« Melancholia » est un long poème qui figure au début du livre III
des Contemplations, « Les Luttes et Les Rêves », livre quelque peu marginal au sein du recueil, invitant l’Hugo politique, comme le livre V « En Marche », au sein d’un recueil pourtant bucolique, onirique et mélancolique. Dans « Melancholia », Victor Hugo dresse une succession de tableaux édifiants de la misère humaine et retrace les conditions de vie de ceux que leur état social prive de tout au début de la Révolution industrielle. Il s’attache notamment à la condition des enfants réduits à un véritable esclavage dans les usines ou à l'horreur d'un cheval battu à mort par son cocher. Hugo devient un observateur indigné puis horrifié devant une société gangrenée par l’injustice, la violence, la misère, le sadisme, la cruauté. Dans l’épisode que nous allons étudier, Victor Hugo met en scène un personnage féminin anonyme, dans une misère absolue, en proie à l’ostracisme et la solitude, étonnamment familier du lecteur d’aujourd’hui. Nous allons nous demander comment ce passage préfigure le personnage de Fantine dans Les Misérables ainsi que d’autres œuvres majeures de Victor Hugo. « Melancholia » a en effet été conçu vers 1846, période où Hugo entamait Jean Tréjean qui deviendra Les Misérables. Dans un premier temps, Victor Hugo présente la femme dans un douzain, dans son physique et son rapport à la foule. Dans un deuxième temps, Hugo s’attache à la description de son mode de vie dans la précarité et le labeur. Enfin, dans un troisième temps, Hugo décrit l’absence de résultats positifs, le tragique de la condition du personnage, moqué, sombrant dans l’opprobre et achevant de devenir un nouveau monstre hugolien.
Tout d'abord, au vers 1, Hugo apostrophe le lecteur. Il fait usage de
l'Impératif et de la Captatio Benevolentiae (capte l'attention de son auditoire). Il adopte un ton de conteur que l'on pourrait penser bienveillant, mais qui va immédiatement être brisé par la description péjorative, horrifique, « femme au profil décharné ». Le texte se dote immédiatement d'un aspect surnaturel, fantastique, nocturne. Hugo reste spectateur-commentateur, position omnisciente de surplomb qu'il adopte dans tous ses romans, mais nous livre dans un premier temps seulement une description visuelle de la femme (V.1-3). Apparaît alors « la foule » (V.4), groupe indifférencié par opposition à la femme individuée, foule au comportement de masse, qui se déchaînera sur la protagoniste. Hugo rapporte les paroles de la femme au discours indirect libre (V.5-8), une manière de rentrer, de s'impliquer, de prendre part à la scène qu'il nous relate. Le mari de la femme ne sera qu'évoqué et placé en rejet (« Ou bien/son mari ») accentuant son absence. Hugo est absolument catégorique avec la négation totale et la concision on ne peut plus fermes et définitives : « Elle n'a rien » (V.6). Il enchaîne ensuite les groupes prépositionnels « Pas d'argent ; pas de pain ; à peine un lit de paille », renforçant son oralité de conteur qui en devient orateur, posture qu'on lui connaît de par sa carrière politique et ses discours comme le célèbre Discours contre la misère. La misère absolue de la description et de la condition de la femme évoque immédiatement Fantine dans Les Misérables. Hugo continue à y joindre du fantastique et du surnaturel, avec « Quand ce spectre a passé » (V.9). On songe à ses prédilections pour le spiritisme ou aux descriptions les plus sombres et nocturnes de tous ses romans. Au vers 10, Hugo apostrophe à nouveau son auditoire avec une marque d'estime « Ô penseurs » et de distinction qui se fracassera à la violence de la suite de sa description. Au vers 11, l'hyperbole pathétique « Le fond d’un cœur qui se déchire » évoque aux lecteurs hugoliens le sort tragique de Dea à la fin de L’Homme qui rit, jeune fille aveugle au cœur fragile qui mourra des aléas vécus par Gwynplaine. En parlant du fameux Homme qui rit de Victor Hugo, la réponse de la foule face à la jeune femme est le fameux « long éclat de rire » (V.12), glacial et terrifiant, celui-là même que subit Gwynplaine comme humiliation finale à la Chambre des Lords après son discours. Ce rire à connotation maléfique, défouloir girardien de cruauté généralisée, se trouve être la réaction récurrente de la foule face aux monstres de foire hugoliens (Quasimodo dans Notre-Dame de Paris…).
Ensuite, Victor Hugo va donc nous décrire minutieusement les
conditions de vie misérables de la jeune femme, en tutoyant, comme souvent, le réalisme, mais le réalisme pathétique dans son romantisme. On découvre donc, des vers 13 à 18, son travail manuel laborieux à l'usine, une fois de plus semblable à celui de Fantine dans Les Misérables. Comme souvent avec le monstre hugolien, son caractère angélique se pose en antithèse de la noirceur et de l'injustice qui l'accablent. C'est le cas avec l'évocation du physique de la jeune femme vers 13, « Cette fille au doux front ». Le contraste est renforcé par le fait qu'elle « a cru, un jour/avoir droit au bonheur, à la joie, à l’amour ». Le personnage n'est que douceur, innocence, naïveté, beauté intérieure, sublime hugolien, et sera traité comme grotesque, la dualité grotesque/sublime étant vitale dans l’œuvre de Victor Hugo. Ce « a cru, un jour/avoir droit au bonheur, à la joie, à l’amour » exprime, dans une énumération, les espoirs et la candeur de la jeune femme, mais avec de la modalisation (« a cru avoir droit »), pour exprimer l’humilité du personnage, sa petitesse, sa discrétion, sa simplicité qui se heurteront à la dureté impitoyable de son traitement par la société cauchemardesque. Au vers 18, le parallélisme antithétique « En travaillant le jour, en travaillant la nuit », avec l'anaphore de « travailler » au participe présent, exprime bien l'épuisement de la jeune femme perpétuellement en activité, dont la vie n'est que labeur incessant, pour un résultat bien maigre (« Un peu de pain, un gîte, une jupe de toile » V.19) évoquant là aussi de multiples scènes du romanesque hugolien, Le Dernier Jour d'un condamné, Notre-Dame de Paris, bien sûr, Les Misérables... Aux vers 20 et 21, cette femme sublime qui subit les pires avanies, va encore gagner un échelon dans l'idéalisation et l'aspect angélique, avec « Le soir, regardant quelque étoile/Et chante au bord du toit tant que dure l'été ». Elle devient, le temps de ces deux vers, un être rêveur, le regard tourné vers les astres, un double du poète hugolien tel qu'il se met en scène dans le très long poème « Magnitudo Parvi » à la fin du livre III des Contemplations. L'atmosphère du vers 21« Chante au bord du toit tant que dure l’été » peut plutôt évoquer celle des livres I et II dansun poème qui en est radicalement opposé, et peut préfigurer les promenades et fugues du jeune Arthur Rimbaud sous les étoiles. Hugo décrit ensuite le logement misérable (V.22-25) du personnage, et l'arrivée de l'hiver. L'hiver est personnifié (« Quand l'hiver vient ») dans l'univers hugolien qui demeure influencé par celui de Jean de La Fontaine. Il subsiste toujours cette tension entre l'Hugo conteur, a priori bienveillant, et la cruauté de l'histoire qu'il nous apprend. « Dans ce logis mal clos tout en haut de la rampe / Les jours sont courts, il faut allumer une lampe », l'atmosphère sinistre, nocturne, continue et l'on voyage véritablement, comme c'est le cas sur la quasi-intégralité de « Melancholia », dans Les Châtiments plutôt que dans Les Contemplations, dans le Locus Horribilis plutôt que dans le Locus Amoenus. L'épiphore (inverse de l'anaphore, répétition en fin de proposition) « L'huile est chère, le bois est cher, le pain est cher » (V.25) traduit l'accablement, l'écrasement financier de la jeune femme. S'ensuit une énumération de substantifs lyriques et enflammés (Ô jeunesse ! Printemps ! Aube ! », qui viendront là encore entrer en collision avec leur terme antithétique (« en proie à l'hiver ») au vers 26, dans un effet de chute. Le fantastique horrifique revient au vers 27 avec « la faim » personnifiée, transformée en monstre, qui « passe sa griffe sous la porte ». Ce logis effroyable de la jeune femme n'est donc même pas un abri des attaques de la société. Cette main crochue est en réalité un ou des huissiers de justice comme on le comprend aux vers 27-29. Après le « elle n'a rien » du vers 6, Hugo nous assène « Tout est vendu ! », même absolu aussi lapidaire que terrible. Cette saynète avec l'huissier qui emporte tous les biens d'un logis et qui accable les protagonistes se retrouve plus tard chez Hugo dans sa pièce Mille francs de récompense.
Enfin, c'est justement cette incursion des huissiers dépeints
comme des créatures d'épouvante qui vont ramener la tonalité fantastique au texte et dépeindre la descente aux enfers tragique du personnage, semblable à nouveau à celle de Fantine dans Les Misérables. Au vers 31, l'Hugo conteur tombe dans l'occulte, l'horrifique et le satanisme, avec « La misère, démon, qui lui parle à l’oreille ». La misère est personnifiée en démon susurrant à l'oreille de l'agneau broyé comme tous les autres monstres de foire de Victor Hugo. C'en est fait. Le lecteur n'a plus qu'à assister, impuissant, à sa déchéance détaillée qui sera celle de Fantine. La multiplication des exclamatives témoigne du lyrisme pathétique d'Hugo qui conserve son assise de narrateur omniscient qui commente son propre texte (« Hélas ! », « Que devenir ! », « Un jour, ô jour sombre ! »), utilisant toujours l'alliance des contraires, avec ici l'oxymore « jour sombre » pour exprimer le choc entre la pureté de ses personnages et l'horreur de ce qu'ils vivent. Aux vers 33 et 34, la femme se voit obligée de mettre en vente « la pauvre croix d'honneur de son vieux père ». Rien n'est épargné à ces personnages, le joug financier et social foule aux pieds même les récompenses, les distinctions, la dignité des êtres. L'on retrouvera également ce motif dans Mille Francs de récompense. Victor Hugo convoque la mémoire de son père, illustre maréchal d'infanterie, qui même, malgré son statut et ses décorations, ne serait pas épargné par une telle situation dans ses oeuvres. Au vers 35, la descente aux enfers continue, Hugo fait rimer « Pleure » avec « Il faut donc qu’elle meure ! », tournure impersonnelle exprimant une obligation qui s'abat sur le personnage, avec un subjonctif d’ordre. La jeune femme devra être le pharmakon sacrificiel, le bouc émissaire, sur lequel se déverse cette foule déchaînée qui la hait et l’humilie, qui ne sera calmée que par sa mort. Hugo ajoute « À dix-sept ans ! », âge proche de celui de la mort de Léopoldine. Le parallèle entre les deux figures peut être également établi. Des vers 36 à 41, « la douce fille » « alla au gouffre », nouvelle image terrifiante, périphrase pouvant d'abord renvoyer au suicide (qui est la fin tragique de plusieurs personnages hugoliens accablés par le sort, Gilliatt dans Les Travailleurs de la mer, Gwynplaine dans L'Homme qui rit...) mais en réalité « ce qui monte/À son front, ce n'est plus la pudeur, c'est la honte ». Hugo dévoile, pudiquement, par cette même pudeur qu'il dit avoir été enlevée à la jeune fille, que celle-ci a dû recourir à la prostitution pour survivre, là encore, descente dans les tréfonds qui sera celle de Fantine. Le fait même de la désigner comme « fille » alimente cette interprétation, le mot désignant à l'époque les demoiselles de petite vertu. Alors que l'Hugo lyrique et pathétique pleure d'autant plus son sort au vers 40 (« Hélas, et maintenant, deuil et pleurs éternels ! ») dans un langage bousculé, sans verbe conjugué, où l'émotion l'emporte sur le registre de langage, avec une nouvelle formule lapidaire et catégorique « C'est fini. », il fait intervenir les enfants dans son texte. Seulement, ceux-là ne seront ni Gavroche, ni Cosette (Les Misérables), ni les trois enfants de Quatrevingt-treize, ni Léopoldine. Ils ne seront pas les enfants angéliques habituels récurrents de l'oeuvre d'Hugo. Hugo les qualifie « d'innocents cruels » (V.41) et les dote, malgré leurs « cris de joie » (V.42) et leur innocence, d'un visage maléfique. Pour eux aussi, la jeune fille sera un spectacle, une farce dont on rit, avec le même rire diabolique que dans la Chambre des Lords de L'Homme qui rit ou sur la place de Grève avec Quasimodo (Notre-Dame de Paris). La femme sombre dans la folie « elle chante, elle rit » (son rire à elle signifie bien sa descente dans la folie). L'Hugo lyrique continue de déplorer son sort (« ah ! pauvre âme aux abois ! ») qu'il va opposer à la réaction du « peuple sévère avec sa grande voix » (V.45-47), mais qui n'est pas le peuple de la révolte habituellement chanté par Hugo. C'est toujours la foule qui se jette sur sa proie. L'anecdote se terminera sur la première et dernière prise de parole rapportée au discours direct, de ce fameux peuple, « C'est toi ? Va-t-en, infâme ! ». La jeune femme est livrée au déshonneur, à l'ignominie. Elle est bannie de la société. « Infâme » est utilisé dans son sens étymologique, signifiant, comme par exemple dans Le Cid de Corneille, « déshonoré », « qui a mauvaise réputation » (fama, en latin : Réputation, renommée, donnant en anglais « famous » : Célèbre au sens positif – comme « fameux » en français, mais aussi « infamous » : Tristement célèbre, « infâme » au sens étymologique). On notera que, tout au long de ce récit, le nom de la jeune fille ne sera jamais prononcé, comme si Hugo voulait à la fois rendre son sort universel, pouvant arriver à n'importe qui, et aussi comme si son identité lui avait également été reprise, parmi tous ses biens, par les huissiers et les oppresseurs dont elle a été victime.
En définitive, parmi tous les tableaux mémorables additionnés
dans « Melancholia » afin de représenter une espèce humaine s'abîmant dans le vice et la cruauté, cet épisode est particulièrement troublant et marquant pour le lecteur, à la fois pour le contemporain d'Hugo saisi par le pathétique de la situation, mais aussi pour les lecteurs assidus de l'oeuvre du grand Homme, découvrant ici les prémices de l'histoire de Fantine qui ouvre Les Misérables ainsi que d'autres motifs chers à l'auteur, notamment l'humiliation pathétique et tragique d'un personnage sublime traité en monstre grotesque, un élu saint accablé comme une bête. On pourra se demander si les décennies d'écriture des Contemplations furent l'occasion d'autres expérimentations par Hugo de saynètes et d'épisodes que l'on retrouvera dans le reste de son œuvre notamment romanesque.