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L’art nous éloigne-t-il de la réalité ?

Zeuxis était réputé meilleur peintre de la Grèce Antique. Pour l’attester, on le mit en
compétition avec un autre peintre réputé, Parrhasius. Les deux devaient faire montre de leur talent.
On raconte alors que Zeuxis, levant le voile sur son tableau, peigna une nature morte qui trompa
même les oiseaux. Ces derniers, victimes d’une illusion, ont cherché à s’emparer des raisins peints,
jusqu’à perforer la toile. On est alors amené à penser que les jeux sont faits, et que la compétition
s’achève avant même d’avoir à juger de l’autre tableau. Pourtant, le dénouement de ce récit est
surprenant. C’est bien son adversaire Parrhasius qui l’emporta. Son tableau était présent aux yeux
de tous depuis le début : il s’agissait du voile lui-même. Ainsi il n’a pas seulement trompé des
animaux mais un artiste. Ce récit nous permet de comprendre que l’oeuvre d’art a été
traditionnellement définie comme mimèsis, comme imitation ou représentation. Dès lors, la tâche de
l’artiste est de se tenir au plus près de la réalité, d’en offrir la représentation la plus ressemblante.
Prenons l’exemple du tableau de Jericho. Pourquoi celui-ci prête-t-il tant à sourire ? Car il n’est pas
réaliste. Il donne l’impression de chevaux en apesanteur ou en train de flotter au-dessus du sol. Ce
tableau a été peint avant la découverte de la photographie car c’est celle-ci seulement qui nous a
permis de découvrir que le cheval, lorsqu’il était au galop, avait toujours au moins un sabot à terre.
1Ainsi ce tableau n’est pas ressemblant car faute d’une véritable connaissance du mouvement du

cheval, on s’est éloigné de la réalité. On comprend donc que cette exigence travaille l’artiste et
constitue l’une des attentes du spectateur. Pourtant, cette définition s’avère d’emblée problématique
car réductrice. En effet, dire de l’artiste qu’il doit se tenir au plus près de la réalité revient à occulter
qu’il existe des arts non imitatifs, ou plus spécifiquement des courants artistiques qui se sont
progressivement affranchis de l’exigence mimétique (c’est particulièrement patent pour la peinture
par exemple). De même, il n’est pas certain que l’attente du spectateur soit celle d’une
représentation ressemblante de la réalité.

I — L’art nous tient à distance de la réalité puisqu’il y substitue l’apparence.

Platon adresse une critique sévère à l’égard de la mimèsis. Plus généralement, on peut dire
qu’il se méfiait des artistes et qu’il voulait notamment chasser les poètes hors de la cité. Qu’est-ce
qui motive un tel rejet ? Il nous faut ici étayer les différentes critiques que Platon adresse à l’oeuvre
d’art :

—> la mimèsis ne résulte d’aucun savoir.

En effet, le peintre se vantait de l’étendue de ses capacités. Tandis que les autres artisans
semblent confinés à la production d’un seul type d’objets, le peintre ne semble pas limité de la
sorte. En effet, le menuisier produit seulement des meubles, le cordonnier seulement des
chaussures, le tisserand seulement des vêtements etc. En revanche, le peintre peut tout aussi bien
représenter une chaussure qu’un lit qu’un visage. En droit, il est capable de tout représenter
(l’extension de son art est illimitée). Pour l’illustrer, le peintre est comparé à un miroir. Celui-ci
semble doté d’un pouvoir quasi-divin puisque de même que Dieu a tout « créé », le miroir peut tout
recréer. Mais, en réalité, d’après Platon, ce pouvoir n’en est pas un car cette extension n’a d’égale
que la superficialité de la mimèsis. Le peintre peut tout représenter mais il ne représente à chaque
fois que l’apparence des choses, c’est-à-dire la croûte extérieure, la dimension la plus inessentielle
des êtres (à quoi bon peindre un lit sur lequel je ne peux me coucher ?).

1Le premier tableau est de GÉRICAULT Théodore, Course de chevaux, dite Le derby de 1821 à Epsom,
1821. L’image, quant à elle, nous vient de MUYBRIDGE Eadweard, « Cheval au galop », 1887
Le peintre n’est donc pas l’artisan suprême. Le menuisier sait fabriquer un lit, il en connaît
l’essence. Le peintre, quant à lui, n’y connaît rien. Il ne saisit pas l’essence du lit mais seulement
son apparence. Il ne pourrait pas en fabriquer un. Il en va de même pour le comédien qui est, lui
aussi, un imitateur. Nul besoin d’acquérir le savoir médical pour jouer le médecin dans un film ou
au théâtre.

—> la mimèsis est superficielle


À nouveau, le peintre ne reproduit que l’apparence des choses. Cf. Le paragraphe précédent et La
chambre à Arles de Van Gogh.

—> la mimèsis est pauvre

Comme le constate Edmund Husserl, « toute donation se fait par esquisses ». Cela signifie
que les choses, nous ne les voyons jamais que partiellement. D’une chose, je vois un bout puis un
bout puis un bout etc… Ainsi je vois d’abord le lit de face puis de côté mais je peux aller voir en-
dessous. Je ne vois jamais le lit complètement, je le vois d’un certain angle puis d’un autre angle et
il me revient de multiplier les perspectives pour avoir la perception la plus complète de la chose
(celle-ci étant obtenue par la synthèse des différentes perspectives). En d’autres termes, il y a une
profondeur du réel (on peut l’explorer, voir un objet sous différentes facettes) qu’on ne retrouve pas
dans la peinture. En effet, elle mutile le réel de sa profondeur en substituant à la réalité une image
plate. Un lit peint, je ne peux plus le voir que d’une seule perspective. Il m’est dorénavant
impossible de multiplier les esquisses.2

—> la peinture est illusoire (l’image se fait passer pour la chose)

Enfin, dernière critique que Platon adresse à la mimèsis : elle a beau n’être qu’une image,
reproduire seulement l’apparence, elle parvient à faire illusion et à se faire passer pour la chose
réelle. C’est typiquement ce paradoxe (d’une image qui parvient donner à faire illusion, à donner
une impression de réalité) que Magritte s’est appliqué à mettre en évidence à travers son fameux
tableau de 1929 La trahison des images (« ceci n’est pas une pipe » mais bien l’image d’une pipe).
Un philosophe est par définition soucieux de la vérité. L’art, dans la mesure où fait passer le faux
pour le vrai (l’image pour la réalité) et où il nous donne le goût du faux, est dangereux. En effet,
nous prenons plaisir aux images et nous éprouvons des émotions bel et bien réelles pour des
personnages pourtant fictifs. Ce plaisir pris au faux et cette tendance du faux à se faire passer pour
vrai, ce sont ces pouvoirs de la mimèsis que redoute Platon et qui le pousse à la condamner.

2 Cf. Le portrait de Dora Maar (1937) qui se veut une réfutation en bonne et due forme de la thèse
platonicienne. Il y a plus dans la peinture que dans la réalité car la peinture permet de juxtaposer les
esquisses tandis qu’elles sont toujours successives dans la réalité. Ainsi sur ce tableau, on voit en même
temps la face et le profil, chose impossible dans la réalité.
b) Texte bonus : Hegel critique de la mimèsis

Hegel formule également une critique de la mimèsis mais qui se distingue de celle de Platon.
Pour Hegel, la mimèsis est présomptueuse, superflue et servile.
Selon lui, on a beau être un excellent peintre, on ne peut jamais que singer le réel, qu’en
livrer une représentation caricaturale. Le meilleur peintre ne peut rivaliser avec la grandeur de la
nature et prétendre pouvoir le faire relève de la pure et simple présomption. Par ailleurs, la mimèsis
est tellement en-deçà du réel qu’elle n’a même pas le pouvoir de nous tromper, qu’elle ne parvient
même pas à faire illusion. Tout au plus trompe-t-elle un seul sens mais personne n’a jamais pensé
sérieusement à s’emparer de la pipe de Magritte pour y insérer son tabac… C’est ce que Hegel veut
dire lorsqu’il dit que la mimèsis ne produit tout au plus que des « illusions partielles » (il suffit de
humer une nature morte pour constater qu’on n’y sent aucun fruit). Cette faiblesse de la mimèsis
rend le travail du peintre particulièrement ingrat puisque celui-ci déploie quantité d’énergie et met
tout son savoir-faire au service de son travail, pour finalement ne produire qu’une caricature.
Ensuite, la mimèsis est superflue car à quoi bon reproduire ce qu’on a déjà sous les yeux ? Cela
paraît d’autant moins nécessaire que la représentation sera toujours moindre que la réalité figurée.
Enfin, elle est servile car elle ne fait que reproduire ce qui existe déjà. Elle reproduit docilement la
nature. C’est pourquoi, selon Hegel, il y a infiniment plus dans le moindre clou que dans un chef-
d’oeuvre de mimèsis. Pourquoi ? Car le clou est une invention de l’esprit humain, une création
qui n’a pas son précédent dans la nature. L’art ne s’épanouit pas dans l’imitation mais dans la
création qui est, seule, un acte libre (et l’esprit s’épanouit dans sa liberté).

II — L’art nous éloigne bien de la réalité (car il substitue au réel une image) mais cette mise à
distance est positive.

a) Les vertus cathartiques de la représentation

Aristote s’oppose à Platon en ce qu’il redonne à l’imitation ses lettres de noblesse. Disons
en tout cas qu’elle a, selon lui, des vertus que Platon ne soupçonnait pas. D’après ce dernier,
l’imitation ne requiert pas de savoir. Aristote, quant à lui, souligne que l’imitation produit du
savoir. En effet, il existe quantité de choses que l’on apprend au moyen de l’imitation. C’est
notamment le cas du langage. L’enfant entend ses parents prononcer certains mots qu’il va imiter,
qu’il va s’efforcer de reproduire pour pouvoir les employer à son tour. Il en va de même pour
l’écriture. Le professeur forme les lettres à la vue de toutes et tous pour que chacun apprenne à
reproduire le même geste. Donc il n’y a pas d’antinomie entre imitation et savoir puisque le
savoir requiert la mimèsis pour son acquisition.
Comment se fait-il que nous prenions plaisir à la représentation de choses qui, en
réalité, nous feraient horreur ? La violence réelle peut être absolument insoutenable. On préfère
généralement ne pas y avoir affaire ou on sort tremblant d’un telle situation. Pourtant, on recense
quantité de films ou de romans contenant des épisodes violents. Comment se fait-il que la violence
ait un tel succès dans le domaine de la fiction ? C’est cet étonnement qui est, semble-t-il, au point
de départ du texte d’Aristote.
L’une des réponses possibles à cette question tiendrait aux vertus carthartiques de la mimèsis.
Pour le formuler schématiquement, on peut opposer deux thèses sur la réception de l’oeuvre d’art.
D’après Platon, l’oeuvre d’art est incitative, c’est-à-dire que les passions éprouvées par le
personnage sont contagieuses et s’emparent du spectateur. C’est ce que l’on peut constater
trivialement lorsqu’un enfant sort d’un film de kung-fu : il a envie de répéter les gestes qu’il vient
de voir, de se battre à son tour. C’est cette dimension incitative qui effraie Platon et qui le conduit à
défendre la censure. Il ne faut pas représenter des gens vicieux car on donne dès lors le mauvais
exemple aux spectateurs, qui sont membres de la cité. Le spectacle de la colère rend colérique.
C’est pourquoi le seul théâtre viable, à ses yeux, est un théâtre de la vertu, c’est-à-dire représentant
des gens courageux, héroïques etc. D’après Aristote, au contraire, le spectacle de la violence nous
purge de notre violence propre. La mimèsis a un effet cathartique (catharsis = purification,
purgation), ce qui revient à dire que la représentation de passions telles que la jalousie, la
colère, la cupidité nous purge de nos passions et que voir de la colère en spectacle me permet
d’en éprouver une par procuration, indirectement, par la voie du personnage et dès lors de me
décharger de ma propre colère.3

Judith décapitant Holopherne, Le


Caravage, 1598

3 Cette controverse autour du contenu moral de l’oeuvre d’art a beau être ancienne, elle n’en demeure pas
moins d’actualité. En atteste la lettre écrite par des étudiants de la Fémis à leur directeur en 2019, refusant de
voir des scènes de viol dans leur cours d’analyse cinématographque. Le mail collectif contenait les propos
suivants : « Le viol n’est pas un motif narratif, il n’est pas un pivot dramaturgique, il n’est pas une pulsion
de mort qui existe en chaque être humain, mais une construction sociale largement acceptée, normalisée,
esthétisée et érotisée. »
b) Les vertus pédagogiques de la représentation

Non seulement la mimèsis posséderait des vertus cathartiques mais elle aurait également,
comme Aristote l’avait déjà affirmé, des vertus pédagogiques. Comment faut-il le comprendre ?
Racine dépeint des personnages en proie à des sentiments très vifs, qui les conduisent à toute sorte
d’actions et a fortiori à des actions immorales. Pour lui, ce n’est pas un motif légitime de censure
car la représentation de passions, loin de nous y inciter, nous en détourne. En effet, voir des
personnages rongés par la jalousie, fous de cupidité, nous montre à quel point ces passions sont à
éviter, à quel point la contraction de tels traits de caractère nous condamne à une vie malheureuse.
Ainsi la tragédie a une valeur pédagogique dans la mesure où ses personnages fonctionnent comme
des contre-exemples. Elle nous montre à quel point une âme soumise aux passions est misérable.
Dans cette perspective, Molière fera valoir, quant à lui, que ce n’est pas l’apanage de la tragédie
mais que la comédie peut aussi s’avérer instructive. L’Avare manifeste combien il est absurde et
ridicule d’être trop près de ses sous.

III — L’art nous rapproche de la réalité

a) Le regard de l’artiste d’après Bergson

Jusqu’à présent, nous avons supposé que nous nous tenions au plus près de la réalité, et que
l’art, en quelque sorte, s’interposait, y substituait une image. Mais, aux yeux de Bergson, le
mouvement est inverse. Effectivement, le texte étudié se structure autour d’une opposition entre
deux types d’individu : l’artiste et celui qui ne l’est pas (le profane, l’individu ordinaire). Ils se
distinguent par le regard. Autrement dit, les deux ne portent pas le même regard sur le monde et sur
eux-mêmes.
Le propre du regard ordinaire est d’être orienté par l’action. Nous ne voyons que ce que
nous avons besoin de voir. Ainsi il ne m’est pas nécessaire de me rendre attentif aux détails
environnants si ceux-ci ne servent pas directement mon action (je ne m’intéresse pas à la table en
tant que telle, j’y vois simplement un support pour mes affaires). Notre regard s’efforce de
s’étriquer pour s’en tenir à l’utile. L’artiste, quant à lui, n’est pas un homme d’action. Il n’est pas
affairé. On dit de lui que c’est un « distrait », qu’il est dans la lune. Alors même qu’il semble
détaché de la réalité, qu’il a l’air ailleurs comme on peut le dire parfois, il la perçoit plus
distinctement que n’importe qui. En effet, parce que chez l’artiste, la faculté de percevoir n’est pas
orientée par la faculté d’agir (que les deux ne sont pas articulées l’une à l’autre comme c’est le cas
chez l’individu ordinaire), il naît en quelque sorte « sans oeillères ». Dès lors, sa perception est
dilatée, nettement plus étendue et plus riche que celle de l’Homme normal.
On comprend donc que l’artiste se définit par son regard, qu’il est de nature
contemplative plutôt que pratique (praxis = action) et que cette disposition est de naissance plutôt
qu’acquise. Mais qu’est-ce que l’artiste dépose dans son oeuvre ? Il donne à voir ce que les
individus ordinaires n’aperçoivent pas, trop occupés qu’ils sont à agir. Il leur offre son regard. Ainsi
il n’existe pas de terme en grec ancien pour dire « paysage », comme si les êtres humains de cette
époque y étaient insensibles ou ne l’apercevaient pas comme tel. C’est ce que corrobore l’Histoire
de l’art lorsqu’elle nous apprend que le terme de paysage est un terme qui nous vient en réalité de la
peinture. Ce sont les peintres qui ont su découper dans la nature un cadre et y percevoir un espace
qui a son unité et sa beauté. Sans ce regard artiste, nous ne nous serions jamais arrêtés, pris de
stupéfaction, en haut d’une montagne ou face à un coucher de soleil.4
En d’autres termes, les artistes nous offrent une expérience à laquelle nous n’aurions jamais
eu accès sans eux. Un exemple paradigmatique est celui du paysage.

b) La brume de Turner d’après Oscar Wilde

L’écrivain Oscar Wilde semble aller dans le même sens lorsqu’il dit de l’art qu’il n’imite pas
la nature mais qu’il la crée. En effet, la nature n’est pas indépendante de la façon dont nous la
percevons. Or le regard que l’on pose sur la nature est influencée par les artistes. Ce sont eux qui
nous poussent à regarder ce qu’avant nous ne faisions que voir (c’est-à-dire ce qui était
vraisemblablement présent dans notre champ de vision sans qu’on y prête attention). Pour illustrer
cette thèse, il s’appuie sur les tableaux de Turner dont les aquarelles ont su conférer de la beauté à la
brume. Certes, la brume n’a pas attendu les peintres pour exister mais elle n’était pas perçue pour
elle-même ou alors tout au plus comme quelque chose d’inconvenant (la brume est ce qui obscurcit
les alentours, ce qui empêche de voir distinctement). Grâce aux tableaux de Turner, la brume est
dorénavant perçue comme mystérieuse, elle nous enveloppe d’une atmosphère d’étrangeté dans la
mesure où elle efface les contours des objets familiers. Il en va de même pour le coucher de soleil
que Turner a également su magnifier. C’est à cette occasion que Wilde s’appensantit sur l’histoire
de l’art, sur la façon dont l’art se déploie dans le temps. Lorsqu’un artiste parvient à trouver un objet
nouveau (le coucher de soleil, la brume etc.), il est ensuite abondamment copié par toute une série
d’épigones, ce qui finit par lasser le spectateur. C’est pourquoi nous ne sommes plus émus par la
représentation d’un coucher de soleil et que ces représentations sont aujourd’hui cantonnées aux
cartes postales ou fonds d’écran de téléphone. Le goût a une histoire et ce qui est objet de
contemplation esthétique à une époque donnée finit fatalement par devenir kitsch, voire de mauvais
goût.

TURNER William, La bouche du Grand Canal, 1840

4 Cf. CAUQUELIN Anne, L’invention du paysage, PUF, 1989

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