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L'Homme

La Pensée mythique : de la forme à l'usage


Jean Pouillon, Michel Perrin

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Pouillon Jean, Perrin Michel. La Pensée mythique : de la forme à l'usage. In: L'Homme, 1988, tome 28 n°106-107. Le mythe et
ses métamorphoses. pp. 7-12;

doi : 10.3406/hom.1988.368966

http://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1988_num_28_106_368966

Document généré le 29/03/2016


La Pensée mythique : de la forme à l'usage

par

Michel Perrin et Jean Pouillon

Tel Janus, le mythe est bifrons : « à la fois historique et anhistorique »,


comme le soulignait C. Lévi-Strauss dès son premier texte relatif à la
mythologie (L.-S.a : 231). Il relate une suite d'événements passés — et peu importe
s'ils nous paraissent imaginaires — dont il fait en même temps, pour ceux qui le
racontent ou l' écoutent, « un scheme doué d'une efficacité permanente,
permettant d'interpréter la structure sociale, les antagonismes qui s'y manifestent
et d'entrevoir les linéaments de l'évolution future » (ibid.). Bifrons aussi par ce
à quoi il renvoie : d'une part à ce secteur « où l'esprit, relativement à l'abri des
contraintes externes, déploie encore une activité native qu'on peut observer
dans toute sa fraîcheur et sa naïveté » (L.-S.d : 236) ; d'autre part « aux
conditions techniques et économiques prévalentes en un lieu et à un moment
déterminés » (L.-S.c : 147). Celles-ci en effet « exercent sur l'idéologie un
pouvoir d'attraction [...] Même si toutes les manières dont l'esprit humain
fonctionne dans des sociétés différentes [...] supposent un équipement commun,
cette machinerie mentale ne fonctionne pas à vide. Ses rouages s'enclenchent
sur d'autres rouages ; l'observation ne révèle jamais la part qui revient à
chacun, nous constatons seulement les effets de leur interaction » (ibid.).
Bifrons, enfin, en ce que le mythe relève simultanément du domaine de la
langue, qui impose une forme, et de celui de la parole, qui en use.
Le mythe entretient donc un rapport avec l'histoire, mais ce rapport est
paradoxal : il consiste à appliquer une structure permanente « comme une
grille sur la dimension du présent afin d'en déchiffrer le sens » (L.-S.b : 11) et
c'est l'intemporalité du mythe qui permet le déchiffrement. Le présent vécu lui
est en quelque sorte directement rattaché, qu'il apparaisse soit comme une
répétition — cela s'est toujours passé ainsi — , soit comme le résultat d'une
rupture originelle, elle-même inscrite dans le récit mythique et qui constitue en
somme l'unique événement historique à partir duquel le monde alors mis en
place doit se reproduire indéfiniment, et avant lequel d'ailleurs il se trouvait
déjà préfiguré en creux. Autrement dit, le mythe n'autorise pas ceux qui le

L'Homme 106-107, avril-sept. 1988, XXVIII (2-3), pp. 7-12.


MICHEL PERRIN & JEAN POUILLON

racontent à ignorer — comment le pourraient-ils ? — les événements qui sont


venus, à tel ou tel moment, modifier leurs conditions d'existence. Il leur permet
de les neutraliser en les concentrant en une antique séquence décisive où ils
doivent, le cas échéant, apprendre à les reconnaître, afin pour ainsi dire de les
digérer. Mais est-ce toujours possible ? Que se passe-t-il lorsque se présente un
os particulièrement dur à avaler ?
C'est à cette question qu'essaient de répondre la plupart des articles de ce
numéro1. Pourtant les trois premiers se situent dans une perspective plus large,
tenant compte du fait que des mythes, des croyances ou des rites, en différents
lieux et à différentes époques, peuvent révéler des configurations ou structures
identiques, sans qu'aucune causalité empirique les unisse. Cette perspective a
été ouverte par C. Lévi-Strauss qui, dès le début, introduit l'idée d'une « loi
génétique » exprimée par une « formule canonique » des transformations des
mythes (L.-S.a : 252-253) qui ramène à une même structure formelle une
grande diversité de structures particulières. Tout système de représentations
pourrait être soumis à une dynamique interne témoignant d'une certaine dérive
structurale qui s'actualise ici ou là sous des formes spécifiques. Et, comme
l'auteur des Mythologiques l'écrit dans l'article d'ouverture, un système — en
l'occurrence rituel, mais ce n'est pas moins vrai d'un système mythique —
« engendre à son tour des significations possibles qui [...] s'actualisent dans
l'esprit des interprètes ». J. Petitot démontre ensuite, en s'appuyant sur la
« théorie des catastrophes », que la formule canonique contient «
implicitement un univers imprévisible de diversité et de complexité ». Elle serait l'un
des membres d'une famille beaucoup plus vaste dont il resterait à découvrir
d'autres expressions singulières dans l'univers des créations symboliques. Elle
permet aussi de résoudre des problèmes précis d'interprétation comme celui
posé par le mythe des races chez Hésiode, analysé par B. Mezzadri.
Se situant à un niveau différent, les autres auteurs traitent avant tout de
configurations locales et supposent implicitement que l'élaboration d'une
structure mythique particulière est déclenchée par un événement contingent.
L'article de C. Macdonald en apporte l'illustration : les mythes palawan sont
ouverts « sur l'histoire et sur des phénomènes porteurs de changement social »,
ouverture qui à la fois répond à la situation dans la région considérée et
« résulte de transformations internes à la pensée mythique indigène ». De
même, l'étude de M. Perrin témoigne à propos des Indiens Guajiro des
« cheminements créateurs d'une pensée soumise à la fois à un système
dominant de représentation du monde et à des contraintes externes ». Chez les Bara-
sana étudiés par S. Hugh- Jones, mythes et récits historiques sont
complémentaires, chacun appréhendant les changements d'une manière sélective.
D'ailleurs cette faculté particulière de réagir à l'événement, ces mécanismes
qui permettent d'appréhender le présent en le passéifiant, sont à l'œuvre
ailleurs que dans le mythe : on peut les rencontrer dans les discours
accompagnant les rituels, et jusque dans certaines réactions apparemment spontanées
ou fortuites. D'où la nécessité de distinguer entre mythe et pensée mythique,
De la Forme à l'usage

définie selon l'expression de M. Perrin comme « l'usage, dans une société


particulière, des lois élémentaires de la ' pensée sauvage ' ». Une théorie indigène,
par exemple, n'est pas un mythe à strictement parler, ni un récit, mais elle est
un produit de la pensée mythique. Elle fait partie de « ces systèmes explicatifs
qui, sans avoir la forme du mythe, recourent aux mêmes opérateurs et
constituent, dans une certaine mesure, la forme théorique d'une mythologie »
(J.-P. Albert, « La Ruche d'Aristote », à paraître).
Le problème récurrent est donc celui des diverses façons dont peuvent
s'engrener systèmes symboliques et histoires pour des sociétés différentes (et
l'on verra que la nôtre n'en est pas absente). Un moment crucial est celui du
contact : que se passe-t-il quand arrive ou quand on découvre un autre
jusqu'alors inconnu ? Aucune société ne se croit seule au monde, elle a des
voisines plus ou moins proches, plus ou moins amicales dont elle se fait certaines
représentations et dont ses mythes disent l'origine ; elle dispose d'un champ
sémantique de Paltérité. La mythologie lui fournit, pour reprendre la formule
de F. -M. Renard-Casevitz, une sorte d'ethnologie comparative. Mais ce champ
est-il suffisamment étendu pour que n'importe quel autre y trouve une place ?
La question s'est posée d'une façon aiguë avec l'arrivée des Blancs. Si, au
départ, une théorie de l'altérité offre une case toute prête pour y loger
l'étranger mystérieux qui préexiste dans l'imaginaire à son apparition dans le
réel, elle se trouve ensuite progressivement réajustée à l'épreuve des faits. Mais,
comme le montre B. Albert à propos des Yanomami du Brésil, les
transformations symboliques opérées pour interpréter les relations entre les Blancs et
les indigènes restent inscrites dans la structure de cette théorie.
Un exemple symétrique se rencontre du côté des Européens découvrant les
Amérindiens, plus particulièrement les Patagons à propos desquels J. Bolens-
Duvernay « met en évidence le rôle prioritaire de l'imagination en tant que
support des faits d'observation ». Ces Européens disposaient de mythes de
l'Antiquité qui affirmaient l'existence, au delà de la « zone torride », de peuples
monstrueux ou fantastiques, les Antipodes, avec lesquels il était impossible de
communiquer. Lorsque les navigateurs franchirent l'équateur et abordèrent le
sud du continent, ils crurent reconnaître les géants mythiques, et la Patagonie
resta jusqu'à la fin du xvne siècle mentionnée sur les cartes comme « Regio
gigantum ». Cette symétrie n'exclut pas une différence. Si les Indiens ont
souvent attribué aux Blancs des pouvoirs, en général pathogènes, pensés sur le
mode des pouvoirs chamaniques {cf. les articles de S. Hugh- Jones, C. Severi et
d'autres), les Européens n'ont pas été si généreux : ils ont d'abord situé les
Indiens entre l'animalité et l'humanité. Certes, les géants Patagons ont fini par
disparaître, mais est-on sûr qu'ils n'ont pas eu de successeurs, que la
mythologie a cédé la place à la connaissance scientifique ? D'ailleurs R. Barthes —
dont les analyses sur les « mythes » de notre société, esquissées dans
Mythologies, mériteraient d'être reprises à partir des acquis de C. Lévi-Strauss —
n'avait-il pas raison d'écrire : « Sans doute, des opérations de déplacement,
de substitution métaphorique ou métonymique, ont marqué de tout temps le
10 MICHEL PERRIN & JEAN POUILLON

logos humain, même lorsque ce logos est devenu science positive » (Barthes
1984 : 240). Le « Primitif » comme le « Bon Sauvage », sans parler des figures
négatives de populations exotiques qui hantent aujourd'hui l'imaginaire de
nombre de nos compatriotes, ne relèvent-ils pas d'une pensée (mythique) de
l'altérité ?
Toute culture crée sur ses marges des sociétés imaginaires. Pour se
représenter les attitudes des Indiens, des Mélanésiens, des Européens et d'autres
encore lors de leurs premiers contacts, on peut se référer à une mythologie fort
populaire dans les sociétés contemporaines, la « science-fiction »2. Aussi bien
les histoires où les humains arrivent sur d'autres planètes ou atteignent d'autres
galaxies que celles où des extra-terrestres débarquent sur la terre étendent le
champ sémantique de l'altérité afin d'y situer ces êtres mystérieux qui
surgiraient d'un ailleurs inconnu. Ainsi disposons-nous de représentations
préfabriquées tout comme les navigateurs du xvie siècle croyaient savoir, grâce aux
mythes des Anciens — présentés, ainsi qu'il est naturel, comme science bien
que fiction — , ce qu'ils allaient trouver au delà de la « zone torride ». Et bien
sûr, tout comme ils ont cru voir des hommes à tête de chien ou des géants, nous
croirions voir, si des extra-terrestres apparaissaient, de petits hommes verts qui
en fait seraient tout autres. Probablement remanierions-nous alors nos mythes,
mais en essayant inconsciemment d'en respecter le langage et la forme comme
l'ont fait les Indiens.
La plupart des articles soulignent la persistance de la pensée mythique, due
à sa capacité d'interpréter l'événement et, s'il le faut, de se remodeler selon
sa logique propre. Même si M. Carrin-Bouez parle du « repli du mythe » chez
les Santal, ceux-ci ne renonçaient pas à toute vision mythique des choses
pour interpréter l'exil que les missionnaires voulaient leur imposer, puisque
le problème fut, pour ce faire, de choisir entre deux « pôles attracteurs »,
deux mythologies : l'hindoue et la chrétienne. Dans un ordre d'idées voisin,
l'analyse de N. Belmont, qui porte sur un conte, montre que l'idéologie
chrétienne laisse intact le schéma narratif, mais, en « moralisant » le récit, en
perturbe le sens et tend à annuler sa densité mythique.
Il est donc pour un mythe une manière inverse de durer : au lieu de se
maintenir, au besoin en se métamorphosant, parce qu'il est toujours capable de
donner un sens à ce qui advient, il ne reste invoqué que parce qu'il peut être
utilisé à des fins qui lui sont extrinsèques. L'usage l'emporte sur la forme. Dans le
cas des Sulka de Nouvelle-Bretagne, M. Jeudy-Ballini montre comment un
mythe est réinterprété pour justifier la pratique d'un culte messianique dont il
devient en quelque sorte l'outil ; l'écriture et le voyage aérien sont introduits
dans le mythe pour en corriger l'interprétation traditionnelle : la nouveauté
donne un sens au récit, non l'inverse. Chez les Maenge, également en Nouvelle-
Bretagne, M. Panoff analyse les procédés par lesquels des idéologues
millénaristes réinterprètent un mythe d'origine et le prolongent en une prophétie
apocalyptique en jouant sur la polysémie des mots ou même en en introduisant de
nouveaux afin de mettre le mythe au service d'une propagande. De même, en
De la Forme à l'usage 11

Nouvelle-Calédonie, selon A. Bensa et J.-C. Rivierre, des « narrations


formalisées (mythes, contes, discours, etc.) viennent autant légitimer ou contester les
positions ' traditionnelles ' des différents protagonistes qu'apporter des
arguments aux personnes en lice dans les conflits les plus modernes ». Pour ces
deux auteurs, « la portée sociologique des narrations » serait « au principe de
leur signification et de leurs variations ». On ne peut en un tel cas dire que le
mythe se maintient ; on l'invente constamment selon une logique qui n'est pas
en lui mais en dehors ; peut-on même encore parler de pensée mythique ?
Resterait à voir si une analyse d'un autre type ne dégagerait pas, sur un autre plan
que celui de l'utilisation politique — sans en nier la possibilité — , la
signification proprement mythique de ces narrations. Ou bien faut-il se demander si la
pensée mythique sous-tendant les représentations essentielles de la société ne
s'est pas réfugiée ailleurs ? Mais, après tout, les deux auteurs ne seraient-ils pas
paradoxalement d'accord avec la position de Lévi-Strauss, que rappelle
P. Smith : ce n'est évidemment pas dans les récits « où elle se désiste
partiellement à des fins de légitimation historique, politique ou religieuse » qu'il faut
chercher la pensée mythique ?
Se pose enfin le problème des relations entre création individuelle et reprise
collective, sachant que la pensée « ordinaire » est pour ainsi dire piégée par le
modèle traditionnel, soumise à la pensée mythique qui est la source même de la
conception que l'on a du monde et permet de le comprendre et d'en interpréter
les mouvements. Des récits ou des actes non conformes n'est accepté sans
difficulté que ce qui entre dans les moules forgés par la pensée mythique. Dans un
premier temps le reste gêne et interroge, comme le montre, par exemple, le
geste inattendu d'un chamane cuna (C. Severi). Même s'il est conscient de
« l'exemplarité de sa narration », que défend d'ailleurs l'ethnologue, celui qui
tente de dire l'histoire et d'échapper au mythe « sera écouté mais non repris par
sa communauté » (E. Désveaux). Et « toute l'histoire de la mythologie, c'est
l'histoire de ces oscillations entre les écarts de la norme, les retours
approximatifs — qui ne sont jamais complets — à une norme, avec des différences qui vont
faire partie des futures normes, et ainsi de suite... » disait récemment C. Lévi-
Strauss (« Le bon plaisir de C. L.-S. », France-Culture, 25 octobre 1986).
Si cet ensemble (mais non la réflexion) se clôt sur l'article d'A. Becquelin
Monod, c'est parce que celui-ci pose, d'une manière très concrète, un
problème préliminaire trop souvent jugé résolu : celui de la communication,
dans les deux directions, entre Blancs et indigènes. Comment accueillons-
nous leurs paroles, leurs récits ? Comment accueillent-ils les nôtres et les
changements dont ceux-ci sont porteurs ? Les font-ils entrer dans leurs récits et
à quelles conditions ? Cette communication transforme-t-elle la mythologie ?
« Ce qui est effectivement étrange [...], c'est le monceau de choses qui n'y
entrent pas. » Toutefois, certaines y entrent, parfois bizarrement interprétées,
comme le sont sans doute celles que nous acceptons d'eux. Mais elles sont en
quelque sorte sélectionnées pour être mises au service de leurs conceptions.
Tous les textes d'ailleurs en témoignent. Ils apportent des exemples, parfois
12 MICHEL PERRIN & JEAN POUILLON

spectaculaires ou émouvants, de cette faculté d'élaborer de nouvelles et


fantastiques classifications, d'établir des associations apparemment étranges,
d'actualiser brusquement des formes surannées. Autant de métamorphoses,
preuves des capacités de bricolage de l'esprit humain comme des limites de
l'imaginaire.

NOTES

1. Numéro qui a été mis au point par Michel Perrin — qui en a proposé le thème — et Jean Pouillon.
2. On dira sans doute que la comparaison est boiteuse : la science-fiction a ses auteurs et ses livres, et
chaque ouvrage se veut original. Cependant on peut fort bien parler de petits hommes verts ou
d'autres espèces d'extra-terrestres sans avoir jamais lu un de ces livres (c'est mon cas ; J. P.) et en
discuter avec des interlocuteurs qui ne feront aucune référence à un auteur particulier. N'est-on pas
au moins sur la voie de la mythologie quand auteurs et livres passent à Parrière-plan ?

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Barthes, R.
1964 Le Bruissement de la langue. Paris, Le Seuil : 240.
Lévi-Strauss, C.
(cité L.-S.) a — « La Structure des mythes », in Anthropologie structurale. Paris, Pion, 1958 (version
française d'un article paru en anglais en 1955 dans le Journal, of American Folklore).
b — Leçon inaugurale (1960), reprise dans Anthropologie structurale deux. Paris, Pion,
1973.
c — « Structuralisme et écologie », in Le Regard éloigné. Paris, Pion, 1983 (traduction
française d'une conférence prononcée en 1972 à Barnard College).
d — « De la Possibilité mythique à l'existence sociale », in Le Regard éloigné, Paris, Pion,
1983.
Les autres citations sont tirées des articles publiés dans ce numéro.

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