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1 - PLATON ET LES SOPHISTES

sentiment du droit et de l’honneur » (J.-J. Chevallier). Sceptiques sur la possibilité


1 - PLATON ET LES SOPHISTES de connaître la vérité ultime des choses, ils voyaient dans le bon sens et le débat le
moyen de fonder des lois raisonnables.
A. LES ORIGINES DE LA QUESTION POLITIQUE b. Les sophistes radicaux
• Le mot de politique est dérivé du grec polis qui signifie cité. C’est dans la Grèce • Plus subversifs, les sophistes de la génération ultérieure ont pour nom
antique, vers le Ve siècle av. J.-C., à une époque de grave crise, qu’est née la Antiphon, Alcidamas, Thrasymaque et Calliclès. Ces derniers vont enseigner que la
philosophie politique, réflexion sur le régime idéal, conjuguant tout à la fois un souci cité, loin d’être un don des dieux, conforme à la nature de l’homme, est une
éthique et un souci pratique : « Une association morale pour vivre en commun invention artificielle destinée à permettre aux faibles d’usurper le droit à commander
selon le bien et pour le bien : c’est de cette façon que les penseurs concevaient la des « forts », de ceux qui sont dotés d’une supériorité naturelle. Selon les deux
Cité » (J.-J. Chevallier). La politique est à la fois un art et une science et elle reste, autres, la cité et les lois n’ont d’autre fin que la « garantie mutuelle des droits » par
par excellence l’affaire du législateur. une sorte de contrat destiné à assurer la sécurité des personnes.
« Les cités grecques, sans doute, n’avaient pas la taille des nôtres, mais il y a entre • Selon Thrasymaque, dont Platon met en scène les violentes opinions dans La
elles et nous une complexité qui est commune : celle des passions humaines, de la République, la justice véritable n’est rien d’autre que « l’avantage du plus fort »,
dissension des intérêts et des estimations qui doivent trouver à se composer dans chaque gouvernement établissant des lois conformes à son intérêt. U n’y a pas de
une société pacifique. La question de la forme de gouvernement, de la Constitution Bien et de Justice en soi. Calliclès proclame, pour sa part, le droit naturel des plus
(politéia) a très tôt conduit à la distinction classique entre la monarchie, l’aristocratie forts à exprimer leurs passions et à dominer les « êtres inférieurs ». Les lois sont des
et la démocratie ; et depuis Homère, la nature de leurs mérites respectifs divisa les conventions contraires à la nature : elles sont le fait des faibles qui « veulent faire
esprits. peur aux hommes plus forts qu’eux et qui peuvent leur être supérieurs », lit-on dans
• La démocratie (du grec : demos, peuple et cratein, gouverner) est née à Athènes le Gorgias de Platon.
; on lui prêtait la vertu d’assurer l’égalité de tous les citoyens devant la loi
L’opposition de la loi {nomos) et de la nature (phusis) est au cœur de
(isonomie'). Ne fallait-il pas, cependant, que le pouvoir fût plutôt exercé par le petit
l’argumentation des sophistes.
nombre des meilleurs ? Mais comment définir ceux-ci ? Par la force, par la naissance
ou par le mérite de la vertu ? Et la loi qui organise la vie de la cité, est-elle une
simple convention sociale ou bien y a-t-il des lois naturelles qui définissent le bien
et le juste en soi ? C’est sur ces questions que s’ouvrit le débat entre Socrate et les
sophistes, tel que Platon le rapporte dans ses dialogues.
B. LES SOPHISTES
On distingue, habituellement, les anciens sophistes, de la première génération, et les
sophistes radicaux, de la période ultérieure. Parmi les premiers figurent Protagoras
d’Abdère, qui fut l’ami de Périclès, Gorgias de Léontium, Prodicos de Céos et
Hippias d’Elis.
a. Les sophistes classiques
Protagoras et Gorgias étaient des maîtres de la rhétorique, experts à manipuler la
dialectique, prétendant pouvoir faire triompher toute opinion ; mais leur doctrine
n’avait, dans le domaine de la morale et de la politique, rien de subversif. La parole
célèbre de Protagoras : « L’homme est la mesure de toute chose » ne signifie pas un
subjectivisme radical des valeurs, au sens moderne de l’expression, mais « il met
l’accent sur la nécessité vitale pour les hommes assemblés, de posséder l’art
politique, c’est-à-dire celui de vivre dans les Cités, art qui suppose le double

Histoire des Idées politiques (Licence 1 et 2) 4 Andry Raodina


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C. PLATON ET L'IDÉAL DU MEILLEUR RÉGIME c. L'éducation des gardiens


Quelle est donc cette nature que les sophistes opposent à la loi ? La nature de • La question du régime - qu’il soit monarchique (gouvernement d’un seul roi-
l’homme, pour Platon, ne se réalise pas dans le déchaînement de la force et des philosophe) ou aristocratique (gouvernement des meilleurs) - importe bien moins,
passions, mais dans une vie raisonnable conforme à la Justice et au Bien et qui, aux yeux de Platon, que celle de la formation ou de l’éducation des futurs
seule, en vérité, conduit au bonheur. Encore faut-il connaître la nature véritable, gardiens à la philosophie. Cette question est l’occasion pour lui de présenter la
l’essence, de la Justice et du Bien. Telle est l’affaire de la philosophie. Car le célèbre allégorie de la Caverne, où sont décrites les différentes étapes de la libération
philosophe qui s’est dégagé de l’illusion des choses sensibles et des passions, qui de l’âme, depuis le détournement d’avec les illusions de la perception sensible
a accédé à la science des réalités véritables, des Idées, celui-là seul mène la vraie jusqu’à la contemplation des Essences intelligibles, des Idées et, en particulier, de
vie, la vie vertueuse et la vie heureuse - ce qui, pour les Grecs, est tout un ; aussi l’idée la plus haute, l’idée du Bien.
est-il à même de conduire les autres et de les gouverner. La Cité parfaite que décrit Le philosophe dont l’âme a ainsi été illuminée est appelé à redescendre à nouveau
La République, de Platon, aura pour dirigeants et gardiens les rois-philosophes. dans le monde des ombres pour y instruire des hommes peu enclins, en réalité, à
a. La Cité juste écouter ses paroles étranges et qui sonnent- à leurs oreilles, de façon un peu ridicule.
Platon ne pensait pas que l’on dût confier à l’assemblée du peuple le soin de choisir • Il était en effet peu probable, aux yeux de Platon, que le peuple, grossier et
ses gouvernants ; la Cité ne peut être dirigée de façon juste que par ceux qui ont ignorant, fasse jamais appel au philosophe pour le gouverner. La mise à mort de
appris, grâce à la philosophie, ce qu’est la Justice en soi. La République, si l’on Socrate et l’expérience décevante de Platon lui-même auprès du tyran de Syracuse
s’en tient à l’essentiel, présente une Constitution parfaite dans laquelle la Cité serait laissaient peu d’espoir que les hommes, enchaînés par l’ignorance et les passions,
dirigée par ceux qui ont accédé à la connaissance des réalités véritables, des Idées, acceptassent un jour d’organiser la caverne de ce monde-ci selon les principes
des Essences, et, en particulier, à la connaissance de l’idée la plus haute, l’idée du lumineux de la vérité et du bien, qui devraient, pourtant, les rendre si heureux. La
Bien. En effet, aux yeux de Platon, si la politique a pour sujet le gouvernement de servitude des hommes est ainsi leur propre fait, et l’expression désolante de leur
la cité selon la justice et le bien commun, elle ne peut être fondée que sur la asservissement au corps et à ses douteuses opinions. Une telle sujétion au corps ne
connaissance des Essences intelligibles, telles que le philosophe les contemple constitue pas seulement, pour Platon, la raison de tous les maux, de toutes les
lorsqu’il échappe aux ténèbres de la caverne des sens et de l’opinion. Sans cette injustices, elle est, de surcroît, source pour chacun de malheur.
connaissance première de ce qu’est la Justice et le Bien, connaissance qui n’est
dévolue qu’au philosophe, les hommes en seront toujours à s’opposer diverses
opinions, à édicter des lois divergentes sur ce qui est permis et interdit, sur ce qui
est juste et injuste, pérennisant le règne des passions, des intérêts égoïstes et des
préjugés.
b. La division des classes
• • De même qu’il y a en l’âme trois facultés principales, la raison (logos), le
courage (thumos) et l’appétit sensuel, lequel permet la satisfaction des besoins
élémentaires de nutrition, de conservation et de reproduction, de même la Cité
parfaite sera divisée en trois classes : d’abord les gardiens, les rois-philosophes,
ensuite les guerriers, qui sont leurs auxiliaires, enfin les artisans et négociants,
voués aux besognes les plus grossières.
• La Cité parfaite est fondée sur quatre vertus cardinales : la sagesse, qui est la vertu
suprême de l’Etat et l’apanage de la classe des gardiens-philosophes ; le courage,
qui a son siège dans la classe des auxiliaires ; la tempérance, qui est une vertu
commune à tous, les membres inférieurs de la Cité acceptant volontairement leur
soumission aux meilleurs ; et la justice, qui consiste pour chaque classe à remplir
la tâche qui lui est assignée, selon le mérite et les aptitudes de chacun.

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D. LA PERVERSION DES CITÉS INJUSTES E. POLITIQUE ET MÉTAPHYSIQUE

a. La logique de la décadence a. Le communisme de la cité juste


• La décadence des cités perverties, qui se succèdent les unes aux autres selon la La Cité parfaite respecte l’égalité entre les sexes, puisqu’il n’existe, selon Platon,
logique même des maux qu’elles suscitent, est restée à travers les âges un des thèmes entre les hommes et les femmes aucune différence de nature. Outre la communauté
les plus connus de la pensée platonicienne. des biens, excluant la propriété privée, Platon propose une réforme de la famille
établissant la communauté des femmes et des enfants, nul enfant ne connaissant son
• La société aristocratique se dégrade en société timarchique, l’élément véritable père. La description que Platon fait dans La République et dans Les Lois
courageux et guerrier (le thumos) l’emportant sur la vertu. Puis lui succède la société fourmille de mille détails de réglementations, de codifications - sur les jours laissés
oligarchique, vouée au goût des richesses et à l’avarice. « La démocratie » à la procréation, sur les moyens de permettre à la race de conserver sa pureté, etc. -
correspond au troisième degré de décadence ; y règne une trop grande liberté qui qui feront voir dans la cité platonicienne le modèle d’un embrigadement totalitaire.
dégénère en licence, les hommes s’enivrant de la satisfaction sans frein ni loi de
leurs désirs. A cet état de licence extrême succède, par un mouvement de balancier, b. Idéal de la raison ou idéologie totalitaire ?
une servitude immense et l’instauration de la tyrannie. • Enracinée dans l’affirmation métaphysique qu’au-delà de la diversité des lois
A ce moment, Platon se livre à une démonstration des misères du naturel tyrannique, humaines existe une science du Bien et un Juste en soi, la Cité parfaite présente un
esclave de ses passions et toujours insatisfait, auquel s’oppose le bonheur du juste. modèle idéal dont Platon, pourtant, était conscient qu’il y avait peu de chance qu’il
se réalisât jamais.
b. L'injustice et le malheur
• Néanmoins, le plus grand reproche qui lui fut adressé par la postérité n’est pas
• D’après Platon, les hommes qui vivent selon le corps et ses appétits insatiables
d’avoir inventé une « utopie » ; c’est d’avoir conçu un régime, certes
sont non seulement ignorants et mauvais, mais également malheureux. La vie
intellectuellement parfait, mais qui, pour se réaliser, devait faire violence aux
philosophique où l’âme, qui constitue notre essence divine, est délivrée de son
hommes et aux sociétés existantes, conduisant ainsi à une tyrannie d’autant plus
emprisonnement dans le corps est la seule vie heureuse. Le bonheur résulte de ce
dangereuse qu’elle serait fondée sur un idéal de la raison. Le modèle théocratique
ramassement de l’âme en elle-même qui meurt au corps et à ses jouissances
que Platon présente dans Les Lois, où le gouvernement de la cité est confié à « une
impures. La vie heureuse est la vie de l’âme qui connaît le bien, le beau et le bon,
assemblée religieuse qui agit à la lumière d’une divine vérité » ne saurait, cependant,
chaque faculté de l’âme exerçant la tâche qui lui est propre selon une relation
être critiqué - ce qu’on ne manqua pas de faire depuis Aristote jusqu’à Karl Popper
hiérarchique qui assure le commandement de la raison. Inversement, la domination
- sans que justice soit rendue à l’immense effort produit par le premier et le plus
de l’âme par les passions est inévitablement une expérience de l’insatisfaction, de
grand penseur de la philosophie politique grecque.
la répétition incessante de désirs inextinguibles et, par conséquent, du malheur.
• C’est, en effet, l’idéal d’une Cité parfaite, fondée sur la vertu, la sagesse et le
• Bien que les hommes ne puissent vouloir ce malheur, car « nul ne peut vouloir son
bonheur, que Platon pense, et non une idéologie politique qu’il s’agirait de réaliser,
propre mal », la tragédie est qu’ils refusent la libération spirituelle, la thérapeutique
fût-ce au prix du sang. La relation hiérarchique qu’il établit entre la philosophie
philosophique de l’âme, qui pourrait les guérir de leurs maux et de leurs peines.
politique et la métaphysique révèle que les questions portant sur la nature du bien,
• Il en est des hommes comme des cités. Platon établit explicitement le parallèle de la justice et du bonheur sont au cœur de la réflexion sur la bonne cité. Et Platon
dans La République. De même que c’est la partie la plus élevée de l’âme, l’intellect, ne pensait pas, à l’inverse des hommes d’aujourd’hui, que pour répondre à ces
qui doit commander aux parties inférieures, de même c’est le philosophe qui doit interrogations les plus hautes on pouvait se confier aux opinions de chacun. Il n’en
gouverner les membres de la cité. Ainsi la cité juste serait-elle une cité heureuse, reste pas moins vrai que politique et métaphysique ne font pas bon ménage, si c’est
tout comme le philosophe est le seul homme en qui coïncident la connaissance, la la liberté des hommes qu’il faut préserver et si l’on veut bien accorder que l’État
vertu et le bonheur. Mais comment faire le bonheur des hommes malgré eux. n’a pas à faire notre bonheur malgré nous.

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