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Edgar Morin

L'événement-Sphinx
In: Communications, 18, 1972. pp. 173-192.

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Morin Edgar. L'événement-Sphinx. In: Communications, 18, 1972. pp. 173-192.

doi : 10.3406/comm.1972.1273

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1972_num_18_1_1273
Edgar Morin

L' événement-sphinx

La notion d'événement est aujourd'hui comme un rameau de Salzbourg où


viennent s'opérer de multiples cristallisations. Autrefois, elle faisait fuir les pro
blèmes scientifiques. Ce numéro montre qu'aujourd'hui elle peut les attirer. Le
terme est riche; du même coup, il est polysémique, complexe, incertain, et il
faut évidemment définir distinguer, opposer les différentes variétés d'événe
ments, se reconnaître dans la pluie événementielle, ce qui a été ici utilement
fait par de nombreux auteurs, alors que cela avait été à peine ou trop grossi
èrement esquissé dans « Le retour de l'événement ».
D'autre part la notion d'événement ne prend son sens que par rapport au sys
tème qu'elle affecte. Cela veut dire qu'il faut un minimum systémologique pour
que notre poisson trouve son eau. C'est ici qu'il y a lacune irrémédiable : le pro
blème systémique ne peut être introduit rapidement, non seulement parce qu'il
s'agit d'un problème de base pour toutes sciences et qu'il met en question des
fondements épistémologiques, mais aussi parce qu'il émerge à peine. La théorie
des systèmes (General Systems Theory ou Modem Systems Theory) commence à
se diffuser dans les sciences sociales, et encore sous ses formes les moins intéres
santes (théorie des organisations, analyse systémique des systèmes politiques).
Ladite théorie n'est elle-même qu'un rameau d'une recherche théorique zigza
guant entre cybernétique, axiomatique, biologie, sociologie, dont les multiples
visages signalent qu'elle n'a pas encore trouvé son visage.
Ainsi, privée de systémologie, la théorie de l'événement flotte encore. Au moins
permet-elle d'introduire directement dans la bouche d'ombre.

i. l'alternative a dépasser

Nous allons évidemment rencontrer les difficultés de toute problématique


nouvelle : comment éviter qu'on ne l'enferme dans l'alternative qu'elle s'efforce
de dépasser? La nouveauté se glisse plus aisément dans la recherche empirique,
où elle féconde, que dans les bastions théoriques, où elle dérange. La vulgate
théorique établie se croit d'autant plus autorisée à réduire le nouveau à de la
vieillerie quand le nouveau stade de la science ramène des notions chassées lors
d'un stade précédent : ainsi le retour de l'événement peut être conçu comme une
régression pré-scientifique alors qu'il constitue déjà un pas en avant dans les
sciences les plus développées.
De plus le débat nouveau sur l'événement risque de se déplacer et de se fondre

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dans le vieux débat entre déterminisme et contingence. Cette dérive viendrait


non seulement de la difficulté à concevoir le nouveau champ épistémologique,
mais aussi, à travers la réanimation de la querelle du hasard et de la nécessité
provoquée par le livre de Jacques Monod, au réveil des deux djinns ennemis et
complémentaires qui se partagent l'esprit humain.

Le Déterminisme
De fait, le problème du déterminisme a été posé par Lupasco, ainsi que Labo-
rit, et son ombre pèse sur le débat. Il faut donc très rapidement tenter de nous
expliquer.
L'opposition du déterminisme à la contingence a été d'une importance extrême
quand elle a recouvert le conflit historique opposant l'esprit scientifique à l'esprit
religieux, l'esprit matérialiste à l'esprit idéaliste, l'idée évolutionniste à l'idée
émanationniste. Mais, de même que le conflit entre république et monarchie
s'est vidé de presque toute sa sève et ne saurait recouvrir les plus grands pro
blèmes politiques du xxe siècle, de même l'opposition déterminisme /contin
gencene recouvre plus les grands problèmes scientifico-philosophiques, et appar
aîtmême comme le cadre fossile qui risque d'asphyxier les vrais débats.
Déjà, depuis un siècle, la statistique ignore ou surmonte (au choix) l'alte
rnative. Elle envisage des phénomènes qui sont indéterminables sur le plan des
unités singulières et déterminables sur le plan des grands nombres. Certes on
peut nous jurer que l'indétermination de l'unité ne résulte que de notre ignorance,
mais une telle assertion est stérile ; au contraire la reconnaissance et l'utilisation
de la notion de « au hasard » a été la base heuristique qui a permis le développe
ment de la statistique. Depuis Mendel fondateur de la génétique, depuis Ludwig
Boltzmann, fondateur de la statistique mécanique, depuis Max Planck (le hasard
dans le champ de l'énergie), depuis Einstein jusqu'aux transformations stochas
tiques, l'utilisation des chaînes Markoviennes, etc. le hasard devient un élément
scientifique intégré, reconnu, et cette intégration en même temps qu'elle marque
une limite à la connaissance, lui fait faire un bond en avant.
Allons, allons ! Randomness — la « hasardité » — est une conquête du xxe siè
cle, et non une inquiétante régression. Certes, le mot hasard peut être connoté
de façon très diverse. L'indéterminabilité, au niveau des unités élémentaires
comme au niveau des interactions au sein des systèmes complexes, peut être
conçue, soit comme notre incapacité, peut-être provisoire, à saisir la conjonction
ou l'interférence de multiples facteurs, soit comme un principe pragmatique qui
ne préjuge en rien de la nature de la réalité étudiée, soit comme un trait constitut
if, ontologique de cette réalité. Il y a des glissements fréquents entre ces diverses
acceptions. Et la sentinelle déterministe est prête à voir, prévoir, dénoncer
d'avance le glissement.
Mais le terme de déterminisme non plus n'est pas univoque : ou bien il s'agit
d'un principe trivial, signifiant que rien ne naît ex nihilo, ou bien il s'agit d'un
principe heuristique, enjoignant à tout savant de rechercher des relations néces
saires, ou encore il renvoie à une ontologie mécaniste du type Laplace.
En fait ces notions ont des racines dans les zones obscures de l'esprit, lesquelles
existent aussi chez le savant où une ferveur épistémologique peut dissimuler un
attachement ontologique. Dans l'arrière-fond il y a deux attitudes psycho-
affectives, voire magico-religieuses, qui se disputent l'esprit humain. D'un côté,
comme disait Bacon « l'entendement humain est incliné à supposer l'existence

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dans le monde de plus d'ordre et de régularité qu'il n'en trouve ». Machine à
rationaliser et à réduire le divers, il a très grande difficulté à admettre la coïnci
dence accidentelle et l'aléa. Du reste, partout où il y a hasard (jeu de cartes,
dés, collision), quelque chose en nous croit qu'il y a destin et fait même des jeux
de hasard (cartomancie) les révélateurs du destin. C'est cette tendance qui s'est
incarnée aussi bien dans l'astrologie (où tous les événements singuliers d'une vie
sont déterminés par la configuration astrale) que dans le déterminisme rationaliste.
Mais, d'un autre côté, la conscience subjective se sent ou se veut libre et auto
nome. D'où cet humanisme euphorique qui veut soustraire le royaume de l'homme
à l'inexorable nécessité des lois de la nature; la croyance en une surnature,
en un Dieu souverain, qui ne peut admettre le règne tout puissant du déte
rminisme sur le monde; et, enfin, le désespoir de ceux qui ne croient plus en Dieu,
mais ne peuvent croire que le monde soit auto-suffisant et auto-satisfaisant, et
ici le Hasard prend la place laissée vide par le Créateur, l'Inventeur...
Au départ, le déterminisme est aussi bien appelé que rejeté par des pulsions
ontologiques profondes, qui, transmutées et décantées, prennent un visage
épistémologique.
L'important, pour l'esprit, est de mettre en œuvre deux stratégies cogni-
tives, l'une reconnaissant le singulier, l'individuel, le contingent, l'improbable,
le désordre, l'autre saisissant la règle, la loi, l'ordre.
Et, de fait, la science du XXe siècle a progressé^ en combinant Vun à Vautre le
déterminisme et V indétermination, le hasard et la nécessité, l'algorithmique et le
stochastique, la théorie des machines et la théorie des jeux. Le hasard et la
nécessité sont les deux postulats, à la fois contradictoires et complémentaires,
en ce siècle, pour le progrès de la science. Aussi serait-il faux de prétendre que
le déterminisme soit le seul postulat heuristique. On nous promet de grands
progrès si nous nous décidons à ignorer l'indétermination et le hasard. Mais pour
quoi les plus grands progrès de ce siècle sont-ils ceux qui ont reconnu l'ind
étermination et le hasard. Voyons! Pas de sommations! Pas d'alternatives!
Nous avons besoin de l'un et l'autre principes.

L'origine de la vie
Du reste, le cas magnifiquement obscurcissant et éclairant de l'origine de la
vie, évoqué par Laborit et Lupasco, nous montre la confusion des deux pro
blèmes. L'origine de la vie ne met pas en cause le problème du déterminisme
puisque son improbabilité tient, non d'un caractère miraculeux, mais du carac
tère rarissime de la rencontre des conditions physico-chimico-thermo-dyna-
miques qui ont fait apparaître le premier être vivant. Statistiquement, dans
la population fabuleuse des combinaisons chimiques dont nous disposons, la
combinaison nucléo-protéinée nommée vie semble réduite à une seule unité (qui
s'est ensuite auto-reproduite). Mais la vie est déterminée dans le sens où l'on
postule qu'une rencontre des constituants moléculaires de la vie, dans des condi
tions de laboratoire rendues analogues aux conditions originaires, donnerait
également naissance à la vie.
Si le problème n'est pas celui du déterminisme, quel est-il? A travers les débats
qui à nouveau font rage sur l'énigme, c'est de savoir si l'apparition de la vie
était d'une improbabilité inouïe, ou s'il s'est agi d'une éventualité, qui, dans
l'évolution des processus physico-chimico-thermodynamiques vers la complexité
et l'organisation devait tôt ou tard se produire.

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La question n'est pas close, et de toutes façons, elle est imprécise ; car le plus
ou moins d'improbabilité ne peut être ici quantifié. Dans le sens qui réduit la
part du hasard, il y a : l'observation de nuages galaxiques contenant les condi
tions nécessaires à la production d'acides aminés; la synthèse en laboratoire des
macro-molécules, nécessaires à la vie nucléo-protéinée; l'hypothèse thermodyna
mique de la création d'un système hétérogène stationnaire par flux d'énergie;
l'hypothèse de la « sélection moléculaire » (Eigen) ; l'impossibilité d'exclure et
l'hypothèse de vie nucléo-protéinée dans le cosmos, et celle de l'existence, sur
terre mêmer d'organismes complexes et neguentropiques, constitués avec d'au
tres éléments physico-chimiques que C.H.O.N., invisibles à nos perceptions comme
nous sommes invisibles et inconcevables à la bactérie Escherichia Coli de nos
intestins.
Dans le sens contraire : l'unicité du code génétique, l'identité des constituants
nucléiques et protéiques fondamentaux pour tous les êtres vivants, l'impossibil
ité de trouver toute trace de génération spontanée 1, la difficulté encore insu
rmontée de réaliser une cellule en laboratoire, bref tout ce qui converge pour présu
merque la vie ait été un phénomène unique sur cette terre.
Le débat n'est pas tranché. Mais derrière ce débat, les véritables protagonistes
ne sont, ni le déterminisme (car le phénomène est reconnu par tous comme déter
miné), ni le hasard, car il a eu lieu de toute façon dans le cadre des rencontres au
hasard des molécules, et même Teilhard de Chardin « pour qui la vie ne serait
autre chose qu'un effet spécifique de la matière complexifiée » doit ajouter « sans
doute certaines protéines ont-elles rencontré par chance (c'est moi qui souligne)
la structure leur permettant d'assimiler 2 ».
Alors quels sont les protagonistes du débat? C'est la métaphysique du déte
rminisme contre la métaphysique du hasard. La métaphysique du déterminisme
est une rationalisation optimiste qui se refuse à faire de la vie un accident soli
taire dans le cosmos. Elle veut que la vie soit bien intégrée dans une histoire du
monde qui se développe inéluctablement de l'inférieur au supérieur. Elle impli
queun logos général de l'évolution, et implicitement un Weltgeist, ou plutôt un
sous-esprit du monde hégélien, qui parfois, comme chez Teilhard, pourrait être
une variante hérétique du Saint-Esprit, et qui, tâtonnant et zigzaguant à travers
ses apprentissages, conduit l'univers vers le progrès.
De l'autre côté, la métaphysique du hasard voit dans la vie un accident absurde,
voit dans l'univers, non un logos à l'œuvre, mais un jeu de rencontres où tout
sens, toute rationalisation sont affabulations a posteriori de l'esprit humain...
Ainsi, ce n'est pas le déterminisme qui est en jeu dans l'énigme de l'origine de
la vie, mais la possibilité de rationaliser la vie. Or c'est dans ce débat que nous
font verser, chacun à leur manière, nos amis Laborit et Lupasco. Quand ils s'en
prennent à l'improbabilité événementielle, c'est qu'ils ont cru reconnaître le
hasard métaphysique, sans doute parce qu'ils sont prisonniers du déterminisme
métaphysique. Or répétons-le : ces auteurs auraient fort raison de rejeter l'im
probabilité « en soi » (hasard métaphysique), puisque la probabilité ou l'impro
babilité n'ont de sens que par rapport à des fréquences, des grands nombres, des

1. Ici Laborit est plus proche de Pouchet, qui croyait en la génération spontanée,
que de Pasteur, qui démontra qu'il n'y a pas de source permanente de vie, et nous
orienta vers l'idée d'une source première...
2. La place de l'homme dans la nature, éditions 10-18, 1962, p. 84.

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populations, c'est-à-dire la statistique, et concernent des objets, événements ou


phénomènes au sein d'un (eco) système donné.
Mais c'est de cette improbabilité statistique dont nous parlons, dont relève
l'événement, et dont relèvent, non seulement l'origine de la vie, mais toute l'évolu
tion de la vie : la probabilité de variations génétiques dans une reproduction
d'êtres vivants peut être de 10 ~6, c'est-à-dire que la probabilité de reproduction
identique est très voisine de 1, donc que la mutation est extrêmement improbab
le; à quoi il faut ajouter que, quand elle se produit, ses résultats améliorateurs
(acquisition d'une aptitude, d'une propriété) sont eux-mêmes extrêmement
improbables. Et pourtant c'est dans cette zone d'improbabilité extrême que
s'est produite l'extraordinaire évolution des espèces. Tous les événements-sauts
décisifs de l'évolution se sont effectués en marge, en déviationnistes, en francs-
tireurs, en gitans.

II. LES SYSTÈMES ÉVÉNEMENTIALISÉS

Quels événements?
Ici, il est bien certain que je n'ai pas dominé la trop grande richesse de la
notion d'événement; j'ai posé une bipolarité, et l'immense champ entre les deux
pôles est resté obscur. Premier pôle : tout ce qui advient dans le temps, c'est-à-
dire tout ce qui a naissance et fin. Second pôle : ce qui est improbable, singulier,
accidentel.
Dans le premier sens, tout est événement, à commencer par le Monde phéno
ménal tel qu'il est constitué, puisqu'on, peut lui supposer une origine, lui prévoir
une fin, et qu'il se déroule irréversiblement (deuxième principe). Peut être est-ce
aussi un événement dans le second sens. Bien sûr, il n'est pas improbable, au
sens statistique, puisqu'aucune statistique ne peut lui être appliquée, il n'est
peut-être pas unique (nous n'en savons rien), mais il est singulier. Le lever du
soleil est un événement dans le sens général du terme mais non pas dans le sens
restreint et concentré (second sens); toutefois l'astre soleil, du point de vue du
cosmos, est peut-être un événement dans le second sens. On voit tout de suite
que l'important est le système de référence.
Aussi, il s'agit ici, non de taxinomiser l'événement, mais de voir les références
par lesquelles il est événement.
1. Le temps.
Tout, dans notre monde phénoménal, est événement par rapport au temps,
avons-nous dit. Mais si l'on prend le monde phénoménal dans sa relative stabi
litéet perdurabilité, alors l'événement est ce qui apparaît et disparaît au sein
de cette stabilité.
2. L'écart par rapport à la norme.
Alors que l'événement, dans sa première polarisation, se définit par rapport
au temps et prend un sens large, il doit, dans sa seconde polarisation (singularité,
accidentalité, improbabilité) se définir par rapport à une norme, où il est l'a-nor-
mal, c'est-à-dire l'exceptionnel et/ou le déviant, dans le cas où norme signifie
détermination ou probabilité, l'aléatoire ou l'improbable. La presse, par exemple,
sélectionne comme événements ce qui est écart par rapport à la norme, que ce
soit au-dessus de la norme (ce qui concerne les chefs d'état, les vedettes, la

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politique, et dans les pays de l'Est, les comportements pilotes des travailleurs
de pointe) ou déviance par rapport à la norme (les faits divers). Ainsi, dans la
référence à la norme, déviance et exceptionalité pourront être les caractères
de l'événement.
3. Par rapport aux objets ou systèmes qu'il affecte.
Ici encore, on peut distinguer un sens large et faible et un sens étroit et fort
du mot. Au sens large, l'événement sera toute modification venant affecter un
système donné. Au sens fort, ce sera l'effet profond ou durable issu d'une rencont
re (dommage, destruction, ou au contraire attraction, symbiose). La notion de
l'événement-rencontre est capitale, et évidemment ici on songe à Cournot pour
qui le hasard est la rencontre de deux séries indépendantes. Ce qui est frappant,
c'est que nous sommes dans un univers où les séries se rencontrent, où non seu
lement les photons du soleil rencontrent la terre (et alimentent la vie), où non
seulement les vents, les eaux balayent et mêlent les molécules les plus diverses,
où non seulement les espèces vivantes se meuvent (y compris les plantes, dont
les germes s'envolent) et se rencontrent (pour se fuir ou se dévorer), mais où
nous arrivent émissions et particules de tous les horizons du cosmos. Laborit
a bien raison d'insister sur la rencontre, mère de l'atome (union des particules)
et de la vie (fruit de la première symbiose entre nucléotides et acides aminés).
On peut considérer aussi que l'invention intellectuelle vient de rencontres
(collisions d'idées, disait Henri Poincaré, et aussi collusions d'idées)...
Ainsi l'événement nous apparaît comme multifactorisé, multirelationné ;
il peut être doué d'un taux d'imprévisibilité ou d'improbabilité plus ou moins
grand, et selon ce taux, être doué d'une plus ou moins grande force de choc,
« d'événementialité ». Mais arrêtons ici ce débroussaillage, et venons-en à ce
qui intéresse directement notre propos : l'événement par rapport à cette caté
gorie de systèmes qui englobe les systèmes biotiques (vivants) et métabiotiques
(cerveau humain, systèmes sociaux humains), c'est-à-dire les systèmes auto
organisateurs (self-organizing systems). Les systèmes auto-organisateurs sont
des systèmes ouverts, c'est-à-dire en relation permanente avec l'écosystème
(environnement) où ils s'alimentent en matière-énergie; ils sont contrôlés par
de l'information, laquelle constitue un dispositif génératif ; ce sont des systèmes
complexes comportant de multiples sous-systèmes et éléments, différenciés et
hiérarchisés, ils sont capables de prendre de nombreux états et d'atteindre de
nombreux objectifs : ils maintiennent leur autonomie interne (homéostasie)
et externe. Ils sont éventuellement aptes à apprendre et à évoluer.

Les événements systémiques


La vie est un système événementiel. Les biologistes ont souligné que les êtres
vivants sont tous des individus, « qu'il n'existe pas deux individus de même
espèce avec des génotypes identiques * ». L'aspect remarquable des systèmes
biotiques est d'être constitué d'événements (naissance, vie, reproduction, mort
d'individus), lesquels constituent les états différents d'un cycle répétitif. Les
événements sont les moments de passage d'un état à l'autre du système. Chose
extraordinaire : la naissance et la mort, événements traumatiques suprêmes de

1. T. Dobzhansky et E. Boesigeb, Essais sur l'évolution, Masson, Paris, 1968, p. 149.

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toute expérience singulière sont ici les événements-éléments de base du système


bio-social.
Le cycle du vivant n'est pourtant pas déterminé à la façon du cycle de la
lune autour de la terre. A la différence du système clos, le système ouvert a
besoin de l'écosystème pour fonctionner. Ses événements ne sont pas le fruit
d'une transformation univoque, ils sont le produit de la coopération système-
écosystème. Tous les êtres vivants ont besoin de trouver leur nourriture, alors
que la lune n'a aucunement besoin de s'abreuver pour accomplir ses révolutions.
Plus : la relation système-écosystème est événementielle dans le sens large :
tout input est potentiellement événement pour le système, tout output est poten
tiellement événement pour l'écosystème. La relation événementielle système-
écosystème est à la fois déterminée et aléatoire. L'écosystème est un système
lâche, large (il est constitué par l'interaction des espèces vivantes dans une
niche géo-climatique donnée) qui oscille entre deux pôles événementiels : d'une
part des événements périodiques réguliers (cycle du jour et de la nuit, phéno
mènes saisonniers non seulement climatiques mais végétaux et animaux), d'autre
part des événements irréguliers, apériodiques, les uns fréquents, les autres rares,
certains, à la limite, exceptionnels et cataclysmiques (inondation, tremblement
de terre). Or nous voyons que les systèmes vivants s'efforcent de régulariser
les événements irréguliers qui leur sont vitaux ou utiles, notamment les événements
nutriciels. Ainsi, le fauve, l'oiseau, la guêpe, etc. utilisent la recherche au hasard
(scanning) pour contrôler le maximum de territoire afin de trouver quotidie
nnement leur proie. Chacun ramène plus ou moins régulièrement une nourriture
plus ou moins irrégulière.
L'aptitude des systèmes auto-organisateurs à régulariser la relation événementi
elle vitale avec le milieu est une propriété fondamentale, qui doit s'inscrire
dans ce que j'appelle le double principe de la relation écosystémique : au caractère
aléatoire de V écosystème, le système tend à répondre par son propre déterminisme ;
au caractère déterministe de l'écosystème, le système tend à répondre de façon aléa
toire (par sa « liberté »j.

Le double principe de la relation écosystémique


1. Le système oppose son déterminisme à l'aléa écosystémique.
Le système auto-organisateur crée une zone de déterminisme propre : la diff
érence entre la même agglomération de cellules vivantes et de cellules mortes
est que l'une constitue un organisme, un système, obéissant à son déterminisme
propre, alors que l'autre, morte, obéit au déterminisme physico-chimique du
milieu.
Les systèmes vivants luttent par de multiples moyens contre la destructivité
immanente du milieu, notamment par une prolifération fabuleuse de germes,
spores, spermes. Mais ce qui importe ici est que d'une part ils tendent à amortir
les variations externes, d'autre part ils tendent à imposer leur loi en dépit des
conditions externes défavorables.
a) Le système tend à amortir les variations du milieu extérieur, et fait régner
en son intérieur ses propres constances. C'est l'homéostasie. Ainsi, « dans un
système physico-chimique, l'abaissement de température ralentit le taux de
réaction chimique; dans un animal à sang chaud, il a l'effet opposé : le refroidi
ssementstimule les centres thermogéniques du thalamus qui déclenche le proces
sus producteur de chaleur du corps ». Le feed-back négatif est le système régula-

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teur bien connu qui s'oppose à la perturbation aléatoire et rétablit partout où


il a été affecté l'état homéostatique. « Ainsi le système « engendrera une réponse
non aléatoire à un événement aléatoire à l'endroit même du circuit où l'évén
ementaléatoire s'est produit » (Gregory Bateson1). Ainsi homéostasie et feed-back
négatif maintiennent, contre aléas et perturbations, le déterminisme interne de
l'organisme.
b) Le système tend à imposer son déterminisme sur le milieu en dépit de
conditions défavorables. C'est le phénomène à' équi finalité, par lequel un, état
final (finalisé) du système peut être atteint à partir de conditions initiales diff
érentes et selon des voies différentes 2.
Le cas classique est celui de l'expérience de Driesch (1908) qui sépara en deux
un embryon d'oursin au début du processus de développement et vit chaque
demi-portion se développer en un oursin entier. L'équifinalité permet de pallier
une déficience, de contourner l'obstacle, bref de répondre à la perturbation
aléatoire par le rétablissement des « fins » du système, c'est-à-dire ses lois, son
déterminisme propre.
2. Le système oppose une variabilité aléatoire (liberté événementielle) au
déterminisme du milieu extérieur. Ceci est déjà l'envers de la proposition précé
dente, car un système qui crée une zone de finalité propre échappe par là même
à certains effets du déterminisme extérieur. De plus, les systèmes doués de mobil
itééchappent au déterminisme local en changeant de lieu; par la fuite ou la
lutte, ils créent des événements, de l'aléa, de l'imprévisibilité : le comportement
de deux animaux liés l'un à l'autre dans le rapport prédateur-proie est dans ce
sens illustratif : chacun opère des feintes, des ruses, procède par coups soudains
et inattendus, c'est-à-dire crée à partir de lui une zone aléatoire.
Ainsi, le double principe nous fait comprendre que le système auto-organisa
teur d'une part tend à étouffer, esquiver, ou, on le verra, utiliser les événements
aléatoires de l'écosystème, et d'autre part tend à être un producteur d'événe
mentspour l'écosystème (c'est-à-dire les autres systèmes).
Si nous étudiions un écosystème, une jungle, une forêt, une ville, nous verrions
comment sans cesse les événements à la fois jaillissent et sont amortis, comment
dans un grouillement d'événements embryonnaires (tentatives, recherches,
échecs), quelques-uns seulement arrivent à l'actualisation.
Mais si nous considérons plutôt le système auto-organisateur lui-même,
alors on se rend compte qu'il se trouve dans un champ événementiel bipolarisé :
d'un côté, il y a ce que ledit système fait de l'événement (à la limite il l'annule),
d'un autre côté il y a ce que l'événement fait du système (à la limite il le détruit).
Entre ces deux limites, règne la dialectique incertaine et évolutive de la vie, et la
possibilité de développement.

Le développement ontogénétique
1. L'événement programmé
Le développement ontogénétique est celui d'un "individu à partir d'un pr
ogramme génétique inscrit dans l'A.D.N. de la cellule initiale. Or, à partir d'un

1. Cybernetic Explanation, The American Behavioral Scientist, April 1967, p. 29-32.


2. James C. Miller, « Living Systems, Basic Concepts », Behavioral Science, 10, 3,
July 1965, p. 233.

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événement initial (lui-même programmé) : la fécondation d'un œuf, le programme


déclenche une chaîne d'événements (formation de l'emhryon, naissance, acces
sion à l'état adulte). Ici ces événements sont évidemment des éléments du système
biologique. Au-delà même du développement embryogénétique, partout où il
y a comportements dits instinctifs, c'est le comportement même, notamment
le comportement sexuel, qui peut être rigoureusement programmé comme un
scénario, Ainsi, comme l'a montré N. Tinbergen 1, quand l'épinoche femelle
apparaît, le mâle danse en zigzag; la femelle répond à ,'cette danse en nageant
droit sur lui. Le mâle se retourne et montre le chemin. La femelle suit. Le mâle
indique l'entrée du nid. La femelle entre dans le nid. « C'est alors chez le mâle
une réaction de frisson » qui provoque la ponte des œufs par la femelle, qui pro
voque à son tour leur fécondation par le mâle. Un exemple encore plus stupé
fiant d'événements programmés est ce qui se passe après la mort d'une reine
d'abeilles; les ouvrières alimentent un certain nombre d'œufs pour former des
reines; les deux premières qui sortent de l'œuf s'affrontent dans un combat à
mort; la survivante est reine et les éleveuses dévorent les autres œufs. On ne
saurait assurer que ce rituel monarchique, comme le rituel de cour de l'épinoche,
comme d'autres rituels instinctuels aient pour origine un arkhe-événement,
événement primordial qui (d'une façon que la science ne saurait encore expli
quer) se serait inscrit dans le capital génétique de l'espèce. De toutes façons,
dans tous ces cas, la séquence événementielle se déroule de façon implacable :
mécanique, et pourtant ce sont des événements : ils rentrent dans les événements
reproductibles, réguliers, périodiques, ils font partie du cycle systémique. Ils
sont produits par le système.
2. L'événement effecteur
Reprenons le problème du développement ontogénétique, mais cette fois
hors du cadre strictement programmé (instinctuel) où le programme produit
l'événement. C'est le cas, tout à fait symétrique, que l'on trouve de plus en plus
chez les espèces supérieures, où un événement, qui se produit fréquemment dans
l'écosystème, permet au système de franchir un stade nouveau dans son développe
ment (ontogénétique).
Ainsi, on reconnaît de plus en plus, chez les mammifères et chez l'homme,
des phases critiques de développement, qui exigent la stimulation extérieure.
Si on élève des souris dans un environnement pauvre en stimulations — agres
sions externes, les épines dendritiques du cerveau n'apparaissent pas ou en très
faible quantité. Si un chat n'a pas reçu de stimulus visuel jusqu'à 21 jours après
sa naissance, il devient (reste) aveugle. Si un nourrisson humain n'est pas mani
pulé pendant une période prolongée, la privation de stimuli sensoriels tendra à
le faire décliner de façon irréversible.
C'est chez l'homme que le développement, quasi-lié au surgissement d'événe
mentsécosystémiques, est le plus tributaire d'événements-rencontres avec le
milieu (familial et social). Ainsi l'acquisition du langage nécessite des conversa
tions d'adultes en présence de l'enfant; bien que l'enfant dispose probablement
d'un système générateur inné du langage, il ne peut tout seul développer l'usage
de la parole, et, au-delà d'un âge critique, il sera à jamais incapable d'apprendre
à parler.

1. The Study of Instinct, Oxford University Press, 1951.


181
Edgar Morin

Prenons maintenant le cas des événements traumatiques de développement


comme la cristallisation et le dépassement du complexe d'Œdipe. Peu importe
ici qu'il s'agisse d'un syndrome universel ou d'un syndrome propre à l'Occident,
c'est-à-dire que le système où il s'inscrit soit anthropologique ou civilisationnel :
l'important est qu'il s'inscrive dans un système, constitue une étape de son
développement, bien qu'il soit traumatique, et que ses effets soient variables
et divergents selon les individus. Chez les uns il laissera un blocage durable,
voire permanent, suscitant inhibitions ou névroses. Chez d'autres, il sera l'épreuve
féconde pour le développement sexuel ou intellectuel. L'Œdipe n'est qu'un des
cas de traumas de développement, lesquels se posent à tous les niveaux du déve
loppement humain (et les rites d'initiation archaïque constituaient la prise en
charge par le système social du trauma de développement individuel). Dans
un sens le trauma est produit par le développement du système, dans un autre
sens, il lui est extérieur et lui apporte aléa, indétermination, possibilité régressive
et non seulement de développement. Voici donc un type d'événement à double
face, d'événement Janus.
Peut être pourra-t-on bientôt lever l'équivoque la plus lourde de certains de
ces événements. Les études des jumeaux homozygotes, séparés dès leur naissance
et élevés dans des milieux différents, nous montreront dans quelle mesure des
événements qui semblent d'origine purement extérieure (maladies, réussites ou
échecs dans les relations affectives ou autres avec autrui) seraient en fait
prédéterminés par des avatars intérieurs (par exemple, le cas de jumeaux
élevés séparément, mais qui ont la fièvre ou des démangeaisons au même moment).
De même nous pourrons peut-être bientôt mieux concevoir, toujours à partir
des jumeaux, la plus ou moins grande importance des événements écosystémiques
dans le développement de la personnalité.
Mais notre propos n'est pas ici de pondérer le rôle respectif du génétique
et du milieu (culturel, familial, social, etc.). C'est de montrer que tout un immense
secteur de développement dépend de la « coopération » entre V écosystème et le sys-
tèmey chacun contenant, comme dans un roman d'espionnage, la moitié du
message, qui, réuni, énonce la formule permettant d'accomplir le saut événementi
el, c'est-à-dire un stade de développement. L'écosystème apporte au dispositif
génératif l'événement qui déclenche une virtualité de développement.
' II est bien évident que c'est le système-auto-organisateur particulièrement
complexe, qui, à partir d'un certain degré d'évolution biologique, a réussi à cons
tituer cette combinaison à deux entrées (l'une génétique, l'autre écosystémique),
qui transforme l'événement écosystémique en élément d'accomplissement
systémique, et qui, dans le cas du trauma de développement, transforme, de
façon statistiquement très variable selon les types de traumas, les agressions
en stimuli. Cette transformation de l'agression en stimulus, qui nous est déjà
apparue à propos du développement ontogénétique, et qui reviendra encore, est
un trait fondamental des systèmes auto-organisateurs complexes, qui jouera
un rôle capital dans le développement historique des sociétés, ce dernier point
ayant été souvent noté, mais rarement mis en relief, sauf par Toynbee et
Sorokin.
Ainsi, plus le système est complexe, plus il va jouer avec l'événement, jouer
comme un joueur, à pile ou face, à la loterie, mais en polarisant l'aléa, en faisant
en sorte que le résultat heureux devienne enclencheur-déclencheur de transfor
mations ou développements, de plus en plus riches, de plus en plus rares, de plus
en plus marginaux.

182
L1 événementsphinx

3. L'apprentissage
Nous avons déjà examiné :
— L'événement « instinctuel » programmé, comme la mise à mort du mâle
par la mante religieuse ou le massacre des mâles après le vol nuptial par les bonnes
abeilles ouvrières. Si on les voyait pour la première fois, ces meurtres sembleraient
aussi accidentels que l'assassinat du duc de Guise.
— L'événement de développement, qui résulte de la coopération entre l'éc
osystème et le dispositif génératif, lesquels, à eux deux, unis, constituent un
programme.
Il faut concevoir maintenant l'événement d'apprentissage, où l'écosystème
joue un rôle encore plus important, mais à condition que le système soit riche
en possibilités associatives et en stratégies d'assimilation cognitive. Il est diffi
cile de tracer la frontière entre événements de développement et événements
d'apprentissage, mais l'important ici est de dégager, non de délimiter des traits
originaux.
L'apprentissage, c'est l'acquisition d'information que le système tire de
l'écosystème. Cette acquisition s'effectue à partir d'un dispositif inné (stratégie
et organisation cognitive) et à partir d'une recherche le plus souvent errante, au
hasard (scanning), du système dans l'écosystème. L'apprentissage consiste,
en un sens, à faire signifier des événements, à transformer l'événement-bruit
en événement-signal, voire en événement-signe : « le bruit est transformé par
l'apprentissage en signal1 ». Cette transformation consiste à effectuer des asso
ciations entre des événements qui se répètent et d'autres qui leur sont liés
synchroniquement ou séquentiellement. A donner un sens ainsi à l'ensemble des
événements fréquents de l'écosystème, à ramener des événements ou phéno
mènes nouveaux ou inconnus à des « modèles » connus, à les reconnaître comme
spécimens d'une espèce d'événements ou d'éléments donnés, etc. Ainsi l'appren
tissageaboutit à une « vision du monde » environnant; dès lors l'écosystème
trouve son analogon dans le cerveau de celui qui a appris : disons autrement, le
système devient comme un récepteur, qui disposant du code, distingue le message
du bruit, lit un message de plus en plus riche dans le « livre du monde ». Ces méta
phores : livre du monde, vision du monde, sont à dessein. En effet, que ce soit
sous forme codée ou d'image (analagon), le cerveau devient le « miroir de l'env
ironnement » : il intègre en lui les règles, le déterminisme, l'organisation de
l'écosystème. Vérité profonde de l'idée de « conscience-reflet », mais dont la
vulgate marxiste n'a pu donner jusqu'à ce jour qu'une version minable! Et
pourtant, l'apprentissage, c'est bien cela, l'intégration intérieure du monde exté
rieur. Et ceci permet d'entrevoir que le cerveau, ainsi accumulateur d'informat
ions, ait par là même une puissance organisatrice beaucoup plus grande que
celle dont disposent les gènes. Ce supplément « régulateur » par rapport aux gènes,
« d'où vient -il? » demandait Ashby, qui répondait aussitôt, et très justement :
« des sources au hasard et du milieu lui-même 2 ».
Et effectivement, c'est tout le secret de l'apprentissage : reconstituer, par
des sources au hasard et ponctions sur le milieu, toute l'organisation écosysté-
mique qui devient elle-même de l'organisation mentale. La conscience-reflet est
en même temps le contraire du reflet : elle est l'assimilation active de l'ordre

1. Stafford Beer, « Below the Twilight Arch », General Systems, V, 1960, p. 20.
2. W. Ross Ashby, Introduction à la cybernétique, Dunod, Paris, 1958.

183
Edgar Morin

écosystémique par et dans l'ordre systémique. Elle nécessite un dispositif


puissant irréductible à l'écosystème pour assimiler celui-ci.
Mais quid des événements rares, isolés, extraordinaires? Ce sont des ébauches
d'apprentissage, qui demeurent ambiguës, évasives, des commencements qui
sont des fins... Ou bien ils laissent une empreinte qui s'efface lentement, ou bien
au contraire ils laissent une empreinte capitale traumatique, qui sera source de
recommencements imaginaires ou névrotiques. L'événement unique oscille
entre le tout ou rien, entre le souvenir ineffaçable et l'oubli, entre la signification
absolue et le non-sens. A la suite d'un tremblement de terre, par exemple, l'un
émigrera, pour ne plus revivre à nouveau un tel cataclysme, l'autre reconstruira
sa maison, et n'y pensera plus.
L'apprentissage joue donc entré deux seuils, celui du dispositif programmé
génétiquement, qui n'apprend pas, et celui des événements singuliers, solitaires,
qui ne peuvent être transformés en signaux ou signes, faute de répétition (et
que l'humanité va souvent interpréter comme signes magiques, divins).
L'apprentissage, acquisition d'information, c'est-à-dire d'événements signes
qui réduisent l'incertitude, lesquels permettent à la fois l'accumulation du savoir
et de l'aptitude organisatrice, l'apprentissage fait en quelque sorte évoluer,
progresser le système qui apprend. Tout animal supérieur, et tout homme évo
luent, mais cette évolution est purement individuelle : elle ne se répercute pas
sur le capital génétique (et si cela était, cela serait exceptionnel). Il n'y a que la
société humaine qui puisse évoluer par incorporation de l'acquis (en courant le
risque de laisser se dégrader l'hérité). En effet, la société dispose d une informa
tion generative (culture) non pas à la manière des gènes, mais à la manière d'un
cerveau. Bien entendu, le cerveau est formé à partir d'une information génétique
et la société, conjonction de cerveaux humains en un système, dépend sans doute,
à un degré profond, de quelque chose de génétique. Mais elle fonctionne à la
manière d'un cerveau, elle est un système modifiable et enrichissable par l'év
énement et l'expérience — la relation écosystémique.

III. LA DIACHRONIE ÉVÉNEMENTIELLE

La distinction saussurfenne du syn chronique et du diachronique souffre de


sa première définition, reprise et confirmée par le courant structuraliste. La syn
chronie y est définie comme simultanéité, et, dans un sens, comme extratempor
alité, et la diachronie comme succession temporelle. A mon avis, ces définitions
sont inconcevables systémiquement. Tous les systèmes étudiés dans les sciences
biologiques et humaines, sans compter un grand nombre de systèmes physiques
naturels et artificiels sont des systèmes cycliques et multistatiques, c'est-à-dire
dont le fonctionnement s'effectue dans le temps, qui prennent différents états
dans le temps, s'autoperpétuent ou s'autoreproduisent dans le temps, ont des
virtualités qui se réalisent (ou non) dans le temps. Mais ils sont en accord avec
'
le temps : leurs événements sont prévus ou intégrés dans le système : dans ce
sens ils sont syn-chrones.
Par contre, quand les systèmes sont affectés par un changement dans leur
dispositif génératif ou leur information, par une mutation, il se produit une
rupture qui modifie le système, lequel ne retrouvera plus la même synchronicité
qu'auparavant; ici nous entrons dans la diachronie systémique, où le temps
signifie hétérogénéité. Dans la synchronie systémique entrent les événements

184
U événement-sphinx

que nous avons examiné jusqu'à présent : ceux qui constituent le système, s'intè
grent en lui, développent ses virtualités, c'est-à-dire les événements de dévelop
pement ontogénétique et d'apprentissage, du moins jusqu'à une limite trouble
et incertaine, un no man's land systémo-événementiel (frontière entre la folie
— le dérèglement — et le génie).
Dans la diachronie systémique entrent les ruptures qui détruisent ou font
évoluer les systèmes.
Ainsi, il y a d'une part le temps de la répétition, de la perpétuation, de la
reproduction (synchronie) et d'autre part le temps du changement, de l'agres
sion,de la nouveauté (diachronie). Cette distinction heuristique n'est évidemment
pas absolue, a ses limites, puisqu'un système vivant peut organiser l'auto-
destruction de ses individus (mort autoprogrammée), c'est-à-dire sa brisure
diachronique, mais au sein d'un cycle de reproduction, c'est-à-dire de continuité
synchronique. (Ceci n'est qu'un aspect du phénomène que nous allons aborder,
l'utilisation de la rupture pour la relance chez les systèmes aptes à évoluer.)
L'avantage de cette redéfinition (qui du reste suit la définition littérale) est, que
dans notre « néo-synchronisme », la structure n'est plus amputée mais liée à
son fonctionnement et ses états, et que l'on peut considérer, non seulement des
systèmes multistatiques et cycliques, mais des systèmes événementialisés, y
compris les systèmes constitués par des chaînes markoviennes d'événements.
Quant à la nouvelle diachronie, elle nous introduit au problème toujours
vierge et fascinant de la Scienza Nuova: la science de l'évolution.
Le point de départ de la nouvelle diachronie est Yorder from noise principle
de Heinz Von Foerster. Schrôdinger, dans What is life1, avait indiqué que les
événements ordonnés pouvaient être produits selon deux principes de base, le
premier order from order (algorithmique), le second order from desorder (statis
tique), d'où deux types de lois naturelles, les lois dynamiques et les lois sta
tistiques. Von Foerster, en 1959, avança un troisième principe, qui ne peut être
confondu avec les deux premiers encore qu'il en dépende « Order from noise 2 »,
Vordre à partir du bruit. C'est-à-dire un principe de sélection selon lequel des
événements-bruits contribuent à augmenter l'ordre des systèmes complexes.
Parodiant la formule célèbre de Schrôdinger, Von Foerster déclare que « les sys
tèmes auto-organisateurs ne se nourrissent pas seulement d'ordre, ils trouvent
aussi du bruit à leur menu ». Ce bruit foersterien est différent du désordre de
Schrôdinger lequel est statistiquement de l'ordre, mais le principe foersterien,
comme l'a bien souligné Gotthard Gûnther 3 établit en fait la synthèse — YAufhe-
bung — (le dépassement) de V order- from-order et de Yorder-from-desorder. U order
from order c'est la mécanicité, Yorder from desorder c'est la régularité, Yorder from
noise, c'est la nouveauté ou la créativité.
Ici, nous voulons considérer directement l'aspect central du principe, qui
concerne le rôle de l'événement incidentel ou accidentel dans la modification
du système. Pour cela nous devons distinguer l'événement de transformation
des événements envisagés jusqu'alors (événement de développement ontogéné
tique dans le cadre phylogénétique, événement d'apprentissage) et aborder

1. E. Schrodinger, What is life?, Cambridge University Press, 1945.


2. Heinz Von Foerster, « On Self-Organizing systems and their Environment »,
in Yovits, Cameron, Self-Organizing Systems, Pergamon Press, New York, 1960, p. 31-50.
3. G. Gunther, « Cybernetical Ontology and Transjunctionnal Operations », in Yovits
and Jacobi, Self Organizing Systems, Spartan Books, 1962.
185
Edgar Morin

l'évolution, laquelle peut être développement, mais développement phylo- génétique


ou socio-historique.
Pour ce faire, il faut avoir à l'esprit une distinction fondamentale (qui émerge
à peine, avec Noam Chomsky, dans les sciences humaines, et incomplètement)
valable pour tous les systèmes auto-organisateurs, biotiques et métabiotiques,
celle du génératif et du phénoménal. Cette distinction s'est d'elle-même placée
au cœur de la biologie moderne avec le couple lié, complémentaire, antagoniste
de génotype-phénotype. Le génératif est constitué par le système organisationnel-
reproducteur, qui contient l'information du système, permet de conserver, per
pétuer et reproduire le système. Le phénoménal est constitué par l'actualisation
du système, sa relation concrète avec et dans l'écosystème, son fonctionnement,
ses avatars, ses expériences. Le génératif est avant tout informationnel, virtuel,
principiel, le phénoménal est métabolique, pratique, « existentiel ». Le génératif
est ce qui fait vivre; le phénoménal est ce qui vit. L'un est le paralytique qui
voit; l'autre l'aveugle qui marche; leur union est indissoluble (leur union est
le grand événement et le grand mystère de la vie...).
Or, dans les cas déjà examinés de développement de l'individu d'une espèce
ou de l'apprentissage, le système génératif est modifié dans la mesure où il
actualise ses potentialités, mais non dans son organisation fondamentale. Par
exemple le cerveau humain est un système en modification permanente sous
l'effet de ce qu'il enregistre, connecte, déconnecte, etc., mais ni la structure
du cerveau, ni le système génétique qui programme le cerveau n'en sont modif
iés.
Posons maintenant la question : qu'est-ce qui modifie vraiment un système?
C'est la modification de son dispositif génératif. Qu'est-ce qui modifie son dis
positif génératif? C'est ce qui le désorganise. Si on peut assimiler ce dispositif
à un message-programme, qu'est-ce qui désorganise l'information? C'est le
bruit.
Déjà, les systèmes auto-organisateurs complexes, sont, comme le souligne
Atlan, en un état ininterrompu de désorganisation-réorganisation, où les agres
sions multiples (à condition de ne pas être lésionnelles) sont en même temps
des stimuli qui entretiennent la vitalité du système. Mais ces agressions-stimuli
touchent la part phénoménale du système, elles n'atteignent pas la part gene
rative. L'événement diachronique est celui qui atteint la part generative et l'exemple
le plus spectaculaire, le plus étonnant, est celui de la mutation biologique,
« erreur » dans la reproduction du programme génétique, d'origine accidentelle
(aléa quantique, radiation externe), sans laquelle il n'y aurait pas eu toute la
prodigieuse prolifération des espèces vivantes sur terre, en mer et dans les airs.
Certes la mutation est rare, et son résultat est rarement heureux (développement
d'une aptitude meilleure, d'une propriété nouvelle) mais tous les développements
de la vie ont dépendu de ces accidents improbables eux-mêmes improbablement
heureux.
Bien que le processus de la modification génotypique soit inobservable, il
est plausible qu'il réponde au schéma désorganisation /réorganisation.
Généralisons l'hypothèse diachronique dans le sens de Von Foerster-Atlan :
le schéma événement /accident /bruit /désorganisation /réorganisation /transfo
rmation/création /évolution peut être appliqué à tous les systèmes dotés d'un
dispositif génératif, lorsqu'il affecte l'information dudit dispositif. Ceci vaut
donc, non seulement pour l'évolution biologique, mais aussi pour l'évolution
des systèmes anthropo-sociologiques.

186
L'événement-sphinx

Les systèmes sociaux (humains) présentent, outre les différences intellectuelles


qui distinguent l'homme des autres êtres vivants, deux types radicaux de diff
érences avec les systèmes biologiques :
1° le système génératif n'est pas insensible aux événements phénoménaux,
lesquels peuvent modifier le dispositif génératif (culture) : il y a possibilité
d'intégration de caractères acquis et d'acquisition directe d'Information gene
rative par le truchement phénoménal. Autrement dit, il y a va-et-vient dialec
tique entre le génératif et le phénoménal. Ce va-et-vient, extrêmement rare et
difficile dans les sociétés archaïques où la culture sacralisée, conservée par les
initiés (sorciers, prêtres), se défendait contre les innovations, est devenu courant
dans les sociétés modernes.
2° Le système social est beaucoup moins intégré qu'un organisme biologique;
les relations entre individus humains évoquent plus les relations entre les neu
rones du cerveau que celles entre les cellules des os, du cœur, du foie, des ongles,
etc. Chaque partie participe potentiellement au tout beaucoup plus que dans
un organisme, et les spécialisations étant moins rigides, l'exercice des fonctions
nobles (pensée, intelligence) étant commun en fait à tous les individus (alors
qu'il est réservé aux cellules cérébrales dans les organismes, ce qui ici encore
indique que la société ressemble plus au cerveau qu'à l'organisme), les empié
tements, oppositions, antagonismes entre les parties constituent, surtout dans
les sociétés modernes, la norme : les conflits sociaux jouent leur rôle dans la
désorganisation-réorganisation permanente du système, lequel est beaucoup
plus complexe, de par ses interactions possibles et imprévues (imprévisibles)
de par ses événements internes, que le plus complexe des organismes biologiques x.
L'évolution, issue des événements extérieurs perturbant les dispositifs génératifs
des systèmes, conduit à des systèmes extrêmement complexes (sociétés humaines)
intégrant et produisant en eux (dans les déviations individuelles, les désordres
et les conflits sociaux) les événements évolutifs.
Tous ces traits compliquent de beaucoup le problème de l'évolution sociale,
qui, dans une société moderne devient le fait normal, à la différence de tous les
autres systèmes auto-organisateurs connus, même le cerveau (lequel pourtant
ne cesse de se modifier), y compris les sociétés traditionnelles. Mais, sans entrer
dans tous ces problèmes qui fixent désormais nos recherches, indiquons ici que
la crise (peu importe en ce propos qu'elle soit d'origine endogène ou exogène)
est le type d'accident qui, suivi ou non de transformation, peut nous éclairer
sur les processus de désorganisation-réorganisation-changement.
Parmi les événements-éléments de crise — qui est un complexe d'événements
traumatiques affectant le système — notons :
1° l'arrêt ou paralysie, partielle ou non, dans le fonctionnement d'un élément
du système ou d'un sub-système,
2° la levée, partielle, locale ou générale d'inhibitions organisationnelles qui
permettent à des virtualités inhibées de s'actualiser,
3° la transformation des différences en oppositions,
4° le déclenchement de feed-back positifs : affolements (runaways) ou dévelop
pement rapide de tendances nouvelles,
5° le déclenchement de feed-back négatifs de survie, tendant à sauvegarder
l'intégrité du système,

1. Où les désordres signifient inévitablement maladie, alors que les désordres sociaux
peuvent signifier évolution.

187
Edgar Morin

6° le déclenchement de scanning, recherches par essais et erreurs de solutions


nouvelles,
7° la dialectisation de tous ces éléments.
Du jeu de cette dialectique peut sortir l'échec ou la régression (le système
ne pouvant dépasser ses « contradictions » retourne à une forme moins complexe,
plus élémentaire). Il peut aboutir au rétablissement du statu quo. Mais il peut
aboutir aussi à l'innovation, c'est-à-dire l'apparition d'une qualité, d'une comp
lexité, d'une propriété nouvelles. Et on voit, grossièrement certes, où sont,
dans le chaos de crise (tourbillon de forces contradictoires) les forces créatrices
dont le déclenchement est étroitement lié à celui des forces destructrices: elles sont
dans les virtualités jusque-là inhibées (où sont aussi les forces destructrices);
elles sont dans le feed-back positif, qui attise la tendance nouvelle (mais qui peut
être aussi affolement et dérèglement généralisés); elles sont dans le scanning,
initiative spontanée, éventuellement créatrice, des masses ou des individus. On
comprend donc que les moments de créativité historique coïncident avec les
crises.
L'inexplicable et compréhensible création
Nous voici devant le scandale et la merveille diachronique : il faut qu'il y
ait erreur, « bruit », perturbation, désorganisation, accident, pour qu'il y ait
— éventuellement et rarement, « improbablement » mais nécessairement — évo
lution, progrès, création. Évidemment, ce n'est pas « l'erreur » qui dans le cas
de la mutation, provoque un progrès, c'est l'incorrecte correction de l'erreur;
ce n'est pas le bruit, c'est l'affectation d'un signe, d'une information au bruit,
et c'est le nouveau message qui se substitue à l'ancien; ce n'est pas l'accident,
c'est la réparation, créatrice d'un nouveau dispositif; c'est, disons mieux, toute
la dialectique complexe déclenchée par la perturbation, et d'autant plus riche que
le système est plus complexe. C'est la création qui vient de la relation devenue
chaotique ordre-désordre. C'est l'invention qui surgit dans le manque et la béance.
Il faut bien dire création. L'évolution créatrice n'est pas une prétention
bergsonienne, c'est le phénomène constatable x.
Mais la science, qui peut désormais concevoir mieux les conditions de l'évo
lution créatrice, ne peut que constater et situer une « virtualité créatrice » comme
au xvne siècle on constatait la « vertu dormitive » de l'opium. Et, si expliquer
est réduire (à l'antécédent logique ou chronologique) on ne peut expliquer le
supplément « irréductible » qu'apporte toute création.
L'évolution aux deux visages
Ordre /Désordre, Agitation /Contrainte, Hasard /Nécessité, Événement /Sys
tème, Désorganisation /Création, nous apparaissent désormais inséparables
pour comprendre toute l'évolution.
Le temps est un mouvement vers le désordre (2e principe) qui, dans son désor
dre,et à travers l'agitation, est créateur d'ordre. L'agitation des particules est
insensée, mais elle subit des contraintes qui sont les affinités ou répulsions et
ainsi se constituent les systèmes d'atomes, et du coup les premières émergences,
propriétés nouvelles inconnues des composants. Ainsi commence la chaîne vers
la complexification et l'hétérogénisation des systèmes, amorces de l'individual
isation. C'est dans l'agitation, le désordre des rencontres que s'est constituée,

1. T. Dobzhansky et E. Boebiger, op. cit., p. 146-165.

188
V événement-sphinx

une seule fois peut-être, une organisation dynamique, créant un ordre nouveau.
La vie naît du hasard et de l'aptitude à utiliser le hasard. Voilà la richesse
événementielle majeure. Désormais, la vie va continuer sur ce double registre,
selon une dialectique tellement étonnante qu'on a sans cesse tendance à retomber
sur un de ses versants. Pour les uns, le hasard (agitation désordonnée) devient
le seul opérateur. Pour les autres l'aptitude du système à capter le hasard va
permettre de rationaliser l'évolution comme étant une recherche-learning de
développement par essais et erreurs événementiels. Et effectivement, cela y
ressemble bigrement, mais qui est l'évolution? Est-elle un être? Un principe?
Ou n'est-elle que le résultat de la rencontre entre l'événement et l'aptitude
créatrice, elle-même émergeant au cours d'un processus où jouent ordre et désor
dre,agitation et contrainte...
L'évolution créatrice est aussi l'évolution destructrice. Nous devons dans
l'histoire de la vie lier le cours cataclysmique et le cours progressif. Quelques
variations mineures de température sur la surface du globe ont provoqué des
glaciations et des réchauffements, lesquels ont désorganisé les écosystèmes,
entraînant migrations d'espèces, nouvelles règles d'intégration, nouveaux cri
tères de sélection éliminant des espèces jusqu'alors favorisées et favorisant des
espèces peut-être en voie d'élimination. Ainsi quelques variations thermiques
ont provoqué les événements majeurs de cette planète, qui ont entraîné la
disparition des grands reptiles triomphants et finalement permis le développement
des espèces multiadaptées, dont celles qui ont pu acquérir la relative autonomie
thermique (le sang chaud, puis le chauffage extérieur).
Vers Vhistoire et la sociologie
Tous ces caractères propres à l'évolution de la vie, se retrouvent selon d'autres
modalités, d'autres complexités dans l'histoire humaine, notamment la relation
entre événement et évolution, et la relation entre création et désorganisation
voire destruction. Aussi tout ce long préambule était nécessaire : rien de plus
important que les fondements; et ici, ce qui est considéré comme fondement,
ce sont les règles synchroniques et diachroniques qui gouvernent les systèmes
auto-organisateurs, dont les systèmes noologiques et sociologiques humains
sont les cas les plus évolués, les plus complexes, les plus raffinés, et donc où la
dialectique système /événement, génératif /phénoménal devient la plus subtile
et la plus incertaine, la plus errante, erronée et inventive à la fois. Nous avons
déjà indiqué plus haut les caractères propres aux systèmes sociaux humains,
leur complexité extrême, leur faible intégration, leur dialectique entre le génér
atif et le phénoménal. C'est sur ces bases que pourra être envisagée l'édification
d'une théorie sociologique reposant sur les multiples et multiformes relations
entre le système social et l'événement.
Ici, nous retrouvons les questions déjà indiquées dans le retour de V événement:
le sens très aigu qu'avait Marx du double visage de l'évolution quand il disait
que « l'histoire avait progressé par le mauvais côté »; la dialectique (réhabilitée
par la systémologie qui décèle les oppositions et antagonismes intra-systémiques,
qui voit leur rôle éventuellement créateur, qui constate dans tout système
nouveau l'émergence, c'est-à-dire le dépassement) est apte à saisir tous les aspects
contradictoires que nous a révélés ce premier tour d'horizon systémique... Elle
est seulement trop étroite chez Marx. Il lui manque le « sound and fury prin
ciple » de Shakespeare, la dialectisation du bruit et de la logique, de l'ordre et
du désordre... Mais il a bien vu que les crises pouvaient être productives et que

189
Edgar Morin

les révolutions « locomotives de l'histoire » étaient des événements systémiques


créateurs. L'histoire est aujourd'hui très proche de la relation système-événe
ment. Le premier moment décisif fut celui où l'histoire anti-événementielle,
détectant les « nappes profondes de l'histoire », découvrit le système (Marc
Bloch, Lucien Febvre, Fernand Braudel), l'homéostasie (Le Roy Ladurie).
Le second moment a commencé : c'est la redécouverte de l'événement, dans sa
relation au système (Baechler, Le Roy Ladurie).
Mais ce serait le rôle de la sociologie que d'élaborer une systémologie de la
société. Il lui faut désormais découvrir le problème systémique. Et, de plus,
réitérons ici l'intérêt d'une sociologie événementielle : d'une part l'événement
révèle quelque chose dans le système qu'il affecte; d'autre part il nous introduit
au problème de son évolution.
Répétons-le : reconnaître l'événement, ce n'est pas seulement reconnaître
l'aléa (l'aventure) dans l'histoire (du monde, de la vie, de l'homme), c'est per
mettre l'étude des propriétés des systèmes (biotiques, humains, sociaux), dont
l'aptitude à évoluer.

IV. CHAOS EST COSMOS

1. « La toute-puissance et l'inanité de l'événement » a dit Lévi-Strauss.


Non, l'événement n'est ni inane, ni tout-puissant pour les systèmes, notamment
pour les systèmes auto- organisateurs (biotiques et méta-biotiques). « C'est grâce
à une réduction structurale toujours plus audacieuse et plus fine de l'objet
d'expérience que la connaissance des faits humains parvient à s'instituer comme
connaissance appliquée, c'est-à-dire à rejoindre l'événement », a dit Gille Grang
er. Non, ce n'est pas grâce à une réduction... de l'objet d'expérience. C'est
grâce à une modification du champ épistémologique, où l'individuel, le bruit,
l'accident cesseront d'être considérés comme des parasites. La réorganisation
épistémologique qui a commencé est d'une part cybernético-systémique, d'autre
part événementielle.
A l'ancien scheme :

Structure ... (imprécations, mains tendues)... Histoire


II faut substituer le scheme :
Structure ... Système ... Événement ... Histoire

2. La science du système, entendue comme science de l'organisation, de la


structure, du fonctionnement du système est une science synchronique dans
le sens que nous avons restitué : en accord avec le temps. Elle se situe dans le
petit temps, le temps qui est cycle et répétition. Mais les systèmes auto-organi
sateurs aptes à évoluer (espèces vivantes, sociétés humaines jusqu'à présent)
évoluent dans le grand temps, le temps diachronique des désorganisations,
ruptures, transformations, créations. Le rationalisme morbide est de vouloir
réduire le grand temps au petit temps, d'éliminer la diachronie, de vouloir un
monde clos.

190
V événement-sphinx

Les systèmes vivants sont tous fonction d'événements; les événements les
alimentent; les événements les font évoluer. Chaque cellule vivante aujourd'hui
témoigne d'une prodigieuse accumulation événementielle : « chaque cellule,
enregistrant comme elle l'a fait des millions d'années d'évolution, représente
davantage un cas historique qu'un cas physique » disait Delbruck. Toutes les
acquisitions de l'immense chaîne de notre D.N.A. sont événementielles. Tout
dans notre développement embryologique, remémore, commémore, reprogramme
les arkhe-événements de l'histoire du phylum. Je dirai même que les systèmes
vivants (individus) intègrent les événements évolutifs diachroniques de l'évo
lution phylétique dans leur synchronie. Plus le système est complexe et évolué,
plus il est sensible et ouvert à l'événement comme une fleur carnivore. Ce que
montre le système le plus riche, le plus ouvert, le plus complexe, la vraie merv
eille de toute la création évolutive, le cerveau humain, avec sa population de
vingt milliards de neurones. Le cerveau est le chef-d'œuvre qu'il faut étudier
et dont la compréhension sera la clé de voûte du systémisme. Il porte en lui la
vérité globale de la vie, qui est la seule structure souple et mobile par rapport
à l'événement et au hasard parce qu'elle les a intégrés à l'intérieur d'elle-même,
d'où son double visage permanent : risque et chance.
3. L'événement est une réalité phénoménale énorme. Mais peut-être n'est-il
que phénoménal? J'ai été frappé par Sauvan et d'Espagnat, l'un rappelant
que l'événement est « élaboré par la pensée humaine et grâce aux imperfections
de celle-ci... (qui)... n'appréhende par ses capteurs et ses effecteurs qu'un spectre
bien incomplet de l'univers »; l'autre indiquant que peut-être il existe un infra-
univers, où les phénomènes sont non-séparables (si j'ai bien compris : non-événe-
mentialisables). Aussi nous ne devons nullement exclure un en-deçà sans événe
ments du monde phénoménal (mais producteur d'événements).
La remarque de Sauvan, elle, concerne directement le monde phénoménal;
elle nous amènerait à supposer que l'événement n'est pas aussi « isolé » qu'il
nous apparaît; il ferait partie peut-être d'un continuum, et peut-être aurons-
nous à révolutionner notre notion d'événement. Mais en attendant, il s'agit
déjà d'ouvrir un peu plus la science à l'événement en ouvrant l'événement à la
science.
4. Rien n'est intelligible sans la dialectisation de : élément /événement, temps/
espace, ordre /désordre, algorithmique /stochastique, information /bruit... Élé
ment, espace, ordre, information sont les constituants, cadres, principes des
systèmes auto-organisateurs. Mais, précisément pour qu'il y ait système auto
organisateur, ces constituants sont en relation chacun avec leur antagoniste
complémentaire.
5. Épistémologiquement, nous devons combiner l'algorithmique et le stochas
tique,l'improbable et le probable, l'ordre et le désordre, avec de plus un principe
créateur qui vient de leur rencontre. Cela entraîne une présomption ontologique
(il y a un cordon ombilical entre l'épistémologique et l'ontologique...) : c'est
que le monde n'étant ni vraiment cohérent, ni vraiment incohérent, est chaos.
C'est là-dessus que l'événement apporte sa révélation. Comme l'a dit Michel
Serres « l'événement fortuit, quel qu'il soit, est figure sur fond, sur collectif de
fond, et ce fond n'est pas un cosmos, c'est un nuage; qu'il soit immense, il n'est
plus dominé : le chaos1 ».

1. Michel Serres, « Ce qui est écrit dans le code », Critique, 290, 1971, p. 660.

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Edgar Morin

Je corrigerai seulement l'opposition (traditionnelle) du chaos au cosmos.


Cette opposition pour moi est intérieure : le Cosmos est Chaos et le Chaos est
Cosmos. Le chaos, c'est bien cela : ordre inachevé, désordre contrôlé, agitation
et contrainte, entropie d'où naît la néguentropie, cheminement simultané vers
l'organisation et le désordre. Le cosmos est chaos parce que le même temps y est
désorganisateur et organisateur, destructeur et créateur.
Le cosmos est chaos enfin, parce qu'il n'est pas totalement réductible à l'in
telligibilité et à la rationalité. Quelque chose résiste à notre pensée. Michel
Serres : « l'aléa résiduel du donné reste aux limites de l'expérimentation, il
fonde ces limites mêmes. Comment le nommer, sinon le réel1? ».
L'événement est à la limite où le rationnel et le réel communiquent et se séparent.
Mais c'est bien dans ces terres limites que se posent les problèmes du singulier,
de l'individuel, du nouveau, de l'aléatoire, de la création, de l'histoire...
Épistémologiquement et ontologiquement, notre conception se refuse à poser
l'alternative de l'ordre et du désordre, du hasard et de la nécessité du chaos et
du cosmos, du système et de l'événement. C'est dans leur unité (contradictoire)
que nous pouvons situer : l'organisation, la transformation.
C'est dans cet axe que nous nous orientons vers la Scienza Nuova: science des
systèmes complexes auto-organisateurs, science de l'évolution, science (des
conditions) de la création.

Edgar Morin

Centre National de la Recherche Scientifique

1. Critique, p. 604.

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