Vous êtes sur la page 1sur 4

Arendt - Vérité et Politique.

Cet article est issu d’une polémique, l’affaire Eichmann, successive à la parution du livre Eichmann à
Jérusalem, dans lequel Arendt avait décrit Eichmann comme un criminel loin de l’image du bourreau cruel
que l’on avait imaginée à propos du criminel nazi. Le concept de « banalité du mal » a posé beaucoup de
problèmes, puisque certains l’ont interprété comme une minimisation de la Shoah, le renvoyant à une
banalisation générale de toute action mauvaise. C’est un contresens complet, puisque la philosophe avait
au contraire été effarée par la bêtise d’Eichmann, qui n’avait fait preuve d’aucune intelligence, d’aucune
autonomie, d’aucun « génie du mal », mais n’avait qu’obéi aux ordres, en étant toujours à distance de
son action grâce à la machine bureaucratique établie par le système totalitaire : elle ne le
déresponsabilisait pas, elle affichait que la gravité de son action résidait dans son ignorance des
conséquences, sa déresponsabilisation propre, et son incapacité à l’empathie ou à se mettre à la place de
quelqu’un d’autre. Il n’était capable que d’obéir : il n’était pas grandiose, mais banal… Un piètre méchant,
face aux figures charismatiques du Mal que les croyances collectives élaborent.

Malgré l’existence du livre et de sa démonstration, malgré les preuves qu’elle avançait des contresens
faits à son encontre, les mensonges ont persisté, mettant en péril la légitimité de Hannah Arendt auprès
de ses amis les plus proches, allant jusqu’à la qualifier d’antisémite - elle qui est une juive allemande exilée
naturalisée américaine. Le texte est donc issu d’un problème moral personnel, et soulève deux
problématiques dès sa note inaugurale :

1. comment le mensonge parvient-il autant à se diffuser, malgré les faits et les écrits ?

2. toute vérité est-elle bonne à dire, si elle porte atteinte à l’intégrité du diseur de vérité ?

Cela amène à deux autres questions, liées la croyance :

-Veut-on croire la vérité ? (cela pose le problème du « plaisir » que fournit la vérité)

- Pourquoi peut-on croire un mensonge, alors que la vérité (et ses preuves) persistent juste à côté.

 Analyse du chapitre Premier :


Arendt montre dans ce texte deux aspects de la vérité par rapport au pouvoir : soit elle ne peut pas agir,
et donc elle est impuissante face au pouvoir qui est du domaine de l’action ; soit elle ne se soucie pas du
pouvoir, et est donc sans responsabilité face à lui. Dans le schéma de la philosophe, le pouvoir étant
associé au mensonge, la question se pose : quelle est la nécessité d’une action pensée et responsable,
établie selon la vérité ?

D’où le fait qu’elle déclare que l’objet des réflexions soit un « lieu commun » : outre la rhétorique, qui
associe cette initiale à une captation de bienveillance, il y a une interrogation d’une certitude (un lieu
commun est qqch qu’on ne met pas en question) quant à l’exercice de l’État. Dans cette fonction, la vérité
et le mensonge sont réduits à des outils (de communication, d’action), et réduits à une dimension
pragmatique (quelle est la conséquence directe de mon action sur la réalité ?) : Arendt montre qu’on
accepte une vision utilitariste de la gestion de l’État (tant que l’État agit pour un bonheur maximal
atteignant tous ses citoyens, la fin justifie les moyens). C’est important de le signaler, Arendt insiste sur la
1
qualité inhérente du mensonge à la sphère politique : le politicien (celui qui fait de la politique son
métier, sans forcément avoir de responsabilité), le démagogue (celui qui traditionnellement est le chef
d’un parti populaire et assume un lien avec le peuple dans sa rhétorique), ou l’homme d’État (celui qui a
la responsabilité d’une gestion). Il est important de s’interroger sur la légitimité de cette implication.

La suite de questions qui suit (« est-il de l’essence même… pouvoir insoucieux de la vérité ») distingue
deux domaines (la réalité de la vérité, et le pouvoir de la vérité) : elle interroge le lien de causalité entre
la vérité et son effectivité. Le pouvoir d’une chose s’actualise par son effectivité dans la réalité (sinon, il
n’est réduit qu’à une puissance). Or, le jeu politique est le lieu même de cette effectivité, puisque c’est le
lieu des affaires humaines. Le texte appartient donc au domaine de l’action (c-a-d quelle est l’étendue de
ma capacité d’agir sur le monde, et quelles en sont les conséquences ? i.e. c’est quoi ma liberté ?), et en
vient à renverser une catégorie morale traditionnelle (la vérité > la politique) pour lui établir à la place
une équivalence (« vérité et politique sont autant méprisables ») - ce qui n’est pas sans danger, mais qui
nous montre bien l’enjeu des textes : circonscrire les territoires du politique et de la vérité et - surtout ! -
trouver le véritable pouvoir de la vérité. De politique, l’article va poser des questions épistémologiques.

Un jeu avec une sentence latine parcourt le chapitre : fiat justitia, et pereat mundus « que justice soit faite,
même si le monde doit en périr». Par-là, Arendt pose la question des valeurs de l’action : agit-on en
fonction de principes érigés en valeur suprême, au mépris de la réalité ? Ou à l’inverse, aucun principe ne
saurait être considéré comme supraterrestre ? Dans une perspective historique (XVIe, XVIIe, XVIIIe),
l’autrice montre que la question n’est nouvelle pour le philosophe comme pour le politique (Ferdinand,
Spinoza, Hobbes, Kant), et qu’on a plutôt tendance à légitimer la perspective utilitariste (à part Kant, et
voyons pourquoi).

2
Une vraie question morale se pose, non sans conséquences dans l’action politique, que l’opposition entre
Spinoza et Kant semble résumer : agit-on de façon déontologique ? Obéit-on à une éthique des effets ou
à une éthique des devoirs ? Un impératif catégorique (= un devoir qui s’applique de façon universelle à
l’ensemble des sujets conscients) doit-il régler la conduite de ma vie, et la conduite d’un État plus encore
; et si oui lequel ?

Arendt le dit bien : si je considère que ma vie compte avant tout, ma survie n’est-elle pas l’unique raison
de mon action ? Derrière cette question absurde, un vertige de questionnements éthiques se pose (la
fameuse capacité de Cartman à trouver qu’un individu noir américain le met en danger, et donc… à le
tuer) ; mais, de l’autre côté, si ma vie est régie par des principes, si je les établis en règle absolue de ma
conduite de vie, ne courrai-je pas le risque de sombrer dans le fanatisme, qui parvient à transformer une
vérité en croyance, en un sens ? (car, « tout principe qui transcende l’existence peut être mis à la place
de la justice »). Quelles sont les conséquences de mon éthique ? Et sur quel fondement puis-je conduire
avec stabilité ma vie, si tout peut devenir principe ?

Sous couvert de ne rien soulever, le texte est donc passé d’un questionnement politique à un problème
épistémique et à ses conséquences morales. C’est gros, c’est dense - en deux pages.

Arendt s’amuse à pousser le paradoxe, selon la logique de Hobbes, d’un mensonge au service de la vérité
; par-là, elle montre un fondement essentiel à notre réflexion sur la croyance : mensonge et vérité sont
en réalité liés, quand croyance et vérité ne le sont pas forcément. D’où l’utilité du mensonge, pour le
politique, car en appartenant au domaine de l’action (et pas à celui des Idées ou de la spéculation), il
s’apparente au soft power, à l’opposer du hard power qu’est la violence d’État. Une double conclusion
s’impose :

• le politique est supérieur à la vérité, car le politique parvient à détourner la vérité, à


l’utiliser à son avantage (la réciproque n’est pas vraie)

• le monopole de la violence appartient à l’État, qui doit garantir la paix ; or la violence est
ce qui a le plus d’effectivité dans la réalité : l’État a donc a priori un usage illimité du
mensonge (et de la vérité), puisque c’est un moyen d’éviter qu’il n’en fasse usage afin de
stabiliser la paix sociale (« la république agit dans l’intérêt de la philosophie quand elle
supprime une vérité qui sape la paix »)

Un problème, c’est que cette solution est insupportable à l’entendement. Apparaît dès lors une aporie
(un problème insolvable). En effet, Arendt, reprenant la sentence, insiste la vérité est supérieure à tout le
reste et l’on ne saurait sacrifier celle-ci sous prétexte de « survie », car ce qui marque la survie de
l’existence est justement la vérité.

3
Ici, elle fait référence à Spinoza (« persévérer dans son être ) : enjeu de la connaissance comme condition
du bonheur de l’être et de son devenir : chez Spinoza, la vérité est présentée comme la suprême valeur
de la vie, dans la perspective d’une connaissance qui nous apporte de la joie ; et nous sommes
dépendants de cette connaissance pour être heureux.

Et cette vérité (cette connaissance) comme condition de l’épanouissement, Arendt la voit dans la
démarche de l’Historien (et pour elle, ce point est capital) qui s’attache à dire ce qui est, c’est-à-dire à
dire le vrai, c’est-à-dire à témoigner. Là, on voit l’importance chez Arendt de cette donnée
anthropologique qui pousse l’homme à comprendre, en décrivant et racontant : décrire et raconter sont
deux verbes dont la précarité va être conséquente quant à la question de la croyance. Car, comme elle le
dit : l’homme ressent le besoin de témoigner (c’est-à-dire de connaître, de comprendre, de prendre de
la distance).

Reste donc à se poser une question : quel est l’attrait de la vérité ? À quel point une vérité est- elle
acceptable ?

Platon explique qu’elle n’existe pas, cette attraction pour la vérité, car la survie est toujours en jeu et le
courage de la vérité suppose de mettre sa vie en danger. La survie, chez Platon, renvoie à la Caverne : la
passivité devant les images, qui ne laisse envisager aucune action, ou des actions à l’encontre la vérité
(l’image étant un simulacre dans la métaphysique platonicienne : elle est trompeuse mais séduisante, et
donc nous ne pouvons-nous en détacher).

Hobbes va même plus loin : tout homme est gouverné par une volonté de dominer, et finalement une
vérité n’est acceptée si et seulement si elle ne nuit pas à l’intérêt. À quel point, dès lors, se détache-t-elle
de la croyance ? Quid, alors, du diseur de vérité dans la cité ?

Une distinction conceptuelle s’impose, entre vérité de fait et vérité de raison. La vérité est toujours une
production de l’esprit humain selon Leibniz ; pourquoi cependant cette distinction ? Elle réside dans une
catégorisation chez Leibniz propice à établir le degré de solidité des vérités, c’est-à-dire leur capacité à
être discutées et à faire « consensus ».

La domination du politique à l’égard de la vérité ne saurait attaquer la vérité scientifique (pour l’instant,
aucun pouvoir politique n’est parvenu à remettre en question que 2+2=4…).

Le fait, et la vérité qui lui est inhérente, est plus problématique, car il est soumis à l’interprétation, car
vécu de façon simultanée dans le domaine de l’évènement et de l’expérience par plusieurs personnes :

Pourquoi oubliera-t-on (et effacera-t-on) plus facilement un fait qu’une vérité mathématique ?

Le fait engage nécessairement la pluralité, la discussion, quand la vérité rationnelle est nécessaire, auto-
suffisante, et universelle. Il y a donc une infériorité de la première sur la deuxième. Le fait est soumis à la
personne qui le perçoit, il n’est pas évident (c’est contre-intuitif) - il faut d’abord s’entendre sur
l’évènement pour ensuite pouvoir en discuter. L’enjeu temporel est donc évident : quel fait retient-on
pour un temps ? Quel fait retient-on pour toujours ?

Plus encore, le fait est contingent, quand les lois mathématiques sont nécessaires. Autant d’éléments qui
le rendent très fragile (car, il aurait pu ne pas être…), et qui le rendent dangereux et manipulable (il est si
facile d’en faire le récit du « ça ne pouvait être autrement »).

Vous aimerez peut-être aussi