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L'affaire Eulenburg : homosexualité, pouvoir monarchique

et dénonciation publique dans l'Allemagne impériale (1906-


1908)
Nicolas Le Moigne
Dans Politix 2005/3 (n° 71 ), pages 83 à 106
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0295-2319
ISBN 9782200920685
DOI 10.3917/pox.071.0083
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L’affaire Eulenburg :
homosexualité, pouvoir monarchique
et dénonciation publique dans l’Allemagne
impériale (1906-1908)
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Nicolas LE MOIGNE

Résumé - À partir de la fin de 1906, le polémiste Maximilian Harden lance dans sa revue Die Zukunft
une campagne de presse visant à discréditer l’entourage direct de Guillaume II et notamment le prince
Eulenburg et le comte Moltke, amis intimes de l’empereur. Débute ce qui va devenir l’une des plus graves
crises internes du régime. « L’Allemagne, proclame Harden, est dirigée par des homosexuels maladifs et
dégénérés qui pervertissent l’empereur et le poussent à la faiblesse envers la France. » La stratégie du
polémiste est d’épargner le souverain (éviter absolument le crime de lèse-majesté) et de ne dénoncer
que les conseillers incapables. Plusieurs procès en diffamation s’ensuivent. On peut lire, à travers leur
déroulement, l’enchevêtrement et le conflit grandissant, au sein de la société wilhelminienne, entre une
société de cour, fondée sur la faveur et le secret, et une société d’information, fondée sur le magistère du
verbe et la production de la preuve. Le conflit entre les notions de culpabilité et de déshonneur, respec-
tivement lavés par le procès et le duel, est le révélateur de cette tension, de même que l’opposition entre
le discours et l’argumentation publics – diatribes de Harden ou plaidoyer du chancelier Bülow – et la
logique du silence – silence souverain de l’empereur ou parole de gentilhomme de Eulenburg et Moltke.

Volume 18 - n° 71/2005, p. 83-106


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affaire Eulenburg, qui secoue l’Allemagne des années 1906-1908, est

L’ sans doute, avec l’affaire du Daily Telegraph en 1908, la plus grave


crise interne du règne de Guillaume II. Dans ses mémoires, le chan-
celier Bernhard von Bülow compare « ces vicissitudes très fâcheuses » à l’affaire
des poisons, qui avait entaché le règne de Louis XIV1. Le polémiste Maximilian
Harden lance dans sa revue Die Zukunft, à partir de la fin de 1906, une campa-
gne de presse visant à discréditer l’entourage direct de l’empereur, et notam-
ment le prince Philipp von Eulenburg, ami intime de l’empereur, ainsi que le
comte Kuno von Moltke, gouverneur militaire de Berlin. Ces derniers anime-
raient une coterie qui inciterait l’empereur à la faiblesse envers la France et le
conforterait, à l’intérieur, dans ses rêves de pouvoir personnel. Le cœur de
l’affaire est bien la disgrâce d’un favori, prétendument responsable d’une politi-
que hasardeuse.

Le pivot du scandale, néanmoins, est l’accusation d’homosexualité portée


sur la camarilla. « L’Allemagne est dirigée, proclame Harden, par des invertis
maladifs et dégénérés qui pervertissent l’empereur. » Le tumulte est si fort
qu’on lui doit, en France, l’apparition du terme d’« homosexualité2 ». La rhéto-
rique de dénonciation qu’il déploie vise, classiquement, à épargner le souverain
en dénonçant les conseillers incapables. Plusieurs procès s’ensuivent ; Harden
est d’abord acquitté, puis légèrement condamné. Sommé par l’empereur de
s’expliquer, le prince Eulenburg nie, d’une manière qui ne convainc personne.
Finalement convaincu de parjure, il est jeté en prison, puis contraint à s’exiler
sur ses terres, abandonné de tous.
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Au cours des deux années de procédures, les trois protagonistes principaux
– Harden, le prince Eulenburg, l’empereur Guillaume II – se figent dans des
postures bien distinctes. Le pamphlétaire isolé cherche à s’accaparer la défense
du bien public, dont il se fait fictivement l’avocat pour le souverain. Eulenburg
se pose en martyr et jure de son innocence. Quant à Guillaume II, il abandonne
son favori et se mure dans le mutisme que lui permettent ses fonctions ; il
considère que les affaires du Palais n’ont pas à être discutées dans l’espace
public. Fictivement sollicité comme juge par les écrits de Harden (« Sa Majesté
doit savoir que… »), il n’en est pas moins au cœur de la campagne menée
contre la cour.

L’affaire laisse une impression d’absurde : la campagne de dévoilement


d’Harden, de nature politique, vise à éliminer de la cour des influences occultes
jugées néfastes ; or, les procédures judiciaires se focalisent sur le délit d’homo-
sexualité, qui, paradoxalement, n’est jamais plaidé, et ne fonde aucun des ver-

1. Bülow (B. von), Denkwürdigkeiten, vol. II, Berlin, Ullstein, 1930, p. 309.
2. D’après Proust (M.), Esquisse, IV, p. 955, Paris, Gallimard (La Pléiade).
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dicts prononcés. L’ensemble a des airs de théâtre de boulevard, où domine le


porte-à-faux : car l’homosexualité y est en fait dénoncée pour autre chose
qu’elle-même, et sert de prétexte à la remise en cause du régime impérial, fondé
sur le gouvernement personnel de Guillaume II et de son entourage. Cette sen-
sation est renforcée par l’absence du personnage principal, l’empereur, qui se
refuse à entrer en scène. L’attitude de l’empereur et de ses amis, qui fondent la
défense de l’honneur sur le silence, montre la prégnance des codes aristocrati-
ques dans l’un des pays les plus industrialisés au monde – et ce y compris au
plus haut niveau de la sphère publique. Par là, la crise de 1906-1908 contribue
au débat lancé par Arno Mayer sur la vivacité des structures d’ancien régime
jusqu’à la première guerre mondiale3. En d’autres termes, l’Allemagne d’avant
1914 est une société monarchique et aristocratique, où la presse d’investigation
commence à contraindre la haute aristocratie à rendre des comptes à d’autres
qu’elle-même.
L’« affaire » apparaît ici comme un nœud, à la charnière de l’histoire politi-
que, de l’histoire des mœurs et de l’histoire sociale, où s’enchevêtrent les
contradictions d’une société. Dans la crise se révèle la précarité croissante d’un
système politique où l’irresponsabilité du souverain et de son entourage doit de
plus en plus être justifiée, au point que la révolte finit par gronder au Reichstag.
Plus profondément, elle met à jour la superposition, dans la société wilhelmi-
nienne, de différentes strates qui tendent de plus en plus à entrer en conflit.
Très schématiquement, l’affaire oppose une société de cour, fondée sur la
faveur et le secret, à une société d’information, fondée sur le magistère du verbe
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et la production de la preuve. Les mécanismes de la faveur et l’importance de la
notion de « prestige » comme fondement du « crédit », décrits par Norbert
Élias4, fonctionnent encore à plein dans l’Allemagne impériale. Le conflit entre
les notions de culpabilité et de déshonneur, respectivement lavés par le procès et
le duel, est central dans l’affrontement qui se joue ici. Aussi crucial est le statut
du silence : le silence souverain de l’empereur, la parole – c’est-à-dire le silence –
de gentilhomme pour Moltke et Eulenburg. Le mutisme indigné apparaît alors
comme le levier, de moins en moins légitime, de l’autocontrainte et de l’écono-
mie des pulsions décrites par Elias, caractéristiques de l’éthos de cour. Face à
cette « parole retenue », le discours, qu’il soit diatribe (Harden) ou plaidoyer (le
chancelier Bülow) se déploie dans un espace politique désormais dominé par la
presse et le procès public, sous les yeux de tous. Cette tension est d’autant plus
visible que la clef implicite de l’affaire réside dans la peur qu’ont tous les acteurs
d’une profanation devant laquelle Harden reculera : le crime de lèse-majesté,

3. Mayer (A.), La persistance de l’Ancien régime : l’Europe de 1848 à la grande guerre, Paris, Flammarion,
1990.
4. Élias (N.), La société de cour, Paris, Calmann-Lévy, 1974.

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la mise en cause directe de Guillaume II, qui affleure dans les brûlots de Die
Zukunft mais également, en négatif, dans la défense des accusés.5

Un entrepreneur de morale à l’assaut du trône :


la campagne de Maximilian Harden

Maximilian Harden (1861-1927)


Né en 1861 à Berlin dans une famille de marchands, Maximilian Witkowski adopte
le pseudonyme de Harden, à consonance plus « germanique » ; il se convertit au
luthéranisme en 1878 et cherche à cacher ses origines juives5. Autodidacte, sa légiti-
mité vient de sa fréquentation des milieux artistiques : obligé par son père, en 1874, à
mettre fin à ses études secondaires pour suivre un apprentissage commercial, il
fugue, suit une formation d’acteur, et se joint à une troupe itinérante. Cette vie de
bohème dure jusqu’en 1884, lorsqu’il s’établit comme critique de théâtre pour la
presse berlinoise. Son immense culture, ainsi que sa plume acerbe, le font rapide-
ment connaître. Par ailleurs, son goût pour l’invective le porte à déborder de la pure
critique dramaturgique : sous le pseudonyme d’Apostata (« l’Apostat »), il collabore
à la revue Gegenwart, qu’il fournit en billets, parfois cinglants, dans lesquels il fustige
l’académisme et se fait le défenseur du modernisme artistique et intellectuel. Il parti-
cipe à la création du théâtre de la Freie Bühne et du Deutsches Theater, où il conseille
Max Reinhardt à partir de 1889. En 1906, la sûreté de son jugement et son style sans
pitié vis-à-vis du « philistinisme » ont assis, en somme, sa légitimité de journaliste
« autonome ».
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Dans cette entreprise de destruction de la légitimité monarchique, le dénon-
ciateur est un homme seul. Juif autodidacte, Maximilian Harden cumule tous
les stigmates de l’isolé (cf. l’encadré) ; son arme principale est son talent de
plume, qui lui a valu de prestigieuses amitiés et permis d’accéder à la notoriété 6.
Il lance en 1892 la revue Die Zukunft (« l’Avenir »), à travers laquelle il forge sa
réputation de polémiste. Bien qu’il la rédige presque seul, il en fait rapidement
une revue lue par les élites intellectuelles, politiques et économiques, dans
laquelle il se fait le critique corrosif de la bureaucratie servile et de l’empereur ;

5. Pour les données biographiques concernant Harden, cf. Young (H. E.), Maximilian Harden, Censor Ger-
maniae. The Critic in Opposition from Bismarck to the Rise of Nazism, La Haye, Martinus Nijhoff, 1959 et
Weller (B. U.), Maximilian Harden und « Die Zukunft », Brême, Schünemann Universitätsverlag, 1970.
Harden fait partie, ainsi que Kraus, des figures étudiées par T. Lessing dans son célèbre livre Der jüdische
Selbsthaß, Berlin, 1930 (trad. française : La haine de soi : le refus d’être juif, Paris, Berg-International, 2001).
6. D’importants fragments de sa correspondance ont été publiés : avec W. Rathenau dans Hellige (H. D.),
Schulin (E.), dir., Briefwechsel, Walther-Rathenau Gesamtausgabe, vol. 6, Munich, Gotthold Müller/Hei-
delberg, Lambert Schneider, 1983 ; avec F. von Holstein dans Rich (N.), dir., Die geheimen Papiere Friedrich
von Holsteins, vol. 4, Göttingen, Musterschmidt, 1963 ; cf. également Martin (A.), dir., Briefwechsel mit
Maximilian Harden. Frank Wedekind, Thomas Mann, Heinrich Mann, Darmstadt, Häusser, 1996.
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ses allégations lui valent deux condamnations à la prison et de nombreuses


amendes pour lèse-majesté7. À plus d’un titre, il est comparable à son contem-
porain autrichien Karl Kraus, contempteur de l’hypocrisie et du conformisme
étriqué des milieux culturels viennois : tous deux sont certes des procureurs
sans complaisance de « l’esprit du temps », mais aussi des « entrepreneurs de
presse », qui se construisent, à partir d’une revue qu’ils écrivent presque seuls,
un porte-voix d’où ils peuvent invectiver les puissants.
Le ressentiment qu’ils développent tous deux vis-à-vis du pouvoir résulte de
leur exclusion des classes dirigeantes, remarquablement endogames dans les
deux empires, et dont la conséquence paradoxale est, chez tous deux, le soin
jaloux et inquisiteur porté à l’intérêt de la nation. Dans l’affaire Eulenburg,
Harden s’en fait le dépositaire, face à des gouvernants indignes. Sa démarche,
dès le début de son activité à la tête de Die Zukunft, est de faire le tri entre « les
gens qui ont de la tenue et ceux qui n’en ont pas, et de mettre ceux-là en garde
contre ceux-ci8 ». Il refuse par ailleurs de se rallier à un parti ou à une sensibilité
politique particulière. Ses soutiens et ses contacts politiques sont individuels ;
ils se font surtout parmi les isolés ou les figures atypiques : Bismarck disgracié,
Holstein le bureaucrate agoraphobe ou encore Walther Rathenau, le grand
industriel juif libéral, patriote mais haï des conservateurs. Comme Kraus, il
aime les postures paradoxales et exhorte à une « hygiène de la méfiance » vis-à-
vis des puissants, en prenant soin de renvoyer dos à dos les partis en présence. Il
prend la posture de celui qui a su, presque par hasard, ce que tous savent à la
cour mais que personne ne doit savoir dans l’empire – posture, au sens propre,
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de dévoilement. Son attitude est celle du défi, qui se libère dans l’outrance – celle
qui pousse cet individu isolé à s’identifier à l’intérêt de la nation, en se posant en
fait en contre-pouvoir, comme interlocuteur direct du souverain. Cassandre, en
somme, à ceci près que Cassandre était fille de roi.

Derrière les mignons, débusquer les traîtres


Dès novembre 1901, Harden prend Eulenburg pour cible. La conduite des
affaires du Reich était à juger à l’aune de l’ascendant qu’avait pris « celui qui
répond au tendre surnom de Phili », cet ambassadeur en Autriche-Hongrie qui
n’était jamais à Vienne et préférait « faire du spiritisme, composer des balades
et des poèmes » dans son château de Liebenberg9. La mise en disponibilité du
prince, à sa demande en août 1902, marque une pause dans ces attaques. Le
retour d’Eulenburg à la cour et dans l’entourage immédiat du souverain expli-
que que Harden s’en prenne à nouveau à lui à partir de l’été 1905. Il le rend res-

7. Rathenau (W.), Briefwechsel…, op. cit., p. 314.


8. Harden (M.), Apostata, Berlin, Stilke, 1892, p. 177.
9. Die Zukunft, 09 novembre 1901.

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ponsable de la « faiblesse » de Guillaume II dans l’affaire marocaine, c’est-à-


dire de l’attitude conciliante adoptée vis-à-vis des exigences françaises. L’empereur,
surnommé désormais « Guillaume le Timide » par le polémiste, est qualifié
d’« imperator de théâtre », incapable, malgré ses rodomontades, de faire pièce à
l’expansion de la puissance coloniale de l’ennemi héréditaire. Le journaliste
demande au souverain de se ressaisir et de réagir fermement au trouble moral et
à l’angoisse de l’encerclement qui se répandent dans l’opinion allemande à la
suite de la conférence d’Algésiras, lors de laquelle l’Allemagne a entériné la
mainmise française au Maroc.
Le 6 avril 1906, l’empereur décide de conférer au prince Eulenburg l’ordre de
l’aigle noir, à l’époque la plus haute distinction honorifique prussienne. C’est à
la suite de cette décision qu’Harden ouvre véritablement le feu, avec une pre-
mière salve de trois articles-réquisitoires, dans lesquels il exige la disgrâce col-
lective d’un groupe qu’il baptise la « camarilla ». Dans Praeludium, Harden
prend pour prétexte le renvoi du ministre Podbielski. Il pointe du doigt la cli-
que qui déciderait dans l’ombre des nominations et des disgrâces depuis l’évic-
tion de Bismarck en 1890. Sont cités, outre Eulenburg, le comte Kuno von
Moltke, neveu du vainqueur de la guerre de 1871 et gouverneur militaire de
Berlin, le général-comte Wilhelm von Hohenau, chef de la garde personnelle de
l’empereur ainsi que le conseiller de l’ambassade de France Raymond Lecomte.
La coterie est appelée par Harden « la table de Liebenberg » (Liebenberger
Tafel), du nom du château d’Eulenburg dans la Marche de Brandebourg, où il a
l’habitude de réunir ses amis, notamment à l’occasion des chasses qu’il y orga-
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nise. Harden insinue que la « camarilla » ne se contentera plus d’agir dans
l’ombre, et que l’ordre conféré au prince est à prendre comme le signe annon-
ciateur de son retour en force. Il est à craindre, d’après Harden, que l’empereur
ne se laisse aller à nommer à la chancellerie son meilleur ami, qui lui susurre à
l’oreille depuis près de vingt ans qu’il tient son pouvoir de la grâce de Dieu et
n’a de comptes à rendre qu’à lui-même10.
Dès la semaine suivante, Dies irae poursuit la charge contre les conseillers de
l’ombre. Le chancelier Bülow est présenté comme un homme de paille, un
séducteur dont l’ambition est surtout de se rendre populaire dans la presse – un
succédané superficiel, « sucré et délavé » de Bismarck. Le vrai pouvoir est
ailleurs, entre les mains de « Douceur » et du « Harpiste », c’est-à-dire, sans que
Harden les nomme, du comte Moltke et du prince Eulenburg – le premier étant
connu à Berlin comme amateur de confiseries, tandis que le second divertissait
l’empereur par ses ballades. Harden met en scène un dialogue imaginaire entre
les deux conspirateurs, qui craignent que « l’on en dévoile encore plus » et que

10. Die Zukunft, 17 novembre 1906.


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l’on mette au courant leur « chéri »… Propos sibyllins : le polémiste se place en


fait dans une posture de maître chanteur. Seuls les milieux bien informés gravi-
tant autour de la cour peuvent reconnaître le gouverneur militaire de la capitale
et l’ancien ambassadeur à Vienne. Et rien n’est encore dit de ce mystérieux
secret – l’homosexualité supposée des deux courtisans – ni de ce « chéri » qui
n’est autre que l’empereur lui-même11. Harden précise les termes du chantage
dès le 8 décembre :
« Je me réjouirai, cependant, si le petit groupe, à qui je reconnais le droit à une
vie privée, renonçait aux affaires politiques et m’épargnait à moi […] la pénible
tâche de faire mon devoir12. »
L’avertissement semble bien compris, puisque Eulenburg part en villégiature
aux bords du lac Léman. Fin janvier 1907, il donne cependant à Harden un
casus belli, en revenant à Berlin pour prendre part à la cérémonie d’ouverture
solennelle du chapitre de l’ordre de l’aigle noir, au cours de laquelle Guillaume II
lui en remet officiellement les insignes. Dès le 2 février, Die Zukunft publie
« Symphonie », où le polémiste reprend sa campagne de dénonciation. D’après
Harden, le prince, depuis son retour en faveur, aurait mis en œuvre son dange-
reux talent d’intrigant pour « tenter, par voie privée, d’établir la paix entre la
France et l’Allemagne ». Dans ce dessein, Eulenburg aurait présenté à l’empe-
reur le conseiller de l’ambassade de France Raymond Lecomte lors de chasses
organisées à Liebenberg en novembre 1905 :
« Lecomte [y] a été avec l’empereur. On n’avait jamais rien vu de tel. […] Les
Hohenzollern n’ont pas l’habitude d’admettre dans leurs relations intimes des
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diplomates étrangers… Mais le conseiller d’ambassade était l’ami de l’ami de
l’empereur. »
C’est à cette occasion que « l’ami du châtelain de Liebenberg » aurait circon-
venu l’empereur et l’aurait convaincu des intentions pacifiques de la France 13.
S’il n’apparaît pas en toutes lettres, le grief de trahison n’en est pas moins expli-
cite. En présentant directement Lecomte à l’empereur, Eulenburg mène une
diplomatie privée, attentatoire aux intérêts du Reich14. Mais le ressort du réqui-
sitoire reste encore dans l’ombre. Pour Harden, les membres de la camarilla
appartiennent tous à une confrérie occulte, inquiète et néanmoins puissante,
qui se moque des nations et œuvre à ses propres fins de peur d’être découverte :
celle des sodomites. Car la réputation de pédéraste de Lecomte n’est plus à faire

11. Die Zukunft, 24 novembre 1906.


12. Die Zukunft, 8 décembre 1906.
13. Die Zukunft, 2 février 1907.
14. La correspondance d’Eulenburg rend cette hypothèse peu crédible. Lecomte n’est selon toute apparence
pas allé à Liebenberg avant novembre 1906 (c’est-à-dire après la conférence d’Algésiras) et le règlement de
la question marocaine. Par ailleurs, Guillaume II n’a jamais caché qu’il ne ferait pas la guerre pour le
Maroc.

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dans les salons berlinois ; et Harden joue à merveille du lien implicite entre tra-
hison et déviance, entre groupe d’intérêt et conjuration. Dans la seconde salve
d’articles, tirée à partir d’avril 1907, les insinuations d’Harden deviennent uni-
voques et expliquent de plus en plus leur influence pathogène par leurs mœurs
déviantes. Les 13 et 27 avril 1907, il s’insurge contre l’obtention de l’ordre de
l’aigle noir par Eulenburg. Rappelant que la dignité de chevalier de l’ordre de
Saint-Jean a été refusée auparavant au prince Frédéric-Henri de Prusse en rai-
son de son « inversion sexuelle », il s’étonne qu’apparemment « les statuts de
l’ordre de l’aigle noir [soient] différents, puisque la vie intime d’au moins un
des membres du chapitre n’est pas plus saine que celle du prince banni 15 ».

Fragilité de la position de franc-tireur


Quelques jours plus tard, l’empereur est mis au courant et somme les accusés
de se disculper. Le ballet de la calomnie et de la dénégation s’ouvre alors : cinq
procès vont se succéder entre juillet 1907 et avril 1908. Mais avant de rentrer
dans le détail des procès qui vont affaiblir durablement le prestige de la cour,
voyons de plus près la posture qu’adopte Harden et comment un plumitif isolé
parvient à faire trembler le trône impérial. Sa position est risquée, dans la
mesure où il mène en fait une sorte de guerre privée. Il oscille entre la prudence
et la surenchère ; le ressort de ses propos est l’insinuation, afin d’éviter le conflit
frontal auquel sa position de franc-tireur ne lui permettrait pas de faire face. Il
ne semble pas poursuivre d’autre but que d’obtenir l’éviction de ceux qu’il
accuse et de se prémunir de poursuites. Au cours de l’affaire, il cherche à s’affi-
lier, à s’abriter, enfin à s’accaparer le bien commun.
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S’affilier ? Harden compense sa faiblesse institutionnelle en tirant sa légiti-
mité de deux paroles autorisées : celle de Bismarck, dont il a été l’ami à la fin de
ses jours, et qu’il utilise comme figure tutélaire ; celle du discours médical,
ensuite, mobilisé pour diagnostiquer la dégénérescence de l’État sous
l’influence de la clique homosexuelle qui a réussi à suborner l’empereur. Har-
den, dans ses premières années de pamphlétaire, a été l’homme de confiance de
Bismarck, qui l’accueillait fréquemment dans sa retraite de Friedrichsruhe – la
haine commune de Guillaume II fonde cette amitié improbable entre le pam-
phlétaire et le « chancelier de fer ». Le vieux chancelier en disgrâce l’a mis au
courant des turpitudes de la cour. Il est probable qu’il soit en fait la source prin-
cipale des informations de Harden. Celui-ci n’en fait d’ailleurs pas mystère,
trop heureux de pouvoir s’abriter derrière le jugement d’un homme d’État dont
personne, dans l’Allemagne wilhelminienne, ne peut ouvertement contester la
clarté de jugement.

15. Die Zukunft, 27 avril 1907.


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L’affaire Eulenburg 91

Dès le début des années 1890, Bismarck, qui tenait Eulenburg pour partielle-
ment responsable de sa mise à l’écart, explique à Harden que l’ami de l’empe-
reur est un séducteur dangereux, politiquement néfaste16. L’animosité du clan
Bismarck envers le favori est confirmée par le médecin et confident du chance-
lier défunt, le docteur Schweninger, qui appuie les dires de Harden :
« Le prince [Bismarck] et son fils Herbert tenaient pour funeste l’activité
d’Eulenburg, notamment pour les nominations aux emplois, et dans le rôle d’un
conseiller ami et irresponsable. […] Ils ont souvent parlé du tempérament
sexuel anormal d’Eulenburg qui, s’ajoutant à ses tendances au mysticisme et à
des rêvasseries nébuleuses, ne le qualifiait pas comme confident d’un souve-
rain17. »
L’autorité de Bismarck, ou de ceux qui l’ont connu, contribue à fonder la
connexion entre homosexualité et incurie politique, qui est au cœur de la cam-
pagne d’Harden. Le vieil homme d’État, ulcéré par la promotion d’Eulenburg
comme ambassadeur à Vienne en 1894, aurait expliqué à cette occasion que « si
les pédérastes faisaient parfois de très bons chefs de guerre, il n’en a[vait] jamais
été de même parmi les diplomates ». Et Bismarck de préciser qu’il « connais[sait]
bien ces gens, depuis le temps où, en tant que substitut du procureur Brau-
chitsch, [il] menai[t] des enquêtes sur leurs agissements ».
L’empereur est entouré de malades : telle est la prémisse qui est au centre de
la dénonciation. Les symptômes de leur maladie justifient qu’ils soient écartés
de la conduite des affaires : perdu dans ses rêves, sujet à des sautes d’humeurs
imprévisibles, incapable de se concentrer, l’homosexuel, « moitié d’homme »,
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est inapte à la politique, fonction virile par excellence. Et Harden de convoquer
ici le discours médical, afin d’établir la gravité des pratiques déviantes des amis
de l’empereur. Au cours des procès, Harden s’abrite systématiquement derrière
de grands noms de la psychiatrie, afin de pathologiser l’inversion sexuelle 18.
Ainsi les écrits du professeur Emil Kraepelin, le découvreur de la schizophrénie,
qui « constate » chez les homosexuels des « symptômes » tels leur « faible endu-
rance lorsqu’il s’agit de fournir un travail intellectuel suivi » ou leur « tendance
à rêvasser ». Même si la « rémission » voire la « guérison » sont possibles, le
résultat final ne consistera pas moins en une « personnalité maladivement
dégénérée19 ».

16. Sur les témoignages de Bismarck, cf. Die Zukunft, 25 juillet 1908 et Harden (M.), Prozesse, vol. 3, Berlin,
Erich Reiss, 1913, p. 169 et s.
17. Die Zukunft, 2 février 1907.
18. Sur la construction de l’idéal masculin moderne, cf. notamment Mosse (G. L.), L’image de l’homme,
l’invention de la virilité moderne, Paris, Abbeville, 1997. Mosse insiste notamment sur l’invasion de la défi-
nition de l’identité sexuée par le discours médical, qui construit des « contre-types » de la masculinité
« normale » (apollinienne, chaste et saine) : la femme, certes, mais aussi le Juif et l’homosexuel.
19. Harden (M.), Prozesse, op. cit., p. 199-202.

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92 Nicolas LE MOIGNE

Il faut souligner que cette logique de « pathologisation » ne recoupe pas


nécessairement le désir de « pénalisation ». Magnus Hirschfeld, par exemple,
contribue ainsi à la fois à la fondation du mouvement d’émancipation homo-
sexuelle et à la psychiatrisation de « l’inversion ». Il fonde en 1897 le Comité
scientifique et humanitaire (Wissenschaftlich-humanitärer Komitee), qui milite
pour l’abrogation du paragraphe 175 du code pénal, lequel sanctionne la
sexualité « contre-nature ». Ami d’Harden, et soucieux d’assurer la publicité
de la cause qu’il défend, il comparaît lors des procès Moltke vs. Harden et
apporte lui aussi sa caution aux dires du pamphlétaire20. Les deux attitudes –
d’affiliation et de précaution – se rejoignent dans une stratégie d’accaparement
de l’intérêt national, dont Harden se fait l’avocat pour l’empereur, puisque
celui-ci, perverti, n’est plus maître de son jugement. La stratégie de dévoile-
ment se double d’un discours d’accusation : le dénonciateur devient ici un
procureur, à partir du moment où il prétend « faire son devoir », pour l’intérêt
du pays.

Simulacres judiciaires autour d’un délit fantôme


Les procédures judiciaires qui s’étalent de juillet 1907 à mai 1908 prennent
d’emblée un tour étrange. On assiste en effet à six procès successifs, où le rap-
port d’accusation se renverse progressivement : le grief d’offense porté contre
Harden fait progressivement place à une inculpation de parjure contre
Eulenburg. Les chefs d’accusation glissent, la situation se retourne à de multi-
ples reprises, la procédure est finalement suspendue sans autre résultat que le
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discrédit des plaignants. L’ensemble de l’affaire a parfois un parfum de théâtre
de boulevard. À tout prendre, le simple fait que les accusés acceptent d’entrer
dans un processus de justification publique face à l’appareil judiciaire sape en
profondeur les fondements de la société monarchique, indépendamment de
leur culpabilité ou de la qualité de leur défense. Quant à la question de l’homo-
sexualité, autour de laquelle se cristallisent les débats, elle apparaît comme un
prétexte, une sorte de compromis entre la liberté nouvelle de l’information et
les cadres institutionnels de la société aristocratique : s’attaquer aux mœurs des
dirigeants est une sorte d’intersection entre les deux modèles sociaux qui
s’interpénètrent ici.
Au préalable, il faut rappeler que l’homosexualité, dans l’Allemagne impériale,
n’est pas seulement une « déviance » : il s’agit d’abord d’un délit, puni par le para-
graphe 175 du code pénal. L’article prévoit que « les actes de luxure contre-nature,

20. Hirschfeld est le fondateur de la sexologie (Sexualwissenschaft) et l’un des tenants de la thèse de
l’« inversion » (le pédéraste a une âme de femme dans un corps d’homme, ce qui entraîne l’apparition de
comportements spécifiques que l’on peut établir par l’examen clinique).
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L’affaire Eulenburg 93

commis entre deux hommes […] sont passibles d’une peine de prison […] 21 ».
La jurisprudence de la cour suprême de l’Empire à Leipzig (Reichsgericht) a en
outre donné une interprétation large du délit, en précisant qu’il fallait entendre
par « luxure » (Unzucht) tous les actes « qui se rapprochent de rapports
sexuels » (beischlafsähnliche Handlungen). Dans ce contexte, l’accusation
d’homosexualité fait donc des amis de l’empereur non seulement des déviants
mais des délinquants passibles des tribunaux. À ceci près que les faits incrimi-
nés, du fait de leur caractère intime, sont des plus difficiles à établir. Il est frap-
pant, à travers les procès qui se succèdent deux ans durant, que l’on ne sait pas
très bien de quoi l’on parle, ni qui, des protagonistes, est dans le rôle du plai-
gnant ou du défendeur.

Le procès public, simulacre de duel ?


L’empereur, mis au courant le 2 mai 1907 par le Kronprinz (le « prince
héritier »), somme Eulenburg, dès le surlendemain, de se défendre devant les
tribunaux22. Celui-ci, qui proteste de son innocence, n’a pas d’autre choix que
de porter plainte contre lui-même, pour infraction au paragraphe 175. Il en sort
blanchi, au moins provisoirement, par un non-lieu du 15 juin 190723. Le comte
Moltke, lui aussi mis en cause, adopte une attitude plus réactive. Il songe tout
d’abord à provoquer Harden en duel. Le hiatus entre éthos de cour et logique
d’information se dévoile ici de manière éclatante : Harden se refuse au combat
singulier et déclare y préférer « l’établissement de la vérité » – il publie en outre
leur correspondance à ce sujet dans sa revue24. Après le refus du parquet
d’inculper Harden, arguant du fait que l’affaire n’a pas de caractère d’intérêt
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général, il ne reste au général-comte d’autre solution que de porter plainte pour
offense contre Harden, le 6 juin 190725.

21. L’article, hérité du code prussien, fut introduit dans le code pénal de l’Allemagne du Nord du 1 er jan-
vier 1871, devenu code impérial l’année suivante – avec une peine minimale adoucie : de six mois de pri-
son dans le Landrecht de 1794, elle passe à un jour. Auparavant, parmi les États de la Confédération
germanique, seule la Bavière ignorait le délit d’homosexualité. Après avoir été durci par le IIIe Reich
(trois à cinq ans de prison), le paragraphe 175 ne fut définitivement retiré du code pénal qu’en 1994 –
mais sa portée avait été considérablement réduite en 1969, avec sa limitation aux relations homosexuel-
les où l’un des partenaires était mineur. Précisons qu’en 1957, la cour constitutionnelle de Karlsruhe a
confirmé la compatibilité de l’article, dans sa version durcie par les nazis, avec la loi fondamentale de
1949, en rappelant qu’il « est manifeste que les pratiques homosexuelles vont à l’encontre des lois de la
morale » (décision du 10 mai 1957). Il faut aussi souligner que le code s’en prend uniquement à l’homo-
sexualité masculine.
22. Röhl (J.), dir., Philipp Eulenburgs politische Korrespondenz, Boppard am Rhein, Boldt, 1983, lettre du géné-
ral von Kessel à Eulenburg du 04 mai 1907 (l’injonction est confirmée par Bülow dans une lettre du 31 mai).
23. Bülow (B. von), Denkwürdigkeiten, op. cit., p. 311-312.
24. Die Zukunft, 22 juin 1907. Harden explique également son point de vue au sujet du duel dans sa corres-
pondance avec Holstein (Papiere Friedrich von Holsteins, op. cit., p. 428-430).
25. Eulenburgs Korrespondenz, op. cit., p. 2148.

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94 Nicolas LE MOIGNE

Le procès, qui se déroule à Berlin les 28 et 29 octobre devant un tribunal


d’échevins (Schöffengericht)26, tourne au vaudeville et à la déconfiture du comte.
Harden fait venir à la barre l’ex-femme de Moltke, Lilly von Elbe, qui déclare
sous serment avoir demandé le divorce en raison des orientations sexuelles de
son mari. Celui-ci n’aurait eu de relations sexuelles avec elle que les deux pre-
mières nuits de leur mariage, avant de faire chambre à part. L’ancienne
comtesse produit devant le tribunal des lettres de son mari à Eulenburg, dans
lesquelles le comte déclare :
« Nous formons autour de l’empereur un cercle étroit, personne ne peut
l’approcher sans passer par nous27. »
Estimant que le polémiste a apporté la preuve de ses dires, le tribunal
déboute Moltke. L’affaire gagne en notoriété à cette occasion. Marcel Proust
écrit à un ami en novembre :
« Que dites-vous de tout ce procès d’homosexualité ? Je crois qu’on a tapé un
peu au hasard bien que pour certains ce soit très vrai, notamment pour le Prince
[Eulenburg], mais il y a des choses bien comiques28. »
Le tour inattendu pris par les événements incite le ministre de la Justice prus-
sien Beseler à intervenir : le procès est cassé le 31 octobre. Revenant sur son refus
initial, le parquet défère Harden devant le Landgericht (« tribunal correctionnel »)
le 14 novembre. Ce second procès Moltke vs. Harden s’ouvre le 19 décembre et
s’achève le 3 janvier 1908 par la condamnation de Harden à quatre mois de pri-
son. L’ex-comtesse Moltke se rétracte en effet durant l’interrogatoire, tandis que
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Moltke et Eulenburg jurent sous serment qu’ils ne se sont jamais adonnés à des
pratiques illégales. Harden interjette appel, le jugement est cassé par le Reichsge-
richt le 27 mai, pour vice de forme – et l’affaire renvoyée en première instance29.
Parallèlement à ces deux procès opposant Moltke et Harden, une autre pro-
cédure oppose le chancelier Bülow au publiciste homosexuel Adolf Brand, qui a
prétendu dans sa revue Gesellschaft der Eigenen que le chef du gouvernement
était « l’ami des hommes ». Bülow se récrie vigoureusement et donne sa parole
de gentilhomme qu’il est innocent. Le 6 novembre 1906, Brand est condamné à
dix-huit mois de prison et forcé de se rétracter30. C’est à cette occasion que le

26. C’est-à-dire un tribunal agissant en délégation du « tribunal d’instance » (Amtsgericht) pour les affaires
mineures et dont les fonctions sont comparables à celles des anciens juges de paix français. Il comprend un
magistrat professionnel et deux Schöffen (« échevins ») issus de la société civile.
27. Lettre de Loebell à Bülow, BA Koblenz, R 43 F/798-2 (citée dans Eulenburgs Korrespondenz, op. cit.,
p. 2164).
28. De Billy (R.), Marcel Proust : lettres et conversations, Paris, 1930, p. 175 (cité dans Eulenburgs Korrespon-
denz, p. 2164, note 2).
29. Rapport de Baseler à l’empereur, 27 mai 1908, BA Koblenz R 43 F/798-2 (cité dans Eulenburgs Korres-
pondenz, op. cit., p. 2170).
30. Voir le récit de l’affaire par Bülow (B. von), Denkwürdigkeiten, op. cit., p. 314-315.
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L’affaire Eulenburg 95

prince Eulenburg demande à toute force à être entendu comme témoin, afin de
défendre le chancelier. Il affirme non seulement ne pas s’être rendu coupable de
délit passible du paragraphe 175, mais aussi ne s’être jamais adonné à des prati-
ques qui, sans être sous le coup de la loi, seraient « mauvaises ou dégoûtantes31 ».
Ces déclarations lui seront fatales. En effet, Harden, qui a embauché en novem-
bre 1907 un détective privé pour enquêter sur le passé d’Eulenburg, peut désor-
mais mobiliser des témoignages à l’appui de ses dires. Afin de susciter une
nouvelle procédure, il demande à son ami Anton Städele, rédacteur à la Neue
Freie Volkszeitung bavaroise, de publier un texte diffamatoire envers lui. Städele
y affirme que Harden aurait reçu un million de marks du prince Eulenburg
pour garder le silence, ou qu’alors il n’aurait aucune preuve des accusations
qu’il porte32. Harden l’attaque en diffamation et le procès s’ouvre le 21 avril
1908 à Munich – en Bavière donc, où le ministère public prussien ne peut pas
intervenir dans la procédure, du fait de l’indépendance juridictionnelle des
États allemands. Harden cite à comparaître deux témoins : Georg Riedel et
Jakob Ernst, qui affirment avoir eu commerce sexuel avec Eulenburg à plu-
sieurs reprises, alors que celui-ci était en poste à la légation prussienne à
Munich, entre 1881 et 1888. Eulenburg nie vigoureusement, puis se réfugie
dans un silence prostré. Le tribunal condamne Städele à cent marks d’amende,
qu’Harden lui rembourse aussitôt.
Le procès de Munich marque le début d’une longue descente aux enfers pour
le prince Eulenburg. Le procureur général Isenbiel l’inculpe de parjure et la
police criminelle descend au château de Liebenberg le 30 avril. Incarcéré le
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8 mai, le prince ne cessera de proclamer son innocence et de se considérer
comme la victime d’un complot en vue d’affaiblir l’empereur33. Déféré en cor-
rectionnelle le 29 juin 1908, il est à nouveau confronté aux témoins, qui persis-
tent dans leurs accusations. L’état de santé précaire du prévenu, remis en liberté
sous caution, explique la suspension du procès le 17 juillet. Le procès est rou-
vert le 5 juin 1909 et immédiatement suspendu, l’accusé n’étant pas en état de
suivre les débats. Ramené en civière à Liebenberg, il ne quittera plus son châ-
teau jusqu’à sa mort en septembre 1921, cherchant à se faire oublier. Périodi-
quement, une expertise médicale établissait que cet homme brisé n’était pas en
mesure d’être jugé – et le procès ne reprit jamais34. Entre-temps, la procédure
Moltke vs. Harden est arrivée à son terme. Le 20 avril 1909, le tribunal correc-
tionnel condamne Harden, pour le préjudice moral causé à Moltke, à quarante

31. Protokoll des Harden-Städele-Prozesses, BA Koblenz, Nachlaß Harden, Nr. 123 (cité dans Eulenburgs
Korrespondenz, op. cit., p. 2167).
32. Neue Freie Volkszeitung, 25 mars 1908.
33. Voir ses lettres au procureur des 23 avril 1908 et 11 mai 1908.
34. Sur le déroulement du procès en parjure, cf. Papiere Friedrich von Holsteins, op. cit. p. 482 et s. et
Eulenburgs Korrespondenz, op. cit.

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96 Nicolas LE MOIGNE

jours de prison. Un compromis intervient finalement : la peine est suspendue et


la chancellerie rembourse à Harden ses frais judiciaires depuis le début de
l’affaire, soit 40 000 marks. Bülow, qui en a pris l’initiative, justifie cette clé-
mence par le fait que le pamphlétaire était mû avant tout par le patriotisme 35.

Scandale de mœurs et règles de l’investigation


Ces procédures confuses, fertiles en rebondissement, s’expliquent par le
caractère essentiellement non juridique de l’affaire. Le délit fantôme de l’homo-
sexualité n’est pas au cœur des débats ; il ne sera d’ailleurs finalement à l’origine
d’aucun des verdicts. Harden se donne en effet les gants d’afficher une attitude
finalement assez libérale, pour l’époque, envers les homosexuels : quand il écrit
qu’il ne faut pas « punir les malades », sauf, comme le font les droits « latins »,
lorsqu’il y a « outrage public à la pudeur36 », il prend implicitement position en
faveur de l’abolition de l’article 175 du code pénal37.
Il ne faut donc pas se méprendre sur les griefs exprimés par Harden :
Eulenburg et Moltke ne sont pas montrés du doigt en tant que délinquants,
mais bien en tant qu’individus faibles et incapables – des femmelettes, en
somme. On comprend dès lors le flou qui règne, au cours des procès, autour de
la qualification juridique de ses dires. D’autant que le ressort de la prose de
Harden est l’insinuation, moyen de se ménager toujours une porte de sortie. À
preuve, la description qu’il fait du comte Moltke, qui jongle avec les clichés sur
le mode de l’équivoque ostentatoire :
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« Il est très gentil, complaisant, aimable, cultivé (au moins par rapport à la cour) ; il
aime la musique, a de la lecture ; sentimental, rêveur, c’est un homme agréable. Un
peu trop mou, trop gracieux, trop soigné, sentant le musc et la violette. La Prusse
n’a jamais eu général si délicat. Il a fait au piano sa carrière militaire. Gouverneur
militaire de Berlin ! C’est lui qui aurait à subir le premier choc d’une révolution ! »

Cette ambiguïté permet à Harden, lors des procès, de renverser sa position


de défendeur face à Moltke, en reformulant a minima :
« J’ai dit du général qu’il était un esthète très différent du prince Joachim Albert.
Tous deux sont musiciens, compositeurs, hommes de lettres, esthètes, chacun
dans son genre : le prince aimant les aventures galantes, le comte ne les aimant
pas. Je nie que le contraire d’un homme qui court après les femmes soit un

35. Rathenau (W.), Briefwechsel, op. cit., p. 582.


36. Harden (M.), Prozesse, op. cit., p. 183 (en français dans le texte).
37. Le parallèle avec la France est intéressant. L’homosexualité n’y a jamais été considérée en tant que telle
comme un délit, sauf dans le cas d’attentat à la pudeur, notamment sur les mineurs. La discrimination,
abrogée en 1982, entre homosexualité et hétérosexualité portait sur l’âge jusqu’auquel la qualification
d’attentat à la pudeur s’appliquait : 15 ans dans une relation hétérosexuelle, mais la majorité civile pour
une relation homosexuelle.
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L’affaire Eulenburg 97

homme qui court après les hommes. J’ai simplement dit du comte Moltke qu’il
avait pour l’éternel féminin moins de goût que le plus galant des princes de
Prusse. »

Bref, il n’y a pas de fumée sans feu, et « c’est celui qui le dit qui l’est ». D’où la
grande souplesse du discours d’accusation, qui ondoie sur la limite entre la tare
et le délit. Peu après le début de sa campagne, Harden nie avoir jamais voulu
porter l’affaire sur le terrain pénal :
« Je n’ai jamais voulu dénoncer des actes délictueux. Seulement sur une situation
doucereuse, efféminée et maladive, qui était depuis longtemps la risée de la cour38. »

La cause que plaide Maximilian Harden est celle du bien du pays, dans
laquelle la presse joue un rôle de premier plan, par sa fonction de contrôle et, au
besoin, de divulgation. Il se défend de vouloir s’immiscer dans la sphère privée
des intéressés. Ce faisant, il énonce des prémisses qui vont rester plus ou moins
celles du journalisme moderne : les mœurs des personnages publics ne devien-
nent objet d’investigations que lorsqu’elles conduisent à mettre en péril l’intérêt
national ou le bon fonctionnement des institutions :
« Les pratiques sexuelles sont la chose la plus privée qui soit ; un tiers ne peut les
dévoiler que lorsqu’elles touchent au droit de l’État ou de la société39. »

Harden nie avoir voulu « déballer le linge sale » de la cour : selon lui, la
lumière s’est faite non pas à travers ses articles, mais lors des procès. En d’autres
termes, les intéressés ont eux-mêmes suscité le dévoilement, en le portant dans
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l’espace public. La reconstruction que fait le polémiste après-coup aboutit donc
à un étrange mais classique : « j’ai rien fait, j’avais pas le choix 40. »
Cette posture est, peu ou prou, celle de la presse d’investigation moderne :
porter une affaire politique à la connaissance de l’« opinion éclairée », établir
des responsabilités, et le cas échéant exiger des sanctions – démarche assortie de
l’obligation de l’enquête, du témoignage et de la preuve. La sanction encourue
par le journaliste qui prendrait trop de liberté avec ses sources étant la condam-
nation pour diffamation, pour avoir calomnié sans preuves. Le succès éditorial
que lui valent ses pamphlets contre la cour témoigne d’ailleurs du succès de sa
stratégie de dénonciation : stable autour de 10 000 exemplaires dans les années
qui précèdent l’affaire, le tirage passe à 23 000 en 190641 – et cet écho met en
lumière le malaise politique révélé par l’affaire.

38. Die Zukunft, 15 juin 1907.


39. Harden (M.), Prozesse, op. cit., p. 184.
40. Ibid., p. 185 : « Je n’ai pas dévoilé les pratiques sexuelles de ces gens, j’y ai été forcé par trois procédures
judiciaires ».
41. Chiffres établis par Weller (B. U.), Maximilian Harden…, op. cit., p. 458. Ces tirages sont impression-
nants pour une revue épaisse et touffue, écrite dans une langue très élaborée et parfois biscornue.

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98 Nicolas LE MOIGNE

« Le roi est nu » : investigation contre parole


de gentilhomme et lèse-majesté
Car l’impact de l’affaire est d’abord politique. Tout au long des procès, cette
affaire fait trembler le régime impérial sur ses bases et en révèle les contradic-
tions. Le crime de lèse-majesté est finalement évité, les protagonistes parvenant
à ne pas impliquer directement l’empereur ; mais il n’empêche que le dévelop-
pement de l’affaire permet la remise en cause directe du régime monarchique et
la crise du modèle aristocratique qui le sous-tend, qui ne trouve plus sa légiti-
mité en lui-même.

Eulenburg, Moltke et Bülow :


l’enjeu du « crédit » face à la société d’information
Il est frappant, dans les procès Moltke vs. Harden, que le chef d’accusation ne
soit précisément pas la diffamation, mais l’offense. Moltke ne se plaint pas
qu’Harden ait affirmé sans preuve, il exige réparation pour avoir été insulté.
L’enjeu y est moins l’établissement de la vérité que le rétablissement de l’hon-
neur d’un noble. Le comte propose d’ailleurs au préalable un duel, dont le pro-
cès est en fait pour lui la transposition, c’est-à-dire un affrontement public
entre deux hommes, et non pas la confrontation de deux versions antagonistes
devant une instance d’arbitrage. En revanche, le tribunal d’échevins, interrogé
sur la nature offensante des propos d’Harden, rend en fait un verdict sur leur
caractère diffamatoire : Harden est relaxé, car il apporte la preuve de ce qu’il
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avance, en produisant le témoignage de l’ex-comtesse Moltke et les lettres com-
promettantes de son mari à Eulenburg.
L’attitude de Philipp von Eulenburg face à son accusateur est révélatrice de
son refus de s’adapter à cette logique d’information « démocratique ». Aban-
donné par l’empereur et sommé par lui de s’expliquer, le prince joue la carte de
la victimisation. Il commence par jouer l’étonné. Lorsque, début mai 1907,
l’empereur lui demande des comptes, il répond qu’il ne lit pas Die Zukunft et
n’est pas au courant de la campagne menée contre lui. Il clame son innocence et
se prend les pieds dans des déclarations contradictoires. Au cours des différents
procès, il joue au départ la carte de l’indignation ; confronté ensuite aux
témoins, il se crispe dans la dénégation puis dans le silence du martyr. Après
son séjour en prison, il finit par s’abriter lui aussi derrière l’autorité du discours
médical, à des fins défensives cette fois, afin d’éviter de comparaître42. Ce fai-
sant, il conforte implicitement les accusations de faiblesse et de fuite devant les

42. Rapport du ministre Beseler à l’empereur, 17 juillet 1908 (cité dans Eulenburgs Korrespondenz, op. cit.,
p. 2184).
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L’affaire Eulenburg 99

responsabilités portées contre lui. Harden dira en juillet 1908, après la suspen-
sion du procès :
« Il se soustrait à la procédure dès qu’elle devient inconfortable pour lui. Résul-
tat d’une vie passée entre pédérastes43. »
À mesure qu’il perd pied, le prince se retranche dans son appartenance de caste.
Convaincu de mensonge à ce propos, il le répète au procureur : sa conception de
l’amitié masculine est enthousiaste et fusionnelle ; elle repose sur la communion
dans des valeurs, dans un passé commun ou dans l’émotion artistique44. Ce dis-
cours devient socialement intéressant à partir du moment où le prince explique sa
conception de l’amitié et ses manifestations – du sentimentalisme mièvre à l’hyper-
bole épistolaire – par l’éthos aristocratique. Eulenburg théorise en effet sur l’amitié
virile en tant que vertu germanique, mais aussi en tant que vertu des nobles45,
incompréhensible donc pour le commun peuple. Le favori déchu se crispe par
conséquent dans le rejet en bloc de la logique démocratique de l’information, qu’il
présente comme un dysfonctionnement regrettable. Il écrit du fond de sa prison :
« Nous vivons dans un monde où la presse, la juiverie, l’argent, l’opinion publi-
que exercent leur domination et où les gouvernements doivent faire de l’équili-
brisme entre la défense de leur dignité au nom de “préjugés anciens et
démodés”, d’une part, et d’autre part le spectre du “qu’en dit-on”46. »
Et d’expliquer au procureur, en implorant d’être remis en liberté, qu’il ne
comprend plus ce qu’est devenu son pays et qu’il n’espère plus qu’« en le juge-
ment de Dieu47 ». Il trace ces mots définitifs, qui signent le divorce entre l’hon-
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neur et le droit :
« Vous vous en tenez certes au principe d’après lequel “nous sommes tous égaux
devant la loi” ; mais tous ces principes ont été établis par les hommes, et non par
Dieu48. »
L’enjeu des procès, et ce qui fait leur difficulté en termes juridiques, est fina-
lement le crédit des amis de l’empereur – et, à terme, leur discrédit. Cette notion
est à la jonction de la double dimension du scandale, en tant qu’affaire de pou-
voir et qu’affaire de mœurs. Il n’est pas entièrement nouveau que de grands
aristocrates comme Moltke et Eulenburg doivent se justifier dans un espace
public qui ne se réduit pas – ou plus – à la cour ou « au monde ». Il est plus

43. Lettre de Harden au procureur du 07 juillet 1908 (citée dans Eulenburgs Korrespondenz, op. cit.,
p. 2184).
44. Lettre au procureur, 11 mai 1908 (citée dans Eulenburgs Korrespondenz, op. cit., p. 1281).
45. Harden (M.), Prozesse, op. cit., p. 192-193.
46. Lettre au procureur, 11 mai 1908 (Eulenburgs Korrespondenz, op. cit., p. 2178).
47. Ibid., p. 2179-2182.
48. Ibid., p. 2179-2180.

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100 Nicolas LE MOIGNE

original qu’ici, rétablir leur crédit face à l’espace public est la condition, expres-
sément signifiée par Guillaume II, de leur réhabilitation à la cour. Au final, la
déchéance d’Eulenburg n’est pas la sanction d’une condamnation pénale qui
n’eut jamais lieu ; elle est le résultat de la disgrâce impériale, qui intervient en
fait dès les révélations d’Harden, avant que ne s’ouvrent les procédures devant
les tribunaux. Il est finalement frappé par la peine suprême des courtisans :
l’exil – il se retire sur ses terres en attendant de mourir dans l’oubli. Convaincu
de parjure et privé d’honneur, il cesse d’être un gentilhomme. Le ministre de la
Justice de Prusse requiert que sa caution passe de 100 000 à 500 000 marks, en
expliquant à l’empereur le 22 mai 1909 qu’il soupçonne cet homme sans parole
de vouloir fuir vers un pays qui refuse d’extrader pour parjure49. Symbolique-
ment, il est prié de rendre les insignes de l’aigle noir par le chancelier de l’ordre,
le maréchal von Hahnke50.
Ce code social est partagé par le chancelier Bernhard von Bülow. Lors de
son procès contre Brand, il explique longuement, dans le prétoire, pourquoi
un homme comme lui a accepté de comparaître devant un tribunal : il s’est
plié à la nécessité d’un « acte de salubrité publique ». Manière détournée de
justifier l’appel à l’instance judiciaire d’arbitrage, au lieu de recourir au duel
ou au silence. Comme celle d’Eulenburg, la machine de défense de Bülow
s’emballe. Lorsqu’il nie en bloc les affirmations de Brand, il précise au tribunal
que « [s]a déclaration sous serment ne concerne pas uniquement les inconve-
nances punies par le paragraphe 175 du code pénal, mais également tous les
sentiments, ou les penchants contre-nature, anormaux et pervers, sous quel-
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que forme et à quelque degré que ce soit ». Là encore, ce qui se joue n’est ni la
culpabilité juridique du plaignant, ni même la crédibilité politique du chance-
lier, mais bien l’honneur de gentilhomme du prince Bülow. La position de
Bülow est néanmoins plus contradictoire que celle d’Eulenburg : le chancelier
est en effet pris entre son habitus nobiliaire et sa volonté de limiter les consé-
quences politiques de l’affaire. Car les attaques d’Harden contre les amis de
l’empereur ne concernent pas spécifiquement des individus. En s’en prenant
aux mauvais conseillers, le pamphlétaire pointe en fait le souverain et son gou-
vernement personnel – et, en arrière-plan, un système politique fondé sur la
faveur.

Critique de la faveur et lèse-majesté


C’est ainsi qu’Harden se défend constamment d’avoir voulu abattre un
ennemi politique en dévoilant sa vie privée, au motif qu’Eulenburg n’est pas un

49. Rapport du ministre Beseler à l’empereur, 26.09.1908, BA Koblenz, R 43 F/798-2 (cité dans Eulenburgs
Korrespondenz, op. cit., p. 2185).
50. Lettre de Hahnke à Eulenburg, 26.05.1908 (citée dans Eulenburgs Korrespondenz, op. cit., p. 2182).
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L’affaire Eulenburg 101

homme politique mais un courtisan. Créature de la faveur impériale,


Eulenburg n’a ni légitimité parlementaire, ni compétence technique. Il ne peut
davantage se targuer de réalisations ou de résultats qui pourraient fonder son
crédit. D’idées, il n’en a pas davantage, lui qui jouait « à l’agrarien avec ses voi-
sins, au libéral dans ses lettres, à l’ami des Polonais catholique à Vienne et au
luthérien défenseur de la culture germanique (Kulturkämpfer) à [Berlin-
]Moabit ». Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce qu’Harden demande
quelle politique incarnait au juste le prince Eulenburg51 et rappelle que « quatre
chanceliers l’ont connu et méprisé en tant que colporteur de ragots et comédien
de cour52 ». De même, Harden utilise le rôle d’Eulenburg comme ambassadeur
à Vienne à partir de 1894 pour illustrer son influence néfaste : le prince serait à
l’origine de la « magyaromanie » romantique développée soudain par
Guillaume II et de l’impact désastreux de ce revirement de l’attitude impériale
sur les relations austro-allemandes. Sa nomination, de même que celle du
« mollasson » Moltke au poste stratégique de gouverneur de Berlin, montre
l’aveuglement du souverain, maintenu en dehors des réalités par le « cercle
étroit » formé par ses amis. Quand Harden fait état des piètres talents drama-
turgiques d’Eulenburg, dont les pièces, d’après lui, sont l’œuvre d’un
« dilettante médiocre », il se plaint que « l’esprit vif du jeune empereur ait été
formé par ce genre de camelote53 ». À travers ces nominations hasardeuses,
Harden dénonce aussi, implicitement, le règne de l’arbitraire et le
« gouvernement personnel de l’empereur, l’absolutisme à peine voilé, soumis à
de fortes influences extra-constitutionnelles54 ». L’un des principaux griefs qu’il
impute au « cercle de Liebenberg » est en effet d’avoir entretenu le monarque
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dans l’idée que son pouvoir était de droit divin.
Le polémiste utilise donc, en apparence, la rhétorique du « mauvais conseiller » :
l’empereur gouverne mal car des courtisans factieux l’empêchent de savoir,
parce qu’il est isolé de son peuple. Le parallèle dressé avec Henri III montre
cependant le caractère formel de ce discours :
« Sous le règne du dernier Valois, la France n’aurait pas connu l’horreur du
règne des Mignons, si elle avait été avertie à temps ; or Henri III n’ignorait rien
du lien qui unissait ses amis. On doit la vérité au souverain qui ne sait rien d’une
telle perversion et ne peut rien voir des mœurs de son entourage. »
L’insinuation est ici a contrario, car l’innocence de l’empereur est pour
Harden une fiction discursive. On touche ici au nœud de son entreprise de dénon-
ciation, à savoir le tabou monarchique, l’inviolabilité dont bénéficie la personne

51. Harden (M.), Prozesse, op. cit. p. 185.


52. Ibid., p. 185.
53. Ibid., p. 173
54. Die Zukunft, 24 novembre 1906.

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102 Nicolas LE MOIGNE

du souverain55. Dans une monarchie, fût-elle constitutionnelle, le souverain est


par définition à même d’exercer ses fonctions et capable de gouverner. D’où la
volonté constante de Harden de se prémunir contre l’accusation de lèse-
majesté et de ne jamais mettre l’empereur directement en cause. Pourtant, force
est de constater que la conception du respect dû au souverain évolue aussi avec
l’affaire : le patron de Die Zukunft avait en effet été condamné pour lèse-majesté
en 1892 pour avoir affirmé que « le manque de franchise qui entoure l’empe-
reur l’empêche d’achever son éducation et de devenir un adulte56 ». Or, quinze
ans plus tard, il n’est plus question, pour le ministère public, d’attaquer le pam-
phlétaire pour lèse-majesté. Le souci du gouvernement et des procureurs est
bien plus d’éviter à tout prix d’éclabousser l’empereur et de clore la valse des
révélations. Entre le monarque et le pamphlétaire, la charge de la preuve s’est
inversée. Les coups de boutoirs portés au régime par l’affaire, mais aussi par les
maladresses constantes du souverain dans les années précédentes, peuvent, il
est vrai, expliquer la position défensive de l’institution monarchique.
Guillaume II se rempare en effet dans l’évitement hautain durant toute
l’affaire et cultive le silence. Sollicité comme juge fictif (« le souverain doit
savoir que… »), il est en fait la principale victime du scandale. L’empereur, qui
cultive le style dilettante, est mis au courant alors que la campagne de presse
dure depuis plusieurs mois déjà. Le prince héritier finit par l’informer le 2 mai
seulement. Guillaume II abandonne son favori immédiatement et refuse de le
défendre. Par le truchement du chancelier Bülow, il lui ordonne dès le 31 mai
1907 de demander sa mise en retraite définitive du corps diplomatique et de
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laver son honneur devant les tribunaux. Faute de quoi il lui faudra s’exiler
à l’étranger, précise le mandement impérial57. À partir de ce moment,
Guillaume II ne répond plus aux lettres d’Eulenburg qu’en passant par des
intermédiaires. D’après le comte Zedlitz-Trütschler, le souverain est désemparé
et sujet à des foucades dangereuses lorsqu’il parle d’intervenir directement :
« L’affaire a affecté l’empereur au plus haut point. Il a suivi tous les détails du
procès et a dû apprendre des choses qui jusqu’alors lui avaient été cachées. Alors
que, d’habitude, il évite la vérité quand elle risque de lui être désagréable, cette
fois cependant, cela l’a intéressé de tout entendre. […] Ses décisions subissent
les réactions de son tempérament extrême et varient sans cesse. Il y a des
moments où il est profondément abattu et ressent très bien que toute l’affaire lui
porte un grand discrédit. Puis, dans un instant où il voudrait montrer sa bien-
veillance envers le prince Eulenburg et le comte Kuno Moltke, il lui vient l’idée

55. Sur la lèse-majesté, cf. Chiffoleau (J.), « Dire l’indicible. Remarques sur la catégorie du nefandum du
XIIe au XVe siècles », Annales ESC, 2, 1990. L’auteur y explique la progressive assimilation de la lèse-majesté
au blasphème, les deux crimes relevant du crime de parole brisant le tabou du nefandum, l’indicible absolu.
56. Die Zukunft, 31 décembre 1892.
57. Lettre de Bülow à Eulenburg du 31 mai 1907 (Eulenburgs Korrespondenz, op. cit., p. 2160).
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L’affaire Eulenburg 103

fantastique qu’il devrait leur octroyer une réhabilitation. Puis, irrité à nouveau
par un article de journal, il songe à exiger une satisfaction personnelle. […] Bref,
il a pour ainsi dire perdu le contrôle de ses nerfs58. »
Il résout de garder le silence hiératique que ses fonctions lui permettent et
laisse le chancelier Bülow seul face aux attaques. Car, à la Diète, le régime impé-
rial est en butte à de vives critiques. August Bebel et Hermann Paasche, qui pré-
sident respectivement le groupe social-démocrate et le groupe national-libéral,
exigent des explications sur les influences occultes qui pèsent sur le pouvoir
impérial. On s’interroge également sur les mœurs en vigueur dans l’armée et les
milieux nobiliaires, car l’affaire a suscité d’autres procès pour homosexualité,
notamment contre le général von Hohenau et le général von Lynar. Les
sociaux-démocrates expliquent que les mères allemandes « craignent d’envoyer
leur fils dans certains régiments ». Bebel finit par dire explicitement qu’il n’y a
que dans les monarchies qu’on voit des camarillas et Bülow doit justifier la
forme du régime en niant l’existence de coteries autour du souverain : « Le mot
camarilla n’est pas un mot allemand ; cette plante vénéneuse a fait le plus grand
mal au peuple à chaque fois que l’on a voulu l’introduire en Allemagne 59 ! » Au
reste, « le roi Demos est aussi capricieux qu’un autre roi, et les courtisans qui
l’entourent bien plus nocifs que ceux qui entourent les princes60 ». Lorsque les
parlementaires s’insurgent du fait que le gouvernement n’ait à répondre de ses
actes que face à l’empereur, Bülow leur oppose une fin de non-recevoir : « La
tyrannie qui vient d’en bas est la plus oppressante et la plus dommageable, bien
plus que celle qui vient d’en haut ». La faiblesse constitutionnelle du Reichstag
ne lui permet pas d’intervenir, par exemple en formant une commission
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d’enquête.
Des principaux partis, seuls les députés conservateurs soutiennent le souve-
rain et son entourage, par fidélité au trône mais aussi par intérêt politique. Car
Eulenburg et Moltke, partisans d’une monarchie forte, sont des figures du
« parti aristocratique » et Harden ne manque pas de les accuser d’avoir, dix ans
auparavant, obtenu la tête du chancelier Caprivi parce que sa politique ne cor-
respondait pas aux intérêts de la noblesse prussienne61. Le positionnement poli-
tique des accusés doit en effet être pris en compte : l’affaire révèle aussi les luttes
de pouvoir internes à la cour. Lors du retour d’Eulenburg à Berlin en jan-
vier 1907, l’accolade particulièrement chaleureuse que lui donne l’empereur en

58. Zedlitz-Trütschler (R.), Douze années à la Cour impériale allemande 1898-1910. Journal et souvenirs,
Genève, Droz, 1962 [Paris, Minard, 1907].
59. Sur les débats à la Diète, cf. les procès-verbaux des séances, Verhandlungen des Reichstages. XI. Legisla-
tur, II. Session, 1905/1906, vol. 5, Berlin: Buchdruckerei der Norddeutschen Allgemeinen Zeitung, 1906,
p. 3650.
60. Bülow (B. von), Denkwürdigkeiten, op. cit., p. 308.
61. Die Zukunft, 09.11.1901.

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104 Nicolas LE MOIGNE

lui remettant l’aigle noir excite, au Palais, l’animosité de ses ennemis62.


Eulenburg affirme par ailleurs avoir su par son cousin August, haut dignitaire
de la cour, que l’empereur lui aurait écrit une lettre de soutien, finalement
détruite à la suite des appels à la prudence de son entourage. Le prince déchu en
fait porter la responsabilité à ses ennemis à la cour. À savoir le « parti de l’état-
major », mené par le prince héritier et les généraux de la maison militaire : von
Kessel, von Plessen, von Hülsen-Haeseler. Car, même si Harden a sans doute
exagéré l’influence de Moltke et Eulenburg, il est certain que l’attitude franco-
phile du « cercle de Liebenberg » irritait la frange belliciste de l’entourage du
souverain63.
Bref, l’affaire est l’occasion d’une remise en cause radicale du gouvernement
personnel du souverain ainsi que des institutions qui l’appuient, telles que la
cour et l’armée, et au sein desquelles semble se décider la politique de la nation.
Le refus de l’empereur d’intervenir dans un sens ou un autre aggrave finale-
ment l’impact désastreux de l’affaire sur la monarchie. Symptomatiquement,
l’acrimonie impériale se retourne contre Bülow, qui n’a pas su gérer
l’esclandre : la Diète n’a rien à connaître des intrigues de la cour, qui n’ont pas à
devenir un débat public64 : « Ce qui l’a beaucoup blessé, c’est qu’on ait discuté
l’affaire ouvertement à la Diète. Il reproche au chancelier d’avoir manqué
d’énergie et d’adresse, sans quoi il eût dû empêcher ce débat65. » Des décennies
plus tard, l’empereur se croira toujours victime, dans ses Mémoires, d’un com-
plot ourdi par Harden et le conseiller des Affaires étrangères Holstein, dans
l’optique de venger leur ami Bismarck66. Sans comprendre que l’enjeu est celui
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de son rôle dans les institutions et dans l’espace public et que l’affaire a sapé la
légitimité du trône, ainsi que le note en 1907 l’ambassadeur français à Berlin
Jules Cambon :
« L’édifice impérial n’est pas ébranlé, mais les fissures commencent à apparaître.
[…] Tout ce qui à Berlin a le sens du gouvernement est inquiet et surtout humi-
lié […]. L’empereur, en laissant naître et poursuivre ce scandale, a montré une
imprévision qui lui est cruellement reprochée67. »

En conclusion : une crise de modernisation ?


En somme, l’affaire est une crise de modernisation, qui réunit à la fois les
conditions d’une campagne de presse à scandale dans un régime moderne

62. Bülow (B. von), Denkwürdigkeiten, op. cit., p. 311.


63. Ibid., p. 311.
64. Ibid., p. 311.
65. Zedlitz-Trütschler (R.), Douze années…, op. cit., 18 Décembre 1907.
66. Wilhelm II, Ereignisse und Gestalten aus den Jahren 1878-1918, Leipzig: Koehler, 1922, p. 86.
67. Cité dans Baumont (M.), L’Affaire Eulenburg, Genève, Édito-Service, 1973, p. 243.
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L’affaire Eulenburg 105

d’information et d’une disgrâce de favori dans un régime monarchique tradi-


tionnel – constitutionnel mais non parlementaire, où la personne du souverain
est encore la clef de voûte des institutions et où l’État s’appuie fortement sur
l’aristocratie. En l’espèce, la campagne de presse est pour l’opposant le seul
moyen de remettre en cause le régime, puisque les dirigeants incriminés n’ont
pas de responsabilité politique. C’est aussi le sens des attaques à la Diète, qui
mettent en cause l’existence d’une sphère extrapolitique de la prise de décision.
Ce qui, à tout prendre, n’est pas spécifique au début du XXe siècle, pas davantage
qu’aux régimes parlementaires naissants ou incomplets : la technostructure de
l’État ou des organisations internationales (au premier rang desquelles l’Union
européenne) est aujourd’hui la cible de la même suspicion d’inspirer, de tran-
cher et de mettre en œuvre sans devoir rendre de comptes. Mais la bureaucratie
s’inscrit dans des structures de pouvoir de type « légales-rationnelles », où la
participation des experts à la décision politique est finalement le résultat d’une
délégation de la part d’un pouvoir politique dûment mandaté et responsable.
En somme, ces critiques sont aujourd’hui celles d’un dysfonctionnement – la
place indue de la technostructure – à l’intérieur d’un système homogène – l’État
légal-rationnel fondé sur la compétence et la responsabilité.
Très différente est la configuration de l’Empire wilhelminien. L’institution
du « favori » est habituellement présentée comme un résultat de la complexifi-
cation des tâches du souverain, qui précède le développement des appareils
administratifs et donc comme un stade bien particulier de l’histoire du dévelop-
pement de l’État68. Or, l’État wilhelminien montre la pérennité, dans un État
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moderne, industrialisé, urbain et alphabétisé, doté d’un appareil administratif
complexe, de la logique du pouvoir fondé sur la faveur et de la conception
patrimoniale de la fonction de conseil au souverain. Dans ce contexte, l’empe-
reur garde un silence qu’il croit majestueux, mais qui est de plus en plus ressenti
comme une démission, alors que la défense pathétique d’Eulenburg continue à
éveiller la sympathie. Dans Sodome et Gomorrhe, Proust se fait l’écho du malen-
tendu croissant entre l’empereur et la société qu’il gouverne. Le baron de
Charlus y vante la poigne du Kaiser mais modère ses louanges à propos de
l’affaire Eulenburg, dans laquelle il aurait été de son devoir d’intervenir :
« Comme homme, il est vil ; il a abandonné, livré, renié ses meilleurs amis dans
des circonstances où son silence a été aussi misérable que le leur a été grand. »

68. Voir notamment Kaiser (M.), Pear (A.), dir., Der zweite Mann im Staat. Oberste Amtsträger und Favori-
ten im Umkreis der Reichsfürsten in der Frühen Neuzeit, Berlin, Duncker und Humblot, 2003.

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106 Nicolas LE MOIGNE


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Nicolas LE MOIGNE est agrégé d’histoire et Il a publié récemment : « L’affaire de Zittau


boursier de recherche à la Mission his- ou le tournant antisémite des mouvements
torique française en Allemagne à Göttin- de jeunesse allemands en 1913 » in Guil-
gen. Il achève une thèse de doctorat sur La baud (J.), Le Moigne (N.), Lüttenberg (T.), dir.,
jeunesse ligueuse (Bündische Jugend) : Normes culturelles et construction de la
utopie et alternative politique dans l’Alle- déviance. Accusations et procès antijudaï-
magne de Guillaume II et de Weimar (1896- ques et antisémites à l’époque moderne
1933). et contemporaine, Paris, EPHE et Genève,
nicolaslemoigne@hotmail.com Droz, 2005 ; « Un rite de passage pour
l’Homme socialiste : la Jugendweihe alle-
mande entre spiritualisme et communisme
d’État (1889-1989) », Cahiers d’Histoire
sociale, 24, 2004.

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