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Publié in Cause commune, éditions du Cerf, printemps 2008

Corinne Enaudeau1
Professeur de philosophie en Première supérieure
Ancien Directeur de programme au Collège international de philosophie

Hannah Arendt. Politique, opinion, vérité 2

Le différend qui oppose la vérité philosophique et l'opinion politique s'est scellé dans une
"philosophie politique" dont Hannah Arendt récuse le bien-fondé. La victoire platonicienne
sur les sophistes, frauduleusement imputée à Socrate, a autorisé une méconnaissance de la
politique dont l'Occident déploie sans frémir tout le pouvoir destructeur. Loin d'éclairer le
monde, la vérité a prétendu le conduire et en a sapé la base. En imposant une norme absolue,
elle a écrasé la pluralité des perspectives qui fait du monde un réseau de relations c'est-à-dire
une affaire "relative". Victoire terrible de la philosophie qui nous a comme subtilisé le monde,
pour remplacer son "équivocité chancelante"3 par un gouvernement systématique des
conduites.
Récuser la vérité au profit de l'opinion ne va pourtant pas sans difficulté. Non que la science
tout entière s'en trouve infirmée puisqu'elle prétend statuer sur ce qui est et non sur ce qui doit
être. Mais la politique, pour choisir ce qu'il faut faire, doit "savoir" comment en décider. Le
simple effort pour justifier ses choix inscrit la praxis dans l'orbe de la vérité. Une politique
juste a pour première justice de tenter de se légitimer, de chercher quelque principe "vrai"
pour régler ses pratiques. La politique de la doxa n'y échappe pas, qui a besoin d'une pierre de
touche pour trancher entre les opinions.

1
Corinne Enaudeau est également l’auteur de Là-bas comme ici. Le paradoxe de la représentation (Gallimard,
1998), co-éditeur (avec Patrice Loraux) de La Méthode de l’expédient, Kimé, 2006. Dernier article paru : "La
rétribution", in "La vengeance et le pardon, deux passions modernes", Penser/rêver, n°13, éd.de l'Olivier,
printemps 2008.
2
Cet article a été originalement publié sous le titre "Hannah Arendt, Politics, Opinion, Truth" in Social Research
: An International Quaterly the Social Sciences, Volume 74, Number 4, Winter 2007. Il a constitué la trame
d’une intervention publique à la BPI Beaubourg lors des journées consacrées à Hannah Arendt des 24 et 25
octobre 2006.
3
Journal de pensée [Denktagebuch (1950-1973)], [désormais abrégé J], Seuil, 2005, t.I, p.57.
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Aussi Arendt ne congédie pas le vrai du champ de l'action, mais veut comprendre quels
usages de la vérité annulent ou, au contraire, assurent la lucidité politique. La position
d'Arendt se construit dans une bataille sur plusieurs fronts où l'on peut discerner trois objectifs
que je traiterai successivement : d'abord soustraire la politique à toute "loi vraie de l'histoire"
censée la gouverner, ensuite soustraire l'histoire au mensonge politique se chargeant de la
réécrire, enfin soustraire la politique à un relativisme des valeurs irresponsable ou cynique.
Vérité de raison, vérité de fait et opinion y sont respectivement en cause, sans pouvoir se
laisser simplement dissocier.

Politique et vérité entretiennent un rapport paradoxal parce que le champ de l'action humaine
est le plus étranger au savoir vrai et pourtant le plus en butte au désir de vérité. Du moins si la
vérité qualifie un genre de discours particulier : le genre cognitif, qui consiste à déterminer
son objet (empirique ou idéel) et soumettre ces thèses à des procédures de validation formelle
(logique) et/ou matérielle (expérimentale)4. Définition restrictive de la vérité certes, mais
accréditée par la science moderne et retenue comme telle par Arendt5. La politique, parce
qu'elle vise à construire l'avenir du vivre ensemble, porte quant à elle sur des événements à
venir, des "futurs contingents" qui, pouvant ne pas avoir lieu ou se réaliser autrement qu'on les
a prévus, sont par principe indéterminables. La "calamité" de l'action est de susciter une
chaîne de réactions en droit infinie et incontrôlable6. Les énoncés portant sur l'avenir
échappent donc à la règle de vérité voulant que, de deux propositions contradictoires, l'une est
vraie et l'autre fausse7. La conduite de la vie collective est aux prises avec une indétermination
de l'avenir qui lui en ôte le savoir. Situation d'autant plus humiliante que la politique engage
l'aventure humaine dans sa plus grande généralité, que l'histoire des sociétés s'y joue. Aussi le
voeu est grand d'"enchaîner" les actions, de leur imposer une loi de dérivation qui rende le
futur prévisible.

4
On reconnaît la définition kantienne de la connaissance comme activité théorique par opposition à l'activité
pratique qui se représente un objet pour le réaliser. Hegel verra dans l'adéquation de représentation à son objet
une "vérité d'entendement" abstraite, unilatérale, sujet et objet du savoir y restant extérieurs l'un à l'autre.
5
La Vie de l'esprit [1971],[désormais abrégé VE}, PUF, 1981, t.I, pp. 72-73.
6
La Condition de l'homme moderne [The human condition, 1958], [désormais abrégé CHM] Calmann-Lévy,
Agora, 1983, pp.250, 283, 302.
7
On se rappelle que selon Aristote, victoire et défaite de la bataille navale sont, par anticipation, également
possibles, De interpretatione 9.
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Deux manières s'offrent alors à la politique de résorber la "désolante contingence"8 de


l'histoire.
La première, inaugurée par Platon, consisterait selon Arendt à penser que la communauté
humaine se fabrique comme n'importe quelle œuvre, qu'on peut la façonner de telle sorte que
sa vie, son mouvement, son avenir obéissent au modèle initial dans lequel on l'a moulée. Les
gouvernants sont des artisans qui font leur cité comme le sculpteur sa statue, à ceci près que la
forme projetée de l'oeuvre n'est pas ici un schème sensible, mais un système vrai d'Idées
intelligibles qui, converti en normes et lois, va modeler le "matériau" humain. L'initiative,
confisquée par les gouvernants, fixe à la communauté la fin dont elle est l'involontaire
instrument. Ramassée en un "corps" d'exécutants, la pluralité humaine perd son libre agir et
l'histoire s'immobilise en la réalisation d'un programme9. En se donnant un modèle vrai et des
moyens efficaces, la politique prétend produire une œuvre stable conjurant l'indétermination
de l'avenir.
Mais, du jour où le tableau-plan du donné se creuse de la profondeur invisible d'une genèse, la
science cesse de chercher la vérité de ses objets dans la permanence de paradigmes
métaphysiques. Savoir, c'est désormais dévoiler la genèse des phénomènes, et non plus la
"forme" fixe des choses. Si tout est processus10 et que rien n'est fait pour durer, les sociétés ne
sont plus elles-mêmes que des moments d'un devenir infini. La politique n'a plus alors pour
ressource "scientifique" que de vouloir l'histoire humaine prédictible, de lui prêter donc,
comme à tout processus physique, la loi de sa nécessaire transformation. En l'espèce : une loi
réglant le jeu des forces qui régissent les bouleversements historiques. C'est là une seconde
manière de juguler la contingence de l'avenir, non plus en fabriquant une cité vraie, mais en
pénétrant la loi vraie de l'histoire. Dans les deux cas, la politique se soutient d'une compétence
philosophique : soit que le façonnement de l'Etat ait besoin d'une science des modèles, c'est-à-
dire d'une métaphysique ; soit que l'Etat ait besoin de se réfléchir comme moment d'un
devenir spirituel ou matériel, tâche de la philosophie spéculative de Hegel ou du matérialisme
scientifique de Marx. La philosophie politique a de la sorte confié le vivre ensemble à un
savoir lui déniant son incertitude.
Le totalitarisme a ce sinistre privilège, pour Arendt, d'avoir conjugué les deux modes de
destruction de l'action : façonner la vie politique selon l'Idée et l'anticiper par la connaissance
de sa loi. Il a voulu fabriquer une société qui serait le modèle immanent et le terme du

8
Expression empruntée par Arendt à Kant ("trostlose Ungefâhr"), "Le Concept d'histoire" [1956], in La Crise de
la culture [Between past and future], [désormais abrégé CC], Gallimard, folio, 1972, p.113.
9
CHM, pp.289-295 ; J, pp.77, 98.
10
"Le Concept d'histoire" in CC, pp.119-120 ; CHM, pp.152, 370-1, 383-4.
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processus historique qu'elle aimante11, une société "vérifiant" la supposée loi de l'histoire.
Persuadée de pénétrer l'intelligence du devenir historique, la politique prétend alors – pour
paraphraser Bacon – "commander à l'histoire en lui obéissant", faire accoucher l'histoire de
l'avenir dont elle est grosse. L'idéologie totalitaire est ce darwinisme social pour lequel les
inadaptés (classes improductives ou races inférieures) sont voués à disparaître par la nécessité
d'une loi surhumaine. La politique induite par ce postulat ne se propose que d'accélérer le
destin. Puisque le devenir des sociétés, comme l'évolution des espèces, doit donner la victoire
aux plus aptes, il ne s'agit que de bien saisir cette loi pour l'"exécuter" c'est-à-dire liquider les
inaptes, la terreur se chargeant d'ôter tout obstacle à son implacable logique12.
La folie totalitaire est de vouloir l'histoire des sociétés isomorphe à l'évolution des vivants, de
transposer la science darwinienne en programme d'extermination, de faire de la politique
l'accomplissement anticipé de l'histoire. Les confusions sont à leur comble. L'histoire doit
désormais être sue dans son avenir pour se réaliser au présent, au lieu d'être réalisée au passé
pour être sue au présent. Une loi de la science décrivant le réel est censée remplacer la
législation civile prescrivant les conduites. Une vérité de fait, la disparition effective de
certaines espèces vivantes, est transposée en vérité de raison : l'élimination de droit de
certaines populations. Sans doute faut-il, plus encore que ne le fait Arendt, distinguer les
totalitarismes nazi et stalinien et les idées que leur logique respective prétend réaliser. La
"race pure" est pour le nazisme l'idée (concept et mythe) où l'Allemagne doit trouver à
s'identifier et se sauver, quand la "société sans classes" est encore dans le stalinisme l'horizon
salvateur de l'humanité entière13. Reste que l'analyse d'Arendt est la première à démanteler
l'idéologie totalitaire et ses présupposés. L'ambition "scientifique" de la politique s'en trouve
récusée et la philosophie qui la soutient du même coup.
L'issue sanglante du dogmatisme totalitaire semblerait alors inviter au relativisme politique :
l'avenir n'est matière qu'à opinion et non à vérité ; les décisions relèvent de la délibération et
non de la science ; la décision se justifie par le nombre des voix qu'elle rallie, et non par une
teneur propre. Bref le juste se décrète à la majorité, comme les sophistes ont pu l'affirmer.
Telle n'est pourtant pas la position d'Arendt. Car l'entière contingence des opinions justifie –
aussi bien que la nécessité de l'histoire – l'irresponsabilité des acteurs. Peu importent en effet
11
"Le Concept d'histoire" in CC, pp.104-106.
12
Les Origines du totalitarisme [1951], [désormais abrégé OT], Gallimard, Quarto, 2002, pp.817-819 ; "La
nature du totalitarisme" [On the nature of totalitarianism, 1954, désormais abrégé NT] in La Nature du
totalitarisme, Payot, 1990, p.100 ; "L'image de l'enfer" ["The Image of Hell", Commentary 2/3, New York, sept
46, pp.291-295], in Auschwitz et Jérusalem [désormais abrégé AJ], Paris, Deux Temps Tierce, 1991. Nouvelle
ed., Presses Pocket, 1993, pp.158-9.
13
Ph.Lacoue-Labarthe et J.-L.Nancy, Le Mythe nazi, éditions de l'Aube, 1991 ; J.-F.Lyotard, Le Différend,
Minuit, 1983, n°159-160, n°220 ; La Condition postmoderne expliquée aux enfants, Galilée, 1986, pp.83-93.
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le jugement de chacun et son mode de formation s'ils s'engloutissent pour finir dans le
décompte arithmétique des voix, aussi irrécusable que la loi du destin. Résister à la barbarie,
d'ailleurs prompte à se faire partager, exige de trouver un garde-fou à l'arbitraire de l'opinion.
Arendt semble donc prise dans un "double bind" : il faut réhabiliter la doxa, mais lui chercher
– contre une interprétation subjectiviste – une "vérité" possible. Ou encore, dans une
formulation symétrique, il faut vouloir une légitimation des conduites, mais reconnaître que le
seul absolu est moral, qu'en outre il empêche plus qu'il ne prescrit, et que la politique doit
pour le reste se contenter d'une Idée régulatrice.

Soustraire la politique aux dangers du relativisme, c'est d'abord se refuser à la confusion des
vérités que la conception totalitaire de l'histoire autorise. Régie par une "loi de mouvement"
qui permettrait de la prédire, l'histoire ne désigne plus ce passé réalisé qu'il faut connaître en
vérité pour comprendre le présent, mais cet avenir promis qu'il faut attester au présent pour
accréditer la vérité de ladite promesse. Mais comme la réalité des faits contrevient à cette
finalité supposée, le totalitarisme ne cesse de réécrire l'histoire, de plier les "vérités de fait" à
une "vérité de raison" qui doit l'emporter, d'inscrire le dogme de l'idéologie dans le marbre du
réel.
Meurtrie par les controverses autour de Eichmann à Jérusalem, se croyant sommée de taire
des vérités gênantes, Arendt s'interroge en 1963 sur le statut politique de la vérité. Par-delà le
voeu fantastique du totalitarisme, la question reste ouverte de savoir ce que la politique doit
tenir ou non pour vrai. Entre la reconnaissance des faits et la promotion de valeurs, la
conduite politique hésite à départager la vérité et l'opinion. Car les faits, une fois établis,
demandent une interprétation qui relève de l'opinion. À l'inverse, les principes inspirant
l'action (tels que liberté, justice, honneur, courage), en droit indémontrables, peuvent trouver
dans "l'enseignement par l'exemple" une chance d'être "avérés ou validés"14. Qu'est-ce qui,
dans ces conditions, mérite proprement d'être dit "vrai" ?
Quelle que soit la manière de l'établir, toute vérité, une fois reconnue et déclarée telle, jouit
selon Arendt d'un pouvoir coercitif dont l'opinion est privée15. S'imposant dans l'évidence
immédiate (perceptive ou rationnelle) ou par la médiation de preuves, la vérité contraint
l'esprit qu'elle convainc, ne souffre plus aucune discussion et endure de n'être pas partagée.
Vérité de fait comme l'invasion de la Belgique par l'Allemagne en 1914 ou vérité de raison
comme le théorème de Pythagore, l'héliocentrisme de Copernic ou le principe socratique

14
Sur tout ceci, cf. "Vérité et politique" in CC, successivement pp. 303, 310 et 315-316.
15
Ibid., pp.305-6 ; VE, t.I, pp.140 et 176.
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selon lequel il vaut mieux subir le mal que de le commettre, la proposition vraie ne réclame
pas d'autre action en sa faveur que l'attention de chacun pour la saisir et reconnaître. Elle ne
donne pas lieu à propagande ou persuasion et reste à ce titre étrangère à l'action politique.
Pourtant toute vérité est politiquement menacée dès qu'elle contrarie des visées de plaisir, de
profit ou de domination. C'est le cas des vérités de fait que leur ténacité importune expose à la
haine et au déni des despotes. Ignorer des faits, c'est commettre une erreur, rectifiable.
Discuter leur interprétation, c'est entrer dans un débat d'opinions, dont relève la controverse
entre historiens. Mais dénier sciemment l'existence des faits, c'est un mensonge qui exige le
plus souvent d'effacer les traces et témoignages du passé16.
Alors que saisir une vérité est une opération théorique étrangère à l'action, nier des données
factuelles, les effacer du monde par le mensonge et la falsification est une opération pratique,
une action au sens propre, en ce qu'elle modifie le réel. C'est donc en ce point névralgique que
vérité et politique sont le plus intimement liées, quand la contre-vérité a valeur d'action et
transforme le donné. L'action politique ne peut vouloir changer l'avenir et le mensonge
vouloir modifier le passé que parce que "les faits n'ont aucune raison décisive d'être ce qu'ils
sont"17. Leur "troublante contingence" laisse en effet le loisir d'envisager d'autres possibles et
d'initier de nouvelles séries d'événements. L'imagination et la liberté sont donc la source
commune de l'action et du mensonge, elles scellent leur affinité. Sans la contingence du réel
et le pouvoir d'invention des hommes, l'action qui est "la substance même de la politique"
serait impossible, mais le mensonge aussi bien, qui s'autorise à croire le passé aussi aléatoire
que l'avenir et à le remanier comme le présent18.
À traiter le passé comme une catégorie du futur, à le ramener à l'état de potentialité, on ôte
pourtant au monde la stabilité dont on a besoin pour s'orienter en lui. Dans leur être-là
arbitraire mais obstiné, les faits donnent au réel son assise et sa durée. Faute d'un tel sol, le
monde devient fictif et les hommes sombrent proprement dans la "dé-solation"19. L'initiative
perd alors, avec la persévérance du passé, son contrepoids et sa condition, rien d'assuré ne
donnant plus sa base contraignante au changement20.
Raconter ce qui s'est passé, dire les faits tels qu'ils sont relève de la connaissance, non de
l'action. Cela demande même de se retirer hors de l'action, dans cette extériorité propre à
16
Contre un perspectivisme pour lequel "il n'y a pas de faits, il n'y a que des interprétations", Arendt affirme le
départage entre l'existence du fait (les données perceptives brutes) et son sens, cf."Vérité et politique" in CC,
pp.303-304 ; VE, t.I, pp.76-77.
17
"Vérité et politique" in CC, p.309.
18
Ibid., pp.328, 319 ; "Du mensonge en politique" [1971] in Du mensonge à la violence [désormais abrégé MV],
Agora Pocket, 1994, pp.9-11.
19
La désolation est à prendre étymologiquement comme l'absence de sol : Bodenlosigkeit ou loneliness.
20
"Vérité et politique" in CC, pp.291, 327et 329.
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l'observateur indépendant, au chercheur solitaire et au narrateur impartial21. Pourtant quand le


mensonge fait loi, le rétablissement de la vérité devient à son tour une action, un premier pas
dans l'engagement politique en faveur du monde. La vérité factuelle est un absolu qu'aucun
intérêt ne saurait relativiser. L'action politique trouve dans le donné une limite à accepter, une
base pour entreprendre, donc un bien à défendre contre les faussaires. Ce qui a eu lieu n'est
pas offert à l'action. Savoir cela n'est pas une action, mais le faire savoir en est une quand le
passé révolu risque d'être révolutionné. Notre attitude envers les faits doit donc emprunter,
pour Arendt, le chemin étroit entre deux tentations : celle du politicien pour qui tout peut être
changé, y compris le passé, celle de l'historien pour qui tout est déterminé, y compris
l'avenir22. Les faits opposent au premier leur entêtement et au second leur contingence. Tout
s'est passé ainsi et non autrement : c'est un fait. Mais tout pourra se passer autrement et non
ainsi : le futur est ouvert.
Arendt ne congédie pas la vérité de la politique. Elle s'oppose à une lecture de l'histoire qui
amalgame vérités et opinions et rend la politique impossible. Contre une idéologie fantastique
qui veut imposer son avenir à l'histoire en lui inventant son passé, elle affirme le droit
d'inventer l'avenir dans l'acceptation du passé23. Le passé est d'abord matière à vérité factuelle,
même si son sens (non son existence) est matière à opinion. L'avenir est objet d'opinion,
même si l'action qui le vise s'inspire d'un principe tenu pour vrai, d'une vérité de raison.

Reste donc à évaluer cette dernière vérité, celle du principe pratique, qui est sans doute le lieu
de tous les dangers. Car cette fois le vrai ne s'établit pas en dehors du champ politique, dans
une impartialité solitaire établissant les faits, mais il s'affirme à l'intérieur même de ce champ,
en mobilisant l'action collective. Sans un principe pour l'inspirer, l'action n'a ni mobile ni
norme : ou bien elle n'a pas lieu ou bien elle reste arbitraire ; avec un tel principe, elle peut se
croire autorisée sans chercher comment. Sortir de l'alternative serait montrer que cette vérité
pratique légitimant l'action peut elle-même se légitimer24.
Parce que l'action politique se mène toujours à plusieurs, la pensée qui l'anime doit être
partagée et s'expose donc à la discussion. Aussi évidentes que soient ses valeurs (liberté,
égalité, justice, honneur…) pour l'initiateur de l'action, leur rôle politique les fait ipso facto

21
Ibid., p.331. Recherche universitaire, institutions juridiques, presse et littérature représentent cette position
extérieure au pouvoir.
22
Ibid., pp.319, 330.
23
Acceptation qu'elle nomme souvent "réconciliation avec la réalité".
24
Problème apparemment insoluble de l'autorisation de l'autorité qui, sauf à régresser à l'infini, se boucle sur
l'auto-autorisation.
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tomber dans le débat public. Elles ne mobiliseront la pluralité qu'en se laissant contester. La
vérité de raison n'est plus alors qu'une opinion singulière, une vue parmi d'autres sur les
raisons d'agir. Peu importe qu'elle se réclame de quelque transcendance (religieuse ou
métaphysique), il lui faut emporter le consentement des hommes pour les mettre en
mouvement. De toutes les vérités de raison, le principe politique est donc la seule à devoir
persuader. La vérité scientifique convainc chaque esprit par la preuve, sans rhétorique ni
propagande. Le principe éthique, quant à lui, gouverne la seule conduite individuelle et ne
peut, en toute rigueur, se propager que par l'exemple de cette conduite25. Le principe
politique, dont Arendt reprend l'idée à Montesquieu26, doit au contraire se faire partager,
devenir cette conviction commune qui anime un groupe d'hommes et leur sert de critère pour
conduire et juger toute action dans le domaine public. Il lui faut donc rallier les consciences
pour rassembler les acteurs et les faire agir de concert. Rêver d'une vérité qui s'imposerait du
dehors à la conduite collective sans discussion, c'est vouloir détruire le réseau de relations qui
tisse la vie collective, le "between" où se joue l'avenir du monde commun. En ce sens
"l'opinion et non la vérité est une base indispensable du pouvoir"27 ; elle seule rassemble ou
divise les hommes, leur donne ou ôte l'accord nécessaire à l'action.
Reconnaître au principe politique le statut d'opinion sans renoncer toutefois à l'avérer, telle est
la gageure d'Arendt. Toute sa réflexion – inachevée – sur le jugement n'est que le traitement
de cette difficulté : l'action, sans norme absolue qui la détermine, doit pourtant se chercher un
critère. C'est l'affaire du jugement que de réfléchir sur ce critère, quand bien même celui-ci
résiderait, comme nous le verrons, dans la méthode même de réflexion, sans gagner jamais de
contenu définitif. L'action doit vouloir se justifier sans en avoir le moyen assuré. Le jugement
qui l'inspire ou l'évalue est sans preuve mais non sans raison, il est ce bâtard ou cet oxymore
d'une "opinion vraie".
Sauf nihilisme ou cynisme politiques, toutes les opinions ne se valent pas. La force d'une
opinion tient sans doute au nombre de ceux qui la partagent. Mais sa validité ou sa "qualité"
tient à son mode d'établissement28, plus précisément à une impartialité d'une autre sorte que

25
"Vérité et politique" in CC, pp.315-316. L'action n'est morale que si elle vise le bien de l'autre et non sa propre
publicité ; elle a donc pour propriété de se cacher, alors que l'action politique veut sa révélation et son partage,
CHM, pp.237 et 119
26
Montesquieu, Livre III, chap.1 : "Différence de la nature du gouvernement et de son principe" ; cf. OT, p.822
; NT, pp.85-7, "Qu'est-ce que la liberté ?" [1958], in CC, pp.197-8, "La désobéissance civile" [1970], in MV,
pp.95-6.
27
"Vérité et politique", in CC p.296. Rappelons que, pour Arendt, le "pouvoir" n'existe que lorsque des égaux
agissent de concert, par opposition à la "domination", rapport hiérarchique et violent d'un maître sur ceux qui le
servent.
28
Sur la force de l'opinion : "La désobéissance civile, in MV, p.70 et "Sur la violence" [1970], in MV, pp.142 et
149. Sur la "qualité" d'une opinion ou "l'opinion qualifiée", "Vérité et politique", in CC, pp.308 et 331.
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celle requise pour établir les faits. Pour trouver le principe juste qui doit régler la conduite
collective, il faut en effet procéder à une "expérience de pensée" dont Arendt emprunte cette
fois le modèle à Kant29 pour le déplacer du champ esthétique au champ politique. Expérience
qui se décompose en deux moments. D'abord envisager la multiplicité des opinions possibles
sur le sujet, se les représenter par l'imagination c'est-à-dire se figurer le monde futur que
chaque principe d'action a pour horizon. Il ne s'agit ni de collecter les opinions effectives
(dont la donne est toujours contingente) pour se rallier à la majorité, ni de s'identifier par
sympathie à d'autres vues que les siennes, mais de soustraire l'opinion à l'intérêt personnel
qui l'aveugle, à l'illusion subjective qui la piège. Bref "dégager la vérité de la doxa"30 –
formule décisive pour le présent propos – en montrant quel monde se profile dans chaque
opinion, dans chaque principe d'action. Cette méthode "représentative", nommée aussi
"mentalité élargie"31, donne à l'opinion l'impartialité qui lui manque d'origine, sans exiger de
l'individu son retrait hors de l'action, puisqu'il s'agit ici de savoir régler son action et non de
connaître le donné.
Encore faut-il arrêter son opinion. Ce qui demande, en un deuxième temps, de choisir entre
les principes politiques (objets d'opinion) et donc entre les mondes qu'ils dessinent. "La norme
d'après laquelle juger, dit Arendt citant Machiavel, est le monde et non soi"32. Le souci de soi
concerne l'individu dans sa singularité et non le citoyen engagé dans les affaires communes.
Qu'il s'agisse d'un intérêt corporatiste, de la paix de la conscience ou du salut de l'âme, le
souci de soi est étranger à la politique et lui nuit le plus souvent. Le "souci du monde"33 – seul
enjeu de la politique, pour Arendt – ne peut se formaliser dans un impératif précis. Ouvrant
d'abord la question déjà mentionnée de savoir quel monde promet chaque principe, l'opinion
juste se décide grâce à une "Idée régulatrice" : le seul monde à viser, à l'horizon de nos
actions, est celui où le plaisir du partage et de l'échange réciproque sera possible ou accru.
Plaisir qui n'est pas celui de satisfaire ses propres intérêts vitaux ou moraux, mais de jouir de
la pluralité humaine, de se plaire à la compagnie des autres dont on sollicite le jugement et le

29
Nommément : à la "réflexion" par laquelle Kant oppose le jugement de goût (réfléchissant) au jugement de
science (déterminant).
30
"Philosophie et politique" [1954], Cahiers du Grif n°33, Deuxtemps Tierce, 1986, pp.88-90 et 94.
31
"Mentalité élargie" est une expression de Kant, CFJ § 40. Arendt la cite ("Vérité et poltique" in CC, p.307 et
Juger [Lectures on Kant's Political philosophy, 1972], Seuil, 1991, pp.100, 153, 223, 228) mais use souvent de
la locution "pensée représentative". Sur l'impartialité intérieure au champ de l'action cf. "Vérité et politique" in
CC, p.331. Ronald Beiner soutient que ce jugement impartial devient au fil de l'œuvre d'Arendt le jugement du
seul spectateur et non plus de l'acteur. Cf. Juger, op.cit., pp.192-199.
32
"Questions de philosophie morale" [cours à la New School for Social Research de New York, 1965] in
Responsabilité et jugement [noté RJ], Payot, 2005, p.109. Cf. "Vérité et politique", in CC, pp.312-313.
33
Sur le "souci du monde", cf "De l'humanité dans de sombres temps" [Men in Dark Times, 1959], in Vies
politiques, Gallimard, TEL, 1986, pp.23, 26, 34 ; VE I, p.207.
Publié in Cause commune, éditions du Cerf, printemps 2008

consentement. Le monde n'est monde que dans un tel partage ; de ce monde il faut se soucier
et prendre soin34.
La méthode ainsi définie sert à justifier, par exemple, le principe d'égalité. Ce principe qui dit
que tous les hommes sont créés égaux n'est ni évident ni démontrable. C'est une opinion qui
n'a de signification politique que par le consentement qu'elle reçoit. Sa validité réside dans le
monde de la libre compagnie que le principe d'égalité a pour horizon et que son contraire,
l'inégalité, exclut en préparant la domination. "Nous faisons nôtre cette opinion parce que la
liberté est seulement possible parmi les égaux, et nous croyons que les joies et les
satisfactions de la libre compagnie doivent être préférées aux plaisirs douteux de l'existence
de la domination"35. L'égalité a été le "principe de gouvernement" de la République romaine,
"l'esprit [de ses] lois" comme l'inspiration des actions de tous les citoyens. Bafoué, il reste un
principe universel de l'action politique. Mieux : si l'inégalité des races devait être une vérité
établie et que de surcroît la conscience morale fût éteinte, le principe d'égalité resterait valide
en ce qu'il conditionne la réciprocité et l'amitié politique, donc la communauté humaine elle-
même. La justification du principe politique se soutient donc d'un raisonnement quasi
circulaire : l'opinion juste se reconnaît à ce qu'elle préserve le monde qui la rend possible.
Elle autorise le monde pluriel et partagé du "between" qui autorise lui-même en retour cette
opinion débattue et pesée36.
Quand les vérités de fait sont déniées, que les vérités de raison dédaignent toute validation et
envahissent par force le champ politique, la fiction se substitue au réel, l'idéologie au
jugement, la terreur à l'action. Le totalitarisme est cette expérience-limite de la destruction de
la politique et du monde. La pensée et l'agir, privés de mobilité propre, y sont emportés par
une "loi de mouvement" qui balaye toute perspective et fait de l'espace public un désert. Dans
ces situations extrêmes, chacun n'a plus que sa conscience intérieure pour régler sa conduite.
Une fois disparue l'action collective, l'ultime critère du juste reste moral. Du moins si la
morale n'est pas un simple ensemble d'us et coutumes partagés, de convenances modifiables à
volonté. Contre une indifférence pouvant troquer "Tu tueras" contre "Tu ne tueras point",
Hannah Arendt cherche une fois encore la butée d'un absolu pour s'orienter dans les moments
de crise et faire pièce au relativisme. Le plus surprenant, dit-elle, est que cet absolu moral

34
"La crise de la culture" [1963], in CC, pp.284-288.
35
"Vérité et politique", in CC, p.314.
36
On reconnaît la "preuve apagogique" de Kant : les jugements synthétiques a priori trouvent leur preuve dans
l'expérience qu'ils rendent possible.
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n'est pas l'autre homme mais soi37. Le refus de tuer un innocent a pour raison dernière, non de
secourir l'autre, mais de vouloir se supporter soi-même, de se savoir incapable de vivre en
compagnie d'un assassin. Ce n'est même pas qu'on ne doit pas ou qu'on ne veut pas commettre
ce crime, mais qu'on ne le peut pas. Non pour tel ou tel motif extérieur, mais absolument,
dans l'enfermement absolu avec soi, dont on sait ne pouvoir se délivrer. Le défaut de cette
vérité morale est pourtant, aux yeux d'Arendt, de n'être pertinente qu'en un temps de crise où
les lois et les "mœurs" elles-mêmes sont coupables, mais de n'avoir pas vraiment le souci
politique du "monde", de n'inspirer aucune action visant à le rétablir la "pluralité" effective
des hommes. Le principe moral n'est d'ailleurs que négatif : il empêche l'action, mais ne la
mobilise pas. À quoi s'ajoute que ce principe ne concerne que "les gens qui ont l'habitude de
vivre avec eux-mêmes" et ne vaut donc que "pour des hommes qui ont une conscience
[conscience]", ce qui est le cas du grand nombre, mais non de tous38.

La vérité d'un énoncé réside d'abord dans l'effort pour le valider. Effort de l'attention pour
identifier les évidences ; effort de l'imagination pour envisager d'autres possibles ; effort du
jugement pour se donner une règle. Sans cette application, personne ne s'avisera jamais du
vrai ni du juste, ni ne se forgera de convictions. Ces dernières s'acquièrent dans une
expérience de pensée que rien ne peut remplacer, mais rien non plus induire.
La politique est le lieu où tous les efforts de pensée viennent se conjuguer. L'impartialité qui
établit les faits prend valeur politique dès que la fiction, privant le monde d'un passé stable,
menace de se substituer au réel. Une autre impartialité est requise pour dégager, par-delà les
intérêts personnels, le principe qui doit régir l'action collective. Elle demande "une mentalité
élargie" déployant la diversité des principes politiques et des mondes qu'ils promettent, puis
une décision régulée par l'idée d'un monde partagé. Quand l'horizon d'un tel partage disparaît
et que la terreur remplace l'action, le souci de pouvoir se tenir compagnie à soi-même est
l'ultime expérience de pensée pour identifier et interdire le mal. La vérité morale prend alors,
en cette situation-limite d'impuissance désolée, un sens politique.
De ces trois "vérités" – vérité de fait, principe politique, scrupule moral – nous sommes
comptables pour autant que nous ayons souci du monde. Les méconnaître suppose de fuir la
réflexion et de suspendre la pensée. Le mal réside en cette suspension même qui ôte à
l'existence le besoin de se justifier et la crainte de ne pas le pouvoir. Ce mal est "banal" plus

37
"Questions de philosophie morale", in RJ, pp.104 et 149. On est donc fort loin de la "non-indifférence" à
l'autre qui ouvre, pour Levinas, la dimension éthique.
38
"La responsabilité collective", [1968], in RJ, p.182.
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que radical, parce qu'il ne prend pas racine en une volonté "méchante" ou démoniaque, mais
qu'il ôte plutôt à l'esprit la profondeur du souvenir et l'inquiétude des questions. Il maintient la
vie à la surface du présent dans une indifférence dénuée de pensée, irresponsable.

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