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L’avènement des lois contre les discours et les crimes de

haine dans les démocraties libérales


Erik Bleich, Traduit de l'anglais par Denis Ramond
Dans Raisons politiques 2016/3 (N° 63), pages 35 à 49
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1291-1941
ISBN 9782724634532
DOI 10.3917/rai.063.0035
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dossier
L’avènement des lois contre
les discours et les crimes
de haine dans
les démocraties libérales*
Erik Bleich

L a liberté d’expression et la liberté d’opinion sont au fondement du


projet libéral depuis des siècles. Du Bill of Rights anglais de 1689 à la
Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies de 1948,
elles ont été inscrites, puis étendues, dans les constitutions comme dans
le droit international 1. Elles ont également été défendues avec force
par des penseurs tels que John Stuart Mill, qui affirma en 1859 dans son
célèbre traité De la Liberté : « (...) il devrait y avoir la pleine liberté de
professer, en tant que conviction éthique, n’importe quelle doctrine, aussi
immorale puisse-t-elle sembler 2 ». Cette position libérale a trouvé dans la
Cour suprême des États-Unis des défenseurs « absolutistes », et a le sou-
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tien d’intellectuels et de citoyens qui professent le célèbre adage « je ne
suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort
pour que vous ayez le droit de le dire ».
Pourtant, si centrales soient-elles dans le projet libéral, les libertés de
parole et d’opinion n’ont jamais été des valeurs intouchables : John Stuart
Mill lui-même, avec le « principe de non-nuisance » développé dans
l’introduction d’On Liberty, donne des indications sur les expressions qui
peuvent être limitées par la loi. Ses thèses ont défini les cadres d’un débat
qui, depuis plus d’un siècle et demi, porte sur la manière d’encadrer les

* Nous remercions vivement Taylor&Francis Group (Informa UK Limited) de nous avoir autorisés
à reproduire, dans une traduction française inédite, l’article d’Erik Bleich, « The rise of hate
speech and hate crime laws in liberal democracies », Journal of Ethnic and Migration Studies,
vol. 37, no 6, 2011, p. 917-934.
1 - Le Bill of Rights britannique étend ces libertés aux débats parlementaires : « Que la liberté
de parole, des débats et des procédures dans le sein du Parlement, ne peut être entravée ou
mise en discussion en aucune Cour ou lieu quelconque en dehors du Parlement lui-même ». La
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen française (1789), ainsi que le Premier amen-
dement de la Constitution américaine (1791), élargissent ce droit à tous les citoyens, dans des
termes similaires à ceux de l’article 19 de la Déclaration des Nations Unies de 1948 : « Tout
individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être
inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations
de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit ».
2 - John Stuart Mill, De la liberté (1959), trad. fr. Laurence Lenglet à partir de la traduction de
Dupond White, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1990, p. 85.
36 - Erik Bleich

discours. Cet article entend contribuer à ces débats toujours actuels par une
étude empirique des limites posées aux expressions et aux opinions racistes en
Europe de l’Ouest et aux États-Unis 3 (...).
De manière générale, il est devenu beaucoup plus risqué d’exprimer des
opinions racistes (ou d’agir en fonction de telles opinions) dans des démocra-
ties multiraciales, pluriethniques, et marquées par la diversité religieuse. La
cohésion de la communauté, l’ordre public, la dignité humaine et les dom-
mages psychologiques ont été invoqués, face à la liberté d’expression, pour
justifier les restrictions des discours racistes (...). Afin d’illustrer ce mouvement,
la première partie de cet article retrace les étapes de la pénalisation des expres-
sions racistes dans les pays d’Europe de l’Ouest entre les années 1920 et 1990
(...). On verra ensuite que les États-Unis, qui ont accordé à la liberté de parole
une protection de plus en plus forte, constituent une exception notable à cette
tendance générale.
La troisième partie est consacrée aux lois et aux politiques publiques ayant
établi de nouvelles limites à l’expression du racisme au cours des deux dernières
décennies. Les lois contre les crimes de haine – les crimes motivés par des
préjugés raciaux, ethniques ou religieux – en sont l’exemple le plus frappant :
la peine est aggravée si le délit (par exemple un cambriolage ou une agression)
a été motivé par des opinions racistes. Il s’agit alors de pénaliser des opinions
perçues comme particulièrement nocives au regard de leur rôle central dans
l’accomplissement du délit. Dans ce domaine, les États-Unis ont initié le mou-
vement, et ont été récemment imités par les pays d’Europe de l’Ouest. Ces
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derniers ont également pris des mesures contre les expressions qui risqueraient
d’engendrer des conflits raciaux, ethniques ou religieux : on peut mentionner
en particulier une loi britannique interdisant l’incitation à la haine religieuse
et une proposition de loi française visant à interdire la négation du génocide
arménien.
La quatrième partie de cet article examine les poursuites et les sanctions
judiciaires. Elle montre que ces dispositions ne sont pas aussi dangereuses pour
les libertés d’expression et d’opinion que certains le craignaient. Toutefois, je
suggèrerai que certaines restrictions récentes devraient alerter ceux qui cher-
chent un équilibre viable entre la liberté d’expression et la répression des dis-
cours racistes. Bien qu’il n’y ait pas eu d’effet de « pente glissante », la prise de
distance progressive vis-à-vis de la liberté d’expression altère profondément le
caractère libéral des États : elle mérite une attention soutenue et un débat
approfondi.

3 - J’utilise ici le terme « raciste » au sens large pour désigner les démonstrations de préjugés
ou de haine raciale, ethnique ou religieuse.
L’avènement des lois contre les discours et les crimes de haine... - 37

Évolutions en Europe entre 1920 et 1990

Avant la Seconde Guerre mondiale, les restrictions légales contre le racisme


étaient rares en Europe. Des journaux ouvertement antisémites tels que Der
Sturmer et l’Antijuif, des livres antisémites et des articles largement diffusés
proliféraient dans l’Allemagne de Weimar et la France de la Troisième Répu-
blique 4. L’une des rares tentatives de légiférer contre les discours racistes sur-
vint en 1936 : des députés britanniques d’arrière-ban proposèrent d’interdire
l’incitation aux préjugés raciaux et religieux à la suite des émeutes provoquées
par la British Union of Fascists d’Oswald Mosley, (...) mais la proposition fut
rejetée.
Les lois contre l’incitation à la haine raciale sont désormais assez répan-
dues et rarement contestées en Europe. Mais comme le montre l’exemple
britannique, elles s’imposèrent difficilement. Au début des années 1960, le
gouvernement conservateur de Grande-Bretagne refusa d’adopter une loi
contre l’incitation au racisme, ignorant l’appel d’une pétition de 1962 qui
réunissait 430 000 signatures. Les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur
soutenaient qu’une telle loi serait inapplicable, et tentèrent de dissuader le
gouvernement travailliste élu en 1964 de l’adopter. Mais le ministre de l’Inté-
rieur Frank Soskice ignora finalement cet argument. Il présenta la mesure
comme un outil facilitant l’intégration des immigrés, et destiné à prévenir
une « division entre des citoyens de premier et de second ordre, et les bles-
sures causées par des traitements inégaux et par l’incitation à des sentiments
haineux visant les origines des citoyens 5 ». La Chambre des communes a
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longuement débattu de cette loi. Le porte-parole des conservateurs avait en
effet proposé un amendement destiné à couper court aux discussions sur un
texte qui introduisait selon son parti « un principe nouveau dans le droit
relatif à la liberté de parole 6 ». En dépit de ces objections, le Race Relations
Act de 1965 (section 6) a prohibé le fait d’user intentionnellement d’un lan-
gage menaçant, violent ou insultant et de nature à attiser la haine contre des
franges de la population britannique en raison de leur couleur, de leur race
ou de leur origine ethnique et nationale. Au fil des années, ce principe légis-
latif a connu plusieurs extensions. La plupart ont été codifiées dans le Public

4 - Voir William I. Brustein, Roots of Hate: Anti-Semitism in Europe before the Holocaust,
Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; et Ralph Schor, L’Antisémitisme en France pen-
dant les années trente, Paris, Éditions Complexe, 1992. Dans certains pays, des lois déjà exis-
tantes ont été utilisées pour limiter l’expression publique du racisme, mais ce fut rarement le
cas. Par exemple, l’Allemagne de Weimar disposait de lois sanctionnant l’injure religieuse et
l’incitation à la violence contre des « classes de la population ». Mais le directeur du Stürmer
put éviter ou diminuer les sanctions en arguant du fait que ses attaques antisémites étaient
protégées, car elles reposaient sur des motifs raciaux – et non religieux –, et qu’elles s’ins-
crivaient dans un agenda politique. Voir Dennis E. Showalter, Little Man, What Now? Der Stürmer
in the Weimar Republic, Hamden, CT, Archon Books, 1982 ; et Cyril Levitt, « Under the shadow
of Weimar: What are the lessons for the modern democracies? », in Louis Greenspan et Cyril
Levitt (dir.), Under the Shadow of Weimar: Democracy, Law, and Racial Incitement in Six Coun-
tries, Westport, Praeger, 1993, p. 15-37.
5 - Hansard, Commons, v. 711, c. 926.
6 - Ibid., c. 943.
38 - Erik Bleich

Order Act de 1986, qui ajoute l’interdiction d’attaquer les individus en raison
de leur nationalité et de leur citoyenneté 7 (...).
L’Allemagne instaura dès l’après-guerre des sanctions contre les expressions
racistes et les incitations au racisme. La rhétorique et les symboles nazis furent
prohibés : l’article 86 du code pénal interdit la propagande nationale-socialiste
visant à saper l’ordre démocratique, et l’article 86a proscrit des symboles tels
que les drapeaux nazis, les croix gammées et le salut à Hitler (...) 8. En 1960,
le parlement a approuvé à l’unanimité une révision de l’article 130 du code
pénal, permettant de sanctionner l’incitation à la haine et à la violence : il était
désormais interdit d’injurier, de ridiculiser ou de diffamer des « parties de la
population » d’une manière qui tende à troubler l’ordre public. Bien que le
texte n’identifie pas spécifiquement les actions racistes, l’objectif était clair pour
tout le monde : il fut voté à la suite d’une vague de profanations de synagogues
et de cimetières, et d’une affaire retentissante durant laquelle des tribunaux se
trouvèrent dans l’incapacité de condamner un homme d’affaire de Hambourg
qui distribuait des tracts dénonçant la « juiverie internationale 9 ». Depuis, le
code pénal a été augmenté de dispositions qui interdisent aussi les publications
racistes 10.
Le gouvernement français a promulgué en 1972 sa loi de référence contre
le racisme, après une quinzaine d’années de pression politique croissante 11.
Bien qu’étant prêts à adopter la loi, des hommes politiques de premier plan,
comme le Garde des Sceaux René Pleven et le président de la Commission des
lois de l’Assemblée Nationale Jean Foyer, considéraient qu’une loi visant spé-
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cifiquement l’incitation à la haine raciale n’était pas nécessaire. La loi instaura
finalement de nombreuses sanctions : l’interdiction de la diffamation raciale
(la loi se substituant alors au décret-Marchandeau de 1939, qui n’était presque
jamais utilisé), mais aussi de la provocation à la haine et à la violence en raison
de l’ethnie, la nationalité, la race ou la religion. À l’approche du vote, alors
que l’adoption du texte ne faisait de doute pour personne, même le sceptique
Jean Foyer finit par déclarer : « Il est vrai, malgré tout, que les actes inspirés
par le racisme sont particulièrement odieux, et qu’il peut être utile de prévoir
à leur encontre des sanctions spécifiques 12 ». En somme, les dispositions contre

7 - En complément, le Football Act interdit les chants racistes ou indécents durant les matchs.
8 - L’article 86a interdit « en particulier les insignes, les uniformes, les slogans et les saluts »,
et déclare que « les symboles qui leur ressemblent à s’y méprendre » seront traités de la même
manière. D’autre pays européens ont des dispositions semblables contre les symboles nazis.
9 - Eric Stein, « History against free speech: The new German law against the “Auschwitz” –
and other – “lies“ », Michigan Law Review, vol. 85, no 277, 1986, p. 282.
10 - L’article 130 interdit les écrits incitant à la haine ou à la violence, ou qui insultent, dénigrent
ou diffament « des segments de la population ou des groupes nationaux, raciaux, religieux ou
caractérisés par des coutumes populaires » (...).
11 - Erik Bleich, Race Politics in Britain and France: Ideas and Policymaking Since the 1960s,
New York, Cambridge University Press, 2003, p. 114-141.
12 - Archives du Ministère de la Justice, dossier « Diffamation Raciale ; Réponse à M. Jean
Foyer ».
L’avènement des lois contre les discours et les crimes de haine... - 39

l’incitation à la haine raciale dans les grandes démocraties européennes ne sont


apparues qu’à partir des années 1960 et 1970.

Les lois réprimant la négation de l’Holocauste sont sans doute les limita-
tions les plus controversées à avoir vu le jour ces dernières décennies. Ces textes
interdisent de nier l’existence de l’Holocauste, de minimiser son ampleur, ou
de lui trouver des justifications. L’Autriche adopta ainsi en 1947 sa Verbotge-
setz : celle-ci servit de base à la condamnation très médiatisée de l’historien
britannique David Irving qui, lors d’un voyage en Autriche en 1989, affirma
qu’il n’y avait pas de chambres à gaz à Auschwitz, qu’Hitler avait essayé de
protéger les Juifs (et non de les tuer), et que la « nuit de cristal » n’avait pas
été menée par le Parti nazi, mais par des agitateurs déguisés en nazis. D’autres
pays ont suivi la voie de l’Autriche en adoptant des lois contre le négationnisme,
mais bien plus tardivement. L’Allemagne a posé en 1985 les bases d’une légis-
lation qui fut incorporée à une loi générale en 1994 ; la France légiféra en 1990
et la Belgique en 1995. Le Luxembourg et Israël ont aussi de telles lois dans
leurs codes 13.
En Allemagne et en France, de nombreuses personnalités et acteurs politi-
ques de premier plan ont insisté sur les limites de ces dispositions. Dans le
débat au Bundestag sur la loi de 1985, un parlementaire libéral (FDP) souligna
que son parti ne la défendait qu’à contrecœur, en raison des limites qu’elle
posait à la liberté d’expression 14. Des juristes allemands éminents (tels que
Winfried Brugger) ont également pris position contre le texte. En France, plu-
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sieurs leaders du RPR (parti conservateur), ainsi que des historiens renommés,
ont critiqué publiquement une mesure qui tendrait à imposer une « histoire
officielle » menaçant la liberté des chercheurs, et qui pourrait même avoir pour
conséquence de donner du crédit aux thèses révisionnistes 15. Ces critiques sont
réapparues ces dernières années, avec la même vigueur, à l’occasion d’autres
propositions de lois portant sur l’esclavage, le colonialisme et le génocide
arménien 16.
Un examen plus précis de l’exemple allemand permet d’identifier la justi-
fication qui sous-tend l’interdiction du négationnisme 17. La logique constitu-
tionnelle allemande distingue les « discours de haute valeur », les « discours de

13 - La Suisse, le Liechtenstein, le Portugal et l’Espagne ont des lois semblables contre le


négationnisme ; et lors de l’accession à la démocratie dans les années 1990, des pays d’Europe
de l’Est (telles que la République Tchèque, la Pologne et la Slovaquie) se sont dotées de lois
contre la négation de l’Holocauste (voir Michael Whine, « Expanding Holocaust denial and legis-
lation against it », in Ivan Hare et James Weinstein (dir.), Extreme Speech and Democracy, Oxford,
Oxford University Press, p. 538-556).
14 - Eric Stein, « History against free speech... », art. cité, p. 310.
15 - Erik Bleich, Race Politics in Britain and France, op. cit., p. 162-163.
16 - Patrick Weil, « Politique de la mémoire : l’interdit et la commémoration », Esprit, février
2007, p. 124-142.
17 - Il importe de ne pas surestimer les motivations politiques qu’il y aurait derrière ces lois,
par exemple déstabiliser l’opposition ou prétendre à un leadership en matière d’antiracisme
pour des raisons électoralistes. Ces raisons n’expliquent pas les formes spécifiques de ces
40 - Erik Bleich

faible valeur » et les « non-discours » 18. L’expression de profondes convictions


personnelles dans la sphère politique est assimilée à un « discours de haute
valeur », et bénéficie par conséquent d’une protection forte. Toutefois,
lorsqu’elles ont des conséquences négatives importantes, de telles expressions
peuvent descendre au rang de « discours de faible valeur », à partir duquel la
liberté de parole n’est plus nécessairement la valeur prédominante. Dans ces
cas, les cours comparent l’importance de la liberté d’expression avec ses effets
négatifs sur d’autres valeurs constitutionnelles telles que la dignité, l’honneur,
l’égalité, la protection de la jeunesse et la civilité. Le gouvernement allemand
considère clairement, comme l’affirme Winfried Brugger, que « le droit à la
libre parole (est) limité par la valeur jugée supérieure de l’élimination de toutes
les formes de racisme au sens le plus large 19 ».
Par-delà les cadres étatiques européens, les institutions internationales ont
également été très favorables aux lois contre le racisme, même si elles empiètent
sur la liberté de parole. Dans les documents officiels des Nations Unies, la
liberté d’expression n’est qu’un droit fondamental parmi d’autres, qui doit être
concilié avec d’autres impératifs (...). Le Pacte international relatif aux droits
civils et politiques de 1966 affirme ainsi que « tout appel à la haine nationale,
raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité
ou à la violence est interdit par la loi » (art. 20, par. 2). La Convention inter-
nationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale de
1966 va encore plus loin, déclarant que les pays signataires devraient
« condamner [i.e. déclarer illégales, prohiber, NDA] toute propagande et toute
organisation qui s’inspirent d’idées ou de théories fondées sur la supériorité
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d’une race ou d’un groupe de personnes d’une certaine couleur ou d’une cer-
taine origine ethnique, ou qui prétendent justifier ou encourager toute forme
de haine et de discrimination raciales » (art. 4a et 4b) : l’article vise ainsi non
seulement les discours, mais également des organisations. Seuls quelques pays
ont exprimé des réserves sur ces articles en ratifiant les textes 20, ce qui montre
à quel point ces principes sont acceptés au niveau international.

propositions : il y a bien d’autres manières d’atteindre ces objectifs politiques en démocratie


libérale que de placer des limites extrêmement controversées à la liberté d’expression.
18 - Winfried Brugger, « The treatment of hate speech in german constitutional law », German
Law Journal, vol. 4, no 1, 2003, p. 8.
19 - Ibid., p. 39. En Allemagne, cette logique s’applique de manière différente à deux formes de
négation de l’Holocauste. Le négationnisme « simple » (par exemple l’affirmation « L’holocauste
n’a jamais eu lieu ») est considéré du point de vue constitutionnel comme du « non-discours ».
L’argument est le suivant : dans la mesure où cette phrase affirme un fait (et non une opinion),
mais que ce fait est totalement faux, une telle phrase peut facilement être interdite, dans ce
cadre, si elle est perçue comme nuisible (ibid. p. 32-33). Le négationnisme « qualifié » désigne
des propos incluant une opinion politique (par exemple « nous devrions faire quelque chose au
sujet de ces Juifs qui répandent des mensonges sur Auschwitz »). Cette expression est consi-
dérée comme un « discours de faible valeur », car bien qu’elle puisse véhiculer une conviction
politique profonde, nombreux sont ceux qui considèrent que de tels propos mènent aux « pro-
groms », aux « massacres » et au « génocide » (cité in ibid., p. 34).
20 - Samuel Walker, Hate Speech: The History of an American Controversy, Lincoln, University
of Nebraska Press, 1994, p. 89-90.
L’avènement des lois contre les discours et les crimes de haine... - 41

Une exception américaine ?

Comme le montrent de nombreux travaux, les États-Unis ont été l’excep-


tion la plus notable à cette tendance à limiter les discours racistes 21. Beaucoup
d’observateurs – en particulier les américains – pensent que les États-Unis ont
toujours été une citadelle de la liberté d’expression : le Premier amendement
de la constitution ne proclame-t-il pas : « le Congrès ne fera aucune loi (...)
qui restreigne la liberté de parole » ? Or on a tendance à oublier que dans les
années 1940-1950, les États-Unis ont connu des restrictions importantes à la
liberté d’expression. Dans sa décision Chaplinsky v. New Hampshire de 1942 22,
la Cour suprême a développé sa doctrine des « mots blessants » (fighting words),
censée définir des limites à la liberté de parole lorsqu’elle est susceptible
d’engendrer des troubles à l’ordre public. Les « mots blessants » sont ceux qui
« par leur seule énonciation, infligent une blessure ou tendent à provoquer un
trouble immédiat à l’ordre public ». Cette formulation aurait facilement pu
servir de fondement à la limitation de discours qui incitent à la haine ou
causent des infractions graves liées à des motifs raciaux, ethniques ou religieux.
Dix ans plus tard, la décision Beauharnais v. Illinois 23 confirma la consti-
tutionnalité des lois contre la diffamation de groupes. Ces lois punissaient les
injures exposant « le citoyen d’une race, couleur, croyance ou religion quel-
conques au mépris, à la dérision ou à l’opprobre, ou qui provoqueraient des
troubles à l’ordre public ou des émeutes 24 ». Dans ce cas précis, le leader de
la White Circle League of America fut condamné pour avoir diffusé des docu-
ments dénonçant les « viols, les vols, les couteaux, les pistolets et la marijuana
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des nègres ». L’adhésion à de telles lois a atteint son sommet dans le sillage des
émeutes raciales de l’entre-deux-guerres et des atrocités de l’ère nazie. Certes,
ces lois ne connurent jamais une très grande popularité – seule une poignée
d’États en adoptèrent, et les propositions de lois au Congrès n’ont pas réussi
à s’imposer. Mais il est remarquable que la décision Beauharnais, rédigée par
le juge Felix Frankfurter, repose sur des arguments proches de ceux qui sous-
tendent l’interdiction des discours racistes en Europe :

Si une déclaration visant un individu peut être l’objet de sanctions pénales, nous
ne pouvons nier à l’État le droit de punir la même déclaration lorsqu’elle vise un
groupe défini ; à moins que l’on puisse affirmer que la restriction est inconsidérée
et inutile, sans relation avec l’ordre et le bien-être de l’État.
L’Illinois n’avait pas besoin de scruter en-dehors de ses frontières, ni d’attendre les
expériences tragiques des trois dernières décennies pour savoir que les pourvoyeurs
obstinés des mensonges sur les groupes raciaux et religieux encouragent au conflit,

21 - Voir Richard Delgado et Jean Stefancic, Must We Defend Nazis? Hate Speech, Pornography,
and the New First Amendment, New York, New York University Press, 1997 ; Kent Greenawalt,
Fighting Words: Individuals, Communities, and Liberties of Speech, Princeton, Princeton Univer-
sity Press, 1995.
22 - 315 US 568 (1942).
23 - 343 US 250 (1952).
24 - Cité dans Kent Greenawalt, Fighting Words..., op. cit., p. 60.
42 - Erik Bleich

et mettent des obstacles considérables aux ajustements multiples nécessaires à une


vie libre et organisée dans une communauté urbaine et cosmopolite 25.

Si les préoccupations qui guidaient les décisions Chaplinsky et Beauharnais


avaient fini par dominer les débats publics, la position des États-Unis sur la
liberté de parole serait semblable à celle des démocraties libérales européennes.
Mais entre la fin des années 1940 et la fin des années 1970, la Cour suprême
revint sur cette logique 26. Dans sa décision Terminiello v. Chicago de 1949 27,
la Cour annula la condamnation d’un prêtre catholique défroqué dont les
discours violemment antisémites incitèrent une foule à lancer des pierres contre
des fenêtres, à Chicago. Au lieu de le tenir responsable d’un trouble à l’ordre
public, le juge William O. Douglas, rédigeant la décision de la majorité (à 5
voix contre 4), déclara : « [les discours provocants] servent sans doute mieux
leur noble objectif lorsqu’ils génèrent de l’agitation, suscitent l’insatisfaction à
l’égard de l’état des choses, ou même lorsqu’ils engendrent la colère ». La déci-
sion Brandenburg v. Ohio de 1969 28 établit que l’incitation à la violence ne
pouvait être interdite que si elle était de nature à engendrer de manière immi-
nente des actions illicites, et non si elle préconisait la violence en termes géné-
raux ou pour un moment futur : les poursuites pour incitation furent alors
limitées de manière drastique (...). Enfin, l’« affaire Skokie » (1978) sonna le
glas des lois contre la diffamation des groupes. La Cour suprême confirma
l’annulation d’un décret municipal de Skokie (Illinois) qui interdisait « la dif-
fusion de tout document (...) qui promeut et encourage intentionnellement à
la haine contre des personnes en raison de leur race, leur origine nationale, ou
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leur religion 29 ». En conséquence de cette décision, un petit groupe de nazis
américains obtint l’autorisation de défiler dans la ville de Skokie, dont plus de
la moitié des habitants étaient Juifs, et où vivaient presque 5 000 survivants de
l’Holocauste 30. Si le groupe de nazis renonça finalement à défiler dans les rues
de Skokie, de telles décisions montrent que même des mots qui offensent,
blessent, ou risquent d’entraîner des troubles ont bénéficié aux États-Unis de
la protection de la constitution 31.

25 - Beauharnais v. Illinois, 343 US 250, p. 258-259 (1952). Le juge Frankfurter poursuivit en


invoquant de nombreux exemples de conflits raciaux dans l’Illinois pouvant justifier l’adoption
de cette loi.
26 - Samuel Walker, Hate Speech..., op. cit., p. 105-113 ; Jon B. Gould, Speak No Evil: The
Triumph of Hate Speech Regulation, Chicago, Chicago University Press, 2005, p. 19-20.
27 - 337 US 1, 4 (1949).
28 - 395 US 444 (1969).
29 - Cité dans Samuel Walker, Hate Speech..., op. cit., p. 123-124.
30 - Ibid., p. 122.
31 - L’exception réside dans le principe du « danger clair et imminent », lorsqu’une expression
« incite immédiatement autrui à se livrer à une action criminelle ou dangereuse », comme crier
« au feu ! » dans un théâtre bondé (Jon B. Gould, Speak No Evil..., op. cit., p. 19). Ce principe fut
interprété de manière fluctuante dans l’histoire des États-Unis, et il justifia, durant le Maccar-
thysme, de graves limitations de la liberté d’expression (voir Dennis v. United States, 341 US
494, 510 (1951)).
L’avènement des lois contre les discours et les crimes de haine... - 43

Dans la plupart des démocraties libérales, la tendance a été opposée : les


expressions jugées nocives d’un point de vue racial, ethnique et religieux ont
été progressivement limitées. Le cas américain, où les discours racistes ont été
d’abord interdits, puis autorisés, est quasiment sans équivalent.

Évolutions récentes aux États-Unis et en Europe

Si les États-Unis ont finalement autorisé des discours racistes qui furent un
temps interdits, ils ont néanmoins été pionniers en ce qui concerne les lois sur
les crimes de haine. Celles-ci aggravent les sanctions pour des délits « motivés
par des préjugés à l’encontre d’individus ou de groupes fondés sur des carac-
téristiques telles que la race, la religion, l’origine, l’orientation sexuelle et le
genre 32 ». La plupart de ces lois augmentent les peines pour le délit initial (par
exemple des menaces, un vol ou une agression) en raison de ces motifs jugés
particulièrement graves. Techniquement, c’est l’acte délictueux qui est visé par
les sanctions. Mais celles-ci peuvent être aggravées si l’auteur a des motivations
racistes, ce qui signifie que des opinions ou des idéologies racistes sont en
réalité l’objet d’une sanction indépendante si elles se manifestent pendant l’acte
(et parfois même avant ou après sa réalisation) : il peut s’agir, par exemple,
d’injures racistes lancées à une victime lors d’une agression, ou encore de graf-
fitis antisémites lors du saccage d’une propriété.
(...)
Dans de nombreuses lois européennes, les motivations racistes sont des
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circonstances aggravantes justifiant des peines supplémentaires. Bien que ces
lois n’aient pas souvent été qualifiées de lois contre les « crimes de haine »,
elles présentent une très grande similarité avec la législation américaine : en
Italie par exemple, la section 3 de la loi no 205/1993 établit une circonstance
aggravante pour tout délit commis « dans le but de discriminer sur des fon-
dements raciaux, ethniques, nationaux ou religieux 33 ». La Suède, l’Espagne, la
Belgique, l’Autriche et de nombreuses autres démocraties libérales européennes
ont des lois similaires 34. Des dispositions françaises de 2003 (la loi 2003-88 du
3 février) prévoient des peines additionnelles pour une série d’infractions (allant
des menaces et du vol à la torture et au meurtre) si elles sont commises « à
raison de l’appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, de la
victime à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée 35 ». La
police, les procureurs et les juges doivent examiner des formes d’expression

32 - Valerie Jenness et Rykken Grattet, Making Hate a Crime: From Social Movement to Law
Enforcement, New York, Russell Sage Foundation, 2001, p. 77.
33 - OSCE/ODIHR, Combating Hate Crimes in the OSCE Region: An Overview of Statistics, Legis-
lation, and National Initiatives, Varsovie, OSCE Office for Democratic Institutions and Human
Rights (ODIHR), 2005, p. 132.
34 - Ibid., p. 105-158.
35 - La loi no 2003-239 du 18 mars 2003 étendit les sanctions aux infractions commises en
raison de l’orientation sexuelle ; et la loi n o 2012-954 du 6 août 2012, aux infractions commises
en raison de l’identité sexuelle. Voir le code pénal, articles 132-76 et 132-77.
44 - Erik Bleich

telles que les « propos, les écrits, les images ou les actes » des accusés. La pré-
sence avérée de préjugés entraîne des peines bien plus lourdes : en cas de vol,
la sanction passe de trois à cinq ans d’emprisonnement et de 45 000 euros à
75 000 euros d’amende ; et en cas de meurtre, l’emprisonnement à perpétuité
remplace une réclusion de 30 ans 36.
(...)
En plus des lois sur les crimes de haine, les pays européens ont également
limité les discours racistes par différents moyens ces dernières années.
(...)
Ainsi, depuis 2005, le périmètre de la liberté d’expression ne cesse d’être
remis en cause, même si les nouvelles propositions sont contestées. Le gouver-
nement britannique a essayé de limiter les discours incitant à la violence dans
son Racial and Religious Hatred Act de 2006. Cette loi mit fin à une anomalie
qui durait depuis quarante ans où l’incitation à la haine religieuse, contraire-
ment à l’incitation à la haine raciale, n’était pas interdite. La première propo-
sition du gouvernement consistait à étendre aux groupes religieux les
protections qui avaient été progressivement accordées aux groupes raciaux : les
poursuites pouvaient concerner des déclarations intentionnellement dange-
reuses, ainsi que les propos et les comportements « menaçants, violents et inju-
rieux 37 ». Cette version du texte suscita néanmoins l’inquiétude de nombreux
parlementaires et de la majorité à la chambre des Lords. Elle fut vivement
critiquée par des membres de la société civile, et en particulier par des humo-
ristes (par exemple Rowan Atkinson, star de la série « La Vipère Noire 38 »),
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qui craignaient que la satire de la religion ne se retrouve hors-la-loi. Le gou-
vernement travailliste subit une défaite cuisante à la chambre des communes
sur ces dispositions 39. Les expressions grossières ou injurieuses à l’égard de la
religion furent finalement retirées du texte : seules les expressions intention-
nellement menaçantes de haine religieuse restaient passibles de sanctions (voir
l’art. 29 du Racial and Religious Hatred Act de 2006). Ainsi, la loi fut limitée,
mais elle fut adoptée.
En France, les controverses le plus vives portèrent sur une initiative parle-
mentaire visant à interdire la négation du génocide arménien. Auparavant, la
loi 2001-70 du 29 janvier 2001 déclarait simplement : « La France reconnaît
publiquement le génocide arménien de 1915 ». Entre temps, le Conseil de

36 - Ministère de la Justice, Les Dispositions Pénales en Matière de Lutte contre le racisme,


l’Antisémitisme et les Discriminations, Paris, Ministère de la Justice, Direction des Affaires cri-
minelles et des Grâces, 2004, p. 3-5.
37 - Voir House of Commons, Racial and Religious Hatred Bill, avec les notes explicatives,
disponible sur : http://www.publications.parliament.uk/pa/cm200506/cmbills/011/2006011.htm.
Pour le texte final, voir : http://www.opsi.gov.uk/acts/acts2006/20060001.htm.
38 - Et interprète principal de Mister Bean (N.D.T.).
39 - BBC News, 1er février 2006. Le ministère de l’Intérieur confirma que de telles blagues ne
seraient pas sanctionnées, ajoutant dans les explications que « les expressions qui se contentent
de susciter la moquerie et les préjugés, ou ne font qu’offenser, ne seront pas sanctionnées ».
L’avènement des lois contre les discours et les crimes de haine... - 45

l’Europe adopta en 2003 un accord relatif à sa convention sur la cybercrimi-


nalité (CETS no 189, art 6), qui encourageait les signataires à interdire un grand
nombre de comportements racistes sur Internet. En généralisant la logique de
l’interdiction de la négation de l’Holocauste, le texte appelait les États à punir
le fait de nier, de minimiser, d’approuver ou de justifier tous les génocides ou
crimes contre l’humanité reconnus par des organismes internationaux. À l’été
2010, 32 des 47 membres du Conseil avaient signé l’accord, et 18 l’avaient
ratifié (dont la France et l’Arménie).
L’Assemblée nationale aborda la question de la négation du génocide armé-
nien en 2006. Lorsque la loi fut introduite pour la première fois, le président de
l’Assemblée prit la décision très rare de suspendre les discussions avant que la
loi ne soit soumise au vote 40. Lors de son second passage en octobre 2006, elle
fut vigoureusement défendue par un groupe de députés de gauche comme de
droite (...). Ses partisans affirmaient que la négation du génocide constituait une
offense grave pour les Arméniens, et qu’elle visait à « achever le génocide » en
l’effaçant de la mémoire collective. Un des défenseurs de la loi affirma que l’on
ne pouvait pas interdire la négation de l’Holocauste et ignorer le génocide armé-
nien. En face, un certain nombre d’historiens renommés s’organisèrent dans le
groupe « Liberté pour l’histoire », affirmant que cette proposition allait à
l’encontre de « la liberté de pensée et d’expression ». Le gouvernement lui-même
ne voyait pas la loi d’un œil favorable, le Premier ministre Dominique de Villepin
ayant déclaré à l’époque : « Ce n’est pas une bonne chose de légiférer sur les
questions d’histoire et de mémoire ». Pour répondre à ces inquiétudes – relayées
dans Le Monde, et Le Figaro du 13 octobre 2006 – un amendement visant à
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exempter les enseignants et les chercheurs de cette loi fut déposé, mais il ren-
contra l’opposition intense de nombreux députés, et fut rejeté. Finalement votée
par l’Assemblée, la loi fut bloquée par le gouvernement en 2008, avant son
second passage au Sénat. Une seconde initiative visant à pénaliser la contestation
(ou la minimisation) des génocides reconnus par la loi française (comme l’a été
le génocide arménien) fut approuvée par l’Assemblée Nationale, puis par le Sénat
en 2012. Cette proposition ne se limitait pas à la seule négation du génocide
arménien, mais ne s’étendait pas non plus à tous les génocides. Bien que la loi
ait été sèchement rejetée par le Conseil constitutionnel qui la jugeait contraire à
la liberté d’expression et de communication 41, le soutien important qu’a ren-
contré la proposition suggère que l’adoption d’une telle loi – ou même des
interdictions plus générales préconisées par le Conseil de l’Europe – pourrait
survenir dans de nombreux pays européens (...).

Évaluer les législations : la question centrale de l’application

Quels ont été les effets de ces dispositifs ? Les lois qui pénalisent les dis-
cours et les opinions racistes (lorsqu’elles servent de mobile à des actes)

40 - Le Nouvel Observateur, 18 mai 2006.


41 - Décision no 2012-647 DC du 28 février 2012.
46 - Erik Bleich

permettent-elle de mener une lutte efficace contre l’intolérance ? Il est difficile


de répondre à cette question. (...). En effet, les lois contre l’incitation à la haine
raciale, la diffamation raciale et le négationnisme sont assez peu appliquées
dans les grandes démocraties libérales européennes 42. Ainsi, entre 1965 et le
début des années 1990, le nombre de poursuites pour incitation à la haine
raciale était négligeable en Grande-Bretagne 43 : selon les données du Ministre
de la Justice dans la phase préparatoire de la Loi sur la haine religieuse (Reli-
gious hatred bill), seules 37 poursuites eurent lieu entre 1994 et 2004 44. (...).
En France, des données plus récentes montrent qu’entre 2005 et 2007, il y eut
en moyenne 208 condamnations par an pour des délits relevant de discours
de haine, pour environ une centaine par an entre 1997 et 2001 45.
Plusieurs affaires eurent un certain retentissement : celle d’une veuve
anglaise, qui distribuait des tracts accusant les Juifs de meurtres rituels ; celle
d’un professeur allemand, qui avait affirmé à ses élèves que les camps de
concentration n’avaient jamais existé, et qu’aucun Juif n’avait été tué sous le
nazisme ; et la publication des textes du négationniste Robert Faurisson, qui
déclara : « Le mythe des chambres à gaz est une gredinerie 46 ». Mais les sanc-
tions furent plutôt légères. La veuve anglaise fut acquittée avec pour condition
un bon comportement pendant six mois ; l’enseignant fut suspendu pour une
durée de six mois, et l’amende de Robert Faurisson (100 000) fut levée à condi-
tion qu’il ne récidive pas pendant cinq ans. La sanction la plus grave fut
l’amende de 310 000 francs (50 000 euros) infligée à son éditeur. De même, en
2007, il y eut 258 verdicts de culpabilité, parmi lesquels 139 donnèrent lieu à
une amende (de 756 euros en moyenne), 58 à une peine de prison avec sursis,
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et 3 à des peines de prison ferme de moins de deux mois en moyenne 47. En
Grande-Bretagne, seules 18 poursuites eurent lieu entre 1986 et 1990, débou-
chant sur 16 condamnations, dont trois seulement sur de la prison ferme 48.
Ces chiffres montrent que les lois ne sont pas utilisées de manière excessive-
ment rigoureuse, et que les démocraties libérales sont capables de préserver
leur attachement à la liberté d’expression tout en interdisant les discours racistes
qui nuisent aux individus et divisent la société.

42 - Il n’existe pas de données comparatives systématiques sur les plaintes, les enquêtes, les
inculpations, les procès et les condamnations portant sur de tels délits. De telles données
seraient nécessaires à une analyse complète de l’application de ces lois.
43 - Geoffrey Bindman, « Incitement to racial hatred in the United Kingdom: Have we got the
law we need? », in Sandra Coliver (dir.), Striking a Balance: Hate Speech, Freedom of Expression
and Non-Discrimination, Londres, article 19 and Human Rights Centre, 1992, p. 259-260.
44 - Débats de la Chambre des Lords, « Incitement to racial hatred: Prosecution », response
to question by Lord Lester of Herne Hill, col. WA56.
45 - Calculs effectués à partir des statistiques présentées dans les rapports annuels de la
Commission nationale consultative des droits de l’Homme, La Lutte contre le racisme et la
xénophobie, Paris, la Documentation Française, années 2003 et 2009.
46 - Roger Errera, « In defence of civility: Racial incitement and group libel in french law », in
Sandra Coliver (dir.), Striking a Balance..., op. cit., p. 155.
47 - Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme, 2009, op. cit., p. 68.
48 - Joanna Oyediran, « The United Kingdom’s compliance with Article 4 of the ICERD », in
Sandra Coliver (dir.), Striking a Balance..., op. cit., p. 249.
L’avènement des lois contre les discours et les crimes de haine... - 47

Le nombre limité de poursuites et de sanctions révèle que ces lois possèdent


en réalité une double dimension : pratique et symbolique. Lorsqu’elle est
adoptée, la loi a un fort effet déclaratif : elle affirme que certaines formes
d’expression sont tenues pour inacceptables par l’ensemble de la société, et
rassure les groupes vulnérables sur le fait que leurs intérêts sont dignes d’être
reconnus par la nation. Certains partisans des lois sur les discours de haine
affirment que leur fonction première est symbolique et éducative, et qu’elles
causeraient plus de mal que de bien si elles étaient « promulguées ou appliquées
avec un zèle excessif 49 ». Toutefois, si les lois étaient uniquement symboliques
et n’étaient pas suivies de la moindre condamnation, elles auraient tôt fait de
perdre leur efficacité et se résumeraient à une rhétorique creuse.
(...)
Une application raisonnable est ainsi la clé de la réussite de ces lois, c’est-
à-dire de leur capacité à atteindre les objectifs sociaux désirés sans restreindre
la liberté d’expression de manière excessive. S’il n’y a pas assez de condamna-
tions, il n’y a pas de raison pour que les infracteurs potentiels ne changent
leurs activités, et aucun bénéfice à tirer d’un droit purement symbolique. Mais
s’il y a trop de poursuites, les lois pourraient être perçues par les citoyens
comme des entraves excessives pesant sur la liberté de parole, ce qui pourrait
entraîner une réaction contre les groupes minoritaires qui sont vus comme
leurs principaux bénéficiaires. Trouver cet équilibre délicat montre aux groupes
vulnérables, aux fautifs et à la nation que les lois seront appliquées et que les
actes et les paroles qui créent de graves divisions ne seront pas tolérées. Et une
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application raisonnable, des sanctions modérées, rassurent le pays sur le fait
que la liberté de parole n’est pas menacée, et contribuent à légitimer en retour
les restrictions souvent modestes posées par ces lois (...).

Conclusions

Les libertés d’expression et d’opinion restent des valeurs centrales en Europe


de l’Ouest et aux États-Unis, qui laissent encore une grande latitude à l’expres-
sion d’opinions racistes. Toutefois, on constate une tendance notable, depuis
les années 1960 et surtout depuis les années 1990, à la pénalisation de ces
formes d’expression. (...)
Bien que les dispositions prises pour limiter la liberté d’expression et d’opi-
nion aient été mesurées jusqu’à présent, deux aspects restent préoccupants.
Dans la mesure où ce changement s’est déroulé sur plusieurs décennies, chaque
évolution paraît modérée sur le moment. En effet, les lois additionnelles ne
sont en général que des extensions de principes anciens dans de nouveaux
domaines : nous sommes ainsi passé des lois sur la diffamation aux lois sur
la diffamation contre les groupes, puis à l’interdiction de l’apologie de

49 - Bhikhu Parekh, « Group libel and freedom of expression: Thoughts on the Rushdie Affair »,
in Sandra Coliver (dir.), Striking a Balance..., op. cit., p. 359.
48 - Erik Bleich

l’Holocauste, puis à l’interdiction de la négation de l’Holocauste, jusqu’aux


propositions d’interdire la négation du génocide arménien, voire de tous les
crimes de guerres ou de tous les crimes contre l’humanité légalement reconnus.
Lorsqu’on cumule ces évolutions, les libertés d’expression et d’opinion ont
connu une forte érosion ces dernières décennies dans de nombreux pays. Si
cette tendance se confirmait, les citoyens en accepteraient-ils les conséquences ?
Plus encore, des évènements récents risquent d’accélérer les changements
dans un futur proche. Le gouvernement britannique a utilisé l’argument de la
« guerre contre le terrorisme » pour étendre la loi jusqu’à l’incitation à la haine
religieuse. Il a également mis en place des dispositions contre l’apologie du
terrorisme, susceptibles d’atteindre des déclarations visant des groupes raciaux,
ethniques ou religieux qui ont été les cibles d’attaques. Le contexte de guerre
permanente contre le terrorisme sert de justification à des restrictions supplé-
mentaires pour les formes d’expressions jugées dangereuses pour la cohésion
nationale et l’ordre public. Dans un autre registre, les tentatives, en France,
d’interdire la contestation du génocide arménien montrent que les lois contre
la négation de l’Holocauste ont ouvert la porte à des prétentions de certains
qui veulent rendre, dans la loi même, leur statut de victime inattaquable. (...)
Tracer les limites de la liberté d’expression n’est pas une chose facile dans
des États pluriethniques. Pour les libéraux puristes, il n’y a que très peu de
raisons de restreindre l’expression d’opinions racistes. Pour d’autres, des res-
trictions marginales des propos racistes ou pour les motivations racistes sont
acceptables si elles permettent de préserver la cohésion de la communauté et
l’ordre public ; ou encore si elles protègent les victimes contre des atteintes
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injustifiées et préservent leur dignité. Il n’y pas de solution simple à ce débat
ancien. (...).
Au regard de cette étude, et en guise de contribution à ces débats, je consi-
dère que les lois restrictives se justifient plus aisément si elles punissent des
expressions et opinions qui infligent un tort important à des individus ou qui
incitent à la violence et provoquent une haine extrême, mais pas celles qui ne
font qu’offenser, y compris de manière blessante. Cette perspective se concentre
sur l’évaluation du degré de nuisance dans des circonstances particulières, une
voie qui n’a que rarement été empruntée de manière systématique auparavant.
En outre, une fois que les textes sont adoptés, l’application devient un élément
fondamental de l’équation. Des poursuites qui aboutissent signalent que l’État
prend au sérieux la répression du racisme, tandis que le choix d’éviter des
peines de prison lourdes et des amendes excessives démontre que les lois ne
sont pas trop intrusives. Seule la recherche de cet équilibre fragile permet de
placer des limites au racisme sans compromettre irrémédiablement les valeurs
fondamentales chères aux libéraux depuis des siècles.

Traduit de l’anglais par Denis Ramond


L’avènement des lois contre les discours et les crimes de haine... - 49

AUTEUR
Erik Bleich est professeur de science politique à Middlebury College (États-Unis). Ses
recherches portent sur les politiques de la race et les rapports entre religion et politique.
Il est l’auteur de The Freedom to Be Racist? How the United States and Europe Struggle
to Preserve Freedom and Combat Racism (Cambridge University Press, 2011), et Race
Politics in Britain and France : Ideas and Policymaking since the 1960s (Oxford University
Press, 2003). Il a dirigé plusieurs dossiers de revues, dont « Muslims and the State in the
Post-9/11 West » (Journal of Ethnic and Migration Studies, 2009), et « Punir la Haine ? »
(Esprit, octobre 2015).

AUTHOR
Erik Bleich is Professor of Political Science at Middlebury College in Vermont. He has
published widely on racial, ethnic, and religious politics in academic journals and in popular
outlets. He is the author of The Freedom to Be Racist ? How the United States and Europe
Struggle to Preserve Freedom and Combat Racism (Cambridge University Press, 2011).
He has also authored Race Politics in Britain and France : Ideas and Policymaking since
the 1960s (Oxford University Press, 2003) and edited or co-edited special issues of journals
on Muslims and the State in the Post-9/11 West (Journal of Ethnic and Migration Studies,
2009) ; and Punir la haine ? (Esprit, October 2015).

RÉSUMÉ
L’avènement des lois contre les discours et les crimes de haine dans les démo-
craties libérales
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Depuis les années 1960, de nombreuses démocraties libérales ont instauré des lois péna-
lisant les discours et les crimes de haine, limitant ainsi l’expression du racisme. Cet article
examine cette législation et la mise en œuvre des dispositions punissant l’incitation à la
haine raciale, le négationnisme et les crimes motivés par des préjugés raciaux dans
l’Europe de l’ouest et aux États-Unis. Sur le long terme, on observe moins un effet de
« pente glissante » qu’une évolution lente et graduelle. La portée des lois ainsi que leur
application n’ont pas pris la même forme selon les pays et les discours concernés. Cet
article rend compte de cette tendance et souligne des aspects préoccupants. Il conclut
qu’il est possible d’adopter et d’appliquer des lois qui limitent ces formes de racisme sans
menacer de manière excessive les libertés d’expression et d’opinion.

ABSTRACT
The rise of hate speech and hate crime laws in liberal democracies
Since the 1960s, many liberal democracies have instituted laws that penalise hate speech
and hate crimes in ways that limit the freedom for racists to express themselves. This
article examines the legislation and enforcement of provisions against incitement to racial
hatred, Holocaust denial, and crimes motivated by racial bias in Western Europe and the
United States. Viewed over time, the pace of change has more closely resembled a slow
creep than a slippery slope, and the extent of legislation and enforcement has differed
across countries in different domains. This article documents the trend and highlights
causes for concern, yet concludes that it is possible to enact and enforce laws that limit
these forms of racism without being overly inimical to freedom of expression and opinion.

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