Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023

79e année – No 24456

3,40 € – France métropolitaine
www.lemonde.fr –
Fondateur : Hubert Beuve-Méry
Directeur : Jérôme Fenoglio

Château « hanté » : l’ombre de la prophétesse nazie

Chine : les ressorts d’une crise économique inédite

▶ Après des années d’une ▶ En deux semaines, ▶ Le pays a cumulé chute ▶ Signe que la situation ▶ Les experts s’accordent
croissance exceptionnelle, les mauvaises nouvelles des exportations, défaut est sérieuse, les autorités à dire que l’éclatement
la Chine fait face se sont multipliées pour de paiement, mise en font tout pour cacher les d’une bulle spéculative
à l’éclatement de sa bulle la deuxième économie faillite des principaux difficultés. Peu confiants, façon Lehman Brothers
immobilière et à un mondiale, jusqu’alors sou- promoteurs immobiliers les ménages épargnent en 2008 est peu probable
ralentissement sévère tenue par l’endettement et entrée en déflation plus qu’ils ne dépensent page 11

Une canicule tardive, symptôme

du réchauffement climatique
Vingt-huit départements sont
placés en alerte orange canicule à
partir de samedi. Un dôme de
chaleur s’installe progressive-
ment sur la France, la Suisse, une
partie de l’Espagne et de l’Allema-
gne. En altitude, de hautes pres-
sions concentrent l’air chaud,
pendant que l’air bloqué près du
La viande, un nouveau clivage politique
▶ Cet aliment aux multiples symboliques est désormais un marqueur idéologique fort
▶ L’« écologisation » des pratiques individuelles se heurte à une résistance identitaire Pag e 1 0
sol se réchauffe en se compri-
mant. Cette canicule intervient
tardivement, puisque, sur les
quarante-six vagues de chaleur
mesurées depuis 1947, seulement
six ont eu lieu après un 15 août. Et
elles se sont toutes produites au
XXIe siècle.
Page 6

Santé Equateur
Un pays submergé
Urgences : les par la violence
médecins alertent, du narcotrafic
le ministre Pag e 2

veut rassurer Ukraine

Des composants
Alors que des services ont européens dans
dû fermer durant les vacan- les armes russes
ces faute de soignants, le
Pag e 3
syndicat SAMU-Urgences
estime que « la situation
est plus grave que l’été der- « Chaleur humaine »
nier ». S’il reconnaît les ten- Comment
sions, Aurélien Rousseau se passer
réfute ce constat et promet
que « l’hôpital fera face » de la voiture
Pages 8-9 Pag e s 1 6 - 1 7 Fabien Roussel, candidat communiste à la présidentielle, visite l’Ecole professionnelle de boucherie de Paris, le 18 janvier 2022.
Vincent Isore/IP3

Economie
Gad Elmaleh « Plus un film En crise, le salon
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après 28 ans de Augmentation de 50 %
vie commune des faillites au cours
Pag es 22 -23 du premier trimestre,
baisse des vocations sur
Ma France, le long terme et de l’envie
de salariat… Le deuxième
mon Amérique secteur de l’artisanat fran-
Pourquoi les çais cherche de nouveaux
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 International
2|
Lors d’un raid de police, à Guayaquil (Equateur), le 9 septembre 2022. Le pays est devenu un point de transit majeur pour le trafic de drogue. Jonathan Alpeyrie/SIPA
L’Equateur miné par la violence du narcotrafic
Le premier tour de la présidentielle et des législatives anticipées se tient dimanche dans un pays traumatisé
Reportage
Quito - envoyée spéciale
L’
Equatorien Jan Topic,
qui a 40 ans et de l’ar-
gent, veut devenir pré-
sident de son pays. Il a
été membre de la Légion étran-
gère française et il ne parle que de
sécurité. Face à sept autres candi-
dats, dans un pays déboussolé, ce
partisan de la manière forte pour-
rait créer la surprise dimanche
20 août, au premier tour de l’élec-
tion présidentielle anticipée en
Equateur, qui se tient en même
temps que les législatives. L’assas-
sinat par balles, le 9 août, de l’un
des concurrents, Fernando Villa-
vicencio, à la fin d’un meeting,
onze jours avant le scrutin, est
venu bouleverser la campagne et
tous les pronostics.
Guillermo Lasso, le président
sortant, a décidé, en mai, de dis-
soudre l’Assemblée nationale, qui
voulait le juger pour malversa-
tion et le destituer. Il a préféré
écourter son propre mandat et il
n’est pas candidat à sa réélection.
Le meurtre de M. Villavicencio a
été attribué par la police à un
groupe de tueurs colombiens.
« La violence s’est brutalement
­imposée comme le grand électeur
du scrutin, note Pedro Donoso,
­directeur de l’agence de commu-
nication Icare. C’est un fait nou-
veau en Equateur et les analystes
sont encore démunis pour le
­comprendre. » Les autorités équa-
toriennes attribuent aux cartels
de narcotrafiquants l’explosion
de violence que connaît le pays
depuis cinq ans. « Comment en
sommes-nous arrivés là ? », s’inter-
rogent les Equatoriens.
« Le crime commis contre Fer-
nando Villavicencio n’est malheu-
reusement qu’un crime parmi
d’autres », constate Carla Alvarez,
de l’Institut des hautes études na-
tionales, en rappelant que 29 can-
didats ont été tués lors des élec-
tions locales de février et que le
maire de la ville de Manta a été as-
sassiné en juillet. Entre 2018 et
2022, le nombre d’homicides a
quadruplé, passant de 1 118 à
4 603, et il a dépassé la barre des
3 000 au cours des six premiers
mois de 2023. Les prisons sont de-
venues le théâtre de massacres à
répétition. Plus de 500 prison-
niers ont été assassinés en déten-
tion depuis 2018.
« Pays de transit »
« La violence nous est tombée des-
sus comme une épidémie de
peste », soupire Maria Guamani,
qui vend des journaux dans la
rue, en montrant la photo d’une
main coupée dans une mare de
sang publiée par un quotidien lo-
cal. « L’augmentation de la vio-
lence n’est pas seulement quanti-
tative, précise Carla Alvarez. Ja-
mais nous n’avions vu ici en Equa-
teur ces images de cadavres
pendus, mutilés ou incinérés. »
Perchée dans les Andes, la capi-
tale, Quito, reste très largement
épargnée par la violence. Le grand
port de Guayaquil, d’où partent
des tonnes de cocaïne clandes-
tine, en est devenu l’épicentre.
Plus de 40 % des assassinats du
pays y sont commis. « Guayakill »,
écrivent les graffeurs.
Le temps est révolu où le petit
Equateur, coincé entre les deux
grands producteurs de cocaïne et
de guérillas que sont la Colombie
et le Pérou, se pensait un havre de
paix. « Nous ne produisons pas de
cocaïne, nous sommes un pays de
transit », explique encore avec
fierté Marco Flores, guide touris-
tique dans le centre de Quito. Il in-
terroge, en aparté : « Vous ne pour-
riez pas demander à vos compa-
triotes qu’ils arrêtent de s’en met-
tre plein les narines ? La cocaïne est
une tragédie pour nous. »
L’Equateur fait les frais de la forte
croissance du trafic mondial. Se-
lon le dernier rapport du bureau
de l’ONU publié en mars, l’offre de
cocaïne a bondi de 35 % entre 2020
et 2021. Les Etats-Unis restent la
principale destination de la pou-
dre blanche, mais les marchés
européens, africains et surtout
asiatiques sont en pleine expan-
sion. Les routes s’adaptent. En Co-
lombie, les exportations via la mer
des Caraïbes diminuent au profit
des routes du Sud par l’Amazonie
et le Pacifique. « L’Equateur reste es-
sentiellement un pays de transit et
de blanchiment d’argent, convient
Renato Rivera, qui dirige l’Obser-
vatoire équatorien du crime orga-
nisé. Mais il est devenu un point
d’ancrage stratégique pour les or-
ganisations criminelles. »
« L’Equateur offre à la mafia des
avantages comparatifs certains, à
commencer par sa monnaie natio-
nale, qui est le dollar : un bonheur
pour blanchir », ironise un diplo-
mate en poste à Quito. Comme
partout en Amérique latine, la mi-
sère des bidonvilles facilite la tâ-
che des recruteurs du crime et la
fragilité des institutions, celle des
corrupteurs. La justice, l’adminis-
« Jamais nous
n’avions vu ici
ces images de
cadavres pendus,
mutilés ou
incinérés »
Carla Alvarez
professeure à l’Institut
des hautes études nationales
tration pénitentiaire, la police et
l’armée sont facilement infiltrées.
« Le coût de fonctionnement des
cartels est moindre en Equateur
que chez ses voisins », résume le di-
plomate. Les prisons, qui, depuis
dix ans, n’ont cessé de se remplir,
sont devenues le grand centre
opérationnel de la criminalité.
Pour expliquer l’envolée de la
violence, M. Rivera revient sur les
bouleversements des années ré-
centes. « 2016 marque une rupture,
raconte-t-il. Cette année-là, la Co-
lombie signe un accord de paix
avec la guérilla des FARC [Forces ar-
mées révolutionnaires de Colom-
bie] qui, à la frontière avec l’Equa-
teur, contrôlaient les cultures de
coca, la production de cocaïne, les
négociations avec les acheteurs et
les tractations avec la force publi-
que. La démobilisation des FARC va
modifier la donne dans toute la ré-
gion. Les groupes dits “dissidents”
de guérilleros, qui refusent de ren-
dre les armes, échouent à mainte-
nir le contrôle du business. D’autres
opérateurs entrent en jeu. »
Sous-traitance des cartels
Le cartel mexicain de Jalisco Nou-
velle Génération profite de l’occa-
sion pour s’implanter en Equa-
teur, concurrençant le cartel de Si-
naloa, installé dans le pays depuis
2003. « Le vocable de cartel est mal
utilisé, souligne Renato Rivera.
Aucune mafia n’est véritablement
nationale, aucune ne contrôle
aujourd’hui toute la chaîne de va-
leur du narcotrafic comme le fai-
sait Pablo Escobar. » La mafia s’est
compartimentée et son organi-
gramme ne cesse de se complexi-
fier. Les cartels sous-traitent les
différentes opérations du trafic à
des gangs locaux, qui sous-trai-
tent parfois à leur tour. Hier tout-
puissants, les Choneros rivalisent
désormais avec les Lobos, les
L’assassinat,
le 9 août,
du candidat
Fernando
Villavicencio, a
été attribué à un
groupe de tueurs
colombiens
­ agartos, les Chone Killers ou en-
L jusqu’aux dents patrouiller dans
core les Tiguerones. En 2018, un
premier massacre pénitentiaire et
l’explosion d’une voiture piégée
dans le nord du pays marquent le
début de la spirale de violence.
M. Renato poursuit : « En 2016
également, l’Equateur signe un ac-
cord de libre-échange avec l’Union
européenne. Les réseaux balkani-
ques sont à l’affût, les Albanais, no-
tamment, qui sont déjà dans le
pays, où ils achètent des apparte-
ments, des terrains des entreprises
bananières en difficultés. Eux cô-
toient le monde de l’entreprise et
les élites politiques du pays. »
Alors que les cartels mexicains
gardent le contrôle des envois par
hors-bord ou par avion, les ré-
seaux balkaniques se spécialisent
dans l’envoi de cocaïne par conte-
neurs. En Europe, les saisies se dé-
placent de l’Espagne et du Portu-
gal vers les grands ports d’Anvers,
de Hambourg et de Rotterdam.
Dans une enquête intitulée « Nar-
cobanane », la journaliste Alina
Manrique montre comment la
cocaïne s’est incrustée dans le sec-
teur exportateur de bananes.
En 2020, tout le trafic est per-
turbé par le confinement lié à la
pandémie de Covid-19, des stocks
s’accumulent, les prix s’envolent.
Pour faire face à la crise, les cartels
payent leurs prestataires de servi-
0123
Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
ces en nature. Pour écouler leur
marchandise, les gangs se dispu-
tent alors le contrôle du micro­-
trafic. Contrôler les territoires ur-
bains devient stratégique. Les
gangs diversifient leurs activités,
menacent, rançonnent et séques-
trent pour financer leur guerre.
En face, le gouvernement de
Guillermo Lasso multiplie les
états d’urgence. « On n’avait ja-
mais vu cela », confie Maria Gua-
mani, la vendeuse de journaux,
en regardant des policiers armés
les rues de la capitale. Comme
neuf Equatoriens sur dix, elle se
dit pessimiste. L’Etat semble inca-
pable de reprendre le contrôle des
prisons et des rues du pays.
Sans surprise, « l’insécurité est
devenue le principal sujet de préoc-
cupation des citoyens », note
M. Donoso. La sécurité accapare le
débat politique et les proposi-
tions des candidats qui, tous, pro-
mettent fermeté et décision… La
purge des forces de l’ordre et l’ap-
pel à la coopération internatio-
nale font également consensus.
Candidate pour le Parti de la Ré-
volution citoyenne de l’ancien
chef de l’Etat Rafael Correa (2007-
2017), Luisa Gonzalez défend le
legs de son mentor, qui avait ra-
mené le taux d’homicides à moins
de 6/100 000 habitants (contre 25,
aujourd’hui), et pourfend le néoli-
béralisme de ses successeurs, qui
ont affaibli l’Etat. Sauf immense
surprise, elle devrait se qualifier
pour le second tour de l’élection
présidentielle et pourrait y affron-
ter l’ancien légionnaire Jan Topic,
qui promet un « pays sans peur ».
Le candidat assassiné a été rem-
placé au pied levé par un autre
journaliste, Christian Zurita, avec
lequel il avait mené et publié des
enquêtes sur la corruption. p
Marie Delcas
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A Kiev, l’autopsie d’armes russes livre leurs secrets
Des experts ukrainiens dissèquent des missiles et des drones contenant des composants occidentaux
Reportage
Kiev - envoyé spécial
C
ertains des secrets mili-
taires les plus sensibles
des forces russes gisent,
éventrés, sur le sol d’un
modeste laboratoire, dans les
­faubourgs de Kiev. « Voici Karto-
graph, un drone ultrasecret du FSB
[les services de sécurité russes],
présente Oleksandr Vysikan, tech-
nicien expert judiciaire en explo-
sifs. Nous identifions chaque pièce
de cet appareil pour en déterminer
l’origine. Regardez le bloc optique,
pas moins de 12 caméras ! »
Comme son nom l’indique, Karto-
graph sert à établir des cartes nu-
mériques en 3D. « Ce bloc optique
fabriqué en Autriche coûte environ
100 000 dollars », reprend l’ex-
pert. Il montre une liste des com-
posants de valeur trouvés dans les
entrailles du drone. Ceux-ci vien-
nent des Etats-Unis (processeurs
Xilinx et Marvell), de Taïwan (Wiz-
mart), de Corée du Sud (Samsung)
et surtout d’Autriche (Austrian
Optic Technologies).
Plusieurs pièces ont été produi-
tes en 2023, assure encore le spé-
cialiste. « Les Russes s’efforcent d’ef-
facer les traces de provenance, la
marque et le numéro de série, mais
nous parvenons toujours à les re-
trouver, même si cela prend parfois
du temps parce que nous ne dispo-
sons pas des bases de données. »
Des rayures sont visibles sur les
endroits où apparaissaient la mar-
que, le pays d’origine et le numéro
de série. Comme si on avait frotté
du papier de verre. Cela n’a pas
empêché le laboratoire d’identi-
fier la plupart des pièces des trois
drones Kartograph récemment li-
vrés. Ces appareils ont été abattus
dans les régions ukrainiennes de
Soumy, de Balakliïa et de Donetsk.
Des dizaines de drones, de missi-
les et de munitions russes sont
ainsi exposés en face du labora-
toire militaire de l’Institut de re-
cherche scientifique d’expertise
légale de Kiev (Irsel). Certaines ar-
mes paraissent presque intactes,
d’autres sont déformées par les
chocs et des explosions extrême-
ment violentes. Toutes ont été dis-
séquées par les experts de l’Irsel.
« Nous menons en moyenne
300 expertises par mois, explique
Oleksandr Rouvine, 64 ans, direc-
teur de l’Institut. Nous travaillons
de concert avec l’armée et le rensei-
gnement militaire, qui possèdent
chacun leurs laboratoires de re-
cherche à d’autres fins, notam-
ment pour trouver des parades
Suspicion d’empoisonnements de trois femmes russes en exil
En l’espace de quelques mois, deux journalistes et une activiste ont été victimes de symptômes alarmants en Europe et en Géorgie
Moscou - correspondant
A u cours de l’année écou-
lée, trois Russes vivant en
exil auraient été empoi-
sonnées par des agents toxiques,
l’une à Munich, l’autre à Prague, la
dernière à Tbilissi. C’est la conclu-
sion à laquelle sont parvenus,
mardi 15 août, les enquêteurs de
The Insider, publication russe elle
aussi en exil, réputée pour son sé-
rieux, et qui a notamment coo-
péré avec le site britannique Bel-
lingcat sur des dizaines d’autres
affaires d’empoisonnement, no-
tamment celui de l’opposant
Alexeï Navalny, le 20 août 2020.
Contrairement à ce dernier dos-
sier, ni les coupables ni le poison
utilisé n’ont pu être identifiés for-
mellement s’agissant des trois
Russes en exil. Mais The Insider es-
time nécessaire la divulgation de
ces informations « pour mettre en
garde les activistes et les journalis-
tes qui ont quitté la Russie ». Ces
technologiques et tactiques aux
­attaques russes », poursuit cet ex-
colonel de l’armée soviétique.
L’Irsel, qui dépend du ministère
de la justice, poursuit deux mis-
sions principales. « Nous identi-
fions les responsables russes des
tirs criminels sur le territoire ukrai-
nien et nous avons aujourd’hui
une centaine de noms depuis le
24 février 2022, raconte Oleksandr
Rouvine. Durant les six premiers
mois de l’invasion russe, on trou-
vait parfois inscrits sur les compo-
sants les noms de famille des em-
ployés assemblant les missiles.
C’était le résultat de procédures bu-
reaucratiques. Mais les Russes ont
compris leur erreur et ont cessé
d’indiquer les noms. » L’autre prio-
rité consiste à retracer l’origine
des composants des projectiles
pour identifier les fabricants. Lors-
qu’il s’agit de composants ou de
pièces étrangères de haute tech-
nologie venant de pays alliés de
l’Ukraine, l’Irsel fait remonter l’in-
formation aux autorités dans l’es-
poir de geler leur acquisition par
les fabricants d’armes en Russie.
« Déclin dans la qualité »
Les enquêtes menées par le labora-
toire militaire de l’Irsel perturbent
déjà la production russe, affirme
son directeur, Andreï Koultchiv­-
sky. Il montre des circuits élec­-
troniques prélevés sur différents
modèles de missiles russes pro-
duits cette année. « Nous obser-
vons un déclin dans la qualité des
circuits électroniques. Auparavant,
la qualité était très élevée, mais
nous trouvons souvent, désormais,
des circuits imprimés où les pistes
sont tracées manuellement au lieu
d’être gravées par des machines. Or,
les machines travaillent 60 à 70 fois
plus vite avec moins de défauts. » A
l’œil nu, les pistes ne semblent en
effet pas parfaitement rectilignes
et des fils apparaissent visible-
ment soudés à la main.
M. Koultchivsky désigne en-
suite un drone rôdeur Shahed 136
(de conception iranienne) quasi
intact, si ce n’est les pales section-
nées de l’hélice en bois propul-
sant l’appareil. « Ce que vous voyez
est le tout premier Shahed produit
en Russie sous le nom de “Geran”
[qui signifie “géranium”], dé-
taille-t-il. Nous venons de le rece-
voir. Il est marqué avec la lettre K
et ses composants sont très diffé-
rents des exemplaires marqués
M fabriqués en Iran. C’est une véri-
table macédoine à l’intérieur, avec
des câblages brouillons qui sem-
blent dater de l’époque soviétique.
empoisonnements présumés
montreraient ainsi que des « en-
nemis de la Russie » continuent
d’être ciblés, notamment sur le
sol européen, depuis le début de la
guerre en Ukraine en février 2022.
A la différence des deux autres
femmes, le cas d’Elena Kostiout-
chenko n’avait jamais été évoqué
publiquement. La journaliste de
36 ans, l’une des grandes plumes
de Novaïa Gazeta, fut la dernière
reporter russe à continuer à tra-
vailler en Ukraine après l’invasion
de ce pays. Avant que son journal
ne soit contraint de censurer ses
articles, puis de fermer, elle a pu
évoquer, dès mars 2022, les crimes
commis par l’armée russe dans la
région occupée de Kherson. Des
menaces précises l’avaient en-
suite poussée à quitter l’Ukraine
et à s’installer en Allemagne.
C’est à Munich, où elle s’était
rendue pour solliciter un nou-
veau visa ukrainien, qu’elle a pro-
bablement été empoisonnée, le
Des composants électroniques d’un missile (à gauche) et d’un drone (à droite) russes, le 17 août à Kiev. RAFAEL YAGHOBZADEH POUR « LE MONDE »
La charge utile [explosive] du K est
complètement différente, la struc-
ture est renforcée et d’autres
­matériaux sont utilisés pour l’aile
delta. Elle pèse 47 kilos et est beau-
coup plus puissante. »
Environ 500 Shaheds 136 ont
déjà été tirés sur le territoire ukrai-
nien, alors que l’Iran continue de
nier toute livraison à la Russie.
« Les Iraniens effacent soigneuse-
ment les indices sur les composants
produits chez eux, mais nous les re-
connaissons à la manière spécifi-
que dont ils écrivent les chiffres »,
poursuit Andreï Koultchivsky. Té-
héran aurait demandé à Moscou
de cesser de tirer sur l’Ukraine les
Shahed après des pourparlers avec
Washington. Selon des sources ci-
tées mercredi 16 août par le Finan-
cial Times, les Etats-Unis auraient
proposé d’alléger les sanctions et
de desserrer l’étau sur le com-
merce du pétrole iranien, contre
une réduction de la coopération
militaire avec la Russie.
La dissection des missiles russe
a persuadé Oleksandr Rouvine
que les stocks de l’envahisseur ont
Deux victimes
ont ressenti
des douleurs
aiguës,
une extrême
faiblesse et un
goût métallique
17 octobre 2022. Après l’absorp-
tion d’un repas au goût suspect,
Elena Kostioutchenko a com-
mencé à sentir de premiers symp-
tômes : odeur étrange émanant
de son corps (« celle d’un fruit
pourri »), transpiration abon-
dante, absence de force, incapa-
cité à réfléchir. Dans les jours et
les semaines suivantes, d’autres
symptômes viennent s’ajouter :
douleurs aiguës au ventre, insom-
nie, gonflement des mains et du
visage, décoloration de la peau…
très fortement baissé et qu’il est
­contraint désormais d’utiliser sa
production récente. Ces armes
sont plus perfectionnées et dan-
gereuses. « Nous avons déjà tout
analysé et sommes les seuls à avoir
disséqué le Tornado S, le Kh-59 et le
Kinjal », se vante-t-il.
Véritable examen clinique
Le Tornado S obtenu par l’Irsel
porte une date de fabrication très
récente : le 19 mai. « Contrairement
aux roquettes russes de généra-
tions précédentes [Grad, Ouragan,
Smertch], le Tornado S utilise le sys-
tème de navigation Glonass [le GPS
russe] et peut être guidé en temps
réel par des opérateurs. Il est beau-
coup plus précis que ses prédéces-
seurs. Nous l’avons récupéré il y a
une semaine. Il possède trois camé-
ras sur le nez, de fabrication chi-
noise, et des processeurs fabriqués
aux Etats-Unis », note le directeur.
Dans le cimetière de l’institut, le
Kinjal fait figure de trophée prin-
cipal. Présenté en mars 2018 par
Vladimir Poutine comme une
arme hypersonique entièrement
La journaliste a attendu dix jours
pour effectuer des examens – « Je
ne suis pas assez dangereuse pour
être une cible », pensait-elle. Leurs
résultats ont seulement permis
d’écarter une à une les différentes
maladies ou intoxications testées.
La demi-douzaine de médecins et
spécialistes consultés plus tard
par The Insider penche pour un
empoisonnement, les dérègle-
ments les plus sérieux montrés
par ces examens se ­concentrant
dans le foie et les reins.
Les services de sécurité alle-
mands n’ont, de leur côté, com-
mencé à chercher des toxines sus-
pectes qu’à la mi-décembre. Une
enquête a été ouverte, mais une
série de dysfonctionnements ont
compromis cette recherche.
Natalia Arno, 47 ans, installée
aux Etats-Unis, est la présidente
de la Free Russia Foundation, une
ONG américaine soutenant les
opposants russes et militant de
longue date pour l’imposition de
International | 3
Le Kinjal fait
figure de trophée
principal : réputé
invincible,
le missile étudié
présente un gros
trou dans l’ogive
nouvelle, il est réputé indétecta-
ble, invincible et sans équivalent,
même si les experts occidentaux
rappellent qu’il s’agit d’un missile
balistique à la trajectoire linéaire
et donc interceptable. L’exem-
plaire exposé à l’Irsel présente
ainsi un gros trou dans l’ogive.
« Le Kinjal a été intercepté par un
missile Patriot [système antiaé-
rien livré par les Etats-Unis à
l’Ukraine] le 5 mai. Il faut reconnaî-
tre que c’est du solide », admet
Oleksandr Rouvine, qui se livre à
un véritable examen clinique de
l’engin : « La tête est composée à
92 % de titane. La pointe est faite
sanctions contre le régime russe.
Son vice-président, Vladimir Ka-
ra-Mourza, lui-même victime de
deux tentatives d’empoisonne-
ment, a été condamné à vingt-
cinq ans de prison en Russie, en
avril, pour des discours publics
­tenus à l’étranger.
Parfum étrange
En mai, Mme Arno participait à un
événement public à Prague. De re-
tour à son hôtel, l’activiste a
trouvé sa porte non verrouillée et
la chambre envahie d’une odeur
de parfum étrange. La même nuit,
elle a commencé à ressentir une
douleur extrêmement vive dans
les dents et la langue puis, au fil
des heures, dans tout le corps.
Natalia Arno est rentrée immé-
diatement aux Etats-Unis, l’épi-
sode lui rappelant des faits com-
parables survenus deux ans plus
tôt dans un hôtel de Vilnius, en
­Lituanie, avec seulement alors
une odeur de parfum et des dou-
d’un alliage particulièrement dur
que nous n’avons pas réussi à dé-
couper et qui s’est avéré être un al-
liage de titane et de tungstène. Hor-
mis cette spécificité, nous avons pu
établir que le Kinjal n’est qu’une va-
riante du missile Iskander [missile
balistique sol-sol à moyenne por-
tée conçu il y a trente ans], tirée de-
puis un avion. Le Kinjal, le Kalibr et
l’Iskander sont recouverts d’une
couche de calcium qui leur permet
d’avoir une signature radar très ré-
duite. Ce sont des missiles “furtifs”.
Seule la chaleur dégagée par le
réacteur permet de les détecter. »
Depuis le 24 février 2022, l’Irsel a
rassemblé une « expertise unique
en Europe » sur les armes russes,
selon son directeur, qui affirme
aussi avoir déchiffré la nouvelle
boîte noire « BANT32 », destinée à
équiper les avions russes les plus
récents, et l’hélicoptère de com-
bat Ka-52. « Les Russes n’ont plus de
secrets pour nous », clame-t-il.
Mais la connaissance poussée de
l’envahisseur ne suffit manifeste-
ment pas à le faire reculer. p
Emmanuel Grynszpan
leurs moins prononcées. L’en-
quête conduite par le FBI a pour
l’heure seulement permis d’ex-
clure l’utilisation de Novitchok,
cet agent innervant utilisé entre
autres contre Alexeï Navalny.
Irina Babloyan, elle, a ressenti
des symptômes similaires à ceux
d’Elena Kostioutchenko le 25 oc-
tobre 2022, après une nuit passée
dans un hôtel de Tbilissi. Inflam-
mations de la peau, extrême fai-
blesse, douleur aiguë au ventre,
crise d’angoisse, goût métallique
dans la bouche… La journaliste de
la radio Echo de Moscou (fermée
elle aussi désormais), qui venait
de s’installer en Géorgie, a ensuite
vu son état se dégrader durant des
vacances en Arménie. La jeune
femme a attendu plusieurs mois,
alors que certains symptômes
persistaient, pour effectuer des
examens poussés en Allemagne.
Après la perte de ses échantillons,
d’autres tests sont en cours. p
Benoît Vitkine

4 | International
Niger : la France a été
sollicitée pour libérer
Mohamed Bazoum
Des proches du président nigérien avaient
demandé à Paris d’intervenir militairement
fin juillet, selon les informations du « Monde »
A lors que les chefs d’état-
major de la Communauté
économique des Etats
d’Afrique de l’Ouest (Cedeao), réu-
nis jeudi 17 et vendredi 18 août à
Accra, la capitale du Ghana, dessi-
naient les contours d’une éven-
tuelle opération militaire au Ni-
ger, les partisans de Mohamed Ba-
zoum rongeaient leur frein. Non
seulement une intervention pour
libérer le chef de l’Etat, détenu de-
puis le 26 juillet par les hommes
du général Tiani, tarde à se concré-
tiser, mais la crise, pensent-ils,
aurait pu être réglée depuis long-
temps. Le Monde est en mesure de
confirmer qu’une demande d’in-
tervention a été adressée aux
Français présents à Niamey dans
les heures qui ont suivi le coup
d’Etat du chef de la garde prési-
dentielle, et que cette requête a
été sérieusement considérée.
Ce sont les putschistes eux-mê-
mes qui l’ont affirmé dans la nuit
du 30 au 31 juillet. Lisant un com-
muniqué à la télévision nationale,
Amadou Abdramane, colonel-
major de l’armée de l’air devenu le
porte-parole de la junte, déclare ce
soir-là que « dans sa ligne de con-
duite allant dans le sens de la re-
cherche des voies et moyens pour
intervenir militairement au Niger,
la France, avec la complicité de cer-
tains Nigériens, a tenu une réunion
à l’état-major de la garde natio-
nale du Niger, pour obtenir des
autorisations politiques et militai-
res nécessaires ».
Frappes françaises autorisées
Lors de cette rencontre, poursui-
vait le porte-voix des putschistes,
Hassoumi Massaoudou, ministre
des affaires étrangères de Moha-
med Bazoum agissant en tant que
premier ministre par intérim, a si-
gné un document qui « autorise le
partenaire français à effectuer des
frappes au sein du palais prési­-
dentiel afin de libérer le président
de la République du Niger pris en
otage ». Un texte similaire a égale-
ment été paraphé « au nom du
chef d’état-major des armées », par
le colonel-major Midou Guirey,
commandant de la garde na­-
tionale du Niger, selon le Conseil
­national pour la sauvegarde de la
patrie (CNSP).
Un proche du président Bazoum
le confirme : la requête, évoquée
par les putschistes, a bel et bien
existé. « Quand on a compris, dans
les premières heures, qu’il s’agissait
vraiment d’un coup d’Etat, le pre-
mier ministre par intérim Mas-
saoudou a demandé, tout à fait
normalement, l’appui de la France,
raconte ce conseiller qui a requis
l’anonymat. La France a demandé
qu’il y ait une autorisation écrite. »
D’après plusieurs sources fran-
çaises et africaines, des militaires
nigériens se préparaient alors à
lancer l’assaut pour libérer Moha-
med Bazoum. Pendant ce temps,
au palais présidentiel, le chef de
Taï w a n
Grandes manœuvres
militaires chinoises
Taipei a annoncé, tôt, samedi
19 août, avoir détecté 42 in-
cursions d’avions militaires
chinois dans sa zone de dé-
fense aérienne. Huit navires
chinois ont également parti-
cipé aux manœuvres, qui
visaient, selon Pékin, à simu-
ler des « conditions de com-
bat réelles ». Ces exercices
ont eu lieu après que le vice-
président taïwanais William
Lai s’est arrêté à New York,
puis à San Francisco, avant
et après un voyage au
Paraguay. – (AFP.)
M. Bazoum,
qui « pensait que
les négociations
aboutiraient »,
s’est opposé à
cette opération,
selon son
entourage
l’Etat élu et Abdourahamane Tiani
s’entretenaient, l’un après l’autre,
avec l’ancien président, Mahama-
dou Issoufou (2011-2021), appelé
en catastrophe pour jouer les mé-
diateurs. Mais l’ex-chef de l’Etat,
pourtant très proche du gradé
qu’il a lui-même nommé à la tête
de la garde présidentielle douze
ans auparavant, échoue.
Des généraux et des représen-
tants des principaux corps de l’ar-
mée sont invités à se joindre aux
discussions. Quelques heures plus
tard, ce sont ces mêmes militaires
qui apparaîtront à la télévision na-
tionale nigérienne pour annoncer
la création du Conseil national
pour la sauvegarde de la patrie.
Néanmoins, pour les « loyalis-
tes », il était encore temps d’agir.
Selon la source précédemment ci-
tée, des éléments français sont ar-
rivés au quartier général de la
garde nationale à 4 heures du ma-
tin le 27 juillet. « Ils avaient une
douzaine de véhicules avec eux et
des hélicoptères qui étaient prêts,
précise cette source. Ils nous ont
dit qu’ils étaient en mesure de faire
l’opération, que ça ne toucherait
pas le président. » Toutefois, Moha-
med Bazoum lui-même s’y est op-
posé. « C’est lui qui nous a bloqués,
regrette son partisan. Il a appelé di-
rectement le chef des opérations
françaises au Niger. A l’époque, il
pensait que les négociations abou-
tiraient. Bazoum, il est comme ça. Il
croit beaucoup au dialogue… »
Paris était également réticent.
En effet, entre le moment où la de-
mande avait été formulée et celui
où les Français auraient pu inter-
venir, une partie des loyalistes
étaient passés du côté des puts-
chistes. « Il manquait une condi-
tion sine qua non : on pouvait en-
visager d’agir en appui de forces
nigériennes, certainement pas
seuls, confie une source française.
Ce n’était pas possible. On n’est pas
chez nous, l’Afrique ne nous appar-
tient pas. » Quelques heures plus
tard, le chef d’état-major, Abdou
Sidikou Issa, annonçait se rallier
aux séditieux pour « éviter un bain
de sang », tout comme plusieurs
unités. La majorité de l’armée
avait basculé. p
Élise Barthet
et Morgane Le Cam
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
Pa k i sta n
Emeutes contre
des chrétiens
Quatre-vingt-sept domiciles
de chrétiens et 19 églises ont
été saccagés lors d’émeutes
survenues ces derniers jours
dans la banlieue de Faisala-
bad, une ville industrielle
du Pendjab pakistanais.
L’attaque a été perpétrée
après qu’un groupe de fanati-
ques religieux eut accusé
une famille d’avoir profané
le Coran. Des centaines de
personnes armées de bâtons
et de pierres ont alors déferlé
dans le quartier chrétien
de Jaranwala. – (AFP.)
En Suède, la droite prise au piège
de l’extrême droite
Le parti SD, allié au gouvernement, multiplie les attaques verbales contre
les musulmans, mettant en difficulté les conservateurs
Malmö (Suède) -
correspondante régionale
S
es propos ont créé l’émoi.
Sur la chaîne TV4, mer-
credi 16 août, le député li-
béral Carl B. Hamilton, ré-
pondait à un journaliste qui l’in-
terrogeait sur les lignes rouges
dont son parti n’accepterait pas
qu’elles soient franchies par l’ex-
trême droite, avec laquelle les libé-
raux, les conservateurs et les chré-
tiens-démocrates forment une
coalition depuis l’automne 2022.
« Je pense que la limite sera atteinte
si [les Démocrates de Suède, SD] se
mettent à parler de la même ma-
nière des juifs » – sous-entendu :
que des musulmans.
Un peu plus tard, visiblement
pris de court par la virulence des
réactions, le député regrettait de
s’être « mal » exprimé et présentait
ses excuses. Mais, dérapage ou
pas, ces commentaires, émanant
d’un élu libéral qui n’a jamais ca-
ché son malaise face aux idées de
l’extrême droite, révèlent l’éten-
due des contorsions idéologiques
auxquelles la droite libérale con-
servatrice se livre depuis qu’elle
s’est alliée aux SD, et qui apparais-
sent d’autant plus problémati-
ques que le royaume scandinave
se trouve dans « la situation sécuri-
taire la plus sérieuse depuis la se-
conde guerre mondiale », selon le
premier ministre, Ulf Kristersson.
Quand il a tenu ces propos très
controversés, Carl B. Hamilton
était interviewé sur le cas de Ri-
chard Jomshof, dont l’opposition
de centre gauche demande qu’il
soit remplacé à la tête de la com-
mission des affaires juridiques du
Parlement, un poste qu’il occupe
depuis octobre 2022. En cause : les
attaques répétées de ce proche de
Le gouvernement finlandais tente de faire
oublier le racisme de ses ministres
Des membres du parti des Vrais Finlandais sont en cause pour des commentaires xénophobes
Malmö (Suède) -
correspondante régionale
A près une courte pause es-
tivale, les leaders des qua-
tre partis composant la
nouvelle coalition gouvernemen-
tale en Finlande, dirigée par le
conservateur Petteri Orpo, se sont
retrouvés à Helsinki, le 16 août. Au
programme : élaborer une « dé-
claration conjointe », destinée à
démontrer leur détermination à
lutter en faveur de l’égalité et
­contre les discriminations. Car,
comme ils l’affirmaient le
11 juillet dans un communiqué,
« le gouvernement a une tolérance
zéro contre le racisme ».
Quelques jours plus tôt, les
­médias finlandais avaient publié
d’anciens messages, attribués à
Riikka Purra, la présidente des
Vrais Finlandais. Arrivée en
deuxième position aux législati-
ves du 2 avril, sa formation natio-
naliste venait de décrocher sept
portefeuilles ministériels, après de
longues négociations avec le Parti
de coalition nationale (conserva-
teur), les chrétiens-démocrates et
le Parti populaire suédois. Riikka
Purra se retrouvait non seulement
ministre des finances, mais aussi
numéro deux du gouvernement.
Or, moins de trois semaines
après sa nomination, les journaux
finlandais révélaient qu’elle était
l’autrice de commentaires pro-
Jimmie Akesson, le leader des SD,
contre l’islam et les musulmans
sur les réseaux sociaux.
Ainsi, le 27 juillet, dans un tweet,
M. Jomshof qualifiait l’islam de
« religion-idéologie antidémocrati-
que, misogyne et faisant l’apologie
de la violence, fondée par le chef de
guerre, meurtrier de masse, mar-
chand d’esclaves et voleur Maho-
met ». Il dénonce aussi régulière-
ment « l’islamisation » de la Suède
et propage la théorie complotiste
du « grand remplacement ».
Or, si ces prises de position ne
sont pas nouvelles, le contexte, lui,
a changé, comme l’a signalé le Ser-
vice de la sûreté intérieure sué-
doise (SAPO), jeudi 17 août, en rele-
vant le niveau d’alerte terroriste. A
cette occasion, la directrice du
Centre national d’évaluation de la
menace terroriste, Ahn-Za Hags-
tröm, a constaté que les autodafés
du Coran, organisés à Stockholm
depuis le début de l’année, avaient
« contribué à donner de la Suède
l’image d’un pays islamophobe »,
faisant du royaume « une cible
prioritaire » des islamistes.
Exercice d’équilibriste
Pour les partis d’opposition, Ri-
chard Jomshof représente un ris-
que supplémentaire pour la sécu-
rité du pays. « Il contribue à aggra-
ver la situation dans un contexte
déjà très grave », observait récem-
ment Morgan Johansson, ex-mi-
nistre de la justice social-démo-
crate. En janvier, le député d’ex-
trême droite s’était déjà retrouvé
dans la tourmente quand il avait
déclaré, après l’autodafé d’un co-
ran devant l’ambassade de Tur-
quie, en plein processus d’adhé-
sion de la Suède à l’OTAN, bloqué
par Ankara : « Je ne pense pas que
vous devriez [brûler un coran],
fondément racistes, postés
en 2008 sur le blog de Jussi Halla-
aho, l’ex-dirigeant des Vrais Fin-
landais, élu fin juin à la tête du Par-
lement et lui-même condamné
pour incitation à la haine raciale.
Sous la signature « riikka », elle
interrogeait par exemple : « Quel-
qu’un a-t-il envie de cracher sur les
mendiants et de tabasser des en-
fants nègres aujourd’hui à Hel-
sinki ? » Dans un autre message,
elle évoquait une confrontation
avec des jeunes d’origine immi-
grée : « S’ils me donnaient une
arme, il y aurait des corps dans le
train régional », écrivait-elle.
Ailleurs, elle mentionnait un
« singe turc » – commentaire pour
lequel l’actuelle ministre des
­affaires étrangères, la conserva-
trice Elina Valtonen, a présenté
des ­excuses officielles à son ho-
mologue turc, Hakan Fidan, en
« Quelqu’un
a-t-il envie
de tabasser des
enfants nègres
aujourd’hui
à Helsinki ? »
Riikka Purra
ministre, dans une
déclaration datant de 2008
mais vous pouvez le faire et si ça les
énerve, brûlez-en cent de plus. »
Jeudi, interrogé sur les provoca-
tions de Richard Jomshof, le pre-
mier ministre suédois s’est livré à
un exercice d’équilibriste. S’il a dé-
fendu le principe de la liberté d’ex-
pression, il a appelé chacun à
« faire très attention », ajoutant
que « des propos certes légaux peu-
vent avoir des conséquences » et
que « ce qui est licite n’est pas forcé-
ment approprié ».
Dans un long message publié sur
X (anciennement Twitter), Ri-
chard Jomshof a réagi en évo-
quant les deux attentats islamis-
tes qui ont frappé la Suède en 2010
et 2017. Il y dénonce la responsabi-
lité « des politiciens suédois qui
avaient laissé entrer en Suède [les
terroristes], qui ont imposé le mul-
ticulturalisme et l’immigration de
masse au peuple suédois [et] qui
ont fermé les yeux ou approuvé l’is-
lamisation ». « Le problème n’est
pas notre liberté d’expression et le
fait qu’il existe des gens qui sont
prêts à la défendre », ajoute-t-il,
réagissant au projet du gouverne-
ment de modification de la loi re-
lative à l’ordre public pour inter-
dire les profanations du Coran et
d’autres livres sacrés.
Pour le moment, cette interdic-
tion n’est pas applicable. Au prin-
Le député SD
Richard Jomshof
défend
la théorie
complotiste
du « grand
remplacement »
marge d’une réunion de l’OTAN à
Bruxelles, le 11 juillet.
Refusant d’abord de reconnaître
qu’elle était l’autrice de ces messa-
ges, la cheffe des Vrais Finlandais a
finalement présenté ses excuses
elle aussi, qualifiant ses commen-
taires de « stupides » et regrettant
« le mal et le ressentiment qu’ils ont
naturellement causés ». « Je ne suis
pas une personne parfaite, j’ai fait
des erreurs », a-t-elle admis.
« Nous, les nazis »
Depuis, Mme Purra n’a de cesse de
répéter que son parti « n’est pas ra-
ciste ». Pourtant, depuis l’entrée en
fonctions du gouvernement, les
scandales impliquant des minis-
tres d’extrême droite se sont suc-
cédé. Le premier a débouché sur la
démission du ministre de l’écono-
mie, Vilhelm Junnila, dix jours
seulement après sa nomination.
Soupçonné de liens avec l’ultra-
droite, il a aussi été mis en cause
pour avoir fait l’éloge du nombre
88 – le code utilisé par la mou-
vance néonazie, correspondant
aux deux « h » de « Heil Hitler ».
Moins d’un mois après son dé-
part, son successeur, Wille Ryd-
man, se trouvait à son tour accusé
de racisme, après la publication
par le journal Helsingin Sanomat
de messages privés qu’il avait en-
voyés en 2016 à son ex-petite
amie, qui les a transmis au quoti-
dien. A l’époque, il était député du
0123
Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
temps, la police de Stockholm
avait refusé d’autoriser des auto-
dafés devant les ambassades de
Turquie et d’Irak, arguant des ris-
ques pour la sécurité de l’Etat.
Mais, le 12 juin, la cour d’appel de
Stockholm a donné raison aux
manifestants qui voulaient brûler
le Coran, estimant que la loi n’était
pas suffisante pour justifier une
interdiction.
« Un enfer politique »
Vendredi 18 août, les SD ont an-
noncé qu’ils voteraient contre une
éventuelle réforme. « Les Démo-
crates de Suède n’accepteront ja-
mais que nous cédions aux mena-
ces et aux pressions des islamistes
et des dictatures », a fait savoir Jim-
mie Akesson. L’opposition n’y est
pas davantage favorable.
Moins d’un an après sa prise de
fonction, Ulf Kristersson se trouve
donc dans « un enfer politique »,
constate le journaliste Tomas
Ramberg, dans le journal Dagens
Nyheter. Alors que le premier mi-
nistre et son ministre des affaires
étrangères, Tobias Billström, « tra-
vaillent à plein temps pour tenter
de réparer les relations de la Suède
avec le monde musulman », non
seulement « les autodafés du Co-
ran continuent d’affaiblir leurs ten-
tatives diplomatiques », mais « le
propre partenaire du gouverne-
ment, le SD, attise le conflit », ob-
serve le journaliste.
Pas question pour autant de
pousser M. Jomshof vers la sortie :
conservateurs, libéraux et chré-
tiens-démocrates, qui dépendent
des SD au Parlement pour conser-
ver la majorité, ont fait savoir
qu’ils voteraient contre son rem-
placement à la tête de la commis-
sion des affaires juridiques. p
Anne-Françoise Hivert
parti conservateur. Il a rejoint les
Vrais Finlandais en début d’année.
Dans ces échanges, il qualifiait les
personnes originaires du Moyen-
Orient de « singes du désert ». A la
jeune femme qui confiait qu’elle
aimait « les prénoms hébraïques »
et voulait en donner un à leur fu-
tur enfant, Wille Rydman répon-
dait : « Nous, les nazis, on n’aime
pas vraiment ces trucs juifs. »
De son côté, Mari Rantanen, mi-
nistre de l’intérieur, a été criti-
quée pour avoir relayé, sur les ré-
seaux sociaux, les théories du
« grand remplacement », dans des
messages qu’elle a depuis effacés,
affirmant qu’elle ne croyait pas
aux « conspirations ».
Pour l’heure, Petteri Orpo est
parvenu à mettre fin aux polémi-
ques et aux menaces d’un vote de
défiance brandies par l’opposi-
tion, en nommant un groupe de
travail chargé de faire des proposi-
tions pour lutter contre le racisme.
Mais la rentrée s’annonce agi-
tée : la cheffe de file du Parti popu-
laire suédois, Anna-Maja Henriks-
son, qui était ministre de la justice
dans le gouvernement de la socia-
le-démocrate Sanna Marin, a ad-
mis récemment qu’elle n’aurait
jamais engagé de négociations en
vue de la formation d’un gouver-
nement avec les Vrais Finlandais
si elle avait été au courant des
messages révélés cet été. p
A.-F. H.

0123
Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
Feux de forêt : le Grand Nord
canadien sommé d’évacuer
Les flammes s’étendent désormais sur plus de 2 millions d’hectares
et se rapprochent dangereusement de la ville de Yellowknife
Montréal - correspondante
C
ertains réfugiés du
Grand Nord sont arrivés
vendredi 18 août au soir
à l’aéroport de Calgary
(Alberta), ont été accueillis dans
une petite pièce et répartis dans
des hôtels. La plupart ont quitté
leur ville par la route. Depuis mer-
credi soir, « l’alerte évacuation »
en vigueur depuis trois jours avait
franchi un palier supplémentaire
et s’était transformée en « ordre ».
« Malheureusement, la situation
des feux de forêt tourne au pire,
avec un brasier à l’ouest de Yel-
lowknife qui représente une vérita-
ble menace », a déclaré Shane
Thompson, ministre de l’environ-
nement des Territoires-du-Nord-
Ouest, à l’intention des quelque
20 000 habitants de la capitale ter-
ritoriale située dans le Grand Nord
canadien. « La ville ne fait pas face
à un danger immédiat (…) mais,
sans pluie, il se peut que le brasier
gagne les environs de la ville ce
week-end », a-t-il déclaré, som-
mant les résidents de quitter leurs
habitations avant vendredi midi.
Les flammes de l’un des
236 feux qui embrasent ce terri-
toire grand comme plus de deux
fois la France n’étaient plus qu’à
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RUBRIQUE
marie-cecile.bernard@mpublicite.fr
une quinzaine de kilomètres de la
ville. « Les Territoires n’ont jamais
rien vu de tel en [matière] d’incen-
dies de forêt, c’est une situation ini-
maginable pour beaucoup, expli-
que Mike Westwick, porte-parole
de l’agence de lutte contre les
­incendies. Notre but dans l’immé-
diat est de ralentir la croissance du
feu et d’éviter qu’il atteigne
­Yellowknife en déployant tous les
Situation au 18 août
Feux en cours Risque d’incendie
Feux hors
de contrôle
Autres feux
en cours
Yellowknife
CANADA
Vancouver Edmonton
Seattle
ÉTATS-UNIS
Infographie Le Monde
Source : Canadian Wildland Fire Information System, 2023
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moyens de protection à notre dis- employé de la radio publique cana-
position, pour les citoyens comme dienne CBC North, Allan Gofenko,
pour les infrastructures. » est l’un de ceux qui ont pris la
En quelques heures à la nuit tom- route, cernée par plusieurs bra-
bante, c’est à travers une fumée siers virulents. Sur son antenne, il
épaisse et dans un ciel encore raconte avoir mis cinq heures pour
nimbé de rouge que des centaines parcourir les premiers 100 kilomè-
de véhicules se sont engagées sur tres de son long périple.
la Highway 3, l’unique autoroute « Sur le trajet, la circulation était
qui mène vers le sud, en direction régulièrement coupée en raison
de l’Alberta, la province voisine. Un des efforts [pour lutter] contre le
feu incluant la construction de
barrières, le déplacement de véhi-
cules lourds et l’épandage de pro-
duit ignifuge. A un moment, il y
avait sept bombardiers d’eau qui
passaient au-dessus de nos têtes. »
Elevé Très Extrême
Allan Gofenko a traversé, dans sa
élevé
fuite, le hameau d’Enterprise,
près de la frontière albertaine,
presque entièrement détruit par
les flammes. « Je pense qu’il reste
sept ou huit maisons et entre trois
Baie et quatre commerces. C’est déchi-
d’Hudson rant », constatait amer, Michael
St-Amour, le maire d’Enterprise.
Les infrastructures très limitées
de cet immense territoire large-
Québec ment couvert par la forêt boréale
Montréal canadienne – le réseau routier ne
Ottawa comprend que dix routes ouver-
Toronto tes toute l’année – isolent certains
New York de ses 45 000 habitants dans
leurs villages, distants parfois de
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Planète
|5
les uns des autres. En quelques
jours, les autorités locales ont dû
mettre en place « le plus grand
pont aérien de l’histoire des Terri-
toires-du-Nord-Ouest » pour pro-
Les autorités ont
dû mettre en
place « le plus
céder à leur évacuation. grand pont
En début de semaine, trois appa-
reils Hercules des forces armées
aérien de
ont permis d’emmener une cen- l’histoire des
taine de personnes des petites lo-
calités de Hay River et Fort Smith,
Territoires-du-
vers Fort McMurray, dans le nord Nord-Ouest »
de l’Alberta. Dans la soirée de jeudi,
des centaines de personnes, mu-
nies de maigres bagages et accom- crire l’avancée des flammes, en
pagnées pour certaines de leur érigeant notamment des coupe-
chat ou de leur chien, se massaient feu tactiques autour des localités.
devant une école de Yellowknife, Mais si les Territoires-du-Nord-
lieu de ralliement pour tous ceux Ouest sont habitués à l’épreuve
qui espèrent trouver une place sur des feux, avec 588 000 hectares de
les vols commerciaux prévus forêt boréale brûlés chaque année
vers Calgary. Le ministre de la dé- à la même période dans cette ré-
fense nationale, Bill Blair, s’est dit gion, parmi les plus vulnérables
prêt à ajouter d’autres avions d’Amérique du Nord, ils font face
­militaires si nécessaire. cette fois à des conditions toutes
particulières. « Nous avons affaire
Coupe-feu tactiques à des brasiers multiples, mais sur-
« Nous sommes tous fatigués tout à de très grands feux, avec des
­d’entendre parler d’une situation flammes hautes de dizaines de
“sans précédent”. Malheureuse- ­mètres, qui peuvent s’étendre sur
ment, c’est le seul mot qui con- 100 000 voire 1 million d’hectares,
vienne », se désolait Caroline Co- explique Marc-André Parisien,
chrane, première ministre des Ter- spécialiste en gestion de risque
ritoires-du-Nord-Ouest sur le ré- des feux au Centre de foresterie
seau social X (ex-Twitter). C’est à sa du Nord, un organisme fédéral
demande, et après avoir décrété installé à Edmonton (Alberta). Or,
l’état d’urgence le 15 août afin de ces grands feux ont des comporte-
mobiliser toutes les ressources né- ments particuliers, ils génèrent leur
cessaires, que 124 soldats des forces
armées canadiennes sont arrivés
propre météo, en créant un pyrocu-
mulonimbus qui leur permet de
en renfort pour aider à l’évacua- continuer à avancer, même quand
tion de la population, mais égale- le vent est tombé. Face à leur folle
ment pour prêter main-forte dans intensité, il n’y a pas grand-chose à
la bataille titanesque en cours, les faire, sauf attendre que le ciel ne
feux s’étendant désormais sur plus nous aide », reconnaît-il.
de 2 millions d’hectares. Après quelques brèves ondées
Selon le dernier décompte effec- tombées sur Yellowknife dans
tué par les autorités, 262 pompiers l’après-midi de jeudi, les services
canadiens, aidés de 65 collègues météorologiques canadiens pré-
venus de l’étranger, étaient mobi- voyaient un temps sec et enso-
lisés. Avec le support de 22 héli- leillé pour les jours à venir. p
coptères, ils tentaient de circons- Hélène Jouan
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6 | Planète
La France confrontée à une canicule tardive
Symptôme du dérèglement climatique, l’épisode témoigne d’un allongement de la saison des fortes chaleurs
L
e mois d’août avançant,
une grande partie des
Français auraient pu dou-
cement commencer à se
pencher sur la rentrée. Mais un
épisode caniculaire va installer
une large partie du territoire sous
une chape de plomb. Vingt-huit
départements ont été placés en
vigilance orange canicule par
­Météo-France à partir de samedi
19 août. Ils sont situés principale-
ment sur une diagonale allant du
Gers au Haut-Rhin et s’étendant
jusqu’à la Savoie et à la Drôme.
Les hautes températures, « du-
rables et intenses », selon l’institut
météorologique, pourraient frô-
ler les 40 °C, voire les dépasser,
dans les jours à venir, notam-
ment dans le Sud-Est et dans la
vallée du Rhône, avec une chaleur
remontant progressivement vers
le nord de la France.
Alors que les nuits pourraient
rester très chaudes dans de nom-
breux endroits, comme à Lyon et
dans tout le Midi méditerranéen,
Météo-France anticipe un flé-
chissement à partir de mardi ou
de mercredi, même s’« il y a en-
core beaucoup d’incertitudes sur
le milieu de semaine », a admis
Christelle Robert, prévisionniste
à Météo-France, jeudi. « Ce nou-
vel épisode s’annonce comme le
plus chaud de l’été, a prévenu
l’institut météorologique dans
un communiqué publié jeudi. Il
pourrait être également l’un des
épisodes de chaleur les plus tar-
difs qu’a connus la France avec un
tel niveau d’intensité lors d’une
fin de saison estivale. »
« Evénement un peu hybride »
Pour suivre l’évolution de la situa-
tion, Matignon a réuni une
­première fois, jeudi en fin de jour-
née, une cellule interministérielle
de crise. Vendredi matin, la
­plate-forme nationale d’informa-
tion Canicule Info Service a été
mise en place et les deux têtes de
l’exécutif ont transmis des messa-
ges de vigilance. « Veillons les uns
sur les autres », a ainsi écrit le prési-
dent de la République, Emmanuel
Macron, sur ses réseaux sociaux,
tandis que sa première ministre,
Elisabeth Borne, a demandé aux
Français de faire attention aux
« personnes vulnérables ».
Plusieurs secteurs tentent déjà
d’anticiper les conséquences de
Des progrès dans la greffe de reins de porc sur un humain
L’organe d’un animal génétiquement modifié a continué à fonctionner trente-deux jours après la transplantation
L e rein d’un porc généti­-
quement modifié a conti-
nué à fonctionner trente-
deux jours après la transplanta-
tion sur un humain en état de
mort cérébrale, a annoncé, mer-
credi 16 août, l’équipe américaine
de l’hôpital NYU Langone de New
York, qui a réalisé l’intervention.
« C’est la plus longue période du-
rant laquelle un rein de porc géné-
tiquement modifié a fonctionné
chez un humain », a annoncé l’hô-
pital dans un communiqué.
Cette xénogreffe, qui consiste à
transplanter un organe d’une es-
pèce biologique différente de
celle du receveur, est la cinquième
réalisée dans cet établissement.
Elle est intervenue, le 14 juillet, sur
un homme de 57 ans en état de
mort cérébrale. L’équipe améri-
caine prévoit de continuer l’expé-
rience durant un mois supplé-
mentaire, en accord avec la fa-
mille de cet homme ayant donné
son corps à la science.
Le rein a continué de fonction-
ner avec une production d’urine
normale et des niveaux de créati-
nine (déchet sanguin issu de la dé-
gradation de la créatine muscu-
A Lyon, le 15 août. Le Rhône fait partie des vingt-huit départements en alerte orange canicule. JEFF PACHOUD/AFP
cette canicule. EDF dit envisager
de réduire la production de ses
centrales nucléaires du Bugey
(Ain) et de Tricastin (Drôme), afin
d’éviter un réchauffement exces-
sif des eaux du Rhône, qui refroi-
dissent leurs réacteurs. Les
matchs de la Ligue 1 de football,
Olympique lyonnais-Montpellier
Hérault SC et AS Monaco-RC
Strasbourg, prévus à 17 heures,
samedi et dimanche, ont été dé-
calés à 19 heures. Des mesures
pour se protéger d’un emballe-
ment des températures provo-
qué par un dôme de chaleur.
Ce phénomène atmosphérique
va s’installer progressivement
sur la France, sur la Suisse, sur
une partie de l’Espagne et de l’Al-
lemagne. Il est associé à des hau-
tes pressions en altitude, qui
concentrent l’air chaud. Bloqué
près du sol, cet air se réchauffe
jour après jour en se compri-
laire) qui ont diminué à des ni-
veaux normaux après perfusion.
Et sans rejet hyperaigu. Celui-ci se
produit généralement quelques
minutes après la greffe. Plus géné-
ralement encore, le phénomène
de rejet, quand le système immu-
nitaire du receveur humain tend à
détruire le greffon du donneur, le
reconnaissant comme étranger à
l’organisme, intervient au bout de
quelques jours à quelques mois.
Elevage en milieu aseptisé
Au total, une dizaine de xéno­-
greffes ont été réalisées dans le
monde. Les recherches sont acti-
ves, en particulier aux Etats-Unis
et en Chine. Cela est considéré
comme une solution intéressante
au regard de la pénurie croissante
d’organes. Le cœur d’un porc avait
été greffé pour la première fois sur
un homme vivant, à titre compas-
sionnel, en janvier 2022. Il était
mort deux mois plus tard.
Il ne s’agit pas de greffer des or-
ganes de porc ordinaire. Grâce aux
techniques d’édition du génome,
les gènes de l’animal donneur
sont modifiés, entre autres pour
supprimer celui qui est identifié
mant. Deux autres dômes de
chaleur, liés à celui positionné
sur l’Europe par un jet-stream
particulièrement sinueux et in-
tense en altitude, s’intensifient
en ce moment sur le Groenland
et les Etats-Unis, provoquant là
aussi des températures anorma-
lement élevées. « En Europe, on a
des vents de sud-ouest qui vien-
nent nourrir le dôme. En matière
de processus, on a un événement
un peu hybride, avec ce dôme et
un transport de chaleur venu du
sud », analyse le climatologue
Christophe Cassou (CNRS).
Difficile pour l’instant de savoir
quelle sera l’intensité exacte de
cet épisode. Météo-France va at-
tendre les relevés pour lui donner
ou pas le qualificatif de « vague de
chaleur » – période pendant la-
quelle l’indicateur thermique na-
tional reste supérieur ou égal pen-
dant un jour à 25,3 °C et supérieur
comme pouvant être à l’origine de
rejets – une molécule de sucre ap-
pelée « alpha-Gal » (pour « galacto-
se-alpha-1,3-galactose »). Ce type
de porc, baptisé GalSafe, par la so-
ciété américaine Revivicor, filiale
du groupe United Therapeutics,
est élevé dans des milieux asepti-
sés, afin d’éviter toute transmis-
sion d’agents pathogènes.
« Cette intervention réussie, en
combinaison avec ce que nous
avons trouvé sur les xénotrans-
plantations, nous rapproche de la
phase d’essais cliniques sur
l’homme », a déclaré le chirurgien
Robert Montgomery, cité par
l’AFP, lors d’une conférence de
presse, mercredi 16 août.
Une équipe française a contri-
bué, en collaboration avec
l’équipe de l’hôpital NYU, à la
réussite de cette transplantation.
Ses travaux portent sur les méca-
nismes de rejet de la xénotrans-
plantation. A l’aide d’outils de bio-
informatique et d’intelligence ar-
tificielle, ils ont pu identifier ces
mécanismes jusqu’à l’échelle mo-
léculaire, au niveau des gènes, et
les différences de réponse entre
les greffes entre humains et celles
ou égal à 23,4 °C pendant au moins
trois jours, sans interruption.
Mais ce phénomène pourrait il-
lustrer une nouvelle fois la multi-
plication des canicules depuis le
début du XXIe siècle. Selon Météo-
France, vingt-neuf vagues de cha-
leur ont eu lieu en France depuis
2000 (dix-sept entre 1947 et
2000). Une conséquence du ré-
chauffement climatique provo-
qué par les activités humaines,
qui augmente la « fréquence » et
l’« intensité » des événements ex-
trêmes, selon les termes em-
ployés dans le sixième et dernier
rapport d’évaluation du Groupe
d’experts intergouvernemental
sur l’évolution du climat (GIEC).
Dans le rapport du groupe 1 du
GIEC publié en août 2021, les ex-
perts précisent qu’un événement
décennal de chaleur extrême
aura 5,6 fois plus de chances de se
produire dans un climat ré-
Les xénogreffes
sont considérées
comme
une solution
intéressante
au regard
de la pénurie
d’organes
réalisées de l’animal à l’homme,
selon une étude publiée, vendredi
18 août, dans la revue The Lancet.
L’équipe d’Alexandre Loupy,
professeur de néphrologie à Nec-
ker (AP-HP) et directeur de l’insti-
tut de transplantation et de régé-
nération d’organes (Paris Insti-
tute for Transplantation & Organ
Regeneration, Pitor ; université
Paris Cité, Inserm, AP-HP), a ana-
lysé les greffes de deux reins de
porcs génétiquement modifiés,
réalisées chez des patients en état
de mort encéphalique, à l’hôpital
NYU Langone à New York, en sep-
tembre et en novembre 2021. Il est
l’un des trois co-premiers auteurs
chauffé de 2 °C. « Selon les scéna-
rios climatiques, sur l’ensemble de
la saison estivale, on devrait voir le
nombre de jours en vague de cha-
leur doubler, voire être multiplié
par un facteur allant de cinq à dix
en fin de siècle par rapport à un cli-
mat de la fin du XXe siècle », rap-
pelle Lauriane Batté, climatolo-
gue à Météo-France.
« Effets d’emballement »
Autre élément révélateur, la date
de cette canicule est tardive si on
la compare au siècle passé. Sur les
quarante-six vagues de chaleur
mesurées depuis 1947, seulement
six ont eu lieu après un 15 août. Et
elles se sont toutes produites au
XXIe siècle (2001, 2009, 2011, 2012,
2016 et 2017). Cet allongement de
la période potentielle des canicu-
les faisait également partie des
mises en garde du sixième rap-
port du GIEC. « Les températures
de l’étude avec Valentin Goutau-
dier, néphrologue et chercheur au
Pitor, et Alessia Giarraputo, post­-
doctorante au Pitor.
« Les données recueillies suggè-
rent des signes précoces de rejet dit
“médié par les anticorps”, caracté-
risés par une inflammation des pe-
tits vaisseaux du rein, principale-
ment au niveau des glomérules »,
précise Valentin Goutaudier. En
d’autres termes, « les anticorps du
receveur humain, dirigés contre les
antigènes porcins, se fixent sur les
cellules du porc, provoquent des
dégâts sur le greffon et entraînent
une cascade inflammatoire, et un
afflux de cellules de l’immunité in-
née, de façon plus importante que
pour les organes humains », dé-
crypte le néphrologue.
« Lors de greffes entre humains, il
y a un risque de rejet, essentielle-
ment cellulaire (dû aux lymphocy-
tes T), bien contrôlé par les immu-
nosuppresseurs. Moins prégnants
que les rejets cellulaires, les rejets
médiés par les anticorps, appelés
humoraux, sont plus difficiles à
contrôler », explique Didier Sa-
muel, PDG de l’Inserm et expert
de la transplantation hépatique.
0123
Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
Vingt-neuf
vagues
de chaleur
ont eu lieu dans
l’Hexagone
depuis 2000
(dix-sept entre
1947 et 2000)
extrêmement chaudes peuvent
survenir plus tôt ou plus tard dans
l’année que par le passé », pou-
vait-on ainsi lire dans le chapi-
tre XI du rapport du groupe 1. Des
épisodes précoces ou tardifs ont
ainsi marqué les esprits ces der-
nières années, comme lors-
qu’une température de 49,6 °C
avait été mesurée à Lytton, au Ca-
nada, le 29 juin 2021.
« Comme le réchauffement
­concerne toutes les périodes de
l’année, la saison potentielle des
canicules s’allonge, démarrant
plus tôt et se terminant plus tard,
résume Aurélien Ribes, climato-
logue au Centre national de la re-
cherche météorologique. La pre-
mière des trois vagues de 2022 a eu
lieu à la mi-juin, avec pour la pre-
mière fois les 40 °C dépassés à cette
période de l’année. Le phénomène
qui s’annonce sera lui remarqua-
blement tardif. Dans un climat
préindustriel, des épisodes inten-
ses aussi précoces ou aussi tardifs
auraient été beaucoup moins
nombreux et moins chauds. »
« Nous voyons arriver ce qui est
prévu depuis trente ans, tranche
Davide Faranda, climatologue à
l’Institut Pierre-Simon Laplace. Il
y a des effets d’emballement qui
rendent les canicules plus intenses
et allongent la période où elles
peuvent avoir lieu. En juin, une sé-
cheresse des sols crée des condi-
tions propices à l’élévation des
températures ; en août, il y a une
quantité importante de chaleur et
d’énergie emmagasinées dans la
Méditerranée, cela crée une zone
tampon empêchant les zones
­côtières de perdre de la chaleur la
nuit. Cela va encore s’amplifier
dans les années à venir. » Une
­donnée qui pourrait rendre les
fins d’été de plus en plus
compliquées. p
Matthieu Goar
Ces données permettent d’iden-
tifier des cibles moléculaires pour
optimiser les modèles de porcs
génétiquement modifiés et les
traitements immunosuppres-
seurs à administrer aux patients
pour une meilleure tolérance des
greffons. « Cette étude, qui essaie
d’identifier de manière très précise
les mécanismes du rejet, très origi-
nale, est très intéressante, c’est un
très beau travail », commente
­Didier Samuel. Malgré les très
grands progrès génétiques, il y a
encore beaucoup d’obstacles à la
xénogreffe. « L’un des principaux
défis est de ne pas majorer par une
trop forte immunosuppression le
risque infectieux du receveur »,
souligne le PDG de l’Inserm.
« Cette étude ouvre de grandes
perspectives pour réussir un jour à
transplanter des reins de porc géné-
tiquement modifié chez des rece-
veurs humains vivants, avec une
survie des greffons acceptable à
long terme », précise, dans un com-
muniqué, l’université Paris Cité. La
recherche doit se poursuivre pour
en apprendre plus sur la durée de
vie d’une xénotransplantation. p
Pascale Santi

0123
Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
Ferveur et pression à Marseille,
avant la visite du pape
La ville s’active pour la venue de François, les 22 et 23 septembre, lors des
Rencontres méditerranéennes. Un événement qui se veut « ouvert à tous »
Marseille - correspondant
U
ne prière aux dispa-
rus en mer, marins
comme migrants, sur
le parvis de la basili-
que Notre-Dame de la Garde. Un
discours devant soixante-dix évê-
ques et cent vingt jeunes de 20 ans
à 35 ans venus de tout le pourtour
de la Méditerranée. Et une messe
pour plus de 50 000 pèlerins dans
le Stade-Vélodrome. Les moments
symboliques de la visite pontifi-
cale à Marseille, les 22 et 23 sep-
tembre, sont connus.
Dans la torpeur d’août, la pres-
sion monte pour celles et ceux
qui préparent le déplacement du
pape François. Le premier sur le
territoire français depuis sa visite
à Strasbourg en 2014, où il avait
pris la parole devant les institu-
tions européennes. « Nous
n’avons eu que six mois pour tout
boucler depuis la confirmation de
la venue, mais beaucoup de per-
sonnes se sont mises en route avec
nous. On ne vit ça qu’une fois dans
sa vie », s’enthousiasme la laïque
Anne Giraud, responsable du Se-
cours catholique à Marseille et
membre du conseil épiscopal.
« C’est extraordinaire au sens lit-
téral du terme. La précédente visite
pontificale date de 1533… On ne
mesure pas encore l’ampleur de ce
que sera un événement planétaire
comme notre ville en a peu
connu », se projette, impatient, le
maire divers gauche, Benoît
Payan. L’élu table sur « la venue de
plus d’une centaine de milliers de
Harcèlement scolaire : durcissement
du régime des sanctions
Un élève harceleur pourra être changé d’école sans l’aval des parents
L es élèves de primaire
auteurs de harcèlement
pourront désormais être
changés d’école, y compris sans
l’aval de leurs parents. Un décret
paru mercredi 16 août vient en­-
tériner cette mesure annoncée
par l’ancien ministre de l’édu­-
cation nationale, Pap Ndiaye, au
mois d’avril.
Le directeur d’école, dont un
autre décret a récemment af-
firmé pour la première fois
« l’autorité sur l’ensemble des per-
sonnes présentes dans l’école pen-
dant le temps scolaire », peut dé-
sormais prendre « toute mesure
éducative » de nature à faire ces-
ser le comportement d’un élève
si ce dernier « fait peser un risque
caractérisé sur la sécurité ou la
santé d’un autre élève de l’école ».
Il a aussi la possibilité de suspen-
dre temporairement l’accès à
l’école de cet élève.
Dans les cas où ledit compor­-
tement de l’élève persiste, les di-
recteurs académiques des servi-
ces de l’éducation nationale (Da-
sen) peuvent solliciter le maire
afin qu’il inscrive l’enfant dans
une autre école de la commune.
Si cette dernière ne compte
qu’une seule école publique, ce
transfert ne peut cependant in-
tervenir qu’avec l’accord du
maire d’une autre commune. Il
est prévu que l’élève bénéficie
d’un « suivi ­pédagogique et édu-
catif renforcé jusqu’à la fin de l’an-
née scolaire en cours ».
visiteurs » et imagine déjà « ouvrir
les parcs de la ville pour permettre
à ceux qui n’ont pas d’héber­-
gement de dormir dans des en-
droits sécurisés ».
En soutien de l’invitation lancée
au pape par l’archevêque de Mar-
seille, Jean-Marc Aveline, créé car-
dinal fin août 2022, Benoît Payan a
écrit une lettre manuscrite à l’hi-
ver 2022. Puis échangé (en italien)
avec le pape l’été suivant. « Je ne
suis pour rien dans la décision, rela-
tivise-t-il. J’ai juste essayé de parler
de ma ville comme je la vois et de lui
dire qu’il était le bienvenu ici. »
Pas « en France »
François n’a cessé de le répéter,
jusqu’à le marteler vendredi
4 août dans une interview à la
presse espagnole, puis, trois jours
plus tard, dans l’avion le ramenant
des Journées mondiales de la jeu-
nesse de Lisbonne : il ne vient pas
« en France » mais « à Marseille ».
Une formule qui lui a valu quel-
ques incompréhensions. Dans sa
logique de mise en valeur des mar-
ges et des fractures, le pape réserve
plutôt ses visites officielles aux
plus petits pays, aux prises avec
une réalité interne ou un contexte
géopolitique compliqués. Il en va
ainsi de la Mongolie, où il doit se
rendre début septembre, ou en-
core de la République démocrati-
que du Congo ou du Soudan du
Sud, arpentés en février.
Mais François fait exception
pour Marseille, ville symbole pour
lui d’une « généreuse ouverture »,
comme l’expliquait le cardinal
Depuis son arrivée à la tête de la
Rue de Grenelle, le 20 juillet, le
nouveau ministre, Gabriel Attal,
a plusieurs fois répété le message
d’une « tolérance zéro contre
­toutes les formes de harcèle-
ment », dans la continuité de son
prédécesseur, qui avait érigé le
sujet en « priorité ».
« Moyens pour la prévention »
La possibilité de déplacer un
élève d’une école vise à empêcher
que le changement d’établisse-
ment s’impose à l’élève harcelé
plutôt qu’à celui qui commet le
harcèlement, principe sur lequel
s’accordent parents et ensei-
gnants. « Il est évident qu’il faut
éviter ce type d’injustice, mais en
arriver à changer un enfant
d’école est aussi un aveu d’échec »,
estime Grégoire Ensel, président
de la Fédération des conseils
de parents d’élèves (FCPE).
Comme les syndicats ensei-
gnants, la FCPE juge avant tout
nécessaire de déployer « des
moyens pour la prévention, le re-
pérage en amont et l’accompa-
gnement », d’autant que les éco-
les primaires ne bénéficient pas
de personnel de vie scolaire et
manquent de psychologues.
La FCPE pointe aussi la néces-
sité de penser des procédures
contradictoires – telle qu’elles
existent dans le second degré
dans les conseils de discipline – et
des possibilités de faire appel qui
ne figurent pas dans le décret.
« Le problème qui
me préoccupe,
c’est le problème
méditerranéen.
L’exploitation des
migrants est
criminelle »
Le pape François
Pietro Parolin, secrétaire d’Etat du
Vatican, venu en éclaireur en
juin 2022 sur le Vieux-Port.
Les Rencontres méditerranéen-
nes, toile de fond de la visite, qui
débuteront dès le 17 septembre et
dont le pape clôturera les tra-
vaux, se positionnent d’ailleurs
comme un moment de réflexion
et de fête résolument œcuméni-
que. Un rendez-vous qui se défi-
nit comme un espace d’échange
à la recherche de solutions pour
que les « mosaïques de peuples,
de cultures et de religions qui
composent la Méditerranée cons-
truisent et partagent la même es-
pérance ». « Ces Rencontres sont
une manière pour Marseille et la
France de parler depuis la façade
méditerranéenne et de témoigner
d’une possibilité de dialogue en-
tre les personnes d’origines diver-
ses », assure Xavier Manzano, vi-
caire général du diocèse de Mar-
seille et directeur de cabinet du
cardinal Aveline, qui témoigne
d’un « immense enthousiasme
populaire [autour de la visite du
Dans le second degré, les chefs
d’établissement seront, eux, dé-
sormais tenus d’engager une pro-
cédure disciplinaire lorsqu’un
élève « commet des actes de har-
cèlement, notamment de cyber­-
harcèlement », y compris à l’en-
contre d’un adolescent scolarisé
dans un autre établissement.
Ce décret introduit également
une disposition – dont la pré-
sence dans ce texte avait surpris
les syndicats enseignants lors de
sa présentation en conseil supé-
rieur de l’éducation en juin – se-
lon laquelle les chefs d’établisse-
ment de collège et lycée doivent
engager une procédure discipli-
naire lorsqu’un élève « commet
un acte portant une atteinte grave
aux valeurs de la République ou
au principe de laïcité ».
Difficile cependant de dire, à ce
stade, comment ces mesures ré-
glementaires se traduiront sur le
terrain : « Les sanctions d’auteurs
de harcèlement à l’encontre d’élè-
ves d’autres établissements ou de
cyberharcèlement paraissent déli-
cates à mettre en œuvre », avance,
prudent, Olivier Beaufrère, du
SNPDEN-UNSA (personnels de di-
rection). Concernant les atteintes
aux valeurs de la République, il
précise que les chefs d’établisse-
ment « privilégieront toujours la
réponse éducative » et que chacun
attendra des consignes détaillées
pour savoir comment appliquer
les nouvelles dispositions. p
Eléa Pommiers
pape] qui transcende les limites
confessionnelles ».
Depuis Marseille, le pape en-
tend aussi faire résonner ses
mots sur la question des mi-
grants. « Le problème qui me pré-
occupe, c’est le problème méditer-
ranéen. L’exploitation des mi-
grants est criminelle », a-t-il expli-
qué lors de sa conférence de
presse du 7 août. Avant d’insister :
« La Méditerranée est un cime-
tière. C’est terrible. Voilà pourquoi
je vais à Marseille. »
Messe au Stade-Vélodrome
Responsable de La Pastorale des
migrants, une structure d’aide
aux nouveaux arrivants au sein
du diocèse, Anne Giraud a été
chargée de préparer un temps
d’échanges entre François et une
trentaine de personnes en situa-
tion de précarité dans les jardins
de l’Archevêché, le 23 septembre.
« Pour nous qui travaillons au
quotidien avec ces gens, c’est
un signe très fort. On a l’impres-
sion de se sentir soutenus, que nos
actions, qui sont de petites
­gouttes d’eau, ont de l’importance
à ses yeux, et cela fait du bien »,
souligne-t-elle.
CHEF D’ŒUVRE !
Le cinéaste si rare de "L’Esprit de la ruche "
nous réenchante. Télérama
MANOLO SOLO
FERMEr
UN FILM DE
France
« Même si on doit, en tant qu’élu,
respecter la loi de 1905, on ne peut
pas être insensible au message de
fraternité, d’humanisme, de par-
tage et surtout de main tendue
vers les plus pauvres que le pape
porte. Qu’il tienne ce discours de-
puis Marseille est une vraie
fierté », poursuit Benoît Payan,
dont la municipalité soutient no-
tamment l’association SOS Médi-
terranée qui porte assistance aux
migrants en mer.
Si elle n’est pas une visite offi-
cielle, la venue du pape reste tou-
tefois celle d’un chef d’Etat. Em-
manuel Macron a fait connaître
son intention d’accueillir Fran-
çois à l’aéroport Marseille-Pro-
vence. Puis de l’accompagner lors
de certains de ses déplacements,
sans que l’on sache aujourd’hui si
le président de la République as-
sistera à la messe au Stade-Vélo-
drome, prévue samedi 23 sep-
tembre à 16 h 45.
Selon le diocèse, cette cérémo-
nie se déroulera à guichets fermés,
soit devant plus de 50 000 pèle-
rins. « Les préinscriptions sur le ré-
seau des paroisses et des autres
diocèses montrent un engouement
fort. Il y a déjà beaucoup de monde
en liste d’attente », souligne
Amaury Guillem, responsable de
la communication des Rencon-
tres méditerranéennes. La distri-
bution des billets, confiée à la
structure Mars 360, ex-OM Ex-
ploitation, qui gère le Stade-Vélo-
drome pour l’Olympique de Mar-
seille, débutera à la rentrée.
Si l’engouement pour la visite
du pape se confirme, le diocèse de
Marseille, les différentes collecti-
vités et les services de l’Etat pour-
raient aménager des espaces ex-
térieurs de retransmission de la
messe sur écrans géants. Et orga-
niser une déambulation qui,
pour l’instant, n’a pas encore été
intégrée au programme pontifi-
le monde
A NA TO R R E N T
YEUX
LES
VÍCTOR ERICE
ACTUELLEMENT
|7
« On a
l’impression que
nos actions ont
de l’importance
aux yeux [du
pape] et cela fait
du bien »
Anne Giraud
responsable de La Pastorale
des migrants
cal. « Mais cela à un coût et de-
mande des mesures de sécurité
supplémentaires », note encore
Amaury Guillem.
« Tous nos partenaires, au niveau
régional, départemental comme
municipal, sont dans le dialogue et
la collaboration pour que les cho-
ses se passent au mieux. Il y a un ef-
fet d’unité qui est beau à voir », sou-
ligne encore Xavier Manzano.
Cette unité des décideurs locaux
et de l’Etat a été essentielle pour
convaincre le comité d’organisa-
tion de la Coupe du monde de
rugby de laisser le Stade-Vélo-
drome à la disposition du diocèse
entre les matchs France-Namibie
du 21 septembre et Afrique du Sud-
Tonga du 1er octobre. Un protocole
a même été signé entre les diffé-
rentes parties pour remplacer la
pelouse en urgence si elle était en-
dommagée pendant la messe.
La concomitance avec la Coupe
du monde a également eu un ef-
fet inattendu : un paquebot de
croisière de la Norwegian Cruise,
affrété pour accueillir à quai les
spectateurs de la compétition, est
mis à disposition des Rencontres
méditerranéennes pour permet-
tre à près de 4 000 pèlerins d’y
louer une chambre. p
Sarah Belouezzane (à Paris)
et Gilles Rof
J O S E C O RO NA D O
 0123
8 | France Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023

SANTé

Reportage
Lyon - correspondant

C
entre-ville de Lyon, vendredi
18 août. En plein après-midi,
une septuagénaire avance pé-
niblement dans la pharmacie
Lafayette. Souffle court, « à
cause du Covid long », dit-elle.
Elle souhaite un conseil pour affronter la ca-
nicule, un endroit où trouver un peu de fraî-
cheur. La pharmacienne lui indique une mai-
son de retraite proche. La voilà repartie dans
la ville écrasée de chaleur, pâle sous le soleil
de plomb. « Les patients en difficulté augmen-
tent. Beaucoup viennent pour un mal de tête
persistant. Je conseille sans arrêt de s’hydrater,
je dis aux personnes âgées qu’il faut absolu-
ment éviter de sortir l’après-midi », témoigne
Ingrid Paradis. Selon cette pharmacienne,
« la chaleur commence à produire ses effets ».
Les ventes de compléments alimentaires
contre la déshydratation ou le sommeil per-
turbé ont augmenté de 10 % par rapport à
l’été 2022 dans le réseau des 300 pharmacies
Lafayette en France. Signaux précurseurs ?
La situation est tendue mais sous contrôle,
sans symptôme alarmant. Du moins pour
l’instant. Tel est en substance le tableau des
services de santé de la région Auvergne-Rhô-
ne-Alpes, décrit par les directions d’établisse-
ment, alors qu’une période de lourde chaleur
s’installe et qu’une suspicion de reprise de Co-
vid-19 se fait sentir. Les douze départements Dans des régions comme Rhône-Alpes ou Aquitaine (ici, à Arcachon, en Gironde, le 10 août), les services des urgences sont saturés. ROMAIN PERROCHEAU/AFP
de la deuxième région de France sont désor-
mais placés en vigilance orange canicule. Les
huit prochains jours s’annoncent éprou-
vants, avec des températures nocturnes elles
aussi en hausse. A Lyon, lundi 21 août, le ther-
momètre pourrait atteindre les 41 °C en jour-
née et 25 °C la nuit, selon les prévisions de Mé-
Urgences : en Rhône-Alpes, la peur d’une
téo-France. Ce qui dépasserait le record de
chaleur de 40,5 °C enregistré le 13 août 2003.

« Effort d’anticipation »
« Nous n’avons constaté aucun cas grave di-
rectement lié à la canicule dans nos services
d’urgence. L’effet de la chaleur peut intervenir
au bout de plusieurs jours. Tous les profes-
sionnels de santé sont mobilisés », affirme
Anne Roux, directrice des affaires générales
et de la communication des Hospices civils
de Lyon (HCL). Les hôpitaux lyonnais ont mis
en place des espaces rafraîchis, avec climati-
seurs, ventilateurs et brumisateurs, ainsi
que des menus adaptés et la diffusion systé-
matique des bonnes pratiques. « Nous fai-
sons un effort d’anticipation pour éviter une
situation de surchauffe », précise Anne Roux.
« Pour l’instant, nous ne constatons pas
d’embouteillage dans les urgences. Nous
n’avons pas enregistré d’augmentation signi-
ficative des admissions liées aux conditions
climatiques. Les personnes âgées risquent des
répercussions au bout de plusieurs jours », dit
avec prudence Charles-Henry Guez, vice-pré-
sident du Syndicat des médecins libéraux et
de l’Union régionale des professionnels de
santé d’Auvergne-Rhône-Alpes. Les services
lyonnais enregistrent en moyenne 400 pas-
sages par jour, contre 380 en août 2022. Une
légère hausse qui incite à la vigilance.
Outre les conséquences des chaleurs dis-
continues, les urgences redoutent une recru-
descence des cas de Covid-19. Médecin géné-
raliste à Sainte-Foy-lès-Lyon (métropole de
Lyon), Charles-Henry Guez observe « un re-
dégradation, entre canicule et Covid-19
Dans la région la plus touchée par les fortes chaleurs, les hôpitaux se préparent
à affronter une hausse de l’activité, alors que manquent personnels et antibiotiques
tour du Covid et une augmentation des patho-
logies infectieuses », sans disposer d’indica-
teurs chiffrés, compte tenu de la fermeture du
service intégré de dépistage et de prévention,
qui collectait les résultats des tests Covid-19.
A Grenoble ou à Annecy, plusieurs profes-
sionnels de santé font le même constat.
­Contactée, l’agence régionale de santé n’a
pour sa part pas donné de précision. Si les
autorités se veulent rassurantes, les person-
nels s’inquiètent. Il faut dire que les maux de
l’été arrivent dans un contexte bien fragile. A
Lyon, la direction des HCL a dû se résoudre à
fermer 1 300 lits sur les 4 000 que comptent
l’ensemble des hôpitaux publics lyonnais.
C’est 2 % de plus que lors la saison esti-
vale 2022. « Chaque été, les fermetures de lits
sont traditionnelles. Cette année, il y en a un
peu plus parce que nous sommes confrontés à
des difficultés de recrutement de personnel »,
a expliqué Raymond Le Moign, directeur gé-
néral des HCL, en annonçant la mesure sur
BFM-Lyon début juillet, juste avant de rejoin-
dre le poste de directeur du cabinet d’Auré-
lien Rousseau, nouveau ministre de la santé.
« Chaque année,
l’attente s’allonge,
l’effectif diminue,
et il n’y a plus de
remplaçants d’été.
Tout cela met
en péril la santé
des patients »
Frédérique Dechiron
déléguée CGT des Hospices
civils de Lyon
Dans l’hebdomadaire Tribune de Lyon, Fré-
dérique Dechiron a alors réagi : « Mille trois
cents lits, c’est comme si on fermait un hôpital
entier. » Pour la déléguée CGT des HCL, « cer-
tes, les urgences restent ouvertes mais en pro-
cédure dégradée. Chaque année, l’attente s’al-
longe, l’effectif diminue, et il n’y a plus de rem-
plaçants d’été. Tout cela met en péril la santé
des patients. La fatigue s’accumule chez les
soignants. » Selon la direction, les services
des urgences, des soins critiques et de prise
en charge des brûlés sont préservés. Dans la
région lyonnaise, les horaires de certains ser-
vices d’urgence ont toutefois été limités,
comme à l’hôpital Saint-Joseph.
« Insécurité sanitaire »
« Il manque du personnel, les blocs opératoires
ne tournent pas à plein. Nous manquons de
médecins et d’anesthésistes. Cet été, c’est très
dur », confie une infirmière de l’hôpital
Edouard-Herriot, qui préfère ne pas donner
son nom. « Cet été, je dois m’occuper de trente
patients dans mon service, contre vingt d’habi-
tude. On court partout », dit une de ses collè-
gues, d’un autre établissement. La fatigue des
personnels se fait plus dure dans les zones
touristiques. « Les activités dans les secteurs
des lacs, des rivières ou des montagnes aug-
mentent la pression sur les urgences. Les per-
sonnels sont épuisés. Si la vague de chaleur se
répercute aux urgences, ça va être compliqué »,
dit Eric Perret, régulateur aux urgences et re-
présentant CGT au centre hospitalier Annecy-
Genevois, où les assistants régulateurs sont
en grève et réquisitionnés depuis le 3 juillet.
Plus inquiétant : « le manque criant d’anti-
biotiques dans les pharmacies. L’accès problé-
matique aux médicaments nous place en in-
sécurité sanitaire », s’alarme Pascal Dureau,
délégué national de MG France, syndicat de
médecins généralistes. Médecin à Vénis-
sieux (métropole de Lyon), il constate « l’ag-
gravation de tous les phénomènes infec-
tieux » à cause de la chaleur, avec augmenta-
tion d’angines, de pneumopathies et de pro-
blèmes circulatoires. Avec ses patients âgés,
le docteur appelle les pharmacies avant de
prescrire. Par sécurité, canicule oblige. p
Richard Schittly

Face aux alertes des médecins, le ministre de la santé tente de rassurer

Aurélien Rousseau promet que « l’hôpital fera face », alors que SAMU-Urgences de France estime que « la situation est plus grave que l’été dernier »

D ans les hôpitaux, la pé-

riode des congés estivaux
est connue pour exacer-
ber les tensions, mais la ligne de
crête sur laquelle vivent désor-
mais les services d’urgence sem-
ble plus fine chaque année. Depuis
quelques jours, les urgentistes
multiplient les alertes et l’inquié-
tude monte d’un cran alors qu’un
épisode de canicule touche la
France à partir de samedi 19 août.
« La situation est plus grave que
l’été dernier », déjà théâtre de ten-
sions inédites, a conclu mardi
15 août le président de SAMU-Ur-
gences de France, Marc Noizet sur
Europe 1. Un constat partagé
parmi les médecins urgentistes,
chez qui le manque d’effectif est
criant. « Plus aucun territoire n’est
épargné, tous les départements
connaissent des difficultés, y com-
pris les zones très touristiques »,
détaille Agnès Ricard-Hibon, por-
te-parole de la Société française
de médecine d’urgence, selon qui
le nombre de services fermés n’a
jamais été aussi élevé.
Sur les 680 services d’urgence du
pays, dont 380 urgences générales
dans le secteur public, cinq sont
« fermés totalement » et « une qua-
rantaine sont conduits à fermer
partiellement », a déclaré le minis-
tre de la santé, Aurélien Rousseau,
sur France Inter samedi matin.
Dans le Var, destination touristi-
que, les urgences de Draguignan
ont été fermées la nuit pendant
dix-neuf mois et continuent à
connaître des difficultés ; celles de
Saint-Tropez seront fermées la
nuit entre le 18 et le 22 août. Celles
de Manosque, dans les Alpes-de-
Haute-Provence, sont contraintes
à des fermetures ponctuelles.
« Crise non maîtrisée »
En Gironde aussi, où l’activité est
soutenue, « la situation est beau-
coup plus critique que l’an der-
nier », assure Philippe Revel, chef
du service des urgences du centre
hospitalier universitaire de Bor-
deaux, où manquent environ 25 %
de l’effectif de médecins. « On a été
obligés de réduire l’activité presque
tous les jours de l’été, et certains
services ont dû fermer, ce qui ne
s’était jamais produit, souligne-
t-il, citant les urgences de la com-
mune de Sainte-Foy-la-Grande.
Nous sommes sur une crise non
maîtrisée. » Autre signal d’alarme,
des structures mobiles d’urgence
et de réanimation (SMUR) ont été
fermées, comme dans les Pays-de-
la-Loire le week-end du 15 août.
« Avant, on préservait les SMUR
parce qu’il s’agit des urgences vita-
les, là on n’y arrive plus partout »,
déplore Agnès Ricard-Hibon.
Aurélien Rousseau ne nie pas
des « tensions extrêmement for-
tes » sur tout le territoire mais a ré-
futé, vendredi 18 août sur Fran-
ceinfo, l’idée que la situation serait
pire qu’en 2022. Le nouveau mi-
nistre a fait valoir des difficultés
« mieux anticipées », et assuré que
« le passage par le 15 fait qu’aucun
Français qui a besoin de soins n’est
resté sans réponse médicale ».
Début août, la ministre délé-
guée chargée des professions de
santé, Agnès Firmin Le Bodo, avait
déclaré que 18 % des services d’ur-
gence recouraient à la régulation,
l’obligation d’appeler le 15, pour
être pris en charge. Cette solution
instaurée en 2022 n’est pas sans
écueil : « Les services d’urgences
restent sous tension et les SAMU
sont débordés ! », fustige Patrick
Pelloux, président de l’Associa-
tion des médecins urgentistes de
France. « On est maintenant avisés
tous les jours par les agences régio-
nales de santé des services qui sont
ouverts, fermés, ou régulés, la si-
tuation engendre un surcroît d’ac-
tivité et nous oblige à une gymnas-
tique compliquée », raconte Yann
Rouet, coprésident de l’Associa-
tion française des assistants de ré-
gulation médicale du SAMU, pro-
fession en grève depuis le 3 juillet
dans 71 des 100 SAMU français.
La résurgence du Covid-19 n’ar-
range rien. Et l’installation des
fortes chaleurs sur une partie du
territoire laisse redouter de nou-
veaux engorgements alors que,
outre les urgentistes, les lits
d’hospitalisation manquent pour
faire face à un afflux de patients.
« L’hôpital a fait face, l’hôpital fera
face, (…) l’organisation du système
de santé, elle est extrêmement ro-
buste et elle sera robuste face à cet
épisode de chaleur », a tenté de ras-
surer M. Rousseau, vendredi. Chez
les urgentistes, on se demande
pour combien de temps encore. p
Eléa Pommiers
0123
Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
Des généralistes
retraités en
renfort à Albi
Face aux tensions sur l’offre de soins,
des médecins se sont rassemblés en
association et ont repris du service
reportage
Albi - envoyée spéciale
L e docteur Jean-Marie Fran-
ques ne s’étonne pas qu’on
puisse lui demander son
âge. « C’est une donnée de santé
comme une autre », sourit-il. De-
puis l’ouverture, le 5 juin, du cen-
tre de santé d’Albi, où il a pris ses
quartiers – et même « repris » ses
quartiers, après une année de re-
traite –, ce généraliste de 70 ans,
dont quarante-trois ans de méde-
cine et trente à exercer en libéral
dans une commune voisine,
échappe difficilement à la ques-
tion : il est l’un des plus jeunes à
avoir remis la blouse blanche dans
ce centre de soin inauguré rue de
la Porte-Neuve. L’un de ceux qui,
au sein de l’Association des méde-
cins retraités de l’Albigeois
(AMRA), en ont porté le projet.
Ce dernier mercredi de juillet, il
enchaîne les consultations : « On
n’est jamais aussi bon que le
jour où on part à la retraite, avec
l’expérience, glisse-t-il. Et, croyez-
moi, l’année 1953 est un excellent
cru… » Ce n’est pas le docteur
Pierre Le Tinnier, même âge, qui
lui donnerait tort : « On est une gé-
nération très solidaire, on se dé-
panne, on se remplace, on le
doit aux patients. » Les deux géné-
ralistes se partagent, depuis 8 h 30,
les locaux flambant neufs et les
consultations. Les patients sont
un peu moins d’une quarantaine à
se présenter, chaque jour, sur ren-
dez-vous ou aux trois créneaux li-
bres du matin. Angine, virus, en-
torse et autres « petites blessures » :
les maux de l’été s’invitent en salle
d’attente. « La pression est cons-
tante », note le docteur Franques.
« Pas assez d’installations »
Ils sont neuf médecins retraités
au total à s’être portés volontaires
pour assurer des vacations par
tranche de quatre heures. Quatre
sont en congés, les autres se suc-
cèdent, par binôme dans les
deux cabinets de l’établissement,
si possible par demi-journée
même si la journée entière s’im-
pose, parfois. L’heure de consul­-
tation est rémunérée 50 euros
net ; le tiers payant vaut pour les
patients. « Nous n’avons pas eu de
difficultés à recruter, l’ordre ren-
voie vers nous les collègues
qui sont partants, explique le
­docteur Yves Carcaillet, 74 ans,
président de l’AMRA. Bien sûr
qu’on ne ferait pas ça pour rien,
mais l’argument financier n’est
pas premier ; nous voulons
d’abord rendre service. A la ren-
trée, nous devrions être une dou-
zaine à nous relayer. Et je ne
mets pas de limite d’âge… tant
qu’on est en forme ! »
Le ton est léger ; le constat ne
l’est pas : dans le Tarn, plus de
40 000 habitants assurés au ré-
gime général n’ont pas de méde-
cin traitant. A Albi, ils sont au
moins 5 000 des 50 000 habi-
tants ; un ratio proche de la
moyenne nationale, mais qui
pourrait augmenter si rien n’est
fait. La principale ville du départe-
ment comptait, il y a peu, 55 géné-
ralistes ; un tiers sont partis à la
retraite en 2022, rapporte M. Car-
caillet ou s’apprêtent à le faire.
« Vu la pyramide des âges, c’est
toute une génération qui s’en va, et
il n’y a pas assez d’installations. »
Une inquiétude largement re-
layée. « La situation n’est pas aussi
critique qu’en Mayenne ou dans
l’Eure, mais notre densité mé­-
dicale est en tension, et la situa-
tion va se compliquer dans les
dix ans qui viennent, observe
Etienne Moulin, président du
conseil ­départemental de l’ordre.
Ça ne m’étonnerait pas qu’une
­initiative comme celle portée
par les collègues d’Albi, pen-
sée comme un recours ponctuel,
soit amenée à perdurer. »
Il n’est pas rare que des retrai-
tés poursuivent leur activité, plu-
tôt en libéral, notamment par
des remplacements. Le cumul
emploi-retraite (qui ne concerne
pas ces praticiens d’Albi) les y in-
cite face à la pénurie de soi-
gnants. Des initiatives locales
ont fait – ou font – parler d’elles,
parce qu’elles s’appuient sur ce
vivier d’expérience, à Laval, dans
le nord ou l’est de la France. A
Albi, c’est un modèle particulier
qui a vu le jour : regroupés en as-
sociation, ces médecins ont un
fonctionnement administratif et
juridique qui leur permet d’être
leurs propres salariés.
Un montage complexe – et
« inédit », disent-ils – qui a néces-
sité un an de discussions impli-
quant tous (ou presque) les par-
tenaires locaux. A commencer
par la ­mairie, qui a mis à disposi-
tion les locaux – une ancienne
conciergerie – et financé des tra-
vaux à hauteur de 50 000 euros.
Mais aussi l’agence régionale de
santé, qui a avalisé l’expérimen-
tation et s’est portée garante,
pour deux ans, de tout éventuel
déficit. L’hôpital se charge des
facturations versées à l’associa-
tion pour qu’elle puisse rémuné-
rer ses membres, fournit le maté-
riel nécessaire et a dépêché
trois secrétaires médicales.
Un lien hôpital-médecine de
ville qui prend corps dans la salle
d’attente : on y croise, ce mer-
credi, des patients que les person-
nels des urgences ont renvoyés
ici. Comme Viviane (les person-
nes citées par leur prénom ont re-
quis l’anonymat) et son bébé qui
a fait une poussée de fièvre. « No-
tre médecin traitant est en congé,
le pédiatre, lui, est à Toulouse…
Pour nous éviter le trajet, il a con-
seillé l’hôpital, mais à l’hôpital, à
cause des vacances, il n’y a pas de
pédiatre… C’est un peu le jeu de
l’oie », souffle la maman. Lola, étu-
diante, pliée en deux par un lum-
bago lié, dit-elle, à sa maladie im-
munitaire, raconte ses « va-et-
vient ordinaires » entre Albi, Car-
maux (Tarn) et Toulouse pour se
soigner. Elle aussi a été orientée
ici par les urgences.
« On est là pour
dépanner,
pas pour suppléer le
médecin de famille »
Christian Sentou
pédiatre retraité
France | 9
Pierre Le Tinnier, généraliste à la retraite, lors d’une consultation, à Albi, le 26 juillet. Alexandre Ollier pour « Le Monde »
D’autres se disent soulagés attractive », affirme cet ancien di- terme, est de soutenir l’activité de soutenant dans leurs recherches
d’avoir pu « éviter l’hôpital », soit recteur d’hôpital, président de groupe et l’exercice médical coor- d’une maison, d’un local, d’une
leur état ne le justifie pas, soit ils l’association Santé, villes et terri- donné [les communautés profes- crèche… Le centre de santé est une
redoutent des heures d’attente… toire. On trouve déjà à Albi, rap- sionnelles territoriales de santé « réponse d’urgence, face à un be-
C’est le cas de Jérôme, cariste, pelle-t-il, un centre de santé ratta- que le gouvernement veut déve- soin immédiat », conclut l’élu. « Si,
blessé au genou, qui est passé ré- ché à un ancien régime minier. lopper], de bonifier le temps médi- un jour, on nous dit qu’on ne sert
cupérer une ordonnance et un ar- La municipalité a beau s’être mo- cal, et, évidemment, de continuer plus à rien, on n’aura qu’à dissou-
rêt de travail. Ou de Lorane, char- bilisée – le frère du docteur Fran- de travailler sur l’attractivité de no- dre l’association et tirer le rideau,
gée de production, qui supporte ques est premier adjoint de la tre territoire », note M. Hangard. assure le docteur Carcaillet. On
depuis une semaine des maux de maire (Horizons) –, elle ne fait pas La ville mise aussi sur les incita- n’est pas là pour faire de la concur-
ventre et ne sait plus vers qui se pour autant du projet un « remède tions. Elle vient d’aider un couple rence à la jeune génération. » p
tourner. Lui, arrivé « de l’autre bout miracle » : « L’enjeu, sur le long de médecins à s’installer, en les Mattea Battaglia
de la France » il y a cinq mois, n’a
pas encore trouvé de médecin
traitant. Elle en a un, mais à qua-
rante minutes de voiture, et ne
« se sentait pas de faire la route » ;
elle a appelé des cabinets médi-
caux, qui tous l’ont refusée.
Ici, « ça va vite »
Leurs histoires se ressemblent : de
longs trajets pour consulter un
LES INDISPENSABLES
­généraliste ; des jours voire des
­semaines à attendre pour un spé-
cialiste. Et des étés plus chargés
DE VOTRE ÉTÉ
­encore, quand les vacanciers s’en
mêlent. C’est le cas d’Elsa et César,
Parisiens débarquant au centre de
santé, un peu paniqués, avec leurs
trois enfants.
Ici, « ça va vite », disent les pa-
tients. « On répond à un problème
immédiat, on ne refait pas tout
l’historique », concède le docteur
Christian Sentou, pédiatre – seule
spécialité acceptée par l’associa-
tion, qui ne peut employer que
des généralistes. A 78 ans, ce mé-
decin, une personnalité d’Albi, n’a
jamais cessé de soigner bien qu’il
soit « officiellement » à la retraite
depuis 2006 : « J’ai fait des rem­-
placements réguliers dans mon
ancien cabinet, j’ai travaillé en crè-
che, en PMI, j’ai vacciné pendant le
Covid… » Il s’inquiète des « be-
soins immenses » qu’il voit croître.
« Nous étions dix pédiatres dans
les années 1980. Aujourd’hui, il ne
reste qu’une collègue installée en
libéral et un collègue en clinique. Je
reçois des appels tous les jours de
parents sans solution… »
Le docteur Sentou était partant
pour faire deux vacations par se-
maine. Il en prend quatre, finale-
ment, mais compte revenir à un
rythme « plus sage » en septem-
bre. « On est là pour dépanner,
pas pour suppléer le médecin de
famille. » Pas non plus pour être
des médecins traitants, quand
bien même c’est ce dont man-
quent 6 millions de Français.
A la mairie, Gilbert Hangard, ad-
joint à la santé, défend le modèle
qu’il a contribué à installer, sans
cacher que l’opposition aurait pré-
féré un centre de santé municipal.
« Un système onéreux pour les vil-
les et fragile dans son fonctionne-
ment, car peu attractif pour les mé-
decins, fait valoir l’élu. Et quand on
parvient à les recruter, on a du mal
à les garder si on ne leur offre pas EN VENTE SUR BOUTIQUE.LEMONDE.FR
une rémunération suffisamment

10 | France
La viande,
un clivage français
L’« écologisation » des pratiques
individuelles se heurte à une
résistance presque identitaire sur cet
aliment aux multiples symboliques
I
l n’est pas si lointain le temps
où Roland Barthes écrivait,
dans ses Mythologies (Seuil,
1957) : « Comme le vin, le bif-
teck est, en France, élément de base,
nationalisé plus encore que socia-
lisé ; il figure dans tous les décors de
la vie alimentaire. » Pourtant, si la
viande reste « dans tous les dé-
cors », elle n’est plus une évidence.
Longtemps vue comme garante
de bonne santé, en excès, elle est
désormais pointée du doigt. Et cri-
tiquée au nom de la lutte contre le
changement climatique. Pour at-
teindre la neutralité carbone
en 2050, la France devra manger
moins de viande – une baisse de
20 % à 70 % selon les scénarios.
Même la Cour des comptes pré-
conisait, en mai, de diminuer le
nombre de vaches pour tenir les
engagements climatiques. Si l’ap-
pareil de l’Etat s’empare du sujet,
en politique, rares sont ceux qui
se risquent à critiquer la consom-
mation de viande en France, deux
fois supérieure à la moyenne
mondiale. Trop peur d’être accu-
sés d’« emmerder les Français »
sur un aliment aussi chargé sym-
boliquement.
Une partie de la gauche s’en sai-
sit, certes. Il y a les abolitionnistes,
comme Aymeric Caron, député
(Révolution écologique pour le vi-
vant) de Paris, membre du groupe
La France insoumise à l’Assemblée
nationale. La députée écologiste
de Paris Sandrine Rousseau, aussi,
chacun avec leurs arguments.
Mais le reste des responsables po-
litiques y va avec des pincettes,
quand ils ne s’engagent pas dans
un créneau inverse, celui de la dé-
fense de la viande.
Bruno Le Maire, en mai, a visité
une usine de merguez végétales et
autres produits de substitution ul-
tratransformés. Non sans donner
des garanties d’amour à la vraie
viande : « J’adore manger un bon
steak et je n’aime pas les ultras qui
disent qu’il faut arrêter complète-
ment la viande. » Après avoir
mené, en 2022, sa campagne prési-
dentielle autour de la défense de la
« bonne viande », le communiste
Fabien Roussel s’est filmé attablé
« Plus personne ne dit qu’il faut manger beaucoup de viande »
Des questions de statut et de représentation entrent en jeu dans la consommation de cet aliment, explique l’historien Bruno Laurioux
Entretien
P rofesseur d’histoire médié-
vale, spécialiste de l’his-
toire de l’alimentation,
Bruno Laurioux a codirigé les
ouvrages Pour une histoire de la
viande. Fabrique et représentations
de l’Antiquité à nos jours (Presses
universitaires de Rennes et Pres-
ses universitaires François-Rabe-
lais, 2017) et Le Modèle culinaire
français (Presses universitaires
François-Rabelais, 2021).
Est-on encore dans un âge d’or
de l’alimentation carnée ?
Il y a dans l’histoire plusieurs
moments de forte consommation
de viande. La préhistoire dans sa
période terminale, le paléolithi-
que, en est une. Puis, à la fin du
Moyen Age, les XIVe et XVe siècles
sont des siècles carnassiers. Après
un épisode de céréaliculture géné-
ralisée, on voit se développer l’éle-
vage dans des pâtures qui aug-
mentent en superficie, dans un
dans son camping corse, prépa-
rant une salade de hareng.
Un peu comme la voiture, la
viande est au cœur d’un conflit
culturel d’autant plus sensible
qu’il touche aux modes de vie.
« Sur la viande, j’assume de mener
une bataille culturelle, déclare
Mme Rousseau, c’est le geste indivi-
duel le plus efficace et le plus facile
que l’on puisse faire pour réduire
son bilan carbone. Tout le monde
peut le faire. » Malgré des argu-
ments sanitaires, scientifiques, la
résistance est là. « On ne peut pas
prétendre que la lutte contre le ré-
chauffement est consensuelle
comme le disent certains, au moins
j’arrive à mettre cette résistance en
lumière », poursuit la députée.
Raidissement
En réaction aux messages écolo-
gistes, un raidissement s’opère,
analyse le sondeur et politologue
Jérôme Fourquet : « Une partie de
la population voit dans la viande le
marqueur d’un mode de vie à la
française, une identité, et s’arc-
boute sur la défense du steak ou de
l’entrecôte… » Une défense de plus
en plus visible, si l’on considère
l’émergence, sur les réseaux so-
ciaux, d’« influenceurs » spécialis-
tes des photos de barbecue. Ou en
l’abondant courrier reçu par les
défenseurs du bien-être animal.
Comme Sandrine Rousseau, Ay-
meric Caron ne compte plus les
photos de steak saignant qui lui
sont envoyées, depuis la parution
de son livre No Steak (Fayard),
en 2013. « Ça relève du “steakibi-
tionnisme”, balaie-t-il, avec un côté
extrêmement puéril, mais aussi
une revendication quasi politique
d’un mode de vie. Les gens qui font
ça se disent qu’ils vont vraiment
nous enquiquiner, alors que je m’en
fous complètement. » Pour le dé-
puté, ceux qui persistent à défen-
dre une alimentation carnée « res-
tent figés dans de vieux modèles dé-
passés » et passent à côté d’une
nouvelle question politique, celle
du rapport au vivant et à l’exploita-
tion de la planète.
Deux camps minoritaires mais
bien définis, une opinion publi-
moment de refroidissement cli-
matique et de déclin démographi-
que. Puis un nouvel essor démo-
graphique ramène, du XVIe au
XVIIIe siècle, à une forte céréalicul-
ture. Au XIXe siècle, la consomma-
tion de viande va à nouveau aug-
menter, de manière ininterrom-
pue, jusqu’à atteindre les quelque
80 kilos de viande consommés
aujourd’hui par personne et par
année en France. Au début du
XIXe siècle, on mangeait 20 kilos
de viande par an et par personne.
Aujourd’hui, la tendance est à une
baisse progressive, lente.
Si l’on voulait réduire de 75 % à
80 % notre consommation de
viande, comme le préconisent
certains rapports, on revien-
drait donc au niveau du début
du XIXe siècle ?
On en est encore loin, mais de
plus en plus de gens déclarent
manger moins de viande
qu’auparavant. Le mouvement de
diminution que l’on observe va se
Jacques Chirac, alors candidat du RPR à la Mairie de Paris, le 27 janvier 1977, à Paris. FRANÇOIS LOCHON/GAMMA RAPHO
que tiraillée qui déclare dans les
sondages manger moins de
viande, mais maintient dans les
faits une large part de sa consom-
mation sous d’autres formes (ali-
ments transformés ou pris au
restaurant)… Une bataille cultu-
relle s’est enclenchée. Pour Jé-
rôme Fourquet, elle a pris la suite
d’une opposition de système,
celle qui avait cours dans les an-
nées 1990-2000 entre chasseurs
et écologistes. « Aujourd’hui, on a
Rousseau ou Caron contre un blo-
gueur identitaire viril qui revendi-
que de ne pas être déconstruit et
de manger de la viande matin et
soir », poursuit-il.
Comme le vin rouge, la viande
fait partie de ces produits qui ont
« changé de camp », notait en 2013
une étude du ministère de l’agri-
culture. De pilier du repas ouvrier,
le vin est devenu l’apanage des
classes aisées, tandis que la viande
a fait le chemin inverse. Au
XIXe siècle, les hygiénistes enjoi-
gnaient à une classe ouvrière vue
comme anémiée de manger da-
vantage de viande rouge, en fai-
sant même la promotion d’une
viande auparavant taboue, celle
du cheval, pour en assurer l’appro-
visionnement.
Aujourd’hui, dans la frange mé-
diane des ménages populaires,
celle du mouvement des « gilets
jaunes », « seule la viande (…) fait
l’objet de stratégies d’achat que l’on
poursuivre. Bien sûr, il y a tou-
jours des résistances, mais plus
personne ne dit qu’il faut manger
beaucoup de viande.
Il n’y a pas que des motivations
nutritives derrière la consomma-
tion de viande, loin de là : des peu-
ples entiers se passent de viande,
d’autres encore ne mangent que
cela. Des questions de statut, de
représentation, entrent en jeu. La
catégorie viande elle-même est
une construction. En ancien fran-
çais, viande est un terme qui dési-
gne toute nourriture, ça veut dire
« qui peut servir à la vie ». Le
terme utilisé au Moyen Age est
« chair » : chair humaine, animale,
c’est plus concret.
Le fait de ne pas en manger est
ancien : la chair des volailles et des
quadrupèdes était interdite une
grande partie de l’année, pendant
le Carême, le vendredi et la plupart
du temps le samedi de chaque se-
maine, ainsi que les veilles de
grande fête religieuse. Si aujour­-
d’hui plusieurs arguments – éco-
observe rarement dans les classes
moyennes et supérieures : achetée
en gros, parfois dans des magasins
spécialisés, avec des dates de vali-
dité courte ou en promotion, elle
est ensuite congelée », notent les
sociologues Thomas Amossé et
Marie Cartier, (Sociétés contempo-
raines, 2019).
Pendant ce temps, les classes les
plus aisées se distinguent par une
alimentation partiellement plus
végétale, soucieuses de leur santé
et dégustent aussi une viande plus
« premium ». Selon le mot choisi
par Jean-Laurent Cassely et Jérôme
Fourquet dans La France sous nos
yeux (Seuil, 2019), la viande « pre-
miumisée » a ses bouchers stars et
ses vitrines frigorifiées avec côte
de bœuf « maturée ».
« Mangez-en mieux »
Dans l’« écologisation » de l’ali-
mentation, les classes supérieu-
res justifient facilement leurs
comportements par un souci
envi­ronnemental, même lors-
qu’il coexiste avec d’autres moti-
vations comme la diététique ou la
santé. « Lorsqu’il s’agit de classes
populaires, c’est trop souvent in-
terprété comme seulement lié à
des contraintes économiques,
comme si ces ménages ne pou-
vaient pas avoir de valeurs écolo-
giques ! », déplore Anne Lhuissier,
sociologue spécialiste des prati-
ques d’alimentation populaires.
nomique, sanitaire ou éthique et
environnemental – motivent la
non-consommation de viande, au
Moyen Age, c’était d’abord un acte
pénitentiel.
Cette image pénitentielle des
végétariens n’a pas tout à fait
disparu… Et, pourtant, les ar-
guments éthiques liés au bien-
être animal ont progressé.
Si l’argument éthique, connu de-
puis l’Antiquité, est autant mis en
avant, c’est aussi que l’abattage in-
dustriel conduit à des actes terri-
bles envers les animaux au nom
de la rentabilité. Ces dérives sont le
point d’arrivée d’un phénomène
commencé au XIXe siècle : au mo-
ment où l’abattage sort des villes,
quelque chose se rompt. Aupara-
vant, les animaux étaient amenés
vivants en ville et abattus sur place
par le boucher. La familiarité avec
l’animal était préservée.
A partir du XIXe siècle, pour faire
sortir des villes les odeurs mais
aussi la mort (car les cimetières
« Une partie de
la population voit
dans la viande
le marqueur
d’un mode de vie
à la française »
Jérôme Fourquet
sondeur et politologue
Pendant que les mentalités évo-
luent, lentement, les pans de l’éco-
nomie française qui dépendent de
cette assiette carnée s’emparent
de ces évolutions pour mieux les
contrôler. La fédération des bou-
chers accompagne, par exemple,
la montée en gamme de la viande.
L’Association nationale interpro-
fessionnelle du bétail et des vian-
des, lobby de la viande bovine, a
choisi pour slogan « Aimez la
viande. Mangez-en mieux », en évi-
tant toute injonction au « moins ».
Jean-François Guihard, prési-
dent de la Confédération française
de la boucherie, boucherie-charcu-
terie et traiteurs, se récrie contre
une gauche perçue comme « extré-
miste ». Que Sandrine Rousseau lie
incendies en Grèce et consomma-
tion de viande lui paraît « gravis-
sime » – la députée a publié sur X
(anciennement Twitter), fin juillet,
que « la consommation de viande
aussi en sortent), on crée des
abattoirs en dehors. D’ailleurs,
avant, on ne disait pas abattre,
mais « tuer », pas « abattage »,
mais « tuerie ». « Abattre » évoque
ce qu’on fait aux arbres, ou le
coup de maillet à l’animal avant
de le saigner, mais c’est un mot
très différent de « tuer », qui évo-
que un meurtre. Une euphémisa-
tion de la mort de l’animal s’est
mise en place, au point que l’on
propose de la viande prédécou-
pée, des « pièces à griller » qui
n’ont plus le nom des parties du
corps animal. Quand les gens dé-
couvrent la réalité – que des ani-
maux sont tués –, ils font l’expé-
rience d’un grand décalage.
Il y a en France, peut-être plus
qu’ailleurs, une résistance aux
injonctions à moins manger
de viande, au nom d’un certain
modèle culinaire ?
C’est possible, mais je ne man-
que pas une occasion de rappeler
que le « repas gastronomique des
0123
Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
est une des causes de ce qui se passe
en Algérie, Espagne, Grèce, Chine,
Arizona et partout ». « Pourquoi ne
pas s’occuper d’abord de ceux qui
prennent l’avion pour partir en va-
cances en Grèce ? » L’artisan bou-
cher défend les 18 000 bouchers
du territoire comme un totem
d’une certaine France. « L’élevage,
c’est le maintien de la vie dans nos
campagnes, si on enlève les trou-
peaux, on enlèvera peut-être après
l’école, le boucher… » Ou la viande
comme élément d’un mode de vie
immémorial.
Peu sensibles aux arguments
d’un secteur agroalimentaire soli-
dement ancré dans l’économie et
les mentalités, les écologistes en
conviennent : l’élevage, même
dans une part très réduite, restera
indispensable ne serait-ce que
pour entretenir des paysages.
Benoît Biteau, eurodéputé écolo-
giste et éleveur, estime que « la ré-
duction de l’élevage doit se faire
avec discernement » et ferraille
dans son propre parti avec les
abolitionnistes et les partisans du
« réensauvagement » des terres.
« Le seul élevage qui vaille est celui
qui revient aux fondamentaux,
des herbivores qui mangent de
l’herbe, et un souci du bien-être
animal. » Cet élevage-là, l’élu
aimerait même l’étendre, en
substituant aux cultures de maïs
irriguées de nouvelles prairies. p
Julie Carriat
Français », inscrit à l’Unesco, n’a
pas forcément à voir avec la
viande. Quand l’équipe de l’Insti-
tut européen d’histoire et des cul-
tures de l’alimentation de Tours,
que je préside, a proposé de l’ins-
crire au patrimoine culturel im-
matériel de l’humanité, nous
l’avons défini précisément. Ce
n’est pas celui de tous les jours,
mais celui des fêtes, quand on a
invité des amis, ou que l’on va au
restaurant. Cela désigne le rituel
du repas, le fait qu’il y ait plu-
sieurs plats (qui ne sont pas né-
cessairement carnés), une bois-
son qui l’accompagne, avec un ef-
fort sur la présentation, et un soin
apporté au choix des produits.
Nous avons proposé le repas « des
Français », cela veut dire que ce ne
sont pas nécessairement les plats
traditionnels de la cuisine fran-
çaise. Beaucoup de restaurateurs
ont cru qu’on avait « classé » les
plats traditionnels de la cuisine
française, mais c’est faux ! p
propos recueillis par J. Ca.
 Économie & Entreprise
0123
Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
La Chine affronte une crise inédite
La deuxième économie mondiale fait face à l’éclatement de sa bulle immobilière et à un ralentissement sévère
Shanghaï - correspondance
L’
économie chinoise est-
elle au bord du gouffre ?
En deux semaines, les
mauvaises nouvelles se
sont accumulées pour la
deuxième économie mondiale :
chute des exportations de 14,5 %
en juillet, défaut de paiement et
mise en faillite des principaux
promoteurs immobiliers, entrée
en territoire déflationniste…
Signe que la situation est sé-
rieuse, les autorités chinoises font
tout pour cacher les difficultés :
les économistes sont priés de ne
parler que des bonnes nouvelles,
et le Bureau national des statisti-
ques a arrêté de publier les chif-
fres du chômage des jeunes, qui
venait de battre un record en juin,
en atteignant 21,3 %. Sur le terrain,
difficile de trouver des patrons op-
timistes quant à l’état de leur sec-
teur. Peu confiants dans l’avenir,
les ménages épargnent plus qu’ils
ne dépensent. Si l’humeur est
sombre, les experts s’accordent à
dire que l’éclatement d’une bulle
spéculative façon Lehman Bro-
thers en 2008 est peu probable. Le
risque est plutôt que la crise ac-
tuelle ne s’éternise, ouvrant une
longue période de stagnation
comme au Japon après 1991.
« Nouvelle normalité »
Car le ralentissement conjonctu-
rel s’ajoute à une tendance struc-
turelle : la fin d’une ère de crois-
sance forte, et l’entrée dans une
« nouvelle normalité » : celle d’une
Chine moins dynamique, dont la
population baisse, mais dont le
développement reposerait sur
une croissance « de haute qualité »,
selon le jargon officiel, c’est-à-dire
basée sur la consommation et les
hautes technologies, et moins sur
les investissements et les exporta-
tions. Mais négocier cet atterris-
sage, après une trentaine d’années
de développement effréné, est
particulièrement délicat. C’est
même le plus grand défi économi-
que du règne de Xi Jinping. Car le
ralentissement actuel révèle les
déséquilibres accumulés pendant
la période précédente.
Le principal sujet d’inquiétude
est le risque de contagion de l’im-
mobilier à la finance. Après le dé-
faut de Country Garden, une
autre information a créé la pani-
que chez les investisseurs : une fi-
liale du fonds d’investissement
Zhongzhi avait elle aussi fait dé-
faut sur des obligations, révé-
laient ses créditeurs le 11 août.
L’entreprise est l’un des princi-
Une inquiétude mondiale mais pas de risque systémique
Les difficultés de la Chine vont peser sur ses partenaires. Toutefois, l’hypothèse d’une contagion majeure est rejetée par la plupart des analystes
New York - correspondant
S oudain une inquiétude : la
crise immobilière chinoise
peut-elle provoquer une
crise financière systémique
comme le fit, en 2008, la faillite de
la banque d’affaires américaine
Lehman Brothers, provoquant la
pire crise économique depuis
1929 ? « Les investisseurs craignent
que le “moment Lehman” de la
Chine ne se profile », titre le Wall
Street Journal dans un article du
vendredi 18 août, même si une
analyste citée, Xiaoxi Zhang de
Gavekal Research estime que la
« vigilance réglementaire » de Pé-
kin rend cette issue peu probable.
A Wall Street, les observateurs
sont soucieux, d’autant que la
crise chinoise se conjugue avec la
hausse des taux d’intérêt à long
terme américains, qui ont atteint,
jeudi, leur plus haut niveau de-
Les mauvais signaux de l’économie chinoise
Une croissance moins forte que prévue
Variation annuelle du PIB chinois, en %
Croissance
attendue
Croissance 4,5
publiée
2,9 4 1,7
4e trimestre 1er trimestre
2022 2023
L’emploi des jeunes qui se dégrade
Taux de chômage de la population urbaine, en %
25
20
15
10
5 – 9,8
0 – 12
Janvier
2022
paux acteurs de la « finance de
l’ombre », moins contrôlée que
les banques ouvertes au grand pu-
blic, mais qui joue un rôle impor-
tant pour financer le privé.
L’exposition de ces institutions
au secteur immobilier fait crain-
dre qu’elles ne soient les prochai-
nes à plonger, alors que plus de
quatre-vingts promoteurs ont fait
défaut depuis deux ans. En 2022,
les difficultés de banques locales
du Henan (Centre), elles-mêmes
proches de promoteurs immobi-
liers, avaient poussé des milliers
d’épargnants à manifester pour
récupérer leurs économies.
Pour autant, les autorités ont les
moyens d’empêcher que la crise
immobilière ne devienne crise fi-
nancière. Le scénario du pire ver-
rait une multiplication des défauts
de promoteurs mettant en diffi-
culté les acteurs les plus faibles de
la finance et les gouvernements
locaux, eux-mêmes criblés de det-
tes. « Mais, même si cela se produit,
le gouvernement central dispose
encore d’une grande marge de
puis 2007 (à 4,329 %) et laissent
augurer la fin définitive de l’ar-
gent gratuit qui prévalait depuis
la grande récession. « Les marchés
sont pris dans une “tempête par-
faite”, au milieu d’une flambée des
taux, d’une détérioration des don-
nées économiques en Chine, d’une
faible liquidité estivale et d’une
grève des acheteurs [d’actions] »,
écrit Emmanuel Cau, responsable
de la stratégie actions européen-
nes de Barclays.
La crise chinoise peut-elle créer
un effet domino sur la planète ?
« Il n’y aura pas d’effet Lehman, es-
time Patrick Artus, économiste
en chef de Natixis. Il n’y a pas d’ef-
fet amplificateur ou d’effet de le-
vier. Ce seront des pertes sèches en
capital pour les investisseurs », es-
time l’économiste, qui reconnaît
qu’il est très dur de savoir qui dé-
tient les 200 milliards de dollars
(184 milliards d’euros) de dette de
Une entrée en déflation
Indice des prix à la consommation, en %
3
2,8
7,3 2,7
6,3 2 2,5
1 1
0 0
–1
2e trimestre Juillet
2023 2022
La persistance du marasme immobilier
Variation depuis le début de l’année de l’investissement
dans l’immobilier, en %
–6
16-24 ans – 6,4
– 7,4
–8
Ensemble – 10
Janvier Juillet
2023 2022
Signe que
la situation
est sérieuse,
les autorités font
tout pour cacher
les difficultés
manœuvre pour absorber la dette
des gouvernements locaux et res-
tructurer ces actifs douteux. Bien
sûr, cela a un coût. Les taux d’inté-
rêt pourraient augmenter, et les no-
tations de crédit baisser. L’écono-
mie souffrira avant de pouvoir re-
démarrer », estime Tommy Wu,
économiste principal pour la
Chine chez Commerzbank.
La Chine paie le prix de sa crois-
sance à crédit. Car, derrière son sta-
tut d’« usine du monde », expor-
tant des biens manufacturés dans
le monde entier, la Chine doit une
partie de son développement à
l’investissement : investissement
public dans les infrastructures, et
Country Garden, promoteur chi-
nois géant ayant fait défaut sur
des obligations cette semaine.
Une étude de la Banque centrale
européenne, réalisée en 2022, es-
timait que, avec un marché fermé,
un choc financier en Chine avait
un effet deux fois moindre sur les
marchés financiers mondiaux
d’actions qu’un choc équivalent
aux Etats-Unis. En revanche, l’im-
pact est plus fort sur les marchés
de l’énergie et des matières pre-
mières, la Chine consommant par
exemple 56 % du cuivre mondial.
Le ton a changé
Il est certain que les difficultés de
la Chine, deuxième économie du
monde, vont peser sur ses princi-
paux partenaires économiques,
en particulier le Japon, la Corée du
Sud ou l’Allemagne. Mi-juillet, l’Al-
lemagne, qui exporte machines-
outils et automobiles en Chine, a
2,1
2,1
1,8
1,6
0,7
Octobre Janvier
2022 2023
– 5,7 – 5,8
–8
– 8,8
– 10
Octobre Janvier-fév. Avril
2022 2023 2023
privé dans l’immobilier, le tout
bâti sur une montagne de dettes.
Chaque fois que l’activité montrait
des signes de ralentissement, les
autorités ont su créer les condi-
tions de ruées vers l’immobilier.
Chantiers arrêtés
« C’est le sort de tout pays qui entre-
tient un boom immobilier : lorsque
le gouvernement encourage les
promoteurs, les ménages, les entre-
prises, les banques à penser que la
seule voie pour l’immobilier, c’est
la hausse, les acteurs se retrouvent
surexposés. Quand la musique
s’arrête, le retour de bâton est vio-
lent », résume George Magnus,
économiste indépendant.
Prédit par les économistes de-
puis des années, l’éclatement de la
bulle immobilière est en train
d’avoir lieu, en partie sous l’impul-
sion de Pékin. Après une énième
période de hausse des prix
en 2020, sur fond de taux d’intérêt
bas pour compenser les effets de
la pandémie de Covid-19, les auto-
rités ont décidé de s’attaquer plus
présenté un plan pour s’affran-
chir du risque chinois.
« Nous ne voulons pas nous dé-
coupler de la Chine, mais minimiser
nos risques. Plus le commerce et les
chaînes d’approvisionnement sont
diversifiés, plus notre pays est rési-
lient », a déclaré Annalena Baer-
bock, la ministre allemande des af-
faires étrangères. Janet Yellen, la
secrétaire américaine au Trésor, a
voulu rassurer en début de se-
maine : « Le ralentissement de la
Chine aura le plus grand impact sur
ses voisins asiatiques, mais il y aura
des retombées sur les Etats-Unis. »
Le ton est plutôt à l’évaluation
de la politique amorcée par Do-
nald Trump et mise en œuvre par
Joe Biden, invitant à s’affranchir
de la dépendance à la Chine et à
l’empêcher de dépasser économi-
quement les Etats-Unis : produc-
tion domestique de microproces-
seurs, de terres rares ; sous-
Une consommation molle
Variation annuelle des ventes de biens de consommation,
en %
15
10
5 5,1
3
0,1 0,2
0 3,2 0,5
–5
– 0,3 – 10 – 5,6
Avril Juillet Juillet Octobre
2023 2023 2022 2022
Une production industrielle qui vacille
Variation annuelle de la production d’automobiles, en %
60
– 6,2
40 39
31,5
– 7,2
– 7,9 25,4
20
– 8,5 8,6
0 0,8
– 9,9
– 20
Juillet Juillet Octobre
2023 2022 2022
Infographie : Le Monde
sérieusement au surendettement
du secteur. Brandissant le slogan
de Xi Jinping selon lequel « les ap-
partements sont faits pour habiter,
pas pour spéculer », la banque cen-
trale a du jour au lendemain
coupé les crédits aux promoteurs
trop endettés. Evergrande a été le
premier géant à tomber, il y a deux
ans, dévoilant une dette estimée à
340 milliards de dollars (312 mil-
liards d’euros) fin 2022.
Partout, des chantiers se sont ar-
rêtés faute de fonds, et des pro-
priétaires en colère ont manifesté.
Depuis, des lignes de crédits spéci-
fiques ont été ouvertes pour assu-
rer la complétion des projets en
cours, mais pas plus. Les entrepri-
ses d’Etat sont poussées à repren-
dre les projets des investisseurs
privés en difficulté. La procédure
de faillite d’Evergrande aux Etats-
Unis le 18 août s’inscrit dans ce
processus.
Le problème est que les efforts
de désendettement, loués par les
économistes, arrivent trop tard,
quand les autorités ont le couteau
traitance envers les pays amis
(Vietnam, Inde, Mexique…) et
contrôle accru des exportations
de matériel sensible vers la Chine.
En quelques années, le ton a spec-
taculairement changé – les Etats-
Unis, qui s’autodénigraient, esti-
ment que la Chine ne les dépas-
sera jamais – et les analystes ex-
plorent les causes du mal chinois.
Celui-ci est politique, selon
Adam Posen, président du Peter-
son Institute, think tank libéral de
Washington, qui accuse Xi Jinping
d’avoir découragé durablement
l’entreprise privée. L’expert Mi-
chael Pettis juge sur X (ex-Twitter)
que les déboires de la Chine re-
montent à plus loin. Le pays n’a
pas changé de modèle lorsqu’il a
accompli l’essentiel de son rattra-
page, ce qui « a conduit à des bulles
d’actifs, en particulier dans l’im-
mobilier, et à une augmentation
insoutenable de la dette ».
| 11
15,9
10,5
9,1
2,9 1
– 0,1
Janvier-fév. Avril Juillet
2023 2023 2023
59,8
17,3
11,2
– 16,7 – 14 – 3,8
Janvier-fév. Avril Juillet
2023 2023 2023
Source : Bureau national des statistiques
sous la gorge. Si Pékin parle de dis-
cipline financière depuis 2016,
l’endettement a continué à explo-
ser jusqu’en 2022.
« C’est une correction majeure
des politiques passées, relève Dan
Wang, économiste en chef à la
banque hongkongaise Hang
Seng. L’objectif est de réduire la
bulle des actifs et de changer le mo-
teur de la croissance. D’une cer-
taine manière, c’est un succès.
Mais le problème, c’est que mainte-
nant que les infrastructures et l’im-
mobilier ne sont plus disponibles
pour tirer l’activité, nous n’avons
pas de moteur de remplacement. »
La « croissance de haute qua-
lité », fondée sur la consomma-
tion des ménages et l’innovation,
vantée par les autorités, pourra-t-
elle remplacer les myriades de
chantiers qui ont donné du travail
aux millions de travailleurs mi-
grants des campagnes chinoises
ces vingt dernières années ? « Elle
risque d’avoir le goût de la stagna-
tion », avertit Dan Wang. p
Simon Leplâtre
Mais même si la situation est ju-
gée négativement, nul ne table
sur un affaiblissement du pou-
voir de Xi Jinping. « Si vous écou-
tez ce que [Xi Jinping] dit, je pense
qu’il finira par prendre, reprendre
Taïwan par la force d’ici à la fin de
l’année prochaine, a déclaré à la
chaîne américaine CNBC Kyle
Bass, investisseur très critique sur
la Chine. Nous, à Wall Street,
aimons penser qu’il ne ferait ja-
mais cela parce que cela n’a aucun
sens économique. Nous devons ar-
rêter de penser de cette façon et
commencer littéralement à écou-
ter ce que l’homme dit. »
Jeudi 10 août, Joe Biden avait
qualifié les difficultés économi-
ques de la Chine de « bombe à re-
tardement ». « Ils ont des problè-
mes, et ce n’est pas bien, car, quand
les méchants ont des problèmes, ils
font de mauvaises choses. »
Arnaud Leparmentier
 0123
12 | Économie & Entreprise Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023

Les Belges surpris

de se découvrir si riches
La crise des salons de coiffure fait
émerger de nouvelles pratiques
P ersuadés de vivre dans le pays champion de la taxation
des salaires (53 % pour un célibataire, 45,5 % pour un
couple qui travaille, selon les chiffres de l’Organisation
de coopération et de développement économiques), les Belges
viennent de découvrir avec étonnement qu’ils étaient en fait…
Les faillites de coiffeurs professionnels ont bondi de 181 % depuis 2021
« les plus riches du monde ». C’est du moins ce qu’affirme Credit
Suisse (UBS) dans la quatorzième édition de son rapport mon-
dial sur la richesse, publié mardi 15 août.
La conclusion de la banque helvétique s’appuie sur l’estima-
tion du « patrimoine médian » : dans chaque pays, on divise la
population en deux groupes − d’un côté, les riches, de l’autre,
les pauvres − et l’on détermine une richesse « médiane ». Pour
la Belgique, elle atteint 229 500 euros par adulte, ce qui inclut le
patrimoine immobilier, l’épargne, les actions… En France,
d’après les estimations publiées par l’Insee en janvier, ce patri-
moine médian s’élève à 177 200 euros.
Placé pour la première fois sur la plus haute marche de ce po-
dium, devant l’Australien, le Suisse et l’Américain, le citoyen
belge s’étonne d’autant plus que, selon les statistiques officiel-
les, un compatriote sur huit vit en situation de pauvreté. En
Wallonie, 18 % des personnes disposent d’un revenu inférieur
ou équivalent au seuil de pauvreté,
estimé à près de 1 360 euros pour une
Ces classements personne isolée et à 2 800 euros pour
un couple avec deux enfants. Dans la
en disent très peu région de Bruxelles, 30 % de la popu-
sur le niveau lation risque de basculer dans la pau-
vreté, contre environ 7 % en Flandre.
des inégalités
Une image du passé
et la répartition Dès lors, mieux vaut se fier à un
autre paramètre, celui du patri-
du patrimoine moine moyen (et non médian), qui
détermine la richesse « nette » des in-
dividus, en divisant le patrimoine global d’un pays par le nom-
bre de ses habitants. Avec ce calcul, la Belgique recule à la on-
zième position du classement, avec 323 000 euros, devant la
France (312 000), mais très loin derrière la Suisse (629 000), les
Etats-Unis (506 000) ou l’Australie (447 000).
Ces classements, qui en disent très peu sur le niveau des iné-
galités et la répartition du patrimoine, laissent maints écono-
mistes de marbre. Le critère « richesse » renvoie surtout une
image du passé : le Belge gagnait bien sa vie et épargnait beau- Les coiffeurs David Marotta et Charlotte Brochot (de dos), à La Fabrica, à Paris, le 17 août. BRUNO LEVY/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
coup, mais aujourd’hui, il produit peu de richesse nouvelle, ob-
serve Etienne de Callataÿ, économiste en chef chez Orcadia As-
set Management. Le niveau de son patrimoine médian dé-
coule aussi du fait qu’il détient souvent un bien immobilier
Reportage sée par là : près de 20 000 salons
doivent aujourd’hui rembourser
« Les employeurs nombre de microentrepreneurs a
explosé depuis la naissance du

J
(72 % des Belges sont propriétaires), dont la valeur a fortement e voulais avoir la liberté d’exé-
crû au cours des dernières années. cuter mon métier sans con-
« Si les Belges sont riches, leur Etat est pauvre et on ne peut traintes. Aujourd’hui, je peux
donc sérieusement affirmer que la Belgique est un pays de coca- travailler à 6 heures, à 22 heu-
gne », commente, de son côté, le quotidien Le Soir. Alors que la res, le dimanche. Je choisis
dette publique avoisine 500 milliards d’euros et fait désormais mes clients, j’ai une vraie relation
de lui le citoyen européen le plus endetté (1 841 euros par per- avec eux, je ne passe plus mon
sonne, à la fin de 2022), le Belge doute effectivement de son sta- temps à courir. » Après trente ans
tut d’hyper-riche. A propos de son avenir financier, il se de- dans la coiffure, David Marotta
mande également si, comme l’affirme le gouvernement, la via- confie qu’il n’a jamais été aussi
bilité du système des retraites a vraiment été assurée grâce à heureux dans l’exercice de son
une récente réforme qui soulève davantage d’interrogations métier. Après avoir dirigé un sa-
que de certitudes. p lon pendant dix ans, il s’est lancé
Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, correspondant) en tant que free-lance en 2019 et
exerce à La Fabrica, dans le 9e ar-
rondissement de Paris.
Ici, tout ressemble à un salon de
coiffure, sauf qu’il n’y a ni patron
Le Tribunal de Commerce de Paris, statuant publiquement en premier ressort ni salariés : La Fabrica est un lieu
par jugement contradictoire du 19 décembre 2022 : où une quarantaine de coiffeurs
• Dit irrecevable l’action intentée par Monsieur le Ministre de l’Economie et microentrepreneurs louent des
des Finances et de la Relance envers la Société privée à responsabilité limitée sièges à l’heure (pour 15 euros), la
constituée selon le droit irlandais APPLE SOFTWARE SERVICES LIMITED, journée ou le mois, pour recevoir
• Dit l’intervention volontaire à titre accessoire de l’ASSOCIATION FOR leurs clients. Impossible de se faire
COMPETITIVE TECHNOLOGY recevable, • Prend acte de l’abandon par couper les cheveux à l’improviste,
Monsieur le Ministre de l’Economie et des Finances et de la Relance de ses puisque la réservation est obliga-
prétentions concernant la clause 15.6 dans le contrat communiqué le 19 mai toire. Impossible, aussi, de distin-
2015 et 14.6 dans le contrat communiqué le 22 septembre 2016, intitulée « guer qui est client et qui est coif-
Autonomie des clauses » qui avait été mentionnée par erreur dans l’assignation, feur, dans l’espace où tous peu-
• Condamne solidairement la Société californienne de droit américain APPLE vent se détendre autour d’un verre
INC et la Société privée illimitée constituée selon le droit irlandais APPLE DIS- en attendant leur rendez-vous.
TRIBUTION INTERNATIONAL LIMITED à payer à Monsieur le Ministre de
l’Economie et des Finances et de la Relance la somme de 1 090 909 € au titre Amplitude horaire forte
de l’amende civile, • Dit que le greffe de ce tribunal transmettra une expédition Ce lieu est un « coworking » de
exécutoire du présent jugement au Service Amendes de la Direction Régionale coiffeurs, selon leurs fondateurs,
des Finances Publiques de Paris situé 16 rue Notre Dame des Victoires 75081 Julien Dauger et Nicolas Auber, in-
Paris cedex 02 pour en permettre la mise en recouvrement. • Dit n’y avoir lieu à génieurs de formation. Le mo-
ordonner à la Société californienne de droit américain APPLE INC et la Société
dèle, inspiré des Etats-Unis,
privée illimitée constituée selon le droit irlandais APPLE DISTRIBUTION IN-
émerge dans plusieurs métropo-
TERNATIONAL LIMITED de cesser, sous astreinte, les pratiques consistant à
les. Chaque artisan y a sa spécia-
mentionner les clauses litigieuses dans leurs contrats ou à les mettre en oeuvre
lité : cheveux bouclés, extensions,
sous quelque forme que ce soit, la nouvelle Législation sur les Marchés Numé-
couleur… L’un d’entre eux ne pro-
riques en vigueur contraignant dorénavant les défenderesses à se conformer aux
exigences légitimes de Monsieur le Ministre de l’Economie et des Finances et
pose même que des coupes mu-
de la Relance, • Ordonne solidairement à la Société californienne de droit amé- let. « On n’est pas concurrents, on
ricain APPLE INC et la Société privée illimitée constituée selon le droit irlan- est complémentaires, témoigne
dais APPLE DISTRIBUTION INTERNATIONAL LIMITED de publier à leurs David Marotta. J’envoie certains
frais, sous huit jours à compter de la signification du présent jugement, le dispo- clients à d’autres, on s’échange des
sitif dudit jugement dans les journaux suivants en version électronique et papier conseils, c’est un état d’esprit. »
Deuxième secteur de l’artisanat
: LE MONDE, LE FIGARO et LES ECHOS et ce, pour une durée d’un mois,
le tout sous astreinte de 10 000 € par jour de retard à compter de la signification en France, la coiffure est en pleine
du présent jugement, excluant expressément l’exécution provisoire au titre de- réinvention. Selon le cabinet Alta-
mande de publication, • Dit que le tribunal ne se réserve pas la liquidation de res, 602 salons ont été déclarés en
l’astreinte, • Condamne solidairement la Société californienne de droit améri- faillite au premier semestre, soit
cain APPLE INC et la Société privée illimitée constituée selon le droit irlandais une hausse de 49 % par rapport à
APPLE DISTRIBUTION INTERNATIONAL LIMITED à payer à Monsieur le la même période de 2022, et de
Ministre de l’Economie et des Finances et de la Relance la somme de 3 000 € 181 % par rapport à 2021. Cette fra-
au titre de l’article 700 du CPC, • Déboute les parties de leurs demandes plus gilité s’explique par l’inflation, car
amples ou contraires, • Ordonne l’exécution provisoire de la présente décision elle a aussi bien fait exploser les
à l’exclusion de la demande de publication, • Condamne solidairement la So- charges des commerces (eau,
ciété californienne de droit américain APPLE INC et la Société privée illimitée électricité, produits) qu’elle a ré-
constituée selon le droit irlandais APPLE DISTRIBUTION INTERNATIONAL duit le pouvoir d’achat des clients,
LIMITED aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme qui espacent un peu plus leurs
de 318,07 € dont 52,37 € de TVA. passages sous les ciseaux. La pan-
démie de Covid-19 est aussi pas-
leur prêt garanti par l’Etat. ne veulent pas statut en 2009 : ils représentent
Mais l’inflation accélère un aujourd’hui 26 % des établisse-
mouvement à l’œuvre depuis plu-
augmenter leurs ments de coiffure. A La Fabrica,
sieurs années : le secteur étant tarifs de peur tous les coiffeurs vantent le con-
très concurrentiel, en particulier fort que leur offre ce statut, assez
dans les grandes villes, les ouver-
que leur clientèle simple : ils sont libres de fixer leur
tures et fermetures sont fréquen- vienne moins » tarif, qui varie beaucoup en fonc-
tes. Ce sont surtout les petits sa- tion des prestations et de leur ex-
Stéphanie Prat Eymeric
lons qui peinent à survivre, périence. N’ayant choisi de faire
secrétaire fédérale
d’autant que les difficultés de re- des coupes que quatre jours par
du syndicat FGTA-FO
crutement sont fortes. Selon l’en- semaine, David Marotta consacre
quête Besoins en main-d’œuvre le reste de son temps à des presta-
2023 de Pôle emploi, 77,4 % des re- tions pour des entreprises de pu-
crutements de coiffeurs et esthé- S’ils ne veulent plus des galères blicité, des shootings photos, ou
ticiens sont jugés difficiles, contre de l’entrepreneuriat classique, les encore pour tester des produits
61 % pour l’ensemble des métiers. coiffeurs de La Fabrica, qui ont pour L’Oréal.
« Les employeurs ne veulent pas tous été en CDI à un moment de Cependant, un free-lance n’ob-
augmenter leurs tarifs de peur que leur carrière, se sont aussi détour- tient pas sa clientèle en un jour :
leur clientèle vienne moins, ob- nés du salariat. Sur la dernière dé- ainsi, les profils de La Fabrica ont
serve Stéphanie Prat Eymeric, se- cennie (2011-2021), le secteur a au moins quelques années d’expé-
crétaire fédérale du syndicat FG- perdu 14 510 salariés, soit une rience. Si le site du « coworking »
TA-FO. En n’augmentant pas les baisse de 14,2 %. Le salaire, l’am- leur permet d’en obtenir de nou-
prix, ils ne peuvent pas augmenter plitude horaire forte et les exigen- veaux, les réseaux sociaux sont la
leurs salariés à leur juste valeur, ces d’un salon sont les principales principale arme des jeunes coif-
alors qu’ils sont déjà mal rémuné- raisons de ce désamour envers le feurs. A La Fabrica, on trouve
rés en moyenne. C’est le serpent qui statut de salarié, en particulier même une lampe spéciale pour
se mord la queue. » chez les jeunes. « Les patrons de prendre des photos avec un smart-
Plusieurs travailleurs de La Fa- salons ne sont pas assez formés au phone, notamment pour exposer
brica sont passés par cette management et à la gestion, beau- leurs coupes sur Instagram.
somme de contraintes et ne veu- coup sont restés sur un modèle de
lent plus gérer une affaire « à l’an- fonctionnement qui ne corres- Modèles hybrides
cienne ». Rémy Nguyen, spécialisé pond plus du tout aux attentes des Passer dans ce lieu permet sur-
dans la pose d’extensions, a mis la employés, estime Jérémy Canna- tout de tester son appétence pour
clé sous la porte de son salon pari- rozzo, à la tête d’un salon parisien le microentrepreneuriat, selon Ju-
sien, peu après le confinement, et indépendant. Les jeunes veulent lien Dauger, avant d’éventuelle-
ne s’est pas senti de reprendre un faire ce qu’ils aiment plus tôt. Il ment reprendre un salon : « C’est
salon ailleurs. « Avec les charges, faut comprendre comment ils un modèle d’incubateur, on aide
mes deux salariés, j’avais du mal à fonctionnent. Ça ne m’étonne pas les free-lance à développer leur ac-
faire face. Là, je viens juste pour que les “coworkings” répondent tivité, calculer leurs charges, lancer
travailler, c’est une liberté. Ma aux attentes de la nouvelle généra- leur site Internet… S’ils échouent,
clientèle m’a suivi, donc je gagne tion, pas de risque, pas de crédit à ils pourront sans problème retrou-
aussi mieux ma vie. Et je ne suis la banque, pas de patron sur le dos, ver du travail dans un salon. »
pas revenu dans un salon, car c’est je travaille quand je veux… » D’autres modèles hybrides es-
difficile à un certain âge de revenir Entre l’émergence de la coiffure saiment dans le milieu : la société
travailler pour un patron. » à domicile et en « coworking », le Le Loup, qui propose aussi des es-
paces de « coworking » à Paris, est
en train de généraliser un modèle
La maison mère de Pétrole Hahn où des petits patrons de salons
qui n’arrivent pas à recruter peu-
placée en redressement judiciaire vent louer un siège à un microen-
En cessation de paiements depuis le 8 juin, le groupe de cosmé- trepreneur pour rester à flot et
tiques Eugène Perma a été placé en redressement judiciaire par avoir une compagnie. Charlotte
le tribunal de commerce de Paris, le 1er août. Spécialisé dans les Brochot, 32 ans, qui a rejoint La Fa-
soins capillaires pour les professionnels et le grand public, le brica après douze ans en tant que
groupe comprend notamment les marques Pétrole Hahn, Kéra- manageuse dans un salon d’une
nove Naturanove et Carmen. Eugène Perma compte 280 salariés, grande marque, croit en cette hy-
dont 90 dans son usine de Reims (Marne). La situation du groupe bridation : « Le concept est très
s’était affaiblie ces derniers mois, au point qu’un arrangement bien pour prendre le temps de créer
avait été négocié avec les créanciers bancaires. « Une partie sa clientèle, une fois qu’elle sera
du pool bancaire a rompu cet arrangement, ce qui nous a menés fixe je pourrai monter un salon où
à cette cessation de paiements », indique la direction, qui dit je travaillerai avec des esthéticien-
souhaiter maintenir l’emploi, dans l’attente d’un renfort capita- nes indépendantes, à qui je louerai
listique. Les sociétés souhaitant proposer des offres de reprise l’espace de travail, comme ici. » p
ont jusqu’au 4 septembre. Un jugement sera rendu fin octobre. Jules Thomas

0123
Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
Rencontre
Cap-d’Ail (Alpes-Maritimes) -
envoyé spécial
S
ur la terrasse aux nappes
blanches, face à la mer, il a
versé un fond d’huile
d’olive dans son assiette.
Il y trempe ses gressins avec géné-
rosité. « Regarde ce mec, dit-il en
désignant du menton un type
avec femme et enfants qui dé-
jeune près des transats. Il a l’air
d’un acteur américain, non ?
­Pourtant il n’a rien tourné… Alors
que moi je suis obligé de faire des
films. » Rires. Sauvés. Gad Elmaleh
est humoriste : c’est tout à la fois
son arme et sa protection.
« Que ce soit à Hollywood ou à
Monaco, le stress qu’on se fait, on
se le fait tout seul, dit-il en
­croquant un autre gressin. Il peut
y avoir une fascination, mais il ne
s’agit pas tant de se fondre dans le
décor que de savoir comment tu
restes toi-même, en montrant une
singularité qui va faire que tu
plais. Il faut que les gens disent que
tu es un mec bien. » Sur ces mots
tombe sur son visage ce voile mé-
lancolique qui, à tout moment,
peut dérober ses yeux. « Ça m’a
pesé, ce jugement permanent… Le
syndrome du blédard… Une ma-
nière un peu poétique de dire qu’on
essaye de s’adapter… »
Le petit juif de Casablanca en a
fait du chemin depuis qu’en 1988,
à 17 ans, il a quitté le Maroc pour
étudier à Montréal, avant de
­rallier Paris quatre ans plus tard et
se consacrer à ce qu’il avait
­toujours rêvé de faire : jouer la co-
médie. Il lui faudra dix ans pour
accéder à un succès populaire et
aux pages people des magazines.
« La mer est notre quotidien »
Côté populaire, des spectacles de
stand-up qui s’enchaînent. Et des
dizaines de rôles au cinéma. On le
verra aussi bien chez Eric Ro-
chant (Vive la République, 1997)
que chez Pierre Salvadori (Hors de
prix, 2006). Mais c’est avec ses
grosses comédies – tirées de ses
one-man-shows –, Chouchou
(réalisé en 2002 par le fidèle Mer-
zak ­Allouache, qui lui avait donné
son premier rôle au cinéma,
en 1996, dans Salut cousin !) et
Coco (2009), où il est devant et
derrière la caméra, qu’il casse la
baraque au box-office.
Côté people, l’homme, qui a eu
un premier garçon avec l’actrice
Anne Brochet, à qui on prête des
relations avec Marie ­Fugain, Auré-
lie Dupont, Marie Drucker…, vi-
site en 2011 des appartements du
côté de l’avenue Junot, à Mont-
martre. « Passe boire un verre. On
prend un apéro avec des amis », lui
propose sa copine Virginie Cou-
périe-Eiffel. C’est là qu’il rencon-
tre Charlotte Casiraghi, princesse
à Monaco, petite-fille de Grace
Kelly, et sa cadette de 15 ans.
Quand il l’évoque, le comédien
écarte les bras et les yeux comme
s’il avait vu la Madone. Avec elle
naîtra un deuxième garçon,
­Raphaël. L’idylle ne durera pas
mais c’est pour cet archange de
9 ans qu’on le retrouve ici. « J’es-
saye d’être là pour lui, le plus
­souvent possible, dit-il. Raphaël,
c’est “Dieu guérit” en hébreu. »
Dans les guides touristiques, la
Mala est une plage emblématique
de la Côte d’Azur. Lovée au cœur du
cap d’Ail, à quatre minutes de Mo-
naco, la petite crique est terre ré-
publicaine, mais la population
Gad Elmaleh, le 1er juin, sur la plage de la Mala, à Cap-d’Ail (Alpes-Maritimes). OLIVIER MONGE/MYOP POUR « LE MONDE »
Gad Elmaleh : « Plus un film
est sincère, plus il t’échappe »
Un château de sable avec… – 5/6 – Chaque samedi, durant l’été, « Le Monde »
accompagne un ou une artiste à la plage. Rencontre avec l’humoriste,
acteur et réalisateur, à Cap-d’Ail, dans les Alpes-Maritimes
reptilienne qui peuple ses galets
descend des villas accrochées aux
parois rocheuses jusqu’à la Princi-
pauté. Un TER traverse la monta-
gne comme dans un décor de train
miniature. « Dans mon esprit,
c’était une plage de sable, dit-il en
se grattant le cheveu gris. Pour
moi, la plage, c’est Casablanca. Et à
Casablanca, c’est le sable, l’em-
preinte du sable, le crissement du
sable, le sable qu’on retrouve dans
les chaussures. On ne va pas à la
mer, elle est notre quotidien. L’hu-
midité de l’océan est sur nos pare-
brise quand on se réveille. »
Casablanca, c’est là qu’il a grandi.
Un grand-père, Judas, clown sur
les marchés et dans les mariages ;
un père ayant fait du commerce
dans à peu près tout, mais mime
dès qu’il le peut. Gad et son frère
Arié sont tous deux humoristes
sur scène, Judith, leur sœur, met
en scène et écrit. A table, chez les
Elmaleh, on rigole beaucoup. Le
rire est une compétition. Le rire
est une affaire sérieuse. De ses
émotions, on parle peu.
En 2022, la jeune sœur publie
Une reine (Robert Laffont), en
hommage à leur grand-mère,
Mimi. Celle-ci avait 14 ans quand
elle a épousé Judas. Celui-ci était
déjà marié, mais sa femme plus
âgée dont il était très amoureux
ne pouvait pas avoir d’enfant.
C’est elle qui a choisi Mimi, sa
n’as jamais été dans un comedy
« Ça m’a pesé, club ? » Nos aveux grimacés ­devant
ce jugement ses deux yeux ronds : ce n’est ni
Chouchou ni Coco qui nous a
permanent… ­conduit à lui, mais son dernier
Le syndrome du long-métrage : Reste un peu, cinq
cent mille entrées depuis sa sortie
blédard… Une en novembre 2022. Avec cette his-
manière de dire toire d’un Gad Elmaleh qui vou-
drait se convertir au christianisme
qu’on essaye se révèle quelque chose qu’il avait
de s’adapter » tendance à cacher : sa sensibilité.
« Se convertir au christianisme
pour une famille séfarade, c’est la
fin du monde. Bien pire qu’un co-
­ ropre nièce, pour servir de mère
p ming out homosexuel, convient-il.
pondeuse. Mimi en a fait sept. Au Ce qui m’embête, c’est que, dès que
quatrième, elle a décidé que dé- le film est sorti, les gens ont oublié
sormais elle garderait ses enfants. que c’était une comédie. Le fait que
De tout ça, on ne parle jamais mes parents jouent leur propre
chez les Elmaleh. Les blagues rôle a poussé aux raccourcis. Des
­fusent, protectrices. « Judith a en- gens m’apostrophaient dans la rue
quêté, j’ai appris des choses mais, en disant : “Ce n’est pas gentil ce
pour les relations dans la famille, que vous avez fait à vos parents.”
rien n’a changé. On est passé du Alors que je ne me suis jamais senti
non-dit au clin d’œil. Un jour j’ai dit aussi proche du judaïsme que
“Je t’aime” à mon père. Il m’a ré- ­depuis ce film », affirme celui qui a
pondu : “Arrête tes conneries” », ra- étudié dans une yeshiva avant de
conte le comédien, qui a relevé le se tourner vers la scène.
bas de son pantalon. Malgré la « Je tournais autour du sujet de-
chaleur, malgré l’appel de l’eau puis des années. J’avais même écrit
transparente qui fait miroir gros- deux bouts de scénario autour de ce
sissant sur le lit de galets, il ne se thème. » Cette fois-ci, pour l’aider,
mettra pas en slip de bain. il a fait appel à un coscénariste,
« Même dans un cadre intime, tu Benjamin Charbit. La preuve que
auras du mal à me déshabiller. » cela est d’abord une fiction ? Mais
« C’est vraiment vrai ? Tu y pourquoi ce sentiment qu’il navi-
­connais que dalle en stand-up ? Tu gue lui-même entre deux eaux ?
Culture
« Depuis tout gamin, le christia-
nisme me fascine, sa scénographie,
le spectacle qu’il donne à voir… »
­Sénanque, Lérins, Lagrasse… Des
abbayes, il en a fréquenté, pour
faire des retraites, prier, se re-
cueillir. « Mes parents ne savaient
pas ce qu’ils tournaient, ils sont
dans le déni. Plus un film est sincère,
plus il t’échappe », affirme-t-il.
Accusations de plagiat
Une enquête dans L’Express, en
mai, lui en fait le procès : Gad
­Elmaleh flirterait avec la frange
traditionaliste du catholicisme. Et
notamment avec l’ordre des béa-
titudes. Sœur Catherine, qui joue
son propre rôle dans le film, ne
fait-elle pas partie de cet ordre sali
par de sombres histoires d’abus
sexuels ? « Sœur Catherine, je l’ai
rencontrée à Lourdes. Je tombe
tout de suite sous son charme,
vous la voyez dans le film, sa sym-
pathie, son énergie, elle va être ma
porte d’entrée sur la cathosphère
que je ne connais pas. Je n’ai aucun
lien avec les béatitudes, se défend
le comédien. Plus c’est sincère,
plus tu te prends des coups. On ne
m’attaque pas, on m’exploite : je
suis un trampoline. La même his-
toire sans mon nom, ça n’intéresse
pas. Ce fut pareil avec l’affaire du
plagiat. Une dizaine d’humoristes
sont épinglés, mais c’est moi qui
fais tête de gondole… » Pirouette
| 13
« Depuis
tout gamin,
le christianisme
me fascine,
sa scénographie,
le spectacle qu’il
donne à voir »
de sortie : « En même temps, c’est
rassurant sur ma notoriété. »
En 2017, un certain Ben, sur sa
chaîne YouTube CopyComic,
­produit en effet les copier-coller
que pratiquent différents humo-
ristes. Scandale ? Pour certains : du
plagiat. Pour d’autres, le monde
de la blague est une éternelle re-
dite, et Coluche le premier reven-
diquait l’emprunt comme un art.
Gad Elmaleh dit savoir qu’on ne
devient pas le « Seinfeld français »
sans prendre de coups : Jerry
­Seinfeld, son modèle, la star amé-
ricaine du stand-up, qu’on l’ac-
cuse notamment d’avoir pompé.
Lorsque celui-ci, depuis long-
temps son ami, lui demande ce
qu’il a répliqué aux gens qui l’ac-
cusent, il explique : « Mais ce n’est
pas seulement tes blagues que je
vole, c’est ta vie, ta manière d’être,
de penser, ton énergie. Comme les
rappeurs dans les années 1980. »
L’art du sample ? « La “jewish-
ness”, pointe-t-il, c’est un état
­d’esprit. » Comme Seinfeld, Gad
Elmaleh va se ressourcer à la base,
dans les comedy clubs. Quitte à
« se prêter à la chariade ! » Comme
le comique américain, le jour où il
s’ennuie, il se lance des défis.
En 2014, au sommet de sa célé-
brité française, il décide de partir
conquérir les Etats-Unis. Idem
pour Reste un peu, qu’il tourne
alors que, de retour à Paris, quatre
ans plus tard, il se retrouve au
creux de la vague − le documen-
taire et la série qui documentent
son expérience américaine ont
fait un bide sur Netflix.
Il s’interroge : « Est-ce qu’il n’y
avait pas avec ce film une envie de
reset, de remettre les compteurs à
zéro, avec un truc d’extrême vé-
rité ? » Ses yeux bleus fouillent le
ciel tout aussi bleu comme si la ré-
ponse s’y trouvait. « Dire une
bonne histoire, c’est mettre le cli-
gnotant à gauche et tourner à
droite » : à force d’appliquer cette
doxa ainsi résumée par un comi-
que américain, Gad Elmaleh se
­serait-il finalement trouvé ?
« Montrer quelque chose, c’est
­cacher autre chose, dit Tobie
­Nathan, il le formule mieux que
moi », remarque le comédien, qui a
mené de longues discussions avec
l’ethnopsychiatre d’origine juive
égyptienne pour son nouveau
projet. Sur la folie. « Ce n’est pas le
côté loufoque qui m’intéresse, mais
quelque chose de plus profond.
Nous sommes tous fous, un peu
“border” dans notre humour. »
De Woody Allen, il a les
­questions qui affleurent, l’air de
rien (« Toi aussi, tu as des dou-
leurs musculaires ? ») ; de Nanni
­Moretti, son autre modèle de ci-
néma, il a le babillage romanti-
que. Mais, lui, à 52 ans, que
­cherche-t-il ? Il inspecte l’huile
d’olive au fond de son assiette et
propose : « Une validation ? » p
Laurent Carpentier
Prochain article Noémie Lvovsky
14 | Culture
Avec « The Bear », ascèse et sensualité en cuisine
Sur Disney+, le plus célèbre, quoique fictif, des restaurants de Chicago poursuit brillamment sa mue
VOD
A
u centre de la
deuxième saison de
The Bear, il y a ce
sixième épisode, deux
fois plus long que les autres, qui
rompt la chronologie rigoureuse
du compte à rebours menant à
l’ouverture de la nouvelle incar-
nation du – désormais – plus célè-
bre, quoique fictif, restaurant de
Chicago. Intitulée Fishes (« pois-
sons »), cette heure de psycho-
drame familial restera au rang
des grands banquets catastro-
phes de l’histoire des séries, à
l’égal des Noces pourpres de Game
of Thrones, tout aussi traumati-
sant quoique moins sanglant.
Situé cinq ans avant les autres
épisodes, Fishes met en scène une
veille de Noël chez les Berzatto,
dans une maison de banlieue.
Pendant que la matriarche,
Donna (Jamie Lee Curtis), s’échine
en cuisine à préparer sept plats de
poisson (selon une tradition ita-
lo-américaine) tout en absorbant
des hectolitres de vin rouge, ses
trois enfants – Mikey (Jon
­Bernthal), qui fait tourner le res-
taurant familial, Carmy (Jeremy
­Allen White), de retour de Copen-
hague, où il a travaillé dans un
établissement étoilé, et Natalie,
dite « Sugar » (Abby Elliott), qui, à
ce moment-là tient l’emploi à
plein temps de souffre-douleur
de sa mère – se déchirent et se câ-
linent comme des chatons.
Réalisé (par le créateur de la
­série, Christopher Storer) caméra
à l’épaule, au plus près des
­acteurs, l’épisode va de pa-
roxysme en paroxysme, mêlant
intimement l’exploit culinaire et
l’échec familial. Jamie Lee Curtis
est bouleversante d’agressivité et
de vulnérabilité. Elle est entourée,
en plus des personnages que l’on
a appris à connaître, d’invités, de
cousins, d’amants qui sont
autant de ­cadeaux de Noël, incar-
nés qu’ils sont par Bob Odenkirk
(Better Call Saul), Sarah Paulson
Verka Serdioutchka, une drag-queen entre
humour, chanson et guerre en Ukraine
Le personnage créé par Andriy Danylko se produira au Théâtre de verdure de Nice, le 20 août
Portrait
A ndriy, ouvre ! C’est Ro-
man ! » On tambourine à
la porte d’Andriy Danylko
à Moscou, au début des années
2000, alors qu’il est en train de se
travestir, pour un spectacle privé,
en Verka Serdioutchka, le person-
nage qu’il incarne sur scène.
« Mais qui est ce Roman ? Qu’il
­patiente ! », répond l’artiste ukrai-
nien. A la sortie de sa loge, la drag-
queen se rend compte que « ce Ro-
man » est l’oligarque russe Roman
Abramovitch, venu la saluer. En ce
début de millénaire, Serdioutchka
est une star adulée par le public
des pays de l’est de l’Europe. Elle se
produira, dimanche 20 août, au
Théâtre de verdure de Nice.
En 2007, Verka, en tenue argen-
tée étincelante, une étoile sur la
tête, représente l’Ukraine à l’Euro-
vision à Helsinki avec la chanson
Dancing Lasha Tumbai. Le titre fait
scandale en Russie en raison du
­refrain, où l’on croit entendre
« Russia goodbye » (« au revoir, la
Russie »). « Les médias russes ont
lancé une véritable campagne de
propagande contre moi », s’indi-
gne Andriy Danylko, favori du
concours, qui a fini deuxième avec
trente-trois points d’écart avec le
représentant de la Serbie, qui a
remporté le concours. Plusieurs
concerts de celle qui aurait « cra-
Carmy Berzatto (Jeremy Allen White, au premier plan). DISNEY+
(Ratched) ou le comédien de
stand-up John Mulaney.
En une saison et demie, on a eu
le temps de se familiariser avec la
dynamique perverse qui pro-
pulse le clan Berzatto. Fishes en
fouaille les entrailles, tout en es-
quissant quelques mystères fa-
miliaux dont on est sûr que
­Storer et son équipe feront bon
usage dans les saisons à venir. Car
cet épisode d’anthologie n’est pas
seulement la représentation du
trou noir à la gravité duquel s’ef-
forcent d’échapper les personna-
ges tout au long de la ­saison. C’est
aussi un chef-d’œuvre au sens
­artisanal du terme, le motif prin-
ché au visage de la Russie » sont an-
nulés. Il va lui falloir se réinventer,
comme sait si bien le faire cette
reine du kitsch ukrainienne.
C’est à Poltava, capitale du sour-
jyk, mélange de l’ukrainien et du
russe, qu’est né Andriy Danylko,
en 1973. Verka Serdioutchka, elle, y
voit le jour le 8 mars 1991, lors d’un
concert à l’occasion de la Journée
des femmes, sur la scène du
­Théâtre Gogol – la ville est le
­berceau de l’écrivain. Le public de
Poltava accueille celle qui apparaît
en cheffe de bord, portant béret et
talons hauts, un sifflet sur sa poi-
trine imposante, par une standing
ovation. Une star est née.
Personnalité râleuse
Verka Serdioutchka, et sa person-
nalité râleuse et enfantine, fait sa
première apparition à la télévi-
sion nationale ukrainienne le jour
où Andriy Danylko fête ses 20 ans.
Le succès est immédiat : les casset-
tes audio de ses sketchs sont ven-
dues à prix d’or, on les écoute sur
les marchés, on les apprend par
cœur. « L’humour soviétique n’était
plus drôle, et l’humour moderne
ukrainien, pas encore né. Verka
était un pont entre les deux », dit
aujourd’hui Andriy Danylko. Ses
blagues sur le quotidien postso-
viétique qui exige le système D
permanent face à la crise des an-
nées 1990 font mouche. Doté d’un
cipal d’une marqueterie qui
­relève d’un art propre aux séries
et la pièce maîtresse d’un édifice
en construction.
Une utopie gastronomique
Le contraste avec le reste de cette
deuxième saison est saisissant.
L’énervement et la colère qui
­baignaient la précédente ont fait
place à un éloge du geste, de la
­patience et du soin – que l’on
­soigne le travail ou les autres.
Après que Carmy a décidé de ré-
nover le restaurant de quartier fa-
milial pour en faire un établisse-
ment de haute volée, The Original
Beef of Chicagoland reste fermé
optimisme sans faille, son person-
nage accompagne le train de la
jeune démocratie ukrainienne et
ses déraillements.
Andriy Danylko, attiré par l’uni-
vers du cirque depuis ses plus jeu-
nes années, jongle avec brio avec
son identité et celles de Verka Ser-
dioutchka. De spectacle en specta-
cle, Verka incarne les pique-as-
siette, les flics, les vendeuses d’épi-
cerie, les personnages grotesques
dans les circonstances imposées
par leur époque. Dans les années
2000, elle apparaît dans les comé-
dies musicales adaptées de Gogol,
Veillées de l’Ukraine et La Foire de
Sorotchintsy. « Mon personnage in-
venté jouait d’autres personna-
ges ! », s’amuse son créateur.
Entre-temps, la société ukrai-
nienne se transforme à toute al-
lure. Verka renonce à faire du
stand-up. En 2003, elle range son
béret, qu’elle troque pour une
grosse étoile posée sur sa tête. Dé-
sormais, elle va chanter, accom-
pagnée par sa « maman », incar-
née par l’actrice Inna Bilokon.
En 2005 sort un premier album,
Après toi. La musique, mélancoli-
que, a été composée par l’artiste
pour accompagner les numéros
d’équilibriste. Elle tourne tou-
jours sous les chapiteaux de
­cirque en Ukraine, ouverts mal-
gré la guerre. « J’ai sorti cet album
pour montrer que derrière Verka
­ lusieurs mois, jusqu’à sa résur-
p cheffe surdouée et coincée, se re-
rection sous le nom de The Bear.
Le parcours qui y mène est semé
d’obstacles administratifs, hu-
mains ou amoureux. Chacun des
membres de la brigade consti-
tuée par Carmy doit trouver le
chemin qui le conduira à la
meilleure version de lui-même,
tandis que le restaurant passera
de celui de boui-boui à celui de co-
queluche des gastronomes.
­Marcus (Lionel Boyce), le chef
­pâtissier impulsif, part pour
­Copenhague, où il parfait sa tech-
nique sous la direction d’un ex-
mauvais garçon britannique (Will
­Poulter) ; Sidney (Ayo Edebiri), la
Serdioutchka il y a un être vivant,
et c’est moi », dit Andriy Danylko.
Verka, elle, est sur tous les écrans
dans son pays. Dans la deuxième
saison de la série Serviteur du
­peuple, elle croise Volodymyr
­Zelensky. Par un caprice du scéna-
rio, l’acteur principal du feuilleton,
qui n’est pas encore le président
ukrainien, est déguisé en
­« maman » de Verka. A cette épo-
que, personne ne peut se douter,
pas même ces deux piliers de
l’autodérision à l’ukrainienne, que
leur pays va s’appuyer sur leur
­humour et en faire le remède
quand la guerre sera à ses portes.
A l’aube de l’invasion russe, alors
qu’Andriy Danylko reste chez lui, à
Kiev, et publie des mèmes sur Ins-
tagram, Verka invente un nouveau
genre, « les comptines anti-Pou-
tine », qu’elle scande désormais
sur scène. En juin 2022, on pro-
pose à Andriy de faire un concert
dans le métro de la capitale pour
les soldats ukrainiens. « Je crai-
gnais que mes blagues soient in-
congrues en temps de guerre, mais,
en fait, Verka a toujours pour but
de remonter le moral », confie l’ar-
tiste. Alors il enfile une veste mili-
taire par-dessus ses paillettes. Ce
soir-là, Verka Serdioutchka et
­Andriy Danylko chantent à l’unis-
son, pour la première fois : « Russia
goodbye ». Le public est conquis. p
Anna Koriagina
trouve aux commandes de la cui-
sine que lui a confiée Carmy. L’arc
le plus périlleux est parcouru par
le cousin Richie (Ebon Moss-Ba-
chrach), le bon à rien dont le che-
min de Damas passe par une dis-
cipline qui n’est pas sans rappeler
un grand classique du cinéma
sportif des années 1980, Karaté
Kid. Cette déviation du rêve amé-
ricain par des chemins orientaux
n’est pas inédite.
The Bear est un édifice construit
avec assez de savoir-faire pour
que l’on se contente de cette ­façon
de voir les choses. On s’est attaché
à Carmy et aux autres, il suffit de
A Saint-Malo, du rock
psyché venu d’Australie
King Gizzard & The Lizard Wizard a abordé
plusieurs styles à La Route du rock
Musique
Saint-Père-Marc-en-Poulet (Ille-
E
et-Vilaine) - envoyé spécial
n 2022, lors de la précé-
dente édition de La Route
du rock, la venue de King
Gizzard & The Lizard Wizard avait
été annulée en raison de graves
problèmes de santé de l’un des
membres du groupe australien.
Alors en tournée européenne
­estivale, la formation, fondée
en 2010 à Melbourne, était repar-
tie au pays. En espérant, pro-
messe ­finalement tenue, pouvoir
revenir dans les endroits prévus.
Dont le fort de Saint-Père, à Saint-
Père-Marc-en-Poulet (Ille-et-Vi-
laine), au sud de Saint-Malo,
­principal lieu du festival, dont la
31e édition a commencé mercredi
16 août et est prévue jusqu’au
­samedi 19 août. Jeudi 17 août, les
six membres de King Gizzard
& The Lizard Wizard sont au ren-
dez-vous. Et, durant plus de qua-
tre-vingt-dix minutes, ils ont été
brillants dans les parties improvi-
sées, les enchaînements de
­thèmes aux ambiances variées,
construisant un concert qui, de
composition en composition, ga-
gne en densité pour se terminer en
une poussée façon rock extrême.
Avec vingt-quatre albums
­studio – le prochain est annoncé
pour octobre – et une quinzaine
0123
Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
En matriarche
du clan Berzatto,
l’actrice Jamie
Lee Curtis est
bouleversante
d’agressivité et
de vulnérabilité
les voir sortir de l’ornière : le but
reste le même que dans des cen-
taines de films et ­séries, que les
héros en soient sportifs, inven-
teurs ou entrepreneurs, mais les
chemins sont différents. Aux
Etats-Unis (les vrais, pas ceux de la
fiction), la restauration de luxe a
été secouée par une série de révé-
lations sur les pratiques prédatri-
ces de grands chefs. The Bear
ébauche une utopie gastronomi-
que où, malgré la tension perma-
nente, la pression de l’argent et
des classements, un groupe tente
de se construire autrement.
Comme toutes les représenta-
tions de l’Arcadie, celle-ci s’accom-
pagne d’images luxuriantes. On
ne peut réduire les montages ul-
trarapides qui condensent le tra-
vail en cuisine – gestes précis qui
construisent des édifices éphémè-
res et irrésistibles – à la pornogra-
phie culinaire qui fait l’ordinaire
des magazines sur papier glacé.
The Bear, à l’image de son héros
tourmenté (même si on voit
moins Carmy que lors de la saison
précédente, son talent et ses failles
restent au centre de la série), est
fait d’un paquet de contradictions
qui ne se résolvent que dans la
quête d’un idéal hors d’atteinte. p
Thomas Sotinel
The Bear, saison 2, série créée
par Christopher Storer (EU, 2023,
10 × 30 à 66 min). Avec Jeremy
Allen White, Jon Bernthal, Ayo
Edebiri, Jamie Lee Curtis, Abby
Elliott, Ebon Moss-Bachrach,
Lionel Boyce.
d’autres en public, le groupe est
prolifique. Et aborde le psyché, la
pop, le space rock, le jazz dans le
rapport à l’improvisation, ou
­encore le metal…
Parfois, la référence à un genre
est directe : jeudi soir, Magenta
Mountain, qui commence en
­ballade pop, et Supercell, claire-
ment metal, avec ruptures ryth-
miques et jeu en continu à deux
grosses caisses. Parfois, un même
thème en agrège plusieurs : ainsi
Ice V, qui va vers l’afrobeat de Fela
avec des combinaisons solistes
des guitaristes virant vers le
­psyché ; ou The Grim Reaper, avec
du rap – chanté-parlé par Ambrose
Kenny-Smith, claviériste et har-
moniciste –, de la flûte, une ryth-
mique métronomique et des or-
nementations moyen-orientales.
De l’album Ice, Death, Planets,
Lungs, Mushrooms and Lava – l’un
des cinq à avoir été commerciali-
sés en 2022 –, ils ont joué des ver-
sions superbes d’Iron Lung et Ice V,
étirant les parties solistes. Mais ces
jeux intellectuels ne l’emportent
par sur l’envie de ­musique. Et,
dans la pleine nuit au fort de Saint-
Père, elle a été intensément là. p
Sylvain Siclier
La Route du rock, jusqu’au
19 août, à Saint-Malo et Saint-
Père-Marc-en-Poulet
(Ille-et-Vilaine). De 15 € à 49 €.
0123
Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
Anthony Bourdain, la descente aux enfers d’un chef
Morgan Neville brosse le portrait du cuisinier et animateur d’émissions américain qui s’est suicidé en juin 2018
Netflix
À la demande
Documentaire
L
e 8 juin 2018, le chef de
­cuisine vedette américain
Anthony Bourdain, 61 ans,
était retrouvé pendu dans
la chambre qu’il occupait dans un
hôtel en Alsace. Il y tournait, ac-
compagné de son ami Eric Ripert,
le chef français installé à New York,
un épisode de son émission culi-
naire « Parts Unknown », qu’il pré-
sentait, sur CNN, depuis 2013.
Bourdain, peu connu en France,
était en revanche une célébrité
aux Etats-Unis depuis la parution
de Kitchen Confidential (Blooms-
bury, 2000), traduit en français
sous le titre Cuisine et confidences.
Mémoires toqués d’un chef
­branché (NiL éditions, 2003), qui
reprenait l’histoire de sa vie mêlée
de propos polémiques. Dans
­Medium Raw (Ecco, 2010, non
­traduit), il classait ses confrères en
« héros » et en « méchants », brocar-
dant les médiatiques Alain
­Ducasse et Alice Waters.
Emprise d’Asia Argento
Ancien drogué – cocaïne, héroïne,
LSD –, Bourdain était devenu, au fil
de ses livres et de ses nombreuses
émissions de télévision, un cele-
brity chef. Après sa mort tragique
sont parus une biographie et un
long documentaire de presque
Un regard délicat sur un impossible deuil sur fond d’attentat à Paris
Mikhaël Hers observe le lent bouleversement des liens familiaux entre un jeune homme et sa nièce, après la mort de leur sœur et mère
Netflix
À la demande
Film
T rois ans après les attentats
du 13 novembre 2015 à
­Paris sortait en salle le
long-métrage de Mikhaël Hers
Amanda. L’histoire de personna-
ges dont la vie bascule à la suite
d’une fusillade dans un parc de la
capitale. La nature de l’événement
ravive l’onde de choc de la tragédie
autant qu’elle la prolonge. Elle dis-
pense aussi au film un caractère
dramatique que le cinéaste réussit
GRILLE N° 23 - 192
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V voie vers les corps célestes. IX. Perdre
VI
VII
VIII
IX
X Mise en couche. 4. Sortît de l’esprit.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 191
HORIZONTALEMENT I. Intimidation. II. Nao. Orageuse. III. Vulcain. Clac.
IV. Item. Sache. V. Tôt. Cairn. Do. VI. Ansée. Diodes. VII. Ti. Têtes. OPE.
VIII. Iéna. Ases. Ar. IX. Orémus. Nuera. X. Nécessitent.
VERTICALEMENT 1. Invitation. 2. Nautonière. 3. Tolets. Nec. 4. Cm. Eta-
mé. 5. Moa. CEE. Us. 6. Irisa. Tass. 7. Danaïdes. 8. AG. Crisent. 9. Techno.
Sue. 10. Iule. Do. En. 11. Osa. Départ. 12. Nécrosera.
Le chef Anthony Bourdain (à droite), dans le documentaire de Morgan Neville. FOCUS FEATURES
deux heures, Roadrunner. A Film
About Anthony Bourdain (2021), du
cinéaste oscarisé Morgan Neville,
où témoignent son ex-épouse et
beaucoup de ses proches et collè-
gues. A l’exception de l’actrice Asia
Argento, sa dernière compagne,
mise en cause par le film. Le docu-
mentaire, qui utilise beaucoup
d’images d’archives, souligne la
lourde complaisance de Bourdain
à éprouver avec retenue et délica-
tesse. Si l’attentat sert bel et bien
de point de départ et de cadre au
film, il n’en constitue pas le sujet.
Ce qui le conduit, c’est la mise en
observation frontale du deuil – le
travail des survivants et le chagrin.
Paris rayonne d’un beau soleil,
en ce début d’été. Et David
­(Vincent Lacoste), 24 ans, court
comme un beau diable. ­Assure
des petits boulots tout en sachant
se rendre disponible pour sa sœur,
­Sandrine (Ophélia Kolb), mère cé-
libataire d’une petite fille de 7 ans,
Amanda (Isaure Multrier). Quand
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
à se laisser filmer dans toutes les
situations narcissiques (torse nu
tatoué, reconstitution de séance
psychanalytique, pratiquant le ju-
jitsu, gobant le cœur battant d’un
serpent, égorgeant un poulet ou
tuant un porc sauvage).
Il n’est presque jamais question
de cuisine, de sorte qu’on finit par
oublier que c’était le métier
­d’Anthony Bourdain – probable-
David doit aller chercher sa nièce à
l’école, il court, arrive parfois en
­retard. Sandrine s’en offusque.
Un rythme en déséquilibre
Mais la complicité et l’amour qui
unissent ces deux-là écourtent
toujours le temps des reproches.
Ces liens les ont aidés à surmon-
ter, enfants, l’abandon d’une
mère partie loin du foyer familial.
Ils leur ­prêtent désormais la main
pour combler, auprès d’Amanda,
l’absence d’un père. C’est dire le
degré de violence auquel est
­soumis l’édifice, le jour où David
HORIZONTALEMENT
I. Discute beaucoup pour arriver à ses
fins. II. A fait grand ménage à la Libé-
ration. Dans le sujet. III. Chez Valéry
et Brassens. Le titre est entre ses
mains. IV. Se lancent. Instrument
à corde. V. A la proue du navire. Facile
à donner, moins à partager. A l’entrée
de Bratislava. VI. Le théâtre de Gé-
mier. En droit et en devoir. Renforça
le problème. VII. Renforcées comme
de vieilles casseroles. Assure le ren-
fort. VIII. Souverain d’Ethiopie. Ren-
son temps en attendant. Choisie.
Fin de partie. X. Entreprises de
démolition.
VERTICALEMENT
1. Une brouille qui peut dégénérer.
2. Entraîne même les plus lourds
dans l’espace. 3. Chaudes périodes.
Bien réfléchi. 5. Interjection. Chargés
de parfums marins. 6. Complètement
abattu. Assure la liaison. 7. Font
les innocents. Ne peut pas rester dans
cet état. 8. Partie d’un tout. Ebranlas
en remontant. 9. N’alimente plus
les cabinets. Mise en touche pour
dégager. 10. Rapporter en détail.
11. Préceptes sanskrits. Forme
d’avoir. 12. Précarisent la situation,
mais peuvent sauver la vie.
ment l’avait-il lui-même oublié. Et,
à force de tourner autour du
monde – il voyageait deux cent
cinquante jours par an pour ses
émissions pour Travel Channel et
CNN –, Bourdain finissait par
­tourner autour de lui-même sans
jamais trouver son centre.
Le dernier tiers du film raconte
l’arrivée d’Asia Argento dans sa vie,
en 2016, au cours d’un tournage à
découvre, au ­milieu de nombreu-
ses victimes, le cadavre de sa
sœur gisant sur une pelouse du
bois de Vincennes, au point de
rendez-vous qu’ils s’étaient fixé
pour un pique-nique.
Au réveil, rien ne sera plus
comme avant. Il va falloir annon-
cer à la petite fille la mort de sa
mère. Il incombera aussi à David,
dans l’immédiat, de s’occuper de
sa nièce, et rapidement de se dé-
clarer – ou non – son tuteur. Dans
ces urgences qui se heurtent au
temps du deuil, ­David marchera
en trébuchant, sur un rythme en
sudoku
n°23-192
5 3
3 7
2 1
9 4 1 3
1 2 9 6
6 3 4 1 seule fois par ligne,
9 1 3 4 8
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
N° 97
SEPTEMBRE
2023
LE GRAND TURC
L’EUROPE FACE
À L’EMPIRE OTTOMAN OR NOIR
Quand le monde
avait soif de pétrole
Télévision | 15
Rome. Simple invitée du pro-
gramme, elle devient bientôt sa
réalisatrice à la faveur du désiste-
ment du réalisateur habituel,
­contraint de se faire opérer. Beau-
coup des témoins parlent d’une
emprise de la jeune Italienne sur
l’Américain. Dès lors, Bourdain fait
le vide autour de lui, renvoie
­d’anciens collaborateurs et sem-
ble ­perdre pied quand paraissent
des photos dans un tabloïd italien
qui montrent l’actrice dans les
bras du journaliste Hugo Clément.
Le moindre des égards éthiques
aurait été que l’actrice donne son
point de vue, ce qui n’est pas le cas.
A-t-elle refusé ? Il se trouve plutôt
que le réalisateur, ainsi qu’il en a
convenu dans des entretiens avec
la presse, dont celui accordé au
site Internet Vulture, le 15 juillet
2021, n’a pas souhaité le faire,
avançant que les propos d’Asia Ar-
gento, déjà connus, n’auraient fait
que déranger l’échiquier de son ré-
cit. Ce qui ajoute au malaise que
suscite ce film trop long, trop
complaisant – non dans les pro-
pos des témoins, parfois critiques,
mais dans l’avalanche d’images
du chef charismatique, errant, tel
Amfortas, avec sa blessure origi-
nelle incicatrisable. p
Renaud Machart
Roadrunner. A Film About
Anthony Bourdain, de Morgan
Neville (EU, 2021, 119 min).
déséquilibre dont se fait écho le
film, qui navigue entre différents
états, concilie diverses cadences.
Mikhaël Hers compose avec ces
mouvements contraires, comme
au sein d’une symphonie dont
l’unité se nourrit de l’interven-
tion de tous les instruments.
­Laissant s’exprimer chacune des
étapes traversées par David et
Amanda. Ces deux êtres, dont on
ne sait pas toujours lequel aide
l’autre, apprennent à se connaî-
tre, à s’apprivoiser, à vivre ensem-
ble, au creux d’un chagrin qui les
pousse à grandir en accéléré.
6 7 2 9 1 4 5 8
3 8 1 5 6 7 2 9
4 9 5 2 8 3 7 6
7 1 4 7 3 2 9 6 5 8
5 2 8 7 4 6 3 1
8 4 9 3 6 8 5 1 4 2
2 1 3 4 9 5 8 7
8 6 4 1 7 2 9 3
5 9 6 3 8 1 4 2
Expert
8 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
par colonne et par
carré de neuf cases.
LE GRAND TURC
L’EUROPE FACE
À L’EMPIRE OTTOMAN
CHEZ VOTRE
MARCHAND DE JOURNAUX
et sur
boutique.histoire-
et-civilisations.com
Notre
sélection
Dimanc he 20 août
Canal+ Séries
Désordres
21.00 Florence Foresti songeait
depuis longtemps à réaliser une
série, projet sans cesse repoussé.
Mais l’attente a porté ses fruits :
hautement comique mais aussi
sombre, sa série est une réussite.
Planète+
L’Histoire fondante
du chocolat Menier
23.00 L’histoire de la fameuse
marque est passée en revue par
Eric Bitoun dans ce documentaire
de 2012, qui s’attache en particulier
à son exceptionnel patrimoine
architectural et industriel.
Lundi 21 août
Arte
Voyage au bout de l’enfer
20.50 Michael Cimino, représentant
du Nouvel Hollywood, réalisait cette
fresque de trois heures sur la guerre
du Vietnam en 1978. C’est le dernier
film de l’acteur John Cazale, atteint
par un cancer ; Meryl Streep,
sa fiancée, y tient un petit rôle.
Mezzo
Gustavo Dudamel
et le Philharmonique
de Los Angeles : John Williams
21.45 Concert hommage, enregistré
en 2014, au grand compositeur de
musiques de film, avec des extraits
de La Guerre des étoiles et des Dents
de la mer. Avec Itzhak Perlman.
De ce climat de violence et de
fragilité, le cinéaste tire une élé-
gance qui lui est propre. Une
­pudeur qui se manifeste à travers
un art de l’ellipse et de la respira-
tion dont on ne peut que lui
­savoir gré. Ainsi voit-on dans ces
échappées belles qui parcourent
le film, le signe d’une politesse,
une autorisation à souffler. p
Véronique Cauhapé
Amanda, de Mikhaël Hers
(Fr., 2018, 107 min).
Avec Vincent Lacoste, Isaure
Multrier, Stacy Martin.
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
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3
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Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
16 | Chaleur humaine
« Il ne peut pas y avoir
un seul mode de transport
qui remplace la voiture »
Pour diminuer le poids de la voiture, les pouvoirs publics doivent combiner vélo,
covoiturage, véhicule électrique et sobriété, souligne le chercheur Aurélien Bigo,
interrogé dans le podcast du « Monde » consacré au défi climatique
Entretien
E
n France, le secteur des trans-
ports est celui qui contribue le
plus au changement climatique,
il compte pour 31 % de nos émis-
sions. Et c’est la voiture indivi-
duelle qui pèse le plus lourd,
puisqu’elle représente 16 % des émissions de
la France. L’Union européenne a pris l’enga-
gement de mettre fin à la vente de véhicules
thermiques en 2035, en favorisant les véhi-
cules électriques. Mais ce basculement d’une
technologie à une autre ne sera pas suffisant
pour réduire nos émissions, soulignent de
nombreux experts. Comment diminuer la
place de la voiture ? Existe-t-il des solutions
concrètes de politiques publiques qui y sont
parvenues ? Vers quel autre type de véhicules
peut-on se tourner pour assurer nos dépla-
cements en contribuant le moins possible
au réchauffement climatique ?
Le chercheur spécialiste de la décarbona-
tion des transports Aurélien Bigo apporte
des réponses dans cet épisode du podcast
« Chaleur humaine », diffusé à partir du
9 mai sur le site du Monde.
Pourquoi la voiture pèse-t-elle
autant dans nos émissions de gaz
à effet de serre ?
Parce qu’aujourd’hui la voiture est très dé-
pendante du pétrole et que brûler du pétrole,
c’est beaucoup d’émissions de CO₂. La voi-
ture est absolument dominante dans les
mobilités et cette dépendance, sur des dis-
tances qui se sont allongées, explique que ce
sont des gros montants d’émissions de CO₂.
La France s’est construite ces cinquante
dernières années autour de l’usage
de la voiture, avec des lieux d’habitation
éloignés des emplois ou des écoles,
des commerces. La voiture devient
pour beaucoup obligatoire…
L’aménagement du territoire a été conçu
par la voiture et pour la voiture. Elle a permis
d’avoir cet étalement urbain, la dispersion
de l’habitat en particulier. Une fois qu’on a
cet aménagement du territoire, on est dé-
pendant à la voiture, il n’y a que la voiture
qui permet de faire des distances relative-
ment longues, que la marche ou le vélo peu-
vent plus difficilement faire. Et cette disper-
sion rend les transports en commun peu
adaptés. Quand il y a une forte densité de po-
pulation, par exemple dans les plus grandes
villes, c’est assez efficace de mettre des trans-
ports en commun en place parce qu’il y a des
flux de déplacements importants. Mais
quand on disperse beaucoup, ça devient plus
difficile voire impossible à certains endroits
d’avoir des transports en commun efficaces.
Il y a forcément une différence
entre des usages en ville et en milieu
rural, par exemple. Quelle est la division
entre les usages de la voiture en France ?
La voiture représente environ deux tiers
de nos mobilités. C’est le mode très domi-
nant dans toutes les catégories de popula-
tion, dans tous les types de milieux, de terri-
toires – mais il y a des endroits où la dépen-
dance à la voiture est plus importante. Si on
regarde le taux de motorisation, le pourcen-
tage de ménages qui ont une voiture, il est
d’un peu plus de 80 % en moyenne natio-
nale, autour de 60 % dans les villes et de
92 % dans les zones rurales. Si on regarde en
part des trajets qui sont réalisés en voiture,
on est autour des 40 % en ville – la marche
représente une grande partie des déplace-
ments, le vélo peut en représenter une par-
tie aussi, et puis les transports en commun.
Dans les zones rurales, 80 % des déplace-
ments sont faits en voiture.
Mais beaucoup de trajets domicile-travail
ne sont pas nécessairement très longs,
et ils sont quand même réalisés,
pour l’essentiel, en voiture…
Oui, une grande partie des trajets sont rela-
tivement courts. 55 % des trajets – tous dé-
placements confondus – font moins de 5 ki-
lomètres, donc un peu plus de la moitié des
trajets sont faisables à vélo. Mais il faut
compter les « boucles de déplacements » (le
fait d’aller au travail, puis au supermarché),
ce qui va faire plusieurs petits trajets de
moins de 5 kilomètres, lors d’une boucle de
déplacements qui est plus longue. Mais cela
montre qu’une grande part des trajets peut
être remplacée par le vélo, qui, aujourd’hui,
est assez peu développé.
Mais pour autant ce qui émet le plus
de CO₂, ce sont les longs trajets,
quand on traverse la France en prenant
l’autoroute et en roulant rapidement…
C’est exactement cela. Les trajets de plus
longue distance représentent environ 1,2 %
des trajets qui sont à plus de 80 kilomètres
du domicile, donc c’est vraiment une très
faible part des trajets. En revanche, en pour-
centage des kilomètres parcourus sur l’en-
semble de nos distances, on va être plutôt
autour de 40 % de nos distances. Donc, sur
ce type de trajet, ça va être notamment le
train qu’il va falloir développer en alterna-
tive à la voiture et à l’avion. Développer le
car, le covoiturage, l’auto-partage, aussi,
pour avoir d’autres usages de la voiture et
permettre au quotidien de s’en passer, tout
en y ayant ponctuellement recours pour des
trajets longue distance.
Ces dernières années, les voitures
ont beaucoup gagné en efficacité
énergétique, mais cela ne s’est pas
traduit par une baisse des émissions
de gaz à effet de serre, pourquoi ?
C’est ce qu’on appelle « l’effet rebond ». Glo-
balement, on a eu des voitures plus efficaces
mais qui sont devenues de moins en moins
remplies et de plus en plus utilisées, ce qui si-
gnifie qu’une part plus importante des tra-
jets a été faite en voiture. Enfin, l’autre
­conséquence, c’est que les distances se sont
énormément allongées par cette diffusion à
grande échelle de la voiture.
En ville, on voit bien comment limiter
la place de la voiture, mais dans
des zones rurales ou périurbaines,
que peut-on faire ?
Il faut combiner les leviers. La voiture a pris
une telle place qu’il ne peut pas y avoir un
seul mode de transport qui la remplace. Il
faut réussir à voir quelles sont les alternati-
ves en fonction des trajets. Quand on est sur
des trajets courts, la marche est vraiment le
mode à privilégier, le plus pertinent. Dès
qu’on est sur des distances plus importantes,
le vélo peut permettre d’avoir une mobilité
active qui est bonne pour la santé, très peu
impactante d’un point de vue environne-
mental. Sur certains axes, notamment pour
le périurbain, cela peut être intéressant de
développer des transports en commun, par
exemple des lignes de cars express pour
­connecter le périurbain avec le centre des vil-
les. Cela peut être aussi des lignes de covoitu-
rage, pour remplacer les trajets sur lesquels
les gens sont seuls en voiture. C’est un levier
important, avec un avantage financier pour
les usagers.
Mais, pour beaucoup de gens, changer
de mode de déplacement, c’est un effort
très important, voire un changement
de mode de vie. Comment répondre
à celles et ceux qui voient d’abord tous
ces discours comment une perte
de temps, de confort, voire de sécurité ?
C’est vrai qu’il faut d’abord que l’offre soit
adaptée, et efficace. Aujourd’hui, si on prend
la question du covoiturage, il y a assez peu de
territoires dans lesquels il y a une offre vrai-
ment abondante, ce qui peut faire en sorte
que cela devient un choix facile d’utiliser le
covoiturage. C’est aussi le cas pour les trans-
ports en commun ; demander à des person-
nes en zone rurale de prendre les transports
en commun s’il n’y en a pas, c’est une injonc-
tion qui va donner lieu à beaucoup de frus-
trations, voire plus encore ! Parce qu’il est
impossible d’y répondre s’il n’y a pas d’alter-
native disponible. C’est la même chose pour
le vélo, il y a tout un potentiel dans les zones
périurbaines, même dans les zones rurales,
mais aujourd’hui la pratique du vélo y est
souvent très dangereuse parce qu’il n’y a pas
d’infrastructures sécurisées. Ce qui montre
bien qu’il faut développer ces alternatives
« 55 % pour qu’à l’avenir ce soit des choix possibles,
des trajets faisables et faciles.
font moins Existe-t-il des territoires
qui ont réussi à développer
de 5 kilomètres, des alternatives à la voiture ?
Oui. Aux Pays-Bas, par exemple, le vélo est
donc un peu plus développé partout, y compris dans les zones
de la moitié rurales, avec des infrastructures sécurisées,
un usage par toutes les catégories de popula-
des trajets sont tion, tous les âges. La pratique du vélo y est
aujourd’hui dix fois plus importante qu’en
faisables à vélo » France, ce qui montre les marges de progres-
sion possibles !
Est-ce qu’il n’y a pas un risque que ces
politiques qui visent à réduire la place
de la voiture soient très inégalitaires ?
Si on renchérit le coût de la voiture, en effet,
cela va affecter les personnes les moins fortu-
nées. Mais si on propose davantage d’alter-
natives à la voiture, cela va être plus favorable
pour les personnes qui ont moins de moyens
financiers, parce que la voiture est un mode
Le profil
Aurélien Bigo
Aurélien Bigo est chercheur associé
à la chaire Energie et Prospérité, il est
l’auteur du livre pédagogique Voitures,
Fake or Not (Tana, 112 pages,
13,90 euros). Il a soutenu en 2020 une
thèse très commentée sur la question
de la décarbonation du secteur
des transports. Il a également travaillé en 2021
sur les scénarios de prospectives Transition(s) 2050
de l’Ademe, l’agence de la transition.
0123
Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
de transport qui coûte cher – bien plus cher
que les transports en commun, la marche ou
le vélo. Les plus aisés sont ceux qui ont le plus
de voitures et font le plus de kilomètres en
voiture. Par exemple, les 10 % les plus aisés
ont deux fois plus de voitures que les 10 % les
moins aisés ; ils vont faire 2,5 fois plus de kilo-
mètres sur les trajets du quotidien et quatre
fois plus sur les trajets de longue distance.
L’usage de la voiture est déjà inégalitaire
aujourd’hui. Donc, développer les alternati-
ves favoriserait davantage ceux qui n’ont pas
les moyens d’acheter une voiture.
Mais les habitants utilisent-ils
les alternatives mises en place quand
elles existent, qu’il s’agisse du vélo
ou des transports en commun ?
Il ne suffit pas de construire des pistes cy-
clables, mais de bâtir un « système vélo » effi-
cace. Le « système voiture » est très efficace, il
y a des infrastructures, une fiscalité favora-
ble, un réseau de stations-service, de répara-
teurs, de concessionnaires, etc. C’est ce qui
fait que la voiture est très efficace
aujourd’hui. Si on veut que le vélo puisse
concurrencer la voiture, il faut tout autant de
services, d’aides financières, de véhicules ef-
ficaces, d’infrastructures sécurisées conti-
nues sur l’ensemble du territoire.
Parfois, on investit dans des alternatives,
tout en continuant à miser sur l’usage de
l’automobile. Il y a encore des projets d’auto-
routes, il n’y a pas de désinvestissement de
l’automobile, pas de politique de mobilité
durable cohérente qui viserait à la fois à aug-
menter l’offre d’alternatives et à assumer
que, si on veut sortir de cette dépendance à la
voiture, il ne faut pas l’encourager.
Comment encourager le covoiturage, qui
est parfois perçu comme une contrainte ?
Au quotidien, neuf voitures sur dix
comptent un seul passager…
Cela peut être fait en entreprise, par exem-
ple dans des plans de mobilités, ou par le
biais d’une collectivité locale qui s’empare du
sujet, par la création d’une plate-forme qui
peut gérer un système de covoiturage. Il peut
0123
Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
y avoir des incitations sur les infrastructu-
res : des voies réservées, des avantages de sta-
tionnement. Il y a aussi des plates-formes,
comme Ecov, qui mettent en place un covoi-
turage dynamique, avec des stations sur les-
quelles on peut attendre qu’une voiture s’ar-
rête pour nous prendre en covoiturage, une
sorte d’intermédiaire entre le covoiturage et
l’auto-stop, qui à la fois présentent la sécu-
rité, le paramètre de confiance dont on a be-
soin pour le covoiturage, et en même temps
qui permettent de s’adapter rapidement.
Est-ce que la mise en place des zones
à faibles émissions (ZFE), qui vont
interdire la circulation dans les centres-
villes à un certain nombre de véhicules
polluants, va dans la bonne direction ?
L’objectif est plutôt d’agir sur
la pollution de l’air, mais cette mesure
est très controversée et jugée injuste
par les associations d’automobilistes
ou certains élus locaux…
Tout dépend de l’effet que vont avoir ces
ZFE sur les pratiques de mobilités. Si le prin-
cipal changement, c’est de passer d’ancien-
nes voitures thermiques à des véhicules ré-
cents plus lourds, en matière de mobilité du-
rable, globalement, on ne va rien y gagner. Si
la conséquence de la mise en place des ZFE,
c’est qu’on bâtit des systèmes de mobilité al-
ternatifs à la voiture beaucoup plus efficaces,
qu’on investit dans les transports en com-
mun, les mobilités actives, etc., là, oui, il y
aura un effet beaucoup plus positif.
Les ZFE sont un outil pertinent pour se sépa-
rer des véhicules thermiques les plus anciens,
qui ont des niveaux d’émissions de particules
qui sont plus importants, mais pour autant ce
ne sont pas les seules sources de pollution
liées à la voiture ; ce sont les émissions à
l’échappement qui vont être diminuées en
passant à des véhicules plus récents. En re-
vanche, il y a aussi d’autres émissions de par-
ticules, liées à l’abrasion des freins, des pneus
ou de la chaussée, et cela ne va pas changer si
on passe à des voitures plus récentes.
Si on voit les ZFE uniquement comme un
moyen de renouveler le parc vers des véhicu-
les plus récents, on peut presque voir ça
comme une politique favorable aux cons-
tructeurs automobiles pour renouveler le
parc à un moment où les ventes sont faibles !
Ces ZFE doivent vraiment être pensées
comme un outil parmi d’autres pour une po-
litique de mobilité durable… Mais elles ne se
suffisent pas du tout à elles seules, notam-
ment parce que ce sont les ménages les plus
modestes qui possèdent les véhicules les
plus anciens.
Quel rôle joue la voiture électrique ?
Disons que c’est la meilleure ou la moins
mauvaise des technologies qu’on peut avoir
actuellement pour nos modes de transport,
notamment d’un point de vue climatique. Il
y a des bons et des mauvais aspects. La voi-
ture électrique n’est pas une technologie par-
faite, elle a des impacts environnementaux
et une forte consommation de métaux. Mais
du point de vue du climat, c’est deux à cinq
fois moins d’émissions dès aujourd’hui en
France ! Ce n’est pas une solution parfaite,
mais il est indispensable, d’un point de vue
climatique, d’électrifier : tous les scénarios de
transition énergétique sont très clairs là-des-
sus. Après, si on veut le faire avec le moins
d’impact possible, il faut le faire en réduisant
la place de la voiture et en se tournant vers
des véhicules beaucoup plus sobres que ce
qu’on a tendance à faire aujourd’hui.
A quel type de véhicules pensez-vous ?
On appelle « véhicules intermédiaires »
tout ce qui est entre le vélo et la voiture. Cela
peut être des minivoitures, des voiturettes,
des véhicules légers de 500 kilogrammes ou
moins, qui se prêtent très bien à la technolo-
gie électrique et qui permettent de limiter
très fortement les consommations de res-
sources par rapport à la voiture classique.
On peut aussi partir du vélo et y ajouter cer-
taines caractéristiques qui se rapprochent de
la voiture : il y a, bien sûr, le vélo électrique,
qui permet de passer plus facilement les re-
liefs, d’aller un petit peu plus vite, d’aller plus
loin, d’étendre le domaine de pertinence du
vélo, de l’ouvrir à un public plus large. On le
Chaleur humaine | 17
quentin faucomprÉ
voit très bien dans les pratiques de mobilités,
ça permet de moins se fatiguer, de moins
transpirer, etc., ce qui permet d’ailleurs de
convaincre davantage d’anciens automobi-
listes. Il faut aussi ajouter les vélos-cargos,
qui permettent de transporter des charges
lourdes ou des enfants. Et les vélos pliants,
« Ce n’est pas qui permettent de faire plus facilement l’in-
une solution termodalité avec les transports en commun.
parfaite, Mais ces nouveaux véhicules
remplacent-ils vraiment la voiture,
mais il est ou ne font-ils que s’ajouter
à des usages déjà existants ?
indispensable, Cela va dépendre du type d’usage qu’on va
pour le climat, développer. En effet, il y a des contre-exem-
ples qui ne vont pas dans le sens de la transi-
d’électrifier » tion. Si on prend l’exemple des voiturettes, il
y a un phénomène chez les adolescents avec
la Citroën Ami, qui est accessible dès 14 ans
en France – une exception en Europe, il y a
beaucoup d’endroits où c’est à partir de
16 ans –, et là nous sommes dans une prati-
que qui ne va pas dans le bon sens de la tran-
sition. On va donc ajouter un nouvel usage
de la voiture.
En revanche, pour les vélos à assistance
électrique (VAE), de 50 % à 70 % des nouveaux
usagers du VAE sont d’anciens automobilis-
tes – contre 10 % pour les nouveaux usagers
du vélo classique. Cela dépend ­comment on
oriente le marché, comment les politiques
publiques accompagnent le développement
de ces nouveaux véhicules ; en sachant que là
où ils pourraient être le plus pertinents d’un
point de vue climatique, c’est dans les zones
périurbaines et rurales. Justement là où la dé-
pendance à la voiture individuelle est très
importante et où, souvent, il n’y a qu’une ou
deux personnes dans les véhicules, qui sont
largement surdimensionnés pour ces usa-
ges. C’est d’ailleurs un paradoxe : actuelle-
ment, nos voitures ont cinq places, permet-
tent d’aller jusqu’à 180 km/h, ont des auto-
nomies de batterie de l’ordre de 300 kilomè-
tres à 400 kilomètres, alors que les usages
réels au quotidien sont plutôt des trajets de
quelques kilomètres pour une à deux per-
sonnes, qui se font plutôt à 80 km/h.
Mais ces véhicules dont vous parlez
existent-ils déjà à l’échelle industrielle ?
Cela commence à se développer, avec des in-
novations qui arrivent, comme les vélomobi-
les – des vélos couchés qui ont une carrosse-
rie, tout comme la voiture. On pourrait aussi
penser aux vélos-voitures, un vrai intermé-
diaire – qui ressemblent à une voiture mais
qui font 100 kilos et à l’intérieur desquels il y a
un pédalier, qui va permettre d’aller jusqu’à
25-45 km/h. Il y a un projet de l’Ademe,
l’agence de la transition écologique, qui s’ap-
pelle « eXtrême Défi », qui vise à développer
des véhicules de ce type, c’est très prometteur.
Si ces véhicules se développent peu,
est-ce que c’est la responsabilité
des constructeurs qui misent sur
des SUV électriques très lourds ou celle
des consommateurs qui craignent
d’avoir des véhicules trop petits ?
C’est difficile à dire aujourd’hui. Ce qui est
sûr, c’est que, pour l’instant, il n’y a pas d’of-
fre, donc on ne sait pas s’il y a de la de-
mande. Ce ne seront pas les mêmes usages
que la voiture, ce ne seront pas non plus les
mêmes que le vélo. Ce sera adapté pour une
partie des personnes, pas pour tout le
monde. L’objectif de ces véhicules, ce n’est
pas de dire que toutes les voitures de de-
main doivent être remplacées par des véhi-
cules intermédiaires. C’est plutôt de se dire
qu’on a une très grande diversité d’usages
de mobilités et qu’on a tendance à y répon-
dre souvent avec un véhicule très normé – la
voiture –, très largement surdimensionné
par rapport à l’usage réel. Il faut donc pren-
dre les marges d’optimisation, de sobriété
qu’on peut avoir sur certaines des caracté-
ristiques de la voiture actuellement pour
élaborer des véhicules qui répondent mieux
et avec plus de sobriété aux usages qu’on
peut avoir actuellement.
Quelques ordres de grandeur à avoir en
tête quand on parle d’électrification et de
capacité des batteries : avec 100 kilowatt-
heure de batterie, en moyenne la batterie
d’un gros SUV électrique, on peut produire
de l’ordre de deux voitures citadines telles
que la Renault Zoé ; 16 minivoitures telles
que l’AMI, le Renault Twizy ou la Mobilize
Duo ; 200 batteries pour des vélos à assis-
tance électrique. Ce qui veut dire qu’en
fonction des choix que l’on fait les écono-
mies de ressources sont assez énormes. Les
marges de sobriété du point de vue du cli-
mat mais aussi du point de vue de la
­consommation de ressources sont extrê-
ment importantes.
Qu’est-ce qui vous donne encore
de l’espoir ?
On parle de plus en plus de sobriété, qui est
vraiment le manque le plus important dans
les politiques de mobilités jusqu’à mainte-
nant. Il y a encore des incohérences assez
fortes sur cette question, un manque d’am-
bition sur certains des leviers, mais on voit
que le débat s’impose progressivement. Je
note aussi qu’en l’espace de quelques années
la représentation qu’on peut avoir du vélo et
les politiques publiques sur le sujet ont vrai-
ment changé, c’est encourageant. p
Propos recueillis par Nabil Wakim
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humaine »
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 0123
18 | Carnet Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023

Jean-Pierre Gimaray, M. Jean-Pierre Rivoal,

Bernard Aubert Le Carnet

son époux,
Et Virginie Gimaray,
sa fille,
son époux,
Claire et Philippe Jan, Xavier et
Karine Rivoal, Hervé et Marie-Laure
Rivoal, Catherine et Loïc Rivoal-
Bonhoure,
Anniversaire de décès
Il y a un an disparaissait

Albert MOYNE.
Cofondateur Vous pouvez nous faire
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
ses enfants et leurs conjoints,
Camille, Charles, William, Apolline,
Lucie, Thomas, Chloé, Arthur, Margaux,
Son souvenir demeure.

de la Fiesta des Suds parvenir vos textes

soit par e-mail :
Arlette GIMARAY,

survenu le jeudi 17 août 2023.

Côme, Ysé,
ses petits-enfants,
Amaury, Aurélien, Augustin, Maël,
ses arrière-petits-enfants,
Souvenirs

carnet@mpublicite.fr Michel Lissillour, André Lissillour, Michel BONGRAND

(en précisant impérativement
votre numéro de téléphone
et votre éventuel numéro
d’abonné ou de membre
de la SDL)
soit sur le site :
https://carnet.lemonde.fr
L’équipe du Carnet reviendra
vers vous dans les meilleurs
délais pour vous confirmer
la parution.
carnet@mpublicite.fr
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AU CARNET DU «MONDE»
Décès
Jean-Paul et Jean-Pierre,
ses maris,
Mathieu,
son fils,
Philippe,
son frère,
Sa famille
Et amis proches
Et celles dont elle a accompagné le
En 2005. GEOFFROY MATHIEU/OPALE parcours,
ont l’immense tristesse de faire part
Les obsèques civiles auront lieu le
vendredi 25 août, à 12 heures, au
crématorium de Clamart (Hauts-de-
Seine), 104, rue de la Porte de Trivaux.
Le présent avis tient lieu de faire-
part et de remerciements.
La famille
Et les amis
de
Pierrette LAUZE,
ont le regret de faire part de son décès,
survenu le 15 août 2023.
Elle sera incinérée au funérarium
de Toulouse Sud, le lundi 21 août, à
10 h 30.
Sylvie et Patrice,
ses enfants
et leurs conjoints, Aimé et Françoise,
Olivier, Antoine, Clémentine et
Claire,
ses petits-enfants
et leurs conjoints,
Garris, Victor, Max, Amaury, Sophia
et Adrien,
ses arrière-petits-enfants,
Francine Malkes,
sa nièce,
ont la douleur de faire part du décès
de
Marie-Annie Tamborini,
ses frères et sœur,
Ses belles-sœurs nous a quittés le 19 août 2014.
et son beau-frère
Ainsi que toute la famille, Il est toujours présent dans nos vies.
ont la tristesse de faire part du décès
Le 18 août 2022, disparaissait
de
Mme Paulette RIVOAL, Danielle ROSNEL,
née LISSILLOUR, présidente de chambre honoraire
à la cour d’appel de Paris,
survenu le 15 août 2023. chevalier
de l’ordre national du Mérite
La cérémonie religieuse sera célébrée
et de la Légion d’honneur.
ce lundi 21 août, à 10 h 30, en l’église
de la Trinité, à Trébeurden.
Ses cendres ont rejoint le caveau
familial à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe).
Elisabeth,
sa femme
Tobias, Que ceux qui l’ont connue et
son fils, aimée aient une pensée pour elle.
Jens Daniel,
son frère, De la part de
Sa famille Raymond,
Et ses très nombreux amis, son frère
Et Catherine, Josée et Bruno,
ont la tristesse d’annoncer le décès,
survenu le 15 août 2023 au petit matin, ses neveux.
à Marseille, de
Le 8 août 2009,
Hendrik STURM.
Hendrik était artiste marcheur Evelyne VIVET,
et enseignant. Sa soif d’enquêtes, née VIRAUT,
de rencontres et de savoirs se
nourrissait de culture scientifique et quittait les siens.
de sensibilité artistique. Il arpentait
paysages et terrains avec l’ambition Que ceux qui l’on connue et aimée
de faire naître en nous de nouveaux aient une pensée pour elle ainsi que
regards.
pour son mari,

A
quelques semaines de
sa trente-deuxième
édition, la Fiesta des
Suds est orpheline. Ber-
nard Aubert, cofondateur et direc-
teur artistique de cet événement
culturel qui fait vibrer Marseille
chaque automne, est mort diman-
che 13 août d’un cancer, à 72 ans.
L’annonce, officialisée par l’asso-
ciation Latinissimo, organisatrice
de la Fiesta et du forum des musi-
ques internationales Babel Music
XP, a entraîné une vague d’hom-
mages du monde culturel mar-
seillais, sous le choc d’une dispari-
tion inattendue.
« Bernard a contribué à forger
l’âme musicale d’une ville qui vou-
lait se réinventer », résume le chan-
teur occitan Manu Théron, régu-
lièrement programmé. « Il aimait
mélanger les gens dans un creuset
de musique, d’alcool, de bouffe et de
bruit pour que tout cela fasse vie. Et
il a réussi », complète Jacques Lan-
telme, compagnon de route et ac-
tuel président de Latinissimo.
Sudiste revendiqué, généreux,
jamais avare d’une accolade, Ber-
nard Aubert pensait que la fête
rapprochait les gens. Jusqu’à ces
derniers mois, il baladait avec bon-
homie sa silhouette ronde, sou-
vent vêtue de noir, dans les lieux
nocturnes de Marseille, en insatia-
ble curieux. Au Dock des Suds, an-
cien hangar à sucre devenu l’antre
de la Fiesta en 1998, puis sur l’es-
planade du Musée des civilisa-
tions de l’Europe et de la Méditer-
ranée (MuCEM), son nouveau site
d’accueil, c’est jusqu’au bout de la
nuit qu’il accueillait ceux qui vou-
laient dialoguer. Invariablement, il
leur proposait « une coupette » – de
champagne – et partageait, encore
et encore, ses derniers coups de
cœur musicaux.
Un succès immédiat
En 1992, avec un bataillon d’amis,
Bernard Aubert fonde le collectif
Latinissimo pour créer une grande
fête populaire où toutes les com-
munautés marseillaises trouvent
leur place. Educateur spécialisé de
formation, il a déjà fait ses preuves
dans l’organisation des ferias des
musiques de rue à Nîmes, ville où
il a grandi. A l’époque, Marseille est
un terrain de jeux excitant. L’OM
de Bernard Tapie, l’explosion du
rap et du ragga et la présence à la
mairie de Robert Vigouroux, suc-
cesseur de Gaston Defferre, lui
confèrent une image multicultu-
relle et ouverte à tous les possibles.
« Mais il trouvait qu’on s’y ennuyait
beaucoup la nuit », se rappelle son
ami Marc Aubergy, qui le rencon-
tre à cette date et devient un pilier
de Latinissimo.
Février 1951 Naissance
à Salon-de-Provence
(Bouches-du-Rhône)
1992 Cofonde la Fiesta
des Suds à Marseille
2022 Se met en retrait
de la direction artistique
de Latinissimo
13 août 2023 Mort
à Marseille
La Fiesta convainc le promoteur
propriétaire des docks de la Joliette
de lui confier cette immense enfi-
lade de hangars désaffectés avant
sa rénovation. Avec le soutien fi-
nancier du conseil départemental
des Bouches-du-Rhône, piloté
alors par le Parti socialiste, Ber-
nard Aubert et Latinissimo inven-
tent alors un concept de fête to-
tale : des soirées thématiques (An-
tilles, Corse, République domini-
caine…) honorant un Sud à
géométrie variable sont le pré-
texte à concerts, performances ar-
tistiques, expositions, exhibitions
tauromachiques. Le succès est im-
médiat. Les deux premières édi-
tions rameutent chacune plus de
10 000 personnes.
Dans son souci de toucher le plus
grand nombre, la Fiesta collabore
avec les associations communau-
taires, la fondation Emmaüs, les
Ultras de l’OM, organise des nuits
tango, raï, brésilienne… « C’est un
manifeste pour que le culturel ne
soit ni cultuel ni marchandise. (…)
Lorsque plus de 80 % de la popula-
tion ne va jamais voir de spectacle,
il est de notre devoir d’imaginer des
passerelles », écrit Bernard Aubert,
en 2002, pour les dix ans du festi-
val. Si Latinissimo demeure un
collectif, son directeur artistique
en devient au fil des éditions la fi-
gure de proue. Sur scène, il fait se
côtoyer les artistes locaux – Massi-
lia Sound System, Chinese Man,
IAM… – et les stars – Patti Smith,
Marianne Faithfull, Christophe…
Une programmation qui lui vaut
parfois le reproche d’oublier le
concept originel de « Suds ».
En 2005, Bernard Aubert est
aussi à l’origine du Babel Med
Music, événement hybride entre
marché professionnel et festival,
dédié à toutes les musiques du
monde. Pendant des heures, il
écoute des centaines d’enregistre-
ments envoyés par des musiciens
qui rêvent d’y être invités. Ber-
nard Aubert avait laissé, en 2022,
les manettes à une nouvelle géné-
ration, menée par la directrice,
Nathalie Solia. Avec un seul con-
seil : « Ne pas faire de la Fiesta un
festival comme les autres. » p
Gilles Rof
du décès de Ses obsèques auront lieu au
Micheline LERNER, crématorium du cimetière Saint- Jean Pierre VIVET,
Juliette née DREYFUS, Pierre, à Marseille, ce 21 août, à
BOISRIVEAUD BIRON, 14 heures. disparu le 11 août 1998.
journaliste, survenu le 16 août 2023, dans sa
Un hommage réunira ultérieurement
survenu le 14 août 2023, à l’âge de
quatre-vingt-dix-septième année. amis, complices et artistes avec lesquels Hommage
il a collaboré.
quatre-vingt-onze ans. L’inhumation a eu lieu dans Philippe Laurent,
l’intimité familiale. elisabeth.vernier@free.fr maire de Sceaux
L’incinération aura lieu au Wat Et les membres du conseil municipal
Pong Temple, à Pong (Thaïlande). lernerfamille23@gmail.com de Sceaux,
Saint-Clément-de-Rivière. Ibos.
Jacques Bourgeois, Marie-Hélène Morsel, Josette Vidal, ont la grande tristesse de faire part
son époux, née Couret, du décès de
Ses enfants,
Bertrand et Andréa, sa mère,
Ses petits-enfants Dominique et Nathalie,
Jérôme et Julie,
Et ses arrière-petits-enfants, Emmanuel et Valérie,
ses enfants, Chantal BRAULT,
ses frères et belles-sœurs,
Théodore, premier adjoint
ont la tristesse de faire part du décès Valentin, Florian, Emilien et Iris,
son petit-fils ses neveux et nièce, au maire de Sceaux,
de
Ainsi que toute la famille, chevalier de la Légion d’honneur,
ont la profonde tristesse de faire part
Henri MORSEL,
font part du décès de du décès de
professeur d’histoire économique
des Universités survenu le 11 août 2023.
Jocelyne BOURGEOIS, Bertrand VIDAL,
à Grenoble et à Lyon,
née BEJUIS, Les obsèques ont été célébrées
survenu à l’âge de cinquante-deux
survenu le 12 août 2023, à Grenoble, ans. dans l’intimité familiale à Carnac.
survenu le 16 août 2023.
à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.
Les obsèques ont été célébrées le Une célébration en sa mémoire
La cérémonie religieuse aura lieu 18 août 2023, suivies de l’inhumation
Il sera inhumé à Oppedette (Alpes- aura lieu le samedi 2 septembre, à
le mardi 22 août, à 10 h 30, en l’église dans le caveau de famille, à Ibos 14 h 30, en l’église Saint-Jean-Baptiste
de-Haute-Provence), dans l’intimité (Hautes-Pyrénées).
Notre-Dame-d’Auteuil, Paris 16e, suivie de Sceaux, 1, rue du Docteur Berger
familiale.
de l’inhumation au cimetière de La et un hommage lui sera rendu, à
josetvidal34@gmail.com
Chapelotte (Cher), à 16 h 30. 16 heures, à l’hôtel de ville de Sceaux,
mh.morsel@orange.fr domvidal@aol.com
16, rue Galilée, manu.vidal@wanadoo.fr 122, rue Houdan.
En sa mémoire, vous pouvez faire
don à la SPA. 38400 Saint-Martin-d’Hères.
Société éditrice du « Monde » SA
bourgeois.jacques52@gmail.com La famille Neuilly-Ruocco Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
a la tristesse de faire part du décès de Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian, Philippe Broussard,
Michèle Corbat, Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi,
son épouse, Harold Thibault
Jean NEUILLY, Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Mathieu, Marie-Pierre, Rémi, Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo
ses enfants, directeur général d’Atlantique Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel Guerrin,
leurs familles, Habitations de 1982 à 2001, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées)
Directrice du design Mélina Zerbib
Direction artistique du quotidien Natalie Lebreton
ont la profonde douleur de faire part survenu le 1er août 2023, à Nantes, Infographie Delphine Papin
du décès de à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président
Dévoué à la cause du logement
Jean-Claude CORBAT,
directeur départemental social, membre engagé de la société
de l’ADAPEI civile, homme d’action et de grande
de l’Orne (1982-1991), culture, sa lecture assidue du Monde
de la Sarthe (1991-2000), a été une étape quotidienne de son
décoré insatiable soif de savoir.
dans l’ordre des Palmes académiques,
Orléans (Loiret).
survenu le 1er août 2023,
à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Mme Georgette Pastiaux-Thiriat,
Ses enfants
Les obsèques se sont déroulées Et ses petits-enfants,
dans l’intimité de ses plus proches
parents et amis. ont la tristesse de faire part du décès
de
Qu’il repose en paix.
M. Jean PASTIAUX,
corbat.michele@orange.fr
survenu le 16 août 2023, dans sa
Emmanuelle Duplay quatre-vingt-dixième année.
et Dune Delhomme,
Une cérémonie religieuse sera
ont l’immense tristesse de faire part célébrée le jeudi 24 août, à 15 heures,
de la mort de en l’église Saint-Pierre du Martroi,
à Orléans.
Claire DUPLAY,
urbaniste, Ni fleurs ni couronnes, mais dons
professeur d’architecture, possibles aux Apprentis d’Auteuil ou
au CCFD.
le 12 août 2023.
PF Caton Orléans,
Dans nos cœurs pour toujours. Tél. : 02 38 54 44 11.
0123
Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
Une nuit dans un château « hanté » — 5/6 —
A Paimpont, l’ombre de la prophétesse nazie
Au Manoir du Tertre, en forêt de Brocéliande,
l’inquiétant portrait de Geneviève Zaepffel attire
amateurs de paranormal et chasseurs de fantômes
Par Magali Cartigny
U
n couple avec un bébé qui
s’enfuit en pleine nuit. Un
autre qui croise une dili-
gence qui s’évapore dans la
brume. De jeunes femmes
étranglées dans leur som-
meil. Une petite fille qui voit des pieds se
balader sur les marches. Les histoires ne
manquent pas au Manoir du Tertre, à
Paimpont (Ille-et-Vilaine). Grégoire, le
gérant, les consigne scrupuleusement
dans un dossier. « Mais, depuis 2018, ça
s’est beaucoup calmé. » Grâce, dit-il, à un
nettoyage régulier à l’eau bénite. « Moi,
ça m’arrange, je fuis ce type de manifes­-
tations, même si je n’en ai pas peur »,
­affirme cet ancien directeur d’écurie,
passionné de paranormal, de théologie
et d’histoire de la franc-maçonnerie.
La maison d’hôtes héberge en
toute saison des médiums de France et
d’ailleurs, passionnés d’ésotérisme, you-
tubeurs et chasseurs de fantômes, mais
aussi voyageurs de passage que le hasard
a poussés sur celle colline nichée au cœur
de la forêt de Paimpont, célèbre sous l’ap-
pellation de forêt de Brocéliande. C’est
dans ces bois réputés magiques que
Chrétien de Troyes a situé sa légende ar-
thurienne au XIIe siècle dans son roman
Yvain, le Chevalier au lion. Fontaine de
Jouvence, tombe de Merlin l’enchanteur,
chêne des Hindrés… la forêt attire de
nombreux touristes toute l’année, mais
aussi des néodruides venus effectuer ici
rites anciens et célébrations.
Situé près du site historique des
anciennes forges à bois, le Manoir du
Tertre n’est qu’à une dizaine de kilomè-
tres de l’église du Graal, surnommée
église de l’Apocalypse, à Tréhorenteuc, sur
le chemin du Val sans retour. Un lieu uni-
que en son genre, œuvre de l’abbé Gillard,
avec son chemin de croix exceptionnel et
son tableau représentant les chevaliers de
la Table ronde. L’Univers ici ne tourne
donc pas vraiment rond. Tout y est éton-
nant, incroyable, hors du temps. A la fois
paisible, mystique et parfois dérangeant.
Dans cette belle bâtisse de grès et
de schiste, avec son toit d’ardoise et ses
grandes fenêtres, tout est quasi resté tel
que dans les années 1950. Dans cette am-
biance étrange et surannée, des vieilles
photos en noir et blanc, exposées dans le
salon, font assez vite penser à ces clichés
de fêtes, dans le film de Stanley Kubrick
Shining (1980), avec ces sourires figés qui
entraînent Jack Nickolson toujours plus
loin dans sa folie. Grégoire, lui-même,
ne dépareille pas en ces lieux et aime
entretenir le mystère. Serviable et tou-
che-à-tout, le motard, qui vit sur place,
se démène au quotidien pour tenir la
maison et le jardin. Et délivre volontiers
une foule d’anecdotes historiques sur
« son » manoir.
Il faut dire que l’endroit n’a pas
accueilli n’importe qui : une médium
nazie, un mystificateur célèbre, Pierre
Plantard, mais aussi Hugo Pratt, père du
personnage de BD Corto Maltese, qui y a
Les plus
téméraires
peuvent
demander à
dormir dans le
lit à baldaquin
de Geneviève
En haut : le Manoir du Tertre,
à Paimpont (Ille-et-Vilaine),
vu du jardin, le 13 avril.
Ci-dessus : l’escalier centenaire.
THÉOPHILE TROSSAT POUR « LE MONDE »
passé quelques nuits et laissé en souve-
nir un dessin dédicacé : « Je suis bien ici,
dans ce moment présent. » C’est aussi
l’avis de Caroline, la propriétaire. Cette
Suissesse est tombée sous le charme de
ce manoir isolé en 2015, séduite par la na-
ture sauvage qui l’entoure. « La première
fois, je suis venue en tant qu’hôte. Je cher-
chais une résidence secondaire en Breta-
gne. J’ai tout de suite su que je me sentirais
bien ici. » Elle ne connaissait alors rien de
l’histoire de ces murs.
La réputation du manoir, qui a
largement dépassé les limites de la Breta-
gne, repose sur une ancienne occupante,
Geneviève Zaepffel, dont l’immense et
inquiétant portrait, peint en 1947, sur-
plombe l’escalier en bois vieux d’un siè-
cle. Cette médium, célèbre à la fin des an-
nées 1930, délivrait ses prophéties Salle
Gaveau et Salle Pleyel, à Paris, devant des
milliers d’adeptes.
Issue de la bourgeoisie paimpen-
oise, Geneviève Lefeuvre, née en 1892, a
grandi au manoir, acquis par ses parents,
où elle poussera son dernier soupir
en 1971, dans son lit à baldaquin en bois
sculpté – dans lequel les plus téméraires
peuvent demander à dormir. A 7 ans, elle
avait survécu à une tuberculose après,
disait-elle, avoir eu, dans ce même ma-
noir, une vision de saint Judicaël, roi de
Bretagne, puis moine au VIIe siècle. Avec
son époux, René Zaepffel, alsacien et ca-
pitaine de réserve dans l’armée française,
elle partageait sa vie entre son apparte-
ment rue Legendre, dans le 17e arrondis-
sement de la capitale, et la Bretagne.
En 1928, elle avait fondé le Centre spiri-
tualiste de Paris, avenue de Wagram, et,
neuf ans plus tard, publié le récit de sa
jeunesse à Paimpont, dans Le Livre de
mes prophéties, son second ouvrage.
Mais Geneviève est également
connue pour ses positions pronazies.
Ci-dessus : le portrait de Geneviève
Zaepffel, peint en 1947.
Ci-dessous : la chambre
de Geneviève Zaepffel.
THÉOPHILE TROSSAT POUR « LE MONDE »
Son époux avait créé, en 1942, L’Arche
nationale, un périodique antisémite,
qui donnera son nom, la même année, à
une fondation destinée à encourager le
retour des jeunes à la vie paysanne. Ar-
rêtée en août 1944 pour collaboration
avec l’occupant, la médium est empri-
sonnée à plusieurs reprises. Libérée en
novembre 1945, elle est frappée d’une
peine de dix ans d’indignité nationale.
C’est en 1957 qu’elle s’installe défi-
nitivement au manoir, où, de toute la
France, on vient la consulter pour ses
dons. Dans le village, la rumeur dit que de
Gaulle est venu déjeuner dans le jardin
| 19
qui faisait office de restaurant durant les
beaux jours, avec ses parasols et ses tran-
sats, où l’on voit, sur les photos, dames en
ombrelle et messieurs moustachus bien
mis se prélasser au soleil. Il est vrai que le
Général est venu à Paimpont visiter sa
mère, Jeanne, morte en 1940.
Depuis qu’elle avait ouvert une
maison d’hôtes et un restaurant, à la fin
des années 1930, Geneviève avait une
cuisinière à domicile, dont elle appré-
ciait particulièrement le fils unique,
Pierre, qui vivait avec sa mère au ma-
noir. La médium, sans enfant, avait pris
le garçon sous son aile et l’avait initié à
l’ésotérisme… Pierre Plantard, militant
d’extrême droite actif dès ses 17 ans, ob-
nubilé par un prétendu complot judéo-
maçonnique, sera lui aussi incarcéré
pendant une année, en 1953. Décrit
comme un « illuminé » par les services
de police, Plantard est surtout célèbre
pour avoir fondé le Prieuré de Sion,
en 1956, association à l’origine d’une
théorie du complot encore vivace
aujourd’hui, où se croisent les Templiers,
le trésor caché de Rennes-le-Château,
Léonard de Vinci, la généalogie secrète
des Mérovingiens et de mystérieux par-
chemins codés. Une manipulation mise
au jour dans les années 1980.
Mais, en publiant Da Vinci Code
(vendu à 86 millions d’exemplaires),
en 2003, Dan Brown diffusera, au niveau
mondial, des contre-vérités historiques
entretenant la confusion entre mythe et
réalité à propos du Prieuré de Sion (dans
le roman, l’ordre est le gardien d’un secret
concernant le Christ).
Le touriste qui ne sait pas où il
a mis les pieds peut ainsi se trouver
fort dépourvu en regardant de plus
près les ouvrages rangés dans la biblio-
thèque, à proximité de l’escalier. Des li-
vres sur la franc-maçonnerie, l’exor-
cisme, Benoît XVI, et même Les Ovnis en
Union soviétique. Dormir dans un tel lieu
est donc une expérience en soi. Surtout
lorsque l’on est l’unique client. Je jette un
dernier coup d’œil à la sévère Geneviève,
drapée dans sa robe blanche de drui-
desse, dont le regard me suit quand je gra-
vis les marches qui ont une fâcheuse ten-
dance à grincer à contretemps, comme si
quelqu’un marchait derrière vous.
A l’étage, les deux chats de la
maison s’étirent langoureusement sur
le plancher. Visiblement, même le spec-
tre de la médium sortant de son tableau
ne pourrait les perturber. Dans la vaste
chambre aux baies vitrées, je tente une
incursion dans la salle de bains où un
souffle glacé me transperce les os… il
provient de la VMC. Je passerai une
nuit sans rêve ni tourments dans un lit
très confortable.
Le lendemain, dans le taxi qui
me ramène à Rennes, le chauffeur, intri-
gué par l’endroit, me demande ce que je
faisais là. Comme d’habitude lorsque
j’évoque la série sur les lieux « hantés »,
qu’il s’agisse de mon entourage ou de
parfaits inconnus, les gens lèvent les
yeux au ciel. « Les fantômes, c’est vrai-
ment n’importe quoi. » Et, à chaque fois,
ils finissent par me raconter ce drôle de
truc qui leur est arrivé un jour. Ce taxi,
lui, me confie cet épisode qui l’a marqué
lorsqu’il était enfant, dans la maison de
vacances louée par ses parents. « Dans
une chambre à l’étage, j’ai ressenti un
profond malaise. Et surtout comme un
vent glacé. J’ai ouvert un placard. Je ne
peux pas vraiment expliquer avec des
mots ce que j’y ai vu. » Il avait envoyé son
cousin jeter un œil. Il était revenu livide.
« On n’en a plus jamais reparlé. »
La semaine prochaine
Jaulny, le château des deux Jeanne
 0123
20 | Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023

Petite mythologie du camping — 5/6 —

« C’est parce qu’on a peu de bungalows

qu’on a encore cet esprit apéro »
Lancée à la cantonade, l’invitation à boire un verre en fin
de journée devant la tente fait figure de passage obligé de la vie
de camping. Mais ce « plaisir d’anciens » est un rituel en péril
Selon la Fédération nationale de l’hôtelle-
rie de plein air, la durée moyenne d’un sé-
jour est aujourd’hui de quatre nuitées en
hébergement locatif, de cinq nuitées en
emplacement. Trop court pour connaître
ses voisins. « Souvent, les gens nous di-
sent le jeudi soir : “C’est dommage qu’on
ne se soit pas rencontrés plus tôt” », ra-
conte Fares Ghernou, coordinateur
­« expérience client » pour le réseau fran-
chisé Camping Paradis. Or qui s’est fait
des copains reviendra. En plus du pot
d’accueil du samedi soir, les Camping
Par Guillemette Faure Paradis ont ajouté une fête des voisins,
le dimanche soir.

I
l était aux alentours de 19 heures
sur l’île d’Oléron. En camping pour
la première fois, Cécile et Carine
ont vu passer des campeurs avec
leurs chaises à la main. Ils partaient
sûrement prendre l’apéro dans une
autre tente. Ce jour-là, un leitmotiv esti-
val est né : leurs vacances ne pourraient
être réussies que si elles étaient invitées
à boire un verre avec les voisins.
Dans le film Camping, de Fabien
Onteniente (2006), ce rituel anisé fait
l’objet d’une scène d’anthologie. Avec
une « couillette » (un doseur à pastis),
Jacky – incarné par Claude Brasseur –
tente de rationaliser le remplissage des
verres, qui a gravement dérapé la saison
précédente : « Je maîtrise la consomma-
tion, dit le campeur, en versant une dose
millimétrée. Parce que je te signale que
l’année dernière on a tapé dans les trente
bouteilles en quinze jours, 25 % du bud-
get vacances, alors ça va, hein ! » Cécile et
Carine, elles, n’ont pas été conviées si
souvent. Ni d’autres, d’ailleurs. Mythi-
que, l’apéro de camping se vit surtout
comme un moment de nostalgie.
Hier soir, un apéro se tenait bien
sur l’emplacement de camping-car d’un
retraité à l’écocamping Le Valserine, à
Chézery-Forens (Ain), dans le Haut-Jura.
« On trouve ça encore chez les plus de
50 ans. C’est un plaisir d’anciens », re-
marque Samuel Ringot, jeune repre-
neur de ce camping municipal. Là-bas,
les aficionados peuvent participer à
des apéros qui comptent jusqu’à vingt
personnes et tournent encore au pastis
et au rosé. « Chez les 30-40 ans, ça se
perd, constate Samuel. Ils préfèrent ve-
nir se poser au bar du camping. » Eux
plébiscitent la bière, veulent goûter les
IPA brassées localement.
Dans sa version idéalisée, le
camping promeut le mélange social :
tous égaux devant le montage d’une
tente ou une flaque de boue. On parle de
« l’esprit tente » à propos de la solidarité
qui s’installe bord à bord dans tous les
campings du monde. On s’émerveille à
l’idée que, lorsqu’une caravane se déta-
che de la remorque, chacun se précipite
pour aider son propriétaire. « Si on s’em-
bourbe, on n’est jamais seul, et celui qui a
oublié son gonfleur de matelas n’attend
pas deux minutes », assure Raphaël
Bony, gérant du camping du Brévedent
(Calvados), près de Lisieux, en Norman-
die. « Quand je voyageais en caravane,
pour la déplacer il fallait être trois ou
quatre, et pour remercier on invitait à
l’apéro », se souvient Alan Perny, qui
partait régulièrement camper avec sa
femme. A présent, l’opération se con-
trôle à l’aide d’un moteur. Il y a moins
de gens à remercier quand on a moins
de coups de main à demander.
L’augmentation des héberge-
ments locatifs au détriment des empla-
cements libres serait également respon-
sable du déclin des apéros. Plus facile-
ment dehors, les campeurs sous les
­tentes – même préinstallées – sont plus
accessibles que ceux qui sont sur la
­terrasse de leur bungalow.
Et quand on voyage en mobil-
home, on prend bien sûr l’apéro dedans :
« Quand vous êtes partis toute la journée
à la plage ou visiter les châteaux de la
Loire, c’est la façon de dire : “Ça y est, on
est rentrés” », note Edouard Delalande,
le directeur général de Campingaz. Mais
on n’invite pas forcément les occupants
de l’hébergement d’à côté à boire un
verre parce qu’ils nous ont prêté du sel.
« Les mobil-homes, c’est chacun chez
soi, observe Anne Caillat, du Camp du
Domaine, à Bormes-les-Mimosas (Var).
C’est parce qu’on en a peu qu’on a encore
cet esprit apéro. » Parmi les habitués,
certains préparent le repas pour leurs
voisins qui arrivent, ou les invitent pour
leur dernier dîner avant le départ, « pour
qu’ils puissent ranger leur cuisine tôt et
Liberty Azenstarck
« Les 30-40 ans
préfèrent venir se poser
au bar », remarque
Samuel Ringot,
du camping
Le Valserine, dans l’Ain
partir tranquille le lendemain ». Mais les
campeurs qui reviennent d’une année
sur l’autre, comme les séjours longs,
sont plus rares.
Autrefois, disons à l’époque où
l’on réservait son emplacement par
courrier plusieurs mois à l’avance, on ne
multipliait pas les courts séjours : on
partait trois semaines au même endroit.
« Il est maintenant 18 h 30, it’s
now time for le jeu de l’apéro ! », lance un
animateur au bar-restaurant de l’Eurosol
de Vielle-Saint-Girons, dans les Landes.
Si tu ne viens pas à l’apéro, l’apéro vien-
dra à toi, grâce aux animations. Une mu-
sique reconnue, et c’est un point de ga-
gné. Bientôt, un groupe de Néerlandais
déjà à moitié soûls, Shazam sous la ta-
ble, rafle tous les points et tous les verres
à gagner. D’autres ont passé des allian-
ces, se font des politesses – « Si, si,
­Michael Jackson, vous l’aviez trouvé avant
moi » –, mais pas au point de s’asseoir à
la même table.
Au Camp du Domaine, si l’on ex-
cepte les activités sportives, ce sont sur-
tout les gens en mobil-home qui parti­-
cipent aux animations. « Ils ont besoin
qu’on anime leurs soirées parce qu’ils ne
connaissent personne dans le camping.
Les gens en tente ou en caravane pré­-
fèrent passer la soirée dehors avec leurs
voisins… ou écouter le bruit de la mer. »
Les rencontres, aujourd’hui, se
font autrement. Grâce aux activités et
aux enfants, notamment. A force de se
croiser au cours de yoga en forêt ou au
tournoi de volley, on sympathise. Au
bout de deux jours, les gamins, eux, se
font des copains, et, un peu comme des
parents d’élèves maladroits à la sortie
de l’école, les adultes du camping en
prennent prétexte pour engager la
­conversation. Au Brévedent, la fille de
Sebastian, un Allemand qui vient désor-
mais sans sa femme, s’est fait des copi-
nes. Quelques jours plus tard, les deux
familles partaient passer la journée à la
plage. Pour que leurs enfants se retrou-
vent, l’an prochain, les parents revien-
dront. Et peut-être qu’ils s’inviteront
pour l’apéro.
La semaine prochaine
Le gérant, cette personne à tout faire

Mon village singulier — 5/6 —

L
e numéro 26 est perché dans roitelet huppé. Il m’arrive de piler en Dans le village-dortoir dont pas rentrer se coucher avant d’avoir
un cerisier chez Mathilde, le voiture, aussi… » les seuls commerces sont désormais entendu la chouette. »
numéro 30 dans le prunus de A Champien, l’horticulteur ambulants, une conversation a re- Elle chante de nouveau,

A Champien, Christian et Maddie, le 55 dans un

pommier chez Claire… La tournée
des nichoirs à oiseaux prend un
de formation a accéléré, côté ni-
choirs, après avoir été terrassé par
un burn-out, « le 5 juillet 2017 ». Il tra-
pris autour des gracieux volatiles.
Enseignante et adjointe au maire,
Mathilde Daquet (nichoir 26) se ré-
dans le village, comme le bruant
jaune et l’alouette des champs.
François Sauvé lance maintenant le

des oiseaux ­certain temps à Champien (Somme),

qui ne compte pourtant qu’une
grand-rue, trois perpendiculaires et
vaille alors (trop) comme responsa-
ble logistique d’une sucrerie. Après
des années de quasi-réclusion à la
jouit de faire bientôt « une marche
commentée dans les bois par saison,
pour profiter de [leur] expert ! ». Com-
« plan d’attaque horticole ». Inciter
les Champiennois à délaisser la
tondeuse pour épargner buissons,

de bon augure 285 habitants. Elle mène jusqu’au

numéro 84, aux côtés de François
Sauvé, l’ornithologue amateur mais
fort savant qui a transformé ce
­village-rue, coincé entre Amiens et
Dans cette commune rurale Compiègne (Oise), en foisonnant
de la Somme, un foyer havre pour oiseaux.
Un personnage que cet an-
sur deux a installé un nichoir cien maire de Champien, désormais
retraité de 67 ans, animé par une
devant sa maison quête ultime : voir un jour la huppe
fasciée. Bob en paille façon explora-
Pascale Krémer teur tropical, jumelles en bandou-
lière, oreille aux aguets, François
Sauvé se dit « dévoué à plein temps à
la cause aviaire » depuis cet émer-
veillement, à 10 ans, devant un
rouge­queue à front blanc. Il manie
aussi allègrement le latin des noms
de piafs que l’autodérision : « Je suis
un peu allumé. Je pars en courant
d’un repas de famille si j’entends un
maison, « c’est grâce aux oiseaux
qu’il est allé de nouveau vers les
gens, en 2022 », témoigne Odile, son
épouse. Le jardin saturé de ces refu-
ges à mésanges ou étourneaux qu’il
bricole lui-même, le voilà qui dé-
marche, un à un, ses voisins pour
les convaincre d’en accrocher dans
leurs propres arbres.
L’affaire est sérieusement
menée, durant huit mois : inven-
taire des (cinquante et une) espèces
présentes, des zones de nidification
et de chasse, grâce à des suivis noc-
turnes au télescope ; fabrication de
quatorze modèles différents de ni-
choirs… Sur la grosse centaine de
foyers sollicités, quarante acceptent.
« J’en attendais à peine vingt, j’ai été
dépassé, dit-il dans un sourire. Même
le président de la société de chasse a
demandé son nichoir à mésanges ! »
merçante à la retraite, Maddie Dele-
dalle (nichoir 30) aimerait bien « une
planche avec les différents oiseaux,
pour apprendre ». L’homme-oiseaux
local est débordé de sollicitations.
« L’oiseau, c’est consensuel,
sait-il. Cela a brisé des solitudes,
ouvert des portes. » Y compris celles
de l’école maternelle, où il mène
une mission de sensibilisation,
deux fois par mois. « François, j’ai
vu la tourterelle turque ! », « Et moi le
rouge-gorge ! », l’interpellent deux
petits gars en casquette et short. En
classe, un poste d’observation est
installé, sur une estrade, avec ju-
melles à disposition et mangeoire
en ligne de mire. Le directeur, Gré-
gory Calas, relève « les vocations qui
se créent » : « L’an dernier, un élève
passait ses soirées dans le jardin
avec la lampe frontale, il ne voulait
ronces et fleurs sauvages. Il leur
prépare même une liste d’essences
d’arbres et d’arbustes intéressants
pour la faune avicole.
Face aux cultures intensives
de betteraves qui jouxtent Cham-
pien, des rangées d’éoliennes pour
horizon, il revient sur son passé dans
l’industrie sucrière. « On en a mis, des
désherbants ! On les retrouve des dé-
cennies après dans la nappe phréati-
que… J’étais dans le système. » Son jar-
din de 3 000 mètres carrés est entiè-
rement rendu à la nature. Pousse ce
que veut, surtout si cela plaît aux
oiseaux. « On a détruit leur habitat.
Les nichoirs, en fait, je suis contre. La
nature se suffit à elle-même. Mon
rêve, c’est de les démonter. »
La semaine prochaine
Coup de chaud à Vérargues
0123
Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023 | 21

Le mariage, tout ou rien

Ma France, mon Amérique — 5/5 — Dans l’Hexagone, accepter les défauts de son partenaire est courant là où les
Etatsuniens voient leur conjoint comme un coach, note Pamela Druckerman, journaliste new-yorkaise installée à Paris

M
on mari n’a aucun dé-
faut », me dit une amie
française, Claire, lors d’un
déjeuner en ville. C’est
­bizarre. Je connais le mari
de Claire, et je n’aurais pas
de mal à lister cinq ou six choses qui ne vont
pas. Mais une autre amie mentionne une
­déclaration similaire de son petit ami fran-
çais : « Je t’aime pour tes défauts. »
Pour l’Américaine exilée à Paris que je suis,
voilà un petit moment d’étonnement, voire
d’incrédulité, face à nos différences culturelles
– comme l’obsession pour l’écriture ­cursive à
l’école ou les deux semaines de vacances
­toutes les six semaines. Sous une forme ou
sous une autre, je retrouve cette notion
d’aimer quelqu’un pour ses mauvais côtés
dans les films, les magazines et même dans
les paroles de chansons françaises. Ici l’idée
­représente une sorte d’idéal romantique. Tout
le monde n’y adhère pas, mais c’est une ques-
tion légitime au sein de chaque couple.
Mon compagnon est britannique et, quoi-
que j’admire la sûreté de son jugement
quand il s’agit de politique ou pour cerner le
caractère des gens, ses défauts me rendent
folle, en particulier son incapacité à accom-
plir la moindre tâche pratique. Il lui est arrivé
d’échouer à craquer une allumette pour les
bougies de mon gâteau d’anniversaire. « Si un
jour je te quitte, ce sera pour quelqu’un qui sait
accrocher des rideaux », lui dis-je un soir, du
haut d’un escabeau au milieu du salon. Mes
propres défauts semblent le rendre fou aussi.
Nous sommes très forts pour accumuler du
ressentiment l’un envers l’autre.
Adopter une approche « à la française »
peut-il aider notre couple ? Je reste sceptique.
La France compte beaucoup de divorces.
Quoi qu’il en soit, mon approche « à l’améri-
caine » du couple ne marche pas si bien que Brosmind
ça. Mon éducation m’a acclimatée à l’idée,
­relativement nouvelle, du mariage en tant
qu’outil de développement personnel. très heureux, mais ni elle ni son mari ne se notre maison est en permanence encom-
­Jusqu’aux années 1850, la plupart des Améri- mêle aux cercles socioprofessionnels de brée de livres et de journaux, mais c’est à
cains se mariaient dans le but de cultiver la l’autre : « C’est presque comme si nous cause de sa passion pour la lecture et l’écri-
terre ensemble et de garder les intrus à ­menions des vies parallèles en termes d’inté- ture. Quand, par mégarde, j’ai le malheur de
bonne distance. Avec l’arrivée de la civilisa- rêts et d’accomplissement de soi. » le réveiller un peu tôt, il est persuadé que je
tion industrielle, plus besoin de battre son Delphine a de nombreux projets mais elle vais le faire chaque matin jusqu’à la fin de
DMITRY KOSTYUKOV

beurre en famille ni de coudre ses propres
­vêtements : les gens se sont mis à s’unir aussi
pour des raisons « sentimentales » comme
l’amour, la passion, l’envie de créer des liens.
Cette ère de l’accomplissement de soi s’est
plus ou moins achevée au milieu des années
1960, selon le psychologue américain Eli Fin-
kel, auteur de The All-or-Nothing Marriage
(« Le mariage tout ou rien », Dutton, 2017,
non traduit). Finkel montre que si nous choi-
sissons encore un partenaire afin de nous
aimer et construire un foyer – et partager le
loyer –, nous souhaitons à présent qu’il
­contribue aussi à notre développement per-
sonnel, qu’il nous aide à prendre confiance
en nous et qu’il partage notre « vision ».
Quand je me suis mariée, je prenais pour
acquis ce modèle. Dans son livre Evidences in-
visibles. Américains et Français au quotidien
(Seuil, 1991), l’anthropologue française
­Raymonde Carroll écrit en substance que les
Américains considèrent leur conjoint
comme un coach, un thérapeute à domicile
sommé de soutenir tous leurs projets, même
les plus irréalisables.
Grande connaissance de soi
Selon elle, un couple américain constitue une
seule et même entité sociale. On s’attend logi-
quement à être invités en tant que couple, on
choisit volontairement d’éviter de passer du
temps l’un sans l’autre. Dans un contexte
américain, « ne pas inviter mon ­conjoint, c’est
me rejeter, me nier », écrit Carroll.
Lorsqu’un tel modèle fonctionne, c’est gé-
nial. Mais ça demande de passer beaucoup de
temps ensemble et de créer des « moments
privilégiés », malgré la longueur des journées
de travail et les exigences croissantes de la
parentalité à l’américaine. Et si votre parte-
naire ne vous aide pas assez à vous réaliser
pleinement, vous avez parfaitement le droit
de le quitter. « C’est juste qu’avec mon mari, je
n’arrive pas à être au maximum de mon po-
tentiel » : voilà comment une New-Yorkaise
m’expliquait son divorce.
Pour moi, tout le monde aspire à une rela-
tion de couple permettant de s’accomplir.
Mais quand j’en parle à mes amis français, ils
trouvent ça étrange. « En matière de dévelop-
pement personnel, je ne compte que sur moi »,
tranche Delphine, une avocate parisienne,
mère de deux adolescents. Son mariage est
ne s’attend pas spécialement à ce que son
mari joue un grand rôle là-dedans. Grandir
en tant que personne est un objectif qui lui
appartient, et non le but de son mariage.
D’ailleurs, les couples qui font « tout ensem-
ble » ou presque ne lui inspirent pas que du
bien : « Ils forment une seule entité dont on se
sent un peu exclu. »
S’ils ne sont pas tenus d’être une source de
motivation et d’accomplissement l’un pour
l’autre, que cherchent donc les conjoints
français l’un chez l’autre ? Savoir s’ils sont
complémentaires. Ici, on a tendance à voir le
couple comme la réunion de deux pièces de
puzzle, qui s’emboîtent bien – ou pas. En gé-
néral (ou du moins dans mon expérience),
les raisons qui expliquent l’échec d’une rela-
tion sont rarement liées à des jugements mo-
raux à l’emporte-pièce comme on en entend
souvent aux Etats-Unis, du type « c’était un
abruti narcissique ». On déroule plutôt une
analyse linéaire détaillant la façon dont deux
personnalités sont entrées en collision.
On dirait que toutes les célébrités françai-
ses d’un certain âge ont un ex-mari dont elles
se sont progressivement rendu compte qu’il
ne leur « correspondait pas ». Savoir ce qui
nous correspond ou non requiert une
grande connaissance de soi, mais aussi de
son partenaire. Et en effet, l’approche à la
française du couple ressemble à celle de la
­parentalité : il faut très précisément observer
son bébé ou son amoureux pour compren-
dre ses habitudes et ses goûts.
En France – bien plus qu’aux Etats-Unis –,
les qualités et défauts d’une personne sont
les deux faces d’une même médaille. Del-
phine dit ainsi de son époux que son princi-
pal défaut est d’être un « rêveur ». A sa grande
frustration, elle doit assurer l’intégralité des
tâches administratives. Pourtant elle ne
manque pas de présenter ce défaut comme
une qualité : son mari adore les films d’ani-
mation et c’est avec lui que leurs enfants les
Mon mari est doté
d’intelligence. Le revers de la
médaille : il ne peut pas faire
fonctionner un ouvre-boîte
¶ j’apprends à gonfler les ballons de baudruche
Américaine née à New York, Pamela Drucker-
man est une journaliste et essayiste installée à
Paris depuis près de vingt ans. On lui doit cinq
­livres, dont « Bringing Up Bébé » (Penguin Books,
2012), un best-seller traduit en trente et une lan-
gues, notamment en français, sous le titre « Bébé
made in France » (Flammarion, 2013). Titulaire
d’un master en affaires internationales de l’univer-
sité ­Columbia (New York), elle a d’abord été
­correspondante en Amérique latine pour le « Wall
Street Journal », puis chroniqueuse au « New York
Times » et au « 1843 », magazine de « The Econo-
mist ». Elle est lauréate d’un Emmy pour son docu-
mentaire « The Forger », produit par le « New York
Times », qui a pour sujet le destin d’un adolescent
français pendant la seconde guerre mondiale
regardent. « Si je les élevais toute seule, je crois
bien qu’ils s’ennuieraient, me confie-t-elle. Le
fait qu’on soit très différents est une bonne
chose pour nos enfants. »
Surtout, on ne tombe pas amoureux de
quelqu’un uniquement pour ses bons côtés
ou parce qu’il correspond plus ou moins à un
idéal. On l’aime pour l’assortiment de quali-
tés et de défauts (d’ailleurs souvent difficiles à
départager) qui composent son caractère.
Quand mon amie Claire affirme que son mari
n’a aucun défaut, elle ne veut pas dire que rien
ne l’irrite chez lui, mais plutôt qu’elle sait voir
le bon côté de chacun de ses défauts. Ceux-ci
font juste partie du package, de la personna-
lité unique de celui qu’elle aime – autant
d’écueils qui n’en sont pas vraiment.
J’essaye d’appliquer cette méthode à mon
mariage. Mon mari est doté d’intelligence et
d’une bonne intuition. Le revers de la
­médaille : il ne peut pas faire fonctionner un
ouvre-boîte, n’a jamais jeté un journal de sa
propre initiative et se persuade que la moin-
dre contrariété ne s’arrêtera jamais.
Je me suis mise à l’étudier avec soin et à
vraiment l’écouter quand il parle. Assez vite,
j’ai pu constater que tous ses défauts ou
presque sont couplés à ses qualités. Certes,
ses jours. Mais ce tour d’esprit lui permet
aussi d’extrapoler, d’imaginer l’avenir à par-
tir du présent, ce qui fait de lui un très bon
journaliste et chroniqueur.
J’ai pris conscience que tous les traits de sa
personnalité vont par deux. Pendant que
ou à bien organiser un sac de courses (il met
les fraises tout au fond), il s’adonne à la
­lecture. Quand j’évoque la guerre en Bosnie
alors qu’il sort de la douche, il n’a aucun mal
à m’expliquer le conflit en profondeur, vêtu
d’une simple serviette.
Paradis conjugal
Une chose m’inquiète en tant qu’Améri-
caine : on ne discute jamais ensemble de tout
cela. Aux Etats-Unis, la communication la
plus transparente est valorisée – pas de
­secrets dans une relation saine – alors qu’en
France, un peu de distance et de mystère
­dynamisent le couple. Une de mes amies
­parisiennes m’a glissé que s’il se passe quel-
que chose d’intéressant à son travail, elle ne
le dit pas forcément tout de suite à son mari,
histoire de pouvoir le surprendre en le racon-
tant lors d’une sortie entre amis.
J’utilise moi aussi cette technique. J’accom-
pagnais l’un de mes fils dans une sortie sco-
laire, et l’une de ses camarades m’a dit que
ses parents étaient divorcés, et que sa
­maman, Emilie, s’était remariée avec une
femme, elle aussi prénommée Emilie. « Et
donc maintenant j’ai deux mamans, et elles
s’appellent Emilie toutes les deux », gazouilla
la petite fille. Une semaine plus tard, j’ai
­raconté l’anecdote lors d’un dîner entre amis.
Mon mari n’a pas été plus impressionné que
ça, et je n’en suis pas sortie nimbée de mys-
tère à ses yeux. Mais, au moins, il découvrait
une histoire qui sous-entend qu’il ne sait pas
absolument tout de moi.
Ces techniques « à la française » ne nous ont
pas encore menés au paradis conjugal. Mais
je ne fulmine plus quand j’accroche les ri-
deaux ou que je déballe une barquette de frai-
ses massacrée. Sans doute n’est-ce déjà pas si
mal. Peut-être est-ce suffisant dans ma quête
de développement personnel. p
Pamela Druckerman
Traduit de l’anglais par Lucas Faugère
FIN

22 |
Daft Punk, deux robots
mis en sommeil
La mémoire vive de Daft Punk — 5/5 — En annonçant sa séparation, en février 2021, le duo parisien
met fin à vingt-huit ans de vie commune. Et laisse derrière lui un héritage colossal
L
e contact avec les humains est ré-
tabli le 22 février 2021. Pour an-
noncer, cette fois, que Daft Punk
le coupe. Comme huit ans plus
tôt, lors du lancement de la cam-
pagne autour de Random Access
Memories, quatrième album studio des mu-
siciens français, un post mobilise la com-
munauté des fans sur le Web. Publié sur
YouTube, il ne contient plus une image,
mais une vidéo, précédée d’un titre inquié-
tant : Epilogue.
La scène a déjà été vue autrefois puis-
qu’elle provient de Daft Punk’s Electroma
(2006), le film réalisé par le duo. Au milieu
d’un désert californien, le robot au casque
argenté, double androïde de Thomas Ban-
galter, se débarrasse de son blouson, puis
présente son dos à son acolyte pour qu’il ac-
tive un mécanisme d’autodestruction.
Compte à rebours. Après une minute en
temps réel, la créature explose. L’effet dra-
matique est accentué par la musique, le
chœur final de la chanson Touch, titre de
Random Access Memories, une coda répé-
tant : « If love is the answer/You’re home »
(« si l’amour est la réponse/tu es arrivé »). Ce
mantra hippie n’est pas sans rappeler la con-
clusion du The End, des Beatles, un message
d’amour tantrique lancé en 1969 avant leur
séparation. Les dates « 1993-2021 » s’affi-
chent ensuite sous deux mains métalliques
formant un triangle, puis le robot survivant,
casque d’or, s’éloigne au soleil couchant,
comme dans un western hollywoodien.
Dans Electroma, il s’immolait par le feu.
En pleine pandémie de Covid-19, la fin de
Daft Punk est rapidement confirmée par
leur chargée de communication améri-
caine, Kathryn Frazier. Nulle explication
n’est donnée sur les raisons. L’information
fait le tour de la planète, de la BBC londo-
nienne au quotidien colombien El Especta-
dor. Aucune scission n’aura été autant re-
layée dans l’histoire de la musique popu-
laire depuis le sabordage du groupe de brit-
pop Oasis, en 2009, et, auparavant, le
divorce des Beatles eux-mêmes.
Hommage en fanfare
Daft Punk est loué comme l’entité de musi-
que électronique la plus importante et in-
fluente de ce premier quart de XXIe siècle.
Dont il faut faire le deuil par un rebond ver-
tigineux des ventes numériques et des
écoutes en streaming. Ce réflexe nostalgi-
que de consommation marque la fin d’une
époque, comme le constate le quotidien al-
lemand Die Zeit : « Tous ceux qui se sentaient
encore jeunes aujourd’hui grâce à Thomas
Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo
sont désormais vieux. »
Capture d’écran d’« Epilogue ». Backgrid UK/Bestimage
Dès lors, Random Access Memories devient
le testament de Daft Punk. L’album qui
aurait pu lui succéder était déjà un objet fan-
tasmé. Début 2020, des feuilles de route de
séances d’enregistrement au studio hol-
lywoodien Henson apparaissent en ligne.
C’est un faux grossier. L’arlésienne prête à
toutes les rumeurs, alors qu’elle n’est liée à
aucune obligation. « Il y a eu de la recherche
et du travail, admet aujourd’hui Thomas
Bangalter. De la même manière que des ci-
néastes peuvent travailler sur des films et le
projet n’aboutit pas. Entre la sortie du dernier
album et le moment où on s’est séparés, on a
travaillé séparément et ensemble, mais de ces
séances de travail rien n’a été retenu. »
Comme Discovery (2001), Random Access
Memories n’a pas été suivi d’une tournée,
compliquée à imaginer : le nombre de musi-
ciens jouant sur cet album approche la cen-
taine… Son triomphe planétaire a trans-
formé Daft Punk en superstars. C’est à ce ti-
tre qu’ils participent, aux côtés de Kanye
West, Jay-Z, Beyoncé, Rihanna ou Madonna,
à la création, en 2015, de la plate-forme de
streaming Tidal. Chacun détient une partie
du capital de ce nouveau support, s’engage à
le promouvoir auprès de ses fans et, surtout,
à l’alimenter en chansons et vidéos exclusi-
ves. Les abonnés à ce service, décrié comme
un caprice de riches, attendront, en vain,
une contribution de Daft Punk.
S’ils ignorent les appels du pied de Ma-
donna pour une collaboration, Bangalter et
Homem-Christo figurent, un mois à peine
après la parution de leur ultime album, au gé-
nérique de Yeezus, sixième opus de Kanye
West. Le rappeur américain est alors obsédé
par Le Corbusier. Affairé à Random Access
Memories, Daft Punk a trouvé le temps de se
joindre à la production et à la composition de
quatre titres (On Sight, Black Skinhead, I Am a
God et Sound It Up) et de mêler ses crédits à
ceux d’une dizaine de contributeurs. On ne
sait plus vraiment à l’arrivée qui a fait quoi.
Au chanteur de leurs tubes Get Lucky et
Lose Yourself to Dance, Pharrell Williams,
qui vient de les rejoindre chez la maison de
disques Columbia, les deux Français ren-
dent la politesse, en mars 2014, avec Gust of
Wind, qu’ils interprètent même de leurs
voix synthétiques. La gloire lors de la céré-
La communication de Daft
Punk avec le monde extérieur
est interrompue et ce mutisme
génère inévitablement
des « fake news » sur le Web
Au festival de Coachella, en Californie, le 29 avril 2006. KARL WALTER/Getty Images via AFP
monie des Grammy Awards – les Oscars de
la musique –, en janvier de cette même an-
née, continue de rejaillir sur eux : à
l’automne 2016, Daft Punk est associé aux
deux principaux hits de Starboy, troisième
album du Canadien The Weeknd. Avec la
chanson-titre, ils obtiennent ce qui man-
quait encore à leur palmarès : un nu-
méro 1 au classement américain des singles.
Un plan furtif dans le clip de Starboy fait
déjà d’eux un souvenir : un tableau acadé-
mique les représente en chevaliers noirs ju-
chés sur de la roche au-dessus de la mer de
nuages peinte par Caspar David Friedrich
(1774-1840). La panthère de Michael Jackson
leur tient compagnie. Le félin n’est pas là par
hasard : la deuxième chanson de The
Weeknd à laquelle ils participent, I Feel It Co-
ming, est un pastiche impudent, vocale-
ment et musicalement, des ballades du « roi
de la pop », mort sept ans plus tôt.
Daft Punk ne réserve pas ses services aux
seuls poids lourds nord-américains. En
juin 2017 sort un single d’un groupe austra-
lien exilé à Berlin et encore inconnu, Parcels.
Guitare funk, son des années 1980, produc-
tion propre et léchée, à la californienne :
Overnight n’aurait pas dépareillé dans Ran-
dom Access Memories. Parcels se revendique
des Beach Boys et de Chic comme de la
French touch (notamment Air et Phoenix).
Daft Punk avait découvert ce quintette de
jeunes chevelus à l’occasion de leur premier
concert en France.
L’anonymat public de Thomas Bangalter et
de Guy-Manuel de Homem-Christo, gag ré-
current du film Eden, que Mia Hansen-Løve a
consacré à la scène électro française en 2014,
leur avait permis de se rendre incognito au
bar Les Bains guerbois, pour la renaissance de
ce haut lieu des fêtes parisiennes connu, dans
les années 1980, sous le nom de Bains-Dou-
ches. Et de s’y retrouver en famille : ils ont été
conviés à un « artwork » organisé par Kitsuné,
la marque (label discographique mais aussi li-
gne de vêtements) de leur ancien collabora-
teur Gildas Loaëc. Parcels s’enfermera ensuite
avec les deux Parisiens au studio Gang avec
des horaires de nuit. Overnight sera le dernier
titre publié du vivant de Daft Punk.
En cette année 2017, on guette fébrilement
leur retour. Le 14-Juillet, la contribution des
duettistes au rayonnement extérieur de la
France est célébrée en fanfare lors du tradi-
tionnel défilé militaire sur les Champs-Ely-
sées : en clôture de la cérémonie, les musi-
ciens de la garde républicaine, des sapeurs-
pompiers de Paris et de la Légion étrangère
s’amusent à interpréter un pot-pourri de leur
œuvre – Technologic, One More Time, Get
Lucky, Digital Love et Harder, Better, Faster,
Stronger. Emmanuel Macron sourit ; son in-
vité, Donald Trump, est perplexe, il semble
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Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
ne rien reconnaître – ou ne rien connaître. La
nation fête joyeusement ses prodiges, mais
cela ne les fera pas revenir. Dans cinq mois,
elle pleurera une autre idole des jeunes, Jo-
hnny Hallyday. En 2019, des mannequins re-
présentent les robots dans l’exposition
« Electro », à la Philarmonie de Paris. Le sous-
titre, « De Kraftwerk à Daft Punk », révèle le
rang occupé, au côté des pionniers moder-
nistes de Düsseldorf.
La communication de Daft Punk avec le
monde extérieur est interrompue et ce mu-
tisme génère inévitablement des « fake
news » sur les réseaux sociaux. Un espace où
les désirs sont pris pour de virtuelles réali-
tés. Le 7 février 2021, deux semaines seule-
ment avant l’officialisation de la séparation,
on spécule encore sur une apparition sur-
prise des robots au côté de The Weeknd, lors
de la mi-temps de la finale du Superbowl, le
championnat de football américain, à
Tampa (Floride). Forcément : le chanteur ca-
nadien est le dernier à avoir été vu publique-
ment en leur compagnie. C’était en fé-
vrier 2017, encore aux Grammy Awards,
pour une interprétation de I Feel It Coming.
Et toujours dans le registre vestimentaire de
Star Wars : en contraste avec leur blancheur
immaculée en 2014, les robots avaient opté
pour le noir de Dark Vador.
Un show à 300 000 dollars
Cette réapparition, après trois années d’invi-
sibilité, met en émoi le public de Coachella,
en avril 2017. Autant attendre l’atterrissage
d’une soucoupe volante. Le festival califor-
nien semblait pourtant le mieux placé pour
un hypothétique come-back. C’est ici,
en 2006, que Daft Punk a changé le devenir
des musiques électroniques aux Etats-Unis.
Une épiphanie que le musicien électro-punk
américain James Murphy, derrière le para-
vent de LCD Soundsystem, avait annoncée
l’année précédente avec sa chanson Daft
Punk Is Playing in My House.
Le samedi 29 avril 2006, Daft Punk est at-
tendu par 35 000 spectateurs sous la Sahara
Tent, l’espace pour l’électro à Coachella. Ils
n’ont encore rien vu, mais ils sont déjà
chauds bouillants. Le dernier concert des
Français remonte en effet à pratiquement
une décennie, c’était en décembre 1997, à Ber-
lin. Sollicités de longue date par les organisa-
teurs de ce festival financé par le géant du
spectacle AEG, ils acceptent une offre s’éle-
vant à 300 000 dollars (273 000 euros). Coa-
chella en aura pour son argent.
La mise en scène est pensée avec celui qui
deviendra bientôt leur nouveau manageur, le
Californien Paul Hahn. Selon lui, elle doit
s’inscrire dans « une perspective cinémato-
graphique, suivant les principes de la drama-
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Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
Capture d’écran de la vidéo « Epilogue », annonçant la séparation de Daft Punk, le 22 février 2021. Backgrid UK/Bestimage
turgie classique tels qu’ils sont enseignés en
école de cinéma ». Les droïdes évoluent dans
un spectaculaire habitacle, une pyramide de
LED. Le parallèle avec The Dark Side of The
Moon (1973), de Pink Floyd, saute aux yeux,
mais on s’inscrit aussi dans une certaine con-
tinuité française : l’Egypte de Bonaparte, la
structure de verre de Ieoh Ming Pei inaugu-
rée cour Napoléon, au Louvre, en 1988. Sans
oublier les shows XXL de Jean-Michel Jarre.
Comme avec cet aîné, le son et lumière sera
dantesque, précédé d’un hommage à Steven
Spielberg et au compositeur John Williams
quand sont répétées les cinq notes de Ren-
contres du troisième type (1977).
« L’imagerie de Daft Punk rappelant Star
Wars a fasciné le public américain, constate le
journaliste britannique Gabriel Szatan, qui
prépare pour mars 2024 After Daft. Daft Punk
& The Rewiring of 21st Century Culture, un livre
sur l’impact du groupe français. Et ce n’est sans
doute pas un hasard si le retour de la franchise
de George Lucas survient en 1999. Il y avait
alors un idéalisme autour de la paix et de la
prospérité qui a relancé l’âge spatial. La pop et
la dance music se sont tournées vers le futu-
risme, ce qu’on entend bien dans le Discovery
de Daft Punk. » Dans le mensuel français Trax,
Thomas Bangalter citera comme inspirations,
pour ce « show de Las Vegas revisité électro »,
Kraftwerk, vu en concert lorsqu’il avait 20 ans,
et les comédies musicales de Broadway.
A Coachella, Daft Punk recourt à un logiciel
novateur, Ableton Live, permettant d’utiliser
à distance les synthétiseurs. De mixer et lan-
cer des boucles. De filtrer et déformer des
samples. De construire et déconstruire. Ils
créent un megamix d’un seul tenant en ap-
pariant les titres de leur répertoire et en com-
binant « simultanément quinze ou vingt sour-
ces différentes », explique Bangalter au
Monde en 2007. « C’était amusant de partir
d’un cœur de microprocesseur et d’avoir 5 ton-
nes d’équipements reliés. Dans cinq ans, j’ima-
gine que notre spectacle tiendra dans un por-
table », songe-t-il, prophétique. Non pour
Daft Punk, mais pour la confrérie des DJ.
Ce live sidérant les incite à quitter la cabine
surplombant la piste de danse pour se proje-
ter dans la lumière. En une soirée, suivie
d’une tournée, Daft Punk a changé la percep-
tion de l’électro : elle devient une attraction
de festival généraliste après avoir été long-
temps programmée quand les spectateurs
partaient se coucher. Gabriel Szatan estime
que le concert à Coachella est « aussi impor-
tant pour la dance music aux Etats-Unis que
l’apparition des Beatles en 1964 au “Ed Sulli-
van Show” », qui fit renaître le rock dans ce
pays. Selon lui, la tournée 2006-2007 de Daft
Punk, quarante-huit dates étalées sur dix-
neuf mois, est celle « qui a eu le plus de consé-
quences à l’ère numérique ».
Le cas le plus emblématique est celui de
Sonny Moore. Le 21 juillet 2007, le chanteur
Thomas Bangalter déplore,
dès 2013, que l’électro,
subisse « un énorme
formatage qui vient parfois
directement de [leurs] idées »
du groupe de hardcore From First to Last as-
siste au concert de Daft Punk à Los Angeles.
Il en ressort abasourdi et devient Skrillex.
Sous ce nom, il va s’imposer comme un des
chefs de file d’un courant musical que l’in-
dustrie du disque commercialisera sous le
nom d’EDM, pour « electronic dance
music ». On peut lire « œdème » dans l’acro-
nyme : c’est une excroissance tardive aux
Etats-Unis de l’eurodisco et des raves britan-
niques des années 1990. Comme un gonfle-
ment des tissus.
Dimanche 4 juin 2023, au festival parisien
We Love Green. Skrillex met aussitôt le pu-
blic dans sa poche en rendant hommage à
l’éternelle French touch : il mixe Non, je ne
regrette rien, d’Edith Piaf. Un répit avant le
déluge sonore. Convié la veille sur une scène
de We Love Green à fêter les 20 ans de sa
maison de disques, Ed Banger, Pedro Winter,
ancien manageur de Daft Punk, s’interroge :
« Est-ce qu’on a engendré un monstre ? Tout
est calculé, l’intro dure trente secondes, le
“drop” [“climax”] est toujours placé au même
endroit et, au final, la fumée sort des ca-
nons. » Pilier du label parisien, SebastiAn dé-
nonce une « tentative momifiée de French
touch ». « L’EDM est née de la vision de Daft
Punk et du son d’Ed Banger, abonde Gabriel
Szatan. C’est une musique très adolescente et
très agressive, très américaine, en somme. »
« Ils ont fait le tour »
Le succès de ce mutant est tel que le maga-
zine professionnel Billboard lui crée une ca-
tégorie pour ses classements en janvier 2013,
quelques mois avant la sortie de Random Ac-
cess Memories. Pour Gabriel Szatan, cet al-
bum est « une manière pour Daft Punk de dire
qu’ils ne voulaient pas écouter ça, mais du
funk des années 1980, que le futur de la musi-
que serait laid et qu’il fallait lui redonner vie ».
Dans le magazine Les Inrockuptibles, Thomas
Bangalter déplore, dès 2013, que l’électro, dé-
sormais omniprésente, subisse « un énorme
formatage qui vient parfois directement de
[leurs] idées d’il y a dix ou quinze ans ».
Père de Thomas Bangalter, le producteur
de musique Daniel Vangarde fait le même
constat : « Pour Thomas, une boucle s’est ter-
minée, remplacée aujourd’hui par une bulle.
Avec Guy-Manuel, ils ont fait le tour de leurs
désirs, il n’y avait plus rien à ajouter, sinon se
répéter. Aujourd’hui, la musique est écoutée
à 20 % de ses possibilités. Et quand le public
ne regarde plus le show mais son portable, il
n’y a plus rien à faire. » Un point de vue par-
tagé par SebastiAn, embarqué en 2007 dans
la tournée historique : « Ce que Daft Punk a
mystifié n’a plus vraiment de sens dans les
concerts aujourd’hui, où on montre tout. Eux
avaient la même philosophie que David
Bowie : Don’t Tell God Your Plans. » Les
dieux ne doivent rien connaître de vos des-
seins, recommandait le chanteur britanni-
que en 1995, dans sa chanson No Control.
Ainsi est refermée une discographie symé-
trique alternant futurisme (Homework et
Human After All) et mélancolie (Discovery et
Random Access Memories) : « Quatre albums
avec un son unique, mais qui auraient pu être
faits par quatre groupes différents », observe
DJ Falcon (Stéphane Quême, pour l’état ci-
vil), qui a cosigné Contact, l’envol final de
Random Access Memories. « Quand on a
écouté l’album, le son était si violent que les
enceintes, que Thomas avait fait faire sur me-
sure, ont explosé, se souvient-il. Cette mon-
tée infinie symbolisait déjà, pour moi, le dé-
part des Daft sur leur planète. »
Pour son premier album solo, paru le 7 avril,
Thomas Bangalter a surpris son monde : My-
thologies est une musique de ballet pour une
chorégraphie d’Angelin Preljocaj, créée à
l’Opéra de Bordeaux en juillet 2022. Pendant
neuf mois, le musicien s’est plongé dans les
traités d’orchestration de Rimski-Korsakov ou
de Berlioz pour livrer à l’Orchestre national
Bordeaux-Aquitaine une partition sans le
moindre son électronique. « J’ai voulu passer
du temps à composer de la musique, seul et
sans technologie, explique-t-il. J’ai eu pendant
longtemps le sentiment qu’en tant qu’artiste je
n’étais que le produit d’une interaction avec les
machines et que je n’aurais pas pu être musi-
cien à une autre époque. C’était amusant de dé-
brancher la prise et de travailler sans algorith-
mes. Voir ce qui allait sortir de cette sobriété
énergétique. Avec l’aspect hybride et cybernéti-
que, les robots ont fini par créer une fusion en-
tre l’homme et la machine. Au départ, c’était
une histoire de science-fiction, ça l’est peut-être
moins aujourd’hui quand on regarde l’actua-
lité avec les implants. »
Il laisse ainsi entendre que les deux cyborgs
de Daft Punk avaient pris trop de pouvoir. A-
t-il fallu les déconnecter avant qu’ils ne de-
viennent incontrôlables, comme HAL 9000,
l’ordinateur meurtrier du film de Stanley Ku-
brick 2001 : l’odyssée de l’espace ? Thomas
Bangalter a annoncé aussi la création d’un la-
bel et d’un alias qui privilégieront comme
autrefois l’anonymat et le vinyle : Roulette, en
italique. En réaction à la mode des noms en
majuscule. Tel REVISION, le projet sur lequel
travaillerait, de son côté, Guy-Manuel de Ho-
mem-Christo, de la musique live jouée avec
d’autres acteurs de la French touch. Sollicité
| 23
pour cette série, le plus secret des ex-Daft
Punk a fait savoir qu’il répondrait à des ques-
tions écrites. Le Monde n’a jamais reçu ses ré-
ponses. Disparu des radars depuis la contri-
bution en 2018 à la chanson Hurt You, de The
Weeknd, son nom vient de réapparaître pour
la production de Modern Jam, titre du rap-
peur américain Travis Scott.
« Archives ouvertes »
Daft Punk appartient désormais au patri-
moine. Et ne revit qu’à l’occasion de réédi-
tions pour des anniversaires. En 2022, il y
eut le quart de siècle de Homework et, cette
année, les 10 ans de Random Access Memo-
ries. Les deux commémorations ont été ren-
dues publiques un 22 février, jour de l’an-
nonce de la séparation. « Leurs archives sont
ouvertes pour donner leur vérité », explique
Emmanuel de Buretel. Celui qui signa Daft
Punk chez Virgin en 1996 s’occupe
aujourd’hui, en tant que patron du label Be-
cause, de l’exploitation de ces documents
sonores. Avec l’ancien collaborateur du duo
Cédric Hervet. Et « l’accord, non de Daft
Punk, qui n’existe plus, mais des ayants
droit » que sont Bangalter et Homem-
Christo, 48 et 49 ans. « lls ont livré trente-
sept minutes de musique inédite de 2013 pour
la nouvelle édition de Random Access Me-
mories et on va retravailler Human After All
en 2025 », annonce Emmanuel de Buretel.
Ce Random Access Memories augmenté est
sorti le 17 mai pour retourner, aux Etats-Unis,
dans le top 10 des ventes d’albums. Il contient
des prises alternatives de titres déjà connus,
mais aussi Horizon, un instrumental de
country cosmique, réservé, à l’époque, au
marché japonais. On découvre aussi deux
inédits, Prime, dans la continuité de la bande
originale de Tron. L’Héritage, et Infinity Repea-
ting, en collaboration avec Julian Casablancas
et The Voidz, l’autre groupe du chanteur de
The Strokes. La parole du punk-rockeur new-
yorkais a été recueillie dans de nouveaux té-
moignages autour de Random Access Memo-
ries, mis en ligne sur YouTube depuis le
26 juillet sous le nom de Memory Tapes.
« Je suis satisfait qu’on ait arrêté le groupe
dans des circonstances qui nous permettent
de nous pencher sur les disques qu’on a sortis
et d’en être contents, se félicite Thomas Ban-
galter. Les gens demandent pourquoi ça s’est
arrêté, ma question est plutôt : comment cette
collaboration a-t-elle pu durer pendant vingt-
huit ans de manière si compatible et harmo-
nieuse ? » Voilà plus de six saisons que les an-
droïdes sont plongés dans un profond som-
meil. « De quoi rêvent-ils ? », s’interrogeait
l’écrivain de science-fiction américain Philip
K. Dick. De moutons électriques ? p
Bruno Lesprit
FIN

24 |
La bibliothèque
insolite
de Mara Goyet
Léa Girardot
Vie sauvage,
mode
d’emploi
E
n ville, comme à la campagne, je
ne suis pas enthousiaste à l’idée de
rencontrer des rats, des sangliers
ou des loups. Comme je n’en suis pas
fière, je cherche à surmonter ma peur et
mes réticences. En entamant Face à une
bête sauvage, de Joëlle Zask (Premier Pa-
rallèle, 2021), j’ai entrevu une forme d’es-
poir : j’allais enfin avoir le mode d’emploi
et le sens de la cohabitation fraternelle.
L’autrice commence par ce constat :
si les bêtes ont pris le temps d’observer
et de connaître les humains, l’inverse
n’est pas vrai. Nous sommes ignorants :
face à un rat agressif, capable de faire des
bonds de 70 centimètres, nous ne savons
comment réagir. Pis, nous commettons
des erreurs : en souriant à un chien
­errant, on découvre nos canines, ce qui
ne l’apaisera pas ; on aurait mieux fait
d’imiter gentiment avec notre bras gau-
che le battement d’une queue derrière
notre dos ou de nous lécher les babines.
Il faut nous départir de notre anthro-
pomorphisme (offrir un bouquet
de fleurs à un coyote ne l’apaise pas)
et de notre amateurisme (taper « ours,
pronostic vital » sur Google face à un
­ursidé). Pour chaque animal, il y a des
techniques différentes. Elles peuvent
nous tirer d’affaire même si, parfois, s’en
remettre à la chance est la seule solution.
Art de la défense
Il faut par exemple éviter de contrarier
une corneille. D’un caractère rancunier,
elle peut vous pourrir la vie. L’ouvrage
­raconte l’histoire d’une femme qui,
­constamment surveillée, menacée
et harcelée par l’oiseau, a fini par être
obligée de ­porter un casque et de s’armer
d’un parapluie pour sortir de chez
elle. Voilà de quoi rester cloîtré chez soi,
sous tranquillisants. Ce qui, au moins,
laissera tout loisir pour se renseigner,
trouver des solutions et réfléchir au sens
philosophique d’une telle confrontation.
Qui sait qu’en face d’un puma perdu
en ville il faut se hausser sur ses pieds
pour se grandir ? Est-on prévenu qu’un
éléphant ivre devient incontrôlable,
qu’il faut donc planquer les bouteilles ?
Nous a-t-on appris qu’en présence d’un
moustique « s’agiter met en place un
bouclier autour de vous, vous rendant
invisible, un peu comme l’appareil de
camouflage romulien dans Star Trek » ?
La connaissance n’empêche cependant
pas la prudence, ni l’art de la défense :
en toute occasion, l’autrice conseille
de se munir d’une bombe de gaz poivré.
Asperger de piment concentré les
yeux de l’animal menaçant aidera à le
repousser. Inutile pour autant de se lan-
cer dans une surenchère : l’usage d’un
lance-roquettes ou d’une hallebarde ne
fera qu’exacerber la rage de la bête. Pour
les animaux errants, la vie ne se résume
pas à une suite de belles rencontres avec
de sympathiques humains. Il faut arrê-
ter de faire le hippie qui appelle de ses
vœux un monde où tous les vivants ne
seraient qu’amour. En vérité, je vous le
dis : le loup est un loup pour l’homme. p
Mara Goyet
Mara Goyet est écrivaine et professeure
de collège
Prochain article Il faut sauver
le soldat Enée
BYD, la marque chinoise
aux ambitions planétaires
La longue marche de la voiture électrique — 5/5 — Le constructeur est devenu le bras
armé de la marche forcée vers l’électrique engagée par Pékin, et s’attaque à l’Europe
Le modèle Dolphin de BYD, exposé lors du Salon de l’automobile de Canton, en Chine, en novembre 2021. Chen Dongqiu/VCG via Getty Images
Shenzhen (Chine) - envoyé spécial
E
n général, Brian Luo, res-
ponsable adjoint pour le
développement des mar-
ques du groupe BYD, ma-
nie la langue de bois avec
dextérité. Les objectifs du
constructeur en Europe ? « Gagner le
cœur des consommateurs. » L’interro-
ger sur les différences de culture auto-
mobile entre la Chine et le Vieux Conti-
nent lui inspire une digression sur « la
technologie, qui est très importante ».
En revanche, si on lui demande à quelle
échéance BYD compte doubler l’améri-
cain Tesla pour devenir le leader mon-
dial du véhicule électrique, la réponse
fuse, accompagnée d’un sourire en-
tendu : « Dans un futur proche. »
A Shenzhen, chez BYD, acronyme de
« Build Your Dreams » (« construisez
vos rêves »), la certitude de réussir est
chevillée au corps. Cette marque que
les Français vont découvrir – elle aura
lancé à la fin de l’automne six modèles
en six mois, tous électriques – se déve-
loppe au rythme des villes-champi-
gnons de la Chine moderne. En 2022,
elle a fabriqué 900 000 voitures élec-
triques (contre 1,3 million pour Tesla)
et, au premier semestre 2023, elle en a
déjà produit quelque 600 000.
BYD, qui compte le milliardaire amé-
ricain Warren Buffett parmi ses action-
naires, est le premier constructeur chi-
nois à émerger avec autant de vigueur
au niveau mondial. Il est devenu le
principal bras armé de la marche for-
cée vers l’électrique engagée par Pékin
à grand renfort de subventions et de
mesures réglementaires pénalisant les
moteurs à essence. Cette stratégie a
permis aux marques nationales de
prendre l’ascendant sur leurs rivales
étrangères, contraintes de suivre le
mouvement pour rester dans la course
sur le premier marché automobile de
la planète (23 millions d’unités par an),
perdant la supériorité technologique
dont elles disposaient depuis toujours
grâce aux moteurs conventionnels.
Numéro deux mondial des
batteries, BYD compte notamment
Tesla et Toyota parmi ses clients
BYD a été fondée en 1995 à Shenzhen,
haut lieu de la tech chinoise, par Wang
Chuanfu. Issu d’un milieu modeste, cet
ingénieur chimiste aujourd’hui âgé de
57 ans a fait fortune en fabriquant des
batteries lithium-ion pour les pre-
miers smartphones de Nokia et de
Motorola. Il a ensuite élargi son acti-
vité au stockage d’énergie d’origine so-
laire, aux composants électroniques,
aux navettes ferroviaires, puis aux bus
et aux voitures électriques ou hybri-
des rechargeables. Wang Chuanfu est
l’antithèse d’Elon Musk, le patron de
Tesla. Un moment tenu à distance par
le pouvoir chinois qui trouvait sa réus-
site un brin arrogante, il affiche depuis
lors une discrétion de bon aloi.
Aujourd’hui, BYD compte 620 000
salariés, et le siège, à Shenzhen, pour-
tant gigantesque, va devoir déménager
pour s’agrandir. Sur ce campus, tra-
versé par un métro aérien, travaillent
60 000 salariés. On y croise des escoua-
des de jeunes ingénieurs marchant en
file indienne et portant le très régle-
mentaire ensemble cravate-chemise
blanche. Une partie d’entre eux sont lo-
gés dans de petits appartements instal-
lés dans une trentaine de bâtiments.
Sur les murs du hall d’accueil figurent
les portraits de salariés méritants mais
aussi des photos du patron, Wang
Chuanfu, aux côtés du président Xi
Jinping ou de chefs d’Etat.
Bon élève du pouvoir, BYD a coché
toutes les cases pour devenir un géant
mondial. Son principal atout : maîtri-
ser l’intégralité de la chaîne de valeur
d’une automobile. Numéro deux mon-
dial des batteries derrière CATL, une
autre société chinoise, BYD compte no-
tamment Tesla et Toyota parmi ses
clients et produit ses propres compo-
sants électroniques. Dans leurs véhicu-
les, il n’y a guère que les pneus, les vi-
tres et les freins qui proviennent de
l’extérieur. « Cette structure complète-
ment intégrée permet de ne pas avoir à
partager sa marge avec des sous-trai-
tants, ce qui offre un avantage concur-
rentiel de l’ordre de 25 %, analyse un diri-
geant d’une marque française. Vous
voulez vous aligner sur les coûts de pro-
duction de BYD ? Alors commencez par
manger l’intégralité de votre bénéfice. »
N’ayant pas à s’adapter à des normes
antipollution spécifiques, les voitures
BYD vendues en Europe sont les mê-
mes qu’en Chine. Idem pour leurs dé-
nominations que le constructeur, dé-
cidé à ne pas faire mystère de ses origi-
nes, n’a pas modifiées à l’exportation.
Ses modèles les plus huppés évoquent
les dynasties de l’ancien empire du Mi-
lieu et s’appellent Han ou Tang, et les
autres s’inspirent de l’univers marin,
comme Dolphin (« dauphin ») ou Seal
(« phoque »). La gamme BYD, dont le
style a été confié au designer allemand
Wolfgang Egger, un ancien de chez
Audi, pratique des prix inférieurs à
ceux de la concurrence européenne ou
asiatique (à partir de 33 990 euros,
hors bonus écologique, la Dolphin est
quelque 7 000 euros moins chère que
la Renault Mégane E-Tech), sans pour
autant révolutionner le marché.
Le « test du clou »
Malgré tout, le fait de vendre moins
cher des voitures au design consensuel
ne suffit pas à faire émerger la marque
aussi rapidement que souhaité. Pour se
trouver un supplément d’âme, BYD dé-
veloppe un discours environnemental
volontariste. Son engagement est de
parvenir, grâce à ses véhicules, à ré-
duire de 1 oC la température moyenne
sur Terre. Tant pis si aucune échéance
n’est fixée et si le bilan énergétique des
voitures chinoises, produites à partir
d’une électricité largement tributaire
du charbon, est loin d’être exemplaire.
Dans sa conquête mondiale, BYD
s’est trouvé un nouveau cheval de ba-
taille, celui des batteries LFP (lithium-
fer-phosphate). Cette technologie, qui
s’est imposée en Chine, n’est pas aussi
performante que la chimie NMC (nic-
kel-manganèse-cobalt), actuellement
la plus diffusée, mais elle est moins
chère, nécessite peu de terres rares et
pas du tout de cobalt. Pour plaider cette
cause et illustrer son attachement aux
questions de sécurité, BYD a aménagé
dans son siège un espace protégé où
s’organise, devant les visiteurs, le « test
du clou ». Ce rituel consiste à insérer
une pointe métallique dans un petit
pack de batteries LFP et dans un autre
de type NMC. Le premier en sort sans
encombre quand l’autre prend feu,
0123
Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023
dégageant une épaisse fumée noire.
Cette démonstration, qui confirme la
moindre sensibilité des batteries LFP,
fait l’impasse sur leur très faible apti-
tude au recyclage et alimente surtout
un habile plaidoyer pro domo. Pour
BYD, promouvoir cette technologie
présente aussi l’intérêt de prendre à re-
vers les constructeurs européens, en-
core très dépendants de l’option NMC.
Conscient que la règle du jeu exige de
développer sa production en Europe,
BYD annoncera en fin d’année le pays
retenu pour y implanter sa future
usine. La France et l’Allemagne seraient
au coude-à-coude, mais, au contraire
d’Elon Musk, reçu partout comme un
chef d’Etat, Wang Chuanfu préfère les
négociations discrètes. Pour lui, la
course à l’électrification à l’hori-
zon 2035, date à laquelle les modèles
thermiques ne pourront plus être pro-
duits en Europe, s’annonce comme
une longue marche. « Dans les prochai-
nes années, la compétition autour de la
voiture électrique deviendra plus dure,
car il faudra s’adapter très vite, et certai-
nes marques vont disparaître », pré-
vient Brian Luo, chez BYD. Une formule
diplomatique pour résumer une réalité
plus brutale : la Chine, qui produit pra-
tiquement la moitié des voitures élec-
triques sur la planète et la quasi-totalité
des batteries qu’elles utilisent, veut de-
venir le centre du monde automobile.
Longtemps marginalisée, voire igno-
rée, avant d’être mise sur un piédestal
par la volonté du pouvoir politique,
qu’il soit démocratique ou totalitaire,
la « watture » n’est pas qu’une révolu-
tion technologique dictée par la néces-
sité de préserver l’environnement.
C’est aussi un symbole majeur. Inventé
en Europe au XIXe siècle, développé
aux Etats-Unis au XXe, l’objet-automo-
bile devenu électrique au XXIe siècle
consacre le déport du centre de gravité
de ce secteur industriel et, plus généra-
lement du monde, vers l’Asie. Cette
nouvelle donne, qui fait table rase des
anciennes hiérarchies, offre aussi à
l’Europe, desservie par sa structure de
coûts mais forte de marques réputées
et d’une technologie avancée, l’occa-
sion de se réinventer pour se réindus-
trialiser. Il y a bien longtemps que l’on
n’y avait pas construit autant d’usines
de voitures. Grâce à l’électrique. p
Jean-Michel Normand
FIN
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Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023 | 25

Hugo du Plessix, maître d’œuvre 3.0

Les nouveaux métiers de la culture — 5/5 — Le « curator strategist » gère toute la chaîne de conception d’une exposition

S
on nom était apparu au détour
de discussions sur l’acquisition
par le Centre Pompidou, en jan-
vier, d’une quinzaine de NFT, des
œuvres numériques : il s’agissait
d’un jeune chercheur en histoire
de l’art multicasquette. Rendez-vous fut pris
avec Hugo du Plessix pour savoir s’il exerçait
un nouveau métier de la culture. « Oui, je di-
rais “curator strategist” », répond d’emblée le
jeune homme de 28 ans à la terrasse d’un
café parisien du Marais, à mi-chemin entre
ses deux projets du moment : une mission
pour le Musée national d’art moderne et une
exposition à L’Avant Galerie Vossen, spéciali-
sée dans les cultures numériques.
« C’est un nom un peu barbare, admet-il, mais
c’est celui qu’a récemment imaginé la Serpen-
tine, le centre d’art contemporain de Londres,
en créant son pôle arts et technologie. Il désigne
une équipe de commissaires d’exposition qui
réunit des compétences habituellement dis-
jointes : concevoir des expos, mais aussi ras-
sembler les budgets en trouvant des partenai-
res, gérer la production des œuvres et la com-
munication. » Si Hugo du Plessix se reconnaît
dans la formule – qu’il traduirait par « cura-
teur chef de projet » −, c’est qu’il combine lui-
même le travail de recherche avec la gestion
d’un studio de création numérique. Studio
qu’il a cofondé après avoir fait le constat que le
métier de conservateur de musée était en
pleine mutation : « On assiste à une certaine
flexibilisation et à une évolution des aptitudes
requises », précise-t-il.
Le curateur indépendant n’a ainsi pas choisi
la voie classique du concours de conservateur
du patrimoine pour se professionnaliser. C’est
pourtant la rencontre avec une conservatrice
en chef qui lui donne la vocation : Annette
Haudiquet, alors à la tête du MuMa, le musée
d’art moderne du Havre, lorsqu’il intègre une
licence de politique asiatique comparée de
Sciences Po Paris, sur le campus de la ville. FANNY MICHAELIS
L’envie de faire ce métier est là ; il part néan-
moins un an à Hongkong travailler dans des
labels de musique. A son retour, il s’inscrit en
master de communication, toujours à Scien- grâce à son réseau multifacette, dans la mise tes conçues à partir d’un contexte et d’un en-
ces Po Paris, où il a pour professeur d’initia- « Le travail en studio permet en relation avec des acteurs-clés de ce milieu. jeu technologique − des machines à traire
tion à l’histoire de l’art Laurent Le Bon, à l’épo-
que président du Musée Picasso, aujourd’hui
de gérer une logistique de plus « Au premier abord, le monde muséal était mé-
fiant à l’égard des NFT, ce qui était compréhen-
automatisées aux nouveaux nomades du
minage de cryptomonnaie, en passant par
du Centre Pompidou, et qui deviendra un in- en plus complexe dans l’art » sible face à la spéculation outrancière et aux une reconstitution par intelligence artifi-
terlocuteur décisif dans ses choix. esthétiques, disons, contradictoires. Mais der- cielle (IA) de l’assaut du Capitole par des parti-
Hugo du Plessix rière le flot de propositions, il y a évidemment sans pro-Trump, en janvier 2021.
Réflexion sur les « narrations » de vrais artistes qui réfléchissent sur les médias Après avoir plaidé pour une intégration en
numériques depuis longtemps », analyse-t-il. interne de tous les savoir-faire techniques
S’il monte un festival étudiant de hip-hop, concernant la conservation des œuvres nu-
Hugo du Plessix s’oriente alors résolument son propre studio pour l’« agilité » qu’une Travail anonyme mériques au Centre Pompidou, Hugo du Ples-
vers le monde de l’art à travers des stages : à la telle organisation du travail permet. six effectue actuellement pour le musée une
communication de la Fondation Louis Vuit- La crise sanitaire gèle les projets, le studio Sa- Entre-temps, il a fondé son studio de création, prestation de recherche d’un an sur les possi-
ton, puis à la programmation de la semaine raceno se réduit des deux tiers. Hugo du Ples- u2p050, avec des amis. Nul n’est artiste, tous bilités d’expositions collectives en ligne, un
d’ouverture des Rencontres d’Arles, où il six repense à son rêve d’étudier l’histoire de sont geeks, viennent des humanités et sont champ que l’institution devrait développer à
goûte à sa première expérience de commis- l’art, et se dit que c’est le bon moment. Il décro- cocréateurs des projets. « Aujourd’hui, face à la l’occasion de la fermeture, en 2025 et pendant
sariat. Puis achève son master par un stage che une place à l’Ecole pratique des hautes étu- complexité accrue de ce que le monde de l’art cinq ans, du bâtiment pour travaux.
au studio du plasticien argentin Tomas Sara- des, où il propose un projet sur l’archéologie demande en matière de logistique, c’est plus ef- Alors qu’il vient de présenter une exposi-
ceno, à Berlin, où il est embauché et restera des médias technologiques. Son étude porte ficace d’être organisé sous la forme d’une entre- tion sur la viralité et le trouble des images
deux ans – ils sont alors soixante à œuvrer sur la seule grande collection publique d’art prise. Cela permet notamment de récolter des créées par IA, avec « Smack dat » à l’Avant Ga-
pour l’artiste. « Dans un gros studio comme numérique française, avec Pompidou, celle de fonds et de les gérer sans passer par des boîtes lerie Vossen, le studio u2p050 planche en ce
ça, toutes les compétences sont rassemblées, l’Espace multimédia Gantner, près de Belfort. de production », souligne le jeune homme, de- moment sur une narration spéculative sur
du travail des matériaux jusqu’au commissa- Justement, pour son stage de fin de master, il venu un professionnel couteau suisse. la géostratégie chinoise de la blockchain. Le
riat et à la com sur les réseaux sociaux », expli- opte pour le service nouveaux médias du mu- Textes, images, sons : le travail de chacun au « curator strategist » y affûte les compéten-
que-t-il. Lui a intégré l’équipe recherche sée parisien. Sa mission : accompagner le pro- sein du studio reste anonyme pour produire, ces polyvalentes de son métier. p
& stratégie, qui doit réfléchir aux lieux d’ex- jet d’acquisition de NFT, une opération pilote sous une même entité, des expositions qui se Emmanuelle Jardonnet
position et aux « narrations » proposées. pour l’établissement. Il y dresse un état du concrétisent sous la forme d’installations
Cette expérience lui donne envie de monter crypto-art, puis joue un rôle de « facilitateur », aux dispositifs numériques immersifs, tou- FIN

La chanson qui tue de Roberta Flack et des Fugees

Une chanson,
U
ne chanson et deux Grammy
Awards à presque vingt-cinq ans
deux versions d’intervalle. Killing Me Softly With
His Song interprétée par la chanteuse soul
— 5/11 — Roberta Flack a été sacrée meilleure chan-
son de l’année en 1973 par les récompenses
« Killing Me de la musique américaine, tandis que
Softly With l’adaptation du groupe hip-hop Fugees
a remporté le Prix de la meilleure perfor-
His Song » mance R’n’B en 1997. Et tout ça grâce à un
poème écrit sur une serviette de table du
(1973 et 1996) Troubadour, un club folk de Los Angeles.
« Strumming my pain with his fingers/Sin-
ging my life with his words/Killing me Softly
with his song » (« grattant ma peine avec
ses doigts/chantant ma vie avec ses mots/
me tuant à petits feux avec sa chanson »)
sont les premiers vers écrits par la jeune
guitariste Lori Lieberman lorsqu’un soir de
1971 la salle de concerts à l’allure gothique
sur Santa Monica Boulevard se vide. Elle
vient d’assister au concert du chanteur folk
Don McLean, et l’un de ses blues sur sa
rupture sentimentale, Empty Chairs, l’a
métaphoriquement « tuée ». Elle montre
alors le poème à son coauteur Norman
Gimbel et son compositeur, Charles Fox,
qui le transforment en une chanson folk
au tempo lent. Lieberman trouve cette pre-
mière mouture ringarde et ses producteurs
y croient si peu qu’ils la proposent en play-
list audio pour American Airlines. Pas si
mauvaise idée que ça, en fait. Dans un vol
entre Chicago et Los Angeles, la chanteuse
soul Roberta Flack l’entend. A son tour tou-
chée par les paroles, à sa descente d’avion,
elle contacte les producteurs et obtient les
droits de la chanson. La pianiste réarrange
la musique, accélère le tempo, ajoute des
percussions et laisse sa puissance vocale
faire le reste. Succès immédiat : la chanson
reste numéro un au Billboard pendant plus
d’un mois. Killing Me Softly va devenir un
classique de la musique soul qui nourrira
la toute nouvelle génération hip-hop.
Vingt ans plus tard, les amis d’enfance
d’origine haïtienne Wyclef Jean et Pras
­Michel et l’Américaine d’origine jamaïcaine
Lauryn Hill, leur copine de lycée, vont lui
donner une seconde vie sur leur deuxième
album, The Score. Au départ, leur intention
n’est pas celle-là. Le trio avait l’habitude de
chanter cette chanson dans les sound
­systems du quartier antillais de New York,
« Bed-Stuy », où la tradition voulait que les
« boss » des différentes sonos s’affrontent
en enregistrant des inédits, lors desquels
les tchatcheurs insultent, menacent, se
moquent gentiment de leurs adversaires.
Lauryn Hill transformait alors les paroles
en : « Soundboy killing vibe/Killing a sound-
boy with his song » (« le gars du sound tue
la vibe/je vais le tuer avec cette chanson »).
C’est cette version que veut faire figurer
sur leur album Wyclef Jean, mais ce dernier
a la bonne idée de l’envoyer aux représen-
tants de Roberta Flack. Dans un entretien
pour le site Mass Appeal, il raconte : « Ils
m’ont dit : “Wyclef, vous ne pouvez pas tou-
cher au texte, personne ne va commettre de
meurtre.” » Les paroles resteront donc in-
changées, mais les rappeurs conserveront
les interjections des sound systems au DJ
– « One Time, Two Time » –, les présenta-
tions des chanteurs et le sample emprunté
au Bonita Applebum de leurs contempo-
rains A Tribe Called Quest. Une tuerie ! p
Stéphanie Binet
Prochain article Hurt
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26 | 0123 Dimanche 20­­- Lundi 21­ août 2023

Denis MacShane Arabie saoudite :

Le football
Cher Lula, en Ukraine,
truments du « soft power » saoudien. Sa Grâce au fonds souverain saoudien, le
au service conquête des étoiles du football a com- royaume a aussi investi dans la formule 1 et
des ambitions mencé cette année avec l’acquisition de l’at- créé un circuit international de golf dissi-

soutiens la paix et le
taquant portugais Cristiano Ronaldo, cinq dent. Les clubs de football à l’étranger l’in-
de « MBS » fois Ballon d’or, par le club Al-Nassr, qui lui
verse le salaire le plus élevé de l’histoire du
téressent : il a déjà racheté Newcastle Utd.
Que veut « MBS » ? Le sport comme
football : 200 millions d’euros par saison. source de revenus et comme instrument

respect des frontières

L’ancien ministre chargé des affaires
européennes de Tony Blair appelle
le président brésilien à demander à Poutine
de quitter l’Ukraine, à l’occasion du sommet
des BRICS, en Afrique du Sud, du 22 au 24 août
M ohammed Ben Salman, alias
« MBS », a de grandes ambitions
et de gros moyens pour les satis-
faire. Maître de facto de l’Arabie saoudite à
37 ans, aux côtés de son père vieillissant, le
roi Salman, le prince héritier veut transfor-
mer la plus grande pétromonarchie du
Puis c’est le Français Karim Benzema, du
Real Madrid, lui aussi Ballon d’or, qui a cédé
aux sirènes du club vedette de Djedda, Al-It-
tihad, sur un contrat de 588 millions d’euros.
Il a été suivi par un autre Français, N’Golo
Kanté, qui a signé pour trois ans également
à Djedda. Seul Messi a pour l’instant résisté à
la tentation d’un chèque de 360 millions
d’euros du club Al-Ittihad, auquel il a préféré
les charmes de Miami.
Ces stars du ballon rond ont beau avoir la
trentaine, elles peuvent encore attirer du
monde – et des audiences – et offrent un
vernis international au championnat saou-
dien, qui en était dépourvu il y a seulement
de soft power s’inscrit dans son plan de di-
versification économique global post-pé-
trole. C’est aussi le moyen de séduire la jeu-
nesse saoudienne, dans un pays dont les
deux tiers de la population ont moins de
35 ans. Contrairement au Qatar, le football
est un sport populaire en Arabie saoudite,
qui dispose déjà d’une infrastructure de
stades où, privilège suprême, les femmes
sont admises.
Bien sûr, l’ambitieux prince héritier cher-
che aussi à blanchir une image sérieuse-
ment teintée par les violations des droits de
l’homme et le nombre croissant d’exécu-
tions de condamnés à mort. Il est difficile

C
her Lula,
Nous nous sommes ren-
contrés lorsque j’étais
chargé de l’Amérique la-
tine au gouvernement britanni-
que, il y a vingt ans. J’avais connu
le nom de Lula au début des an-
nées 1980, lorsque tu as dirigé le
mouvement des grèves ABC dans
les gigantesques industries mé-
tallurgiques de Sao Paulo, qui a
contribué à mettre fin au régime
militaire au Brésil.
Avec la création du Parti des tra-
vailleurs, le Brésil disposait enfin
d’un parti progressiste de type
Golfe, réputée pour son conservatisme wa-
hhabite, en puissance régionale moderne
susceptible d’attirer les meilleurs talents
étrangers pour diversifier son économie. Il a
un plan pour cela : « Vision 2030 ».
Sa dernière arme est le ballon rond. Le
Attribuer, comme transfert, officialisé mardi 15 août, du joueur
tu l’as fait, la brésilien Neymar, star du Paris Saint-Ger-
main, à Al-Hilal, l’un des clubs de Riyad, con-
coresponsabilité sacre la stratégie de « MBS » de faire du sport
de niveau mondial l’un des principaux ins-
de l’invasion
ukrainienne
à Volodymyr
Zelensky,
quelques mois. Cette offensive affole la pla-
nète foot, où les millions se comptent com-
munément en dizaines, moins souvent en
centaines. Mais « MBS » a les poches pro-
fondes et ne regarde pas à la dépense. Il a
vu comment le Qatar a réussi à se tailler
une cote mondiale dans le football et il am-
bitionne d’organiser à son tour la Coupe du
monde en Arabie saoudite en 2034.
La stratégie de « MBS » ne se limite pas à
débaucher des champions du ballon rond.
d’effacer le macabre assassinat, en 2018, du
journaliste critique du régime Jamal Khas-
hoggi dans les locaux du consulat saoudien
à Istanbul. Mais les joueurs de football, y
compris Neymar le fêtard, ne sont pas les
seuls à juger le royaume fréquentable. Les
présidents Joe Biden et Emmanuel Macron
ont renoué avec « MBS », qui vient aussi
d’être invité au Royaume-Uni. Pourquoi at-
tendrait-on des sportifs davantage de scru-
pules moraux que des politiques ? p

Rabah Arezki Rompre avec la pratique

européen qui montrait que la dé-
mocratie brésilienne pouvait ap- c’est prendre
porter la justice sociale à l’instar un pyromane,
de l’Europe. J’ai exhorté mes ca-

du paternalisme envers les Africains

marades des syndicats euro-
péens à soutenir vos grèves et j’ai
écrit pour la presse de gauche
européenne afin d’apporter mon
soutien au Parti des travailleurs.
En 1982, j’ai écrit le premier li-
vre en anglais sur le syndicat po-
lonais Solidarité. Il était dirigé par
un métallurgiste courageux, Lech
Walesa. Il s’est attaqué au pouvoir
et aux élites du système commu-
Poutine,
pour un pompier
vaux et querelleurs qu’il pourra
corrompre et éliminer un par Le sentiment anti-occidental alimente le soutien aux coups d’Etat, comme celui au Niger. Les
un. C’est pourquoi il a envahi
l’Ukraine. Européens et les Américains doivent donc s’abstenir d’interférer, affirme l’économiste
A la surprise de Poutine, le peu-
ple ukrainien s’est levé comme

niste corrompu en Pologne.
J’ai ensuite passé du temps en
Afrique du Sud à travailler avec
des syndicats noirs indépen-
dants. Leurs grèves et leur orga-
nisation, soutenues par des syn-
dicats démocratiques et par l’ar-
gent de l’Europe et des Etats-
Unis, ont participé à la mort de
l’apartheid.
J’ai travaillé en étroite collabo-
ration avec Cyril Ramaphosa, un
jeune leader inspirant des tra-
vailleurs des mines, devenu
aujourd’hui, comme toi, prési-
dent de son pays. Dans le monde
entier, le nom Lula a inspiré
l’idée que ceux qui détiennent le
capital devraient être obligés de
partager une partie de leurs ri-
chesses et de leur pouvoir avec
les citoyens et les travailleurs.
Poutine déteste l’UE
Il y a vingt ans, un économiste
londonien a développé le concept
des BRICS – Brésil, Russie, Inde,
Chine, Afrique du Sud – comme
un nouveau champ de force dans
les affaires mondiales. Cette asso-
ciation a toujours été improba-
ble. La Chine a fusionné le capita-
lisme et le ­communisme pour
construire une économie de mar-
ché déséquilibrée, sans aucune li-
berté pour les travailleurs. La
Russie de Poutine envoie les jour-
nalistes et les opposants en pri-
son. L’Inde est un Etat théocrati-
que où les différences entre ri-
ches et pauvres sont les plus
importantes au monde. L’Afrique
du Sud est rongée par le cancer de
la corruption.
Poutine déteste l’Union euro-
péenne (UE). Il veut voir l’UE se
diviser en petits Etats-nations ri-
Denis MacShane
est l’ancien ministre
britannique chargé
des affaires européennes
de 2002 à 2005
un seul homme pour s’opposer
aux efforts russes visant à dé-
truire son pays et son identité
européenne. A la surprise de l’Eu-
rope, les nations européennes se
sont unies pour soutenir
l’Ukraine, ouvrir leurs maisons à
des millions de réfugiés ukrai-
niens et apporter un soutien po-
litique, financier et militaire au
peuple ukrainien qui défie le
nouveau fascisme.
Compte tenu des efforts inces-
sants déployés depuis des décen-
nies par Washington pour inter-
férer en faveur des militaires et
des autocrates de droite en Amé-
rique latine, je comprends ta ré-
ticence à être perçu comme pre-
nant le parti de Washington et de
l’Organisation du traité de l’At-
lantique Nord. Mais attribuer,
comme tu l’as fait, la corespon-
sabilité de l’invasion à Volody-
myr Zelensky, c’est prendre un
pyromane, Poutine, pour un
pompier.
Tu as envoyé ton conseiller
principal, Celso Amorim, pour
discuter de tes propositions de
paix avec Poutine. Tu as tout fait
pour aller vers la paix. Mais le
Kremlin insiste sur son droit à
réaliser un Anschluss sur une
grande partie du territoire ukrai-
nien.
C’est toute l’Europe, à l’excep-
tion de quelques politiciens sou-
vent d’extrême droite, qui est
unie au peuple ukrainien. S’il te
plaît, lors de la conférence des di-
rigeants des BRICS en Afrique du
Sud, du 22 au 24 août, utilise cette
occasion pour demander à Pou-
tine de quitter le territoire de
l’Ukraine. L’Organisation des Na-
tions unies (ONU) sera plus forte
si l’agression de Poutine est vain-
cue. Soutiens l’ONU, soutiens tes
amis en Europe, soutiens la paix
et le respect des frontières.
Avec de nombreux membres de
la gauche démocratique en Eu-
rope, je t’ai soutenu pendant des
décennies. Pouvons-nous récu-
pérer ce Lula et laisser seulement
l’extrême gauche et la droite anti-
démocratique en Amérique et en
Europe écouter les mensonges de
Vladimir Poutine ? p
U
ne série de coups d’Etat militai-
res ont éclaté au Burkina Faso,
en Guinée, au Mali et, en juillet,
au Niger. Les pays occidentaux,
dirigés par la France et les Etats-Unis,
sont vent debout et perçoivent le ren-
versement au Niger comme celui de
trop : les deux pays ont suspendu leur
aide au développement à destination
du pays ; ils ont également soutenu
l’idée d’une intervention militaire
­potentielle de la Communauté écono-
mique des Etats d’Afrique de l’Ouest
­(Cedeao), même si les Etats-Unis sem-
blent reculer sur le sujet.
La perspective d’une intervention mi-
litaire et de sanctions a mis en ­colère la
jeunesse du Niger et des pays voisins –
rappelons que 40 % de la ­population en
Afrique est âgée de 15 ans ou moins. En
ce sens, le soutien de la population lo-
cale aux coups d’Etat est davantage une
posture anti-occidentale qu’un vote de
confiance en faveur du régime militaire.
En effet, sur le ­continent, les médias
­sociaux sont pétris d’une rhétorique si-
milaire. Les appels au retrait immédiat
de la présence militaire étrangère ainsi
que du franc CFA – qui cristallise les res-
sentiments – sont devenus viraux.
En retour, des commentateurs occi-
dentaux ont dénoncé la propagande
russe visant à alimenter ce ressenti-
ment : cette dernière joue certaine-
ment un rôle, mais c’est bien l’émer-
gence d’une nouvelle génération d’Afri-
cains véhémente et nationaliste – ainsi
que panafricaniste, faisant écho au
sentiment qui prévalait au début des
Une nouvelle
génération
véhémente,
nationaliste
et panafricaniste
s’oppose
à l’influence
occidentale
indépendances – qui permet d’expli-
quer la réaction contre l’influence occi-
dentale. Celle-ci, à leurs yeux, « re-
tient » le continent.
C’est ce qu’a exprimé Ibrahim Traoré,
le jeune capitaine et président par inté-
rim du Burkina Faso, en déclarant lors
du sommet Russie-Afrique de juillet
que sa génération se demandait pour-
quoi son continent était économique-
ment si pauvre tout en étant si riche en
ressources naturelles. Il a blâmé l’impé-
rialisme de l’Occident et les nombreux
dirigeants africains qui se tournent gé-
néralement vers lui pour obtenir de
l’aide. Pour le capitaine, il est temps
pour l’Afrique de prendre son destin en
main et de chercher de nouveaux parte-
nariats pour se développer. Ce message
a conquis les jeunes du Burkina Faso, et,
à la suite de sa déclaration, Ibrahim Tra-
oré a été reçu en héros.
Cercle vicieux
Les pays africains ont pourtant ­obtenu
leur indépendance il y a plus de
soixante ans. Les Occidentaux pour-
raient donc faire valoir qu’ils n’ont pas
grand-chose à voir avec cette situation.
Outre la persistance de l’héritage colo-
nial sur lequel on pourrait argumenter
sans fin, il faut comprendre pourquoi la
marge de manœuvre des pays africains
sur leur destin est perçue comme si
­limitée. Etudier la nature entrelacée des
transformations politiques et économi-
ques à l’œuvre depuis les indépendan-
ces peut aider à expliquer la situation.
Lorsque des Etats relativement faibles
se sont lancés dans un processus de dé-
mocratisation qui a donné l’illusion
aux dirigeants que leur légitimité était
robuste, un cercle vicieux s’est engagé.
Après les premières élections, ils se sont
vite aperçus que cette légitimité électo-
rale était de courte durée. Etant peu sûrs
de leur pouvoir, ces leaders, dont
­certains sont devenus autoritaires, ont
opté pour un alignement étroit avec les
puissances occidentales en ce qui
­concerne la sécurité, mais aussi l’exploi-
tation des ressources minérales et
d’autres sources de rentes.
Cela a permis d’acheter du temps à ces
dirigeants, mais leur légitimité est en-
core entachée par la perception popu-
laire selon laquelle ils sont devenus des
marionnettes de l’Occident – et des
pilleurs de ressources. Les résultats
l­ imités du développement économique
et la détérioration de la situation sécuri-
taire suscitent dès lors des protesta-
tions, et les coups d’Etat militaires de-
viennent plus probables.
Aujourd’hui, la question stratégique
pour l’Occident est de savoir s’il devrait
ou non se contenter d’encourager la res-
tauration de démocraties sans doute
très faibles. Les guerres soutenues par
l’Occident au Moyen-Orient au nom de
la démocratie ont été des fiascos et ont
coûté la vie à des centaines de milliers,
voire à des millions de personnes.
Les sanctions, elles, ont eu tendance à
avoir un impact sévère sur les popula-
tions plutôt que sur les régimes en place
et ont sédimenté le soutien populaire à
ces derniers. Au Niger, l’Occident n’est
pas en mesure de soutenir une inva-
sion, même dirigée par des Etats régio-
naux eux-mêmes en mal de légitimité
domestique. Ceux-ci seraient de toute
façon perçus comme agissant sous la
houlette de l’Occident.
Il est temps de saisir pleinement la
marche de l’histoire. Le processus en
cours, qui apparaît certes désordonné,
indique que les populations veulent être
maîtresses leur avenir. Aussi terribles
que soient les coups d’Etat – et mes pro-
pres recherches montrent qu’ils condui-
sent à des périodes prolongées de déve-
loppement plus faible, à plus d’insécu-
rité et à plus d’instabilité politique –, il
est temps pour l’Occident de rompre
avec la pratique du paternalisme envers
les Africains et de laisser ces pays exer-
cer leur libre arbitre. Si les dirigeants
échouent, ils n’auront qu’eux-mêmes à
blâmer. Cet échec potentiel n’est pas
une perspective rassurante, mais une in-
vasion, même si elle était dirigée par la
Cedeao, serait bien pire. p
Rabah Arezki est directeur
de ­recherche au Centre national
de la ­recherche scientifique et chargé
de recherche à la Fondation pour
les études et recherches sur
le développement international et
à la Kennedy School de Harvard.
Il a été chef économiste de la Banque
mondiale pour la région
Moyen-Orient et Afrique du Nord