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Revue Philosophique de Louvain

Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique. Les principes du


système de Rousseau
José Fontaine

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Fontaine José. Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau . In: Revue
Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 75, n°27, 1977. pp. 523-526 ;

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Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique. Les principes du


système de Rousseau. Un vol. 22x14 de 803 pp. Paris, Vrin, 1974.
L'ouvrage étudie les sources de la pensée de Rousseau en vue de
souligner l'originalité et la cohérence de sa philosophie. Rousseau,
qui possède une connaissance approfondie de la science de son temps,
n'en retire nullement un ensemble de «dogmes» (p. 9) qu'il
assemblerait en un tout disparate. Il y découvre une méthode commune
à diverses «disciplines» {ibidem). Résumons cette méthode pour
l'essentiel: elle doit beaucoup à l'« observation et au raisonnement» et
Rousseau «revendique pour sa méthode une scientificité sur les
exigences de laquelle tous les auteurs depuis Newton, sont d'accord»
(p. 122). La discipline où il deviendra un maître, c'est le « droit naturel ».
Les principes de celui-ci ont été fixés par Hobbes, Puffendorf, Bar-
beyrac... En outre, Rousseau a lu Buffon, les historiens, les juristes,
de nombreux récits de voyageurs, les philosophes.
Goldschmidt commence par analyser le Discours sur les sciences
et les arts rédigé en 1750 après la fameuse « illumination de Vincennes ».
Celle-ci n'est pas un «phénomène pathologique» (p. 104) mais est
mise, comme dans le reste de l'œuvre, au service des méthodes dont
nous venons de parler. Elle est très strictement contrôlée. L'ouvrage
analyse ce Premier Discours pendant une centaine de pages. Le reste
est exclusivement consacré au Second Discours, que Rousseau intitula,
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes,
et qui approfondit considérablement l'intuition originelle (une intuition
au sens propre et où Goldschmidt voit l'origine de la théorie bergson-
nienne, p. 104).
L'auteur considère le Second Discours comme l'œuvre la plus
philosophique de Rousseau: son système et sa méthode y sont tout
entiers. Soulignons ici la simple et magnifique trouvaille du
commentateur: au lieu de reconstruire une «unité» de Rousseau soi-disant
impossible, il nous la donne, tout simplement, à lire. Le plan des
700 dernières pages est celui du Second Discours: une introduction
(pp. 105-228), une première partie (pp. 228-393) intitulée L'homme
naturel, une seconde partie (pp. 567-771) intitulée La société.
Dans l'introduction le premier problème rencontré est celui de
l'histoire. Pourquoi se pose-t-il d'emblée? Parce qu'un des concepts
fondamentaux du droit naturel est le concept d'«état de nature» qui
«semble se situer historiquement aux origines de l'humanité» (p. 141).
Or, Rousseau partage le scepticisme de ses contemporains devant
l'historiographie, la «dispersion infinie de l'objet historique dans des
individus» (p. 162). Pour établir la réalité de l'état de nature il va
radicaliser une méthode employée aux mêmes fins par ses
contemporains. Celle-ci était fortement a priori mais finissait par réintroduire,
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dans la réalité recherchée, des éléments empruntés à l'observation des


sociétés actuelles : « la notion du juste et de l'injuste », celle de propriété,
«l'autorité du fort sur le faible» (p. 146).
Rousseau tente au contraire d'expliquer ce qui est aux origines
de l'histoire (et donc en dehors de celle-ci) par des causes purement
«naturelles» (p. 164): les premières sont déduites de l'homme dépouillé
préalablement de tous les artifices sociétaires, les secondes de
l'environnement, les troisièmes de phénomènes ou événements fortuits
(par exemple : les éruptions volcaniques). Cette radicalisation du
concept d'état de nature a comme conséquence qu'il n'est plus comme
chez les prédécesseurs de Rousseau, un état étiologique (p. 181) ou
paradigmatique (p. 183) de l'état de société. Il n'a plus comme fonction
d'expliquer la finalité de la société mais il est étudié pour lui-même
(P- 219).
L'état de nature ne justifie ni ne légitime plus rien. Il a
réellement existé. Son évidence est aussi certaine que la tendance au
despotisme des sociétés présentes. Le gros problème pour Rousseau,
c'est de trouver ce qui peut expliquer le passage de l'état originel
à l'état présent, de remplir le vide entre le point de départ et le point
d'arrivée. Pour ce faire, il faudra des «conjectures», mais c'est parce
que le point de départ est certain «comme celui des Méditations,
que les conséquences qui en seront déduites 'ne seront pas pour cela
conjecturales' : à travers des faits intermédiaires, sur l'origine desquels
on peut discuter, elles transmettront jusqu'au bout, c'est-à-dire
jusqu'au terme extrême du despotisme actuel, la certitude des principes
que vient d'établir la Première Partie du Discours » (p. 393).
Ces principes longuement énumérés dans la première partie de
Rousseau (et de son commentateur) sont : d'un point de vue
physique, la santé et l'égalité biologiques (égalité de force qui est
la conséquence d'une sélection que Goldschmidt appelle curieusement
mais avec beaucoup de pénétration: «pré-naturelle»); d'un point de
vue métaphysique, la perfectibilité, une liberté purement virtuelle, qui
ne se développeront pas à la «manière d'une cause interne» (p. 306)
mais qui laisseront l'homme au niveau de l'instinct et dans l'isolement
(seules des «circonstances fortuites expliqueront leur développement
ultérieur) ; d'un point de vue moral, l'amour de soi, la pitié, les passions
et l'amour, qui, encore une fois, soulignons-le, ne sont que des
caractéristiques instinctives ou physiques.
La seconde partie a pour objet: 1) la société «naturelle» et son
développement automatique jusqu'au pacte d'association (le
«contrat»), c'est-à-dire jusqu'à 2) la société «civile» ou politique. Cette
distinction entre deux types de « société » est une des plus éclairantes
de l'ouvrage.
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La société naturelle ne constitue pas une véritable rupture par


rapport à l'état de nature: au début «le mouvement imprimé à l'état
de nature se poursuit de son propre élan, sans exiger l'intervention
d'aucune autre impulsion étrangère, et finit par se stabiliser dans
ce nouvel état que Rousseau appelle la «jeunesse du monde». On
atteint ainsi une seconde immobilité, aussi « naturelle » que la première,
mais qui, elle, sera abolie, non plus par un progrès interne, mais
par l'intervention de quelque circonstance extraordinaire» (p. 404).
Il y a donc, à ce stade, une sociabilité mais, toujours comme la
liberté, la bonté ... purement physique. Ce n'est pas de cette sociabilité-là
que la sociabilité «civile» ou «politique» se déduira, comme d'une
essence intemporelle. Simplement, en fonction d'événements
extraordinaires mais naturels, vont se développer les deux techniques
conjointes de la métallurgie et de l'agriculture. Ensuite, par un progrès
«physique», «naturel», viendront: l'appropriation, l'esclavage, la
division entre riches et pauvres, l'insécurité insupportable de la guerre
de tous contre tous.
Cette évolution s'explique par la conjonction de diverses «causes»
qui s'entraînent et s'enchaînent: les phénomènes naturels et
extraordinaires (éruptions volcaniques), les caractéristiques de l'homme
naturel exposées plus haut qui, tout en restant physiques, se modifient
et s'accroissent. Tout cela conduit l'homme à la catastrophe.
L'imminence de cette catastrophe provoque en l'homme un comportement
qui, pour la première fois, n'est plus naturel. Tout ce qui va suivre
sera le produit non plus d'une nouvelle «causalité naturelle» (p. 569)
mais d'une « décision humaine » {ibidem).
Cette décision, c'est le «contrat social» qui correspond au passage
de la société «naturelle» à la société «civile». Le contrat substitue
au déchaînement aveugle des forces naturelles, le règne de la loi.
Goldschmidt pense qu'il ne faut pas trop opposer le «contrat» du
Discours au contrat du Contrat social. Le premier est certes présenté
comme une perfidie par laquelle le riche assure sa sécurité en légitimant
une inégalité profonde. Cependant l'autre version laisse aussi en place
les inégalités; Rousseau pense que le contrat peut améliorer vraiment
le sort de tous à condition que les «inégalités de fortune» ne soient
pas «trop criantes» (p. 576): «le pacte d'association pose une simple
condition pour que l'art puisse s'exercer plus avant mais il n'en
détermine pas l'exercice et laisse subsister chez les artisans, 'le défaut
de philosophie et d'expérience' : ce sont les conséquences de ce départ
que relatera la suite du Discours et que tentera d'épargner au genre
humain, la philosophie du Contrat Social» (p. 584).
Les «conséquences» sont les suivantes. L'exercice de la
souveraineté, un instant peut-être autonome, est vite délégué à des individus.
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Ceux-ci usurpent le pouvoir qui leur est confié. Ce pouvoir finit par
se concentrer dans les mains d'un seul: le despotisme érige en règles
les passions du tyran. On retombe alors dans le pire stade de l'état
de nature où le « droit » du plus fort règne sans frein.
Ici s'arrête le système de Rousseau. En ce qui concerne l'avenir
et la manière de l'envisager, il hésite, ne présente pas quelque chose
d'absolument cohérent. Ou bien il sombre dans le fatalisme le plus
pessimiste, ou bien il fait preuve d'un « optimisme réformateur » : dans
le Contrat Social déjà cité, ainsi que dans les projets de constitutions
commandés par les Corses et les Polonais. Quoi d'étonnant à cette
hésitation? L'avenir ne peut être l'objet d'aucune «assertion
scientifique » (p. 762). Je fais ici une première remarque : si nous reprochons
cette incertitude finale du système de Rousseau, n'est-ce pas parce
que nous avons connaissance d'autres systèmes, ultérieurement
construits, et qui prétendent envelopper aussi l'avenir (Hegel, Kant,
Marx)? Or, si Rousseau ne conclut pas aussi péremptoirement que
les penseurs allemands, n'est-ce pas par fidélité à sa «méthode»,
une certaine rigueur et une certaine humilité intellectuelles?
Pour Goldschmidt Rousseau «a découvert la contrainte sociale,
le rapport (...) social (...), la vie et le développement autonomes de
structures (...), leur indépendance à l'égard des individus et,
corrélativement, la totale dépendance de ces mêmes individus à l'égard de
ces structures ...» (pp. 779-780). Les sciences sociales nous ont rendu
cette découverte familière mais elles l'ont en même temps enfouie en
la banalisant. Ce qui préoccupait Rousseau ce n'était pas seulement
«le fonctionnement des relations sociales» (p. 780) mais leur impact
dans la conscience individuelle où elles provoquent corruptions et
contradictions. Si l'on se souvient de l'intuition qui fut à l'origine
de cette «thèse», si l'on y ajoute «les points d'application que nos
structures contemporaines (...) lui fournissent en abondance, on
conviendra que la conscience du xxe siècle, loin d'avoir dépassé cette
découverte, ne l'a même pas rejointe» (p. 780).
La critique moderne (Burgelin, Derathé, Starobinski...) nous a
aidé à nous débarrasser des fausses images de Rousseau : le «vaniteux
épris d'originalité», le «malade», le «romantique», le «sentimental»
incapable de rigueur ... On pouvait encore douter de la valeur
philosophique d'une œuvre qu'on devait reconstituer, dont on soulignait
les apports à Kant, Hegel ... En refermant ce livre immense on ne
doute plus. Parce que son auteur s'est tout simplement proposé de
comprendre Rousseau par ses «principes». Et, comme peut-être
personne ne l'avait fait jusqu'à présent, nous nous demandons si
Goldschmidt n'est pas le premier à avoir vraiment compris cette très
grande philosophie.
José Fontaine.

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