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« L’idée qu’il faut sauvegarder avant tout, c’est qu’il n’y a pas de vérité
sacrée ; c’est l’idée qu’aucune puissance, aucun dogme ne doit limiter
le perpétuel effort, la perpétuelle recherche de la race humaine ;
l’humanité siège comme une grande commission d’enquête dont les
pouvoirs sont sans limites ; c’est l’idée que toute vérité qui ne vient pas
de nous est un mensonge ; c’est l’idée que dans toute adhésion notre
esprit critique doit quand même rester en éveil. »
Jean Jaurès
Un fait social n’est pas le fait du hasard. Il est le résultat d’un faisceau de facteurs qui
en déterminent le cours, de même que l’action politique ne saurait être réduite aux visions de
quelques génies ou illuminés ou la fantaisie des peuples. Les sensibilités politiques sont
portées par des mouvements de fond, ou des tendances lourdes que la recherche scientifique
s’emploie à dégager. Pour Durkheim, les faits sociaux ne dépendent pas de l’arbitraire de
l’individu. La même définition est donnée par Karl Marx pour qui « dans la production
sociale de leurs existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires,
indépendants de leurs volontés ». On serait tenté de reprendre la définition laconique de
Mauss : « expliquer en sociologie c’est découvrir des lois ».
La science politique est une sous -fraction de la sociologie en général. Jusqu’à une
époque récente, le terme utilisé était celui de sociologie politique. Mais au-delà des
appellations, la science politique s’évertue à dégager les règles du fait politique par la même
approche que n’importe quel fait social : observation, enquête, sondage. Si la science
politique peut approcher, avec plus ou moins de précision certains phénomènes du fait
politique, tels que les intentions de vote, on ne peut prétendre à la précision des sciences
exactes. Nous devons être conscients des limites des sciences humaines en général et de la
science politique en particulier.
Mais on ne peut non plus établir une différence étanche entre ces disciplines et la
science politique. Chez Aristote, qu’on peut considérer comme le père de la science politique,
on trouve indifféremment l’approche institutionnelle sur les différents modes des
Constitutions, de même que l’analyse des déterminants de chaque système politique. Chez
Platon, la dimension philosophique sur le meilleur système prédomine, mais on peut déceler
chez lui l’embryon d’une approche scientifique. De même que chez Machiavel, le conseil au
Prince se double de l’analyse de règles générales sur le fait politique. On a dit, non sans
raison, que la science politique est la fille incestueuse du droit Constitutionnel et de l’Histoire.
Il faut retenir de cette boutade que l’Histoire est en quelque sorte le laboratoire du fait
politique. Le fait politique est atemporel dans sa nature comme disait le philosophe français
Alain : « la politique n’a guère changé et ne changera guère, c’est que la structure de l’homme
est toujours la même ». Le Pouvoir qui est le soubassement du fait politique, est pérenne, que
l’on retourne la terre avec la pioche ou avec le bulldozer comme disait Raymond Aron. Si
l’Histoire peut à coup sûr nous aider à comprendre les phénomènes inhérents à la structure du
pouvoir, voire à la culture du pouvoir, il ne faut pas sous-estimer l’approche comparative.
Nous allons nous atteler à étudier certains penseurs dont la réflexion portait en germe
la science politique, avant de nous arrêter sur les pères fondateurs dans les temps modernes.
Aux origines grecques de la Science Politique
Platon
C’est en philosophe qu’on fait appel à Platon. On ne trouve pas chez lui d’analyse
scientifique du fait politique, mais une vision philosophique sur le gouvernement idéal : « la
République ».
Platon n’est venu à la philosophie que par la déception que lui a causée la politique.
De cette expérience il a dégagé une leçon : il faut que les humains soient gouvernés par les
philosophes, ou que les philosophes deviennent gouvernants, sinon les incuries demeureront.
« ..les maux ne cesseront pour les humains avant que la race des purs et authentiques
philosophes n’arrive au Pouvoir ou que les chefs des Cités, par une grâce divine, ne se
mettent à philosopher véritablement. »
Dans son œuvre majeure « La République », il ne s’agit pas de l’analyse de tel ou tel
système que des moyens de parvenir au système idéal, dominé par le principe de justice le
plus élevé, et la cité ou l’Etat qui parviendra à se conformer au Bien..
Dans la lignée de son maître Socrate, Platon s’en prend aux Sophistes, ces bons
parleurs mais sans conviction. Ils sont reconnaissables par leur cynisme, leur exploitation des
passions. Il dresse une liste de maux qui l’écoeurent et qui sont les traits des démocraties et
des oligarchies : l’incompétence, l’ignorance, la versatilité, l’amateurisme, l’égoïsme,
l’indifférence à la chose publique, la discorde qui déchire la cité entre les riches et les
pauvres. Platon, on le comprend, n’était pas pour la démocratie, mais pour le despote éclairé.
Quant à la société, elle sera gérée selon un ordre communautarisme où la propriété disparaît,
avec une conception de la famille où les enfants seront éduqués et pris en charge par la
communauté et non par les parents.
Le Mythe de la caverne
Les philosophes en ont fait leur matrice, mais dans la conception de Platon, le Mythe
ramène à la chose publique, ou à la République…
Imaginons, dit-il, des personnes enchainées dans une caverne, tournant le dos aux
flammes des torches, imaginons-les, ligotées, la vérité ne peut être que ce qu’ils pensaient
voir, leurs ombres. Si quelqu’un se dégage des rets, par la force, sort de la caverne, il sera
d’emblée aveuglé par la lumière du soleil, ou la lumière de la vérité, mais il finira par s’y
habituer et à distinguer les choses. Acceptera t-il de revenir à la caverne, après avoir
découvert la clarté ? Non. Imaginons qu’il revienne à la caverne, il sera submergé par les
ténèbres et ne pourra distinguer les choses, car il a été habitué à la clarté. Il devra passer un
temps, avant de s’y habituer.
C’est ce retour qui fait la chose publique car « le rescapé » ou le philosophe n’a pas à
chercher son propre salut, mais celui de la communauté. Il ne s’appartient pas. Il faut qu’il
apprenne aux autres à distinguer la réalité des choses. Ils ont des yeux qui regardent mais qui
ne voient pas. L’éducation est justement l’exercice par lequel ils feront la conversion de leur
âme ou leur mue. « Elle ne consiste pas à donner la vue à l’organe de l’âme, puisqu’il l’a
déjà ; mais comme il est mal tourné et ne regarde pas où il faudrait, elle s’efforce de l’amener
dans la bonne direction ».
- L’aristocratique
- La timocratie
- L’oligarchique
- Le démocratique
- Le tyrannique.
Il y a comme une loi d’airain qui fait que les systèmes se corrompent comme tout
phénomène de la nature. Ils évoluent et donnent naissance à d’autres systèmes, par un
processus évolutif.
Le meilleur système c’est l’aristocratique où règnent les philosophes. Il est bon et
juste. Il évolue pour n’avoir comme valeur, non pas la justice ou le bien, mais la victoire et
l’honneur.
1- C’est un processus normal d’évoluer vers un modèle qui s’éloigne de l’idéal, car une
nouvelle génération « nouvelle, moins cultivée » supplante la première. Elle est à mi-
chemin entre l’aristocratie (le gouvernement des meilleurs) et l’oligarchie. Ce modèle
gardera quelques traits du gouvernement aristocratique et glissera petit à petit vers
l’oligarchie. Ses dirigeants deviennent avides de richesse, cultiveront en secret les
plaisirs, se déroberont de la loi, car l’éducation qu’ils auront reçue, est moins fondée
sur la persuasion que sur la contrainte.
Le portrait que nous dresse Platon du gouvernant du système timocratique est d’être
un mauvais orateur, dur vis-à-vis des faibles, accommodant vis-à-vis des forts. Il est dépourvu
de raison ou de philosophie qui pourrait le brider par la qualité marquante d’un gouvernant
aristocratique : la vertu.
L’oligarque ou celui qui en descend, n’a de préoccupation que pour l’argent. « Il n’a
guère songé à s’instruire ». Il se remet à « un aveugle » pour conduire le chœur de ses
désirs, qu’il ne s’efforce de contenir qu’en apparence. Il ne les contint que par peur et non
par la raison. Il est départagé entre les exigences des apparences et sa vraie nature.
« La démocratie apparait lorsque les pauvres, ayant remporté la victoire sur les
riches, massacrent les uns, bannissent les autres, et partagent avec ceux qui restent, le
gouvernement et les charges publiques ».
Les gens sont certes libres de s’exprimer et d’agir. Ne serait-il pas le meilleur des
gouvernements ? Ecoutons Platon :
« Comme un vêtement bigarré qui offre toute la variété des couleurs, offrant toute la
variété des caractères, il pourra paraître d’une beauté achevée. Et peut-être,
beaucoup de gens, pareils aux enfants et aux femmes qui admirent les bigarrures,
décideront-ils qu’il est le plus beau. »
Comment se fait le passage de l’oligarchie à la démocratie ? Platon recourt à l’aspect
psychologique qui explique le revirement chez les descendants des oligarques vers la
démocratie :
Les deux composantes, oligarques et riches se livrent à des combats, et c’est fort de
cette dissension que le peuple met à sa tête un chef. Or ce chef, pour providentiel qu’il puisse
être, se mue en tyran et Platon nous fait une analyse fine sur cette évolution.
« Dès les premiers jours, il sourit et fait bon accueil à tous ceux qu’il rencontre,
déclare qu’il n’est pas un tyran, promet beaucoup en particulier et en public, remet
des dettes, partage des terres au peuple et à ses favoris, et affecte d’être doux et
affable envers tous (..) Mais quand il s’est débarrassé de ses ennemis du dehors, en
traitant avec les uns, en ruinant les autres, et qu’il est tranquille de côté, il commence
toujours par susciter des guerres pour que le peuple ait besoin d’un chef. (..) Et si
certains ont l’esprit trop libre pour lui permettre de commander, il trouve dans la
guerre, je pense, un prétexte de les perdre, en les livrant aux coups de l’ennemi. Pour
toutes ces raisons, il est inévitable qu’un tyran fomente toujours la guerre.
(..) Parmi ceux qui ont contribué à son élévation, et qui ont de l’influence, plusieurs
parlent librement soit devant lui, soit entre eux et critiquent ce qui se passe, du moins
les plus courageux.
(..) Il est donc inévitable que le tyran s’en défasse s’il veut rester le maître, et qu’il en
vienne à ne laisser, parmi ces amis comme parmi ses ennemis, aucun homme de
quelque valeur.
(..) D’un œil pénétrant il doit discerner ceux qui ont le courage, de la grandeur d’âme,
de la prudence des richesses ; et tel est son bonheur qu’il est réduit, bon gré mal gré,
à leur faire la guerre à tous, et à leur tendre des pièges jusqu’il en est purgé l’Etat. »
A l’opposé des médecins qui ôtent le mauvais du corps pour préserver le corps, le
tyran fait le contraire.
« Le voilà donc lié, par une bienheureuse nécessité qui l’oblige à vivre avec des gens
méprisables ou à renoncer à la vie. »
Aristote
L’approche aristotélicienne
Nous sommes dans une approche nouvelle où l’homme n’est pas le réceptacle d’une
vérité révélée, (métaphysique), ou d’essence démagogique (Sophistes). Nous sommes là,
devant une nouvelle conception où l’homme est maître de son destin, peut déchiffrer le secret
de la nature, par l’observation et la raison. On n’est pas dans une conception Nietzschéenne,
car la conception d’Aristote se base sur l’éthique, qui est chez lui, un mariage entre théorie et
pratique. La politique a pour objet la vertu générale, et la recherche de la vertu personnelle et
celle générale, sont inséparables. Le gouvernement de soi est le gouvernement des autres sont
pour Aristote un seul savoir. La politique a pour objet le bonheur, le beau et le juste.
C’est dans cet esprit qu’il faut lire « L’Ethique à Nicomaque ». Ouvrage fondamental
qui prépare à celui ardu, mais fondateur de la science politique « la Politique ».
Ethique et politique sont liés chez Aristote, il ne peut concevoir de politique sans
éthique. C’est d’ailleurs pour cela qu’il était dit que « l’Ethique à Nicomaque » est le prélude
au « Politique ». A la fin du premier chapitre consacré à la justice, le bonheur, l’amitié, la
tempérance, il se pose la question sur les règles générales qui devraient présider à l’éducation
des gouvernants comme des gouvernés. « Les sciences, dit-il, ne tirent leurs noms que du
général, de l’universel, et ne s’occupent jamais que de lui ». La science n’est pas un luxe,
mais une nécessité pour se parfaire : « Quand on veut devenir sérieusement habile en pratique
et en théorie, il faut aller jusqu’au général, jusqu’à l’universel, et le connaître aussi
profondément que possible. Car c’est à l’universel que se rapporte toutes les sciences. »
C’est dans ce souci de dégager des règles générales qu’il se distance des Sophistes. A
la base devrait préexister l’expérience :
Il se propose de dégager ces règles qui font le bien des Etats et celles qui les
précipitent dans la décrépitude.
« Entrons donc en matière », est la dernière phrase de l’Ethique qui annonce
« Politique ».
Dans « Politique », Aristote dresse une typologie des Constitutions. Il ne faut pas
comprendre pas Constitution, le simple fait d’un texte régentant les rapports entre différents
détenteurs du Pouvoir, mais plutôt une forme de gouvernement.
Dans la typologie des Constitutions, qui nous intéresse, ici, Aristote, se fait
politologue. Il part de l’analyse des régimes politiques, leurs dérives, et leur thérapie. La
bonne santé d’une Constitution se mesure par sa conformité à l’intérêt général, sa pathologie
ou sa dérive, quand l’intérêt d’un individu ou d’une caste se supplée à l’intérêt de la
communauté.
Le critère de typologie adopté chez Aristote est le nombre des détenteurs du Pouvoir.
Quand c’est une seule personne qui détient le Pouvoir, il s’agit de Monarchie, si elle
est exercée dans l’intérêt de la communauté, c’est alors, la Royauté, si elle est pervertie pour
l’intérêt d’une seule personne, elle devient tyrannie.
Si le Pouvoir est détenu par une minorité dans le sens du bien de la communauté, alors
le régime est appelé aristocratie, s’il est perverti dans l’intérêt d’une minorité de riche, il
devient oligarchie.
Quand le pouvoir est détenu par le grand nombre, au profit de l’intérêt général, il est
appelé politie ou démocratie modérée, si par contre, le pouvoir est exercé par les pauvres au
bénéfice des pauvres seulement, il devient démocratie extrême, qui est autant mauvaise que la
tyrannie ou l’oligarchie.
Le propre de la science politique, chez Aristote, est de dégager la meilleure
Constitution, c'est-à-dire la meilleure forme de gouvernement. Or, une constitution doit être
conforme à tel peuple dans telle circonstance historique donnée. Autrement dit, il n’y a pas
une seule forme de Constitution et le Politique (théoricien ou homme d’action) doit adapter la
Constitution en apportant des réformes pratiques et adéquates.
Nous avons vu chez Aristote que les systèmes politiques peuvent dégénérer, et ces
dérives en constituent une pathologie. Leurs symptômes sont les troubles sociaux, les
bouleversements, les séditions. Or, comme on peut remédier aux accès de fièvre d’un corps,
on peut apporter des thérapies aux cas de pathologies sociales.
« …d’une part ceux qui aspirent à l’égalité suscitent des révoltes s’ils estiment
être défavorisés, alors qu’ils sont les égaux de ceux qui possèdent des avantages
excessifs ; et d’autre part ceux qui désirent l’inégalité et la supériorité se révoltent
aussi, s’ils supposent qu’en dépit de leur inégalité ils n’ont pas une part plus forte que
les autres, mais une part égale ou même moindre. (..) Dans les deux cas, en effet, les
hommes s’insurgent : s’ils sont inférieurs, c’est pour obtenir l’inégalité ; et s’ils sont
égaux, pour acquérir la supériorité ».
Sans négliger non plus la menace que peut exercer une puissance extérieure.
Deuxièmement : le juste milieu. Les aristocrates ne doivent pas voir la plèbe d’en haut,
et les gens du peuple ne doivent pas nourrir du ressentiment à l’égard des aristocrates.
Troisièmement : un système éducatif pour la formation du gouvernement en place. Les
meilleures lois ont besoin d’être soumises à des habitudes par l’éducation.
Que faire quand le gouvernement du tyran tombe malade, c'est-à-dire quand il est en
butte à des secousses ou à de séditions ?
« …niveler les élites, anéantir les esprits supérieurs, faire la chasse à la haute
culture, empêcher le plus possible des citoyens à se connaître les uns des
autres, obliger les notables, les grands à vivre sous son regard, « à passer leur
temps aux portes de son palais », employer un lot d’espions et d’espionnes,
observateurs, écouteurs, appauvrir les sujets, qui, absorbés par le travail
quotidien, n’auront pas le temps de conspirer, enfin susciter les guerre. »
(Chevallier p 106)
Le deuxième, plus subtil et pernicieux c’est quand le tyran s’efforce d’être moins
tyran, « afin d’assurer sa sécurité, veiller ou faire semblant de veiller au trésor public, rendre
compte de ses recettes et de ses dépenses ». Il aura à contenir ses passions sensuelles. Il fera
montre d’un zèle extraordinaire à honorer la religion de la cité. Il saura jouer habilement de la
division des cités en deux classes, celles des pauvres et celles des riches, faisant croire à
chacune que c’est lui qui la protège de toute oppression de la part de l’autre. Et si l’une
s’impose comme la plus puissante ; il saura se l’attacher. (cf, Chevallier)
Si Rome avait la prééminence militaire, elle plia sur le plan des idées au rayonnement
grec. Il est vrai que Rome a enrichi ce patrimoine, par la pratique de la chose publique (Res
Publica) et par un dispositif juridique qui a inspiré les réformateurs de la Renaissance et les
philosophes des Lumières. On a choisi de nous pencher sur une réflexion qui a opéré une
synthèse des différentes formes analysées par Aristote. Le maître de cette réflexion aura
influencé Montesquieu dans sa célèbre thèse de la séparation des pouvoirs. Il s’agit de Polybe.
Les prérogatives respectives de chacun des trois éléments permettent, selon Polybe à
maintenir un équilibre, en se gênant et se soutenant mutuellement. Leur agencement a donné
les meilleurs résultats en toutes circonstances. Or, si ce système, heureux mélange des trois
formes, est à l’origine de la force de Rome, il n’est pas le résultat d’un exercice intellectuel,
mais plutôt fruit de l’expérience.
L’évêque d’Hippone
L’évêque Valerius, qui officiait en Afrique avait pris la lourde décision de nommer Augustin
évêque d’Hippone et l’autorisa même à prêcher. La décision de Valerius était commandée par
le fait que celui-ci était grec, avait du mal à parler latin et ne comprenait pas le dialecte
punique que parlaient les campagnards de son diocèse. Les catholiques étaient une minorité à
Hippone en proie à une crise existentielle face à l’église de Donat qui prédominait et qui avait
l’appui des puissants propriétaires terriens locaux, des petites gens et la reconnaissance tacite
des fonctionnaires locaux. Valerius savait ce qu’il faisait en confiant cette charge à Augustin.
Le donatisme gagnait les esprits, et les évêques avaient perdu de leur influence pour être de
simples dignitaires sans emprise sur les fidèles, avec de menus charges : la liturgie et
l’arbitrage des conflits. De l’autre côté, l’église donatiste était plus active et avait en
Tyconius, l’africain, un exégète redoutable. Celui-ci exerça une influence profonde sur
Augustin qui devait plus tard réfuter ses arguties. C’est par la parole simple et profonde,
élaguée de ses superflus qu’Augustin s’attela à la tâche. Il avait une grande culture et sa
culture lui permit de venir à bout des manichéens dans ses joutes avec eux. Face aux
donatistes qui s’adressaient au peuple, il fallait les vaincre dans leur propre terrain. Il opéra
une refonte de la langue et de la métrique, en les simplifiant pour être accessible au peuple. Il
savait montrer le sens caché de la Bible par sa lecture allégorique. Il invitait ses fidèles non
pas à répéter ses paroles, mais à s’en imprégner. Le religieux d’Hippone était pédagogue.
« Nous devons, dit-il, comprendre ce que signifie ce Psaume. Chantons- le avec la raison
humaine et non comme des oiseaux. Les merles, les perroquets, les corbeaux et les pies et
autres du même genre sont dressés par les hommes à répéter des sons qu’ils ne comprennent
pas. Mais chanter en comprenant le sens a été accordé par la volonté de Dieu à la nature
humaine. »
Mais l’évêque d’Hippone était terrassé par des questions existentielles. Il ne pouvait
s’abandonner au platonisme chrétien en faisant triompher son esprit sur son corps. Il est resté
fidèle à l’école de Pélage, rationaliste dirions nous, qu’il aura à combattre dans sa vieillesse,
et qui rayonnait à Carthage. Il demeure fidèle à l’interprétation allégorique de son « parrain »
Ambroise, et considère la mort de Lazare comme étant la chape mortelle des habitudes. Ce
n’est pas que le corps qui soit tombeau, mais l’homme peut créer sa propre tombe à l’intérieur
de sa mémoire. Jésus en « ressuscitant » Lazare l’a guéri des rets de la mémoire. Il s’est fait
psychanalyste. De même, Augustin a vu dans Paul celui qui a opéré l’ascension, par le
renouveau de l’homme intérieur et le déclin de l’homme « extérieur ».
Il souffre de ce tiraillement entre sentiments éthérés et séductions terrestres. Il ne sait
comment aborder la poignante question du libre arbitre. Il y parvient par la Grâce divine. Il
dira dans ce passage, que l’homme demeure maître de ses actes, par la Grâce de Dieu, s’il
consent à s’atteler à besogne. « Travaillez, dit-il avec crainte et tremblement à accomplir votre
salut : aussi bien Dieu est là qui opère en vous à la fois le vouloir et l’opération même au
profit de ses bienveillants desseins ».
Il a trouvé le mobile de l’action : « la délectation » ou l’amour, l’amour de ce qu’on fait.
Mais cette délectation nécessaire à rendre le labeur agréable, n’est pas un simple frisson d’une
âme éthérée, elle est un cadeau du ciel. Elle échappe à la maîtrise consciente. Elle est
capricieuse. « Qui peut attacher son cœur à ce qui ne le délecte pas ? » dira t-il
Tout ce questionnement jaillira dans ses Confessions …Œuvre d’introspection inégalée. Un
chef d’œuvre.
Les Confessions
Augustin n’est plus dans l’enthousiasme de sa conversion, mais face à des questionnements
qui le taraudent, empoigné par ses péchés et sa misère. Il n’est pas dans le salut, mais
pourrait emprunter le chemin qui y mène par la confession. Il dira ailleurs que lorsque vos
entendez un homme confesser ses péchés, cela veut dire qu’il est déjà sorti du tombeau, mais
qu’il n’est pas encore libéré. Les Confessions ne sont pas un livre de souvenirs ou un retour
anxieux vers le passé, mais une introspection, une lancinant angoisse..On dirait que l’écriture
des Confessions (397-400) était pour lui une sorte de psychothérapie. Confessio signifie à la
fois « accusation de soi-même » et « louange de Dieu ». Augustin commence par cette prière
d’une force incommensurable « Accordez moi, Seigneur, de savoir et de comprendre s’il faut
d’abord vous invoquer ou vous louer, s’il faut d’abord vous connaître ou vous invoquer ». Et
de rajouter : « la maison de mon âme est trop étroite pour vous y recevoir : élargissez là. Elle
n’est que ruines : réparez-là. Elle a de quoi blesser vos yeux, je le sais et je le confesse. Mais
qui purifiera ? A quel autre que vous crierai-je ? « Purifiez-moi, Seigneur de mes souillures
cachées et épargnez à votre serviteur les tentations venant d’autrui. »
Le chemin de Dieu commence par sa propre connaissance intime. Oui, les hommes s’attellent
à connaître le monde extérieur, à s’émerveiller devant la nature, mais « ne s’émerveillent pas
devant eux même. Un homme ne peut pas trouver Dieu avant de s’être d’abord trouvé lui-
même, « car ce Dieu, est plus intime que l’intime de moi-même ». La tragédie de l’homme est
qu’il soit entraîné à « errer loin de son propre cœur ». Mais penser l’homme commence par se
penser soi même. Avant de parler de l’homme Augustin parlait de lui-même, perdu, déchiré
par le lourd fardeau d’une âme qui avait du mal à l’habiter, qui ne se retrouvait plus en lui,
que le divertissement, au sens Pascalien, n’apaisait plus. Il confiera dans ce fort passage :
« Car je portais pantelante et sanglante mon âme qui ne tolérait plus d’être portée par moi. Où
la déposer ? Je ne trouvais pas. Ni dans les charmes des bois, dans les jeux et les chansons, ni
dans les sites embaumés, dans les festins recherchés, ni dans la volupté de la chambre et du
lit, ni enfin dans les livres ou les poèmes elle ne trouvait le repos…Elle glissait dans le vide et
retombait sur moi. (…) Où mon cœur en effet aurait-il fui mon cœur ? Où me serais-je fui
moi-même ? Et pourtant je me suis enfui de ma patrie. »
Faut-il désespérer pour autant ? « Que les souffrances soient aimées parfois ». La passion (au
sens chrétien, c'est-à-dire l’épreuve) est la voie à la Miséricorde.
Augustin avait le souci de fondre en un seul le « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » et le
« dieu des philosophes », pour résoudre le problème du Mal. La première clé à elle seule est
incapable à résoudre l’énigme. La deuxième peut lui en venir en appoint. D’où puise
Augustin cette force d’introspection ? Ne la tient-elle pas d’Apulée dans Métamorphoses ou
l’Ane d’or, quand Lucius sombra dans la déchéance à cause de sa curiosité impure ?
Augustin tout comme Apulée ne tètent-ils pas de la même mamelle, la terre africaine et de
son humus culturel ?
La cité de Dieu
Rome n’est plus dans Rome et il fallait la récréer. En 410, la grande cité fut mise à sac
par les troupes du roi wisigoth Alaric. Elle était devenue chrétienne pendant un siècle, et voilà
qu’elle a cessé d’exister. Le christianisme n’est –il pas la cause de sa perdition, comme le
laissait entendre les païens, dont les plus en vue avaient cherché asile dans Carthage. Ses
préceptes ne conviennent pas à la conduite de l’Etat. Augustin est appelé par ses amis à
réfuter le paganisme. Rome la païenne avait fait de belles choses, mais elle était mue par
l’appétit de la domination. Augustin se fait le chantre de ce que Peter Brown appelle le
nationalisme de l’Eglise, aidé par son savoir ecclésiastique, l’érudition philosophique, la
connaissance approfondie de l’histoire et le charme de son style. Il rédige « la cité de Dieu »,
œuvre ardue, mais riche qu’il termine vers 426. Contre Virgile, il oppose la Bible. La cité de
Dieu, incarnée par l’Eglise, se conformant aux préceptes de la République de Cicéron,
contient désormais la cité terrestre. Elle la dépasse parce qu’elle repose sur la Miséricorde et
le don de soi. Rome habitera désormais l’Eglise et c’est cette théorie qui servira de vulgate à
la chrétienté pour plus de dix siècles. Elle ne sera mise à mal que par les idées positivistes de
Hobbes et de Machiavel, où la chose publique (Res Publica) devient une affaire humaine.
Avec la révolution française, la Loi supplée à la Grâce. La modernité politique était une
réappropriation de l’héritage augustin, où l’Etat reprend les fonctions de l’Eglise. Mais c’était
Augustin qui l’avait pensé dans son œuvre monumentale et avait posé ses charges et ses
fonctions. Tout comme Marx a fait marcher la dialectique sur ses pieds, les concepteurs de la
modernité politique reprendront l’héritage d’Augustin, en le dé-déifiant.
Augustin fit de sa charge un sacerdoce, de l’écriture une voie d’ascension. Il écrivait en
progressant, et souhait progresser en écrivant, comme il le disait. La ville où il officiait s’est
trouvée assiégée par les Barbares. Il s’éteint en 430, avec cette belle prière « Seigneur, j’ai
aimé la beauté de ta maison. »
Chez les siens, en Afrique du Nord, il vivra. Ils reprendront inconsciemment, sa philosophie
en invoquant (chafa’a) certes l’intercession, qui n’est pas conforme aux canons de l’islam et
qui n’est que la Grâce. Ils donneront à une de leur villes le nom même de cité de Dieu, Amur
n’Kuch, qui devient par corruption Marrakech.
Ibn Khaldoun a une place toute particulière dans les annales de la pensée arabo-
musulmane. Il marque ce que nous pourrons appeler de coupure épistémologique avec les
savoirs antérieurs dans l’aire culturelle arabo-islamique. L’histoire n’est pas une succession
de faits, mais un champ de questionnement pour en dégager les normes ou les tendances
lourdes. Les fais sociaux sont imbriqués, et entre la structure crue de la tribu, liée par la
‘asabiya, (omrane badawi) et le pouvoir (mulk) il y a un cheminement historique qui aboutit à
toutes sortes de performances, de savoirs et de talents (omrane hadari). En somme, Ibn
Khaldoun savait qu’il avait découvert une science nouvelle, inédite, qu’aucun de ses
prédécesseurs n’avait ébauchée. Fort d’une expérience pratique d’un homme d’action, Ibn
Khaldoun s’est retiré pour dégager les règles qui président au mouvement du pouvoir en
Afrique du Nord. D’un cycle répétitif, il a dégagé les règles qui régissent le mouvement. C’est
ce que nous essayons de résumer ici.
Nous commençons par reprendre la typologie des groupes sociaux, qui a été élaborée par
Ibn Khaldoun. Nous devons faire attention au vocabulaire utilisé par le penseur. Il n’a pas la
même signification que nous lui donnons aujourd’hui. Dawla n’a pas la signification de l’Etat,
mais plutôt de dynastie, de même que Hadara, ne signifie, pas civilisation, mais plutôt luxe,
voire dépravation. On tâchera d’adapter la terminologie d’Ibn Khaldoun.
b-Les agriculteurs
Le terme utilisé par Ibn Khaldoun est : « ceux qui soumis aux maîtres des régions »
المغلوبون ألهل األمصار. Ils évoluent à la lisière des centres urbains à qui ils pourvoient pour
leurs besoins alimentaires, mais ils sont dépendants des centres urbains pour tout ce qui
est manufacture. Ils sont soumis politiquement à ces centres et assujettis par des taxes. Ils
vivent de manière précaire. Il est rare qu’ils constituent des dynasties.
2) al ‘asabia
Le terme ‘asabia n’est pas un terme inventé par Ibn Khaldoun. Il rend compte du lien
d’appartenance entre les différents membres d’une tribu, similaire à l’esprit de corps, mais
beaucoup plus fort. Car à la base de ce sentiment, il y a un impératif de survie pour faire
face aux conditions de vie rude et austère. L’individu se fond dans le groupe. Tout gain
qu’il peut effectuer est celui du groupe, toute atteinte à laquelle il peut s’exposer est une
atteinte au groupe. Le sentiment qui régente les membres est un sentiment égalitaire. La
raison d’être réelle du groupe, même s’il peut arguer d’un ancêtre commun est l’intérêt
collectif du groupe, à la fois pour repousser un danger ou pour les questions de survie dans
des contrées marquées par la sécheresse, les maladies, les épidémies, les criquets, les
représailles. C’est une lutte de survie. Ce sentiment se décline en deux séquences :
-La première pour tout groupe qui aspire au pouvoir : il le galvanise, grâce à un
discours religieux.
-La deuxième, quand le groupe est au pouvoir. Tant que le sentiment d’asbia
prédomine entre les membres de la dynastie régnante, elle tient, si par contre, et c’est une
tendance inéluctable, l’émir s’approprie la totalité du pouvoir, si le luxe se répand parmi
les membres de la dynastie régnante, le sentiment d’asabia se délite et augure de la fin de
cette même dynastie.
- la soumission. Une ‘asabia soumise à une autre autorité ou sujette à son imposition
ne peut être actrice de l’Histoire.
فما رئموا المذلة حتى عجزوا عن، فإن انقيادهم ومذلتهم دليل على فقدانها،"المذلة واالنقياد كاسران لسورة العصبية وشدتها
". ومن عجز عن المدافعة فأولى أن يكون عاجزا عن المقاومة،المدافعة
"."فإذا رأيت القبيل بالمغارم في ربقة من الذل فال تطمعن لها بملك آخر الدهر
- Le luxe et la dépravation : un groupe qui vit dans le bien-être matériel et ce qui
s’en suit de dissolution des moeurs ne peut aspirer au pouvoir. Il perd de sa source
vitale qui est le moteur de l’asabia. Ibn Khaldoun explique le phénomène dans les
termes suivants ;
-
"إن القبيل إذا غلبت بعصبيتها بعض الغلب استولت على النعمة بمقداره وشاركت أهل النعيم والخصب في نعمتهم
".) فتذهب خشونة البداوة وتضعف العصبية والبسالة...( وخصبهم
L’évolution des dynasties est fonction de la vitalité de la ‘asabiya. Toutes les dynasties
passent par trois phases, l’institution et la consolidation, grandeur et prestige, et enfin
vieillissement et déclin.
1- Institution et consolidation
Cette phase est consécutive à l’accès au Pouvoir où le sentiment de ‘asabiya est
encore fort entre les membres de la tribu et la participation des membres de la ‘asabiya est la
règle. On assiste à une gestion démocratique de la chose publique et une distribution égalitaire
des rentes matérielles entre les membres de la ‘asabiya. De même que la politique fiscale est
souvent allégée dans la mesure où les dépenses ne sont pas grandes et s’articulent autour de
l’essentiel.
2- Grandeur et prestige
La deuxième génération se fait connaître par sa propension aux bienfaits de la
civilisation, selon l’expression d’Ibn Khaldoun, c'est-à-dire le luxe et le prestige. Cette
tendance naturelle a un pendant ; la concentration du pouvoir entre les mains du chef, sultan,
au détriment des membres de sa ‘asabiya, dont il se détourne progressivement. Il fait appel
pour la gestion publique, fiscale, militaire ou administrative à des clients.
Les dépenses deviennent grandes et les taxes fiscales augmentent par voie de
conséquence. L’excès d’impôts prépare la troisième phase, celle du déclin.
3- Déclin et vieillissement
Une dynastie ne peut tenir que grâce au sentiment de ‘asabiya et par une politique
fiscale équitable, or quand le sentiment de ‘asabiya se délite, et quand la politique
fiscale est injuste la dynastie entre inéluctablement dans une phase de déclin.
والثاني المال، وهو المعبر عنه بالجند،" إعلم أن مبنى الملك على أساسين ال بد منهما فاألول الشوكة والعصبية
طرقها في هذين، والخلل إذا طرق الدولة،الذي هو قوام أولئك الجند وإقامة ما يحتاج إليه الملك من األحوال
".األساسين
« La plupart de ceux qui lisent l’Histoire s’arrêtent au seul plaisir que leur
cause la variété d’événements qu’elle représente ; il ne leur vient pas seulement en
pensée d’en imiter les belles actions : cette imitation leur paraît non seulement difficile
mais même impossible, comme si le ciel, le soleil, les éléments et les hommes eussent
changé d’ordre, de mouvement et de puissance et fussent différents de ce qu’ils étaient
autrefois.. »
Mais la force n’est pas seule arme, il y a la ruse. Le Prince doit se faire lion, user de la
force, et renard, user de la ruse, selon les circonstances, « l’une sans l’autre n’est point
durable (..) Tu seras renard pour connaître les pièges et lion pour effrayer les loups. »
Si la ruse est nécessaire, il ne faut en faire étalage, autrement dit, il faut paraître pour
ce qu’on n’est pas. Il est donné aux gens de voir, mais il n’est pas donné à tout le monde de
toucher. Ce qui compte c’est la perception que les autres ont du Prince et l’image qu’il donne
de lui-même, plus que sa vérité. Il est bon que le Prince soit simulateur et dissimulateur car
« les hommes se plient si servilement aux nécessités du moment que le trompeur trouvera
toujours quelqu’un qui se laisse tromper » XVIII
« D’une façon générale, les hommes jugent plus souvent d’après leurs
yeux que d’après leurs mains : chacun est en mesure de voir, bien peu sont en
mesure de toucher. N’importe qui peut voir ce que tu sembles être ; quelques
rares seulement peuvent tâter ce qui tu es. Et ces derniers n’osent contredire
l’opinion du grand nombre renforcée par toute la majesté de l’Etat. Quand il
s’agit de juger les actions des hommes et spécialement des Princes on ne
considère pas les moyens, mais la fin ». XVIII.
Machiavel avait en horreur le christianisme, religion qui exalte les humbles voués à la
vie contemplative, qui dispose à recevoir des coups, qui place le bonheur suprême dans
« l’humilité, l’abjection, le mépris des choses humaines », rend les peuples débiles, fait d’eux
la proie facile des méchants à l’affût. Il lui préfère les religions païennes romaines, qui
exaltent la liberté et la force, inspirent l’amour de l’action, et la gloire terrestre. C’est de là
que vient le concept de virtu, qui doit faire le Prince, c'est-à-dire l’énergie et la détermination.
Réaliste, Machiavel s’accommode du christianisme, religion d’Etat, à condition de le purger
de « son venin » anti-social, à l’infléchir dans le sens d’une religion d’Etat « au service des
intérêts temporels de l’Etat, de sa tranquillité à l’intérieur, de sa grandeur à l’extérieur ». ( cf.,
chevallier, p 229.)
On voit bien la marque de Machiavel sur la conception de l’Etat, sur le rapport à la
religion dans les sociétés modernes, sur le parcours du politique, qui fait peu de cas de la
morale, sur l’importance de la propagande, dans la gestion publique. Non moins important, on
trouve chez lui, les germes, de ce qui va être le fascisme qui glorifie le Prince, le Duche, fait
peu de cas de l’individu, renoue avec l’héritage païen.
La Boétie ou l’anti-Machiavel
La notion du peuple
Analyse du despotisme
S’il est dans l’ordre des choses qu’un peuple obéisse à ces gouvernants, c’est une
anomalie monstrueuse de voir un peuple entier ployer sous le joug d’un seul ?
D’où vient ce que la Boétie considère comme monstre de vice de :
« Voir un nombre infini de personnes non pas obéir, mais servir ; non pas être
gouvernés, mais tyrannisées, n’ayant ni biens ni parents, femmes ni enfants, ni leur vie
qui soit à eux ! souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d’une armée,
non pas d’un camp barbare contre lequel il faudrait défendre son sang et sa vie devant,
mais d’un seul, non pas d’un Hercule ni d’un Samson, mais d’un seul hommeau, et le
plus souvent le plus lâche et femelin de la nation, non pas accoutumé à la poudre des
batailles, mais encore à grand peine au sable des tournois, non pas qui puisse par force
commander aux hommes, mais tout empêché de servir vilement à la moindre
femmelettte ! »
Comment donc des millions plient à une personne, et à ses caprices, sans brancher ?
Est-ce par lâcheté ou couardise ? La réponse de la Boétie est surprenante. Ils s’y complaisent
et la veulent. La servitude n’existe que parce qu’elle est volontaire. Ce qui est encore étonnant
c’est que le naturel de l’homme est la raison et la liberté, comment donc les êtres se
complaisent-ils dans un état contre nature, l’esclavage ?
Cette aberration a des causes profondes, elle tient à la dénaturation à la fois des
gouvernés et des gouvernants.
1- Les peuples se laissent commander. Pourquoi ? Par aveuglément, car ce sont eux
qui sont à la base de tout. Ils sont les mains, les pieds, les yeux du tyran. En se
reniant, c'est-à-dire, en ne prenant pas confiance de leur force, ils fortifient le
tyran. « Ce sont les sujets eux-mêmes qui déclenchent l’affreuse dialectique du
zéro et de l’infini, caractéristique de tout despotisme », dira Simone Goyard Fabre.
La cause de cette aliénation est l’habitude et la facilité, qui ensorcellent la raison,
autrement dit qui dénaturent la nature de l’homme.
2- La deuxième raison ce sont les gouvernants : La Boétie, tout en reconnaissant la
nature du pouvoir, la nécessité d’un maître, s’arrête sur la propension despotique à
toute personne qui a un pouvoir absolu. Il est toujours en la puissance de celui qui
commande « d’être mauvais quand il voudra ». C’est exactement ce que dira plus
tard Montesquieu. Il est dans la nature de la monarchie d’être tyrannique.
Le tyran pervertit la nature du pouvoir. Au lieu de gouverner, il se veut maître, au
lieu d’assumer un office de commandement, il s’arroge un pouvoir de fait, au lieu
de remplir un devoir, il s’attribue tous les droits. Pour se faire, il dompte le peuple,
il le considère sa proie. Il le pervertit. Il s’attaque à la science et à l’intelligence, et
installe la corruption. « Les théâtres, dira Simone Goyard Fabre, les jeux, les
farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les
tableaux…sont autant de « drogueries » qui allèchent et chatouillent des sujets déjà
endormis par le vice » (p 93)
Ce n’est pas viable à la longue, nous fit comprendre la Boétie, malgré la panoplie de
mesures dont s’entoure le tyran. Il n’est pas à l’abri d’une quelconque action d’irréductible
fanatique, mais est-ce une solution ? Car on peut mettre fin à la vie d’un tyran sans mettre fin
à la tyrannie ? C’est surtout, par l’action d’un homme vrai qu’anime le souci de la liberté
qu’on y met fin. Cette action, pour noble qu’elle puisse être, est hasardeuse si elle ne
s’accompagne par l’éducation du peuple.
La panacée
Pour la Boétie, la panacée ne peut être la violence. Le tyrannicide est l’occasion de
l’émergence d’une autre tyrannie. Il ne délivre pas.
La solution, ou plutôt la panacée, est ce qu’on pourrait appeler « la résistance
passive ». Refuser de servir le tyran. « Que le pays ne consente à sa servitude, il ne faut pas
lui ôter rien, mais ne lui donner rien. »
Le deuxième procédé, et qui fait de la Boétie, un précurseur des Lumières, c’est
d’éclairer les peuples. Il est patent de retrouver la parenté avec Kant. Il faut briser les boulets
de tous les dogmatismes, religieux ou politiques. L’affranchissement est affaire de
connaissance. Il est marquant de relever que, face à l’émergence de l’Etat, (Voir Hobbes)
monstre froid, La Boétie est celui qui a jeté les bases de « l’institution du peuple ». Celle-ci a
besoin de représentants raisonnables, qui usent de la diplomatie. Il ne sert à rien d’affronter le
tyran de front. L’institution du peuple est la réplique au droit divin et au souverain comme son
vicaire ou son lieutenant.
Les peuples sont responsables de leur sommeil dogmatique que de leur réveil, et la
conquête de la liberté est la plus grande conquête des temps modernes.
Hobbes ou la mécanique de l’Etat
L’approche Hobbesienne
Lors de son séjour en Europe, Hobbes a été marqué par la mécanique de Galilée. Il
voulait transposer cette approche sur les faits sociaux dans son œuvre « éléments de la
philosophie », subdivisés en trois volumes :
-Eléments sur la loi,
-De Cive (du citoyen)
- Léviathan.
A la base chez l’être humain il y a cette propension au mouvement. L’homme est une
mécanique. Du mouvement naît la sensation. L’objet de l’appétit ou du désir est le bien.
L’objet de l’aversion ou haine est le mal. Rien de bon ou de mauvais en soi : ces adjectifs
n’ont de sens que relativement à celui qui les emploie. Ce qu’on appelle Félicité existe quand
nos désirs se réalisent avec un succès constant. La puissance est la condition sine qua non de
cette félicité. Richesses, science, honneur ne sont que des formes de la puissance. Il y a chez
l’homme un désir perpétuel, incessant de puissance.
L’autre trait chez l’homme est la raison qui le distingue des autres animaux et qui n’est
que calcul des conséquences, la curiosité ou le désir de connaître le pourquoi et le comment
des choses, et puis la religion qui provient de l’anxiété de l’avenir et de la crainte de
l’invisible.
Ainsi ces règles posées, Hobbes analyse les rapports des êtres humains entre eux. Pour
tout homme, un autre homme est un concurrent, avide comme lui de puissance. Or un tel
constat aboutit à un état de guerre perpétuelle ou chacun est contre chacun et tous contre tous.
On connaît sa célèbre phrase : l’homme est un loup pour l’homme.
Une telle guerre empêche toute vie sociale : point d’industrie, d’agriculture, d’art, de
confort. Une telle situation ne se conforme pas à l’impératif de justice car, là où il ya la guerre
rien n’est injuste et ne peut l’être. La force et la ruse sont, en état de guerre, les deux vertus
cardinales. Comment peut-on parler de propriété dans un tel état ? Il n appartient à chacun
selon Hobbes « que ce qu’il peut prendre et aussi longtemps qu’il peut le garder ».
Sous peine de destruction de l’espèce humaine, l’homme devrait sortir de cet état.
C’est en cela que consiste sa délivrance, son salut. Il y a des mobiles rationnels qui le
poussent vers la paix que Hobbes appelle « les préceptes rationnels » pour la préservation et la
défense de l’être humain. Or une force devrait veiller au respect de ce contrat tacite entre les
humains, c’est l’Etat, ou le Léviathan ou l’homme artificiel.
Le Léviathan
Dans le livre du Léviathan, Hobbes étaie son idée sur l’Etat comme l’expression d’un
contrat social, similaire à une personne. Le Léviathan est un monstre biblique dans le livre de
Job, décrit par Hobbes, dans ces termes : « il n’est pas puissance sur terre qui puisse lui être
comparée. » C’est peut-être une conception abstraite, mais on y trouve déjà les prémices de
l’Etat, ce monstre froid, comme dira plus tard Nietzsche. Ce monstre, ce Léviathan est une
construction artificielle que Hobbes décrit comme suit :
« …C’est bien un ouvrage de l’art que ce grand Léviathan qu’on appelle la chose
publique ou Etat (Commonwealth), en latin civitas, et qui n’est rien autre qu’un
homme artificiel, quoique d’une taille beaucoup plus élevée et d’une force beaucoup
plus grande que l’homme naturel, pour la protection et la défense duquel il a été
imaginé. En lui la souveraineté est une âme artificielle, puisqu’elle donne la vie et le
mouvement au corps tout entier..La récompense et le châtiment sont ses nerfs.
L’opulence et les richesses de tous les particuliers sont sa force. Salus populi, le salut
du peuple, est sa fonction. L’équité et les lois lui sont une raison et une volonté
artificielles. La concorde est sa santé, la sédition sa maladie et la guerre civile sa
mort. »
La liberté est une idée bien anglaise qui a émergé en réaction à l’absolutisme de la
dynastie des Stuarts renversée par Cromwell, et par le fanatisme religieux de la même
dynastie qui reposait sur une légitimité religieuse fondée sur une théocratie, celle de l’église
anglicane. L’élite pensante sera excédée par le despotisme des Stuarts, la dictature de
Cromwell, les excès de la Restauration, incarnée par Charles II.
Mais l’intermède qui prépara à Locke, le premier concepteur de la Liberté est Algeron
Sidney (1622-1683). L’idée maîtresse de Sidney, est que toute monarchie a un désir
d’omnipotence et un ferment d’imposture, selon son expression, autrement une propension
naturelle à l’absolutisme et à l’extravagance. Il remonta la filière de la liberté jusqu’aux Grecs
et les Romains. Il paya le prix par l’exil, la misère, et enfin la mort. Il fut décapité.
Locke ne se définit pas par opposition à Hobbes, mais plutôt par rapport aux tenants de
l’idéologie absolutiste ou la souveraineté théocratique.
Locke commence par l’idée de liberté, immanente à l’être humain, mais elle ne peut
exister sans la loi. Elle fait partie de la loi naturelle. L’état de nature est privé, chez Locke de
garantie. L’état de nature quoique caractérisé conformément à la loi de nature, par la
bienveillance et la bonne volonté, est privé de garantie.
Dans son ouvrage, « la philosophie des Lumières », Ernest Cassirer, rappelle combien
est fondatrice la philosophie des Lumières qui incarne un tournant dans la vie intellectuelle.
Le siècle des philosophes, fit suite à celui de la Renaissance au milieu du XVème siècle, la
Réforme religieuse au milieu du XVIème siècle, au XVIIème, c’est la philosophie
cartésienne. Avec le XVIIIème siècle, c’est un mouvement d’une autre portée, et qui va
s’inspirer par les développements en sciences de la nature.
Pour Ernest Renan, du moins dans son jeune âge, la philosophie des Lumières renvoie
à l’âge adulte de l’humanité. C’est au XVIIIème siècle que l’humanité « après avoir marché
de longs siècles dans la nuit de l’enfance, sans conscience d’elle-même, (…) a pris possession
d’elle-même. » La révolution consacre « cet âge adulte » où l’humanité sera gouvernée par la
Raison. « C’est le moment correspondant à celui où l’enfant conduit jusque là par les instincts
spontanés, le caprice et la volonté des autres, se pose en personne libre, morale et responsable
de ses actes. »
La philosophie des Lumières a donc marqué la marche humaine par ses idées sur la
liberté de l’être humain, son appel à l’égalité, et particulièrement par sa référence à la Raison
pour gérer les rapports des hommes. La Raison finira par se suppléer à la tradition qui était le
fondement de l’Ancien Régime. A la base de cette révolution philosophique, il y avait une
autre qui l’avait précédé qui allait lui paver la voie : les exploits scientifiques qui finiront par
structurer l’esprit. Les sciences s’étendent et s’affermissent au point de fournir, non plus
comme autrefois, sous Galilée ou Descartes des fragments de construction mais un système,
celui de Newton. C’est cet esprit qui va désormais habiter les promoteurs des idées nouvelles
sur la Raison, la liberté ou l’égalité. Ils étaient versés eux-mêmes dans les sciences physiques
et naturelles. La philosophie se détache désormais de la théologie, et les Encyclopédistes vont
imprimer dans leurs recherches ce nouvel esprit scientifique. Ni la prospérité, ni la décadence
ni le despotisme, ni la liberté ne sont des coups de dés amenés par les vicissitudes de la
chance ou des coups de théâtre improvisés par l’arbitre d’un homme, commentera Hippolyte
Taine, sur cette l’œuvre des Encyclopédistes, ces artisans de la nouvelle philosophie.
Les rôles finiront par s’intervertir, la tradition devient seconde et la raison première,
sous l’effet des idées nouvelles, mais aussi par les déficiences des structures qui incarnaient la
tradition, l’Eglise et la Monarchie. Les deux, dira Taine, « par leurs excès et leurs méfaits
sous Louis XIV, démolissent pièce à pièce le fond de vénération héréditaire et d’obéissance
filiale qui leur servait de base et qui les soutenait dans une région supérieure, au-dessus de
toute contestation et de tout examen. »
« Il aime à gratifier ceux qui le servent ; mais il paye aussi libéralement les
assiduités ou plutôt l’oisiveté de ses courtisans que les campagnes laborieuses
de ses capitaines. Souvent il préfère un homme qui le déshabille ou qui lui
donne la serviette lorsqu’il se met à table, à un autre qui lui prend des villes ou
lui gagne des batailles. Il ne croit pas que la grandeur souveraine doive être
dans la distribution des grâces et, sans examiner si celui qu’il comble de biens
est homme de mérite, il croit que son choix va le rendre tel ».
La Raison finira par bousculer la tradition. Condorcet dira dans son œuvre « Esquisse
d’un tableau historique de l’esprit humain » que les règles de la science naturelle sont
opposables à l’Homme, en les appliquant à « la morale, à la politique, à l’économie politique,
on est parvenu à suivre dans les sciences morales une marche presque aussi sûre que dans les
sciences naturelles. C’est par elle qu’on a pu découvrir les droits de l’Homme ».
Le jeune Rousseau fit son entrée dans le monde des lettres par son opuscule
« Discours sur l’origine de l’inégalité ». A la base de l’injustice, il y a la propriété :
« Le premier, dira-t-il, qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire ceci est à
moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la
société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et
d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant le pieux
et comblant le fossé, eût crié à ses semblables ; Gardez- vous d’écouter cet
imposteur ; vous êtes perdu si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la
terre n’est à personne. »
Il y a un contrat inique qui met des entraves au faible et donne plus de force au riche.
Le seul souci des rois est l’expansion, leur penchant naturel est le despotisme. Les beaux
mots ne sont que prétexte : « les mots bien public, bonheur des sujets, gloire de la nation, si
lourdement employés dans les édits publics, n’annoncent jamais que des ordres funestes, et le
peuple gémit d’avance, quand ses maîtres lui parlent de leurs soins paternels. »
Ces beaux mots, c’est exactement ce que Marx appellera l’idéologie..
La même idée sur la détermination des faits sociaux , on la trouve dans l’ouvrage
célèbre « l’Esprit des lois », sur l’analyse qui a été faite sur les lois.
« J’ai examiné les hommes et j’ai cru que dans cette infinie diversité des lois et
des mœurs, ils n’étaient pas uniquement conduits par leur fantaisie. »
Partant de ce déterminisme social, Montesquieu s’est penché dans « l’Esprit des lois »
sur l’analyse des différentes formes de gouvernement. On aura à constater, que là, il puise du
référentiel d’Aristote sur les différentes Constitutions ou la nature des gouvernements et les
principes qui leur président. La nature du gouvernement est déterminée par le nombre des
détenteurs de la souveraineté, le principe qui lui préside par le sentiment qui anime les
détenteurs du Pouvoir :
L’honneur est philosophiquement parlant, un honneur faux. C’est le respect par chacun
de ce qu’il doit à son rang. On a ici tout le contraire de l’égalité et de l’esprit de renoncement
à soi-même par amour de la patrie et de l’Etat. Chaque catégorie sociale se préfère aux autres
et s’oppose aux autres, en réclamant des privilèges pour elle-même. Cet assemblage d’intérêts
opposés de castes serait fatal pour une République, mais fait le bonheur de la monarchie. Il la
fait marcher, car paradoxalement, en travaillant pour soi, on travaille pour le bien commun :
« Dans les monarchies la politique fait faire de grandes choses avec le moins de
vertu qu’elle peut. (…) Le gouvernement monarchique suppose des
prééminences des rangs, et même une noblesse d’origine. La nature de
l’honneur est de demander des préférences et des distinctions. L’ambition est
pernicieuse dans une république. Elle a de bons effets dans la monarchie. »
« Ce qui perdit les dynasties de Tsin et de Souï, c’est qu’au lieu de se borner
comme les anciens à une inspection générale, seule digne du souverain, les
princes voulurent tout gouverner par eux-mêmes ».
Quand on lit les misérables de Victor Hugo, on est édifié sur l’état de décrépitude des
petites gens, le sentiment de rancœur qui déchire les intellectuels.
Louis Blanc, grande figure de la révolution de 1848, dont il s’est fait l’idéologue dans
un opuscule « Histoire de la révolution de 1848 », reprend les idées de Saint-Simon sur
l’organisation du travail, en y ajoutant deux grandes idées qui le mettront en désaccord avec
une nouvelle génération de socialistes : le rôle central de l’Etat et le suffrage universel.
L’échec de la révolution de 1848 déteint sur Blanc, et on verra combien Marx s’évertuera à
construire son édifice intellectuel sur les décombres de sa pensée, en attaquant à la fois, l’Etat
et le suffrage universel.
Comte tire la conclusion que la réforme sociale a pour condition fondamentale une
réforme intellectuelle. Les hasards d’une révolution ou la violence ne permettent pas la
réorganisation de la société en crise. Il faut pour cela une synthèse des sciences et la création
d’une politique positive. ( Cf : Aron, in les étapes de la pensée sociologique).
Avec Marx ce n’est pas un pays qu’on explore, avec des frontières déterminées, mais
un continent, avec des balises des fois, mais souvent des contrées inexplorées, périlleuses.
L’homme a beaucoup écrit, et a touché à plusieurs disciplines, de la philosophie, il a muté à
la sociologie, pour camper dans l’économie politique. Il est tour à tour, pamphlétaire,
philosophe, journaliste, sociologue, homme de science, du moins c’est comme cela qu’il se
présentait dans sa dernière œuvre, le Capital. Ce qui rend la tâche difficile, c’est que Marx a
marqué les mouvements politiques pour la deuxième partie du XIXème siècle, et au nom de
sa vulgate une nouvelle idéologie régentait, à partir de la Révolution d’Octobre en 1917, une
bonne partie du globe et se présentait comme l’alternative à l’ordre capitaliste voué, selon la
même vulgate, au dépérissement. Or que faire de Marx, quand l’ordre alternatif s’est écroulé
avec la chute du mur de Berlin ? Doit-on par voie de conséquence jeter l’enfant (Marx) avec
l’eau du bain (marxisme) ? Marx peut-il nous être utile encore ? Il ne demeure pas moins qu’il
était le premier à avoir analysé en profondeur les contradictions du système capitalise, et
nombre de ses analyses demeurent pertinentes.
Dans son livre « Contribution à la critique de l’économie », il se fait plus explicite sur
ce qu’on appelle communément, le primat de l’économie, ou son déterminisme sur les
rapports sociaux :
On peut paraphraser Marx en disant que les individus entrent dans des rapports
déterminés, nécessaires, qui sont indépendants de leur volonté. Il y a des rapports sociaux qui
s’imposent aux individus, abstraction faite de leurs préférences. De même que dans toute
société, il y a la base économique, ou l’infrastructure, constituée par les forces et les rapports
de production, il y a la superstructure constituée par les institutions juridiques et politiques en
même temps que les idéologies en places. La contradiction entre forces de production et
rapports de production finit, par le truchement de la lutte des classes à bousculer l’ordre
existant.
Dans cette vision des rapports sociaux, la philosophie, ou la pensée, n’a pas pour but
d’expliquer le monde mais de le changer. On doit à Marx la phrase :
« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde et de différentes manières, mais il
s’agit désormais de le transformer. »
La politique entre élites, héros et masses
La sociologie en tant que discipline autonome
Durkheim : On fera référence ici à son ouvrage « de la division du travail social », qui
est une véritable réflexion sur le rapport des individus à la collectivité, le thème central de la
sociologie. Durkheim pose les questions suivantes :
Comment une collectivité d’individus peut-elle constituer une société ?
Comment peuvent-ils réaliser un consensus, condition préalable pour une existence
sociale ?
Pour répondre à ces questions, Durkheim distingue entre deux solidarités
- Une solidarité mécanique ou une solidarité par similitude. Les individus diffèrent
peu les uns les autres et éprouvent les mêmes sentiments et adhérent aux mêmes
valeurs.
- Une solidarité organique où le consensus résulte par la différentiation. Les
individus ne sont plus semblables, mais différents, et parce qu’ils sont différents
que le consensus se réalise.
Une société, avions nous dit, tient par ce que Durkheim appelle la conscience
collective, un des concepts fondamentaux de son échafaudage intellectuel. Il la définit par
« l’ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une
société ». Elle n’existe pas par les sentiments et les croyances présentes dans les consciences
individuelles, mais elle n’en est pas moins distincte.
« Elle n’a pas pour substrat un organe unique, elle est par définition, diffuse
dans toute l’étendue de la société, mais elle n’en pas moins des caractères
spécifiques qui en font une réalité distincte. (..) Elle est donc toute autre chose
que les consciences particulières, quoiqu’elle ne soit réalisée que chez les
individus. » (cf : De la Division du travail social)
Dans les sociétés à solidarité mécanique, la plus grande partie de l’existence est
commandée par des impératifs et des interdits sociaux, de même que la sphère de cette
conscience et les impératifs et interdits qu’elle couvre est extensive. En revanche, lorsque
règne la solidarité organique, on constate une réduction de la sphère d’existence que couvre la
conscience collective, un affaiblissement des réactions collectives contre la violation des
interdits et surtout une marge plus grande d’interprétation individuelle des impératifs sociaux.
In fine, chez Durkheim, et c’est l’idée centrale de son œuvre, l’individu naît de la
société et non la société des individus. La sociologie, est c’est l’une des idées maîtresses de
Durkheim, se définit par la priorité du tout sur les parties et l’irréductibilité de l’ensemble
social à l’addition des éléments.
Dans le livre qui porte le titre « le suicide », Durkheim se penche sur un des
phénomènes qui marquent le développement des sociétés modernes, le suicide. Ce qui a tiré
son attention c’est l’augmentation du taux des personnes qui se donnent la mort dans les
sociétés modernes. Pour Durkheim, le suicide est un phénomène social normal, qui relève de
la psychanalyse, mais le taux est un phénomène qui relève de la sociologie.
Ce qu’il faut retenir de cet ouvrage, est que le suicide est l’expression pathologique de
la désintégration sociale de l’individu face à la société :
La classification des résidus est une analyse théorique de la nature humaine. Ces
résidus sont de l’ordre de six classes, mais on ne retiendra en matière d’analyse politique que
les deux premières :
- la première est celle de « l’instinct des combinaisons »,
- la deuxième « la persistance des agrégats »,
- la troisième « le besoin de manifester des sentiments par des actes extérieurs »,
- la quatrième est celle « des résidus en rapport avec la sociabilité »,
- le cinquième s’appelle « intégrité de l’individu et de ses dépendances »,
- la sixième, « les résidus sexuels ».
La première classe de résidus est constituée par les résidus correspondant à l’instinct
des combinaisons. Il renvoie à la tendance à établir des relations entre les idées et les choses, à
raisonner bien ou mal. Il comporte ce que Pareto appelle « le besoin de développement
logique ». Il est à l’origine des progrès intellectuels de l’humanité, du développement de
l’intelligence et de la civilisation. Les sociétés les plus brillantes, qui ne sont pas
nécessairement les plus morales, sont celles où les résidus de la première classe sont en
abondance. L’Athènes du Ve siècle avant notre ère, la France du début du XXème siècle sont,
d’après Pareto, des sociétés comblées de résidus de la première classe. Il y avait moins de
résidus de la première classe à Sparte et dans la Prusse du XVIIIème siècle.
Il est fondamental de d’arrêter sur l’analyse que donne Pareto aux changements qui
s’opèrent suite à des révolutions. Elles ne portent que sur les personnes et les idées au nom
desquelles ceux- ci gouvernent et éventuellement l’organisation des pouvoirs publics, que les
mœurs, les croyances ou les religions.. Les transformations violentes voulues par les hommes
politiques se heurtent à la résistance des résidus de la deuxième classe.
2- Les dérivations sont les éléments variables de l’ensemble constitué par la conduite
humaine et son accompagnement verbal. Elles sont l’équivalent de l’idéologie et de théorie
justificative. Ce sont les moyens divers, particulièrement à travers le discours, par lesquels les
individus et les groupes donnent une logique apparente à ce qui n’en a pas, ou pas autant que
les acteurs voudraient le faire croire.
Pareto reconnaît que les dérivations, par simple affirmation, ou argument d’autorité,
ou la référence à un principe ont un caractère non-logique, mais reconnaît par la même
occasion, que les hommes politiques ne peuvent se conformer à des considérations logiques,
ce ne serait ni possible ni efficace. C’est à ce titre que la répétition en politique a plus d’effet
que la valeur logico-expérimentale.
L’élite politique se caractérise par ses dons, et par son recours à deux moyens, la force
et la ruse. Elle arrive à tromper la masse par la force ou par la ruse, en laissant entendre
qu’elle agit pour le bien du grand nombre. Cette distinction des deux moyens de
gouvernement, la force et la ruse, est la transposition de l’opposition que fait Machiavel entre
les lions et les renards. Les élites politiques se divisent en deux familles dont l’une pourrait
être appelée celle des lions, car elle marque une préférence pour la brutalité, et l’autre, celle
des renards, parce qu’elle incline à la subtilité. Les renards recourent à la ruse et la subtilité et
s’efforcent de maintenir leur pouvoir par la propagande et les combinaisons politico-
financières. Les lions sont ceux qui recourent à la force.
Sans récuser donc l’idée de luttes de classes chère à Marx, Pareto penche plutôt pour
une lutte entre élites et masses, sur fond de luttes de classes. A supposer même qu’il n’y ait
plus de contradiction entre le travail et le capital, les élites continueront, c'est-à-dire qu’on
aboutira à une élite qui gouvernera au nom de la dictature du Prolétariat. C’est toujours
l’avènement des aristocrates, ou pour reprendre l’expression de Pareto : « l’histoire des
sociétés humaines est en grande partie l’histoire de la succession des aristocraties ».
L’histoire des sociétés est donc celles de la succession des minorités privilégiées qui se
forment, luttent pour le pouvoir, en profitent, puis tombent en décadence, pour être
remplacées par d’autres minorités.
Ce mouvement de circulation des élites est expliqué par Raymond Aron dans ces
termes :
« ..Au bout de quelques générations, les aristocraties perdent de leur vitalité ou
de leur capacité d’utiliser la force. On ne gouverne pas les hommes, dirait
volontiers Pareto, sans une certaine propension à la violence, encore qu’il ne
faille pas confondre la force et la violence qui, dit Pareto, accompagne souvent
la faiblesse. Généralement, les petits fils ou les arrières petits fils de ceux qui
ont conquis le pouvoir, ont profité dès leur naissance d’une situation
privilégiée. Ils se consacrent aux combinaisons intellectuelles, parfois aux
jouissances supérieures de la civilisation et de l’art, mais deviennent ainsi
incapables de l’action qu’exige l’ordre social. Selon la philosophie de Pareto,
ce sont souvent les aristocraties devenues les plus modérées et, par suite les
plus supportables pour les peuples, qui victimes de leurs faiblesses, sont
emportés par une révolte et remplacées par une élite violente. La noblesse
française de la fin du XVIIIème siècle était épuisée. Elle adhérait à une
philosophie humanitaire, savait jouir de l’existence, encourageait les idées
libérales. Elle a péri sur l’échafaud. » (Aron : les étapes de la pensée
sociologique).
« Il ne peut pas y avoir d’harmonie durable entre les dons des individus et les
positions sociales que ceux-ci occupent. (…) Les lois de l’hérédité sont elles
que l’on ne peut compter que les fils de ceux qui étaient doués pour
commander seront doués eux aussi. Il y a dans l’élite, à chaque moment, des
individus qui ne méritent pas d’en faire partie, et dans la masse, des individus
qui ont les qualités pour appartenir à l’élite. (..) Toute élite qui trouve en face
d’elle, dans la masse, une minorité qui serait digne d’appartenir au petit
nombre des dirigeants, a le choix entre deux procédés, qu’elle peut employer
simultanément en des proportions variables : éliminer les candidats à l’élite,
qui sont évidemment des révolutionnaires, ou les absorber. Ce dernier procédé
est évidement le plus humain et aussi peut-être le plus efficace, c'est-à-dire le
plus à éviter les révolutions. L’élite qui a déployé le plus de virtuosité dans la
méthode d’absorption des révolutionnaires potentiels est l’élite anglaise qui
depuis plusieurs siècles a ouvert ses portes à quelques uns des plus doués de
ceux qui n’étaient pas nés dans la classe privilégiée. L’élimination comporte
différents procédés. Le plus humain est l’exil.(..) Le procédé inhumain est
l’élimination. » (ibid)
Résumons ainsi la théorie de la circulation des élites. Quand une élite a été longtemps
au pouvoir, elle souffre d’un excès de résidus de la première classe. Elle devient trop
intellectuelle et répugne à employer les moyens de force, et de ce fait elle devient même
vulnérable. L’équilibre social, c'est-à-dire la situation qui réduit les risques de révolution,
suppose un certain degré d’abondance des résidus de la première classe dans l’élite, et une
abondance plus grande des résidus dans de la deuxième classe dans la masse, ou pour
reprendre l’expression de Pareto « il faut de la religion pour le peuple, et de l’intelligence aux
gouvernants ».
Max Weber : On a souvent pris Max Weber pour l’anti-Marx, pour avoir inversé l’ordre
marxiste sur l’influence de la superstructure sur la superstructure, et à avoir plutôt privilégié
les phénomènes culturels sur le développement économique. La thèse de Weber sur
l’influence de l’éthique protestante sur le développement capitaliste prend la thèse marxiste
par l’envers. Tous eux qui ne se retrouvaient pas dans la thèse marxiste, ou qui la rejetaient
pour des raisons idéologiques retrouvaient dans Max Weber une source d’inspiration. Cette
image de marque ne peut éclipser l’homme de science qui s’est penché sur l’analyse de
phénomènes sociaux avec le regard froid de l’homme de science pour comprendre ce
phénomène qui devait l’interpeller, inhérent aux temps modernes, la rationalité.
Le trait marquant du capitalisme est la recherche du profit sur la base d’une rationalité
bureaucratique donc. La bureaucratie n’est certes pas une singularité occidentale. D’autres
civilisations l’avaient connue, l’Egypte ancienne, l’Empire chinois, l’Eglise catholique
romaine, mais le trait marquant de la bureaucratie occidentale, disons moderne, est la
spécialisation sur une base rationnelle et impersonnelle. La rationalisation bureaucratique est
le trait marquant des sociétés modernes, et en cela Max Weber diffère de Marx, car celle-ci
quel que soit le statut de la propriété et les modes de production, se poursuivra.
- L’homme, qu’il doive être sauvé ou damné, a pour devoir de travailler à la gloire
de Dieu et de créer le Royaume de Dieu sur terre.
- Les choses terrestres, la nature humaine, la chair, appartiennent à l’ordre du péché
et de la mort, et le salut ne peut être pour l’homme qu’un don totalement gratuit de
la grâce divine.
Une vision religieuse de cet ordre exclut tout mysticisme. Cette conception est aussi
antiritualiste et incline la conscience vers la reconnaissance d’un ordre naturel que la science
peut et doit explorer. Elle est favorable à la science et contraire à toute forme d’idolâtrie. Elle
contribue à :