Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
latino-américaines
Olivier Dabène
Dans Recherches 2008, pages 89 à 112
Éditions La Découverte
ISBN 9782707156266
DOI 10.3917/dec.dabem.2008.01.0089
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
perspectives latino-americaines 2 on
3
Olivier Dabène
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
1980, portent sur les transitions vers la démocratie et sa difficile conso-
lidation [O’Donnell, Schmitter, Whitehead, 1986], appréhendent les
changements politiques comme des effets de bascules entre régimes
autoritaires et démocratiques, sans chevauchements, ni rémanences. Or
à l’évidence, les changements de régime ne peuvent faire du passé table
rase, ce que Tocqueville avait magnifiquement posé dans L’Ancien
régime et la Révolution.
Certes, bien des travaux ont insisté sur la prolifération de régimes
intermédiaires, les fameuses démocraties « à adjectifs » [Collier, 1997],
mais davantage pour caractériser des sous-types de régimes et mettre
en avant l’incomplétude de leurs évolutions que pour penser leur carac-
tère hybride et possiblement durable.
Concernant l’Amérique latine, les travaux sur les transitions tardives
chilienne et mexicaine ont introduit une timide évolution. Les premiers
en mettant l’accent sur les enclaves autoritaires [Garretón, 1989], les
seconds sur les évolutions contrastées des États de la fédération
[Cornelius, Eisenstadt, Hindley, 1999]. Pour autant, les éventuelles sur-
vivances ou apparitions d’espaces, pratiques ou situations autoritaires en
démocratie n’ont pas été systématiquement étudiées1. Ce chapitre sug-
gère quelques pistes pour combler cette lacune. Il apporte dans un
premier temps des éléments de réflexion critique sur la notion d’enclave
autoritaire, puis dans un deuxième développe des exemples brésiliens.
perspectives latino-americaines 2 on
90 AUTORITARISMES DÉMOCRATIQUES, DÉMOCRATIES AUTORITAIRES
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
ment de symbolique, se réfère à la violation de Droits de l’homme.
Dans ce domaine, le problème est épineux, car deux logiques contra-
dictoires sont aux prises, la logique éthique de l’exigence de vérité et
justice s’opposant à la logique politico-étatique de stabilité. Mais sa
résolution est impérative, faute de quoi la société demeurera « trauma-
tisée et schizophrénique » et dans le même temps « profondément
soupçonneuse que “les choses peuvent se répéter” ».
Garretón n’est pas obstinément pessimiste quant à la possibilité
d’éliminer ces enclaves. Les enclaves institutionnelles, par exemple,
peuvent être progressivement supprimées par la voie de la négociation,
la légitimité démocratique conférée au nouveau gouvernement issu des
urnes affaiblissant la position des secteurs liés au régime autoritaire.
Concernant les militaires, Garretón envisage cyniquement un « prix à
payer » pour la transition, sous la forme de respect, sur le court et
moyen terme, des « intérêts institutionnels centraux », notamment le
contrôle du budget. Même les « organismes spécialisés de répression »
peuvent être, selon Garretón, démantelés, en échange de « concessions
sur d’autres plans ». Et concernant la « droite économico-sociale »,
Garretón considère qu’elle jouera le jeu de la démocratie, tout simple-
ment parce qu’aucune force politique ne campe plus au moment où il
perspectives latino-americaines 2 on
ENCLAVES AUTORITAIRES EN DÉMOCRATIE 91
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
des 47 sénateurs, un seuil de 60 % de votes dans les deux chambres est
nécessaire pour réformer les agences bureaucratiques créées par la dic-
tature, le régime électoral donne dans chaque circonscription un
second siège au parti arrivé en tête (système binominal), une large auto-
nomie est conférée aux forces armées, et des prérogatives étendues sont
attribuées à un Conseil de sécurité nationale, dont 4 des 8 membres sont
désignés par les 4 corps de l’armée.
Ces enclaves ont manifestement pour caractéristiques d’être dura-
bles : le Chili n’est toujours pas parvenu, en 2007, à s’en défaire
complètement, en dépit de multiples tentatives. Les réformes constitu-
tionnelles d’août 2005 ont tout de même permis d’avancer en ce sens,
en dotant notamment le président de la République du pouvoir de limo-
ger les commandants des forces armées et en éliminant les sénateurs à
vie. Le système binominal est encore en vigueur, mais doit être éliminé.
Ce premier type d’enclaves, que l’on peut qualifier d’enclaves
constitutionnelles, désignent l’ancrage institutionnel, dans la phase de
transition, de positions de pouvoirs au profit des acteurs politiques qui
étaient dominants sous la dictature, et dont elle défendait les intérêts
(les militaires, certains secteurs patronaux, etc.).
3. Ce sont les historiens qui ont réanimé ce débat, en rappelant que, contrairement à ce
que laisse entendre une certaine historiographie et le mythe sur l’exceptionnalisme chilien,
la construction de l’État s’est réalisée au Chili au milieu du XIXe siècle sur un mode autori-
taire [Salazar, 2005]. La constitution de 1925 (restée en vigueur jusqu’en 1973) et les lois de
sécurité interne votées dans les années trente, jusqu’à la fameuse « Loi de défense perma-
nente de la démocratie » de 1948, ont consacré de nombreuses enclaves autoritaires.
perspectives latino-americaines 2 on
92 AUTORITARISMES DÉMOCRATIQUES, DÉMOCRATIES AUTORITAIRES
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
sitions constitutionnelles et les militaires n’occupent plus une place
importante sur la scène politique chilienne, même s’il s’avère insolite et
choquant, d’un point de vue normatif, que les 4 corps de l’armée dispo-
sent d’une représentation équivalente à celle de la région métropolitaine
de Santiago (4 sénateurs), qui réunit la moitié de la population du pays.
La science politique chilienne a beaucoup débattu de la portée de
ces enclaves constitutionnelles, que Garretón, on l’a vu, a eu tendance
à relativiser.
Tomás Moulian, par exemple, considère le Chili actuel comme le
« produit du Chili dictatorial », dont la matrice est issue d’un « ménage
à trois » très fertile entre les militaires, les intellectuels néolibéraux et
le patronat [Moulián, 1997]. Obsédée par l’oubli de ses origines, la
société chilienne se trouve dépolitisée, obnubilée par le consumérisme,
adhérant sans état d’âme au mythe du consensus conformiste. Pour ce
sociologue, la survivance de la « société pinochetiste » n’est donc pas
subordonnée à la défense de quelques enclaves constitutionnelles.
Il existe deux autres types d’enclaves autoritaires, qui incitent à
engager une réflexion à deux autres niveaux. Je les qualifierai rapide-
ment d’enclaves bureaucratiques et enclaves culturelles. Ils permettent
d’aborder certaines caractéristiques sociétales faisant écho aux préoc-
cupations de Tomás Moulian.
On peut en effet se tourner vers le policy making et constater que les
régimes démocratiques latino-américains post-transition fonctionnent
avec des agences bureaucratiques ou administratives créées par les
perspectives latino-americaines 2 on
ENCLAVES AUTORITAIRES EN DÉMOCRATIE 93
militaires, et des référentiels inspirés par les intellectuels qui leur ont
été proches4.
Les élites liées aux régimes autoritaires peuvent tout à fait rationnel-
lement avoir cherché à figer un dispositif de défense de leurs idées et
intérêts avant la dévolution du pouvoir aux civils et l’ouverture d’une
ère démocratique.
Comme l’indique Delia Boylan, les « élites autoritaires peuvent cher-
cher à protéger leurs intérêts en augmentant l’autonomie des institutions
qui seraient sinon soumises aux vicissitudes du processus démocra-
tique » [Boylan, 1998]. L’exemple de la réforme de la Banque centrale
chilienne en 1989, que prend cet auteur, est intéressant, car il montre
bien que le régime autoritaire, qui avait pourtant entière liberté pour le
faire, n’a rien entrepris pendant 16 ans. En dépit des pressions exercées
dans la deuxième moitié des années 1970 par les Chicago Boys, puis par
les secteurs patronaux après la crise de 1982, le régime ne se décide à
réformer le statut de la Banque centrale que quelques mois avant la tran-
sition. Auparavant, selon l’analyse de Boylan, le général Pinochet
estimait être le principal garant de l’orientation néolibérale du régime et
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
de sa crédibilité, ne voyant aucune utilité à l’indépendance de la Banque
centrale. La défaite lors du référendum de 1988 change la donne, et la
réforme est préparée dans l’urgence, pour être finalement adoptée le 10
décembre 1989, soit quatre jours avant l’élection présidentielle mar-
quant la fin du régime autoritaire. Delia Boylan a raison d’insister sur
les motivations politiques de cette réforme.
Pourquoi les démocrates, une fois aux commandes, ne parviennent-
ils pas à annuler les réformes et, si l’on poursuit avec cet exemple, à
récupérer le contrôle politique d’une institution comme la Banque cen-
trale ? La littérature évoque le plus souvent l’argument de la réputation
pour expliquer cette résilience institutionnelle. Il n’est tout simplement
guère prudent de remettre en cause la crédibilité internationale d’une
Banque indépendante en matière de stabilité macroéconomique. La
configuration de forces politiques interne au pays peut aussi constituer
un obstacle de taille, tous les « démocrates » n’étant pas persuadés de
l’utilité de revenir sur une réforme mise en œuvre par les militaires. Cet
exemple illustre en somme le mécanisme du positive feedback cher aux
tenants de la path dependency [Pierson, 2004].
Dans le cas chilien, les autres enclaves, notamment le contrôle du
Sénat par les militaires, rendaient de toute façon la « contre-réforme »
difficile à faire approuver.
perspectives latino-americaines 2 on
94 AUTORITARISMES DÉMOCRATIQUES, DÉMOCRATIES AUTORITAIRES
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
lorsqu’elles analysent la path dependency. Les changements de régime
n’auraient pas prise sur les comportements adaptatifs et routiniers des
agents [North, 1990].
S’ils ne parviennent pas à se débarrasser d’agences bureaucratiques
créées par les militaires, les nouveaux gouvernements démocratiques
éprouvent aussi les plus grandes difficultés à infléchir les référentiels
qui inspirent leur action. Là encore, certains exemples brésiliens met-
tent en évidence des résistances tenaces.
Ces enclaves administratives incitent elles aussi à interroger la tem-
poralité des transitions, ou plus précisément, la rémanence des cadres
d’action publique propres aux régimes autoritaires. Quand les référen-
tiels des régimes démocratiques ou de nouvelles coalitions d’intérêts
parviennent-ils à s’imposer ?
Au-delà des exemples qui seront commentés plus loin, cette pers-
pective ne permet pourtant guère de monter en généralité. En effet, il
n’est pas certain qu’il existe des cadres d’action publique propres aux
régimes autoritaires. Un débat comparatif serait ici très utile pour éva-
luer si le « syndrome autoritaire » concerne aussi les cadres de l’action
publique, quelles politiques publiques sont concernées, et à quelles
époques [Camau, Geisser, 2003].
L’Amérique latine offre, de ce point de vue, un panorama complexe,
dans la mesure où les régimes militaires et/ou les régimes démocra-
tiques ont été tour à tour populistes, développementalistes, puis
néolibéraux. Il est fréquent de rencontrer en Amérique latine des
perspectives latino-americaines 2 on
ENCLAVES AUTORITAIRES EN DÉMOCRATIE 95
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
d’enclave, que l’on qualifiera, sans doute imprudemment, de culturel,
pour se référer à un autoritarisme enraciné (embedded) dans les mœurs,
les comportements et les valeurs. Des traces peuvent en être repérées
au moins dans quatre sphères : la sphère familiale, les interactions
sociales de la vie quotidienne, le monde du travail et la scène politique.
Dans la sphère familiale, la violence conjugale et celle dont sont
victimes les enfants révèlent des comportements autoritaires et
machistes, de même que la condescendance, le mépris, voire le
racisme, témoignent d’une incapacité à vivre la relation à l’autre sur le
mode égalitaire. Dans la sphère professionnelle aussi se déploient des
comportements autoritaires, accentuant les hiérarchies entre catégories
de travailleurs, selon leur qualification, leur âge ou leur sexe. Enfin, sur
certaines scènes politiques, des modes de gouvernement antidémocra-
tiques semblent jouir d’une certaine légitimité, l’exemple du Brésil
s’avérant une nouvelle fois illustratif.
En Amérique latine, ces micro-autoritarismes semblent immuables,
puisant leur source dans les caractéristiques de la société coloniale5.
Paulo Sérgio Pinheiro évoque un « autoritarisme socialement implanté »
pour désigner la prégnance de la violence dans les rapports sociaux, le
manque de respect des droits civils et les « micro-despotismes » de la
5. L’expression « Il n’est pas descendu de son cheval » (No ha bajado del caballo)
semble ainsi avoir traversé les siècles pour désigner encore aujourd’hui le comportement
dédaigneux des catégories dominantes.
perspectives latino-americaines 2 on
96 AUTORITARISMES DÉMOCRATIQUES, DÉMOCRATIES AUTORITAIRES
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
Le recours à la notion de « personnalité autoritaire », décrite par
Theodor Adorno, ne permet guère plus de gagner en intelligibilité
[Adorno et al., 1982]. Ce type de personnalité est repérable dans tous
les régimes et, comme le soulignait Seymour Martin Lipset à propos de
la classe ouvrière, des penchants pour l’autoritarisme « n’ont pas obli-
gatoirement des conséquences politiques » [Lipset, 1962]6.
Il n’en demeure pas moins, comme le faisait déjà remarquer Alain
Rouquié il y a plus de vingt ans [Rouquié, 1985], que certains compor-
tements et valeurs autoritaires ne sont pas affectés par les transitions
politiques et les changements institutionnels. Ces comportements sont
bien des legs historiques, sans cesse réactivés par les caractéristiques
des rapports sociaux. Les qualités humaines « nécessaires » à la démo-
cratie sont rares, ce que les Classiques n’ont pas manqué d’établir
depuis fort longtemps, que ce soit la modération (Aristote), la vertu
(Montesquieu), ou la « civilisation des mœurs » (Elias).
La valeur explicative de la notion d’enclave rapportée à ces pra-
tiques autoritaires n’est au reste guère convaincante.
À ces quelques considérations sur les enclaves autoritaires, il
convient d’ajouter deux remarques concernant le rythme et l’ampleur
des changements politiques, qui peuvent expliquer des rémanences et
chevauchements. Plutôt que de penser les régimes politiques comme
perspectives latino-americaines 2 on
ENCLAVES AUTORITAIRES EN DÉMOCRATIE 97
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
politique. Elle se réfère à un espace politique au sein duquel le jeu poli-
tique présente des caractéristiques particulières, avec la domination
oligarchique d’un clan politique. Toute la difficulté consiste à évaluer à
leur juste portée l’importance de ces enclaves résiduelles. Les victoires
de l’opposition dans les États de la fédération mexicaine ne sauraient
faire l’objet d’un décompte précis, permettant de dresser un panorama
d’ensemble optimiste ou pessimiste se basant sur le critère de l’alter-
nance pour évaluer l’ampleur de la démocratisation. Il en va de même
au Brésil, comme nous allons le voir.
À l’articulation entre les enclaves institutionnelles et culturelles, il
convient de décrire, en second lieu, des dispositifs d’échanges et des
logiques de domination politiques qui trouvent leur origine dans l’his-
toire et peuvent demeurer inchangés par-delà les changements
politiques. Les comportements électoraux constituent de bons sites
d’observation de ces rémanences, car le « contrôle clientéliste du suf-
frage », que l’on tient souvent pour caractéristique des régimes
autoritaires, peut survivre longtemps après que ces derniers aient cédé
la place à des régimes démocratiques [Rouquié, 1978].
perspectives latino-americaines 2 on
98 AUTORITARISMES DÉMOCRATIQUES, DÉMOCRATIES AUTORITAIRES
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
héritages autoritaires en démocratie.
Le Brésil a en effet longtemps connu une société patriarcale,
caractérisée par une homologie entre le type de relations sociales propre
à la grande propriété terrienne (fazenda) et le type de rapports entre les
citoyens et les élites politiques. La majorité des électeurs votait
traditionnellement pour le candidat indiqué par le « patron », simplement
parce qu’il en allait ainsi depuis des lustres. Les caractéristiques de la
« politique oligarchique » [Soares, 2001] de la vieille République (1889-
1930) ont survécu bien longtemps au XXe siècle et se retrouvent encore
dans certaines régions du nord-est du pays, où les électorats sont assez
largement captifs.
Les dictatures ont largement contribué à enrichir cet héritage, en
s’appuyant sur les potentats locaux (coronéis) et leurs réseaux de
clientèle, en supprimant les partis politiques et en accentuant le poids
des régions les plus pauvres dans le fédéralisme.
Le régime de l’Estado Novo (1937-1945) de Getúlio Vargas interdit
les partis politiques le 2 décembre 1937, instaure un mécanisme
corporatiste de représentation des intérêts, et s’appuie sur son réseau
d’interventores, ces gouverneurs nommés dans les États, pour
mobiliser des soutiens clientélistes dans tout le pays.
Mais après la Seconde Guerre mondiale, le Brésil connaît une période
de démocratisation, accompagnée d’une formidable modernisation éco-
nomique du pays et d’une urbanisation accélérée, qui se traduisent par
l’émergence de nouvelles catégories sociales, principalement dans les
perspectives latino-americaines 2 on
ENCLAVES AUTORITAIRES EN DÉMOCRATIE 99
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
mis en œuvre par les militaires en 1964, parvient à déplacer le centre
de gravité politique du pays, historiquement situé dans le sud et le sud-
est, vers le centre-ouest, le nord et le nord-est.
Leur objectif est de contrôler le collège électoral qui élit le président
de la République, en accroissant le poids de la représentation politique
de régions « sous-développées » et plus facilement « contrôlables ».
C’est ainsi que les militaires créent en 1978 l’État du Mato Grosso du
sud (centre-ouest), puis en 1982 celui de Rondônia (nord), et qu’ils
fusionnent les États de Rio de Janeiro et de Guanabara (sud-est). À
l’Assemblée constituante de 1986-1988, les États du centre-ouest, du
nord et du nord-est contrôlent 52 % des sièges, pour à peine 40 % de la
population du pays [Stepan, 2000]. Du coup, ils parviennent à accroî-
tre davantage encore leur domination sur la représentation nationale, en
créant trois nouveaux États dans le nord : Tocantins, Roraima et
Amapá. Alfred Stepan mentionne qu’aux élections de 1990, le bloc
d’États pauvres du centre-ouest, nord et nord-est, avec 43 % de la
population, contrôle 74 % des sièges au Sénat.
À l’Assemblée législative fédérale, le scrutin proportionnel accroît
cette représentation disproportionnée des États du nord et nord-est. En
1998, un député de São Paulo représentait 222 844 suffrages exprimés,
contre seulement 15 779 pour son collègue du Roraima. Cette surrepré-
sentation pourrait même encore s’aggraver, un projet de création de
deux États nouveaux étant en examen dans les Assemblées fédérales
depuis 1996. L’un consiste à séparer la région nord de l’État du Pará
perspectives latino-americaines 2 on
100 AUTORITARISMES DÉMOCRATIQUES, DÉMOCRATIES AUTORITAIRES
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
laissé échapper le contrôle de l’État, avec il est vrai des hauts et des bas,
car il a du affronter d’autres clans puissants, comme celui du vieux cau-
dillo Vitorino Freire, ou plus tard celui de João Castelo. José Sarney fait
preuve d’une indéniable habileté à se mouvoir dans l’arène politique
fédérale, ce qui lui est très utile pour préserver ses capacités à canaliser
des ressources vers son État et récompenser ses soutiens politiques. Il
œuvre pendant la dictature militaire en faveur du développement de
Maranhão, en attirant des subsides fédéraux pour construire des infra-
structures et moderniser l’agriculture. Gouverneur UDN, puis élu
sénateur en 1970 cette fois pour le parti ARENA10, Sarney bâtit ses
réseaux au sein du régime militaire. Président du PDS11 en 1985, il refuse
perspectives latino-americaines 2 on
ENCLAVES AUTORITAIRES EN DÉMOCRATIE 101
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
électorale de 2002, une estimation avançait que 24 % des chaînes de
télévision du pays étaient contrôlées par des hommes politiques14.
Lorsque l’on connaît l’importance prépondérante de la télévision dans
les campagnes au Brésil, on comprend l’attrait qu’exerce ce média sur
les hommes politiques. Ainsi, le réseau de télévisions Record, lié à
l’Église universelle du règne de Dieu, parvient à faire élire des députés
de plusieurs partis, notamment du Parti libéral (PL). C’est l’allégeance
à une obédience religieuse qui l’emporte ici sur l’affiliation partisane.
Il est à noter d’ailleurs que les chaînes de télévision ne se mettent
que très rarement au service d’un parti, mais plutôt d’hommes poli-
tiques, qui sont dans le même temps des patrons de presse et de
télévision qui prospèrent à partir de leur fief électoral. L’exemple du
réseau des télévisions liées à la Globo est probant. Ce sont majoritaire-
ment des États du nord et nord-est qui sont concernés par le
« coronélisme électronique », et surtout des partis de centre ou centre
12. Dirigeant politique originaire du nord-est proche des militaires, Paulo Maluf a été
gouverneur nommé par les militaires de l’État de São Paulo. Une fois le régime démocratique
rétabli, il est élu maire de São Paulo en 1992, s’appuyant sur un électorat d’origine nordes-
tine, avec un style populiste et des réseaux de clientèle. La migration massive de nordestins
vers São Paulo s’est accompagnée de la création d’enclaves autoritaires dans cette ville.
13. Dirigeant historique du Mouvement démocratique brésilien (MDB). La victoire du
ticket Neves-Sarney est par avance acceptée par les militaires lors des élections présiden-
tielles indirectes de 1985, ce qui marque le début de la transition.
14. « Políticos controlam 24 % das TVs do paí », Folha de S. Paulo, 6 août 2001.
perspectives latino-americaines 2 on
102 AUTORITARISMES DÉMOCRATIQUES, DÉMOCRATIES AUTORITAIRES
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
TV Santa Cruz (Itabuna) teur, ancien gouverneur et ancien ministre
TV Norte Baiano (Juazeiro) (PFL)
TV Sudoeste (Vitória da Conquista) Antonio Carlos Magalhães Junior, sénateur
TV Subaé (Feira de Santana) (PFL)
Sergipe TV Sergipe (Aracahu) Albano Franco, sénateur, gouverneur
(PSDB)
Rio Grande TV Cabugi (Natal) Garibaldi Alves Filho, gouverneur (PMDB)
do Norte Ana Catarina Lyra Alves, députée fédérale
(PMDB)
Henrique Eduardo Alves, député fédéral
(PMDB)
Carlos Eduardo Alves, député de l’État
(PMDB)
Pernambuco TV Asa Branca (Caruaru) Inocêncio Oliveira, député fédéral (PFL)
Piauí TV Alvorada do Sul (Floriano) João Calisto Lobo, ancien sénateur (PMDB)
Ceará TV Verdes Mares (Fortaleza) Edon Queiros Filho, ancien député fédéral
(PPB)
Sao Paulo TV Fronteira Paulista Paulo Cesar Oliveira Lima, député fédéral
(Presidente Prudente) (PMDB)
Rio de TV Rio Sul (Resende) Ronaldo Cesar Coelho, ancien député
Janeiro fédéral (PSDB)
15. PFL : Parti du front libéral, fondé en 1985, issu d’un « front libéral » opposé à la can-
didature de Maluf à l’élection présidentielle. PSDB : Parti de la social-démocratie brésilienne,
fondé en 1988 durant les travaux de l’Assemblée constituante, par des dissidents du PMDB.
perspectives latino-americaines 2 on
ENCLAVES AUTORITAIRES EN DÉMOCRATIE 103
Ce lien très étroit entre les médias et les politiques a deux effets sur
le système des partis. D’un côté, il renforce la personnalisation de la vie
politique et alimente le clientélisme, ce qui est un facteur
d’affaiblissement pour les partis politiques. Les médias permettent aux
politiques de faire campagne en établissant un lien direct, affectif, avec
les électeurs, sans dépendre de la machine partisane. Le scrutin
proportionnel tel qu’il est pratiqué au Brésil accentue cette tendance, en
offrant à l’électeur la possibilité de voter pour une liste (voto de legenda)
ou pour des candidats (voto nominal). En 1998, le vote nominal
« personnalisé » a représenté 88 % en moyenne du total des suffrages
exprimés pour les députés fédéraux. D’un autre côté, ce lien pousse les
aspirants à une carrière politique à se doter d’un parti politique propre,
car la loi prévoit un accès gratuit à la télévision pour tous les partis. Alors
que les chaînes de télévision sont monopolisées par des clans politiques,
cette disposition donne une visibilité à tous, qui est au demeurant
relative. La loi 9096 de 1995 dispose que pour obtenir un temps
d’antenne maximum de vingt minutes par semestre (hors campagnes) les
partis doivent avoir obtenu 5 % des voix aux élections législatives
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
précédentes à l’échelle du pays et 2 % dans au moins neuf États. Pour les
petits partis, le temps d’antenne est réduit à deux minutes, ce qui ne
permet guère que de se présenter.
En définitive, il apparaît clairement que le jeu politique brésilien se
distingue par une juxtaposition d’espaces politiques caractérisés par
une certaine diversité de pratiques. Certains de ces espaces constituent
des enclaves autoritaires, mais dans le sens évoqué plus haut à propos
du Mexique, bien plus que dans celui donné par Garretón pour le cas
chilien.
Se référant uniquement aux pratiques clientélistes, Alain Rouquié
préférait utiliser la notion de « situations autoritaires » au sens de
« situations locales ou régionales marquées par la prépondérance de
relations de solidarités verticales » [Rouquié, 1978, p. 68]. Il n’est pas
certain que le contrôle clientéliste du suffrage suffise à qualifier d’au-
toritaire une scène politique, mais au Brésil, le contrôle clientéliste
d’un électorat dans un fief (reduto) est une donnée politique forte qui
repose tant sur des caractéristiques institutionnelles (système électoral),
que sociales (très profondes inégalités) ou économiques (industrie des
médias), et qui se donne à voir tant dans les régions pauvres que dans
les grandes villes riches du sud et du sud-est16. La « nationalisation »
de ces dispositifs locaux doit beaucoup à la singularité du pacte fédéral
brésilien qui donne un poids disproportionné aux régions pauvres.
perspectives latino-americaines 2 on
104 AUTORITARISMES DÉMOCRATIQUES, DÉMOCRATIES AUTORITAIRES
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
régime autoritaire (1964-1985) est à l’origine des efforts de modernisa-
tion de l’agriculture brésilienne. Le développement d’un puissant
agrobusiness repose sur son lien avec l’industrie, mais aussi et surtout
sur le drainage de l’épargne nationale. Le système national de crédit
rural, créé en 1965, offrait des conditions financières très avantageuses,
dont les grands propriétaires terriens ont largement tiré profit. Ce sys-
tème de crédit généreusement subventionné est aussi à l’origine d’un
mouvement de spéculation foncière qui a, de fait, généré une réforme
agraire à l’envers et créé des rentes de situation17.
Au-delà, Moraes et Coletti rappellent opportunément que « ces res-
sources étaient déviées vers d’autres finalités, entièrement étrangères
aux activités agricoles » et, du coup, le « marché de terres s’est trans-
formé en secteur particulier du secteur financier, les titres de propriété
de terres étant fortement recherchés ». Une nouvelle coalition d’intérêts
apparaît, associant les anciennes catégories de grands propriétaires ter-
riens (fazendeiros) aux secteurs liés à l’industrie, à la finance, ou aux
multinationales. Tous investissent dans la terre.
Comme le soulignent encore Moraes et Coletti, « ce processus a des
implications importantes sur le plan des alliances et des engagements
politiques. La défense du “latifúndio” ou de la grande propriété agraire,
les résistances à la réforme agraire, les appels à “la loi et à l’ordre” à la
17. Moraes et Coletti citent le chiffre de 32 millions d’hectares de terres publiques qui,
entre 1970 et 1985, auraient été transférées au privé.
perspectives latino-americaines 2 on
ENCLAVES AUTORITAIRES EN DÉMOCRATIE 105
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
ce groupe a fondé un parti politique, l’Union démocratique ruraliste
(UDR), pour s’opposer à ce que le thème de la réforme agraire figure
dans la constitution. Les pressions exercées par le petit groupe d’une
vingtaine de députés de l’UDR sur leurs collègues s’avèrent contre-
productives et ils ne peuvent empêcher l’inclusion d’un chapitre sur la
réforme agraire, mentionnant le rôle social de la propriété. Le même
groupe affaibli ne peut empêcher, durant la législature 1991-1994,
l’adoption des décrets d’application de la loi de réforme agraire.
En revanche, en 1995-1998, le groupe se réorganise au sein de
l’Assemblée législative fédérale, grâce à des députés du PFL, et se
consolide plus encore dans la législature 1999-2002, grâce au contrôle
de la commission sur l’agriculture et la politique rurale. Le groupe réu-
nit alors une centaine de députés, sur un total de 513, mais peut en
mobiliser bien plus. Ses députés sont principalement issus de forma-
tions politiques de droite et centre droite, venant de 25 États différentes
(sur un total de 26), avec un poids prépondérant d’États comme le
Minas Gerais, Paraná ou Bahia [Vigna, 2001]19. Le groupe possède
donc dans ses rangs aussi bien des députés du nord-est pauvre et agri-
cole que du sud-est riche et industrialisé, ce qui traduit bien la
18. Ce que les Brésiliens désignent par le terme Bancada ruralista, littéralement le
groupe parlementaire ruraliste, qui recrute ses membres dans tous les partis.
19. Dans l’étude de Vigna, sont considérés comme faisant partie de ce groupe de
pression tous les députés qui ont indiqué dans leurs déclarations de revenus des ressources
issues d’activités agricoles.
perspectives latino-americaines 2 on
106 AUTORITARISMES DÉMOCRATIQUES, DÉMOCRATIES AUTORITAIRES
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
secteurs de la gauche brésilienne, et l’action de ce groupe de pression a
permis de faire obstacle aux préférences collectives.
D’un autre côté, l’action des ruralistes a tendance à rigidifier les
rapports sociaux. Dans une société historiquement marquée par les iné-
galités sociales, l’opposition politique à la réforme agraire légitime un
combat violent contre les entrepreneurs de mobilisation et les acteurs
des occupations. Les invasions de propriétés ont suscité des massacres,
notamment à Corumbiara (1995) ou à Eldorado das Carajás en 1996. Si
l’on ajoute que nombre de ces grandes propriétés pratiquent de multi-
ples formes de travail forcé, proches de l’esclavage, on admettra que se
perpétuent dans les campagnes des relations de domination se basant
sur la terreur et la violence, qu’il est difficile de tenir pour caractéris-
tiques d’un régime démocratique.
Les coalitions d’intérêts comme les ruralistes constituent donc un
facteur de consolidation d’enclaves autoritaires. Certaines agences
bureaucratiques jouent un rôle analogue. Je prendrai deux exemples
[Dabène, 2006].
Dans le domaine de la politique du logement, le régime militaire a
créé, dans les années 1960, un dispositif de prêts bonifiés afin de faci-
liter l’accès à la propriété des classes moyennes, tout en drainant
l’épargne populaire [Sachs, 1990 ; Shildo, 1990]. Ce référentiel libéral
inspire les premiers gouvernements des villes, notamment à São Paulo,
jusqu’en 1988. Cette année-là, l’élection à la mairie de la ville de Luiza
Erundina, la candidate du Parti des travailleurs (PT), suscite une
perspectives latino-americaines 2 on
ENCLAVES AUTORITAIRES EN DÉMOCRATIE 107
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
1980 vers une fonction d’amélioration du cadre de vie dans les favelas
et, en 1986, l’HABI est transférée au Secrétariat au logement. Sitôt élue
en 1988, Erundina s’inscrit résolument dans cette approche sociale des
questions de logement et choisit d’utiliser cette agence, au sein de
laquelle elle a d’ailleurs travaillé dans les années 1980.
Toutefois, l’hostilité des agences bureaucratiques contraint
Erundina à les contourner et elle fait reposer le succès de ses pro-
grammes sur la mobilisation d’un réseau d’experts. Ainsi, dans le
cadre du programme d’assistance juridique pour les habitants d’im-
meubles de locations insalubres (cortiços), l’HABI signe des
conventions avec une quarantaine d’ONG. Près de 230 000 personnes
bénéficient de cette assistance bénévole d’avocats, universitaires, syn-
dicalistes ou membres de communautés ecclésiales, tous proches du
PT, et qui militaient de longue date pour la réforme urbaine. Ce réseau
forme une authentique communauté de politique publique, ou une
coalition de cause (advocacy coalition), composée d’acteurs engagés
et mobilisés, qui sont les garants de la cohérence et de l’efficacité de
la politique publique en matière de logement. D’une certaine façon,
cette communauté se substitue aussi à l’appareil partisan du PT, hos-
tile à Erundina, pour lui fournir un appui politique et un gisement
d’expertise.
Le retour au pouvoir de la droite populiste à la mairie de São Paulo
entre 1998 et 2002 permet de réactiver les politiques clientélistes et
donc de consolider davantage encore les enclaves autoritaires.
perspectives latino-americaines 2 on
108 AUTORITARISMES DÉMOCRATIQUES, DÉMOCRATIES AUTORITAIRES
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
exclusion. Un jeune contrôlé dans la rue peut faire l’objet d’une
enquête sur ses conditions de vie familiale, ce qui peut mettre en
marche un engrenage de nature à le conduire à l’enfermement.
Auparavant, il sera labellisé, étiqueté, enfermé symboliquement dans
une catégorie administrative humiliante (enfant des rues, nécessiteux,
en danger, etc.), qui permettra à la justice de l’enlever de sa famille,
voire de l’interner dans une institution qui, au final, a pour fonction
paradoxale de tenter de le resocialiser [Gomes Costa, 1994].
La logique répressive du Code des mineurs de 1979 suscite bien des
protestations, dans le cadre de l’intense mobilisation sociale qui pré-
cède et accompagne le retour à la démocratie, et qui porte sur des
thèmes apparemment « apolitiques », liés à la vie quotidienne, comme
le coût de la vie ou les gardes d’enfants, mais aussi le respect des droits
de l’homme. La protection des mineurs y figure en bonne place, ce qui
rend justice au rôle actif joué par les femmes et les jeunes dans cette
mobilisation.
Une fois le départ des militaires acquis, la préparation de la nouvelle
constitution est l’occasion d’une très large mobilisation dans le pays. Le
texte adopté en 1988 consacre trois articles aux enfants et adolescents
qui, pour la première fois dans l’histoire du pays, deviennent des sujets
de droit.
perspectives latino-americaines 2 on
ENCLAVES AUTORITAIRES EN DÉMOCRATIE 109
Chapitre VII
DE LA FAMILLE, DE L’ENFANT, DE L’ADOLESCENT
ET DES PERSONNES ÂGÉES
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
mobilisation une remarquable efficacité, car avec la promulgation le 13
juillet 1990 de la loi 8069 définissant un Statut de l’enfance et de
l’adolescence (ECA), le Brésil se dote d’un instrument juridique des
plus novateurs.
D’un référentiel de contrôle social, le pays bascule vers un référen-
tiel de protection intégrale. L’ECA considère les enfants et les
adolescents comme des « personnes en condition particulière de déve-
loppement », une phase de la vie qui requiert des droits particuliers.
L’ECA reconnaît ainsi des droits sociaux à l’ensemble des mineurs
(éducation, santé, environnement familial et communautaire, loi-
sir, etc.), et fait un cas à part des enfants et adolescents en situation de
risque, due à leurs comportements personnels ou à des défaillances des
familles, de la société ou de l’État. Pour ces derniers, le Statut pose le
principe de la garantie des droits, là où les codes des mineurs antérieurs
prévoyaient la privation de ceux-ci, et énumère une série d’interven-
tions possibles allant de l’aide temporaire, au placement en famille de
substitution ou au régime d’internement provisoire20.
La nouvelle politique, dans la logique de la démocratisation du
pays, se veut décentralisée. Elle octroie aux municipalités la responsa-
bilité de l’attention aux mineurs et prévoit la création de conseils
municipaux de défense des droits des enfants et adolescents, composés
à parité de représentants de l’État et de la société civile, et de conseils
perspectives latino-americaines 2 on
110 AUTORITARISMES DÉMOCRATIQUES, DÉMOCRATIES AUTORITAIRES
de tutelle, pour arbitrer les cas avérés de violations des droits. Des
juges pour enfants et jeunes viennent compléter le dispositif.
Le nouveau dispositif de politique publique ne fait pourtant pas
table rase du passé. Les instruments prévus par la Constitution et l’ECA
doivent cohabiter avec ceux créés par les militaires, notamment les
FEBEM, qui sont préservés par les États alors que la FUNABEM est
supprimée au plan fédéral. Et les FEBEM continuent, en démocratie, de
se caractériser par un mode de fonctionnement inspiré par le référentiel
répressif hérité du régime autoritaire21. Et plus d’une décennie après
l’introduction du nouveau dispositif, la politique de protection de la
jeunesse n’est toujours pas pleinement en vigueur.
Au vrai, la « survivance » du référentiel répressif en régime démocra-
tique n’est pas uniquement redevable d’une résilience institutionnelle.
Les années 1980 et 1990 ont aussi été le témoin d’une croissance expo-
nentielle de la misère urbaine, de la violence, du trafic de drogue, du
chômage et du sida, qui a redonné vie à une représentation de la jeunesse
en termes de problème social. Et l’on pourrait aussi ajouter que le traite-
ment de la jeunesse et de l’insécurité dans une ville comme São Paulo fait
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
l’objet d’une action publique multiforme, où interviennent tant la coopé-
ration internationale, que les ONG ou le secteur privé, chacun mettant
l’accent sur une approche propre de la problématique.
Il n’en demeure pas moins que la mise en œuvre d’une politique
publique est bien contrainte au Brésil par la consolidation d’agences
bureaucratiques et de référentiels hérités de la période militaire et qui
constituent autant d’enclaves autoritaires.
CONCLUSION
21. Voir les deux rapports d’Amnesty International : No one here sleeps safely. Human
rights violations against detainees [AMR 19/09/99] et A waste of lives. FEBEM juvenile
detention centres, São Paulo. A human right crisis, not a public security issue [AMR
19/014/2000].
perspectives latino-americaines 2 on
ENCLAVES AUTORITAIRES EN DÉMOCRATIE 111
BIBLIOGRAPHIE
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
ADORNO T., FRENKEL-BRUNSWICK E., LEVINSON D., SANFORD N. (1982), The
Authoritarian Personality (1950), Norton, New York.
BASTOS O. (2001) (dir.), Sarney. O outro lado da história, Editora Novo Fronteira,
São Paulo.
BOYLAN D. (1998), « Preemptive strike. Central Bank reform in Chile’s transition
from authoritarian rule », Comparative politics, 30 (4), juillet, p. 443-462.
CAMAU M., GEISSER V. (2003), Le Syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de
Bourguiba à Ben Ali, Presses de Sciences Po, Paris.
COLLIER D. (1997), « Research note : Democracy with adjectives : conceptual
innovation in comparative perspectives », World politics, vol. 49, n° 3, avril,
p. 430-451.
CORNELIUS W., EISENSTADT T., HINDLEY J. (dir.) (1999), Subnational Politics and
Democratization in Mexico, University of California Press, San Diego.
DABENE O. (2006), Exclusion sociale et politique à São Paulo. Les outsiders de
la démocratie, Karthala, Paris.
FREYRE G. (1933), Casa-grande e senzala, traduction française Maître et
esclaves. La Formation de la société brésilienne, Gallimard, Paris, 1978.
GARRETON M. A. (1989), La posibilidad democrática en Chile, FLACSO,
Santiago.
GOIRAND C. (2000), La Politique des favelas, Karthala, Paris.
GOMES COSTA A. C. (1994), Das necesidades aos direitos, Malheiros, São Paulo.
HIRSCHMAN A. (1983), Journeys toward Progress. Studies of Economic Policy-
Making in Latin America (1963), Boulder, Westview Press.
LEVINE D.H., MOLINA J.E. (2007), « La calidad de la democracia en América
Latina : una visión comparada », América Latina Hoy, vol. 45, avril, p. 17-46.
LEVY D. (1981), « Comparing authoritarian regimes in Latin America. Insights
from higher education policy », Comparative politics, vol. 14, n°1, octobre,
p. 31-52.
perspectives latino-americaines 2 on
112 AUTORITARISMES DÉMOCRATIQUES, DÉMOCRATIES AUTORITAIRES
LINZ J., STEPAN A. (dir.) (1978), The Breakdown of Democratic Regimes, The
Johns Hopkins University Press, Baltimore.
LIPSET S. M. (1962), « “L’autoritarisme” de la classe ouvrière », in L’Homme et la
politique (1960), Seuil, Paris.
MODOUX M. (2006), Démocratie et fédéralisme au Mexique, Karthala, Paris.
MORAES R., COLETTI C. (2006), « Un autre monde est-il possible ? Le mouvement
des Sans-Terre au Brésil », Critique internationale, n° 31, avril-juin, p. 161-175.
MOULIAN T. (1997), Chile actual. Anatomía de un mito, LOM-Arcis, Santiago.
NORTH D. (1990), Institutions, Institutional Change and Economic Performance,
Cambridge University Press, Cambridge.
O’DONNELL G., SCHMITTER P., WHITEHEAD L. (dir.) (1986), Transitions from
Authoritarian Rule, The Johns Hopkins University Press, Baltimore.
O’DONNELL G., VARGAS CULLELL J., IAZZETTA J.V. (2004), The Quality of Demo-
cracy. Theory and Applications, University of Notre Dame Press, Notre
Dame.
PIERSON P. (2004), Politics in Time. History, Institutions and Social Analysis,
Princeton University Press, Princeton.
PINHEIRO P. S. (2000), « Introdução. O Estado de direito e os não-privilegiados na
América Latina », in MENDEZ J., O’DONNELL G., PINHEIRO P. S. (dir.),
Democracia, violência e injusticia. O não-Estado de direito na América
latina, Paz e Terra, São Paulo.
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
© La Découverte | Téléchargé le 22/09/2023 sur www.cairn.info via Campus Condorcet (IP: 195.98.225.201)
ROUQIÉ A. (1978), « L’analyse des élections non concurrentielles : contrôle clien-
téliste et situations autoritaires », in G. HERMET, A. ROUQUIÉ, J. LINZ, Des
Élections pas comme les autres, Presses de Sciences Po, Paris.
ROUQUIÉ A. (1985), « Changement politique et transformation des régimes », in
GRAWITZ M. et LECA J. (dir.), Traité de science politique, t. 2, PUF, Paris.
RUIZ L. (2007), « La stabilité des coalitions dans le Chili contemporain. Un sim-
ple effet du système électoral ? », in DABENE O., Amérique latine, les Élections
contre la démocratie ?, Presses de Sciences Po, Paris.
SALAZAR G. (2005), Construcción del Estado en Chile (1800-1837), Random
House Mondadori, Santiago.
SACHS C. (1990), São Paulo. Politiques publiques et habitat populaire, Éditions
de la Maison des sciences de l’homme, Paris.
SHIDLO G. (1990), Social policy in a non-democratic regime. The case of public
housing in Brazil, Boulder, Westview Press.
SOARES G. A. (2001), A democracia interrompida, Editora FGV, Rio de Janeiro.
STEPAN A. (2000), « Brasil’s decentralized federalism : bringing government
closer to the citizens ? », Daedalus, vol. 129, n° 2, printemps, p. 145-169.
VIGNA E. (2001), Bacada ruralista : um grupo de interesse, INESC, Argumento
n° 8, Brasilia.
perspectives latino-americaines 2 on