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Jacqueline de Romilly
QUAND
LES MOTS CHANGENT
DE SENS
Le sens des mots ne cesse d'évoluer, en Jonction de nos
habitudes de vie, de nos ambitions et de nos paresses,
voire des grandes crises que nous traversons : laisser
s'abîmer le langage peut être lourd de dangers.
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REVUE DES DEUX MONDES JUIN 1991
ETUDES et REFLEXIONS
Quand
les mots changent
de sens
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qui vient d'un ennemi; lui aussi sait qu'une saine politique doit
respecter la différence entre l' "hégémonie" et l' "empire". Et cet _
exemple montre déjà l'importance de bien distinguer les mots.
C'était une époque d'affinement, d'aiguisement. Pour mieux
classer les idées, on s'est mis à créer des adjectifs en -ikos (d'où
sont venus tous nos mots en -ique : la physique et la mathéma-
tique, mais aussi la technique et la balistique). Ces adjectifs en -ikios,
Euripide en avait vingt, lui qui était pourtant déjà un intellec-
tuel éclairé, Platon en a trois cent quatre-vingt-dix, ce qui, même
avec une œuvre plus importante, reflète une progression fou-
droyante.
Oui, c'était une époque de rigueur! On distinguait aussi les
mots par leur forme, et la poésie différait du poème : on allait
vers la clarté. Sans doute est-ce une des raisons pour lesquelles
cette langue m'a toujours paru si précieuse pour la formation de
l'esprit.
J'ai d'ailleurs retrouvé le même effort de précision exigeante
dans le vocabulaire scientifique d'aujourd'hui ; et les rectifications
apportées aux définitions par les académiciens de spécialités
scientifiques sont à cet égard édifiantes.
Mais, quel que soit le désir de rigueur qui intervient dans la
langue à telle époque ou dans tel domaine, c'est un fait que le
temps joue son rôle ; et il modifie doucement le sens des mots
qui semblaient clairs.
Là aussi, d'ailleurs, ce n'est pas toujours un mal. J'ai étudié
il y a quelques années la notion de douceur et d'indulgence dans
la Grèce antique. Or la société grecque changeait, découvrait, à
côté de la justice, des liens moraux plus souples et plus chaleu-
reux. Les mots évoquant la douceur ont alors progressé. Et on en
a pris un, qui voulait dire "ressemblant, vraisemblable" (en grec,
épieileès), pour lui faire dire "équitable, indulgent". Le mot a complè-
tement changé de registre. Et l'on a ainsi un témoignage éclatant
sur les changements d'une société : ici d'un idéal, ailleurs d'une
manière de vivre. L'histoire des mots est le plus étonnant des
miroirs.
On en a des preuves tous les jours, dans tous les domaines.
J'aimerais en citer un qui est des plus modestes. Un certain jour, à
l'Académie, nous nous occupions de la lettre E, et voici que deux
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celle que j'ai prise pour tenter un jour d'écrire - ce qui représente
le même effort et les mêmes joies). Je regrette seulement que ces
classes de lettres soient aujourd'hui tenues en si peu d'estime,
que l'enseignement des langues anciennes soit pratiquement frap-
pé d'interdit, les auteurs classiques français de moins en moins en
honneur, et les horaires de français en baisse.
On le voit, ce n'est pas seulement à l'étude de la langue
que servaient ces études : elles développaient aussi la rigueur de
la pensée et la clarté de l'esprit. Peut-être même étaient-elles le
meilleur remède contre une confusion intellectuelle et morale
d'où peuvent sortir de grands dangers.
Car je n'en ai pas fini encore avec les mots qui changent de
sens.
Il est en effet des moments où, par-delà l'usure et les légers
détournements de sens, de brusques revirements interviennent,
traduisant des passions exacerbées. Dans ces temps de crise, tous
les mots du vocabulaire moral et politique changent de valeur et
de contenu.
Les Grecs en avaient fait l'expérience ; et, comme toujours,
ils ont analysé le phénomène avec une force lucide, qui touche
encore de nos jours. Je citerai ici trois textes qui se font écho de
façon saisissante et émanent de trois auteurs ayant des soucis et
des idées fort dissemblables.
Le premier est Thucydide. Il raconte la guerre du
Péloponnèse et la façon dont celle-ci entraîna des guerres civiles
dans beaucoup de villes grecques. Athènes y soutenait les parti-
sans de la démocratie et Sparte ceux de l'oligarchie: ainsi se trou-
vaient aggravées les dissensions ; nous pouvons assez le
comprendre ; chacun appelait l'un des deux grands à l'aide ; et
c'était partout des luttes violentes et fratricides.
En gros, c'est l'esprit partisan qui l'emporte sur la raison.
Mais voilà, sous cette inspiration, que les mots changent de sens.
C'est ce que décrit Thucydide : "On changea jusqu'au sens usuel
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des mots par rapport aux actes dans lesjugements que l'on portait.
Une audace irréfléchie passa pour dévouement courageux à son
parti, une prudence réservée pour lâcheté déguisée, la sagessepour
le masque de la couardise, l'intelligence en tout pour une inertie
totale ,. les impulsions précipitées furent comptées comme qualité
virile, et les délibérations circonspectes comme un beau prétexte de
dérobade. L..J La plupart des hommes aiment mieux être appelés
habiles en étant des canailles qu'être appelés des sots en étant hon-
nêtes : de ceci ils rougissent, de l'autre ils s'enorgueillissent. La
cause de tout cela était le pouvoir, voulu par cupidité et par ambi-
tion ..." (Thucydide, III, 82, 4-8.)
On peut remarquer les antithèses répétées, cinglantes. Et
nous connaissons tous, en effet, des cas où une tentative de pru-
dence s'appelle lâcheté et un effort d'analyse besoin de discu-
tailler au lieu d'agir. De cela, selon Thucydide, la cause est la
guerre.
Mais, un demi-siècle plus tard, Platon écrit la République. Il
décrit les divers régimes, et en particulier cette démocratie sans
frein qui s'était installée à Athènes et qu'il réprouvait. En parallèle,
il décrit l'âme démocratique, celle où ne règne ni ordre ni hiérar-
chie ; et, avec une superbe métaphore, qui rend les choses
vivantes, il montre l'entrée des pensées anarchiques dans l'âme
du jeune homme. Parlant de ces maximes menteuses, il décrit
leur victoire...
"Ce sont elles qui gagnent la bataille, et, traitant la pudeur
d'imbécillité, elles la poussent dehors et la bannissent ignominieu-
sement, elles honnissent et chassent la tempérance, qu'elles appel-
lent lâcheté, elles exterminent la modération et la mesure dans les
dépenses, en la faisant passer pour rusticité et bassesse, secondées
dans leur violencepar uneforte bande de désirs superflus... Quand
elles ont vidé de ces vertus et purifié l'âme du jeune homme
qu'elles gouvernent, comme pour l'initier à de grands mystères,
elles ne tardent pas à ramener l'insolence, l'anarchie, la prodiga-
lité, l'impudence, qui s'avancent brillamment parées, la couronne
sur la tête, avec un nombreux cortège ,. elles chantent leurs
louanges et les décorent de beaux noms, appelant l'insolence belles
manières, l'anarchie liberté, la prodigalité magnificence et l'impu-
dence courage. "(République, VIII, 560 d, sq.)
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de l'Académie française
• Les idées exprimées ici ont fait l'objet d'une conférence donnée dans la série
des "Grandes Conférences du Figaro", le 15 février 1991.
1. Les mots nouveaux ne relèvent pas du sujet traité ici ; mais ces inventions
modernes en engendrent beaucoup : l'édition en cours du dictionnaire de
l'Académie devrait comporter quelque dix mille mots de plus que la précédente.
2. Plus anciennement, quand les activités militaires comptaient plus, on "investis-
sait" des villes.
3. Nous avons déjà commenté le glissement de sens de ce mot dans un article
de Diogène, 132 (oct-déc. 1985).
4. Pour plus de détails sur ces trois textes et sur leurs différences, voir notre
étude intitulée "Trois interprétations d'une crise des valeurs", dans le Recueil
P/assart, 1976.
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