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* Nous remercions vivement Taylor&Francis Group (Informa UK Limited) de nous avoir autorisés
à reproduire, dans une traduction française inédite, l’article d’Erik Bleich, « The rise of hate
speech and hate crime laws in liberal democracies », Journal of Ethnic and Migration Studies,
vol. 37, no 6, 2011, p. 917-934.
1 - Le Bill of Rights britannique étend ces libertés aux débats parlementaires : « Que la liberté
de parole, des débats et des procédures dans le sein du Parlement, ne peut être entravée ou
mise en discussion en aucune Cour ou lieu quelconque en dehors du Parlement lui-même ». La
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen française (1789), ainsi que le Premier amen-
dement de la Constitution américaine (1791), élargissent ce droit à tous les citoyens, dans des
termes similaires à ceux de l’article 19 de la Déclaration des Nations Unies de 1948 : « Tout
individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être
inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations
de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ».
2 - John Stuart Mill, De la liberté (1959), trad. fr. Laurence Lenglet à partir de la traduction de
Dupond White, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990, p. 85.
36 - Erik Bleich
discours. Cet article entend contribuer à ces débats toujours actuels par une
étude empirique des limites posées aux expressions et aux opinions racistes en
Europe de l’Ouest et aux États-Unis 3 (...).
De manière générale, il est devenu beaucoup plus risqué d’exprimer des
opinions racistes (ou d’agir en fonction de telles opinions) dans des démocra-
ties multiraciales, pluriethniques, et marquées par la diversité religieuse. La
cohésion de la communauté, l’ordre public, la dignité humaine et les dom-
mages psychologiques ont été invoqués, face à la liberté d’expression, pour
justifier les restrictions des discours racistes (...). Afin d’illustrer ce mouvement,
la première partie de cet article retrace les étapes de la pénalisation des expres-
sions racistes dans les pays d’Europe de l’Ouest entre les années 1920 et 1990
(...). On verra ensuite que les États-Unis, qui ont accordé à la liberté de parole
une protection de plus en plus forte, constituent une exception notable à cette
tendance générale.
La troisième partie est consacrée aux lois et aux politiques publiques ayant
établi de nouvelles limites à l’expression du racisme au cours des deux dernières
décennies. Les lois contre les crimes de haine – les crimes motivés par des
préjugés raciaux, ethniques ou religieux – en sont l’exemple le plus frappant :
la peine est aggravée si le délit (par exemple un cambriolage ou une agression)
a été motivé par des opinions racistes. Il s’agit alors de pénaliser des opinions
perçues comme particulièrement nocives au regard de leur rôle central dans
l’accomplissement du délit. Dans ce domaine, les États-Unis ont initié le mou-
vement, et ont été récemment imités par les pays d’Europe de l’Ouest. Ces
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3 - J’utilise ici le terme « raciste » au sens large pour désigner les démonstrations de préjugés
ou de haine raciale, ethnique ou religieuse.
L’avènement des lois contre les discours et les crimes de haine... - 37
4 - Voir William I. Brustein, Roots of Hate: Anti-Semitism in Europe before the Holocaust,
Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; et Ralph Schor, L’Antisémitisme en France pen-
dant les années trente, Paris, Éditions Complexe, 1992. Dans certains pays, des lois déjà exis-
tantes ont été utilisées pour limiter l’expression publique du racisme, mais ce fut rarement le
cas. Par exemple, l’Allemagne de Weimar disposait de lois sanctionnant l’injure religieuse et
l’incitation à la violence contre des « classes de la population ». Mais le directeur du Stürmer
put éviter ou diminuer les sanctions en arguant du fait que ses attaques antisémites étaient
protégées, car elles reposaient sur des motifs raciaux – et non religieux –, et qu’elles s’ins-
crivaient dans un agenda politique. Voir Dennis E. Showalter, Little Man, What Now? Der Stürmer
in the Weimar Republic, Hamden, CT, Archon Books, 1982 ; et Cyril Levitt, « Under the shadow
of Weimar: What are the lessons for the modern democracies? », in Louis Greenspan et Cyril
Levitt (dir.), Under the Shadow of Weimar: Democracy, Law, and Racial Incitement in Six Coun-
tries, Westport, Praeger, 1993, p. 15-37.
5 - Hansard, Commons, v. 711, c. 926.
6 - Ibid., c. 943.
38 - Erik Bleich
Order Act de 1986, qui ajoute l’interdiction d’attaquer les individus en raison
de leur nationalité et de leur citoyenneté 7 (...).
L’Allemagne instaura dès l’après-guerre des sanctions contre les expressions
racistes et les incitations au racisme. La rhétorique et les symboles nazis furent
prohibés : l’article 86 du code pénal interdit la propagande nationale-socialiste
visant à saper l’ordre démocratique, et l’article 86a proscrit des symboles tels
que les drapeaux nazis, les croix gammées et le salut à Hitler (...) 8. En 1960,
le parlement a approuvé à l’unanimité une révision de l’article 130 du code
pénal, permettant de sanctionner l’incitation à la haine et à la violence : il était
désormais interdit d’injurier, de ridiculiser ou de diffamer des « parties de la
population » d’une manière qui tende à troubler l’ordre public. Bien que le
texte n’identifie pas spécifiquement les actions racistes, l’objectif était clair pour
tout le monde : il fut voté à la suite d’une vague de profanations de synagogues
et de cimetières, et d’une affaire retentissante durant laquelle des tribunaux se
trouvèrent dans l’incapacité de condamner un homme d’affaire de Hambourg
qui distribuait des tracts dénonçant la « juiverie internationale 9 ». Depuis, le
code pénal a été augmenté de dispositions qui interdisent aussi les publications
racistes 10.
Le gouvernement français a promulgué en 1972 sa loi de référence contre
le racisme, après une quinzaine d’années de pression politique croissante 11.
Bien qu’étant prêts à adopter la loi, des hommes politiques de premier plan,
comme le Garde des Sceaux René Pleven et le président de la Commission des
lois de l’Assemblée Nationale Jean Foyer, considéraient qu’une loi visant spé-
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7 - En complément, le Football Act interdit les chants racistes ou indécents durant les matchs.
8 - L’article 86a interdit « en particulier les insignes, les uniformes, les slogans et les saluts »,
et déclare que « les symboles qui leur ressemblent à s’y méprendre » seront traités de la même
manière. D’autre pays européens ont des dispositions semblables contre les symboles nazis.
9 - Eric Stein, « History against free speech: The new German law against the “Auschwitz” –
and other – “lies“ », Michigan Law Review, vol. 85, no 277, 1986, p. 282.
10 - L’article 130 interdit les écrits incitant à la haine ou à la violence, ou qui insultent, dénigrent
ou diffament « des segments de la population ou des groupes nationaux, raciaux, religieux ou
caractérisés par des coutumes populaires » (...).
11 - Erik Bleich, Race Politics in Britain and France: Ideas and Policymaking Since the 1960s,
New York, Cambridge University Press, 2003, p. 114-141.
12 - Archives du Ministère de la Justice, dossier « Diffamation Raciale ; Réponse à M. Jean
Foyer ».
L’avènement des lois contre les discours et les crimes de haine... - 39
Les lois réprimant la négation de l’Holocauste sont sans doute les limita-
tions les plus controversées à avoir vu le jour ces dernières décennies. Ces textes
interdisent de nier l’existence de l’Holocauste, de minimiser son ampleur, ou
de lui trouver des justifications. L’Autriche adopta ainsi en 1947 sa Verbotge-
setz : celle-ci servit de base à la condamnation très médiatisée de l’historien
britannique David Irving qui, lors d’un voyage en Autriche en 1989, affirma
qu’il n’y avait pas de chambres à gaz à Auschwitz, qu’Hitler avait essayé de
protéger les Juifs (et non de les tuer), et que la « nuit de cristal » n’avait pas
été menée par le Parti nazi, mais par des agitateurs déguisés en nazis. D’autres
pays ont suivi la voie de l’Autriche en adoptant des lois contre le négationnisme,
mais bien plus tardivement. L’Allemagne a posé en 1985 les bases d’une légis-
lation qui fut incorporée à une loi générale en 1994 ; la France légiféra en 1990
et la Belgique en 1995. Le Luxembourg et Israël ont aussi de telles lois dans
leurs codes 13.
En Allemagne et en France, de nombreuses personnalités et acteurs politi-
ques de premier plan ont insisté sur les limites de ces dispositions. Dans le
débat au Bundestag sur la loi de 1985, un parlementaire libéral (FDP) souligna
que son parti ne la défendait qu’à contrecœur, en raison des limites qu’elle
posait à la liberté d’expression 14. Des juristes allemands éminents (tels que
Winfried Brugger) ont également pris position contre le texte. En France, plu-
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Si une déclaration visant un individu peut être l’objet de sanctions pénales, nous
ne pouvons nier à l’État le droit de punir la même déclaration lorsqu’elle vise un
groupe défini ; à moins que l’on puisse affirmer que la restriction est inconsidérée
et inutile, sans relation avec l’ordre et le bien-être de l’État.
L’Illinois n’avait pas besoin de scruter en-dehors de ses frontières, ni d’attendre les
expériences tragiques des trois dernières décennies pour savoir que les pourvoyeurs
obstinés des mensonges sur les groupes raciaux et religieux encouragent au conflit,
21 - Voir Richard Delgado et Jean Stefancic, Must We Defend Nazis? Hate Speech, Pornography,
and the New First Amendment, New York, New York University Press, 1997 ; Kent Greenawalt,
Fighting Words: Individuals, Communities, and Liberties of Speech, Princeton, Princeton Univer-
sity Press, 1995.
22 - 315 US 568 (1942).
23 - 343 US 250 (1952).
24 - Cité dans Kent Greenawalt, Fighting Words..., op. cit., p. 60.
42 - Erik Bleich
Si les États-Unis ont finalement autorisé des discours racistes qui furent un
temps interdits, ils ont néanmoins été pionniers en ce qui concerne les lois sur
les crimes de haine. Celles-ci aggravent les sanctions pour des délits « motivés
par des préjugés à l’encontre d’individus ou de groupes fondés sur des carac-
téristiques telles que la race, la religion, l’origine, l’orientation sexuelle et le
genre 32 ». La plupart de ces lois augmentent les peines pour le délit initial (par
exemple des menaces, un vol ou une agression) en raison de ces motifs jugés
particulièrement graves. Techniquement, c’est l’acte délictueux qui est visé par
les sanctions. Mais celles-ci peuvent être aggravées si l’auteur a des motivations
racistes, ce qui signifie que des opinions ou des idéologies racistes sont en
réalité l’objet d’une sanction indépendante si elles se manifestent pendant l’acte
(et parfois même avant ou après sa réalisation) : il peut s’agir, par exemple,
d’injures racistes lancées à une victime lors d’une agression, ou encore de graf-
fitis antisémites lors du saccage d’une propriété.
(...)
Dans de nombreuses lois européennes, les motivations racistes sont des
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32 - Valerie Jenness et Rykken Grattet, Making Hate a Crime: From Social Movement to Law
Enforcement, New York, Russell Sage Foundation, 2001, p. 77.
33 - OSCE/ODIHR, Combating Hate Crimes in the OSCE Region: An Overview of Statistics, Legis-
lation, and National Initiatives, Varsovie, OSCE Office for Democratic Institutions and Human
Rights (ODIHR), 2005, p. 132.
34 - Ibid., p. 105-158.
35 - La loi no 2003-239 du 18 mars 2003 étendit les sanctions aux infractions commises en
raison de l’orientation sexuelle ; et la loi n o 2012-954 du 6 août 2012, aux infractions commises
en raison de l’identité sexuelle. Voir le code pénal, articles 132-76 et 132-77.
44 - Erik Bleich
telles que les « propos, les écrits, les images ou les actes » des accusés. La pré-
sence avérée de préjugés entraîne des peines bien plus lourdes : en cas de vol,
la sanction passe de trois à cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros à
75 000 euros d’amende ; et en cas de meurtre, l’emprisonnement à perpétuité
remplace une réclusion de 30 ans 36.
(...)
En plus des lois sur les crimes de haine, les pays européens ont également
limité les discours racistes par différents moyens ces dernières années.
(...)
Ainsi, depuis 2005, le périmètre de la liberté d’expression ne cesse d’être
remis en cause, même si les nouvelles propositions sont contestées. Le gouver-
nement britannique a essayé de limiter les discours incitant à la violence dans
son Racial and Religious Hatred Act de 2006. Cette loi mit fin à une anomalie
qui durait depuis quarante ans où l’incitation à la haine religieuse, contraire-
ment à l’incitation à la haine raciale, n’était pas interdite. La première propo-
sition du gouvernement consistait à étendre aux groupes religieux les
protections qui avaient été progressivement accordées aux groupes raciaux : les
poursuites pouvaient concerner des déclarations intentionnellement dange-
reuses, ainsi que les propos et les comportements « menaçants, violents et inju-
rieux 37 ». Cette version du texte suscita néanmoins l’inquiétude de nombreux
parlementaires et de la majorité à la chambre des Lords. Elle fut vivement
critiquée par des membres de la société civile, et en particulier par des humo-
ristes (par exemple Rowan Atkinson, star de la série « La Vipère Noire 38 »),
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Quels ont été les effets de ces dispositifs ? Les lois qui pénalisent les dis-
cours et les opinions racistes (lorsqu’elles servent de mobile à des actes)
42 - Il n’existe pas de données comparatives systématiques sur les plaintes, les enquêtes, les
inculpations, les procès et les condamnations portant sur de tels délits. De telles données
seraient nécessaires à une analyse complète de l’application de ces lois.
43 - Geoffrey Bindman, « Incitement to racial hatred in the United Kingdom: Have we got the
law we need? », in Sandra Coliver (dir.), Striking a Balance: Hate Speech, Freedom of Expression
and Non-Discrimination, Londres, article 19 and Human Rights Centre, 1992, p. 259-260.
44 - Débats de la Chambre des Lords, « Incitement to racial hatred: Prosecution », response
to question by Lord Lester of Herne Hill, col. WA56.
45 - Calculs effectués à partir des statistiques présentées dans les rapports annuels de la
Commission nationale consultative des droits de l’Homme, La Lutte contre le racisme et la
xénophobie, Paris, la Documentation Française, années 2003 et 2009.
46 - Roger Errera, « In defence of civility: Racial incitement and group libel in french law », in
Sandra Coliver (dir.), Striking a Balance..., op. cit., p. 155.
47 - Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, 2009, op. cit., p. 68.
48 - Joanna Oyediran, « The United Kingdom’s compliance with Article 4 of the ICERD », in
Sandra Coliver (dir.), Striking a Balance..., op. cit., p. 249.
L’avènement des lois contre les discours et les crimes de haine... - 47
Conclusions
49 - Bhikhu Parekh, « Group libel and freedom of expression: Thoughts on the Rushdie Affair »,
in Sandra Coliver (dir.), Striking a Balance..., op. cit., p. 359.
48 - Erik Bleich
AUTEUR
Erik Bleich est professeur de science politique à Middlebury College (États-Unis). Ses
recherches portent sur les politiques de la race et les rapports entre religion et politique.
Il est l’auteur de The Freedom to Be Racist? How the United States and Europe Struggle
to Preserve Freedom and Combat Racism (Cambridge University Press, 2011), et Race
Politics in Britain and France : Ideas and Policymaking since the 1960s (Oxford University
Press, 2003). Il a dirigé plusieurs dossiers de revues, dont « Muslims and the State in the
Post-9/11 West » (Journal of Ethnic and Migration Studies, 2009), et « Punir la Haine ? »
(Esprit, octobre 2015).
AUTHOR
Erik Bleich is Professor of Political Science at Middlebury College in Vermont. He has
published widely on racial, ethnic, and religious politics in academic journals and in popular
outlets. He is the author of The Freedom to Be Racist ? How the United States and Europe
Struggle to Preserve Freedom and Combat Racism (Cambridge University Press, 2011).
He has also authored Race Politics in Britain and France : Ideas and Policymaking since
the 1960s (Oxford University Press, 2003) and edited or co-edited special issues of journals
on Muslims and the State in the Post-9/11 West (Journal of Ethnic and Migration Studies,
2009) ; and Punir la haine ? (Esprit, October 2015).
RÉSUMÉ
L’avènement des lois contre les discours et les crimes de haine dans les démo-
craties libérales
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ABSTRACT
The rise of hate speech and hate crime laws in liberal democracies
Since the 1960s, many liberal democracies have instituted laws that penalise hate speech
and hate crimes in ways that limit the freedom for racists to express themselves. This
article examines the legislation and enforcement of provisions against incitement to racial
hatred, Holocaust denial, and crimes motivated by racial bias in Western Europe and the
United States. Viewed over time, the pace of change has more closely resembled a slow
creep than a slippery slope, and the extent of legislation and enforcement has differed
across countries in different domains. This article documents the trend and highlights
causes for concern, yet concludes that it is possible to enact and enforce laws that limit
these forms of racism without being overly inimical to freedom of expression and opinion.