Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
L'événement-Sphinx
In: Communications, 18, 1972. pp. 173-192.
doi : 10.3406/comm.1972.1273
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1972_num_18_1_1273
Edgar Morin
L' événement-sphinx
i. l'alternative a dépasser
173
Edgar Morin
Le Déterminisme
De fait, le problème du déterminisme a été posé par Lupasco, ainsi que Labo-
rit, et son ombre pèse sur le débat. Il faut donc très rapidement tenter de nous
expliquer.
L'opposition du déterminisme à la contingence a été d'une importance extrême
quand elle a recouvert le conflit historique opposant l'esprit scientifique à l'esprit
religieux, l'esprit matérialiste à l'esprit idéaliste, l'idée évolutionniste à l'idée
émanationniste. Mais, de même que le conflit entre république et monarchie
s'est vidé de presque toute sa sève et ne saurait recouvrir les plus grands pro
blèmes politiques du xxe siècle, de même l'opposition déterminisme /contin
gencene recouvre plus les grands problèmes scientifico-philosophiques, et appar
aîtmême comme le cadre fossile qui risque d'asphyxier les vrais débats.
Déjà, depuis un siècle, la statistique ignore ou surmonte (au choix) l'alte
rnative. Elle envisage des phénomènes qui sont indéterminables sur le plan des
unités singulières et déterminables sur le plan des grands nombres. Certes on
peut nous jurer que l'indétermination de l'unité ne résulte que de notre ignorance,
mais une telle assertion est stérile ; au contraire la reconnaissance et l'utilisation
de la notion de « au hasard » a été la base heuristique qui a permis le développe
ment de la statistique. Depuis Mendel fondateur de la génétique, depuis Ludwig
Boltzmann, fondateur de la statistique mécanique, depuis Max Planck (le hasard
dans le champ de l'énergie), depuis Einstein jusqu'aux transformations stochas
tiques, l'utilisation des chaînes Markoviennes, etc. le hasard devient un élément
scientifique intégré, reconnu, et cette intégration en même temps qu'elle marque
une limite à la connaissance, lui fait faire un bond en avant.
Allons, allons ! Randomness — la « hasardité » — est une conquête du xxe siè
cle, et non une inquiétante régression. Certes, le mot hasard peut être connoté
de façon très diverse. L'indéterminabilité, au niveau des unités élémentaires
comme au niveau des interactions au sein des systèmes complexes, peut être
conçue, soit comme notre incapacité, peut-être provisoire, à saisir la conjonction
ou l'interférence de multiples facteurs, soit comme un principe pragmatique qui
ne préjuge en rien de la nature de la réalité étudiée, soit comme un trait constitut
if, ontologique de cette réalité. Il y a des glissements fréquents entre ces diverses
acceptions. Et la sentinelle déterministe est prête à voir, prévoir, dénoncer
d'avance le glissement.
Mais le terme de déterminisme non plus n'est pas univoque : ou bien il s'agit
d'un principe trivial, signifiant que rien ne naît ex nihilo, ou bien il s'agit d'un
principe heuristique, enjoignant à tout savant de rechercher des relations néces
saires, ou encore il renvoie à une ontologie mécaniste du type Laplace.
En fait ces notions ont des racines dans les zones obscures de l'esprit, lesquelles
existent aussi chez le savant où une ferveur épistémologique peut dissimuler un
attachement ontologique. Dans l'arrière-fond il y a deux attitudes psycho-
affectives, voire magico-religieuses, qui se disputent l'esprit humain. D'un côté,
comme disait Bacon « l'entendement humain est incliné à supposer l'existence
174
L'événement-sphinx
dans le monde de plus d'ordre et de régularité qu'il n'en trouve ». Machine à
rationaliser et à réduire le divers, il a très grande difficulté à admettre la coïnci
dence accidentelle et l'aléa. Du reste, partout où il y a hasard (jeu de cartes,
dés, collision), quelque chose en nous croit qu'il y a destin et fait même des jeux
de hasard (cartomancie) les révélateurs du destin. C'est cette tendance qui s'est
incarnée aussi bien dans l'astrologie (où tous les événements singuliers d'une vie
sont déterminés par la configuration astrale) que dans le déterminisme rationaliste.
Mais, d'un autre côté, la conscience subjective se sent ou se veut libre et auto
nome. D'où cet humanisme euphorique qui veut soustraire le royaume de l'homme
à l'inexorable nécessité des lois de la nature; la croyance en une surnature,
en un Dieu souverain, qui ne peut admettre le règne tout puissant du déte
rminisme sur le monde; et, enfin, le désespoir de ceux qui ne croient plus en Dieu,
mais ne peuvent croire que le monde soit auto-suffisant et auto-satisfaisant, et
ici le Hasard prend la place laissée vide par le Créateur, l'Inventeur...
Au départ, le déterminisme est aussi bien appelé que rejeté par des pulsions
ontologiques profondes, qui, transmutées et décantées, prennent un visage
épistémologique.
L'important, pour l'esprit, est de mettre en œuvre deux stratégies cogni-
tives, l'une reconnaissant le singulier, l'individuel, le contingent, l'improbable,
le désordre, l'autre saisissant la règle, la loi, l'ordre.
Et, de fait, la science du XXe siècle a progressé^ en combinant Vun à Vautre le
déterminisme et V indétermination, le hasard et la nécessité, l'algorithmique et le
stochastique, la théorie des machines et la théorie des jeux. Le hasard et la
nécessité sont les deux postulats, à la fois contradictoires et complémentaires,
en ce siècle, pour le progrès de la science. Aussi serait-il faux de prétendre que
le déterminisme soit le seul postulat heuristique. On nous promet de grands
progrès si nous nous décidons à ignorer l'indétermination et le hasard. Mais pour
quoi les plus grands progrès de ce siècle sont-ils ceux qui ont reconnu l'ind
étermination et le hasard. Voyons! Pas de sommations! Pas d'alternatives!
Nous avons besoin de l'un et l'autre principes.
L'origine de la vie
Du reste, le cas magnifiquement obscurcissant et éclairant de l'origine de la
vie, évoqué par Laborit et Lupasco, nous montre la confusion des deux pro
blèmes. L'origine de la vie ne met pas en cause le problème du déterminisme
puisque son improbabilité tient, non d'un caractère miraculeux, mais du carac
tère rarissime de la rencontre des conditions physico-chimico-thermo-dyna-
miques qui ont fait apparaître le premier être vivant. Statistiquement, dans
la population fabuleuse des combinaisons chimiques dont nous disposons, la
combinaison nucléo-protéinée nommée vie semble réduite à une seule unité (qui
s'est ensuite auto-reproduite). Mais la vie est déterminée dans le sens où l'on
postule qu'une rencontre des constituants moléculaires de la vie, dans des condi
tions de laboratoire rendues analogues aux conditions originaires, donnerait
également naissance à la vie.
Si le problème n'est pas celui du déterminisme, quel est-il? A travers les débats
qui à nouveau font rage sur l'énigme, c'est de savoir si l'apparition de la vie
était d'une improbabilité inouïe, ou s'il s'est agi d'une éventualité, qui, dans
l'évolution des processus physico-chimico-thermodynamiques vers la complexité
et l'organisation devait tôt ou tard se produire.
175
Edgar Morin
La question n'est pas close, et de toutes façons, elle est imprécise ; car le plus
ou moins d'improbabilité ne peut être ici quantifié. Dans le sens qui réduit la
part du hasard, il y a : l'observation de nuages galaxiques contenant les condi
tions nécessaires à la production d'acides aminés; la synthèse en laboratoire des
macro-molécules, nécessaires à la vie nucléo-protéinée; l'hypothèse thermodyna
mique de la création d'un système hétérogène stationnaire par flux d'énergie;
l'hypothèse de la « sélection moléculaire » (Eigen) ; l'impossibilité d'exclure et
l'hypothèse de vie nucléo-protéinée dans le cosmos, et celle de l'existence, sur
terre mêmer d'organismes complexes et neguentropiques, constitués avec d'au
tres éléments physico-chimiques que C.H.O.N., invisibles à nos perceptions comme
nous sommes invisibles et inconcevables à la bactérie Escherichia Coli de nos
intestins.
Dans le sens contraire : l'unicité du code génétique, l'identité des constituants
nucléiques et protéiques fondamentaux pour tous les êtres vivants, l'impossibil
ité de trouver toute trace de génération spontanée 1, la difficulté encore insu
rmontée de réaliser une cellule en laboratoire, bref tout ce qui converge pour présu
merque la vie ait été un phénomène unique sur cette terre.
Le débat n'est pas tranché. Mais derrière ce débat, les véritables protagonistes
ne sont, ni le déterminisme (car le phénomène est reconnu par tous comme déter
miné), ni le hasard, car il a eu lieu de toute façon dans le cadre des rencontres au
hasard des molécules, et même Teilhard de Chardin « pour qui la vie ne serait
autre chose qu'un effet spécifique de la matière complexifiée » doit ajouter « sans
doute certaines protéines ont-elles rencontré par chance (c'est moi qui souligne)
la structure leur permettant d'assimiler 2 ».
Alors quels sont les protagonistes du débat? C'est la métaphysique du déte
rminisme contre la métaphysique du hasard. La métaphysique du déterminisme
est une rationalisation optimiste qui se refuse à faire de la vie un accident soli
taire dans le cosmos. Elle veut que la vie soit bien intégrée dans une histoire du
monde qui se développe inéluctablement de l'inférieur au supérieur. Elle impli
queun logos général de l'évolution, et implicitement un Weltgeist, ou plutôt un
sous-esprit du monde hégélien, qui parfois, comme chez Teilhard, pourrait être
une variante hérétique du Saint-Esprit, et qui, tâtonnant et zigzaguant à travers
ses apprentissages, conduit l'univers vers le progrès.
De l'autre côté, la métaphysique du hasard voit dans la vie un accident absurde,
voit dans l'univers, non un logos à l'œuvre, mais un jeu de rencontres où tout
sens, toute rationalisation sont affabulations a posteriori de l'esprit humain...
Ainsi, ce n'est pas le déterminisme qui est en jeu dans l'énigme de l'origine de
la vie, mais la possibilité de rationaliser la vie. Or c'est dans ce débat que nous
font verser, chacun à leur manière, nos amis Laborit et Lupasco. Quand ils s'en
prennent à l'improbabilité événementielle, c'est qu'ils ont cru reconnaître le
hasard métaphysique, sans doute parce qu'ils sont prisonniers du déterminisme
métaphysique. Or répétons-le : ces auteurs auraient fort raison de rejeter l'im
probabilité « en soi » (hasard métaphysique), puisque la probabilité ou l'impro
babilité n'ont de sens que par rapport à des fréquences, des grands nombres, des
1. Ici Laborit est plus proche de Pouchet, qui croyait en la génération spontanée,
que de Pasteur, qui démontra qu'il n'y a pas de source permanente de vie, et nous
orienta vers l'idée d'une source première...
2. La place de l'homme dans la nature, éditions 10-18, 1962, p. 84.
176
V événement-sphinx
Quels événements?
Ici, il est bien certain que je n'ai pas dominé la trop grande richesse de la
notion d'événement; j'ai posé une bipolarité, et l'immense champ entre les deux
pôles est resté obscur. Premier pôle : tout ce qui advient dans le temps, c'est-à-
dire tout ce qui a naissance et fin. Second pôle : ce qui est improbable, singulier,
accidentel.
Dans le premier sens, tout est événement, à commencer par le Monde phéno
ménal tel qu'il est constitué, puisqu'on, peut lui supposer une origine, lui prévoir
une fin, et qu'il se déroule irréversiblement (deuxième principe). Peut être est-ce
aussi un événement dans le second sens. Bien sûr, il n'est pas improbable, au
sens statistique, puisqu'aucune statistique ne peut lui être appliquée, il n'est
peut-être pas unique (nous n'en savons rien), mais il est singulier. Le lever du
soleil est un événement dans le sens général du terme mais non pas dans le sens
restreint et concentré (second sens); toutefois l'astre soleil, du point de vue du
cosmos, est peut-être un événement dans le second sens. On voit tout de suite
que l'important est le système de référence.
Aussi, il s'agit ici, non de taxinomiser l'événement, mais de voir les références
par lesquelles il est événement.
1. Le temps.
Tout, dans notre monde phénoménal, est événement par rapport au temps,
avons-nous dit. Mais si l'on prend le monde phénoménal dans sa relative stabi
litéet perdurabilité, alors l'événement est ce qui apparaît et disparaît au sein
de cette stabilité.
2. L'écart par rapport à la norme.
Alors que l'événement, dans sa première polarisation, se définit par rapport
au temps et prend un sens large, il doit, dans sa seconde polarisation (singularité,
accidentalité, improbabilité) se définir par rapport à une norme, où il est l'a-nor-
mal, c'est-à-dire l'exceptionnel et/ou le déviant, dans le cas où norme signifie
détermination ou probabilité, l'aléatoire ou l'improbable. La presse, par exemple,
sélectionne comme événements ce qui est écart par rapport à la norme, que ce
soit au-dessus de la norme (ce qui concerne les chefs d'état, les vedettes, la
177
Edgar Morin
politique, et dans les pays de l'Est, les comportements pilotes des travailleurs
de pointe) ou déviance par rapport à la norme (les faits divers). Ainsi, dans la
référence à la norme, déviance et exceptionalité pourront être les caractères
de l'événement.
3. Par rapport aux objets ou systèmes qu'il affecte.
Ici encore, on peut distinguer un sens large et faible et un sens étroit et fort
du mot. Au sens large, l'événement sera toute modification venant affecter un
système donné. Au sens fort, ce sera l'effet profond ou durable issu d'une rencont
re (dommage, destruction, ou au contraire attraction, symbiose). La notion de
l'événement-rencontre est capitale, et évidemment ici on songe à Cournot pour
qui le hasard est la rencontre de deux séries indépendantes. Ce qui est frappant,
c'est que nous sommes dans un univers où les séries se rencontrent, où non seu
lement les photons du soleil rencontrent la terre (et alimentent la vie), où non
seulement les vents, les eaux balayent et mêlent les molécules les plus diverses,
où non seulement les espèces vivantes se meuvent (y compris les plantes, dont
les germes s'envolent) et se rencontrent (pour se fuir ou se dévorer), mais où
nous arrivent émissions et particules de tous les horizons du cosmos. Laborit
a bien raison d'insister sur la rencontre, mère de l'atome (union des particules)
et de la vie (fruit de la première symbiose entre nucléotides et acides aminés).
On peut considérer aussi que l'invention intellectuelle vient de rencontres
(collisions d'idées, disait Henri Poincaré, et aussi collusions d'idées)...
Ainsi l'événement nous apparaît comme multifactorisé, multirelationné ;
il peut être doué d'un taux d'imprévisibilité ou d'improbabilité plus ou moins
grand, et selon ce taux, être doué d'une plus ou moins grande force de choc,
« d'événementialité ». Mais arrêtons ici ce débroussaillage, et venons-en à ce
qui intéresse directement notre propos : l'événement par rapport à cette caté
gorie de systèmes qui englobe les systèmes biotiques (vivants) et métabiotiques
(cerveau humain, systèmes sociaux humains), c'est-à-dire les systèmes auto
organisateurs (self-organizing systems). Les systèmes auto-organisateurs sont
des systèmes ouverts, c'est-à-dire en relation permanente avec l'écosystème
(environnement) où ils s'alimentent en matière-énergie; ils sont contrôlés par
de l'information, laquelle constitue un dispositif génératif ; ce sont des systèmes
complexes comportant de multiples sous-systèmes et éléments, différenciés et
hiérarchisés, ils sont capables de prendre de nombreux états et d'atteindre de
nombreux objectifs : ils maintiennent leur autonomie interne (homéostasie)
et externe. Ils sont éventuellement aptes à apprendre et à évoluer.
178
L'événement-sphinx
179
Edgar Morin
Le développement ontogénétique
1. L'événement programmé
Le développement ontogénétique est celui d'un "individu à partir d'un pr
ogramme génétique inscrit dans l'A.D.N. de la cellule initiale. Or, à partir d'un
180
V événement-sphinx
182
L1 événementsphinx
3. L'apprentissage
Nous avons déjà examiné :
— L'événement « instinctuel » programmé, comme la mise à mort du mâle
par la mante religieuse ou le massacre des mâles après le vol nuptial par les bonnes
abeilles ouvrières. Si on les voyait pour la première fois, ces meurtres sembleraient
aussi accidentels que l'assassinat du duc de Guise.
— L'événement de développement, qui résulte de la coopération entre l'éc
osystème et le dispositif génératif, lesquels, à eux deux, unis, constituent un
programme.
Il faut concevoir maintenant l'événement d'apprentissage, où l'écosystème
joue un rôle encore plus important, mais à condition que le système soit riche
en possibilités associatives et en stratégies d'assimilation cognitive. Il est diffi
cile de tracer la frontière entre événements de développement et événements
d'apprentissage, mais l'important ici est de dégager, non de délimiter des traits
originaux.
L'apprentissage, c'est l'acquisition d'information que le système tire de
l'écosystème. Cette acquisition s'effectue à partir d'un dispositif inné (stratégie
et organisation cognitive) et à partir d'une recherche le plus souvent errante, au
hasard (scanning), du système dans l'écosystème. L'apprentissage consiste,
en un sens, à faire signifier des événements, à transformer l'événement-bruit
en événement-signal, voire en événement-signe : « le bruit est transformé par
l'apprentissage en signal1 ». Cette transformation consiste à effectuer des asso
ciations entre des événements qui se répètent et d'autres qui leur sont liés
synchroniquement ou séquentiellement. A donner un sens ainsi à l'ensemble des
événements fréquents de l'écosystème, à ramener des événements ou phéno
mènes nouveaux ou inconnus à des « modèles » connus, à les reconnaître comme
spécimens d'une espèce d'événements ou d'éléments donnés, etc. Ainsi l'appren
tissageaboutit à une « vision du monde » environnant; dès lors l'écosystème
trouve son analogon dans le cerveau de celui qui a appris : disons autrement, le
système devient comme un récepteur, qui disposant du code, distingue le message
du bruit, lit un message de plus en plus riche dans le « livre du monde ». Ces méta
phores : livre du monde, vision du monde, sont à dessein. En effet, que ce soit
sous forme codée ou d'image (analagon), le cerveau devient le « miroir de l'env
ironnement » : il intègre en lui les règles, le déterminisme, l'organisation de
l'écosystème. Vérité profonde de l'idée de « conscience-reflet », mais dont la
vulgate marxiste n'a pu donner jusqu'à ce jour qu'une version minable! Et
pourtant, l'apprentissage, c'est bien cela, l'intégration intérieure du monde exté
rieur. Et ceci permet d'entrevoir que le cerveau, ainsi accumulateur d'informat
ions, ait par là même une puissance organisatrice beaucoup plus grande que
celle dont disposent les gènes. Ce supplément « régulateur » par rapport aux gènes,
« d'où vient -il? » demandait Ashby, qui répondait aussitôt, et très justement :
« des sources au hasard et du milieu lui-même 2 ».
Et effectivement, c'est tout le secret de l'apprentissage : reconstituer, par
des sources au hasard et ponctions sur le milieu, toute l'organisation écosysté-
mique qui devient elle-même de l'organisation mentale. La conscience-reflet est
en même temps le contraire du reflet : elle est l'assimilation active de l'ordre
1. Stafford Beer, « Below the Twilight Arch », General Systems, V, 1960, p. 20.
2. W. Ross Ashby, Introduction à la cybernétique, Dunod, Paris, 1958.
183
Edgar Morin
184
U événement-sphinx
que nous avons examiné jusqu'à présent : ceux qui constituent le système, s'intè
grent en lui, développent ses virtualités, c'est-à-dire les événements de dévelop
pement ontogénétique et d'apprentissage, du moins jusqu'à une limite trouble
et incertaine, un no man's land systémo-événementiel (frontière entre la folie
— le dérèglement — et le génie).
Dans la diachronie systémique entrent les ruptures qui détruisent ou font
évoluer les systèmes.
Ainsi, il y a d'une part le temps de la répétition, de la perpétuation, de la
reproduction (synchronie) et d'autre part le temps du changement, de l'agres
sion,de la nouveauté (diachronie). Cette distinction heuristique n'est évidemment
pas absolue, a ses limites, puisqu'un système vivant peut organiser l'auto-
destruction de ses individus (mort autoprogrammée), c'est-à-dire sa brisure
diachronique, mais au sein d'un cycle de reproduction, c'est-à-dire de continuité
synchronique. (Ceci n'est qu'un aspect du phénomène que nous allons aborder,
l'utilisation de la rupture pour la relance chez les systèmes aptes à évoluer.)
L'avantage de cette redéfinition (qui du reste suit la définition littérale) est, que
dans notre « néo-synchronisme », la structure n'est plus amputée mais liée à
son fonctionnement et ses états, et que l'on peut considérer, non seulement des
systèmes multistatiques et cycliques, mais des systèmes événementialisés, y
compris les systèmes constitués par des chaînes markoviennes d'événements.
Quant à la nouvelle diachronie, elle nous introduit au problème toujours
vierge et fascinant de la Scienza Nuova: la science de l'évolution.
Le point de départ de la nouvelle diachronie est Yorder from noise principle
de Heinz Von Foerster. Schrôdinger, dans What is life1, avait indiqué que les
événements ordonnés pouvaient être produits selon deux principes de base, le
premier order from order (algorithmique), le second order from desorder (statis
tique), d'où deux types de lois naturelles, les lois dynamiques et les lois sta
tistiques. Von Foerster, en 1959, avança un troisième principe, qui ne peut être
confondu avec les deux premiers encore qu'il en dépende « Order from noise 2 »,
Vordre à partir du bruit. C'est-à-dire un principe de sélection selon lequel des
événements-bruits contribuent à augmenter l'ordre des systèmes complexes.
Parodiant la formule célèbre de Schrôdinger, Von Foerster déclare que « les sys
tèmes auto-organisateurs ne se nourrissent pas seulement d'ordre, ils trouvent
aussi du bruit à leur menu ». Ce bruit foersterien est différent du désordre de
Schrôdinger lequel est statistiquement de l'ordre, mais le principe foersterien,
comme l'a bien souligné Gotthard Gûnther 3 établit en fait la synthèse — YAufhe-
bung — (le dépassement) de V order- from-order et de Yorder-from-desorder. U order
from order c'est la mécanicité, Yorder from desorder c'est la régularité, Yorder from
noise, c'est la nouveauté ou la créativité.
Ici, nous voulons considérer directement l'aspect central du principe, qui
concerne le rôle de l'événement incidentel ou accidentel dans la modification
du système. Pour cela nous devons distinguer l'événement de transformation
des événements envisagés jusqu'alors (événement de développement ontogéné
tique dans le cadre phylogénétique, événement d'apprentissage) et aborder
186
L'événement-sphinx
1. Où les désordres signifient inévitablement maladie, alors que les désordres sociaux
peuvent signifier évolution.
187
Edgar Morin
188
V événement-sphinx
une seule fois peut-être, une organisation dynamique, créant un ordre nouveau.
La vie naît du hasard et de l'aptitude à utiliser le hasard. Voilà la richesse
événementielle majeure. Désormais, la vie va continuer sur ce double registre,
selon une dialectique tellement étonnante qu'on a sans cesse tendance à retomber
sur un de ses versants. Pour les uns, le hasard (agitation désordonnée) devient
le seul opérateur. Pour les autres l'aptitude du système à capter le hasard va
permettre de rationaliser l'évolution comme étant une recherche-learning de
développement par essais et erreurs événementiels. Et effectivement, cela y
ressemble bigrement, mais qui est l'évolution? Est-elle un être? Un principe?
Ou n'est-elle que le résultat de la rencontre entre l'événement et l'aptitude
créatrice, elle-même émergeant au cours d'un processus où jouent ordre et désor
dre,agitation et contrainte...
L'évolution créatrice est aussi l'évolution destructrice. Nous devons dans
l'histoire de la vie lier le cours cataclysmique et le cours progressif. Quelques
variations mineures de température sur la surface du globe ont provoqué des
glaciations et des réchauffements, lesquels ont désorganisé les écosystèmes,
entraînant migrations d'espèces, nouvelles règles d'intégration, nouveaux cri
tères de sélection éliminant des espèces jusqu'alors favorisées et favorisant des
espèces peut-être en voie d'élimination. Ainsi quelques variations thermiques
ont provoqué les événements majeurs de cette planète, qui ont entraîné la
disparition des grands reptiles triomphants et finalement permis le développement
des espèces multiadaptées, dont celles qui ont pu acquérir la relative autonomie
thermique (le sang chaud, puis le chauffage extérieur).
Vers Vhistoire et la sociologie
Tous ces caractères propres à l'évolution de la vie, se retrouvent selon d'autres
modalités, d'autres complexités dans l'histoire humaine, notamment la relation
entre événement et évolution, et la relation entre création et désorganisation
voire destruction. Aussi tout ce long préambule était nécessaire : rien de plus
important que les fondements; et ici, ce qui est considéré comme fondement,
ce sont les règles synchroniques et diachroniques qui gouvernent les systèmes
auto-organisateurs, dont les systèmes noologiques et sociologiques humains
sont les cas les plus évolués, les plus complexes, les plus raffinés, et donc où la
dialectique système /événement, génératif /phénoménal devient la plus subtile
et la plus incertaine, la plus errante, erronée et inventive à la fois. Nous avons
déjà indiqué plus haut les caractères propres aux systèmes sociaux humains,
leur complexité extrême, leur faible intégration, leur dialectique entre le génér
atif et le phénoménal. C'est sur ces bases que pourra être envisagée l'édification
d'une théorie sociologique reposant sur les multiples et multiformes relations
entre le système social et l'événement.
Ici, nous retrouvons les questions déjà indiquées dans le retour de V événement:
le sens très aigu qu'avait Marx du double visage de l'évolution quand il disait
que « l'histoire avait progressé par le mauvais côté »; la dialectique (réhabilitée
par la systémologie qui décèle les oppositions et antagonismes intra-systémiques,
qui voit leur rôle éventuellement créateur, qui constate dans tout système
nouveau l'émergence, c'est-à-dire le dépassement) est apte à saisir tous les aspects
contradictoires que nous a révélés ce premier tour d'horizon systémique... Elle
est seulement trop étroite chez Marx. Il lui manque le « sound and fury prin
ciple » de Shakespeare, la dialectisation du bruit et de la logique, de l'ordre et
du désordre... Mais il a bien vu que les crises pouvaient être productives et que
189
Edgar Morin
190
V événement-sphinx
Les systèmes vivants sont tous fonction d'événements; les événements les
alimentent; les événements les font évoluer. Chaque cellule vivante aujourd'hui
témoigne d'une prodigieuse accumulation événementielle : « chaque cellule,
enregistrant comme elle l'a fait des millions d'années d'évolution, représente
davantage un cas historique qu'un cas physique » disait Delbruck. Toutes les
acquisitions de l'immense chaîne de notre D.N.A. sont événementielles. Tout
dans notre développement embryologique, remémore, commémore, reprogramme
les arkhe-événements de l'histoire du phylum. Je dirai même que les systèmes
vivants (individus) intègrent les événements évolutifs diachroniques de l'évo
lution phylétique dans leur synchronie. Plus le système est complexe et évolué,
plus il est sensible et ouvert à l'événement comme une fleur carnivore. Ce que
montre le système le plus riche, le plus ouvert, le plus complexe, la vraie merv
eille de toute la création évolutive, le cerveau humain, avec sa population de
vingt milliards de neurones. Le cerveau est le chef-d'œuvre qu'il faut étudier
et dont la compréhension sera la clé de voûte du systémisme. Il porte en lui la
vérité globale de la vie, qui est la seule structure souple et mobile par rapport
à l'événement et au hasard parce qu'elle les a intégrés à l'intérieur d'elle-même,
d'où son double visage permanent : risque et chance.
3. L'événement est une réalité phénoménale énorme. Mais peut-être n'est-il
que phénoménal? J'ai été frappé par Sauvan et d'Espagnat, l'un rappelant
que l'événement est « élaboré par la pensée humaine et grâce aux imperfections
de celle-ci... (qui)... n'appréhende par ses capteurs et ses effecteurs qu'un spectre
bien incomplet de l'univers »; l'autre indiquant que peut-être il existe un infra-
univers, où les phénomènes sont non-séparables (si j'ai bien compris : non-événe-
mentialisables). Aussi nous ne devons nullement exclure un en-deçà sans événe
ments du monde phénoménal (mais producteur d'événements).
La remarque de Sauvan, elle, concerne directement le monde phénoménal;
elle nous amènerait à supposer que l'événement n'est pas aussi « isolé » qu'il
nous apparaît; il ferait partie peut-être d'un continuum, et peut-être aurons-
nous à révolutionner notre notion d'événement. Mais en attendant, il s'agit
déjà d'ouvrir un peu plus la science à l'événement en ouvrant l'événement à la
science.
4. Rien n'est intelligible sans la dialectisation de : élément /événement, temps/
espace, ordre /désordre, algorithmique /stochastique, information /bruit... Élé
ment, espace, ordre, information sont les constituants, cadres, principes des
systèmes auto-organisateurs. Mais, précisément pour qu'il y ait système auto
organisateur, ces constituants sont en relation chacun avec leur antagoniste
complémentaire.
5. Épistémologiquement, nous devons combiner l'algorithmique et le stochas
tique,l'improbable et le probable, l'ordre et le désordre, avec de plus un principe
créateur qui vient de leur rencontre. Cela entraîne une présomption ontologique
(il y a un cordon ombilical entre l'épistémologique et l'ontologique...) : c'est
que le monde n'étant ni vraiment cohérent, ni vraiment incohérent, est chaos.
C'est là-dessus que l'événement apporte sa révélation. Comme l'a dit Michel
Serres « l'événement fortuit, quel qu'il soit, est figure sur fond, sur collectif de
fond, et ce fond n'est pas un cosmos, c'est un nuage; qu'il soit immense, il n'est
plus dominé : le chaos1 ».
1. Michel Serres, « Ce qui est écrit dans le code », Critique, 290, 1971, p. 660.
191
Edgar Morin
Edgar Morin
1. Critique, p. 604.