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PRÉCISIONS LIMINAIRES

Pourquoi ce cours d’ « Introduction historique au Droit » et pourquoi cette discipline


si particulière qui se dénomme « Histoire du Droit » ?

Le droit, vous le savez, relève des Sciences Sociales. Or, ces sciences sociales doivent
inscrire l’étude particulière de leurs règles techniques dans une perspective beaucoup plus
globale qui est tout simplement celle des conditions générales et du contexte qui permettent,
dans chaque civilisation, la vie de l’homme dans sa collectivité, sans laquelle il ne pourrait
subsister.
Ainsi, nous, juristes, étudions-nous l’homme d’abord et fondamentalement comme
« l’animal social ou politique » qu’évoquait jadis le grand philosophe Aristote. Les sciences
sociales sont seules, parmi les autres sciences, à voir l’homme dans sa relation, dans son
échange avec autrui, avec les autres, dans des groupes qui lui imposent forcément des règles
pour se perpétuer.

Aussi le Droit, dans sa signification large, philosophique, n’est-il que la forme


particulière par laquelle les hommes d’une époque donnée choisissent de vivre ensemble, de
concilier l’autorité et l’intérêt collectif avec l’autonomie et l’intérêt de l’individu. Au-delà des
règles, des raisonnements et des définitions techniques, précises. C’est pourquoi le droit n’est
pas et n’a jamais été qu’une simple technique abstraite coupée de la réalité humaine et sociale.
C’est pourquoi le vrai juriste doit nécessairement s’intéresser aux autres sciences sociales et
humaines qui lui montrent les grandes forces, les évolutions majeures qui finiront
nécessairement par influencer et transformer le droit. Aussi, l’ouverture d’esprit vous est-elle
nécessaire.
Montesquieu (1689-1755), le précurseur de la sociologie juridique l’a montré : comme
dans les sciences physiques expérimentales, les grandes lois organisant toutes une société ne
proviennent pas de l’arbitraire ou de la fantaisie. Ces grandes lois obéissent à certains
principes que la raison humaine peut découvrir. Cet esprit général nous permettra de
comprendre « l’Esprit des Lois » de chaque civilisation, selon le titre fameux de l’ouvrage le
plus illustre de Montesquieu, paru en 1748. Montesquieu précise d’ailleurs, au début de ce
livre, qu’il n’y étudiera pas « le corps » des lois mais qu’il recherchera plutôt leur « âme ».

Dans ce cours d’introduction historique, nous nous inspirerons, à notre très modeste
niveau, et sur deux plans, de ces pensées de Montesquieu.Tout d’abord nous verrons les
influences que l’Histoire en général et l’Histoire du Droit et des institutions en particulier
continuent d’exercer sur notre époque et plus spécialement sur notre droit actuel. Les juristes
sont fatalement soumis à l’influence des précédents, comme le montre éloquemment la
jurisprudence. La méthode juridique, quant à elle, repose sur des notions, des classifications,
des définitions et des modes de raisonnement, venus d’un lointain passé, souvent du droit
romain. Tout ceci démontre l’importance toute particulière que prend le temps, et donc
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l’Histoire, pour le juriste. Sur un autre plan, nous nous inspirerons encore de Montesquieu : sa
recherche d’ « un esprit des lois » et, au-delà, pourrait-on dire d’une tonalité générale d’une
civilisation à un moment donné, s’adaptera très bien à ce que l’on peut espérer d’un cours
destiné non pas à de véritables historiens mais à des juristes, pour lesquels il faut simplifier,
schématiser la complexité de la réalité historique, afin de mieux faire ressortir les idées forces
et les évolutions majeures.

Sur un plan juridique, j’exposerai les fondements historiques, les premières


manifestations des grands principes fondamentaux à la base encore de notre droit public et de
notre droit privé.
Dans la civilisation grecque, avec la philosophie en général et la philosophie politique
en particulier, nous verrons l’origine de nos grandes notions, toujours actuelles, toujours
débattues, de droit public, en particulier de droit constitutionnel. Et c’est pourquoi, dans un
monde grec diversifié, nous focaliserons notre attention sur l’apparition et les transformations
de la démocratie athénienne.
La période romaine, avec sa République puis son Empire, nous permettra ensuite
d’établir une continuité lorsqu’une petite cité italienne constituera progressivement un
immense État territorial qui se voudra universel, tout autour de la Méditerranée. Cependant,
pour nous juristes, l’apport romain sera beaucoup plus spécifique et important en ce qui
concerne notre droit privé. Les jurisconsultes, qui seront les premiers véritables juristes
professionnels, vont poser non seulement les grandes définitions et les classifications toujours
utilisées, au moins de façon indirecte, de nos jours, mais surtout, ils vont préciser l’esprit et la
méthode nécessaires au raisonnement juridique. C’est surtout par là que les romains nous
influencent encore si fortement aujourd’hui et ont joué un rôle capital dans l’élaboration de
notre droit moderne (alors que, inversement, vous l’avez compris, ce sont les grandes notions
d’origine philosophique qui constituent aujourd’hui la partie la plus vivante de l’ancienne
civilisation grecque.).

Pour des juristes débutants, le contexte historique sera éclairci le plus brièvement
possible et souvent schématisé afin de mieux faire ressortir les traits essentiels, sans imposer
une véritable érudition qui relèverait plutôt des facultés de lettres. Nous n’étudierons pas le
passé pour le passé mais nous rechercherons dans ce passé l’enfantement et l’élaboration des
conceptions et des formes juridiques qui ont une résonance toujours actuelle.
Ces connaissances vous fourniront des éléments de réflexion et de comparaison pour les
grandes questions juridiques que vous traiterez durant votre scolarité.
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INTRODUCTION

En Grèce, la spéculation intellectuelle sera « fille de la cité », selon une expression


fameuse. La cité, en formant une communauté restreinte, sécularisée, fondée sur la notion de
réciprocité entre des citoyens égaux devant les mêmes lois justifiables logiquement, va
constituer un cadre particulièrement propice à l’épanouissement d’une pensée rationnelle qui
valorisera la notion d’équilibre entre des forces antagonistes. Désormais, l’esprit humain
entend compter d’abord sur lui-même pour comprendre le monde, sans référence obligée et
directe à une divinité ou à un mythe. (Même si un arrière-plan de mythologie, de religiosité et
de mystique peut encore subsister).

De cette pensée rationnelle vont découler, dans leur sens strict, la science, la philosophie
et la politique, selon leurs acceptions modernes. Ainsi va naître chez les Grecs la philosophie,
c’est-à-dire étymologiquement l’amitié / sympathie / attirance (= « philia / philo ») pour la
sagesse (« sophia »). Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, cette sagesse est
abstraite, autonome et désacralisée, puisqu’elle se dégage de la religion. Ces caractères vont
en faire un objet de débat, de discussion voire de contestation.
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PREMIÈRE PARTIE :

LES GRECS OU LA SOCIÉTÉ

SOUS LE REGARD DES HOMMES


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Auparavant en effet, dans les grandes civilisations orientales, le droit et la politique


restent placés sous le regard direct des Dieux. Les régimes politiques restent donc, selon des
modalités variables, des Théocraties. (L’étymologie en est grecque ‘Théo’ : Dieu et la racine
‘cratie’ : le pouvoir. Il y a donc Théocratie lorsque la principale autorité politique et juridique
prétend agir sur la société au nom d’une divinité considérée comme seule véritable souveraine
de la communauté). Mais, dans le détail, existent des modalités variées de théocraties.

Ainsi, le Pharaon en Égypte est-il vu comme un véritable Dieu, puisqu’il est une
incarnation, entre autres, du Dieu-Faucon Horus. En Mésopotamie, le roi est vicaire d’un
Dieu, c’est-à-dire qu’il est son lieutenant, son auxiliaire sur cette terre, chargé par la divinité
d’y faire régner l’ordre et en particulier la justice. Va rédiger un code qui est le premier texte
juridique que l’on à pu retrouver. Sur cette fameuse stèle on y voit une statue de dieu qui
donne la fonction au roi de rédiger des lois.

Chez les Hébreux, le roi sacré (les plus célèbres étant David et Salomon au 10 ème siècle
avant notre ère) reconnaît, par l’onction (c’est-à-dire l’aspersion par une huile consacrée),
qu’opère sur lui le grand prêtre, la supériorité, au moins morale, du pouvoir spirituel et
sacerdotal sur le pouvoir temporel et politique. Cette coordination des fonctions va souvent
poser des problèmes politiques, tant chez les Hébreux, durant le 1 er millénaire avant notre ère,
que dans l’Occident médiéval.

En France Philipe Le Bel

Au nom de la rationalité et de l’homme, les Grecs vont développer une autre conception
du pouvoir et de la société, en grande partie dégagée de l’emprise du divin (mais jamais
complètement, avec même un retour en force de la sacralisation du politique à partir
d’Alexandre le Grand). En ce sens, ils sont bien les précurseurs de la laïcisation de la pensée.
Le vocable emblématique de l'esprit grec "Sophia" est riche de significations entre
lesquelles les Grecs établissent des connexions évidentes : c'est une "sagesse" mais aussi un
"savoir" donc une "compétence" qui exige une recherche intellectuelle faite de curiosité et de
rigueur. Platon devait consacrer cette conception large en faisant souvent exprimer par son
maître Socrate l'idée qu'il ne peut y avoir de véritable sagesse sans connaissance, et
réciproquement.
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Un même terme "Logos" désigne à la fois la raison et le discours qui la manifeste


par un exposé logique mais également la raison. Pour les Grecs, optimistes, un argument
raisonnable peut être compris par tout homme de bonne volonté, et c'est pourquoi la clarté du
propos participe éminemment à la valeur de la démonstration. La Grèce sera ainsi la
civilisation du dialogue, donc de la discussion et de la publicité des arguments que chacun
peut invoquer : convaincre par l'esprit évite de vaincre par la force, le respect entre les
interlocuteurs assurant un équilibre anéanti par la contrainte physique qui abandonnerait le
vainqueur à sa démesure, et donc aux excès, en lui donnant l'impression de toute puissance.
Un penseur, Isocrate, conclut : "parce que nous pouvons nous convaincre mutuellement et
nous faire apparaître à nous-même l'objet de nos décisions, nous nous sommes débarrassés
de la vie sauvage ; nous nous sommes réunis pour construire des villes ; nous leur avons fixé
des lois."
Les Grecs vont généraliser l’alphabet, la démocratie née avec l’alphabétisation.
Partout la recherche d'une explication se discerne sous-jacente : objectivement, c'est
vouloir comprendre la nature des choses et des forces qui les transforment ; subjectivement,
c'est chercher à évaluer les motivations raisonnées et instinctives qui stimulent l'action des
hommes. "Penser est la plus grande vertu" affirme déjà Héraclite, tandis que Pythagore
estime que la réflexion rapproche l'homme du divin. Aristote leur fera bientôt écho : c'est
"la plus haute activité humaine" qui permet le mieux de détacher l'esprit de la matière, en lui
faisant, selon la leçon de Platon, entrevoir des principes directeurs supérieurs au-delà de
l'apparence physique ainsi transcendée. Mais cette exigence de compréhension, donc
d'analyse, n'est pas réservée seulement à une élite intellectuelle : la cité démocratique s'en
remet à son citoyen de base pour qu'il lui permette, après débat controversé, de résoudre les
grands problèmes qui lui sont posés : fait très exceptionnel dans une civilisation de
l'Antiquité, la plupart des Athéniens savent lire durant l'apogée du glorieux cinquième siècle
avant Jésus-Christ, ce qui leur permet de prendre connaissance des lois exposées sur les places
publiques et de préparer les grandes discussions de l'Assemblée du peuple annoncées à
l'avance.

Les Grecs vont prendre chez les Phéniciens le principe de l’écriture alphabétique, mais
ils vont compléter et systématiser l’œuvre de leurs prédécesseurs, en ajoutant désormais les
voyelles aux consonnes. Grâce à cet alphabet particulièrement simple, l’écriture deviendra
facilement accessible et, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, elle ne sera plus
réservée à une petite élite de lettrés.

Mais, malgré l’importance de l’écriture, la Grèce restera toujours, fondamentalement,


une civilisation du verbe. Les Grecs sont si fiers de leur langue qu’ils en font le critère de
distinction entre les Barbares et eux. Les Barbares sont ceux qui ne parlent ni ne comprennent
le Grec, et qui ne peuvent avoir accès à la civilisation supérieure que s’adjugent les Grecs. Un
peu plus tard, les Romains reprendront cette conception, mais ajouteront évidemment le Latin
au Grec comme langue de civilisation. (Dans l’étymologie grecque, les Barbares sont ceux qui
bredouillent font br… br..).
Les Grecs s'accordent sur une définition approximative de l'Hellénisme malgré les
dissensions internes qui le minent et qui faciliteront la mainmise macédonienne au moment
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d'Alexandre le Grand. Les Grecs se reconnaissent d'abord par leur langue unifiée par une
même écriture, même si les parlers comportent des dialectes notables. Une révérence aux
mêmes dieux de l'Olympe, à leurs cultes, et à leurs jeux (en particulier olympiques) permet
aux Grecs de se retrouver dans les grands sanctuaires panhelléniques (comme Delphes).
C'este aussi le soubassement d'une culture et d'une histoire communes puisque la mythologie
est largement employée dans les récits fondateurs.
Surtout, le facteur psychologique, volontaire, est primordial : le Grec vit d'abord dans
une cité autonome et ce mode d'existence spécifique détermine une mentalité vraiment
originale englobée dans ce terme si exalté de liberté. Les Grecs se veulent les libres ce qui
conditionne de façon similaire leurs mœurs et leurs coutumes, au-delà des particularismes
locaux. Ils n'obéissent pas au caprice d'un homme trop humain dans ses excès mais à la loi,
discipline collective consentie qui sert à éviter l'arbitraire des particuliers.

Avec ses formes de rationalisme, la pensée grecque exalte ce que l'on appellerait
aujourd'hui un humanisme. « L’homme est la mesure de toute chose » selon la célèbre
formule du sophiste Protagoras : cela signifie que, dans le cadre de son monde terrestre et de
sa vie sociale, c’est l’homme qui élabore lui-même ses propres références, tant pour les
mesures de la nature physique que pour les valeurs morales et politiques qu’il se choisit. Le
chœur de l’Antigone de Sophocle surenchérit :

« Entre tant de merveilles du monde, la grande merveille c’est


l’homme
… Riche d’une intelligence incroyablement féconde
Du mal comme du Bien il subit l’attirance ».

Mais on voit ici apparaître déjà des limites à cet anthropocentrisme (c’est-à-dire cette
polarisation sur l’homme – anthropos en grec). L’Hybris/Hubris, soit la démesure, menace de
dénaturer toutes les actions, en les poussant hors de leur domaine proprement humain, ce qui
entraînera inéluctablement le courroux et la vindicte des Dieux offensés. Aussi, la sagesse
grecque met-elle en exergue deux formules gravées sur le temple de Delphes (et que
reprendra Socrate) « Connais-toi toi-même » et « Rien de trop » c’est-à-dire « évite la
démesure ».

D'Eschyle, une tragédie, les Euménides, pose le problème de la vengeance. La


dynastie des Atrides est couverte de sang et de malédictions, car les parents s'y assassinent les
uns les autres. Le destin doit donc successivement poursuivre ces meurtriers exemplaires car
il assure finalement la stabilité de l'univers, en rétablissant les normes que les hommes ont
ébranlées par leur démesure. Mais les personnages qui sont les instruments de cette vengeance
immanente recourrant eux-mêmes à des violences hideuses et impies tombent à leur tour sous
le coup d'une colère céleste incarnée par d'affreuses furies. "Le crime engendre d'autres
crimes" note Eschyle, bien conscient que cette dialectique de la violence risque de ne jamais
finir, le passé déterminant le présent.

Agamemnon accepte de sacrifier sa fille Iphigénie car il veut la gloire d'être le


conquérant de Troie alors qu'un devin lui a prophétisé qu'il n'obtiendrait des vents favorables
au départ de la flotte achéenne que s'il immolait sa fille. Selon la conception grecque, plutôt
volontariste (sauf pour le cas extrême d'Œdipe !) l'homme, par son sacrilège, provoque son
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futur malheur en se rendant complice du fatal destin qui n'attendait que cet égarement : "Roi
docile au devin… maintenant le destin est posé sur sa nuque… Il a choisi le crime et son âme
a viré de bord et le vent d'aveugle folie l'emporte à tout oser… (mais) la foudre de Zeus
frappe les sommets…" (Eschyle). Après dix années de guerre, son triomphe à Troie se révèle
illusoire. Sa femme "l'effrayante" Clytemnestre l'assassine à son retour, pour venger son
infortune maternelle et conjugale. (Agamemnon est revenu avec une jeune maîtresse). Elle et
son amant et complice forment le nouveau couple royal. Mais Oreste va à son tour tuer sa
mère pour venger son père Agamemnon. Il doit bien se charger de ce "matricide" puisqu'il n'y
a encore ni règles pénales ni tribunaux institués pour les appliquer. Alors Athéna la sage
intervient pour qu'Oreste soit épargné car il est poursuivi par la vindicte des Erynies, furies
d'une vengeance aveugle, chargées de toujours faire expier les crimes entre parents
rapprochés.
Athéna leur fait accepter que le sort d'Oreste soit tranché dans sa cité d'Athènes par
des hommes éminents qui formeront un tribunal, l'Aréopage. L'accusation et la défense s'y
affrontent, l'une faisant valoir la loi inflexible du talion, l'autres les circonstances atténuantes.
Finalement, Athéna fait pencher la balance indécise en faveur de l'acquittement d'Oreste. Pour
amadouer les terribles Erynies, elle les accueille à Athènes et les transforme en Euménides
bienveillantes, ce qui signifie que leur œuvre nécessaire de vengeance sera désormais
subordonnées à la nouvelle justice humaine qui vient de naître ("Nous abandonnons notre
colère" disent-elles). On le voit, Eschyle utilise la mythologie pour exalter le nouvel ordre
judiciaire que s'est donné sa cité depuis Dracon : analysant les circonstances et les
motivations, la justice publique, avec ses règles qui respectent l'équité et l'humanité, y
remplace les anciennes "vendettas" familiales interminables. C'est ainsi seulement que le
châtiment indispensable ne devient pas lui-même un nouveau crime dicté par des impulsions
irraisonnées ; que l'esprit, la discussion donc le droit, priment sur la réciprocité aveugle et
littérale qui peut se révéler injuste.

A l'origine de la médecine moderne, la médecine grecque est aussi suggestive de


l'esprit grec. Au cinquième siècle avant notre ère, Hippocrate en est le fondateur embléma-
tique. Les écrits qui lui sont attribués resteront durant deux millénaires des références pour les
médecins, tandis que ses prescriptions éthiques forment toujours la base de leur déontologie.

Pour établir un diagnostic, la méthode d'Hippocrate repose d'abord sur l'observation


minutieuse qui combine les données génériques communes à toute l'espèce humaine et les
spécificités propres à l'individualité du patient, avec son passé et ses habitudes singulières.
(cf. Chose de genre et d’espèce du droit romain, selon que prime ou non l’individualité des
choses, à partir de la fameuse distinction d’Aristote entre le général commun et le spécial
singulier).
"Notre connaissance s'appuie sur la nature humaine commune à tous et sur la nature
propre de chaque individu ; sur la maladie et sur le malade…… (parmi les facteurs
psychiques, à côté des facteurs physiques) les pensées qui l'occupent… son sommeil… ses
rêves… etc…".
Enfin, comment ne pas mentionner le célèbre serment qu'Hippocrate faisait prêter à
ses élèves, puisqu'il a été repris par les médecins jusqu'à nos jours. Certaines de ses
prescriptions déontologiques ont aujourd'hui encore une portée juridique car leurs principes
peuvent être invoqués devant les tribunaux : ainsi, le secret médical, l'interdiction de fournir
des poisons ou l'obligation de soin pour tous.
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L’art lui aussi reste à dimension humaine : l’architecture et la sculpture ne cherchent pas
à écraser l’homme sous leur gigantisme, comme le font, par exemple, les Égyptiens et les
Perses qui veulent surtout utiliser l’art pour y exalter la grandeur incommensurable de leur
souverain, maître des hommes et des biens. Les Grecs, eux, recherchent d’abord la mesure et
l’harmonie et non le colossal, bien que l’art soit normalement public, destiné à une
collectivité, souvent la cité, et non pas à un individu (du moins avant la période hellénistique).

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Après avoir présenté, dans cette introduction, l’esprit grec dans sa généralité, nous
allons maintenant évoquer ses implications politiques majeures.

Les Grecs vont inventer la notion moderne de politique, comme activité autonome.
Cette politique nouvelle s’affranchit des transcendances supra-humaines comme la religion.
Pour la première fois dans l’Histoire, le pouvoir politique est désormais au milieu de la
communauté des hommes qui justifie rationnellement sa légitimité et son autorité. C’est là
l’origine de la conception laïque du pouvoir politique.

Chez les Grecs, le pouvoir va appartenir, au moins juridiquement, à la communauté des


citoyens représentée par la cité. Dès lors, la politique descendue parmi les hommes, ainsi
sécularisée, deviendra pour eux un objet de réflexion, donc, selon l’esprit grec, de discussion.
La politique sera soumise au dialogue, au débat, si prisés par les Grecs. Elle sera donc
éminemment publique, accessible à tous les citoyens qui s’y intéressent, logiquement
compréhensible pour eux. (A contrario, plus un régime est autocratique, fondé sur le pouvoir
incontesté d’un seul, plus il est secret). C’est en Grèce d’abord que de grands législateurs
vont, pour la première fois, préciser par écrit, ouvertement, sous les yeux de tous, les
nouvelles règles de fonctionnement, donc politiques, qu’ils entendaient donner à leur cité pour
lui permettre de se perpétuer sans à-coups. Ainsi vont apparaître les premiers textes de ce
qu’on appelle aujourd’hui le droit constitutionnel, déjà rationalisé et laïcisé.

Aussi, le terme même de politique vient-il du grec. Politique provient de « Politeia »


c’est-à-dire l’organisation, l’agencement de la cité, « polis ». Cette politique est vue comme
« ce qui est commun à tous » car « la cité est une communauté d’hommes libres » comme le
déclare Aristote. La philosophie, bien sûr, va venir expliciter et justifier la politique. Selon la
plus célèbre des formules d’Aristote « Zoon politikon o anthropos », soit « l’homme est un
animal » politikon, disons « destiné à vivre dans une cité (polis) », ce que, selon la mentalité
grecque, on peut traduire par « l’homme est un animal politique », c’est-à-dire « civique »
voire, plus largement, si l’on considère que pour Aristote la cité est la forme la plus achevée,
la plus évoluée de sociabilité humaine « L’homme est un animal social » sinon sociable.
Ainsi, l’humanité de l’homme exige-t-elle des relations sociales, qui seules permettent de
l’épanouir. L’homme ne peut vraiment vivre qu’en société, car il ne peut s’accomplir que
dans et par la vie sociale. L’homme grec, en particulier, s’affirme dans, par et pour sa
communauté.

Mais cette société « naturelle », en tant qu’elle répond à la nature sociale caractéristique
de l’homme, préexiste à l’individu. Il faudra attendre les fameuses théories du contrat social
aux 17ème et 18ème siècles (avec Grotius, Hobbes, Locke et Rousseau) pour que l’on puisse
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considérer que les individus ont d’abord choisi volontairement de créer une société, par un
accord contractuel initial et fondateur qui leur réserve des droits subjectifs naturels, antérieurs
à la société et donc à l’Etat qui n’ont été conçus, dans un second temps, que pour mieux les
conserver et les garantir. Au contraire, chez les Grecs, dépendant de cette sociabilité qui lui
est vitale, l’individu accepte de se soumettre complètement aux exigences et aux impératifs de
la vie en commun, pérennisée et incarnée par la cité.

Certes, permettant une certaine autonomie individuelle, les droits privés existent, mais
ils sont éventuellement primés par les nécessités impérieuses de la cité. Si la cité grecque reste
toujours à l’échelle humaine, en contrepartie l’homme, à son tour, est façonné pour cette cité
exclusive.

Or, il ne peut y avoir de vie sociale sans une autorité institutionnalisée, c’est-à-dire sans
un pouvoir politique. En ce sens, la politique, qui seule permet la vie sociale, exerce une
suprématie sur toutes les autres activités humaines, et Platon la qualifiera de « science
royale » : la politique doit diriger, au moins influencer, l’ensemble de la société.

Selon son inclination caractéristique, l’esprit grec fait ainsi coexister et alterner
discipline et liberté. Seule la liberté, et donc l’ordre de la cité, permettent de garantir
l’autonomie et la dignité de l’individu-citoyen : c’est le sens du rejet de la sujétion perse par
les cités grecques.

La dialectique grecque du politique réconciliant liberté et soumission, va nécessiter


l’élaboration d’un nouveau concept, celui de citoyen. L’individu n’est plus un simple sujet
passif, il devient un élément actif, un membre de la communauté politique et de son
organisation. A la fois gouvernant et gouverné, il n’obéit scrupuleusement aux lois de sa cité
que parce qu’il a pu participer à leur création. On parvient ainsi à la notion originairement
grecque de souveraineté de la loi, qui s’impose à tous comme expression de la volonté
collective supérieure, en dehors de toute Révélation surnaturelle, et en rejetant l’arbitraire
partisan d’un seul ou de quelques-uns. Le magistrat, chargé d’appliquer ces lois, ne sera que
le mandataire momentané de la collectivité, et il restera responsable pénalement du pouvoir
qui lui a été délégué par la communauté.
Consubstantiellement unie à la liberté grecque, la loi est exaltée avec pugnacité au
début du glorieux cinquième siècle avant Jésus-Christ, quand elle figure au premier rang des
valeurs invoquées pour justifier la résistance à l'invasion perse, et donc au despotisme de son
"roi des rois". Alors qu'Eschyle affirme dans "Les Perses" : "Les Grecs ne sont esclaves ni
sujets de personne", Hérodote prête à un spartiate pourtant banni de son pays un
avertissement révélateur qu'il donne au présomptueux roi des rois Xerxès, plus habitué aux
flatteries de ses courtisans qui lui ont affirmé qu'il pourrait soumettre facilement les Grecs et
que son attaque serait une promenade de santé "Seigneur, dois-je respecter la vérité ou te
faire plaisir…Eh bien la Grèce a toujours eu pour compagne la pauvreté mais la valeur la
suit. Ce mérite est le fruit de la sagesse et de lois fermes ; grâce à lui, la Grèce repousse et la
misère et l'esclavage… (ses compatriotes) rien ne leur fera jamais accepter tes conditions qui
apportent l'esclavage à la Grèce… tu les trouveras devant toi pour te combattre… Ils sont
libres, mais ils ne sont pas libres en tout car ils ont un maître autoritaire, la loi, qu'ils
redoutent encore bien plus que tes sujets ne te craignent, ils obéissent en tout à ses ordres."

Pour les Grecs, la liberté individuelle dépend de cette obéissance à la loi générale de
la cité car c'est le seul moyen d'échapper à l'arbitraire d'un homme qui sans limites institu-
tionnalisées glisserait dans la démesure en abusant de son pouvoir : plutôt la loi de la cité
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exprimant l'égalité et la réciprocité des citoyens que la loi de la jungle, le rapport de force
dominant-dominé. Le sacrifice de Socrate qui boit la ciguë fatale pour respecter la décision
des citoyens, ne peut se comprendre que dans l'optique de cette dépendance logique de la
personne privée vis-à-vis de la collectivité politique.

Un personnage d'Euripide l'affirme : "Sous l'empire des lois écrites pauvres et riches
ont les mêmes droits ; le faible peut répondre à l'insulte du fort et le petit, s'il a raison,
vaincre le grand". Le Grec " a appris la justice et sait vivre selon la loi, non au gré de la
force". C'est une banalité de la pensée grecque que le mépris des lois est à l'origine des
tyrannies, lorsqu'il sape l'ordre et la stabilité de la cité, permettant ensuite au dictateur
d'asseoir son despotisme en violant des lois déjà dédaignées par la population.

Selon l’idée que des formes de justice et d’équité doivent s’appliquer aux rapports entre
les hommes, donc à leurs rapports politiques, les Grecs seront les premiers à considérer les
phénomènes du droit, de la loi et de la politique selon un esprit philosophique.
Nécessairement ils vont ainsi fonder la philosophie politique qu’ils doteront directement de
ses principaux termes comme Politique (on l’a vu), Démocratie, démagogie, Monarchie,
Aristocratie, tyrannie.

Logiquement, Aristote fera de l’intérêt commun le critère décisif pour déterminer la


légitimité ou la corruption d’un régime politique « Quand le détenteur unique de l’autorité, ou
le petit nombre, ou la masse, gouvernent en vue de l’intérêt commun, ces constitutions sont
nécessairement des constitutions correctes ; tandis que les gouvernements qui ont en vue
l’intérêt particulier soit d’un seul, soit du petit nombre, soit de la masse, sont des déviations
des types précédents… car ils prennent alors un caractère despotique… ». Concrètement, le
respect ou non par l’organe gouvernant des grandes lois générales témoigne (atteste) de sa
légitimité.

Les 3 formes pures de régime politique peuvent donc susciter trois formes dénaturées,
selon Aristote. Quand un seul gouverne, mais en respectant les lois et l’intérêt commun, c’est
une Monarchie (étymologiquement Mon/archie = pouvoir d’un seul) ; quand un seul gouverne
mais seulement par son arbitraire, en ne respectant ni les lois ni l’intérêt commun, c’est une
tyrannie, politiquement et moralement condamnable. Quand un petit nombre gouverne, mais
en respectant les lois et l’intérêt commun c’est une Aristocratie (Aristoï en grec veut dire « les
meilleurs », ce qui sous-entend ici un critère qualitatif, une supériorité morale) ; quand un
petit nombre gouverne mais dans son seul intérêt égoïste, c’est une oligarchie (de « oligo » =
le petit nombre, ce qui sous-entend un critère seulement quantitatif qui n’implique pas de
moralité particulière). Quand le plus grand nombre gouverne en respectant l’intérêt général,
les lois et les élites sociales, c’est, dit Aristote une « politeia », que l’on traduit en latin par
République. Nous dirons aujourd’hui qu’il s’agit d’une Démocratie. Aristote, adepte du
« juste milieu », est favorable à un tel régime qui s’appuie sur les classes moyennes pour être
un régime mixte, une sorte de démocratie modérée, tempérée par des principes oligarchiques,
objectivement, que l’on pourrait aussi qualifier d’aristocratique subjectivement, dans le sens
moral conféré par Aristote à ce terme. La "politeia" d'Aristote (que l'on peut faire
correspondre grosso modo à nos conceptions actuelles de la démocratie) est, dans une
traduction plus littérale du Grec, le régime "constitutionnel" où les textes et les pratiques
imposent un partage du pouvoir et de l'autorité entre le peuple et les élites. En valorisant cette
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forme modérée de fonctionnement politique, Aristote est ainsi à la source de la faveur qui va
souvent s'attacher, chez les penseurs, aux régimes mixtes, lorsque l'hétérogénéité des
principes et de leurs applications est censé compenser et éviter les conséquences trop
extrêmes d'un fondement exclusif de la légitimité politique. (Montesquieu et les Libéraux,
valorisant l’équilibre des pouvoirs, s’opposent ici à Platon et Jean-Jacques Rousseau et leurs
continuateurs qui ont une conception unitaire du pouvoir au nom de l’indivisibilité de la
souveraineté).

Au second siècle avant Jésus-Christ, un Grec ébloui par les succès romains, Polybe,
va faire la théorie la plus systématique du régime mixte lorsqu'il va l'appliquer à cette
République romaine qu'il encense. (cf. partie de ce cours ; in 2° : l'inadaptation de la cité…
b) la domination de l'oligarchie sénatoriale). Il ajoute à la combinaison peuple/élites déjà
recommandée par Aristote, une composante monarchique issue de la force incontestable de
l'Imperium revêtu par les plus hauts magistrats de la république romaine.

Au contraire, la démocratie, dans le sens particulier que lui donne Aristote, est seulement le
gouvernement des pauvres (c’est-à-dire du peuple dans son acception réduite et péjorative qui
s’oppose à sa signification plus large et politique de l’ensemble des citoyens). Quand la masse
des pauvres gouverne en anéantissant les lois stables du passé pour opprimer les élites aisées,
on a une démagogie (dans laquelle la réalité du Pouvoir appartient en fait à une poignée de
démagogues qui manipulent le peuple crédule en exploitant ses instincts).

On comprend que la Démocratie grecque de l’Antiquité ne corresponde pas forcément à


la conception que nous avons aujourd’hui d’une Démocratie moderne. La Démocratie grecque
a des caractères originaux et spécifiques. Tout d’abord, dans l’Antiquité, la capacité juridique
plénière, la liberté complète, restent exceptionnelles, dérogatoires au régime commun qui est
normalement celui de l’incapacité (avec des gradations en son sein). Aujourd’hui, au
contraire, la liberté est considérée par le Droit comme la règle générale, l’incapacité devant
rester exceptionnelle et justifiée seulement par des raisons précises et limitées. Donc chez les
Grecs la citoyenneté sera réservée à une minorité. Les femmes, les métèques, les esclaves en
sont exclus.

Le nombre restreint de citoyens (souvent quelques milliers voire quelques centaines par
cité) permet des formes directes de Démocratie, sans intermédiaires donc sans représentation
politique. Les citoyens doivent participer directement au pouvoir politique et à son exercice.
Tous les citoyens sont censés se connaître personnellement lorsqu’ils se réunissent régulière-
ment sur l’Agora (ou place publique) pour débattre des questions d’actualités et pour désigner
ou confirmer les magistrats. On veut surtout éviter que se constituent des professionnels de la
politique ou de l’Administration, qui finiraient par confisquer au peuple son pouvoir
immédiat. On est donc aux antipodes de nos grandes Démocraties représentatives actuelles.
Jusqu’au début du 18ème siècle, tous les penseurs politiques auront comme postulat qu’un
régime politique démocratique, ou du moins fondé sur une participation assez large, presque
populaire, ne pourrait être envisageable que dans un cadre géographique et humain
extrêmement restreint, petites cités de l’Antiquité, républiques urbaines italiennes ou cantons
suisses. Jean-Jacques Rousseau encore, lorsqu’il évoquera sa fameuse « Volonté générale »,
pensera à une démocratie directe, inspirée des cantons suisses qu’il connaissait bien en tant
que « libre citoyen de Genève ». Il faudra attendre la proclamation de l’indépendance des
Etats-Unis d’Amérique en 1776 pour que, pour la première fois, un vaste pays connaisse un
régime véritablement démocratique. Dès lors, la Monarchie n’apparaissait plus nécessaire
12

dans les grands Etats, ce qui ouvrait l’ère des révolutions.

Enfin, chez les Grecs, le terme même de liberté n’a pas la même signification
qu’aujourd’hui. Benjamin Constant, l’un des promoteurs du Libéralisme français, va
distinguer, dans une conférence célèbre de 1819, la « Liberté des anciens » et la « Liberté des
modernes » « Le but des Anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens…
C’est là ce qu’ils nommaient Liberté… Le but des modernes est la sécurité dans les
jouissances privées et ils nomment libertés les garanties accordées… à ces jouissances ».
Autrement dit, la Liberté chez les Anciens est seulement la liberté politique, c’est-à-dire la
possibilité donnée à chaque citoyen de participer aux grandes décisions de la vie publique. La
personne (pourtant sujet de droit) reste d’abord un membre de sa communauté, avant d’être un
individu autonome. Il ne peut y avoir de sphère privée de l’individu indépendamment de la
sphère publique de la cité.
Depuis le XVIIIème siècle, la Liberté n’est plus seulement la liberté politique de
participation aux débats publics. Elle comporte aussi la notion d’une liberté-autonomie de
l’individu face à la société, et en particulier face à son pouvoir politique qu’il faut impérative-
ment limiter. Les textes fondateurs des démocraties modernes consacrent solennellement les
grandes libertés individuelles fondamentales (c’est par exemple le cas de la Déclaration des
droits des Américains en 1776 ou de la fameuse Déclaration des Droits de l’Homme et du
Citoyen de 1789). De telles proclamations liminaires auraient été inconcevables à des Grecs
anciens car à leurs yeux, il ne pouvait y avoir, à long terme, contradiction entre l'intérêt
personnel et les nécessités sociales collectives. Mais, à partir de la Renaissance, avec la
montée de l'individualisme moderne, exprimé par les théories du contrat social, fondement
des sociétés, les droits imprescriptibles inhérents à la personnalité individuelle s'affirment en
dehors voire contre la puissance étatique. Désormais, pour les préserver, la méfiance s'impose,
même à l'égard d'une structure institutionnelle. Au milieu du dix-huitième siècle,
Montesquieu va traduire cette défiance par sa fameuse théorie d'équilibre des pouvoirs qui
pondère l'Exécutif, le Législatif et le Judiciaire l'un par l'autre. Il éclaircit son intention par ses
célèbres réflexions : "C'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est
porté à en abuser.. (donc) il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le
pouvoir… (ainsi) la liberté ne se trouve que dans les gouvernements modérés".

Mais l'adéquation antique entre le citoyen et sa cité repose sur de petites sociétés où
la médiocrité de la population et de ses richesses maintient une certaine similitude des
conditions de vie. Entre les riches et les pauvres, l'écart des revenus utilisables ne peut
s'accroître indéfiniment, vu la difficulté d'obtenir des profits spéculatifs assurés avec
régularité. C'est pourquoi, historien du droit, Montesquieu évoquera cette notion de relative
uniformité lorsqu'il donnera la vertu civique comme principe de la République puisque ce
régime pour lui reste encore à l'image des cités antiques où le peuple participait directement
aux grandes décisions de la vie publique. (Le modèle concret de Montesquieu est la
monarchie parlementaire anglaise de son temps où la reconnaissance de la complexité d'une
société moderne a multiplié les sources d'autorité ce qui permet l'équilibre de pouvoirs aux
origines distinctes). Montesquieu est bien conscient qu'à l'opposé des petites cités de
l'Antiquité, les sociétés nouvelles, avec leur population, leurs richesses et leur étendue
considérable, reposaient maintenant sur la diversité des habitants, de leur condition, de leur
intérêt et de leur motivation.
13

Dès lors, dans les circonstances normales, la liberté individuelle se substitue à la


vertu civique comme fondement de la société, avec cette réserve cependant que l'homme,
selon l'optimisme de la philosophie des Lumières, doit l'utiliser de façon raisonnable et
morale puisque sa nature n'est pas foncièrement mauvaise.
14

I ) LA CRÉATION DE LA DÉMOCRATIE A ATHÈNES

Dans ce cours d’introduction historique au droit, nous nous bornerons, dans toute l’histoire
complexe des cités grecques, à évoquer le processus qui a permis à la plus fameuse, Athènes,
d’engendrer graduellement la première démocratie de l’histoire de l’humanité, qui est restée
jusqu’à nos jours une référence obligée de la pensée politique. Nous verrons d’abord
comment vont se cristalliser les grandes notions fondamentales (A) avant d’en voir
l’application durant l’apogée athénienne du 5ème siècle av. J.-C. (B).

I – Introduction – Transition (avant grand A)

Le monde grec tire son unité fondamentale du cadre partout généralisé de la cité.
Pour les Hellènes, un grec authentique vit forcément dans une cité. Cette définition unitaire
posée, la diversité revient dans les modes très diversifiés d'organisation concrète de ces cités :
leur régime peut être plus ou moins démocratique, oligarchique, aristocratique et parfois
même tyrannique, par exemple en Sicile où les colonies sont directement menacées par les
Carthaginois tout proches.

Dans cet éventail de possibilités institutionnelles, Athènes et Sparte sont


traditionnellement opposées à tout point de vue, politique, social, démographique,
commercial et aussi culturel. Historiquement, Sparte restera l'antagoniste d'Athènes durant
deux siècles, jusqu'au naufrage de l'indépendance : leur rivalité traditionnelle va provoquer la
guerre du Péloponnèse dont la Grèce ne se remettra jamais.

Sparte ou Lacédémone est une cité militariste où une petite minorité de citoyens,
peut-être descendants de conquérants doriens, doit s'imposer par la terreur aux populations
soumises qui sont des ilotes, c'est-à-dire des esclaves appartenant à l'Etat ou des Périèques,
paysans un peu plus libres à la périphérie de la cité. Entre eux, les citoyens s'appellent "les
Egaux", car théoriquement leur fortune et leurs ressources sont égalisés puisque les terres
mises à leur disposition relèvent de l'Etat et qu'ils n'ont pas le droit de se livrer au commerce
et à l'industrie, afin de se préparer exclusivement à la guerre.

Avec cette organisation de "camp retranché permanent" les hoplites spartiates sont
considérés comme les meilleurs soldats grecs, mais c'est au prix d'un conformisme pesant,
d'une surveillance de tous les instants, d'une stérilité intellectuelle et culturelle marquée, et
finalement d'une crise démographique qui empêchera Sparte de profiter durablement de sa
victoire sur Athènes, en – 404, au terme de la guerre du Péloponnèse.

Le passéisme systématisé de Sparte est symbolisé par les lois attribuées au


légendaire Lycurgue, le législateur de la cité dès le septième siècle avant Jésus-Christ, donc
très tôt : ses lois immuables imposent l'immobilisme sociopolitique contrairement à l'esprit
d'évolution caractérisant les mesures de Solon.
15

A) L'affirmation progressive de la Cité démocratique


Les notions de cité d’abord, puis de Démocratie, mettront plus de 800 ans à se définir et
à s’affirmer, en partant de la première grande civilisation grecque connue, celle, mycénienne,
des Achéens. Cependant, dans cette très longue et irrégulière gestation (1°) va s’opérer, avec
les grands législateurs, une activation décisive, beaucoup plus marquée et précipitée (2°).

1°) La royauté dépossédée par l'aristocratie

C’est ce premier processus fondamental qui permettra, plus tard, un élargissement, cette
fois massif, des bénéficiaires du partage et de la limitation des pouvoirs pris aux anciens rois
qui les monopolisaient.
L’histoire de la cité commence avec un régime typiquement aristocratique, au nom de
l’équilibre et donc de l’égalité qui vont s’imposer d’abord entre les plus grandes familles,
avant d’être étendus à tous les citoyens.

a) Les temps homériques

Plusieurs cultures se sont développées avant – 2000, autour des îles grecques et de la
Mer Egée. Ainsi, dans l’île de Crète ou dans les îles Cyclades. Cependant, en Grèce
continentale, vont s’installer, entre – 2000 et – 1600, des envahisseurs venus de la région du
Danube : les Achéens qui se mélangent avec les premières populations autochtones.
L’aristocratie guerrière achéenne va s’imposer avec ses chars de combat et ses armes de
bronze.

Mais, de – 2000 à – 1450 c’est la civilisation crétoise (dite minoenne du nom du roi
légendaire Minos) qui domine culturellement le monde égéen et les principautés achéennes.
La Crète compte plusieurs petits royaumes qui reconnaissent, semble-t-il, la primauté du roi
de Cnossos. Cette civilisation déjà urbaine, riche, bureaucratique (qui connaît des formes
d’écriture) et raffinée, a été révélée, à partir de 1900, par les fouilles de l’archéologue Evans
sur le site de Cnossos, antique capitale de l’île. Elle a profité de sa position géographique et
maritime qui en fait un intermédiaire naturel entre l’Orient et la Grèce.

La civilisation crétoise a constitué l’une des premières thalassocratie de l’histoire,


c’est-à-dire une puissance s’imposant par la domination des mers et le commerce qu’elle
permet (Étymologiquement, en grec, Thalassa = la mer et cratie = le pouvoir). Un autre
exemple fameux de Thalassocratie a été celui de l’Angleterre, assurant une prépondérance
mondiale, au dix-neuvième siècle, par sa domination des océans. Ainsi, la puissance maritime
de la Grande-Bretagne a-t-elle fini par l’emporter sur la puissance continentale, exclusivement
terrienne de Napoléon. A terme, la victoire de l’Amiral Nelson à Trafalgar a été plus décisive
que celle, presque simultanée de Napoléon à Austerlitz (1805) (Nelson y fut tué, mais ce
« débris héroïque » qui perdait un bras, une jambe ou un œil à chacune de ses victoires, rentra
dans la légende britannique). Par contre, la puissance maritime de Carthage (près de l’actuelle
ville de Tunis) a pu être vaincue, avec bien des difficultés, par les Romains, lorsque ceux-ci se
sont dotés finalement d’une flotte puissante.

Pour en revenir à la thalassocratie crétoise, son influence a été surtout commerciale et


culturelle et non pas militaire ou politique. Son prestige est illustré par les légendes grecques,
qui font du roi de Cnossos le Minos chargé du culte du fabuleux Minotaure, à corps
d’homme et à tête de taureau. (L’art crétois représente souvent le taureau qui est divinisé dans
16

les sociétés archaïques, comme symbole de virilité. Picasso devait s’en souvenir).

Finalement, le palais de Cnossos et sa civilisation sont détruits dans des circonstances


qui n’ont pas été véritablement élucidées (éruption du volcan Santorin ? raz de marée ? raid
ou invasion d’Achéens ? Tout cela à la fois ?).

Sur le continent, Mycènes est la principale ville-forteresse du monde achéen, et c’est


pourquoi l’on parle d’une civilisation mycénienne, entre – 1600 et – 1200, qui est influencée
par les Crétois, au moins pour l’art. Mais cette civilisation des Achéens va disparaître entre
– 1200 et – 1100, époque où ses sites seront ruinés et abandonnés. Ce monde est évoqué par
les héros de l’Iliade et de l’Odyssée, ces premiers textes fondateurs de la littérature
occidentale, que les Grecs ont toujours particulièrement révéré. Les deux livres sont attribués
par la tradition au fameux barde (« aède » en grec) aveugle Homère (dans beaucoup de
sociétés anciennes, les aveugles, forcés de cultiver leur mémoire, ayant un autre sens pour
deviner les réalités cachées, sont des poètes et des musiciens inspirés). Homère aurait
composé et fait rédiger de très anciennes légendes orales, colportées pendant des siècles par
des chanteurs professionnels.

Aujourd’hui, certains mettent en doute l’historicité d’Homère ou restreignent sa


paternité à un seul livre. L’Iliade, épopée de tonalité archaïque, aurait été formalisée entre
– 800 et – 750, tandis que l’Odyssée, roman plus moderne des aventures d’Ulysse, daterait
des années entre - 750 et – 700. Quoiqu’il en soit, les textes homériques constituent d’abord
une œuvre littéraire qui évoque un monde héroïque devenu fabuleux. On ne peut les prendre
directement comme source historique, même si les études philologiques ont prouvé que les
légendes reposent très souvent, à l’origine, sur des faits qui se sont réellement passés, mais
que l’imagination poétique transfigure ensuite. D’ailleurs, malgré des références à des
personnages achéens et certains traits surannés, la littérature homérique décrit principalement
la nouvelle société des Doriens, à partir de l’an Mille av. J.-C., telle du moins qu’elle se rêve.
On peut la comparer à nos chansons de Geste du Moyen Âge.

L’Iliade raconte un épisode, autour du héros Achille (vulnérable seulement à son talon),
de la grande expédition des rois achéens, commandés par le roi supérieur de Mycènes,
Agamemnon, contre la ville de Troie.

Pâris, le fils du roi de Troie, Priam, va enlever la « belle Hélène », femme du roi de
Sparte, Ménelas. Les rois achéens vont venger cet outrage en allant assiéger Troie, pendant
10 ans. Agamemnon est le frère de Ménelas, de la fameuse famille des Atrides qui
s’assassinent entre eux dans des vengeances inexpiables. Finalement, grâce au stratagème du
« Cheval de Troie » la ville tombe enfin.

Les Romains ajouteront une suite à l’histoire de Troie : Virgile, dans l’Eneïde, prétendra
que le prince troyen Enée, parvenu à s’échapper, s’est finalement installé en Italie centrale où
il sera l’ancêtre de Romulus et Remus, les fondateurs de Rome. Les Romains, complexés par
l’ancienneté de la civilisation grecque, veulent ainsi se trouver des origines légendaires d’une
même antiquité. Enée, avant d’arriver en Italie, s’est arrêté à Carthage (près de l’actuelle ville
de Tunis) où il a vécu un amour passionné avec Didon, reine et fondatrice de la ville. Mais
Enée, déchiré, doit obéir aux volontés divines qui le destinent à devenir, en Italie, l’aïeul des
17

Romains. Délaissée, désespérée, Didon se suicide en se précipitant dans un bûcher. Elle fait
jurer aux Carthaginois une haine inextinguible aux Romains. Ainsi, la légende explique-t-elle,
après coup, les terribles guerres puniques, qui devaient opposer Rome et Carthage, pour la
domination du Bassin méditerranéen.

Quant à l’Odyssée, elle raconte le périple mouvementé d’Ulysse qui mettra dix
nouvelles années avant de retrouver son île-royaume d’Ithaque. Mais déjà, pour les Grecs, le
héros doit joindre à son courage physique des dons oratoires de persuasion et une certaine
ruse. « Ulysse aux 1000 tours » est aussi un beau parleur, volontiers artificieux, trompeur.

Les archéologues reconnaissent l’historicité d’une guerre à Troie, entre - 1250 et


- 1200, sans doute pour contrôler le passage du Bosphore vers la Mer Noire.

Pour revenir à la réalité historique, la Grèce achéenne est divisée entre de petites
principautés. Leurs capitales sont des forteresses perchées sur des Acropoles (la « Cité
haute ») avec des murs défensifs énormes, que les Grecs diront plus tard cyclopéens, les
fabuleux cyclopes étant censés les avoir bâtis. Là, le roi dirige ses aristocrates avec une
bureaucratie centralisée qui utilise déjà l’écriture du linéaire B. Le roi a aussi auprès de lui le
conseil de ses compagnons nobles et un Conseil des Anciens (= Gérousia car les vieillards
sont, en grec, les gérontes) où siègent les chefs des grandes familles.

A partir de – 1200, venant du Nord, de nouveaux groupes de population, appelés


Doriens pénètrent en Grèce par petites bandes. Mais ces éléments ont quand même une
certaine parenté linguistique avec les Achéens. Dans des circonstances controversées, la
civilisation mycéenne disparaît : principautés et forteresses sont ruinées, tandis que l’écriture
est complètement oubliée. On entre dans les « siècles obscurs » ou « dark ages » de l’histoire
grecque, entre – 1200 et – 800. Le fer, apparu au 11ème siècle, voit son usage généralisé au 9 ème
siècle, ce qui marque le passage de l’âge du bronze à l’âge du fer.

La nouvelle société de cette période est mal connue, par absence d’écrits. 500 ans plus
tard, Aristote devait en tracer un modèle, sans doute un peu trop schématique, mais qui
s’appuie sur un fonds historique certain.

A la base, se trouve le Génos, la cellule fondamentale, qui regroupe une famille


aristocratique et plusieurs familles modestes et dépendantes. Ce génos est trop restreint pour
former un véritable clan. La solidarité est assez forte dans le génos, en particulier en matière
pénale, où elle permet des responsabilités et des vengeances collectives, donc éventuellement
des « vendettas ». Le chef de la famille aristocratique est aussi chef du génos ce qui lui
confère un pouvoir multiforme, disciplinaire, économique et judiciaire sur ses membres.
Traditionnellement, le génos grec est rapproché de la « Gens » romaine, dont l’étymologie est
similaire.

Plusieurs géné forment une phratrie, c’est-à-dire une fraternité, sans doute d’armes, à
l’origine. La phratrie est vraisemblablement dominée par une famille aristocratique
prestigieuse et elle est chargée de l’état civil. Plusieurs phratries constituent une tribu.
Plusieurs tribus forment un peuple qui a son roi et qui bientôt aura sa cité.
18

Chacun de ces groupes engage ses membres dans des formes de solidarité qui peuvent
être très diversifiées, toujours cultuelles (de cultes), souvent militaires, économiques,
politiques, juridiques et pénales. Normalement, les conflits à l’intérieur d’un groupe sont
réglés en son sein, sans intervention d’une autorité publique prééminente. Seuls les conflits
entre membres de groupes différents peuvent entraîner un procès public, lorsqu’on veut éviter
des vengeances collectives.

Ainsi, les grandes familles aristocratiques, armature de la société, peuvent-elles tenir le


roi pour un des leurs, seulement à la tête du groupe le plus puissant et le plus prestigieux.
Pourtant le roi affirme que son pouvoir provient, en son origine, de Zeus, le « roi des Dieux et
le Dieu des rois », qui a consacré sa dynastie. Au nom de Zeus, il tient le sceptre, emblème de
la royauté et de son pouvoir. (Très anciennement, baguette magique d’un roi magicien ? ou
bâton de commandement du chef militaire ?). Il porte également le manteau de pourpre, le
rouge étant, comme dans beaucoup de civilisations, la couleur la plus glorieuse. La monarchie
est normalement héréditaire mais, lors d’une vacance prolongée du trône, un nouveau
prétendant peut s’imposer par la force et avec l’approbation, au moins symbolique, de
l’assemblée populaire.

Le roi est un prêtre qui offre les sacrifices publics pour la communauté. Il est aussi chef
de l’Etat, juge suprême et généralissime de l’armée. Mais, pour ses grandes décisions, il doit
obtenir l’accord des responsables des grandes familles aristocratiques, réunis au Conseil des
Gérontes (= Anciens). La justice royale n’intervient qu’à titre exceptionnel, puisque les
grandes familles jugent normalement, par exemple dans le cadre du génos, leurs membres et
leurs dépendants. Enfin, le peuple lui-même, sans doute d’abord les guerriers, est, sinon
vraiment consulté, du moins informé, des principales résolutions qu’il approuve par de
bruyantes clameurs.

b) La formation des cités

A partir du 8ème siècle av. J.-C., on entre dans la période dite archaïque, qui durera
jusqu’à la période dite classique, à partir de – 480 (Victoire grecque dans les guerres
médiques). Tout d’abord, une nouvelle écriture alphabétique apparaît au 8 ème siècle et se
diffuse couramment au 7ème siècle. (Les Grecs se sont inspirés des Phéniciens mais ont
systématisé leur alphabet par l’adjonction des voyelles). Cette écriture, facilement accessible,
sera le véritable levain du développement rapide que va connaître la civilisation grecque. Elle
permettra l’analyse et la critique, contrairement à l’ancienne tradition orale, vague, incertaine,
et toujours interprétée par une caste aristocratique spécialisée. D’autre part, au même moment,
les structures de la cité-Etat (« polis ») se précisent et s’affermissent.

L’Aristocratie profite de l’affaiblissement des rois pour leur enlever graduellement, à


son seul profit, leurs principaux pouvoirs. L’institution royale sera bientôt confinée dans des
fonctions étroitement limitées. En général, le roi, devenu un magistrat symbolique, conserve
surtout un rôle religieux (A Sparte, les deux rois conservent, normalement, le commandement
des armées). A Athènes, selon Aristote, le roi aurait d’abord perdu l’hérédité, étant désigné à
vie, puis seulement pour 10 ans. Enfin, il devient seulement un magistrat annuel, parmi
d’autres, avec un rôle spécifiquement religieux, pour certains cultes (c’est l’archonte-roi).
L’aristocratie devient maîtresse exclusive de la cité. C’est le Conseil aristocratique des
anciens (Gérousia) qui détient désormais la réalité du pouvoir dans la cité. A Athènes, ce
conseil est l’Aréopage composé d’abord des chefs des grandes familles puis, vers – 600, des
19

anciens hauts magistrats sortis de leur charge (mais qui sont aussi des nobles distingués).

L’Aréopage dirige la cité et contrôle son État. Il désigne et surveille les magistrats, entre
qui sont répartis les pouvoirs que le roi cumulait. Cet Aréopage ressemble au futur Sénat de la
République romaine. A Athènes, les magistrats sont d’abord les 9 Archontes (étymologi-
quement « ceux qui commandent »). Leur magistrature a d’abord été viagère, puis de plus en
plus temporaire, et enfin annuelle (vers – 680). C’est qu’on se méfie d’une éventuelle
tentative de reconstituer un pouvoir personnel. Aussi ne sont-ils que des mandataires,
seulement momentanés, de la collectivité, c’est-à-dire de la cité. Leurs pouvoirs sont limités et
contrôlés, et certaines décisions importantes exigent une collégialité des magistrats, qui
disposent alors d’une même voix dans le débat. L’esprit égalitaire, si typiquement grec,
apparaît ainsi, mais tout d’abord dans un cadre aristocratique, pour éviter que l’une des
grandes familles ne s’approprie le pouvoir au détriment des autres.

Enfin l’Assemblée du peuple réunit, semble-t-il, les propriétaires qui peuvent avoir un
équipement de soldat et qui relèvent d’une phratrie. Elle se contente, vraisemblablement, de
confirmer les décisions et les désignations du Conseil et d’approuver les lois qu’il lui propose.

La cité est donc d’abord aristocratique (Etymologiquement, en grec, les Aristoï sont
« les meilleurs » et on les appelle les Eupatrides « les biens nés » à Athènes). Ces aristocrates,
grands propriétaires fonciers, méprisent le peuple. Au nom de leur supériorité native et
intellectuelle, ils prétendent se réserver toutes les charges publiques. En particulier, ils
contrôlent la justice, puisque, naturellement juges, ils interprètent (selon leurs intérêts) les
coutumes orales assez floues qui sont invoquées et dont ils prétendent se réserver la
connaissance. Mais, de plus en plus, on va les accuser d’abuser de leurs fonctions judiciaires
en rendant des sentences « torses » c’est-à-dire partiales.

Les arguments de ces aristocrates seront repris par tous les partisans d’une oligarchie,
réservant les principales fonctions publiques et les droits politiques à une minorité.
(L’oligarchie est aristocratique, lorsqu’elle reste fondée sur la naissance, mais elle peut aussi
prendre une forme censitaire c’est-à-dire bourgeoise, lorsque le critère de sélection provient
d’une somme d’argent minimale, un cens, qu’il faut souvent acquitter pour la collectivité
publique). Pour eux, seuls les gens de bien doivent s’occuper des affaires publiques, car ils
ont l’éducation, les loisirs, la culture et la fortune qui leur permettent de pouvoir rester libres
dans leurs convictions, et autonomes dans leurs raisonnements.

Dans les pays européens, la défaite des aristocraties traditionnelles, à partir de 1789,
s’est traduite, dans un premier temps, par un suffrage censitaire, réservé donc à une minorité,
désignée par la fortune (La première Constitution française, en 1791, distingue, en nombre à
peu près égal, les citoyens actifs et les citoyens passifs qui ont les droits civils mais pas les
droits politiques). La France sera l’un des premiers pays européens à instaurer le suffrage
universel masculin, après la révolution de 1848. La Grande Bretagne, pourtant patrie du
parlementarisme, maintiendra jusqu’au début du vingtième siècle, certaines incapacités, en
particulier à l’égard des personnels de maison. C’est que, jusqu’au vingtième siècle, s’est
maintenue, héritée de l’Antiquité et des Grecs, une grande méfiance à l’encontre des salariés.
On craint que les salariés soient, au moins moralement, soumis à leur patron dont ils
dépendent financièrement, et qui peut les faire entrer dans sa clientèle. Aussi, le salariat est-il
pendant longtemps jugé indigne d’un véritable homme de bien qui, pour rester libre, doit
vivre de façon indépendante, surtout en percevant une rente de ses propriétés foncières. Pour
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que le salariat soit normalisé, il faudra attendre, à la fin du dix-neuvième et au vingtième


siècle, le développement des droits sociaux et des syndicats, qui limitent l’autorité des
employeurs.

Dès les débuts de l’époque archaïque, la cité s’impose comme la cellule politique
fondamentale de la civilisation grecque. Pour les Grecs, on l’a vu avec Aristote, seule la Polis
(= cité) permet véritablement une vie évoluée. Tout Grec authentique est d’abord le membre
d’une cité. Réciproquement, la cité est avant tout une communauté de citoyens. Ainsi, les
textes officiels invoquent-ils, solennellement, « les Athéniens » ou « la cité des Athéniens » et
non pas Athènes. La cité a pour centre symbolique l’Agora, la place publique, où
s’accomplissent les marchés comme les assemblées de citoyens. Cette communauté, pour se
concrétiser, a besoin d’une base géographique.
Le territoire de la cité est constitué par un centre urbain, ville et capitale, qui domine un
arrière-pays de villages (Dans l’idéal, cette unité devrait pouvoir vivre en autarcie
économique, les campagnes nourrissant complètement la ville). Le terme de « polis » ou cité
désigne l’Etat et non la ville. La cité étant conçue en général pour un petit nombre de
citoyens, ce qui leur permet des formes de démocratie directe, sa superficie sera normalement
des plus réduites. (La plupart des cités disposent de moins de 1.000 km² pour quelques
milliers, voire quelques centaines de citoyens. Athènes et Sparte (qui a 8.400 km²) font figure,
parmi les 300 cités, d’exceptions gigantesques, de mégalopoles. Athènes dirige un petit pays,
l’Attique, soit 2.650 km², la moitié d’un petit département français).

L’espace politique grec restera toujours divisé entre ces multiples noyaux, jaloux de leur
indépendance, sous la protection d’une divinité particulière (Athènes est la cité d’Athéna).

Ce cadre restreint, toujours à l’échelle humaine (les citoyens sont censés se connaître
personnellement) va permettre l’affirmation des personnalités, du sens civique et de ses
responsabilités publiques dans une cité si petite que le gouvernement direct peut y être
effectivement pratiqué.

Négativement cette fois, les cités vont exacerber des particularismes ombrageux. Les
rivalités, et souvent les guerres, entre cités, seront la plaie de l’histoire grecque. Jamais,
jusqu’à la conquête macédonienne, une autorité pacificatrice reconnue par tous ne pourra
s’imposer durablement sur une vaste zone géographique, comme le ferait un grand État
territorial. Certes, il existera, assez fréquemment, des regroupements dans des ligues de cités.
Mais la ligue n’est durable que si ses pouvoirs restent faibles, coordonnant surtout les
attitudes convergentes de ses cités-membres qui conservent donc presque toute leur
indépendance.

Sinon, la ligue disparaît assez vite, soit que les cités reprennent leur liberté dès qu’elle
semble quelque peu compromise, soit que la cité prééminente impose aux autres sa
domination, son « hégémonie » (selon le terme grec) ce qui provoque fatalement une réaction
de rejet dès que la contrainte de la cité principale se relâche, suite à des revers. (Au 5 ème siècle
av. J.-C., Athènes, accusée d’impérialisme sur les cités des îles voisines, éprouvera une telle
déconvenue).

Au 4ème siècle av. J.-C., à la fin de l’indépendance grecque, certaines formes


confédérales se révéleront cependant plus durables, lorsqu’elles parviendront à mieux
21

concilier les pouvoirs de la confédération et l’autonomie préservée des cités-membres. Alors


les Grecs, au nom de la liberté et de la dignité foncière de chaque cité, même très minime,
poseront le grand principe du droit international d’égalité juridique de chaque État,
indépendamment de sa puissance réelle. Les Grecs ont ici transposée l’égalité juridique dont
bénéficie chaque citoyen dans l’ordre de sa cité.

L’incapacité des Grecs à trouver une formule globale d’unification permanente,


sincèrement acceptée par toutes les cités, sera l’une des causes majeures de leur déclin. Rome,
plus tard confrontée au même problème, saura, au contraire, trouver progressivement une
solution originale et efficiente. Après un siècle de graves troubles, Rome parviendra à
dépasser le stade étriqué de la cité pour devenir un véritable Empire institutionnalisé qui
préfigure les vastes Etats territoriaux modernes.

Si, pour la civilisation occidentale, la philosophie politique grecque a légué des


concepts essentiels, toujours réutilisés, Rome par contre lui a laissé une référence
incontournable pour définir les formes institutionnelles et juridiques de l’Etat. (Il faut y
ajouter bien sûr sa mise en ordre du droit par les fameux Jurisconsultes).

Quand le nombre trop grand de citoyens menace de détruire l’équilibre socio-


économique de la cité, les Grecs peuvent recourir à la colonisation. A partir de – 750, les
Grecs vont essaimer des colonies sur une grande partie du bassin méditerranéen, soit pour
utiliser leur excès de population, soit pour établir des bases commerciales, encore que ces
deux motifs puissent interférer. (Les Grecs succèdent aux Phéniciens qui avaient déjà
parcouru toute la Méditerranée, et qui avaient déjà fondé quelques colonies comme Carthage).
La « Grande Grèce », en particulier, est prospère. Elle comprend une partie de la Sicile et de
l’Italie du Sud, avec des cités fameuses comme Syracuse ou Tarente.

Vers – 600 des colons venus de la cité de Phocée vont fonder la cité de Massilia
aujourd’hui Marseille. Venus pour commercer ils sont, semble-t-il, assez bien accueillis par
les indigènes. Installés près de l’embouchure du Rhône, les Phocéens drainent vers leur port
l’essentiel du commerce entre d’une part les Grecs et d’autre part les Gaulois et les
Britanniques.Dans le village bourguignon de Vix, on va découvrir le plus gros cratère (entre
le chaudron et la cuve) de l’Antiquité. Il contenait des centaines de litres de vin, produit alors
exclusivement grec. Les Phocéens vont aussi créer des comptoirs sur le littoral comme Nikaïa
(= Nice) Antipolis (= Antibes), Agde, Leucate, Ampurios (Empurias en Catalogne).

Grâce à ces colonies et à ces comptoirs, les flottes grecques dominent et unifient le
commerce méditerranéen qu’ils monétarisent. La Méditerranée devient le centre d’un système
intégré de relations, d’abord économiques avec les Grecs, puis qui deviendront politiques
avec l’Empire romain. C’est donc le début de l’Antiquité classique gréco-latine.

Selon la conception grecque de la cité, qui doit pouvoir faire participer tous les citoyens
aux grandes décisions, la colonie devient, dès sa fondation, une cité de plein droit donc
indépendante. Il n’y a pas de subordination politique entre la Métropole (= la cité fondatrice)
et sa colonie, même si des liens culturels, religieux, humains et commerciaux se maintiennent.
22

2°) Les réformes décisives imposées par les Lois de la cité

A partir du 7ème siècle av. J –C. le développement de la Grèce, de son commerce et de sa


richesse, va entraîner de profondes mutations sociales qui vont saper l’ancien régime
aristocratique. Une crise profonde, aux implications nombreuses, va affecter durablement
l’ensemble des cités et remettre en cause leurs institutions traditionnelles. C’est alors que la
Loi va apparaître et, d’emblée, s’imposer comme le seul moyen de résoudre cette crise. Des
réformateurs prestigieux, qui deviendront légendaires, vont, par leurs lois fondatrices, rénover
définitivement toute la vie de leur cité. La Loi va garantir le nouvel équilibre trouvé par la cité
et c’est pourquoi elle lui devient absolument nécessaire, bientôt même consubstantielle. La
loi, qui impose un principe juridique égalitaire entre les citoyens, détache les individus des
anciennes dépendances personnelles, des hiérarchies traditionnelles, et donc du système de
clientélisme entretenu par l’aristocratie.

a) L’apparition des grands législateurs

La monétarisation de l’économie, puis de la société, sera un facteur déterminant dans la


transformation de la société grecque. Les premières frappes de monnaie s’effectuent en Asie
Mineure (actuelle Turquie) à partir de la seconde moitié du 7 ème siècle, dans les royaumes de
Phrygie puis de Lydie. D’après la légende, le roi Midas transforme en or tout ce qu’il touche.
Au milieu du 6ème siècle, le roi Crésus fait frapper des monnaies d’or très recherchées par les
Grecs, qui lui font une réputation d’opulence incommensurable (« Riche comme Crésus »),
confortée par les pépites que charrie la rivière du Pactole. A partir de – 600 se diffusent des
monnaies véritablement grecques, qui seront répandues, pour le grand commerce
international, sur tout le Bassin méditerranéen (La chouette, symbole d’Athéna, devient la
marque des monnaies athéniennes). Au 5 ème siècle toutes les cités frapperont monnaie car le
monnayage sera devenu l’un des attributs les plus caractéristiques de l’indépendance d’une
cité. Face aux hiérarchies traditionnelles de dépendance, la monnaie permet à l’Etat de
s’imposer directement à chaque individu, en le rétribuant personnellement et facilement.
(Réciproquement, il est très simple de cesser brusquement un versement, pour faire pression.
Dans les systèmes sociaux prémonétaires, les dotations, souvent en terres, qui rétribuent les
services honorables, sont beaucoup plus malaisées à reprendre, nécessitant une procédure
jugée outrageante. Ce fut le drame de la féodalité, car les vassaux se considérèrent comme
propriétaires des fiefs qu’à l’origine leur seigneur leur avait concédé pour obtenir, en
contrepartie, leur dévouement, militaire et politique).

Aristote, qui effectuera la première conceptualisation de l’Economie, conclura que


« Tous les biens qui sont matière à échange doivent être comparables, d’une façon ou d’une
autre. C’est pour cela qu’a été mise en circulation la monnaie… Elle mesure en effet toute
chose, et aussi, par conséquent, l’excès ou le défaut… ».

La monétarisation, en facilitant l’essor du commerce et finalement de l’économie, va


permettre la constitution de patrimoines mobiliers plus importants. La fortune ne sera plus
exclusivement foncière, immobilière. Cela va faciliter l’émergence d’un groupe intermédiaire
entre le peuple et l’aristocratie, que l’on peut qualifier de bourgeois, en reprenant, avec des
réserves, la terminologie actuelle. Ainsi plusieurs catégories sociales s’enrichissent et veulent
s’émanciper des anciennes structures manipulées par l’aristocratie. Commerçants, artisans et
23

paysans réclament des réformes, alors que l’aristocratie défend farouchement ses
prérogatives. Des violences éclatent parfois et la guerre civile se profile.

C’est alors, à partir du 7ème siècle, qu’apparaissent partout dans le monde grec d’illustres
législateurs. Les générations suivantes garderont toujours une révérance marquée pour leurs
grandes lois qui ont instauré les nouvelles structures politiques, sociales et judiciaires, qui
perpétueront la cité. La diffusion de l’écriture permet (peut-être dès – 675) de fixer et de
préciser des règles juridiques jusque là incertaines.

Les nouvelles lois répondent aussi à une revendication montante visant à rendre
publiques les principales normes de la vie sociale et politique, pour les soustraire aux
anciennes interprétations, estimées tendancieuses, voire iniques, des juges aristocratiques. Les
mécontents, de plus en plus nombreux, réclament des lois officiellement publiées et qui
consacrent un nouveau principe juridique d’égalité. Par ces lois, la cité pourra affirmer
définitivement sa primauté sur les anciennes solidarités particulières.

Si la loi doit devenir publique, il faut qu’il en aille de même pour son application et plus
globalement pour l’organisation de la justice en général, qui doivent aussi échapper concrète-
ment à l’arbitraire de quelques-uns. Les tribunaux doivent donc être contrôlés, avec des
possibilités d’appel, devant des jurys plus ou moins populaires. La cité veut encore mieux
prendre à son compte la répression pénale, afin d’éviter les excès de la vengeance privée,
auparavant exercée par les grandes familles, ce qui pouvait susciter des « vendettas »
inexpiables.

Pour résoudre tous ces problèmes juridiques, et surtout la grave crise sociale qui menace
d’emporter la cité, les Grecs choisissent de s’en remettre à la loi, car elle doit mettre en
application des principes rationnels qui permettront de donner un nouvel équilibre à la cité
ainsi pérennisée.

L’élaboration de ces lois décisives sera la tâche sacralisée des fameux grands
législateurs. Afin d’éviter la guerre civile, un accord est trouvé entre les groupes sociaux
opposés pour désigner des personnalités prestigieuses, sortes d’arbitres, respectées tant par les
aristocrates que par le peuple. Les réformateurs ainsi choisis reçoivent des pouvoirs
exceptionnels pour mener à bien leur tâche. La différence entre ces illustres législateurs et les
tyrans, qui se voudront aussi rénovateurs, tiendra dans la durée limitée, au mieux quelques
années (2 ou 3), pendant lesquelles ils exerceront ces prérogatives dérogatoires, utilisées
seulement pour promulguer leur législation diversifiée. Le législateur est un sage qui sait
s’effacer, sa mission accomplie.

Sage, il doit toujours rester arbitre, essayer de maintenir un équilibre entre les groupes
et les intérêts contraires. Pour que ses lois soient acceptées par tous, il leur donne une
légitimité supérieure en invoquant la justice transcendante dont il est l’interprète inspiré.

Dans tout le monde des cités, avec des imitations de l’une à l’autre, les grands législa-
teurs vont concrétiser, sous des modalités variées, le nouveau principe fondamental de
souveraineté de la loi : les lois écrites, publiées donc connues, impersonnelles, s’imposeront
directement à tous les citoyens.
24

On a pu cependant évoquer, dans cette tâche législative, une certaine influence des
civilisations orientales qui connaissaient depuis plus d’un millénaire des codes, plus au moins
importants, de lois (le plus fameux et l’un des premiers est le code d’Hammourabi vers
– 1750). Cependant, l’inspiration rationnelle de ses législateurs constitue ici la spécificité
grecque. En Orient, c’est le roi, au nom d’une divinité, ou bien une autorité sacerdotale, qui
confirme des règles, souvent coutumières ou d’origine religieuse. La fonction législative reste
subordonnée, mal distinguée d’une activité supérieure et englobante, qu’elle soit politique ou
religieuse. Mais si les législateurs grecs ne se prétendent pas inspirés directement par un Dieu,
ils n’en ont pas moins besoin d’une sorte d’autorisation accordée par le monde divin. Ils iront
donc consulter l’oracle de Delphes, mais seulement pour obtenir un assentiment céleste à des
projets déjà bien arrêtés (et les termes de l’oracle sont toujours suffisamment vagues pour
permettre plusieurs interprétations). D’autre part, les divinités favorables à l’ordre en général,
et à la cité en particulier, aident normalement le législateur dans sa tâche sacrée d’éviter
l’implosion de la cité. Même si le législateur agit par lui-même, selon sa conception de la
raison et de la justice, et selon des considérations concrètes, sociales, politiques et juridiques,
il a aussi besoin d’une sorte d’agrément surnaturel et symbolique, afin de légitimer l’abandon
des anciennes traditions.

A Athènes une première tentative de rédaction d’un code par 6 magistrats va d’abord
échouer. Il faudra attendre Dracon en – 621, pour que les premières lois athéniennes soient
rédigées et imposées impérativement à tous les groupes.

Dracon est surtout connu pour avoir promulgué des lois pénales égales pour tous mais
particulièrement sévères (d’où l’adjectif « draconien » passé dans notre langue). C’est qu’il
s’agit de mettre fin aux vengeances privées des familles qui ensanglantent la cité. Il faut que
les victimes, en saisissant la nouvelle justice d’Etat, sachent que la répression publique sera
aussi sévère que celle des géné, tout en étant beaucoup moins dangereuse, puisque ne risquant
plus de provoquer une vendetta interminable. Avec Dracon, l’Etat s’empare des prérogatives
judiciaires auparavant laissées aux grandes familles. L’ancienne solidarité pénale collective
est démantelée au profit de la nouvelle justice d’Etat.

Les conséquences, en matière pénale et judiciaire, sont capitales. La notion archaïque de


vengeance familiale, de responsabilité collective, s’estompe en faveur d’une individualisation
de la peine qui permet de mieux considérer, dans les circonstances particulières de chaque
cas, la gravité subjective de l’intention coupable, afin d’y adapter la sanction. Les peines sont
donc graduées (même très sévèrement !) selon la portée morale du crime. Dracon distingue
plusieurs formes d’homicides, involontaires ou non, prémédités ou pas, avec ou sans légitime
défense ; ces caractéristiques n’étaient pas forcément différenciées avant lui.

Désormais, les lois publiques s’imposent directement au magistrat, qui doit les
appliquer assez strictement, ce qui limite ses possibilités d’interprétation. La fixation précise
des peines, par exemple des amendes, garantit l’impartialité de la justice. Enfin, le droit d’agir
appartient désormais à chacun individuellement et se dégage de l’action collective des anciens
regroupements.

Mais, si Dracon aura été le précurseur, Solon, lui, sera reconnu, par l’Histoire et surtout,
la tradition, comme le fondateur prestigieux des principales lois athéniennes.
Symboliquement, la légende en fera l’un des 7 Sages de la Grèce ancienne.
25

b) Solon ou l’évolution mesurée

Solon est un aristocrate mais d’une grande ouverture d’esprit qui d’ailleurs s’est enrichi
par le commerce maritime. Il reçoit les pleins pouvoirs en – 594 comme archonte pour
résoudre la crise. Il veut éviter la guerre civile ou la stagnation d’Athènes par des réformes
audacieuses qui concilient justice et raison.

Il se pose en arbitre, recherchant le « juste milieu » entre les groupes sociaux


antagonistes qui menacent par leurs excès l’équilibre social de la cité. Il se méfie à la fois des
aristocrates et du peuple. Les riches, trop soumis à leur démesure, veulent dominer toujours
plus la cité en utilisant leurs clientèles privées. Le peuple, quant à lui, est trop impulsif,
irréfléchi. Il peut éventuellement se donner à un homme qui deviendrait un tyran. Entre les
deux, Solon va chercher à développer ce qu’on appellerait aujourd’hui de vastes classes
moyennes qui formeront les soutiens les plus solides du nouveau régime qu’il met en place.
Dans la ville, par ses mesures économiques, il va favoriser les commerçants et les artisans.

A la campagne, il va libérer les paysans de l’ancienne domination juridique des grands


propriétaires aristocratiques. En effet, jusque là, l’économie athénienne, comme beaucoup
d’Economies pré-monétaires (donc sans monnaie généralisée), reposait sur une forme de
servage.

Dans une société massivement agraire, le puissant, qui entend contrôler toute les terres
et toutes les productions autour de son grand domaine, cherche d’abord à accaparer la force de
travail des paysans, puisque le Capital et ses intérêts n’ont encore qu’un rôle très marginal.
Pour cela, il va fixer au sol la main d’œuvre agricole qui devra travailler pour lui et mettre en
valeur les terres dont il s’empare. Le droit, soumis dans ces sociétés aux aristocrates, va
bientôt institutionnaliser cette attache obligée du paysan au sol qu’il cultive.

Vous le reverrez, l’Occident connaîtra, à partir de la période carolingienne, un servage


caractéristique, lorsque le serf sera attaché à la glèbe (au sol). (Et dans les pays d’Europe de
l’Est le servage se maintiendra parfois jusqu’au milieu du 19 ème siècle, comme en Russie avec
ses Moujiks (= paysans).) Mais le servage doit être absolument distingué de l’esclavage, car le
serf est normalement reconnu comme une personne juridique, un sujet de droit, même s’il
subit des infériorités juridiques et qu’il est soumis à l’autorité disciplinaire de son maître, le
grand propriétaire foncier aristocrate. Ainsi le serf peut se marier, avoir une famille et des
biens. (Jean-Jaurès lui-même, le père du socialisme français du début du 20 ème siècle (qui a
enseigné comme professeur de philosophie en ces lieux mêmes) a reconnu que le servage
médiéval constituait un grand progrès social en comparaison de l’esclavage antique).

Donc, pour en revenir à la Grèce, le paysan athénien, jusqu’à Solon, est souvent intégré
par la contrainte et l’habitude, dans la clientèle d’un noble grand propriétaire. Pour assurer
cette emprise, le grand propriétaire utilise ses surplus agricoles, en les prêtant avec un fort
taux d’intérêt aux paysans en difficulté, lors des années de mauvaises récoltes. Comme
garantie de remboursement, le paysan doit engager sa terre vis-à-vis de l’aristocrate. S’il ne
peut, à terme, verser la quantité de grains prévue en remboursement, il deviendra dépendant,
serf de son créancier, c’est-à-dire qu’il devra partager la propriété de sa terre avec lui, et, en
particulier, lui verser une partie importante de sa production. Si la production du paysan est
insuffisante, son maître pourra le vendre, lui et sa famille, comme esclave, afin de se
26

rembourser. Dans les civilisations antiques, l’esclavage pour dettes est souvent une tradition
ancienne. L’obligation provient d’ailleurs, étymologiquement, de ob-ligere en latin, c’est-à-
dire « lier » « attacher à », en souvenir de l’ancestrale pratique.

Les paysans qui s’affirment progressivement dans la cité, qui deviennent fantassins
(Hoplites) dans son armée, acceptent de plus en plus mal l’ancienne soumission. Solon, en
supprimant définitivement l’esclavage pour dettes, la dépendance personnelle et l’engagement
exagéré des terres, va répondre à leurs désirs. Il veut mettre fin à cette situation humiliante où
« beaucoup subissaient une servitude indigne, tremblant devant l’humeur de leur maître »
(= Solon). Il va ainsi créer une paysannerie indépendante, constituée de petits propriétaires
qui se dévoueront à la cité qui leur garantit leur dignité et leur liberté.

Cette idée d’une paysannerie indépendante constituant l’un des piliers de la Démocratie
se retrouvera ensuite assez souvent dans l’histoire. Ainsi, les frères Gracques (vers – 130 av.
J.-C.) tenteront, par une réforme agraire donc un partage plus égalitaire des terres, de
reconstituer la petite paysannerie romaine qui avait formé jusque là l’assise de l’ancienne
République. La 3ème République, en France, de 1870 à 1940, cherchera aussi à s’appuyer sur
les paysans, en leur concédant, par exemple, « la démocratie locale » des municipalités de
village et en protégeant leur production par un fort protectionnisme (tarifs Méline.)

Solon va également profiter des transformations de l’Armée pour institutionnaliser une


nouvelle répartition, désormais censitaire, des citoyens, c’est-à-dire basée sur leurs revenus.
En effet, l’ancien combat décrit par Homère opposait, dans une sorte de duel singulier,
quelques héros aristocratiques venus au combat à cheval. Au contraire, à partir de – 700, la
diffusion des produits de la métallurgie va permettre d’armer un plus grand nombre de
combattants. Les fantassins étroitement unis, au coude à coude, dans une nouvelle formation
compacte, la phalange, vont faire la décision dans les batailles. La croissance des effectifs va
provoquer l’élargissement du corps civique puisque les Grecs établissent toujours un lien
entre le service militaire et la citoyenneté. Dans la phalange, les soldats-citoyens, que l’on
appelle les Hoplites, apprennent une discipline et une solidarité nouvelle. Les cavaliers de la
noblesse perdent ainsi leur ancienne prépondérance militaire. Pour les Hoplites, le
dévouement vis-à-vis de la cité devient la nouvelle valeur suprême au détriment des anciennes
dépendances.

Selon l’idée traditionnelle dans les sociétés antiques que le citoyen doit payer lui-même
son équipement militaire, dont il reste propriétaire, on a défini 4 groupes que Solon va insti-
tutionnaliser, pour former 4 classes censitaires précisément différenciées.

Au sommet, les deux premières classes rassemblent la minorité des cavaliers, c’est-à-
dire ceux qui peuvent entretenir en permanence un cheval. Ils ne combattent pas à cheval mais
peuvent intervenir rapidement dans le combat grâce à leurs chevaux. Jusqu’à l’irruption des
Goths dans l’Empire romain et la bataille d’Andrinople en 378, l’infanterie restera la « reine
des batailles » qui emporte la décision, les cavaliers servant surtout d’éclaireurs ou de
poursuivants d’un ennemi en fuite, déjà vaincu. A la fin de l’Empire romain, en particulier
avec les Goths, des techniques venues des nomades des steppes eurasiatiques vont rendre à la
cavalerie lourde sa suprématie qui caractérisera le Moyen Âge jusqu’au 14 ème siècle. Ces
techniques ont été surtout l’étrier, qui offre un appui au cavalier pour frapper son ennemi, et le
fer à cheval qui permet au cheval de passer dans des endroits accidentés.
27

La troisième classe regroupe la masse des paysans indépendants et de la bourgeoisie,


moyenne et petite. Ils forment les Hoplites, les fantassins des phalanges, protégés par leurs
boucliers, leurs casques, leurs glaives et leurs pièces d’armures.

Enfin, les pauvres constituent la 4ème et dernière classe : ils n’ont guère que leurs bras et
on les appellera plus tard les prolétaires, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas de propriétés (mais à
Athènes, ce sont les « Thètes »). Ils servent dans l’infanterie légère de reconnaissance et
surtout comme rameurs. Progressivement, le développement de la flotte athénienne va
accroître leur importance, ce qui va, psychologiquement, intensifier, au 5 ème siècle av. J.-C.,
leur volonté de participer désormais activement à la vie politique. Mais jusqu’à la bataille
navale de Salamine en – 480, la prépondérance militaire reste aux Hoplites.

On conclura en évoquant la confiance que la cité accordait à ses citoyens en leur


permettant de garder leur équipement militaire chez eux, sans craindre qu’il soit utilisé pour
des fins répréhensibles, privées ou partisanes.

Avec cette hiérarchisation, Solon va établir ce qu’il appelle « une juste inégalité »,
mesurant proportionnellement des droits publics différenciés aux charges particulières
assumées par chaque classe. Autrement dit, les capacités publiques ne dépendront plus de la
naissance comme auparavant, mais de la seule richesse. Au XVIIIe siècle, et surtout au
XIXème siècle, les pays européens connaîtront une évolution politique assez similaire,
puisque le suffrage égalitaire imposé par les bourgeois aux anciennes aristocraties héréditaires
sera d’abord censitaire, réservé à une élite payant un montant minimum d’imposition.

Les magistratures, jusque là monopolisées par l’aristocratie, seront normalement


ouvertes aux citoyens des trois premières classes. Enfin, Solon fait quand même une place,
même subalterne, aux Thètes dans le nouveau corps civique, puisqu’ils peuvent participer à
l’assemblée du peuple égalitaire, l’Ecclesia. (Auparavant, ils en étaient exclus puisque non
propriétaires). Et Solon établit le principe de l’élection des magistrats par cette assemblée du
peuple (ce qui enlève cette désignation à l’Aréopage). Il augmente aussi les pouvoirs de
l’Ecclésia et lui adjoint un conseil permanent, une Boulé (mais qui reste mal connue).

Pour faire participer directement les citoyens à la justice, Solon crée le tribunal
populaire de l’Héliée qui a le droit de dessaisir tout magistrat avant qu’il ait rendu sa
sentence. Cette possibilité est systématiquement ouverte, car le peuple, devenu le justicier
suprême, doit toujours pouvoir juger en dernière instance. De même, l’action en justice est
ouverte à tous, au nom de l’intérêt public. Chacun peut, en invoquant un idéal de justice,
intenter une action en faveur d’une victime qui, par exemple, n’oserait elle-même s’attaquer à
un puissant.

Ce que l’on a pu appeler « le code des lois de Solon » (pour certains auteurs) regroupait
des dispositions ponctuelles, particulières, concernant de nombreux domaines du droit (droit
pénal, politique, de la famille, des biens, commercial et religieux). Mais avec les destructions
du temps, on ne les connaît que très imparfaitement (Il faut attendre Justinien, à l’extrême fin
28

de l’histoire romaine, pour que l’on ait le premier véritable code, dans le sens moderne du
terme, c’est-à-dire organisant et hiérarchisant, de façon méthodique, un ensemble exhaustif de
règles régissant tout un domaine particulier du droit).

Les Lois de Solon, gravées sur des panneaux de bois, puis de bronze, étaient placées
près de l’Agora. Certains de ces panneaux subsistèrent jusqu’au 3 ème siècle avant J.-C., et l’on
y faisait fréquemment référence, tant le prestige des « Lois de Solon » était resté grand (mais,
selon les habitudes de l’Antiquité, certaines étaient, parfois, fortement retouchées, voire
modifiées, par ceux qui les rappelaient). Il est vrai que ces lois formèrent, jusqu’à leur
révision à la fin du 5ème siècle av. J.-C., le seul ensemble juridique d’envergure connu à
Athènes.

Enfin, Solon est resté célèbre pour les poèmes par lesquels il défend son action.
(Heureuse époque où la poésie intervenait dans la polémique politique !). Solon invoque
l’« Eunomie », c’est-à-dire le bon ordre et la mesure, qui permet la Justice, le Bien commun
et la concorde dans la collectivité.

« Eunomie rend toutes choses bien ordonnées et les met à leur place/
Elle enchaîne souvent l’injuste/
Elle apaise le brutal, arrête l’excessif / …
Remet d’aplomb les jugements déséquilibrés / …
Sous son règne toutes les actions humaines sont sages et mesurées /

Pour Solon, droits et sanctions relèvent exclusivement de l’ordre humain, et donc de la


rationalité et de ses considérations morales. Les citoyens sont seuls responsables de leur
destinée et de celle de leur cité.

« Notre cité ne périra jamais par la volonté de Zeus ou par celle des Dieux… / Mais ce
sont les citoyens qui d’eux-mêmes, dans leur folie, souhaitent / détruire cette grande cité
en faisant confiance à leur richesse / (alors que) les chefs du peuple sont animés
d’intentions mauvaises / … car ils ne savent restreindre leur avidité. »

On le voit, Solon engage inéluctablement Athènes sur la voie des réformes progressives
qui vont permettre son évolution vers la démocratie du 5 ème siècle. Le premier, il manifeste
une volonté délibérée d’orienter les transformations sociales et politiques par un programme
législatif cohérent et global qui veut renforcer l’équilibre et le dynamisme de la société. En ce
sens, c’est à juste titre que la légende en fera le fondateur du régime démocratique athénien, et
l’un des plus illustres législateurs de toute l’Antiquité.

Enfin, en conclusion de ce paragraphe, quelques mots sur les tyrans qui prétendent eux
aussi, à leur manière, surmonter la crise des cités. Les réformes des législateurs, malgré l’aura
que vont leur conférer les générations ultérieures, ne parviennent souvent pas à résoudre
complètement tous les problèmes.
29

Pour éviter la guerre civile menaçante, et disloquer les structures aristocratiques


archaïques, des tyrans, bien qu’eux-mêmes aristocrates, s’emparent du pouvoir, en s’appuyant
sur le peuple et les classes moyennes. Aussi peuvent-ils souvent maintenir formellement les
élections et les institutions ordinaires, mais ils en faussent le fonctionnement par la menace
que fait peser leurs gardes du corps et leurs partisans : Les magistrats sont choisis parmi leurs
partisans ou leurs obligés. Au-delà de ces apparences, la tyrannie est caractérisée par la
concentration des pouvoirs essentiels, sans limitation de durée, entre les mains d’un seul, qui
peut donc faire prévaloir son arbitraire. Cependant, dans l’évolution historique globale, le rôle
de ces tyrans grecs sera souvent de faire appliquer concrètement les réformes conçues par les
grands législateurs.

A Athènes, le tyran, à partir des années – 550, est Pisistrate, relativement débonnaire.
Mais ses fils se rendent odieux et l’un d’eux est assassiné (Hipparque). Le tyrannicide, c’est-
à-dire l’élimination physique du tyran, au nom du Bien public et de la Liberté, est alors exalté
par les Athéniens. Des statues fameuses vont le célébrer.

Finalement, la tyrannie s’effondre en – 510. Désormais, son souvenir sera flétri,


condamné, par la pensée politique grecque. Le tyran, qui doit s’isoler du monde pour éviter
les vengeances provoquées par son action brutale, est bientôt abandonné à lui-même, à ses
passions et à ses flatteurs courtisans. Comme un personnage de tragédie, il va fatalement
tomber dans l’excès, la démesure, la déraison, bref cette Hybris, toujours condamnée par les
Grecs, qui lui fera transgresser les lois divines et humaines.

(C’est pourquoi les Grecs ont toujours valorisé le dialogue, la décision collective, pour
éviter la démesure, issue de l’exacerbation de l’individualité).

Ainsi, avec les Grecs, apparaît une véritable théorie de la tyrannie et du tyrannicide qui
aura ensuite des développements importants et des applications nombreuses et variées. Citons
seulement ici Brutus, organisateur du complot contre César (- 44).
30

Vers - 500, avant les guerres médiques, toutes les cités grecques, quel que soit leur
degré de démocratie, ont des institutions politiques fondamentales assez similaires. Partout
l’Assemblée des citoyens adopte au moins les lois qui lui sont proposées et confirme la
désignation des magistrats. Partout la cité a imposé la notion d’affaires publiques relevant
essentiellement de son État. La Justice et l’Armée, en particulier, échappent désormais à
l’emprise des grandes familles aristocratiques.

___
31

B) La vie de la Démocratie athénienne au 5ème siècle av. J.-C.

Enfin, au 5ème siècle, cette démocratie, enfantée par les siècles, va véritablement éclore,
et, d’emblée, s’affirmer dans son irréductible spécificité. Le 5 ème siècle sera sa grande période
d’apogée qui lui permettra de susciter des formes et des définitions qui, pour l’Histoire,
deviendront classiques, en de nombreux domaines très diversifiés.

Tout d’abord, nous éclaircirons les facteurs psychologiques, moraux et matériels qui
forment l’assise, le soubassement implicite du régime et de ses règles politiques (1°). Puis,
nous en étudierons plus précisément le fonctionnement, dans ses mécanismes institutionnels
et pratiques (2°).

Les fondements juridiques, subconscients et concrets de la cité athénienne classique


seront tout d’abord posés mais en marquant l’écart entre des principes parfois abrupts et des
réalités concrètes plus conciliantes (a). L’éthique supérieure de la démocratie athénienne nous
sera ensuite révélée par Périclès lui-même, dans un discours fameux, traditionnellement utilisé
par les historiens pour mieux comprendre ses motivations (b). La concrétisation
institutionnelle de ces préceptes s’articulera autour d’une notion fondamentale de pouvoir
politique permanent du citoyen mais, là aussi, en précisant les distorsions entre les principes
et la réalité (a). Enfin, nous évoquerons comment les hommes vont fausser les mécanismes
institutionnels en ne parvenant pas, après Périclès, à maintenir une solidarité nécessaire, et
surtout, avec les Sophistes, en imposant l’ascendant des individualités au détriment de
l’éthique collective fondée jusque là sur l’égalité, donc sur la réciprocité.

1°) La Maturation de la démocratie athénienne

Une histoire glorieuse donne à la démocratie athénienne sa légitimation supérieure, en


prouvant l’efficacité de ses principes, de ses institutions et de ses pratiques. Cette fierté, qui se
traduit au plan culturel, permet d’atténuer et de transcender les clivages juridiques, sociaux et
politiques qui divisent les habitants de l’Attique. Dans ce régime apaisé, qui a trouvé un
équilibre, Périclès, symbole à la fois de la sagesse et du zénith d’Athènes, va pouvoir
expliciter l’esprit des lois et des institutions de la cité.

a) Les fondements de la démocratie athénienne

Clisthène va consolider et préciser définitivement les grandes options esquissées par ses
prédécesseurs comme Solon. En - 507, il organise un véritable corps civique, institutionnel-
lement homogène, en regroupant tous les citoyens de façon égalitaire.
Le Dème devient le rouage local, l’échelon de base de la démocratie athénienne.
« Démos » étymologiquement, c’est le peuple, mais il s’agit ici du village, car Clisthène
reprend le cadre traditionnel des communautés rurales.
Le Dème, avec son assemblée de citoyens et une certaine autonomie administrative,
peut être comparé à une petite commune actuelle, ou à un de nos arrondissements urbains,
lorsque le dème regroupe un quartier d’Athènes. Le dème joue un grand rôle dans
l’apprentissage de la Démocratie puisqu’il permet à chaque citoyen de participer à la vie
locale. Clisthène délimite 100 dèmes dans la cité d’Athènes.
Clisthène, on le voit , impose le système décimal pour organiser rationnellement la cité.
(De même, il y a désormais 10 archontes, 10 stratèges élus pour commander l’armée, 10
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sections de 50 bouleutes qui constituent le « Conseil des 500 » ou Boulé). On a évoqué une
influence pythagoricienne. Ces circonscriptions territoriales amalgament les citoyens
uniquement selon leur lieu de résidence, ce qui abolit les anciens regroupements par clientèles
autour des familles aristocratiques. La cité ne reconnaît plus que des citoyens rattachés
uniformément à leurs subdivisions locales.

Les guerres médiques, c’est-à-dire contre les Mèdes ou Perses, auront un immense
retentissement moral dans l’histoire grecque. Symboliquement, le classicisme, artistique et
littéraire, commence juste après. Les Grecs vont se représenter comme les défenseurs de la
Liberté, de la cité et de ses lois contre le despotisme et l’arbitraire du formidable empire
perse.
Athènes affirme son rôle primordial parmi les cités grecques, puisqu’elle a joué un rôle
décisif dans la victoire. C’est une légitimation historique incontestable : c’est la preuve
tangible que sa démocratie sait se défendre car le civisme héroïque des soldats-citoyens a
emporté la décision aux moments cruciaux. De même, en 1940, avec Winston Churchill, la
Démocratie britannique, par l’abnégation de sa population, parviendra, seule, à résister à
l’engloutissement dans l’immense empire totalitaire d’Hitler, qui escomptait réduire
rapidement à la capitulation une démocratie qu’il croyait forcément impuissante.
En - 490, les Perses font une première tentative d’invasion, mais avec des moyens assez
limités. A Marathon, l’esprit d’initiative des Hoplites athéniens leur permet d’attaquer victo-
rieusement l’armée perse en profitant de son hésitation.
10 ans plus tard, en - 480, le Roi des rois Xerxès vient en personne, avec une gigan-
tesque armée, pour venger cet affront. Pour une fois, face au danger, les principales cités
s’associent dans une « Union sacrée » qui fait taire momentanément leurs rivalités tradition-
nelles. (cf. l’Union sacrée entre les partis politiques, normalement opposés, en France en 1914
et en 1940 en Grande-Bretagne).
Sparte reçoit le commandement de l’armée de terre, et Athènes celui de la marine. Le
roi Léonidas et ses Spartiates se sacrifient au défilé des Thermopyles pour couvrir la retraite
des autres Grecs. Léonidas lance alors la fameuse apostrophe « .. Va dire à Lacédémone (=
Sparte) que nous tombons ici par obéissance pour ses lois » montrant ainsi que même le roi se
soumet respectueusement aux lois souveraines de la cité. Les Athéniens doivent abandonner
Athènes qui est brûlée, et se réfugient sur l’île de Salamine. La flotte athénienne y attire la
flotte perse dans un détroit resserré où les vaisseaux grecs plus rapides et audacieux
anéantissent un à un les pesants navires perses. Les Perses ne se remettront pas de cette
défaite qui marque la fin de leur expansionnisme. Toute la Grèce est libérée l’année suivante.

Au total, pour les Grecs, leur victoire est celle de la Liberté ; elle est aussi celle de la
détermination, et de l’initiative des individualités sur le conformisme et le fatalisme de masses
ennemies démotivées, figées dans une obéissance passive. La Liberté permet seule d’affirmer
les personnalités qui profiteront finalement à toute la cité.

A son apogée, au milieu du 5 ème siècle av. J.-C., la cité d’Athènes compte à peu près
400 000 habitants. C’est unique, gigantesque, à l’échelle réduite des petites cités grecques.
De même, la densité de population, avec 150 habitants par km², est forte : Athènes est obligée
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d’être très commerçante, car sa production alimentaire ne couvre que la moitié de ses besoins
en subsistances.
La population athénienne se répartit en 3 catégories juridiques d’une importance
numérique équivalente (à peu près 1/3 de la population pour chaque groupe, soit, grosso-
modo, 135 000 personnes).

Nous trouvons tout d’abord, avec le statut juridique le plus complet, les citoyens. Ce
sont des hommes de plus de 18 ans, qui doivent résider en Attique pour exercer leurs droits
publics (La démocratie directe grecque ignore les possibilités de délégation ou de vote par
correspondance). Au maximum, ils auraient été de 40 à 45 000, dont un peu moins de la
moitié de Thètes dans la dernière classe censitaire (18 à 20 000). Mais, avec les citoyens, il
faut aussi compter leurs familles (d’où le tiers de la population déjà évoquée).

Les métèques constituent la deuxième grande catégorie de la population. Ce terme alors


n’a qu’une signification juridique, sans connotation péjorative particulière, car les métèques
se trouvent dans les mêmes proportions que les citoyens urbains, à tous les échelons de la
société et de la richesse.
Les métèques bénéficient de la plupart des droits privés mais ils n’ont pas les droits
politiques. Cependant, ils ne peuvent acquérir de biens fonciers dans la cité, car les Grecs
établissent implicitement un lien entre la propriété immobilière et la pleine citoyenneté (Dans
les cités moins évoluées qu’Athènes, restées censitaires, la citoyenneté complète, avec le droit
de vote, est souvent réservée aux seuls propriétaires de terres). Aussi, les métèques fortunés
sont-ils généralement de grands commerçants ou des banquiers.
Le métèque doit résider dans la cité et être inscrit sur les registres d’un dème par un
citoyen qui lui sert de garant.
Socialement, culturellement et psychologiquement, les métèques sont bien intégrés dans
la cité athénienne car ils y ont souvent été élevés avec les citoyens, étant issus soit de familles
originaires d’autres cités mais installées de longue date à Athènes, soit d’anciens esclaves
affranchis par leur maître. (Une famille, ou un individu, peut préférer garder sa première
citoyenneté, ce qui maintient le statut de métèque, puisque le cumul des citoyennetés est
impossible sous l’Antiquité).
Malgré leurs incapacités juridiques, les métèques sont reconnus comme membres de la
communauté : ils saisissent la justice comme les citoyens, ils paient une imposition spéciale,
ils peuvent être mobilisés, selon leur richesse, comme les citoyens, en tant qu’hoplites,
fantassins légers ou rameurs, mais dans ce qu’on appellerait aujourd’hui la Réserve, par
exemple pour garder les fortifications. Ils sont associés aux cultes civiques, mais après les
citoyens dans les processions. Dans les difficultés d’Athènes, les métèques ont été
particulièrement dévoués à la cité, y compris les armes à la main.

Au total, Athènes est considérée comme particulièrement accueillante et de nombreux


Grecs viennent s’y établir, ainsi des artistes et des intellectuels comme Aristote.

Il n’y a pas de règle générale pour les naturalisations car l’Assemblée du peuple,
l’Ecclésia, décide dans chaque cas, selon les circonstances : elle peut accorder la citoyenneté à
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titre individuel ou collectif, pour récompenser alors telle ou telle catégorie de métèques.
Concrètement, les naturalisations se sont, grosso-modo, effectuées selon l’importance du
corps civique. La conception directe de la Démocratie faisant redouter un nombre excessif de
citoyens, les critères ne seront facilités, assouplis, que si ce corps civique se trouve amoindri,
diminué par des guerres ou des épidémies

La troisième catégorie de la population athénienne est constituée par les esclaves,


puisque l’Antiquité est caractérisée, au plan historique, par un esclavagisme généralisé. Si,
juridiquement, l’esclave n’a pas de personnalité juridique, et se trouve propriété d’un maître
comme un objet, socialement, les mœurs athéniennes lui reconnaissent quand même une
certaine humanité. Aristote dira « L’esclave tout en étant homme appartient à autrui ». Le
droit prévoit d’ailleurs des sanctions pour le meurtre d’un esclave ou des mauvais traitements
infligés par un autre que le maître. Il y a en fait deux types d’esclaves : d’une part les esclaves
publics, appartenant à la collectivité, mais qui sont peu nombreux ; d’autre part, les esclaves
privés qui sont à des particuliers. Chaque famille un peu aisée dispose d’un ou de plusieurs
esclaves domestiques. Les artisans, même modestes, se font aider dans leur atelier par un ou
quelques esclaves et les paysans agissent pareillement. L’esclave qui vit sous le même toit que
son maître et les siens peut entretenir des rapports de familiarité avec eux. L’esclave devient
un membre, mais inférieur, de la famille qui pourra le protéger juridiquement.

L’esclavage reste normalement à l’échelle humaine dans la cité d’Athènes où personne


n’en a possédé plus de 250. Il en ira tout autrement à Rome, où se constitueront des troupes de
plusieurs milliers d’esclaves particulièrement maltraités (La révolte de Spartacus mettra
Rome à deux doigts d’une destruction définitive). A Athènes, au contraire, il n’y a pas eu de
révolte servile, même lorsque la cité a chancelé dans les guerres.
Enfin, un courant grandissant dans l’opinion cherche à empêcher que des Grecs puissent
être réduits en esclavage. On a vu que Solon et les autres législateurs avaient souvent aboli
l’ancienne servitude pour dettes impayées. Habituellement, on devient esclave soit par la
naissance (par la mère) soit par des guerres ou des achats généralement hors de Grèce.

b) Périclès et l’esprit de la démocratie athénienne

A partir de - 461 le démocrate Périclès domine la politique et, plus largement, la vie
d’Athènes, à tel point que les historiens dénommeront habituellement siècle de Périclès cette
période d’apogée de la démocratie et de la civilisation athénienne, au milieu du 5 ème siècle.
(Bien qu’en fait Périclès n’ait gouverné la cité qu’une trentaine d’années).
De même les historiens évoquent couramment « le siècle d’Auguste » (en réalité un
demi-siècle) ou le « siècle de Louis 14 » (titre d’un ouvrage fameux de Voltaire). Chaque fois,
dans ces 3 cas, grâce à une prestigieuse personnalité garante de l’ordre et de la paix intérieure,
une civilisation parvient à sa forme classique qui se répercute sur tous les domaines de l’art,
traduisant, chacun à sa manière, le sentiment d’harmonie et de plénitude d’une culture à son
zénith.
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Périclès (né entre - 495 et - 490, disparu en - 429) c’est d’abord « l’olympien », comme
on le surnomme, car il reste imperturbablement pondéré, flegmatique et incorruptible. Il est
issu de l’aristocratie, mais comme Clisthène et Solon, qui cherchaient aussi à canaliser, à
régulariser une évolution démocratique qu’ils estimaient inexorable.
Périclès dirige la politique athénienne mais surtout par son prestige et son influence
morale car il n’exerça jamais de pouvoirs extraordinaires, contrairement aux tyrans. Il se
refuse à la démagogie et récuse, calmement, avec son éloquence maîtrisée et sereine, les
critiques proférées contre lui. Pour assurer son autorité, il est réélu tous les ans stratège, avec
9 collègues. C’est pourquoi son buste fameux le représente, idéalisé, sous le casque du
stratège (qui est officiellement un chef militaire).
Périclès sait réunir autour de lui un entourage et des partisans de grande qualité. Ainsi
est-il ami du philosophe Anaxagore (pour qui, on l’a vu, la raison doit organiser l’univers),
du sophiste Protagoras, du sculpteur Phidias et du dramaturge Sophocle. Symboliquement,
le sens de la mesure de Périclès s’exprime dans l’art classique grec qui s’affirme durant la
reconstruction de l’Acropole d’Athènes patronnée par Périclès et sous la direction de Phidias
son maître d’œuvre (Les bâtiments qui subsistent aujourd’hui sur l’Acropole datent de cette
époque mais ont été très endommagés).

Périclès constatera justement que « la cité d’Athènes est l’éducatrice de la Grèce » car
Athènes devient, grâce à lui, la véritable capitale du monde grec, tant pour sa puissance
matérielle, économique et commerciale que pour ses institutions démocratiques de référence
et pour sa culture littéraire et artistique.

Périclès achève le processus progressif de démocratisation des institutions commencé


presque deux siècles auparavant. Avec lui, la masse des citoyens pourra véritablement
participer à la vie publique. C’est pourquoi, pour les siècles à venir, il symbolisera Athènes et
sa démocratie à leur maturité et à leur apogée.

C’est donc à un discours que lui prête le grand historien Thucydide, habituellement très
exact, que nous nous référons pour appréhender les fondements spirituels de la démocratie
athénienne. Il n’y a d’ailleurs pas de véritable traité théorique la justifiant car les intellectuels
et les philosophes grecs, à l’instar d’un Platon, sont plutôt hostiles à la Démocratie (Ils sont
souvent issus de milieux aristocratiques ou aisés et méprisent les travailleurs manuels du
peuple ; c’est pourquoi on a pu parler d’une « histoire aristocratique des idées » sous
l’Antiquité). D’autre part, il est habituel que les intellectuels préfèrent imaginer des utopies
idéales, à l’imitation de Platon, plutôt que d’analyser rigoureusement les doctrines qui se
réalisent concrètement sous leurs yeux.
Aussi la Démocratie, chez les Grecs, se définit-elle d’abord par son opposition aux
formes politiques qu’elle récuse comme la tyrannie, la Monarchie et l’Oligarchie. Son
contenu positif reste vague et assez implicite. La Démocratie (étymologiquement
Démos/Kratos c’est-à-dire le pouvoir, la puissance du peuple) c’est le gouvernement dans
l’intérêt du peuple, exactement précisera Périclès, pour et par une majorité. « Comme les
choses dépendent non pas du petit nombre mais du grand nombre c’est une démocratie »
conclura-t-il.
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Périclès, dans son discours, insiste d’abord sur le fondement psychologique subjectif
« Je dirai les mœurs base de notre grandeur… La puissance de cette ville est la conséquence
de ses institutions et de ses mœurs… ». Périclès exalte ici tout particulièrement le courage
militaire des citoyens, conséquence de leur vertu civique (le discours est prononcé au début de
la guerre du Péloponnèse). Autrement dit, la morale civique doit être intériorisée pour pouvoir
se passer de la coercition qui finirait par menacer la Liberté. Périclès préfigure ici
Montesquieu qui insistera sur la nécessité psychologique de mœurs assorties aux institutions
pour en permettre un fonctionnement régulier.

Périclès évoque ensuite un principe beaucoup plus précis, celui, fondamental


d’Isonomie tellement caractéristique que ce terme sera souvent synonyme de Démocratie
(Iso- en Grec désigne une égalité tandis que Nomos c’est la Loi). C’est la règle d’égalité civile
et politique devant les lois et par les lois. « Tous suivent les lois et jouissent de l’égalité… La
loi fait à tous pour leurs différends privés, une part égale » nous précise Périclès. La liberté du
citoyen, on l’a déjà reconnu, est d’abord politique : cette liberté c’est de ne devoir obéissance
qu’à la loi impersonnelle et générale et non à un individu qui imposerait son arbitraire.
Le citoyen doit se soumettre complètement aux lois, car il a pu contribuer, à égalité avec
ses concitoyens, à leur élaboration. Aussi, les lois doivent-elles s’appliquer pareillement à
tous, y compris aux magistrats, qui restent des citoyens, malgré l’autorité que leur délègue
momentanément la cité. Cette égalité est garantie par la généralité de la Loi qui est
déterminée par l’intérêt général et non par des rancœurs partisanes contre telle ou telle
catégorie particulière. Au 18ème siècle, Jean-Jacques Rousseau insistera sur ces principes,
pour justifier la souveraineté de la volonté générale.
Selon une formule célèbre, la Démocratie est un régime de légalité et d’égalité ou plus
précisément de l’égalité par la légalité.
Cette équivalence juridique des citoyens se concrétise face à la justice mais aussi face
aux charges et aux avantages publics. Périclès précise que les citoyens sont « égaux dans
l’obtention des honneurs qui sont dus aux mérites ». L’égalité juridique parfaite des citoyens
ne signifie pas leur uniformisation sociale concrète. Dans leurs affaires privées, les citoyens
sont pleinement responsables de leurs actes tant qu’un intérêt public supérieur n’est pas mis
en jeu. Théoriquement, ce sont donc les mérites individuels qui justifient les distinctions
sociales. La démocratie athénienne est une Méritocratie. La 3 ème République en France va
développer une doctrine de la « méritocratie républicaine » fondée, pour les fonctions
publiques, sur le concours, moyen républicain de sélection car procédé le plus égalitaire
possible, puisqu’il échappe au poids des influences et des relations. C’est aussi pour permettre
concrètement cette égalité que les fondateurs de la 3 ème République, Gambetta et Jules
Ferry, ont imposé l’enseignement obligatoire pour tous et des bourses.

Les citoyens étant politiquement égaux, leur participation aux affaires publiques est non
seulement un droit mais un véritable devoir civique. Le dévouement des citoyens est
nécessaire pour éviter un recours à des professionnels, et donc pour maintenir le caractère
direct de cette démocratie. Périclès affirme « Nous considérons le citoyen étranger aux
affaires publiques… comme un être inutile ». Le caractère spécifique de la Démocratie est
qu’il n’y a pas de discrimination continuelle et permanente entre les gouvernants et les
gouvernés, puisque chacun peut devenir gouvernant et gouverné à son tour. Pour permettre
aux moins riches d’exercer aussi des fonctions publiques, Périclès institue un système de
rémunérations mais qui restent modestes. Même les pauvres pourront donc concrétiser leurs
prérogatives de citoyen d’autant que la plupart des magistratures sont maintenant ouvertes à
tous, sans l’ancienne distinction censitaire. (A l’opposé, le régime oligarchique est
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normalement caractérisé par la gratuité des fonctions publiques, le service de la cité,


honorifique, étant réservé aux plus riches qui en retirent une grande considération sociale. cf.
Rome.)
Mais les indemnités, par exemple de présence aux assemblées populaires, seront
augmentées par les démagogues, après Périclès. Les adversaires de la Démocratie y verront
alors une source d’abus.
Il faut aussi préciser qu’au 5ème siècle, l’Athénien moyen sait normalement lire et écrire,
au moins de façon rudimentaire.

L’intérêt de tous pour le Bien public est illustré par la notion d’Iségorie c’est-à-dire le
droit qu’a chaque citoyen de parler devant l’Assemblée du peuple. Périclès l’évoque ainsi :
« Tous nous disons librement notre avis sur les intérêts publics. Nous ne croyons pas que les
discours nuisent aux actions mais ce qui nous paraît nuisible c’est de ne pas s’instruire
d’avance par le discours de ce qu’il nous faut exécuter. » Périclès répond ici au reproche
habituel, fait aux démocraties par leurs adversaires, de se réduire à des discussions verbeuses
et finalement stériles. Au contraire, la libre délibération permet une action d’autant plus
efficace et soutenue qu’elle aura été mûrement réfléchie : le débat permet de mieux
appréhender tous les aspects d’une question et d’éviter tout dogmatisme intolérant. Et, une
fois que l’on a pu s’exprimer, il faut obéir loyalement aux décisions de la majorité, fut-ce
contre son sentiment.

Avant toute discussion de l’Assemblée du peuple, un héraut appelle solennellement


« quiconque » à venir sur la tribune s’exprimer franchement. Lois et décrets peuvent
d’ailleurs être facilement connus puisqu’ils sont enregistrés et inscrits sur des panneaux
publics. Cette liberté d’expression ambiante se retrouve, au théâtre, par exemple dans la
Comédie qui brocarde facilement les puissants, y compris Périclès, sous des masques et des
allusions transparents. Dans la réalité cependant, de véritables orateurs, ayant appris l’art de la
persuasion, par exemple chez les Sophistes, vont de plus en plus accaparer l’attention des
assemblées : ils deviennent des sortes de professionnels de la politique, souvent démagogues.

Pour Périclès une certaine fraternité est nécessaire dans la cité, une sorte de
philanthropie entre les citoyens, au sens étymologique de sympathie pour l’homme. Elle est
d’abord une tolérance, qui doit devenir une bienveillance, avant d’aboutir, éventuellement, à
une assistance pour les citoyens les plus nécessiteux. « Nous ne pensons pas qu’il soit bon de
porter un œil soupçonneux sur les actions des autres. Nous ne leur faisons pas un crime de
leurs jouissances… Nous ne nous irritons pas contre le voisin s’il agit à sa guise » déclare
Périclès.

La démocratie commerçante d'Athènes n'impose pas un nivellement égalitaire, comme


la soupçonneuse cité de Sparte qui recourt à la délation (A Sparte, terres et richesses sont
théoriquement égalisées entre les citoyens qui sont d'abord des soldats). Il y a donc, dans la
libérale Athènes, l'expression d'une certaine liberté individuelle mais qui reste toujours
soumise aux impératifs publics de la cité. S'il les respecte, l'athénien peut, normalement,
mener sa vie quotidienne comme il l'entend. On l'a déjà vu, en cas d'opposition entre l'intérêt
collectif et l'intérêt individuel, c'est toujours le plus général qui l'emporte, puisque le privé
procède en fait du public. La liberté du citoyen est d'abord de vivre dans une cité libre et
seules l'organisation et l'indépendance de la cité permettent son autonomie individuelle. En
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particulier, dans le principal port du grand commerce méditerranéen, la liberté du commerce


est normalement complète, sauf réquisitions ou interdictions en cas de guerre.

Certains auteurs estiment que le commerce, surtout maritime, sur de longues distances,
aurait beaucoup développé l'esprit d'initiative individuelle (avec les tempêtes, les pirates et les
guerres, ceux qui vont au loin sont un peu des aventuriers). Traditionnellement, depuis les
Grecs, un lien est perçu entre commerce et démocratie. Concrètement, le régime aristocratique
se maintient, en Grèce, dans les cités où l'agriculture et surtout l'élevage restent la principale
source de richesse. Au contraire, les cités commerçantes, comme Athènes, où une grande
liberté commerciale est laissée aux individus, connaissent le plus de démocratie car la fortune
mobilière des marchands et des artisans y peut concurrencer la fortune immobilière des grands
propriétaires terriens aristocratiques. Dans son utopie, Platon, qui est anti-démocrate, prévoit
une limitation très stricte d'un commerce étatisé et de la circulation de l'argent (en général la
cité de l'utopie vit repliée sur elle-même, en autarcie, pour que son ordre idéal ne soit pas
perturbé par la circulation des hommes, des marchandises et des idées).

Au 18ème siècle, le commerce maritime de l'Angleterre sera considéré par les


philosophes, tels Voltaire et Montesquieu, comme une des causes importantes de son
libéralisme politique. Cette idée sera reprise par les Anglo-saxons qui joignent toujours la
liberté du commerce et la liberté politique dans un pays. C'est pourquoi, parmi d'autres raisons
plus prosaïques, les autorités américaines ont toujours été plus accommodantes avec des
dictatures militaires réactionnaires qu'avec des régimes proches du communisme. Les
Américains estiment que le maintien de la liberté du commerce et de l'économie permettra, à
terme, une évolution vers des formes plus démocratiques. De même, ont-ils pensé, assez
justement, que l'ouverture commerciale des pays de l'Est, par la Détente entre les deux blocs,
émousserait et saperait finalement les convictions communistes des dirigeants et des
populations.

Cette démocratie, fondée sur une certaine concorde entre les citoyens, peut ne pas rester
exclusivement politique et juridique. Elle aura donc, éventuellement, des prolongements
sociaux par des formes d'assistance. La motivation inavouée est aussi de maintenir une
relative homogénéité du corps civique, car l'excès de richesse et de pauvreté détruirait, à
terme, l'équilibre social nécessaire à la Démocratie.

Durant l'Antiquité, les grands travaux urbains servent traditionnellement à employer une
main d'œuvre surabondante dans les périodes de crise et de chômage (c'est une des raisons du
formidable développement des réalisations architecturales colossales chez les Grecs de la
période hellénistique et surtout chez les Romains). La reconstruction grandiose de l'Acropole,
sous l'impulsion de Périclès, répond aussi à cette préoccupation, outre l'aspect de prestige
artistique déjà évoqué.

La démocratie athénienne a la singularité d'estimer les travailleurs manuels, méprisés


par les riches et souvent par les philosophes. Pour les élites romaines, l'idéal de vie sera
l'otium, c'est-à-dire l'oisiveté, sur son grand domaine, afin de se consacrer pleinement aux
activités intellectuelles et culturelles, seules dignes d'un bel esprit. (La justification classique
de l'esclavage est d'ailleurs que le citoyen ne soit pas obligé à des travaux manuels jugés
dégradants). Le démocrate Périclès combat cette opinion ambiante quand il déclare "Il n'est
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honteux à personne d'avouer qu'il est pauvre mais la honte est de ne pas chasser la pauvreté
par le travail".

2°) Le fonctionnement contrasté de la démocratie athénienne au 5ème siècle

La démocratie athénienne, élaborée dans ses fondements et dans son esprit, doit
maintenant être perçue dans son fonctionnement de la seconde moitié du 5 ème siècle, d'abord
dans ses institutions spécifiques, puis dans les difficultés provoquées matériellement par la
guerre et moralement par le relâchement de la tension fondatrice éminente incarnée par
Périclès.

a) Les institutions de la démocratie athénienne

Nous allons voir comment va se concrétiser le principe essentiel de la démocratie


directe où la majorité gouverne elle-même sans représentation.

Evidemment, le rouage fondamental sera l'Assemblée des citoyens, l'Assemblée du


peuple ou, en grec, l'Ecclésia (ce qui signifie tout simplement l'assemblée, mais prendra, avec
l'avènement du Christianisme, le sens plus restreint d'assemblée religieuse, d'où le terme
ecclésiastique). L'un des critères de l'appartenance à la civilisation grecque est d'ailleurs
l'existence d'une telle assemblée des citoyens, qui existe dans toutes les cités, même les moins
démocratiques.

Puisque la représentation politique est normalement ignorée, le peuple doit gouverner


lui-même, en particulier par l'intermédiaire de l'Ecclésia. Le vote s'y effectue habituellement à
mains levées, mais les décisions spécialement graves, comme l'ostracisme, nécessitent un
scrutin à bulletin secret. L'Ecclésia a 40 réunions fixes par an, mais dans des circonstances
exceptionnelles elle peut s'assembler beaucoup plus souvent.

Manifestant la souveraineté populaire, l'Ecclésia possède en principe tous les pouvoirs.


Elle est donc omnipotente et omnicompétente car la cité antique ne connaît ni Constitution, au
sens précis, formel, complet que nous donnons à ce terme depuis la fin du 18 ème siècle, ni
véritable notion de séparation des pouvoirs, qui ne sera théorisée qu'au 18 ème siècle avec
Locke puis Montesquieu. Toute décision engageant en quelque manière la cité doit se fonder
sur l'adhésion ou au moins l'accord de l'Ecclésia. Significativement les textes votés par
l'Assemblée débutent par la formule consacrée : "Il a plu au Démos et à la Boulé de…".

Selon la terminologie moderne, l'Ecclésia assume une fonction exécutive : Directement,


elle vote la guerre ou la paix, elle passe les alliances, elle décide les mobilisations, elle
détermine les formes d'impositions et l'organisation du Trésor Public. Indirectement, elle
choisit les magistrats, par son élection pour les charges théoriquement techniques, et elle les
surveille ensuite.

Au nom de la souveraineté du peuple, l'Ecclésia a le monopole du pouvoir législatif, en


votant les lois.

L'Ecclésia peut éventuellement assumer le pouvoir judiciaire suprême, en particulier


dans les cas les plus graves, ce que l'on pourrait appeler aujourd'hui les crimes contre la sûreté
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de l'Etat. En l'absence d'une loi spéciale sanctionnant une faute spécifique, l'Ecclésia doit
qualifier juridiquement l'attitude incriminée, face à l'incompétence des tribunaux ordinaires.
Elle peut alors choisir de la punir elle-même ou de renvoyer son examen à l'Héliée. En fait
l'accusation devant l'Ecclésia est très souvent d'ordre politique, car on ne sait pas encore
vraiment distinguer entre responsabilité politique et responsabilité pénale, c'est-à-dire que
pour sanctionner une politique on intente un procès pénal à celui qui incarne cette politique. Il
faudra attendre le parlementarisme anglais, au 18 ème siècle, pour que l'on puisse désormais
faire tomber un ministère ou un homme politique sans pour autant le condamner pénalement.
L'Ecclésia peut aussi voter des amnisties pour que le passé soit oublié.

Enfin l'ostracisme, souvent attribué à Clisthène, est caractéristique de la démocratie


athénienne. L'ostracisme est une mesure d'éloignement prise contre une personnalité dont
l'influence est considérée comme inquiétante pour la liberté et l'ordre de la cité, avec un
danger potentiel de tyrannie. Tous les ans l'Ecclésia décide s'il y a lieu de prendre une telle
précaution. Si oui, les citoyens sont incités à nommer ceux qu'ils estiment dangereux pour
l'ordre public. La victime, désignée à la majorité, bénéficie d'un délai de un à deux mois, pour
se justifier, avant le vote définitif. La décision finale intervient après un vote qui exige un
quorum (c'est-à-dire un nombre minimum) d'au moins 6 000 citoyens présents. C'est une
précaution purement politique et non un procès pénal. Aussi n'y a-t-il ni accusation, ni
défense, ni motivation de cette mesure qui n'est pas une peine. La victime est exilée pour 10
ans mais n'encourt ni infamie ni confiscation. Elle percevra les revenus habituels de ses biens.
L'Ecclésia, souveraine pour sanctionner, reste toujours libre d'interrompre quand elle le veut
cet exil, ce qui arrive fréquemment dans les circonstances difficiles où la cité veut rassembler
autour d'elle tous ses citoyens.

Au total, cet ostracisme qui peut aujourd'hui choquer n'en paraît pas moins fort bénin
pour l'Antiquité. Dans les autres cités les sanctions politiques sont généralement beaucoup
plus expéditives et radicales. Enfin l'ostracisme illustre cette absence de garanties
individuelles face à la collectivité que nous avons déjà indiquée.

Mais l'Ecclésia est intermittente ; il faut donc un organe qui assure la permanence du
pouvoir populaire qui ne se délègue normalement pas : c'est la Boulé ou Conseil. Elle est
composée de 500 citoyens, tirés au sort pour l'année, parmi des volontaires. Ces bouleutes
doivent être âgés de plus de 30 ans et subissent un examen de moralité (s'acquittent-ils régu-
lièrement de leurs impositions ? Ont-ils bien accompli leurs services militaires ?) avant de
prêter le serment de respecter les institutions de la cité.
Des formations de 50 citoyens constituent normalement la Boulé, par roulement,
pendant 1/10ème de l'année, mais dans les circonstances graves on peut réunir les 500 en
permanence.

La Boulé fait appliquer les décisions de l'Ecclésia et s'occupe des problèmes techniques
qui en dérivent. Elle contrôle et coordonne l'activité des magistrats. Elle est une sorte de
conscience collective car elle forme un organe modérateur, de réflexion et de pondération.
L'Ecclésia, avant de voter définitivement une loi, doit d'abord lui soumettre son projet. La
Boulé en précise la rédaction et donne son avis motivé.
Par ce délai, elle permet d'approfondir à tête reposée la question en évitant des emporte-
ments subits et déraisonnables et en faisant ressortir des points négligés par l'Ecclésia.
Lorsque la Boulé est hostile au projet elle termine son rapport par ces termes consacrés :
"Le Démos se prononcera comme il le décidera" car elle n'a pas de pouvoir de veto face à
l'Assemblée du peuple. Mais, dans l'ensemble, les lois résultent d'une collaboration effective
entre Ecclésia et Boulé.
41

Enfin, on relèvera que cette Boulé, émanation du Démos, du peuple, constitue un


formidable instrument de formation politique puisque la plupart des citoyens peuvent
raisonnablement espérer devenir bouleutes en se portant candidats. (Mais pour éviter un
accaparement de la fonction, on ne peut être bouleute plus de deux fois).

Le tribunal populaire suprême de l'Héliée qui a supplanté l'ancien Aréopage dans


l'essentiel de son rôle judiciaire, est constitué de 6 000 jurés tirés au sort, répartis en 10 cours.
Il peut donc y voir des centaines de jurés, ce qui montre le caractère éminemment populaire
de cette justice. Comme pour l'Ecclésia, les décisions de l'Héliée sont sans appel. Les ennemis
de la démocratie athénienne critiquent abondamment l'Héliée : Les citoyens pauvres y
viennent facilement pour percevoir les indemnités de présence et ils brimeraient les riches par
une sorte de "justice de classe" inversée. Dans une procédure pénale typiquement accusatoire,
sans ministère public, les particuliers s'affrontent devant les jurés dans une sorte de joute
oratoire = les délateurs ("sycophantes") sont redoutables et, en l'absence de véritables juristes
professionnels, les sentiments politiques ou émotionnels ont souvent plus d'importance que les
raisonnements spécifiquement juridiques.

Pour les Grecs la liberté politique de la cité et de l'individu se manifeste éminemment


dans la notion originale de magistrat qu'ils ont conçue. L'alternance du pouvoir et de
l'obéissance est considérée comme essentielle, car elle seule empêche la confiscation et
l'appropriation permanente du pouvoir politique et de la puissance publique. Même Platon
constate qu'"entre frères… il n'est ni esclave ni maître", tandis qu'Aristote note que "dans la
Démocratie nul n'est tenu d'obéir s'il ne peut commander à son tour" et que "c'est une des
marques de la Liberté d'être tour à tour gouvernant et gouverné".
Pour éviter un pouvoir personnel hégémonique, les magistratures seront multipliées,
collégiales, et souvent seulement annuelles.

Athènes a compté un millier de magistrats, car toute activité publique dispose de son
collège spécifique, soumis normalement à la règle majoritaire parmi ses membres : ces
magistratures exercées pendant un an par de simples citoyens constituent aussi un excellent
moyen d'éducation politique (Mais en général on ne peut les exercer plus d'une fois ou deux).
Progressivement, la plupart de ces fonctions publiques ont été ouvertes à tous les citoyens,
sans distinction de fortune (surtout avec Périclès). C'est le tirage au sort (en tirant une fève
noire parmi les fèves blanches) qui est le mode normal de désignation parmi ceux qui se sont
portés candidats (et qui peuvent faire l'objet d'un examen de moralité).

Le tirage au sort exprime le choix des Dieux et l'égalité totale des citoyens. (La collé-
gialité des fonctions permet aussi, dans le nombre, de neutraliser les insuffisances
individuelles). Adeptes d'une démocratie que l'on qualifie aujourd'hui de directe, les Grecs se
méfient de l'élection, qui est considérée comme un mode de sélection oligarchique, donc
réservé à une élite, car elle peut susciter des manœuvres, des pressions et des corruptions, en
faisant jouer des formes de clientélisme (ce qui sera d'ailleurs la plaie des élections à Rome).

Aussi les Grecs ne feront-ils jamais de théorie de l'élection et ne lui réserveront, en


théorie, que la désignation à des fonctions très techniques, comme celles militaires des
stratèges. Il faudra attendre Montesquieu pour qu'une véritable philosophie de la
représentation politique soit proposée, dans une conception d'ailleurs assez élitiste où cette
représentation n'est pas un miroir mais seulement un filtre de la volonté populaire, ce qui fit
42

exclure le mandat impératif des électeurs à leur élu. (Jean-Jacques Rousseau y fut très hostile
au nom de sa conception directe de la Démocratie).
Pour les Grecs, le magistrat désigné normalement par le sort est le mandataire
temporaire de la communauté des citoyens qui lui délègue un pouvoir qu'il doit exercer pour
son compte et dont il peut être amené à rendre compte devant ses instances ou ses tribunaux,
soit pendant ses fonctions soit à sa sortie de charge.

Cependant, dans la réalité concrète, des aménagements, des correctifs élitistes et oligar-
chiques vont quand même intervenir de façon majeure, malgré les grands principes
proclamés. En particulier, la véritable autorité politique dans la cité relève en fait du collège
des 10 stratèges. A l'origine seulement chefs collectifs de l'armée, ces stratèges élus vont
influencer, plus ou moins directement, l'ensemble des activités publiques. Ils tirent leur
puissance de leur élection, souvent renouvelée, par le peuple, ce qui leur confère un caractère
permanent de dirigeant politique ou de chef de parti. Ainsi, le collège des stratèges va-t-il
constituer autour de Périclès, constamment réélu pendant 30 ans, une sorte de gouvernement
de la cité, lui imposant une politique d'ensemble assez stable et cohérente. De fait, les chefs de
la démocratie athénienne ont toujours été des notables, souvent aristocrates comme Clisthène
ou Périclès. C'est pourquoi Platon relèvera qu' « on peut appeler ce régime démocratique …
mais c'est en réalité une aristocratie exercée avec l'approbation de la masse ». La démocratie
athénienne offre surtout une possibilité, un droit de participation de tous aux affaires
publiques, afin de pacifier et de réconcilier les élites et le peuple.

b) La guerre du Péloponnèse et l'ébranlement de la cité

La guerre longue, difficile et finalement perdue du Péloponnèse, à partir de – 431, va


perturber et déséquilibrer le fonctionnement des institutions athéniennes. Certains historiens
ont qualifié ce conflit de "première guerre idéologique" car elle a opposé, dans l'ensemble du
monde grec, deux grands camps, d'une part les cités plutôt démocratiques autour d'Athènes,
d'autre part les cités plutôt oligarchiques autour de Sparte, sa vieille rivale.

Les hostilités sont relatées par le fameux Thucydide (né vers – 465), témoin de ces
événements. Thucydide est le premier véritable historien car il recherche et analyse exclu-
sivement les causes rationnelles, par exemple psychologiques, des événements.
Certains font d'Hérodote (né vers – 484) le "père de l'Histoire" mais on ne peut vérita-
blement l'assimiler à l'objectif Thucydide car les récits de ses "histoires" restent trop
anecdotiques, fabuleux, parfois infondés faute de vérifications.

Finalement vaincue, Athènes se rend en – 404, après des désastres, des épidémies et des
destructions importantes. Mais, même si elle perd alors sa prépondérance politique, militaire
et économique, elle n'en restera pas moins la capitale intellectuelle de la Grèce où toujours
affluent artistes et intellectuels (comme Aristote). Athènes continue d'être, au 4e siècle,
"l'école de la Grèce", selon l'expression de Périclès.
43

Durant cette guerre prolongée du Péloponnèse, l'ambiance politique et le


fonctionnement des institutions se dégradent : le petit nombre de citoyens habituellement
présents à l'Ecclésia (puisqu'il n'y a pas d'autres possibilités ou lieux de vote et que de
nombreux hommes sont à la guerre) permet des manipulations. Les démagogues, beaux
parleurs, flattent l'Assemblée pour obtenir son soutien et sa complaisance. Ils inspirent des
décisions qui vont s'avérer désastreuses.

Les démocrates se dispersent entre plusieurs factions rivales car, après Périclès,
personne n'a plus le prestige suffisant pour s'imposer aux Athéniens et les obliger à suivre une
politique constante (certains, pour s'affirmer momentanément, usent de démagogie).

Avec les difficultés de la guerre et les restrictions qu'elle impose, la tension s'accentue
entre les élites et les masses. Les riches ne se reconnaissent plus dans les nouveaux chefs de
partis qu'ils considèrent comme des parvenus. Ils se sentent brimés par le populaire et
estiment que les condamnations portées contre eux par l'Héliée sont partiales et donc injustes.

Ce mécontentement se répercute dans les critiques habituelles des philosophes contre la


Démocratie : les jeunes intellectuels sont toujours issus de notables, sinon d'aristocrates
comme Platon, puisqu'il faut une certaine aisance familiale pour recevoir une éducation
soignée.

En effet, les Sophistes s'affirment dans la seconde moitié du 5ème siècle, dans le sillage
de leur précurseur, le fameux Protagoras qui, lui, est resté assez modéré dans ses opinions,
ami aussi de Périclès, des Lois et de la Démocratie. « L'homme est la mesure de toute chose »
affirme Protagoras. Il nous montre ainsi le relativisme de toute connaissance humaine. En ce
monde, l'homme décide seul de la valeur et de la mesure qu'il entend donner à chaque élément
et à chaque relation de son univers. Aussi faut-il centrer le Savoir d'abord sur l'homme et ce
qui est à son échelle, à sa portée, et qui peut être en son pouvoir.

Avec ce relativisme, les Sophistes sont les premiers véritables intellectuels, n'hésitant
pas à contester, au nom de leur raison, certains préjugés traditionnels. Ils s'affirment aussi en
devenant les premiers professeurs de ce qu'on appellerait aujourd'hui les relations humaines.
Contre rémunération, ils enseignent une méthode de raisonnement et d'expression destinée à
convaincre. C'est la rhétorique dialectique, c'est-à-dire la technique de l'argumentation
rationnelle permettant de diriger une discussion ou un débat, car l'opinion de celui qui ne
possède pas cet art rhétorique est malléable, et manipulable, si l'on sait jouer des apparences
qui la conditionnent.La rhétorique est d'abord l'art de bien s'exprimer, donc de parler dans
une civilisation du verbe : la forme, la méthode d'exposition, tant pour l'oral que pour l'écrit,
sont finalement plus importantes, car plus apparentes, que le fond, la substance. Cette capacité
de persuasion est prédominante dans toutes les activités humaines. Pour les Sophistes, la
valeur d'un individu ou d'une culture dépend d'abord de la qualité de son expression. Cette
rhétorique aura une influence décisive sur les méthodes d’éducation du monde occidental,
déjà sous l'Antiquité classique, gréco-romaine, puis jusqu'au milieu du 20ème siècle.

Comme on l'a déjà marqué, cette rhétorique se combine avec la dialectique, qui permet
de renverser les perspectives habituellement admises en faisant jouer des principes contraires.
Ainsi, en employant la rhétorique dialectique, les Sophistes s'entraînent à soutenir successive-
ment les opinions les plus opposées : les arguments changent mais sont utilisés par la même
méthode (c'est un exercice typique proposé aux apprentis avocats car un bon avocat doit
44

pouvoir défendre toutes les causes). Selon le relativisme caractéristique des Sophistes, toutes
les opinions peuvent toujours se justifier selon les circonstances particulières, le contexte ou
l'optique dans laquelle on se place, puisque finalement tout se réduit pour l'homme à
l'apparence subjective, et donc relative, que son esprit conçoit.

Dès lors, les élèves des Sophistes vont surtout rechercher chez eux une connaissance
intéressée et pratique pour maîtriser les techniques oratoires d'éloquence devenues nécessaires
afin de s'imposer devant les multiples assemblées.

Mais le terme de "sophismes" désignant leurs procédés va prendre le sens péjoratif


d'une sorte de ruse ou d'artifice, et bientôt Socrate puis Platon vont condamner leur
amoralisme et leur cupidité, indignes de véritables philosophes. Pour eux, les Sophistes
obnubilés par les seules apparences, donc aveugles aux véritables réalités transcendantes,
n'enseignent que des recettes de persuasion ou d'insinuation, au service de tous les
opportunismes.

Mais ces Sophistes, traditionnellement dénigrés, restent en fait assez mal connus, car
leurs œuvres originales ont disparu et seuls quelques fragments, quelques bribes sont
parvenus jusqu'à nous.

L'objectivité oblige à opposer ici deux générations de Sophistes : la première, autour de


Protagoras, est encore prudente et mesurée, car son relativisme lui-même reste relatif. La
seconde génération, au contraire, tire les conséquences extrêmes de certaines notions
dégagées par la première génération et son relativisme va alors devenir à son tour un absolu
sans limites. Pour ces Sophistes radicaux de la seconde génération "l'homme mesure de toute
chose" n'aura plus besoin de références transcendantes, extérieures à lui-même et à son
monde. Tout relativisme vis-à-vis de l'homme disparaît, toute notion d'une mesure dérivée de
grands principes moraux supérieurs.

On comprend que cette relativisation des traditions, des Dieux et des Lois va inquiéter
l'opinion, tandis que les philosophes, d'abord troublés, vont réagir, sous l'impulsion de
Socrate, qui deviendra emblématique de ce rejet des outrances des Sophistes par les penseurs
qualifiés justement de socratiques.

II) LE DEPASSEMENT DE LA CITE ET LE RAYONNEMENT DES VALEURS DE


L'HELLENISME

Après avoir étudié la progressive édification de la démocratie athénienne, répercutée par


des principes et des applications spécifiques et marquants, nous allons maintenant aborder ce
qui forme à la fois la conclusion et l'aboutissement de l'histoire grecque proprement dite,
lorsque les cités vont perdre graduellement leur indépendance.

C'est pourtant à ce moment précis de déclin politique que la culture et la civilisation de


l’Hellénisme vont connaître une formidable dilatation géographique qui permettra d'assurer
leur rayonnement dans les millénaires à venir, puisque finalement l'Empire romain reprendra
45

son flambeau, par l'intermédiaire des monarchies hellénistiques. Même si le cadre désormais
trop exigu de la cité est rendu obsolète à son tour par l'évolution historique, les interrogations
essentielles, devenues intemporelles, de l'intelligence grecque ne cesseront plus d'interpeller et
de hanter la pensée occidentale et moyen-orientale, puis universelle même. Si la Grèce perd
alors son rôle moteur dans l'Histoire, car les transformations décisives vont cesser de s'opérer
sur son sol, ses valeurs culturelles fondamentales vont prendre le relais dans le monde des
idées et des sentiments.

C'est ainsi, dans un contexte plus difficile, que va s'épanouir, après deux siècles de
préparation, la philosophie grecque classique, qui donnera ses bases, tant pour la forme que
pour le fond, à la philosophie occidentale et moyen-orientale. Platon et Aristote vont donc
reprendre, préciser et développer les grands concepts, les notions majeures qui resteront clefs
pour les philosophes ultérieurs. De façon révélatrice, d'eux seulement, Platon et Aristote, l'on
a conservé des œuvres complètes et importantes (aujourd'hui encore largement diffusées en
éditions de poche) tandis que seuls quelques fragments épars ont été conservés de leurs
prédécesseurs les philosophes pré-socratiques.

Mais, pour nous juristes, le legs intemporel des Grecs concernera particulièrement les
grandes notions primordiales établissant les fondements philosophiques de la Justice, du Droit
et de la Loi, qui resteront à la base de toute réflexion sur les valeurs du Droit, et donc aussi sur
la valeur du Droit (B). Cette référence d'ordre général, éthique et méthodologique (alors que
les juristes romains nous fourniront les techniques et les définitions spécifiquement
juridiques) influencera non seulement les juristes, mais aussi les penseurs, politiques ou
philosophes. Songeons, par exemple, que l'exaltation si typiquement grecque de la Loi aura
des répercussions considérables sur les théories occidentales qui, depuis le 18ème siècle,
susciteront ce qu'on a appelé un "légicentrisme".

A) L'ultime prestige de la civilisation grecque

Au 4ème siècle av. J.-C., la crise des cités grecques s'approfondit, avec de nouvelles
difficultés économiques et sociales, alors qu'Athènes perd sa prépondérance politique du
siècle précédent, du 5ème siècle. La Grèce est déchirée par les rivalités et les guerres entre les
cités dont aucune ne parvient à établir durablement son hégémonie, puisque les autres cités
finissent toujours par s'unir contre celle qui pourrait devenir dirigeante. La démocratie
athénienne connaît certes des problèmes indéniables, mais elle résiste quand même jusqu'à
Alexandre le Grand, avec une puissance et un prestige suffisants pour maintenir la cité parmi
les toutes premières, et même pour lui faire jouer un rôle éminent dans l'ultime tentative de
sauvegarde de l'indépendance grecque face aux visées macédoniennes. Le monde des cités,
déclinant mais encore vigoureux, va connaître l'éclosion des fleurons de la philosophie
grecque, étroitement liés à ses valeurs spécifiques, ce qui prouve que la vitalité de ce cadre
singulier n'est pas épuisé (1°).
Même les nouvelles monarchies territoriales vont continuer de s'appuyer sur le réseau
des cités qu'elles ont domestiquées, subordonnées à leurs desseins supérieurs, ce qui leur
permettra d’assurer leur impérialisme dont l'épopée fondatrice d'Alexandre le Grand fournira
le modèle héroïque constamment invoqué par ses successeurs, les rois hellénistiques (2°).
46

1°) Les origines de la philosophie occidentale

Avec les penseurs socratiques la philosophie grecque parvient à sa maturité. Socrate,


l'initiateur, ouvre la voie : son refus viscéral devient fondateur en dégageant la réflexion de
l'impasse des sophismes où elle se fourvoyait (a). Son disciple Platon, puis Aristote, vont
approfondir, préciser et théoriser le sens et les implications de l'attitude du maître. Ils
réaliseront donc positivement, en la formalisant, la philosophie nouvelle rendue par Socrate à
elle-même (b).

a) La rénovation philosophique de Socrate

Socrate se fait connaître d'abord comme un original, par ses promenades et ses
conversations permanentes sur l'Agora d'Athènes. Fils d'un artisan-sculpteur et d'une sage-
femme, il affirme appliquer à la réflexion la "maïeutique" de sa mère, c'est-à-dire l'art de
l'accouchement. Mais lui prétend faire accoucher au plan abstrait, psychologique, les pensées
authentiques donc finalement la lucidité et la conscience des hommes.

Son bon sens sarcastique d'homme du peuple lui permet de retourner contre les
Sophistes leurs propres armes intellectuelles. Il va surtout dissiper leurs faux-semblants
d'illusionnistes, en affirmant, à travers l'homme sincère, l'existence de principes
transcendants, donc d'une conscience morale. En ce sens, il n'a pas véritablement créé une
doctrine particulière, précise et dogmatique, mais il a surtout illustré un état d'esprit, une
attitude caractéristique, qui serviront désormais de référence obligée à tous les philosophes
occidentaux.

Socrate reprend la célèbre inscription du temple de Delphes : "Connais-toi toi-même".


Jusque là cette maxime servait surtout à rappeler la nature mesquine de l'homme vis-à-vis de
l'univers et de ses Dieux. Pour Socrate, elle signifie plutôt que la vraie connaissance pour
l'homme est d'abord celle de son intériorité, car celle-ci recèle la marque de principes moraux
transcendants, d'origine divine.

Pour appréhender ces grandes notions idéales, et l'âme humaine qui les contient, il faut
d'abord se dégager de l'illusion, donc des apparences. Platon lui fera dire qu'il faut "s'occuper
non de ce qui est à soi, mais de ce qui est en soi"

Il oppose à la connaissance commune, apparente, en fait une illusion de connaissance,


en quelque sorte un préjugé admis spontanément, sans réflexion, la connaissance vraie ou
"Epistémé", produite par un effort persévérant de compréhension par la raison. (Cette
épistémé est à la racine du terme d'épistémologie, c'est-à-dire du discours ou étude (logos) sur
la connaissance. L'épistémologie évalue de façon critique l'origine, la valeur et la portée de
chaque science particulière).

Croire et savoir sont donc deux notions très différentes, car seul le raisonnement permet
de découvrir progressivement les véritables causes et tous les aboutissements de chaque
47

croyance. En ce sens, pour se distinguer des Sophistes présomptueux, arrogants, Socrate se dit
plus modestement philosophe, donc recherchant seulement, sans la posséder, cette sagesse,
qui est connaissance et dont il se veut l'ami. Contrairement à ses antagonistes, Socrate ne peut
se faire rétribuer, pour un Savoir qu'il ne détient pas en propre. L'enseignement du philosophe
est par nature désintéressé.
Pour Socrate, la vertu morale est forcément liée, par réciprocité, avec l'épistémé : la
Sagesse permet la vraie connaissance et réciproquement : il ne peut y avoir de véritable
connaissance sans vertu, et il ne peut y avoir de vertu sans connaissance authentique.
Son enseignement se déduit de ses conversations sur l'Agora, de ses questions
nombreuses et diverses, qui finissent, avec leur ironie trop lucide, par importuner ses interlo-
cuteurs (Son disciple Platon le mettra en scène dans ses fameux dialogues). Pour Socrate,
contrairement aux Sophistes, le langage ne doit pas être seulement un outil que l'on apprend à
manipuler pour dominer ses auditeurs passifs. Socrate utilise le langage dans un véritable
dialogue qui permet une authentique communication mutuelle : ainsi les interlocuteurs
pourront-ils s'avancer ensemble dans la recherche d'une vérité qui va découvrir
progressivement ses différents aspects, par la confrontation, la dialectique réciproque de leurs
arguments différents, voire opposés.

Le dialogue, dit justement socratique, l'échange des idées et des remarques, doivent
entraîner un examen empirique, sans dogmatisme préconçu. Pour aiguillonner, encourager
cette féconde interaction, Socrate amène son interlocuteur à s'étonner, à s'interroger, afin qu'il
découvre lui-même les modalités de sa connaissance. C'est en ce sens que Socrate a toujours
indiqué qu'il n'enseignait rien. Sa seule supériorité est d'être parfaitement conscient de savoir
qu'il ne sait pas véritablement.

Socrate utilise la dialectique pour ébranler puis retourner les définitions normalement
admises sans discussion (les postulats) en montrant qu'elles ne sont pas aussi évidentes et
absolues qu'elles apparaissent de prime abord. Il semble d'abord les approuver, puis, en en
déduisant graduellement des conclusions parfaitement logiques mais manifestement
excessives, ineptes et aberrantes, il va montrer qu'elles se révèlent finalement absurdes si on
les pousse jusqu'au bout de leurs implications.

L'ironie socratique révèle ainsi le flagrant délit de contradiction que les préjugés et les
artifices masquaient jusque là. Dans cette perspective on a pu dire que Socrate pratiquait un
"Jui Jitsu" intellectuel car les techniques extrêmes orientales de combat, comme le Judo,
cherchent non pas à s'opposer directement, frontalement, à l'adversaire mais à le déséquilibrer
en profitant de son élan, éventuellement provoqué et amplifié par une inertie simulée.

Au total, grâce à Socrate, si nous ne savons pas encore vraiment ce qu'est l'exacte
connaissance, du moins savons-nous ce qu'elle n'est pas.

Contrairement aux Sophistes, Socrate réhabilite les valeurs morales transcendantes,


caractéristiques de la véritable nature de l'Homme, car le distinguant de l'animal qui ne
recherche que l’assouvissement de ses instincts. Les hommes, eux, tendent à une vie plus
morale pouvant se conformer à un idéal de Justice. Pour cela, ils ont besoin de la cité, dont
l'ordre permet une véritable justice, commune et sociale. Ainsi Socrate réaffirme-t-il la valeur
fondamentale de la cité contre l'individualisme et l'immoralisme des Sophistes radicaux.
Concrètement, il s'est d'ailleurs toujours montré bon citoyen. Cependant, les ennemis de
Socrate, ne le distinguant pas des Sophistes habituels, jugent son enseignement dangereux
pour les traditions religieuses et morales de la cité.
48

En – 399, dans une cité vaincue qui recherche désormais la tranquillité, un procès en
impiété est intenté à Socrate devant le tribunal populaire. On l'accuse en particulier de
"corrompre la jeunesse" c'est-à-dire de saper son respect des lois. Il est déclaré coupable à une
majorité assez faible de 281 voix contre 220. Condamné à la peine capitale Socrate refuse de
s'enfuir malgré les supplications de ses amis. Les Lois divinisées lui apparaissent, selon ce
que raconte Platon, et il choisit de s'y sacrifier plutôt que de les transgresser : il faut respecter
le principe éminent de légalité, au-dessus des normes particulières, contingentes et parfois
éphémères qu'il produit. Même si les Lois, dans leur application concrète, peuvent éventuelle-
ment provoquer des décisions iniques, le bon citoyen doit quand même les respecter scrupu-
leusement, car elles font vivre la cité et elles restent, dans leur principe, nécessaires et saines.

Mais d'un autre côté, Socrate affirme aussi son irréductible individualité. Une part de
lui-même échappe quand même à la cité, car il refuse de renoncer à la philosophie, son
sacerdoce, comme on le lui proposait, au tribunal, pour le sauver. "Sachez-le, j'obéirai au Dieu
plutôt qu'aux hommes" annonce-t-il. Absorbant la ciguë, "le poison qui tue" selon la chanson
d'Higelin, le vieux sage de 70 ans choisit finalement de ne relever que de lui-même. Ce geste,
accompli sereinement au milieu de ses amis, va devenir l'archétype, le modèle du suicide des
moralistes païens, en particulier les stoïciens, lorsqu'ils seront vaincus par un pouvoir
tyrannique qui leur promet une fin ignominieuse.

b) L'épanouissement de la philosophie classique : Platon et Aristote

Platon (428-347) est un aristocrate, frustré de n'avoir pu jouer le rôle politique auquel,
pensait-il, son origine et son éducation le préparaient. Il délaisse la réalité concrète des cités
de son temps et condamne hautement la démocratie athénienne qui a persécuté son maître
vénéré Socrate. Il se réfugie dans la description minutieuse d'une utopie (du grec Topos = le
lieu ; cf. Topographie et la racine U sans. L'utopie n'existe donc nulle part, n'a pas de lieu
précis).

Il rêve d'une cité des sages où les gouvernants ne se soumettraient qu'à la morale la plus
pure, donc à l'unique Bien commun en matière politique. Pour maintenir ce désintéressement
absolu des dirigeants, il faut leur interdire les motifs habituels d'égoïsme et donc de division
entre les hommes, c'est-à-dire la propriété des biens... mais aussi des femmes et des enfants.
"Entre amis tout est commun" déclare-t-il pour justifier son communisme des biens et des
femmes. Autrement dit, les chefs ne doivent avoir ni famille ni propriété privée, ce qui leur
permettra d'être les authentiques philosophes-rois espérés par Platon (l'interdiction pour le
clergé catholique, et spécialement pour les moines, de fonder une famille ou d'avoir des biens
propres répond à une préoccupation similaire).

A défaut de philosophes-rois, des rois-philosophes pourraient aussi imposer les


principes philosophiques à leurs populations (Platon tentera vainement de convertir le tyran
Denys de Syracuse). C’est l'origine de ce qu'on appellera, pour le 18ème siècle, le despotisme
éclairé, lorsque des autocrates énergiques voudront réformer de force des sociétés arriérées où
la contrainte d'un État bureaucratique doit compenser l'absence d'une bourgeoisie forte pour
diffuser les Lumières de la nouvelle philosophie.
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Concrètement, Platon a fondé l'Académie, école de philosophie mais aussi première


véritable institution universitaire, avec une bibliothèque, des salles de cours, des logements.

Développant les thèmes de son maître Socrate, Platon condamne, à travers les Sophistes
détestés, le réalisme sensible et l'empirisme qui entraînent, d'après lui, l'individualisme, le
laxisme et le désordre. Pour le philosophe, les choses et les êtres ne sont pas à eux-mêmes leur
propre principe d'explication et de justification : notre monde ne peut être compris que si nous
savons, sous les apparences sensibles et mouvantes, découvrir et reconnaître des idées pures,
transcendantes, intellectuelles et immuables qui forment les archétypes, les modèles des
choses et des êtres sensibles, imparfaits et corruptibles (cf. mythe de la caverne).

La méthode platonicienne, partie d'une démarche dialectique de la raison, débouche


finalement sur une mystique, après être passée par l'étape intermédiaire des mythes
stimulants.

Parmi ses élèves de l'Académie, Platon remarque le jeune Aristote (– 384 – 322) né à
Stagyre, petite cité au débouché maritime du royaume de Macédoine (C'est pourquoi on
appelle parfois Aristote le Stagyrite). Il est d'une origine disons bourgeoise, plus modeste que
celle de Platon, puisque son père était médecin (et a été le médecin du roi de Macédoine).
Métèque à Athènes, Aristote ne peut rêver d'y jouer un rôle politique : il sera donc beaucoup
plus réaliste, objectif, impartial, soucieux du concret que son maître. C'est un esprit
encyclopédique qui soumet des matières aujourd'hui très diversifiées à sa méthode
comparative et déductive. Il va bientôt fonder sa propre école, le Lycée où il pourra s'aider
des recherches de ses élèves. Le roi Philippe de Macédoine l'appellera comme précepteur de
son fils d'une douzaine d'années, Alexandre qui deviendra le Grand. Cependant, Aristote
restera toujours exclusivement fidèle à l'idéal politique classique de la cité, sans jamais
évoquer la monarchie nouvelle de son élève devenu le conquérant de l'Asie.

Marqué par les études médicales qu'il a suivies dans son adolescence, Aristote cherche à
appliquer aux sciences humaines les méthodes d'analyses comparatives des sciences de la
nature. Cette objectivité, cette attention au contexte en font l'un des précurseurs lointains de la
sociologie, ainsi lorsqu'il déclare qu' « Il n'y a de science que du général, mais d'existence que
du particulier ».

Mais Aristote n'est pas un moderne positiviste ; il reste un penseur socratique classique,
car il reconnaît la primauté des valeurs morales et transcendantes, par exemple de Vérité, de
Justice, de Bien et de Beau. La politique dans son principe, selon la définition platonicienne, a
toujours pour finalité morale le Bien commun de la cité.

Si, chez Platon, l'idéal dérive d'une essence métaphysique, antinomique au monde réel
(cf. mythe de la caverne), chez Aristote cet idéal et ses principes se déduisent de l'observation
des phénomènes du monde qui permet de tirer des conclusions d'ordre général, théorique, par
une réflexion à partir de leur analyse précise et de leur comparaison. Autrement dit, la Nature
obéit bien à un ordre rationnel que l'on doit découvrir à partir d'elle-même. En effet, pour
Aristote, la matière informe contient en elle-même la potentialité d'une forme idéale qu'elle
cherchera nécessairement à réaliser par la vie. Mais cette matière, précisément parce qu'elle
est matière et non idée pure, ne pourra complètement surmonter l'inertie qui lui est
50

constitutive et ainsi ne pourra intégralement accomplir la forme idéale qui lui sert de
stimulant, de moteur. Tout organe, tout corps physique, ou même social, est ainsi soumis par
sa nature à une évolution, qui doit normalement devenir une croissance, afin d'approcher la
finalité idéale que lui assigne cette nature. Aristote illustre ici ses conceptions par des
observations concrètes : le gland a déjà en puissance tout l'immense chêne qu'il pourra
devenir ; de même, l'embryon l'homme adulte achevé.
Alors que pour Platon l'évolution, et donc le temps, éloignent toujours plus les êtres et
les notions de leurs archétypes dans l'idéal et ainsi les corrompent, pour Aristote, au contraire,
l'évolution doit permettre, normalement, aux êtres et aux choses de s'accomplir selon leur
nature en passant de la potentialité à l'acte, à la réalisation.
Enfin couronnant et justifiant cette action de la Nature, Dieu constitue le "Moteur
immobile du monde", qui meut les formes les plus accomplies par l'attraction de sa
Perfection.

Pour en revenir plus prosaïquement à la politique, Aristote estime que, instituée pour le
Bien commun, la cité, elle-même facteur naturel de la sociabilité humaine, doit se développer
selon un processus évolutif naturel, sous peine de se dérégler. En fait, dans le concret, chaque
Constitution politique efficiente doit adapter ses institutions et son fonctionnement à un
contexte spécifique, comportant une population et des conditions matérielles et historiques
particulières. Dans cette perspective, Aristote et ses élèves ont étudié 158 constitutions de
cités grecques et c'est pourquoi le Stagyrite est considéré comme le précurseur du droit
constitutionnel comparé (seule l'analyse fouillée de la constitution athénienne a pu être
retrouvée, ce qui a beaucoup profité aux historiens).

Enfin, la fameuse logique d'Aristote restera un modèle incontesté jusqu'à la Renaissance du


16ème siècle. Les genres très généraux s'y décomposent en espèces plus particulières qui se
singularisent par des attributs spécifiques. Si, selon la définition fameuse d'Aristote "l'homme
est un animal raisonnable", cela signifie que l'espèce humaine se caractérise par un attribut
original ("raisonnable") qui permet de la distinguer dans le genre animal (Ces spéculations
philosophiques trouvent un écho dans la distinction classique entre les choses de genre et les
choses d'espèce, venue du droit romain puis reprise par le droit moderne des biens).

L'œuvre d'Aristote aura une grande influence sur les jurisconsultes romains puis sur
leurs successeurs médiévaux et modernes : ses méthodes philosophiques et logiques seront
appliquées concrètement à la matière juridique, pour l’organiser et la hiérarchiser autour des
principes généraux déduits de l'observation et de l'analyse des phénomènes juridiques et
sociaux. Ainsi, en partant de la diversité concrète des formes particulières de mariage ou de
famille, les juristes vont-ils dégager les caractères distinctifs et abstraits qui permettent de
définir l'essence du mariage ou de la famille en général, donc comme idéal naturel. Puis les
juristes vont essayer de rendre compatibles les règles positives de droit avec cette nature du
mariage ou de la famille qu'ils auront déduite de leur examen (les Jurisconsultes romains n'ont
pas le pouvoir de créer du droit, mais, maintenant formellement les anciens préceptes, ils les
déforment dans leur application, en les interprétant largement pour les adapter aux principes
qu'ils se donnent comme expression d'un idéal qu'ils estiment naturel).
51

2°) La dilatation des grandes monarchies hellénistiques

Au 4ème siècle av. J.-C. l’individualisme commence progressivement à s’affirmer,


malgré la résistance de la cité et de ses valeurs civiques. Les citoyens appauvris ont de plus en
plus de répugnance pour le service militaire. Dès lors, les cités recourent de plus en plus à des
mercenaires.

Dans ces armées de moins en moins civiques et de plus en plus professionnalisées, le


chef militaire énergique et victorieux est exalté, et on finit par l’assimiler à l’ancien modèle
du Héros, protégé par la fortune et donc par les divinités. Alexandre le Grand viendra
parachever cette évolution, ce qui en fera la référence obligée des rois hellénistiques , ses
successeurs, puis implicitement des empereurs romains.

Mais, au plan de la civilisation, les nouvelles monarchies territoriales issues des


conquêtes d’Alexandre vont aussi permettre la diffusion jusqu’en Inde des valeurs culturelles
grecques élaborées durant la période classique précédente des cités. Il y aura même, sur leurs
limites orientales, un art dit gréco-bouddhique où, dans une civilisation composite, les
Bouddhas seront sculptés à la manière des Apollons grecs.

a) La fulgurante expansion macédonienne : Philippe et Alexandre

Au milieu du 4ème siècle av. J.-C., en Macédoine (au Nord de la Grèce) le roi Philippe
(- 359 - 336) parvient à enrôler son aristocratie dans son armée. (Les Grecs ne considèrent pas
vraiment les Macédoniens comme de véritables Grecs, en particulier parce qu’ils ignorent le
cadre classique de la cité, mais les élites macédoniennes sont hellénisées et se considèrent
comme apparentées aux Grecs). Le roi Philippe profite des luttes entre cités pour intervenir,
de plus en plus directement dans leurs conflits, puis dans la vie politique de ces cités. Il utilise
indifféremment la force, la corruption et la séduction.

Démosthène, considéré comme le plus grand orateur athénien, dénonce l’ingérence


croissante de Philippe en Grèce. Comme auparavant contre les Perses, Démosthène tente,
mais avec un succès incomplet, du fait de l’abstention de Sparte, d’organiser une « Union
sacrée » de toutes les cités pour défendre leur liberté. Mais cette fois à Chéronée en - 338, le
sort est contre les Grecs : c’est une défaite sans appel des cités. Philippe se fait proclamer
« hégémon » (c’est-à-dire chef) de la ligue « des Hellènes » qui regroupe de force la plupart
des cités. Il va dominer les institutions confédérales chargées d’assurer une paix permanente
entre les cités.

C’est une césure historique décisive car les cités grecques vont désormais décliner face
aux nouvelles formes monarchiques. La Cité perd sa prépondérance politique et ne conservera
plus qu’un rôle surtout administratif, en procurant ce qu’on appellerait aujourd’hui une
autonomie municipale élargie aux campagnes environnantes. Les grandes décisions
politiques, par contre, seront prises par les rois qui dominent les cités. Cependant la cité
restera pendant toute l’Antiquité le cadre de vie normal de l’homme civilisé et c’est pourquoi
52

les Romains parsèmeront leurs conquêtes de cités qui constitueront le rouage de base de la
latinisation institutionnelle et culturelle. On le voit, la cité grecque n’est plus de taille face aux
vastes États territoriaux qui vont se former.

La faiblesse rédhibitoire de ces cités aura été leur incapacité à s’unir durablement et à
élargir leur corps civique. Au contraire, Rome saura réaliser progressivement une assimilation
des populations conquises qui lui permettra d’augmenter constamment son corps civique et
ainsi d’accroître parallèlement son Empire, son État et l’Armée qui les préservera.

Avec le fils du roi Philippe, Alexandre le Grand (- 334 à - 323) commence une
nouvelle grande période de l’histoire grecque après les époques classique et archaïque : c’est
la période « hellénistique ». Au moment où le modèle classique de la cité s’étiole, la culture
grecque, « l’hellénisme », va connaître une formidable dilatation, sur tout le Moyen-Orient, et
même jusqu’en Inde.

Pour unifier Grecs et Macédoniens derrière lui, Alexandre va envahir et conquérir


l’immense Empire perse. Ce colosse aux pieds d’argile va s’effondrer sous les coups des
phalanges macédoniennes. Alexandre tranche par le glaive le fameux nœud gordien (dans la
ville de Gordes), resté jusque là indémêlable, et qui, d’après la légende, devait désigner le
conquérant de l’Asie. Puis en 12 ans, il va parcourir les armes à la main 25 000 km et
traverser les actuels Turquie, Liban, Syrie, Israël, Égypte, Irak, Iran, Afghanistan,
Turkménistan, Ouzbékistan, Pakistan et Inde (jusqu’à un affluent du Gange) mais ses soldats,
un peu fatigués, refusent de le suivre plus loin.

Partout il exalte la protection surnaturelle que lui procurent toutes les divinités, aussi
bien grecques qu’orientales (syncrétisme). Après des siècles de rationalisme, il réintroduit
chez les Grecs l’ancienne conception du héros divinisé. Il se fait adorer par les populations
vaincues, mais ses compagnons Grecs et Macédoniens refusent de se prosterner devant lui, ce
qui provoque sa colère. Par contre, il parvient à leur imposer un serment personnel de fidélité,
contre la tradition grecque hostile à une telle personnalisation du pouvoir.

Il cherche à amalgamer toutes les élites de son empire, aussi bien grecques
qu’orientales, autour de l’Hellénisme triomphant, donc autour de la culture grecque. Pour
donner l’exemple, il épouse la princesse perse Roxane. Il crée de nombreuses cités de type
grec pour contrôler ses conquêtes. La plus célèbre sera, d’après son nom, Alexandrie, sur la
côte égyptienne, qui deviendra l’une des principales villes de l’Antiquité.

Alexandre fonde une nouvelle monarchie, autoritaire et incontestable, qui doit


concrétiser le charisme héroïque du souverain divinisé et sa revendication d’universalisme
politique et culturel (puisqu’il prétend incarner la Civilisation face aux Barbares
périphériques).

Au total, Alexandre va devenir un modèle légendaire qui inspirera directement ses


successeurs, les rois hellénistiques, mais aussi, et pour nous surtout, les empereurs romains.
(D’après la tradition, le jeune Jules César aurait pleuré devant la statue d’Alexandre en
songeant qu’à son âge il n’avait encore rien accompli d’illustre).
53

b) La nouvelle civilisation hellénistique

Les grandes orientations politiques d’Alexandre sont reprises par ses généraux (ou
« Diadoques ») qui se partagent son empire et y fondent des monarchies. Avec ces nouvelles
royautés s’affirme la civilisation hellénistique où la langue, la culture et l’art grec deviennent
caractéristiques des élites dans tout le Proche-Orient soumis.

Athènes devient une oligarchie en - 322, quand un général macédonien décide de


réserver les droits politiques à une minorité censitaire de 9 000 propriétaires fonciers.

Après de nombreuses luttes, trois grandes dynasties vont s’imposer. La plus fameuse
sera celle des Lagides qui proviennent du général Ptolémée. Ses membres gouvernent
l’Égypte comme des Pharaons jusqu’à Cléopâtre, amante de Jules César et de Marc Antoine,
qui sera obligée de se suicider face au futur Auguste, entraînant par là l’absorption de
l’Égypte dans l’Empire romain (- 30).

Pour conforter sa monarchie territoriale, le roi hellénistique se pose en héros, plus ou


moins divinisé. Il a donc un charisme d’origine surnaturelle, car les Dieux le choisissent et
l’assistent pour qu’il maintienne l’ordre et la paix parmi les hommes.

Ce « Bienfaiteur » des hommes doit donc disposer d’un pouvoir absolu. Au plan
législatif, le roi devient la « loi vivante », selon une expression que reprendront plus tard les
empereurs romains, puis les rois du Moyen Âge. De façon révélatrice, le roi s’annexe ainsi
l’ancienne loi souveraine des cités grecques. Le « Bienfaiteur » ne pouvant vouloir que le
juste, sa volonté doit s’identifier à la loi. Mais le roi est le justicier suprême car il incarne
également l’équité. Le droit de grâce, sous des formes infinies et très diversifiées, relève donc
de ses prérogatives régaliennes (de roi) : le roi peut toujours réformer une décision d’un juge,
ou même une loi trop générale, lorsqu’il l’estime injuste dans la circonstance particulière qu’il
veut singulariser.

Finalement, les monarchies hellénistiques serviront de modèle, plus ou moins implicite,


aux généraux romains ambitieux qui viendront les conquérir, puis aux empereurs qui leur
succéderont.

Ainsi, l’histoire politique de la Grèce se termine-t-elle par un retour à la Monarchie. Un


penseur grec aurait pu en conclure qu’un cycle s’achevait, de l’archaïque royauté achéenne à
la nouvelle monarchie hellénistique en passant par un assortiment complet de régimes
politiques tour à tour aristocratiques, tyranniques, démocratiques et oligarchiques. (La
conception linéaire du temps, impliquant une progression continue dans l’Histoire,
n’apparaîtra qu’avec le Christianisme).
54

Au plan psychologique, l’ancien esprit civique, qui liait étroitement chaque Grec à sa
cité s’atténue et régresse toujours plus. Dans sa signification grecque exacte, les Hellènes se
« dépolitisent », le sens du particularisme de chaque cité se diluant dans les nouvelles
monarchies territoriales immenses désormais.

Pour la première fois dans l’Histoire l’individualisme s’affirme véritablement, dans une
proportion symétrique à la montée du fatalisme et de la dépendance vis-à-vis du nouveau
maître providentiel qu’est devenu le roi. Autrement dit, l’individu éclipse le citoyen et se
transforme de plus en plus en un simple sujet. Les formes du Pouvoir, son organisation et son
fonctionnement, lui deviennent extérieures, étrangères, indifférentes, donc seulement subies
passivement. L’individu est délivré du cadre prédominant et rigide de l’ancienne cité, mais
c’est pour se retrouver dans la soumission vis-à-vis de l’absolutisme monarchique.

Dans ce contexte les nouvelles philosophies caractéristiques de cette époque sont


foncièrement individualistes et dépolitisées. Il s’agit désormais, en appliquant une sagesse
personnelle particulière, de préserver la liberté seulement morale de l’individu, face à un
pouvoir tentaculaire qui lui échappe complètement. Les philosophes ne cherchent plus à
concevoir ou à analyser une structure sociale et politique globale. Ils ne recherchent plus que
le bonheur égoïste de l’individu, pour le consoler.

B) La conceptualisation philosophique du Droit

Il n’y a pas de véritables juristes professionnels en Grèce (pour cela il faudra attendre
les jurisconsultes romains). Ce sont donc des penseurs, des poètes, des dramaturges, des
hommes politiques qui réfléchissent, occasionnellement, sur les grandes conceptions de la Loi
et du Droit. Leurs analyses procèdent, implicitement, de considérations philosophiques
supérieures, ce qui, à défaut d’une précision et d’une rigueur proprement juridiques, permet à
leurs interrogations de conserver jusqu’à nos jours, une résonance intemporelle.
Aussi les questions existentielles du Droit, articulées étroitement avec la Morale et la
Politique, sont-elles évoquées avec fréquence dans la réflexion grecque.

Mais ce droit grec, appréhendé par les penseurs sous un angle philosophique n’est pas
un droit systématique, comme le deviendra, grâce aux jurisconsultes, le droit romain. Ses
règles particulières, spécifiquement juridiques, restent dispersées, décousues, parfois
incohérentes, différentes d’une cité à l’autre. Concrètement, c’est un droit pratique, mais qui
sait ponctuellement s’adapter aux nouvelles préoccupations (d’où aussi des confusions, par
contradiction de règles d’époque, de contenu ou de finalités différentes).
___

Fin du cours sur les Grecs


avant la deuxième partie qui sera consacrée bientôt aux Romains
55

DEUXIÈME PARTIE :

ROME

ou LA MATURATION DU DROIT
______

Dès l’origine, le destin de Rome s’ouvre sous de tragiques auspices : le fondateur


légendaire Romulus tue son frère Rémus. Les Romains appréhenderont dans ce meurtre
fratricide le signe d’une menace latente toujours suspendue sur leur cité : les passions, les
violences, les guerres civiles, sont prêtes à s’y déchaîner si une stricte morale ne vient
contenir, au moins chez ses dirigeants, cette funeste propension. Horace le poète le reconnaît :
« Un dur destin, le meurtre criminel du frère, pèse sur les Romains ». Aujourd’hui, les
anthropologues mythologues ont montré que, dans de nombreuses civilisations, l’éclosion de
la violence est marquée par un fratricide dont l’exemple le plus fameux est, dans l’Ancien
Testament, l’assassinat d’Abel par son frère Caïn, l’ancêtre de la race humaine.
Mais il faut remarquer ici la justification supérieure malgré tout donnée à Romulus : il
punit son frère qui ne veut pas respecter les présages manifestant la volonté des Dieux : dans
la mentalité romaine l’usage de la force est légitimé, politiquement et religieusement sinon
moralement, si elle prétend faire respecter un ordre supérieur, à terme pacificateur, une Pax
(qui est dite Pax Deorum lorsqu’il s’agit, comme ici, de l’entente entre les hommes et les
divinités).

Ainsi apparaît la préoccupation qui restera sous-jacente chez les Romains les plus
éminents : comment utiliser la violence sans être pour autant entraîné par son impulsion dans
la démesure, le mépris de toute règle morale. Les Romains se méfient de la Furor, cet instinct
incoercible de destruction nécessaire à l’agressivité. Certes, le guerrier doit en être possédé
pour se projeter hors de lui-même dans le combat, mais ce déchaînement viscéral risque, après
la bataille, de menacer l’ordre pacifique de la cité dans sa vie normale. Aussi les soldats
revenant de la guerre doivent-ils se débarrasser, se laver de cette brutalité ambiante lorsqu’ils
reviennent à la vie civile. C’est l’origine de la fameuse cérémonie du Triomphe qui
initialement constitua un rite collectif de purification. La couronne de lauriers du général
victorieux est d’abord un moyen religieux, pour annuler les violences qu’il a ordonnées et qui
seraient en temps de paix attentatoires aux prescriptions éthiques habituelles. (Mais, plus tard,
avec la banalisation des guerres et de leurs cruautés, cet attribut lauré deviendra le symbole de
la gloire militaire puis impériale).
56

Sur un plan plus abstrait, l’illustre maxime de Cicéron (– 106 – 43) « Cedant arma
togae », littéralement « que les armes le cèdent à la toge », témoigne aussi de cette volonté
romaine traditionnelle de subordonner l’emploi des armes, donc de la violence, à une autorité
civile supérieure qui assigne aux légionnaires le but politique qui justifie leur combat. Mais il
est pathétique que ce soit Cicéron, future victime d’une terreur politico-militaire, qui cisèle
pour l’éternité cette formule, au moment où la vieille République disparaît sous les coups des
légions dévoyées par les ambitieux. Il est significatif cependant que tous les empereurs, même
issus d’un coup de force des légions, prétendront, hommage parfois du vice à la vertu, détenir
leur pouvoir suprême, leur Imperium, d’une délégation régulière des souverains putatifs de
Rome, le peuple et le Sénat. En théorie, à Rome, cité du droit, il ne peut y avoir de véritable
autorité publique sans une légalité impersonnelle et transcendante. Dans cette perspective
éminente, certains proposent de traduire, dans son esprit, l’adage cicéronien par « que la force
le cède au droit, à la légalité ». C’est marquer que la contrainte, parfois nécessaire, ne peut
trouver en elle-même sa propre finalité autonome, qu’elle ne peut se justifier que si elle reste
un instrument pour imposer à terme un ordre durable fondé sur des principes moraux que l’on
assimilera bientôt à la civilisation que Rome, selon sa mission providentielle, doit étendre et
défendre.

Mais Rome s’emparant d’un gigantesque empire tout autour du bassin méditerranéen est
encore menacée, travaillée par un autre danger, venant cette fois de son peuple. Tous les
citoyens, même appauvris, prolétarisés, veulent profiter eux aussi, à leur niveau, de ces
conquêtes et des formidables richesses qu’elles drainent en Italie. Cette plèbe, dans la
nouvelle acception très péjorative que lui donnent alors les moralistes, c’est-à-dire une
populace désœuvrée, exige « panem et circenses » « du pain et des jeux » selon l’expression
fameuse de Juvénal. Depuis la fin de la République, les politiques ambitieux et démagogues,
puis les empereurs, lui font obtenir des distributions massives de denrées alimentaires et des
jeux de plus en plus grandioses. A l’apogée de l’Empire, les arènes du Colisée comportent
50 000 places assises et autant debout ; le Circus maximus (« le plus grand cirque ») peut
accueillir 250 000 personnes autour de sa piste de 600 mètres de long et de 200 de large (cf. le
film Ben-Hur) : voyeurisme et sadisme s’y déchaînent, et les spectateurs se délectent des
sanglants combats de centaines de gladiateurs, ou du festin anthropophage des fauves
dévorant les condamnés.
Les historiens d’aujourd’hui analysent cette orgie de cruautés comme une sorte de
dérivatif, de compensation, « d’opium du peuple » en quelque sorte (selon le mot bien connu
de KARL MARX à propos des religions), offert par les dirigeants pour acheter en contrepartie
la passivité du peuple, qui ne cherche plus à retirer de sa qualité de citoyen que des avantages
matériels et grossiers, en oubliant complètement la participation civique aux affaires
publiques.

Face à ces débordements excessifs qui menacent de ruiner Rome, les penseurs latins
cherchent à ériger des garde-fous, des barrières qui empêchent, ou du moins limitent les effets
de cet enivrement collectif de puissance et de jouissance. D’abord ils rappellent comme un
leitmotiv les débuts héroïques de la Rome archaïque, toujours sauvée par le dévouement de
ses citoyens-paysans, alors endurcis par leur frugalité et leur simplicité. Ces hauts faits
idéalisés doivent créer parmi les meilleurs une haute conscience de la destinée historique de
Rome qui transcende les individus et leurs petits intérêts terre à terre. Certes Rome se
57

transforme nécessairement dans la métamorphose d’une bourgade italique devenue la capitale


incomparable (l’ « Urbs ») du plus prodigieux empire jamais constitué jusque là. Mais la
volonté d’insérer ses mutations au sein d’une tradition supérieure doit permettre de les
contrôler, d’empêcher qu’elles dérapent dans un vulgaire matérialisme. En ce sens,
l’abnégation tant exaltée des vieux Romains fournit une référence, un modèle, un mythe
stimulant pour les Romains de l’époque classique.

En conséquence, les Romains chercheront toujours à placer leurs actions particulières


dans cette continuité historique magnifiée. En ce sens, la mentalité romaine se veut conserva-
trice, en appelant d’un présent décevant à un passé mythifié. Dans la forme, tous les grands
réformateurs se prétendront simplement des rénovateurs des plus anciennes, donc des plus
légitimes traditions nationales (cf. les frères Gracques et Auguste).

Avec cette prégnance des remémorations, la conscience de la romanité sera d’abord une
conscience historique donc culturelle. Pourra se dire romain celui dont les aïeux, à un
moment donné, ont volontairement rejoint la communauté de destin agrégée progressivement
en cercles concentriques de plus en plus vastes autour de Rome. Finalement est romain celui
qui reconnaît les valeurs morales et culturelles supérieures, affirmées, précisées, le mieux
qu’il soit humainement possible, par la destinée providentielle de Rome. Cela explique la
souplesse de la notion de citoyen chez les Romains. Deviendront citoyens ceux qui diront
comme Cicéron : « Rome est ma grande patrie où ma petite patrie (son pays natal, une
bourgade italienne) est contenue. » c’est-à-dire ceux qui admettront qu’en rentrant dans
l’orbite romaine leur pays d’origine s’associe à la mission transcendante de Rome diffusant
partout la civilisation. On touche là le « miracle romain » qui a permis si longtemps à cet
empire de se maintenir malgré l’extinction graduelle de ses plus anciennes familles
véritablement romaines : de nouvelles élites, de plus en plus provinciales, ayant de moins en
moins de sang italien, vont progressivement prendre le relais des anciennes oligarchies
épuisées, tout en reprenant complètement à leur compte l’histoire sublimée et l’idéal
traditionnel caractéristiques de l’homme romain. Des empereurs ayant des origines
mélangées, avec des ascendances espagnoles, gauloises, nord-africaines, syriennes,
illyriennes… seront de plus en plus les défenseurs de la Romanité, en succédant aux premiers
empereurs d’origine proprement romaine puis italienne. (A partir de Dioclétien, les princes
énergiques qui redressent l’Empire menacé sont de souche illyrienne, l’Illyrie correspondant à
la région côtière de l’ex-Yougoslavie de Tito).
(Beaucoup plus tard, le germain Charlemagne puis les souverains allemands
renoueront symboliquement avec cette tradition en se prétendant les successeurs des Césars,
chargés à leur tour de protéger la nouvelle civilisation occidentale. Par son couronnement
impérial de 800, Charlemagne procède officiellement à la « rénovation » de l’empire romain
d’Occident d’où proviendra le saint empire romain germanique, aboli par Napoléon, nouvel
empereur mais éphémère).

C’est qu’il y a une mystique de Rome, l’Urbs, la ville par excellence, mère de toute la
civilisation urbaine issue de ce monde gréco-latin. Contrairement aux conceptions grecques
cette cité exceptionnelle n’est pas constituée seulement par la communauté de ses citoyens.
Elle est divinisée et personnalisée (il y a donc une déesse Roma) avec sa fortune (« Fortuna »)
merveilleuse qui lui promet depuis Enée, l’ancêtre de Romulus, l’empire du monde.
58

Mais son ascension historique reste quand même résistible, car les Romains refusent
toute notion de fatalisme ou de déterminisme qui enchaînerait passivement les hommes. Les
Dieux sont prêts à protéger la cité prodigieuse, mais seulement si les actions de ses citoyens se
montrent dignes de cette élection surnaturelle. Dans la conception religieuse des Romains, les
Dieux offrent seulement des opportunités, des facilités, que les hommes sont toujours libres
de saisir et d’exploiter ou non. (Les fameux présages, réponse des Dieux à des questions
précises sinon prosaïques, cherchent seulement à déterminer si le surnaturel favorisera
l’action concrète projetée, lorsqu’on peut craindre une hostilité céleste).

Autrement dit, la Fortune de Rome ne peut rien sans la vertu, la fameuse Virtus des
principaux Romains. En théorie, c’est aussi la supériorité incomparable de cette Virtus qui
donne aux Romains le droit de dominer le monde. Cette complexité du destin romain, cette
complémentarité parfois défaillante entre le surnaturel et l’humain expliquent les hauts et les
bas connus alternativement par l’histoire romaine. A plusieurs reprises, les vices des citoyens
font chanceler Rome, mais des héros, magnifiés par la légende, viennent alors la sauver, en
ressuscitant par leur énergie la bravoure des ancêtres. Ainsi, les historiens restent-ils lucides
quant aux défauts de la masse. En ce sens, leurs œuvres, et la mentalité qui en découle, sont
élitistes : la vertu admirable de quelques individualités exceptionnelles vient contrebalancer
les habitudes de relâchement du plus grand nombre. Cette vertu doit donc être d’autant plus
rigoureuse que l’on monte sur l’échelle sociale, avec des responsabilités publiques accrues.

La notion-clef de Virtus condense ainsi les principales qualités morales prônées par la
civilisation latine. Étymologiquement, c’est l’énergie intérieure qui rend digne d’être un
homme véritable (Vir) en permettant de réaliser les plus hautes valeurs humaines. C’est
d’abord une maîtrise de soi, une canalisation, une discipline des instincts qui risquent de faire
sortir l’homme de lui-même, en l’enivrant. (Pour les Romains misogynes, c’est une qualité
spécifiquement virile, car la femme est censée ne pouvoir dominer ses passions). Elle
s’oppose au matérialisme qui entraîne l’homme à suivre sa pente descendante, à rechercher la
facilité immédiate, en oubliant les valeurs morales supérieures et l’effort nécessaire pour les
maintenir.

Cette Virtus est donc constituée d’un assemblage imprécis de ce qu’on appellerait
aujourd’hui des vertus ou des qualités particulières exaltées comme caractéristiques des
premiers Romains : austérité, ténacité, discipline, respect des traditions, loyauté, courage et
abnégation totale pour Rome en forment les composantes les plus fréquentes. Selon la
mentalité romaine, cette Virtus est éminemment sociale, publique, puisqu’elle exprime
d’abord une participation active à la vie civique. (En ce sens Montesquieu dira bien plus tard
que la vertu doit être le principe d’un régime républicain). Au contraire, le Christianisme en
reprenant cette notion va la déformer : la vertu chrétienne est seulement celle de l’individu
face à son Dieu.

Pour les Romains, la réussite résulte de la conjonction de cette Virtus des hommes et de
l’encouragement des Dieux. Mais si la fortune peut être parfois capricieuse, contraire, pour
des raisons éminentes que les hommes ne peuvent comprendre, la Virtus, elle, doit rester
inébranlable, inaltérable.

Le stoïcisme, vulgarisé à Rome, devient surtout une morale de l’activité qui invite
l’homme à participer, à son niveau, à l’œuvre d’organisation émanée plus ou moins
directement de la Raison universelle. Il faut d’abord établir cet ordre en soi-même, en
59

reconnaissant dans la raison individuelle un reflet de la Pensée suprême régulatrice de toute


forme de vie. On doit aussi apercevoir partout, dans la nature et les sociétés humaines (qui, à
leur manière, sont naturelles selon la leçon de la philosophie grecque), un principe sous-jacent
d’harmonie supérieure. En particulier, il doit devenir évident que l’Empire romain constitue
par excellence l’instrument privilégié employé pour faire respecter sur cette terre l’ordre le
plus rationnel possible, donc la civilisation humainement la meilleure. Chacun a donc le
devoir moral de contribuer, selon ses facultés, à son rayonnement (cf. Marc-Aurèle).
Cependant, une certaine sensibilité épicurienne s’aperçoit aussi chez les auteurs romains. Le
poète Horace recommande « Modère tes désirs. Cueille chaque jour (Carpe Diem) et ne
compte pas trop sur demain ».

Enfin, Cicéron, le plus grand orateur latin, va formuler les bases de l’Humanisme
classique : il veut réconcilier la rhétorique, l’art de bien s’exprimer, dans la forme, avec la
morale, le fond idéaliste venu des spéculations de Platon. L’homme doit parfaitement
maîtriser son expression écrite et orale, car, animal social, il est fondamentalement un être de
communication avec les autres. Mais ce langage ne doit être qu’un instrument au service
d’aspirations morales issues d’une réflexion philosophique. En ce sens il faut éviter « la
sagesse sans l’éloquence » qui serait impuissante par incapacité de trouver un écho chez
autrui, et « l’éloquence sans sagesse » qui serait pernicieuse, selon la vieille leçon de Socrate.
Là encore on retrouve ce trait caractéristique des Romains : l’action doit être sous-tendue par
un principe supérieur relevant de la valeur.

Avec ces idées, Cicéron amène la langue latine à son épanouissement. Le Latin est une
langue très complexe, mais aussi très analytique, avec des déclinaisons rigoureuses appliquées
à de nombreux cas. Cette précision évite les incertitudes qui permettent ensuite contestations
et mauvaise foi. (Notons ici que certains juristes, comme le doyen Carbonnier, ont relevé une
certaine analogie entre les structures grammaticales et l’agencement théorique d’un droit, de
ses définitions et de leur application).

Avec cette valorisation de l’action concrète, qui exprime la Virtus de son auteur, les
Romains sont surtout des réalisateurs pragmatiques, des organisateurs pratiques, et non pas
des intellectuels imaginatifs comme l’ont été certains Grecs. Virgile le poète reconnaît que la
vocation du peuple romain n’est pas de produire des artistes mais des chefs dirigeant les
autres peuples. Pour les sculptures et les peintures, les Romains se bornent souvent à diffuser,
en les imitant à des centaines d’exemplaires, les chefs d’œuvre grecs. Le caractère romain se
marque surtout par l’attitude et les traits, à la fois réalistes et sereins, des Latins statufiés. Par
contre, les Romains sont des bâtisseurs incomparables pour l’urbanisme et l’architecture, pour
ces travaux publics colossaux qui attestent leur esprit pratique et fonctionnel. Mais ils se
désintéressent de la recherche théorique, des sciences abstraites qui n’ont pas de
concrétisations immédiates et ils ne parviendront donc pas à surmonter la stagnation
scientifique et technologique qui finira par emporter l’Antiquité.

Toujours selon cette tournure d’esprit concrète, les grands penseurs, comme Cicéron et
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Sénèque, seront surtout des moralistes, et non pas vraiment des philosophes comme leurs
prédécesseurs grecs parfois perdus dans leurs nuées métaphysiques : ils partent de l’observa-
tion prosaïque des hommes pour tirer des leçons pratiques de morale. Mais ils sont également
engagés dans leur temps ; Cicéron puis Sénèque, disparaîtront de façon tragique.
L’histoire est également vue d’abord sous l’angle moral, comme une leçon appliquée où
les vertus et les vices expliquent alternativement la grandeur et la décadence de Rome. Le
grand historien Tacite le proclame « Je n’ai voulu m’attacher qu’aux pensées qui se
distinguent par leur noblesse ou par une bassesse inouïe, car le devoir principal de l’histoire
est d’empêcher l’oubli des vertus et d’inspirer la crainte de la postérité et de l’infamie pour
les actions scélérates ».

On comprend ainsi que la seule création authentiquement originale du génie latin ait été
l’apparition de véritables juristes professionnels qui, à partir de l’observation de la réalité
sociale, vont définir et préciser méthodiquement, de façon exhaustive, l’ensemble des
relations et des actions humaines qui constituent le droit. Comme dans toutes les autres
réalisations romaines, ils vont chercher à établir des règles durables et logiques qui
garantissent un ordre effectif dans la vie en communauté.

Empreint d’une morale pratique de l’action, la mentalité romaine va se cristalliser


autour de quelques grandes notions clefs nécessaires à la véritable Virtus et qui vont
déterminer les comportements.

Tout d’abord, avec l’idéalisation de l’histoire, il y a le respect sacré du Mos (singulier)


ou des Mores Majorum, c’est-à-dire des mœurs, des coutumes, des valeurs des ancêtres. La
mentalité foncièrement conservatrice et ritualiste des Romains insiste sur la continuité entre le
passé, le présent et le futur, qui permet à Rome d’accomplir sa destinée providentielle.
Cicéron pense ainsi que la force de Rome vient de ce que ses règles d’organisation ont
été graduellement produites par sa très longue histoire. Cicéron récuse ainsi l’exaltation
classique chez les Grecs du prestigieux législateur fondateur. Toujours les Romains se méfient
de l’individu seul laissé à lui-même : les traditions ancestrales valent mieux que ses raisonne-
ments abstraits car elles ont prouvé depuis longtemps leur efficacité pratique. De là les
Romains concluent que les lois ne peuvent être efficientes que si elles respectent les mœurs
traditionnelles.
Cependant, cette volonté trop systématique de toujours se référer aux Anciens va, par
exemple pour la littérature, entraver toute spontanéité, toute véritable originalité.

La Virtus de l’individu s’exprime d’abord, en théorie, par sa Dignitas qui le classe dans
la hiérarchie sociale, sans être une conséquence obligée de sa richesse matérielle (mais en
réalité il y a quand même une forte corrélation). (C’est ce qui explique le rôle singulier des
Censeurs qui sanctionnent ceux qu’ils estiment indignes de la Dignitas normalement
afférente à leur rang et à leurs responsabilités publiques).
61

La Dignitas fonde la Libertas spécifique que le droit et la société reconnaissent à chacun.


Ainsi, une Dignitas de citoyen entraîne sa Libertas de citoyen. (En ce sens, le citoyen romain,
au nom de sa qualité éminente, ne peut, normalement, être soumis à des traitements
dégradants, à la torture et à une exécution sommaire et arbitraire (= Dignitas).
Corrélativement (Libertas) il a la plénitude d’exercice de son statut privilégié).

Mais l’homme ne vit pas seul et il doit accommoder sa Libertas à la Pietas, c’est-à-dire
au respect des devoirs qu’il a envers ceux qui ont été, d’une manière ou d’une autre, ses
protecteurs. Le Romain doit reconnaître sa dette. La notion de Pietas s’applique donc à de
nombreuses relations, par exemple entre les hommes et les Dieux (sens exclusif que
conservera le Christianisme) mais aussi dans la famille et encore dans d’autres domaines.

La Pietas évaluée par les Dieux pour maintenir la Pax Deorum, contribue ainsi au fas,
une très ancienne notion romaine qui a donné en Français les adjectifs fastes et néfastes. Le
Fas c’est, en quelque sorte, le soubassement invisible de toute action humaine. C’est ce Fas
qui les rend satisfaisantes et efficaces. Les Romains vont donc chercher systématiquement à
l’obtenir, pour avoir le plus de chances de réussite. La guerre elle-même doit être juste
« justum » pour rester sous le signe du Fas et de la bienveillance des Dieux.

Mais il ne peut y avoir de relation humaine assurée et pacifique sans Fides, c’est-à-dire
sans la bonne foi qui seule permet une confiance mutuelle. Cette Fides est d’ailleurs divinisée
et elle a un temple très ancien à Rome. Tout engagement, moral ou juridique, est donc placé
sous sa sauvegarde. Seule, cette loyauté, garantissant l’exécution scrupuleuse de la parole
donnée, permet de remplacer un rapport de force, de domination par une véritable entente
réciproque. Car, selon les Romains, il existe pour les hommes deux sortes de contrainte :
d’abord, bien sûr, la contrainte extérieure de la force brute, mais aussi, plus importante sur la
longue durée, la contrainte morale intériorisée, fondée sur le respect de sa parole, c’est-à-dire
de soi-même. La véritable stabilité ne provient pas de la violence, mais d’un engagement libre
et loyal. Ainsi, vis-à-vis des autres peuples, Rome prétend les associer, sous l’égide de la
Fides, soit sans guerre, soit après une guerre (Mais par contre, les Romains sont impitoyables
contre ceux dont ils estiment qu’ils ont trahi la Fides qui devait désormais les lier).

Enfin, une dernier conception spécifiquement romaine, celle d’Humanitas, singularise,


en théorie, la domination romaine. C’est la conséquence de la mission que se donnent les
Romains d’être les instruments de la civilisation face aux barbaries archaïques insoucieuses
de la vie et de la dignité humaine. Au nom de cette Humanitas, par exemple, les généraux
romains font interdire les sacrifices humains, même traditionnels, dans les régions qu’ils
contrôlent.
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Si les Grecs, avec leur esprit spéculatif et donc abstrait, ont su fonder véritablement,
dans leurs principes, les grandes disciplines intellectuelles, les Romains, eux, se voulant
d’abord tournés vers l’action concrète, seront surtout des organisateurs qui vont adapter,
diffuser, généraliser les valeurs et les réalisations d’une civilisation devenue classique sous
l’appellation de gréco-latine (pour symboliser l’amalgame de ses deux principales
composantes).

Avec ses dimensions gigantesques, l’Empire romain devra fatalement, pour se


perpétuer, résoudre des questions d’une dimension et d’une durée inconnues jusque là. Même
si Rome est à l’origine assez similaire aux cités grecques ses contemporaines, elle conquiert
rapidement un territoire qui ne cesse plus de s'accroître (jusqu'à Trajan au début du deuxième
siècle), ce qui la rend vite incomparable même à Athènes ou à Sparte. Développant le
réalisme et le pragmatisme foncier qui leur a permis de s’imposer progressivement, souvent
par les armes, les Romains devront devenir des administrateurs efficaces pour pérenniser leur
empire.

Dans tous les domaines les Romains chercheront à mettre en ordre, à structurer, à
organiser ce qui n’existait auparavant que ponctuellement, de façon éparse et lacunaire. Par
exemple, en matière architecturale, les Romains, formidables bâtisseurs, vont parsemer leur
empire de villes, de routes, de ponts, d’aqueducs, de bâtiments publics, selon des règles et des
formes analogues. Dans le domaine intellectuel, leur principal apport, le plus important et le
plus original, sera la création par les fameux jurisconsultes, de la science juridique comme
discipline autonome, analysée et enseignée par de véritables juristes, donc des professionnels.
Supérieurement structuré, mis en ordre, le droit romain avec ses définitions précises, ses
classifications exhaustives, ses modes de raisonnement spécifiques, conservera toujours une
influence décisive sur tous les juristes (même à leur insu ils utilisent aujourd’hui des notions
qui en proviennent plus ou moins directement).

Pour le droit public, alors que les Grecs avaient dégagé les principes essentiels de la
pensée politique, les Romains vont fournir à la civilisation occidentale son modèle de
référence pour l’organisation d’un vaste État territorial administrant dans l’intérêt commun du
pouvoir et des populations. De plus, faisant bénéficier du droit romain des vainqueurs, et donc
de ses garanties juridiques, le statut de citoyen, oblige cet État d’un nouveau type à
reconnaître (dans les circonstances normales !) des préceptes supérieurs régulant toute la vie
sociale autour des prérogatives et des capacités que les juristes reconnaissent à la personne
sujet de droit.

Nous planterons donc en I le décor, c’est-à-dire que nous jalonnerons succinctement,


brièvement, les grandes étapes historiques connues par cet État romain.

Ainsi pourrons-nous mieux comprendre le II l’Invention de la Science juridique, car


bien sûr, la création de la science juridique par les jurisconsultes ne peut s’abstraire de son
contexte historique qui conditionne les modes de formulation du droit.
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I – DE LA CITÉ A L’EMPIRE :
L’INVENTION DE L’ÉTAT TERRITORIAL

A) LA RÉPUBLIQUE AUX SOURCES DE LA GRANDEUR ROMAINE

En plein milieu de la Méditerranée, séparant ses deux bassins (occidental et oriental), la


péninsule italienne offre également l’avantage de se trouver au débouché de l’Europe
continentale. Aussi, au huitième siècle avant Jésus-Christ, lorsque commence l’histoire
romaine, l’Italie est-elle occupée par des populations diversifiées, aux origines encore très
controversées. Pour leur importance dans notre exposé, nous évoquerons d’abord les
peuplades italiques au centre de la péninsule. Elles parlent des langages indo-européens et se
subdivisent selon leur langue particulière, tel le Latin parlé dans la région du Latium autour
de Rome. Le nord de la péninsule est dominé par les mystérieux étrusques (jusqu’à l’empire
romain l’Italie proprement dite s’arrête à la petite rivière du Rubicon, ce qui en exclut la vaste
plaine du Pô qui deviendra Gaule cisalpine puis la Lombardie). Ils créent une civilisation
prospère et originale, avec des villes importantes, ce qui leur fait exercer une influence
civilisatrice majeure sur l’Italie centrale. Ces Tuscii, comme les appelaient les Romains, ont
laissé leur nom à la région de la Toscane autour de Florence. Enfin, les Grecs commencent à
implanter des colonies sur le littoral de l’Italie du Sud, qui deviendra, avec les installations de
Sicile, la « Grande Grèce ». Eux aussi vont diffuser alentour leur culture

1°) La cité archaïque à la conquête de l’Italie

La légende, sous sa forme classique consacrée par Virgile et Tite-Live, grands auteurs
de l’époque d’Auguste, montre l’ancienneté et le prestige des origines de Rome qui la font
participer à la mythologie antique la plus vénérable.

Virgile, dans son œuvre fameuse l’Enéide, se pose en continuateur de l’illustre


Homère : après la chute de Troie, son héros Enée le prince exilé, le fils de la déesse Vénus,
vient fonder, sous l’inspiration des dieux, un établissement dans le Latium, après un périple
traversé d’aventures et d’une romance avec la capiteuse Didon reine de Carthage. (cf. Tome I
du polycopié). Enée et ses compagnons épousant les filles du pays fusionnent avec les
populations autochtones. Bientôt, le fils d’Enée va fonder Albe (longtemps rivale de Rome).
Après quatre siècles survient, dans la dynastie issue d’Enée, l’usurpation d’un frère
cadet, Amulius, sur son aîné Numitor qui est détrôné. Pour qu’elle ne puisse procréer de
compétiteurs, la fille de Numitor est vouée à une virginité sacrée et perpétuelle puisqu’elle est
faite vestale (cf. ci-après). Mais Mars, le rude dieu de la guerre parvient à l’engrosser.
Amulius décide de faire périr les jumeaux nouveau-nés, Romulus et Rémus. mais,
abandonnés, ils sont recueillis par une louve qui les allaite. Élevés ensuite par des bergers, ils
vont constituer avec leurs camarades, une bande pour abattre Amulius. Après avoir restauré
sur le trône leur grand-père Numitor, ils préfèrent fonder avec leurs compagnons, une cité
entièrement nouvelle.
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Tandis que Romulus trace solennellement le sillon qui représente la future enceinte,
Rémus pour braver son frère, saute par-dessus les limites ainsi tracées. Romulus le tue instan-
tanément car il ne veut pas laisser impuni cet outrage à son autorité et à la sacralité attachée
par les Romains aux délimitations territoriales comme les murailles ou les bornes.

Traditionnellement, l’année de cette fondation légendaire de Rome formait le point de


départ, l’année zéro, de la datation romaine. Dans l’ère chrétienne elle est devenue l’an 753
avant Jésus-Christ. Or, depuis un demi-siècle, les archéologues ont pu constater qu’effec-
tivement, au milieu du 8ème siècle av. J.C., de gros villages installés sur les sept collines de
Rome commençaient à s’organiser. On a pensé qu’ils s’étaient alors unis pour créer la
nouvelle cité.

a) Le rejet fondateur de la royauté

Romulus, dans la mythologie romaine, est considéré comme le premier roi de Rome.
Plusieurs monarques légendaires lui succèdent.

Au sixième siècle avant Jésus-Christ, des rois étrusques gouvernent Rome et semblent
beaucoup mieux attestés historiquement. Les Étrusques occupent alors effectivement le
Latium. Ces souverains étrusques sont d’abord des chefs de guerre qui s’imposent énergique-
ment. Sans doute encouragent-ils le développement des classes urbaines, pour contrebalancer
l’hostilité latente des grands propriétaires fonciers de l’aristocratie mécontents de leur autori-
tarisme. Grâce à ces rois ambitieux, Rome devient une grande ville, avec un mur d’enceinte et
des bâtiments publics.

Profitant du déclin des Étrusques, les Romains, sous l’impulsion des grandes familles,
se révoltent contre le dernier roi étrusque Tarquin le superbe, dont la légende fera, selon le
modèle grec, l’archétype du tyran capricieux et arbitraire, bafouant toutes les coutumes et
toutes les convenances, en particulier à l’encontre des vénérables sénateurs.

La proclamation à la fois de la République et de l’Indépendance en – 509, constitue


une césure capitale dans la tradition romaine, car elle fonde le nouveau régime qui
caractérisera Rome et qui, officiellement, se perpétuera jusqu’aux derniers empereurs.
L’histoire romaine commence vraiment, après les tâtonnements de la préhistoire fabuleuse des
anciens rois. Cependant, avec le pragmatisme foncier qui les caractérisera toujours, les
Romains sauront réutiliser, dans un nouveau contexte, de nombreux éléments venus de cette
période royale.

Schématiquement, les institutions de la Rome archaïque peuvent être regroupées en


deux ensembles, qui montrent les deux formes politiques rivales. La vie publique et privée des
Romains est imprégnée de rites magico-religieux. Toutes les décisions importantes sont
soumises à la divination, c’est-à-dire à l’examen de signes censés manifester l’accord ou le
désaccord des forces supra-humaines : les augures interprètent les auspices (par exemple
selon le vol des oiseaux ou selon l’aspect des foies des animaux sacrifiés). Chaque groupe
humain est sous la protection particulière de divinités reconnues officiellement par une
cérémonie solennelle d’In/auguration. Ainsi, la famille donne-t-elle lieu à un culte
domestique, par exemple vis-à-vis des Pénates qui la protègent. Il existe donc une grande
65

variété de types de cultes, mais la Cité s’adresse surtout aux divinités majeures, qui sont
bientôt assimilées aux dieux grecs de l’Olympe. Plusieurs collèges sacerdotaux en sont
chargés et occupent une place importante dans la vie romaine. Citons seulement les Pontifes,
dirigés par un Grand Pontife, le Pontifex maximus, titre que reprendront plus tard les
empereurs puis les papes (que l’on appelle aujourd’hui souverains pontifes). Les Vestales, des
vierges consacrées (sous peine d’être enfouies vivantes), sont chargées d’entretenir
perpétuellement le feu sacré, symbole de la pérennité de Rome.

Retenons que pour les Romains, chaque décision particulièrement l’exercice des
pouvoirs publics, a nécessairement un aspect sacral, qui exige, sous peine de courroux
célestes, le respect de rites précis. De là provient un formalisme très strict qui se retrouvera
dans le droit romain.

Pour en revenir au roi, son Imperium lui confère, normalement, une puissance absolue
de commandement sur tous, ce qui se manifeste par les licteurs qui le précèdent. Ces gardes
portent des faisceaux de baguettes qui réunissent une double hache, car théoriquement, le
licteur doit pouvoir frapper, instantanément, pour tuer, sur ordre du titulaire de l’Imperium,
toute personne qui méconnaîtrait son autorité. Le roi, d’après l’étymologie de son nom (de
Regere = diriger, mettre de l’ordre) doit superviser la vie de la cité : Il a des pouvoirs
judiciaires, mais assez limités, car les grandes familles règlent elles-mêmes les différends
survenus en leur sein (= justice privée). Le roi ne sanctionne directement que quelques très
graves crimes publics qui menacent l’ordre de la cité. La tradition attribue à certains rois
prestigieux des « lois royales » mais il s’agit sans doute d’une interprétation très postérieure.
Surtout, le roi, sous peine de devenir tyrannique comme Tarquin le Superbe, doit
ménager les institutions et les pratiques traditionnelles suscitées par l’aristocratie qui équilibre
le pouvoir royal.

La société archaïque romaine est dominée par les grandes familles qui constituent les
gentes. La gens (au singulier) regroupe tous ceux qui prétendent descendre d’un ancêtre
mythique, d’où des cultes et un nom identique.

Le pater gentis, le chef de la gens, dirige, pour les affaires communes, les patres
familiae (c’est-à-dire les chefs de famille : Pater au singulier ; Patres au pluriel) car la Familia
est la subdivision de la Gens, avec une autonomie pour ses affaires propres, qui fait du pater
familias une sorte de roi domestique.

Ces gentes forment une aristocratie qui prétend diriger la cité en traduisant au plan
politique leur domination sociologique des campagnes. Elles possèdent en effet les grandes
propriétés foncières et surtout elles disposent de vastes clientèles où les petits paysans sont
obligés d’entrer.
Dans le clientélisme, qui caractérisera toujours, sous des formes renouvelées, la société
romaine, le patron protège, de diverses manières, ses clients, qui, en contrepartie, lui doivent
obéissance et dévouement (et bientôt devront voter dans le sens qui leur sera indiqué). Avec
l’avènement de la République ces descendants de patres seront appelés patricii, patriciens et
formeront le patriciat.

Ces grandes familles sont représentées, à côté du roi, par la prestigieuse assemblée
du Sénat qui rassemble 300 anciens (= « seniores ») dirigeant les gentes. Ils incarnent la
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pérennité de la cité et de son ordre et doivent être consultés par le roi pour les grandes
décisions.

Enfin, le peuple "Populus" doit approuver toutes les mesures (d’ordre privé ou public)
qui modifient les habitudes et les usages de cette société. Les assemblées du peuple forment
des Comices dont il existera plusieurs formes que nous ne pouvons malheureusement
spécifier ici. Nous pouvons seulement retenir que ces Comices seront toujours dominés et
manipulés par les puissants, d’abord pour l’organisation du suffrage, censitaire ou en unités
dirigées par les notables, ensuite par leur rôle passif d’approbation des propositions des
magistrats qui les président. A l’époque royale, ce populus assemblé ne comporte que les
hommes intégrés dans le système socio-politique des gentes. Toute la population,
essentiellement urbaine, qui y échappe, est donc complètement exclue de la vie publique. Elle
constituera bientôt la plèbe

En conclusion, on comprend que la Révolution de – 509 constitue d’abord une réaction


aristocratique contre une royauté sortie de son rôle traditionnel en voulant transformer autori-
tairement et brutalement, le fonctionnement de la société. Au-delà des péripéties
conjoncturelles, la mentalité collective romaine restera toujours marquée par quelques
constantes suscitées par cette rupture. Pour les Romains, contrairement aux Grecs, il ne peut
y avoir durablement de rois bénéfiques. La royauté débouche toujours sur la tyrannie dont elle
devient synonyme. Seule la Res publica garantit la Libertas, d’abord de la cité elle-même vis-
à-vis des puissances étrangères, ensuite du citoyen qui y bénéficie de garanties juridiques le
préservant normalement de l’arbitraire d’un pouvoir déréglé. Pour avoir sous-estimé la force
de cette allergie viscérale à la Royauté, Jules César tombera sous les poignards des conjurés
républicains, et son successeur Auguste prendra la précaution de se présenter comme le
restaurateur de la République, en organisant un régime impérial original qui ne rompt pas, du
moins formellement, avec les institutions républicaines traditionnelles.

Dans cette perspective les pouvoirs et fonctions publiques du nouveau régime


républicain, seront déterminés pour concilier à la fois l’efficacité nécessaire à une cité
guerrière et la crainte de favoriser une autorité trop personnalisée qui échapperait aux cadres
rigides des structures étatiques. La collectivité est devenue l’exclusive et jalouse souveraine
de la cité car Res publica provient étymologiquement de Res populica, c’est-à-dire chose du
peuple Populus. Il faut ici préciser que le populus romain est une notion essentiellement
juridique, sans connotation sociale : c’est l’ensemble des citoyens, qui seront parfois très
minoritaires dans la population.

Proclamer la République, c’est donc affirmer qu’il existe une sphère d’intérêts publics, pris en
charge par un État dépersonnalisé, qui doit toujours dominer et soumettre les intérêts privés
forcément égoïstes.

b) L’organisation progressive de la cité

La vie politique de la République est d’abord marquée par le dépassement du clivage


originaire entre les patriciens et les plébéiens. Les patriciens qui ont créé la République
veulent se réserver toutes ses charges publiques. La plèbe urbaine, exclue du nouveau régime,
menace de faire sécession en se retirant sur le Mont Aventin vers – 493. Les patriciens sont
obligés de lui faire des concessions pour éviter la formation d’un nouvel État plébéien rival.
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Les conciliateurs font valoir une comparaison anthropomorphique qui deviendra classique :
les groupes sociaux sont comme les organes vitaux d’un grand corps collectif : ils ne peuvent
exister séparément et ne se développent qu’en assurant par leurs échanges la vitalité du Tout
social vu ici comme biologique. Au fil des temps, cette analogie, cette métaphore, seront
régulièrement reprises pour montrer à la fois une solidarité et une hiérarchie : ainsi au Moyen
Âge assimilera-t-on souvent les ordres privilégiés aux organes les plus valorisants, le clergé et
la noblesse formant la tête, le cœur ou les bras, tandis que la bourgeoisie sera comparée au
ventre et que les paysans constitueront les jambes et les pieds de l’organisme social.

Dans une première phase, des organes spécifiquement plébéiens sont reconnus à côté
des institutions normales de la cité. La plèbe aura ses propres assemblées, imposant ses
décisions ou plébiscites à tous les plébéiens (au troisième siècle av. J.C. les plébiscites
acquerront force de loi, donc pour tous les Romains, lorsque ces assemblées se confondront
avec les Comices), et désignant les tribuns de la plèbe (quatre puis dix) chargés de défendre
les plébéiens face à l'État.
Ces tribuns de la plèbe n’ont pas de pouvoir actif de commandement car ils ne sont pas
de véritables magistrats, mais ils disposent de la redoutable faculté de pouvoir paralyser par
une sorte de veto, toute décision publique (sauf le vote) qu’ils estiment attentatoire à la plèbe
et aux plébéiens. Cependant les sénateurs vont souvent déjouer, dans les faits, cette
prérogative, en faisant désigner, parmi les dix tribuns un de leurs obligés dont le veto pourra à
son tour neutraliser celui de ses collègues. Alors qu’aujourd’hui le vocable de « tribun » est
synonyme d’orateur capable de subjuguer la foule, le terme de « fonction tribunitienne » est
employé dans le vocabulaire politique pour désigner le rôle de certaines fortes personnalités
qui expriment, hors des institutions traditionnelles, des revendications vivement ressenties par
une fraction du populaire.

Effectivement, à Rome, l’influence de ces tribuns va graduellement amener les


patriciens à concéder, en théorie, l’égalité politique. Le processus est achevé dans la seconde
moitié du quatrième siècle av. J.C. lorsque des plébéiens accèdent ordinairement aux
magistratures les plus prestigieuses, comme le consulat, et peuvent donc entrer au Sénat.
Cependant cette « démocratisation » est en trompe l’œil. Les vieilles familles patriciennes
s’allient, par des mariages et des affaires, avec de nouvelles grandes familles émergées de la
plèbe. Une étroite oligarchie contrôlera toujours la République qui ne sera jamais
démocratique. Son noyau est la Nobilitas composée d’une centaine de familles puissantes
dont l’un des membres a été magistrat important, et surtout sénateur. Cette élite sociale
prétend toujours accaparer les principales charges publiques. L’opposition archaïque entre
deux statuts juridiques devient un antagonisme social entre les plus riches et les plus pauvres.
Dans ce nouveau sens, la plèbe va désormais signifier, de façon péjorative, la multitude, le
quantitatif.

Pour les magistratures classiques de la République nous relèverons, très brièvement et


très schématiquement, sans préciser les évolutions historiques, les principales notions qui
auront de fortes incidences sur l’Empire puis sur les Etats occidentaux qui s’inspireront du
modèle romain. Comme on l’a évoqué, l’organisation institutionnelle de la République veut
concilier à la fois une efficacité martiale et l'impossibilité d’établir par ce biais une
domination trop personnalisée et donc tyrannique. Aussi la vigueur des attributions conférées
aux magistrats est-elle contrebalancée par l’élection (par les Comices), l’annualité (durée
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d'une année) et la collégialité. Puis une certaine spécialisation et une hiérarchisation se


développeront progressivement.

Tous les magistrats ont la Potestas c’est-à-dire la « puissance » de fait qui leur permet
de donner des ordres aux citoyens dans l’exercice de la charge particulière que leur confie la
République. Seules les magistratures supérieures (dictateur, consuls et préteurs) disposent de
l’Imperium, un pouvoir suréminent et indifférencié car marqué de sacralité, dans la tradition
royale. Il leur permet normalement de faire tout acte civil ou militaire. Il comporte un pouvoir
de coercition presque absolu (mais certaines limitations interviendront) : la force publique
peut être requise instantanément pour châtier tout récalcitrant.

Dans un premier temps, après des tâtonnements, les Consuls recueillent, dans la
seconde moitié du cinquième siècle, l’essentiel des attributions royales, sauf les fonctions
sacerdotales dévolues surtout au Grand pontife et un peu au rex sacrorum symbolique. Pour
maintenir sa force incontestable leur pouvoir d’origine royale n’est pas divisé, il est dédoublé
entre les deux « collègues » (étymologie de consuls, d’où aujourd’hui les juridictions
consulaires, constituées de commerçants) qui peuvent cependant se paralyser mutuellement,
puisque leurs attributions sont absolument égales. Significativement, ils bénéficient d’une
symbolique typiquement royale : ils sont escortés par les licteurs prêts à frapper
immédiatement, en théorie, tout opposant. (Plus tard Mussolini, un « César de Carnaval »
selon une expression fameuse, reprendra l’emblème du faisceau des licteurs comme « logo »
de son parti soi-disant continuateur de la grandeur et de l’Etat romains, d’où son nom de
fascisme). Les années sont datées de leurs noms comme pour les rois autrefois.
Par leur Imperium protéiforme, ils sont les magistrats suprêmes de la cité, chefs à la fois
de son gouvernement civil et de son commandement militaire, convoquant et présidant les
Comices qui les désignent, on l’a vu, pour une année seulement, avec interdiction de se repré-
senter (jusqu’au deuxième siècle av. J.-C.). Mais, comme tout magistrat, ils peuvent être
condamnés à leur sortie de charge pour d’éventuels abus. Surtout, au fur et à mesure que se
développe l’administration romaine, certaines de leurs fonctions techniques vont être progres-
sivement démembrées au profit de nouvelles magistratures.

Ainsi, une sorte de séparation va intervenir entre l’ordonnateur des dépenses (le consul)
et le payeur qui sera un questeur spécialement contrôlé par le Sénat (c’est l’apparition du
principe fondamental des finances publiques françaises). On le voit, les questeurs administrent
le trésor public. Les édiles quant à eux, vont se charger, grosso modo, de l’administration
municipale (c’est pourquoi aujourd’hui en France les élus locaux sont parfois appelés
(cérémonieusement ou sarcastiquement) des édiles).

Pour nous juristes, les magistrats les plus importants sont les préteurs (dont le nombre
ne cessera graduellement d’augmenter, alors qu’à l’origine il y en avait un, puis deux). Les
préteurs, comme les consuls, ont l'Imperium, ce qui leur confère le pouvoir particulier de
Juris dictio, c’est-à-dire de dire le droit qui sera appliqué dans un litige. Au milieu du
quatrième siècle av. J.C., la complication croissante des affaires rend nécessaires leurs
attributions spécialisées, essentiellement judiciaires.

En cas de péril national pressant s'impose la dictature républicaine assez comparable,


d'une certaine manière, aux pouvoirs extraordinaires prévus par l'article 16 de notre
Constitution de 1958 en faveur du Président de la République lors de circonstances
exceptionnelles. Le dictateur, choisi par un accord des consuls et du Sénat, investi par les
Comices de son Imperium exorbitant, exerce, pour le salut de la République une magistrature
extraordinaire : il concentre tous les pouvoirs et commande à tous les magistrats, y compris
69

les consuls. Mais ces attributions sont éminemment temporaires et ne peuvent excéder six
mois, c'est-à-dire la durée d'une campagne militaire car il est généralement nommé pour la
diriger (dans les faits, ses pouvoirs sont donc surtout militaires). La légende romaine a glorifié
la figure de Cincinnatus qui, sa dictature glorieusement achevée, retourne immédiatement à
sa charrue et au champ où on était venu le chercher : il symbolise l'abnégation des soldats
paysans qui firent longtemps la force des légions romaines.

Enfin les censeurs sans être de véritables magistrats n'en exercent pas moins une
autorité morale redoutable. Choisis tous les cinq ans par les Comices parmi les plus
vénérables sénateurs, ils sont chargés d'effectuer le recensement des citoyens (d'où leur nom).
Dans ce travail ils les répartissent, selon leur fortune dans les différentes classes censitaires
qui segmentent rigidement le corps civique. Pour immoralité ou incivisme ils peuvent blâmer
discrétionnairement un citoyen en le punissant d'une "nota censoria" qui lui barre toute
carrière publique, et en particulier le Sénat, dont il peut même être exclu. (Ils dressent la liste
des sénateurs normalement choisis parmi les hauts magistrats).

En théorie, la souveraineté populaire est exercée par les Comices qui représentent le
Populus. Sans entrer dans la distinction entre les trois types de Comices, retenons seulement
qu'ils sont, comme on l'a déjà dit, toujours contrôlés et manipulés par les notables. Le vote est
organisé par classes censitaires, ce qui assure la prédominance des plus riches, ou par unités
géographiques (tribus), ce qui garantit l'emprise des grands propriétaires fonciers. Le
clientélisme y sévit ouvertement car le scrutin est normalement public. Enfin, les Comices
n'ont aucune initiative : ils se bornent à approuver ou à rejeter les propositions des magistrats
qui les convoquent et les président (eux-mêmes, on le verra, sont normalement soumis au
Sénat). Aussi, la pratique est-elle souvent en contradiction avec la théorie officielle. Le
Populus souverain est supposé prendre toutes les grandes décisions engageant la vie de la
communauté, ainsi les lois qu'il vote ou les magistrats qu'il désigne (sur proposition du
magistrat sortant de sa charge), mais c'est une fiction, un paravent pour les oligarques (de
nombreux citoyens n'étant pas présents à Rome ne peuvent pas voter non plus).

Quelques mots enfin sur la conquête romaine qui s'étend progressivement, après bien
des péripéties dramatiques, à l'ensemble de l'Italie péninsulaire, jusqu'au milieu du troisième
siècle où l'expansionnisme romain vient se heurter en Sicile à un autre impérialisme, celui de
Carthage, l'antique cité de Didon. Rome a d'abord groupé autour d'elle une trentaine de cités
latines dans une confédération latine qu'elle domine de plus en plus, avant de la supprimer
finalement. A la fin du quatrième siècle une vaste confédération italienne est formée par
Rome qui oblige, de gré ou de force, toutes les cités italiennes à y entrer. Les confédérés, les
Socii, doivent payer de lourds impôts et fournir des contingents militaires importants.

Enfin, lorsque l'expansion romaine déborde l'Italie péninsulaire proprement dite, Rome
organise ces nouvelles conquêtes en provinces (la première sera la Sicile). Ces terres
occupées sont exploitées systématiquement par leurs Gouverneurs qui y multiplient les abus
et les spoliations. Ces gouverneurs sont des magistrats sortants de leur charge et à qui le Sénat
a prorogé leur Imperium pour l'administration de la province, et qui sont donc devenus des
pro-préteurs ou des pro-consuls. Les protectorats ont un régime beaucoup plus favorable
puisque ces "amis" ou "alliés" ont passé avec Rome un traité bilatéral qui leur garantit
normalement une certaine autonomie. Enfin, les Romains installent des colonies de citoyens
romains sur les points stratégiques qu'ils veulent contrôler. Contrairement à la colonisation
des cités grecques ces établissements ne cessent de dépendre étroitement de leur métropole :
70

les colons conservent leur qualité de citoyen romain et leurs droits politiques s'ils reviennent à
Rome. Enfin, chaque colonie constitue pour son administration locale, une sorte de petite
Rome en miniature avec un Sénat, des Comices et des magistrats municipaux.

2°) L'inadaptation de la cité et la conquête du bassin méditerranéen

Dans les deux derniers siècles avant Jésus-Christ la cité romaine va éprouver des
malaises (a) puis des crises (b) de plus en plus graves.

Un nouveau régime, l'Empire, finira par supplanter la vieille République, car celle-ci
s'avère incapable de se métamorphoser, d'assurer, pour pérenniser d'immenses conquêtes, la
transformation de l'ancienne cité et de ses cadres étriqués en un véritable État territorial
profitant à tous les administrés. Avec trop d'égoïsme, Rome et son oligarchie sénatoriale
refusent de considérer les gigantesques territoires et populations conquises comme autre chose
que des proies qu'il faut exploiter sans vergogne au profit exclusif d'une minorité de citoyens
(même si la masse du corps civique, se chiffrant en centaines de milliers, apparaît énorme en
comparaison des cités grecques, ce qui permet d'entretenir l'expansionnisme).

a) La domination de l’oligarchie sénatoriale

La seconde guerre punique(– 219 – 201) marque à la fois le triomphe de la République


traditionnelle et le commencement de sa dénaturation, en ouvrant la période du grand
impérialisme romain qui va toujours plus altérer les anciens fondements sociaux et psycholo-
giques du régime.

A la suite de la première guerre punique (– 264 – 241) Rome a été obligée de se doter
d’une flotte et elle s’est emparée de toute la Sicile. Dans la seconde guerre punique,
Hannibal, audacieux aristocrate carthaginois, porte la guerre au cœur même de l’Italie. Parti
de la colonie de Carthagène dans le sud de l’Espagne, il traverse les Pyrénées puis les Alpes
avec son armée et ses éléphants de combat. Il inflige aux Romains à Cannes (dans le Sud de
l’Italie) (– 216) l’un des pires désastres de leur histoire militaire. Mais Hannibal laisse passer
sa chance : au lieu de foncer sur Rome aux abois, il préfère se prélasser dans les « délices de
Capoue » (près de Naples) laissant aux Romains le temps de reconstituer leurs légions par une
nouvelle levée en masse. Cette guerre totale longtemps incertaine, qui met en jeu la survie
même de Rome, alors qu’Hannibal rôde en Italie du Sud, ne s’achève qu’après la bataille de
Zama (– 202) près de Carthage, remportée par Scipion désormais appelé l’Africain.

Les conséquences du conflit sont décisives. Rome, sans rivale désormais, se lance à la
conquête du bassin méditerranéen (En – 146, les Romains détruisent Carthage : troisième et
dernière guerre punique). Par la force, Rome va se constituer en moins de deux siècles un
gigantesque empire qui va exacerber toutes les convoitises et dérégler tous ses équilibres
institutionnels et sociaux. Au plan social, la dévastation de l'Italie, la durée presque
ininterrompue des campagnes militaires ont ruiné les classes rurales moyennes, qui, avec le
civisme de leurs rudes paysans-soldats, constituaient un pilier social fondamental de la vieille
République.

Enfin, politiquement, le Sénat est le grand vainqueur du terrible conflit. Il a assuré la


continuité de la poursuite de la guerre, et désormais il dirige toute la vie publique.
71

Dans ce contexte, la fameuse célébration par Polybe des vertus spécifiques du régime
politique romain est une idéalisation marquée qui sert surtout à masquer la prépondérance
effective du Sénat. Pour le Grec Polybe, au milieu du deuxième siècle av. J.-C., la vigueur
incomparable de Rome s'explique par l'harmonieuse combinaison des composantes de ses
pouvoirs publics : la République a un aspect monarchique par l'autorité impérative et
incontestable de ses hauts magistrats (revêtus de l'Imperium). Mais elle a aussi un fondement
démocratique par la souveraineté du Populus, qui intervient sur toutes les grandes affaires
concernant la collectivité. Enfin le Sénat, censé regrouper l'élite des Romains, donne, par son
ascendant, une teinte aristocratique au régime.
Pour Polybe, Rome devient ainsi le modèle du régime mixte. Alors que les trois types
de régimes purs (Monarchie, Aristocratie, Démocratie) risquent facilement de se pervertir,
l'alliage d'éléments dissemblables permet, par leur équilibre réciproque, d'empêcher leur
dénaturation. Ces pouvoirs d'origine différente qui ne peuvent rien sans les autres sont
forcément obligés de coopérer, tout en cumulant les avantages offerts par les formes pures de
régime. (En fait, Polybe systématise une notion de panachage que l'on trouvait chez Platon
vieillissant et surtout chez Aristote : pour le Stagyrite, le régime le meilleur possible dans le
concret, serait un mélange d'éléments aristocratiques (pour la désignation des magistrats) et
d'éléments démocratiques (pour le vote des lois).) Polybe premier théoricien du régime mixte
est à l'origine d'un courant de la pensée politique qui deviendra vite classique, et aura de
multiples adeptes, notamment Montesquieu.

Sous cette apparence équilibrée exaltée par Polybe, le Sénat est devenu le véritable
maître de Rome. En théorie il n'est pourtant que le conseil de la République, après avoir été
celui du roi. Sans pouvoir de décision, il se contente de donner des avis (= Sénatus-consultes ;
consultum au singulier) mais les magistrats savent qu'ils ont tout intérêt à suivre rigoureuse-
ment ces "conseils". Chargé de la pérennité de l'Etat et de Rome, le Sénat bénéficie d'un
prestige moral sans équivalent qui lui permet d'accorder son Auctoritas aux projets de loi,
pour informer les Comices de son opinion, que leur vote respecte habituellement. (La notion
d'Auctoritas est caractéristique de la mentalité romaine puisqu'on la retrouve aussi en droit
privé. D'une étymologie commune avec Augures et Augere (= augmenter), elle signifie qu'au
nom d'un principe supérieur une autorité éminente vient consacrer, compléter, garantir, rendre
désormais inattaquable un acte passé sous une forme ordinaire, souvent par un autre
personnage. Ainsi, en accordant son Auctoritas tutoris le tuteur parachève l'acte de son
pupille, en l'assortissant des garanties d'une légalité désormais indiscutable).

Le Sénat devenu omnipotent contrôle les magistrats, car leur carrière dépend de plus en
plus de l'illustre assemblée : sans véritable spécialisation, sans permanence dans leurs
fonctions annuelles, ils préfèrent se conformer aux Sénatus-consultes, car ils espèrent qu'à
leur sortie de charge, le Sénat prorogera leur Imperium et les enverra comme propréteur ou
proconsul dans les plus riches provinces, avant de pouvoir intégrer enfin ce Sénat qu'ils ne
doivent donc surtout pas mécontenter.

C'est une conséquence inéluctable du système de Cursus honorum qui s'est progressi-
vement institué. Dans ce parcours ou cette carrière des honneurs, les nominations s'effectuent
selon une constante progression sur une échelle de notoriété. On commence par être une sorte
d'officier dans l'Armée, puis on exerce quelques petites magistratures spécialisées, avant de
devenir questeur puis édile puis préteur puis consul. Le couronnement de toute la carrière est
l'entrée au Sénat. Or, de fait, ces fonctions ne peuvent être assurées que par des notables. Elle
ne sont pas professionnalisées : elles sont courtes (une année), intermittentes (plusieurs années
72

entre chaque charge) et ne peuvent normalement être exercées deux fois. Honors/honneurs
dévolus par la République, ces charges sont assumées gratuitement par leurs titulaires. Surtout
le principe d'éligibilité des magistrats par les Comices exige une importante fortune
personnelle pour mener une campagne électorale devenue de plus en plus l'objet d'une
surenchère démagogique avec jeux, banquets, distributions diverses. Pour remporter
l'élection, la famille du candidat doit aussi disposer de nombreux clients et d'amis puissants
qui mettront à sa disposition leurs propres clients. Le cursus honorum coûte aussi très cher et
les hommes politiques romains sont souvent criblés de dettes. La rémunération de ces frais
n'intervient qu'à la fin de la carrière officielle (= Les proconsuls se remboursent, avec usure,
en pressurant, en exploitant au maximum les provinces confiées par le Sénat à leur
gouvernement [on n'ose dire à leur administration]). Enfin, l'accès au Sénat consacre la
position éminente et donc l'influence du bénéficiaire et de sa famille.

Ces mentalités et ces mécanismes expliquent la monopolisation de la République par les


grandes familles de la Nobilitas, dont le Sénat devient le bastion. Assimilant son intérêt
égoïste avec le bien public, cette oligarchie, avec aveuglement, va s'opposer à toute réforme
importante ou à tout homme politique indépendant qui pourrait contrarier sa domination.
Immobiliste au plan politique et institutionnel, le Sénat mènera l'expansion impérialiste de
Rome, censée profiter à tous les citoyens.

En réalité, les possédants les plus nantis sont les grands bénéficiaires de ces conquêtes
juteuses. Ils accaparent les terres confisquées aux vaincus, officiellement patrimoine commun
de tous les Romains (Ager publicus). Ainsi, et par diverses extorsions, ils peuvent se
constituer des latifundia (étymologiquement fonds/domaines élargis, étendus) c'est-à-dire
d'immenses propriétés foncières exploitées par des nuées d'esclaves raflés à bon compte lors
des guerres. Leurs productions de masse, les réquisitions imposées aux vaincus, vont ruiner la
petite et la moyenne paysannerie incapable de supporter cette concurrence. L'exode rural va
s'intensifier car le citoyen appauvri et endetté sait qu'il bénéficiera à Rome de distributions (de
plus en plus gratuites et spectaculaires) organisées soit par l'Etat soit par les patrons des
clientèles et les candidats qui veulent obtenir un vote favorable.

Au total, les conquêtes, en diffusant d'énormes richesses à Rome, viennent accroître la


bipolarisation sociale entre l'élite très riche et la masse des très pauvres, tandis que les classes
moyennes, surtout dans les campagnes, sont laminées et ruinées. Cette dichotomie qui ne
cesse de s'approfondir provoquera fatalement la ruine d'une République incapable de se
réformer comme le prouvera le dernier siècle de son existence. L'aggravation et l'accélération
de crises protéïformes vont désormais entraîner toujours plus Rome dans un maelstrom, un
tourbillon frénétique qui emportera les anciennes conceptions.

b) La crise inéluctable

Avec les frères Gracques s'ouvre le dernier siècle et la dernière période de la


République (– 135 à – 30). La crise qui couvait jusqu'alors se révèle brutalement, et Rome est
menacée d'implosion, à la fois par des non-romains, italiens exaspérés et esclaves révoltés, et
par les citoyens eux-mêmes, puisque la guerre civile se profile dans l'affrontement des
ambitieux et du Sénat. Il faudra un siècle de tâtonnements et de convulsions sanglantes pour
que se précisent progressivement les caractéristiques de ce qui deviendra le régime impérial.
73

A partir de – 133, les frères Gracques, Tiberius puis Caïus, deviennent tribuns de la
plèbe, et cherchent l'un après l'autre à reconstituer une paysannerie indépendante pour
retrouver l'ancienne assise de la vieille République. Ils prônent une vaste réforme agraire
c'est-à-dire une redistribution des terres de l'Ager publicus (en théorie sorte de butin collectif
de la cité) au profit de nombreux citoyens pauvres, en l'enlevant aux grandes familles qui se
l'étaient approprié. Chefs du parti populaire, décidés à bousculer les habitudes, ils sont
assassinés dans des émeutes, l'un après l'autre, à l'instigation du sénat –en – 133 puis en – 121.

Après cet échec dramatique des tentatives de réforme légale, les violences et les
illégalités vont désormais s'aggraver sans cesse, jusqu'à ce que la terreur elle-même se
banalise parfois, par exemple sous la dictature de Sylla avec les tristement fameuses
proscriptions affichées partout et incitant au meurtre ou à la dénonciation de plusieurs
centaines de citoyens, contre une récompense constituée d'une fraction substantielle du
patrimoine de la victime (l'autre partie étant confisquée).

Les frères Gracques deviendront des symboles, et le premier véritable précurseur du


socialisme, le français Babeuf se fera appeler Gracchus pendant la Révolution. Mais il
commettait en fait un contresens, car les célèbres Romains cherchaient à diffuser la propriété
individuelle dans le peuple, alors que lui, Babeuf, aura l'originalité de préconiser la
socialisation des moyens de production agricoles et industriels, c'est-à-dire de les soustraire à
la propriété privée pour les remettre à la collectivité. (C'est la définition, pour la philosophie
politique, du socialisme dont le communisme est une forme extrême en imposant la
suppression totale de toute propriété privée, là où le socialisme permet une possibilité de
juxtaposition des deux formes de propriété).

Cependant les prolétaires romains (c'est-à-dire ceux qui n'ont pour richesse que leur
descendance (= proles) voient s'ouvrir une nouvelle carrière puisque l'Armée est
profondément réformée en – 107 (par Marius). La longueur et l'éloignement des guerres ne
permettent plus de lever chaque année un contingent de citoyens de toutes origines. L'armée
devient donc professionnelle et recrute ses soldats parmi les citoyens pauvres qui s'engagent
pour vingt ans. Ces frustes soldats vont désormais s'attacher à la fortune du général victorieux
qui leur permettra d'obtenir du butin, puis de bonnes terres pour les vétérans (A titre de
retraite, Rome fournit un lot de terre au légionnaire après ses vingt ans de carrière). Autrement
dit, la légion (principal corps de troupe), sera de plus en plus celle d'un homme et de moins en
moins celle de la République. L'Armée, prête désormais aux illégalités et aux coups d'État, va
devenir l'atout-maître du jeu politique, d'autant que ses grands généraux sont souvent chefs de
partis, puisque les hautes fonctions militaires (l'équivalent des actuels officiers) s'intègrent au
cursus honorum (en particulier pour obtenir l'Imperium qui permet le commandement des
légions). Les grands ambitieux romains qui vont troubler la fin de la République, tels Marius,
Sylla, Pompée ou César seront à la fois homme politique et haut magistrat civil et militaire.

A côté des terribles épisodes de guerre civile qui surviennent régulièrement, se placent
deux grandes insurrections qui font vaciller Rome : entre – 91 et – 88 se déchaîne dans toute
l'Italie la guerre dite "sociale", c'est-à-dire des socii, des associés, des alliés. Les Italiens
excédés des levées de soldats, des lourdes impositions que Rome leur impose sans
contrepartie, se révoltent. La République, pour les calmer, concède finalement la citoyenneté
romaine à presque tous les Italiens (péninsulaires). Pour la première fois, Rome, afin de
74

perpétuer sa domination, pratique une politique d'assimilation sur une grande échelle. (Les
concessions de citoyenneté romaine, individuelles ou collectives, ne s'effectuaient auparavant
qu'au cas par cas, souvent selon les liens particuliers entretenus de longue date entre Rome et
telle ou telle cité). Le nombre des citoyens est doublé et passe de 450 000 à 900 000. Sur ce
modèle, la citoyenneté impériale viendra bientôt couronner tout un processus graduel de
romanisation. Ce développement parallèle du corps civique et des provinces pacifiées assurera
pendant longtemps la force de l'Empire.

Un autre péril fait trembler Rome : c'est la grande révolte servile (c'est-à-dire d'esclaves
–servus, l'esclave en latin) de Spartacus entre – 73 et – 71. Avec une immense troupe de
150 000 esclaves, Spartacus terrorise toute l'Italie. La répression est à la mesure de la peur
éprouvée par les Romains : des milliers d'esclaves sont crucifiés le long de la Via Appia.
Avec l'Empire, la multiplication des affranchissements et la fin des conquêtes vont
progressivement diminuer le nombre des esclaves (qui ont représenté, à la fin de la
République, entre le tiers et la moitié de la population italienne).

Jules César, très conscient de l'inadaptation des anciennes structures à la réalité


nouvelle de cet empire en gestation appuie son ambition personnelle sur un programme de
réformes. Cicéron ayant vainement tenté de regrouper tous les républicains sincères et
modérés, trois illustres arrivistes, Pompée, Crassus et César s'associent, provisoirement, en
un triumvirat qui contrôle la République aux abois (– 60). En – 58, César, (issu d'une vieille
famille patricienne) qui a besoin de gloire militaire pour rallier les masses romaines et pour
disposer de légions toutes dévouées, part à la conquête de la Gaule, qu'il achèvera en – 52
avec la reddition de Vercingétorix le chef arverne (c'est-à-dire auvergnat).
Cette Gaule conquise par César ne correspond pas exactement à la France actuelle, car
elle s'étend au Nord jusqu'au Rhin, englobant donc la Belgique et une partie de la Rhénanie
(c'est l'origine de la théorie des frontières naturelles de la France, que la Révolution cherchera
à porter jusqu'au Rhin). Au Sud, les régions méditerranéennes, beaucoup plus anciennement
romanisées, depuis les années – 120, forment ce qu'on appellera la Provincia, d'où provient la
désignation actuelle de Provence. Elle s'organise autour de deux pôles, deux puissantes
colonies romaines, Aix et Narbonne, sur le passage de la Via Domitia qui relie l'Espagne à
l'Italie.

Le médiatique Jules César, pour soigner sa propagande, rédige dans un style admirable,
avec une prétention d'objectivité documentaire, des bulletins de campagne diffusés largement
à Rome. Ils brossent bien sûr un portrait élogieux de l'énergique conquérant qui, par un
détachement simulé, s'évoque lui-même à la troisième personne du singulier… (Ces textes
formeront le fameux De bello gallico, de la guerre des Gaules).

Inquiet des menées de César, le Sénat veut lui retirer son Imperium, donc le commande -
ment de ses légions. César, avec son armée, passe alors, pour marcher sur Rome, le Rubicon,
rivière marquant l'entrée en Italie péninsulaire, que les légions, pour préserver la République,
n'avaient pas le droit de franchir en formations constituées. Alea jacta est "les dés en sont
jetés" : c'est le coup de force et le début d'une terrible guerre civile qui verra le triomphe de
César sur Pompée.

Maître de Rome par la force de ses légions, César n'en prétend pas moins respecter une
certaine légalité. Il va utiliser, en les dénaturant, les institutions traditionnelles de la
République : il exerce de nombreuses magistratures mais, contrairement aux usages, toutes à
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la fois et sans limitation de durée. Il est à la fois dictateur (d'abord ponctuellement, puis pour
10 ans et enfin à vie), consul (pour cinq ans), Imperator (c'est-à-dire généralissime) à vie,
grand pontife. Il a la puissance donc le veto d'un tribun de la plèbe et il remplace les
censeurs ce qui lui permet de nommer de nombreux sénateurs à sa guise. Avec toutes ces
magistratures cumulées, il contrôle de près toute la vie publique. Il conserve formellement la
fiction d'une délégation de ces pouvoirs par le Populus ou le Sénat, selon les pratiques
traditionnelles. Mais le Sénat épuré est devenu une simple chambre d'enregistrement et les
Comices marquent surtout le ralliement enthousiaste du peuple au nouvel homme
providentiel. Les anciennes élections et les votes deviennent ce que l'on appelle aujourd'hui
dans leur sens moderne, des plébiscites, caractéristiques d'une forme politique nommée
précisément le Césarisme lorsqu'une personnalité prestigieuse, souvent militaire, s'appuie sur
le peuple pour imposer des réformes dans des conditions de légalité douteuse. Dans l'histoire
française, le césarisme est représenté par le Bonapartisme, car Napoléon-1er puis son neveu
Napoléon III, se sont appuyés sur le suffrage universel naissant, alors grande innovation
révolutionnaire, pour tenter de légitimer des régimes (1 er et Second Empire) issus de coups
d'État militaires.

Mais la personnalisation croissante du pouvoir, la célébration permanente du héros (qui


ne quitte plus sa couronne de lauriers et son costume de triomphateur), une sorte de
divinisation., (un mois désormais porte son nom, celui de juillet), font évoquer de plus en plus
la restauration de la Monarchie à son profit. César laisse courir ces rumeurs, peut-être pour
préparer l'opinion. Un complot de républicains nostalgiques s'ourdit au nom de la vieille
liberté, incompatible avec l'arbitraire d'un roi, comme on le pense depuis – 509.

Aux Ides de Mars – 44, Jules César s'abandonne aux poignards des conjurés lorsqu'il
découvre que le meneur en est Brutus son fils adoptif "tu quoque mi filii". Mais la tentative
de restauration de la République va faire long feu et Cicéron sera bientôt assassiné par les
césariens qui reprennent le pouvoir.

Les dimensions des conquêtes romaines ne permettaient plus, décidément, de revenir en


arrière, avec des institutions et des pratiques traditionnelles visiblement obsolètes désormais.
Comme César l'avait pressenti, seul un pouvoir exécutif renouvelé, personnalisé, unique, fort
et centralisé permettrait la construction d'un nouveau type d'État, un État territorial immense
appuyé sur une administration autonome, efficace et hiérarchisé, qui permettrait de perpétuer
Rome et son Empire.
76

B) L’EMPIRE OU L’IRRESISTIBLE ETATISME

Dans les convulsions du crépuscule de la République, les esprits avisés sentent que
Rome doit désormais élargir ses conceptions, ses pouvoirs et sa citoyenneté, pour les hausser
à la dimension du vaste empire qu'elle veut pérenniser. Un nouvel État soustrait à une
oligarchie égoïste et étroite doit être constitué pour administrer les provinces et rallier les
populations par les séductions de la romanisation. Mais, sous couvert de la personne
particulière de l'empereur, profitant de son absolutisme croissant, cet État en se fortifiant
toujours plus va progressivement susciter une sorte de doctrine de l'Etat abstrait, transcendant
l'individualité physique de ses titulaires, de ses agents et de ses administrés momentanés et
successifs. Le territoire unifié de cet État est désormais tout l'Empire. Rome n'en est plus la
propriétaire exclusive et jalouse ; elle n'est plus que la capitale de l'Empire où se concentre
l'administration centrale de l'empereur. Pendant le Bas-Empire elle va être de plus en plus
concurrencée par de nouvelles capitales, Byzance pour la partie orientale de l'Empire, et
même Milan ou Ravenne pour sa partie occidentale. Mais malgré un effondrement politique
complet, Rome restera toujours Rome. Son évêque, le Pape, reprendra le flambeau, son
incomparable vocation universaliste, mais cette fois au plan religieux.

1°) Le Haut-Empire : l'équilibre précaire du Principat

a) La synthèse fondatrice d'Auguste

Après avoir remporté la victoire navale d'Actium (– 31), sur son rival Antoine, devenu
l'allié et l'amant de Cléopâtre, après s'être emparé de l'Egypte (– 30) (Cléopâtre se suicide en
se faisant piquer par un aspic, c'est-à-dire une vipère), Octave est le seul maître du monde
romain qui correspond désormais à l'ensemble du bassin méditerranéen. Il entend ne pas
commettre les maladresses qui ont amené l'assassinat de son père adoptif et grand-oncle Jules
César. Certes, il sait qu'il doit fonder un nouveau régime pour effacer un siècle de guerre
civile latente et pour perpétuer la puissance romaine restée précaire car trop appuyée sur la
force et la conquête militaire. Mais il sait aussi qu'il ne doit pas rétablir officiellement une
royauté traditionnellement abhorrée à Rome : sa solution sera d'effectuer une conciliation
(qu'il prétend être une réconciliation) entre les formes traditionnelles, consacrées par les
siècles, et les récentes composantes très personnalisées du nouveau pouvoir concentré et
autoritaire devenu nécessaire pour transformer d'immenses conquêtes en un nouvel État
territorial original.

Dans cette perspective, Auguste (nouveau nom d'Octave à partir de – 27) se pose
officiellement en restaurateur de la vieille République et de l'union (Concorde) entre les
citoyens. En fait, au-delà de l'apparence républicaine des institutions, la réalité concrète du
pouvoir politique appartient à un seul homme, Auguste, et en ce sens le régime constitue une
monarchie (dans le sens étymologique) déguisée. Mais Auguste récuse hautement toute assi-
milation avec un roi : Imperator (chef suprême des légions) il est aussi le Princeps, c'est-à-
dire "le premier" des citoyens et des sénateurs, parce qu'il est la personnalité la plus éminente
parmi eux (racine du vocable français prince). (Parce qu'il a la prééminence parmi les
sénateurs (Princeps sénatus) il est forcément le premier des citoyens).

Ce titre civil de princeps équilibre donc celui beaucoup plus martial d'Imperator pour
77

montrer qu'il n'est pas un simple généralissime issu de la guerre civile mais bien un chef
d'État régulier. Autrement dit, la République devient l'Empire, mais d'abord sous la forme
modérée que les historiens appellent Principat, selon l'appellation alors usuelle de
l'empereur, dans cette première période dite aussi du Haut-Empire (jusqu'au milieu du
troisième siècle de notre ère). Pour tranquilliser les Romains, qui craignent l'arbitraire d'un
pouvoir royal, Auguste conçoit un régime certes politiquement autoritaire mais qui accepte
théoriquement de s'autolimiter lui-même, en laissant aux citoyens certaines garanties
institutionnelles et juridiques censées assurer leur libertas traditionnelle par et dans ce que
l'on pourrait assimiler, aujourd'hui, d'une certaine manière, à un État de droit (en dehors des
périodes de guerre civile et de proscriptions).

Officiellement, la République est rétablie et rien n'a changé. En réalité, Auguste, sur la
lancée de Jules César, dénature l'esprit et le fonctionnement des anciens pouvoirs en les
cumulant sans limitation de durée. Les Comices et le Sénat le font simultanément, selon les
formes usuelles conférant une apparence de légalité, consul, imperator, grand pontife,
bénéficiaire de la puissance du tribun de la plèbe et de celle des censeurs. Mais, en plus de ces
charges familières qu'Auguste exerce en théorie comme les autres magistrats désignés par le
peuple, le nouvel homme providentiel dispose d'une autorité spécifique, incomparable,
exorbitante, qui fonde véritablement son incontestable supériorité.

En – 27, le Sénat accorde solennellement à Octave, le titre d'Auguste, qui devient à la


fois son surnom et un titre particulièrement prestigieux. Étymologiquement l'Auguste est celui
qui "augmente" (augere) le Bien public, en ajoutant son Auctoritas (même racine)
suréminente à toutes les décisions émanées des magistrats ordinaires et des simples agents de
l'Etat. Par cette Auctoritas charismatique tous sont soumis à sa supériorité morale, son
ascendant, qui selon la mentalité romaine, recèle une part de sacralité. (Un mois, août en
français, devient le mois d'Octave-Auguste déifié, comme César, qui avait eu le mois de
juillet). Auparavant, alors que la guerre civile contre Antoine n'était pas achevée, Auguste
s'était fait attribuer un Imperium proconsulaire infini et général (contrairement aux usages
qui ne l'accordaient à un gouverneur que pour une province particulière), ce qui lui permettait
de diriger l'Etat, de prendre des Édits valables partout, et de rendre la justice directement ou
par appels. Les citoyens avaient aussi été obligés de lui prêter un serment de fidélité
personnelle (en – 32).

Au total, par une gamme diversifiée de pouvoirs, Auguste contrôle, directement ou


indirectement, tous les pouvoirs publics. Cette concentration personnalisée de l'autorité par les
empereurs va vider progressivement les anciennes magistratures de toute leur substance
effective (même si elles seront toujours maintenues officiellement). Notons d'ailleurs
qu'Auguste peut officiellement "recommander" ses candidats aux diverses assemblées qui
désignent les agents publics, et qu'il peut épurer le Sénat des éléments qui lui seraient hostiles
(avec l'autorité des censeurs).

Chaque nouvel empereur sera investi en bloc, d'abord par les Comices puis par le Sénat,
de tout ce faisceau d'autorités et de pouvoirs agglomérés par Auguste (Lex de imperio). En
effet, selon la théorie républicaine, aucun pouvoir public ne peut être approprié
héréditairement et il faut donc renouveler pour chaque titulaire la délégation expresse par la
collectivité. C'est le talon d'Achille, le point faible du système d'Auguste : il n'y a pas de
véritable règle de succession incontestable.
78

En principe, par la Lex de imperio, le Peuple et le Sénat désignent le nouveau maître de


Rome ; en réalité, c'est celui qui dispose des légions qui s'impose à ses soi-disant électeurs qui
se bornent à entériner la volonté du plus fort. De fait, l'empereur incontesté désigne lui-même
de son vivant son successeur en l'associant à son pouvoir, ce qui lui permet, le moment venu,
de disposer immédiatement des armées, et en particulier des Prétoriens, c'est-à-dire de la
garde impériale stationnée à Rome. (On a conservé par subterfuge l'appellation traditionnelle
de ces anciens gardes des préteurs car en théorie, on l'a vu, les légions constituées n'ont pas le
droit d'être en Italie). La tentation héréditaire étant inévitable, l'empereur choisit normalement
son fils ou un proche parent, et de véritables dynasties vont ainsi se constituer. L'empereur n'a
de liberté que lorsqu'il n'a pas de descendance. Il fait alors de celui qu'il veut comme
successeur son fils adoptif. Mais quand les empereurs sont contestés, ce qui se traduit
normalement par des révoltes et finalement l'assassinat, les légions veulent imposer leur
candidat, d'où de terribles guerres civiles, parfois pendant des années, entre les prétendants et
leurs troupes. (Selon certains historiens, ces cruelles luttes intestines seraient beaucoup plus
déterminantes pour la ruine de l'Empire romain que la pénétration des Barbares qui ont
souvent forcé les frontières au moment où elles étaient dégarnies par l'affrontement des
légions en Italie).

Choisissant d'organiser l'Empire pour le perpétuer, ayant besoin de paix, Auguste décide
d'interrompre la politique d'expansionnisme débridé de la fin de la République ; les Romains
d'ailleurs occupent solidement tout le pourtour de la Méditerranée qui est devenue, selon
l'expression fameuse mare nostrum, notre mer. Ils se sentent dépaysés en s'en éloignant. (Au
Moyen Orient la royauté parthe puis sassanide, continuatrice de l'ancien empire perse, est un
adversaire redoutable. En Europe continentale, les peuplades barbares, en particulier
germaniques, très frustes, encore sans villes, n'ont pas suffisamment de richesses pour que
leur conquête soit rentable).

Le grand retournement, le passage globalement de l'Empire à la défensive est symbolisé


par le désastre subi par Varus en + 9. Perdues dans les épaisses forêts aujourd'hui allemandes,
les légions romaines sont harcelées puis détruites. C'est un traumatisme pour les Romains
("Varus ! Varus où sont mes légions ?" s'exclame Auguste hagard). La conquête de la
Germanie est définitivement abandonnée et les légions se retirent défensivement derrière une
ligne de fortifications que l'on appelle le limes (et qui est comparable, sur certains tronçons, à
la Grande Muraille de Chine). Face aux Germains, le limes suit la vallée du Rhin, puis celle
du Danube jusqu'à la Mer Noire, en passant par Budapest. Le sud-ouest de l'Allemagne, avec
la Rhénanie et une partie de la Bavière, en conservera un particularisme vivace jusqu'à nos
jours par rapport aux autres régions allemandes, car ces zones qui constituaient alors une
frontière stratégique de l'Empire ont été assez profondément romanisées (ainsi
étymologiquement Cologne est une ancienne Colonia). Désormais, (hormis quelques
conquêtes ponctuelles, comme la Grande-Bretagne ou la Dacie (actuelle Transylvanie),) les
empereurs chercheront surtout à protéger l'Empire et sa Pax romana (paix romaine).

Auguste a voulu aussi consacrer le rayonnement culturel de Rome, en particulier de sa


langue le latin (jusque là très éclipsé par la culture et la langue grecque, malgré Cicéron). Par
l'intermédiaire de son ami Mécène, il a aidé ceux qui deviendront les classiques de la
littérature latine : Virgile, Tite-Live, Horace…
79

b) Vers l'absolutisme impérial

Le Principat, première période impériale, se caractérise par une amplification graduelle


mais irrésistible des propensions autoritaires et étatiques déjà nettement perceptibles dans le
gouvernement effectif d’Auguste. Autrement dit, le Principat reposant, selon les vues
d'Auguste, sur une synthèse harmonieuse entre tradition et novation, entre République et
Monarchie, sera de plus en plus déséquilibrée, la balance penchant inéluctablement vers le
prince et son État. Au-delà des apparences romaines l'empereur se conforme de plus en plus
au modèle donné depuis Alexandre le Grand par les monarchies hellénistiques. Cet
épanouissement des tendances autoritaires n'a cependant pas que des inconvénients puisqu'il
permet la construction d'un nouveau type d'État territorial rationalisé, bureaucratique et
hiérarchisé qui va assurer la "Pax Romana" et donc, sur le très long terme, le prestige
incomparable du modèle romain. De même, au plan intellectuel et pratique, le droit romain
bénéficie de cette mise en ordre générale pour connaître sa période d'apogée classique, avec
des classifications et des définitions rigoureuses qui vont le structurer définitivement selon
des principes longuement réfléchis.

Dans cette évolution globale vers l'absolutisme qui mènera l'Empire à sa seconde
période (du Dominat) les historiens romains, très littéraires, car ils sont surtout des
moralistes, marquent cependant des périodes de répit, sinon de réaction symbolique. Ces
auteurs distinguent donc nettement les « bons » et les « mauvais » empereurs, ceux qui ont la
sagesse d'autolimiter leur pouvoir en respectant les institutions traditionnelles, c'est-à-dire
surtout le Sénat, et ceux qui se laissent griser, enivrer, par leur toute puissance pour devenir
d'affreux despotes, souvent fous et pervers. Une collection fameuse de monstres et de tarés est
ainsi passée à la postérité, les plus emblématiques étant Caligula et Néron (au premier siècle
de notre ère) dont les crimes justifient l'élimination physique. (Mais aujourd'hui certains
historiens tendent à réhabiliter Néron qui aurait été outrageusement calomnié par ceux qui
l'ont renversé).
Tous les mauvais empereurs flétris par la tradition ont surtout humilié le Sénat (en
massacrant parfois une partie de ses membres), soit qu'ils tiennent leur pouvoir de la
naissance, soit qu'ils l'aient acquis par la force de leurs légions. A l'inverse les bons
empereurs pratiquent ce qu'on pourrait appeler une monarchie éclairée, en sauvegardant
pour le citoyen certaines garanties juridiques, donc une légalité, et en respectant l'autonomie
traditionnelle des cités et du Sénat.

Au deuxième siècle, la dynastie des "bons empereurs" Antonins marque l'apogée de


l'Empire romain et de sa Pax romana. C'est la seule période prolongée où les successions
impériales s'effectuent sans heurts, donc sans terreur et sans coups de force des prétoriens et
des légions. Par hasard ces empereurs ne laissent pas de fils. Ils peuvent donc désigner par
l'adoption celui qu'ils estiment le plus apte à devenir le nouvel empereur. Ainsi procèdent
Nerva puis Trajan (98-117) puis Hadrien (117-138) puis Antonin dit le Pieux (138-161)
(c'est-à-dire, dans l'acception romaine, celui qui respecte les traditions), pour Marc Aurèle.
Paradoxalement, c'est l'empereur philosophe Marc Aurèle qui, en laissant l'Empire à son fils
Commode va définitivement dérégler le bel ordonnancement de ces sages empereurs (Car
précisément Commode ne l'était pas… et son despotisme finira par provoquer son assassinat,
ce qui ouvrira une nouvelle période de guerre civile). (Territorialement, c'est avec la conquête
de la Dacie (Transylvanie) par Trajan que l'Empire arrive à son maximum : le renforcement
de la barrière du Danube va profondément romaniser les populations alentour qui seront à
l'origine de la Roumanie, significativement nommée, avec sa langue latine).
80

La portée du culte impérial doit être précisée : pour manifester leur loyalisme vis-à-vis
de l'Empire, les populations célèbrent, avec la déesse Rome, la parcelle de divinité censée,
normalement, se manifester par l'intermédiaire de l'empereur. Seul le "bon empereur" est
divinisé (à un rang d'ailleurs assez subalterne) lorsque le Sénat vote son apothéose, c'est-à-
dire sa montée parmi les dieux. Le polythéisme romain, sans véritable dogme, tolère a priori
tous les cultes, à condition qu'ils ne puissent être utilisés pour contester l'ordre politique et
social de Rome. C'est dans cette optique pragmatique qu'il faut comprendre certaines persé-
cutions, par exemple contre le Druidisme (pouvant incarner une résistance gauloise) le
Judaïsme (il y a de terribles révoltes anti-romaines en Palestine) ou le Christianisme
naissant (qui refuse de célébrer le culte de l'empereur et de Rome).

L'absolutisme de l'empereur s'exprime concrètement par le développement de l'Etat qui


le manifeste auprès des populations. Les vieilles institutions républicaines connaissent une
décadence irréversible et continue. Les Comices dépérissent très vite puisque les citoyens se
désintéressent de la politique. Le Sénat, symbole de la République, censé partager le pouvoir
politique avec l'empereur, se maintient plus vigoureusement, mais contrôlé, puisque son
princeps assure son recrutement, désormais élargi aux Italiens puis aux provinciaux.

Surtout les magistrats traditionnels perdent graduellement l'essentiel de leurs pouvoirs


effectifs au profit d'une nouvelle catégorie d'agents publics qui ne cesse de se développer avec
l'Etat impérial : les Fonctionnaires. Ceux-ci ne bénéficient pas d'un pouvoir propre comme
les anciennes autorités républicaines désignées par l'élection. Ils sont nommés, contrôlés,
révoqués discrétionnairement par l'empereur qui leur délègue, sous certaines conditions, une
parcelle de son pouvoir. Ils forment une véritable administration efficace et hiérarchisée car,
détachés de la politique, ils se vouent au seul service de l'Etat abstrait qui transcende la
personnalité de l'empereur. Bénéficiant d'un traitement régulier, ils n'ont plus besoin de se
défrayer, de se payer, sur les populations.

Les structures bureaucratiques s'affermissent et se ramifient. Les provinces sont dirigées


par des légats c'est-à-dire des "envoyés" de l'empereur. L'empereur est assisté par divers
préfets (titre que reprendra significativement Napoléon 1 er féru de références romaines).
Auprès de lui, pour l'éclairer dans ses grandes décisions, l'empereur dispose de son Conseil
impérial dont l'importance va croissante : il regroupe, de façon souple, de très hauts
fonctionnaires et des juristes éminents (à qui l'on doit la législation impériale). Enfin la
Chancellerie regroupe les Bureaux de l'administration centrale qui organisent de vastes
services d'État. Grâce à ces structures, un véritable État centralisé se constitue, cherchant à
administrer et non plus à exploiter les provinces que l'on veut désormais intégrer
pacifiquement par une romanisation progressive.

Celle-ci s'effectue par l'urbanisation. Fidèle à la conception grecque, les Romains


pensent que la ville est le seul cadre où puisse véritablement s'épanouir la civilisation et son
citoyen. La pacification définitive d'une province se traduit par la création de villes prospères.
Selon le modèle grec, mais très amplifié par les dimensions des conquêtes, une cité (civitas en
latin) se constitue autour de la ville chef-lieu chargée d'y diffuser la romanisation. Pour mieux
rallier les bourgeoisies provinciales, les Romains les chargent de l'administration locale,
chaque Civitas constituant donc une petite Rome en miniature, avec ses Assemblées, son
Sénat et ses magistrats municipaux élus. Rome, l'Urbs, la ville par excellence, avec son
81

million d'habitants, encadre sous sa direction, par une cinquantaine de provinces dirigées
chacune par un gouverneur, une multitude de civitates qui sont bien les cellules de base de cet
empire organisé souplement. Ainsi fonctionne pendant 250 ans la Pax Romana pour une
population totale évaluée entre 50 et 80 millions d'habitants.

Par exemple, la soixantaine de peuplades gauloises sert de moule pour délimiter une
soixantaine de civitates qui reprennent leurs anciennes limites autour d'une ville nouvelle.
Bientôt l'Église à son tour, devait reprendre pour ses diocèses dirigés par un évêque, ce cadre.
Or, en 1789, les révolutionnaires traçant les nouveaux départements, en s'inspirant des cadres
historiques traditionnels, en particulier ecclésiastiques, ont parfois retrouvé, à leur insu, de
très anciennes délimitations venues des Romains. Aussi y a-t-il parfois, grosso modo, une
certaine correspondance entre les nouveaux départements, symbole d'une organisation
volontariste (qui se voulait novatrice) de l'espace, et de très anciennes peuplades gauloises…

Cependant, les fonctionnaires impériaux, pour remédier aux problèmes croissants des
villes, en particulier financiers, vont de plus en plus intervenir dans la vie locale. Sous le
Haut-Empire, ces intrusions restent encore exceptionnelles et provisoires. Au contraire, avec
le Bas-Empire, la vie municipale va s'anémier et les fonctionnaires vont la contrôler
étroitement et systématiquement.

Intermédiaires entre la civilisation romaine et les masses paysannes incultes, les citadins
sont les premiers à bénéficier de la citoyenneté romaine (sans abandonner leur appartenance
à leur cité d'origine). En effet, on l'a déjà dit, le secret de la vigueur et de la longévité de
l'Empire c'est le ralliement sincère de vaincus, graduellement intégrés, au fur et à mesure de
leur romanisation qui s'exprime par la langue, les mœurs, les institutions, la religion, l'art… de
plus en plus imprégnés des valeurs de la Romanité commune à tout l'empire. Au terme de ce
processus d'assimilation les empereurs concèdent la citoyenneté romaine à tous les habitants
d'une province. La citoyenneté d'Empire s'étend donc progressivement à de nombreuses
régions. Elle ne comporte cependant plus la dimension politique de l'ancienne citoyenneté
républicaine. Elle a pour objet essentiel ce que les Romains appellent la libertas, c'est-à-dire
la faculté de bénéficier de la plénitude du statut juridique de citoyen, qui offre le plus de
garanties, en particulier contre l'arbitraire des puissants ou de l'Administration. En 212,
l'empereur Caracalla tire toutes les conséquences de cette généralisation continue. Par un
Édit, il accorde la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l'Empire (Mais pour
certains critiques, il s'agit aussi de simplifier la tâche de l'Administration, particulièrement
fiscale, en supprimant la diversité des statuts). L'Empire devient alors véritablement universel,
mais Rome et l'Italie perdent de plus en plus leur prépondérance (et leurs privilèges). Cette
supranationalité impériale devient une qualité abstraite détachée du territoire spécifique de
Rome ou de l'Italie.
____
82

2°) Le Bas-Empire : le Dominat et l’absolutisme de l’Etat

Au milieu du troisième siècle l’empire romain subit une crise catastrophique qui
manque de l’emporter. Partout les frontières (cf. le Limes) craquent : profitant d’une cruelle
instabilité politique qui multiple les batailles et les massacres entre prétendants, des bandes
barbares ravagent les pays habitués à la Pax romana depuis des siècles. La Gaule, par
exemple, est dévastée par des raids de Germains, qui passent en tourbillons jusqu’en Espagne.
(En effet, les diverses tribus germaniques se sont regroupées en confédérations, comme celle
des « Libres » c’est-à-dire des Francs, ou celle de « tous les hommes » « Alle manne » en
vieux germanique, d’où l’appellation d’Alamans, pour les Latins).

a) L’étatisme tentaculaire

C’est un réveil dramatique : l’empire romain se découvre brutalement très vulnérable.


L’optimisme du monde classique qui se croyait seul détenteur, et pour toujours, des formes
les plus efficaces et les plus hautes de civilisation s’écroule. Les villes chargées de diffuser
ses valeurs par leur rayonnement pacifique, commercial, administratif et culturel, sont
maintenant obligés de se fortifier, de se recroqueviller derrière des murailles. Dans tous les
domaines, c’est désormais le temps des interrogations, d’une angoisse diffuse, car plus rien de
ce qui semblait établi perpétuellement par les traditions n’est épargné.

Finalement, c’est un rude soldat illyrien sorti du rang, Dioclétien, qui rétablit, à partir de 285,
un ordre qui va s’avérer durable, en commençant véritablement la dernière période de
l’empire romain que l’on appelle le Bas-Empire. S’inspirant du système militaire, de sa
discipline et de sa hiérarchie, Dioclétien réorganise l’Etat et la Société, en les mobilisant dans
son œuvre de redressement. Recherchant partout l’efficacité et l’obéissance, il systématise
partout les mesures ponctuelles, partielles et conjoncturelles de ses prédécesseurs. Il les
pousse ainsi, logiquement, à l’aboutissement de leur tendance absolutiste, déjà perceptible
mais de façon encore voilée sous le Haut-Empire. L’autoritarisme, exprimé par le
volontarisme étatique, doit contrarier les forces régressives, les facteurs de récession, qui
sapent un monde antique de plus en plus anémié.

Dans ce contexte d’absolutisme, qui entraîne nécessairement une sacralisation


croissante de l’empereur et de son autorité, le monarque n’a plus rien du magistrat républicain
qu’Auguste feignait d’être avec sa fausse modestie affectée. L’empereur n’est plus le premier
(princeps) des citoyens, il est désormais d’une essence transcendante, mystique, inaccessible
à ses sujets qui lui doivent donc une totale et immédiate obéissance en tout. Il se fait
maintenant appeler systématiquement « Dominus noster » (« notre seigneur ») pour marquer
qu’il est le maître exclusif des hommes et des biens de son empire. C’est pourquoi on parle
aussi du Bas-Empire comme du « Dominat » pour l’opposer au « Principat » du Haut-
Empire.

Seule la volonté de l’empereur, relayée par son administration bureaucratique et toute


puissante, doit régenter dans tous ses aspects la société pour éviter qu’elle ne dépérisse.
L’autorité centrale intervient dans tous les domaines, et les oriente selon ses pressantes
préoccupations du moment. Le concept d'Utilitas publica incarnée par l’Etat s’affirme ; au
nom de cette mission suréminente, aucun intérêt privé, particulier, ne peut entraver l’intérêt
83

public, dont l’empereur et son administration sont seuls juges souverains.

Dans un premier temps, sur le court et le moyen terme, l’énergie des réformes de
Dioclétien et de ses émules s’avère efficace, puisque leurs mesures empêchent l’Empire de
sombrer, et lui donnent une impulsion qui lui procure un siècle et demi de répit. Mais, sur le
long terme, l’étatisation de la société ne parvient pas à détruire les ferments de dépérissement
qui sont seulement neutralisés momentanément. Dans un second temps, l’autoritarisme
affiché de l’Etat s’enlise à son tour, et ses prescriptions impératives sont de plus en plus
paralysées et impuissantes face à l’épuisement structurel de cette société. On peut même
penser que l’accroissement du poids des fonctionnaires et de leur bureaucratie, donc de la
fiscalité, ont plutôt précipité la récession, en décourageant l’initiative privée. Au total, un État,
aussi fort et vigoureux soit-il, ne peut durablement soutenir à bout de bras une société
exténuée qui s’étiole d’elle-même, inexorablement.

Face à cette intrusion de plus en plus poussée de l’Etat dans leur vie courante, les
populations considèrent souvent les fonctionnaires comme des ennemis chargés de les
exploiter, de les pressurer, plus redoutables que bien des Barbares (surtout avec la fiscalité qui
s’alourdit) : il y a des mouvements de révolte assez mal connus, comme les Bagaudes en
Gaule, des bandes de marginaux qui sillonnent les pays. Une résistance plus passive se traduit
dans les phénomènes massifs de désertion qui affectent certaines terres et certaines
professions, malgré les ordres impériaux qui prétendent fixer impérativement chacun sur sa
terre ou dans son métier.

Le Bas-Empire est donc sous le signe de la défensive et de la réaction face à cette crise
protéiforme qui finira par emporter la romanité occidentale malgré tous les efforts. Cette
anémie et cette dépression se répercutent dans toutes les activités humaines, aussi bien
militaires que sociales, économiques ou démographiques que culturelles ou religieuses.

Les sommes croissantes allouées aux soldats, aux fonctionnaires et aux courtisans, font
augmenter régulièrement les dépenses de l’Etat, tandis que les ressources, du fait de la
dépression, tendent à diminuer : l’intensification consécutive de la pression fiscale appauvrit
et mécontente les classes moyennes et populaires. On cherche à thésauriser (= conserver
précieusement) les pièces de valeur frappées dans un métal noble comme l’or car elles se
raréfient, ce qui gêne le commerce.

La dépression du commerce, l’insécurité, la contraction des villes, entraînent le


dépérissement des bourgeoisies provinciales qui formaient jusque là le fer de lance de la
romanisation et le vivier permettant le renouvellement des élites de l’empire.

La démoralisation ambiante, les épidémies de peste, les violences, suscitent une crise
démographique qui dépeuple les campagnes et les petites villes. Les terres abandonnées, en
friche, deviennent un sujet majeur de préoccupation pour l’administration qui craint autant la
famine que la perte d’une grande partie de ses contribuables.

Face à cette récession généralisée les empereurs réagissent brutalement contre les
84

diverses formes d’abandons, sinon de désertions, qui désorganisent la production, et l’Empire


impose un fixisme social héréditaire. A tous les niveaux de la société, chacun est obligé de
pratiquer la profession de son père (cela vaut aussi bien pour les fonctionnaires que pour les
artisans, les commerçants, les militaires ou les paysans). En cas de besoin, l’Etat peut affecter
d’office à des activités délaissées (ainsi des condamnés, pour purger leur peine, deviennent
ouvriers).
Les paysans sont de plus en plus fixés au sol qu’ils travaillent. Le statut de colon se
généralise. Le colon, homme libre en théorie, ne peut cependant plus quitter la terre qu’il
exploite pour un grand propriétaire et cette obligation héréditaire se transmet à ses
descendants. C’est l’une des origines du servage médiéval.

l’Etat dirigiste veut contrôler étroitement les productions qu’il redistribue lui-même
pour une part croissante. Il s’appuie en particulier sur les corporations. A l’origine groupe-
ments professionnels facultatifs (Collegia du Haut-Empire), ces corporations deviennent
maintenant des organismes officiels chargés d’un service public sous l’autorité de
l’administration. Elles régissent toute une branche de production et incorporent
obligatoirement tous les travailleurs de cette activité (avec de plus l’hérédité imposée). Dans
d’autres cas, l’Etat devient lui-même manufacturier, banquier ou commerçant.

Pour lutter contre l’inflation, Dioclétien impose en 301 l’Edit du Maximum qui fixe le
prix maximum de plus d’un millier de produits. Mais cet Édit trop tatillon n’a, semble-t-il,
guère d’efficacité et il est très vite rapporté.

Finalement, malgré tous leurs efforts, les empereurs ne parviennent pas à inverser les
orientations économiques et sociales structurelles. L’Etat, prenant en main toute l’activité
économique, anesthésie aussi l’initiative privée, ce qui l’empêche d’insuffler le dynamisme
qui seul pourrait faire redécoller durablement l’économie. Ces interventions de l’Etat
surviennent d’ailleurs par à-coups, pour répondre dans l’instant à une nécessité pressante
immédiate. La législation économique et sociale, pour abondante qu’elle soit, n’en est pas
moins ponctuelle, décousue, au total incohérente : les empereurs et leurs conseillers n’ont
jamais eu véritablement de stratégie à long terme, faute d’une pensée économique originale et
méditée.

Dans une vue pluriséculaire, les grands bénéficiaires de cette déliquescence de la société
qui contaminera inévitablement l’Etat au cinquième siècle, ce sont les « Potentes », les
puissants. On les appelle aussi les « Nobiles » quand un membre de leur famille a exercé
l’une des plus hautes charges de la fonction publique. Ces très grands propriétaires fonciers
aux « villae » somptueuses obligent les paysans des alentours à rentrer dans leur dépendance.
Ces puissants qui ont des relations influentes à la Cour ou dans la haute administration
peuvent seuls discuter avec les fonctionnaires exécrés, par exemple pour modérer les impôts
et les réquisitions qui pèsent sur leurs paysans. De plus en plus, avec la ruine des bourgeoisies
municipales, ces Potentes constituent au plan local les seules véritables puissances sociales.
On glisse là sur la pente qui mènera au Moyen Âge.
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Pour réagir plus vite aux invasions, pour atténuer par une certaine déconcentration les
lourdeurs bureaucratiques, bref pour adapter les décisions urgentes aux conditions
particulières de temps et de milieu local, Dioclétien réforme profondément l’organisation
territoriale de l’Empire. Même si l’Empire reste officiellement indivisible, il est divisé
administrativement en deux zones spécifiques dont le particularisme ne va plus cesser de
s’accuser ce qui va susciter des destinées de plus en plus divergeantes (cette bipolarisation,
symbolisée par les deux langues de culture, avait toujours existé de fait dans l’Empire, mais
jusque là elle était restée exclusivement culturelle). La partie orientale de l’Empire, avec le
Grec comme langue de plus en plus officielle et l’Hellénisme comme culture éminente des
élites, aura désormais son empereur, sa cour et son administration, avec bientôt une nouvelle
capitale, Constantinople, fondée en 330 par Constantin sur le passage entre Mer Noire et
Méditerranée (Constantinople reprendra ensuite le nom de Byzance qui donnera son
appellation au nouvel empire byzantin. Elle deviendra Istanbul après que les Turcs s’en
soient emparés en 1453). La partie occidentale de l’Empire, avec le Latin comme langue
officielle, voit son importance diminuer inexorablement, à tous points de vue, en comparaison
de son vis-à-vis hellénique qui maintient beaucoup mieux les traditions antiques. Le
bilinguisme Latin/Grec qui caractérisait les élites de l’Empire s’estompe graduellement.
Ces deux moitiés de l’Empire sont ainsi dirigées par deux empereurs, officiellement
associés et parfois hiérarchisés. Même si quelques empereurs puissants parviennent parfois à
reconstituer momentanément l’unité politique de l’Empire à leur profit, en éliminant leur
collègue, sa partition institutionnalisée ne sera plus remise en question.

A partir de 395, après Théodose, le dernier empereur unique de tout l’Empire, le fossé
ne cessera plus de s’élargir entre un empire oriental qui reste suffisamment vigoureux pour
repousser les Barbares et un empire occidental qui, à l’inverse, s’affaiblit toujours plus.

En Occident même, Rome progressivement perd son importance effective. Elle n’est
bientôt plus qu’une ville-musée, le sanctuaire de l’histoire romaine. Des capitales provinciales
plus proches du « front » s’affirment comme Trèves (puis Arles lorsque les Romains lâchent
la ligne du Rhin) ou Milan. Au cinquième siècle, les empereurs d’Occident s’installent à
Ravenne, près de Venise, avec leur cour et leur administration. L’Italie perd aussi tous ses
privilèges et se trouve ramenée au régime commun.

b) Le Christianisme, nouvelle religion d’État

Au premier siècle, les Romains considèrent les premières communautés chrétiennes


comme des groupes juifs dissidents, hétérodoxes. Le Christ s’est d’abord voulu le Messie
(l’Envoyé et le Sauveur) de ses compatriotes, et il a vécu, avec ses apôtres, dans un contexte
culturel presque exclusivement judaïque où le ralliement du centurion romain est célébrée
précisément comme une singularité exceptionnelle. La première controverse chez les
« paléo » (anciens) chrétiens, porte sur les modalités de la conversion des non-Juifs. Retourné
en faveur du christianisme, après une révélation sur « le chemin de Damas », Paul tranche :
« Il n’y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme… » dans la nouvelle
Église qui doit donc s’ouvrir à tous indistinctement, indépendamment des traditions judaïques
ancestrales (C’est pourquoi on appellera Paul « l’apôtre des Gentils » c’est-à-dire des Païens).
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En 70, la destruction de Jérusalem par les Romains de Titus précipite la maturation du


Christianisme qui s’éloigne de plus en plus du Judaïsme, lui aussi transformé par l’épreuve et
qui se recentre sur l’exégèse littérale des textes sacrés.

La nouvelle Église, avec une majorité de plus en plus forte de fidèles d’origine païenne,
s’affirme comme un monothéisme proposé à tous les hommes, comme une religion
universelle : les Chrétiens reprennent, sur le plan de la Foi, la conception universaliste du
stoïcisme et de l’empire romain qui s’en inspire. Les Chrétiens sont globalement tolérés dans
l’Empire même si de temps à autre éclatent des flambées d’intolérance, plus ou moins locales,
plus ou moins dirigées par les autorités (cf. martyre de Lyon en 177 avec sainte Blandine). On
leur reproche alors leur refus de sacrifier à la divinité de Rome et de l’empereur, et ce sont ces
motifs d’ordre public, et non pas l’intolérance religieuse, qui justifient la répression pénale.

Normalement, l’attitude officielle de l’Église face au pouvoir politique reste prudente et


loyaliste puisque le Christ a dit « Mon royaume n’est pas de ce monde » et « Rendez à César
ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ».
Saint Paul a surenchéri : « Il n’y a pas de pouvoir, d’autorité (parmi les hommes) qui ne
vienne de Dieu » pour montrer que tout pouvoir politique en soi est, a priori, légitime
puisqu’il est nécessaire pour punir les crimes, donc pour maintenir un minimum d’ordre. Le
succès croissant remporté partout par la nouvelle religion, inquiètent certains empereurs du
troisième siècle et Dioclétien. Dans la nouvelle ambiance du Bas-Empire, les dirigeants
veulent imposer une nouvelle unité morale, ce qui nécessite une foi religieuse commune. Ces
souverains déclenchent des persécutions massives et sanglantes. Ils considèrent les Chrétiens
comme de mauvais citoyens, ou du moins comme des Romains suspects, tièdes, écartelés
entre leurs deux maîtres, Dieu et César. (A Toulouse, un taureau furieux traîne saint Sernin de
la place centrale du Capitole au futur emplacement de sa basilique, par la rue dite pour cette
raison du Taur. A Paris, saint Denis est décapité).

Mais, partant de considérations similaires, Constantin va faire le calcul inverse : pour


consolider l’Empire ébranlé, il choisit au contraire de s’appuyer sur la force expansive et
unitaire de la nouvelle religion montante. Par l’Edit de Milan de 313, Constantin proclame
une totale liberté religieuse : Chacun peut adorer à sa manière « la Divinité qui est dans les
cieux ». En réalité, les empereurs, à la suite de Constantin, se convertissent, et le
Christianisme devient de plus en plus, de facto, la nouvelle religion d’État. Les souverains lui
accordent des exemptions, des privilèges et des faveurs matérielles. Ils infléchissent le droit
civil traditionnel en promulguant des lois partiellement inspirées par les principes chrétiens.

Finalement, Théodose, par l’Edit de Thessalonique de 380, interdit toute cérémonie


païenne, et le culte privé est à son tour prohibé en 392, l’année où les Jeux Olympiques voués
à Zeus sont supprimés. Les Chrétiens sont devenus majoritaires dans les villes et les moines
fanatisent les foules pour abattre les symboles païens comme les temples et les statues. (En
réalité, même si le Christianisme est désormais officiellement obligatoire, des groupes païens
subsistent discrètement quelques temps dans certains milieux intellectuels, en particulier, sans
doute, chez les juristes avec leur traditionalisme caractéristique).

Par contre, il fallut des siècles à l’Église pour détruire, annuler ou christianiser les
croyances ataviques des Paysans adorant depuis toujours les forces brutes de la nature (arbres,
87

pierres, clairières, montagnes et sources sacrées…) (Étymologiquement, Paganisme est


d’ailleurs un terme méprisant inventé pour ridiculiser les anciens cultes ravalés au rang de
grossières superstitions rurales).

Ralliée complètement à la Romanité, l’Église oublie ses réserves initiales face à cet
empire et à cette culture qui deviennent siens en devenant chrétiens : l’Église se coule dans
l’organisation romaine. Le diocèse dirigé par l’évêque s’installe dans la Civitas, cette division
territoriale traditionnelle. Le droit romain devient l’une des principales références du droit de
l’Église, le droit canonique (de « canon » : la règle en grec) et la procédure romaine servira
d’exemple pour l’organisation judiciaire ecclésiastique. C’est l’âge d’or des « Pères de
l’Église » ces grands écrivains qui permettent au Christianisme d’assimiler la pensée gréco-
latine. (Le principal auteur latin est Saint-Augustin qui aura une immense influence sur le
Catholicisme).

L’évêque de Rome dirigeant la vie religieuse dans cette prestigieuse capitale s’impose
aux évêques latins et devient le Pape. Dans la partie orientale de l’Empire, par contre, son
autorité est contrebalancée par celle des Patriarches, c’est-à-dire des titulaires de métropoles
chrétiennes puissantes et vivaces, comme Antioche, Alexandrie ou Constantinople qui
dirigent les évêques orientaux. Finalement, cette distinction organique, en recoupant la
partition linguistique du Bas-Empire, va susciter deux religions chrétiennes différentes : d’une
part, le Catholicisme soumis à la primauté du Pape et de langue liturgique latine, d’autre part
(en schématisant grosso-modo, et en passant sur certaines chrétientés spécifiques comme les
Coptes d’Égypte ou les Maronites du Liban), l’Orthodoxie, de langue liturgique grecque, ou
les grandes Églises soumises à leur Patriarche sont beaucoup plus indépendantes. Une rivalité
missionnaire va les opposer : les Catholiques vont convertir les Barbares germaniques, mais
leurs compétiteurs vont mieux réussir auprès des nouvelles populations slaves qui se
répandent alors en Europe centrale et orientale, et qui seront donc plutôt orthodoxes (cf. les
Russes), hormis cependant certains peuples slaves plus occidentalisés, comme les Polonais,
les Tchèques ou les Croates qui seront donc catholiques.

Devenant l’une des principales institutions du nouvel empire, l’Église doit reconsidérer
sa position politique, en passant de la neutralité à l’adhésion vis-à-vis du pouvoir central.

L’empereur chrétien est désormais « lieutenant de Dieu sur cette terre » et son autorité
doit reposer sur l’alliance des deux pouvoirs, c’est-à-dire qu’il doit aider l’Église avec son
État pour que réciproquement l’Église le soutienne.
Mais l’équilibre entre les deux pouvoirs, leurs deux sphères et leurs deux organisations,
est difficile à maintenir. Lorsque l’empereur est fort et autoritaire, il cherche fatalement à se
soumettre l’Église et ses dignitaires qui doivent s’engager activement à ses côtés. L’Église est
alors sous sa tutelle et le prince n’hésite pas à intervenir, plus ou moins directement, dans sa
vie propre. L’incontestable Constantin fait ainsi réunir en 325 le célèbre Concile de Nicée :
c’est le premier concile œcuménique, c’est-à-dire assemblée générale de tous les évêques
(œcuménique = universel). Il définit le dogme (le « credo » de l’Église).
88
89

Au total, on parle dans les doctrines politiques de Césaro-papisme quand le pouvoir


temporel se subordonne le spirituel, quand le César joue les Papes. C’est le cas le plus
fréquent dans la partie orientale de l’Empire qui deviendra l’empire byzantin.

Au contraire, lorsque l’empereur est faible, sans grande volonté, les prélats vont prétendre
influencer sa politique, au nom de leur mission religieuse et au nom du contrôle qu’ils veulent
effectuer pour s’assurer que le prince met bien son pouvoir et son Etat au service de la foi et
donc de l’Église. « En matière de foi, il appartient aux évêques d’être les juges des empereurs
chrétiens » affirme saint Ambroise de Milan qui inflige à Théodose une pénitence publique,
après un massacre à Thessalonique. En Occident, avec l’épuisement croissant du pouvoir
impérial, c’est le Pape qui va reprendre ce rôle de direction spirituelle des monarques qui
seront bientôt des rois germaniques, très sensibles au prestige romain. Au Moyen Âge,
l’amplification de ces prétentions papales va susciter de terribles conflits entre les deux
Pouvoirs, d’abord la « lutte du sacerdoce et de l’empire » avec l’empereur du Saint Empire
romain-germanique puis l’affrontement célèbre entre le pape Boniface VIII et le roi de France
Philippe-le-Bel.
90

CONCLUSION
_____

Après leur irrémédiable séparation en 395, les deux parties de l’Empire vont connaître
des destinées complètement divergentes. En zone grecque, le pouvoir impérial se maintient
parce qu’il s’appuie sur un État encore vigoureux et sur des villes et une bourgeoisie
perpétués : la survie du futur empire byzantin est assurée. A l’inverse, dans la partie latine, le
pouvoir impérial et l’Etat ne cessent de décliner tout au long du cinquième siècle.

Les citoyens ne veulent plus combattre et les Barbares deviennent majoritaires dans
l’Armée, tant dans la troupe que dans son encadrement (Ainsi les Francs occupent-ils de très
hauts grades dans l’armée romaine). Incapables de s’opposer à la pression des Germains aux
frontières, cherchant même plutôt à les enrôler dans leurs armées exténuées, les empereurs
préfèrent négocier et les installer officiellement dans l’Empire. Par des traités (le traité :
Foedus) ils établissent des peuples entiers dans certaines régions (mais ces peuplades ne sont
pas très importantes numériquement) où ils devront cohabiter avec les indigènes. Ces
Barbares sont alors considérés comme des alliés des Romains : ils doivent défendre le pays où
ils stationnent contre les Barbares nouveaux-venus, et ils sont fiers d’aider ainsi cette
civilisation latine qui les fascine. En contrepartie, ils conservent leurs coutumes, leur religion
et leur roi (qui est le chef de la peuplade et l’interlocuteur officiel des autorités romaines).

Cependant, dans les guerres civiles (qui pour certains historiens ont plus contribué à la
ruine de la Romanité que les « Grandes invasions » exagérées et dramatisées par les imagina-
tions romantiques) les rivaux, puis certains empereurs, n’hésitent pas à s’appuyer sur des
personnages, des groupes ou des peuples barbares. Les Germains sont ainsi amenés à
participer de plus en plus aux soubresauts d’une vie politique de plus en plus chaotique et
déclinante. Ils constatent bientôt qu’ils détiennent en fait la force militaire, la seule qui vaille
vraiment désormais.

Dans ce contexte, Rome est prise en 410 par les Wisigoths d’Alaric : Alaric participe à
une guerre civile comme général romain officiellement nommé par l’empereur de
Constantinople (bientôt les Wisigoths obtiendront par un Foedus la région de Bordeaux-
Toulouse et ils y fonderont le « royaume de Toulouse »).

En Occident, le « dernier Romain » c’est Aétius, un général énergique qui rassemble


toutes les populations germaniques alliées pour repousser aux Champs Catalauniques (451)
l’armée d’Attila, le chef des Huns. C’est l’union sacrée des indigènes latins et gallo-romains
avec des Barbares déjà partiellement sédentarisés et romanisés, maintenant connus depuis
longtemps, comme les Francs ou les Wisigoths. Face à eux, des Barbares beaucoup plus
91

nomades, mal connus, pratiquement peu latinisés (comme certaines peuplades germaniques
restées hors de l’Empire), fédérés par les Huns asiatiques venus des steppes de l’Asie
centrale. Mais Aetius, trop menaçant pour la cour de Ravenne, est vite assassiné.

Maintenant le pouvoir effectif appartient à l’armée de plus en plus germanisée, et le


monarque de Ravenne n’est plus qu’un homme de paille dérisoire… tel le ridicule Olybrius.

Finalement, en 476, le général germain Odoacre, pour des raisons de convenance


politique, dépose le dernier fantoche, un tout jeune garçon dont le nom symboliquement
parodique de Romulus Augustule, en rappelant les deux prestigieux fondateurs de Rome, a
été décisif pour sa célébrité future. En effet, personne sur le coup n’a attaché beaucoup
d’importance à ce « non événement » : le « petit Auguste » est devenu un paisible grand
propriétaire foncier dans le sud de l’Italie. Odoacre, respectueux de la légalité romaine,
cherchant d’ailleurs à en obtenir une légitimation, renvoie, en signe de soumission, les
insignes impériaux au dernier empereur qui reste et qu’il reconnaît, celui de Constantinople
(qui entérinera son coup de force). Mais, même si les contemporains n’en ont pas eu
conscience, cette date de 476 marque une césure définitive. Il n’y aura plus jamais d’empire
romain occidental et, en ce sens, il est vrai que c’est bien la fin définitive du véritable empire
romain (même si, en 800, Charlemagne prétend rétablir la continuité, c’est une tentative trop
artificielle, dans un contexte trop transformé, pour être vraiment crédible).

L’empire romain d’Orient, que l’on appellera bientôt empire byzantin, durera jusqu’en
1453, avec des hauts et des bas (certains historiens placent là la fin du Moyen Âge, pour faire
pendant à la fin de l’Antiquité datée par la disparition de l’empire occidental en 476.
Cependant, la majorité des historiens fait plutôt commencer officiellement les Temps
Modernes avec, en 1492, la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb).

Lors de l’écroulement de l’empire byzantin, certains lettrés gagnent l’Italie où ils vont
réintroduire en Occident l’enseignement du Grec, ce qui va stimuler la Renaissance culturelle.
D’autres vont s’installer en Moscovie dont le prince, épousant la nièce du dernier empereur,
se fera désormais appeler Czar/Tsar c’est-à-dire César, et prendra les symboles impériaux,
comme l’aigle bicéphale. C’est alors qu’apparaît le thème de la « troisième Rome » que serait
la Russie, vouée à un rôle messianique exceptionnel. Ses avatars seront nombreux et très
dissemblables, y compris à sa manière, le Bolchevisme qui prétendait faire de l’URSS la
« citadelle du socialisme », le pays privilégié annonciateur de la future Révolution mondiale.

Si, de fait, l’empire romain disparaît en 476, il n’en restera pas moins une idée d’Empire
en Occident, que Charlemagne tentera vainement de réactualiser. Juridiquement, on l’a vu par
l’attitude d’Odoacre, l’Empire est simplement réunifié au profit du seul souverain de Constan-
tinople. Les rois barbares continuent pendant plusieurs décennies à faire valider leur autorité
sur les populations indigènes par la chancellerie de Constantinople. Clovis, d’après Grégoire
de Tours, éprouve la fierté de sa vie lorsque le lointain empereur oriental lui décerne le titre
honorifique de consul, avec la tunique de pourpre, pour le féliciter de ses victoires remportées
sur des ennemis de l’Église. Mais, avec le temps, les rois barbares vont cesser
progressivement cette déférence diplomatique à l’égard du dernier empereur trop lointain. Et
le Pape s’appuie déjà sur eux face aux empereurs de Byzance qui cherchent toujours à
l’inféoder.
92

Cependant, une dernière fois, l’empereur Justinien (527-565) croit qu’il est encore
possible de réunir effectivement les deux parties de l’ancien empire romain. Justinien est
d’ailleurs l’ultime empereur à parler le latin et à l’employer comme langue officielle. Ce trait
significatif prouve qu’il est bien le dernier à croire au mythe d’un rétablissement de l’Empire
universel antique ; ultime successeur authentique de la lignée des empereurs romains jadis
commencée par Jules César et Auguste. C’est en ce sens qu’il faut comprendre sa volonté de
synthétiser le vieux droit romain traditionnel qu’il espérait bien ainsi revivifier.

Après lui, il n’y aura plus que des empereurs byzantins, ne parlant que le Grec, soucieux
seulement des intérêts de l’ancienne partie hellénisée de l’Empire. Alors, la séparation
deviendra complète, définitive, entre les deux cultures, les deux religions, les deux
civilisations. En effet, l’effort militaire considérable effectué par Justinien n’aboutit qu’à des
succès partiels et vite compromis. Justinien reconquiert l’actuelle Tunisie, le Sud de
l’Espagne et toute l’Italie (d’où ses fameuses fresques de mosaïque à Ravenne) mais après lui
les Byzantins y renoncent très vite : l’empire grec n’a plus les moyens de reprendre la
succession de l’empire romain d’antan. C’est la ruine définitive du rêve de Justinien.

_____
93

II – L’INVENTION DE LA SCIENCE JURIDIQUE

« Ubi societas, ibi jus », là où il y a une société il y a un droit, constatent les Romains.
Mais si le droit est nécessairement présent dans tout groupe humain institutionnalisé, c’est
d’abord et pendant très longtemps sous une forme indifférenciée, diffuse, avec des usages
pratiques et quelques préceptes en découlant qui garantissent la discipline et la hiérarchie
sociales. Pour que le droit devienne distinct et autonome, pour qu’il atteigne sa maturité en
prenant conscience de sa singularité, il faut que de véritables juristes, donc des professionnels,
l’analysent et le définissent comme une technique spécifique exigeant des notions
particulières et des modes de raisonnement caractéristiques.
Or c’est seulement à Rome, grâce aux illustres jurisconsultes nos devanciers, que le
droit parviendra à ce degré de plénitude et d’épanouissement. Cet accomplissement s’inscrit
aussi dans le contexte intellectuel de l’Antiquité classique gréco-latine : les juristes latins
appliquent à leur domaine concret les idées, la logique et les méthodes des philosophes grecs
et particulièrement d’Aristote. Avec cette influence de la pensée hellénique les jurisconsultes
veulent que leur enseignement soit moral, rationnel et dialectique. Créateurs du droit dans sa
forme élaborée, supérieure, les Romains tirent une légitime fierté de cette connaissance
nouvelle qu’ils ajoutent au patrimoine universel. (C’est, on l’a vu, la seule grande matière où
ils sont vraiment des initiateurs et non des imitateurs). Exaltant l’incomparable maturité du
droit romain, Cicéron relève avec orgueil : « Il est incroyable combien tout le droit civil, à
part le nôtre, est confus et presque ridicule ». Tout romain de qualité est d’ailleurs obligé de
se frotter à ce droit conceptualisé puisque les actes et les procédures utilisant ses règles sont
nombreux et que, pendant longtemps, les fonctions judiciaires, contrairement à celles de
conseil, ne sont pas assurées par des professionnels mais constituent souvent une étape dans le
Cursus honorum. Ce droit souvent employé ne peut donc être accaparé jalousement par une
petite caste fermée, comme on le verra. L’Etat lui-même, tout autoritaire qu’il soit, prétend
officiellement respecter le droit privé des citoyens, puisqu’il se fonde lui-même, en théorie,
sur un principe général de légalité.

A) LES SOURCES DU DROIT : L’INVENTION DE LA MÉTHODE JURIDIQUE

Nous allons maintenant étudier les sources du droit romain, car à travers leurs
fluctuations et leurs transformations, nous verrons la singularité de son évolution marquée par
une volonté affichée de continuité, avec donc des adaptations souples, empiriques et
progressives, sans les ruptures éclatantes prônées depuis la Révolution française par les
réformateurs pressés. (Après un millénaire, les compilations de Justinien font toujours
référence, symboliquement, à la célébrissime loi des XII tables, même si la plupart de ses
dispositions concrètes sont depuis longtemps tombées en désuétude).
94

1°) Le droit sous la République : l’aménagement du formalisme initial

a) Les bases de l’ancien droit

Dans la société romaine archaïque, le Jus, le droit, se distingue mal du Fas et de ses
solennités teintées de magie. Tous les actes juridiques s’accomplissent par des rites très
formalistes, pratiqués ou contrôlés par les pontifes, ces prêtres à l’éminente sacralité qui se
réservent la connaissance des formules indispensables et l’évaluation de leur respect par les
individus.

La source de ce que nous appelons aujourd’hui le droit privé est normalement la


coutume, le « Mos Majorum », l’usage des aïeux que les jurisconsultes appelleront bientôt le
« Jus non scriptum », le droit écrit (avec leur traditionalisme foncier, les Romains chercheront
à maintenir le plus longtemps possible, au moins formellement, ces dispositions ancestrales,
même si les exceptions, les altérations et les manquements vont fausser graduellement les
principes traditionnels hautement proclamés) En cas de contestation, les pontifes, de par leur
prestigieuse autorité, interprètent la coutume invoquée. Beaucoup plus tard, Cicéron analysera
la coutume comme résultant de deux facteurs conjoints, l’un objectif, l’ancienneté indéniable,
l’autre subjectif, psychologique, l’acquiescement général qui dénote une volonté commune
implicite. Enfin, dans les compilations de Justinien, on ajoutera, au caractère fondamental
d’utilité, communément montré par les jurisconsultes, l’exigence d’une justification
rationnelle de la coutume.

Notons enfin, pour clore cette évocation sommaire que, plusieurs siècles après, des
auteurs ont mentionné des lois royales. La légende, semble-t-il, a ainsi placé de très anciennes
prescriptions religieuses et pénales sous le patronage renommé de rois plus ou moins
fabuleux. Il se peut d’ailleurs que jadis ces monarques aient, publiquement mais oralement,
imposé certaines de ces règles immémoriales.

Avec la République commence le lent processus qui va graduellement laïciser,


rationaliser et préciser le droit, pour l’ériger, à la fin de cette période, en une discipline
pleinement autonome, ce qui permettra ensuite, sous le Principat, l’épanouissement de la
doctrine juridique.

Le monument fondateur du droit romain, c’est la première loi écrite romaine, l’illustre
lois des XII Tables qui restera toujours emblématique pour tous les Romains, juristes ou non.
Les circonstances particulières de la rédaction et de la promulgation de ce texte prestigieux
ont suscité des controverses savantes que nous ne pouvons préciser ici. Disons seulement
qu’au milieu du cinquième siècle avant Jésus-Christ, à l’exemple de ce qu’avaient connu un
peu auparavant les Grecs, les plébéiens exigent que les coutumes les plus courantes et les plus
importantes soient désormais rédigées : fixées précisément et également pour tous les
citoyens, elles échappent ainsi à l’arbitraire des magistrats patriciens, consuls ou pontifes.
Comme en Grèce, la loi sauvegarde le justiciable contre un bon vouloir trop discrétionnaire de
ses juges.
95

Dans la procédure d’établissement de ces règles on retrouve encore une influence


grecque, puisque, tout comme pour le grand législateur fondateur des cités helléniques, des
pouvoirs exceptionnels, suspendant les magistratures habituelles, sont accordés
provisoirement aux rédacteurs. Mais, dans la Rome républicaine et soupçonneuse, c’est une
commission de dix membres qui doit fixer les points saillants du seul droit privé, sans se
soucier de l’organisation politique de la cité. On le voit, la tradition qui mentionnait l’envoi
d’une mission préliminaire en Grèce, en particulier pour consulter les lois de Solon, n’est pas
forcément dépourvue de tout fondement. Il est certain que les Romains se sont au moins
inspirés des pratiques des cités de la « Grande Grèce » voisine.

Après des péripéties, le texte final est gravé en – 449 sur douze tables de bronze, d’où
son nom. Mais les Gaulois s’emparant de Rome (avec Brennus entre – 390 et – 380) vont les
détruire. Les douze Tables doivent alors être reconstituées, ce qui a sans doute permis de les
moderniser quelque peu, au moins pour la forme et la langue. Telles quelles, elles deviennent
un monument incontournable de l’histoire romaine, et les écoliers en apprenaient par cœur
certains extraits.

Cependant, malgré ce prestige, on ne peut y voir l’équivalent d’un code complet,


exhaustif, à la manière moderne. Selon la caractéristique des premiers textes juridiques, la loi
des XII Tables est composée d’une centaine de très courts fragments formulant de brèves
sentences à propos de cas concrets très précis. Il n’y a, bien sûr, pas de véritables définitions
ou des principes généraux.
La loi des XII Tables contient des dispositions ponctuelles concernant les formalités de
la procédure, le droit familial (organisation de la famille, mariages, tutelles, successions…), le
droit des biens (modes de transfert solennel de la propriété), le droit pénal (crimes publics et
délits privés comme le vol). Une réglementation minutieuse des habituelles questions rurales
de voisinage (fruits tombés, mitoyenneté, servitudes, écoulement des eaux dans un pays
raviné) nous montre une société agraire dans tout son prosaïsme.
Enfin, les sanctions sont très sévères. Comme dans l’Athènes de Dracon, la nouvelle
législation de la cité doit montrer qu’elle peut être aussi punitive que l’ancienne vengeance
privée qu’elle remplace. Ainsi le faux témoin sera-t-il précipité du haut de la roche
tarpéienne selon un mode traditionnel d’exécution qui fera passer en proverbe l’expression
« la roche tarpéienne est proche du Capitole », c’est-à-dire une totale déchéance peut vite
suivre un triomphe (que les généraux victorieux célébraient sur le Capitole).

Au total, il est difficile aujourd’hui de saisir précisément les infléchissements et les


modifications, sinon les innovations, que les rédacteurs ont certainement fait subir à certaines
coutumes ancestrales en les rédigeant, afin de les accommoder au nouvel équilibre socio-
politique entre les patriciens et les plébéiens. Quoi qu’il en soit, cette législation profane
marque bien le début, la première étape du processus progressif de laïcisation, de
rationalisation et d’adaptation qui va caractériser le droit romain.
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Après la loi des XII Tables et sa procédure spéciale utilisée à titre exceptionnel pour
fixer toute cette accumulation de règles diversifiées, il nous faut étudier les lois ordinaires de
la République, édictées ensuite plus simplement et plus habituellement (800 sur 5 siècles).
La loi « lex » exprime théoriquement la souveraineté du peuple. Mais si les comices la
votent, elle leur est proposée par un haut magistrat qui lui donne son nom. Dans
l’oligarchique Rome, l’initiative législative n’appartient pas au peuple qui se borne à
approuver la mesure qui lui est soumise.
Les lois romaines servent surtout à résoudre, par des réformes institutionnelles, des
problèmes politiques et sociaux. Les lois n’agissent guère en matière de droit privé car celui-
ci reste normalement régi par les coutumes et la loi des XII Tables, avant que le préteur n’y
intervienne à son tour, de façon indirecte mais décisive. Ainsi s’esquisse une notion qui va
devenir courante, au moins implicitement, durant le Moyen Âge : si le souverain dans l’ordre
politique peut assez facilement organiser les pouvoirs publics et la justice, il ne lui appartient
pas, normalement, s’il n’y a pas d’abus, d’intervenir de près dans tout ce qui concerne les
relations privées des individus entre eux.
Au total les lois romaines n’ont qu’un rôle discret en droit privé. Elles y sont rares
(25 sur 800) et ne formulent guère de principes novateurs à quelques exceptions près comme
la Loi Aquila qui, en prévoyant la réparation de certains dommages, pose les premiers jalons
de ce qui deviendra plus tard, par une interprétation hardie des préteurs et des jurisconsultes,
le principe général de la responsabilité civile.

b) Les facteurs d’évolution de l’ancien droit

La laïcisation du droit se traduit concrètement par l’éviction graduelle des pontifes hors
du procès, au profit des magistrats et des jurisconsultes qui vont bénéficier à leur tour du
prestige particulier qu’a toujours revêtu dans la mentalité romaine celui qui connaît et qui
applique le droit.

En – 367 la magistrature du préteur est instituée : un homme public, laïc, est chargé
tout spécialement d’organiser et de contrôler les procès.
En – 304, les formules sacramentelles nécessaires pour entamer une action judiciaire
sont divulguées et deviennent désormais directement utilisables par tous les citoyens :
l’instance peut maintenant se nouer sans les pontifes qui jusque-là gardaient secrètes les
précieuses formules. Le terme du processus est atteint vers – 250 quand le premier grand
pontife plébéien donne des consultations juridiques ouvertes à tous ce qui permet maintenant
à des laïcs d’étudier véritablement le droit.
L’interprétation du droit échappe ainsi aux pontifes et va passer aux jurisconsultes dont
les précurseurs ont profité de ces leçons juridiques dispensées tout d’abord par les pontifes qui
disposaient d’une longue tradition de spécialisation juridique dans la société archaïque.

Devant cette modestie des lois, c’est le préteur qui va de plus en plus devenir, surtout
durant les deux derniers siècles de la République, le principal facteur d’évolution du droit qui
doit assimiler les profondes transformations de la société. Ce que l’on appelle le « droit
prétorien » (ou aussi « droit honoraire » puisque les préteurs bénéficient des plus hauts
honneurs de la République) va constituer une véritable coutume des magistrats judiciaires,
donc une source fondamentale du nouveau droit, en raison des singularités du procès romain.
En effet, le préteur n’est pas un juge qui va trancher concrètement le litige. Il met seulement le
procès dans sa forme juridique, c’est-à-dire qu’il détermine les éléments de droit qui y seront
utilisés et débattus, laissant à un juge désigné par les parties et par lui-même le soin d’évaluer
97

les éléments de fait. Comme la plupart des magistrats, il peut indiquer solennellement aux
citoyens la manière précise dont il s’acquittera de sa fonction. Ainsi à son entrée dans sa
charge le préteur va-t-il faire une proclamation « E-dictum » devant le peuple, où il va
détailler les situations générales qu’il entend protéger en leur permettant d’être invoquées
dans le procès qu’il organise. Ces précisions prennent une telle importance pour les Romains,
toujours très procéduriers, qu’elles sont bientôt mises par écrit et affichées sur le Forum près
du bureau du préteur. Officiellement, l’édit n’est qu’un engagement personnel du nouveau
préteur, valable seulement pour l’année où il exerce sa fonction, mais, pour ces questions
techniques, avec une mentalité conservatrice valorisant les précédents, le successeur, souvent
juriste d’occasion, va prendre l’habitude de reproduire l’édit de son prédécesseur, y ajoutant
éventuellement quelques innovations soufflées par les jurisconsultes qui lui servent de
conseillers.

Mais le préteur peut aussi abandonner les réformes de ses prédécesseurs qui se seraient
révélées finalement malheureuses, ou les règles devenues périmées, dépassées. De plus, au
cours de son année de fonction, il peut aussi compléter l’Edit par des dispositions ponctuelles,
afin de régler certaines questions devenues pressantes.

Caractéristique de l’esprit romain, ce mélange de continuité et de souplesse va permettre


au préteur de combler judicieusement les nombreuses lacunes du droit civil qu’il est chargé
d’appliquer. Finalement, le droit va se trouver profondément transformé par le préteur qui
adapte de plus en plus largement, donc qui biaise les règles traditionnelles où il prétend
trouver l’origine, le germe de l’extension qu’il établit. Il adopte aussi des solutions nouvelles
en cas de silence complet des lois ou des coutumes.

Plus précisément, le préteur attribue un moyen de procédure pour protéger une situation
qui n’a pas été précisément prévue par l’ancien droit formaliste mais qu’il entend désormais
sauvegarder. Positivement, il décide que cet état de fait pourra fonder une action en justice,
si possible en la rattachant à une action traditionnelle. Négativement, il permet que le
défendeur puisse élever une exception pour paralyser la demande de son adversaire (par
exemple l’exception de dol ou de violence). Si, selon l’ancien droit formaliste, un acte passé
dans les formes prévues est nécessairement régulier, quelles que soient les circonstances, le
préteur donne dorénavant les moyens judiciaires d’annuler tous les actes conclus sous
l’empire de la contrainte et de la peur ou sous l’effet d’un dol ou d’une violation de la loi. Le
préteur veut éviter des situations qui maintenant choquent en se montrant trop injustes, malgré
la lettre de la loi. Tout individu qui s’estime victime d’un abus peut s’adresser au préteur qui
essaiera, dans la mesure de ses moyens, de faire primer l’équité. Le préteur utilise avec
prédilection la méthode des fictions c’est-à-dire qu’il considère fictivement qu’une condition
précise prévue par le droit civil est remplie afin de pouvoir utiliser une action classique. Mais
lorsque la fiction est impossible, faute d’analogies, le préteur doit créer une action nouvelle.
Elles seront particulièrement nombreuses pour le droit des obligations.

Mais cette action décisive du droit prétorien comme source du droit à la fin de la
République est due aussi pour une grande part aux jurisconsultes qui, dans les coulisses,
influençaient les préteurs qui leur demandaient volontiers des conseils.
98

En effet, au fur et à mesure que le droit se précise, se complique et se moralise le rôle et


l’importance des jurisconsultes ne cessent de croître, ce qui va permettre à leur discipline, la
jurisprudentia de s’affirmer graduellement. (On adapte Jurisprudentia en français, par
Jurisprudence, en précisant, comme nous le verrons un peu plus loin, que le terme latin n’est
pas synonyme du vocable français et qu’il désigne en fait plutôt ce que nous appelons
aujourd’hui la doctrine). Les Jurisconsultes, étymologiquement, ce sont simplement ceux
que l’on consulte sur le droit « iuris consultis ». Ils succèdent, au début du second siècle
avant notre ère, aux pontifes, comme spécialistes du droit. Mais ils sont laïcs et peuvent se
consacrer exclusivement à la pratique et à l’étude du droit en devenant de véritables
professionnels. Ce sont d’abord des praticiens qui donnent des consultations sur des points de
droit précis et concrets, par exemple pour rédiger un acte ou pour se conduire dans un procès.
Ils bénéficient d’une grande considération, car ils appartiennent tout d’abord aux plus hautes
familles où se recrutent les pontifes et, on l’a vu, ils conseillent les magistrats en particulier
les préteurs, sur les questions juridiques (Eux-mêmes exercent souvent de hautes
magistratures). Dans la préparation du procès aussi, leur avis sur un point de droit
« responsa » impressionne le préteur et s’impose souvent à lui, de fait puisque leur responsa
n’a aucune valeur officielle.

Les jurisconsultes les plus éminents forment des disciples et se mettent à rédiger des
commentaires sur tel point de droit ou sur telle loi. La réflexion théorique commence ainsi à
s’ajouter à leur activité pratique. Ils ont de plus en plus besoin de définir les notions utilisées,
de classer les matières et de dégager une doctrine cohérente pour justifier leurs solutions, au
moment où l’esprit romain s’affine sous l’influence grecque.

Leurs travaux, leurs consultations et leur prestige incitent de plus en plus le législateur
et le préteur à assouplir le droit et à l’étendre à des situations et à des problématiques
nouvelles. Enfin, en – 95 Q. Mucius Scaevola rédige le premier traité complet, synthétique et
systématique, portant sur l’ensemble du droit civil que Scaevola soumet à de grands principes
organisateurs. Certains y voient le point de départ de la science juridique puisque les juriscon -
sultes ultérieurs y puiseront de nombreuses définitions et classifications.

Ainsi s’annonce l’apogée de la Jurisprudence romaine qui surviendra à l’époque du


Principat, avec d’illustres auteurs devenus classiques pour les juristes.
99

2°) Sous l’Empire : le droit classique , référence incontestable des droits occidentaux

a) L’apogée de la jurisprudence

Étymologiquement, la « Juris-prudentia » c’est la prudence ou discernement du droit,


c’est-à-dire que le juriste doit analyser et utiliser le droit dans un esprit de prudence, de
réflexion, de clairvoyance, replaçant chaque cas précis, tout à la fois dans son environnement
et dans des circonstances chaque fois particulières. C’est une scientia ce qui signifie, dans le
sens romain, un art, à la confluence de la théorie et de la pratique, et non pas exactement une
science dans l’acception actuelle qui exigerait des applications constantes mécaniquement
déduites de ses principes. Dans la Rome classique, les jurisconsultes restent toujours des
praticiens qui conseillent les citoyens et les magistrats sur les problèmes très concrets qu’ils
leur soumettent : la doctrine est déduite de la pratique.

Significativement, c’est à propos de la valeur effective de leurs responsa que s’établit la


première hiérarchisation officielle de leur importance. Auguste accorde aux plus éminents
jurisconsultes le privilège de « Jus publice respondere » (ou « Jus respondendi ») c’est-à-dire
de répondre avec une autorité particulière dérivée de l’autorité impériale « ex auctoritate
principis » au juge qui demande des éclaircissements sur un point de droit controversé,
contesté. Mais c’est aussi, pour l’empereur, un habile moyen de contrôler les jurisconsultes et
le droit puisqu’il choisit librement les bénéficiaires de ce brevet officiel. Une trentaine de
jurisconsultes, sur la soixantaine que nous connaissons, a obtenu ce « label », ce certificat.
Évidemment, le juge aura tendance à reprendre l’avis que lui donne par écrit l’un de ces
jurisconsultes reconnus. Finalement, alors que les juges perdent progressivement leur
autonomie, Hadrien décide qu’ils seront désormais obligés de suivre les principaux
jurisconsultes lorsque leurs responsa se révéleront unanimes sur un point (règle de
l’unanimité ou de « l’opinion commune » des grands jurisconsultes).

Un autre phénomène montre tout à la fois l’influence acquise par les jurisconsultes et la
montée en puissance de l’Etat qui les enrôle de plus en plus dans ses rangs. A partir du
deuxième siècle, les principaux jurisconsultes deviennent presque systématiquement des
hauts-fonctionnaires de l’Empire ce qui leur permet de siéger en nombre au conseil impérial
et ainsi de préparer et de rédiger les grandes lois prises maintenant par l’empereur. Ainsi
l’apogée de la doctrine romaine, à la fin du second et au début du troisième siècle, est-elle
finalement ambiguë car ses principaux auteurs, Paul, Papinien, Ulpien sont également de
proches collaborateurs de l’empereur, et entraînés dans des disgrâces politiques qui leur valent
souvent une fin tragique. (Papinien exécuté sous Caracalla, Ulpien assassiné par les soldats
entre 223 et 228).

Plus tranquille est l’obscur Gaïus dont l’œuvre aura pourtant une destinée décisive
puisqu’elle deviendra de plus en plus, particulièrement au Bas-Empire, une référence incon-
tournable. Gaïus, honnête juriste, sans le Jus respondendi, rédige au milieu du second siècle
des Institutes (racine étymologique commune avec le futur mot français Instituteur), c’est-à-
dire un manuel élémentaire présentant brièvement l’ensemble du droit romain, dans ses
principes et son histoire : il synthétise, résume très clairement les développements abondants
prodigués par les grands auteurs de la doctrine classique. Avec leur netteté pédagogique, les
définitions et les classifications qu’il a récapitulées serviront de modèle au Bas-Empire, ce qui
explique alors la grande diffusion de son œuvre. En outre, au dix-neuvième et au vingtième
siècle, plusieurs exemplaires des Institutes ont été retrouvés, ce qui en fait la seule œuvre
juridique complète de l’époque classique dont nous disposons aujourd’hui, donc une référence
100

essentielle pour les historiens du droit romanistes. Par exemple, le plan de l’ouvrage de Gaïus,
inspiré par ses devanciers, est resté traditionnel jusqu’à nos jours pour l’enseignement du droit
(droit des personnes, des biens, des obligations, procédure civile).

L’influence de la philosophie se marque bien sûr dans les hautes définitions génériques
que donnent les jurisconsultes de leur matière. Ulpien affirme : « Justicia est constans et
perpetua voluntas jus suum cuique tribuens » c’est-à-dire la justice est une volonté constante
et permanente d’accorder à chacun son droit, ce qui lui est dû. Pour établir la justice il faut
d’abord une base subjective, morale, éthique, cet effort de volonté, cette résolution arrêtée de
rechercher l’équité. Selon Platon, c’est une vertu agissante de l’âme. Mais le juriste, pour
réaliser cette justice dans le domaine juridique, doit aussi s’appuyer sur le droit de tous et de
chacun (« Jus »), donc sur une technique précise et rigoureuse. La prise en compte objective
des droits particuliers, collectifs et individuels, oblige le juriste à traiter chaque fois, au cas
par cas, une situation différente, irréductiblement singulière. Le réalisme expérimental
d’Aristote prend ici sa place, à côté de l’idéalisme philosophique de Platon. En examinant et
en appréciant concrètement ce qui doit revenir à chacun selon le droit et selon son droit, le
juriste met en œuvre l’égalité géométrique d’Aristote, c’est-à-dire, de fait, une certaine
forme d’inégalité, justifiée par le mérite reconnu.

Ulpien définit maintenant la matière et la discipline du juriste, ce droit, ce jus qui


découle de la justice éminente : selon son prédécesseur Celse « Jus est ars boni et aequi », le
droit est le savoir-faire, l’art en ce sens limitatif (cf. en français l’artisan et les arts et métiers),
de ce qui est bon et équitable. Le terme Ars insiste sur l’idée de technique et de pratique, pour
montrer que le droit ne consiste pas en une théorie abstraite, dogmatique, philosophique,
coupée des réalités sociales vivantes et mouvantes.

A côté de ce qui est bon et bien de façon générale, de ce qui est souhaitable moralement
et matériellement, la notion d’équité « Aequitas » impliquant une idée d’adaptation et de pro-
portionnalité, revêt une importance décisive puisque d’elle dérivent des concepts opérants
plus précis tels la « Pietas », l’ « Humanitas », le respect de la bonne foi « bona Fides » ou
l’enrichissement sans cause qui serait injuste.

On le devine, c’est surtout Aristote qui a influencé les jurisconsultes : ils ont repris ses
préceptes, ses principes, pour établir des définitions rigoureuses, des classifications logiques
et des hiérarchisations justifiées. Ils ont appliqué au droit sa méthode dialectique fondée sur
l’analyse objective et la comparaison poussée des ressemblances et des dissemblances dans
chaque cas particulier. Ils ont encore illustré, pour les relations sociales, sa conception d’une
nature caractéristique sous-jacente à chaque institution et que le juriste doit déduire de
l’observation du réel complexe. Ainsi, par exemple, y a-t-il une nature immanente, inhérente,
spécifique du mariage, de la famille ou de la folie, qui permet d’expliquer, de préciser et
d’améliorer les règles adoptées spontanément par le droit positif, soumis à son insu, au moins
en partie, à cette nécessité naturelle.

Avec leur mentalité typiquement romaine, ainsi traditionaliste, les jurisconsultes


prétendent insérer leur action, pourtant objectivement novatrice, dans le cadre d’une évolution
très progressive du droit et non d’une rupture, d’une révolution qui empêcheraient la stabilité
donc la pérennité, pour eux nécessaire, du droit à travers les siècles. Les transformations
101

nécessaires doivent donc être graduelles, limitées, partielles, même si elles sont susceptibles
de plus larges développements ultérieurement. Ces changements doivent permettre de
résoudre sans trouble, sans hiatus, quand les esprits sont mûrs, les problèmes concrets les uns
après les autres, au fur et à mesure qu’ils deviennent inévitables. Dans cette perspective et
cette psychologie de la continuité, on comprend le respect systématique des jurisconsultes
pour leurs devanciers et leurs œuvres, qui servent toujours de référence, même si on admet
des inflexions et des modifications survenues depuis lors.

Le jurisconsulte garde de sa formation et de son activité de praticien l’habitude de


raisonner à partir de cas particuliers, précis et complexes, imités des contestations habituelle-
ment débattues dans la vie juridique et les procès : le modèle des responsa habituelles reste
déterminant : le jurisconsulte pose d’abord le cas d’espèce, c’est-à-dire l’examine
précisément, complètement, sous tous ses aspects significatifs de droit et de fait. Suivant la
dialectique aristotélicienne, le jurisconsulte organise une controverse, une sorte de débat
simulé, entre les opinions divergentes de ses devanciers. Finalement, il lui faut combiner et
hiérarchiser les différentes règles de droit positif, les circonstances de fait et les opinions de la
doctrine, pour dégager les motifs d’une décision rationnelle qui respecte le droit objectif et
l’équité subjective. Face à cet enchevêtrement, cette complexité des situations réelles, le
juriste donne seulement une solution particulière.
Très représentatif de la jurisprudence classique, Paul note en ce sens « Le droit ne doit
pas être déduit de la règle, mais la règle provient de la juste appréciation du cas ». Dans le
concret, l’application d’une formule abstraite, théorique, peut toujours être contestée, ou du
moins limitée, si elle s’oppose à l’utilisation d’une autre règle. Cependant, progressivement,
au plan supérieur de la synthèse des auteurs les plus renommés, la comparaison dialectique de
nombreux cas particuliers va permettre de déduire, pour la théorie, des principes éminents,
clairs, qui permettront d’organiser la réflexion juridique abstraite : grâce à ces grandes
catégories juridiques seront classés, combinées et hiérarchisées toutes les solutions
ponctuelles des jurisconsultes.

Mais cette théorisation n’a pas été poussée aussi loin, aussi dogmatiquement, qu’elle le
sera plus tard en Occident, spécifiquement avec l’école du droit naturel, à partir de
Grotius (1583 - 1645) et de Pufendorf ( 1632 - 1694).

La prégnance de l’esprit pratique, le souci toujours de l’application concrète,


contrarient, chez les jurisconsultes, des spéculations trop systématiques qui aboutissent à des
doctrines absolues, unilatérales, excessivement rigides, donc incapables de s’adapter au réel.

Au total, les Romains ont seulement fourni les bases et les matériaux de l’édifice
intellectuel que bâtiront plus tard les juristes occidentaux se réclamant de leur filiation

Comme l’indique un jurisconsulte « il convient d’examiner dans quelle intention a été


dite chaque chose ». L’interprétation souple et intelligente de la Jurisprudence recherche la
motivation subjective qui justifie tout acte juridique, au-delà de sa forme littérale, objective.
Ceci vaut pour les particuliers mais aussi pour le législateur lorsqu’il s’agit d’appliquer une
loi. Le jurisconsulte doit alors apprécier, déterminer le « ratio legis », la raison, la logique, le
sens profond de la loi, c’est-à-dire le véritable vœu du législateur, la finalité supérieure qu’il
poursuit, afin qu’une application trop inflexible n’aboutisse, dans les faits, à une injustice
102

caractérisée qui serait contre le souhait du législateur. Bref la lettre ne doit pas occulter,
éclipser l’esprit. On retrouve la notion emblématique d’équité « Aequitas » significative de
cette haute conception morale du droit. L’équité, en tenant compte des circonstances
particulières, permet éventuellement d’assouplir, de biaiser, de compenser, de suspendre les
rigueurs du droit strict.

De ce bref aperçu de la méthode et de l’idéal des jurisconsultes, on retiendra la combi-


naison chaque fois différente, dans des proportions et des formes variables, des règles du pur
droit, des convenances sociales, des particularités concrètes, des prescriptions de la loi, des
volontés individuelles et collectives, donc finalement de l’opportunité et de l’équité qu’évalue
le jurisconsulte à partir des facteurs mentionnés tout d’abord.

En conclusion, on comprend mieux la fameuse maxime de l’avocat Cicéron « summum


jus, summa injuria », le droit, dans une application trop rigoureuse, dans sa perfection
formelle, littérale, pointilleuse, peut aboutir à la plus grande injustice, sous-entendu s’il n’est
pas interprété par des juristes judicieux, attentifs au concret et à sa singularité.

(Notons pour finir que ce droit étudié par la Doctrine s’entend surtout du « jus
privatum », du droit privé, le droit public « jus publicum » n’étant touché qu’incidemment,
seulement pour certaines situations particulières où l’individu se trouve face à
l’administration).
103

b) La fixation du droit par l’empereur

Pour les sources du droit, ce qui caractérise l’Empire, conformément à son évolution
globale, c’est le développement sans cesse croissant de la législation impériale. Sous le
Principat, l’initiative impériale s’affirme, au détriment des organes traditionnels de la
République qui dépérissent ou sont manipulés par le nouveau pouvoir monarchique. Durant le
Bas-Empire, ce processus parvient au terme de sa logique, à son aboutissement : l’empereur a
officiellement le monopole du droit, soit qu’il le crée autoritairement, unilatéralement, soit
qu’il le consacre par l’autorité conférée aux œuvres de jurisconsultes classiques fameux puis
aux codifications prises sur son initiative.

Tout d’abord, les lois comiciales (votées par les comices) s’effacent rapidement, après
une ultime utilisation par l’habile Auguste qui entend faire respecter les formes ancestrales
pour faire promulguer quelques lois symboliques.
Ensuite, le déclin est rapide d’autant que les comices n’ont plus de véritables pouvoirs
autonomes : désertées par les citoyens, elles se réduisent à un simulacre. La dernière loi est
votée à la fin du premier siècle.

Théoriquement, c’est le Sénat qui reprend d’abord l’essentiel de la fonction législative


des anciennes comices. Ses sénatus-consultes obtiennent officiellement, sous Hadrien, au
début du second siècle, force de loi, ce qui parachève toute une évolution qui avait vu les soi-
disant consultations « consultes » du Sénat devenir de véritables ordres pour les magistrats
qui devaient de plus en plus les solliciter.
Au second siècle, les sénatus-consultes prescrivent de grandes règles novatrices pour le
droit privé, et deviennent alors le principal facteur de renouvellement du droit. Mais, en
réalité, l’empereur utilise d’autant plus volontiers ce procédé des sénatus-consultes qu’il tient
bien en main le Sénat dont il contrôle la composition et l’activité.
Maintenant représentant du peuple à la place des comices, le Sénat, en théorie, équilibre
le pouvoir monarchique ; en réalité, c’est plutôt une chambre d’enregistrement qui avalise
systématiquement les souhaits du prince : sous l’apparence des sénatus-consultes, il y a la
volonté de l’empereur et de son conseil.
Finalement, au troisième siècle, l’exacerbation de l’absolutisme rend inutile cette
hypocrite fiction et les empereurs cessent d’y recourir, préférant désormais imposer directe-
ment, ouvertement, leurs volontés.

De même, les magistrats, maintenant résignés, perdent aussi leur autonomie. Dans ce
contexte, l’Edit du préteur abandonne graduellement son activité créatrice, son rôle
d’adaptation, car il va se figer, corrélativement à la montée en puissance de l’influence
impériale et de sa législation. Sous Hadrien, l’Edit permanent, « perpétuel » selon son
appellation traditionnelle, est fixé irrévocablement, définitivement, sans qu’on puisse plus
rien y changer. Les préteurs hésiteront de plus en plus à lui ajouter quelques innovations
ponctuelles car ils n’ont plus l’autorité suffisante pour prétendre faire évoluer le droit.
104

En proportion de ce dépérissement des promoteurs républicains du droit se renforce le


rôle de la législation impériale.
Les constitutions impériales s’affirment progressivement comme la source
prédominante du droit, avant de devenir exclusive au Bas-Empire. Si leurs dispositions
concernent d’abord le droit public, elles interviennent de plus en plus en matière de droit
privé.

En réalité, ce que l’on nomme d’un terme générique « constitutions impériales »


regroupe plusieurs types particuliers d’actes impériaux que nous ne pouvons détailler ici.
Retenons seulement les Edits de l’empereur qui procèdent de son Imperium
proconsulaire illimité : à l’instar des plus éminents magistrats romains, l’empereur peut
prendre des édits qui s’imposeront à ses administrés, c’est-à-dire, de façon générale, à toutes
les populations de l'Empire.

Notons qu’Auguste et les premiers empereurs emploient encore avec réserve ce


pouvoir. La terminologie reste donc ambiguë : « Il plaît », « placet », à l’empereur de
formuler telle règle qui permettra l’exercice de son pouvoir (c’est là l’origine d’une
expression fameuse de l’Ancien Régime, calquée sur ce précédent latin : « car tel est notre
plaisir » et non pas comme on l’a prétendu par malveillance « car tel est notre bon plaisir »).

Au second siècle, les juristes distingués du conseil impérial préparant et rédigeant un


nombre croissant d’actes normatifs, précisent que l’empereur a reçu du peuple, par la lex de
imperio, un pouvoir législatif général dans tous les domaines. Dès lors, la constitution
impériale doit avoir l’autorité même de la loi décidée par le peuple. Pour signifier cette
complète équivalence, Ulpien proclame : « Quod principi placuit legis habet vigorem » (ce
qui plaît au prince (c’était une expression usuelle on l’a vu) a la vigueur, la force de la loi. »
Au Moyen Âge, cette formule retrouvée sera invoquée par les légistes, les juristes du roi, pour
affirmer son nouveau pouvoir législatif.

Au total, par divers procédés, l’autorité impériale intervient de plus en plus dans le droit
privé. Au troisième siècle, avec la désuétude des Sénatus-consultes, elle reste l’unique source
novatrice du droit romain qu’elle va considérablement moderniser, en particulier au quatrième
siècle, où des principes chrétiens vont s’introduire, par exemple dans les lois de Constantin.

Cependant, durant le Haut-Empire, à côté de ces sources officielles, assez bien connues
par des documents publics, il existe aussi des usages provinciaux restés pour nous plus
obscurs par absence d’écrits notoires, malgré le grand rôle qu’ils ont dû jouer de fait pour les
populations conquises, restées normalement soumises à leurs coutumes locales. Mais ces
coutumes tacitement tolérées ne doivent pas contrevenir aux principes fondamentaux
supérieurs déduits du droit positif romain par les juristes. Ces droits locaux, faute d’enseigne-
ment et de théorisation, sont sapés, grignotés de plusieurs manières par le prestigieux droit
romain rayonnant partout dans l’Empire.

La diffusion de la citoyenneté permet à ses bénéficiaires de se prévaloir, s’ils le veulent,


du droit romain, et ils n’y manquent pas, vu sa supériorité technique, ses garanties et son
renom. Plus indirectement, insidieusement, le droit romain imprègne de plus en plus les droits
locaux, car les notions et les solutions de ce droit savant constituent naturellement des
références puis des modèles qui sont repris, même sous une forme adaptée aux particularités
régionales.
105

Nous parvenons maintenant à la dernière période de l’histoire et du droit romain c’est-à-


dire le Bas-Empire proprement dit à partir de Dioclétien. La pensée juridique se sclérose et
perd son élan créateur de l’époque classique du Haut-Empire. La réflexion autonome,
originale et judicieuse, décline manifestement, et les juristes deviennent toujours plus de
simples compilateurs et des abréviateurs plutôt maladroits. Les raisonnements sont de plus
en plus sommaires et relâchés, tout spécialement dans la partie occidentale, latine, de
l’Empire, là où la décrépitude intellectuelle est beaucoup plus marquée que dans la zone
orientale.

Désormais, seule la législation impériale peut officiellement créer du droit. Les lois, les
leges, ce sont exclusivement les constitutions impériales, maintenant des milliers,
réglementant, on l’a vu, tous les aspects de la vie sociale. A l’imitation des rois hellénistiques
de jadis, l’empereur devient « lex animata », la loi vivante, animée. Sa volonté toute
puissante est la seule source du droit.
Mais, comme souvent, l’inflation législative, la multiplicité des textes, prouvent a
contrario, leur inefficacité, leur inadaptation à une réalité concrète qui leur échappe. Dans la
décadence intellectuelle ambiante, les actes impériaux apparaissent trop longs, redondants,
flous, sans esprit synthétique.

La prolifération des références entraîne des risques de confusions entre les normes ce
qui oblige à les compiler dans des codifications. Ce sont d’abord des particuliers, qui, à partir
de la fin du deuxième siècle, reproduisent plus ou moins complètement les constitutions
impériales relatives à telle ou telle question juridique.

Finalement, l’empereur Théodose II ordonne officiellement de faire rédiger un code qui


aura valeur authentique pour les tribunaux et l’Administration. Son code dispose par grandes
matières et résume plusieurs milliers de constitutions impériales promulguées depuis
Constantin. Mais ce code de 438 concerne surtout les affaires publiques et religieuses, donc
assez peu le droit civil.
En Gaule, l’importance du Code Théodosien sera considérable car c’est par son
intermédiaire, puis par son souvenir de plus en plus altéré, déformé, que des règles issues du
droit romain seront employées dans notre pays, jusqu’à la renaissance intellectuelle du
douzième siècle et la révélation du Digeste de Justinien. En effet, la principale source de droit
romain durant la période franque sera le Bréviaire d’Alaric, c’est-à-dire la loi romaine
confirmée à Toulouse par le roi des Wisigoths, Alaric II, pour ses populations gallo-romaines
(« lex romana wisigothorum »).

Or, ce bréviaire, selon son étymologie, est surtout un résumé, un abrégé simplificateur
du code théodosien Après la bataille de Vouillé en 507 et l’effondrement en France des
Wisigoths dès lors chassés en Espagne, Clovis puis ses successeurs vont se contenter de
reprendre, pour les Gallo-romains de leur royaume, le Bréviaire d’Alaric ainsi recopié et
diffusé dans toute la France actuelle.
106

Par la « Loi des citations » de 426, l’empereur décide que les juges, pour trancher une
question, devront se soumettre docilement à l’avis donné par cinq jurisconsultes éminents de
la précédente période classique du Haut-Empire (Gaïus, Papinien, Paul, Ulpien et Modestin).
S’il n’y a pas de majorité parmi ces cinq références c’est l’opinion de Papinien qui
l’emportera. Cette loi systématique montre la décadence de l’esprit juridique : les juges,
incapables de mener une réflexion personnelle, doivent recourir par automatisme aux autorités
du passé.

Si, dans la partie occidentale de l’Empire, on l’a vu, les abrégés dénaturent toujours plus
les anciennes solutions dont l’esprit est maintenant incompris, dans la partie orientale, au
contraire, se maintient un enseignement théorique de qualité, dans deux écoles, à Beyrouth et
à Constantinople : leur influence permettra l’ultime monument du droit romain, ces codifica-
tions de Justinien qui en assureront la pérennité jusqu’à nos jours.

En réalité, sous cette apparence ostentatoire de complète mainmise du pouvoir politique


impérial sur le droit, se cache une évolution fondamentale, mais mal connue, faute de
documents officiels. C’est la revanche du concret sur la théorie, du fait sur la doctrine. Durant
le Bas-Empire, se constitue ce que l’on appelle le droit vulgaire. Comme son nom l’indique,
c’est le droit pratique utilisé habituellement par les populations pour répondre à leurs besoins
courants, prosaïques, pragmatiques. C’est un mélange de droit romain très simplifié et
d’habitudes provinciales. Ce composé finit par constituer une nouvelle forme de droit
coutumier, d’autant plus vivace dans les provinces que l’esprit juridique et son enseignement
y périclitent, avec fatalement des juristes qui deviennent des praticiens bornés.
107

CONCLUSION
_____

Avec sa volonté globale de restaurer le vieil Empire, Justinien cherche à rétablir le


droit romain authentique, de plus en plus méconnu et faussé dans ses textes, ses solutions et
ses principes. Il lui faut des codifications pour fixer solennellement les textes juridiques que
pourront utiliser les tribunaux. Pour se perpétuer, le droit romain menacé doit récapituler,
synthétiser, ajuster, ses principaux apports, ses définitions et ses modes de raisonnement, afin
qu’il soit plus facilement accessible et compréhensible aux juristes. Mais, en réalité, cette
œuvre colossale et magistrale accomplie sous l’égide de Justinien, va clore définitivement le
droit romain qui restera certes une référence obligée et décisive mais qui ne sera plus
directement créateur.

Dès le début du règne de Justinien, en 528, sous la direction de Tribonien, professeur


de Constantinople, une commission de juristes s’attelle à la tâche. L’empereur lui permet de
pratiquer des interpolations sur les textes retenus, ce qui pose aujourd’hui un problème
complexe pour reconstituer leurs véritables libellés, leur littéralité de l’époque classique.
En effet, avec ces interpolations, la commission a pu modifier certains termes et
certaines expressions, remanier certaines solutions, pour les adapter aux temps nouveaux.
Cette latitude, cette permission accordée à la commission montre bien que pour Justinien ses
compilations devaient avoir une utilité pratique, qu’elles ne constituaient pas seulement à ses
yeux le monument archéologique qu’elles vont finalement devenir pour le droit et l’histoire.

Aujourd’hui, il y a une réaction contre l’école hypercritique de la fin du dix-neuvième


siècle qui voyait partout des altérations (d’autant que ces retouches avaient commencé à être
effectuées bien avant Justinien, et que Tribonien et ses collaborateurs ont donc pu utiliser, à
leur insu, des sources déjà interpolées, remaniées). Actuellement, on pense qu’avec leur
traditionalisme coutumier, les juristes autour de Tribonien, et l’empereur lui-même, ont tenu à
maintenir la substance des textes classiques, se contentant de rajeunir ponctuellement
certaines formes et certaines expressions.
108

Les codifications constituent trois ensembles :

Tout d’abord, une compilation de fragments des grandes constitutions impériales.


C’est le Codex qui rassemble ces textes législatifs depuis Hadrien jusqu’à sa rédaction en
534. A la fin du règne de Justinien, on y rajoute le recueil des Novelles c’est-à-dire des
nouvelles constitutions promulguées par Justinien depuis 534.

« Pour la jeunesse désireuse de s’instruire » sont rédigées des Institutes qui forment,
comme on l’a vu, un manuel élémentaire d’enseignement, largement inspiré des fameuses
Institutes de Gaïus.

Surtout le Digeste (en latin), [ou les Pandectes (en grec)], constitue l’œuvre la plus
célèbre et la plus importante de toute l’histoire du droit privé, la plus systématiquement citée
par les juristes, depuis le douzième siècle, lorsque la redécouverte en Italie d’un manuscrit du
Digeste a provoqué en Occident la renaissance du droit savant et de son enseignement
doctrinal et laïque. C’est une encyclopédie du droit romain qui révèle, dans l’ensemble du
droit privé, les définitions, les principes, les solutions et la méthode des illustres jurisconsultes
classiques. La commission de Tribonien a consulté plus de quinze cents ouvrages pour en
retenir les passages les plus significatifs sur chaque question juridique. C’est ainsi qu’a été
conservé l’essentiel de la doctrine romaine puisque pratiquement toutes les œuvres originales
(hormis les Institutes de Gaïus) se sont ensuite rapidement perdues. En fait, Ulpien est le
principal auteur de référence du Digeste car ses synthèses des travaux et des réflexions de ses
devanciers étaient déjà très renommées. Ouvrage exhaustif, détaillé, complexe en respectant
la méthode dialectique de la grande jurisprudence latine, le Digeste a été destiné à
l’enseignement théorique supérieur.

Au Moyen Âge, on va baptiser du nom de Corpus Juris civilis, c’est-à-dire de somme


du droit civil, l’ensemble des codifications de Justinien, pour les placer symétriquement au
Corpus Juris canonici c’est-à-dire à la somme des principaux textes du droit canonique, du
droit de l’Église.

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