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ETUDES et REFLEXIONS

Jacqueline de Romilly

QUAND
LES MOTS CHANGENT
DE SENS
Le sens des mots ne cesse d'évoluer, en Jonction de nos
habitudes de vie, de nos ambitions et de nos paresses,
voire des grandes crises que nous traversons : laisser
s'abîmer le langage peut être lourd de dangers.

1 T 1oute ma vie, j'ai été bien placée pour constater et mesu-


rer le changement de sens des mots. Je collabore depuis
peu à l'élaboration du dictionnaire de l'Académie: pour-
quoi referait-on sans cesse les dictionnaires si, en dehors des
termes nouveaux ou vieillis, il n'y avait pas, presque toujours, un
glissement dans l'emploi courant des mots? Nous travaillons
actuellement à la neuvième édition: elle a commencé à paraître
en 1986 et devrait être achevée dans dix ans. Parfois, nous
constatons unanimement une évolution qui s'est faite; parfois,
des avis divergents montrent qu'elle est en train de se faire. Mais
ces changements dans la vie de notre langue rejoignent pour moi
une autre expérience, qui est celle de l'helléniste. Non seulement

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REVUE DES DEUX MONDES JUIN 1991
ETUDES et REFLEXIONS
Quand
les mots changent
de sens

l'enseignement du grec, ou l'habitude de traduire des auteurs


grecs, attire l'attention sur la valeur exacte des mots et sur les dif-
férences de portée avec leurs équivalents français : il se trouve
que ma spécialité était l'histoire des idées morales et politiques et
que ceci se traduisait souvent par l'histoire d'un mot déterminé,
dont on voit le contenu évoluer au cours des découvertes de la
Grèce antique. J'ai ainsi écrit sur l'idée de loi, ou de douceur, ou
de liberté ; et d'anciens étudiants à moi ont écrit sur la notion de
tranquillité ou sur celle de kairos (ou occasion). D'un auteur à
l'autre, les mots se chargent de valeurs nouvelles. Je combinerai
ici cette double expérience - les souvenirs d'un jeune membre de
l'Académie et ceux d'une helléniste de toujours, les exemples du
français et ceux du grec.
Ce ne sont, dans les deux cas, que des exemples, et des
observations d'expérience, très simples. Mais je crois que sous
cette forme toute simple, ils peuvent être révélateurs. Car on
commence avec des changements innocents et en quelque sorte
inéluctables ; mais à recueillir les témoignages on s'aperçoit bien
vite du danger intellectuel et moral qu'impliquent souvent ces
changements.

Le plus étonnant des miroirs

Pourtant, certaines modifications de sens sont bonnes et


apportent au vocabulaire une précision accrue. J'en connais un
exemple magnifique dans la Grèce du ve siècle av. J.-c. C'est
l'époque où naît le rationalisme, où naissent les sciences de
l'homme, et où naît, surtout, l'habitude de débattre des idées. Un
des sophistes (c'est-à-dire un des maîtres de ce temps), Prodicos,
était connu pour sa manie de distinguer les synonymes ou les
mots presque synonymes - ainsi les mots grecs signifiant la
frayeur (immédiate) ou l'appréhension (pour l'avenir), ou bien
"vouloir" et "désirer", ou bien "discuter" et "disputer", etc. La liste
est longue. Platon se moque parfois de lui ; mais Thucydide a
retenu la leçon. Lui aussi sait comme il est utile, dans un plai-
doyer, de distinguer le reproche (venant d'un ami) et l'accusation,

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qui vient d'un ennemi; lui aussi sait qu'une saine politique doit
respecter la différence entre l' "hégémonie" et l' "empire". Et cet _
exemple montre déjà l'importance de bien distinguer les mots.
C'était une époque d'affinement, d'aiguisement. Pour mieux
classer les idées, on s'est mis à créer des adjectifs en -ikos (d'où
sont venus tous nos mots en -ique : la physique et la mathéma-
tique, mais aussi la technique et la balistique). Ces adjectifs en -ikios,
Euripide en avait vingt, lui qui était pourtant déjà un intellec-
tuel éclairé, Platon en a trois cent quatre-vingt-dix, ce qui, même
avec une œuvre plus importante, reflète une progression fou-
droyante.
Oui, c'était une époque de rigueur! On distinguait aussi les
mots par leur forme, et la poésie différait du poème : on allait
vers la clarté. Sans doute est-ce une des raisons pour lesquelles
cette langue m'a toujours paru si précieuse pour la formation de
l'esprit.
J'ai d'ailleurs retrouvé le même effort de précision exigeante
dans le vocabulaire scientifique d'aujourd'hui ; et les rectifications
apportées aux définitions par les académiciens de spécialités
scientifiques sont à cet égard édifiantes.
Mais, quel que soit le désir de rigueur qui intervient dans la
langue à telle époque ou dans tel domaine, c'est un fait que le
temps joue son rôle ; et il modifie doucement le sens des mots
qui semblaient clairs.
Là aussi, d'ailleurs, ce n'est pas toujours un mal. J'ai étudié
il y a quelques années la notion de douceur et d'indulgence dans
la Grèce antique. Or la société grecque changeait, découvrait, à
côté de la justice, des liens moraux plus souples et plus chaleu-
reux. Les mots évoquant la douceur ont alors progressé. Et on en
a pris un, qui voulait dire "ressemblant, vraisemblable" (en grec,
épieileès), pour lui faire dire "équitable, indulgent". Le mot a complè-
tement changé de registre. Et l'on a ainsi un témoignage éclatant
sur les changements d'une société : ici d'un idéal, ailleurs d'une
manière de vivre. L'histoire des mots est le plus étonnant des
miroirs.
On en a des preuves tous les jours, dans tous les domaines.
J'aimerais en citer un qui est des plus modestes. Un certain jour, à
l'Académie, nous nous occupions de la lettre E, et voici que deux

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mots voisins concernaient tous deux le repas : "entrée" et "entre-


mets". l'entremets, pour nous, est un dessert. Or le sens ancien,
dans les dictionnaires, est "plat, sucré ou salé, que l'on sert entre le
rôti et le dessert" ; puis le Grand Robert ajoute : "par extension,
servi comme dessert après le fromage". Signe des temps, nous
avons perdu un plat et ce qui était "entre" est à présent au bout !
Quant à l'entrée, je lis la définition : ''Mets qui se sert au début du
repas, après lepotage ou après les hors-d'œuvre." Et le dictionnaire
cite même des repas d'apparat à deux ou trois entrées (de bou-
cherie ou de volaille) ! On retrouve encore sur la carte de certains
restaurants ces entrées qui sont des plats de résistance ; mais
pour nous, dans la vie courante, l' "entrée" s'est en général retrou-
vée au début : elle se confond avec les hors-d'œuvre. Elle n'est
plus précédée d'une sorte de vestibule gastronomique. Et le voca-
bulaire glisse, en fonction des habitudes quotidiennes.
Il en va de même quand se modifie la carte, non plus de
nos menus, mais de nos partis politiques. Le "libéral" s'opposait à
l'autorité du gouvernement ; ce mot présentait donc des connota-
tions que l'on pourrait appeler, pour simplifier, "de gauche".
Quand il s'est opposé au primat socio-économique, il a pris une
valeur "de droite". Il en va de même pour "bourgeois", et pour
bien d'autres.
Et puis, sous forme de métaphores, toutes les inventions
modernes surgissent (l) : comment n'envahiraient-elles pas notre
vocabulaire, dans le domaine de la vie en général? Ce sont
d'abord les emplois familiers ; et puis l'habitude se prend. On dit
par exemple "embrayer sur un sujet" - ce n'est pas une expression
très élégante, mais François Mauriac l'emploie dans son Bloc-Notes.
On dit aussi qu'une personne est "déphasée". Inversement,
d'ailleurs, on parle de la mémoire d'un ordinateur ou d'un ascen-
seur. Entre la machine et nous, le vocabulaire institue des
échanges, avec des sens nouveaux et peut-être des nuances déjà
perverses. Car notre mémoire en vient à être conçue comme celle
de l'ascenseur : elle n'a plus dès lors à être entraînée, stimulée et
chaque jour développée. De même, si l'on dit qu'une réaction poli-
tique est un "phénomène de rejet", c'est déjà l'admettre comme
naturelle et, dans l'état actuel, inévitable. En tout cas, le surgis-
sement de ces emplois imagés donne une image de notre monde.

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les mots changent
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Ce monde est aussi marqué par l'importance des finances et


de l'argent. Ainsi le capitalisme nous a valu l'expression "s'inves-
tir", dans laquelle on donne son attention et sa passion comme
en un placement qui doit rapporter un profit (2). Notre langage
évolue avec notre société, continuellement.
Plutôt que multiplier les exemples, j'aimerais m'arrêter à
l'un d'entre eux, pour lequel le changement est à la fois moins
évident et plus profond. Il s'agit du mot "littérature".
Quoi? "Littérature" ? Un bon vieux mot clair comme le jour,
qui dit bien ce qu'il veut dire ... C'est à voir (3).
Si l'on regarde n'importe quel dictionnaire, on voit qu'à
l'origine le mot "littérature", ou "lettres", désignait la culture de
l'érudit : c'est le cas dans le dictionnaire de Furetière et dans le
premier dictionnaire de l'Académie ("Erudition, doctrine"). Le dic-
tionnaire de l'Encyclopédie, lui, précise même que ce mot englo-
be la grammaire, la poésie, l'histoire et la critique. Et puis, que se
passe-t-il ? La spécialisation s'accroît. L'érudition se fait plus scien-
tifique. Alors, on rogne, de plus en plus. Dès 1835, il ne reste que
"grammaire-éloquence-poésie". Et puis nous arrivons au Larousse
de 1984 : ''Ensemble des œuvres écrites auxquelles on reconnaît
une finalité esthétique." Parfaitement ! Mais qui écrit de telles
œuvres ? Aucun historien de toute évidence, aucun penseur,
aucun romancier... C'est le moment où l'on voit surgir un sens
péjoratif, et où l'on dit avec mépris: "Tout cela n'est que littéra-
ture. "Le mot est presque synonyme de "mensonge" ou de "bavar-
dage" ...
On voit bien ce qui s'est passé : le souci scientifique a
entraîné la spécialisation ; et, comme une peau de chagrin, la
"littérature" s'est rétrécie.
L'évolution est dans l'ordre des choses; mais le résultat
peut coûter cher. On a vu alors la transformation des facultés des
lettres en "lettres et sciences humaines", puis la réduction pro-
gressive des études littéraires - dont on suppose, bien à tort,
qu'elles ne peuvent être que formelles, et sans portée. De même
la rhétorique, qui était à l'origine un art de penser, se met à
passer pour suspecte.
Même innocents, même quand ils ne font que refléter l'évo-
lution du monde dans lequel nous vivons, les glissements de

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vocabulaire peuvent ainsi comporter des dangers ; en ratifiant des


transformations extérieures, ils contribuent, si l'on ne se méfie
pas, à en précipiter le cours. Il faut les observer, et se tenir tou-
jours en alerte.

Une forme depréciosité...

Mais les changements ne sont pas toujours imposés du


dehors : nous en introduisons, nous aussi, et souvent à tort. Car
nous ne traitons pas toujours les mots avec la prudence qu'il fau-
drait. De l'usure à la perversion, tout s'en mêle.
L'usure ne se voit bien que si l'on rapproche des moments
éloignés du temps.
Lorsque j'ai voulu apprendre (sans grand succès, je l'avoue)
un peu de grec moderne, j'ai été d'abord saisie d'horreur en fai-
sant deux découvertes.
Sautant de l'Antiquité à nos jours, voilà qu'habituée au beau
mot kosmos, évoquant l'harmonie de l'univers, je le retrouvais,
vingt siècles plus tard, dans un exemple qui disait : "Ce magasin
est plein de monde, de kosmos. "Je poussai les hauts cris, mais on
me fit observer : ''Eh bien quoi ! n'en est-il pas de même en fran-
çais ?"Je n'y avais pas pensé.
Et puis je rencontrai le mot grec pour "travail". Et c'était...
Horreur... C'était doulia, la "servitude" ! était-ce possible?
Qu'était-il donc arrivé à ce peuple qui, dans l'Antiquité, stigmati-
sait si fort les horreurs de la doulia, pour qu'il en vînt à connaître
des appels vibrants de ses chefs à la doulia, au travail? Je poussai
les hauts cris ; mais on me fit à nouveau observer : ''Eh bien quoi?
et en français? Le travail n'est-il pas lié à l'ancien tripalium, un
instrument de torture ?"Les tendances profondes des hommes se
reflètent dans ces évolutions parallèles qui modifient le sens des
mots.
Encore si c'était tout ! Mais, sous l'effet de modes funestes,
ces changements lents en viennent parfois à se précipiter. Et nous
pouvons aisément relever, autour de nous, quelles tendances
interviennent alors pour entraîner un progrès galopant de l'usure.

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Le premier est le désir de renchérir, de forcer, d'exagérer.


Ainsi se créent des habitudes liées à des groupes sociaux, et dans
lesquelles on peut reconnaître à l'origine une forme de préciosité,
bientôt suivie par une imitation aveugle.
Cela a dû être le cas du fameux verbe "gêner" dont on sait
l'évolution: tourment aigu à l'origine (et apparenté à la "géhenne"),
il devint synonyme d'embarrasser. ''Ah! que vous me gênez" avait
cette force dévastatrice: ''Ah! vous me gênez", à force d'exagéra-
tion, s'est affaibli : on le dira pour un coude mal placé ou pour
une amabilité tout à fait anodine, dont on ne se plaint même
plus.
Mais pour un exemple d'usure ancienne, combien on pour-
rait en citer dans les modes actuelles. Le plus connu est "terrible",
où retentissait la terreur, et qui, comme "formidable", est devenu
une expression superlative dénuée de sens et signifie aussi bien
"très agréable" que "très désagréable", aussi bien "très intelligent"
que "très émouvant" - tandis que "pas terrible" ne servait plus
qu'à désigner, sans plus, la médiocrité. Pauvre mot, vidé de son
sens !,.. Ille doit à l'effet d'un snobisme, suivi de mimétisme.
Nous connaissons de nos jours bien d'autres exemples
d'usure par goût de l'exagération. Ainsi le mot "génial". Là aussi,
l'abus s'y met et ne connaît plus de limite. Courteline parle d'une
blague géniale. Aujourd'hui, on le dira aussi bien d'une jupe ou
d'une variété de bleu. L'usure a été si forte que tout sens a dis-
paru.
On a l'impression que ces mots, employés hors de leur
domaine, ne pourront plus reprendre vie, sinon chez des puristes
voués à être mal compris.
On tue de même des mots en les chargeant affectivement
de valeurs négatives et défavorables.
J'aimerais en citer un exemple que je dois à une étude de
mon maître Pierre Chantraine sur les mots désignant la gauche,
en grec : la gauche, au sens propre et matériel, celui que l'on a
dans l'expression "la main gauche". Il se trouve, en effet, que la
gauche, chez les anciens, était mauvais signe. C'était le côté qui,
en latin, s'appelle "sinistre",..
Or on découvre très tôt, en grec, des créations destinées à
combattre ce sens défavorable et elles remplacèrent vite le terme

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propre. On a appelé ce qui est à gauche euônumos, c'est-à-dire


"au nom favorable". Mieux : on a fabriqué un mot extravagant.
Aristos étant le superlatif du mot qui signifie "bon", on a forgé un
comparatif de ce superlatif: meilleur parmi les meilleurs - c'est-à-
dire aristéros! Il existe encore en grec moderne.
Superstition, dira-t-on. Mais ne sommes-nous pas, par les
mêmes interdits, émanant cette fois encore d'un groupe, en train
de vider de leur sens des mots devenus tabous - comme "élite"
ou "sélection" ? Seul le sport pourra sauver le dernier, naguère
mis à la mode par Darwin: peut-être ne le sauvera-t-il que pour
son usage propre.
Enfin, de même qu'il y a une mode de l'exagération, il y a
sans aucun doute une mode du pédantisme, qui fatigue les mots
de la même façon. Et le phénomène est bien le même, puisqu'il
s'agit ici encore de se classer soi-même comme "à la page".
L'ignorance s'en mêle, bien entendu; et le jargon apparaît.
Je ne parle pas des mots de la science, nécessaires et précis;
je ne parle même pas. des mots que chaque doctrine traîne à sa
suite et dont chacun s'empresse d'user, à bon escient ou non,
parlant à tout propos de métalangages etd'intertextes. Je ne cite
pas ces exemples ; je ne me rends pas compte, en effet, dans
quelle mesure cette inutile technicité a vraiment pénétré dans la
langue : le Collège de France et l'Académie pourraient être des
terrains d'enquête peu probants.
Je me contenterai donc de rappeler la façon dont les termes
philosophiques viennent émailler le langage de tout un chacun.
De même que nous ne donnons pas notre adresse, mais nos
"coordonnées", nous reconnaissons partout des "structures"; Un
ami philosophe se plaignait à moi récemment de voir le terme de
"logique" sans cesse employé pour désigner les exigences d'une
situation de fait C'la logique de la crise", "une logique de guerre")
et le mot de "philosophie" employé pour désigner tout projet
d'ensemble, si concret soit-il ("la philosophie du TGV"). De fait,
qui de nous n'a pas employé au moins une fois dans sa vie le
mot de dialectique, au sens tout simple d'enchaînement ? Nous
vivons les Femmes savantes à l'échelle nationale.
Je ne veux pas ici me laisser entraîner à faire un sottisier:
chacun connaît des exemples, en nombre, tirés de la vie quoti-

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dienne. Mon propos est plutôt de cerner le danger qui s'attache à


de telles modes, que l'amplification médiatique aggrave de nos
jours, qu'on le veuille ou non.
Il faut, en effet, comprendre que ce que l'on use et détruit
ainsi atteint de proche en proche la rigueur de la pensée et la pos-
sibilité de communiquer avec autrui sans malentendu : chaque
petite confusion crée un petit malentendu. Et surtout, ensemble,
ces confusions créent une grande paresse. Les formules toutes
faites, les exagérations à la mode ou les fausses pudeurs gagnent
peu à peu, comme de la mauvaise herbe qui envahit un potager.
Alors apparaît le renoncement à l'exactitude. Les blancs se rem-
plissent par des formules toutes faites ; les phrases se terminent
comme leur début le laissait prévoir. Il ne reste de la pensée juste
qu'une sorte d'accompagnement mécanique - le tam-tam de la
langue de bois. Comme un bel instrument bien sélectif que l'on
aurait employé sans égards, notre moyen d'analyse, de discussion
et de compréhension réciproque devient comme un poste récep-
teur détraqué, ne donnant qu'une seule voix, tout éraillée, à
laquelle on s'habitue - faute de mieux.
Si je m'élève ainsi contre ces menues misères faites au lan-
gage, c'est parce que j'en connais les retentissements et que je
connais aussi l'antidote : on trouve les deux dans l'enseignement
littéraire.
Je sais ce que c'est que de faire découvrir à un élève, dans
un texte classique français qu'il lisait sans le comprendre et sans
s'en inquiéter, quel mot il ignorait, et quel sens se révèle quand
celui-ci s'éclaire. Je sais ce que c'est que de faire traduire un texte
latin ou grec et de voir la classe, une fois le sens compris, proposer
un mot, puis un autre : celui-ci est trop faible, celui-là trop fort ;
celui-ci est trop général, celui-là trop étroit; et soudain la classe se
prend au jeu, cherche, s'amuse des erreurs, s'émerveille d'une solu-
tion... Et je sais enfin ce que c'est que d'en voir un, soudain dérou-
té, demander, mécontent: ''Mais comment l'auteurpeut-il dire cela?
N'est-ce pas le contraire de ce qu'il disait tout à l'heure ?', Et alors
l'attention aux mots s'éveille - c'est-à-dire le début de l'intelligence,
de la curiosité pour autrui, de la modestie et de la tolérance.
J'ai moi-même peiné, pendant des années, sur la traduction
d'un auteur difficile : je ne regrette pas ma peine (pas plus que

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celle que j'ai prise pour tenter un jour d'écrire - ce qui représente
le même effort et les mêmes joies). Je regrette seulement que ces
classes de lettres soient aujourd'hui tenues en si peu d'estime,
que l'enseignement des langues anciennes soit pratiquement frap-
pé d'interdit, les auteurs classiques français de moins en moins en
honneur, et les horaires de français en baisse.
On le voit, ce n'est pas seulement à l'étude de la langue
que servaient ces études : elles développaient aussi la rigueur de
la pensée et la clarté de l'esprit. Peut-être même étaient-elles le
meilleur remède contre une confusion intellectuelle et morale
d'où peuvent sortir de grands dangers.

Les mots encrise

Car je n'en ai pas fini encore avec les mots qui changent de
sens.
Il est en effet des moments où, par-delà l'usure et les légers
détournements de sens, de brusques revirements interviennent,
traduisant des passions exacerbées. Dans ces temps de crise, tous
les mots du vocabulaire moral et politique changent de valeur et
de contenu.
Les Grecs en avaient fait l'expérience ; et, comme toujours,
ils ont analysé le phénomène avec une force lucide, qui touche
encore de nos jours. Je citerai ici trois textes qui se font écho de
façon saisissante et émanent de trois auteurs ayant des soucis et
des idées fort dissemblables.
Le premier est Thucydide. Il raconte la guerre du
Péloponnèse et la façon dont celle-ci entraîna des guerres civiles
dans beaucoup de villes grecques. Athènes y soutenait les parti-
sans de la démocratie et Sparte ceux de l'oligarchie: ainsi se trou-
vaient aggravées les dissensions ; nous pouvons assez le
comprendre ; chacun appelait l'un des deux grands à l'aide ; et
c'était partout des luttes violentes et fratricides.
En gros, c'est l'esprit partisan qui l'emporte sur la raison.
Mais voilà, sous cette inspiration, que les mots changent de sens.
C'est ce que décrit Thucydide : "On changea jusqu'au sens usuel

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des mots par rapport aux actes dans lesjugements que l'on portait.
Une audace irréfléchie passa pour dévouement courageux à son
parti, une prudence réservée pour lâcheté déguisée, la sagessepour
le masque de la couardise, l'intelligence en tout pour une inertie
totale ,. les impulsions précipitées furent comptées comme qualité
virile, et les délibérations circonspectes comme un beau prétexte de
dérobade. L..J La plupart des hommes aiment mieux être appelés
habiles en étant des canailles qu'être appelés des sots en étant hon-
nêtes : de ceci ils rougissent, de l'autre ils s'enorgueillissent. La
cause de tout cela était le pouvoir, voulu par cupidité et par ambi-
tion ..." (Thucydide, III, 82, 4-8.)
On peut remarquer les antithèses répétées, cinglantes. Et
nous connaissons tous, en effet, des cas où une tentative de pru-
dence s'appelle lâcheté et un effort d'analyse besoin de discu-
tailler au lieu d'agir. De cela, selon Thucydide, la cause est la
guerre.
Mais, un demi-siècle plus tard, Platon écrit la République. Il
décrit les divers régimes, et en particulier cette démocratie sans
frein qui s'était installée à Athènes et qu'il réprouvait. En parallèle,
il décrit l'âme démocratique, celle où ne règne ni ordre ni hiérar-
chie ; et, avec une superbe métaphore, qui rend les choses
vivantes, il montre l'entrée des pensées anarchiques dans l'âme
du jeune homme. Parlant de ces maximes menteuses, il décrit
leur victoire...
"Ce sont elles qui gagnent la bataille, et, traitant la pudeur
d'imbécillité, elles la poussent dehors et la bannissent ignominieu-
sement, elles honnissent et chassent la tempérance, qu'elles appel-
lent lâcheté, elles exterminent la modération et la mesure dans les
dépenses, en la faisant passer pour rusticité et bassesse, secondées
dans leur violencepar uneforte bande de désirs superflus... Quand
elles ont vidé de ces vertus et purifié l'âme du jeune homme
qu'elles gouvernent, comme pour l'initier à de grands mystères,
elles ne tardent pas à ramener l'insolence, l'anarchie, la prodiga-
lité, l'impudence, qui s'avancent brillamment parées, la couronne
sur la tête, avec un nombreux cortège ,. elles chantent leurs
louanges et les décorent de beaux noms, appelant l'insolence belles
manières, l'anarchie liberté, la prodigalité magnificence et l'impu-
dence courage. "(République, VIII, 560 d, sq.)

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Là aussi, la prudence passe pour lâcheté. Là aussi, une grave


atteinte morale se traduit par un changement du sens des mots.
Mais la cause est différente. La cause n'est plus la guerre : c'est la
démocratie qui s'instaure dans l'âme, à l'image du régime régnant.
En mettant à égalité toutes les tendances, elle laisse le champ
libre à celles qui visent le seul plaisir, et déclare en somme qu'il
est "interdit d'interdire". On le voit : Platon avait compris que
c'est dans l'âme elle-même que se fondent les changements de
sens des mots, quand ils désignent des valeurs. En tout cas, la
confusion entre anarchie et liberté touche pour nous une note
connue.
Elle la touchait aussi chez un contemporain de Platon,
Isocrate. Il était, lui, un modéré, un réaliste. Comme Platon, il blâ-
mait la démocratie effrénée de son temps, mais il aimait la démo-
cratie plus nuancée qui avait régi Athènes auparavant. Et c'est ce
qu'il explique dans l'Aréopagitique, 20, où l'on retrouve le glisse-
ment des mots. Il déclare que l'ancienne démocratie n'était pas
comme la mauvaise, dont il dit : "Elle donnait aux citoyens une
telle éducation qu'il voyaient dans l'indiscipline de l'esprit démo-
cratique, de la liberté dans le mépris des lois et de l'égalité dans la
licence des paroles, enfin le bonheur dans le droit d'agir ainsi..."
On retrouve dans ces quelques lignes le glissement des
mots et même la confusion entre anarchie et liberté, qui figure
chez Platon. Cette fois, la cause est bien l'évolution politique et
l'éducation qu'elle répand grâce au modèle qu'elle offre.
Simplement, pour Isocrate, il ne faut pas s'en prendre à la démo-
cratie en général, mais à une forme déviée.
Plutôt que d'insister sur ces différences d'orientation (4), il
importe ici de relever leur accord. Car, dans la description du
mal, ces trois auteurs si différents se tiennent de tout près ; selon
les trois, les mots désignant des valeurs changent de sens, quand
quelque chose perturbe notre équilibre intérieur : trop de vio-
lence ou trop de liberté. Les mots alors trahissent le mal des
esprits, qui lui-même se traduit en désordres sanglants.
Cette image triple indique une limite, que j'espère ne jamais
voir atteinte pour nous: elle décrit aussi un mal qui peut s'exer-
cer de façon latente, et dont, sous cette forme, nous connaissons,
nous aussi, les atteintes.

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de sens

Deux exemples suffiront à le suggérer.


J'ai eu l'occasion cette année de prononcer sous la Coupole
le discours traditionnel sur la vertu. On sourit souvent à l'énoncé
d'un tel titre. f:ar là aussi il y a eu glissement. La vertu a été la
valeur suprême pendant des siècles. Elle désignait à l'origine les
qualités viriles du guerrier (virtus). Aujourd'hui, les dictionnaires
le confirment, le mot s'emploie surtout, avec une nuance d'ironie,
pour la chasteté des femmes se défendant contre les entreprises
viriles ! Qui plus est, le mot au singulier, dans son sens général,
est marqué, pour presque tous ses emplois, de la mention "vieilli" !
Vieilli? la vertu? Il est vrai que nous n'osons guère en parler.
Comme pour le mot "bourgeois", il s'attache à la vertu cette note
passéiste et étriquée qui marque aussi, par exemple, la "tempé-
rance" (je le sais par la difficulté que nous avons, nous les traduc-
teurs du grec, à rendre cette notion, qui ne sert plus guère
aujourd'hui que dans une lutte contre l'alcoolisme - que l'on
aimera mieux appeler "désintoxication").
Je ne dirai pas, comme dans les textes que j'ai cités, que
nous appelons la vertu étroitesse d'esprit. Mais certains n'en sont
pas loin ...
D'autre part, en ce qui concerne le groupe anarchie-liberté,
ne retrouvons-nous pas, dans tout le vocabulaire politique, ces
mêmes déplacements, et ces malentendus soulevés par l'esprit de
parti?
Ces malentendus colorent tout le vocabulaire politique.
Que l'on y songe, en effet : Platon et Isocrate sont en désaccord
pour dire si c'est la démocratie qui est cause de la crise ou si c'est
une certaine démocratie. Il y avait donc, déjà alors, plusieurs
sortes de démocratie. Or nous avons renchéri, nous qui avons
connu la démocratie parlementaire et ses diverses formes, nous
qui parlons de démocraties populaires et faisons aller la démocra-
tie depuis l'extrême du socialisme jusqu'aux monarchies constitu-
tionnelles. Le résultat est que tous les groupes se réclameront de
la démocratie ; et le mot couvrira tout, avec passion.
De telles confusions étaient lourdes de menaces. Et déjà
celles-ci sont exprimées, avec force, par Tocqueville : sans doute
serait-il surpris de constater aujourd'hui combien les faits lui ont
donné raison, lorsqu'il écrivait : "Ce qui jette le plus de confusion

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ETUDES et REFLEXIONS
Quand
les mots changent
de sens

dans l'esprit, c'est l'emploi qu'onfait des mots: démocratie, institu-


tions démocratiques, gouvernement démocratique. Tant qu'on
n'arrivera pas à les définir clairement et à s'entendre sur la défini-
tion, on vivra dans une confusion inextricable, au grand avan-
tage des démagogues et des despotes" (l'Ancien Régime et la
Révolution, II).
Les mots qui changent de sens ouvrent des crises de l'âme:
ils peuvent aussi ouvrir des crises de société.
Le risque est d'autant plus grand quand il faut compter avec
l'ampleur des moyens d'information, qui ne peuvent que précipiter
ces changements: en donnant aux mots une audience immense, en
en imposant l'usage dans la vie morale et politique, ils renforcent
tous les effets. Et il ne s'agit point ici de critiquer les journalistes,
mais de signaler le rôle d'une vaste information, dans sa nature
même. Pour en donner une idée, on peut sortir de notre temps et
remonter à un autre témoignage grec. Platon parle, en effet, d'une
démocratie directe où les gens étaient réunis tous ensemble, à des
milliers ; et il montre comment cette présence massive fausse les
valeurs dans l'esprit des jeunes. Il écrit ainsi : ''Lorsque, repris-je, ils
siègent ensemble, en foule pressée, dans les assemblées politiques,
dans les tribunaux, dans les théâtres, dans les camps et dans
quelque autre réunion publique, et qu'ils blâment ou approuvent à
grand bruit certainesparoles ou certaines actions, également outrés
dans leurs huées et dans leurs applaudissements, et que les rochers
et les lieux où ils sont font écho à leurs cris et doublent lefracas du
blâme ou de la louange. En pareil cas, que devient, comme on dit,
le cœur d'un jeune homme? Quelle éducation privée résisterait et
ne serait pas emportée dans cesflots du blâme ou de la louange ?
N'en viendra-t-il pas à juger comme eux de ce qui est beau et de ce
qui est laid? Neprendra-t-il pas les mêmes goûts qu'eux, et ne sera-
t-ilpas pareil à eux ?" (République, 492 b-c.)
Nous n'avons plus ces grandes assemblées : mais nous
avons les mêmes huées et les mêmes applaudissements, répandus
auprès de millions de gens à chaque heure de chaque jour.
En rappelant le bienfait des textes, j'aurais dû ajouter que,
pour rétablir l'équilibre et ramener un peu de lucidité, l'on a
grand besoin de se référer, en paix, à tous les textes du passé.
Après quoi les esprits jugeront - jugeront eux-mêmes.

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ETUDES et REFLEXIONS
Quand
les mots changent
de sens

Les remarques que j'ai présentées ici pourront avoir donné


le sentiment que le langage est chose glissante et trompeuse.
C'est pourquoi je voudrais, au moment de conclure, rétablir les
choses et éviter un dernier malentendu. On se plaint beaucoup
du langage, de nos jours. On se plaint de son imperfection, de
son incapacité à dire l'un, de la charge sociale qu'il comporte, de
l'aliénation qu'il implique. Je voudrais préciser que telle n'est pas
ma position. Il est évident que le langage ne saurait épuiser la
somme des choses à dire ni jamais les atteindre totalement. Nul
ne l'ignore. Mais je vois surtout qu'il est notre œuvre, qu'il peut
progresser ou décliner, grâce à nous ou par notre faute ; car nous
le faisons et le refaisons, à chaque instant. Et, en retour, la qualité
de notre pensée, celle de nos possibilités de communication avec
autrui sont fonction du bon ou du mauvais usage que nous en
faisons. Les changements de sens des mots sont un peu la mesure
de nos faiblesses, mais ils sont aussi un rappel éclatant de nos
responsabilités.

Jacqueline de Romilly
de l'Académie française

• Les idées exprimées ici ont fait l'objet d'une conférence donnée dans la série
des "Grandes Conférences du Figaro", le 15 février 1991.
1. Les mots nouveaux ne relèvent pas du sujet traité ici ; mais ces inventions
modernes en engendrent beaucoup : l'édition en cours du dictionnaire de
l'Académie devrait comporter quelque dix mille mots de plus que la précédente.
2. Plus anciennement, quand les activités militaires comptaient plus, on "investis-
sait" des villes.
3. Nous avons déjà commenté le glissement de sens de ce mot dans un article
de Diogène, 132 (oct-déc. 1985).
4. Pour plus de détails sur ces trois textes et sur leurs différences, voir notre
étude intitulée "Trois interprétations d'une crise des valeurs", dans le Recueil
P/assart, 1976.

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