joie à
partager ses recettes et d’autres de
douleur sur ce passé douloureux,
elle se met sur le gril. « J’avais be-
soin d’expulser ce vécu conjugal,
cette expérience destructrice, de la
manière la plus authentique possi-
ble pour prendre un nouveau dé-
part. » Eleonora Galasso a bataillé
pour monter ce spectacle hybride
qu’elle souhaitait « fébrilement »
voir aboutir. Les retours du public
et les lettres reçues valent récom-
penses. « C’est comme si vous me
parliez à moi », lui a avoué une
spectatrice. « Je me sens investie
Seules en scène pour dire les
violences faites aux femmes
Cinq comédiennes portent, face au public, une parole longtemps tue
d’une mission. Il fallait que je dise
ma vérité pour que les gens se di-
sent leur vérité », insiste-t-elle.
De nombreux spectateurs se
sont aussi confiés à Andréa Bes-
cond, dont le spectacle Les Cha-
touilles ou la Danse de la colère a
bouleversé le regard sur la pédo-
criminalité. Créée en 2014 au Fes-
tival « off » d’Avignon, Molière du
seul(e)-en-scène en 2016, devenue
un film en 2018, cette histoire
d’une petite fille violée par un ami
de ses parents sera reprise en avril
au Théâtre de l’Atelier, à Paris. « Les
Chatouilles, que j’ai écrit pour aller
mieux et joué sur scène pour trans-
former la boue en beauté, a repré-
senté pour moi le début d’une
grande réparation et a comblé
l’immense solitude que je ressen-
tais. Je ne savais pas que l’on était
autant », retrace Andréa Bescond.
Au départ, quand elle a monté ce
seule-en-scène, la comédienne et
danseuse cachait aux médias qu’il
s’agissait de son histoire. « Je vou-
lais préserver ma famille, se sou-
vient-elle. Après le Molière, il n’était
plus possible de garder le secret
tout en réclamant que la parole se
libère sur les enfants abusés. » Elle
reprend Les Chatouilles dans un
contexte « différent ». « Le regard
de la société a beaucoup évolué sur
ces questions. » Et surtout en se
sentant « plus libre ». « La scène
n’est plus un ring de boxe. J’ai lâché
tellement de tension… Ce sera le
même spectacle, mais plus fluide,
plus organique, avec, par exemple,
Andréa Bescond,
Ludivine Sagnier,
Marianne Basler,
Elodie Navarre
et Eleonora
Galasso incarnent
ces histoires
un personnage de la mère moins ri-
gide. Il y a dix ans, j’étais profondé-
ment affectée. Aujourd’hui, j’ai ré-
glé des choses par rapport à ma fa-
mille et à mon amour-propre.
Grâce à ce seule-en-scène, je ne suis
plus la même femme. »
Sœur d’armes
Un flux irrépressible se propage
de théâtre en théâtre. Les mots
qui déferlent de toutes parts sont
« un fleuve sale qui récolte toute la
saleté sur son passage pour aller se
jeter dans l’espace public », espère
Ludivine Sagnier. Au Théâtre du
Rond-Point, à Paris, sous la direc-
tion du metteur en scène Sébas-
tien Davis, la comédienne porte à
bout de bras une version scéni-
que du récit de Vanessa Sprin-
gora. Paru en 2020, Le Consente-
ment (Grasset) a marqué d’une
pierre blanche le mouvement de
libération de la parole en dénon-
çant l’acquiescement complice et
coupable de ceux qui savaient,
mais ne disaient rien, abandon-
nant à la concupiscence d’un écri-
vain quinquagénaire (Gabriel Ma-
ztneff) une collégienne de 14 ans.
Sur le plateau, le lit où l’homme
entraînait la jeune fille est recou-
vert d’un drap noir mortuaire.
L’actrice s’y allonge, mais ne s’y
attarde pas. Vêtue d’un jogging
d’adolescente, Ludivine Sagnier
bouge en permanence. « Je suis
toujours en action et je sors épui-
sée. Je n’ai pas le droit, par respect
pour Vanessa, de ne pas me laisser
traverser par son texte. Mon enga-
gement ne peut pas être à moitié. »
Elle fait face crânement, son re-
gard planté dans les yeux du pu-
blic, scrutant chaque visage pour
tenter de savoir à qui elle a affaire.
Et si l’écrivain prenait à son tour
place dans les gradins ? « J’y pense
souvent, qu’il vienne ! », répond
l’actrice du tac au tac. Accompa-
gnée par le batteur Pierre Belle-
ville, elle est d’autant moins seule
qu’elle se sent « entourée par tou-
tes les femmes » qui s’expriment.
Elle les écoute, les lit. Elle n’est pas
une victime (« Si tel était le cas, je le
dirais », jure-t-elle), mais une
sœur d’armes choisissant de re-
layer une histoire qui n’est pas la
sienne. « C’est ma façon de remplir
ma mission », précise-t-elle.
Prima facie n’est pas non plus
l’histoire d’Elodie Navarre, mais le
récit quasi clinique des étapes ju-
diciaires d’une victime de viol et
de la difficile prise en compte de la
notion de consentement. Ecrit par
Suzie Miller, ancienne avocate
australo-britannique, ce spectacle,
brillamment mis en scène par Gé-
raldine Martineau, gravite autour
du personnage de Tessa. Avocate
CULTURE
pénaliste spécialisée dans la dé-
fense des hommes accusés
d’agressions sexuelles ou de viols,
sa vie va basculer. Après une soirée
bien arrosée, un pénaliste de son
cabinet la viole. L’avocate se re-
trouve victime et la justice met en
doute sa parole. « J’avais envie de
transmettre ce texte pour placer les
spectateurs face à une situation
très précise et susciter la réflexion,
notamment sur la mécanique judi-
ciaire », explique Elodie Navarre.
Pour cette comédienne, Prima
facie, actuellement joué dans de
nombreux pays européens, cor-
respond à « un théâtre de débat »,
sur un sujet éminemment actuel.
« Au début de cette création, j’ai en-
MARIAGE, ENFANTS,
DIVORCE…
GUIDE PRATIQUE
ET INSOLENT
POUR ÉVITER LES
PIEGES DE LA LOI
RAFAËLE
RIVAIS
| 23
tendu beaucoup de gens dire : “En-
core, encore un sujet sur les violen-
ces faites aux femmes”, mais il est
important de persister, malgré ces
“encore”, car il s’agit juste d’un réé-
quilibre. Le propos n’est pas d’acca-
bler, mais de montrer la réalité des
choses. » Elle a fait sienne une
phrase du spectacle : « Sois le chan-
gement que tu voudrais voir. »
Le changement, la loi tarde par-
fois à l’entériner. Elle n’avait ainsi
pas tranché en faveur de la liberté
des femmes à disposer de leur
corps lorsqu’en 1963 Annie Er-
naux, âgée de 23 ans, a vécu un
avortement clandestin. Un che-
min de croix que la romancière ra-
contera en 2000, dans L’Evéne-
ment (Gallimard), récit qui n’omet
rien des violences endurées.
Quête d’une faiseuse d’ange, lâ-
cheté du corps médical, errance
d’une jeune femme qui n’a pu que
compter sur elle pour reprendre
le contrôle de sa vie : le texte est
parfois insoutenable. Incarné par
la comédienne Marianne Basler, il
s’est joué au Théâtre de l’Atelier, à
Paris, au moment même où, le
28 février, la liberté des femmes
de recourir à l’interruption volon-
taire de grossesse (IVG) était ins-
crite dans la Constitution de 1958.
Force dévastatrice des mots
Une concordance des temps qui a
aidé l’actrice dans sa traversée :
« J’avais peur de ce sujet. Je n’ai ja-
mais joué un texte aussi difficile.
J’ai le dos bloqué, des migraines, je
suis à genoux », avoue-t-elle. Ma-
rianne Basler ne ploie pourtant
pas sur le plateau qu’elle parcourt
à pas mesurés, jaugeant, avant de
les dire, la force dévastatrice des
mots. Elle a elle-même adapté le
texte. Le faire entendre est sa fa-
çon de se « placer aux côtés » d’une
romancière clivante que « les uns
plébiscitent quand d’autres la haïs-
sent ». L’interprète a choisi son
camp. Celui des combattantes
hors la loi qui ont préféré mettre
leur vie en danger plutôt que de
voir leur avenir escamoté.
Peut-il y avoir prescription pour
les victimes de traumatismes ? Ce
spectacle sait rappeler à quel
point, avant 1975 et la loi Veil, une
interruption de grossesse clandes-
tine relevait de la barbarie. « L’avor-
tement est le premier acte de la li-
berté d’Annie Ernaux », souligne
Marianne Basler, qui, « obstinée »
plus que « militante », a vaincu ses
résistances pour être là où elle est
la plus « cohérente », épaule contre
épaule, tout près de l’écrivaine. p
sandrine blanchard
et joëlle gayot
« Dévorante », jusqu’au 30 mai
au Théâtre des Mathurins, Paris 8e.
« Les Chatouilles », du 11 avril au
1er juin, Théâtre de l’Atelier, Paris 18e.
« Prima facie », jusqu’au 4 mai,
au Théâtre du Petit-Montparnasse,
Paris 14e. « Le Consentement »,
jusqu’au 6 avril, Théâtre du Rond-
Point, Paris 8e. « L’Evénement »,
tournée 2024/2025 en préparation .
24 | culture
Le côté obscur de la collection Pinault
Le nouvel accrochage de la Bourse de commerce présente une centaine d’œuvres sombres ou satiriques
ARTS
L
e Monde comme il va »
est le titre de la nouvelle
présentation d’œuvres de
la collection Pinault à la
Bourse de commerce. Et comme
le monde va mal, l’exposition
aussi. Elle montre l’un des côtés
de la collection, le plus intéres-
sant : le versant sombre, celui de
l’humour noir et de la satire.
Qu’un baigneur peint par Peter
Doig à la Gauguin, avec palmiers
et caleçon blanc, figure sur l’affi-
che et la couverture du catalogue
ne peut se comprendre que par
antiphrase : cette image de para-
dis tropical est un leurre.
La sélection occupe l’ensemble
des espaces de la Bourse : une cen-
taine d’œuvres de tous modes de
création visuelle pour une tren-
taine d’artistes, vivants ou récem-
ment disparus, de toutes nationa-
lités et de toutes générations. Si
l’on commence la visite par le
deuxième étage, c’est pour se
trouver aussitôt face à l’épave
d’une Ferrari Dino accidentée que
Bertrand Lavier a sauvée de la
casse pour en faire une allégorie
contemporaine, à mi-chemin en-
tre Week-end (1967), de Jean-Luc
Godard, et Crash (1996), de David
Cronenberg, entre autres référen-
ces cinématographiques possi-
bles. Mais on peut aussi penser
aux images de catastrophes rou-
tières agrandies par Andy Warhol,
non moins cruelles.
Et si l’on commence par le rez-
de-chaussée, c’est par les deux sal-
les où circulent très lentement
sur des chaises roulantes automa-
tisées des mannequins de
vieillards barbus comme des pro-
phètes. Leurs vêtements signa-
lent leur religion ou leur passé :
ancien combattant de l’Armée
rouge, rabbin, imam, pope, ban-
quier, etc. Ce spectacle débilitant a
été conçu en 2007 par les artistes
chinois Sun Yuan et Peng Yu. Il
avait été montré à la Conciergerie
en 2014 et, dix ans plus tard, il est
aussi pertinent, sinon plus en-
core, étant donné l’actualité. Afin
d’aggraver un peu plus l’effet, les
« Old People’s Home » (2007), de Sun Yuan et Peng Yu, devant « Zirkusfiguren » (2005), de Sigmar Polke. NICOLAS BRASSEUR/PINAULT COLLECTION
murs sont occupés par les deux
tapisseries monumentales en
noir et blanc de Goshka Macuga :
les désastres du Proche-Orient et,
symétriquement, les aimables
manifestations de bonne cons-
cience de l’Occident.
Ainsi, que l’on aille dans un
sens ou dans l’autre, le ton est
donné. On le retrouve partout :
Him, l’Hitler faisant la prière de
Maurizio Cattelan ; les immenses
et grotesques Têtes de lémure en
plâtre de Franz West (1947-2012) –
lémure est le mot par lequel
Ernst Jünger désigne les nazis
dans son journal des années de
guerre ; les sculptures de Rose-
marie Trockel, dont l’une figure
un quartier de viande – du Sou-
tine en céramique – et l’autre une
tête contre laquelle est appliqué
Une sélection
d’œuvres
de tous modes
de création
visuelle pour
une trentaine
d’artistes
un fer à repasser ; les céramiques
de têtes monstrueuses de l’excel-
lente artiste pop autrichienne
Kiki Kogelnik (1935-1997) ou la
pile de chemises blanches pro-
prement pliées que percent deux
longues pointes d’acier plantées
par Doris Salcedo en sont des ma-
nifestations efficaces.
Féfé, toujours solaire mais moins pudique
L’ancien Saïan Supa Crew est en tournée pour défendre son cinquième album, « Hélicoptère »
MUSIQUE
F éfé a toujours le sourire.
Il ne le quitte rarement.
Pourtant, dans son cin-
quième album, Hélicoptère, pu-
blié fin février et qu’il présente ac-
tuellement en tournée dans toute
la France, le vernis craque.
L’ex-MC du collectif Saïan Supa
Crew, qui, au début des années
2000, a apporté un vent de fraî-
cheur sur la scène rap hexagonale
en donnant des concerts d’une
vitalité exceptionnelle avec leurs
tubes Angela ou bien encore Sol-
dats, a insufflé un peu de blues
dans ses nouvelles chansons en-
tre soul et folk agrémentées là de
soukouss ou, ici, d’énergie 100 %
dancehall. Dans le morceau qui
clôt le disque, Sourire de verre,
il écrit ainsi : « Je l’affiche comme
une enseigne, ce sourire sans ré-
serve/Mais l’bonheur est loin
d’être un produit maison. »
Assis dans un café proche du
quartier Bastille, à Paris, où il ré-
side et où il a écrit et composé à la
guitare l’intégralité de ses chan-
sons, confiées ensuite à plusieurs
producteurs « pour sortir de sa
zone de confort », Féfé, de son vrai
nom Samuel Adebiyi, 48 ans,
avoue : « Que ce disque existe, c’est
déjà une victoire. J’ai fait une
grosse dépression. Je ne savais pas
ce que c’était avant de le vivre. J’ai
Le tragique alterne avec des mo-
ments de dérision, dont deux par-
ticulièrement railleurs. Le pre-
mier est la pseudo-reconstitution
par Elaine Sturtevant (1924-2014)
de la scénographie imaginée par
Marcel Duchamp pour l’Exposi-
tion internationale du surréa-
lisme, à Paris en 1938 : 1 200 sacs de
charbon vides, mais sales, suspen-
dus au plafond. Elle y ajoutait des
répliques de plusieurs des plus cé-
lèbres ready-made de ce même
Duchamp, Roue de bicyclette ou In
Advance of the Broken Arm – la
pelle à neige –, et une parodie fil-
mée du Nu descendant l’escalier
(1912). Tout est faux, autrement
dit, dans ce pastiche d’installation
muséale respectueuse. Et tout est
grotesque, idiot ou obscène dans
les 76 petites sculptures de terre
compris que, sans musique, je ne
vis pas. Si je ne crée pas, je n’ai plus
d’utilité. Je suis père de famille,
certes, mais la musique, c’est aussi
ce qui m’anime. »
L’air de rien, le chanteur, rap-
peur, auteur et compositeur a
aussi vingt-cinq ans de carrière
derrière lui sous le nom de Fe-
niksi, pseudo au sein de son pre-
mier groupe, OFX, puis du collec-
tif Saïan Supa Crew ensuite avec
ses disques solos dont Jeune à
la retraite, certifié disque d’or
en 2009. Mais aussi en associa-
tion avec son collègue Leroy,
l’album 365, dont la tournée
d’une centaine de dates a été
annulée à cause de la pandémie
de Covid-19.
Au-dessus de la mêlée
Des confinements passés à se re-
trouver seul face à lui-même, à
comprendre qu’après avoir re-
trouvé de manière heureuse son
père au Nigeria, « il n’a plus per-
sonne contre qui se construire ».
Féfé a changé de label, de mana-
gement, et tire le bilan de ce long
« marathon » qu’est une carrière
artistique. Et non pas le sprint
ni la compétition auxquels se li-
vrent souvent les rappeurs au
nom du « rap game », d’où cette
analogie en ouverture de son
nouvel album : « Si le game est
une course, j’arrive en hélicop-
grise que Peter Fischli et David
Weiss ont modelées entre 1981 et
2012. Elles se rient de tout : de l’his-
toire de l’art, des grands hommes,
de la sexualité et, évidemment, de
la sculpture elle-même. Leur pré-
sentation est l’un des meilleurs
moments de l’exposition.
Voisinage délicat
Un autre, trop court, est la suite de
toiles de Marlene Dumas, ayant
toutes pour sujet des manifesta-
tions d’aliénation mentale, trai-
tées avec une sobriété limpide.
Dans la même salle se trouvent
deux tableaux de Luc Tuymans et
la comparaison ne lui est pas favo-
rable. Les peintures d’Anne Imhof
ne sont pas plus convaincantes,
d’un symbolisme trop simple et
grandiloquent. Pour elles aussi, le
tère ». Au-dessus de la mêlée ou
du peloton en quelque sorte. « Je
vois le rap comme une course
cycliste, explique-t-il. Avec les
Saïan Supa Crew, déjà, nous étions
les seuls mecs qui n’avaient pas
compris qu’il fallait être dans
le peloton de tête. Aujourd’hui,
je suis encore dans mon nuage,
je mate les paysages, je regarde
de temps en temps les autres se
battre comme si j’étais dans l’héli-
coptère avec les journalistes qui
filment la course. »
Féfé ne rejette pas pour autant
son héritage et continue à écou-
ter tout ce qui sort, comme il le
raconte dans le morceau Bala-
deur aux côtés de son aîné, Akhe-
naton du groupe IAM : « Ce qui
m’est resté du mouvement hip-
hop, résume-t-il, c’est d’être
authentique, d’être vrai, de rester
au plus près de ce que l’on vit. Je ne
suis pas du tout né avec une
cuillère d’argent dans la bouche,
ça a été très compliqué. »
Quitte pour le chanteur à aban-
donner sa pudeur, à raconter les
copains laissés à la porte du domi-
cile de peur de montrer la pau-
vreté du foyer (Parti de loin), les
coups d’un père violent, harassé
par ses multiples petits boulots
d’aide cuisinier ou de réception-
niste d’hôtel (Quelque part) et qui
finit par prendre le large alors
qu’il est encore adolescent.
0123
VENDREDI 29 MARS 2024
Tout est
grotesque, idiot
ou obscène dans
les 76 sculptures
de Peter Fischli
et David Weiss
voisinage est délicat : c’est celui de
Martin Kippenberger (1953-1997),
un autoportrait tragi-comique et
la sculpture qui le place de dos,
dans un coin, puni pour quelque
sacrilège sans doute.
Cette unité de ton est contrariée
par deux présences peu nécessai-
res. L’une est celle de quelques piè-
ces de l’inévitable Jeff Koons. Elles
ont été si souvent montrées que
l’on se serait passé sans chagrin de
son reliquaire d’aspirateurs et de
son Balloon Dog (Magenta) qui
n’a à faire admirer que la perfec-
tion technique de son exécution.
Les interventions de l’artiste sud-
coréenne Kimsooja ne sont pas
plus opportunes. Au sol du grand
cercle de béton dessiné par Tadao
Ando, elle dépose des miroirs où
se reflète la coupole de la Bourse.
C’est spectaculaire et rien de plus.
Le procédé est d’ailleurs loin
d’être neuf. Ainsi, entre autres
précédents, Daniel Buren l’avait-il
pratiqué au Grand Palais en 2012.
Dans les hautes vitrines qui se
succèdent à l’extérieur du cercle,
elle a réparti des pièces sculptu-
rales qui oscillent entre minima-
lisme, zen et décoration de style
épuré. Soit exactement ce que
parodient Fischli et Weiss. Peut-
être faut-il supposer que cette
opposition illustre l’état de l’art
actuel « comme il va », éclectique
et contradictoire. p
philippe dagen
Le Monde comme il va,
Bourse de commerce – Pinault
Collection, Paris 1er. Du mardi
au dimanche, de 11 heures
à 19 heures, et le vendredi jusqu’à
21 heures. Entrée de 10 € à 14 €.
Jusqu’au 2 septembre.
Il rend aussi hommage à sa
mère, femme de ménage devenue
comptable, à qui il dédie, en duo
avec le bluesman américain Son
Little, Falling Star. Féfé est allé à
l’encontre de son éducation : « J’ai
connu la honte d’être pauvre, mais
j’ai été élevé de manière à ne ja-
mais jouer la victime. Mes parents
m’ont inculqué ça : “Il faut se bat-
tre, c’est comme ça, ce n’est pas fa-
cile, mais relève la tête quelle que
soit la situation.” »
De cette enfance difficile dans
un HLM de Noisy-le-Sec (Seine-
Saint-Denis), Féfé a pourtant
gardé son instinct de survie : « Pe-
tit, on me disait que j’étais quel-
qu’un de solaire, alors que je me
faisais tabasser à la maison. Je n’al-
lais pas en plus faire la tête, baisser
les épaules. Je masquais tout.
J’avais besoin de créer du soleil
pour supporter l’ombre. » Une en-
vie d’aller vers la lumière que Féfé,
malgré tout, ne peut s’empêcher
de retranscrire dans sa musique
ou sur scène. p
stéphanie binet
Hélicoptère, Chapter Two
Records/Wagram. En concert
le 28 à Aix-en-Provence ;
le 29 à Châteaurenard
(Bouches-du-Rhône) ;
le 30 mars à Montpellier ; puis
le 30 mai à La Cigale à Paris.
0123
VENDREDI 29 MARS 2024
« Saint Jean », trois cents ans de « Passion »
Une captation assez convaincante de la première version de l’œuvre de Bach, créée en 1724
ARTE
VENDREDI 29 - 23 H 55
CONCERT
I
maginons, par le truche-
ment d’un tour de science-
fiction à la Doctor Who, que
Jean-Sébastien Bach (1685-
1750) se soit trouvé dans l’église
qui fut la sienne pendant les
vingt-sept dernières années de sa
vie en tant que cantor (le maître
de chapelle) de Saint-Thomas
de Leipzig, le jour où cette Passion
selon saint Jean fut enregistrée
par Arte, qui la diffuse trois cents
ans après sa création, le vendredi
saint de l’année 1724 (mais dans
une autre église de la ville,
la Saint-Nicolas).
Il ne reconnaîtrait pas sa Tho-
maskirche, plutôt épargnée par
les bombardements de la seconde
guerre mondiale, mais refaite de
manière à en restituer les premiè-
res structures, masquées par des
éléments baroques aujourd’hui
disparus ; il ne retrouverait pas les
orgues de son temps, remplacées
par des instruments des XIXe et
XXIe siècles, et il se demanderait
sûrement pourquoi l’organiste
joue sur un petit modèle portatif
qu’on a monté à la tribune plutôt
que sur l’instrument à tuyaux sur
lequel, à son époque, s’exécutait
l’accompagnement (parfois éga-
lement au clavecin).
Théâtralité opératique
Il serait sûrement étonné que les
violoncelles de l’orchestre aient
des piques (en son temps, on te-
nait l’instrument calé entre les
mollets), les violons et les altos des
mentonnières. Il est également
probable que le cantor ne serait
pas très heureux de la qualité des
voix muées (ténors et basses) du
chœur, des adolescents à la techni-
que encore imparfaite. Mais cela,
il l’avait déjà connu en son temps,
avec les garnements, pubères ou
non, de la Thomasschule – une
école fondée en 1212 –, qu’il quali-
fiait volontiers d’« incapables ».
Toutefois, Bach serait probable-
ment heureux de réentendre la
toute première version de sa pre-
mière Passion, la Saint Jean, qu’il
remit quatre fois sur le métier jus-
qu’en 1749, un an avant sa mort,
notamment en raison d’une ville
et d’un clergé conservateurs que
gênaient, outre l’interprétation
GRILLE N° 24 - 076
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
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I comptes. V. Te mêles de ce qui ne
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 24 - 075
HORIZONTALEMENT I. Francophobie. II. Levées. Orant. III. Abaca. Runner.
IV. Môle. Pure. SO. V. Mu. Solides. VI. Ecussons. Out. VII. Chianti. Ruse.
VIII. Hé. Stères. IX. Enormité. Ces. X. Steeple-chase.
VERTICALEMENT 1. Flammèches. 2. Rebouchent. 3. Aval. Ui. Oe.
4. Nécessaire. 5. CEA. OSN. Mp. 6. Os. Plot. Il. 7. Ruiniste. 8. Hourds. Tec.
9. Ornée. Ré. 10. Ban. Sourça. 11. Iñes. Usées. 12. Etroitesse.
« La Passion selon saint Jean », à l’église Saint-Thomas de Leipzig (Allemagne), le 7 avril 2023. STADT LEIPZIG/JENS SCHLUETER/ARTE
que faisait Bach des textes bibli-
ques, la théâtralité opératique des
récitatifs et des chœurs d’action
de cette véhémente Passion (qua-
tre ans avant son arrivée à Saint-
Thomas, on donnait encore, aux
vêpres du vendredi saint, une Pas-
sion en chant grégorien).
Cette version de 1724 diffère sen-
siblement de celle qu’on entend
aujourd’hui le plus souvent au
concert et au disque (la mouture
suivante, datée de 1725, substitue
au fameux chœur d’entrée un
choral, qui servira plus tard à la
Passion selon saint Matthieu) : en
dépit de changements dans la li-
gne du récit de l’évangéliste – le
narrateur de la Passion – et dans
les airs, l’essentiel de la structure
voulue par Bach est en place.
A la tribune, les Thomaner sont
accompagnés par l’Orchestre du
Gewandhaus de Leipzig, fondé
en 1743, dont Felix Mendelssohn
fut l’un des directeurs musicaux,
qui redonna vie aux deux Pas-
sions de Bach : la « Grande Pas-
sion », comme on disait de la
Saint Matthieu, en 1829, et la Saint
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11
Jean, en 1833. L’orchestre pratique
un jeu en simili baroque assez
convaincant, encouragé par Ric-
cardo Chailly, son directeur musi-
cal de 2005 à 2016, qui avait dirigé
les deux Passions en concert
et enregistré la Saint Matthieu
pour Decca, en 2010.
Ce concert anniversaire de la
création de la Saint Jean est dirigé
par le successeur actuel de Bach,
Andreas Reize (48 ans), qui est,
depuis le 11 septembre 2021, le
dix-huitième cantor de Saint-
Thomas. Il a deux particularités :
il est suisse et d’obédience catho-
lique (il lui aura cependant fallu
se convertir au luthéranisme).
Bon musicien, historiquement
informé, Reize pratique des tem-
pos plutôt rapides (ce que faisait
lui-même Bach, selon certains
témoignages).
On regrette cependant les trop
nombreuses affectations dont
sa direction affuble certains
chœurs, avec des effets de loupe
et d’accélération pas toujours
bienvenus. Le continuo est assez
bavard et l’organiste joue même
HORIZONTALEMENT
I. Qui permet de sentir les choses et
de les voir venir. II. Jacques Clément
ou François Ravaillac. Douillettement
préparé. III. Poésie lyrique. Douce et
magnanime. IV. Alimenta le compte.
12
Rapporte tout en détail. Ouvre les
te regarde pas. Vent discret. VI. Hors
du commun. Se sert indûment au
passage. VII. Supprime. Dans la colle.
Moins facile que la critique.
VIII. Doublé chez Nini. Entraîne vers
nos poumons. Convient. IX. Comme
la langue française ou roumaine.
Chargeai de senteurs marines. X. S’est
installé salement en profondeur.
VERTICALEMENT
1. Il lui arrive de durer plus long-
temps que prévu. 2. Permet de rache-
ter et de se racheter. 3. Nettoyée des
jeunes pousses. Deux doigts de marc.
4. Sur la portée. Conirme la véracité.
Le bon compte pour aller au trou.
5. Provoqua tout ce qui est arrivé.
6. Richesse égyptienne. N’avanceront
plus. 7. Du rouge dans les bassins.
Bout de ciel. 8. Se déroule et passe
irréversiblement. Parmi les plus
proches. 9. Pour une distribution
locale. Le bolide au passage.
10. Cours européen qui init dans
le Danube. Son coup n’a jamais fait
de mal. Cube chifré. 11. Ensemble de
règles. Voiture à chevaux. 12. Mettrait
le passe-partout hors d’usage.
Le compositeur
remit cette
« Passion » quatre
fois sur le métier
jusqu’en 1749,
un an avant
sa mort
de courts interludes. Il est
d’ailleurs dommage qu’une re-
constitution historique de la li-
turgie n’ait pas été choisie, avec le
fameux sermon qui séparait les
deux parties de la Passion et
d’autres interventions musicales.
La brochette de solistes est iné-
gale : la soprano Anna Prohaska
chante bas, le contre-ténor An-
dreas Scholl n’a plus la voix de sa
jeunesse, le ténor Raphael Witt-
mer peine dans deux airs, il est
vrai, très difficiles. Tomas Kral in-
carne un Christ simple et droit,
tandis que le baryton Tobias
Berndt s’inscrit dans la double
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télévision | 25
NOTRE
SÉLECTION
V EN D R EDI 29 M ARS
Ciné+ Classic
Drôle de drame
20.50 Marcel Carné, Jacques
Prévert, Louis Jouvet, Michel
Simon… Une pléiade de talents pour
ce film de 1937 devenu un classique.
Une comédie à l’anglaise pleine de
nonsense. La réplique culte résume
tout : « Moi, j’ai dit bizarre ? Comme
c’est bizarre… » A ne pas rater.
Prime Video
Football : Lille-Lens
21.00 Un derby du Nord toujours
très chaud, en direct du stade
Pierre-Mauroy à Lille. Les Dogues
de Paulo Fonseca visent le haut du
classement, les Sang et Or reviennent
en force. Match en direct comptant
pour la 27e journée de Ligue 1.
Gulli
Brice de Nice
21.05 Apprenti surfeur, éternel ado,
blond, burlesque, narcissique
et bavard, Brice attend depuis
des lustres, au bord de sa piscine,
une vague digne de ce nom dans
la baie de Nice. Qui eût cru que
cette pochade absurde et hilarante
mènerait Jean Dujardin jusqu’aux
Oscars, sept ans plus tard pour
The Artist, un film… muet.
France 5
tradition d’un Dietrich Fischer- Nos plus belles années
Dieskau et d’un Max van Eg- 21.10 Film de Sydney Pollack (1973).
mond, chanteur néerlandais as- En 1937, deux étudiants se croisent
socié aux enregistrements des à l’université. Elle (Barbra Streisand)
cantates et Passions de Bach par est pauvre, pas vraiment jolie et
Gustav Leonhardt et Nikolaus communiste, lui (Robert Redford) est
Harnoncourt. riche et beau. La suite ? Une passion
Mais le plus exceptionnel parmi tumultueuse qui durera dix ans.
eux tous est Julian Prégardien,
bouleversant évangéliste à la sou- Canal+
ple et impeccable vocalité, dou- Florence Foresti : Boys Boys Boys
blée d’une diction parfaite, qui 21.10 Spectacle enregistré en
parvient à être déchirant tout en février 2024 au Théâtre Marigny,
restant pudique au long du récit à Paris. Florence Foresti en forme
de la Passion du Christ. p olympique pour creuser l’un de ses
renaud machart thèmes de prédilection : les rapports
femmes-hommes. Hilarant
La Passion selon saint Jean et sacrément efficace.
(version de 1724), de Jean-
Sébastien Bach, captation Histoire TV
réalisée par Ute Feudel. Lili Marleen, hymne nazi
Avec Anna Prohaska, Andreas ou chant de la liberté ?
Scholl, Julian Prégardien, 22.40 Remarquable histoire,
Raphael Wittmer, Tomas Kral, mouvementée, d’une chanson pas
Tobias Berndt, l’Orchestre comme les autres, écrite en 1915
du Gewandhaus de Leipzig, par un soldat allemand nommé
le Chœur de garçons de l’église Hans Leip, redécouverte en
Saint-Thomas, dirigés par août 1941 dans la foulée de Marlene
Andreas Reize (All., 2023, 114 min). Dietrich, qui la chantait sur le front
Sur Arte.tv jusqu’au 26 juin. pour soutenir les troupes alliées.
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du « Monde » SA. Durée de la société :
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Les analyses de la presse étrangère.
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IDÉES
0123
VENDREDI 29 MARS 2024

L’hôpital a travail é plus séjours prolongés, expliquant leur at-

tente indigne sur des brancards.
C’est ce qui avait conduit, un an avant
la pandémie, à la mobilisation inédite
des collectifs de soignants et d’usagers,
Collectif inter-urgences puis Collectif in-
but lucratif sont déficitaires : les tarifs
remboursés par la Sécurité sociale ne
compenseraient pas le montant de leurs
charges. « Plus on travaille, plus on perd
de l’argent, c’est un effet ciseaux inaccep-
table ! », déclarait ainsi dans Le Monde

pour gagner moins

Les médecins Anne Gervais, André Grimaldi et Olivier Milleron
ter-hôpitaux. Le diagnostic a été posé :
l’échec de l’hôpital entreprise géré
comme une structure de production de
soins. Les revendications ont été por-
tées : sortir du couple infernal Ondam-
T2A, revenir à un objectif du juste soin au
moindre coût pour la collectivité. L’hôpi-
Lamine Garbhi, le président de la
FHP. Et d’en appeler à l’Etat pour ren-
flouer ce déficit !

demandent la suppression de la « tarification à l’activité », dite « T2A », tal public doit être financé en fonction
des besoins, et non pas des objectifs bud-
responsable, selon eux, de la détérioration gétaires de Bercy.
de l’hôpital public, mais aussi du privé La réponse politique fut cinglante.
« Notre système de santé ne souffre pas
d’abord d’un problème de sous-finance-
ment, il pèche par un vrai handicap d’or-
Doxa managériale
Pourtant, les établissements de santé
privés à but lucratif n’ont pas les
contraintes de la permanence des soins
et ont tout loisir de choisir les activités
les plus rémunératrices, de faire payer
des suppléments pour les chambres seu-
les, les parkings… De plus, si l’on en croit
la doxa managériale, ils sont agiles, sa-
vent s’adapter et s’organiser, car ils ont

A
u XXe siècle, l’hôpital public ré-
pondait au besoin de soins de la
population. Pour les soignants, il
était prestigieux d’y travailler, et
les médecins qui n’arrivaient pas à y res-
ter se consolaient en allant gagner beau-
coup d’argent dans le privé. Notre sys-
tème de santé était bien classé au niveau
international et notre hôpital public
était une fierté nationale.
Les progrès des conditions de vie et de
la médecine ont permis une augmenta-
tion de l’espérance de vie mais ont aussi
conduit à une progression des dépenses
nécessaires au fonctionnement de notre
système de santé. La volonté de limiter
ces dépenses, associée à la vague néolibé-
rale, qui a déferlé depuis le début des an-
nées 1980, a conduit à la transformation
de l’hôpital public en une structure de
production de soins financée à l’activité
(la « tarification à l’activité » ; T2A), qui a
été mise en concurrence avec les structu-
res privées lucratives. L’objectif était
d’améliorer l’« efficience » et la « producti-
vité ». Les structures déficitaires seraient
obligées de se réformer, de s’améliorer
ou de disparaître.
En pratique, les structures déficitaires
n’ont eu d’autre choix que de réduire la
LA VAGUE NÉOLIBÉRALE
A CONDUIT À LA
TRANSFORMATION
DE L’HÔPITAL
EN UNE STRUCTURE DE
PRODUCTION DE SOINS
FINANCÉE À L’ACTIVITÉ
masse salariale, qui représente environ
les deux tiers du budget de l’hôpital, tout
en augmentant l’activité : fermeture de
lits et développement de l’ambulatoire,
sélection des activités et des patients les
plus rentables, augmentation du nombre
de patients par infirmière alors que la
charge de travail croissait, blocage des sa-
laires… Résultat : plus de 100 000 lits fer-
més, et une augmentation de l’activité
hospitalière de 19 % entre 2009 et 2016,
avec des effectifs qui n’ont cru que de 2 %.
Mais l’hôpital a travaillé plus pour ga-
gner moins : pour respecter le budget
voté par le Parlement et l’objectif natio-
nal de dépenses d’assurance-maladie
(Ondam), les tarifs versés à l’hôpital pour
la prise en charge des patients ont baissé,
de l’ordre de 5 % entre 2009 et 2016.
L’échec de l’hôpital entreprise
Par conséquent, malgré ces traitements
agressifs, le déficit des hôpitaux n’a pas
diminué. En 2019, avant la pandémie de
Covid-19, la proportion d’hôpitaux pu-
blics en déficit était stable à 58 %. Depuis,
la situation des hôpitaux publics n’a fait
que se dégrader, conséquence des fac-
teurs aggravants que sont le Covid-19,
l’inflation et la baisse d’activité hospita-
lière due au manque de personnel.
Les conditions de travail des soignants
et la qualité de la prise en charge des
patients se sont tous deux détériorées.
La culture de la rentabilité pousse les
services hospitaliers à refuser les pa-
tients âgés polypathologiques qui
consultent aux urgences pour une pa-
thologie chronique décompensée [dé-
gradation soudaine et importante du
fonctionnement d’un organe], car ils
sont synonymes de soins lourds et de
ganisation », a dit le président de la Répu-
blique en septembre 2018. Et Agnès
Buzyn, qui était ministre de la santé de-
puis deux ans lorsque la mobilisation
des urgences a débuté, renchérissait
en 2019 : « Les urgences payent lourde-
ment tous les problèmes d’organisation. »
Le statut de l’hôpital public, lui, a été in-
criminé par la technostructure, chargée
de l’organisation de l’hôpital, pour expli-
quer ses difficultés. La Fédération hospi-
talière de France (FHF), dont l’objectif af-
fiché est la défense des intérêts de l’hôpi-
tal public, défendait dès 2012 l’idée que le
statut de l’hôpital public soit « assoupli
afin d’allier réactivité et protection des
personnels », et « pour permettre une
adaptation des établissements publics
aux évolutions nécessaires de l’organisa-
tion de l’offre sanitaire et médico-so-
ciale ». La FHF était alors présidée par Fré-
déric Valletoux, l’actuel ministre délégué
chargé de la santé.
Mais, si le problème du déficit de l’hôpi-
tal public vient non pas de son mode de
financement, mais de son organisation
et de son statut, comment expliquer l’ap-
pel au secours récent de la Fédération de
l’hospitalisation privée (FHP) ? Nous ap-
prenons que 40 % des cliniques privées à
un statut privé !
Pourtant, il semble bien que ce ne soit
pas le cas. Nous avons donc la preuve par
l’absurde de l’inadéquation du système
de financement aux besoins de l’hôpital
public : si le mode de financement actuel,
à l’activité, ne permet pas la rentabilité
des structures privées lucratives, com-
ment cela pourrait-il être le cas pour l’hô-
pital public, qui prend en charge 96 % de
patients polytraumatisés, 84 % de l’acti-
vité de réanimation, 93 % des grands pré-
maturés et 87 % des hospitalisations
après passage aux urgences ?
Ce n’est un problème ni d’organisation
ni de statut, et il est plus que temps pour
le président de la République de tenir sa
promesse faite dès 2017, lorsqu’il était
candidat, de supprimer la T2A. p
Anne Gervais, hépatologue au centre
hospitalier universitaire (CHU) Bichat
(Paris) ; André Grimaldi, professeur
émérite, diabétologue au CHU Pitié-
Salpêtrière (Paris) ; Olivier Milleron,
cardiologue au CHU Bichat

Le déconventionnement médical nuit à la santé geantes et de prêter le serment

d’Hippocrate ? Faut-il nous habi-
tuer à tout ? Pourquoi pas non
plus supprimer l’enseignement

des habitants des campagnes et des banlieues

public, de l’école maternelle à
l’université, qui coûte si cher et
dont on n’a pas forcément be-
soin, si ce sont seulement des
consommateurs que l’on veut fa-
La sortie de la convention qui unit le médecin libéral à l’Assurance-maladie, pour pratiquer des tarifs libres, fait peser briquer ? Après tout, pourquoi
le risque de fragiliser les patients les plus démunis, déplore un collectif composé notamment de professionnels de santé l’idée ne fleurirait-elle pas aussi
dans des esprits qui n’ont connu
que des écoles privées aussi chics
que chères ?

A
ugmenter nettement le re-
venu des médecins, y
compris celui qu’ils tirent
des consultations, ne se-
rait pas extravagant. Augmenter
tous les salaires non plus. La rela-
tion conventionnelle est après
tout une forme de dialogue social
entre l’employeur de fait – la Sé-
curité sociale – et l’employé de fait
– le médecin. Le paiement à l’acte
s’apparente au paiement à la tâ-
che du vendangeur d’autrefois.
Cette relation entraîne des négo-
ciations permanentes, souvent vi-
ves et tendues.
Cela dit, la difficulté d’une né-
gociation n’autorise pas à dire
n’importe quoi. D’autant plus
qu’on a un niveau d’études élevé,
qu’on vit dans une situation
d’accès aux soins qui est compli-
quée pour beaucoup d’entre
nous, que le pays est en difficulté
à bien des égards, et qu’on se
plaît à dire qu’on a besoin de
« sens » en brandissant l’éten-
dard de « nos valeurs ».
Pas très nombreux à menacer
de déconventionnement, les mé-
decins le seront sans doute encore
moins au moment de passer à
l’acte, mais le battage organisé par
des syndicats corporatistes, atta-
chés à un âge d’or supposé, fait du
bruit et occupe le débat. Cette me-
nace est irresponsable, indécente,
et, pour les médecins eux-mêmes,
très dangereuse, sinon autodes-
tructrice. Elle ouvre la porte à des
évolutions catastrophiques pour
notre société républicaine car s’at-
taquant à ses fondements : li-
berté, égalité, fraternité.
Rongés par l’inflation
Le déconventionnement ne peut
fonctionner que dans les lieux où
se concentrent les classes sociales
les plus aisées. Partout ailleurs,
dans les banlieues populaires,
dans les campagnes, il met en
grave péril la santé des habitants.
C’est aussi la porte ouverte au re-
tour de toutes les pratiques,
autrefois courantes en France,
des radiesthésistes, rebouteux et
autres guérisseurs, voire des priè-
res de protection. Il y a tout juste
un siècle, l’espérance de vie avoi-
sinait 50 ans. En 2023, elle dé-
passe 80 ans, désormais pour les
hommes comme pour les fem-
mes. Jamais le progrès n’a été
aussi rapide. Le déconventionne-
ment, cela équivaut à se détour-
ner de la mission sociale de la mé-
decine en faveur du genre hu-
main tout entier.
Le déconventionnement, c’est
aussi indécent. Les revenus des
médecins, s’ils ne sont certes pas
immérités et si, en moyenne, ils
ont baissé ou peu progressé de-
puis deux décennies, également
rongés par l’inflation, placent ce-
pendant cette profession dans le
haut du panier. Loin des rémuné-
rations des stars du football pro-
fessionnel ou de certains entre-
preneurs, les revenus des méde-
cins sont cependant parmi les 2 %
les plus élevés perçus par les tra-
vailleurs français.
Selon l’Institut national de la
statistique et des études écono-
miques et la Direction de la re-
cherche, des études, de l’évalua-
tion et des statistiques, le salaire
net (c’est-à-dire avant prélève-
ment de l’impôt à la source)
mensuel des ouvriers et des em-
ployés est, en 2023 et en
moyenne, un peu inférieur à
2 000 euros, tandis que celui des
UNE MAJORITÉ
DES FRANÇAIS
PENSE
QUE LES MÉDECINS
ET LA MÉDECINE
SONT TROP
MOTIVÉS PAR
L’ARGENT OU TROP
LIÉS AUX FIRMES
PHARMACEUTIQUES
fonctionnaires s’élève à leyrand (1754-1838). On pourrait
2 500 euros. Pour la même an-
née, selon les données de la
Caisse autonome de retraite des
médecins de France, la rémuné-
ration des médecins généralistes
est en moyenne de 6 700 euros
net et de 9 600 euros pour les
spécialistes. Et ils ne sont pas les
seuls à travailler beaucoup. C’est
par exemple le cas de tous les tra-
vailleurs qui sont en bas de
l’échelle, et qui n’ont pas l’espé-
rance de vie des médecins.
Renoncement massif aux soins
De tels écarts devraient au moins
obliger à une certaine modestie
des prétentions, quand le pays est
dans une situation financière
vraiment difficile. Les médecins
ne sont pas non plus les seuls à
être concernés par l’inflation du
montant des charges (des frais
professionnels déductibles pour
eux). Leurs rodomontades ne sont
pas dignes de leur place dans la
cité. Une grande majorité des
Français est très respectueuse et
même admirative des médecins
et de la médecine, mais une
grande majorité trouve aussi les
premiers trop motivés par l’ar-
gent et la seconde trop liée aux fir-
mes pharmaceutiques.
Brandir la menace du déconven-
tionnement peut s’avérer auto-
destructeur. « Tout ce qui est ex-
cessif est insignifiant », disait Tal-
ajouter que cela peut provoquer
un retour de bâton. Et si, lasse de
ces propos de foire, la Sécurité so-
ciale disait : « Vous voulez vous
déconventionner ? Allez, chiche ! »
Ce ne serait pas forcément une
mauvaise stratégie, étant donné
que 99 % des médecins sont con-
ventionnés. Certes, il a fallu du
temps, mais on y est arrivé. Sans
doute parce que les médecins y
ont trouvé leur avantage. Et il se-
rait bien difficile de revenir en ar-
rière. En outre, le risque serait
grand de récolter la colère des pa-
tients : n’y a-t-il pas là, dans une
société fracturée, des risques gra-
ves de troubles sociaux ?
Certains disent que déconven-
tionner serait un moyen de régu-
ler le recours aux soins, en limi-
tant la demande. Mais la consé-
quence serait un renoncement
massif et catastrophique aux
soins. Est-ce cela que l’on veut ?
Revenir sur huit décennies d’un
monde qu’au sortir de la seconde
guerre mondiale on a voulu
meilleur, en créant la Sécurité so-
ciale en 1945 et en déclarant dans
le préambule de la Constitution
de 1946 que « la Nation assure à
tous la protection de la santé » ?
Comment un tel projet a-t-il pu
germer dans le cerveau de gens
qui furent d’excellents élèves à
l’école, avant de s’engager dans
une décennie d’études très exi-
Ceux-là voient beaucoup de
choses – la santé, l’école, la
culture, le sport, tous les services
publics – comme un fardeau à
alléger par tous les moyens. Pour
quoi faire ? Toujours la même
chose, au fond : maximiser le
profit, celui de quelques-uns au
détriment du bien-être de tous.
Veut-on que les hommes vivent
ainsi ? Nous ne pouvons nous y
résigner. p
Régis Bayle, maire d’Arrigas
(Gard), président de la commu-
nauté de communes du Pays
Viganais et conseiller régional
d’Occitanie ; Etienne Caniard,
président honoraire de la
Mutualité Française ; Fabien
Cohen, chirurgien-dentiste
de santé publique ; Michel
Limousin, médecin, rédacteur
en chef des « Cahiers de santé
publique et de protection
sociale » et membre du conseil
scientifique de la Fondation
Gabriel Péri ; Gilles Noël,
maire de Varzy (Nièvre),
premier vice-président de
l’Association des maires ruraux
de France ; Thierry Philip,
professeur de cancérologie ;
Emmanuel Vigneron, profes-
seur émérite des universités
0123
VENDREDI 29 MARS 2024 idées | 27

Tedros Adhanom Ghebreyesus

La santé est la première raison qui doit
nous pousser à agir pour le climat
Le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé

S
i notre planète était une patiente,
elle serait admise en soins inten-
sifs. Ses signes vitaux sont alar-
mants. Elle a de la fièvre : les neuf
derniers mois ont été les plus chauds ja-
mais enregistrés, alors que nous nous ap-
prochons rapidement du seuil de + 1,5 °C.
Sa capacité pulmonaire est compromise :
les forêts, qui absorbent le dioxyde de
carbone et produisent de l’oxygène, sont
détruites. De nombreuses sources d’eau
terrestres – son élément vital – sont pol-
luées. Le plus inquiétant, c’est que son
état se détériore rapidement. Faut-il
s’étonner que la santé humaine se dé-
grade, alors que la santé de la planète
dont nous dépendons est en péril ?
La santé des humains, celle des ani-
maux et celle de notre environnement
sont inextricablement liées, mais ce lien
est fragile. Nous appartenons au même
écosystème unique reposant sur un
subtil équilibre. Ce constat n’est pas
nouveau. Hippocrate, le père de la mé-
decine, écrivait au Ve siècle avant notre
ère : « Le médecin soigne, mais c’est la na-
ture qui guérit. »
Risques actuels bien réels
Nous réapprenons aujourd’hui ce que
l’humanité a toujours su, mais qu’elle a
oublié ou ne veut pas voir depuis la ré-
volution industrielle : lorsque nous nui-
sons à notre environnement, nous nous
faisons du mal à nous-mêmes. Pendant
des siècles, nous avons pillé notre pla-
nète. Aujourd’hui, nous en payons le
prix fort et vivons une triple crise plané-
taire : changements climatiques, perte
de biodiversité et pollution.
Il y a tout d’abord les effets immédiats
d’événements météorologiques plus
violents et plus fréquents, qui font des
morts et des blessés, et endommagent
les établissements de santé et d’autres
infrastructures essentielles. Et il y a en-
suite les répercussions à moyen et long
termes. Les vagues de chaleur, toujours
rappelle que le changement climatique et la pollution sont à l’origine
de nombreuses maladies. Il incite la communauté internationale
à se doter d’un nouveau cadre juridique pour mieux nous protéger
plus nombreuses, entraînent davantage
de maladies cardio-vasculaires. La pol-
lution de l’air provoque des cancers du
poumon, de l’asthme et des broncho-
pneumopathies chroniques obstructi-
ves. Les produits chimiques tels que le
plomb causent des handicaps intellec-
tuels ainsi que des maladies cardio-vas-
culaires et rénales. Certains pesticides
sont associés à des taux de suicide plus
élevés dans les pays où ils sont facile-
ment accessibles. Les sécheresses et les
pénuries d’eau affectent la production
alimentaire, à tel point qu’une alimen-
tation saine est de moins en moins
abordable.
Les petits Etats insulaires en dévelop-
pement sont particulièrement mena-
cés, car les terres arables s’amenuisent
face à l’élévation du niveau de la mer.
Dans le même temps, les changements
climatiques modifient le comporte-
ment, la répartition, les déplacements,
la diversité et la concentration des
moustiques, des oiseaux et d’autres
animaux, qui propagent des maladies
infectieuses telles que la dengue et le pa-
ludisme vers de nouvelles régions.
Depuis le début du siècle, le nombre de
cas de dengue signalés a été multiplié
par huit, avec désormais plus de 130 pays
concernés. Le commerce illégal d’espè-
ces sauvages augmente aussi le risque
de transmission zoonotique susceptible
de déclencher une pandémie, d’où l’im-
portance de la prévention primaire pour
réduire les risques.
Les menaces que font peser les
changements climatiques, la pollution
et la perte de biodiversité sur la santé ne
sont pas de futurs risques hypothétiques.
Ce sont des risques actuels bien réels. La
santé est donc la première raison qui doit
nous pousser à agir sur le plan climati-
que. Et pourtant, il a fallu attendre près
de trente ans après la première Confé-
rence des parties à la Convention-cadre
des Nations unies sur les changements
climatiques pour que soit instaurée une
« journée consacrée à la santé », mise en
place par la COP28, à Dubaï, en 2023.
Selon les estimations de l’Organisa-
tion mondiale de la santé (OMS), la pol-
lution, les déchets et les produits chimi-
ques sont responsables d’environ
14 millions de morts par an, soit un
quart des décès dans le monde. Mais les
pays ne sont pas touchés de manière
équitable. Les populations des pays à re-
venu faible ou intermédiaire sont les
premières à souffrir des conséquences
SELON L’OMS,
LA POLLUTION,
LES DÉCHETS ET LES
PRODUITS CHIMIQUES
SONT RESPONSABLES
D’UN QUART
DES DÉCÈS ANNUELS
DANS LE MONDE
sanitaires de ces phénomènes, en parti-
culier celles des zones urbaines qui se
développent rapidement.
Partout dans le monde, l’OMS aide les
pays à se préparer à ces menaces et à les
affronter, en adaptant leurs systèmes de
santé afin qu’ils soient sans incidence sur
le climat et plus résilients face aux chan-
gements climatiques, et en fournissant
des données probantes pour alimenter
les outils qui permettent de remédier
aux effets de la pollution, des déchets et
des produits chimiques sur la santé.
Collectivement responsables
Mais l’OMS ne peut agir seule. Les cau-
ses de cette crise sont multisectorielles,
tout comme ses répercussions ; la ri-
poste doit donc l’être aussi. Nous som-
mes collectivement responsables de
cette situation. Et c’est collectivement
que nous devons nous en sortir. C’est
pourquoi l’OMS, le Programme des Na-
tions unies pour l’environnement, l’Or-
ganisation des Nations unies pour l’ali-
mentation et l’agriculture et l’Organisa-
tion mondiale de la santé animale
coopèrent au sein d’une alliance quadri-
partite pour aider les pays à adopter
l’approche One Health (Une seule
santé), sachant que les politiques relati-
ves à la santé humaine, à la santé ani-
male, à l’agriculture et à l’environne-
ment doivent être synergiques et résul-
ter d’un commun accord.
Lors de l’Assemblée des Nations unies
pour l’environnement, qui s’est tenue à
Nairobi [au Kenya] du 26 février au
1er mars, les pays ont adopté d’importan-
tes résolutions sur la qualité de l’air, les
produits chimiques et les déchets, les
modes de vie durables, les pesticides
dangereux et la politique de l’eau, qui
jouent un rôle-clé dans l’action
multisectorielle durable à mener pour
protéger la santé des personnes et de la
planète. Les pays se sont également en-
gagés à poursuivre les travaux visant à
négocier un instrument international
juridiquement contraignant sur la pol-
lution plastique. L’approche One Health
est aussi au cœur de l’accord juridique-
ment contraignant sur les pandémies
que les Etats membres de l’OMS sont en
train de négocier.
Notre planète est en danger. Les solu-
tions de fortune ne suffisent pas. Aux ni-
veaux national, régional et mondial,
nous devons mener une action transfor-
matrice qui cible les systèmes d’énergie
et de transport, les systèmes alimen-
taires et les systèmes de santé. Et nous,
agences des Nations unies, devons faire
mieux pour sortir de nos mentalités cloi-
sonnées et travailler main dans la main
en vue d’une action multilatérale effi-
cace, inclusive et durable. Nous n’avons
pas d’autre choix. La veille de Noël 1967,
moins de quatre mois avant son assassi-
nat, Martin Luther King déclarait : « En
un sens très réel, toute vie est en interrela-
tion avec les autres. Tous les hommes sont
pris dans un réseau inévitable de récipro-
cité, entraînés dans une destinée com-
mune. Tout ce qui atteint directement l’un
atteint tous les autres indirectement. »
Malgré tout ce qui nous différencie, nous
formons une seule espèce, partageant
le même ADN et la même planète. Il
n’existe d’avenir que commun. p
Tedros Adhanom Ghebreyesus est
directeur général de l’Organisation
mondiale de la santé

François Braun et Bruno Riou Des mesures fortes sont nécessaires

pour inverser la dégradation de notre système de santé
Pour endiguer le problème des déserts médicaux, l’ancien ministre de la santé et de la prévention et le doyen de la faculté de santé
de Sorbonne Université formulent trois propositions, dont une vaste politique publique en faveur des infirmiers en pratique avancée

C
haque jour qui passe nous
démontre un peu plus que
la France fait face à un
écart croissant et désespé-
rant entre les besoins et l’offre de
soins. Les 20 millions de Français
qui consultent aux urgences cha-
que année, selon la direction de la
recherche, des études, de l’évalua-
tion et des statistiques, en sont le
témoignage.
Les causes sont multiples :
vieillissement de la population,
IL FAUT augmentation de l’incidence des
maladies en lien avec nos modes
S’APPUYER de vie, progrès médical prolon-
SUR TOUS LES geant l’espérance de vie, et les
conséquences d’une politique
PROFESSIONNELS malthusienne de restriction de la
formation des médecins pendant
DE SANTÉ, des décennies.
PAS JUSTE LES Que faire aujourd’hui ? Préparer
l’avenir est indispensable, mais il
MÉDECINS, AVEC faut oublier l’idée que former
plus de médecins est une réponse
DES DÉLÉGATIONS adaptée, car cela n’aura d’effet
que dans plus d’une dizaine d’an-
ET TRANSFERTS nées : cela revient à renoncer à ré-
DE TÂCHES soudre le problème pendant cette
période, renoncement insuppor-
COORDONNÉS table pour les patients. Il faut ac-
cepter que des initiatives locales
innovantes, souvent efficaces, ne
font parfois – faute de réflexion
globale – que déplacer le pro-
blème d’un territoire à l’autre.
Il faut également renoncer,
pour des raisons éthiques, à piller
d’autres pays, souvent en plus
grande difficulté, ce qui n’empê-
che pas de se pencher avec bien-
veillance sur la situation des mé-
decins détenteurs d’un diplôme
étranger qui exercent déjà sur
notre territoire.
Créer du temps médical
Finalement, il ne reste que trois
axes d’action. Le premier con-
siste à faire en sorte que les jeu-
nes médecins, fraîchement diplô-
més de nos facultés et dont le
nombre n’a jamais été aussi im-
portant, exercent effectivement
ce pour quoi ils ont été formés.
En effet, certains privilégient
des exercices éloignés de leur
spécialité, et moins prioritaires,
comme la médecine esthétique,
voire quittent la pratique médi-
cale. C’est un sujet d’attractivité
plus que de coercition, ne
serait-ce que parce que la coerci-
tion n’est pas efficace en période
de pénurie.
Le deuxième, c’est de créer du
temps médical avec les médecins
dont nous disposons. Oublions,
là encore, l’idée de les faire tra-
vailler plus, il suffit de regarder
leur temps actuel d’activité pour
comprendre que c’est illusoire et
que la situation ne peut que s’ag-
graver, les jeunes générations
n’acceptant plus – et c’est légi-
time – les conditions d’exercice
de leurs aînés. N’attendons pas
que la télémédecine, le numéri-
que en santé et l’intelligence arti-
ficielle résolvent durablement la
situation, car ils consomment
aussi du temps médical.
Retrouver du temps médical
passe par des dispositifs déjà lan-
cés, comme les assistants médi-
caux en cabinet médical ou le
réinvestissement dans les per-
sonnels non soignants à l’hôpital
(assistants administratifs, logisti-
ciens, etc.). Créer du temps médi-
cal, c’est aussi s’appuyer sur tous
les professionnels de santé, et pas
seulement les médecins, avec des
délégations et des transferts de
tâches coordonnés. Le déploie-
ment de ces dispositifs, existants
mais très insuffisants, doit être
poursuivi et accéléré.
Améliorer l’attractivité
Enfin, le troisième axe – proba-
blement le plus productif – con-
siste à développer largement le
modèle des infirmiers en prati-
que avancée (IPA). Ce dispositif,
une innovation importante de
l’ancienne ministre de la santé
Agnès Buzyn, a été insuffisam-
ment développé, alors qu’il ne
faut que deux ans pour qu’un in-
firmier devienne IPA.
En 2023, la Cour des comptes es-
timait le nombre d’IPA diplômés
ou en formation à moins de
2 000. Par ailleurs, où sont les IPA
de gériatrie, de pédiatrie, de mé-
decine scolaire, de premier re-
cours, de prélèvement d’organes
et de transplantation dont notre
pays a besoin ?
Alors que ce nouveau métier
n’est pas assez attractif sur le
plan salarial et que sa formation
n’est pas financée à la hauteur
des besoins, l’absence d’une poli-
tique affichée et de grande am-
pleur constitue un autre frein
majeur à son développement.
Pourtant, le métier d’IPA apporte
une perspective de carrière valo-
risante pour les infirmiers qui
pourrait améliorer l’attractivité
des métiers de soignants et le
maintien dans ces professions.
Des mesures fortes sont
nécessaires pour inverser la dé-
gradation de notre système de
santé autrefois considéré comme
l’un des meilleurs du monde.
La santé est l’une des premières
préoccupations des Français, elle
doit (re)devenir l’une des pre-
mières préoccupations de nos
gouvernants. p
François Braun a été
ministre de la santé et de
la prévention (2022-2023) ;
Bruno Riou est doyen
de la faculté de santé
de Sorbonne Université
28 | idées 0123
VENDREDI 29 MARS 2024

Le Japon, intermédiaire revendiqué entre le Nord et le « Sud global »

Son émergence sur la scène diplomatique venir un génocide » à Gaza, la maison de com- A l’opposé des Etats-Unis, qui contraignent
ANALYSE mondiale, dont la politiste Guibourg Dela- merce Itochu a mis fin à sa coopération straté- leurs alliés à choisir leur camp, le Japon, les

D
ans un monde où la confrontation
l’emporte sur la solidarité et
où l’influence des Etats-Unis
s’amoindrit, le Japon cherche à
mener une diplomatie d’égal à égal avec les
pays dits « du Sud global ». Contrairement aux
autres membres du G7, Tokyo fait fréquem-
ment référence à cet ensemble géographique,
certes flou et hétérogène, formé de pays
VOISIN DE LA CHINE émergents animés par l’aspiration commune
ET DE LA RUSSIE, d’échapper à la tutelle des grandes puissances.
Longtemps, l’Archipel est passé pour un
LE JAPON MODULE « géant économique et un nain politique ».
Puissance économique, il l’est toujours, mais
LES PRISES il ne peut plus être considéré comme un
DE POSITION « nain politique » à la traîne de l’histoire. Pas
seulement parce qu’il développe ses capacités
PLUS TRANCHÉES militaires en consacrant 2 % de son PIB à la dé-
fense – sans renier l’idéal pacifiste inscrit dans
DES AUTRES sa Constitution – et renforce ses relations avec
l’OTAN et ses alliés du Pacifique, mais aussi
MEMBRES DU G7 par une diplomatie, discrète mais active, avec
les pays du Sud global. Cette dernière, estime
le premier ministre, Fumio Kishida, « sert ses
intérêts économiques et sécuritaires ».
Voisin de la Chine et de la Russie, et au
cœur d’une région où sont situés deux
grands pays de ce Sud global (l’Inde et l’Indo-
nésie) ainsi que le pôle de puissance en cons-
titution des pays de l’Association des na-
tions de l’Asie du Sud-Est (Asean), le Japon
module les prises de position plus tranchées
des autres membres du G7.
motte souligne la « vision englobante » com-
mencée au cours des deux mandats du pre-
mier ministre Shinzo Abe (2006-2007 et 2012-
2020), dans son livre Le Japon. Un leader dis-
cret (Eyrolles, 2023), en fait un acteur dans
l’élaboration de nouvelles règles de l’ordre
mondial acceptables pour le plus grand nom-
bre. « Nous devons défendre nos valeurs mais
rester humbles en surmontant nos préjugés »,
recommandait M. Kishida lors d’une confé-
rence en janvier 2023 aux Etats-Unis.
Sur l’Ukraine et Gaza, Tokyo est en retrait
par rapport aux autres pays du G7. Après
l’agression de Moscou envers Kiev, le Japon
est certes apparu comme un partenaire à part
entière de l’OTAN. Participant aux sanctions à
l’encontre de la Russie et quatrième contribu-
teur en aide humanitaire et économique
à l’Ukraine, le pays rechigne néanmoins à lui
fournir des armements. Il n’a pas réagi à la
mort de l’opposant russe Alexeï Navalny. « Le
Japon a pour principe de ne pas s’immiscer
dans les affaires intérieures d’un autre pays »,
justifie, laconique, une source officielle.
Même réserve dans la guerre entre Israël et
le Hamas. Tokyo a tardé à reconnaître à Israël
le droit à se défendre, mais il a suspendu son
financement à l’UNRWA, l’agence de l’ONU
pour les réfugiés palestiniens dont des em-
ployés ont été accusés par Tel-Aviv d’avoir par-
ticipé aux attaques du Hamas. Dans le même
temps, à la suite de l’injonction faite à Israël
par la Cour internationale de justice de « pré-
gique avec l’entreprise israélienne d’arme-
ment Elbit Systems Ltd.
La diplomatie japonaise est surtout active
sur un autre plan : « Tokyo ambitionne de de-
venir un pont entre le Nord et le Sud, estime
Yuichi Hosoya, politiste à l’université Keio, à
Tokyo. Alors que le PIB des pays du G7 ne repré-
sente plus que 45 % de l’économie mondiale,
les démocraties libérales ne peuvent plus pré-
tendre monopoliser les valeurs et les normes,
et revendiquer une autorité morale. » Que le
Sud global soit hétérogène « ne dispense pas
d’écouter ce que les pays qui le composent ont
à dire ; dont ceux non démocratiques qu’il faut
éviter d’exclure ».
Parler d’égal à égal
Tous les pays du Sud global ne s’opposent pas
à l’ordre international libéral, mais la majorité
refuse l’alignement sur les puissances occi-
dentales et conteste leur pratique consistant à
promouvoir leurs intérêts au nom de l’uni-
versalisme dont elles s’estiment détentrices.
Le Japon entend « instaurer un dialogue fondé
sur le respect des normes internationales et des
valeurs telles que le respect de la dignité hu-
maine, et non pas uniquement les droits de
l’homme », trop associés à l’Occident, pour-
suit M. Hosoya. « Nous avons besoin d’un lan-
gage qui parle à l’humanité entière afin de sur-
monter les différences de régimes et de va-
leurs », a déclaré M. Kishida à l’Assemblée gé-
nérale des Nations unies, en septembre 2023.
pays de l’Asean et l’Union européenne doi-
vent construire des coalitions ouvertes, res-
pectueuses de l’histoire et des diversités cul-
turelles afin de redynamiser l’ordre libéral in-
ternational, avancent Yuichi Hosoya et Hans
Kundnani dans l’ouvrage collectif, The Trans-
formation of the Liberal International Order.
Evolutions and Limitations (Springer, 2023,
non traduit). Une approche qui suppose de
parler d’égal à égal avec des pays qui veulent se
moderniser sans être contraints de se fondre
dans le moule occidental. En ce domaine, le
Japon a une expérience à partager.
« Le souci du Japon de chercher à harmoniser
ses intérêts et ses valeurs avec ceux de ses parte-
naires du Sud global lui confère une image cré-
dible dans les pays qui le composent », écrit,
dans Nikkei Asia, Elli-Katharina Pohlkamp,
chercheuse invitée du programme Asie du
Conseil européen des relations internationa-
les. C’est le cas en Afrique, où le Japon, qui n’a
pas de passé colonial dans cette partie du
monde, est bien perçu. Cette « approche pour-
rait être un exemple pour les gouvernements
européens », poursuit Mme Pohlkamp.
La vision que cherche à faire prévaloir Tokyo
achoppe sur la rivalité entre la Chine, son pre-
mier partenaire économique, et les Etats-
Unis, dont dépend sa sécurité. Pour Tokyo,
contrebalancer la puissance chinoise ne signi-
fie pas en arriver à une situation de confronta-
tion. Que Pékin ne souhaite pas non plus. p
philippe pons (tokyo, correspondant)

CHRONIQUE | PAR MARIE DE VERGÈS L’HOMMAGE DE BARTABAS À PINA BAUSCH

Alerte à la pollution LIVRE nais ce silence, le langage vertueux
des chevaux, somptueux silence,
en 2003 qui devait inviter Pina ne
verra jamais le jour : la manifesta-

de l’air en Afrique L e titre déjà vaut que l’on s’y

arrête. Ce « geste vers le bas »
suit une pente douce qui
fait baisser la nuque et le regard.
Aux antipodes de la vitalité ascen-
interminable ». Dans cette bulle,
dont on sent physiquement la
présence au fil du livre, ces artistes
aux univers esthétiques tranchés
et uniques vont se donner rendez-
tion sera annulée en raison de la
grève des intermittents.
Ce livre, avec ses 38 chapitres
aux longueurs inégales, dont cer-
tains flirtent avec les haïkus, se ré-

L e 4 février, la capitale du Ghana

a inscrit un record dont elle se
serait bien passée : celui de la
pire qualité de l’air au monde. La con-
centration en particules fines (PM2,5)
s’est révélée si élevée qu’Accra s’est re-
trouvée propulsée en tête du classe-
ment. Le risque est grand de voir ce
genre de performance se répéter dans
les mois et les années à venir à travers
tout le continent africain. Véhicules
anciens, trafic congestionné, tas d’or-
dures qui se consument en pleine rue,
cuisson au charbon de bois… Les habi-
tants des villes africaines respirent un
cocktail d’une rare toxicité.
La pollution atmosphérique est un
problème planétaire. En 2023, seuls
dix pays dans le monde avaient une
qualité de l’air conforme aux lignes
directrices de l’Organisation mon-
diale de la santé, selon une étude
d’IQAir, une société suisse qui re-
cueille les données de capteurs instal-
lés tout autour du globe. Mais, en Afri-
que, le fléau ne cesse de s’aggraver.
Déjà, en 2023, le continent a été la
région du monde la plus polluée par
les particules fines, avec l’Asie du Sud
et l’Asie centrale. Et le tableau reste
très incomplet : 30 pays africains sur
54 ne disposent pas de réelles mesu-
res de la qualité de l’air, ou se gardent
de les communiquer.
Il n’est pas besoin de chercher loin
pour trouver les causes de cette aug-
mentation exponentielle de la pollu-
tion. Celle-ci suit la courbe de la dé-
mographie et de l’urbanisation. De-
puis les années 1990, la population de
citadins africains double tous les
vingt ans. Une croissance échevelée
que peinent à absorber des villes
sous-équipées et dotées de moyens
financiers limités.
Lagos, capitale économique du Nige-
ria et plus grosse ville d’Afrique subsa-
harienne, est un cas d’école. La métro-
pole vient d’inaugurer sa première li-
gne de métro, mais son réseau de
transport en commun demeure insuf-
fisant pour les quelque 15 millions
d’habitants. Résultat : aller travailler
EN 2019, 1,1 MILLION
DE PERSONNES SERAIENT
MORTES SUR LE CONTINENT
DU FAIT DE LA POLLUTION
ATMOSPHÉRIQUE
nécessite de passer en moyenne de
deux à trois heures par jour dans les
embouteillages et les gaz des pots
d’échappement. S’y ajoute un parc
automobile vétuste, essentiellement
sionnelle souvent considérée
comme positive, il donne une to-
nalité plus sourde, plus grave aussi
en s’inclinant. C’est ainsi que Bar-
tabas, le cavalier et fameux direc-
vous lors des passages de Pina
Bausch à Paris mais encore à Wup-
pertal, en Allemagne, où sa com-
pagnie est implantée.
vèle une extraordinaire entre-
prise de mémoire. Il se moque de
la chronologie pour ne s’ouvrir
qu’au temps de l’imaginaire, qui
ne connaît aucune horloge. Il fait
composé de véhicules d’occasion im- teur du théâtre équestre Zingaro, Appel à la rêverie appel à la rêverie, à la matière obs-
portés : des millions de voitures, de UN GESTE nous accueille dans son livre Un La nuit toujours, entre cigarettes cure des nuits sans sommeil, pour
fourgonnettes ou de minibus très VERS LE BAS geste vers le bas (Gallimard, 112 pa- et verres de vin rouge, le duo arracher des éclats d’images en
émetteurs d’émissions polluantes. de Bartabas. ges, 17 euros), consacré à sa ren- hante les écuries du Théâtre Zin- cours de disparition. Il trace avec
Gallimard, 112 pages, contre et à sa relation artistique garo. Pina Bausch, qui n’a jamais des mots ces moments précieux,
Ces villes qui suffoquent 17 euros avec la chorégraphe allemande approché ni monté un cheval, ap- dont il ne reste d’ailleurs quasi-
A Lagos, la loi interdit théoriquement Pina Bausch (1940-2009). Il indi- privoise passionnément Micha ment rien que quelques images
de brûler ses déchets. Mais l’habitude que d’emblée une profondeur, un Figa et inversement. Du box, où la dans le film de Lee Yanor Coffee
perdure, faute de services de collecte retournement de l’espace et du danseuse s’accroupit et s’allonge, with Pina et les croquis, intégrés
efficients, et génère des fumées nau- temps, un chavirage des repères. à la piste, leur relation, sous l’œil dans l’ouvrage, de Bartabas. Ce
séabondes qui piquent les yeux et la Et c’est le cas dans cette échappée de Bartabas, se construit patiem- « geste vers le bas », dont on trouve
gorge. Autre source de nuisance : les nocturne délicate innervée par ment dans une lenteur extatique. une explication à la fin pour quali-
générateurs au diesel dont s’équipent une écriture détaillée et fine. Un ballet de regards, de souffles, fier un mouvement de Pina Bau-
de nombreux foyers et entreprises Nous sommes à la fin des an- de formes, de courses et de galops sch, ressuscite dans une intimité à
pour parer aux pannes incessantes du nées 1990. Pina Bausch vient dé- surgit et s’évanouit. Pas de specta- fleur de peau celle qui a passé sa
réseau électrique. Les gaz industriels couvrir un spectacle de Bartabas à cle précis en perspective, même vie à se risquer hors de ses limites
ne sont pas en reste. Moins de 10 % des Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). si la profession attend les « petits » pour tester ses émotions. Entre
fonderies, des cimenteries et autres Choc et fascination, ils plongent des deux B, selon la formule hommage et confidence, un ca-
usines établies dans la ville ont mis en ensemble « dans un cercle de si- de Jérôme Savary. Une « carte deau subtilisé à l’oubli. p
place des installations de traitement lence, souligne l’auteur. Je recon- blanche » au Festival d’Avignon rosita boisseau
adéquates, selon un rapport publié en
novembre 2023 par l’ONG britannique
Clean Air Fund. Celle-ci affirme que
l’air malsain a été responsable de
23 900 morts prématurées dans la mé- Recyclage de la haine | par serguei
galopole nigériane en 2019.
Cette année-là, 1,1 million de person-
nes dans toute l’Afrique seraient mor-
tes du fait de la pollution atmosphéri-
que, selon des recherches menées par
une équipe du Boston College. Un bi-
lan plus lourd que celui du tabac, de
l’alcool et des accidents de la route
combinés. Qui plus est, ce « tueur si-
lencieux » a un coût économique loin
d’être anodin, qu’il s’agisse des dépen-
ses de santé en hausse ou des pertes
de journées de travail.
Ces villes qui suffoquent sous les
particules fines sont pourtant le lieu
où se joue la transformation écono-
mique du continent, elles qui en ac-
cueilleront les deux tiers de la popula-
tion d’ici à 2050. Encore faut-il qu’elles
restent vivables. De la modernisation
des transports publics à l’introduction
de cuisinières plus propres en passant
par la fixation de normes strictes pour
les véhicules importés, les axes d’amé-
lioration sont nombreux. Le premier
d’entre eux est certainement d’accroî-
tre la surveillance et le partage des
données sur la qualité de l’air. Car seul
ce qui se comprend bien peut se com-
battre efficacement. p
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VENDREDI 29 MARS 2024
INTERNATIONAL | CHRONIQUE
par al ain fr achon
Malaise dans la
relation israélo-américaine
B QUELQUE CHOSE
enyamin Nétanyahou
tient tête à Joe Biden.
Sur l’avenir de Gaza et
la conduite de la guerre
contre le Hamas palestinien, le
premier ministre israélien s’op-
pose au président américain. Un
différend comme tant d’autres
déjà entre ces deux alliés ? Pas
sûr. Le conflit Nétanyahou-Biden
est révélateur du malaise qui,
depuis une vingtaine d’années,
s’est installé dans les relations is-
raélo-américaines.
Au siècle passé, la Maison
Blanche a dû, à plusieurs repri-
ses, hausser le ton pour être en-
tendue de son protégé israélien –
auquel les Etats-Unis dispensent
une aide militaire annuelle qui
dépasse aujourd’hui 3 milliards
de dollars (2,7 milliards d’euros).
Et Israël finissait, en général,
par obtempérer. Cela ne marche
plus. Quelque chose de profond a
changé dans ce vieux couple.
L’abstention des Etats-Unis lors
d’un vote à l’ONU, lundi 25 mars,
appelant à un cessez-le-feu
à Gaza en est la dernière
manifestation.
Depuis des semaines, Nétanya-
hou résiste aux injonctions de
Biden. Celui-ci, pleinement cons-
cient de la singularité du massa-
cre perpétré le 7 octobre 2023 par
le Hamas, la branche islamiste
du mouvement national palesti-
nien, a défendu le droit d’Israël à
répliquer. L’Amérique a livré et li-
vre toujours à son allié les muni-
tions requises pour une intense
campagne de bombardements.
Une vérité complexe
Cinq mois plus tard, le Hamas
aurait essuyé des pertes consé-
quentes : quelque 10 000 morts
dans ses effectifs combattants.
Mais la population civile pales-
tinienne, femmes, enfants,
vieillards, a subi le plus dur de la
campagne – plus de 20 000
morts, dit le Hamas, et sans doute
beaucoup d’autres sous les dé-
combres. La ville de Gaza est dé-
vastée, la faim menace, plus de
1 million de personnes ont trouvé
refuge dans le Sud, à Rafah.
Le président des Etats-Unis en-
tend que la ville de Rafah soit
épargnée ; le chef du gouverne-
ment israélien veut y poursuivre
la guerre. Les deux hommes s’op-
posent aussi sur ce que doit être
l’après-guerre : la longue marche
vers un Etat palestinien pour le
premier ; on continue comme
« avant » (le 7 octobre et la guerre)
pour le second.
Refusant de conditionner l’as-
sistance des Etats-Unis au gou-
vernement d’ultradroite de Néta-
nyahou, Biden a-t-il été trop com-
plaisant ? La vérité est plus com-
plexe. La relation entre Israël et
les Etats-Unis a évolué depuis la
fin de la guerre froide. Les filleuls
se sont émancipés du parrain.
Ils ont acquis une marge d’auto-
nomie diplomatique. Ils ont tissé
des liens avec les grandes et les
moyennes puissances émergen-
tes. Sans rompre avec Washing-
ton, Israël a développé ses rela-
tions avec la Russie, la Chine,
l’Inde et tant d’autres.
L’opinion mondiale dénonce le
matraquage de Gaza. Mais, à l’aé-
roport de Tel-Aviv, le tableau des
vols est celui d’un pays connecté
à l’ensemble de la planète. Si la
relation avec les Etats-Unis reste
SUR LA SCÈNE
AMÉRICAINE,
NÉTANYAHOU
A CHOISI
SON CAMP :
LES RÉPUBLICAINS
0123 | 29
PROTÉGER
L’ÉCOLE,
SON PERSONNEL hibe le « port de signes ou tenues par les- des Hauts-de-Seine doit être jugé le 26 avril
ET SES USAGERS
quels les élèves manifestent ostensiblement
une appartenance religieuse » dans les éta-
blissements scolaires publics. Le 28 février,
au tribunal correctionnel de Paris pour
avoir menacé de mort le proviseur du lycée
Ravel sur les réseaux sociaux.
le proviseur avait rappelé à trois élèves
l’obligation de retirer leur voile islamique.
Depuis l’assassinat du professeur Samuel
Paty, à Conflans-Sainte-Honorine (Yveli-
L’une d’elles, majeure, étudiante en BTS, nes), le 16 octobre 2020, inspiré par des vi-
avait ignoré la remarque. L’élève a affirmé déos mensongères diffusées sur les ré-
avoir été « tapée violemment au bras ». La seaux sociaux, personne ne peut ignorer
plainte qu’elle avait déposée contre le pro- qu’une manipulation en ligne est suscepti-
viseur a été classée sans suite par le par- ble d’armer la main d’un tueur islamiste. La
DE PROFOND quet de Paris pour « infraction insuffisam- façon dont certains élus ont, dans le cas du
ment caractérisée ». lycée Ravel, relayé sans vérification la ver-
A CHANGÉ DANS
CE VIEUX COUPLE L ieu par excellence du vivre-ensemble
et de la socialisation, l’école publique
se doit à la fois d’être ouverte sur le
monde et préservée de ses tensions. Que ce
difficile équilibre soit rompu, et la société
Mais l’incident a enflammé les réseaux
sociaux, où des menaces de mort ont été
proférées à l’encontre du proviseur. Ce-
lui-ci a fait l’objet de mesures de protec-
tion, mais les menaces ont continué, y
sion de l’étudiante prétendant avoir été
« tapée » donne la mesure de leur irrespon-
sabilité. Largement respectée, approuvée
par 85 % des Français et par 92 % des ensei-
gnants, la loi interdisant les signes reli-
privilégiée, elle a perdu son ca- tout entière court le risque de paralysie, compris à travers des vidéos le prenant gieux à l’école publique est un vecteur de
ractère d’exclusivité. Sur le strict d’étouffement, voire de violence, faute pour cible. Le départ de ce dernier, annon- paix scolaire et de respect des croyances
plan des relations d’Etat à Etat, d’avoir su défendre l’irremplaçable trésor cée mardi, a été présentée par le rectorat de comme de l’incroyance.
Israël est moins isolé que jamais : que constitue le principe d’une éducation Paris comme résultant de « convenances Alors que les multiples soubresauts du
aucun des pays arabes l’ayant re- partagée, mais aussi l’institution et le per- personnelles » et a suscité une vive émo- monde risquent de déstabiliser l’institution
connu n’a rompu pour cause de sonnel qui la rendent possible. C’est pour- tion dans le monde enseignant. scolaire, alors que près de 130 lycées et collè-
guerre à Gaza. La Chine reste l’un quoi le départ du proviseur du lycée Que le proviseur soit à quelques mois de ges ont été visés depuis une semaine par
des principaux investisseurs Maurice-Ravel de Paris (20e), consécutive à la retraite n’y change rien : son départ pré- des menaces d’attentat et des actes de mal-
dans la high-tech israélienne. Un des menaces de mort, est un événement cipité constitue un revers pour l’institution veillance par le piratage des « espaces numé-
dialogue stratégique continue grave et préoccupant. Le chef d’établisse- scolaire, mais surtout un nouvel avertisse- riques de travail » où parents, élèves et pro-
avec Moscou. Personne, pas plus ment a « quitté ses fonctions pour des rai- ment face à l’utilisation d’Internet pour fesseurs communiquent, tout doit être fait
les Américains que les Euro- sons de sécurité », indique un message de transformer, de l’extérieur, le moindre inci- pour protéger l’école, son personnel et ses
péens, les Chinois que les Russes, l’administration du lycée. dent scolaire en prétexte à polémique, en usagers. Le pire serait de céder aux peurs,
ne conditionne ses relations avec L’altercation à l’origine de ce départ est moyen de déstabilisation, voire en arme aux messages de division ou de provoca-
Israël à l’arrêt de la colonisation liée à l’application de la loi de 2004 qui pro- mortelle. Un homme de 26 ans originaire tion, et à la tentation de fermer les yeux. p
en Cisjordanie – elle se poursuit
sans entrave.
Injonction biblique
Dans une population américaine
encore marquée par la seconde
guerre mondiale, le soutien à
l’Etat hébreu a longtemps relevé
d’une empathie naturelle – le
souvenir de la Shoah, l’expé-
rience partagée de l’aventure
pionnière, de la Bible et de la
démocratie. Ce fut d’abord le fait
des démocrates, parti pour le-
quel la communauté juive
(moins de 2 % de l’électorat) vote
à plus de 70 %. Mais depuis près
de trente ans, l’appui le plus im-
portant vient des rangs républi-
cains. S’il y a un groupe de pres-
sion israélien à Washington, il est
aujourd’hui constitué des évan-
géliques : ces chrétiens sionistes,
à 80 % républicains, dont le
politiste spécialiste de l’histoire
politique des Etats-Unis Denis
Lacorne dresse un inquiétant
portrait dans la revue Etudes
(janvier 2024).
Cette évolution, portée par la
montée en force du mouvement
évangélique dans le protestan-
tisme américain, n’est pas poli-
tiquement neutre. Elle a un im-
pact direct sur la politique de
Washington au Proche-Orient.
Au nom d’une lecture littérale de
l’Ancien Testament, les évangéli-
ques croient que le retour du
Christ sur Terre est lié à la réalisa-
tion d’une impérative condition :
les juifs doivent reprendre l’inté-
gralité de la Judée et de la Sama-
rie (la Cisjordanie). En somme,
la colonisation relève d’une in-
jonction biblique. Tout naturelle-
ment, la droite israélienne, qui
entend annexer ces deux terri-
toires palestiniens, n’est pas res-
tée indifférente à un discours
messianique venant, fort oppor-
tunément, corroborer le sien…
Et ses chefs en ont tiré une
conclusion que Ron Dermer,
NEW YORK
le bras droit de Nétanyahou, a
IL Y A QUATRE
ainsi résumée : « Israël doit re- CENTS ANS,
LES EUROPÉENS
noncer au soutien des électeurs S’APPROPRIAIENT
VILLE
MANHATTAN
juifs [américains] démocrates »,
jugés trop critiques, « pour se re-
poser sur l’appui indéfectible des
AMÉRINDIENNE
chrétiens évangéliques ». Au fil de
ses multiples mandats, le chef de
la droite nationaliste a torpillé
une vieille pratique de la diplo-
matie israélienne : cultiver à
Washington un soutien biparti-
san. Sur la scène américaine,
Nétanyahou a choisi son camp :
les républicains.
Alignés sur leurs électeurs
évangéliques, les républicains
PODCASTS INSTAGRAM
« légitiment » l’extension des
implantations israéliennes en Le goût de M @M_magazine
Cisjordanie ; parallèlement, une
frange montante de l’électorat
EN VENTE DÈS DEMAIN
démocrate dénonce le laxisme
de Washington à ce sujet. Pour
cause de désaccord de fond, la
défense mécanique d’Israël aux
Etats-Unis est moins acquise
qu’elle ne l’était hier. p
 2|3
DOSSIER
v SPÉCIAL POLARS
v Autour du « Roman
noir. Une histoire
française », de
Natacha Levet,
une sélection
de parutions

Paul Ricœur
4 |5
Pouvoirs de l’imagination LITTÉRATURE
vJean-Paul Dubois,
Caroline de Mulder,
Kevin Powers, Kristen
La rigueur et la clarté du grand philosophe, mort en 2005, se retrouve dans Arnett

« L’Imagination », cours inédit de 1975 qui se révèle une pièce maîtresse de sa pensée
6
HISTOIRE
D’UN LIVRE
v « L’Homme
qui vivait sous terre »,
nicolas weill de Richard Wright

D
epuis la disparition du
philosophe français Paul
Ricœur (1913-2005), et en
dépit du nombre impres-
sionnant d’ouvrages qu’il
a publiés de son vivant,
sa rigueur mêlée d’une curiosité souvent
pionnière pour la philosophie qui se
faisait « ailleurs », outre-Rhin ou outre-
Atlantique, nous manque. Les ponts que
lançait ce penseur protestant dans les
directions les plus diverses où son im-

7
mense culture l’entraînait (linguistique,
littérature, exégèse, historiographie, neu-
rosciences, etc.) l’avaient élevé, aux yeux
de beaucoup de disciples et de simples ENTRETIEN
lecteurs, en modèle et en inspirateur. v Mélanie Fabre :
Proche du christianisme social, il « Le féminisme des
exerça une influence intellectuelle consi- “hussardes noires” est
dérable, notamment à travers la revue ca- le produit des
tholique de gauche Esprit, dont il était obstacles qu’elles ont
une référence. Il tenait toutefois, comme rencontrés sur la voie
son contemporain Emmanuel Levinas de l’émancipation »
(1905-1995), à séparer autant que possi-
ble son engagement de croyant du travail
de philosophe. Comme la plupart de ses
pairs depuis le XVIIIe siècle, Paul Ricœur
fut un grand professeur d’université
autant qu’un historien de sa discipline.
Dans le « combat amoureux » qu’il me-
nait avec ses prédécesseurs, il excellait à
dresser l’état des lieux d’une question,
avant d’avancer sur sa propre voie. C’est
pourquoi ses livres à la clarté de cristal Mélanie Fabre.
ajoutent la richesse d’un manuel aux
plus hautes spéculations.
La publication d’un important inédit
daté de 1975 – qui paraît en même temps
que l’édition américaine –, L’Imagination,
8
CHRONIQUES
traduit de l’original anglais par Jean-Luc v LE FEUILLETON
Amalric, synthétise tout ce qu’il y a d’ex- Tiphaine Samoyault a
Paul Ricoeur,
ceptionnel dans ce parcours. Désertant le lu « Chino fait poète »,
à Paris, en 1990.
paysage français de Mai 68, où il avait été de Christian Prigent
ULF ANDERSEN/AURIMAGES
brutalisé par les étudiants de Nanterre,
Paul Ricœur intégra en 1970 le départe-
ment de philosophie de l’université de
Chicago. Il partagea dès lors son ensei-
gnement et son temps entre Paris et l’Illi-
nois, entre le français et un anglais de-
seté » (Pascal) ou de « folle du logis » (ex-
pression prêtée à Malebranche). Dans le
sillage d’Alain et de Bachelard, il réhabi-
nourrie d’auteurs français et allemands
contribue à enrichir la notion d’imagina-
tion. Il y discute non seulement Jean-
Parce qu’elle réalise de façon visionnaire
la confluence des deux courants princi-
paux de la philosophie contemporaine
9
ESSAIS
venu langue de la philosophie moderne, lite cette faculté décriée. Loin de se ré- Paul Sartre (1905-1980), mais aussi les (analytique et phénoménologique), L’Ima- v Le Vatican face à la
comme jadis l’allemand. duire à reproduire des impressions en Britanniques Gilbert Ryle (1900-1976) et gination porte la bonne nouvelle de leur Shoah, tel que le
Sur les bords du lac Michigan, il édifia images, l’imagination a une dimension Henry H. Price (1899-1984) ou l’Autri- réconciliation actuelle. Une raison supplé- révèlent les archives
donc une théorie de l’imagination, élé- « productrice » et créative qui en fait l’in- chien, enseignant à Cambridge, Ludwig mentaire de plonger dans ce témoignage du Saint-Siège
ment central de sa réflexion. Réparti en termédiaire obligé entre les sens et l’es- Wittgenstein (1889-1951). jusque-là inconnu, qui confirme la pré- étudiées par Nina
dix-neuf leçons parfaitement rédigées prit. Ce plaidoyer devait culminer dans Que l’on découvre dans cette décen- sence continuée de Paul Ricœur. p Valbousquet
une théorie de la fiction littéraire nie 1970, où culmine le « tournant lin-
ou artistique, demeurée inaccomplie guistique » (la concentration des ré- l’imagination.
Dans ces pages denses, – raison pour laquelle, sans doute, flexions philosophiques sur le langage), cours à l’université de chicago
le lecteur se laisse guider
de l’Antiquité au XXe siècle duParchemin
aucun ouvrage n’en résulta.
sa profondeur et par l’ampleur
parcouru, L’Imagination
les acquis de la tradition analytique
anglo-saxonne n’a rien d’étonnant, puis-
que, depuis longtemps, celle-ci prône
(1975), suivi de séminaire de la rue
parmentier (1973-1974)
(Lectures on Imagination),
10
RENCONTRE
par un pédagogue hors pair ne s’en impose pas moins comme que la philosophie n’a pas à « étendre le de Paul Ricœur, v Semezdin
une pièce maîtresse du corpus, inau- domaine des faits mais [doit] critiquer édité par George H. Taylor, Robert Mehmedinovic,
gurant une « Bibliothèque Ricœur » notre langage ». Du reste, la pensée de D. Sweeney, Jean-Luc Amalric et Patrick l’assiégé de Sarajevo
(comme l’étaient ses manuscrits, au dire prometteuse d’autres perles rares. Dans Ricœur se présente elle-même comme F. Crosby, traduit de l’anglais et préfacé
de ses éditeurs), le cours se rattache à un ces pages denses, le lecteur se laisse en ef- une « herméneutique », une démarche par Jean-Luc Amalric, Seuil,
autre enseignement prodigué en 1973, fet guider de l’Antiquité au XXe siècle par orientée sur le sens plutôt que sur les « Bibliothèque Ricœur », 558 p., 27 €,
toujours à Chicago, sur le thème voisin un pédagogue hors pair. En particulier, choses ou les idées. Mais, parce qu’elle numérique 19 €.
de l’imaginaire social (L’Idéologie et l’uto- Ricœur, bien avant les autres, mais sans puise également à la phénoménologie Signalons également, sur le sujet, la
pie, Seuil, 1997). En 1975, Ricœur s’attelle renier pour autant sa propre formation (qui s’attache à l’expérience humaine et parution de Penser l’imagination avec
désormais à dépasser les condamnations « continentale », montre comment l’arti- au « monde de la vie »), cette enquête Paul Ricœur. Raviver la société pétrifiée,
qui, depuis Aristote, qualifient l’imagina- culation de la philosophie anglo-améri- ricœurienne sur l’imagination déborde de Pierre-Olivier Monteil, Hermann, « Le bel
tion de « maîtresse d’erreur et de faus- caine à une culture philosophique les limites trop étroites du seul langage. aujourd’hui », 188 p., 24 €, numérique 16 €.

Cahier du « Monde » No 24646 daté Vendredi 29 mars 2024 - Ne peut être vendu séparément
2 | Dossier 0123
Vendredi 29 mars 2024

Balafre sur la
littérature française:
le roman noir
Dans une enquête
palpitante, la
spécialiste des complexe qu’il n’y paraît. Plus française,
littératures aussi.
Car les textes de Marlène Charine,
populaires Natacha Christian Roux, Caryl Ferey, etc., actuel-
lement en librairie, ne sont pas de sim-
Levet retrace la denis cosnard ples déclinaisons tricolores des romans
« hardboiled » américains, ces histoires
généalogie du

M
arlène Charine sait
roman noir en vous harponner dès
les premières lignes.
France, du XIXe siècle « Je n’ai pas toujours
été une gentille fille,
à nos jours. c’est vrai. Mais, de-
puis ma mort, je m’applique à ne pas
De Charles Barbara m’écarter du droit chemin » (La Protégée,
Calmann-Lévy, « Noir », 400 pages,
à Marion Brunet, 21,50 euros, numérique 10 euros). Dé-
marrage tout aussi sec pour Fille de, si-
en passant par gné Christian Roux (Rivages, « Noir », lire
ci-dessous) : « Une fois de plus, à l’appro-
Simenon, che du garage de La Grande Bastide, dans
les hauteurs de Cassis, Collard bande. Il se
Manchette ou DOA, dit qu’il aimerait bien l’emmancher, cette
salope. » Le Français Caryl Ferey et le Bri-
portrait d’un genre tannique Tim Willocks ouvrent, eux, leur
révolté. Suivi d’une roman à quatre mains Le Steve McQueen
(Points, inédit, traduit par Benjamin
sélection resserrée Legrand, 192 pages, 11,90 euros, numéri-
que 8,50 euros) par de brumeux souve-
de parutions nirs de prison : « Les hurlements violents,
l’odeur de bière éventée et les murs jaunis
récentes échappèrent à la conscience de Ged, et
des visions de catastrophe inondèrent
son esprit. »
Mort, sexe, argot, hurlements. Bienve-
nue dans le roman noir, ce petit frère
mal léché du roman policier. « Un sale
gosse qui casse les règles, se gausse de la
bienséance et se vautre dans le cani-
veau », résume joliment la chercheuse
Natacha Levet dans la palpitante et sub-
tile enquête qu’elle consacre à ce genre
dans Le Roman noir. Une histoire fran-
çaise. Aujourd’hui, cet enfant révolté de
la littérature est établi, reconnu. Il est ac-
cueilli par tous les éditeurs, ou presque,
même les plus haut de gamme. Des cen-
taines de nouveautés paraissent chaque
année, dont beaucoup seront présentées
lors de la 20e édition du festival Quais du
polar, à Lyon, du 5 au 7 avril. Mais il n’en a
pas toujours été ainsi, et le livre de Nata-
cha Levet retrace une histoire plus
de durs à cuire dont la grande période
s’étend des années 1920 aux années
1950. Le noir français trouve bien sûr
une de ses sources chez Raymond Chan-
dler, Dashiell Hammett, Horace McCoy
et les autres, ainsi que dans les films ti-
rés de leurs œuvres. Il n’est qu’à lire les
premiers romans « américains » de Léo
Malet. Ou les textes de Boris Vian signés
du pseudonyme anglo-saxon Vernon
Sullivan.
Mais le roman noir est une « construc-
tion française » qui plonge aussi ses raci-
nes dans bien d’autres terreaux, analyse
Natacha Levet. Enseignante à l’université
de Limoges, l’autrice évoque en parti-
culier le roman gothique, les romans-
feuilletons populaires du XIXe siècle, les
romans policiers d’alors et les premiers
récits de crime. A l’image de L’Assassinat
du Pont-Rouge, de Charles Barbara,
consacré à un criminel rongé par le re-
mords, sans enquête ni policiers : ce
texte paru en 1855 « pourrait bien être le Toutes ces sources se mêlent pour Aujourd’hui,
roman fondateur du roman noir », avance
l’universitaire.
aboutir, au sortir de la guerre, à un âge
d’or du roman noir. Un genre soudain le roman noir semble
A ces sources s’ajoutent le réalisme à la clairement identifié, notamment grâce à plus désespéré,
Zola, qui cherche lui aussi à dévoiler les la « Série noire », la célèbre collection de
dessous de la société, ainsi que le réa- Gallimard. Son trait profond est exprimé
radicalement
lisme poétique de l’entre-deux-guerres, par sa couleur : il porte un regard sombre pessimiste. Un reflet,
celui des films de Marcel Carné. Sans sur le réel et constitue « une expression sans doute, de la
oublier la littérature sociale et proléta- moderne du tragique contemporain »,
rienne. A ses débuts, « le roman noir écrit Natacha Levet. Là où le roman poli-
noirceur de l’époque
français est un roman prolétarien qui cier à énigme peut se montrer drôle, qu’il radiographie
s’ignore », et réussit là où ses devanciers piquant, ludique, comme avec Agatha
ont échoué, relève Natacha Levet : nom- Christie, son frère noir est plus marqué
bre de ses pionniers sont des autodidac- par la violence, la brutalité, le pessi- Après les « trente glorieuses », le roman
tes, comme Léo Malet, Georges Sime- misme, et une portée critique, souvent noir à la papa se retrouve chahuté par le
non ou Albert Simonin. Des auteurs politique. Pas forcément besoin d’ins- « néopolar » façon Jean-Patrick Manchette
sans diplômes qui racontent dans un pecteur, d’enquête ni même d’élucida- ou Thierry Jonquet, avec des textes vio-
langage très oral la vie des petites gens tion finale. Il suffit de suivre la trajectoire lents, au rythme rapide, souvent marqués
et des voyous qu’ils ont côtoyés, à criminelle d’un individu ou d’un groupe. à gauche, signés par des auteurs plus diplô-
l’instar d’Auguste Le Breton ou de José A travers elle, le roman noir « met à nu la més que leurs prédécesseurs. Mais l’intérêt
Giovanni, incarcéré pendant onze ans. violence du politique sur l’individu » et du livre de Natacha Levet est qu’il ne s’ar-
Une littérature par et pour le peuple, propose un contre-récit face au discours rête pas à cette étape décisive. L’analyse se
en quelque sorte. dominant, analyse l’autrice. prolonge jusqu’aux auteurs d’aujourd’hui,

Crimes des cavernes La première grosse Au fin fond des bois

De plus en plus de romans noirs s’emparent de
l’histoire. Dominique Manotti, Hugues Pagan,
Hervé Le Corre… Les auteurs fouillent les zones obs-
cures de la Commune de Paris, de l’Occupation, de
la guerre d’Algérie, des « trente glorieuses ». Han-
nelore Cayre, elle, a choisi de remonter beaucoup
plus loin – trente-cinq mille ans en arrière ! – jus-
qu’à ce qui pourrait être la première scène de
crime. Les Doigts coupés, son nouveau roman, ru-
dement original, s’ouvre sur la découverte d’un très
ancien squelette féminin dans une grotte de Dordogne. Sur les parois,
les représentations de centaines de mains mutilées négatives (au po-
choir), ainsi que de sept vulves stylisées. A charge pour l’ambitieuse pa-
léontologue au cœur du récit de décrypter ce qui a bien pu se produire.
Avant d’écrire, Hannelore Cayre s’est documentée. Sa fiction « doit
tout », explique-t-elle dans une postface, au travail de l’anthropologue
féministe italienne Paola Tabet, en particulier au livre dont elle re-
prend le titre, Les Doigts coupés (La Dispute, 2018). De cet essai, l’autrice
de La Daronne (Métailié, 2017) a repris l’idée que la domination mascu-
line s’appuie depuis des temps immémoriaux sur l’accaparement des
armes et des outils, la reproduction forcée et l’échange économico-
sexuel. Pour le reste, elle s’est accordé une totale liberté, et prête à ses
héroïnes préhistoriques des pensées et des propos que ne renieraient
pas bien des femmes d’aujourd’hui. « Je choisis celui avec qui je veux
prendre du plaisir », proclame l’une. « Mon corps est à moi ! », s’écrie une
autre, bien loin des grognements de La Guerre du feu, de Joseph-Henri
Rosny aîné (Plon, 1909). C’est vif, drôle, un peu démonstratif par mo-
ments, mais assez prenant. Une lecture qui nous force à regarder les
femmes des cavernes d’un tout autre œil. p de. c.
a Les Doigts coupés, d’Hannelore Cayre,
Métailié, « Noir », 192 p., 18 €, numérique 13 €.
affaire de Dwight Myers
Christophe Penalan. Gardez ce nom
en tête. Ce Breton de 33 ans, journa-
liste sportif à Ouest-France, signe, avec
Eden. L’affaire Rockwell, un premier
roman captivant, qui combine une
plongée dans les tréfonds les plus
noirs de l’âme humaine et une en-
quête policière à rebondissements.
Grand lecteur de thrillers américains, Penalan situe son
histoire à Bakersfield, une petite ville tranquille de
Californie. Une fille de 11 ans a disparu. Trois autres sont
enlevées dans la foulée, à Los Angeles. L’œuvre d’un pé-
docriminel en série ? D’un réseau mafieux ? Quand le
principal suspect est retrouvé, une balle dans la tête,
tout vacille. Penalan a un talent impressionnant pour
nouer une intrigue retorse, lancer son lecteur sur d’im-
probables pistes, renverser soudain ce qui paraît acquis.
Il sait aussi tenir le rythme. S’il commence doucement,
le récit est vite scandé par des interrogatoires tendus,
des courses-poursuites, des moments d’intense sus-
pense et quelques flash-back qui intriguent. Le person-
nage central, un inspecteur confronté à sa première
grosse affaire, est moins inattendu, mais tout de même
attachant, avec ses difficultés amoureuses. Les dossiers
suivants se chargeront sans doute d’ajouter quelques ci-
catrices sur la peau de ce Dwight Myers – on n’a qu’une
envie, le retrouver dans une nouvelle enquête. p de. c.
a Eden. L’affaire Rockwell, de Christophe Penalan, Viviane
Hamy, « Chemins nocturnes », 384 p., 21,90 €, numérique 16 €.
Comment se défaire du superflu sans
lâcher l’essentiel ? Jusqu’où faut-il se
dépouiller pour trouver la paix ? Tout
Apre monde, le nouveau roman de
Franck Bouysse, tourne autour de cette
double question. Elle tourmente au plus
profond Elias Greenhill, le personnage
principal de ce récit sec et mordant
comme le vent d’hiver dans les forêts de
l’Ouest américain. Pour ce Français né
d’un inceste et adopté par un couple d’Indiens, posséder un
passé, des richesses, représente un poids accablant. Aussi se
déleste-t-il de tout ce qu’il peut. Il vend l’ancienne propriété
de ses géniteurs, brûle sa cabane, s’enfonce dans les bois et
pense qu’il n’a plus rien à perdre. Erreur. Le peu qu’il lui reste
– un cheval, un peu d’amour, trop d’or, quelques certitudes –
va lui coûter excessivement cher. Et aboutir à un affronte-
ment sanglant avec Drumm, le propriétaire de l’entreprise
qui exploite la forêt.
A mi-chemin du roman noir et du western, ce deuxième
tome de la série La Marche du rêveur constitue une leçon de
dénuement. Pour dépeindre Elias, contraint d’abandonner
ses quelques possessions, Franck Bouysse utilise une écriture
à la fois sobre, précise et saisissante, sans la moindre fiori-
ture. Son héros solitaire n’emprunte pas pour rien à la biblio-
thèque des romans de Jim Harrison (1937-2016) et à La Rivière
des Indiens, de Jeffrey Lent (Plon, 2003). La nature américaine
n’en paraît que plus rude, et l’orage qui gronde entre Elias et
Drumm plus menaçant. p de. c.
a Apre monde, de Franck Bouysse,
Phébus, 224 p., 19,90 €, numérique 14 €.
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Vendredi 29 mars 2024
Dossier | 3
Du roman noir au film noir.
De gauche à droite et de haut en bas :
Patrick Dewaere dans « Série noire »,
d’Alain Corneau (1979), d’après Jim
Thompson ; Jean Gabin dans « Razzia sur
la chnouf », d’Henri Decoin (1955),
d’après Auguste Le Breton ; Humphrey
Bogart (à gauche) dans « Le Faucon
maltais », de John Huston (1941), d’après
Dashiell Hammett ; Alain Delon dans
« Trois hommes à abattre », de Jacques
Deray (1980), d’après Jean-Patrick
Manchette.
Gaumont/Prospectacle/Collection Prod DB.
Prod DB/Gaumont/DR. Prod DB/UGC/DR. Prod DB/
Warner Bros/DR.

Les « tontons
macoutes » vous
saluent bien
Stéphane Pair rappelle la violence
des années Duvalier dans un roman
désillusionné sur Haïti

tion, les inégalités et la violence

tels Fred Vargas, DOA, Franck Bouysse ou
Hervé Le Corre.
Trois tendances se dégagent. D’abord,
le roman noir semble plus sombre, dé-
sespéré, radicalement pessimiste. Un
reflet, sans doute, de la noirceur de
l’époque qu’il radiographie, entre la me-
ont eu tôt fait de ruiner le rêve
haïtien.
Dans cet enfer à ciel ouvert dé-
peint avec brio par l’écrivain, Ro-
salie Adolphe est la reine. Elle di-
rige les « tontons macoutes », les
miliciens du dictateur François
Duvalier, surnommé « Papa
Doc ». Un soir de 1964, ces mili-
ciens effectuent un énième raid
dans la ville de Jérémie, à l’ouest
du pays. Ils vont régler son
EXTRAIT compte à une famille qui critique
le régime. Dans leur furie, ils lais-
« Finalement, le roman noir est une littérature du soupçon, pas à la manière du sent une fillette s’échapper, Sy-
récit d’énigme qui rend le lecteur attentif à tous les signes, mais en tant que ré- abel mestre bille. Vingt ans plus tard, elle s’af-
cit qui met à distance le jeu politique, qui démasque les fameux “éléments de firmera comme une figure du

A
nace climatique, la montée de l’extrême langage”, qui montre à l’œuvre les dissonances, les écarts entre la communica- près Elastique nègre mouvement étudiant, bien déci-
droite ou encore les affaires politico- tion politique et la réalité cachée des faits et des forces en présence. A travers la (Fleuve, « Noir », 2017), dée à abattre la dictature.
financières, qui nourrissent, par exem- violence criminelle, il met à nu la violence du politique sur l’individu, que ce soit qui se déroulait en Le récit est tissé d’allers-retours
ple, les livres de Thomas Bronnec ou de au sein d’une institution, d’une entreprise ou du pouvoir politique même. De Guadeloupe, le journa- entre deux périodes charnières
François Médéline, dont le nouveau plus en plus souvent, il jette également un regard sur le passé. » liste Stéphane Pair continue d’ex- de l’histoire haïtienne : 1971, juste
titre, La Résistance des matériaux (La plorer la face sombre des Antilles, avant la mort de « Papa Doc », et
Manufacture de livres, 496 pages, le roman noir, page 322 s’intéressant cette fois à l’histoire 1986, au moment de la chute de
21,90 euros, numérique 15 euros), dé- cabossée d’Haïti. Ici, il ne faut pas « Baby Doc », le fils Duvalier. Ro-
bute avec un ministre de François Hol- se fier à ce que l’on voit. Plages, man historique passionnant,
lande accusé de dissimuler des millions montagnes, rhum… Au premier Furie caraïbe documente un pan
au Luxembourg… tomes, Robert Laffont, 2016-2022). Ou désormais les romanciers qui n’ont pas abord, l’ancienne « perle des An- peu raconté de l’histoire an-
De plus en plus, les auteurs de romans Stéphane Pair, qui revient dans Furie suivi d’études supérieures. L’écrivain de tilles » a tous les atouts pour sé- tillaise, si ce n’est par Dany Lafer-
noirs utilisent ce genre pour gratter les caraïbe (10/18, lire ci-contre) sur les épou- romans noirs actuel a plutôt fait ses duire. Elle est aussi un symbole rière, dont Le Cri des oiseaux fous
plaies de l’histoire. Comme Romain Slo- vantables tontons macoutes d’Haïti. armes dans le journalisme, à l’instar de historique – la première Républi- (Le Serpent à plumes, 2000) met-
combe avec sa série consacrée à l’inspec- Enfin, un sensible renouvellement du Thomas Bronnec et d’Olivier Truc, ou que noire y fut fondée en 1804. tait déjà en scène la folie meur-
teur collabo et antisémite Sadorski (six profil des auteurs s’opère. Rares sont dans la police, comme Hugues Pagan. Pourtant, il ne viendrait à l’idée trière des « tontons macoutes ».
Les femmes, elles, ont fini par se faire de personne de conseiller l’en-
une place dans ce monde longtemps ex- droit aux touristes. La corrup- Désillusion
clusivement masculin : il a fallu attendre Tout au long de son texte, Pair
1971 pour que la « Série noire » publie une semble gagné par une désillu-
autrice française – et encore, peu de EXTRAIT sion : la première République
Le butin amnésié lecteurs savaient que le « J. Oriano » de la noire aurait dû être émancipa-
« On se connaît ? » Quand il croise Saman- couverture se prénommait Jeanine ! De- « Au même moment, répon- trice, mais la réalité se révèle très
tha, ou plutôt Sam, son père, Antoine, l’in- puis ont émergé des figures telles Fred dant au même ordre du éloignée de cette espérance.
terroge poliment. A la suite d’une crise car- Vargas et Marion Brunet. D’autres frap- palais, trois transports par- Ainsi, Sybille s’allie-t-elle avec des
diaque, il n’a plus aucun souvenir de sa pent à la porte, comme Océane Perona, tent de la capitale, Port-au- dealeurs dont les trafics finiront
fille, ni du reste. Cette terrifiante amnésie, une sociologue qui, après s’être immer- Prince, pour rejoindre la par ronger l’île. Le leader de la ré-
Sam est chargée de la fissurer. Des années gée dans le quotidien d’un service de po- même destination. Trois sistance, le prêtre Jean-Bertrand
plus tôt, Antoine, Sam et un troisième lar- lice pour sa thèse sur la place du consen- camions bâchés remplis, eux Aristide, pourfendeur des mili-
ron constituaient une fine équipe de bra- tement dans les enquêtes sur les violen- aussi, de petits tontons ciens des Duvalier, aura lui aussi
queurs. Lors de leur dernier coup, Antoine ces sexuelles, vient d’en tirer un roman, macoutes hargneux. Bérets les siens quand son pouvoir dé-
a fui avec le butin, puis tout oublié. Son Celles qui peuvent encore marcher et sou- sombres en travers du crâne, clinera au début des années
comparse, sorti de prison, est bien décidé à mettre la main sur rire (Julliard, 224 pages, 20 euros, numéri- fusil ou machette sur les 2000. Cela, le lecteur ne le voit
ces 500 000 euros « planqués dans le cerveau » d’Antoine. A Sam que 14 euros). genoux, des billes remuant à pas – le livre se finit juste avant.
de réveiller la mémoire de son vieux père, en le ramenant sur les La féminisation de ce secteur de la la place des yeux, des gar- Mais tous les éléments sont en
lieux de leurs exploits. littérature reste toutefois minime. Selon çons aussi terrifiés au-de- place pour qu’une nouvelle tragé-
Pas de policier, pas d’enquête dans Fille de. Juste un drôle de trio Natacha Levet, sur près de cent auteurs dans qu’ils se donnent cet air die ait lieu.
cabossé et attachant, dont Christian Roux suit le parcours si- ayant publié pour la première fois du terrifiant au-dehors. Des La mort est partout dans Furie
nueux sur les routes de France et le cheminement tout aussi ha- noir à partir de 1990, on ne compte jeunes prélevés dans les cam- caraïbe : aussi bien dans les exac-
sardeux dans le labyrinthe des souvenirs. Au-delà de son intri- qu’un quart de femmes. Et, parmi les pagnes les plus reculées et tions des miliciens que dans l’his-
gue bien ficelée, le roman touche par la figure de Sam, une jeune « méchants », les personnages masculins formés en quelques semai- toire de l’île et dans les croyances
femme qui croyait s’être sortie des affaires louches et des plans prédominent, à l’image du milieu émi- nes à mordre le mollet qu’on vaudoues, très présentes en Haïti,
tordus, et doit reprendre les rênes d’une famille irrémédiable- nemment masculin dépeint dans ces leur désigne, la République qui donnent une place parti-
ment compliquée. textes : les femmes représentent moins indépendante d’Haïti en fa- culière aux zombies, ces êtres dé-
En prime, il y a le délicieux style Roux. En bon jazzman, l’écri- de 4 % de la population des prisons fran- brique chaque mois des cen- nués de toute humanité, soumis
vain n’hésite pas à lâcher la ligne du roman noir classique pour çaises. Preuve de plus que le roman noir taines, des milliers. Mais, ce à un sorcier pratiquant la magie
glisser quelques improvisations. Une incroyable description du reflète à sa manière un peu déformée jour-là, il n’en faut pas plus noire. Exactement comme les
regard d’Antoine qui transperce son assiette jusqu’au centre de l’histoire criminelle de la France. p de soixante-deux pour pous- « tontons macoutes ». p
la terre, par exemple. Ou une confidence émouvante sur Nicole, ser Jérémie [une ville de
sa compagne morte quelques années avant : « C’est elle qui a eu le roman noir. l’ouest du pays] dans furie caraïbe,
l’idée de cette histoire », écrit-il. Puis il reprend le fil de son récit une histoire française, l’abîme. » de Stéphane Pair,
poignant, noir et drôle à la fois. Une réussite. p de. c. de Natacha Levet, 10/18, 234 p., 14,90 €,
a Fille de, de Christian Roux, Rivages, « Noir », 160 p., 20 €, numérique 15 €. PUF, 300 p., 22 €, numérique 18 €. furie caraïbe, page 14 numérique 11 €.
4 | Littérature | Critiques
Pourquoi tuer son père,
surtout s’il est déjà mort ?
Bluffante « Origine des larmes »,
de Jean-Paul Dubois
Quand
prendra fin
la sécheresse
du cœur
denis cosnard
D’
où viennent les lar-
mes ? Pour Frédéric
Guzman, c’est sim-
ple : d’une conjonc-
tivite chronique. Affligé d’un con-
jonctivochalasis, « une maladie de
l’œil qui provoque chez lui un épi-
phora », le psychiatre passe ses
séances le mouchoir dans une
main pour éponger ces pleurs in-
volontaires, un flacon de collyre
dans l’autre quand l’irritation de-
vient trop forte. Pour son patient,
Paul Sorensen, la situation se ré-
vèle plus compliquée. Lui n’a pas
la larme facile, alors qu’il aurait
de quoi pleurer des rivières. Pour-
quoi cette retenue ? Comment
ouvrir enfin la bonde ? C’est tout
l’enjeu du nouveau roman de
Jean-Paul Dubois, son premier de-
puis le prix Goncourt, obtenu
avec Tous les hommes n’habitent
pas le monde de la même façon
(L’Olivier, 2019). Un texte bluffant,
tragique et burlesque à quelques
phrases de distance, impression-
nant de maîtrise narrative.
De l’eau, il en coule souvent sur
les joues de Paul Sorensen, le nar-
rateur. La faute du dérèglement
climatique qui, dans ce roman
d’anticipation légère, provoque
des pluies continues. Voici deux
ans que Toulouse est détrempé
par une succession d’averses et de
tempêtes. Mais Sorensen lui-
même est plus habité par la haine
que par le chagrin ou par la tris-
tesse. C’est un quinquagénaire
sec, muré dans la solitude, avec
une « libido d’exosquelette » et un
La vie (et la mort) quotidienne dans une maternité nazie
Avec « La Pouponnière d’Himmler », Caroline de Mulder livre le glaçant roman d’une usine à aryens en 1944
françois angelier
E
n rhétorique, on appelle cela un
oxymore, figure de style qui ap-
parie deux termes faits pour ne
jamais, ou alors dans le plus sin-
gulier des mondes, se rencontrer – le
mot de « pouponnière », symbole d’hu-
manité en bouton et de fragilité, d’inno-
cence babillarde et de maternelle ten-
dresse, ne semble guère fait pour être
conjugué avec le nom « Himmler », pa-
tronyme du Reichsführer SS (1900-1945)
ne renvoyant qu’assez peu au doux « lait
de la tendresse humaine » (Shakespeare),
mais à des visions de technostructure
létales, de camps, de caves et de cadavres,
de crânes scintillants, argentés, sur la
visière du képi.
C’est semblable tension oxymorique
inapaisable, parfois même insoutenable,
travail plutôt sinistre dans une fa-
brique de housses mortuaires.
Lorsque débute L’Origine des lar-
mes, il regarde le déluge par la
fenêtre en attendant la police. Il
vient de tirer froidement deux
balles dans le crâne de son père.
Du cadavre de son père, plus exac-
tement. Celui-ci était mort de
maladie quinze jours plus tôt. Les
coups de feu ont brisé le silence
de la morgue. Jean-Paul Dubois, à Toulouse, en 2016. Ulrich LEBEUF/MYOP
Stupéfiant besoin de tuer le père
– même post mortem ! Paul
Sorensen le crache d’emblée :
« D’autant qu’il m’en souvienne, ce
père a toujours été un être désaxé,
dangereux, pervers, irrigué en per-
manence d’un flux malveillant. »
De fait, jamais Jean-Paul Dubois
n’avait mis en scène un géniteur
aussi détestable que ce Thomas
Lanski, un homme à la fois mal-
honnête, tyrannique, colérique,
manipulateur et castrateur, un
trafiquant sans envergure qui a
L’auteur étourdit le lecteur
dans le chapitre inaugural,
commence à démêler les fils
pour mieux relancer la pelote
en l’air au milieu du livre,
passe sans transition du drame
à l’humour noir
fui au Canada pour éviter d’être
incarcéré. Une figure romanes-
que à souhait.
Tout l’intérêt du récit est de re-
monter aux sources de cette aver-
sion du fils pour son père. Après
avoir reconnu son geste, Soren-
sen est condamné à un an de pri-
son avec sursis, assorti d’une in-
jonction de soins. Chaque mois, il
qui hante La Pouponnière d’Himmler, de
la romancière et universitaire belge Ca-
roline de Mulder, récit choral consacré à
la vie quotidienne, l’année 1944, dans le
Lebensborn de Heim Hochland (Bavière),
une de ces « fontaines de vie » sous par-
rainage himmlérien conçues pour débi-
ter à cadence d’éperonnage du poupon
aryen, garanti génétiquement pur et
voué, avant la mort au champ des héros,
à une stricte éducation hitlérienne. Entre
1936 et 1945, une trentaine de ces lieux
ouvrirent, de la Norvège aux Ardennes,
pour donner naissance à près de
8 000 poupons germanoïdes.
Pour nous faire percevoir au pire le cli-
mat communautaire et hiérarchique qui
régnait dans ces maternités nazies,
l’autrice de ces monuments de noirceur
que sont Calcaire (Actes Sud, 2017) et
Manger Bambi (Gallimard, 2021) mêle les
voix de Renée, Normande tondue pour
cause de romance avec Arthur, soldat de
la Wehrmacht, Schwester (« sœur »)
Helga, infirmière chargée des futures
mamans, et Marek, résistant polonais
doit se rendre chez un psychiatre
assermenté. Après les cin-
quante premières pages ébourif-
fantes sur le « meurtre » du père
et l’arrestation du fils, le roman
est ainsi scandé par les séances
chez le bon docteur Guzman.
Objectif : dénouer les complexes
sentiments filiaux du « parri-
cide ». « Gratter la tristesse »,
comme l’écrit Dubois, rouvrir les
plaies et fissurer la forteresse
mentale édifiée sur des décen-
nies, pour surmonter de profonds
traumatismes. Et s’il ne fait couler
aucune larme, ce travail de dé-
construction mène vite vers un
autre liquide, amniotique, et vers
« ce ventre dont je n’aurais jamais
dû sortir », comme le dit Paul
Sorensen.
D’où vient la réussite de ce li-
vre ? De l’originalité de l’intrigue
et de la richesse des personnages,
bien sûr. De la subtilité dont fait
preuve le psychiatre pour mener
sa cure. Mais aussi du brio avec
lequel l’auteur agence son récit : il
étourdit le lecteur dans le chapi-
tre inaugural, commence à dé-
mêler les fils pour mieux relan-
cer la pelote en l’air au milieu du
livre, passe sans transition du
drame à l’humour noir.
Ce croisement inattendu
déporté à Dachau puis déplacé dans ce
gynécée rural où ne le taraude, entre la-
beur et matraquage, qu’une obsession :
manger, manger tout ce qui se mange,
des épluchures à une tartine clandestine.
Machine-outil raciale
S’imposent, au détour de ces monolo-
gues glaçants ou haletants, circulaires et
plannings qui rappellent à l’ordre noir le
lecteur, toujours passible de sentimen-
talité. Caroline de Mulder a écrit là un
roman des corps : corps du nourrisson
aryen qu’on choie comme un grand cru
génétique et dont la moindre dé-
faillance, ou le possible décès, est perçue
comme un symptôme de décadence ;
corps de la mère, machine-outil raciale ;
corps de l’esclave qui n’est plus qu’une
plaie sur pieds ; corps du maître qui
honore les femelles de sa saillie ; corps
d’Himmler, réduit à un haut-parleur
idéologique. C’est le spectacle planifié
des noces asservissantes entre des corps
et une idéologie purement matérialiste
qui est ici mis en scène, politisation
d’Œdipe roi et d’En thérapie, de la
tragédie et de la série, porte claire-
ment la marque de Jean-Paul Du-
bois. Une fois de plus, le narrateur
se prénomme Paul, il est né à Tou-
louse comme l’auteur, un 20 fé-
vrier comme lui aussi, à trente ans
d’écart exactement. Une fois en-
core, l’affection du héros se re-
porte sur un chien, et toute une
ménagerie traverse le livre. Des
obsessions qui peuvent agacer, de
même que le ton parfois clinique,
sinon glacial. « Conjonctivochala-
sis », « épiphora », « empyreume »,
« ergastule » : entre les mots rares
qui parsèment son texte, ses atta-
ques frontales et ses notations
pince-sans-rire, Jean-Paul Dubois
alias Paul Sorensen montre une
« indéniable propension à garder
[ses] émotions à distance »,
comme l’observe le docteur Guz-
man. Mais sans doute fallait-il
cette apparente sécheresse pour
entrer dans le psychisme tour-
menté du personnage, son habi-
leté toute cérébrale à se faufiler
entre les gouttes. Jusqu’au jour où
le flot finit par tout emporter. p
l’origine des larmes,
de Jean-Paul Dubois,
L’Olivier, 252 p., 21 €,
numérique 15 €.
totalitaire d’un corps-objet qui n’est plus
l’univers aventureux, le lot amoureux de
l’individu, mais un capital à faire fructi-
fier pour la gloire du Reich. Outil qu’on
jette, usure venue.
Pour descendre en pareille fosse,
l’autrice a délaissé l’écriture percussive
et éruptive qui était la sienne pour un
style apparemment plus classique, plus
cadré. Mais on sait ce que cache pareille
rectitude. Elle a le lissé des draps de mor-
gue : sous cette blancheur nette et cette
dévotion monstrueuse pour l’acte de
vie, c’est la mort qui est à l’œuvre, avec
sa voracité comptable et sa fringale de
chair. « Le ventre est encore fécond, d’où a
surgi la bête immonde », a écrit Brecht
dans sa pièce antihitlérienne La Résisti-
ble Ascension d’Arturo Ui (1941). Ne lais-
sons pas les ventres à portée de la Bête,
c’est le message que nous adresse Caro-
line de Mulder. p
la pouponnière d’himmler,
de Caroline de Mulder,
Gallimard, 288 p., 21,50 €, numérique 15 €.
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Vendredi 29 mars 2024
Des rats
et des hommes
Comme ils jactent, les personnages de
Rose museau ! Autour de leurs verres
de blanc, Urbain et Modard n’en finis-
sent pas de discuter, et leur conversa-
tion occupe l’essentiel du deuxième
roman de Jean-Pierre Ancèle, situé
dans un temps qu’on imagine quelque
part entre les années 1950 et 1960, et
en un lieu à cheval entre la banlieue
parisienne et la campagne. Il faut dire
qu’ils ont l’un et l’autre des histoires
singulières. Urbain est un dresseur de
rats qui se produit sur les marchés,
mais a du fil à retordre avec le plus ha-
bile de la bande, capable de semer la
terreur chez les chats, sans parler des
oiseaux. Il a une fille, Paulette, dite
« Belette », qui refuse de quitter l’en-
fance et cherche Félie, la femme qui l’a
élevée avant de disparaître. Modard est
un ancien acrobate qui a perdu sa
femme et son emploi le même jour
par l’imprudence d’un autre. Et s’il
montait un numéro avec le rat rebelle
d’Urbain ? Mais le muridé a lui aussi la
parole, et commente en douce ce qui
se passe, tandis que d’autres person-
nages entrent en scène.
La belle réussite de Jean-Pierre Ancèle,
ici comme dans son premier roman,
Au rendez-vous des pas pareils (Phébus,
2022), est la vivacité de la langue qu’il
offre à ses protagonistes : elle ne
surjoue pas l’idiome d’époque mais
crépite de justesse et d’énergie, en
faisant avancer ce texte assurément
étonnant sur la prétention humaine
à dresser ceux qui l’entourent, toutes
espèces confondues. p
raphaëlle leyris
a Rose museau, de Jean-Pierre Ancèle,
Fugues, 232 p., 18 €, numérique 14 €.
Le talent du guérisseur
Romancière, poète, nouvelliste,
essayiste et autrice pour la jeunesse,
Cécile Coulon est une écrivaine aux
multiples talents. Si sa plume n’hésite
pas à explorer tous les genres littérai-
res, elle n’est pourtant jamais aussi
dense que dans le cadre romanesque.
L’autrice propose, avec La Langue des
choses cachées, un huitième roman
relativement bref mais riche de
significations.
Dans le hameau du Fonds-du-Puits où
il a été appelé, un jeune homme prend
la suite de sa mère, qui faisait office de
guérisseuse dans les campagnes et les
montagnes trop isolées pour qu’aucun
soignant diplômé veuille s’y rendre en
urgence. C’est son baptême du feu, son
épreuve initiatique. Pour la première
fois, il accomplit seul ce « travail », le-
quel « donne au monde son équilibre,
sa force et sa faiblesse ». Il permet aux
« familles de résister aux secousses du
temps », posant des mots sur les dra-
mes enfouis, mettant à nu la violence
des hommes et des lieux. Il inspire
« les romanciers, les pasteurs et les
sorcières, il déterre les vieilles histoires
et enfouit celles qui ont besoin, encore,
de mûrir ».
Comme le jeune guérisseur qu’elle met
en scène, capable d’entendre les souf-
frances que le temps a recouvertes
mais dont le corps garde la mémoire,
l’écrivaine se met à l’écoute du chaos
du monde, et s’efforce de lui donner
une forme, d’en laisser entendre
l’écho tout en le maîtrisant. p
florence bouchy
a La Langue des choses cachées,
de Cécile Coulon, L’Iconoclaste, 144 p., 17,90 €,
numérique 14 €.
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Vendredi 29 mars 2024
Critiques | Littérature | 5

nils c. ahl

A
u commencement étaient
l’aube et la mer. Dans
la clarté fragile du soleil
levant, Arman, agent
d’entretien dans un hôtel, se
presse pour aller nager. Aux
Tove Ditlevsen,
mouvements de son corps, à sa personne singulière
façon de se glisser dans l’eau ou
de sursauter au passage de deux A la fin d’Enfance, le tome inaugural
hommes qui remontent de la de sa trilogie autobiographique
plage, le lecteur devine très vite (re)parue à l’automne 2023, on avait
qu’Arman est hanté. Solitaire, laissé Tove Ditlevsen à 14 ans, ayant
accroché à ses rituels, il porte en tout juste célébré sa confirmation reli-
lui de profondes cicatrices, « telles gieuse et terminé sa scolarité. Au dé-
des inscriptions sur un registre », but de ce deuxième tome, on retrouve
qui « consign[e]nt ce qu’il avait la future écrivaine danoise (1917-1976)
perdu ». à l’orée de son premier jour de travail
Arrivé plus tard qu’à l’ordinaire comme employée dans une maison
sur le rivage, Arman, ce matin-là, bourgeoise, où elle ne restera pas plus
nage moins longtemps que d’ha- de quelques heures. Les mois et les an-
bitude. Le monde lui semble nées suivants la verront aller de place
moins serein. Il remarque sou- en place, rencontrer des garçons,
dain un corps allongé, immobile, Un hélicoptère et des hommes de la société militaire privée Blackwater, à Bagdad, en 2005. BAGHDAD/AFP prendre de plus en plus de distance
vêtu d’un costume. Parce qu’il avec ses parents… Et, surtout, conti-
en a vu beaucoup d’autres, l’an- nuer de composer des poèmes. Le
cien interprète kurde de l’armée passage du temps est indiqué par le
américaine pendant la seconde
guerre du Golfe (2003-2011) n’hé- Avec le thriller « Point de rupture », Kevin Powers revient changement des saisons autant que
par les grands titres de la presse, dans
site pas : l’homme est mort. Le
soleil est déjà haut dans le ciel, la sur l’action des armées privées en Irak, entre 2003 et 2011 lesquels Hitler et Mussolini occupent
une place croissante – jusqu’au dé-
police est en chemin, et la se- clenchement de la seconde guerre
conde vie d’Arman, sa vie d’après, mondiale, qui inquiète aussi la jeune
vient de commencer.
Un lecteur familier des précé-
dents romans de Kevin Powers,
notamment de Yellow Birds
La guerre vendue au plus offrant fille par les répercussions qu’elle
pourrait avoir sur la publication de
son premier recueil.
Ecrit une trentaine d’années après les
(Stock, 2013), sait pertinemment faits, Jeunesse restitue avec une vi-
que, sous la plume de l’écrivain gueur nourrie de précision et d’hu-
américain, la guerre n’est jamais justement en Irak, en 2003. A Mais, à la différence de ce dernier, On retrouve dans Point de rup- mour le quotidien de l’adolescente
finie. Elle contamine l’esprit, l’époque, Arman a assisté aux cri- Point de rupture tourne le dos à la ture l’écrivain brillant de Yellow ayant grandi dans un milieu populaire
ronge les corps, prospère en dépit mes de guerre de ces nouveaux forme traditionnelle du roman Birds, sobre et virtuose à la fois, et politisé de Copenhague. Elle vit les
des paix de papier signées par les mercenaires, en a fait une vidéo de guerre. Il relègue le champ de capable de dire la vie simple du événements en tâchant de compren-
gouvernements. Dans les deux malgré lui. Il ne le sait pas encore, bataille au second plan, le trans- soldat, la violence extatique et dre ce qui relève du pérenne et ce qui
précédents textes de l’auteur mais ce matin-là, sur la plage, on a forme en enjeu judiciaire autant terrifiante des combats, comme passera, de même qu’elle essaie de
– lui-même vétéran de cette cherché à effacer les traces de ces que de mémoire. Politique, ce la beauté suspendue d’un pay- faire le tri entre ce qui fait d’elle une
guerre en Irak –, elle voyageait exactions – il s’agit, après le départ texte est aussi moral. Il choisit sage, d’une lumière sur une personne singulière et ses aspirations
comme une maladie avec les des Américains d’Irak, de réduire délibérément une forme popu- plage. Ici, c’est la cupidité qu’il ex- banales. Le dernier tome de la trilogie,
soldats de retour du front. au silence les témoins. laire, efficace et ludique, plutôt plore – « C’est l’Amérique, mon Dépendance, devrait paraître en
Dans Point de rupture, l’épidé- Que deviennent les soldats qu’épique. pote (…). Tout le monde veut tou- septembre. p r. l.
mie est déjà globale, comme quand ils rentrent du front avec jours plus d’argent », ré- a Jeunesse. La Trilogie de Copenhague II
l’économie qu’elle alimente. Kevin la violence dans leur paquetage ? Un roman criminel sume l’un des nombreux point de rupture (Ungdom), de Tove Ditlevsen, traduit du
Powers met en scène les erre- C’est la question que pose ce Ici, la guerre n’est plus une af- malfrats du livre. (A Line in the Sand), danois par Christine Berlioz et Laila Flink
ments et les profits des sociétés roman aux fausses allures de faire de soldats ou de combat- Grâce au personnage de de Kevin Powers, Thullesen, Globe, 206 p., 18 €, numérique 14 €.
militaires privées, dont le dévelop- thriller classique. C’était aussi tants, mais de gangsters, d’assas- Sally, une jeune journa- traduit de l’anglais
pement spectaculaire commence celle de Yellow Birds naguère. sins, de canailles. Ecrire la guerre liste alcoolique qui pleure (Etats-Unis)
contemporaine, c’est écrire un son frère mort en Irak, par Emmanuelle
roman criminel, avec ses mafias, Point de rupture fait éga- et Philippe Aronson,
EXTRAIT ses gendarmes et ses voleurs, sa lement la part belle au Stock,
violence jamais légitime. Lamar, drame politique, à la dé- « La cosmopolite »,
« Trey n’avait aucune envie de croiser les yeux de quiconque en cet instant (…) : ancien soldat devenu policier nonciation de ce qui est 416 p., 23 €,
“J’ai aidé à négocier des contrats de sous-traitance. Avec KBR, pour la livraison – de façon symbolique, beaucoup probablement l’un des numérique 16 €.
de nourriture, les services de blanchisserie. Une énorme partie de l’effort de de personnages de Powers ont un dégâts collatéraux les
guerre était déjà privatisée depuis le début du conflit. (…) Pratiquement tout en lien avec la guerre, mais aucun plus retentissants de la seconde
dehors des soldats eux-mêmes, leurs armes et les véhicules (…).” n’est plus soldat –, Lamar donc se guerre du Golfe : la vente de la
– Mais les militaires privés aussi ? demanda Cat. souvient du mépris des merce- guerre elle-même au plus offrant.
– Oui, eux aussi. Le processus que mon patron veut faire cesser avait déjà naires, qui surnommaient les mi- Mais que le lecteur se rassure :
commencé à l’époque. litaires les « dix pour cent », tout n’est probablement pas
– C’est pour ça que ce représentant a voulu vous avoir dans son équipe ? (…) « parce que nous étions payés dix perdu. Arman, dans sa fuite, trou-
Parce que vous aviez des liens avec ces types ? (…) pour cent de ce qu’ils gagnaient. vera des alliés de circonstance,
– Je crois, oui. Il avait besoin de quelqu’un qui savait comment fonctionnait Les enfoirés ». Aujourd’hui, les comme autrefois au moment de
Rituels du Haut Xingu
tout ça. nervis continuent leur sinistre son exil. En dépit de sa noirceur, Née en 1984 à Sao Paulo, Rita Carelli a
– Putain, vous êtes en train de nous dire qu’un représentant du Congrès ne besogne, au mépris des accords la compassion, l’espoir et même suivi enfant sa mère anthropologue et
savait pas (…) ? » de paix, comme n’importe quel l’amour résonnent constam- son père cinéaste dans les villages
bandit ou n’importe quel acteur ment dans ce roman – et ce n’est d’Amazonie. Une immersion précoce
point de rupture, page 212 économique dénué de scrupules. pas la moindre de ses qualités. p qui nourrit chaque page de Terre noire,
premier roman de cette actrice et réali-
satrice. La prose sensible de ce récit

Mon fils, cette créature incompréhensible d’apprentissage navigue entre réa-

Quand l’enfant de l’amour ne se révèle pas aussi gratifiant qu’on le souhaiterait. Kristen Arnett, sarcastique
Dans A pleines dents, de Kristen Arnett,
rien d’aussi terrible ne se produit. Même
si une sourde menace plane, que ce soit à
cause de l’ombre silencieuse mais insis-
tante de Kevin ou parce que le livre
raphaëlle leyris s’ouvre sur ce qui a peut-être été une ten-
tative de kidnapping. Mais Sammie, dont
son intelligence et sa drôlerie, peut man-
quer de lucidité. Ce qui est peut-être un
effet de la parentalité telle qu’elle l’expé-
rimente : manque de sommeil d’abord,
rétrécissement de l’univers social et
géographique ensuite, pression psycho-
logique tout du long… Avec sa femme,
parce qu’il est un enfant puis un adoles-
cent avec une individualité propre, parce
qu’il éprouve des troubles du spectre
autistique (ce que n’évoque aucun méde-
cin ou psy consulté) ou encore parce
qu’il grandit dans une famille où le si-
lence gagne sans cesse du terrain.
lisme magique et écriture documen-
taire, offrant un point de vue inédit sur
les Amérindiens et le passage à l’âge
adulte. Bonne élève, timide, Ana a le
don d’inciter les autres à lui raconter
des histoires. Un rôle de témoin qui
s’exacerbe à la mort de sa mère, lors-
que la jeune fille est amenée à vivre
avec son père archéologue, un quasi-
inconnu qui l’emmène dans le Haut
Xingu, vaste territoire entre les Etats
du Para et du Mato Grosso. Son obses-
sion : montrer que la forêt amazo-

E
lles ne sont pas si nombreuses,
les mères fictionnelles qui
avouent nourrir pour leurs en-
fants des sentiments ambiva-
lents. Si la littérature ne manque pas
de personnages racontant les méfaits
de leur génitrice, on ne voit guère qu’Eva,
la narratrice de l’inoubliable Il faut qu’on
parle de Kevin, de Lionel Shriver (Belfond,
2006), pour avoir affronté elle-même,
sans baisser les yeux, le sentiment
d’étrangeté, la méfiance, puis la peur,
que lui avait toujours inspirés son fils.
Lequel a fini par perpétrer une tuerie,
sans qu’il soit possible de déterminer
quelle part du regard porté sur lui par
sa mère avait contribué à en faire ce
qu’il était devenu.
le regard est le filtre à travers lequel pres-
que tout le récit nous parvient (à l’issue
de certaines scènes, la version d’autres
personnages est livrée sur quelques pa-
ges), est constamment désarçonnée par
Samson, le garçon qu’elle voit grandir
sans le comprendre. Elle partage avec
l’Eva de Lionel Shriver un sens de l’hu-
mour et du sarcasme qui rend possible le
fait de passer 400 pages auprès d’elle,
tandis que l’autrice s’amuse à voir jus-
qu’où elle peut pousser l’inconfort des
scènes et des situations. Réponse : sou-
vent loin, et il faut bien dire que cela fait
de la lecture d’A pleines dents une expé-
rience délicieusement masochiste.
Cet inconfort s’accentue à mesure que
l’on perçoit à quel point Sammie, malgré
Monika, elles se sont persuadées qu’« il
fallait qu’elles soient des parents modè-
les, surtout en tant que couple de lesbien-
nes avec un petit garçon. Allez savoir
pourquoi les gens étaient moins scepti-
ques quand deux femmes élevaient une
petite fille ».
« Modèles », elles le sont surtout par
leur manière de reconduire les normes
patriarcales peu remises en question
dans la Floride conservatrice où elles vi-
vent : Monika est une avocate surmenée
qui rentre tard chez elle et s’occupe peu
de Samson ; Sammie a mis de côté ses as-
pirations professionnelles en devenant
mère. Leur fils n’est pas un garçon « mo-
dèle », ses comportements se révèlent
difficiles à lire et à anticiper, que ce soit
Monika et Sammie se séparent mais
restent sous le même toit, en théorie
pour préserver Samson, dans les faits
parce qu’elles y trouvent l’une et l’autre
leur compte. Il y a la réalité de nos agisse-
ments erratiques (sinon toxiques)
comme parents ou conjoints, et puis les
histoires nobles dont on les pare. Kristen
Arnett excelle à mettre au jour le gouffre
entre les deux. p
à pleines dents
(With Teeth),
de Kristen Arnett,
traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Robinson Lebeaupin,
Rue Fromentin, 410 p., 24 €,
numérique 16 €.
nienne n’est ni vierge ni intacte,
comme on la fantasme, mais « intensé-
ment habitée et utilisée (…) depuis des
milliers d’années ». Ana plonge dans le
fleuve Xingu, croise un gros anaconda
et savoure des repas de poisson, se pas-
sionne pour la cosmogonie, les rituels
de purification ainsi que pour les rites
initiatiques indigènes – il est souvent
question de métamorphoses et de
sang. Des années plus tard, Ana y re-
vient, pour constater qu’une certaine
vision du progrès a gagné : soja et maïs
sont les nouvelles divinités. A présent,
la forêt brûle. p gladys marivat
a Terre noire (Terrapreta), de Rita Carelli,
traduit du portugais (Brésil) par Marine Duval,
Métailié, 240 p, 21,50 €, numérique 10 €.
6 | Histoire d’un livre 0123
Vendredi 29 mars 2024

Un Richard Wright pour notre temps Le nouveau Moscou

Expulsé par le gouvernement de
Lénine, comme plusieurs autres
éminents intellectuels russes,
« L’Homme qui vivait sous terre », superbe roman inédit du grand écrivain afro- Mikhaïl Ossorguine (1878-1942)
quitte la Russie en 1922. Six ans plus
américain datant de 1941-1942, étonne par ses puissantes résonances actuelles tard, installé en France, il publie Une
rue à Moscou, un roman nourri
autant par son expérience des an-
nées révolutionnaires que par la
nostalgie d’un pays qu’il ne reverra
plus. A travers l’histoire d’une fa-
mille moscovite se dessine l’effon-
drement de toute une société, l’em-
prise grandissante de l’arbitraire. La
antoine albertini violence se déchaîne – et pourtant,
d’autres forces, invisibles, sont déjà à

C’
est l’histoire d’une l’œuvre. En effet, si l’individu est im-
censure et d’une re- puissant face à la bourrasque meur-
découverte : celles d’un trière, la vie, elle, a ses propres lois :
livre dont l’implaca- sur le terrain qu’on croirait à jamais
ble dénonciation du racisme fut calciné poussent les fragiles promes-
jugée trop crûment réaliste dans ses d’un nouveau tissu social. C’est
l’Amérique des années 1940. Un en tout cas ce que suggère ce beau
livre amputé, transformé en nou- roman, dont la première traduction
velle puis oublié cinq décennies française datait de
durant sur les rayonnages d’une 1947, désormais dis-
bibliothèque universitaire améri- ponible dans une
caine – un cas d’école d’archéo- version révisée. p
logie littéraire. elena balzamo
Lorsqu’il écrit L’Homme qui vi- a Une rue à Moscou
vait sous terre, entre l’été 1941 et le (Sivtsev Vrajek), de Mikhaïl
printemps 1942, Richard Wright Ossorguine, traduit du
(1908-1960) n’est rien de moins russe par Léo Lack, Noir
que « l’auteur noir le plus en vue sur Blanc, 460 p., 24,50 €,
d’Amérique ». Publié l’année pré- numérique 18 €.
cédente, Native Son (Un enfant du
pays, Albin Michel, 1947) a connu
un immense succès. Est-ce pour
soigner une notoriété naissante La survivante
et capitaliser sur ce coup de maî-
tre ? Edward Asswell, son éditeur Un séisme au Japon, de nos jours. Les
chez Harper & Brothers, refuse de rues de Tokyo dévastées, les morts,
publier ce texte dans lequel un les blessés. Et, plus d’une semaine
jeune Noir fuit dans les égouts Richard Wright, en 1945. Bridgeman Images après, lorsqu’on pense devoir renon-
d’une ville indéterminée pour cer à trouver encore des survivants,
échapper à une manipulation une miraculée, Line, jeune hôtesse de
policière. Motif allégué : il présen- l’air française en escale à Tokyo.
terait « un mélange maladroit de S’ensuit, pendant dix ans, un Situation dont Caroline Caugant fait
réalisme et d’allégorie ». Derrière travail de collationnement des le point de départ de son délicat nou-
la critique de fond se devine la différentes versions du manus- EXTRAIT veau roman, Insula. « Les grandes
pusillanimité d’un éditeur in- crit, de comparaison avec les ru- catastrophes recèl[ent] presque tou-
quiet de rebuter, par le récit insou- bans de machine à écrire conser- « L’incapacité qu’il avait d’exprimer le moindre sentiment devant ce qu’il jours des histoires de survie extraordi-
tenable de brutalités policières, vés aussi à Yale, de déchiffrage voyait, la vacuité où le plongeait cette violente tragédie, culminèrent dans naires, écrit-elle. Mais après ? Qu’y
un public qui découvre à peine cet des notes portées par Wright en un sentiment de culpabilité qui prit passionnément possession de lui. Sa avait-il après le miracle ? » Son hé-
auteur prometteur. marge de son texte. En 2021, le propre faiblesse face à ce défi suprême le condamnait à se laisser consu- roïne, qui a déjà réchappé à un acci-
Wright accepte de découdre son texte ainsi établi est publié chez mer par une contrition sans limites. Oui, seul un dieu aurait pu contempler dent de moto à 16 ans, le sait bien,
roman pour en faire une nou- HarperCollins, avant qu’Eliane ce spectacle désespérant et en assumer toute l’absurdité. Oui, voilà ! C’est « aucun exercice, aucune formation
velle, d’une force sans grand rap- Benisti, agente littéraire et tête peut-être pour cela que les hommes avaient inventé les dieux, pour ressen- ne prépare à une telle chose : faire par-
port avec celle du texte originel, chercheuse de pépites anglo- tir ce qu’ils ne pouvaient pas ressentir et trouver de la consolation dans la tie de ceux qui rentrent ». Insula est le
mais il n’abandonnera pas pour saxonnes, ne le fasse connaître en pitié des dieux. Car les hommes étaient accablés de honte et de culpabilité récit sensible de ce retour : « Com-
autant son manuscrit initial, France. Pierre Demarty, alors di- quand ils découvraient l’irrémédiable fragilité de l’existence. Il serait bien- ment vit-on après ça ? », ne cesse de se
recteur éditorial chez Christian tôt expulsé du souterrain, ou alors il foncerait tête baissée et se taperait la demander la jeune femme. En par-
Bourgois, en acquiert les droits. tête contre les murs, contre le papier peint vert. » tant sur une île sauvage pour tenter
Nathalie Azoulai, la traductrice, « Une question de cohérence », d’apprendre à
a tenu à s’extirper « d’un note Jean Mattern, qui lui succède l’homme qui vivait sous terre, page 120 « négocier » avec le
en 2022 à la tête d’une maison au traumatisme, elle s’y
vocabulaire ou de décors datés » catalogue fourni en grandes voix racontera des fic-
pour mettre en lumière la de la littérature afro-américaine, tions qui dessinent
modernité mais aussi la dont la nobélisée Toni Morrison relu la nouvelle tirée du manus- en évoquant une congrégation « un chemin
(1931-2019). S’il confesse des dou- crit refusé, qui péchait, selon elle, religieuse croisée dans les souter- possible ». p
complexité d’un livre au propos tes sur la possibilité de commer- par un « manque de fraîcheur et rains par son héros Fred Daniels, florence bouchy
plus équivoque qu’il n’y paraît cialiser efficacement un roman de naturel ». Au fil de son travail, dépeint comme un « spectacle cru a Insula, de Caroline
portant le même titre qu’une l’autrice de Python (P.O.L, « Le et servile (…) de mains tendues vers Caugant, Seuil, 288 p.,
nouvelle déjà largement diffusée Monde des livres » du 19 janvier) l’immensité froide et obscure dont 20 €, numérique 15 €.
constamment retravaillé. Corri- – les ayants droit de Richard Wri- dit s’être d’abord attachée à « de rien ne viendrait, rien ne pourrait
gées, annotées, plusieurs versions ght refusent de l’intituler autre- pures considérations littéraires, jamais venir ».
suivent Richard Wright de Paris à ment –, Mattern décèle dans le davantage que raciales ou socia- A ce titre, outre une postface
la Normandie, de l’Afrique au Sud- texte une « très grande puissance » les ». Avec cette nécessité : s’extir- bienvenue consacrée aux pérégri- Adieu, l’Australien !
Est asiatique, où l’écrivain, engagé et une résonance contemporaine per « d’un vocabulaire ou de dé- nations du manuscrit, c’est une ri-
en faveur de la décolonisation, frappante : « On a l’impression de cors datés » pour mettre en lu- che idée que d’avoir joint au texte Dans les années 1900, le jeune
voyage beaucoup. A sa mort, lire une longue enquête post-Black mière la modernité mais aussi la initial une sorte de codicille inti- Marcel, grand-oncle de l’auteur, est
en 1960, à l’âge de 52 ans, les Lives Matter », ce mouvement de complexité d’un livre au propos tulé Souvenirs de ma grand-mère. exilé en Australie à la suite d’une
feuillets sont confiés à l’univer- protestation contre les violences plus équivoque qu’il n’y paraît. Titre trompeur, car Richard faute grave et occulté de la mémoire
sité Yale (Connecticut). Ils y dor- racistes commises par la police Dénonciation vigoureuse et poi- Wright y traite certes de l’in- familiale. François Garde n’aurait
miront un demi-siècle, jusqu’à ce aux Etats-Unis né en 2013. gnante du racisme, L’Homme qui fluence profonde exercée sur lui jamais soupçonné son existence si
qu’en 2010 la fille de l’auteur dé- La traductrice, Nathalie Azoulai, vivait sous terre apparaît aussi par une aïeule dévote jusqu’à la son père, qui a souvent rêvé de cet
couvre cette première mouture elle-même romancière, admet ne comme une attaque en règle plus absurde bigoterie, mais il oncle australien, ne lui en avait fait
du texte et décide de lui rendre pas s’être documentée sur l’épo- contre « le folklore et la religiosité » lève surtout un coin de voile sur la part. L’écrivain invente dans une pre-
son intégrité. que de sa rédaction, même si elle a des Afro-Américains que Wright, passionnante genèse de son ro- mière partie les aventures de son
man, traversé par des références grand-oncle, avant de révéler au lec-
au jazz, à la mythologie antique et teur la triste vérité, qu’il a lui-même
à un fait divers qui lui en inspira découverte tardivement : Marcel a en
Entre quête initiatique et odyssée souterraine la trame.
Au passage, il y fait cet aveu qui
réalité été envoyé en Guyane en tant
que bagnard. Adieu, l’Australien ?
FRED DANIELS, Pendant sa brève cavale, entre la « Un homme que l’on accuse d’un ne semble plus aller de soi : c’est Non, car le souvenir de l’oncle repose
28 ans, regagne son quête initiatique et l’odyssée chto- crime qu’il n’a pas commis peut tout en lisant « Melanctha », une nou- entre les mains du romancier, qui
domicile après une nienne, Daniels va explorer une « drôle sauf se défendre », écrit Wright dans velle de Gertrude Stein tirée du trouve en lui une matière à fictions
dure journée de la- de dimension » souterraine : un décor Souvenirs de ma grand-mère, l’in- recueil Trois vies (1909), qu’il dit inexhaustible. Marcel est partout à
beur passée à tondre « brumeux, poisseux, trouble », à dispensable texte qui complète ce avoir fait connaissance avec sa défaut d’être quelque part, exilé in-
la pelouse d’une l’image de sa propre condition, réduite superbe roman. Jusqu’à sa tragique propre langue, celle des Noirs du trépide et héros de roman. Pour révé-
maison cossue pour par le racisme à cette « émotion qui lui remontée à la surface, Fred Daniels sud des Etats-Unis. « Des mots, ler ce secret familial, François Garde
quelques dollars. disait que, bien qu’innocent, il était tentera désespérément de faire mentir écrit-il, que j’employais chaque aura attendu la mort de son père, qui
Alors qu’il s’apprête à rejoindre sa coupable ». De conduits en pièces son auteur. p a. al. jour, mais dont je n’avais jamais a, toute sa vie, fantasmé ce parent
femme sur le point d’accoucher, aveugles, croisant un nourrisson mort soupçonné la puissance. » Que des antipodes.
trois policiers l’arrêtent : un crime a ou un vieillard épiant une scène de l’homme l’un des plus grands auteurs afro- Dans certains cas,
été commis dans le voisinage. Les hold-up, le fugitif finit par cerner « en- qui vivait sous terre, américains du XXe siècle ait pu mieux vaut laisser
agents sont blancs ; Daniels est noir. tre toutes ces choses dressées devant lui suivi de souvenirs connaître cette épiphanie intime la vérité aux familles
Aussitôt embarqué au commissariat, (…) une sorte de lien magique qui les de ma grand-mère grâce à une écrivaine blanche, sans imagination… p
passé à tabac avant de signer des rendait intimement proches ». Car du (The Man Who Lived Underground), juive et lesbienne, voilà, pour Jean sacha azoulay
aveux qui lui sont extorqués, il ne cœur des ténèbres jaillit une part de de Richard Wright, Mattern, un puissant révélateur a Mon oncle
devra son salut – temporaire – qu’au cette vérité invisible au « monde d’en traduit de l’anglais (Etats-Unis) du pouvoir de la littérature : d’Australie,
fait d’avoir faussé compagnie à ses haut », devenu à ses yeux une « forêt par Nathalie Azoulai, « Trouver dans un texte ce que l’on de François Garde,
tortionnaires pour trouver refuge sauvage où rôdaient la mort et des Christian Bourgois, 240 p., 18 €, ne s’attendait pas à y trouver, et Grasset, 240 p., 20 €,
dans les égouts de la ville. bêtes aveugles ». numérique 14 €. qui peut changer nos vies. » p numérique 15 €.
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Vendredi 29 mars 2024
Entretien | 7

propos recueillis par jean birnbaum

S
pécialiste des questions d’éduca-
tion et de genre, l’historienne
Mélanie Fabre signe aux éditions
Agone une passionnante étude
intitulée Hussardes noires : des ensei-
gnantes à l’avant-garde des luttes. Issu
d’une thèse de doctorat, centré sur la pé-
riode qui va de l’affaire Dreyfus à la
Grande Guerre, cet essai de micro-his-
toire jette une lumière vivace sur la « pre-
mière vague » du féminisme français.
Adossé à un considérable travail de docu-
mentation (revues, correspondances,
comptes rendus d’inspection…), il retrace
l’itinéraire de quatre femmes qui ont pu
bâtir leur combat émancipateur grâce
aux places qu’elles avaient conquises
au sein de l’institution scolaire : Marie
Baertschi, Jeanne Desparmet-Ruello,
Albertine Eidenschenk et Pauline
Kergomard.
Chacune à sa manière, ces figures ont
envisagé l’école à la fois comme le cœur
de leur espérance et comme « l’endroit
désigné pour faire la démocratie », selon
l’expression de Pauline Kergomard. Ra-
conter la naissance de l’intellectuelle,
comme le fait Mélanie Fabre, c’est non
seulement revenir sur les failles d’une
IIIe République qui prive les femmes de
leurs droits politiques, mais c’est aussi
exhiber un moment où l’engagement fé-
ministe se confondait largement avec le
combat scolaire et la lutte pour la laïcité.
C’est enfin combler les lacunes d’une
historiographie qui a souvent évacué le Une affiche pour le journal féministe « La Fronde », illustration de Clémentine-Hélène Dufau (1898). Bibliothèque nationale de France
fait que, pour remporter ces combats vi-
taux, la République se reposa au moins

«Le féminisme des “hussardes

autant sur ses institutrices que sur
ses instituteurs, ces fameux « hussards
noirs » jadis salués par Charles Péguy.

Peut-on dire que la révolution

noires” est le produit des

féministe, au tournant du XXe siècle,
est une révolution scolaire ?
En partie, oui. Les lois scolaires des an-
nées 1880 offrent des perspectives de car-
rière à des femmes jusque-là reléguées à
des postes subalternes. Elles acquièrent
alors une forme de légitimité dans le
débat public, écrivent dans les journaux,
développent des réseaux intellectuels…
Toujours privées de droits politiques,
elles s’emparent des élections profes-
obstacles qu’elles ont rencontrés
sionnelles, se font représenter au minis-
tère. Utilisant les outils démocratiques
dont elles restent exclues sur le papier,
elles outrepassent la seule mission de
républicanisation qu’on leur a confiée.
Leur engagement féministe naît avec la
sur la voie de l’émancipation»
prise de conscience des discriminations
dont elles font l’objet. Elles partagent un Dans « Hussardes noires : des enseignantes coloniale. Pour la plupart, elles croyaient
même espoir fondamental dans la capa- à la mission civilisatrice de la France, à la
cité de l’école à changer la société. D’où à l’avant-garde des luttes », l’historienne nécessité de diffuser les Lumières dans le
les revendications autour de la mixité, de
l’ouverture des études supérieures pour Mélanie Fabre retrace la naissance de monde entier. Quand elles s’opposaient
aux guerres coloniales, elles condam-
les filles, ou encore des enjeux d’édu-
cation sexuelle. Finalement, leur fémi-
l’intellectuelle à la Belle Epoque à travers naient plutôt la violence guerrière que
le principe colonial. Mais il faut aussi
nisme est le produit des obstacles qu’elles
rencontrent sur la voie de l’émancipation.
le parcours de quatre femmes. faire attention aux anachronismes : je
travaille en ce moment sur les anarchis-

L’une des originalités de votre travail

est de souligner le rôle majeur de
l’affaire Dreyfus dans la trajectoire
de ces féministes…
Pour la couverture du livre, nous avons
choisi l’affiche du lancement de La Fronde,
le quotidien féministe qui marque la Belle
Epoque. Créé en 1897, ce journal est à la
fois féministe et dreyfusard. L’affaire
Dreyfus donne lieu à une lutte plus glo-
bale pour les droits individuels, elle per-
met l’apprentissage de nouvelles modali-
tés d’action comme les pétitions, les tribu-
nes de presse, les universités populaires…
autant d’outils que les féministes vont se
réapproprier. En évoluant au sein du mi-
lieu dreyfusard, elles vont aussi nouer des
amitiés intellectuelles au long cours.
Et puis, d’une manière ou d’une autre,
les intellectuelles que j’ai étudiées ont été
formées à l’école du protestantisme. Elles
ont, chevillée au corps, l’idée de l’égalité
entre les appartenances religieuses et
cette laïcité d’inspiration protestante
qui, en France, ne tolère guère l’antisémi-
tisme, l’expérience des persécutions
ayant rapproché ces minorités. Lors-
qu’une dramaturge proposa à La Fronde
des caricatures antisémites, la directrice
du journal, Marguerite Durand, lui inter-
dit toute collaboration.
Quelles sont les différences majeures
entre ces « hussardes noires de la
République », longtemps oubliées par
l’historiographie, et leurs célèbres
homologues masculins ?
D’abord, ces enseignantes sont beau-
coup moins bien payées, et leurs perspec-
Un passionnant essai de micro-histoire
Mélanie Fabre. coll. Part. sur le premier féminisme français
tives de carrière dans l’instruction publi- ses adversaires, elle n’a pas à être neutre,
que sont bien moins grandes ! Deuxiè- elle doit au contraire revendiquer l’Etat
mement, elles ont un rapport très fort à de droit, la Déclaration des droits de
la paix. Le pacifisme, pour elles, est un l’homme et du citoyen, l’héritage de la
mouvement très fédérateur, et dans leur Révolution française. Pour elles, l’école
discours il est souvent associé à la mater- n’est pas un espace fermé aux questions
nité : celles qui donnent la vie ont aussi de société, et la laïcité doit être envisagée
mission de la préserver. Troisièmement, non pas comme une idée, mais comme
elles militent souvent pour la coéduca- une méthode pour éveiller et transmet-
tion des sexes, avec cette idée qu’il faut tre l’esprit critique. Elles sont le produit
réformer l’école dans le sens d’une plus d’une IIIe République qui s’est bâtie
grande égalité sexuelle. Enfin, et c’est contre les catholiques et les monarchis-
peut-être le point le plus important, ce tes, et elles se montrent très méfiantes à
sont elles qui affrontent le plus durement l’égard de la religion.
les controverses autour de la laïcité, qui Aujourd’hui, le contexte est très diffé-
est beaucoup plus problématique dans rent, cette méfiance est beaucoup moins
l’instruction des filles, parce que l’em- forte, la grande idée, c’est le respect, « on
preinte de l’Eglise y demeure plus forte. me doit le respect », « on m’a manqué de
respect », on entend souvent ces formu-
Vous notez d’ailleurs qu’elles ont les de la part des élèves. Etre républicain,
tendance à radicaliser leur position pour les féministes de la Belle Epoque,
sur la laïcité, considérant par exemple c’est vouloir reléguer la religion au for in-
que le principe de neutralité désarme térieur. Un siècle plus tard, la régulation
la République face à ses ennemis. du fait religieux peut être assimilée à une
« Il n’est que temps de réagir. De la forme d’intolérance.
neutralité, nous mourrons », écrit
ainsi Pauline Kergomard, qui fut la Quand on lit votre livre, les réso-
première inspectrice générale… nances avec l’actualité, notamment
Elles sont d’accord pour affirmer qu’un avec les meurtres de Samuel Paty et
fonctionnaire de l’instruction publique de Dominique Bernard, sont nom-
doit rester neutre politiquement et ne breuses. En tant qu’historienne,
saurait appeler à voter pour tel ou tel comment avez-vous vécu ces échos ?
parti. Mais à leurs yeux l’école publique Ce n’est pas facile. Lorsque Samuel Paty
appartient au camp républicain. Face à a été assassiné, j’enseignais dans un col-
lège essentiellement fréquenté par des
enfants issus de milieux populaires et, en
même temps, je rédigeais ma thèse. Les
résonances avec mon sujet étaient fla-
grantes. J’ai consacré quinze jours de
cours aux questions de la liberté de la
presse et du blasphème, en essayant
d’appliquer l’idée de « mes » intellectuel-
les : aucun sujet ne doit être soustrait au
libre examen, tout peut faire l’objet d’une
analyse critique, y compris ce que l’édu-
cation nationale appelle aujourd’hui les
« questions vives ».
A partir du moment où on parvient à bâ-
tir une discussion argumentée avec les
élèves, alors c’est gagné. La pire des choses,
c’est la censure ou l’autocensure. De
même que Samuel Paty a traité des carica-
tures de Mahomet en classe, les féminis-
tes que j’ai étudiées y évoquaient l’affaire
Dreyfus, même si cela impliquait d’expo-
ser les défaillances de l’Etat républicain.
On ne peut pas dire qu’elles aient franche-
ment été soutenues par l’institution. Dans
un contexte où l’école laïque essayait de se
faire accepter socialement, le principe du
« pas de vagues » existait déjà.
Vous décrivez aussi les contradictions
dans lesquelles ces féministes se
débattaient. L’une des principales
n’est-elle pas l’impensé colonial ?
Oui, elles étaient avant-gardistes sur
beaucoup de points, pas sur la question
tes à la Belle Epoque, dans leur majorité
ils ne sont pas plus anticolonialistes que
les républicains. Jusqu’au début des an-
nées 1920, l’impensé sur ces questions
concernait toutes les familles politiques.
Aujourd’hui, ces débats sur l’héritage
colonial divisent parfois violemment
le mouvement féministe. Là encore,
en tant que chercheuse, comment
faites-vous ?
Oui, c’est la grande division parmi les
féministes, et j’ai parfois été témoin d’at-
taques très mal venues contre certaines
collègues. J’ai notamment vu deux cher-
cheuses féministes accusées de tenir un
« discours de Blanches » et se trouver
pour cette raison délégitimées, puis em-
pêchées de parler, alors qu’elles ont tra-
vaillé sur le colonialisme et qu’elles sont
absolument étrangères à tout racisme.
Personnellement, je reste convaincue
que la pensée féministe est plurielle et
qu’elle doit intégrer toutes ses traditions.
Ainsi, « mes » intellectuelles de la Belle
Epoque représentent une étape, un mo-
ment où la question de l’école était cen-
trale pour penser l’émancipation. Cette
étape, comme les autres, peut être inté-
grée à une synthèse nuancée, qui doit
éviter les anachronismes. p
hussardes noires :
des enseignantes
à l’avant-garde des luttes.
de l’affaire dreyfus
à la grande guerre,
de Mélanie Fabre,
Agone, « Mémoires sociales », 432 p., 23 €,
numérique 18 €.
8 | Chroniques 0123
Vendredi 29 mars 2024

LE FEUILLETON
TIPHAINE SAMOYAULT langue, dans toutes ses dimensions sen-
sibles, signifiantes, mais aussi histori- LES YEUX
ques et sociales. « On peut peu mais au DANS LES POCHES
moins ça. » La typographie, le dessin, le

Matière et mémoire gribouillage, la disposition des poèmes

sur la page, les cadences, tous les moyens
sont bons pour trouver un espace d’ex-
pression, même après que beaucoup de
FRANÇOIS ANGELIER

MARIGNAN, 1515 ; révolte de Condé, 1615 ;

APRÈS LES ENFANCES CHINO, Les
Amours Chino, Chino aime le sport et
Chino au jardin (P.O.L, 2013, 2016, 2017 et
2021), voici que Chino fait poète. Chino
– François en gallo (une des langues de
Haute-Bretagne), nous apprenait un pré-
cédent livre – est l’alter ego de Christian
Prigent, une sorte d’auto-personnage à
travers lequel il revient de façon excen-
trique sur sa vie ; excentrique, car bien
éloignée des formes classiques du récit
de soi, autobiographie ou mémoires. Les
Enfances Chino évoquait l’enfance et
l’adolescence de l’auteur à Robien, un
quartier populaire de Saint-Brieuc, et
contenait nombre de souvenirs et
d’anecdotes, faisant exploser
chino fait poète, la narration dans tous les sens,
de Christian Prigent, désarticulant la syntaxe pour
P.O.L, 170 p., 19 €. se mettre au rythme de la pen-
sée, de l’imaginaire et des fan-
tasmes de cet âge, bousculant les légen-
des et l’ordre du discours. Si les volumes
du cycle des Chino sont souvent sous-ti-
trés « roman », ils peuvent être en prose
ou en vers ou mélanger les deux. Ici,
Chino « fait poète », donc les pièces sont
en vers, et rimés s’il vous plaît.
La matière de Chino fait poète reste
autobiographique : à 15 ans, les premiers
poèmes sont montrés à maman, deux
ans plus tard il faut aller chez le psy,
en 1968, la poésie est sur les murs, Chino
devient maoïste en s’opposant au com-
FIGURES LIBRES
ROGER-POL
DROIT
Sylvie Serprix
munisme de papa, il feuillette des re-
vues, « ça rythme il paraît l’action ». Un an
plus tard, il publie son premier recueil.
Christian Prigent crée avec Jean-Luc
Steinmetz TXT la même année, à Rennes
− Chino aussi semble-t-il, dans un éclat
de rire « carnavalesque », selon l’éditorial
du premier numéro de la revue, lancé à la
face du vieux monde que tous, à ce mo-
ment-là, veulent laisser derrière eux.
Pendant plus de vingt ans – jus-
qu’en 1993 –, les questions théoriques les
plus stimulantes posées par la poésie, les
expérimentations les plus extrêmes et
les plus antilyriques y sont accueillies.
En 2019, trois poètes, Bruno Fern, Ty-
phaine Garnier et Yoann Thommerel,
ont décidé de redonner vie à TXT pour
ouvrir une place, aujourd’hui encore, à
des écritures excentriques, à des auteurs
et autrices qui sortent des normes habi-
tuelles de l’édition. On ne parle plus aussi
facilement d’avant-garde que dans les
années 1970, mais on continue à avoir
des postures critiques et à s’opposer aux
écritures tranquilles, dépourvues de
toute audace formelle. Christian Prigent,
comme plusieurs de ses compagnons
de route de l’ancien TXT – Jean-Pierre
Verheggen, Eric Clémens, Jacques De-
marcq, Alain Frontier, Pierre Le Pillouër,
Liliane Giraudon – en sont désormais les
figures historiques, mais pas dépassées.
La poésie est d’abord un travail sur la
lyses, en soulignant la part de
mythe et d’idéologie dans leur
développement, en remarquant
que ces textes, aujourd’hui dé-
sertés, renferment des questions
toujours pertinentes. Ainsi Ga-
briel Tarde, trois ans après Le Bon,
ses prédécesseurs ont donné congé à la Waterloo, 1815 : de 15 en 15, à grandes foulées
poésie. « La poésie – merde pour ce mot », séculaires, ainsi va l’histoire de la France !
avait écrit Francis Ponge (1899-1988), sur 1715 se marquant d’une pierre fort noire,
lequel Prigent a autrefois fait une thèse. noire comme la jambe gangrenée d’un
Il n’est pas dit que Chino fait une thèse, Louis XIV veillant à la régie du royaume et à
mais celui-ci découvre à son tour la la gestion de son parc de grands et de moins
haine de la poésie presque en même grands courtisans, au futur des siens, mais
temps que la poésie elle-même : « En ces se sentant pourrir vivant au son des violons ;
années fin des soixante/ le robinet poéti- noire comme les plumes qui empanachent
que goutte/ après mai un jus de déroute/ le chapeau du duc de Bouillon lorsqu’il vient
d’où du moisi dans les soupentes (…) on proclamer, depuis le balcon de la chambre
s’asphyxierait pour des plombes/ à pom- royale, le 1er septembre, « le roi est mort ».
per ce zéphir de tombe/ les cadavres sont Derniers mots royaux : « Ô mon Dieu, venez
dans leurs bouches/ faudra des muses à mon aide, hâtez-vous de me secourir. »
plus farouches. » La récusation ne rend 1715, une année de souffrances royales et
que plus vif le souci poétique, qui a à voir de brigues nobiliaires et diplomatiques que
avec le rapport symbolique que les hu- Saint-Simon suit heure par heure, avec un
mains entretiennent avec le monde dans œil critique, tour à tour d’aigle et de mou-
lequel ils vivent. che, mêlant vision péris-
« Faire poète », c’est donc s’insurger copique de tous les mi-
contre les normes de la représentation et lieux français et étrangers
du discours qui ne disent rien de l’expé- et regard aristocratique
rience particulière que chacun fait de distribuant éloges et
sa propre vie. Les moyens trouvés par coups de griffe, pavois (su-
Chino-Prigent sont l’humour, la trivia- blime nécrologie de Fé-
lité, la traversée des langues « basses », de nelon) et pilori (exécution
tous les lieux et temps de la langue, le du cardinal de Bouillon).
carnaval. Ils sollicitent un véritable enga- Comme l’écrit François
gement corporel de la lectrice et du lec- Raviez, l’éditeur de Mé-
teur. En se laissant faire, on comprend moires. Année 1715, au Li-
presque physiquement que le langage vre de poche : « Charriant
pour l’écrivain est une matière aussi chi- tout ce qui fait l’instant, c’est-à-dire tout ce
mique, solide et liquide, que la peinture qui fait l’histoire, le texte avance, tragique ou
pour le peintre. La matière, la nature des ironique, politique ou anecdotique, analyti-
choses, est d’ailleurs la grande affaire de que ou généalogique. Dans cette tranche de
cette poésie : le monde avec rien derrière temps d’une année, on trouve tout ce qui fait
ni devant. Il faut lire par exemple cette le suc de trente-deux ans de Mémoires. »
« méditation ras le sentier », où l’on per- Un millésime en deux temps et deux
çoit, « entre la crotte et la vipère/ un détail tons : avant le 1er septembre, avec le crépus-
cule d’un règne de soixante-douze ans,
après le 1er septembre, avec la revanche d’un
Dans « Chino fait duc d’Orléans qui fait casser le testament
royal et s’impose comme régent : « Le roi
poète », les moyens s’évanouit, le régent s’épanouit » (Raviez).
trouvés par Une édition à part, qui préserve la ponctua-
Christian Prigent sont tion libre de Saint-Simon et fait flotter son
texte comme une oriflamme.
l’humour, la trivialité,
la traversée des LA MORT DE LOUIS XIV, on la trouve bien
langues « basses », sûr, à son heure, dans Les Derniers Jours des
rois, dirigé par Patrice Gueniffey, entre celles
de tous les lieux de Louis XIII et de Louis XV, l’un passant de
et temps de la langue, l’intestin (maladie de Crohn), mais aussi des
le carnaval mille deux cents saignées administrées par
Bouvard, son médecin, l’autre le corps en-
croûté, voire caparaçonné,
de noir par les pustules de
d’orchidée : qu’on n’aille/ pas crabouiller la petite vérole et enterré
ça disait mon père ». de nuit, à la sauvette, alors
Mais la proximité avec les choses qui que Paris chantait : « Trem-
s’inscrit dans la phrase drôle ou en désé- blez, voleurs, fuyez, pu-
quilibre laisse place aussi à la coupure et tains, vous avez perdu vo-
à la séparation : celle-ci s’exprime parti- tre père. » Entre 814 et 1873,
culièrement dans le livre par les « saluts » de la disparition de Charle-
aux amis morts ou encore vivants. Chino magne, mort en se si-
fait poète est aussi un livre pour dire sa- gnant, épuisé et paisible, à
lut ou, comme le dit le petit texte de la celle de Napoléon III, miné
quatrième de couverture : « Les temps par une maladie de la
étant venus, legs des rogatons. Rideau. » pierre qui lui logeait dans la vessie un calcul
Chino tire sa révérence. Vive Christian de la taille d’une boule de pétanque, on dé-
Prigent. p ploie tout l’éventail des morts possibles :
dans son lit ou sur l’échafaud, au cœur de la
cour ou en exil (Napoléon Ier, Charles X,
Les foules sont-elles toutes, Louis-Philippe, Napoléon III), de maladie ou
comme on l’a cru, destructrices et de mort violente (Henri III, Henri IV), d’acci-
régressives, libérant des instincts dent (Henri II).
incontrôlables ? Que dire, au- Ce qui marque surtout, à la lecture de cette
jourd’hui, de ces attroupements galerie des morts royales ou impériales,
lucides et conscients, éventuelle- c’est la violence ultime du symbolique,
ment constructifs, que consti- qui frappe des organismes littéralement dé-

Emportés introduit-il l’idée d’imitation

par la foule…
ON CROIT SAVOIR CE QU’EST UNE
FOULE. Quantité d’images et de
clichés surgissent dès qu’on pro-
nonce le mot. Comportements
imprévisibles et violences incon-
dences. Car l’énigme des foules a
préoccupé intensément la cons-
cience européenne des XIXe et
XXe siècles, depuis Michelet,
fasciné par les émeutiers de la Ré-
comme clé du comportement des
foules, et la notion de « public »,
foule différente, lisant les jour-
naux, constituant l’opinion. Dans
cette vaste configuration de dis-
cours figurent notamment deux
titres parus en 1921, de Freud
(Psychologie des foules et analyse
du moi, Payot, 1981) ou Ortega y
Gasset (La Révolte des masses,
Stock, 1961).
tuent certaines fêtes, protesta-
tions ou deuils ? Comment com-
prendre l’effet de meute dans le
vastés. Pas de mort petite, mais de vrais
champs de bataille, comme si la violence ex-
cessive de la puissance rattrapait le corps
monde numérique, alors que le pour n’en laisser que ruines.
virtuel est sans corps, sans pré-
sence physique ? Telles sont quel-
ques-unes des questions qui se
DANSE MACABRE, peste
noire, doctrine des deux
dessinent. Elles invitent à retra- corps du roi, la mort mé-
vailler les concepts de foule, de diévale est étudiée avec
masse et de public, à reprendre à une érudition passion-
nouveaux frais la question des nante par Jean-Claude
processus psychiques collectifs et Schmitt dans La Mort et
photos Bénédicte ROSCOT/Seuil, Annie Civard, BRUNO LEVY

trôlables voisinent avec la genèse
soudaine, toujours énigmatique,
d’une unité nouvelle à partir
d’une série d’individus dissem-
blables. La « personnalité » d’une
foule, son « âme » – généralement
sauvage, irascible, voire barbare –
ne tardent pas à s’inviter dans
cette évocation. Mais d’où vien-
nent ces représentations ? De
quelle histoire culturelle sont-
elles les produits, ou les vestiges
transformés ?
Elena Bovo retrace avec clarté
la généalogie de ces pseudo-évi-
volution française, jusqu’à Elias
Canetti et sa réflexion de
mécaniques grande ampleur dans Masse
des foules. et puissance (Gallimard,
des mouvements 1966). La chercheuse revisite
hors de les principaux textes qui ont
contrôle ?, jalonné cette fascination, en
d’Elena Bono, faisant croire durablement
Armand Colin, 176 p., qu’était née une discipline
18,90 €, numérique nouvelle, la « psychologie
14 €. des foules » – titre d’un essai
de Gustave Le Bon paru
en 1895, dont l’audience et l’in-
fluence furent considérables.
Le parcours revisite ces ana-
Chemin faisant, la chercheuse
répare certains oublis et redresse
quelques malentendus. Elle rend
ainsi justice à l’Italien Scipio
Sighele, qui fut le premier à vou-
loir aborder scientifiquement la
question. Elle montre également
que Gustave Le Bon, malgré une
légende tenace, n’a pas véritable-
ment inspiré les totalitarismes du
XXe siècle. Toutefois, ce qui fait
l’intérêt de cet essai original est
surtout d’indiquer combien, en
ce domaine, un renouveau de la
recherche est souhaitable.
de l’« âme » des foules. En tenant ses au-delà, dirigé par
compte des changements intro- le grand anthropologue
duits par les réseaux sociaux et Maurice Godelier, avec
par l’interconnexion générale. d’autres « ars moriendi »,
Cet essai ne détaille pas un pro- islamique, juif, romain,
gramme de recherche. Mais il ne amazonien et mélanésien.
se contente pas de sortir de l’om- Un ensemble absolument passionnant. p
bre une préoccupation oubliée
pour en souligner les biais et a Mémoires. Année 1715, de Saint-Simon,
les malentendus. Au contraire, il édité par François Raviez, Le Livre de poche,
éclaire la pertinence pour aujour- « Classiques », 1 024 p., 12,90 €.
d’hui d’une série d’interrogations a Les Derniers Jours des rois, sous la direction
délaissées, afin d’esquisser leur de Patrice Gueniffey, Tempus, 336 p., 8 €.
avenir possible. Voilà qui n’est a La Mort et ses au-delà, sous la direction de
déjà pas mal. p Maurice Godelier, Biblis, 412 p., 11 €.
0123
Vendredi 29 mars 2024
Critiques | Essais | 9
Avec « Les Ames tièdes », Nina Valbousquet exploite magistralement Salsigne, mémoire d’or
« Il y avait tout, raconte cet habitant de Salsigne : trois cafés,
les archives des années de guerre du Saint-Siège, ouvertes en 2020 un hôtel-restaurant, deux bouchers, une charcuterie, deux
boulangers, quatre épiceries »… Mais, en 2004, la mine d’or et

Shoah : la froideur du Vatican

d’arsenic qui, depuis la fin du XIXe siècle, avait fait la prospé-
rité de ce village de l’Aude a fermé, laissant à ses habitants la
nostalgie d’une vie débordante, soudain comme asséchée, et
une pollution qui, vingt ans après, empoisonne encore les
sols de la vallée. Entre ce vide et ce trop-plein, l’écrivain
Nicolas Rouillé est parti à la rencontre des derniers témoins
d’une aventure industrielle qui continue d’électriser les mé-
moires, tant sont vives la fierté de ceux qui y ont participé
et l’angoisse de ceux qui en subissent l’impact.
Ils sont plus de cent vingt à lui avoir ainsi raconté la vie dans
la mine, autour d’elle et après elle – mineurs, ingénieurs,
secrétaires, mais aussi voisins, commerçants, professeurs,
travailleurs sociaux, journalistes, élus ou défenseurs de l’en-
vironnement. Bien que le montage de leurs propos, anony-
andré loez misés et souvent réduits à des brèves, ne per-
mette pas à l’auteur de restituer dans toute sa

E
n mars 2020, le Vatican ouvrait
enfin aux chercheurs les archives
dites « secrètes » du pontificat
de Pie XII (1939-1958), un événe-
ment qui faisait les gros titres de la presse
internationale, friande de révélations sur
le rôle du chef de l’Eglise catholique du-
rant la Shoah. Il est vrai que cette ques-
tion n’a cessé d’alimenter un débat brû-
lant, en particulier à la suite de la repré-
sentation de la pièce Le Vicaire, en 1963 :
le dramaturge allemand Rolf Hochhuth y
dénonçait la passivité du pape face au
nazisme et ses silences coupables, faisant
ensuite réagir des apologistes qui insis-
taient sur la nécessaire discrétion d’un
pontife ayant pu, dans l’ombre, sauver
des vies.
Mais c’est à une réflexion d’une tout
autre ampleur qu’invite Les Ames tièdes,
le maître livre de Nina Valbousquet, qui a
patiemment exploité ces fonds. Le titre
provient d’un éditorial critique qu’Albert
Camus consacra à la papauté dans le jour-
nal Combat (26 décembre 1944) : « Notre
monde n’a pas besoin d’âmes tièdes. Il a
besoin de cœurs brûlants. » Si le ton est vif,
c’est le pluriel qui doit attirer l’attention :
l’immense mérite de l’historienne
consiste à sortir de la focalisation sur la
personne d’Eugenio Pacelli, pape Pie XII
(1876-1958), pour restituer, documents à
l’appui, le fonctionnement collectif de
l’institution vaticane durant la guerre.
Elle lui redonne son épaisseur, à travers
ses rouages administratifs et ses multi-
ples acteurs, le vaste réseau des nonces,
des cardinaux et des secrétaires dont elle
lit de près les rapports et correspon-
dances. Cela permet d’identifier deux
personnages-clés du Vatican : son diplo-
mate en chef, Mgr Domenico Tardini,
ainsi qu’un jeune bureaucrate devenu
responsable de fait des questions relati-
ves aux juifs, Mgr Angelo Dell’Acqua. Il
n’est guère d’information ou de suppli-
que qui ne passe par leur filtre.
Or le Saint-Siège, démontre la cher-
cheuse, est profondément imprégné par
des catégories de pensée qui se calquent
facilement sur les pratiques persécutri-
ces de Mussolini, d’Hitler ou de Vichy. Elle
observe en particulier la façon dont les
prélats décrivent les juifs convertis, utili-
sant une « étrange catégorie, mi-raciale,
Le pape Pie XII bénit le pain qui sera distribué à la population frappée par la guerre, à Rome, en 1943. Bridgeman Images
mi-confessionnelle », celle des « catholi-
ques non aryens ». Ces derniers ne cesse-
ront de susciter réticences ou méfiances,
en partie du fait de l’antijudaïsme tradi-
tionnel de l’Eglise, dont le livre donne
d’innombrables exemples.
les âmes tièdes. Sans toutefois en faire la cause
le vatican unique des silences persis-
face à la shoah, tants du pape : il souligne éga-
de Nina Valbousquet, lement la prudence structu-
La Découverte, 480 p., relle d’un Vatican attaché à
26 €, numérique 20 €. préserver sa neutralité sur le
plan géopolitique et à protéger
les Eglises nationales des pays en guerre,
quitte à ménager les bourreaux.
La voix des persécutés
Car l’ampleur des crimes antisémites
ne faisait aucun doute, pour les autorités
pontificales, dès l’année 1942. C’est un
autre apport considérable de l’ouvrage,
qui cite de très nombreux témoignages, y
compris photographiques, sur l’extermi-
nation, adressés à Rome par des ecclé-
siastiques comme par des victimes et des
organisations juives. Ce faisant, il donne
à entendre la voix des persécutés, à tra-
vers la masse de lettres et de requêtes
adressées à Pie XII pour espérer une aide,
un visa, une protestation. Leur langage
désespéré présente un terrible contraste
avec la froideur des annotations margi-
nales de Tardini ou Dell’Acqua que relève
l’historienne.
Telle est l’une des leçons de méthode de
son enquête : ces archives nouvellement
accessibles enrichissent la compréhen-
sion par l’attention qu’elles permettent de
porter à des traces minimes, brouillons,
ratures, repentirs, notes manuscrites, où
se décèle souvent le décalage entre les po-
sitions réelles des responsables et leurs
lisses déclarations officielles.
Le livre se clôt sur la période d’après-
guerre, utilement prise en compte. Car
si le Vatican privilégia le silence face à
Shoah, il n’eut pas vraiment la même ti-
midité à partir de 1945, à l’heure du juge-
ment des criminels nazis, pour lesquels
les appels à la clémence et à la charité
chrétienne se multiplièrent. Une institu-
tion suit toujours sa pente, même et sur-
tout en période de paroxysme, souligne
Nina Valbousquet. Pour le Vatican, ce fut
la prudence, au risque d’y fragiliser le ma-
gistère moral que cette discrétion enten-
dait préserver. Ce n’est pas la première
fois que sont pointées ces contradictions.
Mais elles n’ont sans doute jamais été
aussi rigoureusement exposées. p
force la singularité des expériences recueillies,
ce livre vibrant réveille un monde moins dis-
paru qu’il n’en a l’air, et qui ne demandait qu’à
se faire de nouveau entendre. Il le fait ici, et
cela, en tout cas, est réjouissant. p
florent georgesco
a L’Or et l’Arsenic. Histoire orale d’une vallée
minière, de Nicolas Rouillé,
Anacharsis, « Les ethnographiques », 320 p., 22 €.
Serge Moscovici, toujours vert
L’œuvre foisonnante de Serge Moscovici (1925-2014) a traversé
un temps de purgatoire. Elle a su pourtant explorer, avec une
rare acuité, la construction historique des représentations de
la nature, le rôle de l’inconscient dans l’action politique ou
l’impact des actions minoritaires sur la politique. Entre
autres, car ce théoricien de la psychologie sociale est aussi un
pionnier de l’écoféminisme et de l’anthropologie de la nature,
annonçant, avec l’écologie politique, « une des plus grandes
mutations de tous les temps ».
Le philosophe Floran Augagneur revisite cette œuvre fonda-
trice en la mettant en relation avec le mouvement écologiste
contemporain, ses traits distinctifs et ses limites. Il montre
point par point, à partir d’une documentation considérable,
combien les diverses sources de la pensée de Moscovici mar-
quent l’écologie politique d’aujourd’hui, sou-
vent à son insu. Surtout, et c’est le plus intéres-
sant, les analyses mettent en lumière, dans cette
œuvre cruciale, quantité de ressources qui pour-
raient permettre de surmonter bien des diffi-
cultés du mouvement. A découvrir. p
roger-pol droit
a Serge Moscovici et la nature du mouvement
écologiste. Une épistémologie psychopolitique, de
Floran Augagneur, préface de Corine Pelluchon, PUF,
« L’écologie en questions », 504 p., 27 €, numérique 21 €.
Tout ce qui est régulable doit l’être
AMF, Arcom, Hadopi, HAS… Une « liste des abréviations » a
rarement joué un rôle aussi stratégique que celle qui ouvre
Le Moment régulateur, enquête collective sur les réalités qui
ont imposé ces sigles dans le paysage sonore de la vie publi-
que : les agences vouées à réguler tout ce qui est « régulable »,
soit, comme le souligne le politologue Antoine Vauchez,
maître d’œuvre du livre, un domaine devenu « pratiquement
infini » en deux décennies. Mais quelle évolution des prati-
ques et des conceptions du pouvoir révèle l’emprise croissante
de ces « petites bureaucraties indépendantes » sur les marchés
financiers, les droits audiovisuels, les données personnelles
ou la santé ? Les treize auteurs dressent le tableau d’un monde
« différemment public », entré en concurrence avec le pouvoir

Le sport dans l’Antiquité, sans anachronisme
Jean-Manuel Roubineau détaille les spécificités des pratiques sportives antiques. Décapant
que aujourd’hui indissociable de
l’exercice.
Ce qui advient dans l’espace
grec, vers le VIe siècle av. J.-C.,
quand le principe de collégialité
philippe-jean catinchi dans l’exercice du pouvoir amène
à définir ces codes et règles qui
goût de la compétition, qui per-
met de valider une excellence et
vaut aussi pour les jeux de l’esprit,
départageant, par exemple, les
dramaturges. Même si le temps
de l’affrontement peut se doubler
d’une trêve, favorisant les débats
Dès lors se dégage une figure de
l’athlète qui dépasse le gymnase
et s’impose comme un acteur
social en vue. Certains y gagnent
des honneurs et accèdent à des
carrières illustres, tel Milon de
Crotone, dont Jean-Manuel Rou-
exécutif, non de l’extérieur, mais par une forme
d’autonomisation du travail administratif.
« Laboratoires » d’une « contre-culture de gouver-
nement », ils sont le signe qu’une étape a été
franchie dans la réinvention de l’Etat, dont cette
première grande synthèse permet d’éclairer
les enjeux et les possibles. p fl. go
a Le Moment régulateur. Naissance d’une contre-
culture de gouvernement, sous la direction d’Antoine
Vauchez, Sciences Po Les Presses, « Gouvernances », 416 p.,
27 €, numérique 22 €.

P
ar temps de fièvre olym-
pique, Jean-Manuel Rou-
bineau, dont on n’a
pas oublié l’enthousias-
mante histoire de la boxe anti-
que, A poings fermés (PUF, 2022),
propose une décapante réévalua-
tion de ce que recouvre le terme
de « sport », sa promotion et sa
glorification, sans perdre de vue
le fait que les critères qui le défi-
nissent n’ont rien de pérenne ni
d’universel.
D’emblée, l’historien précise en
effet que, si la confrontation des
athlètes et la mémoire des vain-
queurs de concours – assurée par
des poèmes ou des statues – di-
sent l’importance de l’exploit
physique dans l’Antiquité, le
sport, tel que nous l’entendons,
n’existait pas alors, dans la me-
sure où il manquait au défi des
compétiteurs la dimension ludi-
font la singularité du citoyen,
c’est la transformation de l’ath-
lète en figure héroïque. Le sport
au sens actuel s’inventera plus
tard, à l’aube de l’ère industrielle,
dans le monde anglo-saxon,
quand la concurrence, la compé-
titivité et la performance devien-
dront des vertus cardinales et
que l’horizon du dépassement
imposera la notion de record. En-
tre ces deux jalons, le primat que
la culture judéo-chrétienne oc-
troie à l’esprit sur le corps entraî-
nera une moindre considération
pour la confrontation physique,
qui sera longtemps tenue pour
moins noble que le débat d’idées.
Fort de ces mises au point, qui
dissipent le risque de l’anachro-
nisme comme de l’amalgame,
Jean-Manuel Roubineau peut
analyser la spécificité des prati-
ques antiques. Au premier chef, le
sans armes, les enjeux politiques
s’affichent clairement, tandis que
les institutions précisent règles et
codes du spectacle « sportif ».
Un archétype physique
Mais l’amont de la compétition
compte tout autant, et l’historien
nous convie à mesurer la place de
l’exercice dans l’apprentissage de
l’enfant, à envisager les discipli-
nes retenues, les formes d’entraî-
nement et le rôle de ceux qui les
assurent, les impératifs qui tou-
chent la diététique, l’abstinence
sexuelle et les soins corporels.
L’ensemble dessine un idéal de
condition physique mais aussi
un affûtage technique et stratégi-
que, dont ressort un archétype
physique accentué par la nudité
de l’entre-soi athlétique, qui met
le citoyen athlète au-dessus de
l’homme ordinaire.
bineau a livré une épatante bio-
graphie (PUF, 2016). D’autres
sont stigmatisés pour de mau-
vaises pratiques – délation, cor-
ruption, sinon dopage, inconnu
faute de produit prohibé –, de
même que les cercles savants
combattent très tôt un idéal cor-
porel qui les menace. Mais c’est la
fin de l’indépendance financière
des cités qui sonne le glas des
concours et ruine les chances de
carrière. Jusqu’à la résurrection
moderne. p
le sport.
récit des premiers temps,
de Jean-Manuel Roubineau,
PUF, 184 p., 12 €,
numérique 9,50 €.
Signalons, du même auteur,
la parution en poche de Milon
de Crotone ou l’invention du
sport, Alpha, 438 p., 11 €.
Radmila Zygouris, l’écoute et la parole
Née en 1934, Radmila Zygouris continue à recevoir chez elle
des patients en souffrance. Psychanalyste chaleureuse, elle
s’inspire de l’enseignement de Freud, Lacan, Ferenczi et Winni-
cott, avec pour conduite l’idée que la cure repose autant sur le
transfert (amour paradoxal) que sur une promesse de sépara-
tion : un jour, l’analysant devra être capable d’exister sans la
présence du thérapeute. Elle réunit ici six études de cas. Dans
l’une d’elles, on suit l’histoire d’une femme qui lui raconte les
viols commis par son père, avant sa puberté, dans la cave fami-
liale. Le trauma était tel qu’elle ne pouvait exister qu’en restant
hantée par ce lieu qui envahissait chaque événement de sa vie.
Face à ce récit répétitif, Radmila Zygouris lui dit un
jour : « J’en ai assez de cette cave. Je n’en peux plus. »
Cette irruption de la parole aura pour effet de faire
sortir la patiente de son habitation maudite. Ainsi
menée, la cure prend en compte le trauma (l’abus
sexuel) et le fantasme (reconstruction psychique
du vécu). Belle leçon de psychanalyse pour le
temps présent. p élisabeth roudinesco
a L’Amour paradoxal
ou Une promesse de séparation, de Radmila Zygouris,
Les Crépuscules, 150 p., 18 €.
10 | Rencontre
Semezdin Mehmedinovic
L’assiégé
de Sarajevo
L’écrivain bosnien a vécu le siège de la ville par l’armée serbe,
entre 1992 et 1996. C’est à ce moment, dans la crainte d’une mort
prochaine, qu’il a écrit les poèmes de « Sarajevo Blues »
florence noiville
S
i vous allez en Bosnie,
ne manquez pas le lac
de Modrac, près de la
ville de Tuzla… C’est le
lac de mon enfance. »
Le poète et romancier
bosnien Semezdin Mehmedino-
vic est de passage à Paris pour la
parution de son ouvrage Sarajevo
Blues, magnifique recueil de poè-
mes sur le siège de la ville par
l’armée serbe, qu’il a vécu de l’in-
térieur, avec sa femme et son fils,
entre 1992 et 1996. Mais, avant
d’évoquer la peur, le froid et
l’épuisement, avant de parler des
grenades, des snipers et de leurs
redoutables lasers infrarouges,
c’est sur le lac de son enfance qu’il
préfère s’attarder longuement.
« “Modrac”, en bosnien, signifie
“bleu profond”. C’est comme ça
que j’ai intitulé mon tout premier
recueil de poésie » (1984, non tra-
duit). Semezdin Mehmedinovic y
ressuscite sa jeunesse, « idyllique
et champêtre », au bord de l’eau.
Jusqu’à ce qu’un barrage soit
construit sur ce lac et que tout
disparaisse noyé, arbres, mai-
sons, village familial… « Après ça,
lorsque, en hiver, l’eau était si
gelée que les camions pouvaient
rouler dessus, je me promenais là
avec mon père. Dans la transpa-
rence et les reflets de la glace, il me
« Ma chance dans
ce malheur [la
guerre], c’est que
je suis un écrivain
du présent.
L’instantané du
journal intime,
voilà mon mode
d’écriture »
montrait un point sous ses pieds.
Il me disait : “Tu vois, ici, c’était
mon école.” »
Si Mehmedinovic insiste sur
cette histoire, c’est qu’elle offre
une métaphore-clé pour com-
prendre son œuvre. « Mon travail
est placé sous le signe de cette
ambivalence. Un même lieu repré-
sente à la fois mon enfance mer-
veilleuse et une source de tristesse
pure. » Ce n’est pas un hasard si,
dans Sarajevo Blues, l’image de
Modrac est présente dès le pre-
mier poème, La Perte. Elle sym-
bolise les mondes engloutis – par
les eaux, la guerre ou simple-
ment l’oubli –, et l’impuissance
du poète face à cet anéantisse-
ment. Elle marque aussi ce mo-
ment où tout bascule, littérale-
ment sens dessus dessous. « Il
[son père] parle jusqu’à me per-
suader/ D’une perspective inver-
sée du monde/ Et je vois les gens
marcher sur le lac/ Chacun un
hameçon à la lèvre. »
Né en 1960, Mehmedinovic est
l’une des meilleures plumes ac-
tuelles de la Bosnie-Herzégovine.
Très actif pendant le siège de
Sarajevo, il a fondé un hebdo-
0123
Vendredi 29 mars 2024
madaire, HB Dani, et coréalisé sarajevo blues,
Mizaldo, le premier film bosnien de Semezdin Mehmedinovic,
tourné pendant la guerre. Dès les traduit du bosnien
premiers jours du conflit, il s’est par Chloé Billon,
mis à écrire avec une frénésie Le Bruit du monde, 164 p., 20 €,
sans pareille. « Mon premier ins- numérique 13 €. Semezdin Mehmedinovic, à Orlando (Floride), en 2019. Edvin Kalic
tinct a été de tout consigner. La
pluie de grenades était telle
que j’allais mourir – j’en étais
convaincu. Alors, avant que mon
heure n’arrive, il fallait témoigner.
C’était un besoin physique : écrire
avant de crever. Ma chance dans
ce malheur, c’est que je suis un
écrivain du présent. L’instantané
du journal intime, voilà mon
mode d’écriture. »
Sarajevo Blues est une suite de
ces instantanés – courtes médita-
tions en vers libres ou poèmes
en prose portant sur des choses
vues et sur d’autres qu’on aime-
rait ne plus jamais revoir. Un vrac
d’images prises au hasard des
ruines avec, comme fil rouge,
cette question terrible que Meh-
medinovic se pose (et nous pose)
inlassablement : « De quoi te
souviendras-tu ? » Dans le chaos,
il n’a pas pu sauver ses albums
photos. « Ces clichés amateur
avaient immortalisé des faits plus
ou moins importants de notre vie,
écrit-il. Pourtant, sans eux, c’est
comme si s’était effacée la confir-
mation que mon passé avait
existé. Comme si chaque instant
vécu avait été vain. »
Mehmedinovic et sa famille
auraient eu la possibilité de quit-
ter Sarajevo pendant le siège. « Il
existait un tunnel, étroit et à l’air
rare, qui, à l’époque, reliait le cen-
tre-ville à la piste de l’aéroport »,
explique-t-il. Ce passage, l’écri-
vain aurait pu, comme d’autres,
l’emprunter pour fuir l’enfer,
mais il a choisi de rester. « J’avais
le sentiment que, si nous partions
tous, cette ville disparaîtrait. » Ce
n’est qu’après la guerre qu’il est
allé « se reposer aux Etats-Unis »
avec sa femme et son fils. Il pen-
sait partir pour quelques mois,
avec trois livres et 50 dollars en
poche. Il n’est revenu que vingt-
quatre ans plus tard. Entre-
temps, City Lights Books, l’édi-
teur d’Allen Ginsberg et des
autres écrivains de la Beat Gene-
ration, avait publié en anglais son
Sarajevo Blues (1998) : sa carrière
de poète était lancée.
Aujourd’hui, l’écrivain est ren-
tré à Sarajevo. La guerre lui a fait
« tout réapprendre ». Elle a « révélé
la vie à l’état brut, comme quand
l’eau se retire (…) et révèle un cada-
vre », écrit-il. Son fils, lui, est resté
aux Etats-Unis. « Je m’en veux de
l’avoir forcé à vivre ce siège, lâche-
t-il plusieurs fois dans la conver-
sation. Il avait 10 ans quand la
guerre a éclaté, et il voulait par-
tir. » Lui n’a rien eu besoin de
réapprendre. Enfant, il savait déjà
tout de la nature humaine et ne
nourrissait aucune illusion sur
« les gens ». « A l’époque, je l’ai sou-
vent surpris en contemplation de-
vant la carte du monde. Il mettait
le doigt sur le Groenland, et quand
je lui demandais pourquoi, il me
répondait : “Parce que là-bas il n’y
a pas de gens.” » p