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Une brève histoire de l'impôt

Jean-Édouard Colliard, Claire Montialoux


Dans Regards croisés sur l'économie 2007/1 (n° 1), pages 56 à 65
Éditions La Découverte
ISSN 1956-7413
DOI 10.3917/rce.001.0056
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56 Regards Croisés sur l’Economie

Une brève histoire de l’impôt


Par Jean-Edouard Colliard et Claire Montialoux de RCE(*)

L’émergence de la fiscalité est intimement liée à la constitution des


Etats modernes. La centralisation progressive des finances publiques
au Moyen-Age modifie la nature du lien politique unissant le peuple
et son souverain : le principe de la représentation nationale prend
corps avec l’impôt. Comment, à travers l’histoire, l’impôt a-t-il
façonné les régimes politiques ?
Les Anglais, en votant la Grande Charte en 1215, montrent la
maturité de leur tradition politique : Jean Sans Terre, en cédant
à la pression des barons d’Angleterre, garantit les droits féodaux
contre l’arbitraire royal, et institut le contrôle de l’impôt par le
Grand Conseil du Royaume. De façon plus brutale, l’impôt est
à l’origine de la guerre d’indépendance américaine, mettant fin
ainsi à la tutelle britannique [ Christian Monjou, « Question fiscale
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et révolution : l’exemple américain » ]. La France, sur laquelle se con-
centrera l’article, trop longtemps étouffée par la toute puissance
de la monarchie absolue, fait sa Révolution, et par là, rompt avec
la fiscalité d’Ancien Régime. Elle amorce la lente transition d’une
fiscalité exclusivement indirecte vers une fiscalité directe, dont
l’outil le plus puissant sera l’impôt sur le revenu au XXe siècle.
Aujourd’hui, le débat ne porte plus tellement sur la légitimité
de l’existence de l’impôt, mais sur les redistributions qu’il per-
met. Comment la démocratie a-t-elle fait de l’impôt son ciment ?
[ interview de Pierre Rosanvallon, « Relégitimer l’impôt ! » ]

Du Moyen-Age à la Révolution française :


centralisation progressive des finances publiques
et constitution du monopole fiscal

Impôts et besoins de financement sous l’Ancien Régime


Jusqu’en 1789, la fiscalité française se divise en une fiscalité royale,

(*) Nous remercions Pierre-Cyrille Hautcoeur pour l’entretien qu’il nous a accordé sur ce thème, sa re-
lecture de l’article ainsi que pour ses précieux conseils. P-C. Hautcoeur est directeur d’études à l’EHESS.
Quelle fiscalité pour quels objectifs ? 57

une fiscalité d’Eglise, et une fiscalité seigneuriale. Concentrons-nous sur la fiscalité royale,
dont l’évolution est la plus marquante. Au Moyen-Age, le budget du roi et le budget de la
société se confondent : il n’y a pas de distinction entre budget public et budget privé. Les
rois fixent les impôts en fonction des dépenses qu’ils jugent utiles, bien déterminées et
imminentes. En plus de dépenses aujourd’hui considérées comme privées (construction
de châteaux, financement des chasses, des habits, et des cadeaux offerts aux membres de
la cour), il s’agit des dépenses exceptionnelles liées aux guerres, pour lesquelles les souve-
rains font appel aux « aides féodales ». Philippe Auguste, au XIe siècle, lève ainsi la « dîme
saladine », très impopulaire, pour financer les croisades. La Guerre de Cent Ans constitue
un tournant dans la levée des impôts, car les « aides féodales » se transforment en institu-
tion permanente. À partir du règne de Charles V, les rois disposent souverainement des
aides, et les utilisent pour couvrir les dépenses de leur propre ménage (mariage d’une fille,
armement d’un fils comme chevalier...), ainsi que pour faire des dons à leurs favoris. C’est
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sous François Ier puis pendant la monarchie absolue que se manifeste le plus clairement la
centralisation poussée des pouvoirs, au bénéfice du roi et au détriment des seigneurs féo-
daux, définitivement mis au pas après l’échec de la Fronde. L’Histoire de l’Ancien Régime
est celle de la construction de la modernité, caractérisée, selon Nobert Elias(1), par la mo-
nopolisation des pouvoirs par l’Etat. Cette construction s’appuie à la fois sur le monopole
fiscal et sur le monopole militaire. Ces deux monopoles ne vont pas l’un sans l’autre. Le
roi doit contrôler son territoire pour organiser la levée des impôts : le monopole du sol se
transforme, grâce au monopole militaire, en monopole fiscal. La guerre de Cent Ans puis
les guerres de religion affaiblissent la noblesse, et contribuent à la naissance d’un sentiment
national indépendant des liens féodaux, si bien que sous François Ier le pouvoir des princes
ne compte plus guère, alors que quelques siècles auparavant le roi n’était qu’un guerrier
parmi d’autres. Cette évolution n’a été possible que grâce à la modification des justifica-
tions données à l’impôt.

Justifications et légitimité de l’impôt


Selon le droit coutumier, la première justification de l’impôt est la guerre. Depuis
Philippe IV le Bel, on distingue recettes ordinaires et recettes extraordinaires, l’impôt
étant considéré comme une charge exceptionnelle liée à la guerre. Ce n’est qu’après

(1) Norbert Elias (1969), La Dynamique de l’Occident, Editions Calmann-Lévy, collection « Liberté de l’Esprit »
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la guerre de Cent Ans que les dépenses atteignent un niveau tel qu’il faut systéma-
tiser la levée des impôts. Evidemment, l’impôt est mieux accepté si la guerre est
victorieuse. Charles VII, qui gagne la guerre de Cent Ans contre les Anglais, finit ainsi
par ne plus convoquer les organes qui votaient les taxes. Après lui, les rois Louis XI
et Charles VIII (le conquérant de Naples) ne jugent plus nécessaire de consulter les
« contribuables » sur le montant et les modalités des contributions. En dehors de ces
circonstances exceptionnelles où la survie de la communauté est en jeu, les prélève-
ments sont considérés comme abusifs. Les révoltes fiscales parsèment ainsi l’Histoire
de France jusqu’au XVIIIe siècle. Quand le roi décide à la fin du XIIIe siècle d’imposer
un impôt sur chaque marchandise vendue, le tollé est si grand que le monarque est
contraint d’en revenir aux aides. En Angleterre, la levée des impôts est plus aisée :
l’insularité permet de taxer plus facilement les échanges extérieurs, et autorise un
taux de prélèvement élevé ; de plus, la représentation politique rassure une large coa-
lition d’intérêts, et convainc les Anglais de l’utilité commune des dépenses publiques.
Plus que le principe même de la levée des impôts, c’est donc l’arbitraire et l’opacité
des finances royales qui nuisent à leur légitimité. La bourgeoisie lutte ainsi pour le
monopole de la domination, non pas pour s’octroyer le monopole fiscal (détenu par le
roi), mais pour pouvoir opérer une nouvelle distribution des charges et des bénéfices
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qui lui soit plus favorable. Il en va de même pour les notables, les artisans et les com-
merçants au sein des villes naissantes, qui réclament un droit de regard et de contrôle
sur la levée et l’utilisation de l’impôt.

Evolution de l’observation de la matière fiscale sous l’Ancien Régime


La construction du monopole fiscal par l’Etat exige la mise en place d’une vaste
administration et une division du travail très poussée. Il y a une nette rupture entre la
seigneurie médiévale et l’absolutisme. La société de troc, disposant de faibles moyens
monétaires, laisse place à la royauté absolue où l’administration gouvernementale est
centralisée et où la monétarisation de la société rend possible un prélèvement stabilisé
des impôts. Peu à peu, les hommes du roi pénètrent partout, et encaissent les taxes,
ce qui était auparavant du ressort exclusif des seigneurs. Avec la guerre de Cent Ans
et la systématisation de la levée des aides se développent des fonctions officielles spé-
cialisées, dont le but est la collecte de ces redevances et le règlement des problèmes
juridiques auxquelles elles donnent lieu. C’est la première ébauche d’un des organes
les plus importants de l’administration des impôts sous l’Ancien Régime : la « Cham-
bre » ou « Cour des Aides ». Mais cette administration se développe sans véritable
consentement des populations. Si, du XIVe au XVIe, les Etats Généraux sont convoqués
lorsqu’il s’agit d’établir un nouvel impôt - ce qui suppose la recherche d’un certain
consentement de la population - ils ne le sont plus après 1614, car le pouvoir royal
Quelle fiscalité pour quels objectifs ? 59

refuse de voir remis en cause l’organisation fiscale : il tente d’imposer (sans réel suc-
cès d’ailleurs) une harmonisation à la hausse, en forçant les résistances des Parlements
régionaux. La Révolution française naît pour une large part de la contestation de
l’opacité financière de l’Etat à la fin du XVIIIe siècle, qui apparaît comme la manifes-
tation la plus forte de l’arbitraire royal. Elle naît aussi du refus de la disparité fiscale
entraînée par le système d’imposition en vigueur sous l’Ancien Régime, c’est-à-dire
par l’héritage « fédéraliste » féodal dont les Parlements restaient les derniers bastions
face aux efforts centralisateurs de la monarchie. En ce sens, la Révolution achève cet
effort centralisateur, en y ajoutant la légitimité de la Nation.

De 1789 à 1914 : quelle fiscalité mettre en place après la chute


de l’Ancien Régime ?

La transition de la fiscalité de l’Ancien Régime vers celle du XXe siècle se fait en


trois temps historiques très différents que nous sommes forcés de distinguer, tant
la Révolution et l’Empire ont apporté des changements majeurs qui ont orienté le
reste du XIXe, période remarquablement stable mais qui annonce déjà les évolutions
ultérieures.
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La contestation des finances royales et la fiscalité révolutionnaire
L’arbitraire royal et l’opacité des finances sont contestés de façon croissante au
XVIIIe siècle, non plus seulement pour des raisons morales, mais au nom de nouvelles
conceptions politiques et sociales. La réflexion économique a joué un rôle important
dans cette évolution. Boisguilbert en 1708 montre ainsi que le travail étant la seule
source de la richesse, l’Etat doit garantir la liberté des individus pour être puis-
sant. Dans un esprit similaire, Necker dans son Compte-rendu au roi en 1781, montre
le caractère contre-productif du secret et de l’opacité. Selon Pierre Rosanvallon(2),
parallèlement à une confusion croissante du souverain avec la Nation due à la montée
du pouvoir royal, se développe un glissement de l’intérêt public (celui de l’Etat),
vers l’intérêt général (celui de la société). Le roi ayant accaparé la totalité du pouvoir
politique, sa personne même, qui se confond avec la fonction souveraine, n’est plus
nécessaire au fonctionnement de l’ordre politique : il est possible de le remplacer
par un « peuple souverain ». C’est donc le développement même de l’absolutisme
qui provoque sa chute. Ces nouvelles conceptions triomphent sous la Révolution qui
n’oublie certes pas les questions fiscales : le droit de consentir librement à l’impôt et
de déterminer son assiette et sa quotité semble suffisamment important pour être

(2) Pierre Rosanvallon (1990), L’Etat en France de 1789 à nos jours, Editions du Seuil, collection « Histoire »
60 Regards Croisés sur l’Economie

inscrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789.


Pour les révolutionnaires acquis aux idées physiocratiques(3), l’impôt idéal est l’impôt
sur le sol, et donc sur la rente, projet alors défendu notamment par Thomas Paine. Ce
projet nécessite cependant l’établissement d’un cadastre, travail qui prendra cin-
quante ans mais qui donnera par la suite un instrument fiscal extrêmement puis-
sant sur des revenus fonciers qui deviennent secondaires à cause de la révolution
industrielle. En attendant, les révolutionnaires doivent donc se tourner vers d’autres
formes d’impôts, tout en évitant le recours aux impôts indirects associés aux pratiques
inégalitaires de l’Ancien Régime. L’Assemblée Constituante vote ainsi en 1790-1791
la contribution foncière (taxant les terrains), la contribution mobilière (taxant la rente
et le profit) et la patente (taxant les bénéfices commerciaux). Le Directoire ajoute en
1798 la taxe sur les portes et fenêtres (imposant les habitations selon le nombre de
portes et de fenêtres, signe de la richesse de l’habitant), achevant ainsi un système
retenu sous le nom des « quatre vieilles(4) », qui perdurera jusqu’en 1917.

Napoléon Ier, fossoyeur de la fiscalité de la Révolution ?


L’insuffisance des recettes en provenance de ces impôts conduit d’abord à des re-
cettes de fortune (la confiscation de la vente des Biens nationaux, puis l’hyperinflation
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des assignats), puis à un retour des impôts indirects. Moins attaché aux principes
que les gouvernements précédents, Napoléon considère qu’un système fiscal est bon
quand il peut rapporter beaucoup sans être trop douloureusement ressenti, ce qui le
conduit logiquement à « établir un grand nombre de taxes indirectes, dont le tarif très
modéré est susceptible d’être augmenté selon les besoins », selon ses propres mots.
Sont ainsi rétablis les droits sur le tabac, les boissons, le sel, le monopole de l’achat,
de la fabrication et de la vente du tabac ; à cet ensemble de « droits réunis » vien-
nent encore s’ajouter les droits d’enregistrement, de timbre et de douane. L’Empire
lègue une fiscalité largement indirecte* (les contributions directes assurent 29 % des

(3) La physiocratie (physis : la nature ; kratos : la puissance) est une école de pensée (dans les années 1750-1770) qui,
derrière François Quesnay, postule que la production nationale est le fait du seul secteur agricole. La « classe produc-
tive » désigne les agriculteurs tandis que la « classe stérile » désigne les artisans, les manufacturiers et les marchands.
L’agriculture multiplie la matière alors que les activités manufacturières ne font que la transformer. La troisième catégo-
rie de personnes correspond aux propriétaires des terres, qu’il convient donc de taxer de préférence aux agriculteurs,
afin de ne pas freiner l’activité productive, source de richesse et de croissance.
(4) Les « quatre vieilles », issues de la Révolution Française, représentent l’ensemble des impôts directs avant 1917. La
contribution foncière, assise sur les biens fonciers ; la contribution personnelle mobilière, assise essentiellement sur le
logement ; la patente, qui touche l’industrie et le commerce ; l’impôt des portes et fenêtres. Elles deviennent obsolètes
au XXe siècle car elles sont insensibles à l’activité économique (ce ne sont pas les résultats effectifs qui sont taxés mais un
revenu présumé). Ensuite, leur assiette est constituée par la propriété immobilière, et laisse de côté la richesse mobilière
née du capitalisme industriel. Enfin, elles ne sont pas justes, leur base n’étant pas réévaluée régulièrement.
Quelle fiscalité pour quels objectifs ? 61

recettes en 1813) protégeant le profit et les grands patrimoines, ainsi qu’une adminis-
tration extrêmement efficace qui facilitera grandement les réformes ultérieures. Mais
en 1814, la décision unilatérale de l’impôt par l’empereur est jugée suffisamment
grave pour fournir au Sénat le motif de sa déchéance. Cette même année a lieu, sous
la première Restauration, le premier vote d’un budget national par une Assemblée en
France.

Un siècle d’impôts indolores et d’accumulation sans frein


De 1814 à 1914 l’histoire de l’impôt en France connaît peu de grands bouleverse-
ments. La fiscalité reflète à la fois une société dominée par la bourgeoisie pour qui
« seul l’impôt neutre est juste », et une structure économique sous-jacente qui rend
l’impôt direct difficile à établir autrement que sur une base indiciaire. Les principaux
impôts sont donc indirects ou directs et indiciaires (les quatre vieilles essentielle-
ment) : on ne donne pas à l’Etat le droit de connaître exactement les revenus des
citoyens ou de contrôler une déclaration de leurs revenus. Le système choisi consiste
à imposer des « signes extérieurs » de richesse, comme le sont le nombre de portes
et fenêtres d’une maison. Ceci donne lieu à des impôts qui paraissent étranges après
coup, comme l’impôt sur le billard de 1870. Ajoutons que les taux d’imposition*
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restent très faibles, quoique légèrement progressifs*, et que les effets désincitatifs
(diminution du nombre de billards, du nombre de fenêtres…) sont limités. Tout au
long du siècle, les libéraux oeuvrent pour une plus grande transparence des finances
de l’Etat, notamment via l’augmentation du nombre de « chapitres », soit de postes
de dépenses, discutés lors du vote du budget (nombre qui passe de 7 en 1814 à 933
en 1911). Les luttes autour de l’impôt ne se font donc plus entre l’Etat et la société
comme sous l’Ancien Régime, mais entre les différentes classes pour définir qui doit
payer quoi. Cette lutte conduit en Angleterre et en Allemagne des conservateurs
conscients du danger révolutionnaire à voter, pour le désarmer, des impôts progres-
sifs, rendus possibles par le renforcement de l’administration des Etats. Si la France
n’en est pas encore là à la fin du siècle, quelques impôts annoncent déjà les évolu-
tions du XXe siècle : l’impôt sur le revenu des valeurs mobilières de 1872, prélevé à
la source et touchant une assiette très large (revenus de toute nature provenant d’un
capital engagé), rompt avec la logique de l’impôt indiciaire, tandis que l’impôt sur les
successions de 1901 est le premier grand impôt progressif en France.

Depuis 1914 : de la naissance de la redistribution à sa contestation


Le XXe siècle connaît une augmentation spectaculaire de la part de la richesse na-
tionale que l’Etat parvient à prélever par l’impôt, et constitue à ce titre une période
62 Regards Croisés sur l’Economie

sans précédent dans l’histoire de la fiscalité en France. C’est dans le même temps
une période d’apaisement des débats autour de l’impôt, d’apparition de nouvelles
logiques et de nouvelles justifications de l’imposition(5).

Des impôts motivés par des besoins extraordinaires


Prenant une place croissante dans l’économie, l’Etat a-t-il augmenté les prélève-
ments pour faire face à des besoins ou à des demandes croissantes, ou ses prestations
ont-elles augmenté parce que de nouveaux outils fiscaux, plus productifs, devenaient
disponibles ? Les deux sont vrais : l’impôt sur le revenu (dans sa partie progressive,
Impôt Général sur le Revenu, IGR) naît en 1914, mais ne représente pas alors un
changement d’échelle : les contribuables gagnant les revenus les plus élevés ont un taux
moyen proche de 2 %, ce qui reste dans la norme des taux effectifs d’imposition avant
1914. Les énormes besoins liés à la guerre motivent de nouveaux impôts et provoquent
un véritable tournant : les « quatre vieilles » sont supprimées en 1917 et remplacées
par une imposition proportionnelle* sur les différents revenus (ou « cédules »), selon
une classification encore en vigueur aujourd’hui(6), système complété par l’IGR im-
posant de manière progressive la somme de tous ces revenus. La plupart des grandes
hausses ultérieures de l’impôt correspondent à de nouveaux besoins de financement :
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la nécessité de régler les pensions et les indemnisations des dommages liés à la guerre
motive une hausse considérable de l’impôt sur le revenu qui prend le 25 juin 1920
son aspect « moderne », avec des taux moyens de plusieurs dizaines de pourcents.
Suivent de nouvelles hausses en 1945 pour financer les projets de la 1re Assemblée
Constituante, ou encore en 1948. En revanche, il apparaît que les impôts provisoires
ou exceptionnels demeurent après la période de crise. L’Etat ne s’est ainsi jamais
désengagé après la première guerre mondiale, et les impôts annoncés comme provi-
soires perdurent et alimentent l’octroi de nouveaux services publics dont la demande
est croissante.

Vers l’impôt redistributif, des principes de justice contestés


Cette place croissante des services publics s’accompagne également d’une évolu-
tion dans les justifications de l’imposition. En 1900, l’impôt n’est encore envisagé que
comme un financement collectif des dépenses régaliennes de l’Etat, l’impôt étant à
ce titre à peu près proportionnel. La première grande atteinte à ce principe est votée

(5) Cette partie s’appuie sur le livre de Thomas Piketty (2001), Les hauts revenus en France au XXe siècle, Editions Grasset.
Sauf mention contraire, les chiffres viennent de cet ouvrage.
(6) Revenus fonciers, des valeurs mobilières, salaires, bénéfices industriels et commerciaux, bénéfices agricoles, béné-
fices non commerciaux.
Quelle fiscalité pour quels objectifs ? 63

par la Chambre « Bleu horizon » en 1920 qui porte le taux marginal* supérieur de
l’IGR (celui s’appliquant à la plus haute tranche de revenus) à 50 % contre 2 % en
1915 ! Si ce taux atteint même 90 % en 1924 (son maximum historique), le véritable
changement d’échelle a été voté par une Chambre de droite, à laquelle il est apparu
qu’on ne pouvait demander un effort fiscal important aux Français au lendemain de
la guerre sans faire contribuer les riches davantage. L’entre-deux-guerres est une
période d’incertitude, à la fois sur les barèmes qui bougent très rapidement (vote en
1924 d’un « double décime », soit d’une augmentation de 20 % de l’IGR en une seule
loi !), et sur le rôle de l’impôt. Les idées de la gauche selon lesquelles l’impôt doit
être un instrument de redistribution, de réduction des inégalités et de financement de
nouveaux services pour tous progressent dans les années 1920 et culminent au début
du Front Populaire, qui bénéficie en arrivant au pouvoir d’un instrument fiscal préparé
par les radicaux et la droite. Par opposition avec l’entre-deux-guerres, l’après-1945
est selon Thomas Piketty une période d’impôt « apaisé », les barèmes ne varient plus
guère, le taux marginal d’imposition supérieur restant compris entre 55 % et 65 %.
Les débats ne portent plus sur la progressivité de l’impôt, mais sur des points qui pour
certains remontent au début de l’histoire de l’impôt. Citons le caractère « intrusif »
de l’impôt, l’IR reposant sur une déclaration et non plus sur des « indices » (principe
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assez bien accepté au XXe siècle quoique encore dénoncé par le mouvement pouja-
diste dans les années 1950), la prise en compte des charges familiales, le principe du
quotient familial (exception française, remontant à 1945, vigoureusement dénoncé à
gauche puisqu’il offrait aux riches avec une famille nombreuse une baisse d’impôts
substantielle, question moins discutée depuis la réforme de 1981 qui instaure un seuil
maximum aux effets du quotient familial). La question de la transparence reste sou-
vent agitée, le système d’imposition est devenu très complexe et il n’est pas facile
de savoir qui paie quoi, chacun pouvant soupçonner que de plus riches que
soi paient moins d’impôts [ Camille Landais, « Boîte noire ? Panier percé ? Comment
fonctionne vraiment la grande machine à redistribuer ? » ]. Certains comparent la situation
actuelle avec celle prévalant à la fin de l’Ancien Régime, non sans une certaine déma-
gogie puisque le système était alors réellement opaque, tandis qu’aujourd’hui la lé-
gislation est publique, mais difficile à comprendre, justement parce que des réformes
successives ont tâché de prendre en compte de plus en plus de situations pour rendre
les impôts plus justes. Selon Thomas Piketty, on observe enfin tout au long du XXe
siècle un certain consensus consistant à imposer très fortement les « super riches »,
les 1 % et 1 °/oo les plus riches, tandis que même des gouvernements de gauche
comme le Front Populaire ne taxent que modérément les personnes dont le revenu
est compris entre les 5 % les plus élevés et les 1 % les plus élevés, et quoique depuis
20 ans les barèmes n’aillent qu’à la baisse.
64 Regards Croisés sur l’Economie

Que peut-on taxer ? Quand les justifications se soumettent à la technique fiscale


Nous nous intéressons enfin à la question des techniques de prélèvement, question plus
que « technique » puisqu’elle est intimement liée à celle du consentement à l’impôt et
de ses justifications. Savoir si les barèmes de l’impôt sur le revenu doivent être exprimés
en taux moyen (comme en 1917-1918 et 1936-1941) ou en taux marginal (depuis 1942)
[ encadré « Taux marginaux et taux moyens » ] peut par exemple sembler relever de la
technique, mais si le taux marginal est moins désincitatif (chaque franc de revenu supplé-
mentaire est imposé à moins d’un franc), le taux moyen est en revanche beaucoup plus
transparent puisque chacun sait combien paie exactement chaque tranche de revenus -
raison pour laquelle Vichy a mis fin à ce système - et surtout plus facile à modifier, moins
inertiel que le système en taux marginal. La question de la transparence (qui paie quoi ?)
se complique également au cours du XXe siècle : alors qu’en 1914 on pouvait raisonnable-
ment penser que les revenus les plus élevés étaient constitués majoritairement de revenus
du capital et les plus faibles de salaires, à la fin du XXe siècle les salaires peuvent attein-
dre des sommes considérables tandis que de nombreux ménages ont des placements.
La taxation du capital devient alors un problème extrêmement compliqué : comment
réussir à toucher les placements des riches sans toucher l’épargne des moins riches ? La
réponse à cette question difficile a consisté en un bricolage de niches* défiscalisées, de
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plans d’épargne, CODEVI, etc. [ encadré « Les niches fiscales » ]. De manière générale,
il est très difficile de définir les revenus du capital, les bénéfices (raison pour laquelle
l’impôt sur les bénéfices a été vigoureusement combattu par les industriels jusqu’en
1917), ou plus encore le patrimoine : l’ISF est discuté parce qu’il est difficile d’estimer
la « fortune » de quelqu’un [ Antoine Bozio, « La taxation du patrimoine en France : enjeux,
bilan et perspectives » ]. On retrouve un problème qui suit l’histoire de la fiscalité depuis le
Moyen-Age : tout n’est pas facilement taxable, d’où le choix le plus souvent de taxer des
flux, des échanges directement évalués par le marché. En abandonnant la logique indi-
ciaire, les impôts du XXe siècle n’ont pas résolu tous les problèmes d’information, et les
contrôles notamment reposent encore souvent sur des indices de la richesse, problème
d’information qui devrait devenir de plus en plus grave avec la montée de l’économie
immatérielle. Plus grave, les impôts du XXe siècle reposaient sur une fermeture des
économies nationales ; dès les années 1920, un certain nombre de Français souhaitent
prendre des « vacances » fiscales en Suisse. La multiplication des barrières douanières,
la limitation des paiements en liquide ou des sorties de capitaux jusque dans les an-
nées 1970 étaient peut-être la condition d’un système fiscal efficace. Avec l’abandon
de ce système, l’histoire de la fiscalité semble nous suggérer qu’il faudra revenir à une
taxation de ce qu’il est possible de taxer, en l’occurrence les revenus et patrimoines
« immobiles », qui ne sont justement pas ceux des plus riches [ Laurent Simula et
Alain Trannoy, « Imposition optimale sur le revenu et théorie des incitations : un chassé-croisé » ].
Quelle fiscalité pour quels objectifs ? 65

Conclusion
La centralisation progressive des finances publiques qui caractérise le Moyen-Age
ne s’accompagne pas d’un véritable effort de légitimation de la levée des impôts.
Confronté à la fronde des barons et des bourgeois, la royauté est forcée de consentir à
la formation d’assemblées chargées de fixer leur montant. Avec ces assemblées, c’est
le principe même des régimes parlementaires qui est mis en place, et l’arbitraire royal
de droit divin touche à sa fin. La Révolution Française balaye la fiscalité disparate et
principalement indirecte issue de l’Ancien Régime au profit d’une fiscalité homogène
et dans l’espoir de créer un impôt direct jugé plus juste. Elle débouche surtout sur
la stabilisation d’un régime parlementaire bourgeois qui maintient une fiscalité es-
sentiellement indirecte jusqu’en 1914. Au XXe siècle, le débat fiscal est dominé par
la réduction des inégalités et la problématique de la redistribution. Ainsi, l’impôt est
un véritable palimpseste où s’écrivent les tensions et les accords d’une société avec le
corps qui la représente, et les voies de réforme sont complexes, par paliers, tant son
histoire est foisonnante, et chargée de consensus passés.
© La Découverte | Téléchargé le 30/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 160.154.229.250)

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