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Hassan Aourid

Cours introductif en sciences politiques


(2021)

« L’idée qu’il faut sauvegarder avant tout, c’est qu’il n’y a pas de vérité
sacrée ; c’est l’idée qu’aucune puissance, aucun dogme ne doit limiter
le perpétuel effort, la perpétuelle recherche de la race humaine ;
l’humanité siège comme une grande commission d’enquête dont les
pouvoirs sont sans limites ; c’est l’idée que toute vérité qui ne vient pas
de nous est un mensonge ; c’est l’idée que dans toute adhésion notre
esprit critique doit quand même rester en éveil. »
Jean Jaurès
Un fait social n’est pas le fait du hasard. Il est le résultat d’un faisceau de facteurs qui
en déterminent le cours, de même que l’action politique ne saurait être réduite aux visions de
quelques génies ou illuminés ou la fantaisie des peuples. Les sensibilités politiques sont
portées par des mouvements de fond, ou des tendances lourdes que la recherche scientifique
s’emploie à dégager. Pour Durkheim, les faits sociaux ne dépendent pas de l’arbitraire de
l’individu. La même définition est donnée par Karl Marx pour qui « dans la production
sociale de leurs existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires,
indépendants de leurs volontés ». On serait tenté de reprendre la définition laconique de
Mauss : « expliquer en sociologie c’est découvrir des lois ».

L’explication ne peut se réduire au sens commun où l’opinion traduit les besoins en


connaissance. Si cela est admis et souvent fréquent dans l’action politique, il ne saurait se
substituer en approche scientifique, ce qui suppose une certaine distance par rapport à l’objet
étudié.

La science politique est une sous -fraction de la sociologie en général. Jusqu’à une
époque récente, le terme utilisé était celui de sociologie politique. Mais au-delà des
appellations, la science politique s’évertue à dégager les règles du fait politique par la même
approche que n’importe quel fait social : observation, enquête, sondage. Si la science
politique peut approcher, avec plus ou moins de précision certains phénomènes du fait
politique, tels que les intentions de vote, on ne peut prétendre à la précision des sciences
exactes. Nous devons être conscients des limites des sciences humaines en général et de la
science politique en particulier.

Le fait politique a fait l’objet de différentes approches d’études, institutionnelle,


comme en droit Constitutionnel, philosophique, en vue du gouvernement idéal, mais la
science politique se distingue de ces deux disciplines dans la mesure où l’approche juridique
ne peut cerner le fait politique dans sa globalité. Que dire des Partis Politiques et leur mode de
fonctionnement ? Que dire de la culture politique ambiante ? De même que la réflexion
philosophique sur le système idéal ne peut être assimilée à la science politique qui s’évertue à
travailler sur des données objectives et à dégager des lois ou tendances lourds.

Mais on ne peut non plus établir une différence étanche entre ces disciplines et la
science politique. Chez Aristote, qu’on peut considérer comme le père de la science politique,
on trouve indifféremment l’approche institutionnelle sur les différents modes des
Constitutions, de même que l’analyse des déterminants de chaque système politique. Chez
Platon, la dimension philosophique sur le meilleur système prédomine, mais on peut déceler
chez lui l’embryon d’une approche scientifique. De même que chez Machiavel, le conseil au
Prince se double de l’analyse de règles générales sur le fait politique. On a dit, non sans
raison, que la science politique est la fille incestueuse du droit Constitutionnel et de l’Histoire.
Il faut retenir de cette boutade que l’Histoire est en quelque sorte le laboratoire du fait
politique. Le fait politique est atemporel dans sa nature comme disait le philosophe français
Alain : « la politique n’a guère changé et ne changera guère, c’est que la structure de l’homme
est toujours la même ». Le Pouvoir qui est le soubassement du fait politique, est pérenne, que
l’on retourne la terre avec la pioche ou avec le bulldozer comme disait Raymond Aron. Si
l’Histoire peut à coup sûr nous aider à comprendre les phénomènes inhérents à la structure du
pouvoir, voire à la culture du pouvoir, il ne faut pas sous-estimer l’approche comparative.

Nous allons nous atteler à étudier certains penseurs dont la réflexion portait en germe
la science politique, avant de nous arrêter sur les pères fondateurs dans les temps modernes.
Aux origines grecques de la Science Politique

Platon

C’est en philosophe qu’on fait appel à Platon. On ne trouve pas chez lui d’analyse
scientifique du fait politique, mais une vision philosophique sur le gouvernement idéal : « la
République ».

Platon n’est venu à la philosophie que par la déception que lui a causée la politique.
De cette expérience il a dégagé une leçon : il faut que les humains soient gouvernés par les
philosophes, ou que les philosophes deviennent gouvernants, sinon les incuries demeureront.

« ..les maux ne cesseront pour les humains avant que la race des purs et authentiques
philosophes n’arrive au Pouvoir ou que les chefs des Cités, par une grâce divine, ne se
mettent à philosopher véritablement. »

Dans son œuvre majeure « La République », il ne s’agit pas de l’analyse de tel ou tel
système que des moyens de parvenir au système idéal, dominé par le principe de justice le
plus élevé, et la cité ou l’Etat qui parviendra à se conformer au Bien..

Dans la lignée de son maître Socrate, Platon s’en prend aux Sophistes, ces bons
parleurs mais sans conviction. Ils sont reconnaissables par leur cynisme, leur exploitation des
passions. Il dresse une liste de maux qui l’écoeurent et qui sont les traits des démocraties et
des oligarchies : l’incompétence, l’ignorance, la versatilité, l’amateurisme, l’égoïsme,
l’indifférence à la chose publique, la discorde qui déchire la cité entre les riches et les
pauvres. Platon, on le comprend, n’était pas pour la démocratie, mais pour le despote éclairé.
Quant à la société, elle sera gérée selon un ordre communautarisme où la propriété disparaît,
avec une conception de la famille où les enfants seront éduqués et pris en charge par la
communauté et non par les parents.

Il procédera à une catégorisation de la société qui servira à dégager les gouvernants.


Les individus sont marqués par la prédominance d’un trait de caractère : soit la raison,
l’irascibilité (la colère) ou les appétits sensuels. Platon établit une similitude avec des métaux,
aux premiers correspond l’or, aux deuxièmes l’argent et aux derniers l’airain :

- La raison : ceux qui par nature, la possèdent seront destinés à gouverner la


société. Ils seront magistrats (gouvernants).
- Les irascibles seront voués à la défense de la cité. Ils seront guerriers.
- Quant à ceux qui ont essentiellement des appétits sensuels, ils seront au
service de la Cité. Ils seront cultivateurs ou artisans.
Platon établit un processus de sélection ou triage, de la deuxième catégorie à la
première, par l’éducation. C’est la deuxième qui remplit la fonction de réserve ou corps de
recrutement à la première. Il y a, dans le processus de formation des deux catégories un tronc
commun, quant à la troisième catégorie, celle des artisans, Platon ne s’y intéresse pas.
Les auxiliaires ou ceux appelés à devenir guerriers (la deuxième catégorie) reçoivent leur
formation depuis l’enfance jusqu’à l’âge de vingt ans, axée sur la gymnastique et la musique.
Elle se termine ainsi pour les auxiliaires pour que commence celle des gouvernants. De vingt
ans jusqu’à l’âge de trente ans, on se met à apprendre la géométrie, et à partir de trente ans
jusqu’à trente cinq, on s’initie à la dialectique. De trente cinq ans à cinquante ans, commence
un autre apprentissage, celui de l’action. C’est ce passage qui est invoqué dans le mythe de la
caverne, (Livre VII).

Le Mythe de la caverne
Les philosophes en ont fait leur matrice, mais dans la conception de Platon, le Mythe
ramène à la chose publique, ou à la République…

Imaginons, dit-il, des personnes enchainées dans une caverne, tournant le dos aux
flammes des torches, imaginons-les, ligotées, la vérité ne peut être que ce qu’ils pensaient
voir, leurs ombres. Si quelqu’un se dégage des rets, par la force, sort de la caverne, il sera
d’emblée aveuglé par la lumière du soleil, ou la lumière de la vérité, mais il finira par s’y
habituer et à distinguer les choses. Acceptera t-il de revenir à la caverne, après avoir
découvert la clarté ? Non. Imaginons qu’il revienne à la caverne, il sera submergé par les
ténèbres et ne pourra distinguer les choses, car il a été habitué à la clarté. Il devra passer un
temps, avant de s’y habituer.

C’est ce retour qui fait la chose publique car « le rescapé » ou le philosophe n’a pas à
chercher son propre salut, mais celui de la communauté. Il ne s’appartient pas. Il faut qu’il
apprenne aux autres à distinguer la réalité des choses. Ils ont des yeux qui regardent mais qui
ne voient pas. L’éducation est justement l’exercice par lequel ils feront la conversion de leur
âme ou leur mue. « Elle ne consiste pas à donner la vue à l’organe de l’âme, puisqu’il l’a
déjà ; mais comme il est mal tourné et ne regarde pas où il faudrait, elle s’efforce de l’amener
dans la bonne direction ».

La typologie des gouvernements

Le livre VIII de la République, est certainement la matrice de la science politique avec


la typologie des systèmes, leur corruption, phénomènes qui seront étudiés avec plus d’acuité
par Aristote, selon une méthodologie différente, déductive, contrairement à celle descriptive
de Platon. On retrouvera le phénomène des cycles, chez Polybe qui s’inspire de Platon, et
dans un autre registre chez Ibn Khaldoun, même si la parenté de ce dernier avec Aristote est
patente.

Platon établit cinq catégories de gouvernements, dont il dégage la nature, la genèse, et


le trait de caractère propre à chaque système. Nous les énumérons d’abord :

- L’aristocratique
- La timocratie
- L’oligarchique
- Le démocratique
- Le tyrannique.
Il y a comme une loi d’airain qui fait que les systèmes se corrompent comme tout
phénomène de la nature. Ils évoluent et donnent naissance à d’autres systèmes, par un
processus évolutif.
Le meilleur système c’est l’aristocratique où règnent les philosophes. Il est bon et
juste. Il évolue pour n’avoir comme valeur, non pas la justice ou le bien, mais la victoire et
l’honneur.
1- C’est un processus normal d’évoluer vers un modèle qui s’éloigne de l’idéal, car une
nouvelle génération « nouvelle, moins cultivée » supplante la première. Elle est à mi-
chemin entre l’aristocratie (le gouvernement des meilleurs) et l’oligarchie. Ce modèle
gardera quelques traits du gouvernement aristocratique et glissera petit à petit vers
l’oligarchie. Ses dirigeants deviennent avides de richesse, cultiveront en secret les
plaisirs, se déroberont de la loi, car l’éducation qu’ils auront reçue, est moins fondée
sur la persuasion que sur la contrainte.

Le portrait que nous dresse Platon du gouvernant du système timocratique est d’être
un mauvais orateur, dur vis-à-vis des faibles, accommodant vis-à-vis des forts. Il est dépourvu
de raison ou de philosophie qui pourrait le brider par la qualité marquante d’un gouvernant
aristocratique : la vertu.

2- Le glissement vers l’oligarchie est chose normale. C’est le gouvernement où « les


riches commandent, et le pauvre ne participe point au pouvoir », nous dit Platon. La
passion pour le gain devient le fait marquant. Plus ces gouvernants sont portés sur la
richesse, moins ils l’ont pour la vertu. L’accès aux charges publiques, n’est ouvert
qu’à ceux qui ont la fortune. Ceux qui sont aux commandes, ne sont pas forcément les
meilleurs. C’est le vice rédhibitoire des oligarchies : elles ne permettent pas
l’émergence des meilleurs aux postes de commandement. Autre défaut de l’oligarchie
qui concourt à la ruine de la cité, qui y est soumise, ses gouvernants mélangent charge
publiques et affairisme (agriculture, commerce). Une telle cité, donne lieu à « des
filous, des coupe-bourses ». Seule la classe dirigeante est riche. Quant au peuple, il vit
dans le dénuement.

L’oligarque ou celui qui en descend, n’a de préoccupation que pour l’argent. « Il n’a
guère songé à s’instruire ». Il se remet à « un aveugle » pour conduire le chœur de ses
désirs, qu’il ne s’efforce de contenir qu’en apparence. Il ne les contint que par peur et non
par la raison. Il est départagé entre les exigences des apparences et sa vraie nature.

3- On tombe dans le régime démocratique. Les chefs oligarques recourent au libertinage


et au laissez faire. L’état de précarité du peuple, finit par le pousser à la révolte.

« La démocratie apparait lorsque les pauvres, ayant remporté la victoire sur les
riches, massacrent les uns, bannissent les autres, et partagent avec ceux qui restent, le
gouvernement et les charges publiques ».

Les gens sont certes libres de s’exprimer et d’agir. Ne serait-il pas le meilleur des
gouvernements ? Ecoutons Platon :

« Comme un vêtement bigarré qui offre toute la variété des couleurs, offrant toute la
variété des caractères, il pourra paraître d’une beauté achevée. Et peut-être,
beaucoup de gens, pareils aux enfants et aux femmes qui admirent les bigarrures,
décideront-ils qu’il est le plus beau. »
Comment se fait le passage de l’oligarchie à la démocratie ? Platon recourt à l’aspect
psychologique qui explique le revirement chez les descendants des oligarques vers la
démocratie :

« Lorsqu’un jeune homme élevé dans l’ignorance et la parcimonie, a goûté au miel


des frelons, et s’est trouvé dans la compagnie de ces insectes ardents et terribles qui
peuvent lui procurer des plaisirs de toute sortes, nuancés et variés à l’infini, c’est
alors que son gouvernement intérieur commence à passer de l’oligarchie à la
démocratie. (…) Les frelons ont occupé l’âme du jeune homme, l’ayant senti vide de
sciences, de nobles habitudes et de principes vrais, qui sont certes les meilleurs
gardiens et protecteurs de la raison. »

Alors se fait la mue, et le jeune, entouré de frelons, cède à la facilité. Il rejette la


sagesse, lui préférant ses plaisirs. Il traite la pudeur d’imbécilité, la tempérance de lâcheté, la
modération dans les dépenses de rusticité et de bassesse. Les frelons introduisent dans l’âme
du jeune élevé dans l’oligarchie de mauvais traits :

« L’insolence, l’anarchie, la licence, l’effronterie, qu’ils louent et décorent de beaux


noms, appelant l’insolence noble éducation, l’anarchie liberté, la débauche
magnificence, l’effronterie courage. N’est-ce pas ainsi qu’un jeune homme habitué à
ne satisfaire que les désirs nécessaires en vient à émanciper les désirs superflus et
pernicieux, et à leur donner libre carrière, (…) livrant le commandement de son âme à
celui qui se présente, comme offert par le sort, jusqu’à ce qu’il en soit rassasié, et
ensuite à un autre : il n’en méprise aucun, mais les traite sur un pied d’égalité. (..) Il
vit le jour le jour et s’abandonne au désir qui se présente. (..) Sa vie ne connait ni
ordre, ni nécessité, mais il l’appelle agréable, libre, heureuse et lui reste fidèle. »

4 – Le tyrannique : le gouvernement tyrannique est le fils naturel du régime démocratique.


L’excès de liberté confine à l’esclavage de tous. La nature de ce régime fait coexister ce que
Platon appelle les frelons, les uns munis de leurs aiguillons, les autres en seront dépourvus.
Les uns courageux, les autres oisifs. C’est la première qui gouverne, au nom de la deuxième.
Les oligarques se contentent de bourdonner et « ferment la bouche au contradicteur ». Mais
dans ce système, il y a une autre catégorie, la plus nombreuse, celle qui forme le peuple.
Platon la décrit comme suit : « tous ceux qui travaillent de leurs mains, sont étrangers aux
affaires et ne possèdent presque rien. Dans une démocratie cette classe est la plus nombreuse
et la plus puissante lorsqu’elle est assemblée. »

Les deux composantes, oligarques et riches se livrent à des combats, et c’est fort de
cette dissension que le peuple met à sa tête un chef. Or ce chef, pour providentiel qu’il puisse
être, se mue en tyran et Platon nous fait une analyse fine sur cette évolution.

Assuré de l’obéissance de la multitude, il ne rechigne pas à l’usage de la violence


contre ses rivaux. Lisons ce passage de la République sur l’itinéraire du tyran :

« Dès les premiers jours, il sourit et fait bon accueil à tous ceux qu’il rencontre,
déclare qu’il n’est pas un tyran, promet beaucoup en particulier et en public, remet
des dettes, partage des terres au peuple et à ses favoris, et affecte d’être doux et
affable envers tous (..) Mais quand il s’est débarrassé de ses ennemis du dehors, en
traitant avec les uns, en ruinant les autres, et qu’il est tranquille de côté, il commence
toujours par susciter des guerres pour que le peuple ait besoin d’un chef. (..) Et si
certains ont l’esprit trop libre pour lui permettre de commander, il trouve dans la
guerre, je pense, un prétexte de les perdre, en les livrant aux coups de l’ennemi. Pour
toutes ces raisons, il est inévitable qu’un tyran fomente toujours la guerre.
(..) Parmi ceux qui ont contribué à son élévation, et qui ont de l’influence, plusieurs
parlent librement soit devant lui, soit entre eux et critiquent ce qui se passe, du moins
les plus courageux.
(..) Il est donc inévitable que le tyran s’en défasse s’il veut rester le maître, et qu’il en
vienne à ne laisser, parmi ces amis comme parmi ses ennemis, aucun homme de
quelque valeur.
(..) D’un œil pénétrant il doit discerner ceux qui ont le courage, de la grandeur d’âme,
de la prudence des richesses ; et tel est son bonheur qu’il est réduit, bon gré mal gré,
à leur faire la guerre à tous, et à leur tendre des pièges jusqu’il en est purgé l’Etat. »

A l’opposé des médecins qui ôtent le mauvais du corps pour préserver le corps, le
tyran fait le contraire.

« Le voilà donc lié, par une bienheureuse nécessité qui l’oblige à vivre avec des gens
méprisables ou à renoncer à la vie. »
Aristote

Au-delà de l’apport d’Aristote à la gestion de la chose publique dont ses cours


rassemblés dans un ouvrage inachevé « Politique », constituent la matrice, il y a une approche
aristotélicienne, fondatrice de l’Occident et qui, à un moment, avait nourri la civilisation
arabo-musulmane par la sève rationnelle qui lui conféra sa grandeur. L’approche d’Aristote se
fonde non sur la contemplation comme chez Platon, ou la déduction comme chez Socrate,
mais sur l’observation. L’approche positive commence avec Aristote.

L’approche aristotélicienne

Il faudra revenir à un passage dans « La Métaphysique » d’Aristote pour comprendre


son approche qu’on pourrait appeler : «l’intelligence du réel ». Son souci est de chercher les
causes premières de toute chose. A cela il s’oppose aux « théologues » qu’on pourrait
assimiler de nos jours aux idéologues « soucieux, dit Aristote, de ce qui pouvait entrainer leur
propre convictions ». Il se distancie d’eux, comme des métaphysiciens qui « emploient des
mots dont le sens ne peut que leur être familier. » De même, « les sensibilités de la fable
d’Hésiode ne valent pas la peine qu’on les soumette à un examen sérieux. Renseignons-nous
plutôt auprès de ceux qui raisonnent par démonstration ».

C’est le fin mot dans l’approche d’Aristote : la démonstration.

Le principe de démonstration se fonde sur la Raison, car il y a un pourquoi à toute


chose.
Aristote se distancie à la fois de l’approche métaphysique que celle qui fonde la
politique sur la rhétorique, qui était le fondement de la prise du pouvoir par la parole. Platon
s’en distançait aussi dans la critique qu’il faisait à Protagoras qui prodiguait son enseignement
aux enfants de l’aristocratie, moyennant argent.

Nous sommes dans une approche nouvelle où l’homme n’est pas le réceptacle d’une
vérité révélée, (métaphysique), ou d’essence démagogique (Sophistes). Nous sommes là,
devant une nouvelle conception où l’homme est maître de son destin, peut déchiffrer le secret
de la nature, par l’observation et la raison. On n’est pas dans une conception Nietzschéenne,
car la conception d’Aristote se base sur l’éthique, qui est chez lui, un mariage entre théorie et
pratique. La politique a pour objet la vertu générale, et la recherche de la vertu personnelle et
celle générale, sont inséparables. Le gouvernement de soi est le gouvernement des autres sont
pour Aristote un seul savoir. La politique a pour objet le bonheur, le beau et le juste.

C’est dans cet esprit qu’il faut lire « L’Ethique à Nicomaque ». Ouvrage fondamental
qui prépare à celui ardu, mais fondateur de la science politique « la Politique ».

Ethique et politique sont liés chez Aristote, il ne peut concevoir de politique sans
éthique. C’est d’ailleurs pour cela qu’il était dit que « l’Ethique à Nicomaque » est le prélude
au « Politique ». A la fin du premier chapitre consacré à la justice, le bonheur, l’amitié, la
tempérance, il se pose la question sur les règles générales qui devraient présider à l’éducation
des gouvernants comme des gouvernés. « Les sciences, dit-il, ne tirent leurs noms que du
général, de l’universel, et ne s’occupent jamais que de lui ». La science n’est pas un luxe,
mais une nécessité pour se parfaire : « Quand on veut devenir sérieusement habile en pratique
et en théorie, il faut aller jusqu’au général, jusqu’à l’universel, et le connaître aussi
profondément que possible. Car c’est à l’universel que se rapporte toutes les sciences. »

C’est dans ce souci de dégager des règles générales qu’il se distance des Sophistes. A
la base devrait préexister l’expérience :

« Ainsi quand on veut s’instruire dans la science politique, on a besoin d’y


joindre la pratique à la théorie. Mais les Sophistes qui font tant de bruit de leur
prétendue science, sont fort loin d’enseigner la politique ; ils ne savent
précisément ni ce qu’elle est, ni ce dont elle s’occupe. S’ils s’en rendaient bien
compte, ils ne l’auraient pas confondue avec la rhétorique, ni surtout ravalée
même au dessous. »

Il se propose de dégager ces règles qui font le bien des Etats et celles qui les
précipitent dans la décrépitude.
« Entrons donc en matière », est la dernière phrase de l’Ethique qui annonce
« Politique ».

Typologie des Gouvernements

Dans « Politique », Aristote dresse une typologie des Constitutions. Il ne faut pas
comprendre pas Constitution, le simple fait d’un texte régentant les rapports entre différents
détenteurs du Pouvoir, mais plutôt une forme de gouvernement.

A la base de la réflexion d’Aristote, il y a la cité, Polis, qui est le couronnement


normal et naturel de l’homme, car chaque chose a une fin, à partir de la famille, puis du
village, pour la satisfaction de ses besoins. Il ne s’agit nullement d’un artifice ou d’un caprice,
et l’homme ne peut donner la pleine mesure de lui-même ou s’accomplir que dans la cité. On
retient la fameuse expression d’Aristote, l’homme est un animal politique, zoon politocon,
pas dans le sens qu’on voudrait lui donner aujourd’hui, mais comme un être qui ne peut
s’épanouir que dans la communauté.

Cette propension naturelle de l’Homme de vivre en communauté est conditionnée par


une considération éthique, la recherche du bien. L’homme ne peut se satisfaire par le simple
fait de vivre en société. Il doit dans cette entreprise chercher le bien. La politique chez
Aristote est une activité morale, à la différence, nous allons le voir chez Machiavel, pour qui
le pouvoir est une fin en lui-même.

Dans la typologie des Constitutions, qui nous intéresse, ici, Aristote, se fait
politologue. Il part de l’analyse des régimes politiques, leurs dérives, et leur thérapie. La
bonne santé d’une Constitution se mesure par sa conformité à l’intérêt général, sa pathologie
ou sa dérive, quand l’intérêt d’un individu ou d’une caste se supplée à l’intérêt de la
communauté.
Le critère de typologie adopté chez Aristote est le nombre des détenteurs du Pouvoir.

Quand c’est une seule personne qui détient le Pouvoir, il s’agit de Monarchie, si elle
est exercée dans l’intérêt de la communauté, c’est alors, la Royauté, si elle est pervertie pour
l’intérêt d’une seule personne, elle devient tyrannie.
Si le Pouvoir est détenu par une minorité dans le sens du bien de la communauté, alors
le régime est appelé aristocratie, s’il est perverti dans l’intérêt d’une minorité de riche, il
devient oligarchie.
Quand le pouvoir est détenu par le grand nombre, au profit de l’intérêt général, il est
appelé politie ou démocratie modérée, si par contre, le pouvoir est exercé par les pauvres au
bénéfice des pauvres seulement, il devient démocratie extrême, qui est autant mauvaise que la
tyrannie ou l’oligarchie.
Le propre de la science politique, chez Aristote, est de dégager la meilleure
Constitution, c'est-à-dire la meilleure forme de gouvernement. Or, une constitution doit être
conforme à tel peuple dans telle circonstance historique donnée. Autrement dit, il n’y a pas
une seule forme de Constitution et le Politique (théoricien ou homme d’action) doit adapter la
Constitution en apportant des réformes pratiques et adéquates.

Nous avons vu chez Aristote que les systèmes politiques peuvent dégénérer, et ces
dérives en constituent une pathologie. Leurs symptômes sont les troubles sociaux, les
bouleversements, les séditions. Or, comme on peut remédier aux accès de fièvre d’un corps,
on peut apporter des thérapies aux cas de pathologies sociales.

Parmi les sources de pathologie répertoriées par Aristote :

- L’existence d’un sentiment d’injustice. Nous reproduisons l’analyse d’Aristote :

« …d’une part ceux qui aspirent à l’égalité suscitent des révoltes s’ils estiment
être défavorisés, alors qu’ils sont les égaux de ceux qui possèdent des avantages
excessifs ; et d’autre part ceux qui désirent l’inégalité et la supériorité se révoltent
aussi, s’ils supposent qu’en dépit de leur inégalité ils n’ont pas une part plus forte que
les autres, mais une part égale ou même moindre. (..) Dans les deux cas, en effet, les
hommes s’insurgent : s’ils sont inférieurs, c’est pour obtenir l’inégalité ; et s’ils sont
égaux, pour acquérir la supériorité ».

Soulèvement démocratique au premier cas, soulèvement oligarchique au second.

- Deuxième symptôme, la démesure et l’avidité des dirigeants.

Sans négliger non plus la menace que peut exercer une puissance extérieure.

A ces pathologies, Aristote administre les remèdes suivants :

Premièrement : la fraction de la cité qui souhaite maintenir sa mainmise doit être


supérieure aux autres, aussi bien sur le plan quantitatif que qualitatif (richesse, éducation
noblesse de race..)

Deuxièmement : le juste milieu. Les aristocrates ne doivent pas voir la plèbe d’en haut,
et les gens du peuple ne doivent pas nourrir du ressentiment à l’égard des aristocrates.
Troisièmement : un système éducatif pour la formation du gouvernement en place. Les
meilleures lois ont besoin d’être soumises à des habitudes par l’éducation.

Quatrièmement : il importe que les magistratures ou les fonctions publiques ne


puissent jamais être source de profit. Rien n’irrite la masse du peuple, exclue des honneurs,
que l’idée que les magistrats (les dirigeants) puissent s’enrichir du trésor public.

Cinquièmement : il est bon de ne permettre à aucun citoyen un accroissement de


puissance par trop disproportionné. La raison est que les hommes sont corruptibles et ne
peuvent résister à l’appât des bienfaits matériels issus du Pouvoir.

Ces remèdes sont valables pour les régimes démocratiques ou oligarchiques. Le


système monarchique mérite un traitement spécial. Nous parlons du cas de dégénérescence de
celui-ci quand la monarchie se mue en tyrannie, c'est-à-dire quand le gouvernement d’une
seule personne ne tient plus compte de la collectivité.

Que faire quand le gouvernement du tyran tombe malade, c'est-à-dire quand il est en
butte à des secousses ou à de séditions ?

Il y a deux remèdes pour le tyran :


-Le premier aussi paradoxal que cela puisse paraître est de pousser la tyrannie à son
paroxysme. Continuer dans la manière forte. Il y a pour cela des procédés qui ont été
énumérés par Aristote : avilir l’âme des sujets, semer entre eux la défiance pour éviter les
conspirations, les maintenir dans l’impossibilité d’agir. Le procédé tient à ce qui suit :

« …niveler les élites, anéantir les esprits supérieurs, faire la chasse à la haute
culture, empêcher le plus possible des citoyens à se connaître les uns des
autres, obliger les notables, les grands à vivre sous son regard, « à passer leur
temps aux portes de son palais », employer un lot d’espions et d’espionnes,
observateurs, écouteurs, appauvrir les sujets, qui, absorbés par le travail
quotidien, n’auront pas le temps de conspirer, enfin susciter les guerre. »
(Chevallier p 106)

Le deuxième, plus subtil et pernicieux c’est quand le tyran s’efforce d’être moins
tyran, « afin d’assurer sa sécurité, veiller ou faire semblant de veiller au trésor public, rendre
compte de ses recettes et de ses dépenses ». Il aura à contenir ses passions sensuelles. Il fera
montre d’un zèle extraordinaire à honorer la religion de la cité. Il saura jouer habilement de la
division des cités en deux classes, celles des pauvres et celles des riches, faisant croire à
chacune que c’est lui qui la protège de toute oppression de la part de l’autre. Et si l’une
s’impose comme la plus puissante ; il saura se l’attacher. (cf, Chevallier)

La meilleure forme de gouvernement pour Aristote est le système mixte entre


l’oligarchie, système qui repose sur la classe riche, et démocratie qui repose sur la classe
pauvre. Elle donne le pouvoir à la classe moyenne qui est elle-même une fusion de la richesse
et de la pauvreté. Car les riches sont pleins de mépris pour les autres, et ne savent obéir à une
aucune autorité, et ne savent gouverner qu’en maîtres despotiques. Les gens pauvres, sont
plein d’envie et ne savent obéir qu’à une autorité qui les traite en esclaves.
La bonne gouvernance, oserons nous dire, en empruntant un terme contemporain, est
fonction de l’importance de la classe moyenne.

N’est ce pas là les traits des démocraties occidentales ?


La théorie des cycles
Polybe

Si Rome avait la prééminence militaire, elle plia sur le plan des idées au rayonnement
grec. Il est vrai que Rome a enrichi ce patrimoine, par la pratique de la chose publique (Res
Publica) et par un dispositif juridique qui a inspiré les réformateurs de la Renaissance et les
philosophes des Lumières. On a choisi de nous pencher sur une réflexion qui a opéré une
synthèse des différentes formes analysées par Aristote. Le maître de cette réflexion aura
influencé Montesquieu dans sa célèbre thèse de la séparation des pouvoirs. Il s’agit de Polybe.

Ce Grec romanisé, né vers 200 A.C expliquait la supériorité de Rome dans sa


Constitution qui était la synthèse de toutes les formes analysées par Aristote. Il écrit :

« Les trois formes de gouvernement se trouvaient amalgamées dans la Constitution


romaine,…Même parmi les Romains, personne n’eût pu dire si c’était une aristocratie,
une démocratie ou une monarchie. A examiner les pouvoirs des consuls, on eût dit un
régime monarchique.., à en juger par ceux du Sénat, c’était au contraire une
aristocratie, enfin, si l’on considérait les droits du peuple, il semblait bien que ce fût
nettement une démocratie. »

Les prérogatives respectives de chacun des trois éléments permettent, selon Polybe à
maintenir un équilibre, en se gênant et se soutenant mutuellement. Leur agencement a donné
les meilleurs résultats en toutes circonstances. Or, si ce système, heureux mélange des trois
formes, est à l’origine de la force de Rome, il n’est pas le résultat d’un exercice intellectuel,
mais plutôt fruit de l’expérience.

Le mouvement cyclique de l’histoire explique aussi la tendance « naturelle » vers le


régime mixte. Au départ il y a la monarchie dont l’expression première est le règne du plus
brave et du plus fort. Par degrés insensibles, le chef fruste devient un roi, avec des qualités de
bonté, de justice et la noblesse des sentiments. Héréditaire, la Royauté se transforme et
dégénère. Les rois cèdent aux tentations du Pouvoir et se livrent à leurs appétits, semant le
mécontentement chez leurs sujets. Ceux-ci, sous la conduite des meilleurs d’entre eux
conspirent pour l’instauration de l’aristocratie. Mais l’aristocratie elle-même dégénère, les fils
n’ont pas forcément le souci du bien public qu’avaient leurs parents. Ils sont avides d’argent
et de plaisir. Ils attentent à l’honneur des femmes, et c’est ainsi que s’installe l’oligarchie. Elle
provoque le rejet du peuple et l’aristocratie court elle aussi le risque d’être balayée. C’est ainsi
que le peuple établit la démocratie. Elle dure en accordant à l’égalité et à la liberté de parole
un prix infini, puis apparaît une nouvelle génération, menée par les riches qui font appel à la
corruption, habituent la foule aux passe-droits, à vivre aux dépens des autres. La violence,
dans ce cadre conflictuel peut devenir un recours. La sauvagerie à laquelle elle aboutit,
appelle à un homme providentiel, à un monarque. Ainsi donc le cycle revient à la case de
départ.

Chez Polybe, la sagesse commande de sortir de ce cycle. Si la dégénérescence s’inscrit


dans la logique des choses, ou dans l’évolution des systèmes, il est possible d’y échapper par
une thérapie appropriée qui est justement le système mixte. Il faut savoir mélanger les
éléments royaux, aristocratiques et démocratiques, de façon à combiner le pouvoir d’un seul,
celui de plusieurs et celui du grand nombre, car s’est ainsi qu’on peut échapper aux « germes
funestes » que contient tout système, pour un système équilibrée en mesure d’assurer la
stabilité, à l’image de la République romaine.
Saint Augustin

Celui qu’on appelait l’évêque d’Hippone (l’actuelle Annaba), Amazigh de souche,


n’aura pas seulement à révolutionner la chrétienté complétant l’œuvre de Saint Paul, mais
sera l’un des piliers de la cosmogonie de l’Occident. Trois livres fondent, dit-on, la vision du
monde de l’Occident, la République de Platon, la cité de Dieu de Saint Augustin, et enfin
« Du Citoyen » de Hobbes. Mais Augustin est aussi symbole. Les premiers missionnaires
chrétiens en Afrique du Nord, invoquaient son souvenir pour justifier leur « retour ». Et les
Amazighs de tout bord arborent leur fierté d’avoir donné à l’humanité un penseur d’une rare
profondeur.
Ce chrétien d’Afrique (c'est-à-dire d’Afrique du Nord), venu à la foi chrétienne sous
l’influence de sa mère dévote chrétienne, Monique, aura à parfaire l’édifice chrétien, en le
dotant des outils conceptuels pour rétorquer à ses détracteurs, en jetant les base de l’Eglise
qui a la charge de gérer la cité de Dieu et de l’homme. Dans le piédestal des pères fondateurs,
il vient juste après Saint Paul fondateur du christianisme. Dans ses Confessions, œuvre d’une
rare profondeur, par sa force d’introspection, Saint Augustin dira : « Au banquet du Seigneur,
je n’avais pas choisi la première place mais une place modeste et effacée. Mais il Lui a plu de
me dire : « Monte plus haut ».

Une enfance africaine


Augustin, nom romanisé (il se serait appelé Awragh, le roux), est né le 13 novembre
354 à Thagaste (vraisemblablement Thaghaste) (l’actuelle Souk Ahras) en Numidie (la partie
Est de l’Algérie). Sa mère dévote et pieuse aura de l’effet sur lui, contrairement à son père
resté païen. Il reçut sa première formation dans sa ville natale, parlant à la fois le parler du cru
et le latin avec un accent local. Il manifesta, dès sa prime jeunesse une vivacité de l’esprit
déconcertante et une sensibilité esthétique prodigieuse. Il était sensible autant aux couleurs
qu’ à la magie des mots. A dix- neuf ans, il se consacra à Carthage à l’étude de la rhétorique.
Il découvrit la littérature du philosophe romain Cicéron dans son œuvre l’Hortensius qui dira
t-il plus tard « aura de l’effet sur mes idées ». A la magie des mots, il tombe sous l’effet ce
que d’aucuns appellent l’Eros métaphysique, cherchant dans la philosophe le vrai bonheur, la
vita beata.
Il s’embarqua pour Milan où il allait parfaire sa connaissance de la philosophie aux
allures stoïciennes de Cicéron, dans le cadre d’un cercle d’amis. Son penchant rationnel ne
pouvait s’accommoder avec une lecture littéraliste des Saintes Ecritures. A la lecture des
Evangiles, il ne manqua d’exprimer sa déception. Il se distança de la religion chrétienne, mais
une crise interne et surtout la rencontre avec l’évêque Ambroise de Milan, aura à le
réconcilier avec la religion de son enfance. Ambroise animait un cercle de néoplatoniciens, et
initia Augustin à la lecture de Plotin, le philosophe d’Alexandrie, qui donna un lustre
philosophique au christianisme. Augustin dira dans ses Confessions que les explications
allégoriques de l’Ecriture que proposait Ambroise et l’influence du christianisme
néoplatonicien l’aidèrent à retrouver son chemin vers la Bible. C’est à partir de là qu’il connut
sa conversio et reçut le baptême de l’évêque Ambroise. Il tomba sur ce passage des Epîtres
de Saint Paul, dont il parle dans ses Confessions et qui avait l’air d’une révélation : « Pas de
luxure ni de débauche, pas de querelles ni de jalousies, mais revêtez le Seigneur Jésus et ne
vous souciez pas de la chair pour en satisfaire les convoitises ». Lumière et paix entrèrent
ainsi en son âme. Il n’eut pas besoin d’en lire plus.
Il devait mener le combat de la continence. Il avait une concubine dont il avait un enfant.
Dans sa petite retraite monastique à Cassiciacum, où il goûta au bonheur interne, fait de
prières, de lectures et de travail manuel, il se résolut à abandonner l’enseignement de la
rhétorique qui s’apparente désormais au bavardage et au mensonge et l’avidité du gain et
décida de « servir Dieu ».
Il se résolut à retourner dans son pays natal et y servir, avec sa mère Monique, Dieu. Le sort
en décida autrement. Sa mère trouva la mort sur le chemin du retour. Une épreuve dont il ne
se consola pas. « J’étais privé en elle d’une si grande consolation. Mon âme était blessée et
ma vie comme mise en pièces, ma vie qi n’avait fait qu’un avec la sienne » écrit-il dans les
confessions.

L’évêque d’Hippone
L’évêque Valerius, qui officiait en Afrique avait pris la lourde décision de nommer Augustin
évêque d’Hippone et l’autorisa même à prêcher. La décision de Valerius était commandée par
le fait que celui-ci était grec, avait du mal à parler latin et ne comprenait pas le dialecte
punique que parlaient les campagnards de son diocèse. Les catholiques étaient une minorité à
Hippone en proie à une crise existentielle face à l’église de Donat qui prédominait et qui avait
l’appui des puissants propriétaires terriens locaux, des petites gens et la reconnaissance tacite
des fonctionnaires locaux. Valerius savait ce qu’il faisait en confiant cette charge à Augustin.
Le donatisme gagnait les esprits, et les évêques avaient perdu de leur influence pour être de
simples dignitaires sans emprise sur les fidèles, avec de menus charges : la liturgie et
l’arbitrage des conflits. De l’autre côté, l’église donatiste était plus active et avait en
Tyconius, l’africain, un exégète redoutable. Celui-ci exerça une influence profonde sur
Augustin qui devait plus tard réfuter ses arguties. C’est par la parole simple et profonde,
élaguée de ses superflus qu’Augustin s’attela à la tâche. Il avait une grande culture et sa
culture lui permit de venir à bout des manichéens dans ses joutes avec eux. Face aux
donatistes qui s’adressaient au peuple, il fallait les vaincre dans leur propre terrain. Il opéra
une refonte de la langue et de la métrique, en les simplifiant pour être accessible au peuple. Il
savait montrer le sens caché de la Bible par sa lecture allégorique. Il invitait ses fidèles non
pas à répéter ses paroles, mais à s’en imprégner. Le religieux d’Hippone était pédagogue.
« Nous devons, dit-il, comprendre ce que signifie ce Psaume. Chantons- le avec la raison
humaine et non comme des oiseaux. Les merles, les perroquets, les corbeaux et les pies et
autres du même genre sont dressés par les hommes à répéter des sons qu’ils ne comprennent
pas. Mais chanter en comprenant le sens a été accordé par la volonté de Dieu à la nature
humaine. »
Mais l’évêque d’Hippone était terrassé par des questions existentielles. Il ne pouvait
s’abandonner au platonisme chrétien en faisant triompher son esprit sur son corps. Il est resté
fidèle à l’école de Pélage, rationaliste dirions nous, qu’il aura à combattre dans sa vieillesse,
et qui rayonnait à Carthage. Il demeure fidèle à l’interprétation allégorique de son « parrain »
Ambroise, et considère la mort de Lazare comme étant la chape mortelle des habitudes. Ce
n’est pas que le corps qui soit tombeau, mais l’homme peut créer sa propre tombe à l’intérieur
de sa mémoire. Jésus en « ressuscitant » Lazare l’a guéri des rets de la mémoire. Il s’est fait
psychanalyste. De même, Augustin a vu dans Paul celui qui a opéré l’ascension, par le
renouveau de l’homme intérieur et le déclin de l’homme « extérieur ».
Il souffre de ce tiraillement entre sentiments éthérés et séductions terrestres. Il ne sait
comment aborder la poignante question du libre arbitre. Il y parvient par la Grâce divine. Il
dira dans ce passage, que l’homme demeure maître de ses actes, par la Grâce de Dieu, s’il
consent à s’atteler à besogne. « Travaillez, dit-il avec crainte et tremblement à accomplir votre
salut : aussi bien Dieu est là qui opère en vous à la fois le vouloir et l’opération même au
profit de ses bienveillants desseins ».
Il a trouvé le mobile de l’action : « la délectation » ou l’amour, l’amour de ce qu’on fait.
Mais cette délectation nécessaire à rendre le labeur agréable, n’est pas un simple frisson d’une
âme éthérée, elle est un cadeau du ciel. Elle échappe à la maîtrise consciente. Elle est
capricieuse. « Qui peut attacher son cœur à ce qui ne le délecte pas ? » dira t-il
Tout ce questionnement jaillira dans ses Confessions …Œuvre d’introspection inégalée. Un
chef d’œuvre.

Les Confessions
Augustin n’est plus dans l’enthousiasme de sa conversion, mais face à des questionnements
qui le taraudent, empoigné par ses péchés et sa misère. Il n’est pas dans le salut, mais
pourrait emprunter le chemin qui y mène par la confession. Il dira ailleurs que lorsque vos
entendez un homme confesser ses péchés, cela veut dire qu’il est déjà sorti du tombeau, mais
qu’il n’est pas encore libéré. Les Confessions ne sont pas un livre de souvenirs ou un retour
anxieux vers le passé, mais une introspection, une lancinant angoisse..On dirait que l’écriture
des Confessions (397-400) était pour lui une sorte de psychothérapie. Confessio signifie à la
fois « accusation de soi-même » et « louange de Dieu ». Augustin commence par cette prière
d’une force incommensurable « Accordez moi, Seigneur, de savoir et de comprendre s’il faut
d’abord vous invoquer ou vous louer, s’il faut d’abord vous connaître ou vous invoquer ». Et
de rajouter : « la maison de mon âme est trop étroite pour vous y recevoir : élargissez là. Elle
n’est que ruines : réparez-là. Elle a de quoi blesser vos yeux, je le sais et je le confesse. Mais
qui purifiera ? A quel autre que vous crierai-je ? « Purifiez-moi, Seigneur de mes souillures
cachées et épargnez à votre serviteur les tentations venant d’autrui. »
Le chemin de Dieu commence par sa propre connaissance intime. Oui, les hommes s’attellent
à connaître le monde extérieur, à s’émerveiller devant la nature, mais « ne s’émerveillent pas
devant eux même. Un homme ne peut pas trouver Dieu avant de s’être d’abord trouvé lui-
même, « car ce Dieu, est plus intime que l’intime de moi-même ». La tragédie de l’homme est
qu’il soit entraîné à « errer loin de son propre cœur ». Mais penser l’homme commence par se
penser soi même. Avant de parler de l’homme Augustin parlait de lui-même, perdu, déchiré
par le lourd fardeau d’une âme qui avait du mal à l’habiter, qui ne se retrouvait plus en lui,
que le divertissement, au sens Pascalien, n’apaisait plus. Il confiera dans ce fort passage :
« Car je portais pantelante et sanglante mon âme qui ne tolérait plus d’être portée par moi. Où
la déposer ? Je ne trouvais pas. Ni dans les charmes des bois, dans les jeux et les chansons, ni
dans les sites embaumés, dans les festins recherchés, ni dans la volupté de la chambre et du
lit, ni enfin dans les livres ou les poèmes elle ne trouvait le repos…Elle glissait dans le vide et
retombait sur moi. (…) Où mon cœur en effet aurait-il fui mon cœur ? Où me serais-je fui
moi-même ? Et pourtant je me suis enfui de ma patrie. »
Faut-il désespérer pour autant ? « Que les souffrances soient aimées parfois ». La passion (au
sens chrétien, c'est-à-dire l’épreuve) est la voie à la Miséricorde.
Augustin avait le souci de fondre en un seul le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » et le
« dieu des philosophes », pour résoudre le problème du Mal. La première clé à elle seule est
incapable à résoudre l’énigme. La deuxième peut lui en venir en appoint. D’où puise
Augustin cette force d’introspection ? Ne la tient-elle pas d’Apulée dans Métamorphoses ou
l’Ane d’or, quand Lucius sombra dans la déchéance à cause de sa curiosité impure ?
Augustin tout comme Apulée ne tètent-ils pas de la même mamelle, la terre africaine et de
son humus culturel ?

La cité de Dieu
Rome n’est plus dans Rome et il fallait la récréer. En 410, la grande cité fut mise à sac
par les troupes du roi wisigoth Alaric. Elle était devenue chrétienne pendant un siècle, et voilà
qu’elle a cessé d’exister. Le christianisme n’est –il pas la cause de sa perdition, comme le
laissait entendre les païens, dont les plus en vue avaient cherché asile dans Carthage. Ses
préceptes ne conviennent pas à la conduite de l’Etat. Augustin est appelé par ses amis à
réfuter le paganisme. Rome la païenne avait fait de belles choses, mais elle était mue par
l’appétit de la domination. Augustin se fait le chantre de ce que Peter Brown appelle le
nationalisme de l’Eglise, aidé par son savoir ecclésiastique, l’érudition philosophique, la
connaissance approfondie de l’histoire et le charme de son style. Il rédige « la cité de Dieu »,
œuvre ardue, mais riche qu’il termine vers 426. Contre Virgile, il oppose la Bible. La cité de
Dieu, incarnée par l’Eglise, se conformant aux préceptes de la République de Cicéron,
contient désormais la cité terrestre. Elle la dépasse parce qu’elle repose sur la Miséricorde et
le don de soi. Rome habitera désormais l’Eglise et c’est cette théorie qui servira de vulgate à
la chrétienté pour plus de dix siècles. Elle ne sera mise à mal que par les idées positivistes de
Hobbes et de Machiavel, où la chose publique (Res Publica) devient une affaire humaine.
Avec la révolution française, la Loi supplée à la Grâce. La modernité politique était une
réappropriation de l’héritage augustin, où l’Etat reprend les fonctions de l’Eglise. Mais c’était
Augustin qui l’avait pensé dans son œuvre monumentale et avait posé ses charges et ses
fonctions. Tout comme Marx a fait marcher la dialectique sur ses pieds, les concepteurs de la
modernité politique reprendront l’héritage d’Augustin, en le dé-déifiant.
Augustin fit de sa charge un sacerdoce, de l’écriture une voie d’ascension. Il écrivait en
progressant, et souhait progresser en écrivant, comme il le disait. La ville où il officiait s’est
trouvée assiégée par les Barbares. Il s’éteint en 430, avec cette belle prière « Seigneur, j’ai
aimé la beauté de ta maison. »
Chez les siens, en Afrique du Nord, il vivra. Ils reprendront inconsciemment, sa philosophie
en invoquant (chafa’a) certes l’intercession, qui n’est pas conforme aux canons de l’islam et
qui n’est que la Grâce. Ils donneront à une de leur villes le nom même de cité de Dieu, Amur
n’Kuch, qui devient par corruption Marrakech.

Ibn Khaldoun et les prémices de la sociologie

Le Moyen – âge musulman

Ibn Khaldoun a une place toute particulière dans les annales de la pensée arabo-
musulmane. Il marque ce que nous pourrons appeler de coupure épistémologique avec les
savoirs antérieurs dans l’aire culturelle arabo-islamique. L’histoire n’est pas une succession
de faits, mais un champ de questionnement pour en dégager les normes ou les tendances
lourdes. Les fais sociaux sont imbriqués, et entre la structure crue de la tribu, liée par la
‘asabiya, (omrane badawi) et le pouvoir (mulk) il y a un cheminement historique qui aboutit à
toutes sortes de performances, de savoirs et de talents (omrane hadari). En somme, Ibn
Khaldoun savait qu’il avait découvert une science nouvelle, inédite, qu’aucun de ses
prédécesseurs n’avait ébauchée. Fort d’une expérience pratique d’un homme d’action, Ibn
Khaldoun s’est retiré pour dégager les règles qui président au mouvement du pouvoir en
Afrique du Nord. D’un cycle répétitif, il a dégagé les règles qui régissent le mouvement. C’est
ce que nous essayons de résumer ici.

Nous commençons par reprendre la typologie des groupes sociaux, qui a été élaborée par
Ibn Khaldoun. Nous devons faire attention au vocabulaire utilisé par le penseur. Il n’a pas la
même signification que nous lui donnons aujourd’hui. Dawla n’a pas la signification de l’Etat,
mais plutôt de dynastie, de même que Hadara, ne signifie, pas civilisation, mais plutôt luxe,
voire dépravation. On tâchera d’adapter la terminologie d’Ibn Khaldoun.

1) Une typologie sociale


a- les groupes nomades
On les définit ainsi, même si Ibn Khaldoun les appelle autrement, (le mode de vie des
Arabes et assimilés‫) العرب ومن في معناهم‬. Ce n’est pas donc l’appartenance ethnique qui
compte que le mode de vie, marqué par le nomadisme. Ceux qui font partie de ce groupe
n’ont pas de territoire fixe ni de pays. Ils doivent leur survie à leurs lances et leurs épées.
Ils ne rechignent pas à la rapine ni aux rezzous. Et pourtant, c’est ce groupe qu’Ibn
Khaldoun, érige en « race des seigneurs », selon l’expression de Nietzsche. Ils sont
braves, courageux, généreux, et ce sont ces valeurs qui les propulsent s’ils sont travaillés
par une prédication religieuse, ou disons de nos jours par un mouvement réformiste
d’essence religieuse (da’wa). Leurs travers, faits d’orgueil et de vanité se transforment,
avec l’élément religieux pour en faire des moteurs de l’Histoire. Autrement dit, un
mouvement religieux, pour réussir doit être porté par un groupe lié par un sentiment
d’appartenance appelé, ‘asabia. Nous y reviendrons.

b-Les agriculteurs
Le terme utilisé par Ibn Khaldoun est : « ceux qui soumis aux maîtres des régions »
‫المغلوبون ألهل األمصار‬. Ils évoluent à la lisière des centres urbains à qui ils pourvoient pour
leurs besoins alimentaires, mais ils sont dépendants des centres urbains pour tout ce qui
est manufacture. Ils sont soumis politiquement à ces centres et assujettis par des taxes. Ils
vivent de manière précaire. Il est rare qu’ils constituent des dynasties.

c-les artisans citadins


Sans couverture politique, sans prestige, on ne peut s’adonner au commerce ou à
l’industrie. Ceux qui n’ont pas cette couverture, qu’Ibn Khaldoun appelle ‫ الجاه‬courent à
leur perte. Et ceux qui s’adonnent à ces activités, sans prestige (on n’est pas sûr que le
terme prestige puisse rendre le vocable ‫ )الجاه‬ne font que vivoter. Ils ne peuvent constituer
de dynastie.

2) al ‘asabia
Le terme ‘asabia n’est pas un terme inventé par Ibn Khaldoun. Il rend compte du lien
d’appartenance entre les différents membres d’une tribu, similaire à l’esprit de corps, mais
beaucoup plus fort. Car à la base de ce sentiment, il y a un impératif de survie pour faire
face aux conditions de vie rude et austère. L’individu se fond dans le groupe. Tout gain
qu’il peut effectuer est celui du groupe, toute atteinte à laquelle il peut s’exposer est une
atteinte au groupe. Le sentiment qui régente les membres est un sentiment égalitaire. La
raison d’être réelle du groupe, même s’il peut arguer d’un ancêtre commun est l’intérêt
collectif du groupe, à la fois pour repousser un danger ou pour les questions de survie dans
des contrées marquées par la sécheresse, les maladies, les épidémies, les criquets, les
représailles. C’est une lutte de survie. Ce sentiment se décline en deux séquences :

-La première pour tout groupe qui aspire au pouvoir : il le galvanise, grâce à un
discours religieux.
-La deuxième, quand le groupe est au pouvoir. Tant que le sentiment d’asbia
prédomine entre les membres de la dynastie régnante, elle tient, si par contre, et c’est une
tendance inéluctable, l’émir s’approprie la totalité du pouvoir, si le luxe se répand parmi
les membres de la dynastie régnante, le sentiment d’asabia se délite et augure de la fin de
cette même dynastie.

Pour la première séquence, le sentiment d’appartenance, sociologiquement parlant, n’a


pas d’incidence, si ce n’est repousser un danger ou engranger un bénéfice matériel, il n’est
important que lorsqu’il devient une plate forme pour une quête du pouvoir ‫اتفاق األهواء على‬
‫ المطالبة‬, or cette quête ne peut aboutir que si deux conditions sont réunies :
- un mouvement politique qui ne peut être que religieux, qui s’exprime par un
réformisme religieux, conformément au principe de l’appel au bien et la dissuasion de ce
qui est répréhensible. Un mouvement religieux qui ne s’appuie pas sur une force, ‘asabia,
est voué à l’échec (nous retrouvons la même idée chez Machiavel).
- Un élément objectif : il faut que la dynastie régnante soit dans une phase
décadente, ou ce qu’Ibn Khaldoun appelle par vieillissement.

La tendance naturelle de toute ‘asibia est d’accéder au pouvoir.


‫ إنما هو بضرورة‬،‫والملك غاية طبيعية للعصبية ليس وقوعه عنها باختيار‬... ‫"إن الغاية التي تجري إليها العصبية هي الُم لك‬
".‫الوجود و ترتيبه‬

Il y aurait donc un déterminisme sociologique. Le groupement qui dispose de l’asabia


la plus forte finit par s’imposer contre les autres ‘asabia. Pour que ce sentiment d’asabia
puisse être moteur de l’histoire, il faut qu’il soit exempt de deux tares rédhibitoires qui
rendent l’asabia inopérante :

- la soumission. Une ‘asabia soumise à une autre autorité ou sujette à son imposition
ne peut être actrice de l’Histoire.
‫ فما رئموا المذلة حتى عجزوا عن‬،‫ فإن انقيادهم ومذلتهم دليل على فقدانها‬،‫"المذلة واالنقياد كاسران لسورة العصبية وشدتها‬
".‫ ومن عجز عن المدافعة فأولى أن يكون عاجزا عن المقاومة‬،‫المدافعة‬
".‫"فإذا رأيت القبيل بالمغارم في ربقة من الذل فال تطمعن لها بملك آخر الدهر‬
- Le luxe et la dépravation : un groupe qui vit dans le bien-être matériel et ce qui
s’en suit de dissolution des moeurs ne peut aspirer au pouvoir. Il perd de sa source
vitale qui est le moteur de l’asabia. Ibn Khaldoun explique le phénomène dans les
termes suivants ;
-
‫"إن القبيل إذا غلبت بعصبيتها بعض الغلب استولت على النعمة بمقداره وشاركت أهل النعيم والخصب في نعمتهم‬
".‫) فتذهب خشونة البداوة وتضعف العصبية والبسالة‬...( ‫وخصبهم‬

L’évolution des dynasties est fonction de la vitalité de la ‘asabiya. Toutes les dynasties
passent par trois phases, l’institution et la consolidation, grandeur et prestige, et enfin
vieillissement et déclin.

1- Institution et consolidation
Cette phase est consécutive à l’accès au Pouvoir où le sentiment de ‘asabiya est
encore fort entre les membres de la tribu et la participation des membres de la ‘asabiya est la
règle. On assiste à une gestion démocratique de la chose publique et une distribution égalitaire
des rentes matérielles entre les membres de la ‘asabiya. De même que la politique fiscale est
souvent allégée dans la mesure où les dépenses ne sont pas grandes et s’articulent autour de
l’essentiel.

2- Grandeur et prestige
La deuxième génération se fait connaître par sa propension aux bienfaits de la
civilisation, selon l’expression d’Ibn Khaldoun, c'est-à-dire le luxe et le prestige. Cette
tendance naturelle a un pendant ; la concentration du pouvoir entre les mains du chef, sultan,
au détriment des membres de sa ‘asabiya, dont il se détourne progressivement. Il fait appel
pour la gestion publique, fiscale, militaire ou administrative à des clients.
Les dépenses deviennent grandes et les taxes fiscales augmentent par voie de
conséquence. L’excès d’impôts prépare la troisième phase, celle du déclin.

3- Déclin et vieillissement
Une dynastie ne peut tenir que grâce au sentiment de ‘asabiya et par une politique
fiscale équitable, or quand le sentiment de ‘asabiya se délite, et quand la politique
fiscale est injuste la dynastie entre inéluctablement dans une phase de déclin.

‫ والثاني المال‬،‫ وهو المعبر عنه بالجند‬،‫" إعلم أن مبنى الملك على أساسين ال بد منهما فاألول الشوكة والعصبية‬
‫ طرقها في هذين‬،‫ والخلل إذا طرق الدولة‬،‫الذي هو قوام أولئك الجند وإقامة ما يحتاج إليه الملك من األحوال‬
".‫األساسين‬

La sociologie au seuil des temps modernes


Les bourgeons de la Renaissance
Les prémices de l’Etat

Machiavel : Enfant de la Renaissance (1469-1527), il devait trancher avec le monde du


moyen âge où la religion régentait l’ordre social. Il est sans conteste, le précurseur des temps
modernes en matière politique. Si on le retient ici, c’est qu’il a dégagé des règles de la chose
politique, qu’il considérait valable en tout temps et en tout lieu, parce que la nature de
l’homme est le même. Son œuvre maîtresse est bien sûr le Prince, livre de chevet de tous les
potentats, dit-on, mais ce livre n’était qu’un opuscule en marge de son ouvrage « Discours sur
la décade de Tite Live » par lequel il pensait passer à la postérité. Paradoxalement, c’est
l’opuscule qui lui a assuré la renommée et la postérité.
Dans « Discours.. » Machiavel part de l’observation critique de l’Histoire qui devait
instruire sur l’aspect immuable de la nature de l’Homme :

« La plupart de ceux qui lisent l’Histoire s’arrêtent au seul plaisir que leur
cause la variété d’événements qu’elle représente ; il ne leur vient pas seulement en
pensée d’en imiter les belles actions : cette imitation leur paraît non seulement difficile
mais même impossible, comme si le ciel, le soleil, les éléments et les hommes eussent
changé d’ordre, de mouvement et de puissance et fussent différents de ce qu’ils étaient
autrefois.. »

Il y a donc une nature immuable de l’Homme ou un éternel retour, et l’étude de


l’Histoire ne peut que nous édifier sur cette nature immuable. Les hommes naissent, vivent et
meurent selon des lois éternelles, obéissent toujours aux mêmes désirs et aux mêmes passions.

Deuxième source dans l’œuvre de Machiavel c’est l’observation des différents


prétendants dans les principautés italiennes, dans la jungle sociale et politique, affranchis de la
longue discipline catholiques du moyen âge.

L’homme n’intéresse pas beaucoup Machiavel, ou pour reprendre un autre terme,


l’individu s’éclipse au profit de l’Etat, non pas, comme chez Aristote où la cité est le cadre
idéal pour le bien de la communauté, et la gestion de la cité ou de la polis doit se parer d’une
éthique. Machiavel n’a cure de toutes ces considérations éthiques. A la base de son édifice, il
y a l’Etat, nécessaire, qu’il faut renforcer et conserver. C’est la mission du Prince, celui qui
est appelé à présider aux destinées de l’Etat.

Le portrait du Prince, ou plus exactement les règles auxquels il doit se conformer a


valu à Machiavel la réputation que nous connaissons. Il est parti de l’observation d’un
condottiere qui a réussi, César de Borgia pour dessiner le profil de l’archétype du Prince.
Le Prince nouveau, qui est arrivé au pouvoir par la force et non à la faveur de
l’hérédité a à craindre tout de ses rivaux, beaucoup de ses amis, et suffisamment de ses sujets.
Il faut se débarrasser de ses rivaux et envieux, par la force si c’est nécessaire. Quant à ses
sujets, lorsqu’ils ne croient pas en lui par la seule persuasion, il doit les faire croire par la
force. Malheur aux Princes désarmés. Les bonnes qualités de générosité, de clémence, ne sont
que superflues si le Prince ne dispose pas de force. Mais il est bon qu’il paraisse les avoir. La
cruauté est un outil de travail du Prince :

« ..Si tu veux en tout et toujours faire profession d’homme de bien


parmi tant d’autres qui sont le contraire ta perte est certaine. Si donc un Prince
veut conserver son trône, il doit apprendre à avoir être méchant, et recourir à
cet art selon les nécessités…(..) Qu’il n’hésite pas à accepter les vices
nécessaires à la conservation de son Etat, si honteux qu’ils puissent paraître,
car tout bien considéré, telle qualité qui semble une vertu est susceptible de
provoquer sa ruine, telle autre au contraire qui semble un vice pourra apporter à
son gouvernement le bonheur et la sécurité. » Livre XV
Faut-il être aimé ou craint ? Machiavel répond, tout en nuance, en laissant entendre
qu’il vaut mieux être craint qu’aimé.

« ..Vaut-il mieux être aimé que craint, ou craint qu’aimé ? Je réponds


que les deux seraient nécessaires ; mais qu’il paraît difficile de les marier
ensemble, il est beaucoup plus sûr de se faire craindre qu’aimé, quand on doit
renoncer à l’un des deux » Livre XVII.

Mais la force n’est pas seule arme, il y a la ruse. Le Prince doit se faire lion, user de la
force, et renard, user de la ruse, selon les circonstances, « l’une sans l’autre n’est point
durable (..) Tu seras renard pour connaître les pièges et lion pour effrayer les loups. »

Si la ruse est nécessaire, il ne faut en faire étalage, autrement dit, il faut paraître pour
ce qu’on n’est pas. Il est donné aux gens de voir, mais il n’est pas donné à tout le monde de
toucher. Ce qui compte c’est la perception que les autres ont du Prince et l’image qu’il donne
de lui-même, plus que sa vérité. Il est bon que le Prince soit simulateur et dissimulateur car
« les hommes se plient si servilement aux nécessités du moment que le trompeur trouvera
toujours quelqu’un qui se laisse tromper » XVIII

« D’une façon générale, les hommes jugent plus souvent d’après leurs
yeux que d’après leurs mains : chacun est en mesure de voir, bien peu sont en
mesure de toucher. N’importe qui peut voir ce que tu sembles être ; quelques
rares seulement peuvent tâter ce qui tu es. Et ces derniers n’osent contredire
l’opinion du grand nombre renforcée par toute la majesté de l’Etat. Quand il
s’agit de juger les actions des hommes et spécialement des Princes on ne
considère pas les moyens, mais la fin ». XVIII.

Quelle place reconnaît Machiavel à la religion ? On serait tenté de croire, dans sa


vision immorale de la politique, que le Florentin l’évacue tout simplement. O, que non, car la
religion, sous l’angle de l’Etat est « une servante de la politique, une irremplaçable police de
l’Etat, un admirable moyen disciplinaire dont la chose publique ne saurait se passer. Là où le
culte divin est méprisé se préparent la corruption et la ruine de l’Etat. Pour tous les
gouvernants despotiques ou constitutionnels, c’est un devoir sacré de maintenir les
fondements de la religion nationale, gage d’union et de bonnes mœurs. Peu importe si les
gouvernements ne croient pas à cette religion : ce n’est pas ici question de vérité ou de
fausseté, mais de sagesse politique et de connaissance de la nature humaine. » p Jean Jacques
Chevallier : Histoire de la pensée politique, p 228) .

Machiavel avait en horreur le christianisme, religion qui exalte les humbles voués à la
vie contemplative, qui dispose à recevoir des coups, qui place le bonheur suprême dans
« l’humilité, l’abjection, le mépris des choses humaines », rend les peuples débiles, fait d’eux
la proie facile des méchants à l’affût. Il lui préfère les religions païennes romaines, qui
exaltent la liberté et la force, inspirent l’amour de l’action, et la gloire terrestre. C’est de là
que vient le concept de virtu, qui doit faire le Prince, c'est-à-dire l’énergie et la détermination.
Réaliste, Machiavel s’accommode du christianisme, religion d’Etat, à condition de le purger
de « son venin » anti-social, à l’infléchir dans le sens d’une religion d’Etat « au service des
intérêts temporels de l’Etat, de sa tranquillité à l’intérieur, de sa grandeur à l’extérieur ». ( cf.,
chevallier, p 229.)
On voit bien la marque de Machiavel sur la conception de l’Etat, sur le rapport à la
religion dans les sociétés modernes, sur le parcours du politique, qui fait peu de cas de la
morale, sur l’importance de la propagande, dans la gestion publique. Non moins important, on
trouve chez lui, les germes, de ce qui va être le fascisme qui glorifie le Prince, le Duche, fait
peu de cas de l’individu, renoue avec l’héritage païen.
La Boétie ou l’anti-Machiavel
La notion du peuple

C’est par un opuscule « Discours de la servitude volontaire », que ce jeune courtisan


du Roi, La Boétie (1530-1563), est passé à la postérité. L’ami de Montaigne, a une autre
vision que celle de Machiavel, presque aux antipodes de la sienne. Machiavel rêvait de l’unité
de l’Italie, et n’avait cure du reste, car la fin justifie les moyens, La Boétie, ne veut à aucun
prix sacrifier la liberté. L’Etat français est une réalité, et il était témoin de l’écrasement d’un
soulèvement populaire, celui de la Gabelle…Devraient-on sacrifier la liberté sur l’autel de
l’autorité de l’Etat ? Non, dira la Boétie, et si l’auteur du Prince passe pour le théoricien du
despotisme, la Boétie passe pour être « l’antidote au poison ». Dans ce siècle où on pense
Etat, souveraineté, la Boétie, pense liberté. Il est un chainon qui prépare à la philosophie des
Lumières.

Analyse du despotisme
S’il est dans l’ordre des choses qu’un peuple obéisse à ces gouvernants, c’est une
anomalie monstrueuse de voir un peuple entier ployer sous le joug d’un seul ?
D’où vient ce que la Boétie considère comme monstre de vice de :

« Voir un nombre infini de personnes non pas obéir, mais servir ; non pas être
gouvernés, mais tyrannisées, n’ayant ni biens ni parents, femmes ni enfants, ni leur vie
qui soit à eux ! souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d’une armée,
non pas d’un camp barbare contre lequel il faudrait défendre son sang et sa vie devant,
mais d’un seul, non pas d’un Hercule ni d’un Samson, mais d’un seul hommeau, et le
plus souvent le plus lâche et femelin de la nation, non pas accoutumé à la poudre des
batailles, mais encore à grand peine au sable des tournois, non pas qui puisse par force
commander aux hommes, mais tout empêché de servir vilement à la moindre
femmelettte ! »

Comment donc des millions plient à une personne, et à ses caprices, sans brancher ?
Est-ce par lâcheté ou couardise ? La réponse de la Boétie est surprenante. Ils s’y complaisent
et la veulent. La servitude n’existe que parce qu’elle est volontaire. Ce qui est encore étonnant
c’est que le naturel de l’homme est la raison et la liberté, comment donc les êtres se
complaisent-ils dans un état contre nature, l’esclavage ?
Cette aberration a des causes profondes, elle tient à la dénaturation à la fois des
gouvernés et des gouvernants.

1- Les peuples se laissent commander. Pourquoi ? Par aveuglément, car ce sont eux
qui sont à la base de tout. Ils sont les mains, les pieds, les yeux du tyran. En se
reniant, c'est-à-dire, en ne prenant pas confiance de leur force, ils fortifient le
tyran. « Ce sont les sujets eux-mêmes qui déclenchent l’affreuse dialectique du
zéro et de l’infini, caractéristique de tout despotisme », dira Simone Goyard Fabre.
La cause de cette aliénation est l’habitude et la facilité, qui ensorcellent la raison,
autrement dit qui dénaturent la nature de l’homme.
2- La deuxième raison ce sont les gouvernants : La Boétie, tout en reconnaissant la
nature du pouvoir, la nécessité d’un maître, s’arrête sur la propension despotique à
toute personne qui a un pouvoir absolu. Il est toujours en la puissance de celui qui
commande « d’être mauvais quand il voudra ». C’est exactement ce que dira plus
tard Montesquieu. Il est dans la nature de la monarchie d’être tyrannique.
Le tyran pervertit la nature du pouvoir. Au lieu de gouverner, il se veut maître, au
lieu d’assumer un office de commandement, il s’arroge un pouvoir de fait, au lieu
de remplir un devoir, il s’attribue tous les droits. Pour se faire, il dompte le peuple,
il le considère sa proie. Il le pervertit. Il s’attaque à la science et à l’intelligence, et
installe la corruption. « Les théâtres, dira Simone Goyard Fabre, les jeux, les
farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les
tableaux…sont autant de « drogueries » qui allèchent et chatouillent des sujets déjà
endormis par le vice » (p 93)

L’analyste va plus loin, dans l’interprétation de la pensée de la Boétie, le tyran ne peut


être sincère. Il peut se montrer paternaliste, généreux, distribuant quelques largesses, cela ne
veut pas dire qu’il aime son peuple, mais cela procède d’un froid et sordide calcul, car la
bonne foi, l’intégrité, la constance n’ont pas de sens. Ce qui compte pour lui, c’est sa cote de
popularité qu’il sollicite par tous les moyens, les vivats faux. Reprenons ce passage de
l’analyste de l’œuvre de la Boétie, de Goyard Fabre :

« La déshumanisation des hommes est l’auxiliaire de la volonté de puissance de


celui qui, déjà, se prend pour un surhomme. Nous touchons ici à l’essentiel : le
tyran se croit dieu. Il use, pour engourdir et avachir ses sujets, des procédés chers
aux religions : il empêche « de faire, de parler, et quasi de penser ». Par une
impudente duperie, il exploite l’opinion et l’imagination du grand nombre. C’est
ainsi que les superstitions et les contes sont pour lui de puissants alliés : ce sont les
pièges auxquels se prend la sottise du peuple ; les supercheries, les miracles et tous
les stratagèmes des religions sont à son service. Ils font croire, c'est-à-dire qu’ils
empêchent de penser. (..) Ainsi donc, pour que le tyran soit tout, il faut que le
peuple ne soit rien : « le tyran ôte tout à tous ». (P 94)

En imposant sa subjectivité, pour en faire une objectivité, ce qui est


philosophiquement la définition de la terreur, il devient un monstre. Sous sa férule, l’homme,
perd son humanité.

Les effets de la servitude

La servitude ou le despotisme est un mal.. Sous l’effet du tyran émerge un maillage de


petits tyrans. Une poignée d’ambitieux deviennent les complices de ses méfaits. Ceux là
tissent une toile, et on en arrive à une inertie morale. Le peuple se laisse séduire par cette
cohorte de courtisans mus par l’ambition. Dépourvus de probité, cupides jusqu’à la
turpitude, ils servent laquais sans dignité, « le visage riant et le cœur transi ».
Ces tyranneaux perpétuent l’asservissement. Ils habituent le peuple à la servilité.

Ce n’est pas viable à la longue, nous fit comprendre la Boétie, malgré la panoplie de
mesures dont s’entoure le tyran. Il n’est pas à l’abri d’une quelconque action d’irréductible
fanatique, mais est-ce une solution ? Car on peut mettre fin à la vie d’un tyran sans mettre fin
à la tyrannie ? C’est surtout, par l’action d’un homme vrai qu’anime le souci de la liberté
qu’on y met fin. Cette action, pour noble qu’elle puisse être, est hasardeuse si elle ne
s’accompagne par l’éducation du peuple.
La panacée
Pour la Boétie, la panacée ne peut être la violence. Le tyrannicide est l’occasion de
l’émergence d’une autre tyrannie. Il ne délivre pas.
La solution, ou plutôt la panacée, est ce qu’on pourrait appeler « la résistance
passive ». Refuser de servir le tyran. « Que le pays ne consente à sa servitude, il ne faut pas
lui ôter rien, mais ne lui donner rien. »
Le deuxième procédé, et qui fait de la Boétie, un précurseur des Lumières, c’est
d’éclairer les peuples. Il est patent de retrouver la parenté avec Kant. Il faut briser les boulets
de tous les dogmatismes, religieux ou politiques. L’affranchissement est affaire de
connaissance. Il est marquant de relever que, face à l’émergence de l’Etat, (Voir Hobbes)
monstre froid, La Boétie est celui qui a jeté les bases de « l’institution du peuple ». Celle-ci a
besoin de représentants raisonnables, qui usent de la diplomatie. Il ne sert à rien d’affronter le
tyran de front. L’institution du peuple est la réplique au droit divin et au souverain comme son
vicaire ou son lieutenant.
Les peuples sont responsables de leur sommeil dogmatique que de leur réveil, et la
conquête de la liberté est la plus grande conquête des temps modernes.
Hobbes ou la mécanique de l’Etat

Thomas Hobbes (1588-1679) incarne la soudure entre l’avènement de la Renaissance


avec les prémices de l’Etat nation, la soustraction à l’emprise de l’église, et l’ère de la
philosophie des Lumières. Il est une phase incontournable dans la réflexion du fait politique,
avec cette nouvelle approche qui commence à se profiler, le positivisme qui fait peu de cas
des considérations morales ou religieuse. La phase dans laquelle la pensée de Hobbes, le
XVIIème siècle, s’est formée, était celle des pouvoirs absolus qui commençaient à accuser les
signes d’essoufflement. Le Roi Charles 1er fut décapité et c’était Cromwell qui en 1651
régnait sur l’Angleterre devenue République (Commonwealth). Cela donna lieu à une phase
de turbulences et de guerres civiles qui marquèrent l’enfance d’Hobbes.

On a taché d’expliquer sa hantise du désordre par un trait de caractère qu’il tenait à


faire savoir, la peur, et se définissait lui-même par cette petite phrase qui en dit long : « La
crainte et moi sommes des jumeaux ». Mais au-delà de cet aspect subjectif, l’approche de
Hobbes est positive. Il est un précurseur d’Auguste Comte. Et cela transparait dans l’analyse
qu’il fait du passage entre l’homme naturel et l’homme artificiel, entre l’état de nature et
l’Etat Léviathan, par un développement dialectique.

Souvent, on assimile l’œuvre de Hobbes à celle du Léviathan, or celui-ci n’est que le


troisième tome de deux autres qui jetaient les bases de sa théorie, dans son œuvre
monumentale « Eléments de la philosophie » où il décline sa nouvelle approche du fait social.

L’approche Hobbesienne
Lors de son séjour en Europe, Hobbes a été marqué par la mécanique de Galilée. Il
voulait transposer cette approche sur les faits sociaux dans son œuvre « éléments de la
philosophie », subdivisés en trois volumes :
-Eléments sur la loi,
-De Cive (du citoyen)
- Léviathan.

C’est dans le deuxième volume « Du Citoyen », où il pose les règles propres à « la


philosophie civile », une forme d’autonomie épistémologique qui pose les obligations propres
aux souverains et des sujets, ou pour reprendre son expression « droits et devoirs des
souverains » et « droits et devoirs des sujets ».
Comme, il le dira dans le livre IX, du Léviathan, il distinguera entre deux
connaissances, celle des faits, c’est le propre de l’Histoire, et celle des conséquences et de
leurs effets, (causalité, dirions-nous aujourd’hui), et celle-ci s’appelle philosophie civile. Il
faut entendre par philosophie, ici, science. Tout savoir doit reposer sur une relation causale.
Le livre De Cive, a été la matrice de la nouvelle approche causale des faits sociaux, et c’est
pour cela qu’il a été considéré, à côté de la République de Platon et la cité de Dieu
d’Augustin, comme un livre fondateur de la pensée occidentale, dans ce sens, où il pose ce
que d’aucuns appellent l’autonomie idéologique.
Plus célèbre, le Léviathan, ne se départit pas de cette approche causale, fondatrice de
la science, même s’il utilisait le terme « philosophie » comme il ressort du chapitre 46. Le
propre de la science est le raisonnement, le lien de causalité. Cela évacue tout postulat faux,
toute croyance surnaturelle, tout savoir acquis par les livres. Le seul savoir scientifique
(philosophique) est celui qui établit le lien entre l’effet et la cause, ou la cause et l’effet.

De l’état de nature à la société civile (Etat)

A la différence d’Aristote pour qui la société politique est un processus naturel, la


société politique chez Hobbes est artificielle, volontariste, dirons-nous aujourd’hui. Il s’agit
d’un transfert à un tiers du pouvoir absolu.

A la base chez l’être humain il y a cette propension au mouvement. L’homme est une
mécanique. Du mouvement naît la sensation. L’objet de l’appétit ou du désir est le bien.
L’objet de l’aversion ou haine est le mal. Rien de bon ou de mauvais en soi : ces adjectifs
n’ont de sens que relativement à celui qui les emploie. Ce qu’on appelle Félicité existe quand
nos désirs se réalisent avec un succès constant. La puissance est la condition sine qua non de
cette félicité. Richesses, science, honneur ne sont que des formes de la puissance. Il y a chez
l’homme un désir perpétuel, incessant de puissance.

L’autre trait chez l’homme est la raison qui le distingue des autres animaux et qui n’est
que calcul des conséquences, la curiosité ou le désir de connaître le pourquoi et le comment
des choses, et puis la religion qui provient de l’anxiété de l’avenir et de la crainte de
l’invisible.
Ainsi ces règles posées, Hobbes analyse les rapports des êtres humains entre eux. Pour
tout homme, un autre homme est un concurrent, avide comme lui de puissance. Or un tel
constat aboutit à un état de guerre perpétuelle ou chacun est contre chacun et tous contre tous.
On connaît sa célèbre phrase : l’homme est un loup pour l’homme.

Une telle guerre empêche toute vie sociale : point d’industrie, d’agriculture, d’art, de
confort. Une telle situation ne se conforme pas à l’impératif de justice car, là où il ya la guerre
rien n’est injuste et ne peut l’être. La force et la ruse sont, en état de guerre, les deux vertus
cardinales. Comment peut-on parler de propriété dans un tel état ? Il n appartient à chacun
selon Hobbes « que ce qu’il peut prendre et aussi longtemps qu’il peut le garder ».

Sous peine de destruction de l’espèce humaine, l’homme devrait sortir de cet état.
C’est en cela que consiste sa délivrance, son salut. Il y a des mobiles rationnels qui le
poussent vers la paix que Hobbes appelle « les préceptes rationnels » pour la préservation et la
défense de l’être humain. Or une force devrait veiller au respect de ce contrat tacite entre les
humains, c’est l’Etat, ou le Léviathan ou l’homme artificiel.

L’Etat ou le contrat social


L’idée de contrat social remonte à Epicure, mais c’est Hobbes qui lui a donné son
lustre sur la base d’une souveraineté absolue et indivisible au profit de l’Etat, ou du
Léviathan.
La sortie de l’état de nature est indispensable. Ce n’est pas une fin mais un moyen, et
ce moyen s’appelle, société civile, Etat, Léviathan. Ce corps ne peut exister dans l’absolu. Il
doit être incarné, représenté, soit par une personne‫ ة‬soit par une assemblée. D’où provient
l’idée de lieutenance chez Hobbes. Nous reproduirons ce passage du « citoyen » de la
deuxième partie relative à la souveraineté :
« La convergence de plusieurs volontés à une même fin ne suffit pas préserver
la paix et une solide défense, il est requis qu’il y ait une volonté singulière de
tous concernant tout ce qui est nécessaire à la paix et à la défense. Or ceci ne
peut se réaliser que si chacun assujettit sa volonté à une autre volonté, celle
d’un homme évidemment, ou aussi celle d’une assemblée. (…)
Cette soumission de la volonté de chacun à la volonté s’un seul homme ou
d’une assemblée se réalise alors quand chacun s’oblige par un pacte envers
chaque autre à ne pas résister à la volonté de cet homme ou de cette assemblée,
à laquelle il est soumis.
(..)
L’union ainsi réalisée est appelée Etat, c'est-à-dire société civile, ou encore
personne civile. (..) Un ETAT est une personne singulière, dont la volonté, en
vertu d’un pacte entre plusieurs hommes doit tenir de leur volonté à tous, afin
qu’elle puisse employer les forces et les facultés individuelles à la paix et à la
défense communes. »

Le Léviathan

Dans le livre du Léviathan, Hobbes étaie son idée sur l’Etat comme l’expression d’un
contrat social, similaire à une personne. Le Léviathan est un monstre biblique dans le livre de
Job, décrit par Hobbes, dans ces termes : « il n’est pas puissance sur terre qui puisse lui être
comparée. » C’est peut-être une conception abstraite, mais on y trouve déjà les prémices de
l’Etat, ce monstre froid, comme dira plus tard Nietzsche. Ce monstre, ce Léviathan est une
construction artificielle que Hobbes décrit comme suit :

« …C’est bien un ouvrage de l’art que ce grand Léviathan qu’on appelle la chose
publique ou Etat (Commonwealth), en latin civitas, et qui n’est rien autre qu’un
homme artificiel, quoique d’une taille beaucoup plus élevée et d’une force beaucoup
plus grande que l’homme naturel, pour la protection et la défense duquel il a été
imaginé. En lui la souveraineté est une âme artificielle, puisqu’elle donne la vie et le
mouvement au corps tout entier..La récompense et le châtiment sont ses nerfs.
L’opulence et les richesses de tous les particuliers sont sa force. Salus populi, le salut
du peuple, est sa fonction. L’équité et les lois lui sont une raison et une volonté
artificielles. La concorde est sa santé, la sédition sa maladie et la guerre civile sa
mort. »

Toute la philosophie de Hobbes est déclinée dans ce passage.


La liberté, une idée anglaise

La liberté est une idée bien anglaise qui a émergé en réaction à l’absolutisme de la
dynastie des Stuarts renversée par Cromwell, et par le fanatisme religieux de la même
dynastie qui reposait sur une légitimité religieuse fondée sur une théocratie, celle de l’église
anglicane. L’élite pensante sera excédée par le despotisme des Stuarts, la dictature de
Cromwell, les excès de la Restauration, incarnée par Charles II.

Dans la littérature anglaise, on date les premières prémices de la liberté, et partant de


la modernité politique du poète John Milton et son célèbre poème « Le Paradis Perdu », et le
dialogue entre Dieu et Satan, immortalisé par le vers célèbre « Mieux vaut régner en enfer,
que d’être esclave au Paradis ». Plus important, il était pionnier dans son appel à la séparation
de l’Etat et de l’Eglise et partant à la liberté de conscience. Il croyait en la responsabilité de
l’homme et aura balisé la voie aussi bien pour Locke. Idée que reprendra plus tard Kant.

Mais l’intermède qui prépara à Locke, le premier concepteur de la Liberté est Algeron
Sidney (1622-1683). L’idée maîtresse de Sidney, est que toute monarchie a un désir
d’omnipotence et un ferment d’imposture, selon son expression, autrement une propension
naturelle à l’absolutisme et à l’extravagance. Il remonta la filière de la liberté jusqu’aux Grecs
et les Romains. Il paya le prix par l’exil, la misère, et enfin la mort. Il fut décapité.

Locke, le chantre de la liberté

Comme en France où l’absolutisme de Louis VI allait avoir un concepteur en la


personne de Bossuet, l’absolutisme de Charles II, donnera naissance à la souveraineté
théologique défendue par Robert Filmer, dans son ouvrage « Patriarcha ».
D’une certaine manière, la pensée de Locke contenue dans son ouvrage « Traité de
gouvernement civil », est en partie une réplique à l’ouvrage de Filmer. Locke le dit
clairement :
« Le malheur de Filmer fut d’insister sur les principes qui ne pouvaient
s’accommoder ni à la nature des choses ni aux affaires humaines, qui ne
pouvaient s’accorder ni à la constitution ni à l’ordre du monde voulus de Dieu
et qui en conséquence, devaient offenser le bon sens et l’expérience. »

Locke ne se définit pas par opposition à Hobbes, mais plutôt par rapport aux tenants de
l’idéologie absolutiste ou la souveraineté théocratique.
Locke commence par l’idée de liberté, immanente à l’être humain, mais elle ne peut
exister sans la loi. Elle fait partie de la loi naturelle. L’état de nature est privé, chez Locke de
garantie. L’état de nature quoique caractérisé conformément à la loi de nature, par la
bienveillance et la bonne volonté, est privé de garantie.

« Les inconvénients auxquels les y exposent l’exercice irrégulier et incertain


que chacun fait du pouvoir qu’il a de punir les infractions des autres les incite à
chercher refuge à l’abri des lois établies d’un gouvernement et de tenter de
sauvegarder ainsi leur propriété. »
Dans ce nouvel état, les êtres, grâce à la loi, peuvent garantir leurs vies, leurs libertés,
leurs biens. Ils y accèdent par un pacte social. Ce n’est pas un acte de soumission. La
convention implique le transfert du pouvoir exécutif de chacun au corps public, ou
Commonwealth (République).
Le consentement repose sur la confiance que les individus ont vis-à-vis du corps
public (trustship).
L’autorité politique ne naît pas du droit divin, ni de la puissance paternelle, ni de la
force.
Par la souveraineté du peuple, Locke combat l’absolutisme monarchique qui demeure
une menace aux droits naturels. Le peuple est le détenteur du pouvoir, mais il ne peut
l’exercer. Il le délègue.
L’individu se mue en citoyen. Il est détenteur d’une partie de la souveraineté. Il n’est
pas l’objet du pouvoir (sujet), mais acteur. Il accède à la dignité politique.

Le fondement du pouvoir chez Locke est « le miracle de la confiance ». Mais cette


confiance peut être atteinte. Locke était au fait des idées de Platon sur la corruptibilité des
pouvoirs, leur mixité comme panacée, mais il rajoute des succédanées, quand la confiance est
rompue entre le peuple détenteur du pouvoir, et les législateurs, mandataires du pouvoir, celui
de la résistance.
Le pouvoir se désagrège de l’intérieur, quand ceux qui sont aux commandes légifèrent
sans avoir reçu mandat du peuple. Dans le cas d’espèce, le peuple n’est pas tenu d’obéir. C’est
quand certains personnages de la république mésusent ou abusent de leur pouvoir. Ou, quand
un prince, aux lieux et place des lois, impose l’arbitraire de sa volonté personnel, interdit à la
législature l’exercice de ses compétences, néglige le pouvoir exécutif. Le peuple, dans le cas
d’espèce est délité du devoir d’obéissance.
En second lieu, quand les dépositaires du pouvoir législatif, poussés par l’ambition, la
peur, ou la folie, exercent des voies de fait contre la propriété des sujets, leur vie, leurs libertés
et leurs biens. Quand ils prennent es décisions en leur nom ou au nom d’un parti ou d’une
classe, ou détournent des fonds publics. Ainsi, ils faillirent à leur mission et commettent vis-à-
vis du peuple un « abus de confiance » (breach of trust)
On ne peut chez Locke, invoquer la volonté divine pour justifier une obéissance civile,
car le fondement du pouvoir est contractuel. La résistance se justifie, car ce sont les détenteurs
du pouvoir qui ont failli à leurs obligations. Mais la résistance ne veut pas dire la rébellion

« Lorsque les citoyens, lassés des sévices du pouvoir arbitraire,


défendent leurs droits, il est incontestable que des désordres et des
effusions de sang peuvent avoir lieu, puisque règne un état de guerre
apparenté à l’état de nature. Mais de ces troubles navrants, le peuple
n’est pas responsable. Ceux-là seuls qui, « coupables de rébellion », ont
porté atteinte à la sérénité et au ben public. Ils ont rétabli l’état de
guerre. Ils sont les vrais « rebelles », eux, ces magistrats sans scrupules
qui ont préféré la force à la loi et enfreint la légitimité. » (p106)

Mais le droit de résistance n’autorise jamais l’action violente individuelle. Le droit de


résistance n’appartient pas aux individus mais à ceux qui ont consenti par leur union à former
le Commonwealth
Les Lumières et l’émancipation de l’Homme

Dans son ouvrage, « la philosophie des Lumières », Ernest Cassirer, rappelle combien
est fondatrice la philosophie des Lumières qui incarne un tournant dans la vie intellectuelle.
Le siècle des philosophes, fit suite à celui de la Renaissance au milieu du XVème siècle, la
Réforme religieuse au milieu du XVIème siècle, au XVIIème, c’est la philosophie
cartésienne. Avec le XVIIIème siècle, c’est un mouvement d’une autre portée, et qui va
s’inspirer par les développements en sciences de la nature.
Pour Ernest Renan, du moins dans son jeune âge, la philosophie des Lumières renvoie
à l’âge adulte de l’humanité. C’est au XVIIIème siècle que l’humanité « après avoir marché
de longs siècles dans la nuit de l’enfance, sans conscience d’elle-même, (…) a pris possession
d’elle-même. » La révolution consacre « cet âge adulte » où l’humanité sera gouvernée par la
Raison. « C’est le moment correspondant à celui où l’enfant conduit jusque là par les instincts
spontanés, le caprice et la volonté des autres, se pose en personne libre, morale et responsable
de ses actes. »

La philosophie des Lumières a donc marqué la marche humaine par ses idées sur la
liberté de l’être humain, son appel à l’égalité, et particulièrement par sa référence à la Raison
pour gérer les rapports des hommes. La Raison finira par se suppléer à la tradition qui était le
fondement de l’Ancien Régime. A la base de cette révolution philosophique, il y avait une
autre qui l’avait précédé qui allait lui paver la voie : les exploits scientifiques qui finiront par
structurer l’esprit. Les sciences s’étendent et s’affermissent au point de fournir, non plus
comme autrefois, sous Galilée ou Descartes des fragments de construction mais un système,
celui de Newton. C’est cet esprit qui va désormais habiter les promoteurs des idées nouvelles
sur la Raison, la liberté ou l’égalité. Ils étaient versés eux-mêmes dans les sciences physiques
et naturelles. La philosophie se détache désormais de la théologie, et les Encyclopédistes vont
imprimer dans leurs recherches ce nouvel esprit scientifique. Ni la prospérité, ni la décadence
ni le despotisme, ni la liberté ne sont des coups de dés amenés par les vicissitudes de la
chance ou des coups de théâtre improvisés par l’arbitre d’un homme, commentera Hippolyte
Taine, sur cette l’œuvre des Encyclopédistes, ces artisans de la nouvelle philosophie.

Jusqu’au XVIIème siècle on n’arrivait pas à secouer la chape de l’Eglise et sa


conception du monde. A la base de cet édifice, il y avait la monarchie de droit divin. La
Raison dans ce schéma n’était qu’un subalterne au service de la religion et de la Monarchie.
Bien loin de détruire, elle consolidait, puisque elle n’était pas maîtresses mais serviteur.

Les rôles finiront par s’intervertir, la tradition devient seconde et la raison première,
sous l’effet des idées nouvelles, mais aussi par les déficiences des structures qui incarnaient la
tradition, l’Eglise et la Monarchie. Les deux, dira Taine, « par leurs excès et leurs méfaits
sous Louis XIV, démolissent pièce à pièce le fond de vénération héréditaire et d’obéissance
filiale qui leur servait de base et qui les soutenait dans une région supérieure, au-dessus de
toute contestation et de tout examen. »

On devra d’ailleurs à Montesquieu cet examen critique de la Monarchie, d’abord par


voie détournée dans les « Lettres persanes » et puis, dans son œuvre monumentale « l’Esprit
des lois ». Si dans « Les lettres… », il se fait observateur, dans « l’Esprit des lois », il est
analyste. Il est intéressant de s’arrêter sur le jugement qu’il fait de Louis XIV adepte de la
politique orientale, c'est-à-dire du despotisme et ses extravagances. Ecoutons ce que dit
Montesquieu sur Louis XIV dans les lettres persanes :

« Il aime à gratifier ceux qui le servent ; mais il paye aussi libéralement les
assiduités ou plutôt l’oisiveté de ses courtisans que les campagnes laborieuses
de ses capitaines. Souvent il préfère un homme qui le déshabille ou qui lui
donne la serviette lorsqu’il se met à table, à un autre qui lui prend des villes ou
lui gagne des batailles. Il ne croit pas que la grandeur souveraine doive être
dans la distribution des grâces et, sans examiner si celui qu’il comble de biens
est homme de mérite, il croit que son choix va le rendre tel ».

La Raison finira par bousculer la tradition. Condorcet dira dans son œuvre « Esquisse
d’un tableau historique de l’esprit humain » que les règles de la science naturelle sont
opposables à l’Homme, en les appliquant à « la morale, à la politique, à l’économie politique,
on est parvenu à suivre dans les sciences morales une marche presque aussi sûre que dans les
sciences naturelles. C’est par elle qu’on a pu découvrir les droits de l’Homme ».

Les mêmes règles inhérentes à la science de la nature sont applicables à la politique.


On commence par l’observation. On a tendance à oublier un grand encyclopédiste qui a opéré
un regard froid sur l’Homme, soustrait de toute emprise métaphysique, le baron d’Holbach
quand il fait ce constat :

« ..Nous ne voyons sur la face du globe que des souverains injustes,


incapables, amollis par le luxe, corrompus par la flatterie, dépravés par la
licence et l’impunité, dépourvus de talents, de mœurs et de vertus.. L’homme
est méchant, non parce qu’il est méchant, mais parce qu’on l’a rendu tel. »

Il y a toute une panoplie de règles, d’institutions pour assujettir l’homme, voire


l’avilir. Il faut briser le carcan qui se pare de la tradition ou de religion et que manipule « une
poignée de fripons » selon l’expression d’Holbach..

On pourrait établir l’ordre hiérarchique de la critique, en passant par Voltaire et


Montesquieu qui relevaient les carences de l’Ancien régime. Avec Holbach et Diderot, c’est
l’attaque en coupe réglée, car l’Homme ne peut s’émanciper qu’en brisant les entraves,
d’abord celles de la religion et l’ordre qui lui était rattaché, l’Eglise, et puis la Monarchie. Au
troisième niveau Rousseau qui parle aux peuples. Il parle pour ce qui l’interpelle le plus : la
justice. Ce que nous avons comme principes modernes de la politique, nous le devons à
Rousseau : Le contrat social au lieu et place de la tradition, la volonté générale, au lieu du
droit divin.

Le jeune Rousseau fit son entrée dans le monde des lettres par son opuscule
« Discours sur l’origine de l’inégalité ». A la base de l’injustice, il y a la propriété :
« Le premier, dira-t-il, qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire ceci est à
moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la
société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et
d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant le pieux
et comblant le fossé, eût crié à ses semblables ; Gardez- vous d’écouter cet
imposteur ; vous êtes perdu si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la
terre n’est à personne. »

Grande révolution de la pensée qui marquera la pensée du XIXème siècle et balisera la


voie aux idées socialistes. Rousseau est en effet le lien entre la philosophie des Lumières et la
pensée socialiste. On retrouve déjà les prémices de l’analyse marxiste, dans cette analyse de
Rousseau où l’autorité publique est l’instrument des puissants et non celui de la justice dans
son « discours de l’économie politique » il dit :

« Tous les avantages de la société de la société ne sont-ils pas pour les


puissants et les plus riches ? Tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis
par eux seuls ? Et l’autorité publique n’est-elle pas en leur faveur ? »

Il y a un contrat inique qui met des entraves au faible et donne plus de force au riche.
Le seul souci des rois est l’expansion, leur penchant naturel est le despotisme. Les beaux
mots ne sont que prétexte : « les mots bien public, bonheur des sujets, gloire de la nation, si
lourdement employés dans les édits publics, n’annoncent jamais que des ordres funestes, et le
peuple gémit d’avance, quand ses maîtres lui parlent de leurs soins paternels. »
Ces beaux mots, c’est exactement ce que Marx appellera l’idéologie..

La nouvelle philosophie des Lumières retira toute autorité à la tradition, à la religion,


et à la monarchie. La tradition non seulement est fausse, mais elle est l’antichambre de
l’oppression. La nouvelle philosophie des Lumières pavera la voie à un homme nouveau et à
une société nouvelle fondatrice de valeurs universelles.
Montesquieu, ou les lois de l’esprit

Pour Raymond Aron, Montesquieu n’était pas seulement un précurseur de la


sociologie mais un de ses fondateurs. Il y a chez ce juriste du XVIIème siècle, à l’entrée de
jeu, dans « Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains », un
parfum d’approche scientifique. Au-delà du chaos apparent, il y a des causes profondes qui
expliquent le déroulement des événements :

« Ce n’est pas la fortune (entendons le hasard) qui domine le monde. (…) Il y


a des causes générales, soit morales, soit physiques qui agissent dans chaque
monarchie, l’élèvent, la maintiennent ou la précipitent. Tous les accidents sont
soumis à ces causes. »

La même idée sur la détermination des faits sociaux , on la trouve dans l’ouvrage
célèbre « l’Esprit des lois », sur l’analyse qui a été faite sur les lois.

« J’ai examiné les hommes et j’ai cru que dans cette infinie diversité des lois et
des mœurs, ils n’étaient pas uniquement conduits par leur fantaisie. »

Partant de ce déterminisme social, Montesquieu s’est penché dans « l’Esprit des lois »
sur l’analyse des différentes formes de gouvernement. On aura à constater, que là, il puise du
référentiel d’Aristote sur les différentes Constitutions ou la nature des gouvernements et les
principes qui leur président. La nature du gouvernement est déterminée par le nombre des
détenteurs de la souveraineté, le principe qui lui préside par le sentiment qui anime les
détenteurs du Pouvoir :

« Je suppose trois définitions ou plutôt trois faits ; l’un que le gouvernement


républicain est celui où le peuple en corps ou seulement une partie du peuple a
la souveraine puissance ; le monarchique celui où un seul gouverne, mais des
lois fixes et établies, au lieu que dans le despotisme, un seul sans loi et sans
règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices. »

La nature du gouvernement ne dépend pas seulement du nombre des détenteurs de la


puissance souveraine (le Pouvoir), mais aussi du mode de l’exercice de celle-ci. Dans la
monarchie et dans le despotisme, un seul gouverne, mais quand le monarque gouverne selon
des lois fixes et établies, le despote gouverne sans lois et sans règles.
La nature du sentiment politique est un des éléments qui distinguent les différents
gouvernements et qui lui assure la stabilité et la prospérité. D’après Montesquieu, il y a trois
sentiments politiques fondamentaux, propres à chaque système. La République dépend de la
vertu, la monarchie de l’honneur et le despotisme de la crainte.
La vertu de la République n’est pas une vertu morale mais une vertu proprement
politique. C’est le respect des lois et le dévouement de l’individu à la collectivité. On pourrait
dire dans un jargon contemporain, la prévalence de l’intérêt général et du service public.

L’honneur est philosophiquement parlant, un honneur faux. C’est le respect par chacun
de ce qu’il doit à son rang. On a ici tout le contraire de l’égalité et de l’esprit de renoncement
à soi-même par amour de la patrie et de l’Etat. Chaque catégorie sociale se préfère aux autres
et s’oppose aux autres, en réclamant des privilèges pour elle-même. Cet assemblage d’intérêts
opposés de castes serait fatal pour une République, mais fait le bonheur de la monarchie. Il la
fait marcher, car paradoxalement, en travaillant pour soi, on travaille pour le bien commun :

« Dans les monarchies la politique fait faire de grandes choses avec le moins de
vertu qu’elle peut. (…) Le gouvernement monarchique suppose des
prééminences des rangs, et même une noblesse d’origine. La nature de
l’honneur est de demander des préférences et des distinctions. L’ambition est
pernicieuse dans une république. Elle a de bons effets dans la monarchie. »

Quant au principe du gouvernement despotique, c’est la crainte. L’honneur, qui a ses


lois et ses règles et qui ne saurait plier, y serait dangereux. La vertu n’y point nécessaire. Si,
devant le despote, les sujets sont tous égaux, c’est dans le néant, parce qu’ils ne sont « rien ».
Il ravale ses sujets au rang de « bêtes » obéissantes, dressées à filer doux par peur des coups.

Le système républicain tout en étant différent du système monarchique, en ce sens


qu’il est égalitaire et l’autre ne l’est pas, les deux systèmes ont en commun la modération et la
conformité aux lois. Quant au despotisme, il incarne le mal politique absolu, parce qu’il ne
laisse de place qu’à une seule personne qui règne sur les autres par la peur. Il n’est d’autre
limite au despotisme que la religion.

Par ailleurs, Montesquieu reconnaît que les systèmes républicains et monarchiques


peuvent dégénérer, ou pour reprendre l’expression de Montesquieu, se corrompre. Quand la
vertu pour une république cesse, dès que l’Etat n’est plus aimé pour lui-même, mais pour ses
avantages qu’on en peut tirer, dès que le trésor public devient le patrimoine des particuliers,
dès qu’on veut être libre contre les lois au lieu d’être libre avec elle, et que chaque citoyen est
« comme un esclave échappé de la maison de son maître », alors l’Etat est perdu, la
République devient une dépouille, sa force n’est plus que le pouvoir de quelques-uns.

Les monarchies ont une tendance générale à se transformer en despotisme. On retient


la fameuse phrase de Montesquieu : « touts les monarchies vont se perdre dans le despotisme,
comme les fleuves dans la mer. ». Elles deviennent despotiques quand elles perdent le respect
des rangs, de la noblesse, des corps intermédiaires. Faute de ces corps, le pouvoir d’un seul
perd toute modération. Cette dérive a un prix, c’est la monarchie elle-même. Ecoutons cette
analyse de Montesquieu sur les monarchies, l’une tiré d’un auteur chinois et l’autre tiré de sa
propre observation du cas français :

« Ce qui perdit les dynasties de Tsin et de Souï, c’est qu’au lieu de se borner
comme les anciens à une inspection générale, seule digne du souverain, les
princes voulurent tout gouverner par eux-mêmes ».

Et d’ajouter, sous couvert de généralité :

« La monarchie se perd, lorsqu’un prince croit qu’il montre plus sa puissance


en changeant l’ordre des choses qu’en le suivant, lorsqu’il ôte les fonctions
naturelles des uns pour les donner arbitrairement aux autres, et lorsqu’il est
plus amoureux de ses fantaisies que ses volontés. La monarchie se perd,
lorsque le prince, rapportant tout uniquement à lui, appelle l’Etat à sa capitale,
la capitale à sa cour, et la cour à sa seule personne ».
La trahison des idéaux de la révolution et les prémices du socialisme

Quand on lit les misérables de Victor Hugo, on est édifié sur l’état de décrépitude des
petites gens, le sentiment de rancœur qui déchire les intellectuels.

Comment donc l’idéal de la révolution n’a-t-il pas libéré le genre humain ?


C’est sur les décombres de la misère des paysans et des ouvriers, qu’une nouvelle
pensée, le socialisme, va émerger qui appellera d’abord à des sentiments humains de
solidarité, et qui, au fil du temps, va évoluer vers une réorganisation des institutions sociales,
et va culminer, par l’application de l’esprit scientifique aux rapports sociaux.
Il est fondamental avant de nous pencher sur la pensée de Marx, d’aborder les
prémices du socialisme scientifique, avec Saint Simon.
La pensée de Saint-Simon est un chaînon fondamental qui prépare à la fois à la pensée
d’Auguste Comte, le fils spirituel de Saint-Simon, et à la théorie des trois états que Marx va
reprendre dans sa théorie du déterminisme historique.

Il y a incontestablement un lien entre la pensée de Saint-Simon et le christianisme.


Saint -Simon avait à la bouche cette réflexion dont la parenté au christianisme est patente :
« Aimez-vous les uns les autres, et aidez vous les uns les autres ». Cet élan humaniste, mêlé
de mysticisme, devait se fonder sur une approche rationnelle pour comprendre les forces
sociales et économiques. C’est à ce titre qu’on le considère comme un précurseur de la
sociologie. Le but qu’il s’assigne est « l’amélioration morale, intellectuelle et physique de la
classe la plus nombreuse et la plus pauvre. » Pour y parvenir, il fallait stimuler l’économie et
l’instruction publique.
Saint -Simon mit l’accent sur le développement économique qu’il lia à la politique
assimilée à la « science de la production ». Dans les deux activités, intrinsèquement liées, il
jeta son dévolu sur les savants qui devraient être les inspirateurs des industriels. Saint Simon,
n’était pas dans une conception romantique de l’égalité des individus comme cela ressortait
des idéaux de la révolution française, mais d’un autre concept qui finira par se frayer la voie,
et imprimer les idéaux français, celui de la fraternité. Ce sentiment devrait couvrir les
prolétaires mais aussi les femmes.

Les idées de Saint-Simon imprimèrent un courant de pensée appelé le saint-simonisme


dont le trait marquant était l’élitisme, mais il enrôla nombre de polytechniciens, d’ingénieurs,
de financiers. On y trouve même les prémices de ce que d’aucuns appellent « une idéologie
technocratique ». L’un des épigones de Saint-Simon, qui va donner un lustre à sa pensée, est
Auguste Comte qu’on va retrouver plus tard.

Les idées de solidarité qui sont la matrice du socialisme et celle de la réorganisation


sociale vont de pair. Charles Fourrier (1772-1837) part d’un constat, celui de la
désorganisation sociale. A l’instar de Newton, il part d’une pomme pour dégager une loi. A
Paris, il avait vu, un jour, des pommes vendus sur le marché cent fois le prix qu’elles étaient
payées sur le lieu de production. « Je commençai à soupçonner un désordre fondamental dans
le mécanisme industriel », devait-il dire. Il voua le commerce aux gémonies, responsables de
tous les dysfonctionnements. L’harmonie devait remplacer l’antagonisme de l’activité
industrielle, et la coopération se substituer à la concurrence aveugle. Fourrier ne cherchait pas
à améliorer l’homme, mais à le libérer. Il fallait le dégager des carcans qui le tenaillaient.
Une autre grande idée de Fourrier était de prodiguer un enseignement professionnel
utile plutôt qu’une formation théorique classique. Il mena une expérience pilote d’un
phalanstère (association de travailleurs) d’une exploitation agricole, un collège d’Oxford, un
réfectoire, des salles communes, une bibliothèque, avec des ateliers et des espaces privées.
Ce qui est fondamental dans l’expérience de Fourrier, c’est que les individus souscriraient au
projet, et recevraient en contre partie une part des bénéfices. Il ne voulait pas renverser le
capitalisme, mais plutôt le dépasser et le réconcilier avec le socialisme. Il n’était pas contre la
propriété. Dans le phalanstère, il n’y pas de salariés, et partant pas de prolétariat. La
concurrence céderait la place à l’association. Dans l’échafaudage de Fourrier, le
gouvernement serait aboli.
Fourrier envisageait la création d’armées industrielles où les jeunes, au lieu de faire la
guerre, consacreraient leur trop plein d’énergies à la réalisation de travaux publics, imaginant
le percement de l’isthme de Suez et du canal de Panama ainsi que l’irrigation du désert du
Sahara.
Les idées de Fourrier eurent plus de succès que celles de Saint-Simon. Des
expériences s’en inspirèrent ailleurs qu’en France. Le roman de Zola, Le Travail (1901)
décrit une communauté fouriériste, et le roman Les Misères des enfants trouvés (1851)
d’Eugène Sue décrit une communauté réelle. George Sorel écrit en 1895 « Neuf Français sur
dix qui s’intéressent aux problèmes sociaux sont des fouriéristes partiels ou illogiques ».

Louis Blanc, grande figure de la révolution de 1848, dont il s’est fait l’idéologue dans
un opuscule « Histoire de la révolution de 1848 », reprend les idées de Saint-Simon sur
l’organisation du travail, en y ajoutant deux grandes idées qui le mettront en désaccord avec
une nouvelle génération de socialistes : le rôle central de l’Etat et le suffrage universel.
L’échec de la révolution de 1848 déteint sur Blanc, et on verra combien Marx s’évertuera à
construire son édifice intellectuel sur les décombres de sa pensée, en attaquant à la fois, l’Etat
et le suffrage universel.

Il est fondamental de s’arrêter sur Proudhon (1809-1865) qui marqua la pensée


socialiste en France et au-delà. Il était en lice avec Marx dans l’Internationale Socialiste, mais
c’est ce dernier qui aura le sacre des socialistes et sa pensée éclipsera celle de Proudhon.
Elevé dans la tradition cléricale, il finit par s’en séparer pour épouser les vues de
Fourrier qui le marqua profondément. Il ne fut jamais admis par la société parisienne, et c’est
certainement ce refus qui aiguisa son rejet des ordres et fit de lui ce qu’il allait devenir, un
anarchiste. Il dit de lui-même : « j’espérais trouver refuge dans quelque emploi commercial
honorable, mais partout on me repousse comme un pestiféré ». Mais au-delà de la trajectoire
de l’homme et de ses déboires, il incarne le socialisme français, et comme le dit l’historien
britannique Theodore Zeldin : le mélange de radicalisme et de conservatisme qui imprègne la
pensée de Proudhon est très significatif, car il éclaire également les ambiguïtés futures du
socialisme français. ( T. Zeldin, colère et politique, histoire des passions françaises, T 4, p
148)
Il ne présenta pas d’alternative, et face à Marx dont le cursus académique le
prédisposait à un solide échafaudage, il ne fit pas le poids. Il resta prisonnier d’une approche
analytique avec un brin d’angélisme. Il s’assignait le rôle « d’élargir l’horizon du peuple et lui
frayer des voies nouvelles ». Il dénonçait les faiblesses de la société de son temps bien plus
qu’il n’offrait de solution de rechange. Proudhon révélait les contradictions du monde, mais
n’avait aucun espoir de les résoudre en une synthèse, disait de lui Zeldin.
Il doit sa notoriété à sa déclaration « la propriété, c’est le vol ». Il s’attira à la fois l’ire
de l’Eglise qui considérait la propriété comme l’émanation d’institution divine, et celle de la
bourgeoisie. Il voulait abolir l’argent dans les relations sociales pour une nouvelle
réorganisation des relations économiques. A l’instar de Saint-Simon, il voulait que
l’administration des choses remplaçât celle des hommes.
Ce que l’Histoire retient de lui, c’est son anarchisme, c'est-à-dire son refus de toute
autorité, celle de l’Eglise, mais aussi celle de l’Etat. Il était un pourfendeur de l’Etat centralisé
et appelait pour une fédération souple des communes et des cantons. Il rejetait le Contrat
social de Rousseau, fondement de l’Etat, où on renonce à une part de sa liberté. Il critiquait
âprement la démocratie, le suffrage universel, la violence et la révolution. Mais, il n’était pas
pour autant nihiliste, car sa pensée a servi de base de départ à celle de Marx. Il annonça
l’aube d’une ère nouvelle où la classe ouvrière prendrait conscience de son identité propre et
se démarquerait de la bourgeoisie. Il y a là les prémices d’un Parti du Prolétariat. Les ouvriers
devraient œuvrer à la transformation de l’économie, dit Proudhon dans un manifeste rédigé en
1864. Pour se démarquer de l’échec de la révolution de 1848, Proudhon ne prône pas la prise
du pouvoir de l’Etat centralisé, mais son abolition.
Les fondateurs de la sociologie moderne

Nous sommes au début du XIXème siècle, avec les déceptions qu’avaient


occasionnées la révolution française quant à l’émancipation de l’individu, l’emprise de la
bourgeoisie, la marche forcée de la machination, mais aussi de l’exploitation de l’Homme.
Des penseurs se sont penchés sur cette société capitaliste et industrielle non seulement pour en
saisir les ressorts, mais surtout pour l’amender. Il ne s’agit pas d’expliquer le monde comme
dirait Marx, mais de le changer. Auguste Comte, son prédécesseur ne dira pas autre chose.

Auguste Comte : On doit à ce polytechnicien de formation, le terme même de sociologie


qu’il aura forgé en étudiant les sociétés industrielles. Appliquant l’approche scientifique à la
société, il assigne à l’étude de la politique le but de « faire marcher l’espèce humaine, suivant
une loi aussi nécessaire, quoique plus modifiable que celle de la gravitation ».

Dans ses premiers ouvrages, rassemblés dans « opuscules de philosophies sociales »


(1820-1826), Comte part du constat suivant : une certaine société, survivance du moyen âge et
caractérisée par les deux adjectifs, théologique et militaire est en train de mourir. Une autre
société scientifique et industrielle est en train de naître. La façon de penser, caractéristique de
l’âge moderne, est celle des savants, qui sont en train de remplacer les prêtres. De même, les
industriels sont en train de prendre la place des militaires. A partir du moment où les hommes
pensent scientifiquement, l’activité majeure des collectivités cesse d’être la guerre des
hommes les uns contre les autres, mais devient la lutte des hommes avec la nature, ou encore
l’exploitation rationnelle des ressources naturelles.

Comte tire la conclusion que la réforme sociale a pour condition fondamentale une
réforme intellectuelle. Les hasards d’une révolution ou la violence ne permettent pas la
réorganisation de la société en crise. Il faut pour cela une synthèse des sciences et la création
d’une politique positive. ( Cf : Aron, in les étapes de la pensée sociologique).

La contradiction entre société industrielle et survivance d’une pensée théologique est


appelée à disparaître et le rôle de l’étude des mécanismes de la société (le terme de sociologie
n’a pas été encore forgé) est non seulement de comprendre ses ressorts mais surtout à
accélérer l’accomplissement de la société scientifique.

L’œuvre fondamentale de comte est « Cours de Philosophie Positive », où il a élaboré


sa fameuse théorie des trois états, c'est-à-dire les trois phases de l’évolution de l’esprit
humain :
-Le premier état par lequel l’esprit humain explique les phénomènes en les attribuant à
des êtres ou à des forces comparables à l’homme lui-même (l’âge théologique).
-Le deuxième état, l’homme invoque des entités abstraites (l’âge métaphysique)
-Le troisième état, l’homme se borne à observer les phénomènes et à fixer les liaisons
régulières qui peuvent exister entre eux, soit à un moment donné, soit dans le temps
(l’âge positif).

L’étude de la société, ou la sociologie, devrait se conformer à l’approche scientifique


conformément à l’évolution de l’esprit humain, à l’âge positif. Comte, en étudiant les
sciences, établit une distinction entre les sciences de la nature inorganique, physique et
chimie, qui sont analytiques en ce sens qu’elles établissent des lois entre des phénomènes
isolés. En revanche, en biologie, il est impossible d’expliquer un organe ou une fonction si
l’on ne considère pas l’être vivant tout entier. Si l’on voulait découper arbitrairement et
artificiellement un élément d’un être vivant, on n’aurait plus en face de soi que de la matière
morte.
Cette idée du primat du tout sur l’élément doit être transposée en sociologie. Il est
impossible de comprendre l’état d’un phénomène social particulier si on ne le replace pas
dans le tout social. De même qu’il faudra le placer dans son contexte historique.

Dans le « Cours de philosophie positive » se trouve fondée la science nouvelle, la


sociologie, qui met l’accent sur la priorité du tout sur l’élément et de la synthèse sur l’analyse.
Cette nouvelle science, la sociologie détermine non seulement ce qui a été et ce qui est, mais
ce qui sera, au sens de la nécessité du déterminisme. Et c’est en ce sens que Comte, se pare de
l’attribut d’homme de science et de réformateur, car la nouvelle science devra porter des
solutions à la crise du monde moderne. Et c’est pour cela qu’il met l’accent sur l’organisation,
le management dirons nous aujourd’hui. La contradiction entre ouvriers et entrepreneurs est
secondaire. Elle est l’expression d’une mauvaise organisation que la société industrielle finira
par corriger par des réformes.
Karl Marx

Avec Marx ce n’est pas un pays qu’on explore, avec des frontières déterminées, mais
un continent, avec des balises des fois, mais souvent des contrées inexplorées, périlleuses.
L’homme a beaucoup écrit, et a touché à plusieurs disciplines, de la philosophie, il a muté à
la sociologie, pour camper dans l’économie politique. Il est tour à tour, pamphlétaire,
philosophe, journaliste, sociologue, homme de science, du moins c’est comme cela qu’il se
présentait dans sa dernière œuvre, le Capital. Ce qui rend la tâche difficile, c’est que Marx a
marqué les mouvements politiques pour la deuxième partie du XIXème siècle, et au nom de
sa vulgate une nouvelle idéologie régentait, à partir de la Révolution d’Octobre en 1917, une
bonne partie du globe et se présentait comme l’alternative à l’ordre capitaliste voué, selon la
même vulgate, au dépérissement. Or que faire de Marx, quand l’ordre alternatif s’est écroulé
avec la chute du mur de Berlin ? Doit-on par voie de conséquence jeter l’enfant (Marx) avec
l’eau du bain (marxisme) ? Marx peut-il nous être utile encore ? Il ne demeure pas moins qu’il
était le premier à avoir analysé en profondeur les contradictions du système capitalise, et
nombre de ses analyses demeurent pertinentes.

Dans la sphère qui nous intéresse, la sociologie, on ne peut compartimenter l’œuvre,


car si Marx se penche sur la société pour en dégager les règles, il réfère à l’économie. C’est
donc une sociologie particulière. On ne peut comprendre la société moderne sans se référer au
fonctionnement du système économique. On ne peut séparer la compréhension du présent de
la prévision de l’avenir et de la volonté d’action.

Analyse socio-économique du capitalisme


A l’image d’Auguste Comte, Marx a décelé la contradiction qui frappe le système
capitaliste, mais chez Comte, la contradiction est entre les sociétés du passé, féodales,
militaires, et du celles moderne, industrielles et scientifiques. La contradiction entre patrons et
ouvriers est mineure. Or pour Marx, la contradiction entre ouvriers (prolétaires) et capitalistes,
est majeure, elle est même l’essence du système capitaliste. Cet antagonisme qu’il s’efforcera
d’expliciter porte les germes de destruction du système capitaliste. L’action de l’homme
politique précipitera cette destruction, inscrite dans la logique des choses ou le matérialisme
historique.

Jeune, Marx, dans « le Manifeste communiste » a décelé la contradiction qui a ponctué


la marche de l’histoire, en faisant de celle-ci une lutte continue des classes. C’est cette lutte
qui est le moteur de l’Histoire.

« L’Histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte


des classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître
de jurande et compagnon, en un mot, oppresseurs et opprimés, se sont trouvés
en constante opposition ; ils ont mené une lutte sans répit, tantôt déguisée,
tantôt ouverte, qui chaque fois, finissait soit par une transformation
révolutionnaire de la société tout entière, soit par la ruine des diverses classes
en lutte. »
Le système capitaliste, maqué par la domination de la bourgeoisie, n’échappe par à
cette règle de luttes de classes. En analysant le système capitaliste, Marx y entrevoit les
contradictions principales :

- La contradiction entre les forces et les rapports de production. La bourgeoisie crée


sans cesse des moyens de production plus puissants, mais les rapports de
production c'est-à-dire les rapports de propriété et des revenus ne se transforment
pas au même rythme. Le régime capitaliste est capable de produire de plus en plus.
Or en dépit de cet accroissement des richesses, la misère reste le lot du plus grand
nombre. La croissance des moyens de production, au lieu de se traduire en
relèvement des conditions de niveau de vie des ouvriers se traduit par un double
processus de prolétarisation et de paupérisation
- La deuxième contradiction liée à la première, est que la progression des richesses
de la bourgeoisie et l’augmentation de la misère du prolétariat crée une crise
révolutionnaire. Le prolétariat qui constitue l’immense majorité de la population
finira par constituer une classe, c'est-à-dire une unité sociale aspirant à la prise du
pouvoir et à la transformation des rapports sociaux. La révolution du prolétariat
différera en nature de toutes les révolutions du passé, en ce sens, qu’elle sera la
révolution de la majorité au profit de tous.

Dans son livre « Contribution à la critique de l’économie », il se fait plus explicite sur
ce qu’on appelle communément, le primat de l’économie, ou son déterminisme sur les
rapports sociaux :

« Le mode de production de la vie matérielle domine en général le


développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n’est pas la conscience
des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui
détermine leur conscience. A un certain degré de leur développement, les forces
productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de
production existants »

On peut paraphraser Marx en disant que les individus entrent dans des rapports
déterminés, nécessaires, qui sont indépendants de leur volonté. Il y a des rapports sociaux qui
s’imposent aux individus, abstraction faite de leurs préférences. De même que dans toute
société, il y a la base économique, ou l’infrastructure, constituée par les forces et les rapports
de production, il y a la superstructure constituée par les institutions juridiques et politiques en
même temps que les idéologies en places. La contradiction entre forces de production et
rapports de production finit, par le truchement de la lutte des classes à bousculer l’ordre
existant.

Dans cette vision des rapports sociaux, la philosophie, ou la pensée, n’a pas pour but
d’expliquer le monde mais de le changer. On doit à Marx la phrase :
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde et de différentes manières, mais il
s’agit désormais de le transformer. »
La politique entre élites, héros et masses
La sociologie en tant que discipline autonome

La réflexion sur la société politique s’est développée au XIXème siècle en marge


d’autres préoccupations telles l’histoire, la philosophie, voire la philosophie du droit, comme
chez Montesquieu. A la fin du XIXème et au début du XXème siècle, la sociologie, et partant
la sociologie politique aura tendance à s’autonomiser. Elle sera concomitante à l’âge d’or de
l’Europe, avec l’idée sous- jacente du progrès et l’évolution linéaire de l’aventure humaine.
La première guerre mondiale aura raison de cette vision messianique et angélique. Les tenants
de cette vision auront néanmoins marqué la discipline de sociologie, qui a gagné avec eux ses
lettres de noblesses. On fait référence ici, à Emile Durkheim, Vilfred Pareto, et Max Weber.

Mais depuis la fin de la première guerre mondiale, la sociologie connaîtra une


mutation du côté de l’Amérique, avec une nouvelle approche empirique qui remplacera
l’approche historique européenne. Talcott Parsons, qui aura marqué la sociologie américaine
réserve à trois sociologues fondateurs, Durkheim, Pareto et Max Weber son livre The
structure of Social Action en mettant en exergue la parenté des trois systèmes d’interprétation
conceptuelle de la conduite humaine. Ils sont, ce que nous pourrons appeler des classiques.
On pourrait déceler chez eux le même souci d’explication scientifique de la société moderne.
En sibylline, on peut reconnaître la crise latente de ce monde « désenchanté », pour reprendre
l’expression de Max Weber, un monde scientifique qui se fait par opposition à la religion,
mais l’homme peut-il vivre sans religion ?

Durkheim : On fera référence ici à son ouvrage « de la division du travail social », qui
est une véritable réflexion sur le rapport des individus à la collectivité, le thème central de la
sociologie. Durkheim pose les questions suivantes :
Comment une collectivité d’individus peut-elle constituer une société ?
Comment peuvent-ils réaliser un consensus, condition préalable pour une existence
sociale ?
Pour répondre à ces questions, Durkheim distingue entre deux solidarités
- Une solidarité mécanique ou une solidarité par similitude. Les individus diffèrent
peu les uns les autres et éprouvent les mêmes sentiments et adhérent aux mêmes
valeurs.
- Une solidarité organique où le consensus résulte par la différentiation. Les
individus ne sont plus semblables, mais différents, et parce qu’ils sont différents
que le consensus se réalise.

Les deux formes de solidarité correspondent, dans la pensée de Durkheim, à deux


formes extrêmes d’organisation sociale. L’opposition entre ces deux formes se combine avec
l’opposition entre les sociétés segmentaires et les sociétés où apparaît la division moderne du
travail. En un sens, une société à solidarité mécanique est une société segmentaire. Dans le
vocabulaire de Durkheim, un segment désigne un groupe social dans lequel les individus sont
étroitement intégrés. Mais le segment est aussi un groupe localement situé, relativement isolé
des autres et menant une vie propre (Voir l’analyse de John Waterbury, sur le système
politique marocain, et sa référence à la segmentarité actualisée chez Gellener).
Quant à la division du travail à laquelle fait allusion Durkheim, propre des sociétés modernes,
elle se distingue de la division du travail chez les économistes, dans la mesure où la division
du travail chez Durkheim est un phénomène social qui renvoie à la différentiation des
individus, qui résulte de la désintégration de la solidarité mécanique. Autrement dit, la
division du travail économique résulte de la division ou différentiation sociale.
Dans les deux cas de solidarités, l’individu n’est pas historiquement premier et résulte d’un
développement historique consécutif à sa prise conscience de lui-même.

Une société, avions nous dit, tient par ce que Durkheim appelle la conscience
collective, un des concepts fondamentaux de son échafaudage intellectuel. Il la définit par
« l’ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une
société ». Elle n’existe pas par les sentiments et les croyances présentes dans les consciences
individuelles, mais elle n’en est pas moins distincte.

« Elle n’a pas pour substrat un organe unique, elle est par définition, diffuse
dans toute l’étendue de la société, mais elle n’en pas moins des caractères
spécifiques qui en font une réalité distincte. (..) Elle est donc toute autre chose
que les consciences particulières, quoiqu’elle ne soit réalisée que chez les
individus. » (cf : De la Division du travail social)

Dans les sociétés où domine la solidarité mécanique, la conscience collective couvre la


plus grande partie des consciences individuelles. Dans les sociétés où apparaît la
différenciation des individus chacun est libre de croire, de vouloir et d’agir selon ses
préférences propres.

Dans les sociétés à solidarité mécanique, la plus grande partie de l’existence est
commandée par des impératifs et des interdits sociaux, de même que la sphère de cette
conscience et les impératifs et interdits qu’elle couvre est extensive. En revanche, lorsque
règne la solidarité organique, on constate une réduction de la sphère d’existence que couvre la
conscience collective, un affaiblissement des réactions collectives contre la violation des
interdits et surtout une marge plus grande d’interprétation individuelle des impératifs sociaux.

In fine, chez Durkheim, et c’est l’idée centrale de son œuvre, l’individu naît de la
société et non la société des individus. La sociologie, est c’est l’une des idées maîtresses de
Durkheim, se définit par la priorité du tout sur les parties et l’irréductibilité de l’ensemble
social à l’addition des éléments.

Dans le livre qui porte le titre « le suicide », Durkheim se penche sur un des
phénomènes qui marquent le développement des sociétés modernes, le suicide. Ce qui a tiré
son attention c’est l’augmentation du taux des personnes qui se donnent la mort dans les
sociétés modernes. Pour Durkheim, le suicide est un phénomène social normal, qui relève de
la psychanalyse, mais le taux est un phénomène qui relève de la sociologie.

Ce qu’il faut retenir de cet ouvrage, est que le suicide est l’expression pathologique de
la désintégration sociale de l’individu face à la société :

- Durkheim utilise des statistiques et initie, ce faisant l’approche sociologique.


- L’expression de cette désintégration est ce que Durkheim appelle, l’anomie,
l’absence de normes, suite à de grands bouleversements économiques de la société,
et aussi à la désintégration de la vie de l’individu suite au divorce. Autrement dit,
les suicides sont des phénomènes individuels dont les causes sont essentiellement
sociales….
On abordera sommairement les idées fortes de son livre « les formes élémentaires de
la vie religieuse », où il a dégagé une théorie générale de la religion à partir de l’analyse des
institutions religieuses les plus simples et les plus primitives.
Une société qui détermine et favorise l’épanouissement de l’individualisme et du
rationalisme, a besoin comme toute société, de croyances communes, qui ne peuvent plus être
fournies par la religion traditionnelle qui ne répond pas aux exigences de l’esprit scientifique.
On arrive à une conclusion qui résume la philosophie de Durkheim : la religion n’est
que la transfiguration de la société. Les hommes, à travers les différentes formes de religion
n’ont adoré autre chose que la réalité collective, et partant, la science de la religion révèle la
possibilité de reconstituer les croyances nécessaires au consensus, ou pour reprendre l’analyse
de Raymond Aron : « la science, en découvrant la réalité profonde de toutes les religions, ne
crée pas une religion, mais elle donne confiance dans la capacité des sociétés de se donner à
chaque époque les dieux dont elle a besoin. Les intérêts religieux, dira Durkheim, ne sont que
la forme symbolique d’intérêts sociaux et moraux ». Il serait donc illusoire de croire, comme
avait essayé de le faire Auguste Comte de créer une religion individuelle. La religion est une
création collective.

Pareto : On pourrait schématiquement articuler la pensée de Pareto autour de deux


axes :

- La théorie des résidus et des dérivations,


- La théorie des élites.

La théorie des résidus des dérivations


C’est l’idée centrale de Pareto qui servira à comprendre sa théorie sur les élites. Dans
les comportements humains, ou plutôt les phénomènes de société, il y a les résidus qui sont
les sentiments ou l’expression de ces sentiments inscrits dans la nature humaine, et puis, d’un
autre côté, il y a les dérivations qui sont les systèmes intellectuels de justification par lesquels
les individus camouflent leurs passions ou donnent une apparence de rationalité à des
propositions ou à des conduites qu’ils n’ont pas. Si l’homme se conduit rarement de manière
logique, il veut toujours faire croire à ses semblables qu’il se conduit ainsi.

La classification des résidus est une analyse théorique de la nature humaine. Ces
résidus sont de l’ordre de six classes, mais on ne retiendra en matière d’analyse politique que
les deux premières :
- la première est celle de « l’instinct des combinaisons »,
- la deuxième « la persistance des agrégats »,
- la troisième « le besoin de manifester des sentiments par des actes extérieurs »,
- la quatrième est celle « des résidus en rapport avec la sociabilité »,
- le cinquième s’appelle « intégrité de l’individu et de ses dépendances »,
- la sixième, « les résidus sexuels ».

La première classe de résidus est constituée par les résidus correspondant à l’instinct
des combinaisons. Il renvoie à la tendance à établir des relations entre les idées et les choses, à
raisonner bien ou mal. Il comporte ce que Pareto appelle « le besoin de développement
logique ». Il est à l’origine des progrès intellectuels de l’humanité, du développement de
l’intelligence et de la civilisation. Les sociétés les plus brillantes, qui ne sont pas
nécessairement les plus morales, sont celles où les résidus de la première classe sont en
abondance. L’Athènes du Ve siècle avant notre ère, la France du début du XXème siècle sont,
d’après Pareto, des sociétés comblées de résidus de la première classe. Il y avait moins de
résidus de la première classe à Sparte et dans la Prusse du XVIIIème siècle.

La deuxième classe est la persistance des agrégats qui est l’antinomique de la


première. La première est mue par un désir de changement, la deuxième s’installe dans
l’inertie et maintient les combinaisons déjà formées.

Il est fondamental de d’arrêter sur l’analyse que donne Pareto aux changements qui
s’opèrent suite à des révolutions. Elles ne portent que sur les personnes et les idées au nom
desquelles ceux- ci gouvernent et éventuellement l’organisation des pouvoirs publics, que les
mœurs, les croyances ou les religions.. Les transformations violentes voulues par les hommes
politiques se heurtent à la résistance des résidus de la deuxième classe.

2- Les dérivations sont les éléments variables de l’ensemble constitué par la conduite
humaine et son accompagnement verbal. Elles sont l’équivalent de l’idéologie et de théorie
justificative. Ce sont les moyens divers, particulièrement à travers le discours, par lesquels les
individus et les groupes donnent une logique apparente à ce qui n’en a pas, ou pas autant que
les acteurs voudraient le faire croire.
Pareto reconnaît que les dérivations, par simple affirmation, ou argument d’autorité,
ou la référence à un principe ont un caractère non-logique, mais reconnaît par la même
occasion, que les hommes politiques ne peuvent se conformer à des considérations logiques,
ce ne serait ni possible ni efficace. C’est à ce titre que la répétition en politique a plus d’effet
que la valeur logico-expérimentale.

La théorie des élites


Pareto part du postulat de l’hétérogénéité des sociétés, et parmi ces expressions, la
distinction entre la masse des individus gouvernés et un petit nombre d’individus qui
dominent et qu’il appelle l’élite. Si dans la sociologie de Marx, la distinction des classes est
fondamentale, dans la sociologie de Pareto celle des masses et de l’élite est décisive.
Il y a chez Pareto une définition large de l’élite et une autre restrictive. La définition large
considère comme faisant partie de l’élite le petit nombre des individus qui, chacun dans sa
sphère d’activité ont réussi et sont arrivés à un échelon élevé de la hiérarchie professionnelle.
Quant à la définition restrictive, conforme à son objet d’analyse, elle concerne l’élite
gouvernante. Celle-ci est subdivisée en une élite gouvernementale, et une autre non-
gouvernementale, ou contre élite.

L’élite politique se caractérise par ses dons, et par son recours à deux moyens, la force
et la ruse. Elle arrive à tromper la masse par la force ou par la ruse, en laissant entendre
qu’elle agit pour le bien du grand nombre. Cette distinction des deux moyens de
gouvernement, la force et la ruse, est la transposition de l’opposition que fait Machiavel entre
les lions et les renards. Les élites politiques se divisent en deux familles dont l’une pourrait
être appelée celle des lions, car elle marque une préférence pour la brutalité, et l’autre, celle
des renards, parce qu’elle incline à la subtilité. Les renards recourent à la ruse et la subtilité et
s’efforcent de maintenir leur pouvoir par la propagande et les combinaisons politico-
financières. Les lions sont ceux qui recourent à la force.

Sans récuser donc l’idée de luttes de classes chère à Marx, Pareto penche plutôt pour
une lutte entre élites et masses, sur fond de luttes de classes. A supposer même qu’il n’y ait
plus de contradiction entre le travail et le capital, les élites continueront, c'est-à-dire qu’on
aboutira à une élite qui gouvernera au nom de la dictature du Prolétariat. C’est toujours
l’avènement des aristocrates, ou pour reprendre l’expression de Pareto : « l’histoire des
sociétés humaines est en grande partie l’histoire de la succession des aristocraties ».

L’histoire des sociétés est donc celles de la succession des minorités privilégiées qui se
forment, luttent pour le pouvoir, en profitent, puis tombent en décadence, pour être
remplacées par d’autres minorités.

« Ce phénomène des élites, qui, par un mouvement incessant de circulation,


surgissent des couches inférieures de la société, montent dans les couches
supérieures, s’y épanouissent, et ensuite tombent en décadence, sont anéanties,
disparaissent, est un des principaux de l’histoire, et il est indispensable d’en
tenir compte pour comprendre les grands mouvements sociaux. » (le système
des socialistes, T1, p 24)

Ce mouvement de circulation des élites est expliqué par Raymond Aron dans ces
termes :
« ..Au bout de quelques générations, les aristocraties perdent de leur vitalité ou
de leur capacité d’utiliser la force. On ne gouverne pas les hommes, dirait
volontiers Pareto, sans une certaine propension à la violence, encore qu’il ne
faille pas confondre la force et la violence qui, dit Pareto, accompagne souvent
la faiblesse. Généralement, les petits fils ou les arrières petits fils de ceux qui
ont conquis le pouvoir, ont profité dès leur naissance d’une situation
privilégiée. Ils se consacrent aux combinaisons intellectuelles, parfois aux
jouissances supérieures de la civilisation et de l’art, mais deviennent ainsi
incapables de l’action qu’exige l’ordre social. Selon la philosophie de Pareto,
ce sont souvent les aristocraties devenues les plus modérées et, par suite les
plus supportables pour les peuples, qui victimes de leurs faiblesses, sont
emportés par une révolte et remplacées par une élite violente. La noblesse
française de la fin du XVIIIème siècle était épuisée. Elle adhérait à une
philosophie humanitaire, savait jouir de l’existence, encourageait les idées
libérales. Elle a péri sur l’échafaud. » (Aron : les étapes de la pensée
sociologique).

Comment s’opère cette circulation ? Aron l’explique :

« Il ne peut pas y avoir d’harmonie durable entre les dons des individus et les
positions sociales que ceux-ci occupent. (…) Les lois de l’hérédité sont elles
que l’on ne peut compter que les fils de ceux qui étaient doués pour
commander seront doués eux aussi. Il y a dans l’élite, à chaque moment, des
individus qui ne méritent pas d’en faire partie, et dans la masse, des individus
qui ont les qualités pour appartenir à l’élite. (..) Toute élite qui trouve en face
d’elle, dans la masse, une minorité qui serait digne d’appartenir au petit
nombre des dirigeants, a le choix entre deux procédés, qu’elle peut employer
simultanément en des proportions variables : éliminer les candidats à l’élite,
qui sont évidemment des révolutionnaires, ou les absorber. Ce dernier procédé
est évidement le plus humain et aussi peut-être le plus efficace, c'est-à-dire le
plus à éviter les révolutions. L’élite qui a déployé le plus de virtuosité dans la
méthode d’absorption des révolutionnaires potentiels est l’élite anglaise qui
depuis plusieurs siècles a ouvert ses portes à quelques uns des plus doués de
ceux qui n’étaient pas nés dans la classe privilégiée. L’élimination comporte
différents procédés. Le plus humain est l’exil.(..) Le procédé inhumain est
l’élimination. » (ibid)

Résumons ainsi la théorie de la circulation des élites. Quand une élite a été longtemps
au pouvoir, elle souffre d’un excès de résidus de la première classe. Elle devient trop
intellectuelle et répugne à employer les moyens de force, et de ce fait elle devient même
vulnérable. L’équilibre social, c'est-à-dire la situation qui réduit les risques de révolution,
suppose un certain degré d’abondance des résidus de la première classe dans l’élite, et une
abondance plus grande des résidus dans de la deuxième classe dans la masse, ou pour
reprendre l’expression de Pareto « il faut de la religion pour le peuple, et de l’intelligence aux
gouvernants ».

Max Weber : On a souvent pris Max Weber pour l’anti-Marx, pour avoir inversé l’ordre
marxiste sur l’influence de la superstructure sur la superstructure, et à avoir plutôt privilégié
les phénomènes culturels sur le développement économique. La thèse de Weber sur
l’influence de l’éthique protestante sur le développement capitaliste prend la thèse marxiste
par l’envers. Tous eux qui ne se retrouvaient pas dans la thèse marxiste, ou qui la rejetaient
pour des raisons idéologiques retrouvaient dans Max Weber une source d’inspiration. Cette
image de marque ne peut éclipser l’homme de science qui s’est penché sur l’analyse de
phénomènes sociaux avec le regard froid de l’homme de science pour comprendre ce
phénomène qui devait l’interpeller, inhérent aux temps modernes, la rationalité.

Max Weber part par la distinction de quatre types d’action :

-L’action rationnelle par rapport à un but,


- L’action rationnelle par rapport à une valeur,
-L’action affective ou émotionnelle,
-Et enfin l’action traditionnelle.

- L’action rationnelle par rapport à un but est celle où on conçoit le but et on


mobilise les moyens pour y parvenir. Elle est l’action de l’ingénieur qui construit
un pont, du général qui veut remporter la victoire.
- L’action rationnelle par rapport à une valeur.
- L’action affective qui est dictée par l’état de conscience ou l’humeur du moment.

Le trait marquant des temps modernes est la rationalisation.

Le sociologue ne se borne pas à rendre intelligible le système de croyance et de


conduites des collectivités, il veut établir comment les choses se sont passées, comment une
certaine manière de croire détermine une certaine manière d’agir, comment une certaine
organisation de la politique influe sur l’organisation de l’économie. En d’autres termes, les
sciences sociologiques veulent expliquer causalement, en même temps qu’interpréter de
manière compréhensive. C’est à ce titre qu’on se pose la question, qui est le fondement de la
thèse de Weber : dans quelles mesure les conceptions religieuses ont-elle influé sur le
comportement économique des diverses sociétés.

On a souvent affirmé que Weber s’était efforcé de réfuter le matérialisme historique et


d’expliquer le comportement économique par les religions au lieu de postuler que les religions
étaient la superstructure d’une société. En fait, la pensée de Weber est plus nuancée, car ce
qu’il voulait démontrer était que les conduites des hommes ne sont intelligibles que dans le
cadre d’une conception générale que les hommes se sont faits de l’existence. Les dogmes
religieux et leur interprétation font partie de cette vision du monde. A la base du capitalisme,
il y a une vision du monde qui a un soubassement religieux.

Le capitalisme se définit par l’existence d’entreprises dont le but est de faire le


maximum de profit et dont le moyen est l’organisation rationnelle du travail et de la
production. C’est la jonction du désir de profit et de la discipline rationnelle qui constitue
historiquement le trait singulier du capitalisme. Des individus avides d’argent, il y en a eu
dans toutes les sociétés, mais ce qui est propre aux sociétés capitalistes c’est que cette
propension à se faire de l’argent ne se fait pas par la conquête, la spéculation ou l’aventure
mais par la discipline et la science. Elle est recherche de la rentabilité :

« Les particularités du capitalisme occidental n’ont reçu leur signification moderne


que par leur association avec l’organisation capitaliste du travail. (..) Dans une histoire
universelle de la civilisation, le problème central ne sera pas pour nous le
développement de l’activité capitaliste en tant que telle, différente de forme suivant les
civilisations : ici aventurière, ailleurs mercantile, ou orientée vers la guerre, la
politique, l’administration ; mais bien plutôt le développement du capitalisme
d’entreprise bourgeoise, avec son organisation rationnelle du travail libre. »

Le trait marquant du capitalisme est la recherche du profit sur la base d’une rationalité
bureaucratique donc. La bureaucratie n’est certes pas une singularité occidentale. D’autres
civilisations l’avaient connue, l’Egypte ancienne, l’Empire chinois, l’Eglise catholique
romaine, mais le trait marquant de la bureaucratie occidentale, disons moderne, est la
spécialisation sur une base rationnelle et impersonnelle. La rationalisation bureaucratique est
le trait marquant des sociétés modernes, et en cela Max Weber diffère de Marx, car celle-ci
quel que soit le statut de la propriété et les modes de production, se poursuivra.

A la base du capitalisme, avec ses traits qui le distinguent d’autres expériences,


comme nous venons de le voir, une certaine façon de voir le monde, qui a elle-même un
substrat spirituel.
Le capitalisme est décliné de la conception calviniste, elle-même dérivée du
protestantisme. Nous mettons l’accent sur deux idées propres à cette conception calviniste :

- L’homme, qu’il doive être sauvé ou damné, a pour devoir de travailler à la gloire
de Dieu et de créer le Royaume de Dieu sur terre.
- Les choses terrestres, la nature humaine, la chair, appartiennent à l’ordre du péché
et de la mort, et le salut ne peut être pour l’homme qu’un don totalement gratuit de
la grâce divine.

Une vision religieuse de cet ordre exclut tout mysticisme. Cette conception est aussi
antiritualiste et incline la conscience vers la reconnaissance d’un ordre naturel que la science
peut et doit explorer. Elle est favorable à la science et contraire à toute forme d’idolâtrie. Elle
contribue à :

« ce processus de désenchantement du monde qui a débuté avec les prophéties


du judaïsme ancien, qui de concert avec la pensée scientifique grecque, rejetait tous les
moyens magiques d’atteindre au salut comme autant de superstition et de sacrilège ».
Max Weber suggère que certaines sectes calvinistes ont fini par trouver le succès
économique, la preuve du choix de Dieu.

Dans un monde rationnel et une société compartimentée, l’individu est condamné à


être un homme de métier, appelé à accomplir une fonction sociale étroite à l’intérieur
d’ensembles vastes et anonymes, sans cette possibilité d’épanouissement total de la
personnalité qui était concevables à d’autres époques.
Est-ce donc le tribut à la modernité ?

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