AU SECOURS,

AMÉLIE OUDÉA-CASTÉRA À L’ÉDUCATION MON PATRON M’A PROMU !

Pire que les casseroles, Ces salariés qui
les promesses qui font pschitt refusent de devenir
managers

No 1403
Du 1er au 7 février 2024 www.marianne.net

BRUXELLES, FNSEA,
GRANDE DISTRIBUTION...

Les
intouchables Pourquoi Gabriel Attal
ne s’attaquera pas aux vrais coupables
de la crise agricole

1403couveCHOIX.indd 1 30/01/2024 10:11

 7H -9H
DIMITRI PAVLENKO
SONIA MABROUK
GASPARD PROUST
CapaPictures / Europe 1
 “IL N’Y A PAS D’ALTERNATIVE” :
LES ORIGINES DU MAL
Par Natacha Polony
ls ont presque l’air étonnés, les ministres, dépu-
I tés et représentants des partis qui ont gou-
verné la France depuis quarante ans, à chaque
nouvelle crise, à chaque explosion de colère.
« Crise » : le mot est-il adapté ? Une crise est
une acmé, ce qui laisse supposer que les choses vont retrou-
ver dans un bref délai leur état d’apaisement et de normalité.
Le retour des paysans dans leurs exploitations n’y changera
pourtant rien : les causes de leur malheur et de leur disparition
sont en place depuis des décennies et ne semblent pas près
de s’évanouir puisque ceux qui devraient s’y employer sont
les premiers soutiens de ce système. Copains comme cochons
avec les premiers bénéficiaires. Convaincus jusqu’au fond de
leurs tripes que tout cela est pour le mieux, qu’on ne peut pas
faire autrement, que tous ces protestataires ne se rendent pas
compte du nombre d’emplois qu’on perdrait, des richesses qui
s’évanouiraient, si on faisait autrement. Il n’y a pas d’alterna-
tive. D’accord, on est en démocratie, le
peuple est censé décider, mais il n’y a
qu’un seul choix. Les ajustements sont L’IDÉOLOGIE
à la marge, plus ou moins de chèques
de compensation, donc plus ou moins DU LOW COST ABOUTIT
de dettes, et le président Macron, fer-
vent défenseur de ce système, en aura
À PRIVER DE TOUTE
produit plus que quiconque mais ce
n’est pas grave, puisque la France se
VALEUR LE TRAVAIL
place ainsi encore un peu plus dans ET L’ENVIRONNEMENT.
les mains des banques. Certains consi-
déraient dans les années 2000 que la France était dirigée par
Michel-Édouard Leclerc et Michel Pébereau. On ne peut que
constater la stabilité du pouvoir.
Quel est le fond du problème ? Pourquoi les classes
moyennes s’appauvrissent-elles ? Pourquoi les paysans
sont-ils pressurés ? Pourquoi la France devient-elle un désert
productif ? Pourquoi les pays occidentaux sont-ils agités par
des mouvements protestataires, dans les urnes ou dans les rues,
jusqu’à voir leurs sociétés parfois au bord de la guerre civile ?
Où passent les richesses produites ? C’est de ne pas répondre
à ces questions que meurent les démocraties européennes (et
les médias qui sont censés en être un des outils).
Il suffisait d’entendre Gabriel Attal lancer quelques vagues
promesses conjoncturelles pour comprendre que rien ne vien-
dra entamer la belle mécanique qui permet non seulement à une
multinationale comme Lactalis de faire 25 milliards de chiffre
d’affaires mais aussi aux Pays-Bas de nourrir leur excédent
Hannah Assouline
commercial en inondant leurs voisins européens de produits
chinois, aux Gafam d’accumuler des milliards dans des paradis
fiscaux tout en pesant en Bourse davantage que des États, ou
aux députés français de vider de sa substance la loi limitant
les avantages fiscaux favorisant Airbnb. Ces phénomènes ont
une origine commune : la financiarisation des économies mon-
diales à partir des années 1970 à travers l’invention de produits
financiers opaques et de mécanisme qui ont privé les États de
leur capacité à piloter leur économie, le tout favorisé par une
dérégulation lancée aux États-Unis et en Grande-Bretagne,
puis en Europe de l’Ouest avec l’Acte unique de 1986, avant de
s’étendre aux pays de l’Est avec l’élargissement de 2004, avant le
prochain élargissement à l’Ukraine et à la Géorgie. Le principe ?
Une prééminence des flux sur la production, une extension des
chaînes de valeur pour permettre aux multinationales la mise
en concurrence généralisée des espaces économiques, l’élabo-
ration des règles fiscales pour que le versement de dividendes
mirobolants justifie le resserrement des coûts de production et
la transformation des individus en purs consommateurs par la
puissance du soft power que constituent l’industrie culturelle
et la publicité. L’idéologie du low cost – promue à grand renfort
de manne publicitaire déversée dans les médias par la grande
distribution française – aboutit à priver de toute valeur le tra-
vail et l’environnement. Mais le génie
de ce système est que les individus y
adhèrent. Qui serait contre le pouvoir
d’achat ? Contre le fait de pouvoir
s’offrir un mode de vie plaisant, dans
lequel le Nutella et le Coca-Cola sont
les marqueurs du bien-être ? Et puis,
comme le faisait valoir le ministre de
l’Agriculture, nous avons du cognac
à vendre à l’étranger, alors, il faut
accepter de faire venir de 20 000 km
des agneaux et des œufs que nous pouvons produire sur notre
sol… Qui serait contre l’ouverture ? Nous sommes les « démo-
craties », et nos ennemis sont les autocrates et les dictateurs.
Qui voudrait être dans le camp des dictateurs ?
Nul ne prétendrait aujourd’hui qu’il suffit d’un claquement de
doigts pour inverser la logique. Toute la difficulté est d’agir
en même temps sur les divers facteurs, le poids des lobbys
sur les décideurs (ce ne sont pas les PME, les indépendants
et les paysans qui ont leurs entrées à Bercy, bien qu’ils soient
les premiers viviers d’emplois), le rapport de force avec la
Commission européenne et nos alliés européens, dont les
députés, tous partis confondus, votent unanimement les trai-
tés de libre-échange, les consommateurs que l’on a habitués à
trouver normal le prix d’un iPhone ou d’une paire de baskets
mais pas celui d’un poireau ou d’un poulet… Mais tant que
les dirigeants politiques utiliseront les arguments moraux
pour défendre un système inique et antidémocratique – au
nom de l’ouverture, de la modernité, et, maintenant, du
soutien au peuple ukrainien –, ils détruiront ce qui reste de
confiance des citoyens. n
1er au 7 février 2024 / Marianne / 3
 No 1403 DU 1ER AU 7 FÉVRIER 2024

3 NOTRE OPINION Par Natacha Polony

“Il n’y a pas d’alternative” : les origines du mal

Événement
6 Bruxelles, FNSEA, grande distribution...
Les intouchables Par Périco Légasse
11 Crise agricole. L’emprise FNSEA
Par Emmanuel Lévy et Vanessa Ratignier
16 Pas assez de normes… sociales Par Sébastien Grob
18 Monde politique. Entre thèses et foutaises
Par le service politique de “Marianne”
20 Reportage dans le Tarn Par Pierre Lann
22 Tribune. L’agriculture doit redevenir
6 une ambition française Par Stéphane Le Foll

24 CE QUE MARIANNE EN PENSE La double peine

pour les Palestiniens Par Stéphane Aubouard

Actu
26 ÉDUCATION Pire que les casseroles
d’Oudéa-Castéra, les promesses qui font pschitt
Par Hadrien Brachet et Marie-Estelle Pech
MISE AU POINT Par Christophe Bourseiller

30 Ces profs qui rejettent l’“école inclusive”
Par Marie-Estelle Pech
32 SOCIAL Ingrats ? Cadres, de la promotion…
à la démission Par Violaine Des Courières
35 IMMIGRATION Conseil constitutionnel. Le nouveau
coup d’État permanent Par Hadrien Mathoux
38 POLITIQUE Maquis présidentiel :
qui fait quoi à l’Élysée ? Par Louis Nadau
42 FAIT DIVERS Meurtre sauvage après
26 la soirée étudiante Par Thibaut Solano
44 HOMMAGE Jean-Michel Quatrepoint :
la clairvoyance et la fougue pour l’amour
de la France Par Natacha Polony,
Jean-Pierre Chevènement et Franck Dedieu
48 MIEUX VAUT EN RIRE !
Le dossier
52 Proche-Orient. Comment le conflit
gagne du terrain… Par Stéphane Aubouard
54 Reportage au Liban Par Stéphane Aubouard
En couverture : Yann Arthus-Bertrand / Hemis - Envato Elements / Sommaire : Nacho Doce / Reuters - Allard / Leextra via opale.photo - Stéphane Geufroi / MaxPPP
62
Le temps des enragés sans cause
63 AU LASER Par Chloé Morin
Réconcilier verts et Gilets verts
66 HISTOIRE Île Julia : bataille diplomatique
sur un volcan Par Nicolas Skopinski
Découvrir
68 LITTÉRATURE Écrire au plus près du bitume
72
Par Ève Charrin
ENTRETIEN Avec Diane Foley et Colum McCann :
“L’Amérique a sous-estimé le niveau de haine
qu’elle engendre” Par Benoît Franquebalme
74 ENTRETIEN Cécile Coulon : Des anges et
des monstres, des damnés et des sauveurs…
Propos recueillis par Solange Bied-Charreton
78 QUELLE ÉPOQUE ! Tendance
La poussée de l’herboristerie Par Valérie Hénau
81 UN MONDE MEILLEUR ?
Noms d’oiseaux Par Nicolas Carreau

Agora
58 ENTRETIEN Alain Finkielkraut : “Aujourd’hui,
la haine des juifs est pétrie de bonne
conscience” Propos recueillis par Rachel Binhas
61 LECTURE Darwin n’a pas toujours raison
Par Philippe Petit 72
62 À LA VOLÉE ! Par Jack Dion 86 CARTE BLANCHE à Benoît Duteurtre
Attention, la gauche en terrain glissant Ligues de vertu

4 / Marianne / 1er au 7 février 2024

 Aidez un proche en crise suicidaire : ditesjesuisla.fr
#preventionsuicide

Scannez
et devenez aidant avec le soutien de la
 L’inéluctable déclin de ce que la France a de plus précieux
témoigne de la férocité avec laquelle le libre-échange
peut ravager notre monde. Il serait temps de s’attaquer
aux vrais coupables de la crise agricole. PAR PÉRICO LÉGASSE

LES
BRUXELLES,
FNSEA,
GRANDE
DISTRIBUTION...

INTOUC H

6 / Marianne / 1er au 7 février 2024

 S
Si la France fut mille ans durant la première puissance
mondiale, c’est à son agriculture qu’elle le doit. De
Charlemagne à Napoléon, le pays développe une pay-
sannerie aux performances incomparables et affirme
sa suprématie en Occident. Suprématie due à une
Yann Arthus-Bertrand / Hemis - Envato Elements
agriculture florissante qui permet de lever des armées
et fournit de quoi assurer l’intendance. Comment expli-
quer qu’une guerre ayant duré cent ans, alignant défaite
sur défaite, aboutisse au triomphe de la France, ou que
les soldats de l’an II et la Grande Armée repoussent
six coalitions entre 1793 et 1814. La France est le pays le
plus peuplé d’Europe, le plus puissant, le plus redouté,
parce que son patrimoine agricole équivaut à une force
de frappe. En 1851, Napoléon III lance le pays dans une
révolution industrielle à laquelle nous devons le peu
HABLES
de grandeur qu’il nous reste. Pour autant, il dépeuple
les campagnes et engendre l’exode rural. Premier coup
porté à notre paysannerie. Le deuxième sera la bou-
cherie de 1914-1918, au cours de laquelle périront
près de 1 300 000 hommes dans la force de l’âge, dont
plus de 900 000 jeunes paysans. Une saignée dont la
France ne se remettra jamais vraiment et dont elle paye
encore, par ricochets, les conséquences. La population
agricole passe de 13 millions en 1920 à 10 millions
en 1950. Cette année-là, le nombre de fermes en acti-
vité, donc d’exploitants, s’élève à 2,28 millions contre
389 000 en 2022, tandis que les terres agricoles passent
de 72 % du territoire national à 48 % en 2020. Lorsque
la loi d’orientation agricole de 1962, dite loi Pisani,
nom du ministre auquel le général de Gaulle confie
1er au 7 février 2024 / Marianne / 7

Crise agricole
le destin des agriculteurs français, est votée, on
compte encore 1 million d’exploitations. Convoquant
Edgard Pisani, qui relate l’échange, le fondateur de la
Ve République lui dit : « Les Allemands relancent leur
économie grâce à leur industrie. Nous ne luttons pas à
armes égales. Notre force à nous, c’est l’agriculture. Veillez
à ce que ce formidable potentiel nous permette de relever
le défi. » De Gaulle ne se doute pas que son projet va
bouleverser le paysage d’une France à laquelle il tient.
La solution consiste à s’inspirer du modèle américain
en appliquant à l’agriculture une logique industrielle :
cultiver de la céréale comme on fabrique des boulons
et traire le lait comme on extrait du pétrole. Ambition
proclamée : transformer la ferme en usine et faire du
paysan un « ouvrier agricole »… Décrété en ignorance
totale de l’équilibre agroécologique du territoire, arra-
chant les haies, comblant les fossés, le remembrement
ravage la ruralité et défigure la France pour complaire
au schéma productiviste. Fascinée par cette mutation,
la FNSEA, fondée en 1946 par d’anciens membres de
la Corporation paysanne, le syndicat agricole offi-
ciel du régime de Vichy, encourage la modernisation
intensive des campagnes tout en cogérant le ministère
de l’Agriculture (lire l’enquête p. 11). Le leader qui
la préside de 1971 à 1978, Michel Debatisse, devient
ministre des « Industries agricoles et alimentaires »
du gouvernement Raymond Barre en 1979, avant que
son successeur, François Guillaume, devienne ministre
de l’Agriculture de Jacques Chirac durant la première
cohabitation, de 1986 à 1988. Même quand la gauche est
8 / Marianne / 1er au 7 février 2024
au pouvoir, l’Élysée consulte la FNSEA. Rare exception
pour Stéphane Le Foll, ministre de 2012 à 2017, porteur
de la loi d’avenir sur l’agroécologie votée en 2014.
Leurres mortels
Restons sur l’année 1962 pour comprendre le chaos
d’aujourd’hui. Cette année-là est mise en place la poli-
tique agricole commune, cette fameuse PAC dont il a
été dit, et redit, qu’elle a « sauvé » l’agriculture française.
Suivra en 1973 l’extension des accords du Gatt (traité
sur les tarifs douaniers et le commerce) à la production
agricole française, ainsi jetée en pâture à la globalisa-
tion dérégulée. Leurres mortels à retardement, PAC
et Gatt stimulent en réalité le productivisme agricole
dont l’industrie agroalimentaire et, surtout, la grande
distribution vont faire une source d’enrichissement
continu. Héros d’un système où le distributeur et le
transformateur fixent le prix payé au producteur, on
pense, au hasard, à Lactalis et Leclerc, les dirigeants
de ces entreprises accumulent des fortunes fara-
mineuses au moment où le revenu des agriculteurs
fond comme neige au soleil. Curieux libéralisme où le
client impose son tarif au fournisseur en ne le payant
qu’une fois son bénéfice encaissé. Concurrence libre
et non faussée, assure la doxa de l’Union européenne
après que la préférence communautaire a été dis-
COLÈRE soute dans les forfaitures de l’Acte unique de 1986,
ENRACINÉE cette autre joyeuseté du néolibéralisme triomphant,
Déjà en béni par Jacques Delors et une social-démocratie
octobre 2009, béate, qui sonne le coup de grâce de notre paysan-
4 000 agriculteurs nerie. En 1992, année du référendum sur le traité de
et leurs tracteurs
avaient envahi Maastricht, Bruxelles prédit bonheur et prospérité
Paris pour aux agriculteurs. Hormis pour les trusts, la PAC va
protester contre virer au cimetière car rien de ce qui est primordial à
une redistribution la pérennité d’une agriculture conforme aux besoins
de la PAC en faveur
de la petite de la France n’a été financé, sinon le mécanisme de
agriculture son éradication. Ainsi 80 % des fonds de la PAC, qui
de montagne. pèse 9 milliards d’euros, vont à 20 % des agriculteurs
Ci-dessus, les plus aisés, puisque rétribués à la superficie, faisant
blocage de l’A43, du prince de Monaco, avec ses 2 000 ha du château
le 29 janvier.
de Marchais, dans l’Aisne, l’heureux bénéficiaire
d’une prime annuelle de 300 000 €. En octobre 2009,
4 000 agriculteurs et leurs tracteurs envahissent Paris
pour protester contre une redistribution infime de la
PAC en faveur de la petite agriculture de montagne
obtenue par le ministre Michel Barnier.
Pour répondre à l’urgence climatique et intégrer les
priorités environnementales, on bombarde le monde
agricole de normes et de règlements prévoyant des
pénalités si leur procédure n’est pas suivie à la lettre,
ON A TRANSFORMÉ UN ENJEU
ESSENTIEL EN CHAPE DE PLOMB
Mourad Allili / Sipa
TECHNO-BUREAUCRATIQUE.
 LES CLÉS DES CHAMPS
DES SECTEURS FRAGILISÉS UNE SOUVERAINETÉ ENTAMÉE
Solde commercial des échanges français de produits agricoles et alimentaires PART DE LA CONSOMMATION FRANÇAISE
(de 2023 en milliards d’euros). COUVERTE PAR LA PRODUCTION NATIONALE
20 Vins, spiritueux
et autres Pommes 105 %
16,8 boissons 83 %
15
11,2 Céréales
165 %
10 10,8 Tous produits Colza
alimentaires 82 %
5 Viande 116 %
de volaille 79 %
22

Viande*
20

0
– 0,9 Viande* 2006-2007 2021- 2022
08

10

12

14

16

18

20
20

20

20

20

20

20

20

–5 Source : bilans d’approvisionnement de l’Agreste.

Fruits
– 10 – 7,7 et
Légumes légumes
* Y compris animaux vivants. Sources : Agreste, Direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI). DES CHARGES EN HAUSSE…
ÉVOLUTION DES PRIX DEPUIS JANVIER 2021

UNE PROFESSION ÉPROUVANTE… Carburants Engrais Aliments

PART DES TRAVAILLEURS QUI DÉCLARENT :
pour animaux

subir des contraintes 85,4 % + 74,9 % + 51,5 %

physiques intenses* 41,3 % + 26 %
travailler habituellement 60,4 % Source : Insee.
le dimanche
13 %
46,7 % Agriculteurs exploitants
travailler la nuit
13,5 % Ensemble des travailleurs … ET UNE CONCURENCE IMPITOYABLE
EN 2022, LA JOURNÉE D’UN CUEILLEUR
* C’est-à-dire au moins trois contraintes sur une liste de cinq (porter des charges lourdes, rester longtemps DE FRAISES ÉTAIT PAYÉE…
debout ou dans une posture pénible...). Source : Agreste d’après l’enquête Conditions de travail 2019.
45 € brut en Espagne
… ET MAL RÉMUNÉRÉE
NIVEAU DE VIE MENSUEL MOYEN, EN 2023* 77,5 € brut en France
En 2022, les
2 322 € agriculteurs exploitants
2012 2 545 € ont travaillé en moyenne UNE TRANSITION À ACCÉLÉRER
Émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture selon
2 223 € 52 heures et demie
les usages en tonne d’équivalent CO2. Le total des émissions
2019 2 639 € par semaine, du secteur représentait 19 % de celles de la France en 2022.
Agriculteurs** Ensemble des travailleurs
contre 37 heures
pour l’ensemble 80 Engins et chaudières*
* Revenu du ménage rapporté au nombre de personnes, en
équivalent pour une personne seule et corrigé de l’inflation. des travailleurs. - 3%
** Ensemble des personnes dont l’emploi principal se situe Gestion
dans l’agriculture, la pêche ou la sylviculture. Source : Insee. 60 des cultures** - 15 %
L’ENDIVE PLEINE TERRE DU NORD OU CHICON 40 Protoxyde
d’azote
Coût de production, Prix d’achat Prix de vente - 15 %
emballage inclus par la grande en supermarché 20 Élevage***
distribution hors promotion
+ 20 % + 150 % Méthane
0
1,5 €/kg 1,8 €/kg* 4,5 €/kg**
90

10

20
0
19

20

20

20

* Principalement du CO2 issu de la combustion de carburants.

INÉQUITABLE. Un kilo d’endives revient à 1,5 € pour l’agriculteur qui le produit. Il le ** Principalement du protoxyde d’azote, notamment issu
vendra, au mieux, 1,8 € à la grande distribution, soit avec une marge très faible. Tandis de l’épandage d’engrais et de déjections.
que le supermarché l’affichera dans ses rayons à un prix presque trois fois supérieur. *** Principalement du méthane issu de la digestion des bovins.
* Prix maximal. ** Entre 4 et 5 €/kg. Source : ministère de la Transition écologique.

1er au 7 février 2024 / Marianne / 9

 › transformant un enjeu essentiel en chape de
plomb techno-bureaucratique. Il n’y a en effet
pas d’avenir pour l’Europe agricole sans le« Green
Deal », pourquoi en avoir fait un cauchemar ? C’est
aux paysans français à le porter, mais comment
retrouver leur confiance ? Le modèle imposé est
si aberrant qu’en 2019, pour la première fois de
son histoire, la France importe plus de produits
agricoles qu’elle n’en exporte. Cela prêterait à rire
si ce n’était aussi aberrant : nous importons autant
de crème fraîche que nous en exportons tandis
que 90 % de la volaille consommée en restauration
collective vient de l’étranger. Exonéré de douane
pour cause de guerre, le poulet ultra-industriel
ukrainien de l’oligarque Yuriy Kosiuk, dont le siège
social est à Chypre, inonde depuis quelques mois
le marché français en passant par la Pologne. Bien
que supplié par une filière avicole en grande dif-
ficulté, à cause de la grippe aviaire et de l’inflation,
Crise agricole
le gouvernement a refusé de faire jouer la clause de
sauvegarde prévue par l’UE pour rejeter l’exonération.
On se réjouit qu’Emmanuel Macron ait fait ajouter la
souveraineté alimentaire aux attributions du ministre
de l’Agriculture en 2022…
Planifiés par les institutions européennes, à l’insu des
citoyens, les traités internationaux finiront par avoir
raison de la paysannerie française. Ne nous leurrons
pas, rien ne peut endiguer le déclin d’une agriculture
dont la balance commerciale risque d’atteindre son
10 / Marianne / 1er au 7 février 2024
LES TRAITÉS INTERNATIONAUX PLANIFIÉS
PAR L’UE FINIRONT PAR AVOIR RAISON
DE LA PAYSANNERIE FRANÇAISE.
point de non-retour. Le temps que Gabriel Attal tienne
les promesses faites le 26 janvier et qu’elles soient appli-
quées sur le terrain, les portes du pays resteront ouvertes
à une agriculture interdite en France, nocive et moins
LA SOLUTION chère. Comptons sur la grande distribution, qui s’est
ne peut être assise sur la loi Egalim en toute impunité, pour continuer
que territoriale :
pour maintenir à se gaver. La malbouffe a encore de beaux jours devant
un volume elle. Comment a-t-on pu en arriver là ? Alors que le rêve
de production européen, le défi écologique, l’exigence sociale d’une
et ainsi ne alimentation plus juste et plus propre promettaient
pas recourir
une apothéose à la meilleure des agricultures du monde
abusivement
aux importations, en matière de richesse, de diversité, de savoirs et de
il faut réactiver capacités, faisant du paysan français le plus épanoui
les campagnes. des habitants de cette planète, ils furent un peu plus
Ci-dessous, Nolan de 600 à se pendre dans leur grange en 2023. Au vu de
Marresquete – le
26 janvier –, la détresse et de la misère engendrées par soixante-
éleveur à deux ans de politique agricole commune, c’est de la
Montastruc- modestie de leur colère qu’il faut s’étonner.
de-Salies, dans la
Haute-Garonne,
solidaire de Inverser le mécanisme
la révolte des Il suffirait pourtant que la moitié des 36 % de Français
agriculteurs. ayant déclaré être disposés à payer au juste prix le
contenu de leur assiette passent à l’acte pour changer
la donne. Si seulement tous les consommateurs qui
en ont les moyens prenaient conscience de l’enjeu en
acceptant de repenser intelligemment leurs pratiques
alimentaires, alors l’espoir de voir une partie de notre
agriculture s’en sortir serait permis. Mais ce ne serait
pas suffisant. Le plus tragique dans cette gabegie reste
la récession démographique. Remplacer l’homme par la
machine et la molécule dans le seul but de dégager du
profit financier a conduit à la situation actuelle. Il faut
rééquilibrer l’ensemble et recréer du paysan qui puisse
travailler la terre et en vivre. La solution ne peut être que
territoriale : pour maintenir un volume de production
et ainsi ne pas recourir abusivement aux importations,
il faut réactiver les campagnes. Pourquoi, ô sacrilège, ne
pas proposer à des migrants de reprendre une terre en
friche, là où personne ne veut aller, afin de ressusciter
des territoires agricoles abandonnés ? L’intégration par
une agriculture bonne, propre et juste, avec la solidarité
d’un monde agricole, lui-même associé à cette initiative
pour que des jeunes s’installent aussi. Devenir français
en cultivant la terre de France pour nourrir le peuple
français auquel j’appartiens désormais. Et si l’opération
se révèle à terme concluante, l’acquisition de la terre
Nacho Doce / Reuters
allouée peut être soutenue par un financement public.
Le projet est terriblement audacieux, mais si nous
voulons sauver notre agriculture, il faudra s’appuyer
sur toutes les énergies. n P.L.
 ACCÉLÉRATION
Ci-dessus,

L’EMPRISE FNSEA
le 29 janvier,
au premier jour du
blocage annoncé
de la capitale,
des agriculteurs
se rassemblent sur
l’A4, à la hauteur
de Jossigny, en
Agriculteurs, produits et terres, rien n’échappe à la tutelle de la
Seine-et-Marne. Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, qui truste
le pouvoir. Cogestionnaire des politiques publiques, le syndicat
fait la fortune des uns, comme le géant de l’agroalimentaire Avril,
et le malheur de beaucoup d’autres. PAR EMMANUEL LÉVY ET VANESSA RATIGNIER

D
Des résultats dignes d’une répu-
blique bananière ! Aux dernières
élections professionnelles agricoles,
en 2019, la Fédération nationale des
syndicats d’exploitants agricoles
(FNSEA) et le syndicat Jeunes
agriculteurs (JA), son allié, ont
emporté 97 des 102 chambres d’agri-
culture françaises. Une domination
qui s’explique notamment par les
Olivier Arandel / “Le Parisien” / MaxPPP
À commencer par l’accès direct
au gouvernement. « La FNSEA
détient le monopole effectif des
négociations depuis la nomination
de Jacques Chirac au ministère de
l’Agriculture en 1972, souligne le
journaliste Gilles Luneau, qui a
décortiqué des décennies durant
le système FNSEA (1). Auparavant,
le ministre discutait avec les agri-
2002), ceux qui progressent avec
habileté, tel Stéphane Le Foll (2012-
2017), ceux qui louvoient, comme
Julien Denormandie (2020-2022), et
il y a les acquis à la cause, comme
Hervé Gaymard (2002-2004) et
Bruno Le Maire (2009-2012), ou
ceux encore qui entrent mani-
festement dans le rang, tel Marc
Fesneau (depuis 2021).

modalités de l’élection (scrutin de
liste départementale qui favorise
celle qui est arrivée en tête), l’ancien-
neté du syndicat (créé en 1946 et
longtemps seul sur le terrain) et, sur-
tout, son omniprésence aux postes
clés d’un système qui régente tous
les aspects de la vie agricole.
culteurs mais décidait seul de la
politique à mener. Sitôt nommé,
Chirac a intensifié la cogestion,
instaurée en 1966, et la FNSEA
donne désormais son avis sur tout,
y compris le choix du ministre. »
Il y a ceux qui tentent d’aller à son
encontre, tel Jean Glavany (1998-
Qui « cheffe » à la fin des fins ?
« Au moment de parapher la réforme
de la politique agricole commune, en
1999, je découvre un amendement
surgi de nulle part et portant sur
l’aide à l’abattage des veaux pour
plusieurs millions d’euros, un truc
incroyable qui s’appelle la prime

1er au 7 février 2024 / Marianne / 11

 Hérode ! », se souvient Jean
Glavany. Qui s’aperçoit que
Chirac l’a ajouté, à la demande
de la branche bovine de la
FNSEA, dont le président est
corrézien. « Lors du Conseil
européen suivant, tous mes
homologues m’ont demandé
ce qu’avait Chirac. Il était resté
muet sur des sujets touchant
à la défense et au projet de
Constitution mais avait pris
la parole à trois reprises pour
défendre… la prime Hérode ! »
Longtemps hégémonique,
la Fédération a tissé un mail-
lage imparable. « L’emprise de
la FNSEA tient pour beaucoup
à sa structuration pyramidale, du
Crise agricole
national au communal, autour de
trois niveaux : homme, produit et
territoire, analyse le sociologue des
mondes agricoles et professeur à
l’Institut national polytechnique
de Toulouse François Purseigle (2).
Cette triple structure constitue une
12 / Marianne / 1er au 7 février 2024
force unique qui permet à la FNSEA de
mailler le territoire comme nul autre
et de conserver le pouvoir. » Forte de
212 000 adhérents, soit un peu plus
de la moitié des 380 000 exploitants,
son ancrage se déploie du com-
munal, avec près de 20 000 unités
syndicales, au national, en passant
par le département et la région. En
parallèle, de la patate aux canassons
en passant par le blé, les pommes et
les abeilles, 31 fédérations repré-
sentent les intérêts et les spécificités
de chaque filière, comme autant de
lobbys, sans compter les organisa-
tions par affinités, comme les jeunes
ou les retraités.
« La FNSEA relève avant tout
d’un syndicalisme de services, d’où
l’importance de ses troupes, pour-
suit François Purseigle. Adhérer à
la FNSEA, c’est rejoindre une orga-
nisation qui fournit des services juri-
diques, accompagne l’application
des politiques publiques, dispose
de cellules d’écoute et de veille. En
vérité, seule la FNSEA dispose des
moyens de déployer cette offre à
l’échelle des territoires. »
Comme le résume le journaliste
Gilles Luneau, « la FNSEA tient
l’appareil agricole ». Il explicite :
« Ne pas en être, cela induit de nom-
breuses difficultés pour s’installer,
car elle facilite l’accès aux coopéra-
tives de prêt de matériel, aux aides
des chambres d’agriculture mais
aussi aux instances de représenta-
tion. Quand on est à la FNSEA, on
peut être élu à la Mutualité sociale
agricole (MSA), au Crédit agricole,
voire devenir maire ou parlemen-
taire ! » Et de s’en amuser : « C’est
LE PREMIER
MINISTRE, le dernier parti léniniste ! »
Une blague ? Pas vraiment. « La
Gabriel Attal,
en visite dans FNSEA est un système très bien orga-
une ferme à nisé. C’est un syndicalisme fondé
Montastruc-de-
Salies (Haute-
sur ce que faisaient les partis poli-
Garonne), tiques il y a une trentaine d’années
le 26 janvier, en misant, notamment, sur la forma-
a annoncé tion des cadres et la capacité de repé-
dix mesures rer les futurs dirigeants, confirme
d’urgence pour
les agriculteurs.
Morgan Fache / Sipa
l’ancien ministre de l’Agriculture
Dominique Bussereau. À l’école des
JA, on vous apprend, par exemple, à
gérer les visites officielles, en ayant
bien en tête l’importance de la
presse. Résultat, quand on invite un
ministre, c’est au cœur de la ferme,
sur une botte de paille, et de préfé-
rence dans le froid. » Des rois de
la com et du lobbying : selon Agra
presse, la FNSEA et ses partenaires
dépenseraient chaque année près
de 3 millions d’euros pour défendre
leurs intérêts.
Mélange des genres
Outre la galaxie des chambres
d’agriculture, le syndicat de la rue
de La Baume, dans le VIIIe arrondis-
sement de Paris, à quelques pas de
l’Élysée, tient aussi la bride courte
à une autre structure stratégique :
le système des sociétés d’aména-
gement foncier et d’établissement
rural (Safer), qui permet notam-
ment de s’installer en milieu rural.
Grâce au droit de préemption,
elles ont la haute main sur le fon-
cier agricole et rural. Autant dire
qu’elles font la pluie et le beau
temps sur les transactions. Avec
leur langage châtié, les magistrats
financiers de la Cour des comptes
pointent les dérives de ces sociétés
dans leur rapport annuel de 2014,
et dénoncent l’hyperprésence du
puissant syndicat : « La gestion
des Safer reste très contrôlée par le
monde agricole, notamment par le
syndicat majoritaire (la FNSEA). »
Une mainmise propre à garantir
l’adhésion de ceux qui ne veulent
pas insulter l’avenir.
La FNSEA truste les postes de
pouvoir et, souvent, flirte avec le
mélange des genres. Un exemple ?
L’agrocarburant, déjà présent à
hauteur de 7 % dans le diesel vendu
à la pompe, sera bientôt disponible
en version 100 % pour les poids
“NE PAS ÊTRE À LA FNSEA, CELA
INDUIT DE NOMBREUSES DIFFICULTÉS
POUR S’INSTALLER.” GILLES LUNEAU
LE BANQUIER-PRÉSIDENT,
LE SYNDICAT ET LE CLIENT
e président
L de la FNSEA,
Arnaud Rousseau,
est aussi le patron d’un
mastodonte de l’industrie
agroalimentaire, le groupe
Avril, géant français
des huiles et protéines
végétales. Opérant
dans 19 pays, ce groupe,
peu connu du grand
public, pèse tout de même
9 milliards d’euros en
chiffre d’affaires en 2022,
compte 7 300 salariés,
et a réalisé 218 millions
d’euros de profit la même
année, un résultat net
en hausse de 45 % !
C’est un groupe
qu’Emmanuel Macron
connaît bien car,
à l’origine, il l’a conseillé
comme banquier d’affaires
chez Rothschild. En
mai 2023, le président
lourds. De quoi conforter la France
au premier rang européen des
consommateurs et producteurs
de mazout issu de l’agriculture.
Pourtant, comme le dénonçait
la Cour des comptes en 2021, ce
carburant est bien « plus favorable
aux agro-industries qu’aux agricul-
teurs ». Dénommé B100, cet agro-
carburant a récemment reçu la
bénédiction des pouvoirs publics.
Et doublement même : disponible
sur le marché courant 2024, il dis-
pose à la fois de la norme Crit’Air 1
et d’une taxation riquiqui, malgré
des performances environnemen-
tales non significatives. Un véri-
table coup de maître de la part de
l’omnipuissante Fédération, qui
de la République est ainsi un client) de la banque
intervenu en vidéo lors
de la soirée anniversaire
du groupe (qui a été créé
d’affaires. Un véritable tour
de force pour le jeune
Macron, la chose n’étant
en 1983 et s’appelait pas aisée dans le milieu
jusqu’en 2015 Sofiprotéol), parisien de la banque
vidéo dans laquelle d’affaires. En février 2012,
il rendait hommage Macron décroche le
à son dirigeant fondateur jackpot : pour Sofiprotéol,
Philippe Tillous-Borde, il finalise au Maroc
décédé quelques mois la prise de contrôle, pour
plus tôt. Les deux hommes 130 millions d’euros, de
s’étaient rencontrés dans Lesieur Cristal, numéro un
le cadre de la première de l’huile alimentaire
commission Attali dans le pays et jusque-là
pour « la libération de possédé par la SNI, la
la croissance française », holding royale marocaine.
qui s’était tenue en 2007 Ce « coup », quelques
sous Nicolas Sarkozy. semaines avant le célèbre
Cette proximité deal Pfizer/Nestlé,
avait permis à celui permettra à Emmanuel
qui deviendra banquier Macron de bénéficier d’un
d’affaires chez Rothschild confortable bonus avant
l’année suivante de faire de partir à l’Élysée sous
de Sofiprotéol un nouveau les ordres de François
« compte » (comprendre, Hollande. n MARC ENDEWELD
a arraché ces avantages lors de
la négociation sur la hausse des
taxes sur le gasoil non routier pour
ses adhérents. Petit détail qui ne
gâche rien : le gagnant toutes caté-
gories de cette stratégie portée à
bout de bras par la FNSEA est le
groupe Avril (lire encadré ci-des-
sus). Coopérative de producteurs
de la filière oléagineuse et pro-
téagineuse, ce colosse de l’agro-
industrie est dirigé par Arnaud
Rousseau… qui n’est autre que le
grand patron de la FNSEA ! Son
prédécesseur Xavier Beulin, qui
cumulait également les deux cas-
quettes, s’est notamment illustré
en important des poulets brésiliens
contre les intérêts des volaillers
français. Tout le monde n’a pas
droit à la force de persuasion et à la
à suivre sur
MARIANNE.net
protection de la FNSEA… n E.L. ET V.R.
Retrouvez (1) La Forteresse agricole. Une histoire
cette enquête de la FNSEA, de Gilles Luneau, Fayard, 2004.
en version
augmentée.
(2) Une agriculture sans agriculteurs,
de Bertrand Hervieu et François Purseigle,
Presses de Sciences-Po, 2022.
1er au 7 février 2024 / Marianne / 13
 CONTRÔLES, PAPERASSE,
NORMES, RENIEMENTS…
À QUI
LA FAUTE ?
Ils vivent dans le Béarn, le Puy-de-Dôme,
le Finistère ; ils sont éleveurs,
maraîchers, viticulteurs… Tous furieux,
Crise agricole
tous pour des raisons différentes. Panorama
non exhaustif des revendications des
agriculteurs qui tiennent à se faire entendre.
PAR MARGOT BRUNET, FRÉDÉRIC DENHEZ ET PIERRE LANN
Lutter contre
les prédateurs nous a
épuisés moralement”
Au début, j’ai hésité avant de rejoindre
1 Séguy
le mouvement : les revendications sur les
interdictions de pesticides ne me regardent
Olivier
pas vraiment. Je fais du circuit court, avec
Maurin
Éleveur de brebis, 200 brebis laitières et 100 porcs. Mais je suis
30 hectares, aussi rattrapé par les contradictions entre
Pyrénées- certaines normes et les pressions administra-
Atlantiques tives. C’est flagrant sur le loup : pour protéger
(Asasp-Arros)
nos troupeaux, il faut atteindre un certain
seuil de menace avec des procédures lourdes,
complexes, inadaptées. On a droit à des chiens
de protection, mais ça se retourne contre nous
s’ils s’en prennent à des voisins ou des
randonneurs. Et, sur ce sujet, on sent
COUPABLE bien que la société n’est pas forcément
de notre côté. Lutter contre les préda-
ÉTAT FRANÇAIS teurs est moralement épuisant.
Alors que les loups sont de plus en plus nombreux en
France depuis trente ans, la cinquième version du plan
national censé protéger les éleveurs, portant sur la période
de 2024 à 2029, est contestée de toute part. D’un côté par
les associations écolos, qui considèrent l’espèce trop peu
protégée, de l’autre par certains éleveurs, qui réclament
l’assouplissement du cadre de défense contre le prédateur.
14 / Marianne / 1er au 7 février 2024
Finistère Eure-
et-Loir
3 4
Saône-
et-Loire
Puy- 6
de-Dôme
Tarn
Pyrénées-
Atlantiques
2
1
Ma belle-sœur
est à temps plein
sur l’administratif”
Ça faisait un moment qu’on se parlait entre
2
nous, qu’on se disait que les syndicats agricoles
ne nous défendaient pas. C’est pour cela que
Philippe l’arrivée de Jérôme Bayle [éleveur en Haute-
Garonne à l’origine de la contestation] nous
Éleveur bio
de bovins,
plaît : il est comme nous, il dit bien ce que l’on
500 hectares, ressent. Je n’ai pas de problèmes de revenus car
Tarn (Rouairoux) j’ai beaucoup de surface, beaucoup de vaches
(600), et donc beaucoup d’aides. Mais je dois
entretenir les bords d’une rivière, sauf que
les autorisations mettent deux ans à arriver.
Entre-temps, il y a eu des inondations. Pour
toucher les aides des nouvelles mesures agro-
environnementales et climatiques (Maec), on
me demande quand et à quelle heure j’y mets
les bêtes… Mais ça dépend de la météo ! On a
l’impression qu’ils cherchent la petite bête.
Je me retrouve obligé de faire appel à la
COUPABLE
chambre d’agriculture – qui me facture,
évidemment – pour monter les dossiers,
UNION alors que j’ai déjà ma belle-sœur à temps
EUROPÉENNE plein sur l’administratif !
DR - Frédéric Denhez
En place depuis 2015, les Maec de la PAC ont
vocation à encourager et à aider les agriculteurs
qui s’engagent dans des pratiques agroécologiques.
Mais le dossier à compléter pour toucher
les 50 à 900 € par hectare est très chronophage.
 On n’a jamais
été indemnisés pour
la tempête Ciaran”
3 Je ne soutiens pas un mouvement violent…
Mais je pourrais aller à Paris, devant les
Sandrine grilles de l’Élysée, demander à Macron de
Gawron tenir sa parole. Et lui dire que, sinon, il ne
Maraîchère bio, faut pas s’étonner que le pays se soulève ! La
2 hectares, tempête Ciaran a détruit les tunnels sous
Finistère
lesquels je fais pousser mes tomates, mes
(Plougastel-
Daoulas) poireaux. L’État nous a promis de financer la
reconstruction, il y en a pour 250 000 €. Sauf
qu’on est fin janvier et qu’on n’a toujours
rien. On en est encore à faire des pré-
dossiers. Bientôt, il sera trop tard pour
COUPABLE espérer avoir une récolte cet été. Ce qui
veut dire : pas de salaire. L’État nous
ÉTAT FRANÇAIS oublie, nous, les micro-exploitants.
En novembre 2023, les tempêtes Ciaran et Domingos
ont touché des milliers d’agriculteurs, de la Bretagne
aux Hauts-de-France. Bâtiments d’élevage dégradés,
inondés, serres et tunnels écroulés… Pour l’instant, ils
n’ont pas reçu leur indemnisation malgré la promesse
de rapidité du gouvernement.
Le libre-échange
européen nous asphyxie”
Depuis les années 1990 et l’arrivée de
la Nouvelle-Zélande sur le marché de
5 l’agneau, on détruit l’élevage français et
on asphyxie les producteurs. On avait à
Michèle ce moment-là 9 millions de brebis, on est
Boudoin passés à 5. On n’est même plus autonomes.
Éleveuse À qui la faute ? Au libre-échange européen :
de brebis,
90 hectares, l’agneau néo-zélandais ne se vend même
Puy-de-Dôme pas 10 € le kilo, contre 26 pour les miens.
(Allagnat) C’est imbattable ! Sauf que cette viande
ne respecte pas nos normes, c’est du réfri-
géré, et on informe à peine le consomma-
teur là-dessus ! On ne peut pas lutter
contre une telle concurrence déloyale.
COUPABLE Pourtant, l’Europe pourrait arrêter
cette machine infernale. Sur le ter-
DR - Criel Centre - DR - Frédéric Denhez
UNION rain, il y a un désespoir social qui ne se
EUROPÉENNE réglera qu’avec un signal fort.
En novembre 2023, le Parlement européen
a validé le nouvel accord de libre-échange
entre l’UE et la Nouvelle-Zélande, permettant
l’importation de centaines de milliers de tonnes
de viande. Il entrera en vigueur au printemps.
On va redevenir
des smicards”
Nous estimons que Lactalis ne respecte pas
les lois Egalim, censées protéger la rémuné-
4 ration des agriculteurs. Comme tous les ans,
nous avons fait valoir notre prix de revient,
Yohann en chiffrant une évolution raisonnable de
Serreau 5 %. Lactalis nous a répondu qu’ils souhai-
Éleveur de taient être agressifs pour reprendre des parts
vaches laitières, de marché et augmenter leurs marges. Ils ne
135 hectares,
Eure-et-Loir
nous proposent donc qu’une revalorisation de
(La Gaudaine) 1 %. C’est inacceptable. Avec l’augmentation
du prix de l’électricité, du gasoil, des charges
financières et des loyers des terres, on est
plus que perdants. On va redevenir des
COUPABLE smicards et tuer définitivement l’élevage.
INDUSTRIE
AGROALIMENTAIRE
Faute d’accord, le prix de base du mois de décembre 2023
a été reconduit, soit 405 € la tonne de lait. L’Union
nationale des éleveurs livreurs Lactalis, présidé par
Yohann Serreau, espère une revalorisation à 440 €
(la coopérative la mieux-disante, C’est qui le patron ?,
propose la tonne à 490 € avant les primes). Une médiation
a été engagée sous l’égide du ministère de l’Agriculture.
Le cœur du problème, ce
sont nos revenus qui baissent”
Je comprends ce qui se passe. Les prix auxquels
je vends mes produits baissent, alors que ceux du
6 verre, des bouchons, etc., augmentent. J’ai donc
augmenté mes prix. Jusqu’à quand pourrai-je le
Julien faire ? C’est le cœur du problème de l’agriculture :
Frappa l’absence de prix planchers, de prix minimum
Viticulteur bio, d’entrée sur le marché national ou européen.
3 hectares,
Saône-et-Loire Les prix d’achat sont sous les prix de produc-
(Mâcon) tion. Ajoutez-y la concurrence avec des pays
étrangers, et vous enfermez l’agriculture
dans une course au prix bas sans fin. Les
COUPABLE revenus baissent. Les normes ne sont pas
le problème, elles sont là pour nous proté-
ÉTAT FRANÇAIS ger, nous et les citoyens. Le souci, c’est leur
GRANDE complexité, le jargon des dossiers à remplir,
DISTRIBUTION les justificatifs à fournir, tout le temps.
Les deux lois Egalim, censées fixer des prix minimum de
vente de certains produits par les distributeurs, ne sont pas
toujours appliquées, ce qui profite à la grande distribution.
Autre problème : n’étant pas issu du monde agricole, ce
vigneron ne peut toucher certaines aides sans passer un
diplôme ou faire « valider ses acquis ». Un frein à l’installation
de nouveaux agriculteurs venus d’autres secteurs.
1er au 7 février 2024 / Marianne / 15
 CONCURRENCE DÉLOYALE

PAS ASSEZ
DE NORMES...
SOCIALES
Les agriculteurs français ont cédé du terrain à leurs
concurrents européens ces dernières années. Alors que
Crise agricole

les denrées circulent librement dans l’UE, nos producteurs

de fruits et légumes supportent un coût du travail bien plus
élevé que chez certains de nos voisins. PAR SÉBASTIEN GROB Le niveau des salaires est
notamment déterminant pour les

L
La compétition se joue d’abord
entre voisins. Notre commerce
alimentaire est largement tourné
vers les autres pays de l’Union
européenne. Alors que nos expor-
tations vers le reste de l’UE étaient
supérieures de 5,7 milliards d’eu-
ros à nos importations en 2007,
ce solde est depuis passé dans le
rouge, pour atteindre un déficit
de 900 millions d’euros en 2022.
Quand des droits de douane
substantiels subsistent envers
d’autres régions du monde, les tarifs
sur les produits agricoles sont abolis
LE SMIC FRANÇAIS
PLUS PROTECTEUR
(EN € / HEURE, EN 2022)
Salaire minimum horaire moyen *
Salaire horaire brut moyen
France 1 0 ,6 2 8 ,6
Espagne 6 ,5 17
depuis des décennies au sein de l’UE.
Or tous les exploitants n’y luttent
pas à armes égales – et pas seule-
ment à cause de leurs obligations
écologiques, dont l’impact exact
est difficile à mesurer. « Les écarts
de coût du travail au sein de l’UE
sont une des causes de notre perte
de compétitivité alimentaire, soulève
Jean-Christophe Bureau, professeur
d’économie à AgroParisTech. Pour
les secteurs qui exigent beaucoup de
main-d’œuvre, il s’agit d’un facteur
plus important que les différences de
normes environnementales. »
UNE CHARGE MAJEURE
POUR CERTAINS PRODUITS
PART DES FRAIS DE PERSONNEL
DANS L’ENSEMBLE DES CHARGES
DES EXPLOITATIONS EN 2021 (EN %)
3 2 ,7
2 8 ,1 25
producteurs de fruits et légumes,
qui y consacrent environ un quart
de leurs charges selon l’Observa-
toire de la formation des prix et des
marges des produits alimentaires.
Plus que d’autres professions, nos
maraîchers et arboriculteurs ont
justement vu leurs débouchés
rétrécir ces dernières années :
alors qu’il était déjà de 4 milliards
d’euros en 2007, notre déficit
commercial en fruits et légumes
a atteint les 7,7 milliards en 2022.
Là encore, ce déséquilibre s’est
d’abord creusé par rapport à nos
voisins européens (hormis pour
les denrées tropicales).
Dans ces secteurs, les premiers
concurrents de nos agriculteurs
sont implantés de l’autre côté des
Pyrénées. « Nous avons perdu beau-
coup de cultivateurs de fruits d’été
depuis l’entrée de l’Espagne dans
l’Union européenne [en 1986] »,
3 3 ,4 retrace Françoise Roch, prési-
dente de la Fédération nationale
des producteurs de fruits (FNPF).
Les exploitants y profitent d’un
Emilio Morenatti / AP / Sipa

Allemagne 9 ,9 3 1 ,1 salaire minimum inférieur de

Ensemble Pommes Ensemble Tomates 39 % au smic français. Et même si
Pologne 1 0 ,1 3 ,8 des fruits des légumes nos producteurs bénéficient d’une
* Il s’agit du salaire mensuel ramené à la durée légale normale Source : Observatoire de la formation des prix exonération sur les cotisations des
du travail des différents pays. Source : Insee. et des marges des produits alimentaires. saisonniers, cette mesure ne suffit

16 / Marianne / 1er au 7 février 2024


pas à combler l’écart : en 2021, un
salarié à temps plein coûtait 1 400 €
par mois en moyenne aux vergers
espagnols, contre 1 750 pour les
plantations françaises, d’après les
statistiques du Réseau d’informa-
tion comptable agricole.
Du travail au noir
plus fréquent
Les arboriculteurs italiens sont
aussi des concurrents majeurs,
mais affichent quant à eux des
frais de personnels proches des
nôtres. À ceci près que ces données
administratives ne disent pas tout,
selon Françoise Roch : « Le travail
au noir est plus fréquent en Italie et
en Espagne qu’en France, où il est
davantage surveillé. Les agriculteurs
espagnols ont recours à des saison-
niers marocains ou même mauri-
taniens, et les Italiens embauchent
des Albanais. » Un rapport inter-
ministériel de 2015 faisait lui aussi
état de ces fraudes : « En Italie, la
proportion de travailleurs de l’agri-
culture, de la sylviculture et de la
pêche en situation irrégulière est
estimée à plus de 40 % du total au
cours de l’année 2012 », rapportait
ce document.
Pour tenter de compenser ce
handicap social, « nous optimi-
sons le plus possible les rendements
FRAUDE
“Les ag ricu lteu rs
esp ag n ols on t
recou rs à d es
saison n iers
marocain s ou
mau ritan ien s”,
con fie Fran çoise
Roch , p résid en te
d e la Féd ération
n ation ale d es
p rod u cteu rs d e
fru its. Ici, u n
ou vrier marocain
d an s u n e serre
d ’Almerià,
en An d alou sie.
de nos vergers, relate Françoise
Roch, qui cultive des pommes,
des prunes et des vignes dans
le Tarn-et-Garonne. Le seul pro-
duit que nous avons bien réussi à
maintenir est la pomme, dont la
production a été beaucoup indus-
trialisée depuis trente ans. Nous
avons recours à des outils de réfri-
gération des stocks, de calibrage et
de conditionnement de plus en plus
performants. » Malgré ces efforts,
« nous commençons à être concur-
rencés par des pommes venues de
Pologne », déplore la représen-
tante. Cette rivalité récente peut
surprendre, puisque l’arrivée du
pays dans l’UE remonte à 2004.
« Les producteurs d’Europe de l’Est
n’étaient pas au niveau au moment
de leur arrivée dans l’UE : il leur
a fallu une dizaine d’années pour
adapter leur production », précise
Jean-Christophe Bureau.
Au-delà des fruits et légumes,
les différences salariales se font-
elles sentir dans d’autres secteurs ?
« Nous avons un déficit de compé-
titivité vis-à-vis de l’Espagne, dont
les abattoirs profitent d’un coût du
travail plus faible. Ce handicap des
transformateurs français se réper-
cute sur les éleveurs avec qui ils tra-
vaillent », expose Anne Richard,
déléguée générale de l’interpro-
LE PROTECTIONNISME ?
PAS GAGNÉ !
our faire face à la concurrence des pays
P à main-d’œuvre à bas coût ou à normes
environnementales « ultra-light », il existe
un outil vieux comme les premiers échanges
agricoles : le protectionnisme avec ses droits
de douane destinés à corriger les distorsions.
Seul problème, pour l’instaurer à l’échelle
de l’Europe, il faut au minimum le soutien des
députés de l’UE. Or, à regarder de près le détail
des votes sur l’accord de libre-échange entre
l’Europe et la Nouvelle-Zélande, gros producteur
de viande et de fruits, la balance ne penche
pas du côté protectionniste. Loin de là. Sur
les 630 votes des députés, seuls 85 s’opposent
à l’accord. Et parmi eux, 43 sont français, soit
54 % des élus de l’Hexagone. À comparer aux
quatre refus de la représentation allemande (soit
4 % des députés d’outre-Rhin). Les « nonistes »
se recrutent un peu en Espagne (sept voix
contre) mais pas du tout en Italie (une voix). Si
les socialistes français s’opposèrent à l’accord
UE-NZ, le reste du groupe S&D (socialistes
et démocrates) l’approuva à hauteur de 93 %.
Ventilation proche entre les pour et les contre
du côté des écolos européens. Les Français,
seuls à Bruxelles et à Strasbourg. n FRANCK DEDIEU
ACCORD DE LIBRE-ÉCHANGE :
LA FRANCE SEULE CONTRE TOUS*
Nombre de députés
PAYS
ayant voté NON
Fran ce 43 / 79 soit 54 %
E sp ag n e 7 / 59 soit 12 %
Allemag n e 4 / 96 soit 4 %
Belg iq u e 4 / 21 soit 19 %
* Votes au Parlement
Irlan d e 4 / 13 soit 31 % européen en
Pays-Bas 3 / 29 soit 10 % novembre 2023.
Source : “Marianne”
Grèce 3 / 21 soit 14 % à partir du détail
des votants publié par
Portu g al 3 / 21 soit 14 % le Parlement européen.
fession Inaporc. Mais attention,
nuance Carl Gaigné, économiste
et directeur de recherche à l’Ins-
titut national de recherche pour
l’agriculture, l’alimentation et
l’environnement (Inrae), « d’autres
facteurs sont cependant majeurs : la
performance de l’outil industriel, les
coûts de distribution. Sans oublier la
capacité à faire valoir la qualité de
ses produits à l’étranger ». Le succès
de la charcuterie espagnole ne s’ex-
plique sans doute pas seulement
par le prix du chorizo. n
1er au 7 février 2024 / Marianne / 17
Crise agricole
MONDE POLITIQUE
E ENTRE THÈSES
Effets dévastateurs du libre-
échange, avalanche de normes
administratives tatillonnes, régle-
mentations environnementales
strictes, rapacité de la grande
distribution, prix du carburant,
concurrence déloyale au sein du
marché unique européen… les
causes de la profonde crise de
l’agriculture française sont si mul-
tiples qu’elles paraissent difficiles
à démêler pour nos responsables
politiques. On assiste dès lors à
un ballet bien connu : selon leurs
préférences idéologiques, les uns et
les autres insistent sur tel aspect et
minorent le rôle joué par tel autre.
Tous, pourtant, ont contribué à
fabriquer la situation qui conduit le
monde paysan, épuisé et en colère,
à défier le gouvernement en mena-
çant de bloquer le pays.
Il serait toutefois malvenu de
décréter, par un « tous pourris »
aussi commode que paresseux, que
chaque camp porte le même niveau
de responsabilité. Les projecteurs
se braquent naturellement vers le
pouvoir, qui fait des pieds et des
mains pour mettre un terme à la
crise en assurant les agriculteurs
de son soutien. Après la série de
mesures annoncées le 26 janvier,
18 / Marianne / 1er au 7 février 2024
À BRUXELLES,
près du Parlement
européen,
le 24 janvier.
ET FOUTAISES
Très diserte sur les causes multiples et complexes de la
mobilisation du monde paysan, la classe politique propose
ses solutions… passant sous silence le fait que ce sont
parfois ses propres choix qui ont précipité les agriculteurs
français dans le pétrin. PAR LE SERVICE POLITIQUE DE “MARIANNE”
le ministre de l’Agriculture, Marc envers les bienfaits de la mondia-
Fesneau, a promis que le président lisation et du libre-échange. Les
de la République mettrait « tout eurodéputés Renaissance sont
son poids » dans la balance pour d’ailleurs les seuls, au sein de la
obtenir la prolongation en 2024 de délégation française, à soutenir
la dérogation permettant la mise quasi unanimement les accords
en culture des terres en jachère, de libre-échange conclus par l’UE
et pour agir sur la concurrence (à l’exception de l’accord avec
déloyale au sein de l’UE. le Mercosur) avec la Nouvelle-
Zélande en novembre 2023 et le
Face à l’agrobusiness
Yves Herman / Reuters
Kenya le mois suivant…
Reste que les protestations des La majorité a certes fait voter
agriculteurs touchent au cœur la loi Egalim en 2018 pour rééqui-
de l’idéologie macroniste, fon- librer le rapport de force entre pro-
dée sur une foi de charbonnier ducteurs et distributeurs, mais la
loi est largement contournée par
ces derniers, qui « délocalisent leurs
centrales d’achat à l’ étranger »,
déplore la députée Renaissance
Sandrine Le Feur, elle-même
agricultrice bio. Cette élue de la
majorité n’hésite pas à défendre
des positions (clauses miroirs sur
les accords de libre-échange, ren-
forcement des contrôles, excep-
tion agricole) qui tranchent avec la
mollesse de l’exécutif face à l’agro-
business… « Le gouvernement doit
se donner le moyen d’appliquer la
loi et engager le bras de fer avec les
industriels, plaide-t-elle. On ne peut
plus laisser les agriculteurs vendre
leurs produits en dessous de leurs
coûts de production. »
Face à ces atermoiements, l’op-
position tire à vue : « Les grands
discours sur des bottes de paille
ne suffiront pas, Gabriel Attal ! »,
lance Manon Aubry, eurodéputée
LFI. « Ce n’est pas seulement un
double discours, c’est un double
jeu, renchérit le LR François-
Xavier Bellamy. La Macronie a fait
le contraire à Strasbourg de ce qu’elle
raconte aujourd’hui à Paris. » Si
le Versaillais s’oppose bien aux trai-
tés de libre-échange au Parlement
européen, il appartient toutefois à
une droite française quelque peu
schizophrène sur le sujet. Car si
LR a toujours soigné sa clientèle
d’agriculteurs, le compagnonnage
s’est historiquement forgé autour
de leur lobby le plus puissant, la
FNSEA. Depuis la transformation
de l’agriculture française en une
machine productiviste sous le gaul-
lisme… jusqu’à la distribution de
mandats aujourd’hui. « Dans l’éla-
boration de nos listes aux élections
européennes, on veille toujours à ce
qu’un proche de la fédération soit éli-
gible, explique un stratège du parti
LR. Il siège ensuite à Bruxelles à la
commission de l’Agriculture. »
En attendant de voir si la pro-
phétie se réalise à nouveau avec
la future liste de François-Xavier
Bellamy, celle de 2019 coche toutes
les cases avec Anne Sander. Cette
fille d’un agriculteur, ancien cadre
de la branche du syndicat dans le
Bas-Rhin, et sœur du vice-président
actuel de la FNSEA, se trouve en
première ligne pour défendre les
intérêts de la filiale. Elle est notam-
ment la négociatrice de la politique
agricole commune (PAC) et s’est
prononcée, par exemple, contre
l’interdiction phytosanitaire. Cela
va de soi, la droite française est bien
plus bavarde concernant l’excès de
normes, les taxes sur le carburant
et l’« écologie punitive » que sur
la mondialisation sauvage et les
déséquilibres de la PAC, qu’elle a
largement contribué à mettre en
place quand elle était aux manettes.
Contradictions
Moribonds au niveau national,
les LR siègent en Europe dans le
groupe parlementaire le plus puis-
sant, le PPE. Or les huit élus fran-
çais de droite ne pèsent pas grand-
chose au sein de ce vaste ensemble
libéral-conservateur, notamment
lors du vote sur les accords de
libre-échange tant décriés par les
agriculteurs. Certains députés du
PPE ont récemment voté l’accord
de libre-échange avec la Nouvelle-
“LES GRANDS DISCOURS
SUR DES BOTTES DE PAILLE
NE SUFFIRONT PAS, GABRIEL
ATTAL !” MANON AUBRY, LFI
Zélande quand les Français se sont
abstenus ou ont voté contre.
Quant à la gauche, si son rap-
port à l’agriculture est globalement
structuré par la remise en cause
du libre-échange et du modèle
intensif au nom d’un double
impératif, social et écologique,
les discours des différentes for-
mations françaises ne vont pas
sans quelques difficultés, voire
quelques contradictions. C’est
par exemple le cas des socialistes
français, certes opposés aux trai-
tés de libre-échange à Bruxelles,
mais membres d’un groupe social-
démocrate s’étant prononcé positi-
vement. Pour la fameuse « Europe
sociale », on repassera.
La tension entre européisme
et exigences socioécologiques est
aussi à son paroxysme chez les
écologistes : comme la tête de liste
socialiste Raphaël Glucksmann,
les Verts soutiennent à la fois la
paysannerie française contre
l’agrobusiness et l’élargissement
de l’UE à l’Ukraine, géant agricole
entièrement dévolu audit business.
« Si nous intégrons l’Ukraine à la
PAC, il faut évidemment réformer
cette dernière pour qu’elle permette
une transition vers un modèle soute-
nable qui n’est pas celui de l’Ukraine
actuelle », commente la sénatrice
écolo Mélanie Vogel. Remplacer
une difficulté par une difficulté
plus grande encore ? Il fallait y
penser. « Dès que l’UE met en place
des politiques que je condamne, je
me retrouve dans cette situation »,
soupire-t-elle.
Côté Insoumis, on tacle, à juste
titre, l’hypocrisie macroniste sur
les traités de libre-échange – non
au Mercosur, oui à l’accord avec la
Nouvelle-Zélande –, tout comme
la responsabilité de la FNSEA,
« oppresseur de la paysannerie,
lorsqu’il met son chapeau de patron
de l’agroalimentaire », selon l’ex-
pression de Jean-Luc Mélenchon.
En se focalisant sur la question de
la rémunération des agriculteurs
tout en évacuant en bonne part la
question des normes, LFI témoigne
toutefois d’une vision maximaliste
de l’agriculture, ayant l’avantage
d’évacuer du paysage d’éventuelles
tensions entre réglementation éco-
logique et viabilité économique.
Enfin, même si la crise des agri-
culteurs relève essentiellement de
facteurs économiques, impossible
de passer sous silence la dimension
morale et sociétale : « Si on nous
traite d’empoisonneurs et qu’on a
l’impression d’être mal-aimés, c’est
évidemment en partie de la faute
des écologistes », juge Étienne
Fourmont, agriculteur dans la
Sarthe. De quoi alimenter un certain
embarras dans la sphère militante
écolo, qui clame, dans une tribune
pour Libération, « refus[er] le dis-
cours dominant qui voudrait faire
[des agriculteurs nos] ennemis ». n
1er au 7 février 2024 / Marianne / 19
 AUX RACINES DE LA RÉVOLTE
LA MONTAGNE NOIRE
DE COLÈRE
Dans le Tarn se concentrent tous les problèmes du monde agricole : calamités
climatiques et sanitaires, petites exploitations, exposition à la concurrence déloyale des
autres pays. Pas un hasard si la gronde paysanne – commencée en octobre 2023 par
le renversement des panneaux routiers – est partie d’ici. Témoignages. PAR PIERRE LANN
Crise agricole
L
La nuit tombe sur le barrage dressé
par les agriculteurs à l’entrée d’Albi,
en face du grand centre commer-
cial Leclerc. Les dernières lueurs
du jour brillent dans les yeux
humides de Maxime, 24 ans. Les
annonces du Premier ministre,
prononcées quelques minutes
plus tôt, n’apaisent pas la peine du
jeune éleveur de brebis. Comme
beaucoup d’autres agriculteurs
rencontrés ce soir-là, Maxime
espère une profonde évolution
d’un système conçu depuis des
décennies pour faire toujours les
mêmes gagnants : les magnats de
l’industrie agroalimentaire et les
majors de la grande distribution.
Le mouvement des agriculteurs est
né dans le Tarn, une nuit de la fin
du mois d’octobre 2023, quand les
premiers panneaux d’entrée de ville
– Mazamet, Albi, Castres – ont été
retournés. Tout, sauf un hasard. Les
agriculteurs tarnais sont parmi les
plus mal payés du pays, en particu-
lier les éleveurs. Leurs exploitations
sont plus petites que la moyenne
nationale, et un tiers des exploitants
ont plus de 60 ans, selon les chiffres
du dernier recensement agricole.
Un changement leur paraît
d’autant plus urgent que leurs
conditions d’existence sont sou-
mises à des aléas de plus en plus
menaçants et face auxquels ils
ne se sentent pas protégés par le
pouvoir politique. Pis, ce dernier
semble même les abandonner
20 / Marianne / 1er au 7 février 2024
lorsqu’il autorise l’accord de de production et accroissent les
libre-échange avec la Nouvelle- problèmes économiques. Il faut
Zélande, d’où viendront encore constamment marcher sur un fil,
plus d’agneaux, conservés pendant au risque de basculer dans le vide.
plusieurs mois dans de l’azote Sur le blocage d’Albi, beaucoup
liquide. Pour s’en sortir, Maxime réclament la construction de nou-
a voulu convertir l’exploitation de velles réserves d’eau, un sujet explo-
viande ovine de ses parents en bre- sif dans un département marqué
bis laitières. « C’est un peu un mar-
ché de niche. Je me suis installé en
janvier 2022, j’avais prévu d’investir
300 000 €. Mais avec l’inflation et la
guerre en Ukraine, les artisans ne
pouvaient pas tenir leurs devis. J’ai
été obligé d’emprunter 50 000 € de
plus. Pendant deux ans, je n’ai pas
touché de salaire », explique-t-il.
Les agriculteurs sont de plus en
plus exposés aux bouleversements
du monde. Ils vivent une jeunesse
en décalage, subissent la solitude.
« Tu bosses 80 heures par semaine
et tu n’as pas un radis pour faire
un peu comme tout le monde, aller
boire un verre, faire un paintball »,
poursuit Maxime.
Hypervulnérabilité
À cela s’ajoute le changement
climatique. De nouvelles mala-
dies apparaissent dans le Tarn,
comme la MHE, le « Covid des
vaches », arrivé du Maghreb par
l’Espagne. Piquées par des mou-
cherons, des bêtes perdent leurs
petits et ne donnent plus de lait.
Sans compter que le département
manque de plus en plus d’eau. Les
sécheresses entraînent des pertes
par l’abandon du projet de barrage
de Sivens. D’autres s’y refusent,
comme la Confédération paysanne.
« Nous sommes favorables à des
méthodes alternatives pour mieux
retenir l’eau et l’économiser. Il y a
des choses à réapprendre », estime
Daniel Debrus, le porte-parole local
du syndicat fondé par José Bové.
Ses membres se tiennent à l’écart
du gros de la mobilisation et orga-
nisent des manifestations de leur
côté. Partisan de l’agroécologie,
Daniel Debrus résume : « On par-
tage le même constat mais pas les
mêmes solutions. »
Sauf, peut-être, sur la question
du loup. Le sujet est peu présent
dans les revendications, mais leur
diffusion sur le territoire est une
vulnérabilité supplémentaire et
l’objet d’un clivage profond au sein
de la société. « Ils sont bien gentils,
les écolos, mais les protections qu’on
nous propose n’empêchent pas les
attaques », tique le porte-parole
de la Confédération paysanne.
“LES LOUPS, C’EST
BEAUCOUP DE BOULOT EN
PLUS, DES FRAIS À ENGAGER
ET UNE PEUR PERMANENTE.”
CÉDRIC CARME, ÉLEVEUR
Quatre loups sont recensés par
l’Office français de la biodiver-
sité (OFB) dans le Tarn. À la mi-
novembre, on recensait 13 attaques
pour l’année 2023 et une brebis a
encore été retrouvée morte, égor-
gée, il y a quelques jours.
C’est devenu la principale pré-
occupation de Cédric Carme, éle-
veur de moutons dans la Montagne
Noire. L’extrémité sud du Massif
central se dresse devant sa bergerie
de Saint-Amans-Soult, le village du
maréchal d’Empire. Au moins
un loup s’y cache. Il rôde jusque
devant ses bâtiments et a sévi à la
fin de l’année 2021. Sur son trou-
peau d’une soixantaine de têtes,
16 bêtes ont été tuées ou blessées. Le
« carnage » a changé sa vie, abîmé sa
santé, envahi son esprit et celui de
sa famille. « C’est beaucoup de boulot
en plus, des frais à engager et une
peur permanente », résume-t-il. Il
faut désormais rentrer les brebis
tous les soirs, déplacer des parcs de
protection lorsqu’elles sont dehors,
éduquer les chiens patous… Et tout
cela s’ajoute à une charge de travail
déjà très importante. Cédric Carme
n’a pas eu le temps de se rendre aux
manifestations actuelles. En cette
période d’agnelage, étant seul sur
l’exploitation, il est dans l’obligation
DÉSESPOIR de rester pour vérifier que tout se
À l’entrée d’Albi, passe bien.
au nord-est
de Toulouse,
le 23 janvier, les Un monde qui disparaît
agriculteurs en À en croire un sondage de 2020,
colère ont dressé 84 % des Français soutiendraient
des barrages
comme un peu la stricte protection du loup et donc
partout en France. une forme de statu quo. Sans doute
Mais ici, un parce qu’ils n’ont pas à en subir les
changement ravages et y voient le symbole d’une
semble d’autant vie sauvage résistant à l’omnipo-
plus urgent que
leurs conditions tence de l’homme. Daniel Debrus,
d’existence de la Confédération paysanne,
sont soumises note que si Ursula von der Leyen, la
à tous les aléas. présidente de la Commission euro-
péenne, s’est récemment emparée
du sujet, c’est parce que l’un de ses
poneys a été tué par un loup dans
la région de Hanovre.
De plus en plus vulnérables et
maltraités par tout un système
économique, les éleveurs sont de
moins en moins nombreux. Cela
préoccupe Delphine et David Gay,
qui élèvent une vingtaine de vaches
de race abondance dans le village
tarnais de Saint-Amans-Soult. Le
couple a en outre une petite pro-
duction de fromage en vente directe.
Ils disent vivre « un peu en parallèle »
de la majorité du milieu agricole
mais regrettent, comme les autres,
un monde qui disparaît. « On n’a plus
les moments de convivialité de nos
parents. Quand on tuait le cochon, on
Bertrand Arnaud / Abaca
savait que ça allait être trois jours de
bringue. Maintenant, on est seuls face
à nos problèmes », confie Delphine.
Seuls et sans aucune vision de ce
que sera leur avenir. n
1er au 7 février 2024 / Marianne / 21
 TRIBUNE PAR STÉPHANE LE FOLL

L’AGRICULTURE DOIT
REDEVENIR UNE
AMBITION FRANÇAISE
L
La crise que nous traversons Pour l’ancien ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll, la crise
n’est pas une crise de marché,
c’est une crise de modèle, ne se résume pas à la seule question des coûts de production.
morale et politique. Elle survient Le choix de transformer l’agriculteur chef d’exploitation en chef
Crise agricole

alors que l’agriculture est devenue

sous les mandats d’Emmanuel d’entreprise tourne le dos à l’esprit coopératif et de solidarité,
Macron un secteur sans vision et dans lequel réside une part de la solution.
sans cap. Il y a même une forme
de confusion qui s’organise quand
on veut supprimer le glyphosate
et qu’on revient en arrière. Car le
gouvernement n’a traité la question
agricole qu’avec la loi Egalim par le
seul prisme des coûts de produc-
tion agricole et du rapport avec la
grande distribution. Il n’y a donc
aucune stratégie globale, en par-
ticulier à l’échelle européenne, où
la PAC a été reconduite sans grand
débat, en renvoyant aux États une
renationalisation des décisions
spécifiquement sur l’environne-
ment qui conduit à la surtranspo-
sition. Face à ce flou idéologique
et politique, il n’y a pas de stratégie
ambitieuse pour accompagner le
changement de modèle agricole
vers un modèle durable. Ainsi, les
agriculteurs et agricultrices doivent
faire face aux aléas climatiques, les
sécheresses, les inondations, et, en
réponse, il n’y a que l’inflation des
normes qui mène parfois à la schi-
zophrénie. Elles s’empilent les unes
sur les autres en voulant résoudre
chaque problème indépendam-
ment sur la question des sols, des
UNE CRISE DE
haies, des zones humides… MODÈLE doublée
À cette crise de modèle s’ajoute d’un sentiment
un sentiment profond de déclas- de culpabilisation,
sement et de culpabilisation du c’est, selon Stéphane
monde agricole. Une pression Le Foll, ce qui mine
le monde agricole.
exercée par les discours de beau-

22/ Marianne / 1er au 7 février 2024

coup d’écologistes qui accusent les
agriculteurs de polluer et incitent
à ne plus manger de viande. Tout
cela crée un sentiment d’isole-
ment et d’incompréhension avec
la société. Cette situation est
aussi le fruit d’un choix politique
qui avait été fait par le syndicat
majoritaire, la FNSEA, lors de son
congrès au Mans en 2006. Ce choix
transformait l’agriculteur chef
d’exploitation en chef d’entreprise.
En individualisant la relation entre
le capital et le travail comme dans
une entreprise, on a oublié un point
essentiel : l’agriculture a dans son
capital le vivant, la terre, qui ne se
traite pas comme une machine,
un outil comme les autres, qu’on
achète et qu’on rentabilise. En
individualisant totalement le
rapport entre le capital et le chef
d’entreprise, l’emprunt pour s’ins-
DANS LA LUTTE CONTRE
LE RÉCHAUFFEMENT
CLIMATIQUE, L’AGRICULTURE
N’EST PAS UN PROBLÈME
MAIS UNE SOLUTION.
taller est devenu le seul recours
pour l’acquisition du foncier et des
moyens de production. La capita-
lisation de l’activité (machinisme,
génétique, phytosanitaires, etc.)
est devenue de plus en coûteuse et
nécessite une forte rentabilité pour
rembourser les emprunts. Ce cercle
vicieux qui contraint l’agricul-
teur et, d’une certaine manière, le
condamne à s’agrandir, à produire
plus, finit par se retourner contre le
monde agricole, qui ne trouve plus
le revenu pour rémunérer son tra-
vail et son capital. C’est bien cette
question du modèle agricole qui
est posée entre la rémunération du
capital et du travail. Aujourd’hui,
il y a un déséquilibre, car, au bout
de la chaîne, c’est l’alimentation,
et on revient toujours au prix et à
sa volatilité. L’enjeu, c’est d’avoir
une alimentation de qualité pour
tous, y compris pour les foyers les
plus modestes.
L’agriculture ne doit plus être
une variable d’ajustement. Pour
cela, il faut revenir au collectif, le
sens même de l’origine du monde
agricole. L’agriculture doit redeve-
nir une ambition française, dans le
cadre d’un projet agroécologique,
et une ambition européenne. Le
collectif, plutôt que l’individua-
lisme du chef d’entreprise ; c’est
l’esprit de l’agriculture qui doit
revenir. Car l’état d’esprit des agri-
culteurs, c’était d’abord celui de
l’entraide, de la construction du
modèle coopératif, de la mutualisa-
tion avec des initiatives originales
constructives, comme le groupe-
Grégoire Elodie / Abaca
ment agricole d’exploitation en
commun (Gaec) ou la coopérative
d’utilisation de matériau agricole
(Cuma). C’est dans cet esprit que,
en 2014, j’ai lancé les groupements
d’intérêt économique et environne-
mental (GIEE) dans ma loi d’avenir
afin de permettre de mutualiser les
défis environnementaux, sociaux
et économiques dans un esprit de
travail coopératif. La performance
économique est au service d’un
collectif et d’une ambition éco-
logique. Car, contrairement aux
écologistes, je n’ai jamais opposé
rendements et environnement.
Un agriculteur doit vivre de son
métier. Aujourd’hui, plus de
12 000 exploitations sont regrou-
pées en 753 GIEE capables d’assu-
mer de manière collective les défis
qui se posent.
Privilégier
le capital naturel
Dans la lutte contre le réchauffe-
ment climatique, l’agriculture n’est
pas un problème mais une solu-
tion. C’est tout l’enjeu du 4 pour
1 000 de stockage de carbone dans
les sols, qui s’inscrit pleinement
dans le projet agroécologique et
est aujourd’hui reconnu par le
Giec comme essentiel pour l’ave-
nir de la planète et une économie
bas carbone. Dans ce cadre, les
GIEE permettent de développer
des stratégies d’assolement de
cultures productives mais sur-
tout diversifiées et d’éviter la sur-
spécialisation des cultures en gar-
dant la polyculture élevage comme
un objectif prioritaire. Avec ce pro-
jet, on abaisse le besoin en capital
financier pour privilégier le capital
naturel, qui est gratuit, utile pour
valoriser et reconnaître le travail
des agriculteurs.
La France doit porter ce projet
agroécologique que j’avais lancé
dès mon arrivée au ministère de
l’Agriculture, en 2012. Depuis 2017
que de temps perdu ! Il fallait sou-
tenir cette ambition, l’accompa-
gner en développant les GIEE, en
maintenant les certificats d’éco-
nomie de produits phytopharma-
ceutiques (CEPP), qui visaient, de
manière collective et ordonnée, à
faire baisser le recours au phyto-
sanitaire, et en cherchant les alter-
natives de manière systématique
et cohérente. n
1er au 7 février 2024 / Marianne / 23
 CE QUE MARIANNE EN PENSE
AOC, DSK, NKM… SOS sans-logis

LA MALÉDICTION MERCI, L’ABBÉ

DES ACRONYMES L
e 1er février 1954, le dénommé
Henri Grouès, plus connu sous le
nom d’abbé Pierre, fondateur des

A
vertissement. Cet article est
susceptible de heurter la sensi-
bilité des psychanalystes laca-
niens, spécialistes des névroses
de noms, prénoms et autres diminutifs.
Ici, pas de grandes analyses, ni de petites
thérapies. Juste un constat troublant.
Une sorte de malédiction patronymique
semble frapper depuis quelques années
la classe politique. Les élus, ministres ou
candidats au nom résumé par un acro-
nyme de trois lettres mordent la poussière.
La dernière victime s’appelle Amélie
Oudéa-Castéra, pardon, « AOC ». Depuis
sa sortie, le jour de sa nomination au gou-
vernement, sur l’absentéisme des profs du
public, la nouvelle ministre de l’Éducation
nationale se fait débiner à un rythme quasi
quotidien par le corps enseignant, l’oppo-
sition, la presse, et même une partie de
la majorité gênée aux entournures. Au
ministère des Sports, beaucoup louaient
son action. Plus brutale et de tout autre
nature, la chute la plus foudroyante des
années 2000 concerne Dominique Strauss-
Kahn, alias « DSK », alors chouchou de
la gauche gestionnaire. Et que dire de
Nathalie Kosciusko-Morizet, connue sous
le diminutif de « NKM » ? Après sa défaite
aux élections municipales pour la Mairie
de Paris, l’étoile montante de la droite
libéralo-sympa se met à pâlir et finit par
quitter la vie politique pour un poste aux
États-Unis – pardon, aux USA – dans la
stratégie financière. Parcours assez simi-
laire pour son équivalent à gauche, Najat
Vallaud-Belkacem, dite « NVB », bombar-
dée par la Hollandie à des postes clés, puis
emportée par la vague macroniste.
Alors, évidemment, des lecteurs férus
d’histoire aligneront quelques acro-
nymes aux prestiges intacts à même
d’infirmer cette drôle de règle : « FDR »,
pour Franklin Delano Roosevelt, « JFK »,
pour John Fitzgerald Kennedy, ou encore
« PMF », pour Pierre Mendès France. Mais,
justement, ces exemples datent. Leur trio
de lettres couronnait une grande carrière
et sonnait un peu comme ces prénoms
courts de rois (Louis, Jean) ou de papes
(Pie ou Léon). Non, aujourd’hui, les AOC,
DSK ou NKM tintent comme des marques.
KFC, NRJ, SFR, IBM… De belles griffes mais
des logos, exposés par nature à l’usure du
temps et de la com, soumis à des clients
qui les consomment et les consument.
Hautement symbolique, Amélie Oudéa-
Castéra faisait même de son acronyme
une signature sur X : @AOC1978. De même
Paris-CDG ne renverra jamais à l’action
de Charles de Gaulle mais à un aéroport
géré par… ADP. n FRANCK DEDIEU
communautés d’Emmaüs, lançait un
vibrant appel en faveur des sans-logis.
Cet homme venu de la droite, qui fut
un temps député du parti chrétien
démocrate MRP, avait au cœur
un engagement humaniste qui
le conduira à ruer dans les brancards
jusqu’à la fin de sa vie, en 2007,
à l’âge de 94 ans. Aujourd’hui,
soixante-dix ans après son célèbre
coup de gueule, la Fondation
Abbé-Pierre vient au secours de
330 000 sans-abri en France, soit
deux fois plus qu’en 2012. Quant
aux enfants à la rue, ils ont atteint
en novembre 2023 le nombre record
de 2 822, dont 686 âgés de moins
de 3 ans. La double performance du
déshonneur. Ajoutons que la situation
du logement dit social n’incite guère à
la confiance. Même si l’on ne dispose
pas d’information spécifique sur la
question, on devine que l’abbé n’a pas
fini de se retourner dans sa tombe. Du
temps où il donnait de la protestation
pour réveiller les consciences
assoupies et les esprits amorphes, il
disait : « Il faut que la voix des hommes
sans voix empêche les puissants
de dormir. » Certes, d’autres ont pris
son relais, mais la sienne manque
au débat public. n JACK DION

Siège de Paris

LES FANTÔMES DE LA COMMUNE RÔDENT

A
llons-nous vivre un grand
moment d’Histoire ?
Du genre de ceux
qu’apprennent les petits
écoliers en classe ?
Assurément, à écouter
certains médias. Depuis
l’annonce de la FNSEA et des
Jeunes agriculteurs d’installer
des blocages autour de Paris,
les journalistes rivalisent de
martialité : « Plan de bataille »,
« siège de Paris »,
« barricade », « système
défensif ». En affirmant vouloir
« assécher Paris » et bloquer
« tous les axes lourds menant
à la capitale », les agriculteurs
ont ouvert la boîte à
fantasmes : on se croirait
en pleine Commune de Paris !
En 1871, les Parisiens,
refusant l’armistice signé
avec la Prusse, avaient installé
un gouvernement de Défense
nationale à l’hôtel de ville
de Paris pour poursuivre
la guerre. En représailles,
les Versaillais, sous les ordres
d’Adolphe Thiers, assiégèrent
(pour de bon cette fois)
la capitale, comme l’avaient
fait les Prussiens quelques
mois plus tôt. Après d’âpres
batailles, l’expérience
autogestionnaire de
la Commune, qui aura
duré soixante-douze jours,
se terminera dans le sang :
15 000 communards au bas
mot auront été passés par
les armes. Rassurons-nous,
ce nouveau siège de Paris
devrait, lui, être moins
sanglant. Au pire, les Parisiens
devront se rabattre sur les
conserves faute de produits
frais. Ils survivront. n BRUNO RIETH

24 / Marianne / 1er au 7 février 2024


Ibraheem Abu Mustafa / Reuters
L’affaire Unrwa
LA DOUBLE PEINE
POUR LES PALESTINIENS
L
es révélations des services secrets
israéliens quant à l’implication de
membres de l’agence onusienne
pour les réfugiés palestiniens
(Unrwa) dans l’attaque du 7 octobre
constituent une arme à double détente
pour Israël. En dévoilant que neuf per-
sonnes de l’agence avaient participé de
près ou de loin au massacre perpétré par
le Hamas – ce qu’a reconnu l’Unrwa –,
Israël a pu atténuer les effets médiatiques
désastreux pour son image des rendus
de la Cour internationale de justice (CIJ).
Le 26 janvier, en effet, la CIJ a exigé de
l’État hébreu qu’il « empêche tout acte de
génocide contre les Palestiniens à Gaza »
et « permette la fourniture de services de
base et d’assistance humanitaire ».
Ces accusations ont eu pour consé-
quences immédiates d’assécher les
finances du Hamas comme celles de
l’Autorité palestinienne. Les États-Unis,
le Royaume-Uni, le Japon, l’Italie, et, plus
tardivement, la France ont ainsi sus-
pendu leur aide financière à l’agence
onusienne. Un manque à gagner consi-
dérable qui risque d’étouffer encore un
peu plus les habitants de l’enclave. Pour
rappel, l’Unrwa est précisément char-
gée de distribuer l’aide qui entre dans la
bande au compte-gouttes. Et le budget
annuel de l’agence s’élève à plusieurs
IL A OSÉ LE DIRE
“On ne répond pas à la souffrance
en envoyant des CRS.”
GÉRALD DARMANIN, ministre de l’Intérieur, TF1,
le 25 février 2024.
AVEC LA
SUSPENSION
de l’aide financière
à l’agence
onusienne,
Paris, Washington
ou Londres risquent
de contribuer
à l’effondrement
humanitaire dans
la bande de Gaza.
Ci-contre, à Rafah,
le 21 novembre.
centaines de millions de dollars, dont
90 % proviennent directement des États.
De 700 000 en 1949, après l’expul-
sion consécutive à la création d’Israël,
les « réfugiés Unrwa » sont passés à
5,9 millions en 2023. Avec cet argent,
ils pouvaient bénéficier de services de
l’agence tels que l’éducation, la santé, les
services sociaux – ainsi que d’une aide
d’urgence, même en période de conflit
armé. Autrement dit, avec ce genre de
décision, Paris, Washington ou Londres
risquent non seulement de contribuer
à l’effondrement humanitaire dans la
bande de Gaza, mais aussi de mettre
Tel-Aviv un peu plus dans le collima-
teur de la CIJ. D’autant qu’Israël a déjà
commencé de son côté à tarir les sources
de financement de l’Autorité palesti-
nienne dans les territoires occupés.
Sous la pression de Bezalel Smotrich,
ministre des Finances d’ultradroite, le
remboursement de 120 millions de dol-
lars à l’Autorité palestinienne a été gelé
sur un compte en Norvège, sous prétexte
que ces fonds risquaient de tomber en
pleine guerre à Gaza dans l’escarcelle
du Hamas, responsable des massacres
du 7 octobre dans le sud d’Israël. Pour
les Palestiniens, c’est la double peine :
les bombardements et l’étouffement
financier. n STÉPHANE AUBOUARD
PRENONS-LES AU MOT
BON “EN”
MAL “EN”
E
n conscience, je pense que
la Constitution, ce n’est pas ce
catalogue-là [de droits sociaux
et sociétaux] », a expliqué Gérard
Larcher, le président du Sénat,
sur France Info, en référence à la
possibilité d’inscrire le droit à l’IVG
dans la Constitution. Ce type
de construction s’est généralisé ces
dernières années. On ne compte plus
le nombre de politiques déclarant
agir « en responsabilité » ou être « en
capacité » de prendre telle ou telle
décision. Manuel Bompard jugeait
par exemple au moment du vote
sur la loi Immigration qu’Emmanuel
Macron, « drogué à l’autoritarisme »,
n’était plus « en capacité de
gouverner le pays », tandis
qu’Élisabeth Borne, en pourparlers
avec LR, assurait vouloir « aboutir à
un texte en responsabilité, surtout
dans le contexte terroriste ». Outre
que ces deux expressions sont
jugées incorrectes par l’Académie
française, la disparition du
complément d’objet dans la dernière
permet de ne se rendre responsable
de rien et est donc peu propice à
l’engagement. D’autres formules,
comme « en autonomie », voire « en
journée » ou « en région(s) » – en lieu
et place de « en province » –, ont
également vu le jour. La préposition
« en » est issue (IXe s.) par
modification de in (dans, sur), d’où le
sens moral de « en vue de », « pour ».
Depuis le XVIe siècle, elle a souvent
été remplacée par « dans ». L’emploi
de « en » symbolise-t-il l’avènement
de la novlangue technocratique ?
Celle-ci n’a sans doute pas besoin
de ces expressions pour triompher.
En revanche, ces dernières sont bien
utiles pour affirmer une posture
et se donner une importance
souvent démentie par les résultats.
On donne ainsi l’impression
d’être constamment « en action ».
Alors qu’on est la plupart du temps
« en représentation ». n SAMUEL PIQUET
1er au 7 février 2024 / Marianne / 25
 Éducation

PIRE QUE LES CASSEROLES D

LES PROMESSES Q
26 / Marianne / 1er au 7 février 2024
 Déjà fragilisée par des polémiques sur
la scolarisation de ses enfants dans le privé,
la ministre de l’Éducation nationale doit surtout
assurer le service après-vente des promesses
de son prédécesseur Gabriel Attal, notamment
sur les groupes de niveau. Mission impossible ?
PAR HADRIEN BRACHET ET MARIE-ESTELLE PECH
A
Avec les propos très maladroits
qu’elle a tenus fin janvier sur les
« paquets d’heures non remplacées »
dans une école publique parisienne,
Amélie Oudéa-Castéra, la nouvelle
ministre de l’Éducation nationale,
a fait un début en fanfare. Difficile
d’asseoir son autorité à ce poste,
tant les syndicats d’enseignants
sont désormais remontés comme
des coucous dès qu’elle s’exprime.
Ses appuis dans la majorité se font
discrets chez des députés échaudés
par le feuilleton médiatique por-
tant sur le parcours de ses enfants
au collège privé Stanislas. Jusqu’à
l’Élysée – qui la soutient toujours
officiellement –, où une conseillère
lâche du bout des lèvres que « ça
risque d’être compliqué pour elle »
même si, tente-t-elle de se rassu-
FLOTTEMENT
“Je n’ai jamais vu
rer, « les médias suroccupés par la
ça : des réunions crise agricole ont déjà commencé à
reportées sans l’oublier ». L’exécutif compte aussi
cesse, puis sur la nomination de secrétaires
annulées au d’État pour l’épauler. Ces derniers
dernier moment.
Des collaborateurs jours, la ministre a cherché à se faire
qui ne savent discrète, évitant les journalistes lors
pas s’ils travaillent de ses déplacements.
pour l’Éducation Elle a cependant évoqué devant
Allard / Leextra via Opale
ou pour les
Sports”, atteste
les recteurs, le 25 janvier, deux chan-
Élisabeth Allain- tiers importants : la rénovation
Moreno, secrétaire du métier d’enseignant, avec un
générale concours avancé à bac + 3, et « la
de SE-Unsa. revalorisation des milieux de car-
S D’OUDÉA-CASTÉRA,
S QUI FONT PSCHITT
rière » des profs, jusque-là laissés-
pour-compte. Le flottement se
poursuit néanmoins dans ce minis-
tère, où Élisabeth Allain-Moreno,
secrétaire générale de SE-Unsa, dit
n’avoir « jamais vu ça : des réunions
reportées sans cesse, puis annulées au
dernier moment. Des collaborateurs
qui ne savent pas s’ils travaillent pour
l’Éducation ou pour les Sports ». La
tâche d’Amélie Oudéa-Castéra est
d’autant plus compliquée qu’elle
doit mettre en musique le « choc des
savoirs », un programme de réformes
ficelé par son prédécesseur, Gabriel
Attal. Ce dernier a déjà cueilli les
fruits politiques de ses annonces en
cascade. Mais, en cinq petits mois,
il n’a pu en mesurer les effets réels !
“Perdre en qualité”
Ne reste à « AOC » que le service
après-vente, jamais tendre dans
l’Éducation. Elle devrait en faire l’ex-
périence ce jeudi 1er février à l’occa-
sion d’un « mouvement syndical uni-
taire », lors duquel les enseignants
veulent réclamer des hausses de
salaire et afficher leur opposition
au « choc des savoirs ». Prévue de
longue date, cette grève a été ravi-
vée par les bévues de la ministre.
Ce qui fédère le plus les méconten-
tements ? Les groupes de niveau
programmés pour septembre
1er au 7 février 2024 / Marianne / 27
 › en classes de sixième et de
cinquième en français et en
mathématiques. Les dotations
horaires globales, c’est-à-dire le
Éducation
nombre d’heures nécessaires
pour chaque discipline en
fonction du nombre d’élèves,
ont été communiquées dans
les établissements fin janvier.
Ces derniers devront y puiser
pour instaurer lesdits groupes
de niveau. Les 2 300 emplois
annoncés par Gabriel Attal « ne
sont pas suffisants pour couvrir
ces besoins », estiment les chefs
d’établissement.
Si deux recteurs, fidèles à leur
tutelle, font savoir, sans grand
enthousiasme, qu’ils « se débrouil-
leront bon an mal an », une rec-
trice se dit excédée : « Cette mesure
risque d’enfoncer les plus faibles. Et
va dégrader les emplois du temps des
professeurs et des élèves. » Ils vont
« considérablement perdre en qua-
lité », renchérit le SNPDEN-Unsa,
premier syndicat des chefs d’établis-
sement, dans un inhabituel « courrier
d’alerte », communiqué à la nouvelle
ministre. Concrètement, pour que
ces groupes fonctionnent, plusieurs
enseignants d’une même discipline
devront faire cours en même temps.
« L’emploi du temps, c’est le nerf de la
guerre dans un établissement. Avec ces
28 / Marianne / 1er au 7 février 2024
“IL N’Y A LES MOYENS POUR
RIEN. LA BAUDRUCHE ATTAL
APPARAÎT POUR CE QU’ELLE
EST.” UN CADRE DE RECTORAT
contraintes accrues, cela va devenir
difficile d’accorder aux professeurs qui
le souhaitent une demi-journée sans
cours ou de ne pas travailler le mer-
credi », précise Audrey Chanonat,
principale d’un collège en Charente.
Bruno Bobkiewicz, secrétaire géné-
ral du SNPDEN-Unsa, pointe, par
ailleurs, ces groupes de niveau
qui « ne correspondent pas » aux
valeurs de la « réussite de tous » et
« sont vécus comme une ségrégation
scolaire annoncée ». Il pense déjà
que le ministère pourrait lâcher du
lest en acceptant dans son texte de
CRISPATION
Les 2 300 emplois
cadrage, attendu début février, deux
annoncés par groupes de niveau par classe et non
Gabriel Attal trois, comme indiqué initialement.
“ne seront pas Les multiples annonces non
suffisants financées d’Emmanuel Macron
pour couvrir
les besoins”, ont également agacé côté ensei-
estiment les chefs gnants ces dernières semaines :
d’établissement. davantage d’éducation civique, du
Ci-dessous, théâtre obligatoire pour tous au
à Andrésy,
dans les Yvelines,
collège, des cours d’histoire de l’art,
le 12 janvier.
des cours d’empathie… À entendre
ces idées proposées pour « réarmer
l’école », les horaires des élèves et
le stock d’enseignants semblent
extensibles à l’infini.
Patate chaude
Autre chantier sur le bureau minis-
tériel : la « tenue unique », dont le pré-
sident a vanté les mérites. Avant son
éventuelle généralisation en 2026,
elle doit être expérimentée dans une
centaine d’établissements volon-
taires d’ici à la rentrée. Certaines
collectivités locales, souvent issues
de la droite, se montrent enthou-
siastes pour financer ce dispositif,
avec une aide de l’État à hauteur de
50 % du coût. Mais la mesure doit
être adoptée en conseil d’adminis-
tration de chaque établissement. Or,
sur le terrain, l’idée suscite déjà les
« crispations » de parents d’élèves.
Sans compter que Gabriel Attal a
déjà prévenu, en décembre 2023,
que « les familles devront partici-
per à payer l’uniforme » en cas de
généralisation. De quoi mettre en
doute la faisabilité du projet… Et
sur le fond, pas sûr non plus que
le totem politique qu’est la tenue
unique permette de répondre aux
demandes d’autorité de l’opinion.
Enfin, près de quatre mois après
l’assassinat de Dominique Bernard,
à Arras, le ministère n’en a pas
fini avec les questions de laïcité.
Mardi 30 janvier, le relevé men-
suel des atteintes aux valeurs de la
République, mis en place par Pap
Ndiaye, n’était toujours pas paru
pour le mois de décembre 2023.
Quant aux déclarations de Gabriel
Attal sur la sécurisation des éta-
blissements, elles ne pourront se
concrétiser que par un soutien
financier de long terme aux col-
lectivités locales chargées du bâti
scolaire. « Il n’y a les moyens pour
rien, peste un cadre de rectorat. La
baudruche Attal est en train d’appa-
Stéphane Lemouton / Pool / Abaca
raître pour ce qu’elle est : beaucoup
de déclarations et derrière… rien ! »
Une patate chaude désormais entre
les mains d’Amélie Oudéa-Castéra.
Ou de son successeur, si Emmanuel
Macron décidait de s’en séparer. n
H.B. ET M.-E.P.
 UNE MINISTRE ADEPTE DU GRAND
MÉLANGE DES GENRES
Le parcours de la ministre de l’Éducation, énarque appelée au sein de grands
groupes privés avant d’exercer des responsabilités politiques, a fait grincer
des dents. Et alimente les accusations sur le pantouflage des hauts fonctionnaires.
L
PAR HADRIEN BRACHET
Lundi 15 janvier. Peu expérimen-
tée sur les questions éducatives et
déjà empêtrée dans la polémique
sur la scolarisation de ses enfants,
Amélie Oudéa-Castéra a rapide-
ment besoin de constituer l’équipe
qui va l’accompagner au ministère.
Au sein de la majorité, on imagine
un super technicien pour diriger
son cabinet, capable de la guider
face à une administration réputée
remuante. Au cours du week-end,
plusieurs noms circulent. Mais, sur-
prise, comme l’a révélé Marianne,
c’est finalement celui de Morgane
Colas-Weill qui sort du chapeau.
Problème : cette énarque, passée
par l’inspection des finances, les
cabinets de Bruno Le Maire et
d’Élisabeth Borne ainsi que chez
Carrefour, où elle a travaillé avec
« AOC », n’est pas non plus une
spécialiste de l’éducation. Surtout,
son profil a de quoi nourrir un peu
plus les accusations de pantouflage.
Il faut dire que la ministre,
camarade de promo d’Emmanuel
Macron à l’ENA, symbolise à elle
seule une génération de hauts fonc-
tionnaires prêts à slalomer entre
grandes entreprises et responsa-
bilités au sommet de l’État. « Elle
fait partie de ce groupe qui considère
pouvoir toucher aux trois pouvoirs :
Thomas Hubert / Sipa
administratif, économique et poli-
tique, pointe le journaliste Vincent
Jauvert, auteur de la Mafia d’État.
C’est une nouvelle élite. » En 2008,
POLÉMIQUE
En 2021, après quatre années à la Cour des
l’ex-athlète comptes, Amélie Oudéa-Castéra
prend la tête
de la Fédération part rejoindre Axa, géant de l’assu-
française de tennis. rance. En 2018, l’épouse de Frédéric
Sa rémunération Oudéa, patron de la Société géné-
annuelle ? rale, quitte définitivement la
Pas moins de haute fonction publique et intègre
500 000 € brut.
Carrefour. « La ministre a rem-
boursé intégralement les montants
dus liés à sa démission de la fonc-
tion publique, et ce, dès l’été 2018,
rassure-t-on dans son entourage.
Elle a respecté les étapes prévues par
la procédure en vigueur. »
En 2021, l’ancienne championne
prend la tête de la Fédération
française de tennis. Sa rémuné-
ration de 500 000 € brut annuels
fera polémique. D’autant que, en
parallèle, cette fille de la grande
bourgeoisie parisienne a perçu
de confortables sommes pour sa
participation à différents comités
dirigeants, chez Plastic Omnium
de 2014 à 2022 et au sein d’Eura-
zeo de 2018 à 2022. En tant que
membre du conseil de surveillance
de cette société d’investissement,
AOC déclarait auprès de la HATVP
avoir touché 135 515 € net de 2018
à 2022. Selon Eurazeo, contacté
par Marianne, sa candidature
avait été retenue pour son « exper-
tise sur les sujets de transformation
digitale des entreprises ».
“Elle déteste le public”
Au ministère comme au sein de la
majorité, l’arrivée d’un tel profil à
la tête du premier employeur de
France a fait grincer des dents.
« Elle ne connaît pas le public,
soupire un haut fonctionnaire.
Elle déteste ce milieu. » Un décret
du 22 janvier indiquait le déport
de la ministre des dossiers rela-
tifs à plusieurs groupes : AXA,
Carrefour, Société générale,
Capgemini, Sportbudiz et Sanofi.
Sans compter le collège Stanislas
et la Fédération française de ten-
nis. Un inventaire à la Prévert. Et
un cas d’école des pérégrinations
des nouvelles élites françaises. n
1er au 7 février 2024 / Marianne / 29
 HANDICAP
CES PROFS QUI REJETTENT
Éducation
L’“ÉCOLE INCLUSIVE”
Le nombre d’enfants handicapés accueillis au sein
de l’Éducation nationale n’a jamais été aussi élevé,
et la plupart des enseignants font face à des situations
difficiles. Au point, désormais, de refuser, pour certains,
l’idée même d’intégration. PAR MARIE-ESTELLE PECH
S
Sale temps pour l’école inclusive.
Ne serait-elle pas responsable de la
faillite de l’Éducation nationale ?
Les élèves handicapés ne tirent-ils
pas les autres vers le bas ? Questions
brutales mais rampantes : « Les com-
mentaires sont parfois très dénigrants
dans la salle des profs », raconte
Sophia, assistante pour les élèves
en situation de handicap (AESH)
dans un collège de Versailles. Elle
a déjà entendu des enseignants
évoquer des enfants « neuneus »
qui « empêchent de boucler le pro-
gramme ». « Ces élèves comptent
double en matière de préparation,
d’accompagnement et de patience.
Toute une classe vit à leur rythme, au
ralenti. Au détriment des meilleurs. Le
niveau général baisse. Les enseignants
sont débordés par ces élèves de plus
en plus nombreux », se désespère une
directrice d’école. Peu importe si cet
effondrement scolaire, mesuré dans
les études nationales ou internatio-
nales, tel Pisa, a précédé l’obligation
de scolariser les élèves handicapés,
qui date de 2005. Peu importe si les
scolarisations partielles – parfois
seulement une à deux heures par
jour – sont très nombreuses, avec
des parents souvent obligés d’arrêter
de travailler pour s’occuper de leur
enfant à domicile.
Les professeurs sont ambiva-
lents. S’ils adhèrent majoritaire-
ment à l’idée d’une école inclusive,
ils perçoivent cette obligation
comme une contrainte difficile à
mettre en œuvre. Selon un sondage
30 / Marianne / 1er au 7 février 2024
Ifop mené en septembre 2023 auprès
de 601 professeurs, 74 % d’entre eux
estiment que l’inclusion est une
nécessité pour les élèves concernés,
mais 81 % qu’il s’agit surtout d’une
source de tracas. La tolérance diffère
selon le handicap. La quasi-tota-
lité est favorable à la présence d’un
élève en fauteuil, aveugle ou sourd,
mais ils ne sont que 58 % à accueillir
favorablement un enfant porteur de
troubles autistiques ou intellectuels.
« Il y a une souffrance grandissante
chez les personnels qui ont des diffi-
cultés à accueillir les élèves pertur-
bateurs, souligne Élisabeth Allain-
Moreno, du syndicat SE-Unsa. On
a de plus en plus de collègues qui se
tournent vers l’extrême droite. Éric
Zemmour l’avait bien compris en agi-
tant ce sujet pendant la campagne
présidentielle », rappelle-t-elle.
Ce dernier dénonçait en 2022
l’« obsession de l’inclusion ».
« J’ai déjà reçu un coup de pied à
la tête de la part d’une élève de CE1.
Une autre fois, j’ai eu deux côtes
fêlées en maîtrisant un enfant qui
pétait les plombs dans ma classe.
Je ne pensais pas que c’était ça mon
boulot », raconte Claudine, profes-
“CES ÉLÈVES COMPTENT
DOUBLE. LES ENSEIGNANTS
SONT DÉBORDÉS.”
UNE DIRECTRICE D’ÉCOLE
seure des écoles à Gaillac (Tarn),
qui décrit aussi comment elle a
tâtonné face à un élève de CM1
qui voulait sans cesse fuguer de sa
classe. « La hiérarchie nous répond
“pédagogie” et “adaptation”. Moi, je
demande des moyens. Je ne suis pas
contre l’inclusion, mais il faut le faire
dans de bonnes conditions, avec des
accompagnants », dit cette femme
rencontrée à Paris le 25 janvier
dans une manifestation de Force
ouvrière. Un défilé très critiqué par
les associations de parents d’enfants
handicapés en raison de son mot
d’ordre : « Stop au chaos et à la
mise en danger des personnels et
des élèves dans les établissements
scolaires ». « Un appel à manifes-
ter contre les enfants en situation de
handicap à l’école, c’est purement et
simplement dégueulasse », a fustigé
Florian Deygas, membre du Conseil
national consultatif des personnes
handicapées.
Points conflictuels
Le syndicat Force ouvrière n’est
cependant pas seul à porter un dis-
cours sur les limites de l’inclusion.
« De nombreux enfants très dépen-
dants, non verbaux, sont souvent les
oubliés de notre modèle actuel. Le
système tel qu’il a été pensé ne suf-
fit plus », affirme Servane Hugues,
députée Renaissance, ancienne
professeure des écoles et coauteure
d’une mission d’information sur
l’« instruction des enfants handica-
pés » publiée en novembre 2023. Elle
y incitait à « favoriser les passerelles
entre l’école ordinaire et l’établisse-
ment médico-social ».
Une partie des manifestants du
25 janvier – qui appelaient aussi
à une grève le 1er février – souhai-
teraient davantage de places en
instituts médico-éducatifs (IME),

hors de l’école. Ils s’opposent à
un projet annoncé cet automne
par Emmanuel Macron, qui veut
davantage d’inclusion. Retoquée
fin décembre 2023 par le Conseil
constitutionnel, cette réforme, qui
devrait être réintroduite sous forme
de décret, doit favoriser l’interven-
tion de personnel médico-social
dans l’école. Autre point conflic-
tuel du texte : demain, ce sont les
chefs d’établissement, et non plus
les maisons départementales du
handicap, qui seront chargés de
définir le nombre d’heures d’aide
humaine que l’Éducation natio-
nale doit mettre en place pour les
enfants. « Le risque, c’est que ces
directeurs se contentent de gérer
la pénurie de personnels en sau-
poudrant les heures », dénoncent
les opposants à cette réforme,
qui craignent une inclusion au
rabais. D’autant que, depuis 2005,
le nombre d’enfants handicapés
scolarisés a plus que doublé. Il est
évalué à 475 000 élèves.
Chez les enseignants, l’autisme
fait particulièrement peur. « Je ne
compte plus les alertes d’enfants avec
Philippe Lopez / AFP
des troubles du comportement dans
mon département, ni les enseignants
en pleurs, démunis, en burn-out.
Certains en viennent à démission-
DIFFICULTÉS
Selon un sondage
Ifop réalisé en ner ! Dans 80 % des cas, l’inclusion
septembre 2023 fonctionne. Mais il reste les 20 % d’en-
auprès de fants très compliqués », note David
601 professeurs, Michel, professeur des écoles dans
74 % estiment
que l’inclusion l’Eure et militant au Snudi-FO.
est une nécessité
mais 81 % Professionnels démunis
qu’il s’agit d’une Une enquête sur le climat sco-
source de tracas.
laire à l’école primaire menée en
octobre 2023 auprès de 8 000 per-
sonnels scolaires pour l’ensemble
associatif l’Autonome de solida-
rité laïque va dans le même sens.
« L’augmentation des difficultés avec
des élèves désignés comme perturbés
ou à troubles du comportement est
drastique entre 2011 et 2023. Nous
sommes passés d’un peu moins
de 40 % de répondants en 2011
disant avoir connu des difficultés
fréquentes ou très fréquentes avec
ces enfants, à 60 % en 2016, et désor-
mais à 74,5 % en 2023 », écrivent
les chercheurs Éric Debarbieux et
Benjamin Moignard. Certes, une
partie seulement de ces élèves com-
pliqués ou violents sont diagnosti-
qués « handicapés » à proprement
parler. Pour autant « quand plus des
deux tiers des enseignants affirment
la fréquence de telles difficultés, faut-il
forcément les considérer comme des
salauds qui passent leur vie à exclure
des petits enfants ? Ou s’agit-il de
professionnels démunis faute d’une
formation adéquate et d’aide ? » La
moitié des personnels scolaires
interrogés répondent qu’une des
solutions contre la violence à l’école
est « l’accueil dans des établissements
spécialisés des élèves à problèmes ».
Mais c’est faire l’impasse sur une
réalité : faute d’éducation assez
solide, la majorité des personnes
handicapées qui sortent des IME
ont un accès au monde du travail
très limité.
Reste que les enseignants expri-
ment un « immense désarroi ». Tous
dénoncent un manque de moyens
d’accompagnement patent. À les
entendre, l’inclusion scolaire se fait
à l’économie, avec trop peu d’aide
spécialisée réelle, qui ne saurait de
toute manière se réduire à des per-
sonnels peu formés et mal payés,
les AESH. Les slogans gouverne-
mentaux ne suffisent pas. L’effort
accompli depuis vingt ans par l’État
sur le plan financier ne permet tou-
jours pas de faire face à l’afflux gran-
dissant d’élèves handicapés. Éric
Debarbieux et Benjamin Moignard
avertissent les autorités dans leur
rapport : « Une bascule idéologique
dangereuse est en cours, qui risque de
remettre en cause la possibilité même
de cet accueil » à l’école. n
1er au 7 février 2024 / Marianne / 31
 INGRATS ?

CADRES, DE LA PROMOTI O
Social

Après les États-Unis,

le phénomène gagne
la France. Certains
salariés rendent leur
tablier dès qu’ils sont
nommés managers.
Mais faut-il vraiment
leur en vouloir ?
Ou réfléchir à d’autres
formes de récompense
pour leur travail ?
PAR VIOLAINE DES COURIÈRES

I
Il y a encore quelques mois, Pierre*,
31 ans, travaillait à Tours, dans le
secteur de l’immobilier. Il venait
d’obtenir la promotion qu’il avait
durement négociée avec ses
supérieurs : une augmentation
de salaire de plus de 25 % et de
notables bonus. Son champ d’ex-
pertise s’élargissait, mais, dans
le même temps, sa direction lui
confiait de nouvelles missions de
management. « Je ne me voyais pas
prendre cette responsabilité, en plus
de ma nouvelle charge de travail très
importante », rapporte-t-il.
Et puis, il y eut quelques loupés
de communication de la part de ses
chefs. Après la fameuse réunion
de négociation, il s’est écoulé…
quatre mois. « Ils nous parlent d’agi-
lité et de réactivité toute la journée,
mais lorsqu’il s’agit de trancher sur
un sujet ayant trait aux ressources
humaines, il n’y a plus personne ! »,
persifle l’intéressé, qui s’est même
demandé s’il n’y avait pas, dans
ce long silence, une volonté de lui
mettre la pression pour accroître
sa productivité. Quatre mois d’at-
tente et autant de temps à élaborer
un plan B, au cas où la promotion

32 / Marianne / 1er au 7 février 2024

I ON… À LA DÉMISSION
tomberait à l’eau. Aussi, lorsque
celle-ci est enfin arrivée, son état
d’esprit a changé. Six mois après
sa prise de poste, le trentenaire
annonce à ses chefs, stupéfaits,
qu’il les quitte pour créer sa propre
structure dans un autre secteur.
Trop de stress
À l’ère de l’instabilité et du turn-
over, l’histoire n’a rien d’excep-
tionnel. Elle illustre un malen-
tendu tenace entre les salariés
et leurs supérieurs. Les premiers
pointent un rythme de travail
intense, une pression trop impor-
tante, des augmentations sala-
riales trop maigres, un manque
de réactivité de leur direction
et des déficits de formation. Les
seconds se désolent d’un inver-
sement du rapport de force et
de l’émergence d’une génération
jugée plus encline à privilégier
son temps libre qu’à mouiller sa
chemise. Aujourd’hui, la promo-
tion – qui consiste la plupart du
temps à devenir manager – n’est
plus considérée comme un faire-
valoir social par les cadres, mais
comme un fil à la patte, tandis
que les pauses pour s’occuper
des enfants et autres parenthèses
consacrées aux voyages font de
plus en plus rêver.
Aux États-Unis, cette révolu-
tion à bas bruit se traduit dans
les chiffres. Une étude publiée par
ADP Research Institute, « Today
at Work. La vérité cachée des pro-
motions », a analysé le parcours de
1,2 million de salariés. Résultat :
trois salariés sur dix (29 %)
quittent leur emploi… un mois
seulement après avoir obtenu une
promotion. S’ils n’avaient pas été
promus, ces derniers auraient été
seulement 18 % à quitter l’entre-
prise. En France, il n’existe pas
encore de documentation précise
sur le sujet. Mais un chiffre datant
d’avant le Covid témoigne d’un
massif désamour pour la cas-
quette de chef : 79 % des salariés
ne veulent pas devenir manager,
notamment à cause du stress et
de la lourdeur administrative,
selon une étude réalisée par la
chaire d’innovation managériale
d’Audencia Business School.
“IL EST TEMPS D’ÊTRE
PLUS CRÉATIF POUR FAIRE
ÉVOLUER LES SALARIÉS
SELON LEURS ASPIRATIONS.”
MARION DARRIEUTORT, CONSULTANTE
« Aujourd’hui, de plus en plus de
salariés négocient une promotion,
une augmentation et vont ensuite
voir ailleurs. Ils font de cette promo-
tion une forme de marchepied pour
mieux vendre leur profil ailleurs »,
rapporte Marion Darrieutort,
dirigeante du cabinet spécialisé
dans le conseil aux dirigeants The
Arcane, auteure de l’ouvrage le
Temps des leaders pop (éditions
de l’Aube, janvier 2023). À la tête
du réseau de dirigeants Entreprise
et progrès, elle recueille les confi-
dences de patrons échaudés par
ce phénomène. « En France, la
promotion est directement liée à
la fonction de manager, et il est
temps d’être plus créatif pour faire
évoluer les salariés différemment
selon leurs aspirations, conseille-t-
elle. Cela peut être, par exemple, en
créant des profils d’hyperexperts. »
Cette désaffection des res-
ponsabilités marque-t-elle une
« épidémie de farniente », comme
l’écrit le journaliste et chef d’en-
treprise Pascal Perri dans son livre
Génération farniente (L’Archipel,
2023) ? La réalité est plus com-
plexe. Depuis le Covid, le portrait-
robot du manager n’est plus celui
du salarié qui a réussi et que ses
équipes respectent. Dans certains
groupes, il a plutôt l’allure d’une
personne surchargée de travail, au
bord de l’épuisement. En 2021, le
huitième baromètre sur la santé
psychologique des salariés, publié
par le cabinet Empreinte humaine,
révélait que 39 % des managers
étaient « sévèrement épuisés émo-
tionnellement », contre 27 % des
non-managers.
Lessivés intérieurement
À Paris, dans son bureau, Marie
Pezé, docteure en psychologie,
connaît le sujet sur le bout des
ongles. Elle a ouvert la première
consultation « Souffrance au
travail » à Nanterre en 1997
1er au 7 février 2024 / Marianne / 33
 › et perçoit une récente
évolution : « Avant, je voyais
des techniciens, des salariés
du bas de l’échelle de l’entre-
Social
prise. Ensuite, j’ai vu arriver les
cadres. Aujourd’hui, je reçois
de plus en plus de managers
et de dirigeants haut placés
dans l’organigramme. Ces der-
niers sont désillusionnés et en
grande souffrance. Beaucoup
sont abîmés physiquement et
psychiquement par une charge de
travail écrasante et des injonctions
contradictoires. Pire, je reçois des
gens qui parlent avec des acronymes
et une novlangue managériale com-
plexe à comprendre. Ils sont lessivés
intérieurement par une exigence de
performance accrue. »
Qui veut encore faire partie de
ce cercle de managers épuisés ?
Laurent, 41 ans, haut cadre à Paris
dans le secteur bancaire, l’observe
au quotidien. « La semaine der-
nière, j’ai proposé à une collabo-
ratrice d’être manager. Je n’ai pas
proposé d’augmentation, car elle en
avait déjà eu une de 15 % en 2023,
34 / Marianne / 1er au 7 février 2024
“LES MANAGERS
QUE JE REÇOIS SONT
DÉSILLUSIONNÉS ET EN
GRANDE SOUFFRANCE.”
MARIE PEZÉ, PSYCHOLOGUE
mais elle a coincé sur le salaire et
a décliné cette proposition ! Elle
voulait d’abord une bonne qua-
lité de vie au travail. Il n’y a pas si
longtemps, personne n’aurait refusé
cela. » Pierre, notre salarié touran-
geau dans l’immobilier, renchérit :
« Dans mon ancienne entreprise,
dans les Hauts-de-Seine, un cadre a
reçu le trophée du meilleur employé
et a été promu directeur. Mais il a
démissionné… un mois plus tard ! »
Cette tendance chez les cadres,
plus particulièrement dans le
secteur tertiaire, ne se vérifie pas
forcément dans les autres catégo-
ries socioprofessionnelles. À Agen,
Damien Lambert, fondateur du
cabinet de conseil en management
Semer et grandir, assure : « La
promotion est toujours perçue
comme un ascenseur social chez
les techniciens et les ouvriers, qui
aspirent à devenir chef de chantier
ou à accéder à des postes à respon-
sabilité. » À Cholet, Céline Thomas,
conférencière en management qui
compte 100 000 abonnés sur le
réseau professionnel LinkedIn,
tempère : « Les techniciens aspirent
à la promotion uniquement si cette
dernière est accompagnée d’une
augmentation salariale. Or ce n’est
pas toujours le cas, et j’observe que
ce facteur-là génère des refus. »
Quelles solutions ?
Pour motiver leurs ouailles, les
entreprises pourraient proposer
d’importants avantages financiers
ou en nature, comme autrefois avec
la fameuse voiture de fonction, les
services de pressing ou d’aide à
domicile. « Les hauts cadres sont
de moins en moins chouchoutés
par leurs employeurs et bénéficient
de moins en moins de la carotte
des avantages en nature. Ils sont
aussi de moins en moins protégés
en interne et peuvent être évincés
lors des revues de performance »,
rapporte encore Marie Pezé.
Face à ce désamour, des diri-
geants des ressources humaines
cogitent pour trouver de nou-
velles solutions pour garder leurs
employés. En février 2023, l’en-
treprise de restauration Sodexo
a annoncé en grande pompe un
plan baptisé Vita. À la clé : un
congé parental, un congé de proche
aidant et une assurance vie. Le
dirigeant du groupe LDLC à Lyon,
spécialisé dans le commerce en
ligne, a mis en place un congé de
dix semaines rémunéré pour les
parents qui viennent d’avoir un
enfant, en plus du congé mater-
nité ou paternité classique. En
cas de besoin, les salariés épuisés
par leur rythme de vie pourront
faire une pause. Et cette bascule
des avantages financiers vers des
avantages sociaux est aussi une
petite révolution. n V.D.C.
* Le prénom a été modifié.
Immigration
CONSEIL CONSTITUTIONNEL
LE NOUVEAU COUP
D’ÉTAT PERMANENT
En censurant 35 mesures de la loi Immigration, les juges
de la Rue de Montpensier ont confirmé leur intention de jouer
un rôle politique. Et ont offert des arguments à ceux qui voient
de l’idéologie dans leurs décisions. PAR HADRIEN MATHOUX
I
Il y a bien longtemps que le mot
du général de Gaulle selon lequel
« en France, la meilleure Cour
suprême, c’est le peuple » ne décrit
plus l’état des institutions de notre
pays. En censurant 40 % de la loi
Immigration, dont de nombreuses
mesures clés votées par l’Assem-
Houpline-Renard / Sipa
blée et le Sénat en décembre 2023,
les juges de la Rue de Montpensier
ont à nouveau montré à quel point
cette Cour suprême à la fran-
çaise a échappé au contrôle des
rédacteurs de la Constitution de
la Ve République, pour jouer un rôle
éminemment politique.
Méfiants à l’égard du « gouver-
nement des juges », et soucieux
de se conformer à l’article 6 de la
Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen, selon lequel la loi est
« l’expression de la volonté géné-
rale », Charles de Gaulle et Michel
Debré avaient conçu le Conseil
constitutionnel comme un moyen
de mettre fin au parlementarisme
DÉSORMAIS,
n’importe
quel article
du préambule
de la Constitution
de 1946 ou
de la Convention
européenne des
droits de l’homme
peut être invoqué
pour détricoter une
mesure qui aurait
le malheur de
déplaire aux sages.
absolu de la IVe République, et non
comme un outil de contrôle de la
constitutionnalité des lois garan-
tissant la protection des droits
fondamentaux. On peut toute-
fois admettre qu’une République
moderne ne saurait se passer d’un
organe jouant ce rôle : une démo-
cratie libérale concilie en effet le
respect de la volonté populaire et la
garantie de droits fondamentaux.
Mais, en réalité, le Conseil s’est
affranchi de ce rôle depuis le tour-
nant du 16 juillet 1971. Les juges
indiquaient alors se référer à la
Constitution et « notamment son
préambule », s’octroyant un pou-
voir de contrôle démesuré qui leur
permet d’interpréter le très riche
« bloc de constitutionnalité »
1er au 7 février 2024 / Marianne / 35
 › français pour faire et défaire
les lois, selon que celles-ci se
conforment à leurs convic-
tions. Le fait que le Conseil soit
Immigration
dirigé par des hommes poli-
tiques à la retraite (à l’image de
son président, Laurent Fabius)
et non par des spécialistes du
droit constitutionnel accentue
le phénomène : il ne s’agit plus
d’encadrer l’action de l’État
pour protéger le citoyen de
possibles dérives arbitraires.
Désormais, n’importe quel
article du préambule de la
Constitution de 1946, de la
Convention européenne des
droits de l’homme ou des
traités européens peut être
invoqué pour détricoter une
mesure qui aurait le malheur
de déplaire aux sages, en fonc-
tion de critères manifestement
idéologiques.
Pour prendre la mesure du
processus, penchons-nous sur les
dispositions de la loi Immigration
censurées par le Conseil constitu-
tionnel : 32 articles, sur les 86 adop-
tés par le Parlement, ont été rejetés,
avec la bénédiction du gouverne-
ment, qui n’a même pas pris la
peine de les défendre. Pêle-mêle :
le conditionnement de l’accès aux
aides sociales à une présence sur le
territoire allant jusqu’à cinq ans, les
restrictions au regroupement fami-
lial, le contrôle du « caractère réel et
sérieux » des études des étrangers,
l’obligation pour les jeunes nés de
parents étrangers de manifester
leur volonté d’obtenir la nationalité
française entre 16 et 18 ans…
Interprétation rigoriste
Les études d’opinion ont montré
que ces mesures étaient très majori-
tairement soutenues par la popula-
tion, souvent dans des proportions
écrasantes. Un sondage Cluster17
montre ainsi que 73 % des Français
approuvent l’obligation pour les
étrangers qui ne travaillent pas de
résider cinq ans sur le territoire
pour toucher l’aide personnalisée
au logement, 71 % l’instauration
de quotas annuels, 73 % la fin de
l’obtention automatique de la natio-
36 / Marianne / 1er au 7 février 2024
nalité française pour les enfants nés
de deux parents étrangers… Une
adhésion sur le fond qui se conjugue
avec un fort mouvement d’opinion
en faveur d’une réduction des flux
migratoires : d’après une étude CSA
effectuée en décembre 2023, 80 %
des Français sont hostiles à l’accueil
de plus de migrants, et deux tiers
estiment qu’il y a « trop d’étran-
gers en France », selon l’enquête
Fractures françaises de l’Ipsos.
Ces mesures sont donc popu-
laires, même si l’on peut com-
prendre que certains y voient une
remise en cause de principes répu-
blicains essentiels. Mais sont-elles
conformes à la Constitution ? Osons
l’affirmer : quiconque a déjà lu la
Constitution de la Ve République,
ou s’est intéressé au processus de
son écriture, en 1958, sait qu’il y a
IL NE S’AGIT PLUS
D’ENCADRER L’ACTION
DE L’ÉTAT POUR PROTÉGER
LE CITOYEN DE POSSIBLES
DÉRIVES ARBITRAIRES.
quelque chose de futile, voire de
malhonnête, à venir dénicher dans
les tréfonds du texte des raisons de
s’opposer à des mesures techniques
visant à réduire les flux migratoires.
De Gaulle et Debré pensaient-ils
vraiment qu’il était anticonstitution-
nel que la France cesse d’accueillir
environ un demi-million d’étrangers
légaux sur son sol chaque année ?
Pressentant peut-être que la
ficelle devenait trop grosse, les
juges du Conseil ont usé d’une
autre technique en censurant la
quasi-totalité des articles pour des
motifs de procédure : s’interdisant
de préjuger de leur conformité à
la Constitution, ils estiment que
de nombreuses mesures adoptées
par amendement parlementaire
sont des « cavaliers législatifs »,
c’est-à-dire trop éloignées du péri-
mètre du projet de loi initial. On
découvre ainsi, ébahis, que la limi-
tation du regroupement familial
ou le durcissement du versement
des aides sociales aux étrangers ne
présentent, selon le Conseil consti-
tutionnel, « aucun lien, même indi-
rect », avec l’objectif de « contrôler
l’immigration ».
Au reste, comme à leur habi-
tude, les sages font varier leur
jurisprudence en fonction de leurs
buts politiques : comme le sou-
ligne le sénateur Les Républicains
Bruno Retailleau, alors que des
amendements à la loi Collomb
avaient introduit des mesures
concernant le Code de la nationa-
lité, pourtant absentes du texte ini-
tial, le Conseil n’avait cette fois pas
jugé bon de les censurer. Le pré-
sident du Sénat, Gérard Larcher, a
même évoqué une « interprétation
rigoriste » de l’article de 45 de la
Constitution, qui concerne ces
fameux « cavaliers législatifs ».
Argument en or
D’autres dispositions ont, en
revanche, fait l’objet d’une censure
sur le fond, notamment l’instaura-
tion de quotas migratoires par le
Parlement, le Conseil jugeant que
cette obligation de débattre annuel-
lement du nombre d’étrangers
accueillis sur le territoire national
« pourrait faire obstacle aux préroga-
tives que le gouvernement ou chacune
des assemblées, selon les cas, tiennent
de la Constitution pour la fixation de
l’ordre du jour ».
Pain béni pour les droites, du
parti Les Républicains à celui du
Rassemblement national, qui
voient le Conseil constitution-
nel leur donner un argument en
or : en censurant frénétiquement
les mesures de la loi adoptée en
décembre 2023, les juges de la Rue
de Montpensier donnent crédit à
leur thèse, selon laquelle une révi-
sion de la Constitution est indispen-
sable pour que la France retrouve le
contrôle de sa politique migratoire.
Quant à ceux qui célébreront une
victoire de l’« État de droit », on se
demande bien quelle conception
ils se font d’une notion qui semble
en permanence prendre le parti des
juges contre le peuple. n H.M.
 DANS LES MÉDIAS
QUAND QUATRE LETTRES
SQUATTENT LES FAITS DIVERS
E
Encore récemment, ce sigle était
inconnu du grand public. Ce n’est
plus le cas aujourd’hui, tant les
mentions d’« obligation de quit-
ter le territoire français » visant
tel ou tel suspect d’un crime
figurent dans beaucoup d’articles
de presse à la rubrique fait divers.
Dernier exemple en date, fin jan-
vier, avec l’accident qui a coûté la
vie à une agricultrice et à sa fille
sur un barrage de manifestants en
Ariège. Quelques heures plus tard,
le Parisien révélait que les passa-
gers du véhicule incriminé étaient
concernés par cette mesure d’éloi-
gnement. Chaînes d’infos, réseaux
sociaux et politiques reprenaient
ensuite l’information, à l’image
de Jordan Bardella, président du
Rassemblement national, sur
CNews : « Ces individus, qui étaient
sous OQTF, n’auraient pas dû être
sur le territoire de la République. »
“Onde de choc”
« Il y a quelques années, cette
mention apparaissait très peu
dans les articles. Aujourd’hui, ça
fait partie des questions que l’on
pose lorsqu’on évoque un fait grave,
résume Guillaume Biet, journa-
liste et chef du service police jus-
tice de RMC. Si on apprend que la
personne suspectée est de nationa-
lité étrangère, on cherche à savoir
si elle est en règle, poursuit-il. Si
une procédure administrative la
vise, ça implique la responsabilité
de l’État et de la justice. »
Si le statut d’OQTF existe
depuis 2006, les médias, alimen-
tés par leurs sources judiciaires
Mourad Alili / Sipa
et policières, adoptaient jusque-
là d’autres mots. « Nous utilisions
plutôt le terme de situation irré-
gulière, or c’est une information
OQTF : obligation de quitter le territoire français.
Depuis plusieurs mois, nombre de médias ont l’habitude
de préciser si le suspect d’un crime fait l’objet
d’une telle mesure d’éloignement. Un changement entrepris
autant par la presse que par la justice. PAR EMILIEN HERTEMENT
suscitée par le drame a été d’au-
tant plus forte que la suspecte était
visée par une OQTF. « Cela a été une
onde de choc. Ensuite, les journa-
listes ont été plus vigilants alors que
ce n’était pas un réflexe, analyse une
plume du Figaro. Bien sûr, il y a un
clivage droite-gauche sur ce thème.
Mais c’est une information d’intérêt
public, on devrait s’accorder pour
dire que si un individu sous OQTF
passe à l’acte, c’est que l’État n’a pas
fait son travail. »
Logique d’audience
Au-delà de l’intérêt public d’une
partielle. Des personnes en situation telle information, se joue aussi une
irrégulière ne font pas forcément bataille politique – et une droitisa-
l’objet d’une OQTF », relève Raphaël tion du champ médiatique. « Grâce
Balland, procureur de Béziers à CNews, on a largement contribué à
et président de la Conférence faire connaître cette problématique,
nationale des procureurs de la assume Amaury Bucco, journa-
République. Le magistrat y voit liste police justice sur la chaîne de
« un élément factuel de description Bolloré. Dans une logique d’audience,
d’un individu » et dresse un paral- BFM a aussi embrayé sur le sujet. »
lèle avec le casier judiciaire, régu- Mediapart estime, en revanche,
lièrement énoncé dans les articles dans un dossier qu’il a consacré à
portant sur des suspects de crime : ce thème, que « les OQTF touchent
« Quand on ne le précisait pas dans de plus en plus de personnes qui
un communiqué, on nous question- ne représentent aucun danger » et
nait. Aujourd’hui, c’est pareil avec dénonce une « logique de crimina-
l’OQTF. Notre travail est d’anticiper lisation des étrangers ». Reste un
et d’éviter les fausses polémiques, car chiffre éloquent : en 2019, dans un
on voit bien les débats politiques que entretien à l’hebdomadaire Valeurs
cela peut entraîner. » actuelles, Emmanuel Macron avait
Le basculement semble avoir eu promis de porter à 100 % le taux
lieu avec l’affaire Lola, cette enfant d’exécution des OQTF. En 2022,
de 12 ans retrouvée morte dans une seules 6,8 % de ces obligations ont
malle à Paris en 2022. L’émotion été exécutées.
1er au 7 février 2024 / Marianne / 37
 MAQUIS PRÉSIDENTIEL :
Politique
QUI FAIT QUOI
À L’ÉLYSÉE ?
Qui est quoi ? Qui vient d’où ? Qui fait quoi ?
Alors que l’Élysée procède à une série de remplacements
à des postes clés, prenons un moment pour démêler
l’organigramme macronien. PAR LOUIS NADAU
S
Secrétaire général, directeur de
cabinet, chef de cabinet, conseil-
ler spécial, conseiller politique,
sherpa, plume, spin doctor, conseil-
ler com, conseiller presse… Même
pour les aficionados, il y a de quoi
se perdre dans l’organisation d’un
cabinet politique en général, et de
celui de l’Élysée en particulier. Qui
fait quoi ? Alors que le Palais pro-
cède à une série de remplacements
à des postes clés – notamment le
directeur de cabinet et le conseil-
ler spécial communication et stra-
tégie –, nous avons jugé utile de
prendre un moment pour démê-
ler le maquis de l’organigramme
présidentiel.
Précisons que notre descrip-
tion est générique, de sorte qu’on
trouvera, au fil de l’histoire de la
Ve République, un nombre infini
de variations autour d’une archi-
tecture globale restant peu ou prou
identique. « Les organigrammes
sont très souples et variables, ils
dépendent beaucoup de l’état d’es-
prit du président de la République »,
confirme Gaspard Gantzer, res-
ponsable de la communication à
l’Élysée sous François Hollande.
Cette organisation est par ailleurs
empirique : aucun texte ne l’en-
cadre. Notons tout de même que,
depuis 2013, ses membres doivent,
38 / Marianne / 1er au 7 février 2024
comme les ministres et les élus,
adresser une déclaration d’inté-
rêts et de patrimoine à la Haute
Autorité pour la transparence de
la vie publique (HATVP).
Mais revenons à nos moutons : à
quoi sert un conseiller de cabinet ?
« À préparer des arbitrages, rédiger
des notes, gérer l’agenda, la commu-
nication, les relations avec l’exté-
rieur… La liste est non exhaustive »,
répond Gaspard Gantzer. Le cama-
rade de promotion d’Emmanuel
Macron à l’ENA distingue deux
grands profils dans les cabinets :
d’une part, le conseiller technique,
recruté pour son expertise dans un
domaine précis et souvent employé
au sein d’un « pôle » thématique
(régalien, diplomatique, social,
etc.) ; d’autre part, des conseillers
dont les rôles sont plus transver-
saux et politiques, pouvant aller
de la logistique à la rédaction
des discours.
DANS L’ACTUEL CABINET DU
PRÉSIDENT, LES ÉNARQUES
REPRÉSENTENT UN
GROS TIERS DES EFFECTIFS.
Comment se retrouve-t-on
conseiller à l’Élysée ? Globalement,
en faisant des études brillantes et
en réunissant certaines qualités
humaines indispensables : loyauté,
sens politique, mais également une
disponibilité de chaque instant
impliquant souvent de mettre
entre parenthèses sa vie person-
nelle. Mais encore ? « En général, un
cabinet compte deux tiers de profils
technocratiques qui ont fait leurs
armes dans les administrations et les
ministères précédemment, pour un
tiers de personnalités plus politiques,
qui sont souvent liées au parcours
du ministre ou du président de la
République », explique-t-il. Dans le
cas de l’actuel cabinet du président
de la République, les énarques
représentent un gros tiers des
effectifs, auxquels s’ajoutent 17 %
de diplômés d’un institut d’études
politiques. Le reste de l’échantil-
lon est ventilé entre différents
cursus, tous très prestigieux (ENS,
Polytechnique, HEC, ENM, etc.).
Kohler tout-puissant
Comment toutes ces grosses têtes
travaillent-elles ensemble ? « Les
six principaux sont le secrétaire
général, le directeur de cabinet, le
chef de cabinet et les trois conseil-
lers politique, diplomatique et
communication », détaille le com-
municant. Dans l’écosystème du
Palais, le secrétaire général, qui
n’existe que pour la présidence de
la République, se trouve donc juste
après le chef de l’État. Si bien que
l’actuel secrétaire général, Alexis
Kohler, est surnommé « le cer-
veau » ou « le jumeau d’Emmanuel
Macron ». Impliqué dans toutes les
décisions ou presque, il a l’autorité
hiérarchique sur tout le cabinet et
peut remplacer le président de la
République le cas échéant. Il agit
comme un filtre pour la gestion des
dossiers, gère les affaires courantes
et sert de véritable tour de contrôle.

Vient ensuite le directeur de
cabinet, qui joue dans les cabinets
ministériels le rôle du secrétaire
général, mais dont le périmètre
d’action est plus réduit à l’Élysée.
Ce « superintendant » gère à la fois
la bonne marche du Palais, mais
est aussi responsable des dossiers
régaliens, c’est-à-dire l’Intérieur et
la Justice. Quant au chef de cabinet,
en général très peu exposé média-
tiquement, il s’occupe de l’agenda,
de l’organisation des déplacements
du chef de l’État et de la gestion des
ressources humaines du cabinet.
Évidemment, ces trois person-
nages sont susceptibles d’avoir des
adjoints. C’était par exemple le cas
d’un certain Emmanuel Macron,
secrétaire général adjoint de l’Ély-
Ludovic Marin / Pool via Reuters - Laurent Guennegues
sée de 2012 à 2014 sous l’autorité
de Pierre-René Lemas. Mais au fait,
ainsi cerné d’« aides à la décision »,
le président de la République décide-
t-il encore vraiment ? « Le capitaine
du navire, c’est toujours lui, assure
Gaspard Gantzer. Certains conseil-
lers peuvent se prendre pour des gou-
rous, d’autres pour des ministres, sans
en avoir la légitimité. En général, ça
ne dure pas longtemps… »
Parmi la cinquantaine de
personnes qui constituent
le cabinet du président
de la République,
certains membres
occupent des fonctions
plus stratégiques
que d’autres,
au contact quotidien
d’Emmanuel Macron.
PAR MAËL JOUAN
ET HADRIEN MATHOUX
L’ÉTAT-MAJOR
MACRONIEN
ALEXIS KOHLER, le bras droit
Décrit comme le bras droit ou frère
jumeau du chef de l’État, le secrétaire
général de l’Élysée est de loin le
plus important et le plus influent de
ses collaborateurs. Entre les deux
énarques, l’idylle commence en 2014,
quand Emmanuel Macron est nommé
à Bercy. « AK » devient son directeur
de cabinet. Les deux ne se quitteront
PATRICE FAURE,
le chef de gare
Petit nouveau à l’Élysée, ce fin
connaisseur de l’outre-mer – il a été
chef de cabinet au ministère de l’Outre-
mer, haut-commissaire en Nouvelle-
Calédonie et préfet de Guyane – a
la lourde tâche de remplacer l’inusable
Patrick Strzoda (72 ans) comme directeur
plus malgré une courte aventure
de Kohler dans le privé en 2016-2017
au sein de l’armateur Mediterranean
Shipping Company (MSC),
qui appartient à des membres
de sa famille. Kohler fait son
retour en politique dès l’élection
d’Emmanuel Macron en 2017. Le
binôme concentre tous les pouvoirs. n
de cabinet. Le préfet devra
se battre pour trouver une place à côté du
binôme omnipotent Macron-Kohler. Car si
d’ordinaire le directeur de cabinet pèse
sur la politique du pays, le poids
de son prédécesseur était très faible.
Faure sonde actuellement des
collègues de la préfectorale et des
hauts fonctionnaires afin de finaliser
le mercato des conseillers élyséens.
FRÉDÉRIC ROSE, la vigie
Spécialiste des questions de
radicalisation, Frédéric Rose, juriste
de formation et plume de Rachida Dati
lorsqu’elle était garde des Sceaux, a fait
une ascension éclair dans la préfectorale
jusqu’à devenir le conseiller intérieur et
sécurité du président de la République
en 2020. Il accompagne ainsi
Emmanuel Macron sur les sujets
régaliens, notamment en Corse ›
1er au 7 février 2024 / Marianne / 39

Politique
› en septembre 2023, distillant des
off aux journalistes sur l’autonomie
de l’île. Rose est annoncé sur
le départ et devrait s’installer
à la préfecture des Yvelines.
LES VISITEURS DU SOIR
On peut ne pas être inscrit noir sur
blanc sur l’organigramme de l’Élysée
et conseiller tout de même le président.
Macron sonde et consulte par messages
ou en recevant au Palais. Mais qui
sont ces visiteurs du soir ? Sorti de
la politique depuis 2019 pour lancer
une start-up de médecine préventive,
Ismaël Emelien, marcheur historique et
collaborateur du président à Bercy, est
régulièrement cité, tout comme l’était
Thierry Solère, ex-député des Hauts-de-
Seine et artisan du rapprochement avec
les LR en 2017. D’anciens conseillers
continuent aussi de distiller la parole
présidentielle, comme Clément
Léonarduzzi, parti chez Publicis avec
Jonathan Guémas, lequel vient
d’ailleurs de retourner au Château.
JONATHAN GUÉMAS,
le spin doctor
L’un des piliers du premier quinquennat
Macron. Ancienne plume du président, ce
normalien a fait son retour en tant
que conseiller spécial chargé de la
communication, le sixième à ce poste
depuis 2017. Formé auprès de Gérard
Collomb, le trentenaire est un homme de
40 / Marianne / 1er au 7 février 2024
TYPOLOGIE DU CABINET MACRON
53 CONSEILLERS AU 8 JANVIER
43 ans EHESS (École des hautes 1,9 %
Âge moyen des études en sciences sociales) ENA
collaborateurs (École nationale
du président HEC (Haute École 1,9 % d’administration)
de la République de commerce) 34 %
Polytechnique IEP (institut
30 % ENM (École nationale
3,8 %
3,8 %
17 % d’études
politiques)
de femmes de la magistrature)
ENS (École 3,8 %
70 % normale supérieure) 7,5 % 9,4 %
d’hommes Militaire Université
Droit
7,5 % 9,4 %
Autres
formations
Source : “Marianne” sur la base de la composition du cabinet présidentiel.
confiance du chef de l’État, qui apprécie
sa culture mais aussi son ancrage
populaire : décrit comme un « social-
régalien », Guémas s’oppose, au sein de
la Macronie, aux technocrates comme
aux chantres de la start-up nation.
EMMANUEL BONNE,
le diplomate
cet organisateur en chef, coordinateur de
la seconde campagne présidentielle
d’Emmanuel Macron, occupe un rôle
de pivot essentiel, faisant le lien entre
l’Élysée et la majorité présidentielle,
un poste rendu crucial par le résultat serré
“Le Télégramme” / MaxPPP - Ludovic Marin / Pool / Reuters - Jacques Witt / Sipa - Tomas Stevens / Abaca - Eliot Blondet / Abaca
des législatives de juin 2022.
RODRIGUE FURCY,
Son poste est stratégique. L’ex- l’intendant
ambassadeur de France au Liban est L’énarque est un habitué des allers-
depuis 2019 le conseiller diplomatique du retours. Pas de pantouflage entre public
président, son sherpa. Également passé et privé pour Rodrigue Furcy, mais
par l’Iran et l’Arabie saoudite, des va-et-vient entre l’Élysée et le service
le quinquagénaire était déjà à l’Élysée de l’État dans le Sud-Ouest : en
sous François Hollande. Son profil ne quatre ans, le haut fonctionnaire a travaillé
fait pas l’unanimité : le caractère cassant comme préfet des Hautes-Pyrénées, chef
de Bonne leur a valu à lui et à son adjointe de cabinet adjoint du président, préfet des
Alice Rufo d’être surnommés « les Pyrénées-Orientales et désormais chef de
Thénardier » en privé par cabinet à l’Élysée, où il accomplit un rôle
leur équipe. Bonne est également plus tourné vers l’opérationnel que vers
l’un des artisans de la marginalisation le politique au service du président. n
du Quai d’Orsay dans l’élaboration
de la politique étrangère française.
GRÉGOIRE POTTON,
le relais
La sobriété de la fonction qu’occupe
Grégoire Potton dit tout des logiques
souterraines de l’Élysée. Officiellement,
l’ex-chef de cabinet du socialiste Thierry
Mandon n’est que « conseiller » au pôle
politique et parlementaire. Dans les faits,

LES AGRICULTEURS,
RÉSERVOIR EN PÉRIL
POUR LA DROITE ?
Base historique de l’électorat conservateur,
le monde paysan paraît prêt à basculer
vers des options plus radicales, sur fond de crise
profonde du modèle agricole français.
CONFIDENTIELS
LES PARLEMENTAIRES LR
PLUS DIVISÉS QUE JAMAIS
La récente sortie du président du Sénat,
Gérard Larcher, sur France Inter et
les 140 amendements déposés par le groupe
sur la constitutionnalisation de l’IVG ont,
une nouvelle fois, accentué les divisions
chez Les Républicains. « Ils sont devenus fous,
s’énerve un député qui a du mal à dissimuler
ses envies d’ailleurs. Plus on court après
Éric Zemmour, plus on s’éloigne d’une partie
de nos électeurs. » Quelle équipe soudée
derrière le très droitier François-Xavier Bellamy !
LA BOULETTE DU RN
Marine Le Pen a paru tendue, le 25 janvier, lors
de ses vœux à la presse. Et pour cause : « MLP »
ne décolérait pas après que deux représentants
du RN ne se sont pas opposés à la proposition
d’augmenter de 300 € l’avance de frais mensuels
des députés, qui a donné lieu à un piteux
communiqué du parti réclamant le « report
sine die de l’augmentation »… tout en concédant
ne pas s’y être opposé ! « Inopportun », concède
publiquement Le Pen. « Une connerie sans nom »,
tacle en privé un parlementaire mariniste.
CHEZ RENAISSANCE,
PEU DE PROFONDEUR DE BANC
Les tractations touchent à leur fin avant l’annonce
imminente des ministres délégués et secrétaires
d’État. Parmi les noms les plus cités : celui
de Guillaume Kasbarian, député d’Eure-et-Loir.
« Gabriel Attal l’aime bien et pousse pour qu’il
intègre le gouvernement, mais il y a un problème :
Albert Harlingue / Roger-Viollet
on a personne d’assez solide pour le remplacer
à la présidence des affaires économiques »,
explique un conseiller. Guillaume Kasbarian bloqué
et, par conséquent, la prime à la médiocrité ? n
PAGE RÉALISÉE PAR LE SERVICE POLITIQUE DE “MARIANNE”
DES NOUVELLES
DU
MARIGOT
1848. La première élection présidentielle au suffrage
universel est un choc : Louis Napoléon Bonaparte
l’emporte avec… 74,31 % des voix, fortement soutenu
par les masses rurales. La gauche stupéfaite prend
conscience d’une réalité électorale qui va durer : majoritaires
dans la population, les paysans ont le cœur à droite.
1969. La présidentielle qui voit triompher Georges Pompidou
confirme cette loi d’airain de la politique française : les agriculteurs
votent à droite. Cette année-là, 84 % votent pour le candidat
gaulliste ou pour Alain Poher, représentant du centre droit.
2005. Des premiers remous se font sentir : même si
beaucoup de paysans restent fidèles à la droite française avec la
bénédiction de la FNSEA, un vote contestataire émerge, marqué
par l’arrivée de syndicats critiques et de mouvements tels que
Chasse, pêche, nature et traditions. En 2005, les agriculteurs
soutiennent majoritairement le non lors du référendum
sur le projet de traité constitutionnel européen.
2022. Les agriculteurs, dont le poids dans la population
s’est effondré, sont à la croisée des chemins et semblent
tiraillés entre leur fidélité à la droite (qu’elle soit centriste
ou LR) et le vote pour le RN. Ce dernier laboure le terrain
pour espérer capter leur colère dans les urnes, lui qui domine
déjà le monde rural. n
L’INFO EN PLUS
Vent de face pour les écolos
Comment expliquer que la crise écologique et l’approche
des élections européennes ne profitent pas… à Europe Écologie-
Les Verts ? « En 2019, on ne nous attaquait pas, avance une élue
écolo. Là, c’est l’écologie elle-même qui est décrite comme
un problème dans la crise de l’agriculture. Nos sujets sont au cœur
du débat : à nous d’être bons. » Et cela commence, selon la même
élue, par un changement de ton : « Est-ce qu’on devrait expliquer
les choses différemment qu’en disant : “Vous êtes cons,
vous n’avez rien compris” ? Sans aucun doute. » n
1er au 7 février 2024 / Marianne / 41
 MEURTRE SAUVAGE AP R
Fait divers

En 2004, Olivier Fargues,

22 ans, disparaissait lors d’une
fête à Poitiers. Son corps retrouvé
huit jours après laissait imaginer
le déchaînement de violence qui
a mené à sa mort. Qui a commis
un tel crime ? Vingt ans après,
l’enquête vient d’être relancée.
PAR THIBAUT SOLANO

C
Ce soir-là, le mardi 2 mars 2004,
une fête est prévue mais Olivier
Fargues est « énervé ». Aux élections
étudiantes, sa liste a perdu de 12
voix. Lorsqu’il rejoint ses amis au
resto U, il se prive du plat princi-
pal et ne mange que des desserts.
Quand commence la soirée, dans
un appartement, l’alcool monte
d’autant plus vite. Et puis, il tombe
sur le trombinoscope de l’école (qui
forme des ingénieurs en mécanique
et aérotechnique) : deux filles de la
promo, dont son ex-petite amie, se
sont amusées à « noter » le charme le savoir, le jeune homme de 22 ans qu’Olivier Fargues n’est pas mort la
des garçons. Il a écopé de la mention est devenu une proie. nuit de la fête – ce qui suppose une
« N ROUGE », qui signifie « non défi- Sa mère, Danielle, n’apprend sa séquestration. Puis la dépouille a dû
nitif ». Il s’emporte, cogne contre la disparition que le surlendemain être conservée quelque part avant
porte des toilettes. en recevant un message de ses d’être déposée devant l’IME, certai-
Quand la petite bande quitte le copains. Dix jours après la soirée nement par un véhicule puisque des
campus du Futuroscope pour rallier étudiante, on retrouve son cadavre traces de pneus sont découvertes
le bar du Pilori, dans le centre-ville en périphérie de Poitiers, devant près du corps.
de Poitiers, sa mauvaise humeur l’institut médico-éducatif, dans un L’autopsie révèle également
est intacte. Quelques minutes sac-poubelle fermé avec du gros qu’Olivier ne présente aucune trace
seulement après son arrivée, vers Scotch. Le corps est en position de défense au niveau des bras ou
23 h 15, Olivier s’éclipse, oubliant sa de chien de fusil, les bras sous les des mains. Une hypothèse émerge :
veste dans l’établissement. Dehors, genoux, torse nu. Des pension- on l’a frappé par surprise, et le pre-
il fait – 4 °C. Ses amis l’appellent vers naires de l’institut ont aperçu le mier coup l’a mis K.-O. avant que le
1 h 30 du matin mais tombent sur sac, dès le lundi précédent, soit quatorzième le tue en fracassant sa
son répondeur. Ils le cherchent dans quatre jours avant, mais ils ont cru boîte crânienne. Mais dans ce cas,
les ruelles médiévales désertées, en qu’il dissimulait un animal. comment croire à une séquestra-
vain. La plupart connaissent peu tion ? « Soit il ne s’est pas défendu
la ville. Ils ont quitté leur famille Aucune trace de défense parce qu’il était sous la menace d’une
depuis seulement six mois pour Selon l’autopsie, Olivier Fargues a arme, soit les températures glaciales
Patrick Lavaud / MaxPPP

suivre leurs études et viennent
parfois de loin, comme Olivier,
originaire d’Orthez, à côté de Pau
(Pyrénées-Atlantiques). Poitiers
est un territoire inconnu et, sans
subi un déchaînement de violence.
Quatorze coups portés à la tête et
au cou avec un objet type barre de
fer. La date du décès est estimée
entre le 6 et le 7 mars et laisse penser
ont faussé la datation de la mort »,
analyse une source judiciaire.
Le mobile du lynchage semble en
revanche plus clair pour la police
judiciaire de Poitiers. Si la victime

42 / Marianne / 1er au 7 février 2024

P RÈS LA SOIRÉE ÉTUDIANTE message sur son répondeur. Ses
propos étaient très brefs, décousus,
et sa voix difficilement reconnais-
Poitiers sable, comme étouffée. Il aurait dit
qu’il « était arrêté » ou « avait été
arrêté », « vers la gare ou à la gare »
et avait « besoin d’aide ». Pourquoi
cette interlocutrice, pourquoi ces
mots, et pourquoi la gare, éloi-
gnée du bar qu’Olivier venait de
quitter ? Les policiers trouvent
UNE VOIX bientôt une partie – une partie
ÉTOUFFÉE seulement – des réponses.
Le soir de
sa disparition,
le jeune homme Explications et impasses
a laissé un La localisation téléphonique situe
message à en réalité l’appel près d’un pont
une ancienne ferroviaire, que le jeune homme
camarade de Pau,
dans lequel a dû confondre avec la gare, sur
il disait avoir la route menant au campus du
“besoin d’aide”. Futuroscope où il logeait. Comme
La localisation s’il avait voulu prendre le bus pour
téléphonique
situe cet appel à regagner son logement – mais à
proximité d’un cette heure tardive, le service était
arrêt du bus qu’il terminé. Quant à l’amie, prénom-
empruntait pour se mée Aurélie, elle figurait simple-
rendre à son école. ment en tête de son répertoire.
Tout porte à croire que l’étudiant
portait encore une chevalière à a passé un appel à l’aide précipité
la main gauche et une chaîne en alors qu’il était déjà entravé par
argent autour du cou, elle a été son ou ses agresseurs. « Il devait
délestée de sa montre, de sa gour- se trouver dans le coffre d’une voi-
mette et de son porte-monnaie. Sa ture », déduit une source proche du
carte bancaire a été utilisée vers dossier. Quant au terme « arrêté »,
5 heures du matin la nuit de sa dis- il reste en revanche mystérieux,
parition mais avalée par le distri- d’autant que les enquêteurs ont
buteur de billets après deux saisies vérifié qu’Olivier Fargues n’avait
de code erronées. Olivier, décrit par pas été interpellé par la police ce
ses amis comme « sportif », « colé- soir-là. À moins qu’il ne s’agisse de
reux mais jamais violent », a-t-il faux policiers ?
résisté à un ou des agresseurs qui La mort du jeune homme
voulaient l’extorquer ? Le scénario secoue la ville de 100 000 habi-
paraît plausible, mais les témoins tants, dont un quart d’étudiants.
manquent, d’autant que les rues de Les théories bruissent dans les soi-
la ville sont très calmes le mardi soir, rées, et la rumeur fait bientôt état
et que le distributeur est dépourvu d’un deuxième, puis d’un troisième
de vidéosurveillance. corps retrouvé découpé dans un
Une jeune femme livre cepen- sac-poubelle. Tout est faux mais
dant une surprenante déposition l’affaire est suffisamment violente
aux enquêteurs. Elle a connu pour rendre ces intox crédibles.
Olivier au lycée et vit toujours à Qui a pu aller jusqu’à tuer pour
Pau. Elle assure que cette nuit- une simple carte bancaire ? Au
là, vers minuit, il lui a laissé un fil des mois, le juge d’instruction
parvient à remonter la piste de
celui qui a acheté le sac-poubelle
contenant le corps et le Scotch qui
a servi à le sceller. Les investigations
mènent à un centre commercial où
la caissière se souvient d’un client
« blanc » d’une trentaine d’années
qui a également acheté une boîte de
préservatifs. Mais l’individu a payé
en espèces, rendant impossible tout
traçage. Un homme et une femme
dont les téléphones ont borné aussi
bien dans le quartier où Olivier a
passé son appel que près du dis-
tributeur de billets et sur le lieu de
la découverte du corps sont placés
en garde à vue. Mais leur ADN ne
correspond pas aux deux traces
génétiques, l’une masculine, l’autre
féminine, isolées sur les chaussettes
de la victime et sur le Scotch.
Et l’enquête piétine. En 2009, un
premier non-lieu est rendu avant
que les investigations reprennent
deux ans plus tard. Fin 2022, le dos-
sier, peu médiatisé au niveau natio-
nal, à l’exception notable de l’émis-
sion « Non élucidé », sur France 2,
est finalement transmis au pôle
« cold cases » de Nanterre. L’espoir
majeur repose sur les avancées per-
mises par les nouvelles techniques
d’analyse ADN.
Olivier Fargues aurait pu étudier
à Toulouse, ville plus proche de ses
origines familiales, mais il avait
choisi Poitiers pour être encore plus
libre. Il a été incinéré en 2008, et ses
cendres reposent aujourd’hui sous
l’olivier qu’il avait lui-même planté
dans le jardin de sa mère. n
1 er au 7 février 2024 / Marianne / 43
 JEAN-MICHEL QUATREPOINT

LA CLAIRVOYANCE
POUR L’AMOUR DE LA F
44 / Marianne / 1er au 7 février 2024
 Compagnon de route de “Marianne”, notre collaborateur s’est
éteint le 26 janvier. Homme de conviction, il ne se contentait
C
pas de commenter l’actualité économique mais savait utiliser
son esprit de synthèse pour faire œuvre de pédagogie.
PAR NATACHA POLONY
Ces derniers temps, il était sombre
et inquiet. Non pas pour lui. Jean-
Michel Quatrepoint était de ces
hommes pour qui les spasmes
tragiques de l’Histoire ont plus
de valeur que les états d’âme
personnels. Il voyait les va-t-en-
guerre prendre partout le pas, aux
États-Unis et en Europe comme au
Kremlin. Il voyait tout ce qu’il avait
prédit se mettre en place, tous les
périls qu’il avait vus venir, tous les
renoncements qu’il avait dénon-
cés, s’imposer peu à peu sous les
applaudissements des uns et dans
le déni des autres.
Jean-Michel Quatrepoint était
un journaliste au sens où ne
s’entend plus ce mot : un homme
qui se fait un devoir de maîtriser
les sujets dont il parle aussi bien
que les spécialistes qu’il va devoir
interroger tout en élargissant en
permanence la focale pour inscrire
chaque fait, chaque information,
dans un cadre plus vaste. Dégager
les lignes de force. Comprendre les
grands mouvements. Ne jamais
se cantonner dans un rôle de
petit télégraphiste des pouvoirs
économiques ou politiques.
La vision qu’il avait de son
métier, il la tenait de ses années
passées au Monde entre 1973
et 1984. Onze années dont il tirait
une certitude : le journalisme jouait
Hannah Assouline
son rôle quand les médias étaient
aux mains, non de milliardaires à
la tête d’empires industriels, mais
E ET LA FOUGUE
A FRANCE
de véritables patrons de presse, pas
davantage versés dans la lutte des
classes mais passionnés par cette
matière vivante qu’est un journal.
Le Monde de ces années-là comptait
dans son service économique des
personnalités incontournables que
les grands patrons respectaient, et
parfois craignaient. C’était avant,
disait-il, qu’Edwy Pleyel ne casse
ce qu’il considérait comme des bas-
tions pour imposer sa vision d’un
journalisme d’investigation consis-
tant à inventorier des malversations
sur la base de dénonciations plutôt
que d’analyser et de comprendre les
grandes politiques économiques.
Car l’enjeu était là. Le premier
livre de Jean-Michel Quatrepoint,
c o s i g n é a ve c l e j o u rn a l i s t e
des Échos Jacques Jublin en 1976,
portait sur le plan Calcul, ce pro-
jet gaullien d’ordinateurs fran-
çais visant à contrer – déjà – les
visées hégémoniques américaines
après le rachat de Bull par General
Electric, projet qui fut à la fois
victime des dissensions entre les
industriels français et des choix
politiques de Valéry Giscard d’Es-
taing. Un premier livre, à l’âge
de 32 ans, qui portait en lui toutes
ses réflexions futures sur la des-
truction de l’outil industriel fran-
çais. Parce que avoir vécu de l’inté-
rieur et décortiqué inlassablement
l’histoire industrielle de la France
dans les années 1970 et 1980 lui
avait donné cette conscience
aiguë des rapports de force géo-
politiques et de l’importance de
ce concept qui allait disparaître du
discours politique pendant plus de
quarante ans : la souveraineté.
Esprit pragmatique
C’était toute la force de Jean-Michel :
ne pas se contenter de commen-
ter l’actualité économique, mais
utiliser son extraordinaire esprit
de synthèse pour faire œuvre de
pédagogie. Quiconque l’écoutait
comprenait tout à coup les dyna-
miques à l’œuvre dans les grands
phénomènes économiques, la vague
néolibérale des années 1970, le réveil
des empires dans les années 2000,
qu’il fut l’un des premiers à diagnos-
tiquer. De la Crise globale, en 2008,
à Mourir pour le yuan, en 2011, et
avant le Choc des empires, en 2014,
il n’a cessé de démontrer, avec toute
la force de son immense culture et
toute l’expérience que lui confé-
raient ses nombreux voyages, que la
vulgate propagée avec complaisance
par les politiques et les journalistes
sur une mondialisation heureuse
et une construction européenne
idéale était contredite par les faits.
La guerre commerciale était décla-
rée entre la Chine et les États-Unis,
l’Allemagne jouait sa partition en
développant un modèle mercan-
tiliste incompatible avec toute
forme de solidarité européenne,
et la France avançait à grands pas
vers le gouffre.
Lui qui connaissait si bien l’in-
dustrie et les enjeux énergétiques,
lui qui savait ce que représentait la
filière nucléaire pour garantir à la
France son indépendance énergé-
tique, fut le premier, et trop long-
temps le seul, à dénoncer le dépe-
çage d’Alstom et la vente à General
Electric des turbines Arabelle. Son
livre Alstom, scandale d’État (Fayard,
2015) est un modèle de travail
1er au 7 février 2024 / Marianne / 45
 › journalistique et d’intelli-
gence politique. Car il y démon-
tait avec précision les méca-
nismes de l’extraterritorialité du
droit américain et la façon dont
notre « allié » d’outre-Atlantique
imposait à l’Europe un impéria-
lisme économique décomplexé.
Lui, l’ami et le compagnon
de route de l’ancien ministre
de l’Industrie et de la Défense
Jean-Pierre Chevènement, lui, le
Jean-Michel Quatrepoint
souverainiste assumé, c’est-à-dire
défenseur d’une indépendance
qu’il voyait comme la condition de
la démocratie et de la liberté, avait
un coup d’avance sur les faux naïfs
et les vrais idéologues. Pourquoi ?
Parce que son esprit pragmatique
nourrissait ses intuitions. Comme
lorsqu’en 2016 il diagnostiquait une
guerre avec la Russie en cas de vic-
toire de Hillary Clinton. Ou lors du
retour des démocrates au pouvoir.
Contre la pensée unique
J’ai rencontré Jean-Michel en 2015.
Il est venu me chercher pour prendre
la tête d’un club qu’il voulait fonder.
Un groupe de réflexion sur le journa-
lisme pour contrer l’unanimisme de
la corporation et la chape de plomb
médiatique autour des questions
économiques et géopolitiques ; une
pensée unique faite d’atlantisme
béat et d’adoration du libre-échange.
Ce fut le Comité Orwell. C’est lui qui
fut à l’initiative de ce livre collectif,
Bienvenue dans le pire des mondes,
dans lequel il voulait décrypter ce
phénomène pour lequel il forgea le
concept de soft totalitarism, comme
il y a un soft power, tout aussi effi-
cace mais moins perceptible que
le hard power. Par là, il entendait
tous les modes de contournement
de la démocratie par des méca-
nismes économiques et des ins-
tances internationales œuvrant à
mettre en place un système d’enri-
chissement faramineux de multi-
nationales déterritorialisées.
Ensemble, nous avons fondé
et fait vivre le Comité Orwell.
Ensemble, nous avons créé ce qui
allait en être l’outil, Orwell TV,
devenu par la force des choses
Polony TV, puis Marianne TV.
1er au
46 / Marianne / 1er au77février
février2024
2024
IL VOULAIT ENRAYER
LA MÉCANIQUE MORTIFÈRE
DU DÉCLASSEMENT
ET DE L’IMPUISSANCE.
Jean-Michel, à travers ses chro-
niques, y déployait toute l’ampleur de
ses analyses, toute la précision de son
verbe, jusqu’à séduire des centaines
de milliers d’usagers de TikTok pour
ses vidéos sur l’arme que constituait
le gaz dans la stratégie russe. D’un
entrefilet dans le New York Times,
qu’il lisait tous les matins, il tirait
l’idée d’une enquête ou le début
d’une réflexion sur la pensée stra-
tégique américaine. L’esprit toujours
en éveil, il savait déceler dans la plus
anodine information les effets de
cette dérégulation financière dont
il documentait les méfaits.
À partir de 2018, il a nourri
Marianne de ses articles et porté
les hors-séries sur la réindustriali-
sation, la dette, l’écologie ou l’immi-
gration, des sommes intelligentes
et passionnantes qu’il concevait
comme autant de programmes
politiques pour qui aurait eu la clair-
voyance de s’en saisir. Ce qu’il vou-
lait par-dessus tout était agir pour
enrayer la mécanique mortifère du
déclassement et de l’impuissance.
Ce qui le portait était le souci du
bien commun et la perpétuation
de la France et de la République.
C’est ce souci du bien com-
mun qui lui faisait regarder avec
méfiance un progressisme dévoyé
pour qui le mâle blanc de plus de
50 ans qu’il était devenait l’ennemi.
Lui qui avait fait toute sa vie main
dans la main avec son épouse,
Dany, qui était à la fois une com-
plice, une compagne, une parte-
naire intellectuelle, en parfaite éga-
lité, il s’agaçait de cette prétention
de certains à condamner son sexe à
être du mauvais côté de l’Histoire.
Mais il n’allait pas se morfondre ou
se cacher. Lui, le sportif, lui, le bat-
tant qui, toute sa vie, avait pris des
risques, il n’allait pas se mettre à
geindre quand ce qui l’énervait par-
dessus tout était cette propension
de l’époque à laisser s’épancher les
narcissiques et les geignards.
Surtout, il voulait une fois de
plus comprendre. Rattacher ce
mouvement à ce qu’il savait des
soubresauts du système amé-
ricain. Nous en fîmes un livre à
quatre mains, Délivrez-nous du
Bien, qui analysait, bien avant que
le wokisme n’envahisse l’espace
médiatique, le minoritarisme amé-
ricain, cette tyrannie des minorités,
fruit de la culture politique et du
puritanisme états-uniens, versant
culturel du néolibéralisme écono-
mique. Toujours, ce lien essentiel
entre l’économie et les évolutions
des sociétés. Toujours, cette vision
synthétique, quand le conformiste
dit « je ne vois pas le rapport »…
Il est rare, dans une vie, de croi-
ser quelqu’un qui vous nourrit
de son savoir et vient, comme
miraculeusement, compléter vos
propres connaissances comme
s’emboîtent des briques pour
former un édifice. Jean-Michel
Quatrepoint était pour Marianne
plus qu’un compagnon de route,
un pilier. Il était pour sa directrice
un ami, un maître et un père. n N.P.
PATRIOTE
FRANÇAIS ET
SENTINELLE
DU MONDE
À VENIR
L’ancien ministre et fondateur de
la Fondation Res Publica, Jean-Pierre
Chevènement, salue la mémoire et
l’œuvre de notre collaborateur, “gardien
vigilant de l’intérêt général”, doté
d’une “véritable éthique de la vérité”.
PAR JEAN-PIERRE CHEVÈNEMENT
 LE JOURNALISME EN AVANCE PAR FRANCK DEDIEU

À
l’heure dans la vie. En avance dans ses écrits.
Comme tout journaliste, Jean-Michel
Quatrepoint aimait prendre le pouls du monde
et restituer fidèlement à ses lecteurs les battements
de l’actualité. Avec ses acteurs, ses séquences,
ses saynètes. Mais il consacrait généralement
à cela son premier paragraphe dans ses articles,
ou son premier chapitre dans ses essais.
Pas davantage. Non, lui s’intéressait en priorité
à « ce qu’il se joue ». Cette poignée de mots
– maintes fois prononcée par l’intéressé – consistait
à trouver le bon fil dans la pelote des événements,
l’enjeu principal dans l’embrouillamini des faits.
Pas forcément à découvrir le « dessous des
cartes », formule fétiche des journalistes fascinés
par les grands de ce monde. Plutôt à comprendre
les rouages parfois techniques d’une affaire
pour saisir l’ensemble du Meccano et en découvrir
sa potentielle charge historique. Dans le « petit »,
quelque chose de grand se prépare. Écouter
les « signaux faibles » – expression utilisée par
Jean-Michel depuis bien longtemps – le mettait
tout simplement en avance sur les autres.
Dans la Dernière Bulle, publiée en septembre 2009,
au lendemain du scandale financier de Lehman
Brothers, il se joue, selon Quatrepoint,
non seulement la régulation future des Bourses
et des salles de marché, comme tout le monde
le conçoit, mais aussi le rôle à venir de la banque
et de l’industrie. L’un doit prendre le dessus
sur l’autre. L’auteur comprend bien la préférence
des élites pour la finance et voit venir la crise
d’après, celle de la production, des usines et
du savoir-faire. Dans le Choc des empires, paru
en 2014, il se joue le prochain match entre la Chine
et les États-Unis, mais « JMQ » braque
les projecteurs sur l’Allemagne. Et conclut avec
prescience par cette idée, à l’époque si contraire
à la pensée dominante : le voisin d’outre-Rhin n’a
plus besoin de l’Europe et joue un jeu dangereux.
Son énergie vient de Russie, sa sécurité découle
des États-Unis, ses débouchés commerciaux
se font en Chine. Drôle de triptyque, à en juger
par les événements récents. En août 2015,
dans Alstom, scandale d’État, il raconte
la liquidation de toute l’industrie française
à travers la braderie de ce fleuron au bénéfice
d’intérêts américains sur fond de trahisons
économico-politiques. Il se joue, cette fois,
toute l’indépendance stratégique du pays,
sa « souveraineté économique », selon l’expression
devenue consacrée après la crise du Covid.
Reste une question, jamais posée par l’auteur
de ces lignes à Jean-Michel : comment expliquer
cette vista ? L’expérience, évidemment.
La méthode, aussi. Comme Karl Polanyi
« encastrait » l’économique dans le social
et le politique, Quatrepoint mêlait avec délice
les rapports de force géopolitiques à l’univers
impitoyable des affaires. Et puis, surtout, le talent. n

A
vec la mort de Jean-
Michel Quatrepoint, ce
n’est pas seulement un
ami très cher qui disparaît,
c’est une figure rayonnante
d’intelligence, un esprit puis-
sant, original, inclassable, qui
nous manquera désormais
cruellement. Je ne sais pas
si c’est sa formation, au
contact d’André Barjonet, ancien secrétaire
général adjoint de la CGT, qui lui donnait
cette remarquable faculté de pénétration.
Son intelligence supérieure se lisait sur son
visage, dont les traits s’animaient avant
même qu’il ait formulé sa pensée. Visage
amical, toujours prêt à s’éclairer d’un
sourire complice, et sans qu’en émane
jamais aucun sentiment de supériorité.
Retmen / Sipa
pensance, et professant,
avant toute chose, une véri-
table éthique de la vérité.
Naturellement cette exi-
gence avait un fondement :
un profond patriotisme, qui
en faisait le gardien vigilant
de l’intérêt national. Il fut
l’un des premiers et, à coup
sûr, l’un des plus constants
défenseurs d’une politique industrielle.
Et par là même un vigoureux contempteur
du démantèlement d’Alcatel-Alstom.
Jean-Michel n’était pas seulement
un esprit puissant, c’était un grand
cœur, toujours disponible, ne marchan-
dant jamais les contributions qu’on lui
demandait. Ce faisant, il nous enrichissait
tous. Ouvert à toutes les formes de la
faisait participer à sa vaste culture.
Curieux, Jean-Michel était aussi un
grand voyageur. Que de pays n’a-t-il pas
parcourus, aux côtés de sa femme, Dany,
avec laquelle il formait un couple insé-
parable, marquant une prédilection, me
semble-t-il, pour le monde hispanophone.
Comment ne pas dire à Dany la part que
nous prenons à sa peine immense ?
Jean-Michel, à force de travail et de
réflexion, était parvenu à se forger une
véritable grille de lecture du monde,
dont témoigne par exemple le Choc des
empires, livre paru en 2014 et toujours
éclairant aujourd’hui.
De ce legs inestimable, nous lui
sommes infiniment reconnaissants. Jean-
Michel Quatrepoint était la véritable senti-
nelle du monde à venir. Au-delà même du

Jean-Michel était d’abord un homme connaissance et de l’expression artis- chagrin qui nous étreint, nous ressentons
courageux, n’hésitant pas à bousculer tique, amoureux des peintres comme des la mort de Jean-Michel comme une perte
les idées reçues, ennemi de toute bien- économistes et des historiens, il nous irrémédiable. n

1er au 7 février 2024 / Marianne / 47

MIEUX VAUT
LES FOUS MÉRITE
AGRICOLE
DESCHAMPS
VAINQUEUR
LEUR ADVERSAIRE,
C’EST L’EXPÉRIENCE
D’ATTAL
Le JDD ne cesse
Karine Le Marchand,
animatrice de « L’amour
PAR NIPPON
En déplacement
À la une de l’Express, cette citation
de François Hollande aussi brève que
censément puissante : « L’expérience,
est dans le pré »,
de nous conter la au CHU de Reims ça compte. » Les électeurs de gauche
sur M6, récemment
légende de Gabriel avec Didier en savent quelque chose. Ils ont fait
décorée de la croix
Attal à grand renfort Deschamps dans « l’expérience » du vote Hollande
de l’ordre du Mérite
de références le cadre de l’opération et ça « compte » beaucoup dans
agricole, a lancé :
historiques. « pièces jaunes », leur choix de ne plus voter pour le PS. n
« Si les agriculteurs
Au moment de manifestent à Paris, Brigitte Macron
sa nomination, je monterai sur leurs lui a suggéré de UNE CARRIÈRE SUR DE BONS RAILS
il fallait voir chez tracteurs. » Saura-t-elle sélectionner un joueur Dans la Tribune dimanche, le présentateur
lui l’influence en redescendre ? n de Reims, le Japonais Thierry Ardisson est dithyrambique à
idéologique de la Junya Ito, s’étonnant l’égard du journaliste Hugo Clément :
IIIe République. même que Didier « Il est beau gosse et a la tête bien faite.
Dans la dernière
À QUAND DES n’y ait jamais pensé. Je lui ai dit : “Tu as tout pour devenir
livraison du journal, CHAUFFEURS « Il faut le sélectionner le nouveau Delarue.” » Ardisson lui
ce n’est plus DE SALLE ? dans l’équipe, Didier ! souhaite donc une carrière aussi rapide
seulement Georges Depuis la rentrée, Pourquoi vous ne qu’une traînée de poudre ! n
Clemenceau qui des problèmes le prenez pas ? »
guide Attal, mais récurrents de « Bah, parce qu’il MARLÈNE À L’ÉCOLE
aussi Napoléon chauffage sont est japonais ! », a Remerciée après le dernier remaniement
Bonaparte. La constatés à l’école répondu Deschamps ministériel, l’ex-secrétaire d’État chargée de
semaine prochaine, maternelle Grands- dans un éclat de rire. l’Égalité femmes-hommes Marlène Schiappa
les lecteurs Champs, dans le Manifestement, s’est inscrite en école de commerce, à
découvriront qu’il XXe arrondissement la première dame s’y l’EM Lyon Business School. Elle pourra y
est le digne héritier de Paris, au point connaît autant que suivre des cours de gestion, compétence
de de Gaulle, que les élèves son mari en foot. n qui lui a cruellement fait défaut dans
Saint Louis, Gandhi, et les enseignants sa gestion de l’affaire du Fonds Marianne… n
Einstein, Mandela subissent parfois
et Jésus-Christ
réunis. n
des températures
glaciales dans les
salles de classe,
TOUT VIENT À POINT…
Les mâles peuvent évoluer. Et en bien, en plus ! Sciences et
DENIS ET DÉNI jusqu’à 11,5 °C. Avenir nous l’apprend : « Si, aujourd’hui, les moustiques
De l’Obs, ce titre : De nombreux suceurs de sang sont exclusivement femelles, il n’en a pas
« Que répondre à parents ont écrit à toujours été ainsi. C’est ce que suggère la découverte d’un
votre oncle Denis la mairie, laquelle moustique mâle dans un morceau d’ambre libanais de plus
qui traite de “crétins” assure chercher de 100 millions d’années. Parfaitement préservé, celui-ci
les auteurs de la des solutions. présente les mêmes mandibules dentelées dont les moustiques
pétition contre Ce n’est pourtant femelles modernes se servent pour percer l’épiderme de
Sylvain Tesson ? » pas compliqué : leurs proies. » Dans 100 millions d’années, les hommes
Que « crétins » il suffit de faire ne seront donc peut-être plus des prédateurs en puissance et
est un peu faible cours dehors, il a Caroline de Haas pourra prendre sa retraite. Courage Caro ! n
et que « staliniens » fait jusqu’à 14 °C
conviendrait mieux ? n fin janvier. n
COMPASSION INTERDIT
Dans les Échos,
Alors qu’ils avaient voté pour l’augmentation
LE FIGURANT de 300 € de l’avance de frais mensuels
ce titre : « À New
Le Parisien a consacré un reportage York, la complexe
des parlementaires, deux députés RN ont
à ces habitants de la capitale qui adorent transformation
finalement fait machine arrière en appelant
jouer les figurants lors des tournages d’un gratte-ciel
à reporter la mesure en raison de l’émoi
de films et séries qui se tiennent en appartements
suscité « chez [les] compatriotes dans une
dans la Ville lumière. Curieusement, de luxe ». Les
période où le pouvoir d’achat de très nombreux
le quotidien n’a pas pensé à interviewer transformer en
Français est très dégradé ». La compassion
Clément Beaune, meilleur figurant logements sociaux,
est comme une paire de clés : on la trouve
du gouvernement depuis 2020. n c’est interdit ? n
toujours là où on ne s’y attendait pas. n

48 / Marianne / 1er au 7 février 2024

EN RIRE !

1er au 7 février 2024 / Marianne / 49

MIEUX VAUT
LA SOUPE PAS POPULAIRE UNE POÉTESSE ELLE PEUT LA FLAMME
Au Louvre, deux militantes écologistes ont QUI PROMET LE FAIRE ANTI-FROID
aspergé de soupe la vitre blindée protégeant Libération a fait un Invitée de France 2, Dans un article de
la Joconde. L’action visant le tableau de portrait élogieux de la Anne Hidalgo a 20 minutes intitulé
Léonard de Vinci a été revendiquée, dans un poétesse Rim Battal, déclaré à propos des « Se mettre en
communiqué, par un collectif baptisé « Riposte signataire de la tribune municipales de 2026 : couple l’hiver pour
alimentaire ». Ce dernier explique que ce geste contre Sylvain Tesson, « Je n’exclus rien, mais se tenir chaud ?
est « le coup d’envoi [d’une] campagne de dont elle dit que je suis concentrée sur C’est ce que
résistance civile, qui porte une demande claire, « sa littérature charrie ma tâche. » Tous ceux propose la tendance
profitable à toutes et tous : la sécurité sociale tout un imaginaire qui la connaissent du cuffing », le site
de l’alimentation durable ». Nul doute qu’une néocolonialiste, sont catégoriques : précise : « Si vous
telle initiative rencontrera un franc succès misogyne et raciste. la maire de Paris est cherchiez l’amour
et permettra de changer le monde. n […] Avec des outils parfaitement capable […], c’est en effet
trouvés chez Cultura ». de se (re)présenter à partir d’octobre
PÉDAGOGIE INNOVANTE Et Libé de citer ce et de perdre. n que démarre la
À la suite d’une perquisition menée passage extrait du “cuffing season”
en décembre 2023, les autorités belges avant de prendre fin
ont découvert pas moins de 50 sachets
livre l’Eau du bain,
signé Rim Battal :
VALLS SANS début mars. L’idée ?
de cocaïne dans le cabinet de la ministre « Sexe non bourgeois, HÉSITATION Se mettre en couple
de l’Éducation, Caroline Désir. Un membre sexe non religieux, « Je n’aime pas pour échapper
de son cabinet a également été interpellé sexe égalitaire, je me la nomination de à la solitude, et vivre
avant cette visite. Enfin des mesures caresse, mon anus Rachida Dati, c’est à deux le froid
un peu radicales pour essayer de relever se contracte quand je une provocation et les fêtes d’hiver. »
le niveau de l’école ! n touche mon clitoris, vis-à-vis de Du jamais-vu.
je me caresse encore, l’opposition LR, Bref, vous savez
CONDAMNATION je résiste, je ne résiste vis-à-vis du monde ce qui vous reste
de la justice parce
EN NON-MIXITÉ pas, je regarde,
j’existe, je n’existe pas, qu’elle est mise
à faire si, au
Dans le HuffPost, on peut lire le bouleversant contraire de Bruno
j’existe sans en examen, et vis- Le Maire, vous
témoignage de Juliette, qui « dans les
modération ou n’existe à-vis du monde êtes un peu juste
années 2000 a été scolarisée dans l’un des
pas,/ je ferme les de la culture. C’est en cols roulés. n
rares collèges privés non mixtes de France.
yeux,/ je mange un coup politique,
Elle raconte les injonctions à l’abstinence et
l’éducation sexuelle conservatrice ». Courageux
les images,/ je suce ce n’est pas ce ACCÉLÈRE,
que les Français
et rare de la part de ce média de s’attaquer
l’icône,/ je mange
l’actrice,/ ne digère désirent. » GABRIEL !
à l’enseignement islamique… Ah non, pardon, Le Parisien rapporte
point. » Sylvain Tesson Déclaration à la
il s’agit d’un établissement catholique. n cette phrase du
peut aller se rhabiller. n Tribune dimanche
étonnamment libre Premier ministre,
RÊVE BRISÉ Gabriel Attal :
QUI DORT TRIME
de Manuel Valls,
Un Belge de 40 ans qui semblait « Je sais pourquoi
a été condamné à donc savoir, le je suis là, pourquoi
vingt mois de prison Dans sa chronique des Échos, le président veut que
28 janvier, qu’il
ferme par le tribunal Gaspard Koenig s’attarde sur les nuits je sois là : appuyer
n’aurait pas de
correctionnel de courtes, dont on nous dit que Gabriel sur l’accélérateur. »
poste à l’occasion
Bruges pour vol Attal, à l’image d’Emmanuel Macron, Les Français
de la seconde
et tentative de vol. serait un adepte. Et le philosophe croyaient avoir un
vague de
Ce dernier avait de regretter ce penchant : « Je plaide Premier ministre, ils
nominations au
lui-même appelé donc pour une cure de sommeil générale, ont un candidat au
gouvernement ! n
la police après dans le gouvernement, les entreprises permis de conduire. n
s’être cassé la jambe et les foyers. Un ministre qui dort
en cambriolant évitera de réagir à chaque fait divers. À BAS LA PLUIE !
un hangar. Moralité : Un patron qui dort devra faire confiance Interrogé sur Public Sénat à propos
pour que la police à ses équipes. Un mari qui dort prendra des inondations, Jean-François Rapin,
française soit plus mieux soin de ses proches. » La semaine sénateur (LR) du Nord, a déclaré : « On
efficace, il faudrait prochaine, les Échos oseront-ils sent qu’une forme de colère monte, car la
plus de cambrioleurs nous expliquer que la retraite à 62 ans, durée de l’événement est incroyable. » Il
belges. n ça n’était finalement pas si idiot ? n serait temps d’interdire la pluie en hiver. n

50 / Marianne / 1er au 7 février 2024

EN RIRE !

1er au 7 février 2024 / Marianne / 51

Comment le conflit
PROCHE-ORIENT

52 / Marianne / 1er au 7 février 2024

 Du Liban à l’Irak en passant par le Yémen
et Gaza, les alliés de Téhéran et ceux
de Washington s’affrontent de manière
régulière depuis le 7 octobre. Au risque
d’embraser toute la région et plus
encore ? A priori, cela ne serait dans
l’intérêt de personne. Mais un accident
est si vite arrivé… PAR STÉPHANE AUBOUARD
PHOTOS : YAN MORVAN / SIPA POUR “MARIANNE”
À LA FRONTIÈRE
entre le Liban
et Israël en janvier.
t gagne du terrain…
L
La guerre qui fait rage à Gaza depuis le 7 octobre
et le massacre perpétré par le Hamas en territoire
israélien fait émerger une réalité de plus en plus
tangible : celle d’une autre guerre, à laquelle se livrent
par procuration les États-Unis et l’Iran. Une guerre
qui gagne du terrain. Bien sûr, ce n’est pas volontaire,
clament la plupart des protagonistes. Quelques
jours après l’attaque du Hamas, Hassan Nasrallah a
laissé entendre que la guerre israélo-palestinienne
dans la bande de Gaza était une affaire locale. Le
chef du Hezbollah affirmait au passage qu’il n’avait
jamais été mis au courant de l’expédition meurtrière
concoctée par le mouvement islamiste palestinien.
De son côté, Joe Biden, qui certes continue de faire
livrer des armes à Israël, aimerait bien – du moins
en apparence – ramener Benyamin Netanyahou
à la raison. Objectif : faire en sorte que le Premier
ministre israélien – à deux doigts de perdre le pou-
voir avant la tragédie du 7 octobre – n’embrase pas
le front à la frontière israélo-libanaise pour sau-
ver sa peau (lire notre reportage au Liban, p. 54).
Quant au régime des mollahs, affaibli après un an
de manifestations importantes en Iran*, continuer
de soutenir toutes ses succursales dans le monde
commence à coûter cher.
Outre le Hamas, qui profite aussi de ses subsides,
Téhéran a plusieurs fers au feu. Ainsi, ses alliés d’Ansar
Allah au Yémen – les houtis – mènent depuis le mois
d’octobre des attaques contre des navires battant
pavillons israélien ou occidentaux dans le détroit de
Bab al-Mandab, en mer Rouge. Cette nouvelle donne
déstabilise considérablement le commerce mon-
dial et met en difficulté la Maison-Blanche, obligée
d’intervenir militairement par le biais d’une coalition
internationale. Mais le bilan n’est guère réjouissant :
depuis trois mois, quelque 150 attaques de drones et
de roquettes ont visé des soldats américains ou de la
coalition. Et 30 attaques ont été menées en mer Rouge.
Reste un autre front, moins exposé mais tout aussi
explosif : l’Irak. Depuis octobre, des bases américaines
y sont le théâtre d’attaques de drones téléguidées par
des milices pro-iraniennes. À l’inverse, début janvier,
deux membres d’un de ces groupes, Hasd al Shaabi,
ont été tués à Bagdad par une frappe de drone. S’il
s’agit encore de conflits dits « de basse intensité », il
ne faudrait pourtant pas grand-chose – un accident
malheureux, un autre coup de folie fomenté par un des
nihilistes de tout ordre dont regorge le monde – pour
que la région s’embrase définitivement. n
* À la suite de la mort, dans un commissariat de Téhéran, de Mahsa Amini,
cette jeune femme kurde qui avait été arrêtée pour ne pas avoir porté son voile.
1er au 7 février 2024 / Marianne / 53

La peur de l’embrasement
contre toute logique
Au lendemain du massacre perpétré par le Hamas en territoire israélien,
le 7 octobre, le Hezbollah et Israël ont ouvert les hostilités des deux côtés
Proche-Orient
de la frontière. Même s’il ne paraît pas imminent, le risque d’escalade
existe pourtant, faisant craindre le pire dans la région.
D
Deir el Zahrani est un village du Liban situé à 20 km
d’Israël à vol d’oiseau. Un village d’apparence banale,
n’étaient les banderoles jaunes du Hezbollah qui
entourent une maison de la bourgade. Et les rumeurs
lointaines des bombes qui, depuis quelques mois,
troublent le silence des lieux. Sur les bannières flam-
bant neuves, le même portrait d’un martyr fraîchement
tombé se décline d’un mur à l’autre. Son nom : Abbas
Hassan Jamoul, alias Jawad Karbala. « Il venait d’avoir
27 ans… », nous précise un vieux soldat du mouvement
chiite qui nous escorte depuis Nabatieh. « C’est ici »,
indique-t-il, montrant du doigt la porte d’entrée.
Assis sur un canapé, sautoir jaune à l’effigie du défunt
autour du cou, deux femmes voilées de noir et un jeune
homme barbu attendent nerveusement : la mère, la fille
aînée et le premier fils. Après un instant de malaise,
Fatima rompt le silence. « Quand il a rejoint sa troupe,
il y a un mois, je ne pensais pas ne plus jamais le revoir…,
confie la mère du chahid, un sanglot dans la voix…
Même si je savais bien au fond de moi qu’il mourrait un
jour ou l’autre en martyr. Il était différent… il était géné-
reux… Tout petit, déjà, il donnait tout… Allah a décidé. »
Dans ces mots se combinent une rhétorique martiale
et religieuse et une peine incommensurable.
À l’heure où ces lignes sont écrites, Jawad Karbala
est le 144e combattant du Hezbollah (pour 51 civils
libanais) à avoir péri depuis la reprise des combats
entre le mouvement armé chiite et Israël, qui déplore
15 morts – 9 soldats et 6 civils. Les accrochages ont
commencé il y a plus de trois mois, tout de suite après
le début de la guerre à Gaza mettant aux prises Tsahal
et le Hamas. Le mouvement chiite libanais avait alors
lancé des missiles en territoire israélien pour montrer
son soutien à ses « alliés » du mouvement islamiste
palestinien. Et ce, malgré les massacres du 7 octobre
dont le Hezbollah nie avoir eu connaissance. Depuis
lors, la frontière israélo-libanaise est le théâtre régulier
d’affrontements par batteries d’artillerie interposées.
Mais la situation ne réjouit pas pour autant la famille
de Jawad : « Si nous sommes fiers du sacrifice perpétré
par mon frère, ne croyez surtout pas que nous soyons
54 / Marianne / 1er au 7 février 2024
AU LIBAN
“ LE MARTYRE heureux de cette situation, reprend Khadija, la sœur.
DE NOS FRÈRES Ne croyez pas non plus que nous aimons la mort. Nous
et de nos pères, n’aimons pas la mort. Le martyre de nos frères et de nos
c’est notre pères, c’est notre manière à nous de nommer la résistance
manière à nous
de nommer à l’ennemi… » Saher, le frère de Jawad, qui accumule les
la résistance à petits boulots pour nourrir la famille, précise : « Et tout
l’ennemi”, confie le monde ici, dans la région, n’est pas voué à prendre les
Khadija, la sœur armes. Mais, bien sûr, s’il faut, un jour, que je les prenne
de Abbas Hassan
Jamoul, alias pour défendre ma région et mon pays, alors je le ferai…
Jawad Karbala, La guerre, on ne l’aime pas, mais elle est devenue une
mort le 3 janvier. habitude pour nous contre Israël… » Sa mère l’interrompt
Ci-contre, une brusquement et lance : « Malheureusement il faut s’y
voiture à son attendre, car Netanyahou est un fou, et vous pouvez être
effigie, à Nabatieh,
dans le sud sûr à 100 % qu’il va porter la guerre chez nous ! »
du Liban. On peut
lire : “Un martyr Ambiance tendue
sur le chemin Depuis quarante-cinq ans, les exemples de conflit entre
de Jérusalem”.
les deux parties ne manquent pas. En 1978 d’abord,
avant même la naissance du Hezbollah, de 1982 à 1985
ensuite, puis en 2006… les habitants du Liban du Sud
connaissent bien la couleur des treillis des soldats de
Tsahal. Aujourd’hui encore, des bouts de territoire
tenus par Israël sont contestés par le pays du Cèdre.
Notamment le mont Dov, plus connu sous le nom des
« fermes de Chebaa », mais aussi les collines de Kfar
Chouba et le village Al Ghajar. À la fin de la guerre
de 2006, la résolution 1701 des Nations unies devait
permettre la restitution de ces territoires en échange
du retrait armé du Hezbollah des zones frontalières
avec Israël. Mais depuis dix-huit ans, rien n’a été fait.
Pis encore. Cette confrontation entre le Hezbollah
et Israël a pris un tour nouveau, comme l’indique l’épi-
taphe en lettres rouges gravée sur la tombe de Jawad
Karbala : « Un martyr sur le chemin de Jérusalem ». Cette
phrase récemment prononcée par Hassan Nasrallah est
désormais destinée à ces combattants morts depuis
le 7 octobre. Ce qui, malgré la drôle de guerre qui
s’installe chaque jour à la frontière libanaise, montre
bien le fond de pensée apocalyptique à l’œuvre dans
la région. Côté israélien, Benyamin Netanyahou veut
en finir avec le Hamas dans Gaza – son ministre du
1er au 7 février 2024 / Marianne / 55
 Patrimoine, Amichai Eliyahu, a même renouvelé
son appel à lancer une bombe nucléaire sur la bande
de Gaza – avec le fantasme du Grand Israël. Côté
palestinien, les leaders du Hamas, eux, n’ont pas
changé leur programme : rayer Israël de la carte, et
que la future Palestine s’étende du Jourdain à la mer.
Enfin, avec cette nouvelle épitaphe, Hassan Nasrallah
est passé en mode djihad.
Autant de mots et de signaux qui ne laissent
pas d’inquiéter du côté de la Force intérimaire
des Nations unis au Liban (Finul), en place dans
la région depuis mars 1978. Dans son bureau du
quartier général, situé à Naqoura, à l’extrême sud du
Proche-Orient
Liban, Andrea Tenenti, porte-parole de la mission,
ne cache pas son inquiétude : « Ce matin [16 janvier],
nous avons été mis au courant d’une intrusion de soldats
israéliens en territoire libanais, nous sommes en train
de vérifier l’information. Si elle se confirme, ce serait la
preuve d’une escalade dangereuse supplémentaire, les
risques d’embrasement étant déjà très élevés… », confie
56 / Marianne / 1er au 7 février 2024
le représentant onusien. Fin octobre, un obus israélien
est tombé dans l’enceinte du QG de la Finul, blessant
trois soldats. Un mois plus tard, un autre casque bleu
a été touché lors d’un échange de tirs dans le village
d’Al-Quzah, à une vingtaine de kilomètres de Naqoura.
« Nous avons 50 baraquements et 10 000 soldats de la paix
déployés tout au long de la frontière, et, de jour en jour, les
“LA QUESTION risques augmentent qu’un drame survienne… En décembre
EST DE SAVOIR encore nous avons subi des bombardements. Souvent le
si Netanyahou, résultat d’un mauvais calcul… et le problème, dans cette
pour sauver
sa peau, dépassera
situation, c’est précisément l’accident. D’un point de vue
les limites. rationnel, à l’heure où je vous parle, il ne semble pas qu’il
Et surtout, si Biden y ait un appétit réel d’embrasement de la situation par
arrivera à le le Hezbollah, l’Iran, ou Israël. Mais, paradoxalement,
contenir jusqu’aux l’ambiance est si tendue que tout pourrait dégénérer très
élections ?”,
analyse Hassan vite au moindre incident… »
Ezzedine, député
Hezbollah chargé “On ne peut jurer de rien”
des relations avec En attendant, la Finul concentre son action dans le
les pays arabes
pour le mouvement
cadre diplomatique. « Outre les patrouilles régulières
chiite libanais. le long de la frontière, nous tentons surtout de maintenir
un canal de communication entre les autorités libanaises
et israéliennes. Et, in fine, avec les chefs chiites, car les
informations que nous rapportons à l’armée libanaise sont
naturellement remises à la branche armée du Hezbollah. »
Une branche armée qui remplace en grande partie
l’armée nationale dans l’inconscient collectif libanais. Et
pas seulement chez les habitants du sud du pays – majo-
ritairement chiite. Mais aussi dans les montagnes druzes
ou chrétiennes et dans les rues de la capitale. Assis au
café Paul, au cœur de Beyrouth, l’intellectuel libanais
Hassan el-Husseini abonde : « Il y a comme une sorte de
schizophrénie qui frappe la population libanaise, explique
le fondateur du Centre civil pour l’initiative nationale.
D’un côté, il y a un ras-le-bol de voir un parti tout-puis-
sant qui bloque la vie politique du pays – mais il n’est
pas le seul ; de l’autre, il ne faut pas s’y tromper : 70 % des
Libanais soutiennent la branche militaire du Hezbollah.
C’est quelque chose que les Occidentaux ont sans doute du
mal à comprendre, mais c’est un fait. Si, dans l’ensemble,
les Libanais – y compris les chiites – ne sont pas contents
d’être à la merci du Hezbollah et de l’arc chiite dirigé par
l’Iran, se sentir protégé fait avaler bien des couleuvres. »
Au point d’accepter d’être un pays qui fait la pro-
pagande d’Ansar Allah, mieux connu sous le nom de
houthis. Aujourd’hui, les Yéménites liés à l’Iran font
parler d’eux avec des tirs réguliers en mer Rouge au
niveau du détroit de Bab el-Mandeb, mettant en danger
bien des intérêts occidentaux. Quant à leur chaîne de
télévision de propagande – Al Masira TV –, c’est depuis
Beyrouth qu’elle émet, depuis un endroit gardé jalouse-
ment secret. C’est donc dans un grand hôtel de la ville
qu’Ali al-Mathouri, le rédacteur en chef de la chaîne
houthie, nous reçoit. Pour lui, c’est le Grand Satan qui
a les clés de la paix : « Que ce soit à Gaza, chez nous au
Yémen, ou encore à la frontière israélo-libanaise, c’est
l’Amérique qui a la solution. Washington a beau faire de
la propagande pour faire croire que nous sommes faibles,

ce n’est pas vrai, nous coulons régulièrement certains
de leurs bateaux. La preuve que nous ne sommes pas
faibles ? La France a décidé de ne pas participer à cette
coalition en mer Rouge. »
Or cette situation militaire – régionale comme inter-
nationale –, si elle fait les affaires du Hezbollah, qui
sort encore renforcé de cette séquence, ne plaît guère
au reste de la classe politique. Ainsi Samy Gemayel, du
parti Kataeb et fils de l’ancien président Amin Gemayel,
ne décolère pas. Dans son bureau, à Bikfaya, la tempête
gronde sous le crâne du leader maronite comme elle
s’abat ce jour-là sur les paysages à l’entour du mont
Liban. « Le problème, c’est que le Hezbollah mène seul
la danse dans ce pays ; les institutions du Liban sont en
dehors du coup. Depuis le début de la guerre, vous ne voyez
jamais de communiqués qui sortent du gouvernement
libanais ou du Premier ministre pour parler de ce qui se
passe au sud. C’est la preuve que le pays est complètement
otage du Hezbollah et de l’Iran. Ce sont eux qui décident
de la guerre et de la paix et qui décident de tout, mili-
tairement et politiquement. Et l’ensemble des Libanais
souffrent de cette situation. Mais, bien sûr, même si la
logique voudrait que l’Iran, le Hezbollah et Israël n’aient
pas intérêt à une escalade, avec Netanyahou et sa posture
jusqu’au-boutiste, on ne peut jurer de rien. »
Course contre la montre
Un point de vue partagé par Gebran Bassil, du Courant
patriotique libre et candidat pour prendre le poste,
vacant depuis trois ans, de président de la République.
Dans sa maison, sur les hauteurs de Beyrouth, il fait le
même constat inquiet que son adversaire politique.
« Cela fait des dizaines d’années que nous sommes toujours
“QUE CE SOIT
À GAZA, chez
nous au Yémen, plus ou moins en conflit avec Israël. Et aujourd’hui, avec
ou encore à la Netanyahou on peut s’attendre à tout, d’autant plus qu’en
frontière israélo- interne il est plongé dans une crise politique majeure. Mais
libanaise, c’est je crois que Netanyahou et Israël ne peuvent pas intensifier
l’Amérique qui a la
solution”, affirme
la guerre sans l’accord des Américains. Ils ont besoin de
Ali al-Mathouri, leur permission. Or Joe Biden, qui est déjà en campagne
rédacteur en chef électorale, a besoin de rassurer la base la plus à gauche de
de la chaîne houthie son parti, qui est composée aussi d’Arabes, de Noirs et de
Al Masira TV. musulmans. Je sais bien que le gouvernement Netanyahou
voudrait mener son pays dans une guerre contre le Liban
et que c’est son intérêt d’entraîner l’Amérique avec lui
dans cette aventure, mais je ne suis pas sûr que le camp
démocrate le laissera faire. »
L’analyse est en partie juste. Une sorte de course
contre la montre est enclenchée pour Joe Biden, qui,
d’un côté, caresse son électorat juif en fournissant des
armes à Israël, et, de l’autre, promeut l’idée d’une solution
à deux États que refusent obstinément Netanyahou
et ses alliés à la Knesset. Un constat qui agace Hassan
Ezzedine, député Hezbollah chargé des relations avec
les pays arabes pour le mouvement chiite libanais, qui
nous reçoit dans son bureau du centre de Beyrouth,
dans l’un des QG du parti : « La question est de savoir
aujourd’hui si Netanyahou, pour sauver sa peau, dépassera
les limites. Et surtout, Biden saura-t-il le contenir jusqu’aux
élections ? Dix mois, c’est long, explique ce vieux briscard
de la politique libanaise. Mais une chose est sûre : si le
Liban se retrouve aujourd’hui encore dans cette situation,
c’est par la faute de la politique impérialiste menée par les
Américains à travers Israël. La vérité est très simple, vous
savez : si les États-Unis le veulent, ils peuvent arrêter la
guerre du jour au lendemain. » Comme beaucoup d’autres
guerres à travers le monde, sans aucun doute. n S.A.
1er au 7 février 2024 / Marianne / 57
 “Aujourd’hui,
Entretien

la haine des juifs est

pétrie de bonne
conscience” aussi ouvrir les yeux et que la luci-
Pour la publication de son dernier livre, “Pêcheur dité ne se confondait pas toujours
de perles” (Gallimard), Alain Finkielkraut s’est avec le désenchantement.
confié sur son rapport à l’amour, à la vieillesse, Un chapitre est consacré à
à l’identité juive ou encore à la littérature. l’identité juive. « Être à l’heure,
Rencontre. PROPOS RECUEILLIS PAR RACHEL BINHAS la seule exactitude », écrivez-
vous en hommage à Péguy.
Comment être à l’heure depuis
Marianne : Vous confiez drissant. Non ! Je me suis dit qu’en les événements du 7 octobre ?
qu’aucun romancier parlant de moi je pouvais explorer Ces événements renforcent l’idée
n’a su retranscrire l’amour une dimension oubliée et négligée que je développe dans ces pages
comme vous le vivez… de l’amour : l’admiration. puisqu’on assiste à l’apothéose
Alain Finkielkraut : L’amour est Milan Kundera, dans l’Immorta- d’un phénomène entamé dès 1967,
une question qui me hante depuis lité, se livre à une critique salutaire dès la guerre des Six-Jours. Les
que je suis tout petit. Mes premiers de l’Homo sentimentalis à travers la juifs, les Israéliens, à partir de cette
battements de cœur remontent liaison entre Bettina von Arnim et date, n’étaient plus un peuple de
à mes séjours en colonie de Goethe. L’Homo sentimentalis est réfugiés, ils rejoignaient le monde
vacances. J’y réfléchis depuis long- celui qui révère ses propres sen- des dominants, des colonisateurs.
temps. Après tout, mon premier timents, son moi sensible. C’est Après le 7 octobre et la riposte
livre écrit avec Pascal Bruckner ainsi que l’amour de l’amour peut d’Israël, l’idée prévaut désor-
était le Nouveau Désordre amou- prendre la place de l’amour de mais dans une partie de l’opinion
reux. Puis il y a eu la Sagesse de l’aimée. J’espère avoir démontré qu’Israël est une entreprise colo-
l’amour, une lecture de Levinas, que je n’étais pas un Homo senti- niale depuis 1948. Pis encore, que
et enfin Et si l’amour durait. mentalis, que l’amour parfois ne l’État juif est en train de perpé-
Et, en effet, je n’ai jamais rendait pas aveugle, qu’il pouvait trer un génocide à l’encontre des
reconnu mon expérience dans les Palestiniens. On n’attribue plus
romans, même dans les grands, que aux juifs l’étoile jaune mais la croix
j’ai pu lire sur l’amour. Dans mes
essais plus personnels, je n’avais À LA QUESTION gammée. Ce retournement de la
Shoah contre les juifs est le grand
pas non plus mis tout à fait au jour
mon propre vécu. Alors, je me suis
“QUI ÊTES- scandale de notre temps. Et cela se
fait au travers de la criminalisation
dit qu’il était peut-être temps ! Et VOUS ?”, du sionisme. Voilà pourquoi, à la
j’ai pris le risque de parler de moi. question « Qui êtes-vous ? », je ne
Triple risque. Risque du ridicule, JE NE PEUX QUE peux que répondre « un sioniste ».
risque de me donner en exemple,
risque d’attendrir le lecteur. Je
RÉPONDRE : Et c’est cela être à l’heure.
Pendant mon adolescence, j’ai
ne forme pas avec ma femme, du
moins je l’espère, un couple atten-
“UN SIONISTE”. mimé en quelque sorte la souffrance
de mes parents, rescapés. Je me

58 / Marianne / 1er au 7 février 2024


livrais à une forme de cabotinage
victimaire. Comprenant peu à peu
que c’était du théâtre, j’ai quitté
la scène pour trouver une autre
manière d’être fidèle aux miens.
Mais, bien que je n’aie évidemment
pas souffert comme eux d’un anti-
sémitisme virulent, je me suis vite
rendu compte que je n’en avais pas
fini avec la haine. Et qu’en outre
cette haine à laquelle j’avais affaire
était pétrie de bonne conscience.
On ne peut pas mobiliser contre
elle le devoir de mémoire, c’est elle
qui le mobilise pour dire aux juifs :
« Vous faites la même chose que ce
que vous avez subi ! »
« Il n’y a aucun antidouleur
pour la lente disparition
de soi », estimez-vous,
en expliquant qu’on ne doit pas
abandonner à leur sort ceux
qui veulent mourir. Faut-il
être forcément croyant
Hannah Assouline
pour vieillir sereinement ?
Il est plus facile de vieillir sereine-
ment quand on pense que la mort
n’a pas le dernier mot. Cela étant, je
ne suis pas convaincu de la sérénité
des croyants. Eux-mêmes ont peur !
Ils vivent dans l’espérance mais ils
ne savent pas. Il suffit de lire Pascal
pour s’en convaincre, c’est lui qui
a les pages les plus terribles sur la
mort. Personne ne peut affronter
sa disparition en toute quiétude.
Cependant, je constate qu’une
autre angoisse aujourd’hui s’ajoute
à la peur de la mort. La fin de la vie
nous terrifie, qui que nous soyons,
mais la fin de vie aussi. Chacun
est amené à se demander s’il res-
tera lui-même dans ses dernières
années, s’il ne sera pas atteint de
démence sénile. Cette perte de soi
dans l’hébétude me semble être ce
qui peut arriver de pire. Jusqu’à
présent, la médecine ne répare pas
le cerveau. Elle ne peut que consta-
ter l’avancée de la prostration, et,
comme dirait Serge Rezvani, « l’im-
mense chagrin de se savoir en état
de destruction mentale ». La science
est désarmée face à ce chagrin. Elle
reste les bras ballants devant cette
évolution inexorable. D’ailleurs,
le projet de loi sur la fin de vie ne
prévoit rien sur cette perte pro-
gressive de soi.
Or j’y pense très souvent, à
mesure que j’avance en âge. Je
n’aime pas voir un médecin se dra-
per dans le serment d’Hippocrate,
dans le « tu ne tueras point » pour
refuser de répondre à l’appel de ses
malades. La cruauté prend ici le
masque de la miséricorde. Quand
la médecine ne peut aider à vivre,
quand elle est impuissante, il faut
au moins qu’elle ait la modestie et
la bonté d’aider à mourir.
Y a-t-il des auteurs, des
ouvrages qui vous ont aidé
à traverser certains moments
de la vie ? Qui, pour remplacer
les cachets de Lexomil
que vous avez pu avaler lors
de votre chagrin d’amour ?
Aucun ouvrage ne peut vous aider
dans une rupture amoureuse ! Le
ciel vous tombe sur la tête, vous
êtes anéanti. Cette rupture dont
je parle n’a pas duré longtemps,
même si je souffre encore après
toutes ces années de stress post-
traumatique [rires]. Bien sûr, le
temps guérit tout. Peu à peu sans
doute fait-on son deuil. Mais, sur le
moment, rien ne vous aide. Et vos
amis sont les dépositaires impuis-
sants de votre souffrance bavarde.
Quelles seraient les raisons
d’avoir le désespoir heureux
aujourd’hui ? « Je n’ai pas,
en vieillissant, sombré dans
l’amertume », écrivez-vous.
Chris Marker disait que l’humour
est la politesse du désespoir. Nous
vivons quand même une époque où
la différence entre privé et public
existe. En temps de guerre, elle est
abolie, l’Histoire envahit brutale-
ment votre existence. Pour nous,
ce n’est pas le cas. Je peux bien être
affligé par l’évolution du monde. Je
peux bien penser, comme Walter
Benjamin, que la catastrophe,
c’est lorsque les choses suivent
leurs cours, néanmoins j’ai une
femme que j’aime, un fils avec qui
je m’entends très bien, des amis
très chers et tout cela me protège
du désespoir. n
1er au 7 février 2024 / Marianne / 59
Lecture
Alain Finkielkraut
ou la sagesse du cœur
Dans son dernier ouvrage, le philosophe convoque
de grands auteurs pour commenter à sa manière
les transformations du monde. Un livre d’une sensibilité
précieuse. PAR RACHEL BINHAS
R
Rares sont ses lecteurs qui n’ont
pas une dette intellectuelle à son
égard. Alain Finkielkraut, dans
son dernier ouvrage, Pêcheur de
perles (Gallimard), construit des
ponts entre la pensée et le tumulte
du monde. À l’aune de ceux qui
l’ont marqué – Kundera, Levinas,
Arendt… –, le philosophe se livre.
Des récits parfois intimistes qui
éclairent sur la mort, les femmes,
l’amour, l’humour ou l’identité
juive. Ou comment le singulier
prend, sous sa plume, une dimen-
sion universelle. Une manière de
penser le monde. C’est sur l’amour
que le philosophe commence
l’ouvrage en s’appuyant sur Paul
Valéry, pour qui « le cœur consiste
à dépendre ». Un mot que l’acadé-
micien fait sien : « À l’encontre du
grand enseignement des Lumières,
le sentiment qui m’habitait m’ap-
prenait que l’autonomie n’était pas
60 / Marianne / 1er au 7 février 2024
le bien suprême. Sans l’amour, je
serais resté enfermé dans la pri-
son de l’égocentrisme, cette préfé-
rence fastidieuse de soi par soi. »
Or la société actuelle cherche le
contrôle. « Sortir de l’emprise pour
établir une relation contractuelle,
démocratique, rigoureusement éga-
litaire, comme l’exige la nouvelle
doxa, c’est sortir de l’amour. […]
Le scepticisme n’est plus terminal,
mais inaugural. »
L’académicien convoque le phi-
losophe de l’altérité, Emmanuel
Levinas, pour proposer une
réflexion sur la civilité aujourd’hui.
« Là où on attendait le cool, la bru-
talité prend les commandes. Sous
les pavés, la plage rêvait-on en 1968.
Sur les pavés, la rage ou la radiation
d’autrui, est-on amené à consta-
ter tristement quelques décennies
plus tard », écrit Finkielkraut.
Néanmoins, la prévenance et la
politesse ont beau traverser les
rapports humains, l’écrivain le
sait, l’ombre du soupçon plane
au-dessus : « […] il faudrait avoir
oublié tous les livres pour ne pas
voir ce qu’il y a d’hypocrisie dans la
pantomime de la civilité ». Il en faut
plus pour la liquider. S’appuyant
sur Levinas, il ajoute : « La civilité,
affirme-t-il doucement et obstiné-
ment, ne se réduit pas à l’art de
feindre et elle en sait plus long sur
nous que le soupçon n’en sait sur
elle. » Or, aujourd’hui, la courtoisie
est une espèce en voie de dispari-
tion. D’aucuns estimeront que la
Pêcheur de perles, situation n’est pas si grave. « Pour
d’Alain Finkielkraut, ma part, je me contenterai d’ajou-
coll. « Blanche », ter à cette si profonde réflexion
Gallimard, de Levinas – “avant le cogito, il y
224 p., 19,50 €.
a bonjour” –, que bonjour est un
miracle en péril. »
Le désespoir heureux
Pessimiste pour les uns, ennemi
de la modernité pour d’autres,
Alain Finkielkraut a beau être un
penseur engagé, il ne propose pas
pour autant un ouvrage militant.
Son constat est amer, et pour-
tant, le sens de la nuance qui se
retrouve à chaque page rend la
EMMANUEL lecture particulièrement douce.
LEVINAS, L’écrivain a le désespoir heureux.
ici en 1985, est
un des auteurs sur Car Alain Finkielkraut n’est pas
lesquels s’appuie un « anti ». Ses objets d’admira-
le philosophe, tion – voire de vénération – sont
notamment au multiples : la littérature, la culture
sujet de la civilité
et de la courtoisie, française, l’enseignement, la
aujourd’hui en voie liberté… Et il partage avec le lec-
de disparition. teur le souci de la transmission.
En cela, l’écrivain marche dans
les pas de Milan Kundera en rap-
pelant que la route empruntée
par nous autres modernes est
Marion Kalter / Opale
héritée. Et que l’homme ne sera
jamais, comme l’écrivait Spinoza,
un empire dans un empire. Une
leçon professorale. n
 Darwin n’a pas
toujours raison
le principe de la sélection natu-
relle aux sociétés humaines afin de
justifier les inégalités sociales.
Eh bien, non ! Le livre de Daniel
Milo est beaucoup plus subtil que
cela. Avant d’être une critique du
darwinisme social, aujourd’hui
dépassé, c’est avant tout une remise
en cause partielle du darwinisme.
De son emprise sur les esprits, car
qui dit du mal de Darwin, parmi les
biologistes, pas tous, est immédia-
tement traité de créationniste ou
de fixiste. Il est vrai que Milo est un
Dans un livre esprit iconoclaste. Mais ce n’est pas
un révisionniste ! Il est né en 1953
passionnant, “la à Tel-Aviv. Il a déménagé à Paris
Survie des médiocres”, en 1982. et a enseigné à l’École des
hautes études en sciences sociales.
le philosophe et
historien des sciences Le mythe de
Daniel S. Milo la concurrence
Qu’est-ce qui l’a poussé à critiquer
reproche au Charles Darwin (1809-1882) ? C’est
naturaliste britannique l’idée qu’à son insu le naturaliste
aurait préparé le terrain au mythe
d’avoir favorisé capitaliste de la concurrence effré-
le développement née, de l’innovation perpétuelle,
des records pour les records. Milo
du néolibéralisme. prétend dans ce livre défendre « les
PAR PHILIPPE PETIT ratés de la nature et les humiliés de
la société ». Ce n’est pas un hasard
« seulement sa fréquence relative ».
La génétique des populations
a démontré que la théorie de la
sélection naturelle « ne marche
qu’une fois sur dix ». Tandis que le
grand public pense qu’elle marche à
tous les coups. Que, dans la nature,
seuls les plus aptes survivent. Tout
le livre de Milo est une réfutation
de ce dogme. L’optimisation n’est
La Survie des pas, selon l’auteur, une condition
médiocres. Critique
du darwinisme nécessaire pour la survie, la nature
et du capitalisme, est tolérante envers les médiocres,
de Daniel S. Milo, les originaux, les disproportionnés.
Gallimard, Sinon, « comment la girafe aurait-
402 p., 27 €. elle supporté un cou et des jambes
absurdement longs pendant plus
de dix millions d’années ! » Or c’est
une réalité, pour la majorité des
naturalistes ou biologistes, « la
nature sait ce qu’elle fait, elle ne peut
qu’avoir raison ». Pour eux, « c’est la
présomption de sens qui préside ».
Il faut que tout soit sélectionné.
« La lutte pour la vie n’est pas
un tournoi où le meilleur gagne,
mais un casino où le plus chanceux
s’en sort. » Hors cette maxime,
qui concerne un faible pourcen-
tage de la sélection naturelle,
la nature est conservatrice et
elle n’est pas intolérante envers

S
Seriez-vous prêt à acheter un
livre ayant pour titre la Survie des
médiocres ? Pas sûr. Pour intrigant
qu’il soit, ce titre n’est pas a priori
vendeur. Un éloge de la médiocrité,
du banal, de l’ennuyeux, cela ne
suscite guère l’enthousiasme.
Fort heureusement, le sous-titre
efface cette première impression :
Critique du darwinisme et du capi-
talisme. Il annonce un peu mieux
la couleur. Grâce à lui, on imagine
qu’il entend régler son compte au
Paolo Carrozzino
si nombre des exemples pris par
Darwin arguant de la justesse de
sa théorie proviennent de ce qu’il
voyait expérimenter chez les fer-
miers passés maîtres dans la sélec-
tion artificielle. Le péché originel
de Darwin, d’après Milo, est d’avoir
« créé la sélection naturelle à l’image
de la sélection artificielle » et des
lois du marché. Alors que la nature
combat la nouveauté, les éleveurs la
vénèrent. « Qu’est-ce qui est gagnant
dans la nature ? Avoir une progéni-
ceux qui se contentent de peu.
Le titre anglais de ce livre est
Good Enough. C’est désormais
plus clair. « Évolue ou passe à la
trappe » : ce n’est pas pour Milo. n
POUR MILO, L’OPTIMISATION
N’EST PAS UNE CONDITION
NÉCESSAIRE POUR LA SURVIE.
LA NATURE EST TOLÉRANTE

darwinisme social, cette doctrine ture, point final », s’insurge Milo.

attribuée à Herbert Spencer (1820-
1903), en particulier, qui applique
Il ne nie pas la réalité de la
sélection naturelle, mais affirme
ENVERS LES MÉDIOCRES.
1er au 7 février 2024 / Marianne / 61
 À la volée !
PAR JACK DION
ATTENTION, LA GAUCHE
EN TERRAIN GLISSANT
Q
Que les trottoirs des villes soient ver-
glacés ou non, il est devenu commun
d’affirmer que la France glisse à droite.
Électoralement parlant, c’est évident.
Toutes tendances confondues, la gauche
est réduite à un étiage d’environ 30 %,
niveau rarement atteint. Pourtant, on ne
peut se contenter d’une telle approche
pour analyser une réalité politique bien
plus complexe. En vérité, ce n’est pas
le peuple qui dérape, mais la gauche
qui patine à force de marcher à côté de
ses pompes.
Au vu des enquêtes d’opinion, les
citoyens soutiennent massivement des
thèmes et des revendications histori-
quement portés par la gauche. C’est vrai
pour la justice sociale, la lutte contre les
inégalités, la défense des services publics,
la promotion d’un État social défenseur
du modèle du même nom, la régulation
Mise
au point PAR
CHRISTOPHE BOURSEILLER*
L
La révolte agricole et les craintes
multiples qu’elle suscite en haut lieu
ne manquent pas d’interpeller. Ce que
craignent aujourd’hui les « élites » auto-
proclamées, dont le diplôme tient lieu de
sésame, c’est la multiplication des colères.
Pour l’instant, seuls les agriculteurs osent
bloquer les routes. Mais qu’adviendra-t-il
si, comme à Berlin, les camionneurs ou les
travailleurs entrent dans la danse ?
Nous vivons le temps des colères. Ce
que craignent nos gouvernants, c’est la
furie décisive. Le siècle nouveau a déjà
été marqué par deux incendies graves.
En 2013, les « bonnets rouges » ont changé
la donne. Il s’agit au départ d’un mou-
vement agricole qui se dresse contre un
impôt écologique : l’écotaxe de Ségolène
Royal. Mais le mouvement se généralise et
62 / Marianne / 1er au 7 février 2024
de l’économie en opposition à la toute-
puissance du marché, au libre-échan-
gisme et à la financiarisation devenue
la tendance dominante du moment.
Sur tous ces sujets (et sur d’autres), les
Français ne sont pas devenus des adeptes
du néolibéralisme, même si ce dernier
a su profiter de l’échec de l’économie
administrée pour se refaire une santé
idéologique, avec l’aide précieuse de la
social-démocratie, qui a montré une
certaine aptitude à gérer les affaires du
capital sans états d’âme.
Pourquoi, alors, la gauche est-elle
hors course électorale ? Parce que, sur
nombre de sujets prégnants pour la vie
quotidienne des citoyens, elle est aux
abonnés absents, quand elle ne tombe
pas dans une caricature coupable. Dès
qu’il s’agit de la nation, de l’immigration,
LE TEMPS DES ENRAGÉS
SANS CAUSE
acquiert une dimension « interclasses ».
Dans les cortèges, les petits patrons
côtoient les salariés, les paysans, les chô-
meurs, les pêcheurs, les médecins, les avo-
cats, les retraités… Il demeure cependant
cantonné à la seule Bretagne.
En 2018, les Gilets jaunes se dressent
à leur tour contre une accumulation
de mesures impopulaires : la taxation
du diesel, la fin programmée des chau-
dières au fuel, les 80 km/h, sans oublier
un nouvel impôt écologique, la taxe car-
bone portée par Édouard Philippe. Cette
fois, la révolte est nationale. Toutes les
couches de la population se mobilisent.
Et la France connaît sa plus forte crise
sociale depuis Mai 68.
Il existe pourtant une différence
majeure entre les lointains soixante-
huitards et les récents Gilets jaunes.
En Mai 68, les barricadiers se plaçaient
sous la bannière de grands théoriciens :
Marx, Engels, Bakounine, Lénine, Trotski,
de la République, de la laïcité ou de la sécu-
rité, la gauche ne sait plus où elle habite.
Niant les problèmes, elle affiche un mépris
manifeste pour les gens ordinaires. Elle se
complaît dans la vision wokiste importée
des États-Unis, et qui fait la joie des bobos
urbains repliés sur leur nombril identi-
taire. Elle véhicule des clichés qui font le
jeu de la droite, voire du Rassemblement
Staline, Mao… En janvier 2019, des Gilets
jaunes parviennent justement à pénétrer
de force dans la cour du ministère des
Relations avec le Parlement de Benjamin
Griveaux. Que font-ils en la circonstance ?
Ils tournent en rond dans l’air froid, puis
quittent l’enceinte en haussant les épaules.
Frappante et symbolique est ici la dif-
férence entre Gilets jaunes et soixante-
huitards. Où sont passés les philosophes,
dont la pensée devait précéder la trans-
formation du monde ? Les Gilets jaunes
expriment une juste colère, puisqu’ils
souffrent d’une réelle injustice sociale.
Mais à aucun moment ils ne se montrent
capables d’envisager la société future qui
pourrait remplacer le vieux monde honni.
Nous vivons ainsi une époque para-
doxale. Les coups de colère se succèdent à
une cadence de plus en plus rapide. Mais
les révoltés du XXIe siècle n’ont aucune
idée du monde qui pourrait se substituer

national, parti qui sait occuper le terrain
pour faire avancer ses thèses, aussi dange-
reuses soient-elles. On a pu le vérifier avec
la loi sur l’immigration, qui, par la grâce
de la Macronie, lui a permis de remporter
une victoire idéologique.
Chaque fois, plutôt que de prendre les
questions susdites à bras-le-corps
pour apporter des réponses nouvelles,
humanistes et républicaines, les repré-
sentants de la gauche foncent dans
le mur. Ils hurlent au loup, crient au
« fascisme », dénoncent des complots
imaginaires et sont inaudibles pour le
commun des mortels. Certes, quelques
voix iconoclastes se font entendre, mais
elles sont ultra-minoritaires. La musique
de fond demeure une machine à dégoûter
les esprits les plus attachés à l’idéal de
justice et de fraternité hérité du mou-
vement ouvrier, ce qui ne présage pas
de lendemains électoraux qui chantent.
« Rien n’est plus puissant qu’une idée dont
l’heure est venue », disait Victor Hugo.
Encore faut-il en avoir une, d’idée. n
à la société actuelle. Ce qui fait défaut
en fin de compte, c’est un projet alter-
natif crédible, propre aux années 2000.
Pour l’instant, cette perspective manque
cruellement.
* Historien et essayiste, président de l’Observatoire
des extrémismes et des signes émergents.
Dernier livre : la France en colères (éditions du Cerf).
Au laser
PAR CHLOÉ MORIN
RÉCONCILIER
VERTS ET GILETS VERTS
R
Revoilà les tracteurs dans nos
rues et le fumier déversé devant
nos préfectures. La colère des
agriculteurs est une énième – et
sans doute pas l’ultime – manifes-
tation d’un modèle qui n’en finit
plus d’être en crise. Quand les uns
mettent en cause des distributeurs
qui tirent systématiquement les prix
vers le plus bas, et les autres des
consommateurs qui veulent de la
qualité sans en payer le prix, tout le
monde semble aujourd’hui d’accord
pour pointer un fléau : l’écologie.
L’écologie et son lot de normes,
imposées par Bruxelles – une ins-
titution qui déverse annuellement
plus de 10 milliards d’aides aux agri-
culteurs, mais, dans ce cas-là, on ne
dit pas que c’est Bruxelles, mais que
c’est un juste retour sur nos impôts.
L’écologie et ses militants, qui ver-
raient en tout paysan un pollueur,
un capitaliste déterminé à exploiter
la terre jusqu’à l’épuiser. tant été en difficulté. Le revenu pro-
mis ne viendra que d’une remise en
Il est de bon ton aujourd’hui, cause du modèle économique, pas
quand on défend les paysans, des impératifs sanitaires et écolo-
d’accabler les écolos. Et si, au giques qui garantissent la grande
lieu d’être le problème, ils étaient qualité de nos productions.
plutôt une partie de la solution ?
La crise actuelle du modèle agricole Plutôt que d’attribuer tous leurs
est celle d’une version libre-échan- maux à l’écologie politique, nos
giste et extrêmement capitaliste de agriculteurs ne devraient-ils pas
nos systèmes de production et de convenir avec elle que les bouleverse-
consommation, dans lesquels les ments climatiques sont une urgence
fermes s’agrandissent pour tenir qu’ils subissent en première ligne
tête aux géants chinois ou brésiliens. et de plein fouet ? Comme l’écrivait
Les convulsions subies toujours Daniel Perron, juriste spécialiste de
plus durement par les agriculteurs l’agriculture, dans Critique de la pen-
ne viennent pas, fondamentalement, sée agricole en 2016 : « Les mutations
des impératifs écologiques imposés du regard consumériste et des sensi-
d’en haut. Elles ne viennent pas d’un bilités environnementales obligent à
prétendu diktat du tout-bio ni d’ex- revoir les fondements mêmes de la
ploitations à taille humaine, donc production agricole, donc le métier
trop petites, la preuve : l’exploitation d’agriculteur. »
moyenne était de 21 ha en 1970, elle Réinventer le modèle, plutôt
est de 69 aujourd’hui. On n’a jamais que chercher à aller toujours plus
autant mécanisé la production, loin dans l’affirmation d’un dogme,
ouvert les frontières, souscrit aux porté en étendard par la FNSEA, qui
dogmes du libre-échange… et pour- a démontré qu’il était une impasse :
tant, nos agriculteurs n’ont jamais voilà l’enjeu. n
1er au 7 février 2024 / Marianne / 63

L’IDÉE
DE LA SEMAINE
LA TENUE UNIQUE
OU LE RETOUR
VERS LE FUTUR
Celles et ceux qui, à l’école primaire, ont connu
la blouse et ont ensuite observé l’évolution des
mœurs se demandent aujourd’hui si Emmanuel
Macron est un jeune président ou un vieux
politicien dans un corps de jeune président. Au
XXe siècle, il y avait en classe des encriers et les
taches étaient fréquentes. D’où la blouse. Quels
élèves se servent encore de la plume Sergent-
Major ? Ce retour vers le futur, pour emprunter à
un film célèbre, signifie que la « start-up nation »
n’était qu’un écran de fumée et que la modernité
a pris un sérieux coup de vieux. Peut-on
raisonnablement envisager de soumettre la
jeunesse à des codes vestimentaires d’un autre
âge ? Elle qui jongle avec Internet, s’habille sur
les sites web ou dans les friperies, manipule des
smartphones et surfe sur les réseaux sociaux,
adopterait des habits d’un autre temps ?
Il faut être ignorant de la jeunesse, loin des
adolescents ou des jeunes adultes pour croire à
de pareilles balivernes et surtout le faire admettre
par les parents. Et dans le même ordre d’idées,
pourquoi ne pas imposer aux professeurs
une tenue unique pour servir d’exemple à leurs
élèves ? Allez, M. Macron, un petit effort et
nous retournerons au XIXe siècle, au temps
de la Comédie humaine et de Germinal, quand
la bourgeoisie tenait à distance les ouvriers, les
classes dangereuses… N’est-ce pas une vision
d’avenir offerte à la jeunesse ? n ADÉLAÏDE CELLIER
LA QUESTION DES QUESTIONS
Le but essentiel de la politique
est certainement : comment
répartir les richesses créées ?
Ce sujet est rarement traité.
Peut-être volontairement ?
Il serait de nature, selon moi,
à éclairer efficacement le débat
démocratique. Depuis la fin
des Trente Glorieuses, le
transfert des revenus du monde
du travail vers celui du capital
ne cesse de s’accroître.
Chaque année, des dizaines
de milliards viennent augmenter
les revenus du capital au
détriment des revenus du travail
et des contributions à l’effort
national. Si le calcul était fait,
il s’agirait certainement d’un
glissement de l’ordre de 15 %
du PIB annuel par rapport
UNE INCOMPÉTENCE ÉVIDENTE
Selon le principe de Peter, tout
individu a une tendance naturelle
à aller vers son point d’incompé-
tence. Il semble bien qu’Emma-
nuel Macron soit arrivé à ce
point, et que le mandat en cours
soit celui de trop ! Rien ne va, et
la politique de gribouille menée
depuis plus de six ans nous
conduit vers un inconnu qui
s’annonce sombre. Le « gamin »
a coupé une grande partie des ren-
trées fiscales, et, en même temps,
a creusé notre dette jusqu’à un
point jamais atteint, empêchant
toute action. Pour lutter contre
l’inflation, il l’a accompagnée
aux années de la fin des
Trente Glorieuses. Il faudrait
additionner toutes ces sommes
pour connaître l’étendue
du pillage. Ce sont ces moyens
gigantesques – des centaines
de milliards – qui manquent
aux salariés et à l’État pour
couvrir nos besoins
fondamentaux, qui ne cessent
de s’accroître (transition
écologique, besoins sociaux,
santé, éducation, recherche
scientifique, accroissement
des revenus du travail… ).
Ne faudrait-il pas qu’un conseil
d’économistes réalise
cette étude pour alimenter
le débat sur une des causes
fondamentales du déclin de
notre monde ? n DANIEL COLOMBO (VAR)
avec la campagne du carnet de
chèque… sans provision !
En fait, il n’a pas osé agir sur
les prix, qu’il aurait fallu bloquer,
mais ça, c’était faire preuve de
courage. La mesure est délicate à
mettre en œuvre, car il faut jouer
avec le frein et l’accélérateur, et
cette délicatesse dans l’action
n’est pas le fort de Jupiter. Parce
qu’il a été encensé depuis très
longtemps, il n’a jamais pris le
temps ou entrevu la nécessité
de s’interroger sur la pertinence
de son action, et son incompé-
tence devient de plus en plus
évidente ! n JEAN MUNCH

UN CONSEIL AUX EXPERTS DE LA COUR

On pourrait souhaiter ou espérer que
davantage d’éditorialistes,
de commentateurs et autres experts
politiques en viennent à questionner
l’évidence. Les flagorneries indécentes
des courtisans et autres éléments de
langage, matraqués jusqu’à la nausée
sur les écrans ou le papier, finissent
par saturer le public. Le « roi » de notre
République se voit souvent stigmatisé
pour son élitisme managérial, son
arrogance, son ego narcissique,
son manque d’empathie, son tropisme
Kleenex de DRH gouvernemental ;
on en passe. Rares sont celles et ceux
qui osent pointer l’hypothèse d’une
incompétence immature et d’une
inexpérience à gouverner. Les moins
informés des citoyens observent, sans
besoin de grille de lecture, le temps
démesuré consacré par le roi à
sa communication médiatique ultra-
scénarisée et à la verticalité de ses
postures. Le potassage de ses dossiers
n’en souffrirait-il pas ? Un antique dicton,
usé jusqu’à la corde, rappelle que
gouverner, c’est prévoir, ce qui requiert
du travail et un peu d’intelligence des
situations. Pas sûr que la récente
jacquerie agricole renvoie un signe très
rassurant que ces qualités inspirent ou
habitent les préoccupations de l’exécutif
dans son action. n JEAN-LUC BIGOT, ROCHEFORT

64 / Marianne / 1er au 7 février2024

 REDEVENONS ACTEURS DE NOTRE DESTIN !
Après un changement
de gouvernement,
nous avons subi plus de
deux heures d’une confé-
rence de presse faisant
état de l’autosatisfaction
d’Emmanuel Macron. De
2017 à maintenant, nous
sommes en présence d’un
président tout-puissant,
se gargarisant du succès
de toutes ses actions.
On se demande pour-
quoi la France va si mal.
Pourquoi les Français
n’ont-ils plus confiance
en ce monde politique,
qui, pourtant, serait à
notre écoute. Pourquoi
changer quand tout va si
bien. Pour commencer,
dans un langage guer-
rier, il s’est penché sur
l’éducation, la santé, le
travail. Comment expli-
quer que ces secteurs ne
bénéficieront plus que
d’un demi-ministère ? À
aucun moment, il ne parle
de ce qui est pourtant la
première préoccupation
des Français, le pouvoir
d’achat. Il va, paraît-
il, s’occuper de celui
des classes moyennes.
Au même moment, on
apprend que le prix de
l’électricité va conti-
nuer d’augmenter. Que
le reste à charge sur les
médicaments, sur les
honoraires des méde-
cins, sur les actes médi-
caux, va doubler. Et ce
n’est qu’un début ! Seuls
les salaires, les retraites
ne suivent pas ! La seule
augmentation dont on
parle, annoncée en 2023,
c’est 4,9 %. Bien loin de ce
que les Français ont subi
et continuent de subir. Et
on nous promet des jours
de plus en plus durs. Il
faut satisfaire aux critères
européens, sans oublier
de continuer à alimenter
la guerre en Ukraine. On
l’a bien compris : c’est
l’Europe qui décide de
tout, Macron est l’exécu-
tant ! À quand le retour à
un pays libre, dans lequel
des habitants libres
décident ? Dans quelques
mois, les élections euro-
péennes ! Il va falloir voter
pour celui qui voudra
rendre sa liberté à notre
pays, modifier les règles
qui régissent l’Europe,
oublier la mondialisation
« heureuse » et l’obliga-
tion du libre-échange, qui
nous laisse à la merci des
diktats de fonctionnaires
technocrates que nous
ne connaissons pas et
n’avons pas élus. Soyons
acteurs de notre destin ! n
COLETTE RABEY
MARIANNE 28, rue Broca, 75005 Paris
TÉL. : 01 53 72 29 00 FAX : 01 53 72 29 72.
MARIANNE publication hebdomadaire éditée par CMI France.
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CHRONIQUEURS : Périco Légasse (29 65), Samuel Piquet (29 01).
CONSEILLER ÉDITORIAL : Alain Léauthier (29 44).
FRANCE : Rachel Binhas (29 02), Hadrien Brachet (29 79),
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INVESTIGATION : Emmanuel Lévy, (29 20), Vanessa Ratignier (29 52),
Laurent Valdiguié (grand reporter) (29 62).
MONDE : Anne Dastakian (grand reporter) (29 23),
Quentin Müller (reporter) (29 95).
Correspondants : Diane Cambon (Espagne), Ariel F. Dumont (Italie),
Julien Lacorie (Israël), Fabien Perrier (Grèce), Thomas Schnee
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JEUX : Jean-Paul Cordier.
JOURNAL DES LECTEURS : lecteurs@journal-marianne.com.
CHARGÉE DES ÉVÉNEMENTS EXTÉRIEURS : Éliane Paty (29 40).
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RÉALISATION
RÉDACTRICE EN CHEF TECHNIQUE : Isabelle Michaux (29 33).
ÉDITION : Myriam Perfetti (chef d’édition) (29 53),
Nathalie Maréchal (29 60) ; Ludivine Benard (29 61),

DES MALADES QUI COÛTENT TROP CHER
Dans sa récente conférence de presse,
Emmanuel Macron a été invité à formuler
son avis sur une possible majoration de la
part du prix de la boîte de médicaments
restant à la charge des assurés sociaux.
En se prononçant favorablement sur cette
mesure, il en a appelé à la responsabilité
des Français. Le propos est choquant, non
pas tant par le feu vert qu’il donne ainsi au
surcoût de 50 centimes imposé à l’assuré
pour chaque boîte de médicaments déli-
vrée, mais par ce qu’il insinue. Ainsi, le
malade porterait une responsabilité quant
à la quantité des médicaments qui sont
nécessaires à son état de santé ? Il lui serait
donc loisible d’en réduire la consomma-
tion comme il peut décider de modérer sa
consommation d’alcool ou de sucreries ?
Comme s’il ingurgitait pilules et potions
pour son seul plaisir et pouvait, s’agissant
d’une fantaisie, décider de s’en abstenir ! n
GÉRARD CASSAN, SAINT-ANTONIN-NOBLE-VAL (82)
Christophe Baffier-Candès (révision) (29 19),
Christophe Barré (révision) (29 58), Julien Vallet (web) (29 67).
MAQUETTE : Bertrand Lacanal (direction artistique) (29 27),
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DIFFUSION
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IMPRIMERIE : Newsprint Lieusaint (77).
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No CPPAP 1027 C 89227 Printed in France / Imprimé en France.
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3/9 avenue André-Malraux – 92300 Levallois-Perret – 01 87 15 17 95.

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1er au 7 février 2024 / Marianne / 65

 Fruit de l’éruption d’un
volcan méditerranéen
en 1831, l’îlot fut
convoité par la France,
le Royaume-Uni
et le royaume
des Deux-Siciles, qui
voulaient y baser leur
flotte. Rongé par la
mer en quelques mois,
il inspira finalement
de nombreux auteurs.
PAR NICOLAS SKOPINSKI

L
Le vent régulier gonfle les voiles du
Gustavo en cette fin juin 1831. Ce
navire marchand croise tranquille-
ment dans le détroit de Sicile, 70 km
au sud de l’île. Soudain, le capi-
taine Tafilletti aperçoit d’étranges
signaux de fumée, à dix milles nau-
tiques (environ 18,5 km). Intrigué,
le marin dirige son brick, un navire
à deux mâts, vers l’épais nuage
sombre qui masque les rayons
du soleil à mesure que l’on s’en
L’île Julia
approche. « Une colonne d’eau
s’élevait de la mer à la hauteur de
cent palmes [36 m], entourée d’une
fumée grisâtre plus noire dans le
centre […] faisant entendre des déto-
BATAILLE DIPLO M
nations fortes et répétées », racontera
le capitaine à la presse sicilienne. Il
ne s’approche pas trop, l’eau bouil-
lonne tant que des poissons morts
émergent à la surface, comme cuits.
SUR UN VOLC A
éclipses. Apparitions et disparitions d’une terre nouvelle au milieu
ITALIE Les vapeurs de soufre rendent l’air d’une terre française, contextua- de la Méditerranée constitue un
difficilement respirable dans ce lieu lise : « Quand l’île émerge, on ne enjeu très important en matière
gardé par l’Empédocle, le volcan sait rien d’elle. Certains pensent géopolitique », insiste l’historien.
sous-marin à l’origine du tumulte. que si l’éruption se prolonge, un
Sa fumée met plusieurs jours à virer isthme pourrait relier la Tunisie Désirs d’expansion
au blanc, confirmant la naissance à la Sicile, coupant en deux la Trois États revendiquent la nou-
SICILE d’une île sortie des eaux, en pleine Méditerranée. » L’apparition d’une veau-née. Le royaume des Deux-
TUNISIE Méditerranée. Une Vénus de 5 km terre nouvelle au cœur même de Siciles, le Royaume-Uni et la France
ÎLE JULIA
de circonférence et 65 m de haut l’Ancien Monde, cartographié de la toute neuve monarchie parle-
qui séduit. depuis l’Antiquité, excite l’ima- mentaire de Louis-Philippe. Le roi
En Sicile, à Malte, en Tunisie, ginaire d’une époque orpheline sicilien Ferdinand II assure que le
consuls et ambassadeurs de tous des Grandes Découvertes mais capitaine Capace, commandant
les pays s’empressent de faire engagée dans la colonisation. La de la corvette Etna, s’est approché
remonter l’information. Bruno France en Algérie, l’Angleterre en en canot de l’île, où l’activité volca-
Fuligni, historien auteur de l’Île à Égypte et à Malte. « Le contrôle nique empêchait tout débarque-

66 / Marianne / 1er au 7 février 2024


O MATIQUE
C AN
juillet. Il y aurait jeté une
rame pour homologuer le baptême
de Ferdinandea. Rame qui n’a pas
« ces chif-
fonniers de l’Océan », selon Jules
– de planter l’Union Jack
sur Graham Island, officiellement
le 2 août. Personne ne trouvera
pourtant de traces de ce débarque-
ment, sur une île brûlante jusqu’à
la mi-août… Ces revendications
antagonistes chauffent à blanc les
chancelleries. Naples et Londres
s’écharpent. « Une île formée par un
NPL / Opale
phénomène extraordinaire, à une si
grande proximité de la Sicile, [doit]
POURQUOI ON EN PARLE
NOUVELLES TERRES
D
epuis novembre 2023, une éruption
crée une île au Japon. Née dans les eaux
territoriales, elle sera de facto japonaise
si elle se maintient dans le temps, ce qui est
encore incertain. En revanche, en Méditerranée,
l’activité sismique ressentie depuis l’été
dans les champs Phlégréens de la mer de Sicile fait
craindre des éruptions sous-marines. De nouvelles
terres pourraient alors naître dans les eaux
internationales. Terrae nullius, elles appartiendraient
au premier qui ferait acte de souveraineté dessus. n
être regardée comme la propriété de
notre seigneur », claironne le Journal
des Deux-Siciles. Plus que les vulca-
nologues, qui pratiquent une disci-
pline balbutiante, ce sont les pas-
sionnés de relations internationales
qui suivent l’affaire. « On redoute
une guerre navale en Méditerranée »,
assure Bruno Fuligni.
La France s’en mêle sur le
tard, le temps que le ministère
de la Marine valide le budget, que
l’équipage soit recruté ou encore
qu’on définisse de quelle admi-
nistration dépendent les frais de
bouche du dessinateur réclamé
par Constant Prévost, géologue à
la tête de l’expédition. « On voit les
trois cultures, s’amuse l’historien.
Une culture sicilienne de la rapi-
dité, de la débrouille. Une culture
britannique plus maritime et mili-
taire. Une culture française un peu
lente, administrative. » L’arrivée de
La Flèche dans la zone alarme les
voisins européens. Ils suspectent
des désirs d’expansion du nouveau
SI CETTE VÉNUS régime, qui a troqué le drapeau
DE 5 KM blanc royal pour le tricolore, jadis
de circonférence pavoisé sous l’Empire. Paris ras-
“réapparaissait sure : la seule conquête ambition-
durablement
aujourd’hui, née serait celle du savoir. « C’est de
ce serait une la propagande, une “conquête pour
nouvelle île, le bien de l’humanité tout entière”,
explique l’historien sourit Bruno Fuligni. En réalité,
Bruno Fuligni. la France a mobilisé un bâtiment
Les prises
de possession militaire dont l’équipage a reçu
du XIXe siècle ne des instructions du ministre de la
s’appliqueraient Marine. » Les Français prennent
pas.” Ici, peinte possession en bonne et due forme,
par Salvatore
le 27 septembre, de l’île qu’ils
Fergola, en 1831.
baptisent Julia. Une référence au
mois qui a vu naître cette terre et
la monarchie de Juillet. Constant
Prévost analyse la nouvelle posses-
sion du royaume. Son rapport tra-
hit sa gêne. En fait de conquête, un
confetti condamné à disparaître
dévoré par les flots. L’île se révèle
n’être qu’un amas de cendres
compactées, émergeant au gré des
éruptions depuis l’Antiquité. Son
immersion progressive, officialisée
en décembre, refroidit les ardeurs
politiques et militaires, mais pas
celles des artistes, en plein cou-
rant romantique. Walter Scott s’y
est rendu, inspirant Jules Verne
– un de ses grands admirateurs –
pour ses Mirifiques aventures de
maître Antifer, J.M. Barrie pour
son Neverland, James Fenimore
Cooper pour le Cratère, ou
encore Alexandre Dumas pour
le Speronare.
Plus de velléités
Sommeillant à 25 m de profon-
deur en 1923, selon Jean-Baptiste
Charcot, officier de la marine
française, l’île engloutie n’est plus
qu’à quelques mètres de la surface
aujourd’hui. Mais pas de quoi ravi-
ver la flamme. Selon la conven-
tion de l’ONU sur le droit de la
mer de 1982, une île doit être per-
manente. « Si Julia réapparaissait
durablement aujourd’hui, ce serait
une nouvelle île, explique Bruno
Fuligni. Les prises de possession du
XIXe siècle ne s’appliqueraient pas. »
Paris et Londres n’ont d’ailleurs
plus de velléités, le climat géo-
politique dans cette zone voisine
de l’île de Lampedusa ayant bien
évolué. « Ces îles sont des points
avancés de l’Union européenne
au large de l’Afrique, note l’his-
torien. Le pays qui la réclamerait
se retrouverait avec un territoire
qui accueillerait vite beaucoup de
bateaux de migrants. » De janvier
à novembre 2023, 152 211 clan-
destins ont accosté dans la région,
selon Frontex. L’arrivée specta-
culaire de milliers de migrants à
Lampedusa en septembre 2023 a
mis l’ensemble des gouvernements
européens sous tension. Pas sûr
que l’île, tant désirée au XIXe siècle,
fasse encore rêver l’Europe. n
1er au 7 février 2024 / Marianne / 67
 Littérature
Écrire au plus
près du bitume

Corentin Fohlen / Divergence

 F
Faut-il vraiment s’en étonner ? On
n’a jamais vu autant de SDF sur
les trottoirs, ainsi que dans les fic-
tions et récits publiés ces derniers
mois. À défaut de trouver un toit,
les quelque 300 000 sans-abri que
compte l’Hexagone* auront fini
par se faire une place en librairie.
Petite, mais réelle. En moins de
deux ans, depuis Écritures car-
nassières (éd. Maurice Nadeau,
2022), chronique des errances
du talentueux Ervé, jusqu’à la
Manche, du primo-romancier Max
de Paz (Gallimard, 1er février 2024),
pas moins de cinq livres ont été
consacrés à ceux que, autrefois,
on appelait les clochards. La lit-
térature serait-elle à la rue ? Un
peu, et c’est tant mieux, à l’heure
où le spectre de la pauvreté hante
les classes moyennes françaises
et où les inégalités atteignent des
profondeurs abyssales.
Un siècle et demi après les
Misérables, la France a les romans
qu’elle mérite. N’en déplaise à
Emmanuel Macron, lequel décla-
rait, en 2017, ne plus vouloir « per-
sonne dans les rues d’ici la fin de
l’année » [sic]. Jupiter ne veut pas
voir les gueux ? Par leur dénuement,
les sans-abri constituent bien le
point aveugle de nos sociétés fon-
dées sur la croissance et l’accumu-
lation, le revers inavouable d’une
médaille pas si glorieuse. Dans
les centres-villes cossus, dans la
capitale en pleins préparatifs des
jeux Olympiques, ils occupent des
marges que les écrivains peuvent
explorer avec leurs armes propres.
À savoir une attention au réel sus-
ceptible de faire valdinguer les cli-
chés, une langue capable de des-
Francesca Mantovani / Gallimard - Céline Nieszawer / Flammarion
siller les yeux.
Raconter la dèche, avouons
que c’est casse-gueule. De l’eau a
coulé sous les ponts depuis Hugo,
“J’AI ÉCRIT CE LIVRE DANS UNE
PERSPECTIVE DE TRANSFORMATION.
JE VOUDRAIS QUE ÇA CESSE.”
MAX DE PAZ
Beaucoup préfèrent détourner le regard. Certains
politiciens vont même jusqu’à promettre que, bientôt,
ils ne seront plus là, sur les trottoirs, dans le froid
et l’humidité… Et pourtant, la réalité est cruelle :
en France, des centaines de milliers de personnes
dorment dans la rue. Une vie dans les marges que
racontent de plus en plus d’écrivains. PAR ÈVE CHARRIN
Dickens et Zola. Entre l’écueil du
voyeurisme et celui de la complai-
sance, entre le pathos et l’esthétisa-
tion de la misère, comment trouver
le ton juste ? Et pour dire quoi ?
La rue, mode d’emploi
Dans Prélude à son absence
(Mercure de France, 2023), Robin
Josserand invente un jeune SDF
en objet de désir. Lauréat du Prix
du roman gay, ce premier roman
en forme d’autofiction sensuelle
et grinçante ne pèche pas, c’est
le moins qu’on puisse dire, par
l’excès de bons sentiments.
Crasseux, affalé dans un couloir
du métro, Sven fascine le narrateur. La Manche,
Bibliothécaire à Lyon et trentenaire de Max de Paz,
Gallimard,
comme l’auteur lui-même, cet alter 128 p., 16 €, 2024.
ego fictif offre un verre au jeune
homme à la dérive, l’attire chez
lui, tente de le séduire. Ce faisant, il
entreprend d’écrire son obsession :
« Cela ferait un beau roman – ou un
roman abject. » Marqué par l’œuvre
de Jean Genet et héritier d’Hervé
Guibert, Robin Josserand fait de
son personnage clochardisé une
surface de projection. Au dandy
qui le dévore des yeux, il appa-
raît en « Rimbaud cracheur de
feu débraillé ». Objet de fantasme
érotique, prétexte à l’écriture, « le
garçon » aux cheveux gras attire
et dégoûte, tour à tour, celui qui
admet sans fausse honte vouloir
« profiter » de sa « vulnérabilité » :
Dans la ville,
de Élodie Fiabane,
Flammarion, 176 p.,
18 €, 2024.
« Je n’aurais jamais pu approcher
ce garçon s’il n’avait été à la rue – et
ces mots sont peut-être vrais mais
ils sont immondes. » D’une écriture
enfiévrée autant que lapidaire, le
romancier raconte une cruauté sans
âge, celle du sexe et de l’argent.
Pour une fibre sociale plus pro-
noncée, on pourra lire la Manche,
de Max de Paz. Dans cette fiction,
l’auteur choisit d’écrire à la pre-
mière personne : « Mon chauffage,
c’est la bouche d’aération du métro »,
lâche d’emblée le narrateur. « La
rue l’hiver ça nous rend tous un peu
barges. » Empathie assurée. Sans
quitter son fauteuil, on devient ce
jeune homme de 19 ans, ex-lycéen,
viré du petit appartement où il
vivait auparavant en banlieue pari-
sienne avec sa mère et son grand
frère. « On passait nos week-ends
à préparer des gâteaux », se sou-
vient-il. Depuis, l’aîné a sombré
dans l’alcool, la famille a éclaté, les
rêves d’antan avec. De la chaleur
sucrée du foyer au contact glacial
du bitume sous la joue, la chute est
violente. Dramatique.
On pourrait reprocher à son
jeune auteur d’abuser quelque
peu de cet effet-là, suscitant chez le
lecteur ce mélange trouble d’iden-
tification et de soulagement par
quoi Rousseau définissait la pitié.
Ce personnage errant dans les
abords bourgeois du Panthéon,
avec sa barbe hirsute et son jean
élimé, nous touche d’autant plus
que, ouf, nous vivons son périple
par procuration depuis la quiétude
d’un appartement bien chauffé.
Quand apparaît Élise, jolie jeune
femme sous sa défroque de clodo
menaçante, l’amour offre au héros
paumé la perspective, somme toute
rassurante, d’une rédemption.
1er au 7 février 2024 / Marianne / 69
Littérature
› On songe à ce film culte,
les Amants du Pont-Neuf (1991).
À travers Alex (Denis Lavant)
et Michèle (Juliette Binoche),
Leos Carax donnait alors à voir
une débine transcendée par la
passion et sublimée par les
lumières de la nuit parisienne.
Trois décennies plus tard, Max
de Paz cède, à sa façon, à la ten-
tation cinématographique, avec
une fin en apothéose déjantée
sur fond de sirènes d’alarme et
de courses-poursuites.
Mais en 2024, la fulgurance
des images ne suffit plus. Aussi
l’auteur a-t-il longuement
échangé avec des sans-abri de
son quartier. Il leur a « emprunté
des mots, des phrases », confie-
t-il à Marianne. Dans la Manche,
comme dans la vraie vie, les bour-
geois « choisissent leurs pauvres »,
tandis que les SDF, pour trouver
un coin de trottoir, déploient des
stratégies qu’on croyait réservées
à la recherche d’un appartement.
Pour survivre, il faut de la méthode :
le livre pourrait s’intituler « La rue
mode d’emploi ». Surtout, au fil des
déambulations dans le très chic
Quartier latin, le propos devient
politique, dans la lignée des romans
sociaux du XIXe siècle. Face au spec-
tacle des nombreux appartements
laissés vacants, la révolte gronde,
puis éclate. Contre « ces rats de
propriétaires » qui « protègent leurs
biens » quand d’autres meurent de
froid, le narrateur se rebelle. Signe
des temps : « J’ai écrit ce livre dans
une perspective de transformation,
nous explique l’auteur. Je voudrais
que ça cesse. »
Authentique justesse
Ce désir-là traverse aussi, plus
subtilement, le beau récit d’Élo-
die Fiabane. Monteuse et cinéaste,
l’auteure consacre certaines de ses
soirées aux maraudes dans le cadre
d’une association. Dans la ville
(Flammarion, janvier 2024) restitue
ses trajets dans le XIIIe arrondis-
sement parisien, ses rencontres,
ses découvertes. L’observation
attentive vaut mieux que tous les
fantasmes. À un sans-abri endormi
70 / Marianne / 1er au 7 février 2024
lors de son passage, la marau-
deuse laisse un gobelet en carton
et des dosettes de café soluble.
L’empathie n’exclut pas l’humour :
« Je ne sais pas […] s’il les trouvera à
son réveil content, ou s’il tiendra le
gobelet incrédule en se demandant :
Qui peut penser que je mâchonne
du café ? » L’auteure-narratrice,
c’est ce qui fait la force de son livre,
mesure la distance objective qui
la sépare, elle, « [s]on corps et [s]
on tempérament de domiciliée »,
d’eux, qui dorment dans un sac de
couchage sur le trottoir mouillé.
Autant ou plus que les SDF, elle
croque les maraudeurs. Avec une
honnêteté bienvenue, l’écrivaine
évoque des motivations qui mêlent
dans le désordre « l’adrénaline » de
l’urgence vitale, « la joie de faire les
gestes qui sauvent » et « les blagues
de Félix », coéquipier fêtard. Élodie
Fiabane raconte l’envie d’aider et
pointe les limites d’une charité
qui, du même coup, « maintient
en vie » et « maintient l’existant ».
Avec acuité, ce premier livre sai-
sit une ville que nous n’habitons
pas « ensemble » mais « en même
temps », « ces vies séparées [qui]
forment ce lieu : chez nous ».
Séparées ? Sans doute faut-il
vivre – ou avoir vécu – la rue pour
la raconter avec une authentique
justesse. Rassemblant ses souvenirs
d’une jeunesse sans le sou, George
Orwell a écrit avec une précision
circonstanciée Dans la dèche à
Paris et à Londres (publié outre-
“LES VIES
EN DÉROUTE”, Manche en 1933). Vagabond lettré
l’alcool, la défonce,
“la déglingue du XXIe siècle, Ervé, lui, invente une
physique” sont au langue syncopée pour dire une exis-
cœur du témoignage tence en marge. Après son premier
d’Ervé, vagabond récit autobiographique, Écritures
lettré du XXIe siècle
et virtuose des mots. carnassières, le quinquagénaire au
regard clair, SDF à Paris pendant
un quart de siècle, publiait en sep-
tembre 2023 Morsures de nuit (tou-
jours chez Maurice Nadeau). Écrits
au rythme des errances nocturnes,
les feuillets épars s’agencent en un
texte puissant qui saisit l’envers
de la ville. Magnétiques ou déso-
lées, les nuits parisiennes d’Ervé
semblent « un peu au bord du
monde ». Il y a l’alcool, la défonce,
« la déglingue physique où tu perds
tes dents peu à peu et les côtes cas-
sées lors des bastons », « le corps fié-
vreux, le front perlant de sueur même
par le froid hivernal ». L’humidité
s’infiltre, mais la flamme vacillante
renaît par la grâce des mélodies et
des rencontres. Virtuose jongleur
de mots, l’auteur fait surgir « les vies
en déroute, amours en fuite ». Il dit
les heures solitaires passées à « fre-
donner des chansons qui ne verront
jamais le jour », les heures exaltées
Corentin Fohlen / Divergence - Maurice Nadeau
à se rêver, manteau battant au vent
glacial, en « conquérant de la nuit ».
Témoignage de première main en
Écritures même temps qu’œuvre littéraire,
carnassières, d’Ervé, Morsures de nuit déploie l’imagi-
Maurice Nadeau, naire intime de la dèche. Preuve
152 p., 17 €, 2022.
qu’une période sombre peut aussi
Morsures de nuit,
d’Ervé, Maurice donner de beaux livres. n È.C.
Nadeau, 160 p., 17 €, * D’après la Fondation Abbé-Pierre,
2023. rapport de novembre 2022.
 Le romancier
Lecture
de tous les possibles
Longtemps que nous n’avions plus eu le plaisir de nous
plonger dans un roman total, dans un “roman monde”
qui nous fasse voyager dans le temps et l’espace.
“La Géométrie des possibles”, d’Édouard Jousselin,
c’est tout cela, et plus encore. PAR SOLANGE BIED-CHARRETON
P
Preuve que la vie ne suffit pas,
comme disait Pessoa, la littérature
parvient parfois à la rendre suppor-
table, et même à la magnifier en
nous révélant son sens, quitte à la
remodeler et à la recréer. Il règne,
a priori, un formidable bazar dans
le monde qu’Édouard Jousselin (né
en 1989) nous dessine au sein de
la Géométrie des possibles, solide
second roman de plus de 600 pages
paru début janvier. On y retrouve,
pêle-mêle, la France et l’Amérique,
Paris et la province, la frontière
mexicaine, Hollywood et l’Okla-
homa. Des personnages solitaires
et des vies de famille. Vieux, adultes
et enfants. Les années 1990, 2000,
2010. Très vite, toutefois, les liens se
tissent, les contours apparaissent,
ceux d’un monde restitué, une har-
monie, une évidence que seuls de
grands architectes savent extraire
du matériau dont ils disposent.
Allers-retours
Côté français, tout part de Quarré-
les-Tombes, petite bourgade du
Morvan marquée par l’Histoire,
depuis le Moyen Âge jusqu’à
la Résistance. Le vieux Lucien
Michot, qui y meurt en 2012, y a
pris sa part. À partir de lui, on fera
la connaissance de sa fille, Isabelle,
de son gendre, Dominique, et de
leurs enfants, Marine et Maxime,
dit Max. Et puis de Stéphane et
Clarice, leurs amours de jeunesse
respectives. De Bruno, produc-
teur de cinéma qui entrera dans
la vie d’Isabelle. Et de leurs exis-
tences telles qu’elles se déroulent
Rivages
entre 1995 et 2018. Le tout parsemé
d’allers-retours temporels, et de ce
qui se présente d’abord comme
des entractes narratifs à répéti-
tion, dont l’action se situe de l’autre
côté de l’Atlantique, entre frontière
mexicaine, Oklahoma, Colorado
et Californie.
À moins que cela soit l’inverse.
Que les aventures de Cándido,
migrant mexicain, de Benjamin
Crawford du FBI, de Jessica, de
William Smith et de ses fils, Steve
et Tyler, ne soient régulièrement
interrompues par les tribulations
d’une famille bourguignonne du
tournant de siècle. La Géométrie
des possibles, roman où il nous est
autorisé de ne pas choisir, nous
donne ce plaisir de lecture incom-
parable : virevolter entre des psy-
chés et des univers culturels, des
époques, et sans cesse retomber
sur nos pieds.
Car l’enquête de l’attentat
d’Oklahoma City en 1995, dont
William Smith est victime, est
suivie par Ben Crawford. On verra
que celui-ci est l’éternel amoureux
de Jessica, qui a été, en France, la
prof de Stéphane, l’ex-petit ami
de Marine. Que Jessica a formé
un couple avec Matthieu, présen-
tateur d’une émission littéraire.
Que Stéphane, devenu romancier,
sera reçu dans cette émission. Que
Clarice, la petite amie de Max, frère
de Marine, veut faire du cinéma et
croisera la route de Bruno, produc-
teur, le nouveau mari d’Isabelle.
Que Steve et Max rentreront en
contact sur le darknet. Et que tous
ces récits forment un tout aussi
audacieux que magistral.
Couple et solitude
La palette est si large qu’on est
vite fasciné par la Géométrie des
possibles. Roman sociologique (la
France périphérique, la condition
des migrants), roman historique
(la Résistance) et roman noir (le
sombre dessein de Steve), le livre
parvient, surtout, à placer en son
sein la mère de toutes les batailles :
le couple et la solitude. Il met en
scène les ravages de l’amour et du
sexe, de la trahison, du bonheur
entrevu, vécu ou piétiné. Avec
cet enchevêtrement d’histoires
intimes formant une grande his-
toire, on pense aux nouvelles de
Robert Carver dont Robert Altman
tira Short Cuts, film dans le film,
comme un kaléidoscope, fragmen-
tant les récits, sacrifiant la notion
La Géométrie d’intrigue au profit de celle de
des possibles, vérité. La vérité de la vie, la vérité
Rivages, 608 p., des hommes : c’est peu ou prou
23,90 €.
ce qu’est parvenu à transmettre
Édouard Jousselin, romancier
génial qui nous entraîne, nous tient
en haleine jusqu’à la dernière page,
et qu’on serait bien inspiré de ne
pas perdre de vue. n
1er au 7 février 2024 / Marianne / 71
Entretien

“L’Amérique
a sous-estimé le niveau de
haine qu’elle engendre”
En 2014, le journaliste américain James Foley était aussi affirmé n’avoir frappé mon
fils que deux fois et a sangloté à
décapité par les terroristes de Daech en Syrie. Sept ans plusieurs reprises. J’ignore si c’était
plus tard, sa mère, Diane Foley, accepte de rencontrer sincère. Plus tard, il m’a écrit une
lettre où il exprimait ses excuses. Je
en prison un de ses bourreaux. De cette expérience pense qu’il s’est raconté beaucoup
unique, le romancier irlandais Colum McCann de mensonges pour justifier à ses
yeux ce qu’il a fait. Il a pris la vie
tire “American Mother”, livre déchirant sur la possibilité de Jim, et la sienne est également
du pardon. PROPOS RECUEILLIS PAR BENOÎT FRANQUEBALME fichue. Tout le monde est perdant.

A
Avec Apeirogon (Belfond, 2020),
Colum McCann contait l’histoire
vraie de l’amitié entre deux pères,
israélien et palestinien, dont les
filles avaient succombé au conflit
ravageant leurs terres. American
Mother creuse ce même sillon en
donnant une voix à la mère d’une
victime emblématique de l’État
islamique. Marianne a rencontré
l’auteur accompagné de Diane Foley
lors de leur récent passage à Paris.
Marianne : Qu’est-ce qui
pousse une mère à rencontrer
un des hommes qui ont
kidnappé, détenu et torturé
son fils vingt mois durant,
puis ont posté la vidéo de
son assassinat sur YouTube ?
Diane Foley : Les Britanniques
Alexanda Kotey et El Shafee el-
Sheikh, deux des geôliers de mon
fils « Jim », ont été extradés d’Irak
vers les États-Unis en octobre 2020.
La justice les accusait d’avoir assas-
siné Jim, le journaliste Steven
Sotloff ainsi que les travailleurs
humanitaires Peter Kassig et Kayla
Mueller. Kotey a plaidé coupable
et a été condamné à la prison à
perpétuité, même si ce n’est pas
lui qui a tué mon fils. Un an plus
tard, il a accepté de parler aux
familles des victimes. Je l’ai ren-
contré trois fois, en compagnie de
membres de la défense, de l’accu-
American Mother,
sation, et de Colum McCann. Si
de Colum McCann et j’ai souhaité me trouver face à lui,
Diane Foley, Belfond, ce n’est pas pour lui pardonner.
198 p., 21 €. C’est pour comprendre son acte
et lui raconter qui était mon gar-
çon. C’est ce qu’il aurait voulu…
Kotey est d’abord une victime de
la propagande islamiste, un jeune
homme qui a perdu sa liberté. Je
ne ressens pas de haine contre lui.
Comment Alexanda Kotey
s’est-il comporté
pendant ces entretiens ?
D.F. : Il s’est montré étonnam-
ment rationnel et curieux du tra-
vail de Colum, de son projet de
livre. Il m’a parlé de ses trois filles
restées en Grande-Bretagne. Il a
Il justifie notamment
ce qui est arrivé à votre fils
par les bombardements
américains contre des civils
de l’État islamique…
D.F. : C’est ce que la propagande
de Daech lui a mis en tête. Il faut
aussi affronter le fait que mon pays,
les États-Unis, a commis beaucoup
d’erreurs, et que ces bombarde-
ments ont fait des victimes colla-
térales. L’ironie est que, en tant que
journaliste, Jim venait justement
témoigner de ces faits. Il était drôle,
intelligent, il risquait sa vie pour
écouter les histoires des autres.
C’était un cœur généreux.
Colum McCann : Jim avait lu
le Coran et le connaissait bien.
Il respectait les musulmans. Au
cours de sa première détention
[James Foley a été otage en Libye
pendant quarante-quatre jours
en 2011], il s’est mis à pratiquer,
comme un musulman, avec ses
camarades de cellule, et, avec
eux, il faisait ses ablutions et
priait cinq fois par jour. Lors de
sa seconde capture, en Syrie, il a
pris le nom d’Abou Hamza. Nous
Stéphane Geufroi / MaxPPP

“L’ACTIVISME DE DIANE FOLEY A CONTRIBUÉ À gagnerions beaucoup à mieux

CHANGER LA POLITIQUE DE WASHINGTON ENVERS comprendre l’islam et à davan-
tage respecter ceux qui le pra-
LES OTAGES.” COLUM MCCANN tiquent pacifiquement. À prendre
conscience que l’immense majo-

72 / Marianne / 1er au 7 février 2024


rité des musulmans rejette ces
extrémistes qui parlent en leur
nom. En vérité, tout est une his-
toire d’éducation.
American Mother vous
montre très en colère contre
l’administration du président
Barack Obama, qui n’a pas
réussi à libérer James Foley…
D.F. : Ils n’ont même pas essayé !
Obama était persuadé que toute
interaction avec les kidnappeurs
provoquerait encore plus de kid-
nappings d’Américains. Or rien ne
prouve cela. En revanche, l’absence
de négociation provoque la mort.
Obama est brillant, mais il est arro-
gant et manque de cœur. Je suis
en colère, parce que les autorités
m’ont menti en prétendant que Jim
était leur priorité numéro un. J’ai
été bien mieux traitée en France.
Ici, l’AFP, pour laquelle Jim tra-
vaillait en free-lance, m’a aidée à
décrocher des rendez-vous. J’ai
rencontré la journaliste Florence
Aubenas, qui a été otage en Irak.
Ses collègues Didier François,
Nicolas Hénin, Pierre Torres et
Édouard Elias ont été détenus
avec mon fils et, chaque soir, leur
visage était diffusé à la télé. J’étais
presque jalouse face à ce soutien
qui contrastait avec le silence
américain. Mon pays m’a même
menacée de poursuites si je réu-
nissais l’argent pour payer une
rançon ! En un sens, Washington
a considéré mon fils comme une
victime collatérale.
C.M. : Faut-il ou pas faire le choix
de payer les rançons ? Ce que
je sais, c’est que les codétenus
français, danois ou espagnols
de James Foley ont été libérés et
qu’aujourd’hui ils sont vivants car
des rançons ont été payées. Le pré-
tendu principe moral qui pousse
les États-Unis à ne pas céder se
retourne contre eux, puisque les
assassinats de leurs ressortissants
sont médiatisés et servent à recru-
ter encore plus d’islamistes. Je
constate aussi que, sept ans plus
tard, quand Alexanda Kotey et El
Shafee el-Sheikh ont été jugés en
Amérique, 50 millions de dollars
ont été dépensés, aux frais du
contribuable, en déplacements
par avion, en défraiements de
témoins, en rétributions d’avo-
cats, de juristes… À défaut de
payer la rançon, pensez à tout ce
qui aurait pu être fait avec cette
somme pour sauver les otages…
Au fil des pages, vous critiquez
« l’isolement et l’arrogance »
des États-Unis et leur
« faculté à transformer
la justice en vengeance ».
D.F. : Je suis fière d’être américaine.
Mais c’est vrai, nous sommes sou-
vent très arrogants et devrions
apprendre du reste du monde, de
nos alliés. Dans le passé, l’Amérique
a sous-estimé le niveau de haine
qu’elle engendre et en a payé le prix.
C.M. : Il y a aux États-Unis des
idéologues de droite que je trouve
particulièrement agressifs et dan-
gereux… Mais, à sa façon, l’acti-
visme de Diane a contribué à chan-
ger la politique de Washington
envers ses otages. Et la James
W. Foley Legacy Foundation, créée
“SI J’AI
par la famille Foley, vient en aide
SOUHAITÉ aux otages américains partout
me retrouver dans le monde.
face à l’un des D.F. : Nous collaborons avec le
assassins de mon Qatar pour trouver des canaux
fils, c’est pour
comprendre de négociation et faire libérer les
son acte. Alexanda otages détenus par le Hamas à
Kotey est une Gaza. Ma fondation travaille avec
victime de la la Maison-Blanche, quel que soit
propagande
islamiste. Je ne
le président qui l’occupe. Je suis
ressens pas de 100 % démocrate, mais je constate
haine contre lui”, que Donald Trump a fait un meil-
explique leur travail que Barack Obama
Diane Foley. au sujet des otages. Il les a placés
Ci-dessus,
au côté de Colum en tête de ses priorités et en a
McCann, à Paris, fait libérer.
le 16 janvier.
Pourquoi ce titre, American
Mother ?
C.M. : Il est un brin ironique, parce
que cette « mère américaine »,
Diane, accomplit des choses que
l’opinion mondiale n’associe pas
forcément à son pays. C’est un livre
sur l’amour intransigeant d’une
mère. Plutôt que de succomber à
la dure réalité du terrorisme, il y
a beaucoup de gens, dont Diane,
qui cherchent à apporter un peu
de réconfort au monde. Et, malgré
les actes horribles qu’il a commis,
Alexanda Kotey a su voir en elle
cette forme de compassion. n
1er au 7 février 2024 / Marianne / 73
Entretien

Des anges et des

monstres, des damnés
et des sauveurs…
Un hameau isolé,
des guérisseurs
qui se transmettent
un don de mère
en fils et des corps
torturés par des maux
mystérieux,
des violences
innommables…
Avec “la Langue
des choses cachées”,
la prolifique
Cécile Coulon
revient avec un récit
noir, halluciné,
au verbe virtuose.
PROPOS RECUEILLIS PAR
SOLANGE BIED-CHARRETON

Marianne : Vous publiez, endroit où il ne se passe rien, où il ce nom. Ensuite, la rédaction a

en ce début d’année,
un texte hybride, à la frontière
du récit et de la poésie, de
la fantaisie et de l’épouvante.
Quelle est la genèse
de ce livre si particulier ?
Cécile Coulon : D’évidence, c’est
la première fois que je tente un
livre comme celui-ci, qui mêle le
roman et la poésie. J’ai toujours
écrit des romans d’un côté et de la
poésie de l’autre. Ici, je m’autorise
à user d’une langue poétique pour
écrire un roman. Tout est parti
n’y a personne, que la nature. J’ai
trouvé que cela ferait un excellent
nom de village pour un roman,
Le Fond du Puits. À partir de là,
j’ai commencé à réfléchir à une
histoire, et c’est allé très vite. Dès
que je suis rentrée de promenade,
je me suis demandé quel genre
d’histoire pourrait s’y dérouler.
A priori, il ne s’y passe pas la
même chose qu’à Disneyland…
Combien de temps une personne
qui arrive dans cet endroit est-
elle susceptible d’y rester ? Quelle
été rapide.
Quelles ont été vos influences
en écrivant ce livre ?
Adolescente, j’ai été très mar-
quée par la lecture des romans de
Stephen King. C’est ma première
influence. Puis, il y a eu Daphné
du Maurier. La langue des choses
cachées est un livre très court,
mais je souhaitais qu’il ait la den-
sité d’un livre long. Pour la saisir,
je me suis nourrie des Saisons,
de Maurice Pons, de Colline, de
L’iconoclaste

d’une promenade en Picardie, vérité cachée peut-elle trouver au Jean Giono. J’ai également lu le
au lieu-dit Le Fond du Puits, un Fond du Puits ? Tout est parti de Puits, d’Iván Repila, un texte que

74 / Marianne / 1er au 7 février 2024

j’adore, et les Sources, de Marie-
Hélène Lafon. Je me suis rendu
compte que tous ces textes, qui
développent tous une histoire
forte, sont liés par un même travail
exigeant sur la langue. En écri-
vant la Langue des choses cachées,
j’ai moi aussi fait du langage une
priorité. Et l’influence du conte
est réelle : on ne peut pas dater le
déroulement de cette histoire, elle
pourrait se passer au Moyen Âge
comme en 2024.
Votre récit donne à connaître,
en tout cas, le monde rural
d’un temps mythique, qui
n’existe pas – ou alors presque
plus –, avec ses prêtres et ses
guérisseurs, sans la présence
du moindre homme de
science. Quelle valeur
accordez-vous à l’irrationnel
dans ces pages ?
Celle qu’il m’a été donné d’accor-
der au moment d’un épisode pré-
cis de mon histoire personnelle.
Au début de l’adolescence, j’ai
eu un zona, qui me faisait terri-
blement souffrir. Ma mère m’a
d’abord envoyée consulter un
médecin dans le village où j’habi-
tais enfant. Cet homme de science
et de raison m’a dit en substance :
« Je peux te prescrire une crème,
mais elle ne sera pas très efficace.
Demande plutôt à tes parents de
trouver quelqu’un dans le village
qui sait guérir, quelqu’un qui sait
faire ça. » J’aime cette expression,
qui charrie quelque chose de doux
et de mystérieux à la fois. Ma mère
a demandé à ma grand-mère le
contact d’une personne. Je suis
allée voir une dame avec, sous le
bras, deux pots de confiture pour
la remercier – on ne paie jamais les
guérisseurs avec de l’argent. Pour
la jeune fille que j’étais alors, il fal-
lait simplement avoir confiance
“ÉCRIRE DE LA POÉSIE, OU UN LONG POÈME
NARRATIF, REVIENT À ESSAYER DE RÉTABLIR
UN ÉQUILIBRE AU SEIN D’UNE RÉALITÉ ATROCE.”
en cette femme, qui ne m’a pas
touchée et m’a juste déclaré : « Je
vais faire quelque chose, ne regar-
dez pas, et quand ce sera fini, je
vous le dirai. » Je suis partie, et, le
lendemain, le zona était terminé.
C’est une expérience marquante,
en particulier lorsqu’on est jeune.
D’autant que, en quittant cette
femme, celle-ci m’a demandé de
ne pas révéler son adresse et de
taire ce qui s’était produit. Et puis,
il y avait également, dans notre vil-
lage, un autre guérisseur. Celui-là
était coupeur de feu, et l’hôpital
le faisait venir pour soulager les
brûlures des gens en radiothé-
rapie. C’est la science, donc, qui
l’appelait à la rescousse.
Le roman déploie une galerie
de personnages ambivalents.
La mère du guérisseur,
le père du garçonnet,
par exemple, sont à la fois
des anges et des monstres,
des damnés et des sauveurs.
En dépeignant de telles
quelle vision voulez-
vous donner de l’humanité ?
Je crois que n’importe quel geste
héroïque peut s’accompagner
d’un geste terrible. Comme
beaucoup, j’ai grandi avec une
vision manichéenne du bien et
du mal, comme s’il n’y avait, entre
les deux, aucun balancement pos-
sible. Or écrire, par la recherche
de nuance, c’est déjà mettre à
mal cette vision. Ensuite, il y a,
chez les guérisseurs dans le livre,
le fils et sa mère, une volonté de
rétablir la justice et le sentiment
que cela passe potentiellement
par des atrocités – défiguration,
mort… Il s’agit de préserver un
équilibre, de garder le village tel
qu’il est. Ces gestes innommables
permettent, sur des générations,
de faire tenir des familles autour
d’un secret et dans le même lieu.
Il est notable que tout ce petit
monde demeure au cœur d’un seul
village, que personne ne quitte,
même lorsque tel ou tel en a les
moyens. Cela implique aussi une
certaine lâcheté, on le voit avec le
personnage du prêtre. Personne
La Langue des ne résout rien, mais tout le monde
choses cachées, s’efforce de rester en vie pour
de Cécile Coulon, protéger un système.
L’Iconoclaste,
144 p., 17,90 €. Si on en croit le titre, vous
avez tenté, par l’intermédiaire
des personnages, d’inventer
une nouvelle langue.
En tout cas, d’en révéler une.
La langue des choses cachées,
c’est celle des guérisseurs
dans l’histoire, mais aussi
la vôtre, une langue poétique
qui essaie, comme le don que
vous prêtez au personnage
du d’« harmoniser la
cruauté ». N’est-ce pas ce
que les écrivains cherchent
à faire avec le monde ?
Si, bien sûr, il s’agit d’harmoniser,
voire d’équilibrer, la cruauté du
monde. Écrire de la poésie, ou un
long poème narratif, je crois que
cela revient à essayer de rétablir
un équilibre au sein d’une réalité
atroce. C’est en tout cas une tenta-
tive de compréhension, d’analyse,
de tri des événements. Cela n’est
peut-être qu’une illusion, mais la
langue des choses cachées, c’est
bien cet effort de restitution,
cet acte de nommer ces choses
indicibles, cette insistance pour
nommer tout ce que l’on sait,
ce que l’on connaît de la vie des
gens qu’on aime ou de ceux qu’on
déteste. Une vie cachée, mais qui
se déroule aussi devant nous. Or
nous sommes tellement habitués
à côtoyer la réalité qu’on ne veut
plus la voir. Ce qui se passe dans
le livre, par exemple, peut paraître
surréel, mais ça ne l’est pas entiè-
rement. Le roman traite à la fois
d’une réalité magique et d’une
réalité très humaine, de Choses
humaines, pour reprendre le titre
de Karine Tuil. Les secrets, les
abus, les trahisons existent dans
toutes les familles. n
1er au 7 février 2024 / Marianne / 75
Express
NON MERCI !

Et la Palme d’or de la prétention

est décernée à…

L
CI NÉ MA. L’orgueilleux
Jonathan Glazer peinait à dis-
simuler sa déception de génie
offensé le 27 mai 2023, alors
que la 76e édition du Festival
de Cannes s’achevait avec la
rituelle annonce du palmarès.
En lieu et place de la Palme d’or
qu’il espérait décrocher pour
la Zone d’intérêt, son « grand
œuvre » que certains commenta-
teurs enamourés n’imaginaient
pas figurer ailleurs que sur la
plus haute marche du podium, le
cinéaste anglais dut se contenter
du Grand prix, soit la médaille
d’argent de la compétition.
Beaucoup s’en seraient réjouis ;
pas lui, qui boudait ostensible-
ment quand sa consœur française,
Justine Triet, raflait la mise avec
Anatomie d’une chute. Il faut dire cinq enfants. La maison, une sorte potager –, Glazer, lecteur attentif de
que l’agitateur britannique, en bon de nid domestique tout en raffine- Hannah Arendt, entend probable-
connaisseur des us et coutumes ment et élégance, jouxte les fours ment nous entretenir de l’effroyable
des grands festivals, avait tout mis crématoires, mais de l’abomination banalité du mal, mais il nous ren-
en œuvre pour se faire remarquer derrière les murs nous ne verrons seigne surtout sur ses ambitions de
avec son nouveau film. rien – seule la bande-son, impres- petit maître de l’image, obsédé par
Dans la Zone d’intérêt, libre sionnante, laissera entendre les son dispositif implacable.
adaptation du livre éponyme de bruits étouffés de l’extermina- Que nous raconte-t-il vraiment ?
son compatriote Martin Amis, le La Zone d’intérêt, tion. La Zone d’intérêt reste du bon Pas grand-chose. Évoquant l’at-
réalisateur (Birth, Under the Skin) de Jonathan Glazer. côté des barbelés et se concentre mosphère de son film, le cinéaste
nous invite, si l’on ose dire, dans En salles. sur le quotidien du maître des lieux parle de « génocide ambiant », et
la demeure de Rudolf Höss, com- et de sa famille. précise : « Ce que je voulais filmer,
mandant du camp d’Auschwitz, c’est le contraste entre quelqu’un
qui y réside avec sa femme et leurs Atmosphère glaciale qui se sert une tasse de café dans
La rigueur extrême du film, façon la cuisine tandis que quelqu’un
exercice de style glacial et distancié, d’autre est assassiné de l’autre côté
se donne à admirer dans des plans du mur. » Au début de la Zone d’inté-
larges qui dévoilent Mme Höss veil- rêt, en guise de prologue, l’écran
lant avec un soin maniaque sur ses reste uniformément noir durant de
intérieurs et ses massifs de fleurs longues minutes, comme si Glazer
pendant que M. reçoit des digni- annonçait solennellement au spec-
taires du Reich ou des industriels, tateur qu’il allait bientôt décou-
qui, tels des VRP de la solution finale, vrir un monument de cinéma. À
lui vantent les mérites de leurs nou- la fin du film, bis repetita et nouvel
velles méthodes de crémation. Avec écran noir. À cet instant, il n’est pas
ses plans fixes qui enregistrent les interdit de penser que le prétendu
Bac Films

scènes bucoliques – repas opulents, monument ne repose que sur un art

baignades enjouées, promenades au très sûr de l’esbroufe. n OLIVIER DE BRUYN

76 / Marianne / 1er au 7 février 2024


LA PÉPITE
BLACK, LA CHANSON QUI ANNONCE
DÉJÀ LE RETOUR DU PRINTEMPS
POP ROCK. Il ne faut jamais bouder
les petits bonheurs du quotidien,
et en voici un qui se partage. Parfois,
dans un disque de rock à dominante
affirmée, une chanson prend l’exact
contre-pied, façon rayon de soleil
par temps d’orage. Ici, le groupe
français (d’obédience anglo-saxonne)
Strawberry Seas a choisi de faire
de son troisième album un hommage
appuyé au versant électrique des
Beatles, avec guitares de bad boys
voulant prouver qu’ils peuvent écrire
autre chose que des ballades
acidulées. Mais dans ce tableau
ITINÉRAIRE BIS
Son nom est personne
LITTÉRATURE. En huit romans,
l’écrivain américain Jonathan
Dee, finaliste du Pulitzer pour
les Privilèges en 2011, a réussi
à s’inscrire dans le sillage de
John Dos Passos (disparu en
1970) et de sa mythique trilogie,
USA. Dans son dernier ouvrage,
Sugar Street, c’est l’ère post-
Trump que Dee examine, sa
paranoïa, ses excès sécuritaires
et ses déclassés. Le narrateur,
un quadra en colère contre un « monde en
phase terminale », dont on ne connaîtra
jamais le nom, a décidé de disparaître des
radars : « Pour rendre le monde meilleur,
la seule méthode, c’est la soustraction. »
Que fuit-il ainsi, alors qu’il laisse derrière
lui cartes d’identité et de crédit, téléphone
portable, voiture, et qu’il espère survivre
DR
oscillant entre le gris foncé et
le presque noir, une chanson pleine
de lumière (pourtant titrée Black,
allez comprendre) nous réjouit
précisément par son art de la
tangente et sa manière radieuse
d’évoquer la meilleure pop américaine
actuelle, au hasard : Blonde
Redhead ? Mélodie lumineuse et
voix touchée par la grâce : qui sera le
premier réalisateur à se saisir de cette
merveille pour en faire la musique de
son prochain film ? n EMMANUEL TELLIER
Black, de Strawberry Seas, sur l’album Vertigo.
Vient de paraître.
jusqu’à la fin de ses jours dans
une petite « ville d’immigrants »
avec 168 548 dollars (pas vrai-
ment acquis à la sueur de son
front) ? Mystère. À la différence
du héros de Walden ou la Vie
dans les bois, écrit en 1845
par Henry David Thoreau – qui
s’était isolé afin de « sucer toute
la moelle de la vie » –, cet homme
de la middle class ne trouve de
salut que dans le ressentiment
et l’exclusion. Dee, au travers de phrases
sèches et incisives, dresse l’âpre portrait
des tensions qui agitent la société améri-
caine. À lire d’urgence alors que le spectre
d’une nouvelle ère trumpiste se profile… n
MYRIAM PERFETTI
Sugar Street, de Jonathan Dee, en format poche, 10/18,
216 p., 8,60 €.
En bref
ROCK BRUYANT. On n’y croyait
plus ! Gossip, le trio rock américain
emmené par l’endiablée chanteuse
Beth Ditto, revient après douze ans
de silence. Leur nouvel album,
Real Power, sera disponible
le 22 mars. La chanson titre
rugissante, écrite dans le sillage des
manifestations du mouvement Black
Lives Matter aux États-Unis, laisse à
penser que ce sera un grand cru.
ART. Comment se faire un nom
d’artiste peintre quand on porte
celui d’un illustre grand-père ?
Question vertigineuse et point
de départ de l’exposition « L’art
d’être petit-fils », consacrée aux
dessins et aux toiles de Georges
Hugo, « petit-fils de » né en 1868
et disparu en 1925. Il s’agit de
la première monographie de
cet esthète au tempérament
d’aventurier, qui appelait son
grand-père « Papapa ». Jusqu’au
10 mars à la Maison de Victor-Hugo,
place des Vosges, à Paris.
MUSIQUE. On connaissait
les « tribute bands », ces groupes
de reprises qui consolent les fans
nostalgiques en leur rejouant,
« à la manière de » et parfois sous
perruques, les chansons de
leurs idoles évaporées. Mais voici
que pointe une nouvelle tendance :
le spectacle musico-biographique,
avec, là encore, des reprises, mais
aussi une tentative d’emballage
théâtral. Envie de tester ?
The Simon and Garfunkel Story,
déjà un succès en Angleterre, en
Australie et au Canada, se donnera
sur les planches du Théâtre du
Gymnase, à Paris, du 12 au 17 mars.
CINÉMA ET LIVRE. À Marianne,
on aime bien les livres-ovni.
Ni vraiment biographie ni tout
à fait essai, l’intrigant Poétique
de Tom Cruise, longue lettre
de cinéphile signée Olivier Maillart,
devrait être de ceux-là. Le 14 mars
chez Marest éditeur.
OPÉRA. Don Quichotte forever !
Celui qui n’en aura jamais fini
de se battre contre des moulins
est de retour à Paris, et plutôt deux
fois qu’une : dans la version ballet
créée par Rudolf Noureev dans
les années 1960, à l’Opéra Bastille,
du 21 mars au 24 avril ; puis,
en format opéra, sur la musique
de Jules Massenet (composée en
1910), sous le même toit prestigieux,
du 10 mai au 11 juin. n
1er au 7 février 2024 / Marianne / 77
 LA POUSSÉE DE
L’HERBORISTERIE
À la croisée de la méfiance envers Big Pharma
et du culte de la naturalité, l’herboristerie,
avec sa connaissance ancestrale des remèdes simples
et son côté “seules les plantes ne mentent pas”,
a tout pour plaire à une génération éprise de cueillette
et de druidisme en forêt de Brocéliande. PAR VALÉRIE HÉNAU

B
Boulevard Saint-Germain à Paris,
station Odéon, carrefour des
embouteillages, des échoppes
de fringues et des bars à jeunes.
Qu’a-t-on vu surgir récemment ?
Chartreuse, la première boutique
parisienne des Frères Chartreux de
Voiron. Un magasin magnifique, où
trônent un alambic et des bocaux
en porcelaine anciens d’apothi-
caire. L’idée, certes bien marketée,
est de renouer avec la tradition her-
boriste de la Chartreuse Vauvert,
la première, située dans l’actuel
jardin du Luxembourg, sous Saint
Louis. Un signe que l’herboriste-
rie et ses remèdes ou produits de
bien-être à base de plantes ont bien
le vent en poupe. Lila Sobanski,
pharmacienne et herboriste dans le
XVIe arrondissement de la capitale,
note à son tour un rajeunissement
de la clientèle, venant d’abord pour
les tisanes, grandes gagnantes du
match qui les oppose au café et
au thé chez les trentenaires, puis
étendant sa démarche.
Conseils personnalisés
Car on trouve tant de trésors dans
les herboristeries. Des conseils per-
sonnalisés pour soigner « autre-
ment », soulager et prévenir ses
maux (pas trop graves, bien sûr).
Une connaissance fascinante des
pouvoirs du monde végétal. Une
écoute qui ne peut que séduire par
rapport à la prescription lambda
délivrée vite fait par un phar-
macien pressé qui ne fait plus la
moindre « préparation » depuis
longtemps. Ce n’est pas un hasard
si, alors que la profession n’a plus
de diplôme reconnu par l’État
depuis Vichy (il existe néanmoins
deux écoles privées très réputées
en France), de plus en plus d’uni-
versités, comme Paris-Cité (alias
« Pharmacie ») proposent des
licences de conseiller spécialisé en
herboristerie et produits de santé
à base de plantes. La France rat-
traperait-elle un retard certain en
matière de phytothérapie validée
par la Faculté ? n
DR
APOTHICAIRE. Chez Chartreuse, 128, boulevard
Saint-Germain, à Paris, l’Élixir végétal de la Grande
Chartreuse, édition exclusive en porcelaine, 10 cl, 36 €.
HUILES ESSENTIELLES
Elles s’obtiennent de deux façons : expression
à froid (pour les agrumes zestés) ou distillation
par vapeur d’eau. Le produit obtenu,
parfaitement pur, est un peu la quintessence
du végétal et de ses pouvoirs. Il existe
des centaines d’huiles essentielles à visées
thérapeutiques : antivirales, antibactériennes,
anti-inflammatoires, sédatives…
Ce qui explique qu’elles puissent traiter aussi
bien les maux de gorge, l’acné, les douleurs
articulaires que le stress ou le psoriasis. Elles
ont chacune plusieurs utilisations possibles
COMPLÉMENTS ALIMENTAIRES
Sous forme de gélules, gouttes, sirops,
poudres, comprimés ou d’ampoules,
ils sont censés donner au corps ce que
son alimentation habituelle ne lui fournit pas.
Constituer « une source concentrée de
nutriments ou d’autres substances ayant un
effet nutritionnel ou physiologique » (définition
norme européenne). Ceux qui sont vendus
chez l’herboriste ont une origine végétale ou,
à tout le moins, organique, ils sont fabriqués
par lui ou commandés à un labo de référence
français (comme Phytofrance ou Onatera).
Contrairement à la pharmacie où
les compléments alimentaires sont
du prêt-à-avaler, l’herboristerie pratique
HYDROLATS
Un hydrolat est une eau aromatique
résiduelle, obtenue après distillation
d’une plante à la vapeur d’eau et
extraction de son huile essentielle.
Normalement, on parle d’eau
florale pour les fleurs distillées et
d’hydrolat quand ce sont les autres
parties de la plante qui passent
à l’alambic. Ce second terme sonnant
visiblement plus vintage, on l’emploie
désormais souvent indifféremment.
Évidemment beaucoup moins concentré
en actifs que l’huile essentielle, il s’utilise avec
profit en soin visage : pour émulsionner et
rincer un démaquillant, tonifier, assainir la
Tendance
Huiles essentielles à
l’helichryse italienne bio,
Naturactive 5 ml, 18,70 €.
easypara.fr
Gaulthérie odorante,
Naturactive, 10 ml, 6,92 €.
redcare-pharmacie.fr
Je m’initie à l’herboristerie,
de Michel Pierre et Caroline
Gayet (Leduc).
et des combinaisons multiples entre elles.
Voilà pourquoi il est indispensable de se faire
conseiller par un herboriste, lequel détermine
quelle huile essentielle répond à nos besoins,
comment l’utiliser (voie orale, cutanée, etc.),
enfin, selon quel dosage ou dilution. On peut
néanmoins avoir sa petite pharmacopée
perso : huile essentielle de lavande officinale
pour les piqûres, les brûlures, les poux ;
de Ravintsara pour les affections ORL ;
de Petitgrain Bigarade pour le stress ;
de menthe poivrée pour la sphère digestive ;
de Gaulthérie pour le mal de dos,
l’arthrose, les tendinites. n
du sur-mesure. Exemple pour
soigner un genou arthritique ?
Trois cuillères à moka de
macérat de cassis, trois de pin
des montagnes et trois cuillères
à café de silice organique
végétale à mélanger puis à avaler.
Plus de l’hydrolysat de collagène en poudre
à diluer dans un peu d’eau ! Galère ? Un peu,
mais il faut ce qu’il faut ! Et « l’homogénat
d’œuf de caille » ou le « Salucur sabal
courge », c’est tellement plus chic (et discret)
qu’Arthroflex, Respiflux ou Prostate Boost… n
Herbosum Michel Pierre, complexe en gélules,
Herboristerie du Palais-Royal, 19,90 €. herboristerie.com
peau. Le plus fameux est sans
doute l’hydrolat de rose (de Damas,
c’est mieux), mais celui de romarin
à cinéole est souverain contre les
radicaux libres, celui d’Hélichryse
améliore la microcirculation (éclat
garanti), celui de lavande apaise
les peaux acnéiques ou sujettes au
psoriasis, celui de cassis atténue la
couperose et les rougeurs, etc. Plus
d’infos sur le compte et les vidéos Instagram
@herboristerie_sobanski, passionnants
et très informés sur ces divers sujets. n
Hydrolat « Rose de Damas », antirides, calme
les démangeaisons. Herboristerie des mille feuilles,
250 ml, 19,20 €, herboristeriedesmillefeuilles.
frherboristeriedesmillefeuilles.fr
1er au 7 février 2024 / Marianne / 79
QUELLE ÉPOQUE ! Tendance
ÉLIXIRS
Avec ce nom qui fleure un peu
le philtre, l’élixir est souvent
d’origine monastique, avec
une histoire longue comme
les siècles écoulés depuis la mise
au point de sa formule. Le célèbre
Élixir végétal des Pères Chartreux,
une recette du XVIIe siècle,
est ainsi le produit de 130 plantes
médicinales macérées dans
un alcool de raisin puis distillées.
Il se consomme sur un sucre
ou en gouttes dans une infusion
pour donner un coup de fouet en cas
d’indisposition ou de malaise. L’Élixir
du Suédois, liqueur digestive star
depuis le début du XXe siècle, est,
quant à lui, le fruit de la macération
de 59 plantes, racines et simples
médicinaux dans un alcool à 40 °,
selon une recette présumée
du Moyen Âge, voire de l’Antiquité.
Ces breuvages historiques aux
vertus éprouvées – citons aussi
l’Eau de Sainte Rita, sans
alcool – n’ont cependant rien à voir
avec les modernes élixirs floraux
censés garantir « l’harmonisation
de nos émotions et l’expression
d’une dynamique de transformation
personnelle ». Les herboristes
traditionnels sont parfois réservés
sur la théorie du docteur Bach
(les fameuses Fleurs de…)
inventeur de la « florithérapie ». n
Eau de Sainte Rita, 250 ml,
avec ou sans alcool, 24 et 24,80 €.
herboristeriedesmillefeuilles.fr
8 0 / Marianne / 1er au 7 février 2024
GEMMOTHÉRAPIE
Il ne s’agit pas, comme
une étymologie fallacieuse
pourrait le faire imaginer,
de traiter par les pierres
précieuses, mais plutôt
par les bourgeons, le latin
gemmae désignant ce stade
embryonnaire du végétal.
Théorisée par le médecin
belge Pol Henry (1918-
1988), la gemmothérapie
s’appuie donc sur les jeunes
pousses, quand la phytothérapie utilise des
éléments de plante adulte. Des « macérats »
sont obtenus en faisant macérer les bourgeons
dans un mélange eau-alcool-glycérine pendant
vingt jours. On les absorbe par voie orale
HUILES VÉGÉTALES
Contenant des acides gras, elles sont issues
de plantes oléagineuses (argan, amande douce,
avocat, bourrache, onagre…) et peuvent être
TISANES
Nul besoin de s’étendre, on connaît.
La différence avec l’infusion ? Aucune.
Elles consistent toutes deux à plonger la plante
dans l’eau bouillante (ou à en verser dessus)
et à laisser « infuser », justement. La décoction,
elle, qui se pratique plutôt sur les rhizomes
(gingembre, chiendent, rhodiola…), démarre
à l’eau froide jusqu’à ébullition. On maintient
cinq minutes avant de laisser reposer dix autres
minutes. Dans les deux cas, les herboristes
rivalisent de mélanges inédits, de provenance
sourcée, bien plus ciblés que les duos ou les
monoplantes ordinaires du commerce de base.
Ils adorent aussi les noms ampoulés (Crescendo
de la Tonicité, Nuit de Marie-Antoinette, Hymne
et ils permettent de drainer,
rééquilibrer et régénérer
toutes sortes de fonctions
de l’organisme. Le bourgeon
de tilleul apaise l’anxiété,
celui de cassis est bon
pour l’immunité et
les voies respiratoires, celui
d’aubépine pour le système
cardiaque et les troubles
du sommeil de l’enfant.
Tous sont censés agir
en profondeur, voilà pourquoi
ils se prennent en cure
de trois semaines généralement. Conseils
d’utilisation, là aussi, indispensables… n
Bourgeons de pin des montagnes en macérat
glycériné. Agit sur le système articulaire.
Herboristerie Lila Sobanski, 40 ml, 31,20 €. herbosobanski.fr
utilisées pures ou comme support. Les
meilleures sont de première pression ou
d’extraction à froid. Si les plantes ne sont pas
oléagineuses, elles sont macérées dans une
huile végétale neutre, qui fait office de vecteur
des propriétés actives du végétal (arnica,
carotte, pâquerette, millepertuis…). On parle
alors de macérat huileux. Certaines huiles
se consomment ou s’appliquent sur la peau
(comme l’onagre, régénérant cutané et
régulateur du système hormonal, ou encore
la bourrache expectorante, efficace contre les
douleurs menstruelles ET hydratante). D’autres
s’utilisent uniquement par voie cutanée, comme
l’huile de pépins de figue de Barbarie, très
chère, mais l’antioxydant le plus puissant du
monde végétal : une grande alliée anti-âge ! n
Huile pure de pépins de figue de Barbarie,
antioxydantes et hydratante, 100 % bio.
Ostium, 20 ml, 79 €. ostium-cosmetiques.com
à la femme, etc.) et les emballages en kraft
joliment ficelés à étiquette manuscrite. n
Tisane « Été », hibiscus, menthe douce, vigne rouge,
cassis et mélilot, Michel Pierre, 150 g, 12,70 €.
herboristerie.com
DR

NOMS D’OISEAUX PAR NICOLAS CARREAU
Une société propose des jumelles intelligentes
capables d’identifier les animaux. Aucune espèce
n’échappera à notre frénésie de référencement.
Dans un célèbre sketch des Inconnus, on voit dans la
forêt un chasseur aviné, dont, soudain, l’oreille se tend.
Un chant d’oiseau, un sifflement retentit. « Ça, c’est une
mugilette des bois, elle coucoule, écoutez ! » « Pas du
tout, s’agace son camarade armé, c’est un galoupiot, ça.
Il coucoule pas, il cracraquète. C’est un galoupiot ! À la
rigueur, une pistourelle des prés… » Et puis, finalement,
c’était Gérard, qui apparaît derrière l’arbre contre lequel
il était en train de pisser.
C’est pour éviter ce genre de déconvenues et pouvoir
enfin trancher que Swarovski Optik a mis au point des
jumelles high-tech, capables de reconnaître n’importe
quel oiseau – parmi 9 000 espèces tout de même. Il suffit
de viser la bête et la reconnaissance agit via l’intelligence
artificielle, qui peut fouiller dans sa base de données,
comparer avec les caractéristiques du volatile et com-
muniquer enfin son nom. Impressionnant. La machine
(vendue 4 800 €) pourrait également reconnaître d’un
coup de zoom les mammifères, les libellules (mais qui se
souciait de leurs noms ?) et les papillons. Spectaculaire
aussi : la possibilité d’enregistrer une position pour la
Swarovski Optik
partager avec un ami sur place. Finies, les orientations
laborieuses et approximatives, à coups de « Tu vois le
grand chêne ? Bon, bah, descends un peu sur la gauche,
HOMME
AUGMENTÉ
Avec ses super
lunettes, Monsieur
Prudhomme aux
champs se sentira
un peu comme
Schwarzy en boîte
de nuit avec son
œil bionique dans
Terminator 1.
tu vas voir les feuilles orange, et c’est juste en bas, il est
là ». Les jumelles font apparaître de petites flèches sur
leur écran intégré pour guider l’ami, qui pourra aussi
donner son avis, s’il le souhaite, mais seulement pour
la forme : l’IA aura tranché. C’est une gallinette. Fin du
débat. On ne sait pas si cette technologie souffre des
mêmes dysfonctionnements que les nouvelles applis de
reconnaissance de champignons, qui ont valu durant
l’été 2023 quelques empoisonnements à des utilisateurs
trop confiants en leur machine. On espère, en tout cas,
que les jumelles n’auront pas le dernier mot.
Ce qui est beau, précisément, c’est l’approximation,
c’est d’entendre deux types passionnés s’écharper gen-
timent sur ce qu’ils observent. Ce faisant, tous les noms
d’oiseaux y passent, la mauvaise foi aussi, les arguments :
le type d’habitat, de chants, de région. On en apprend
plus, même sans être sûr du résultat, que si une bête
machine nous labellise la nature. Dans le film The Big
Year, inspiré d’une vraie compétition américaine, Owen
Wilson et Jack Black parcourent le monde. Le but du
jeu est d’avoir croisé et identifié un maximum d’espèces
d’oiseaux en une année. Et la beauté de ce concours tient
dans la confiance que les joueurs s’accordent. Il est inutile
de prendre une photo ou d’enregistrer un chant. Si un
joueur coche sa case et assure qu’il a vu l’oiseau, alors
on le croit, et c’est tout. Aucune preuve n’est demandée.
Inutile donc d’enfermer les bêtes dans des jumelles. n
1er au 7 février 2024 / Marianne / 81
 SPORTIVE
Fondé en 2005 pour répondre
à une commande spéciale des
membres du Raid, Mer-Air-Terre
est LE spécialiste des montres
militaires françaises (équipées
toutefois de mouvements
suisses). Depuis 2007, cette
maison possède son propre
atelier de production et
son département Recherche
& Développement. Jouxtant
ROBUSTE le showroom, l’atelier
Conçues en France à partir des meilleurs matériaux, parisien, près de la Madeleine,
dotées de mouvements mécaniques suisses fiables, est consacré aux activités
les montres de la jeune marque Hegid se voulaient les d’assemblage, de contrôle et
plus durables jamais fabriquées. Or la montre mécanique de réparation. Une des dernières
est l’un des rares objets n’ayant pas d’obsolescence créations, la Compressor, est née
programmée. L’entreprise a peaufiné trois éléments : du partenariat avec la Société
la capsule contenant le mouvement au cœur de la montre, nationale des sauveteurs en mer.
la carrure (son corps) et le bracelet (son habit). Un système Elle respecte un strict cahier des
breveté permet de changer son style ou sa fonction charges et offre une étanchéité
en quelques secondes grâce à une bague à deux dents parfaite avec deux couronnes vissées intégrées à la carrure.
en titane, laquelle effectue une rotation autour du corps De fines touches orange assurent une lisibilité optimale.
de la capsule. Parmi les modèles phares, la collection Étanche à 200 m, dotée d’un diamètre puissant de 42,5 mm,
Mirage s’inspire d’une promenade en amoureux, au temps une montre outil à la fois technique et racée ! n
de la dolce vita, à bord d’une Lamborghini Miura… n Compressor SNSM Black Edition, Mer-Air-Terre,
Montre Mirage Noire, Hegid, 3 320 €. hegid.com 1 850 € (possibilité de paiement en 4 fois sans frais). merairterre.com

PLONGEUSE SÉLECTIVE
En réponse à une demande Un style british fort séduisant.
grandissante des amateurs Des matières innovantes
de « plongeuses », (l’acétate de cellulose,
la maison horlogère matériau naturel
Jacques Bianchi hypoallergénique,
Marseille a dévoilé traditionnellement
une nouvelle utilisé en lunetterie, qui
évolution de sa permet des tonalités
JB200, parée inattendues).
d’un cadran Un boîtier de forme
décoré tonneau cambré. Pour
d’un poulpe célébrer ses 10 ans,
et animée Briston, la marque
d’un calibre créée par Brice Jaunet,
suisse. Simo lance un chronographe
Tber, le PDG de automatique muni d’un
la marque, entend boîtier de 43 mm, en édition
porter ses montres limitée et numérotée à
de plongée au 50 exemplaires. Il est animé
statut de leader de par un mouvement suisse
l’industrie française. Sellita SW500a, dont les rouages
Las, cette édition et la masse oscillante (gravée des blasons de Briston
limitée est sold-out ! et de la mention « 10th Anniversary ») sont visibles
Mais bonne nouvelle : par le fond transparent. Ce futur collector est paré
en 2024, la famille de la JB200 d’un bracelet en cuir de veau façon alligator doté d’une
Poulpro devrait s’enrichir. n couture de sécurité aux couleurs du drapeau tricolore. n
JB200 Poulpro, Jacques Bianchi Chronographe jour/date Streamliner Urban 10e anniversaire,
Marseille, a été vendue en prévente en édition limitée à 50 exemplaires numérotés, Briston, 2 000 €.
au prix de 646 €. jacquesbianchi.com briston-watches.com

82 / Marianne / 1er au 7 février 2024

 CARROSSÉE
À l’origine, un passionné d’horlogerie,
Plus créateur du blog MontresDesign, Arnaud
accessibles Pézeron. Il y a une dizaine d’années, rêvant
de créer sa propre marque, il entre en contact
qu’un garde- avec différents désigneurs horlogers. Son
temps suisse, projet : s’inspirer de l’univers auto-moto que
sont la carrosserie et la sellerie. C’est chose
moins connues faite en 2020. Flanqué d’une solide équipe
que les Lip, de partenaires, comme le très expérimenté
Pequignet désigneur Ludovic Blanquer, il convie
la manufacture Jean-Rousseau pour signer
ou Herbelin, une gamme de 12 bracelets, au cuir issu des
et beaucoup tanneries Haas, en Alsace. Réparalux, l’atelier
chargé de l’assemblage, a été fondé en 1956,
plus chics à Besançon. Si la jeune maison SYE a sollicité
qu’une tocante les manufactures japonaises Seiko et Miyota
pour fournir les mouvements
chinoise, de ce chronographe,
ces montres elle a fait appel à
un artiste américain
inventives issu de l’univers de
sonnent la bande
dessinée,
le renouveau Giovanni
de l’horlogerie Valletta,
française. pour l’identité
visuelle. n
PAR JULIE
Chronographe
DE LOS RIOS MOT1ON, SYE,
à partir de 599 €.
syewatches.com

L’HEURE FRANÇAISE
SEVENTIES
Aujourd’hui disparu, le château de Grandval a vu séjourner
de nombreuses personnalités, dont un certain Diderot.
C’est pour rendre hommage à ce lieu que Thomas Fontaine,
passionné d’automobile, de rock, d’histoire et d’horlogerie,
a créé la marque Grandval en 2019. Épaulé par des
partenaires de choix, il propose des modèles pensés,
réglés et assemblés en France. Mais aussi des
accessoires en cuir manufacturés
à 100 % sur les bords de Loire,
au sein d’un atelier labellisé Entreprise
du patrimoine vivant. La collection
Atlantique se compose d’une montre
de plongée et de déclinaisons
dotées d’un second fuseau horaire.
Le fondateur annonce déjà l’arrivée
prochaine d’un nouveau modèle,
mixant inspiration 70’s et design
contemporain. À suivre. n
Atlantique Dual Time Club,
Grandval, 890 €. grandval.paris
EXPÉRIMENTALE
« Le beau est toujours bizarre », c’est ce parti
pris baudelairien qui a inspiré le design
de cette étonnante montre aux aiguilles
rondes de Beaubleu. Son concepteur,
Nicolas Ducoudert Pham, voulait
se démarquer des codes de
l’horlogerie classique et proposer
une nouvelle lecture du temps.
Défi réussi. Après trois collections
en édition limitée (B01, Union
et Vitruve), la maison horlogère,
dont les ateliers sont situés à Paris,
a lancé, en 2023, sa première collection
permanente baptisée Ecce, qui se décline
en une trilogie de cadrans (Vesperal, Lys
et Smalt). Les aiguilles rondes s’animent
grâce au mouvement automatique 9015
de la célèbre manufacture japonaise Miyota. n
Montre Ecce Vesperal acier, Beaubleu, 990 €.
beaubleu-paris.com
SYE

1er au 7 février 2024 / Marianne / 83

 par Jean-Paul Cordier
MOTS CROISÉS MOTS FLÉCHÉS
DIFFUSÉ VOISINE PRIER TRÈS CHERS
I II III IV V VI VII VIII IX X EN CLAIR
ÊTRE SUR
DES BOSSES
VITE
D'ASSISTER
SALIE
À L'ÉGLISE
LONGUEUR
LE RETOUR EXPULSÉE DE MOTS DE TEMPS
1 ▼ ▼ ▼

2
MAUVAISE

▼
3 HERBE
IL ATTRIBUE
DES SIÈGES
4
5
AMOUR

▼
REJET DE
6
DE TRISTAN
DEMANDE
CONIFÈRES EN JUSTICE
DÉCORATIFS

7 SOURCES ▼

▼
DE LUMIÈRE
LE TOUT
8 COIFFURE ▼
DERNIER
▼
À POILS MENEUR
9 CHUTE DE
GLAÇONS
DE FORTES
TÊTES

▼
10 GESTE

▼
GÉNÉREUX
COULEURS
NUANCÉES
Horizontalement : 1. Comme des tontons maniaques de la gâchette et toujours prêts
à sortir la sulfateuse • 2. Perles de la plus belle eau. S’éclipse en un clin d’œil • 3. C’est-à-dire LE PETIT ▼ ▼
GÎTE OU ROBERT
autrement dit. Disque de platine • 4. Enveloppe sur laquelle on pose les étiquettes. Oblige COUVERT CHANSON
à surveiller sa ligne • 5. Peu enclin à se faire chatouiller. S’échappe dans le soulagement • À MESSAGE
6. Organe de la DCRI. Elle laisse une corde dans le cercle • 7. Toujours fourré au Viêtnam. ▼ RÉPONSE

▼
Responsable du sifflement des bals • 8. Esclave de la boisson à Sparte. Serre les dents • FAVORABLE
9. Se mettre à l’abri du regard des autres • 10. Fait un crochet chez le boucher. Il offre une INTRODUIT
beauté resplendissante, le plus souvent nuitamment. LA DATE
DÉPLORE UN ▼
Verticalement : I. Maîtrise parfaitement l’art de se faire des amis • II. Une vision angélique
▼

ENNUI (SE)
qui s’offre sur les hauteurs de Hollywood • III. Le prophète de l’espérance messianique. CROQUER
Deviennent vilains s’ils sont gros • IV. Sa botte intrigua Lagardère. Il se plante pour entamer DES RADIS
un trou • V. Un cours lié à l’histoire. Mettre bas à l’étable • VI. Un truc à rendre rapidement.
Lumière de la foi égyptienne • VII. Elle étend ses sept bras à Louviers. Jetées en baissant les
bras • VIII. On finit par foncer avec eux. Époux princier • IX. Constater que l’on n’est pas
encore délivré du mal • X. S’efforcer de se trouver de bonnes justifications.

SUDOKU SOLUTIONS DU N°1402 I II III IV V VI VII VIII IX X

1 E S P E R A N C E S
2 N U I T , H A R P E
1 5 7 3 4 A P C C 3 S C E N E , G I E N
A C C R O I R E 4 O C T A N T E , E T
8 5 1 5 N U E , R O U S S E
T O U R N E R 6 T R , L E P R E , N
9 1 V I G N E T T E
7 E S C A L E , R O C
8 M A O R I , F A R E
P L U M E D O I E ,
2 O N U R S A 9
10 S E D E F O U L E R
A N E S S E L
1 8 4 5 6 3 9 8 4 1 5 2 7
N U U R E E
1 5 2 9 6 7 8 4 3
9 M A R R I C 7 4 8 3 5 2 9 6 1
I E N C R E 2 1 7 6 9 4 3 8 5
3 2 4 6 3 5 1 8 2 7 9
G R A T T O I R 9 8 5 2 7 3 6 1 4
2 1 9 3 9 1 7 8 6 4 5 2
E R R E U R S
5 7 6 4 2 9 1 3 8
4 8 3 1 7 E S C O R T E E 8 2 4 1 3 5 7 9 6

84 / Marianne / 1er au 7 février 2024

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“ LE GOÛT DE LA VÉRITÉ N’EMPÊCHE PAS DE PRENDRE PARTI ”

ALBERT CAMUS
 Carte blanche
À BENOÎT DUTEURTRE
LIGUES DE VERTU
C
C’est probablement mon héritage de boomeur. Longtemps
porté par une foi naïve dans le progrès et la liberté, je n’imaginais
pas assister, après l’an 2000, à un déchaînement des ligues de
vertu visant la sphère artistique et littéraire. Est-ce le retour du
Tribunal révolutionnaire ? Des comités d’écrivains du peuple ?
Ou de ces manuels édités par l’Église catholique jusqu’au milieu
du XXe siècle pour indiquer quels auteurs étaient recomman-
dés, quels autres devaient être proscrits ? Aujourd’hui, des
purificateurs prétendent décider quels artistes ont le droit
de s’exprimer ou de travailler, à l’aune de leur orientation
politique ou de leur comportement personnel. Des féministes
assurent qu’un acteur doit être « effacé » – jusqu’aux écrans des
téléviseurs – pour des affaires de viol non jugées et des propos
grossiers tenus en privé (leur diffusion frauduleuse étant le
premier scandale de cette affaire). Des militants prétendent
exclure d’une manifestation poétique un écrivain sous prétexte
qu’il serait réactionnaire et aurait préfacé Jean Raspail, auteur
d’« extrême droite » (le mot tue, même sans preuve) qui n’en
fut pas moins un bel écrivain. La confusion est totale, mais il
y a pis encore : nombre de commentateurs voient dans cette
évolution un progrès, porté par une génération qui aurait largué
l’« ancien monde » et rejetterait enfin la thèse vieillotte de la
séparation entre l’homme et l’œuvre.
Il me semblait pourtant que cette distinction (mise en lumière
par Proust dans Contre Sainte-Beuve) constituait la base de toute
compréhension artistique ; qu’une œuvre vaut par ses qualités
esthétiques, indifféremment de la vie personnelle, voire des
idées de l’auteur. C’est pourquoi les esprits les plus progressistes
peuvent admirer les romans de Flaubert (quoique celui-ci eût
été un furieux réactionnaire, encourageant à fusiller les commu-
nards) ; qu’ils peuvent être touchés par l’humanité de Maupassant
et ses femmes émouvantes (bien qu’il eût été plutôt dans la vie
un trousseur de filles) ; que chacun peut admirer le Voyage au
bout de la nuit (indifféremment des folies politiques de Céline)
86 / Marianne / 1er au 7 février 2024
comme la poésie d’Aragon (pourtant stalinien fervent) ; c’est
pourquoi aussi nous aimons Voltaire, Baudelaire et tant d’autres,
coupables de propos ou de comportements délictueux à l’aune
du temps présent – ce qui n’empêche pas leur œuvre d’avoir tiré
nos esprits et nos sensibilités vers le haut… On se sent bêtement
obligé de le rappeler à des activistes qui ne veulent rien entendre,
comme si la question de la culture se confondait désormais avec
celle de la morale. La responsabilité en revient, pour une part,
à cette classe politique qui, faute de vraiment s’intéresser aux
arts, a transformé le ministère de la Culture en celui de la vertu :
où l’on serine que la culture est une arme contre le racisme, le
sexisme, le fascisme ; où l’on tient fiévreusement les comptes
de parité dans les théâtres, les opéras, les tournages de cinéma ;
où, enfin, une ministre prétend annuler la décoration reçue par
Gérard Depardieu pour ses mérites artistiques, sous prétexte
que sa vie privée se révèle inconvenante.
Face à cette vague morale, je retrouve quelques citations.
L’une est de Milan Kundera, qui, sur les liens entre art et poli-
tique, revendiquait cette attitude radicale : « Être romancier
fut pour moi une position excluant toute identification à une
politique, à une religion, à une idéologie, à une morale, à une col-
lectivité ; une non-identification consciente, opiniâtre, enragée. »
J’aime aussi beaucoup cette phrase de Witold Gombrowicz sur
son métier d’écrivain, loin de toute responsabilité sociale ou
morale : « Je suis un humoriste, un plaisantin, je suis un acrobate
et un provocateur. Mes ouvrages font le pied au mur pour plaire,
je suis cirque, lyrisme, poésie, horreur, bagarre, jeu, que voulez-
vous de plus ? » Enfin, je ne saurais trop recommander l’essai
que Patrice Jean, un de nos meilleurs romanciers, vient de
consacrer à cette folie politique française. Ça s’appelle Kafka
au candy-shop. La littérature face au militantisme (éditions Léo
Scheer), et les événements des dernières semaines ont souligné
la justesse d’une réflexion qui mérite de nous inspirer face à la
déferlante de haine et de dénonciations. Hannah Assouline
 Aujourd’hui,
tous les
emballages
et les papiers
se trient.

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Cet encart est élaboré par CITEO