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Phusis et polis

Author(s): Jan Marejko


Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 88e Année, No. 2 (Avril-Juin 1983), pp. 145-163
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40902484
Accessed: 29-01-2016 04:48 UTC

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Rsvuede
Métaph^que
etde
Moole
Phusiset polis

1. Une adoptionhâtive
Lorsqu'onse penchesurla genèsedes conceptsfondamentaux de la
philosophie politiquemoderne, on ne peuts'empêcher d'être frappépar
le faitque ces conceptssont beaucoup plus imprégnés de l'espritdes
théoriesphysiquesnées au xvnesiècleque par l'héritagegréco-romain.
Nous pensonsà la Grèceantiquelorsquenous parlonsde démocratie,
de tyrannieou de monarchie, mais,en réalité,ces termescontiennent,
commeenfouisen eux-mêmes, un ensemblede découvertes, d'intuitions
ou de postulatsrelatifsau développement de la sciencemoderne.
A cetégardl'évolution du conceptde loimérite la plusgrandeattention.
On sait que dansles théoriespolitiquesdes xvineet xixe sièclesla loi
tendà se détacherde la notionde législateur humainou divin.La célèbre
définitionde la loi donnéeparMontesquieu, parexemple, le montre bien:
« Rapportsnécessaires qui dériventde la naturedes choses»*.La « nature
des choses», ce n'est pas une volontélégislatrice ! Dès le milieudu
xvmesiècle,l'idée de loi n'estplusliée à celled'unevolontélégislatrice
résidantdansun espritsingulier (Dieu ou monarque).Cetteévolution est
généralement présentée commeun progrès typiquede Fâp JesLumières :
d'unevolontéunique,on auraitsubstitué
à l'arbitraire u1 légalismetirant
sa légitimitédes loisinhérentesà la vie des corpspolitiques.Les diverses
1. Montesquieu, L'Esprit des lois, Paris, 1964,p. 530.

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Revue db Méta. - N« 2, 1983. 10

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constitutionspolitiques du xixe siècle ont prétendus'appuyer sur des


principesuniverselsdécoulant de la naturedes peuples et des hommes2.
Or cette tendance,loin de découlerd'une analyse approfondiedes réa-
lités politiquesou de Jhéritagegréco-romain, a été essentiellementdéter-
minée par le succès des théories cosmologiques avancées par Kepler,
Galilée et Newton. Un examen attentifde ces théories montreen effet
que l'idée de lois inhérentesaux corps en mouvementou à la matière
inorganiques'est d'abord lentementdéveloppéedans les sciencesphysiques
avant d'apparaîtredans les scienceshumaines.Mais il faut tout de suite
releverque, dans ce dernierdomaine,et contrairement à ce qui s'est passé
dans les sciencesexactes,cetteidée ne rencontrapresquepas de résistance,
comme si, superficiellement impressionnéspar les succès de la physique
newtonienne,sociologues,psychologues,historienset philosophesavaient
accepté sans réserveune notionqui n'a pas encorecessé de faireproblème
dans la constructiond'une théorie de l'univers physique. En d'autres
termes,tandis que la notion d'une loi immanenteau corps étudié était
rapidementadoptée par les théoricienspolitiques, elle est, aujourd'hui
encore,loin d'être universellementadmise par les physiciens,les chimistes
ou les biologistes.Commel'écrit HerbertButterfield,« les résultatsde la
révolutionscientifiquefurenthâtivementet précipitammenttraduitsen
une nouvellevisiondu monde,et ce travail futeffectuénon pas tellement
par les hommesdo scienceque par les hommesde lettres...de sorteque ce
ne furentpas les nouvelles découvertesde la science... mais plutôt le
mouvementdes philosophesqui... déterminale cours que la civilisation
occidentaleallait prendre»3.

2. La puissance législatricedistinctede la matière


inanimée
La notion de loi est beaucoup plus difficileà associer à la notion de
matièrequ'on ne le croitgénéralement.Même chez les hommesde science
on trouveune certainerépugnanceà croireque la cause de l'ordre de la
naturese trouvedans la natureelle-même.Bien avant Kant, un contem-
porain et correspondantde Newton,Boyle, exprimecette répugnancede

2. Le problèmeabordéici est complexe.A l'arrière-fond nous pouvonsentendrela


grandequerellesur le nominalisme avec la questionde savoirsi c'est la volontéou
qui doitprésider
l'intelligence à l'élaborationdeslois.Disons,pourfairebref,qu'à l'idée
nominaliste d'uneloi enracinéedans une volontélibrede toutedétermination objective
et finale,correspond,a l'autreextrême, la notiond'uneloi ne dépendantque des choses.
Le dangereux arbitraire d'unevolontéabsoluetrouvesoncontrepoids dansun ensemble
de règlestiréesde la naturedes choses.HeinrichRommena pose les cadresde ce débat
dans son ouvrage,Le Droitnaturel,Fribourg,1945. On lira égalementles analysesde
Andréde Muraitdans « La structure politiquemoderne», Cahiersde
de la philosophie
la revuede théologieet de philosophie,Genève 1^78.
3. H. Butterfield, The Originsof ModemScience,New York,revisededit. 1966,
pp. 177-178(édit.orig.,Londres,1949).

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Phusisetpolis

la manièresuivante: « Jeconsidère, écrit-il,qu'uneloi est unenotionen


vertudelaquelleunagentlibre intelligent amenéà réglersesactions.
et est
Maisdes corpsinanimés(telsque les planètes)sonttoutà faitincapables
de comprendre ce qu'estune loi... de sorteque les actionsde ces corps
(qui ne peuventni produireni réglerleurspropresactions)sont pro-
duitespar unepuissanceréelle(Dieu) et nonpar des lois »4.AinsiBoyle
(et Newtonsera d'accordavec lui sur ce point)considère -t-ilque les
mouvements des corpsnaturelssontproduitspar un agentlibreet intel-
ligent,distinctdes corpssurlesquelsil imprime sa volonté.La puissance
qui met en mouvement ne peut résider dans la matière qui estsans vie.
Si l'ontranspose l'idéede Boyleau planpolitique, ondiraquelesmouve-
mentsdespeuplesentreeux ou desindividusdanslespeuples,ne peuvent
pas êtrecomprissurla base du postulatque des lois leurseraientinhé-
rentes, desloisqui dériveraient
c'est-à-dire de leurnature.Voilàce que les
penseurs les «
politiques, philosophes » ne diront pas puisqueeux,contrai-
rement aux savants,n'hésiteront à,
pas adopter l'idée de loisimmanentes.
Selonlespenseurs desLumières, les hommes devront adapterleursactions
à ce qui règlequasimécaniquement les mouvements des corpspolitiques.
Selonun hommede sciencetel que Boyle,on ne peutparlerde loi s'il n'y
a pas obéissanceà une autoritésouveraine et intelligente. C'estl'homme
de sciencequipourrait nousengager à nousrapporter, entantquecitoyenst
à une volontélégislatrice ; c'est le théoricien politiquequi croità une
sorted'autorégulation des communautés humainespar adaptationpro-
gressiveà,la dynamiqueautonomedes corpspolitiques.L'argumentde
HerbertButterfield concernant l'adhésionenthousiaste des milieuxnon-
scientifiques aux postulatsencoreproblématiques de la sciencemoderne
est bien fondé.
Il est certainque, lorsqueles théoriciens politiques, impressionnés par
les succès de la physiquenewtonienne, tentèrent, commedit Thomas
Moinar,de « l'appliquerà la société»5,ils passèrent soussilenceou négli-
gèrent la difficulté a la des
qu'ily à comprendre logique mouvements de la
matièreinaniméesansavoirrecoursà la notionde puissancelégislatrice.

3. L'étheret la volontégenerale
L'analogieentremouvements de la natureet mouvements du corps
politiquea fascinéles meilleurs
esprits.Elle est prisetrèsau sérieuxpar
Kant lorsqu'ilécritque « les actionshumaines...sont... déterminées,
exactement commetoutévénement naturel,selonles lois universelles
de
4. Citépar E. A. Burtt, TheMetaphysical
FoundationsofModemScience,Revised
Edition,DoubledayAnchorBooks (Paperback),New York,1954,p. 199 (Pubi, orig.,
1924; Edit,revis.,1932).
5. Th. MoLNAR, La Contre-révolution,
Uvre de Poche, coll. 10/18,p. 51.

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/. M arej ko

la nature »6. De là h,conclureque l'esprithumainva déchiffrer la logique


de l'histoire (ensemble des actions humaines) comme il a déjà rendu
intelligibleles mouvementsplanétaires,il n'y a qu'un pas. Mais y a-t-ildes
lois immanentesaux corps mus ? Une réponse simplementaffirmative
négligele fait que les hommesde science ont, commenous venons de le
voir,hésitéà adopterla thèsede l'immanencedes lois naturelleset que, en
conséquence,ils ont eu tendanceà postuler,sinonun créateurde l'univers,
du moins quelque agent souverain qui en garantissaitl'ordre. Lorsque
Newtonveut expliquerl'attractionuniverselle,il parle d'un espritprésent
au sein mêmede la matière.Autrementdit,il explique les mouvementsdes
corpsen postulant,dans la matière,quelque chose qui ne relèvepas de la
matière7.Consciemmentou inconsciemment, en ignorantcette réticence
de la science à croireà des lois purementnaturelles,les penseurspoli-
tiques gardaientla possibilitéde développerune théoriequi montrâtque,
puisque la nature se gouvernesans esprit législateur,les hommes,eux
aussi, peuvent se gouvernersans souverain. Chez Rousseau la volonté
générale,source des lois fondamentalesdu corps politique,n'est pas issue
d'un être unique, mais de la masse des citoyens,de même que, dans la
physiquemoderne,la puissance qui faitse mouvoirles corpsest répandue,
tel un éthertrèssubtil,dans tout l'univers8.Toutefois,tandis que Newton
tendait à fairedérivercette puissance d'un agent souverainementintel-
ligent,sorte d'architectede l'univers,Rousseau n'a même plus ce souci :
pour lui, les communautéspolitiquesont en elles un espritimmanentqui,
tel l'étherdans les théoriescosmologiques,est la véritablesource de leur
vie et devraitêtre reconnucommele seul fondementlégitimedu pouvoir.
Le gouvernementsera attentifà recueillirprécieusementYémanationde
cet « esprit» et sera soigneusementdépouillé de toute volontéautonome.
Ainsi l'originede la notionde souverainetépopulaireest-elle plus dans
une adhésion précipitée aux postulats scientifiquesmodernes (Galilée-
Newton) et dans l'adoption de ces postulats comme fondementsd'une
nouvelle science politique, que dans un retourà la pensée politique de
l'antiquité gréco-romaine.
Les théorieset les pratiquespolitiquesde l'âge modernese sont presque
toutes fondéessur l'idée d'une suppressionde tout centrede pouvoir.Ce
que dit GuglielmoFerreròdes théoriespolitiquesde Jean-JacquesRous-
seau, à savoir que son « souverain est difficileà identifier,irreparable,
clandestin»9,peut maintenantêtre dit de la réalitéde toutes les sociétés

6. E. Kant, « Idée d'une histoireuniverselleau point de vue cosmopolitique », in


La Philosophiede l'histoire,coll. Gonthier-
Médiations,p. 26.
7. VoirI. Newton,Principesde la philosophie 2«
naturelle, édition,1713, trad, de la
Marquisedu Châtelet,1759,t. II, p. 178-180.
8. Sur la notiond'éther,voirL. Blogh, Les Originesde la théoriede l'étheret la phy-
sique de Newton,Paris, 1908.
9. G. Ferrerò, Les Géniesinvisiblesde la cité,Paris, 1945,p. 56-57.

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occidentalesmodernes,ainsi que des idéologiesqui les soutiennent.Dans


une belle introductionaux écritspolitiquesde Benjamin Constant,Marcel
Gauchet parle d'un glissementqui nous a fait passer de la main de fer
ployantles êtresà une loi subjectivementpossédée, « à la main invisible...
réglantla compossibilitédes desseinsindividuels,à la fois strictementde
l'intérieurmême de la sphère humaine (pouvoir démocratique), tout à
portée des acteurs qu'elle dirige,et d'un lieu cependant rigoureusement
insituable,impersonnel,et incontrôlable». Et Marcel Gauchet conclut
que notretempsest caractérisépar « cettematérialisationidéale d'un foyer
de cohérenceinstalléau cœurdes activitéshumaineset néanmoinsà l'abri
de la saisie d'aucun hommeen particulier,et faisantdépendre la coexis-
tence globale d'un procès anonyme,impossiblepar nature à imputerou
référerà une quelconque subjectivité»10.
Il est certainque, sans la fascinationéprouvée par les « philosophes»
pour la notion de lois inhérentes (ou immanentes) aux corps mus, la
Révolutionfrançaise,par exemple,ne se seraitjamais produite.Il fallait
croireà l'immanencedes lois régissantles mouvementsdes corpspolitiques
pour se débarrasserdu représentant(roi) du législateursuprême(Dieu) et
pour entreprendre la rédactiond'une constitutionqui résumâtl'essentiel
de ces lois.
Commenta-t-on pu adopter la thèse d'une légalitéimmanentedans le
domainedes scienceshumaineset négligerainsi la répugnancedes savants
à soutenircette thèsedans le domainedes sciencesphysiques? Rappelons
que Newton,lui-même,niait que la gravitationuniversellefûtinhérente
à la matièreet qu'il considérait« qu'aucun homme doué d'une faculté
compétentede pensera11,pût le prétendre.La répugnancede Newton à
placer la source de l'ordre naturel dans la nature elle-mêmeapparaît en
pleinelumièrelorsqu'il s'écrie que les « mouvementsque les planètes ont
maintenant,n'ont pas pu surgird'une cause naturelleseulement,mais ont
été commandéspar un agent intelligent»12.Bien entendu,les rationalistes
des Lumièresont tenté de se débarrasserde telles opinionsen les mettant
au comptede quelque réflexemoyennâgeuxet obscurantistedans l'esprit
de Newton et de ses contemporains.Mais nous savons aujourd'hui que
cette explicationne tient pas. Celui qui ne croit pas à la rationalitédu
cosmos ne peut même pas commencerà l'étudier; et commentcroire4
cetterationalitésans postulerqu'elle a sa source dans un esprittranscen-
dant la nature ? L'idée de rationalité est indissociable de la présence
active d'un espritrationnel.

10. M. Gauchet, Préfaceà De la Libertéchez les Modernes,choix de textes de


B. Constant, coll. Pluriel,Paris,1980,p. 64.
11. I. Newton, Opera,London,1779-1785.vol. IV. d. 438.
12. Id., ibid.,p. 429.

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4. Les gravitations
beatifiques
Si Ton oublieles réservesde Newtonau sujet de la forced'attraction
et si Ton croitque la matièrebrutes'inscritd'elle-même en un ordre
harmonieux sans suivreles « commandements » d'un espritcréateur, on
aura tendanceà direque les lois des corpsen général(et des corpspoli-
tiquesen particulier), unefoisdécouvertes, pourront permettre des gravi-
tationsaussisereinesque cellesdes planètes,et que Jesactionshumaines
s'harmoniseront sans qu'il soit nécessairede recourirà. un législateur
souverain.
Relevonstout d'abordque des gravitations sereineset une harmonie
parfaitesignifieraient (commeHegel l'a bien pressenti) la finde l'histoire
humaine.Observonsensuiteque la notionde souveraineté populaire(ou
démocratisation absolue)ne se seraitjamaistantdéveloppéesi, au préa-
lable,l'idée d'une harmonie inhérente à la matièren'avaitconnuun tel
succès.Dès qu'oneut réduitl'extraordinaire complexité des mouvements
planétaires à un système de lois et dès de
que, surcroît, on eut cesséde
ce
rapporter système à une intelligence créatrice et souveraine, il devenait
de
légitime postulerqu'unsystème de lois pût aussi régler les actions des
hommessans qu'il fûtnécessaire de fairedériverce systèmede la volonté
et de l'intelligence d'un êtresingulier. Avantl'âge moderne,la notion
d'ordreétait indissociablede celle d'une souveraineté bien circonscrite
d'où cet ordresurgissait. Mais dès qu'on se mità croireà la possibilité
d'un ordreconsubstantiel aux éléments ordonnés, il n'étaitplus nécessaire
de garderl'idéed'unesouveraineté législatrice distincte de la matièresur
laquelle elle s'appliquait.N'ayantplus à être placée en un lieu déterminé
et biendistinctde tousles autres,la sourcede l'ordrepouvaitêtreéga-
lementrépartieparmitous les élémentssur lesquelselle avait semblé
s'exercer.Plus rienne s'opposaità l'idée que la souveraineté, garantede
l'ordre,appartienne au peuple.
L'avènement d'uneabsoluesouveraineté populaire va doncde pairavec
la finde l'histoire. Puisquela souveraineté populairedérivedesloisimma-
nentesau corpspolitique,elle produitces gravitations beatifiquesdans
lesquellesHegelvoyaitle termede notreodyssée. Une telle souveraineté
s'aboliraitd'ailleursd'elle-même puisque là où tout le monde est souverain,
personne ne l'est plus.Noustrouvonsdansce mécanisme d'auto-suppres-
sionde la souveraineté (ou du pouvoir)et d'abolitionde l'histoire, l'ori-
de
gine toutes les théoriespolitiquesqui prévoient l'avènement de sociétés
sans classesou, plus généralement, sans conflits.
C'est ainsique l'on a commencé à examiner la constitution et le fonc-
tionnement des communautés politiques sans plus se référer à leurtête,
de mêmequ'onallaitcesserde se rapporter à,unCréateur pour comprendre
le cosmos,ou à l'âme de l'hommepourcomprendre soncorps.

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5. La maininvisible
Les effets
de la cosmologie moderne surla penséepolitiquesontencore
plus évidents si nous faisons une brève incursiondans le domainede
l'économie politique.
Avantla publicationdes Recherches sur la natureet les causesde la
richessedes nationsen 1776,l'école physiocratique avait déjà battuen
brèchecetteidéeque touteconduitehumaineimpliqueun guide.Sansles
œuvresdes physiocrates, en effet,on eût difficilement admis que le
des
comportement agentséconomiques pût s'inscrire dans des régularités
déterminées par des loisindépendantes de la volontéhumaineou divine.
Par la suite,tousles économistes classiquesfurent fascinéspar cetteidée
qu'en tantque producteurs ou consommateurs les hommes n'agissent pas
selondes décretsémanantd'une volontéet, toutefois, ne sombrent pas
dansle chaos.Or là où un ensembled'éléments restentinscritsdans un
ordresanspourtant obéirà un espritextrinsèque à cetensemble, on a un
systèmed'autorégulation parfaitement autonome. Ce qui gouvernait les
hommes en matièred'économie étaitla « nature»,et nonpointla « trans-
cendante» volontéd'unchef,d'unmonarqueou d'ungroupe.On se mità
rêverà une disparition du politique,domaineoù, parexcellence, s'exerce
la volonté,au profitd'unagrandissement de la sphèreéconomique (là où
personne ne commande à personne) afin la
d'élargir sphère de la
liberté.
De mêmequ'ons'étaitmisà étudierle corpshumainsanstenircompte
de l'âme qui l'anime,ou le cosmossans tenircomptede l'espritqui l'a
créé,de mêmecommença-t-on à étudierles phénomènes économiques sans
tenircomptedu pouvoirpolitiquequi, en principe, régularise leurcours.
Le plusimportant développement de l'écolephysiocratique allaitêtre
la théoriede la maininvisibled'Adam Smith.Et cettethéorierévèle
quelle fascination l'idée d'un systèmed'autorégulation exerça sur les
esprits.L'expression de maininvisible, en effet, estsignificative : la main,
symboledu pouvoir,disparaîtet s'infiltre, pourainsidire,dansle champ
surlequelelleexerçaitsoninfluence, afinde régler, del'intérieur de chaque
acteuréconomique, l'ensembledes mouvements du marché.Le parallèle
avec un Dieu créateurqui, dans les nouvellesthéoriesphysiques,se
dissoutlui aussidansl'ensemble deslois qui règlent les mouvements de la
création,est frappant.
On voit commentle principede gouvernement qui surplombait le
domainesurlequelce principe exerçaitsonpouvoir(Dieu relativement à la
nature- le monarquerelativement à la sociétécivile- l'âme relative-
mentau corps) disparaîtou, plus exactement,s'intègreà la matière
qu'autrefoisil animaitet dirigeait.En économie, on verrase développer
des écolesde penséeselonlesquelles,pourreprendre les termesde l'écono-
mistefrançaisDunoyer,« le comblede la perfection seraitque toutle
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mondetravaillâtet que personnene gouvernât»13. Puisque c'est dans le


domaineéconomiqueque l'hommen'obéit plus à personne,en travaillant
de plus en plus, il sera de plus en plus libre.
Il va sans dire que, plus le thème d'une autorégulationdes processus
économiquesse développeraou, plus exactement,plus l'on songera à se
débarrasserdu politique pour rendrel'économique autonome, plus l'on
réintroduira,subrepticement,une forme de contrôle qui limitera la
spontanéitédes échangesbien plus efficacement qu'un pouvoir politique
distinct.Saint-Simon,bien qu'il veuille que le gouvernementpolitique
cède la place à un gouvernementéconomique,laisse encore quelque auto-
nomieaux individusen reconnaissantl'importancede la propriétéprivée.
Mais chez ses disciples,la tendance à se débarrasserde toute puissance
politique distincte de la sphère économique s'est transforméeen son
contraire: le collectivismeforcé.Pour Auguste Comte,AugustinThierry,
Enfantin,Bazard, « l'État doit êtrele seul héritierdes instrumentsde pro-
ductionqu'il répartiraau mieuxde l'intérêtsocial»14.Ainsi,à la volontéqui
veut « libérer» l'économique de toutes les chaînes du politique succède,
commel'a bienmontréKarl Polanyi15,une tendanceinverse: le gouverne-
mentest remplacépar une administrationqui règleles mouvementsdes
échangescommeon règleles mouvementsd'une horloge.Nous avons là un
processusremarquabledont on trouveun précédentdans l'évolutionde la
philosophienaturelle.Plus l'on s'efforçait, en effet,de comprendreles mou-
se
vementsdu cosmossans référer à un Dieu créateuret législateur(au plan
structurell'équivalent du pouvoirpolitique),plus l'on se dirigeaitvers un
modèlemécaniquede l'universoù, à la limite,riend'inattenduou d'auto-
nome ne pouvait survenir.
Un modèle mécanique ou systèmed'autorégulationpeut, il est vrai,
faireillusion : ses élémentss'ordonnentharmonieusementsans paraître
le moinsdu mondes'inscriredans des rapportsde sujétionou d'obéissance.
Mais, derrièrecette absence de hiérarchie,qu'on peut prendre pour un
signeinfailliblede liberté,se cache un pouvoirtotal.Car si la puissance qui
faitse mouvoirles élémentsd'une machinene commandemêmeplus, c'est
que, en réalité,elle traversede part en part tout ce qu'elle met en mou-
vement.
La différence entredes mouvementsprovoquéspar un commandement
et des mouvementsconsécutifsà, une pressionmécanique est immense.
Quel rapport,en effet,entrela rotationde la roue provoquée par pression
sur une pédale et les gestesdes soldats sur un champ de bataille ? Ceux-ci
peuventtoujoursse mutinercar avant le geste répondantà,l'ordreil y a

Paris, 1938,p. 37.


13. Citépar E. Halevy, L'Ere des tyrannies,
14. H. Guitton, Economiepolitique,Dalloz, Pans, îa/b, p. Db.
15. t Marketeconomyhas beentne outcomeoí a consciousana oitenviolentinter-
ventionon thepartof government whichimposedthe marketorganisationon society
fornoneconomic ends ». K. Polanyi, The GreatTemptation,New York,1944, p. 139

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un acte de l'espritqui accepte ou refuse.Mais la roue d'une bicyclettene


peut en aucune manièrerépondreà la sollicitationde la pédale.
D'Aristoteà saint Thomas, ce phénomènede réponseà une sollicitation
était si bien perçu qu'on le voyait se produirenon seulemententre les
hommes,non seulemententreles vivants (planteset animaux) mais même
entreune pierrequi tombeet la terre.Seule la flèchequi vole, c'est-à-dire
un mobile mis en mouvementpar pressionbrusque et violente semblait
rentrerdans la catégoriedes translationsmécaniques. Mais une pomme
qui tombe répondaità une sollicitationde la terredans la mesureoù son
mouvementétait naturel. Il y avait comme un désir,chez le mobile, de
rejoindreson lieu naturel.La matièreinaniméepossédaitdoncune certaine
intérioritégrâceà laquelle elle pouvait,de soi, se mouvoir16.
Aujourd'huila situationest renversée.La vulgarisationdu mécanisme
a rencontréun tel succès qu'un auteur comme Norbert Wiener peut
écrire,sans hésitation : « Quand je donne un ordre à une machine,la
situationne diffèrepas fondamentalement de celle qui se présentequand
je donneun ordreà une personne»17.Ainsi estime-t-onque le modèle des
translationsmécaniquess'applique partout 1
En physique,la réductiondu mouvementdes choses à un systèmede
translationsmécaniques a dépouillé la nature de la spontanéitévitale
qu'une souveraineté créatrice accordait même à la pierre qui tombe
(physique aristotelico-thomiste).En politique, cette réductiona conduit
à la miseen place d'une bureaucratieou d'une administrationqui priveles
individusde toute autonomie.En économieon trouve,au termede l'évo-
lutionqui devraitconduireà l'éliminationde tout pouvoirextrinsèqueà la
sphère des échanges, une toute-puissanceplanificatrice.

6. Du commandement
au contrôle
Ce qu'il y a de paradoxal, dans cette évolutiondes idées en Occident,
est que la physiquemoderneest née de la foien un esprittranscendantle
cosmos. Les savants étaient,à l'origine,convaincusque si la matièreavait
été créée puis ordonnéepar une intelligencedivine,on devait nécessaire-
mentretrouvercommeune trace de cetteintelligencedans le mondecréé.
Kepler pensait acquérir une « meilleureconnaissance de Dieu grâce à
l'étude de la nature»18.Commele souligneAlfredNorthWhitehead,« la
foi en la possibilitéde la science précéda le développementdes théories
scientifiquesmodernes»19.Or cettefoi,les hommesde sciencel'héritèrent,
16. « Omnianaturalia...habentin seipsisaliquod inclinationis et non
principiimi...
solumducanturin finesdébitos». De Ventate,Quaestio XII, art. 1 (c'est moi qui
souligne).
17. N. Wiener, Ciîbernétiaue
etsociété.Livrede Poche. 10 /18.n. 17.
18. Citépar E. A. Burtt, op. cit. p. 61.
19. A. N. Whitehead, Scienceand theModem World,FreePressPaperbackEdition,
New York,1967,p. 13 (Pubi, orig.,1925).

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au xviiesiècle,du moyenâge,pourlequelle mondeavait été crééparun


Dieu unique, intelligentet transcendant. C'est encoreAlfredNorth
Whiteheadqui remarquequ'en Asie,où Dieu est un êtresoitarbitraire,
soitimpersonnel, les événements naturelsne pouvaientpas êtreinscrits
dansun cadrerationnel ; ils étaientdusau « capriced'undespoteirration-
nel ou provoquéspar quelqueprincipemystérieux et impersonnel, caché
au cœurdes choses»20.En Occident,au contraire, où l'on croyaiten un
Dieu qui était éminemment une personneintelligente et volontaire, on
inclinaitnaturellement à penserque toutce que ce Dieu avait crééétait
rationnel.On ne peut d'ailleursconcevoircommentun esprithumain
pourrait analyserla création s'iln'avaitposd'abordfoienla rationalité de
cettecréation.Et, répétons-le, comment croireen cetterationalité si l'on
ne postulepas que la matièrea été ordonnéepar un espritqui la trans-
cende? La plupartdes analystesmodernesde l'histoiredes sciences
s'accordentmaintenant à reconnaître que c'est grâceà la foidu moyen
âge en la rationalitéde l'univers que la science moderne a pu se développer.
Contrairement à ce qu'on pensaitau siècledes Lumières,la foin'a pas
empêchéla scienced'éclorepuisquec'estelle qui, en réalité,a constitué
le terreaudanslequella sciences'estenracinée. Maiscetenracinement fut
progressivement parcaché l'extraordinaire foisonnement des découvertes
scientifiques. C'estainsiqu'un mouvement scientifique qui se nourrissait
de la croyanceen un législateur transcendant a finipar accréditer l'idée
que le cosmos est réglépar des lois immanentes et, plus profondément
encore,que tout ce qui se meutobéità des règlesmécaniquesdontle
fonctionnement ne requiertplusla présenced'un agentdistinct, libreet
intelligent.
Au plan psychologique, commeau plan politique,le passage d'une
transcendance législatrice une mécaniqueimmanentea d'abord été
à.
ressenticommeunelibération. C'estqu'ense débarrassant de Dieu on ne
se débarrassaitpourtantpas d'un de ses attributsessentiels: l'infini.
Celui-ciglissait, pourainsidire,du plandu Créateur à,celuide la création :
la naturereprenait un à un les attributs divins.Or si l'universest infini,
la terrene peut plus occuperson centre.Cela provoquaune certaine
euphoriechezplusieurs espritscar,contrairement à la légendefreudienne
surla soi-disant révolution copernicienne, la terre, loind'occuperuneplace
privilégiée dansla cosmologie chrétienne du moyenâge,étaitau contraire
dansle lieu le plusbas et le plusvil de la création.Arthur Lovejoy écrit
que la « cosmologiegèo centri que servait plus à humilier l'homme qu'a,
l'élever,et que le systèmede Copernicfutattaquéen partieparcequ'il
assignaità,l'animalverticalunepositiontropdigneet solennelle »21.Avec
Copernic, la terredevenait un corps céleste ; or les corpscélestes,dansla
20. Jbid.,p. 12.
21. A. Lovejoy, The GreatChainofBeing,HarvardUniversity
Press, Cambridge
1976(Paperbackedit.),p. 102 (Éd. orig.,1936).

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Phusis et polis

cosmologie aristotelico -thomiste, étaientconsidérés commetoutproches


du divinI
En repoussantà l'infini les limitesde l'universles espritseurentdonc
le sentimentd'êtrelibérés,avant de ressentir, plus tard,une angoisse
croissante devantle silenced'un espacesans limites.Toutesproportions
gardées,il en est allé de mêmedansles révolutions modernes où l'élimi-
nationdu monarquecréeun momentd'euphorieavant de conduireau
règnede la terreur. AlexandreKoyréobserve,au sujetde la pertepar la
terrede sa positioncentrale(corollaire d'un agrandissement du cosmosà
l'infini): « On a souvent- trèsjustement - soulignéque la destruction
du Cosmoset la perteparla Terrede sa situation centrale, et parlà,même
unique (bien que nullement privilégiée), amèneront inévitablement
l'hommeà perdresa positiondansle dramethéo-cosmique de la Création
danslequelil avaitétéjusque-làà,la foisla figure centrale et la scène.A la
finde cetteévolutionnous trouvonsle mondedépourvude sens de la
philosophie scientifique moderne. A la finnoustrouvons le nihilisme et le
désespoir.Pourtantil n'en futpas ainsiau début.Le déplacement de la
Terredu centredu monden'a pas été ressenticommeune dégradation.
Bienau contraire : c'est avec satisfactionque Nicolasde Cuesaffirme sa
promotion au rangdes étoilesnobles,et quantà GiordanoBruno,c'est
avec un enthousiasme brûlant- pareilà celuid'un prisonnier qui voit
crouler les mursde sa prison- qu'il annoncel'éclatement dessphèresqui
nous séparaientdes vastes espaces ouvertset des trésorsinépuisables
de l'universéternel, infini,et toujourschangeant»22.
Le postulatd'ununiversinfiniconduità poserdesloisimmanentes qui
règlentmécaniquement les mouvements d'un tel univers.En libérantle
cosmosde toute puissancemétaphysique, l'espritl'a enfermédans un
« tissulégal» assez densepourpallierla perted'unlégislateur souverain,
tissuparfoissi étouffant que, par comparaison, l'époque où le cosmos
était gouvernépar un principetranscendant paraît contenirplus de
liberté...HerbertButterfield observeque « si, au débutdu xvne siècle,
les hommesavaientaspiréà un universdontles partiess'emboîteraient
mathématiquement lesunesdanslesautresafindejustifier la rationalité et
la constance de Dieu,leurssuccesseurs (vers la findu xvne siècle)commen-
çaientà ressentir une certaineangoisse,parce qu'ils entrevoyaient la
possibilitéque ce mécanisme ne devienne tropparfait et autonome »23.
RobertLenoblea souventfait observerque si le xvne sièclen'a pas
connul'angoissede l'âge moderne,c'est parce que les espritsy étaient
encoresoutenuspar une foitrèsviveet que « s'il avait été au boutde la
logiquede son système,il auraitconnul'angoissede notretemps»24.
22. A. Koyré, Du Mondeclosà l'universinfiniy Livre de Poche,coll. Idées, Paris,
1973 (trad,franc.),p. 45 (Édit. orig.en anglais,1957).
23. H. BUTTERFIELD,OD. tit.,D. 137.
24. R. Lenoble, Esquisse d'une histoirede l'idée de nature,Livre de Poche, coll.
Évolutionde l'humanité,Paris, 1969,p. 342.

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/• Marejko

On voit que Phomologie entre cosmologieet politiqueméritela plus


grande attention. D'une suppressionimpliciteou explicite d'un modèle
dualisteoù l'un des termesest transcendant(créateur-création; pouvoir-
peuple ; âme - corps),on arrive,dans les deux cas, à un modèle où le pou-
voir a été remplacé par des lois aveugles qui ne commandent plus mais
contrôlent.Dans l'évolution de la pensée scientifiquedu xvne siècle,
on trouveainsi un cycle typique de la pensée modernequi, dans tous les
domaines,semble maintenantpartirdu mythede la libération avant de
s'enfoncerdans le labyrinthed'une bureaucratiesans fond.Citonsencore
HerbertButterfieldqui, au sujet de l'importancedu xvne siècle, écrit :
« Le xvne siècle commença immédiatementà chercherle contrôle de
l'histoirehumaine... Le résultatfut l'émergenced'une nouvelle sorte de
civilisation...qui dissoutla traditionet n'a riend'autre en vue qu'un futur
de meilleurdes mondes... Nous savons maintenantque ce qui émergeait
vers la findu xvne siècle était peut-êtreune civilisationfollementneuve,
mais aussi étrangeque Niniveou Babylone. C'est pourquoi,depuisl'appa-
rition du christianisme,rien dans l'histoirene peut être comparé à, ce
siècle »25.

7. Physiqueet politique
II faut pourtantreconnaîtreque c'est dans la mesure où l'on a cessé,
à la findu moyenâge, de rapporterles phénomènesnaturelsà la volonté
d'une puissanceou d'une âme divineque la révolutionscientifiquemoderne
a pu se produire.Dire que les chosesse comportentde telleou tellemanière
parce que Dieu le veut ne favorisepas le progrèsscientifique.Pour que
celui-ci se produise,il faut non seulementcroireen la rationalité d'un
cosmoscréépar un êtreintelligent,mais aussi déciderque les chosescréées
jouissent d'une certaine autonomie,qu'elles ont leur dynamique propre,
et que celle-cipeut être comprisepar l'hommesans qu'il doive sans cesse
se rapporterà Celui qui a mis en marche cette dynamique. Pour mettre
en évidence l'intelligibilitéde l'univers,un homme de science doit donc
cesser de prêter attention à cette idée qu'un Autre esprit ordonne la
marchedes phénomènes.Il doit considérerles choses telles qu'elles sont,
et s'interdirede rationaliserhâtivementleurs mouvements.C'est cette
humilitéde l'espritdevant les choses qui a progressivement éliminél'idée
que l'ordredu cosmosdérived'un agent libre et intelligent.Au termede
la démarchescientifiquemoderneon se retrouvedans une positioninverse
de celle qu'on avait adoptée au départ: la rationalitéde l'universn'est plus
rapportéeà l'espritmais à,la matièreelle-même.
Ce renversement a eu des conséquencesprofondessurla formationde la
pensée politique occidentale qui, elle aussi, s'est maintenant« abaissée »
25. H. Butterfield, op. cit.,p. 202.

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devantles fluctuations de la « volonté» populairesans plus chercher à


ramener cettevolonté à une intention intelligible.
A cet égard,l'âge modernea connuune évolutionqui està l'opposéde
cellequ'on peutconstater dansle mondeantique.On peutdire,en effet,
qu'aux origines de notre c'estl'instauration
civilisation, d'un ordrepoli-
tique relativement stable a
qui permis 1'
eclosión des sciences de la nature.
RobertLenobleécrit« qu'unereprésentation cohérente du mondesuppose
une sociétéorganisée, de sorteque le cosmosd'Aristote suità centcin-
quante ans de distance les loisde Solon »26.Il faut la
que psychéhumaine
puisse en effet s'affermir en face de la nature (qu'ellene la craigneplus
grâce à la cité la
qui protège) avant de commencer à l'examiner. Dans le
passé, la condition de ce raffermissement était l'existence d'une « polis»
solidedontla structure fournissaitun modèlepourcomprendre les phéno-
mènesnaturels.Jean-PierreVernantrappelleque « pourconstruire les
cosmologies nouvelles, les Milésiens ont utiliséles notions la
que pensée
moraleet politiqueavaitélaborées, et qu'ilsontprojetésurle mondede la
natureuneconception de l'ordreet de la loi qui,triomphant dansla Cité,
avaitfaitdu mondehumainuncosmos»27.
C'est le contraire,semble-t-il, qui s'est produità l'aube de l'âge
moderne : on a, dès ce momentet jusqu'à nosjours,tentéde comprendre
les phénomènes politiquesen s'appuyantsurl'ordrenaturelmisà jourpar
la physiquenewtonienne. Au débutdu xixe siècle,de Bonaldrésumait
magistralement l'essentielde l'influence de la physiquemodernesurles
conceptionspolitiqueslorsqu'ilécrivait: « La démocratie(moderne)
rejetteavec fureur, de la sociétépolitique,touteunitévisibleet fixede
pouvoir,et elle ne voit de souverainque dans les sujets,ou le peuple:
commel'athéisme rejettela causeuniqueet première de l'univers, et nela
voitque dansleseffets ou la matière»28.

8. Moteur et mobile
La disparition progressive de la foien un Créateurde l'universa tout
d'abordfavorisél'analysedes phénomènes naturels.Malgréles protesta-
tionsde Newton,la principale conséquence de cettedisparition fut,nous
l'avonsvu, un succèsgrandissant de la théorieselonlaquelleles forces
régissant les mouvements de la matièresontimmanentes à cettematière.
Au plan philosophique la disparition
cela signifiait de toutealtérité
entrele mobileet le moteur.Les conséquences de cettedisparition sont
énormes : la possibilité
de postuler unprincipe créateurestdéfinitivement
exclue.Comment croireque ce qui animele cosmosle transcende, puisque
les forcesqui l'animentsonten lui? En d'autrestermes, si la sourcedu
26. R. Lenoble, od. cit.. o. 57.
27. J.-P. Vernant. Les Oriaines de la Densée arecaue. Paris. 1975. n. 1Ofi_
28. De Bonald, Mélangeslittéraires
et philosophiques,
Paris, 1858, tome I, p. 68.

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mouvementne peut plus être placée en un lieu situé à l'extérieurdes


choses mues, il devientimpossiblede la placer ailleurs qu'en elles.
Les problèmesayanttraitaux rapportsentrele moteuret le mobileont
cristallisé,à l'aube de l'âge moderne,dans la notiond'une forced'inertie.
Il faut rappeler que cette notion ne fut pas facilementacceptée. C'est
que nombreuxétaient ceux qui ne parvenaientpas à associer l'idée de
forceà celle de matière. Nous avons vu que, malgréla découverted'un
lien fondamentalentrela forceet la matière,Newtonrefusaitencore de
placerla sourcede la forcedans les corps.Mais ses protestationsmontrent
qu'il pressentaitbien que sa théorie ouvrait la voie à une identifica-
tion de la matière avec la force. Pour un esprit rationnel,la matière
est sans vie, sans énergie,inerte; lui accorderquelque puissance propre,
c'est retournervers la magie, les forcesoccultes. L'idée que les choses
puissentse mouvoirsans être attirées vers un lieu où elles s'arrêteront
est difficileà accepter, parce qu'elle présuppose qu'il est indifférent
à un corps d'être en mouvementou en repos. Or, si le mouvement uni-
formeest un état au même titre que le repos, il devient possible de
postulerqu'un mobile continueraindéfinimentsa course si rien ne l'en
empêche.
Au momentoù la notion de forced'inertietriomphe,le cosmos perd
sa formeet, pour reprendrel'expression d'Alexandre Koyré, l'esprit
passe ainsi de la représentationd'un monde clos à un univers infinioù
plus rien ne se meut en fonctiond'un centrevers lequel tendraientles
choses et les êtres.Il est alors inévitableque ce qui se meut,dans Vunivers
de la physiquemoderne, ait son principede mouvement en soi-même.Univers
infiniet autonomiemotricevont de pair. Puisque sourcedu mouvement
la
n'est plus postulée dans un lieu situé à l'extérieurdes choses mues, il
devient impossible,répétons-le,de la placer ailleurs qu'en elles.
La notionde forced'inertieaccréditel'idée qu'un objet peut se mouvoir
indéfiniment, et cette notion oblige donc à conclure à l'existence d'un
espace infini.Si un objet peut,pourainsi dire,« bouger», sans que l'énergie
qui le meut s'épuise et si, de cette manière,il n'y a plus aucune différence
entrele repos et le mouvement,il devientimpossiblede bornerl'univers.
Lorsque l'Église se méfiaitdes nouvellesthéoriesdu mouvementpropo-
sées par Galilée, elle n'avait peut-êtrepas tout à fait tort. C'est que le
problème du mouvementgouverne toute la métaphysique. Alexandre
Koyré observe que « le fait de placer le moteurdans l'objet qui se meut
ou en dehorsde lui, pour qu'il agisse sur lui de l'extérieur,entraînedes
conséquences extrêmementgraves et reflètedes conceptionstrès diffé-
rentesde la réalité»29.Avec un objet capable de se mouvoirindéfiniment
on développe une représentationde l'univers qui tend nécessairement
vers le chaos.
Paris,1968,p. 12.
29. A. Koyré, Etudesnetvtoniennes,

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Un universinfinipriveen toutcas de senstouteidée de mouvement


orienté. Le conceptmêmede mouvement perdsonsensdansuntelunivers,
cartoutmouvement requiert la présence d'uncadrede référence. Commen-
tantles difficultés de Newtonrelativement à la compréhension du mou-
vement,Edwin ArthurBurttobserve: « le mouvement absolu (selon
Newton)...ne peut pas êtredéterminé par le mouvement des corpsles
uns par rapportaux autres,mais seulementpar rapportà un espace
immobile.Or, ajoute Burtt,l'espace absolu est tout à faitinaccessible
à,l'observationou à l'expérimentation : la difficultépersistede savoir
comment nouspouvons dire si un est
corpsquelconque au reposou en
mouvement »30.
Aussitôt qu'il devient impossible de diresi un corpsest
en reposou en mouvement, il devientégalement impossible de parlerd'un
mouvement orienté.
Ainsila physiquemodernenous replonge-t-elle trèsexactement dans
ce que lesGrecsentendaient par enfer: « un monde où toutes les directions
de l'espacesontmêléesen un chaos inextricable, dans la confusion du
hautet du bas, de la droiteet de la gauche»31.La placede l'hommemo-
dernedansle cosmos(sil'onpeutencoreparlerde « place») estcomparable
au produitaléatoireet temporaire d'unenatureaveugleet sans but : la
terresurlaquellenous marchons n'est qu'unetacheminuscule dans un
espace sans limites et nous sommes dans une positioninsignifiante et pré-
caire, ä,la merci de forces brutes qui nous ont sans le vouloir jetés dans
l'existence et qui,toutaussiaveuglément, nousrejetteront dansle néant.
Il est douteuxque quiconquepuissejamaisadmettre de se représenter
ainsisa place dans l'univers.Il fautse rappelerqu'à l'époqueoù l'idée
d'unespace-temps infinifitsonapparition, la culturede l'époquefournis-
sait de quoi résister à l'effroi qu'engendrait cetteidée. La foiétaitvive,
l'immortalité de l'âme n'étaitguèremiseen douteet la toute-puissance
divine était généralement acceptée. Descartes,en particulier,avait
démontrél'existenced'une substancepensanteradicalement distincte
de l'espace: cela permettait aux savantset aux lettrésde ne pas se sentir
semblablesä, des atomesinsignifiants et perdusdans une étenduesans
bornes.La naturede l'hommene relevaitpointde l'espace,et peu im-
portait,dès lors,que cet espace fûtinfiniou non.Mais,par la suite,la
notionde substancepensanteallait disparaître : l'hommeallait être
réduità uneentitéspatiale,et sa penséeaux mouvements de la matière.
Plus rienne l'empêchaitd'êtreabsorbéet, en dernièreanalyse,annihilé
dansunespace-temps sanslimites.
De ce pointde vue,toutl'effort de la philosophie moderneconsistera
à essayerde réinscrire l'hommedans un cadreoù sa progression existen-
tielleretrouveun sens. A l'avènementde l'espace-temps infinicorres-
30. E. A. Burtt, op. cit.,p. 250.
31. J.-P. Vernant, op. cit.,p. 174.

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pondront,dès la findu xvine siècle, des théoriesselon lesquelles l'huma-


nité est en marchevers un glorieuxfutur.Autrementdit, à l'éclatement
(Tun mondeclos fait pendant,environun siècle plus tard,le développement
de la philosophiede Vhistoire.Celle-ciest commeun effortdésespérépour
replacerl'homme dans une progressionintelligible,c'est-à-diredans un
mouvementqui fasse déboucherle devenirdans l'immuable,le temporel
dans l'éternel.C'est aux xvnie et xixe siècles qu'il reviendrade donner
aux espritsen quête d'une référence intemporelledans le fluxdu temporel,
les visages d'une nouvelle éternité: état de nature - âge d'or - parfois
même une sorte de mouvementqui semble porteren lui une référence
à l'infini: un progrèsqui ne s'arrêtejamais.

9. Naissance de l'individualisme
De même que, dès le xvme siècle,les lois commencèrentà se détacher
de leur foyernaturel, un législateursouverain,la notion d'une origine
et d'une findu mouvementcommença,elle aussi, à se désintégrer.L'idée
d'un premiermoteurne tarda pas à disparaître,les mobiles cessèrentde
se rapporterà un centre intemporelet inétendu, le cosmos perdit sa
finitude.
Nous avons vu que l'idée de lois immanentesaux corps qu'elles gou-
vernentexclut celle d'une altéritéentremoteur et mobile. Nous voyons
maintenantque la coïncidenceentre originedu mouvementet matière
détruitla notion d'un centrede l'univers. Quittonsun instantle cosmos
et examinonsles répercussionsde ces changementssur la Cité.
La nouvelle cosmologie,fondéesur l'idée d'une structuredont la cohé-
rencesemblaitprovenirdes partiesqui la composaient,permitle dévelop-
pementdes théoriesfondéessurl'idée de pacte d'association: les individus,
à l'instar des corpusculesde matière qui s'étaient inscritsdans un ordre
naturel,avaient dû, croyait-on,se rapprocheraussi les uns des autres
pour formerun ordre politique. Cette explication permettaitd'espérer
une réorganisationtotale (révolution)des communautés,réorganisation
au terme de laquelle plus personnen'aurait à reconnaîtreun chef,un
souverain, un monarque, pour vivre avec ses semblables. On pouvait
ainsi imaginerque, dans l'avenir,personnen'auraitplus à obéirà personne
en tant que membred'une communautépolitique.De mêmeque la notion
d'altéritéperdait son sens dans le domaine des sciencesphysiques,où le
mouvementcessait d'être compris,dans les termes d'Aristote,comme
tendance d'un mobile vers un moteur, de même, au niveau politique,
l'idée d'obéissance à un Autre, c'est-à-dired'actions orientéesvers un
souverainet déterminéespar lui s'effritait.En même temps qu'on ima-
ginait des structure politiques en fonctionde lois immanentes(sans
rapportà un souverain) on s'imaginait aussi que les individus allaient
pouvoir libérerleurs actions de toute référenceà une instanceextérieure
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de pouvoir.La physiquemoderne, en tendantà placerle moteurdansla


chosemue(la force dans la masse)encourageait lesthéoriciens des affaires
à le
humaines placer principedu dynamismepolitique dans chaque
membre du corpspolitique.L'individualisme occidental moderne étaitné.
Observonsaussi que, dans le tempsmêmeoù, en réactioncontrele
modèled'un universinfini, la penséemoderneélaboraitune philosophie
de l'histoirequi donnaitun cadre de référence aux mouvements des
communautés politiques, elle élaborait également une philosophieoù
la sourcede toutpouvoirse trouvaitdans l'individu.Dans la physique
moderne, l'absenced'un premiermoteura conduitles espritsà placer
la sourcedu mouvement danschaqueparticulede matière(forced'inertie
- équationmasse/énergie) ; dansla,penséepolitiquemoderne, l'absence
d'unesouveraineté délimitéeet circonscrite a conduitles théoriciens des
affaireshumainesà placer le pouvoirdans chaque cellule du corps
politique.
Mais,à ce point,une difficulté considérable surgit.
Comment concilierle modèlemécaniqueavec les postulatsde l'indivi-
dualisme? Le modèlemécaniqueprésuppose la passivitéde tousles élé-
mentsdontil est composé.Or le fondement de l'individualisme estl'idée
que chaque personne est autonome, dispose d'un pouvoirqui lui est
propre, et n'entre en contact avec autrui que par l'intermédiaire de rela-
tionscontractuelles qui laissentà chacunla plus grandepart possible
d'indépendance et de spontanéité. C.B. Macpherson, résumant la position
de Hobbes,père fondateur de l'individualisme libéral,écritque, pour
le philosopheanglais,la sociétépolitiquedoit êtreconçueà partirdu
« modèlede l'individuautonome,pleind'appétitet avide de posséder».
Puis il ajoute,sans commentaires, que l'ensemblede ces individusfor-
mentun « systèmemécanique»32.Or on ne peutaffirmer l'indépendance
ou l'autonomiedes élémentsd'un systèmed'une partet, d'autrepart,
déclarerque ce systèmeest un systèmemécanique.
Comment une tellecontradiction a-t-ellepu passerinaperçue?
La logiquede la réflexion hobbesienne qui,partantd'unmodèleméca-
niqueen arriveà la nécessaire toute-puissance du Prince,montrequ'une
philosophie mécaniste conduit,au plande la penséepolitique,à l'élabora-
tiond'unethéoriedanslaquelleles individussontaussidépendants d'un
pouvoirabsoluque les piècesd'unemachinesontdépendantes d'uneforce
extrinsèqueà cettemachine.Nous sommesbien là aux antipodesde
l'individualisme libéralpourlequel l'autonomiede chacunrequiertun
gouvernement marché.
bon
Ici encore,l'hypothèse d'uneinfluence de la physiquesurle politique
va nous fournir une réponse.
32. The Political Theoryof Possessive Individualism fromHobbes to Locke, Oxford,
1962, p. 265.

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Revue de Méta. - N° 2. 1983. 11

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10. Une nouvellelégitimité


politique
Observonstout d'abord que le postulatcartésiende l'inertiede la
matièrerépugnenaturellement à l'esprit.Notreintellecta en effetde la
à
peine comprendre comment une chosequi bouge(planèteou pierrequi
ne
tombe) répondpas, d'une certaine manière, à quelquesollicitation.
Or
toute réponseprésuppose,dans la chose qui répond,une capacitéde
sentirou de percevoir ; et toutce qui répondou perçoita, pourainsidire,
une âme,n'estdoncpas mort,n'estpas inerte.
Pout l'un des fondateurs du rationalisme moderne,FrancisBacon,
« il estcertainque tousles corps,quelsqu'ilssoient,et bienqu'ilsn'aient
pas la capacitéde sentir,ont cependantla capacitéde percevoir.Que
lorsqu'uncorpsest rapprochéd'un autre,il y a une sorte d'affinité
électivequi le pousseà,embrasser ce qui lui est agréableou à repousser
ce qui ne lui convientpas... que parfoiscettecapacitéde percevoir est,
chezcertainscorps,beaucoupplusraffinée que les sens(des animaux)de
sorteque ceux-ciparaissentalorsbienémoussés: un thermomètre perce-
vra la plus petitedifférence de température là où nous ne percevrons
rien»33.L'idée que la matièreperçoiveet,parlà, ait une âme (vitalisme)
ne répugnequ'au cartésianisme le plus strict.Si, d'un côté,la matière
perçoitet désireet si, d'un autre côté, elle s'organisesans qu'il soit
besoin,pour comprendre cetteorganisation, de faireappel à une puis-
sance souverainetranscendantcette organisation(commele méca-
nismele laisseespérer),alorsles hommesqui, eux aussi,désirent, pour-
raients'organiserpolitiquement sans se rapporterà une instancedis-
tinctede pouvoir...
Mais si la matièreperçoitet désire,la logiquede ses mouvements ne
peutpas, en principe, s'inscrire dansun modèlemécanique; on retrouve
le schémamoteur-mobile où la causedu mouvement est dansla présence
d'uncentreattirantà luiles objetsqui le « désirent ». Un centreextérieur
à la totalitédu systèmequ'il organisedonnerauneimagede la naturequi
légitimera les théoriespolitiquesfondéessurla nécessitéde l'obéissance
à,une sourceuniquede souveraineté. Tout le bénéficedu modèleméca-
nique sera perdu 1 Dans ce en
modèle, effet, l'ordonnance du systèmene
provient pas de l'obéissance d'un élément aux injonctions d'un centrede
pouvoir distinct du systèmepuisque, d'une la
part, puissancequi fait
tourner unemachinen'estpas « obéie» et que, d'autrepart,les éléments
n'ontpas, entreeux, de rapportsde sujétion.
L'idéal seraitdonc une synthèseentrela relativeautonomiemotrice
que le schémamoteur-mobile accordeaux élémentsqu'il ordonneet
l'absencede toutrapportde sujétiongarantiepar la puissanceanonyme
du modèlemécanique.
33. F. Bacon, Sylva sylvarum,
sectionIX. Cité par A. N. Whitehead, op. cit.,
p. 41-42.
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Phusisetpolis

Or c'estbienà l'élaborationd'unetellesynthèseque l'on assistedans


l'évolutionde la physiquemoderne.
On observe,en effet, au xvmesiècle,une sortede mariagehybridede
la physiquenewtonienne avec le mécanismecartésien.« Versla findu
siècle(xvn),écritAlexandreKoyré,la victoirede Newtonétaitcomplète.
Le Dieu newtonien régnaiten souveraindans le vide infini...et réglait
les mouvements des corpsselondes lois mathématiques de plus en plus
stricteset précises».
« Toutefois, ajoute Koyré,on pourraitsoutenirque cettevictoirefut
unevictoireà la Pyrrhus, et qu'elle futremportée à un prixdésastreux.
C'est ainsi que la forced'attraction qui, pourNewton, étaitla preuvede
Vinsuffisance du mécanisme et
pur simple, une démonstration de l'exis-
tencede forcessupérieures, nonmécaniques, la manifestation et la pré-
sencede Dieu dans le monde- cessade jouerce rôlepourdevenirune
forcepurement naturelle,propriété de la matière qui ne faisaitqu'enrichir
le mécanisme au lieude le supprimer »34.Ainsi,tandisque Newtonmainte-
naitquel'universne pouvaitêtrerenduintelligible qu'en le rapportant
à autrechosequ'à,lui-même, à savoirunespritdontprovenait la forced'at-
traction, le modèled'explication qu'il proposaitpermettaitcependant
aux mécanistes de le prendre à leur compteen « naturalisant » la force
d'attraction et en accréditantainsi l'idée qu'il étaitpossibled'expliquer
le cosmossans plus se rapporter à ce qui le dépassait.Le mécanisme
en effet,en tranchant abruptement entrele physiqueetle métaphysique,
Dieu et la nature,offre cet avantagede proposerdes explicationsne
reposantpas surup principequi transcende l'objetà expliquer.
Le mélangede mécanisme et d'hylozoïsme implicitement contenudans
la physiquenewtonienne a donc rendupossiblel'avènementdu para-
digmegrâceauquella spontanéité vitaledes objetset des hommesdeve-
nait compatibleavec la stricteordonnance d'un ordremécanique(sans
souverain).Ce sontdes élémentsd'hylozoïsme, infiltrésdans le schéma
mécaniste, qui ontrenduce paradigmecrédible.C'estainsiqu'on a pu se
convaincrequ'un systèmede gouvernement sans autoritélégislatrice
distincteallait êtredécouvert.Les hommesne pouvantvraimentêtre
conçussous les traitsd'une matièreinerte(ce qu'impliquerait nécessai-
rement un schémamécaniste de la réalitépolitique),les élémentsd'hylo-
zoïsmeintroduits dansle modèlecartésien ontpermisà ce modèled'appa-
raîtrecommele fondement d'unenouvellelégitimité politique.
Jan Marejko,
Harvard University.

34. A. Koyré, Du Mondeclos à l'universinfini,Livre de Poche,p. 334.

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