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Pierre-Louis Gali

Le Monde d’hier, Stefan Zweig

Stefan Zweig naît en Autriche en 1884. Ecriture entreprise dès l’avènement du nazisme, Le Monde
d'hier décrit avec nostalgie la Vienne et l'Europe d'avant 1914 : une Europe insouciante, traditionnelle,
conventionnelle, artistique, à l'apogée de sa richesse et de sa puissance dont Zweig est un témoin
privilégié. L’ouvrage apparaît comme un testament littéraire, le manuscrit étant posté à l’éditeur la
veille de son suicide. Il se fait chroniqueur de cet « âge d'or » de l'Europe, et analyse ce qu'il considère
être la mort d’une civilisation en laquelle il avait foi.

Le monde de la sécurité
L’Autriche du XVIIIème siècle est décrite comme très calme et ordonnée. Chacun occupe sa place, sans
aucune crainte en l’avenir. Vienne est alors une grande capitale culturelle où théâtre et musique sont
rois. Cet art viennois est imprégné de la culture des Juifs autrichiens qui en sont les principaux
instigateurs.

L'école au siècle passé


L’école qu’il décrit est austère. La Nation méprise la jeunesse qu'elle considère comme inexpérimentée
et sans valeurs. Les jeunes se détournent de la figure du maître pour se passionner d’art. Zweig se
distingue particulièrement : il dévore tous les nouveaux poèmes, assiste à chaque première de théâtre.
Plongés dans leur amour pour l'art, personne ne remarque les changements politiques et l'ascension
tant du parti socialiste que du parti nationaliste allemand.

"Eros Matutinus"
La sexualité est un sujet tabou à l'époque. Les femmes ne doivent rien laisser paraître de leur peau et
attendre le mariage pour découvrir les hommes. Zweig analyse cette hypocrisie qui se manifeste par
l’essor des bordels, des relations extra-conjugales, des maladies sexuellement transmissibles et des
enfants illégitimes.

"Universitas vitae"
Alors qu'il part à l'université, Zweig décide de consacrer ses trois premières années à sa passion : l'art
et la littérature. Il passe sa première année à Vienne où il écrit des poèmes qu'il publie. Théodore Herzl,
à l'origine du sionisme et du rassemblement des Juifs d'Europe, publie l'un de ses manuscrits dans la
Neue Freie Presse. Ne voulant pas le rejoindre dans ses troupes, Zweig part étudier en Allemagne où il
rencontre des personnes de milieux sociaux très divers. Il va également en Belgique où il rencontre
Verhaeren dont il traduit les oeuvres et réalise une biographie. Son appétence pour la culture et les
lettres européennes ne rompt jamais.

Paris, la ville de l'éternelle jeunesse


Le séjour de Zweig à Paris rime avec bonne humeur et libération des moeurs. Zweig loge dans un petit
hôtel, loin du quartier latin et plus près des vrais parisiens. Il vit l’art pleinement, s’imprègne de la
culture française avant de se rendre à Londres où il a du mal à s'intégrer et passe le plus claire de son
temps à écrire dans sa chambre ou dans les musées.

Détours sur le chemin qui me ramène à moi


De retour à Vienne, Zweig s'essaie à l'écriture de drames mais une malédiction le poursuit : Matkowky
meurt à Berlin en répétant ses vers, puis c'est le tour de Kainz à Vienne, du directeur Berger une
décennie plus tard, de Moissi, disciple de Kainz, trente ans après. Son avenir de dramaturge est pris
d’une malédiction.
Par-delà les frontières de l'Europe
Zweig entreprend un voyage au-delà de l’Europe pour mieux comprendre le monde : Inde, Amériques,
il se nourrit de ses différentes rencontres.

Les rayons et les ombres sur l'Europe


A la veille de la Première guerre mondiale, Zweig décrit une évolution incroyable de l’Europe : l'hygiène
se développe, les prolétaires découvrent les loisirs, les femmes se libèrent de leurs lourdes robes, les
vacances et les mobilités se multiplient ... Chaque pays se croit de plus en plus puissant, à en oublier
ses voisins. Zweig assiste à l'arrestation et l'assassinat du commandant Redl, qui espionnait au compte
de la Russie. Il comprend alors que la paix ne tient qu’à un fil. Retiré dans une province française, il
s'inquiète en voyant la foule huer avec haine l'empereur allemand. L’Europe qu’il retrouve se nourrit
de conscience nationale et est prête à s’embraser. Les rayons de l’Europe sont également la source de
ses ombres.

Les premiers jours de la guerre de 1914


Zweig dresse un tableau calme qui contraste avec les horreurs à venir : l’assassinat de François-
Ferdinand suscite la joie et le soulagement des Autrichiens qui ne l’apprécient guerre, le temps est
agréable, les journaux annonçant des menaces de guerre ne sont pas pris au sérieux. Cette atmosphère
douce et frivole reste pareil à elle-même en Autriche après la déclaration de guerre à la Serbie. Les
soldats sont souriants, les foules sont patriotes, tous sont persuadés que la guerre sera courte,
l’insouciance est générale. Le patriotisme connaît une telle adhésion que Zweig, lucide quant aux
atrocités qui sont celles de la guerre, se brouille avec ses proches au motif de nourrir des inquiétudes.
Sa lucidité fait sa solitude, la nationalisme l’a d’ores et déjà emporté.

La lutte pour la fraternité spirituelle


La propagande se généralise pour motiver les troupes et alimenter la ferveur populaire. En territoires
russes conquis, Zweig voit la barbarie de la guerre. Il prend alors conscience de l’ampleur de cette
propagande et décide d'engager un projet, une œuvre pour se battre contre le mensonge d’Etat,
contre ceux qui cherchent la victoire à n'importe quel prix.

Au cœur de l'Europe
Zweig se voit autoriser un voyage en Suisse, à Zürich pour voir la représentation de sa pièce Jérémy. Il
y rencontre de nombreux poètes et artistes qui veulent, comme lui, la paix et l’entente des peuples
européens : de Guilbeaux, antimilitariste passionné, à Lénine, qui prépare sa révolution russe, en
passant par Joyce, écrivain anglais retiré. Bien que sa pièce prône une paix du continent, elle est
beaucoup appréciée et l’espoir en la civilisation européenne renaît.

Retour en Autriche
L’arrivée de Zweig en Autriche le déconcerte, il assiste au départ de l'empereur Charles, le dernier
empereur de la dynastie des Habsbourg, qui quitte son pays avec tristesse. La pauvreté règne, les
provisions sont rares... Alors que l'Autriche veut se rallier à ses anciens pays voisins ou avec
l'Allemagne, on l'oblige à rester indépendante. Tout est rationné, quand il y a des rations. La couronne
autrichienne perd de sa valeur à tel point que les étrangers viennent piller les quelques réserves, c'est
la "guerre de la bière" avec la Bavière. Zweig vit dans sa maison retiré de Salzbourg. Il participe à un
groupe littéraire censé prôner la paix, mis en difficulté par une Allemagne rancunière du traité de
Versailles.

De nouveau par le monde


Zweig avait peur de partir car il pensait qu'on allait le traiter comme un ennemi, l'Autrichien. D’abord
en Italie, il retrouve en Allemagne son ami Rathenau à qui avait été confiée la mission de discuter avec
les dirigeants internationaux pour apaiser le dur sort de l'Allemagne. Assassiné, l’auteur décrit alors le
chaos patent en Allemagne : le pays est une coquille vide, sans valeurs, sans âme, d’ailleurs presque
sans monnaie. Pendant ces années de calme (1924-1933) qui voient l’Allemagne se fortifier quelque
peu, Zweig connaît un vif succès à travers le monde et est traduit dans de nombreuses langues.

Soleil couchant
Après de longues hésitations et une invitation à la commémoration de Tolstoï, Zweig décide
d'entreprendre un voyage en Russie. Il émerveillé par le joie et le bonne humeur des habitants et le
bon fonctionnement de la société. Tout le monde est fier de ce que la communauté produit. Mais il
reçoit en cachette une lettre d'un inconnu qui lui explique que tout ce qu'il voit, c'est uniquement ce
que les gens peuvent montrer, mais que bien des sentiments sont occultés. Il prend conscience de la
tromperie et du mal-être. Salzbourg se développe et devient la ville internationale où se retrouvent
les amateurs d'art. Zweig s’entoure d’artistes et de littéraires, tout en développant ses collections. Sa
foi en l’Europe et sa culture renaît.

"Incipit Hitler"
Le nom d’Hitler ne lui est pas inconnu, il avait entendu parler de ce jeune révolutionnaire en 1923,
mais n’avait pas été inquiété. Il décrit ici l’évolution de sa perception, à mesure que Hitler se fait
connaître et gagne en influence. En 1933, sa victoire électorale et ses premières mesures alerte Zweig
et sa conscience humaniste. Alors que les œuvres de l’intelligentsia juive sont prohibées et que les
autodafés de ses livres sont fréquents, Zweig comprend que la situation pour lui en pays
germanophone se dégrade et part pour Londres. L’anéantissement de l’art juif, qui fait la richesse de
la culture germanophone, marque un tournant dans la vision qu’à Zweig du vieux continent : il sent sa
civilisation mise en échec par la haine et l’introduction au darwinisme social. Son retour en Autriche
est marqué par une perquisition sans motif de son domicile. Il perd espoir et décide de s’exiler.

L'agonie de la paix
En voyage en Amérique latine, Zweig est frappé par la redécouverte de la coexistence des peuples, il
retrouve sur ce continent ce que l’Europe venait de perdre. Il ne réussit pas à échapper aux nouvelles
du Vieux continent et la situation alarmante le pousse à revenir. Il n’ose accepter la fin de son pays,
dont le rayonnement avait été si grand et dont la culture et la littérature avaient été si opposées à ces
principes de repli et de domination raciale. Zweig perd son passeport autrichien, son appartenance à
la grande civilisation européenne. La capitulation de Chamberlain face à Mussolini et Hitler ne laisse
que peu de doutes quant à l’imminence de la guerre. Au contact d’autres réfugiés allemands et
autrichiens, il comprend la misère dans laquelle est tombée l'Europe. La paix n’est plus, la culture et la
civilisation européenne se meurent, lui qui avait fait la grandeur de celles-ci se sait ennemi de cette
Europe qui se consume de l’intérieur. Au déclenchement de la guerre, son départ est nécessaire : il
doit abandonner l’Europe qu’il a aimée, l’Europe d’hier.

Avis personnel

D’un style agréable, d’une lucidité frappante, d’un génie permanent, cette œuvre me semble être un
incontournable de la littérature d’Europe centrale. L’ayant lu à quatre reprises, j’affectionne tout
particulièrement ce récit qui apporte un témoignage éclairant sur la façon dont périclite la culture
européenne avec les guerres mondiales. Dans la continuité de Sándor Marai, dont j’avais présenté
l’œuvre Ce que j’ai voulu taire, on accède ici à la culture de l’élite intellectuelle européenne que côtoie
Stefan Zweig et à la manière dont s’est pervertie la bourgeoisie autrichienne à la faveur de l’Allemagne,
comme le fera ensuite la bourgeoise hongroise que Marai décrit. L’isolement croissant que connaîtront
ces deux hommes d’exception est symptomatique de la mort de la culture européenne. Je ne peux
m’empêcher de comparer ces deux œuvres tant l’européisme des deux auteurs est perceptible. Le
travestissement de l’élite au profit des idéaux nationalises est commun aux deux pays, aux deux
ouvrages. Ce qui me frappe aussi tout particulièrement c’est cette ambivalence entre les horreurs de
la guerre et l’insouciance préliminaire, conséquence d’une ferveur populaire galvaudée, dont le
contraste est si puissamment souligné par les deux écrivains.

Finalement, Le Monde d’hier revêt une dimension toute symbolique en raison du contexte d’écriture.
Le décès de Zweig accompagne la mort de cette civilisation européenne à laquelle il a œuvré toute sa
vie, pour laquelle il s’est battu, et qui a pétri son identité. L’échec de cette culture européenne, de cet
« âge d’or » européen auquel tous les artistes et littéraires aspiraient, c’est la fin d’un rêve qui a
enchanté la vie de Stefan Zweig et qui a forgé sa personnalité dans ses aspects les plus profonds.
L’œuvre est touchante de nostalgie, tant le style léger de l’auteur nous permet d’accéder au fond de
sa pensée et laisse la trace d’une civilisation qu’il voit mourir sous ses yeux.

Ces lectures sont d’autant plus pertinentes aujourd’hui, tant la tentation du repli est forte.

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