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Werner Harnacher

ESQUISSE D'UNE CONFÉRENCE


SUR LA DÉMOCRATIE

Nous sommes, me semble~t-il, comme pris par la démocratie.


Nous sommes pris par une chose qui ne nous est accessible, sous touu~s réserves,
que par la représentation soÏ-disant « publique) dans les médias et les élections
« général'f:S ) et « secrètes » - , nous sommes pris par la chose de la démocratie dans la
mesure où nous nous sentons, à bien des égards du moins, du moins en « majorité »,
comme partie, comme « pani pris» de la démocratie ainsi médiatisée ou du projet
d.émocratiq ue.
Et nous sommes pris par le terme qui aujourd'hui encore est un terme de combat non
seulement contre les régimes totalitaires, mais également conne les constitutions féo-
dales et, partant, absolutistes du passé sous les traits desquenes s,e présentent à nous, s'ous
la fiorme de reliquats anachroniques, de résurrections ou de r,éformes, les totalitarismes
du passé le plus récent et du présent. En raison de notre amour de la liberté et de notre
,espoir de justice,. nous manifestons un parti pris favorable à l'égard d'une constitution
dont les principes de généralité et d'égalité se veulent les ~ants d'un maximum d'uni-
versallité, :mais nous sommes, au-delà de ces principes rationnels, par deux fois pris
affectivement : à la fois comme hypnotisés par la suggestion 'que ces principes d'univer-
saUté sont en vigueur, s~ ce n'est actuellement, du moins virtuellement, et Gomme para-
lysés par cette même suggestion qui nous fait accmire que ces principes sont ceux,
indépassables, irréfragables et définitifs, d'une organisation politique.
Nous sommes, comme le dit avec force l'expression anglo-américaine, under the
influence, sous l'emprise d'une drogue appelée démocratie qui nous ,empêche de voir
dair et ,qui limite notre capacité d'agir. Quiconque est pris par quelque chose ne sau-
rait s'occuper de cette chose avec un esprit clair, ne saurait y participer avec circons-
p,ection ni en avoir 1'entier pouvoir.
Or si nous sommes, comme je le suppose, pris par la démocratie ou par la sugges-
tion démocratique, la supposition de cette prise va de p'air avec. ceue autre supposi~

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La démocratie à venir

tion, à savoir qu'elles font partie -elles, c'est-à-dire la supposition comme la prise _
de la structure du projet démocratique, que les principes démocratiques ne se suffisent
pas à eux-mêmes sans étourdissement et sans soupçon, de même qu'il est démocra-
tique de soupçonner la démocratie et d'être pris dans ce soupçon,
Dans les conditions d'un principe politique final et du principe corrélatif du
soupçon, deux hypothèses s'imposent à nous dans un premier temps. Il n'empêche
que ces deux hypothèses sont peut-être à même d'apporter un certain éclairage sur un
des phénomènes les plus virulents du démocratisme. Et si dles ne le font pas comme
hypothèses scientifiques - sociologiques, historiques,. politologiques ou politico-éco-
nomiques - mais comme esquisses d'hypothèses possibles et comme esquisses de
figures explicatives qui s'imposent, elles ont peut-être l'avantage de provoquer le
soupçon démocratique, le soupçon obligé avec sa foi dans le savoir et dans la science,
et d'offrir l'occasion à ce que, dans l'ère démocratique, on appeUe discussion. Car,à
l'égard de la démocratie, les affirmations scientifiques sont ou sans importance et ino-
pérantes dans leur principe, ou à la disposition de la discussion démocratique, possé-
dant dès lors, et seulement dès lors, le statut de suppositions qui à tout moment
peuvent être invalidées. Les remarques suivantes ont été écrites dans la perspective de
leur possible invalidation, mais eUes entraînent avec elles, dans la perspective de
l'incertitude quant à leur validité, les questions sur la structure historique des thèses,
hypothèses et axiomes, les questions sur la structure de la foi, des dogmes et des opi-
nions, et finalement comme questions sur les prémisses de la discussion; autrement
dit, elles mettent en discussion la discussion elle-même.
La pœmière supposition a trait au finali~~e d~ concept de démocratie. Depuis
A

Hérodote, où le terme apparalt pour la premlere fOlS, on suppose que le plethos archon
recouvre une des deux possibilités extrêmes de la constitution de la polis, l'autre étant
celle de la m.onarc~ie: et qu,e les deux ~e trouven~ m~diatisées, s~p~rées, ~t reliées par
le comprom1s de lolIgarchIe. Cette tClade constnuuonneHe, dlfferenclee et fondée
théoriquement par Platon et ~ist?te,. qui gar.d~ jusqu'au ,XX' siècle valeur de repère
approximatif pour, le cadre des InstItutions polm~ues, represente, ce:-tes, un triple pas
allant du plus petit au plus grand nombre - de 1Un de la monarchie au nombre res-
treint de l'oligarchie jusqu'auprand nombre de la ,démocratie - mais ses deux posi-
tions ,extr,êmes sont. ç~nsées S accor~e; p~ur e~cel~,dre chac~ne les unités les plus
extrêmes. La démocratIe ,e~t ceue ~~lte qm ~~cemt a .p~t ennere tous les citoyens en
droit de prendre des déclSlons polmques, saISIssant 3JnSl en elle une totalité que .
_. C' 1 1· ., la . tlen
ne saurait lexcé der. Pour lceron aUSSI, al cwztas popu ris sera: « Illa autemest citJit.
'

popular!~, in qua in populo sunt 0m,nia 1. )} ~ totalité des cito~ens ou du « peuple~


assure Itmmanence pure de la pranque polmque, son autarchzd, son auto-suffi. _
• •• d'
1 ' . l' ' . Il A
et la posslbthte une pranque po.mque qUI ,trouve en e. e-meme son dessein et ui
sance
est libre de tous les autres détermmants la depassant ou en découlant. En deh ~
la polis, on ne rencontre que les an. imaux, les dieux et les i,diots. (On pourr ?ts",e
h ,. . aitetre
tenté de soupçonner que cette prase n est Juste que dans sa forme invers' )
ee: qu à
1. Cicéron, De re publica libri,. II,. 26, 42,

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Esquisse d'une confirmee sur la démocratie

rintéri,eur de la polis on ne rencontre que des animaux, des dieux et des idiots; et que
c'est à eux que s'adresse toute tentative d'une constitution politique.) Les femmes, les
enfants, ceux qui ne possèdent rien et les « étrangers », tenus à J'écart des instances de
décision et de délibération, n'ont été déclarés politiquement aptes depuis le XVIJ siècle
C

que de manière lente ,et partieUe, de sorte que ce n'est que depuis très peu de temps,
historiquement, que l'exigence de totalité du princip'e démocratique s'est approchée
du moins, s~ns tomefois l'atteindre, de son accomplissement. Cette seule circonstance
historique rend non seulement abstraite, rhistoricité, la transformabilitéet la possible
expansion du plethos démocratique, et peut-être la possible refonte de l'idée de démo-
cratie en général; eHe montre clairement, au-delà de cela, que le problème de la
démocratie dans son ensemble se situe précisément dans la notion et la chose de la
totalité, dans la flexibilité de sa définition, dans le possible déplacement de ses fron-
üères et dans son rapport précaire à quelque unité possible. Les systèmes démocra-
tiques sont donc, en premier lieu, des systèmes quantitatifs de toutes les personnes
privilégiées qui, par des relations numériques, se règJerii: sur l'Un de la monarchie et
qui trouvent leur modèle dans la présence personnelle de ['Un régnant, c'est-à-dire du
monarque. Le demos, tout comme la politie, doit être une unité, un Un,. s'il veut
exercer efficacement, en qualité de corps politique, son autarkia. Lautarcie est monar-
chique là aussi où r,ègne r autos du demos ou de la politie. Ce qui règne n'est donc
jamais le peuple, mais un seul peuple, et dans ce seul peuple règnent non pas des inté-
rêts économiques ou hédonistes, mais la mêmeté et ['identité, c'est-à-dire l'autos de ce
peuple même. C'est l'Un, dans sa mêmeté, qui règne, et par cette mêmeté son bien
- ce qui est le bien - est défini comme l'Un qui détermine l'unité du peuple.
Seulement: où les frontières de l'unité ne sont pas fixes, mais déplaçables et peut-être
à l'infini extensibles" la nmion du demos et de sa mêmeté devient précaire, tout
comme deviennent précaires la notion et le fait de son règne.
La dispute entre Platon et les sophistes sur ce qui conduit à l'Unité - qui est d'abord
unité de la loi: la question de savoir si c'est la physis ou la techne - s'est réglée par le
théorème d'Aristote sur l'autotechnidté de la physis. À l'époque des guerres de religion
le problème est tranché chez Hobbes par l'Imposition d'un Un. Celle-ci fonde l'unité
,du Common-wealth, l'unité du souverain, qu'il s'agisse, abstraitement, du Bien-
commun ou, concrètement, du Parlement ou du .roi. EUe vise à mettre fin à la lutte
de la cupidité et des intérêts des singuliers, de la guerre et de ses oonséquenœs mor-
telles. Seul l'Un de la souv'eraÎneté s'oppose à la mort, ,et l'unité du Common-wealth
seule peut faire déboucher la guerre sur une situation de pacification. Pour Hobbes,
le fond de toute souveraineté empirique et capable d'action est, comme pour Bodin
avant lui et pour Rousseau par la suite, le peuple. Mais Hobbes reconnaît plus nette-
ment que ces prédécesseurs et successeurs en philosophie politique qu'un peuple ne
p,eut devenir un peuple sur sa propre décision que lorsqu'il disposait déjlà auparavant
d'une unité à pouvoir de décision. Il résout ce problème d'une multiplicité, qui n'est
pas une multiplicité, par un hysteron proteron. La multiplicité à partir de laquelle se
crée l'unité n'est obtenue qu'après ,coup. « A Multitude olmen, are made One Person,
when they are by one man, or one Person, Represented; so tha.t it be done with the consent

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La démocratie il venir

ofevery one ofthat Multitude in particular. For it is the Unity ofthe Representer, not the
Unity of the Represented, that maketh the Person One. And it is the Representer that
bareth the Person, and but one Person : And Unity, cannot otherwise be understood in
Multitude l , » Seule l'unité du représentant produit l'unité du représenté et fait de la
multiplicité des singularités qui s'affrontent mortellement une multiplicité sous le pro-
sopon de la personne une du Léviathan, du Common-wealth, du souverain,. qu'il soit
le peuple qui se gouverne lui-même démocratiquement ou le monarque. Cette
« personne» est - comme masque, visière, vicaire, tenant-lieu, acteur - dépourvue de
la moindre substance, eHe est sans contenu ni essence, c'est une fonction purement
numérique qui conduit ce qu'eUe représente non seulement à l'unité, mais, simulta-
nément,. à l'être et qui l'y maintient. Seule la représentation fait du peuple un peuple,
et seul le règne de la représentation par l'Un fait du peuple un corps politique à même
de régner. Depuis, toute démocratie se présente comme monodémocratie ou démo-
nocratie et comme cratie d'une manas. Le commun est toujours l'Un. Mais la monas
est,. comme un imposé - imposed One - non pas la reproduction d'une unité donnée
par nature: ce qui, pour Hobbes, est seul {( naturel » est exclusivement ce que détruit
la nature. Comme unité posée et imposée, la corporation politique est essentiellement
axiome - une estimation, une foi, un dogme, la position d'un fond et l'imposition
fondamentale de tout ordre politique et de tout exercice de pouvoir souverain. La
démocratie est monocratie; la monas est axiome; la monarchie populaire du
Common-wealth de Hobbes est l'esquisse axiomatique de ce que communauté, peuple
ou règne veut dire.
C'est au plus tard depuis cette première .codification de la société d'État moderne
chez Hobbes que la politique n'est plus un règne à partir de faits « empiriques ». Elle
est aussi peu fondée dans ce qui est donné en soi que la nature est un simple phéno-
mène dans la Philosophiae naturalis principia mathematica de Newton, publiée une
trentaine d'années après le Léviathan; elle est construite, tout comme dans les Discorsi
de Galilée, publiés treize ans avant l'œuvre de Hobbes,. sur un mente concipere~ une
es'quisse mathématique qui va au-delà des phénomènes pour les cerner dans un Un
qui assure son unité afin de garantir de pouvoir être reconnus et manipulés 2, runité
de la cl?r.nmuna~té ou.du 'peuple - et ~~ec cett~ unité œ~u.i-ci même -est un principe
de déCISIOn et cl organIsation de l~ poltt~que, ~ est sa pOsltIon, non sa présupposition.
Plus exactement: le ~arq~age ~!Omatlque d u~ Un est la pré-supposition préalable
à accomplir pour qu Il y alt pohtlq~e, La fonction de cet Un est la production d'un
troisi~me pouvoir à même de réun~r. ~ur ~n s~l neutre de~: ou pl~sieurs Pouvoirs
con:Alct~~ls, d~ suspendre l,a guerre ~lvl~e, ~ empecher le frat:l~lde et d assurer une pro-
tection ~lenvel1~ante à l~ VIe de, pa~t1s rlvahsant entre eux. SI Ion. pouvait comprendre
encore 1autarkta athénIenne d ArIstote comme forme de la pratique autosuffisant.e et
du Bien suprême (agathon), le One Person du souverain de Hobbes ne saurait plus pré-

1. Thomas H~bbes, Uvia.than, ~chard Tuck (éd.), ~a~brid.ge :;niversity Press, 1996, ch. 16, . 114
2. POUIl' ce qlll est du mente canezpere comme geste d axIOmatISation fondatrice des sciences c P .
raines, on se référera à Heidegger, Die Frage nach dem Ding, Tübingen, Niemeyer, 1962, B, l,o;te mpo-

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---~-----------_._-- - ---------------~. . . . .!""""""--.. . . . . . . . ." " " :

Esquisse d'une conférence sur la démocratie

tendre être la substantialité de la communauté politique. La tâche du Common-wealth


CI: de la. démocratie moderne qu'eUe rend possible est celle d'un mécanisme de neu-
Itwisation qui ôte à ses éléments individuels leurs impulsions « naturelles ), leurs
déslrs, leurs intérêts individuels et qui élimine leur existence corporelle, les réduisant
à des éléments d'un calcw arithmétique, c'est-à-diœ ce par quoi l'axiome d'unité peut
étre ~is en valeur dans tous les processus politiques. La seoonde loi naturelle décisive
qoe Hobbes énonce dans le Léviathan est en conséquence: (( That a man b'e willing.
when othersare so too [... ), to lay down his right ta ail things; and be contented with so
mtUeh libertyagainst other men, as he would allow othey men against himset.f. )J Par
,cette loi fondamentale, l'auteur décrit, comme geste initial de l'État moderne - démo-
c.Eatique -, le renoncement de l'individu à tous les droits - à l'exclusion de celui de sa
résistance pour son autopréservation. Lorsque tous les droits ont à être cédés, les indi-
vidus" les groupes, les factions et les partis doivent être neutralisés s'ils veulent co-
babi:1Der dans le neutre un et homogène de l'État. La politique de la démocratie
f,cooédant de façon axiomatique est une politique de neutralisation - jusqu'au point
lob cette politique se neutralise elle-même pour devenir une politique de la dépoliti-
sation. Cunité de rUn du demos du Common-wealth n'est plus le Même de l'autarkia,
pensée comme ousia du demos, mais celle d'individus ascétiques privés de leur mêmeté
et réduits à garantir les uns par rapport aux autres leur existence individuelle pure.
CUn de la société étatique souveraine est venu occuper la position du« ne ulter », du
tiers neutre qui ne garantit rien d'autre que la distance formelle entre un seul ,et un
. seul autre et, de ce fait, l'insistance pure de leur existence. Or une seule chos,e est
assurée: l,e droit à la résistance des singularités contre leur représentation par l'Un~
ainsi que l'axiome de l'Un qui, comme représentation initiale, est à même de réduire
à néant toute résistance. L'antagonisme entre ces deux assurances ,court comme un fil
à tra:vers: toute la politique de Hobbes et à trav,ers la politique des démocraties jusqu'à
nOS Jours.
Le concept formel d'État et de paix que Hobbes avance en 1651 a déjà été intimé
p,resque cent ans plus tôt par les juristes français qui, en raison de leur campagne pour
la neutralité à l'égard des partis religieux en lutte, ont été appdés « politiques », et,
en 1568, dans le texte commémoratif de Michel de l'Hospital pour le roi: le roi
« dODIne )) à ceux qui s,e comportent de façon loyale à l'égard de ses lois en renonçant
à vouloir imposer politiquement la vérité de leurs communautés religieuses respec~
tives « une liberté de conscience ou, plutôt, il leur laisse la liberté de conscience l ».
Liberté de conscience, liherté d'opinion et liberté de confession ne sont ainsi possibles
qu'au sein d'un espace de 1'.État qui, de son côté,. est par principe exempt de l'expres-
sion de ces mêmes consciences, opinions et confessions. Comme celles-ci ne le déter~
minent pas politiquement, il se veut neutre. Tout comme la neutralité, dans ce
,contexte, n"est pas une catégorie suspensive de la ( civilitas », mais de la guerre civile,
elle possède la fonction suspensive des guerres de religion, mais non pas oelle du reli-

1. Th. Hobbes. Léviathan, op. cit., ch.. 14, p. 92.


2. Cf E. W. BBckenfol'de, Staat, Gesellschaft, Freiheit, Francfort-sur-le-Main. Suhrkamp. 1976. p. 52.

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La démocratie à venir

gieux lui-même et des communautés religieuses où celui-ci s'articule. La structure de


la démocratie es~ la structure qui rend possible l'existence des communautés religieuses
en rivalité, les Eglises et les partis ;. eHe est la structure politique rendant possible
l'existence de petits groupes religieux très divers, d'hérésies, d'enthousiasmes et
d'idiotismes; elle est ainsi la structure de l'expansion et de l'intensification du reli-
gieux au sein d'un médium politique qui assujettit leur libre épanouissement à la seule
loi formelle de leur respective tolérance. La neutralité de la politique à l'égard des
individus - à savoir que ceux-ci ne forment pas une communauté substantielle
fermée, mais uniquement une société constitutionnelle d'individus, de groupes et de
groupuscules individuels - ne signifie donc nullement dans les conditions de la guerre
ci~ile religieuse, déthéolo~is~.tion, dis~olution ~es asso~~ations. r~ligieuses, des pro-
pnétés et des dogmes, maIS 1mverse : ImplantatIon de 1dan relIgleux dans la consti-
tution sociale, concentration de la présence du religieux et universalisation aussi
intensive qu'extensive du primat des préoccupations religieuses. I.:axiome de l'Un
neutre, sous l'~gide ~uq~~lles par~is rdil?ie~.sont pac.ifiés et. sU,rveil1~s~ n'est pas, pOur
sa part, un axIome lrréhgleux, voue antuehgleux, maIS CelUI cl un diVIn « Fiat, or Let
us make man, pronounced by G()d in the Creation» qui crée r « artificial Man» la
société d'état comme l'unité de Dieu et de l'homme 1. •

À la différence de ce que Max Weber et son école jusque chez Carl Schmitt ont
affirmé, la politique de neutr~is.ation ?es États dès l~ ~ébU1t du xv- siècle, et en parti-
culier depuis les guerres de relIgIon, n est pas une polItIque de sécularisation mais une
politique de théologisation. Comme l'époque des guerres de religion est en mêm
temps cene des premières grandes pous~ées démocratiques dont les effets se feron~
sentir longtemps après, on peut être encllll à penser que la théologisation struetu . Il
. .. d ' re e
de la politique correspon claIt au pnncipe u protestantisme - au principe d'un D'
des individus croyants et, cl ans cette mesure, d,un·D'leu neutre - et que c'est œu
cette raison qu,el'1e a revetu d"
"1a Clorme d e l a,emocransatwu. . pour
Ainsi naît le premier soupçon - l'hypothèse que nous avions annoncée d'entr 1 _'

savoir la formule: axiomatisation 1 neutralisation 1protestantisation / démocratise~. . a


Cette form.ule ne ~auralt . etre eprouvee, que.padr un t~av~le
A I l '1 d l' envergure de l'étude
a Ion.
weberienne sur r ~t~llque protestante ~t 1 e~p~t 1 udc,apItahs~e. Son intitulé pourrait
alors être « La religiOn protestante et esprIt e a emocratIe ». Ce faisant '1 f'

1 h h à' d e ' h hè" .fi '


drait pas qu'e le c erc e repon dré a. ulne yP~~. se mJustI ee de Weber quant à la ,1 ne rau-

méthode et au fond: ce d ermer a cru e capltéUIsme comme une strUctur 1"


• J I · r al hé l ' . ) . e re IgleUse
conditionnée et mot1V:e par a md.o. e t 0 o~lq~e qmAs el~t détachée, dans Son déve-
loppement, de ces mernes con mons et motIVatIons. lllstar de Walter B .' .
.
évoquant dans un Impodrtant .raalg~en
f i · t de 1921
l
L . al' enJanun
'h<: e ~pu lsme comme religion 2 )~'
la. « structure rdi~euse u ~aplt l~me». e~ ~ « p enomene. essentiellement rdi i, .)
qu'il représente, Il faudraEt esqmsser ICI la structure reltgieuse du démocrll1. emc »
I>J.3rne et
1. Th. Hobbes, Léviathan, op. cit., introductio~ ~t cih. 28.
2. Walter Benjamin, Le capitalisme comme religion », Gesammelte Schrifien VI, Franda _ .
{I

Suhrkamp, 1986, p. 100-101. . n sur-Ie-Mai.n,

380
- r-~~-·~·

1
!
Esquisse d'une conférence sur la démocratie

démontrer qu'il s'agit à l'évidence, en matière de démocratie, d'un phénomène essen-


tiellement religieux, chrétien et, plus précisément, protestant qui détermine, jusque dans
Les détails de Ia vie quotidienne et des plus infimes mouvements de pensée, la vie poli-
tique dans les cultures néo-bibliques de l'Occident et de ses oolonies.
Cetce hypothèse peut sappuyer sur une multitude de pamphlets, de discours, de
traités et de particularités structurelles dans l'histoire politique des cinq derni,ers siècles,
eUe peut prendre à son compte les remarques de nombreux philosophes, écrivains, poli-
ticiens et historiens, mais, d'après mes connaissances, elle n'a jamais été explicitement
prononcée comme thèse, affirmation ou diagnostic, et encore moins fait r objet d'un tra-
vail analytique exhaustif. Il y a deux explications possibles à cela - sans tenir compte
d'une troisi,ème, à savoir que l'hypothèse soit erronée: d'une part, elle pourrait être, à
suivre les critères el les usages qui vaIlent pour l'historiographie depuis le XVUI siècle, une
O

thèse démesurément formelle et,. partant, insuffisamment consistante - or cette réserve


pourrait se retourner comme réserve à régard, précisément, de ces critères et usages de
l'historiographie dont les lignes de forœ seraient négligées au profit d'un nua~ de petits
faits et de petits foitalismes 1. La seconde explication possible fait progresser la compré-
hension de ces rapports d'un pas : le silence sur ridentité essentielle du démocratisme et
de la religiosité protestante pourrait s'expliquer par le fait que cette identité régule la
parole à son propos et qu'elle ne peut donc plus êue prononcée elle-même. Elle ne sau-
rrut être thématisée qu'au risque d'ébranler automatiquement, d'abîmer, de dévaloriser
la validité axiomatique de cette identité et de tout ce qui se situe sous sa loi, c'est-à-dire
également l'axiomatique de tous les énoncés qui mettraient en question cette loi. Si tous
les gestes que nous pouvons faire sont affectés par le complexe théo-polito-Iogique dans
l,equel nous vivons depuis un demi-millénaire, le geste formalisatl;t,historiographique et
politique par lequel nous cherchons à oerner ce complexe est lui aussi affecté . [hypo-
thèse dont il s'agit ici rencontrerait donc une résistance structurelle parce qu'elle
dédouble son objet et, le dédoublant, confirme, mais en même temps menace, son exi-
gence d'unité et d'accord. Cette même déchirure trav:erserait d'ailleurs également
l'hypothèse de l'unité structurelle de la chrétienté, du démocradsme et du capitalisme de
sorte que cette dernière ne saurait être que déchirée, se déchirant elle-même, se privant
eUe-même d'être fiable.
Dans cette hypothèse, la structure de l'hypothétique lui-même est donc en jeu.
Lenjeu, la concernant, n'est pas le sew axiome de l'unité dans la constitution du poli-
tique, pas seulement la fonction de neutralisation de cette unité ni seulement l'inten-
sification et l'intimisation du rdigieux ainsi rendu possible; il y va du statut de
l'axiome fondamental, de l'axiomaticité de cet axiome et du fondement de la foi, du
dogme fondamental comme fondement écrit et fondement actif de l'opération démo-
cratique dans son ensemble, il y va de l' actus fidei et de son autodafé. Or, avec cette
qualité d'évaluation et de foi de l'axiome démocratico-chrétien, se pose la question de
la scientificité devenue axiomatique depuis Galilée et Descartes,. depuis Hobbes et
Newton. et avec celle-ci la possibilité de savoir si et comment les dogmes fonda-

1. En français dans le texte.

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La démocratie à venir

mentaux peuvent faire l'objet d'une délibération et d'une discussion. La question se


pose donc de savoir si l'hypothèse, esquissée ici, peut être avancée et si elle peut s'ex-
poser à une discussion démocratique, c'est-à.-dire neutralisante. Nulle hypothèse, nul
soupçon qui ne mettrait pas en question la possibilité d'être « discutée» ne serait à la
hauteur de la démocratie.
Cette hypothèse trouve au moins trois alliés puissants, bien qu'ambivalents. Le pre-
mier est Hegel, le second Tocqueville, le troisième Marx qui se réfère au deux premiers.
Les réflexions suivantes se limitent à l'exposé de Hegel. Celui-ci parle avec le tranchant
du partisan victorieux de l'identité entre protestantisme et démocratisme en Europe,
tandis que l' aristocrate catholique pèse sobrement les avantages de la démocratie en
Amérique et ses dangers intrinsèques, tandis que Marx, dans Zur Judenfrage, présente la
chrétienté protestante comme barrière infranchissable de la démocratie politique et en
même temps comme incitation à le franchir vers une démocratie sociale.
Dans ses Cours sur la philosophie de la religion, dans le chapitre intitulé « Le cappon
de la religion à l'Éta~ ~>, Hegel constate de faç~n apodicti9-ue : « En général, la religion
et le fondement de 1Etat sont une seule et meme chose; Ils sont: en soi et pour soi iden-
tiq~es. [... ] Le conc~pt de la liberté dans la religion, et d~ns l'É~at .est un. Ce concept
umque est ce que 1homme possède de plus éleve et Ii est reahsé par cdui-ci. Le
peuple, q~i possède de Dieu un mauva.is con~ert, p~ssède également un m~uv~is État,
un mauvaIS gouvernement, de mauvaIses lOIS. }) C est sur cette hase de l unité de 1
religion et de l'État que Hegel érige sa constatation historique.: «Dans la relatio~
patri~rcale, dans la t~é?cratie juive, les deux fi:
~ont pas e~core dist~n~ués et donc
Identl'ques encore exteneurement. » Dans les religIOns chrétiennes, reltglon et État _
. , \ . cl 1
divisent dans un premIer temps pour enSUite, a partu e a Réforme, se réunir .
. se
cours des moments de protestantisation sous l~ principe de liberté compris théolo a~
quement et cl_e'fi'fil po.1"mquement. « C ette l · . eXIst·
re atlOna ~
' é dans 1es Etats p'rotest. _g.1
'É ' 1"
et ce n',est que dans ce type d tat qu ene peut aVOIr leu, car c est là qu'existe ants,
U •
c t _
unité de la religion et d.e ~'Etat. Le,s lois de l'Etat sont c~nsid~~ées, comme raisonna~l::
et comme une chose dIvme en raIson de cet.. te harmOnIe ongInaIre présupposé. 1
. . d' e, et a
religion ne possède pas ses propres pnnClpes contre lsant ceux qui ont cour. d
'
l'État. » (CPR, 16, p. 238. ) 0 r à cet Instam, 1" ufilte, entre re}'Iglon
. et Etat
~
ne peutSans ._ .
' l ' É '
fier pour Hegel que ceCI: que tat trouve sa faISOn en cette unité liant la rel' .' - slgm-
.de'
la représentatIon DIeu; par consequent'l'E~
que « tat repos.e sur la religion. Iglon
('. _.à
dans les Cours sur la phuosop , 2) S'1 ({ 1a repreSentatlon
" h'te d. e l'h'zstolre. , . de Dieu » aInSI '.
d , 1 cl . d 1 é" cl
la base générale un peup e », e sa notion e a v rIte et e a l erré et assu 1 l'b est alns.l
cl
la base D'eoerale de sa constItutIon CPH, 12 , p. 70) , 1-·e p 1-us haut concept de D'
' 1 • • ( rant, d one'
CI leu -Olt

1. G. W. F. Hegel, Cours sur la'philos~ph~e, de la religion, tr. fr, J, Gibelin, Paris, Vrin, 1959 .
a.brégé CPR), Les références renVOient à l édition allemande: Vorlesungen über die Philo 'Ph' j~ésOtl:nals
1,- dans GesammelteWtrke, t, 16, Francrort-sur-
- 1: LM'e- . am, Suh rl.\amp,
1. __ - so le uer Religt.Q'12
1969, p. 236-237, .
2· Tr fr, J, Gibelin, Paris, Vrin, 1963 (désormaiS abrégé CPH) , Les références ten .
,t.'/o h' J r
, ,
allemande; Vorl.csungen ~ber aie
J
Pm . sop te aer 'Jesch'tehte, dans Gesllmmelte Werke, t. 12,
VOlent à l'éd'
F. . 1tion
Le-Main, Suhrkamp, 197.0, p. 71. tancfort-SUt_

382
-Q. i- -5 l i ::s
- l

Esquisse d'une conférence sur la démocratie

déterminer l'indépassable concept d'une constitution étatique. Toutefois, le plus haut


,ooncept et, partant, le concept final et infini, absolu, de Dieu est qu',en lui la généralité
et l'unité de la pensée pure s'unissent: à sa réalité dans l'individualité de toutes les
oonsdences de soi. Dans la religion, ['esprit est son propre objet, l'esprit général est
uni à lui-même dans l'unité du soi. « La religion absolue - dit Hegel dans la "phi~
losopMe réelle" de Iéna - est le savoir que Dieu est la profondeur de l'esprit sûr de
lui-même. » Et de poursuivre: « Ainsi il est le Soi de tous. [ ... ] Il est un homme pos-
sédant une ,existence spatiale et temporelle commune. Et cet individu - [cet homme
individuel qui, comme le Soi de tous, n'est pas seulement le Dieu pensé mais le Dieu
réel] - (cet individu) est tous les individus. La nature divine n'est pas distincte de la
nature humaine 1. »
Ce qui veut dire: toute ontologie politique est onto-théologie ;. l' ont:o-théologie
absolue est anthropo-théologie du soi conscient:e d'eHe-même et consciente de sa
conscience consdente et morale; elle est la théologie du Dieu incarné dans tout Soi
individuel et dans la communauté constituée politiquement de ces Soi; eUe est onto-
christologie politique. Or, en tant que telle, eUe ne doit pas placer sa foi dans les ins-
titutions du pouvoir extérieur, mais affirmer contre toute autorité étatique ou ecclé-
siastique, qui cherche à dicter sa loi au Soi intérieur en tant qu'autre, son sens
individuel, son intériorité non extériorisée et l'intériorité de sa généralité sans limite.
Par l'affirmation du Soi intérieur divin et par la résistance contre son assuj,ettissement
sous l'autorité purement extérieure de l'ecclesia, la religion chrétienne du Dieu présent
n
en chaque individu est essentidlement un protestantisme. Ce est pas avec le catho-
licisme romain, mais seulement avec la réforme luthérienne que la religion absolue, et
donc le Dieu absolu dans le principe de l'individualité substantielle et de la moralité
individuelle, se détache clairement. « La confession catholique - écrit Hegel dans les
Cours sur la philos.ophie de l'histoire -, bien que commune au sein de la religion chré-
tienne avec la confession protestante, n'admet pas la justice et la moralité intérieures
de J'État qui se trouve dans l'intériorité du principe protestant.» (CPH, 12, p. 72.)
Déjà, dans un texte de 1795-1796 sur la « Positivité de la religion chrétienne », Hegel
expliquait le « grand fondement de la liberté protestante, Je palladium de son Église »,
par le fait qu' « il est contraire à la nature des opinions religieuses qu'une majorité de
voix puisse décider d'elles ;. que chacun a le droit d'être en accord av,ec lui-même pour
dire queUe est sa foi. La foi de tout protestant doit donc être sa foi parce que c'es,t sa
foi et non pas parce que c'est la foi de l'Église; [.... ] tous les droits de l'Eglise à son
égard reposent seulement sur Je fait que sa foi est également la foi de l'Eglise 2 ».
La Réforme est une révolution qui inv,erse la rdation entre l'individuel et le
général; cHe fait de la foi qui, dans le catholicisme, était une foi dans les autorités ins-
titutionneHes, le fondement de ces autorités ( !) et de la divinité du Soi individuelle

1. Id., Jenaer Realphilosophie - 1805,. dans Gesammelte ~rke, t. 2, Francforc-sur-l·e-Main. Suhrkamp.


1967, p. 266.
2. Id., « Positivité de la religion chrétienne »), dans Gesammelte ~rke, t. 1, Francfort-sur-le-Main,
Suhll'kamp, 1971, p. 163.

383
La démocratie à venir

sol sur lequel sera bâtie la communauté. Ce n' est q~ avec le protestantisme tel que le
pense Hegel que la foi en la société organisée par l'Eglise - et ainsi en l'aune - devient
la foi en Dieu dans le Soi propre - et ainsi foi, en premier, tout court: forme absolue
du savoir (de soi) sans corrélation d'objet. La société protestante est la société des
croyants, c'est-à-dire de ceux qui ne croient pas en la société. Car croire ne veut pas
dire croire en quelque chose, en un objet, en une règle, en une loi, une doctrine ou
une institution, puisque tout ce qu'il y a dans la position d'un objet, d'un vis-à-vis Ou
d'une représentation, ne peut, comme objet, être que l'objet d'un savoir et donc
jamais du savoir absolu,. du savoir de, soi ou de la foi. La foi trouve son fondement en
elle - ce qui veut dire qu'il n'y a pas fondement dans le sens d'une causa ou d'une
aition en dehors d'elle-même, surtout pas de motif qui pourrait arbitrairement être
remplacé par un autre. Celui qui croit ne peut en nommer la moindre raison ni en
appeler aux autres, car chaque autre devrait d'abord être cru . Celui qui croit ne croit
pas en un fait, mais accomplit - et fait - la foi. Et ce n'est que dans cet accomplisse-
ment seul qu'il est seul et uniquement lui-même, celui ayant foi en soi, le fidèle
même. La foi ,est insubstituable, indépassable, absolument certaine et temporeUement
indéterminée. Dans tous les sens, la foi est donc la relation absolue à soi non comme
à un objet, mais comme événement. C'est pourquoi on peut dire que la foi est la rela-
tion ab-solue par-dessus tout: la reladon de rab-solution de toutes les dates, de tOUt
ce qui est donné et établi, de tout objectif, pré-posé et pré-sen té, de tOut pré- et la
relation de la résorption de tout ce qui est donné dans la dissolution de l'absolution.
Comme foi absolue,. donc, eUe est non pas foi en un Dieu qui existerait encore en
dehors d'elle - on ne peur pas croiœ en Dieu: mais dans la foi le croyant est près de
Dieu, avec Dieu et - cOI?ble du blasp~ème et fond et .raison de toute religion _ lui-
même Dieu même: ce DIeu absolu qUI est le seul et umque, le monotheos, qui ne sau-
rait être dupliqué, représenté, imité, pas ~ême désigné comme Un sans devenir fétiche
ou idole. La communauté des croyants n est donc pas seulement la communauté de
ceux ~ui ne, croient pas en la communauté, mais éga1 7ment de ceux qui ne croient pas
en DIeu: c est la communauté des croyants dans Dzeu, donc une communauté da
la foi, et ainsi communauté dans le principe de singularisation absolue, de l'absol ut
singulière du Soi.
iC:
La démocratie serait donc en ,effet une démonocratie et une, m~nothéocatie. Elle ne
serait pas seulement une parmi de n?mbre~ses autres constItutIons théo-politi
l
que Hegeconnalt A - pas ' tle pamarca
Ia« t heocra e»l-"JUIve -.de l' « autorité l' al
ques
., d 1 /' . b
pas la « religion ~ art}) e a po ~s ?recque qUl~~pose sa su. stance pa~ de belles formes
eg e»,
et fêtes p~ur fin.Ir dans la~omedl~, pas ~a r~hg!on cat~o~lque des dIspositions et des
doo-mes d autoflté -, .la .democratle seraIt 1umque relIgIOn monothéiste app 'é
" l é V· " l' . .
dans la mesure où e le ne pr. sente pas 1 UnICIte et unué de Dieu comme ropn 1 e
. ,. 1 . I l ' "
chose de donné ou'd e present, qm es morce erau, méllS ou elle les accompl' que que
.
l'Un universel des smgu' 1arnes., et done des so l'nudes. La démocratie. serait 1tcomme
essence une pratique religieuse, rigoureusement monothéiste et essentielle en son
testante. EUe seraIt . l a rea
'1'lté prosalque
.. d
e l "
a pnere permanente des EfTO sin ment1 pro-
.
.. l' '1' cl d' 1 M .
indlvldua lsés a a resse - eux-mernes commee eSSle venu et sans cesse
A 6 gu ansés
. ')
. venant et
384
Esquisse d'une conférence sur la démocratie

,donc à l'adresse d'eux-mêmes comme universalité de la langue. La démocratie serait


la form·e d'État de la raison pure devenue réelle, la constitution politique transcendan-
tale de la foi fondée en elle-même, de l'Ego = Ego absolu, la république des Messies
assemblée en Dieu.
Il ne fait aucun doute, à suivre Hegel, qu'avec œtte liberté chrétienne, cette liberté
luthérienne-chrétienne,. se déploie l'ultime bannière autour de laqueHe les peuples se
f(

rassemblent, le drapeau de l'esprit libre qui est chez lui, et ce dans la vérité, et qui n'est
chez lui qu'en elle ». Cette dernière bannière, cet eschaton de la liberté de subjectivité
substantielle,. Hegel le désigne comme « le drapeau que nous portons et sous lequel »
- nous tous - « nous servons. Le temps ,entre ce moment et notre époque» - nous id
et maintenant, depuis Luther et jusqu'à la fin du xvme siècle, et jusqu'au début du
:xxr siècle -« n'a pas eu et n'a pas d'autre œuvre à accomplir que celle de déployer la
form,e de ce principe dans le monde du fait que la réconciliation en saï, et la vérité
aussi, devient objective, dans la forme.» (CHP, 12, p.496.) Par rétablissement à
r échelle du monde ,et de son histoire et par l'étatisation du principe de subjectivité,
une forme d'État est créée - c'est ainsi que r on peut entendre cette phrase - et ne
cesse d'avoir à être créée, faisant de chaque bouddhiste, de chaque musulman, de
chaque juif, de chaque catholique et de chaque athéiste séjournant au sein de sa circons-
cription mondiale et historique, un démocrate structurel et ainsi un protestant. Le fait
que les « peuples se rassemblent » sous la bannière protestante, eschatalogique-chré-
tienne, de la pure intériorité de la foi, ne signifie rien d'autre que ceci : que le principe
luthérien est devenu historiquement le nouveau, et mondialement, le dernier prindpe
aussi bien de la religion que de la pensée que de la politique; que par ce principe
absolu, pour la première fois, ait été atteint le ( rassemblement» global des peuples en
l'unité d'un monde des mondes des peuples; que par ce devenir d'un mond.e et de
cette « mondialisation » la « mondialatinisation )~, dont parle Jacques Derrida dans
son saisissant {( Foi et Savoir })" a fini de s'accomplir,. de s',effacer et de se relever par une
« mondialuthérisation » laqueUe, pour sa part - car elle est la « dernière bannière» - ne
doit plus pouvoir être complétée, effacée et relevée. Quiconque entre dans ce premier
jlour de l'histoire mondiale et saisit le principe de la Réforme et des révolutions lui
succédant, est entré - qu'il l'ait intentionné ou non, qu'a rappelle d'un terme ou d'un
autre - dans le monde du protestantisme et dans le rassemblement des démocrates.
Hegel insiste: une fois entré, on ne saurait plus en sortir, car c'est le seul monde et le
seul rassemblement, c'est le premier comme le dernier, le rassemblement archi-escha-
tologique, le rassemblement dans la libert,é du Soi universel. Or celui qui en fait partie
- ce qui signifie: celui qui fait partie du rassemblement de ceux qui n,e font partie
d'aucun rassemblement - est pris par lui. Pris par soi. Il est sous l'emprise du rass,em-
blement du Soi et a parti pris parce qu'il ne saurait lui échapper - du moins pas à son
prindpe -, pris paroequ'il sait seulement où il en est avec lui-même et le Soi de tous
les autres, mais non pas où cela pourrait le conduire aU.trement, vers quel ailleurs, quel
au-delà. Il est,. par cette constitution dernière, au début.
Certes, œtte démocratie, la démocratie moderne, ceUe des individus qui trouvent
dans leur Soi le principe de la communauté et de J'universalité, existe depuis la
La démocratie Il venir

Réforme. Mais ceci ne signifie pas pour Hegel que l'histoire est finie, cela signifie que
l'histoire de la démocratisation débute. A sa réalisation objective s'opposent, selon son
estimation, essentiellement deux « ruptures ». C'est la résistance de ces « ruptures»
contre le progrès dans la réalité de la liberté qui permet de saisir avec plus de précision
la structure interne de la démocratie christique. Car dès lors que ces « ruptures» pas-
sent par la démocratie, dIes passent par le Soi conçu de façon théanthropologique et
. par l'axiome dans lequel il se définit: ce som des « ruptures» dans r axiome de la foi.
dans l'axiome de r axiome qui fonde le système des opérations et des organisations
démocratiques. Hegel écrit dans les Cours sur la philosophie de l'histoire à propos de la
plus récente phase de la démocratisation qu'il connaisse, à savoir son propre présent:.
« D'une part il reste toujours cette rupture du côté du principe catholique, d'autre
part celle de la volonté subjective. » (CPH, ]2, p. 534.)
Première rupture. Elle commence par le fait que le principe de J'individualité de la
foi rompt avec la législation ecclésiastique et ainsi avec l'autorisation divine des rois
qui lui est attachée. Le sens en éclate tout particulièrement en Angleterre avec le sou-
lèveme~t des grotestant~ c~ntr~ la roy~uté cath~lique. Ta~dis q~e le roi revendique
le priVilège d etre « révelatlOn ImmédIate de DIeu », les Insurges protestants affir-
ment: qu'un tel privilège ne saurait être l'exclusive de quiconque - ni des prêtres ni
des laïques -, mais que chaque individu, par la force de sa foi, dispose d'une autori-
sation divine . « En Angleterre s'est ainsi soulevée une s,ecte protestante qui affirme
que lui ait ,été révélée la manière dont Hfaut régner; après cette révélation par leur
Seigneur, ils ont excité le sentiment d'outrage et décapité leur roi. » (cPR, 16, p. 238-
39.) Le décapitation de Charles 1er est un fait historique, mais par là même également
un fait st~uc~urd du démoc,ratisI?e protestant: ce d~moc:atis~e ne s'affirme pas
comme prmCIpe de tous les smgulIers sans ramener le smgulIer smgulier à l'échelle de
tous les autres, à l'échelle du Soi. Partout, où un singulier revendique quelque privi-
lège à l'égard de. tous l~s ,autres et pr~tend être plus q~' e~x, le, sing~lier singulier,
au nom de la smgulante- He~el l appelle ~e ~(particulIer »,celm séparé de la
généralité -, doit être rendu pareIl aux autres, Il faut l'amputer littéralement de ses
r
prérogatives e. t as~imil~r à la mesure ~o~~une, ,la mesure de la communauté: il
faut le décapIter. :Légalité de tous les mdIvidus n est redevable pas seulement à 1
mort de l'individu inégal, elle se définit par cette mort d'un Soi inégal. Avec r é~
cution du monarque se trouve exécutée la particularité afin d'établir la comm ex
~
rabilité du démocrate et 1" axIOme.d e son unit. .é ~ ensu-
.
n en résulte trois énoncés liés ent.re eux :
- Est démocrate qui décapite le monarque.
- Le démocrate est le monarque décapité.
- SeuIle sui-régicide est démocratique.
De là découle le quatrième énoncé:
- La démocratie est l'esprit du monarque décapité, sa tête sous le bras (N
cherchons pas a' dé~ termmer,·
. à ce stacl' '"
e, SI « espnt E
» slgnIl1e ·ous ne
ICI - SUiVant la d' . ~.
• ' .

importante cle D ,ern'd. a - lantome


c:" . ' ) La d"
ou espnt. ~ emocraUe est donc r es' IstInctlon
(
c
rantôme ~) .cle la pnse, d' ~
. de l'étouflssement, de 1a cle'd'lueranClaUon.
Cb '. pru ou le
==

Esquisse d'une conférence sur la démocratie

Dans ce sens,. la démocratie est non seulement la société politiquement constituée


des singuliers rejetant la prérogative de la société, mais également de ceux qui rejettent
la prërogative du singulier singulier. Leur formule est: l'Un est les uns. Ou : l'Un n'est
qu'en tant que sa propre multiplication immanente et immédiate. Ou: l'Un est sa
possible multiplication. En celle-ci, comme structure minimale irréductible de la
démocratie protestante, l'unité des singuliers se récapitule comme esprit d·e la monar-
chisarion sans cesse répétable: chaque démocratisation est re-démocratisation de la
monarchie, chaque monarchisation, re-monarchisation de la démocratie par la force
de la structure de l'Un s·e multipliant, mais ne pouvant se multiplier qu'en comptant
le pluriel comme unité et en en faisant te compte d'un grand nombre. La coupure est
le fond de cet Un.
Le modèle théologique de la structure démocratique que Hegel,. dans ce contexte,
ne déploie à aucun endroit mais sous-tend partout, est manifestement celui de la
Trinité. Avec la mort du monarque est mise à mort la revendication d'une autorisa-
tilon divine exclusive, par là même la « révélation divine immédiate» et ainsi Dieu
lui-même; le Dieu mis à mort est le Christ qui meurt comme individu et en chaque
inruvidu, mais qui ressuscite dans le corps spectral de runité de rex et de régicide pour
survivre dans la communauté chrétienne et spirituelle. Par le dogme de la Trinité, la
démocratisation protestante prolonge et met en soène l'histoire chrétienne du sa:lut.
La sodété démocratique est la société de l'esprit dans lequel continue à vivre le Dieu-
le-père assassiné dans le Fils. Dans ce sens, elle n'est pas simplement théocratie, ni
anthropocratie, mais les deux en tant que pneurnatocratie. Sa formule trinitaire,
énoncée par Grégoire de Nazianze, est citée par Carl Schmitt dans sa Théologie poli-
.tique Il: « to Hm stasiatson pros heauton 1 )~. On peut le traduire, d'une part, par«( l'Un
est: sans cesse soulevé contre lui-même» et, d'autre part, par « l'Un est toujours en
paix avec lui» -les deux sens antagonistes de stasis s'assemblent dans celui que le sou-
lèvement est soulèvement contre le soulèvement et ainsi paix de l'Un.
(Le modèle mythique d'une telle survie de rantagonisme est le roi Œdipe alfeuglé
par lui-même - Œdipe à Colone est démocrate. Mais il est, comme jamais encore
aucun théoricien de la démocratie ne l'a pensé, le dépossédé, l'exilé, celui qui traverse
les pays étrangers et qui dépend de l'hospitalité des autres; il n'est pas l'autocratie,
mais le démocrate foisant le deuil de toute autocratie passée ou encore possible, rauto~
cratie monarchique comme l'autocratie monodémocratique. Quiconque concentre sa
réflexion sur la démocratie trouvera la meilleure matière dans Œdipe à Colone. Si ron
pouvait user encore ici de la formule grégorienne, chrétienne, elle devrait parler de
l'exil de l'Un en soi-même, non pas du soulèvement contre le soulèvement, mais de
r enlèvement des deux, de l'errement de rUn dans l'autre et de la dépendance de l'Un
d.'un autre incrédule et incommensurable.)
Ceci signifie, pour le dire moins formellement, que la démocratie est essentielle-
ment culte - et pas seulement culte en général de la foi comme principe des insdtu~
rions politiques, mais plus ,exactement: culte du deuil ou de la mélancolie d'un

1. Carl Schmitt, Politische Theologie Il, Berlin, Dunker & Humblot, 1970, p. 116.
La démocratie à venir

souverain disparu et culte de l'attente d'un souverain à venir, Plus exactement encore:
deuil et mélancolie de ce qui est encore là et qui est déjà à-venir; et t>attente de ce qui
est de nouveau là et qui disparaît déjà, deuil fantomal et attente fantomale donc de la
souveraineté, I.:esprit de la démocratie, déchiré entre ces deux exuêmes et constituant
lui-même la déchirure entre eux, est une maladie mentale, la dernière; inguérissable,
universelle et sans contraire - Hegel parle alors des lndependantists anglais et des paysans
de Münster autour de Thomas Münzer comme de « fanatiques» (CPH, 12, p, 516) Itout
en devant reeonnaitre en eux les acteurs décisifs de l'esprit du monde, La démocratie
est, de par sa structure, un inter-règne, du point de vue historique, située entre deux
monarchies, quant à sa constitution un compromis bureaucratique entre anarchie et
dictature - Hegel qualifie les multiples États allemands issus de la paix de Westphalie
d'« anarchie constituée}} (CPH, 12,. p. 518). Dans ce sens, sa théorie, depuis Milton et
Locke, depuis Montesquieu et Tocqueville, est restée jusqu'à nos jours une théorie du
partage et de l'équilibre des pouvoirs, une théorie d'un espace intermédiaire, de
l'équilibre entre des extrêmes, de la médiation et de l'équilibrage entre des partis en
guerre ou d'intérêts opposés - théorie de l'inter-règne entre une mort et une autre. Le
motif en est évident: fondée dans la relation entre la foi de l'individu et de son uni-
versalité, entre Dieu et sa mort:, entre la souveraineté du for intérieur et de la souve-
raineté de eÉtat (de son for extérieur), la démocratie constitue la forme politique non
pas, déjà, de la synthèse de pouvoirs qui s'entrechoquent, mais, dans un premier
temps; la forme de sa neutralisation vague e,t toujours corruptible. Il faut que la démo-
cratie puisse être un neutre avant de pOUVOIr être un uterque et un unum, Or eUe n'est
ni l'un ni l'autre ni un troisième, Hegel la décrit donc comme un étourdissement
entre ses extrêmes. Il se peut que :et étou~dissement, ~britant parfois la terreur la plus
brutale, ce tremblement de la demoeratle dans son Inter-règne, soit la seule forme
dans laquen~ le rè~ne de l'Un ~uisse se réaliser tout comme peut s'y réaJ:iser sa singu-
lière souveraIneté Intenable et msupportable entre deux souverains.
Les« fanatiques» anglais, écrit-il, « voulaient gouverner l'État directement à part'
de la crainte de Dieu, tout comme les soldats pareillement fanatisés dev"';ent If
l e d
battre sur le champ de bataille par a rorce· e leurs prières, Mais - poursuit-il_
"" com-
chef militaire possède désormais le pouvoir et tient ainsi le gouvernement ent un
m~ins ; car!l, fi"dut ré~ner, dans l'·É - et C
, tat; , romwe Il savaI.:, ce que eétait, Il s'est re ses
donc
faIt souveram et a faIt voler ene~lats c~ Parlement ~n pn re » (CPH, 12, p. 516-517)
7
Suite à la mort de CromweU et a la pnse de pOUVOlf de l ancienne dynastie l '
" é' b· 1 d cl
vement d e l ml rlonte aseu e e nouveau ans t extreme extérieur de ri
'1 1;' " -, e moU-
'd'
, . C ' " ' d l R' l '
divine du catha l.IClsme. e nest qu a parur e a evo unon française _ 1 - tateté mme .1'
c ail cl "1 ' " d
mem de la Relorme 'eman e - qu 1 est a meme e reconquérir le pou . M·' -,
1 e camp e-
s'y J' oue la même scène comme par une contrainte de répétition: «Le ~mr.' aIS Il
liberté de la volonté s, est.Imposé 1:lace au d" rOlt eXistant, [",] C'est le so pnnclpe de la'
a conduit à la guillotine le monarque dont la volonté subjective était upÇéo~ é[. . ,] qUI
' ,
conscience rel19.1euse cath 0 l'Iq.ue. [.'"] 'T'lan( que 1e so lel'1 brillait
. dan , lpr C1Sment
'1 [ la
n'avait pas vu que l'homme s'é" tait mis sur 1'" s e CIeé'" ] 'On
a tete, c est-à-dire sur 1·
construisaIt '1a réal'_ué '
en SUIvant cette d "
erlllere. [".) l' enthousiasm adpens l'
e ,et q U)'1
1
e e. esprn a fait
388
Esquisse d'une conférence sur la démocratie

frissonner le monde comme si on était parvenu seulement à. ce moment-là. à. la réelle


r,éconciliation du divin avec le monde.» (CPH, 12, p . 528-533.) Et de nouveau,
comme avec Cromwell ou Napoléon, « une volonté individuelle se met à la têt:e
de l'État»; de nouveau }' opinion religieuse catholique des peuples renverse ce
« colosse », et de nouveau se joue la« farce» (CPH, 12, p. 534) d'une monarchie catho-
Uque ayant fait son temps, une monarchie qui se place à 1'opposé des lois de la raison
récemment acquises par l'esprit protestant et qui se trouvera donc, à son tour, ren-
versée. Et Ctetera, et ctetera.
Cet et Ctetera du œtournement du principe protestant de la raison individueUe en
celui, cathoHque. de la positivité, du sommet de la « volonté individuelle» au sommet
de la volonté générale institutionnelle, de la singularité libre en une conuainte objec-
tiVie, peut certes être compris comme un schéma propagandiste que Hegel met en
œuvre pour combattre un certain catholicisme réactionnaire et soutenir un protestan-
tisme progressiste. Mais les qualités diagnostiques de cette construction sont manifes-
tement loin cl' être épuisées, même pour les démocraties du XXC siècle: pour les
démo1craties présidentieUes ou premier-ministérielles. les Primeminister Democracies,
,et en particulier pour ces démocraties qui, comme Weimar ou celle des bolchevistes,
se sont transformées en clictatures, fût-ce en dictatures dites de partis. Dans toutes œs
démocraties, et tout particulièrement dans la méd.i.o-cratÎe nord-américaine, la
« farce » d'une généralité de la raison continue à se jouer avec tous les risques,. parfois
colossaux, inhérents à ,elle . Les monarchies constitutionnelles - et c'est ce qu'eUes sont
routes: les monarchies à partis; les monarchies à médias, les monarchies présiden-
tielles - sont une f( farce ». Elles sont une farce dans la mesure où, de facto, les pouvoirs
décisionnels qui sont les siens ont été vidés de leur substance et ne fonctionnent plus
qu,e comme instruments au service d'intérêts partiaux qui, en règle généralle, sont au
service des intérêts des capitaux. L'État, comme instrument d'intérêts technico-
économiqu,es et idéo-économiques est ainsi sans. cesse en danger -·et il y succombe
généralement - d'être un instrument dans la guerre civile de ces intérêts contre les
« citoyens)}. Il ne faudrait pas se faire d'iUusions sur le fait que cette guerre civile
,existe, qu'elle est une guerre civile mondiale et une guerre contre la citoyenneté du
monde et qu'il fait ses affair,es. par profession, avec tous les moyens de la colonisation
interne et externe, de l'exploitation ouverte ou déguisée, de r assujettissement violent
et de la paupérisation, du meurtre politique de masses, de l'accroissement et de la pri-
valbion du rravail, et avec les moyens tout aussi violents, bien que moins « visibles »,
de la tromperie massive et du mensonge jusque dans les rangs des intellectuels poli a

tiques, des neutres, des libéraux ou des moralistes. Tout cela au nom et sous la pro-
tection de la démocratie.
Le système hégélien de la monarchie constitultionnelle héréditaire cher,che à
affirmer les droits de la singularité contre de telles instrumentalisations par le ratio
économique et idéo-économique et à mettre fin ainsi à la. ({ farce ». Mais,. dans les faits,
il Hvre en même temps la formule de rétourdissement structurel des systèmes, démo-
cratiques. Le célèbre passage, maintes fois commenté, de la Philosophie du droit carac-
térise le monarque comme un individu concr,et, une personne naturelle et raison-

389
La démocratie à venir

nable, qui n'ajoute aux décisions parlementaires que son « oui» décisif, son « je veux »,
avant d'y apposer sa signature: « Comme monarque il suffit d'une personne qui dise
"oui"et qui mette les points sur les i, car la pointe doit être telle que la particularité
du caractère n'est pas ce qui est significatif. » (§ 280, ajout.) Le monarque est cet indi-
vidu, abstraction faite de tous les autres déterminants; il est ainsi singularité immédiate.
En tant que td, il est volonté et existence sans fond, fondé en lui seul, libre de toutes
les déterminations et desseins particuliers et, partant, chose générale, en Un nature et
esprit purs. Il est - car toutes les déterminations mentionnées s'y accordent - la foi
en personne. Comme position se fondant en elle seule, exempte de toute détermina-
tion extérieure, unité resserrée en un {( Ce », le monarque est l'axiome politiquement
concrétisé, l'axiome de l'axiomaticité de la foi qui est, en elle, Un et affirmation
simple et indivisible. En lui, l'État de tous les individus peut trouver son unité. En
lui le prindpe démocratique, disant que le gouvernant doit être un avec le gouverné,
est réalisé. Le monarque - ce singulier - est le démocrate idéal Grâce à lui, la démocra-
tie a atteint sa pointe et à l'extrémité de cette pointe qui disparaît, son existence réelle.
Mais, en même temps, il n'est qu'existence formelle. Sa d.écision - et toute l'existence
de sa volonté n'est rien d'autre que décision - n'est jamais que dire « oui et amen ») son
comenu dépend des décisions du Parlement, des Conseils, des Assemblées, des pressure
groups, des intérêts et d~s visées. des p~.rtis: ca~tes e~ classes: Le dém~crate monarchiste
met les p~~nts sur les t -" et bien q~ Il n y ~I.t pOint dei z san,s pOint --: le point qu'il
met, et qu Il est, ne peut eue un pOInt que s Il est sépare du t, quand Il est la tête ab-
solue, détachée, tranchée,. décapitée du roi. En anglais : the axiom axed.
ridée de l'État hégélien est ceUe d'une démocratie de monarques - après la révolu-
don anglo-protestante et après oelle, française,. calviniste-rationaliste - de monarques
acéphales donc, de ,mon!lrques sans n:o~archle, de .monarques esprits et survivants.
Tous, l~s citoyens d un Etat et, e~ ~f1,n:lpe du m,oms, de tous les Éta~s ~u monde,
se reJ01gnent dans ce ~orps du rO~l dIVIse ~ar, une Infi.me COupure - mats Ils se dislo-
quent égale~,ent en lm. Car le, P,Oint. du r?l ~ est ~as sl~pl~~ent u.n « oui» à r adresse
de tous, à 1adresse de la totallte et mfime hb~rte des mdIvidus ; Il est également
« oui » à tou.tet donc le jouet et organon des dIverses majorités et donc d'une infi ~~
d'inJ'ustices scandaleuses. Marx, .dans le commentaire de sa Critique du droit de l.~lt
de Hegel, a affirmé, à rn~n sens àraIson,
"
bal progos d e ce passage : « La démocrati.e.c:.tat
est
la vérité de la monarchie », et, me seme-t-lM, à tort: « La monarchie n) t l
.. ' 1 .» Peut-etre
vérité de 1a cl. émocratie ". ne d ' Ile pas }'"etre; or elle l'es pas, a
evrt1tt-e
est
déplaise aux défenseurs de la conception marxienne du demos qui e~t proc1h , n en
de celle de Rousseau: l,e prmcIpe " . cle 1a monarch'le et ce1m. de la démocrat' e enCo.re
inséparables; 1a f:al'Il e 1es traverse tous. d·eux) eIle traverse 1a mêmeté univ . le Il so.nt.
, ffi·· 1.' . cl . .
leur est commune et s a rrne comme rc:Slstance u pnnclpe catholique cl
. - erS'f e qUI
1 .
II > ffi d fi 'lI d " . ans e pnn-
dpe pfotesta~t - ee SI afi· rme d?nc ~o~me 1 alfoee td~ut prmclpe, Carle démocrate
monar'que n est que a 'Orme - un 01 et a rme une volonté san b·' -
S 0. Jet, sans

1. Karl Marx, Critique .du. droit de l'État de Hegel, dans Siegfried Landshut (éd.), Die Früh '
Stuttgart, Krôner Verlag. 1953, p, 482, schrifien,

390
Esquisse d'une confirence sur la démocratie

contenu ni intérêt; il ne peut donc être que le lieu vide de la guerre civile; et comme
tout Heu, comme tout corps, il peut, à tout moment, devenir une arme dans cette
guerre. C'est cela, me semble-t-il, la ~( rupture» qui part du « principe catholique)} de
('hétéronomie et qui traverse également le système de la démocratie spéculative dans
lequel eUe était censée être relevée. Or si le principe de l'État démocratique riest un
principe de liaison que du fait d'être simultanément celui d'une déliaison - donc de
la déliaison de la liaison du principe même - alors la démocraltie est toujours une
forme, bien que souvent latente,. de la dépolitisation et de la désétatisation, et ainsi
simultanément de la dédémocratisation. La démocratie - ses ennemis durant les
siècles passés n'avaient pas tort - est une anarchisation. Elle ne peut l'être que par le
possible excès et la possible récession du Soi en lequel eUe se fonde.
Seconde ruptune. Hegel l'appelle la «volonté subjective}) et la définit comme la
« partialité principale », « que la volonté générale doit également être générale empiri-
quement, c'est-à-dire que les individus règnent en tant que tels ou participent au
gouvernement: » (CPH, 12, p. 534). Ce que Hegel appelle libéralisme, et qu'il désigne
comme une notion formeHe ou abstraite de la liberté, mise donc exactement sur le
principe qui a déclenché la Réforme protestante et la Révolution française et qui se
situe à la base comme au sommet de la monarchie constitutionnelle hégélienne. La
conséquence de ce principe est, selon Hegel, désastreuse: « La volonté du grand
nombre renverse le ministère, et: l'opposition s,e remet en place; or celle-ci, étant alors
gouvernement, se trouve opposée au grand nombre. Mnsi le va-et-vient et le trouble
perdurent. » (CPH, 12, p. 534-535.) Le trouble est celui de la guerre civile planétaire
permanente. Il résulte de la relation des Uns à eux-mêmes comme plurid, donc de la
rdation arithmétique-démographique sur laquelle se basent tous les systèmes poli-
tiques représentatifs. [universel ne peut se reconnaître, d.ans la mesure où il fait abs-
traction ,de toutes les particularités, que dans l'Un et reconnaître avec lui son identité
substantieUe, parce que cet Un est, de son côté, essentiellement une abstraction. Le
pluriel, ,en revanche, est tous les autres - c'est pourquoi la relation de l'Un à la multi-
plicité ri est pas une relation qu'il entretiendrait avec lui, mais une rdation int,er-
rompue, cassée - relation d'une irrelation et donc annulation de la relation même. Il
n'y a p'as de relation de la représentation qui ne serait pas celle d'une violence mor-
teUe. Hegel n'admet aucune remise en cause de ce fait de la politique démocratique :
« Die ~nigen s,oUen die Vie/en vertreten, aber oft zertreten sie sie nur. (Le petit nombre
doit représenter la grande foule, mais le plus souvent il ne fait que la fou]er du pied.) »
(CPH, 12, p. 530.) Il en va de même pour oe qui est de la domination de la majorité
sur la minorité. Hegel l'appelle « inconséquence », de même qu'il appelle le système
de représ,entation « inconséquence colossale ». Dans les deux, il voit la « collision des
volontés subjectives ». Cette collision n'est possible que parce que ces volontés ne sont
pas le simple pluriel d'une volonté, mais composées par l'universabilité ,et la résistance
à l'universalisation - donc composées de ce qui s'oppose à la composition. La collision
démocratique d,es volontés est la collision de la volonté avec sa résistance contre eHe,
la coUision donc de ce qui ne se laisse pas réduire à une volonté ou à une volonté,. et
donc pas davantage à la structure fondamentale de la subjectivité. Le principe des

391
La démocratie à venir

constructions démocratiques - si ron peut encore parler de « principe» - pourrait


être désigné comme autorésistance et résistance contre le Soi - par antistasis pros
heauton : Résistance du Soi contre son universalité, contre son intelligibilité, résis-
tance contre son unité et contre son possible comptage de moins et de plus - contre
l'Un et }'axiome de l'Un. Mais comme cette résistance est résistance contre le nombre
et la relation arithmétique seulement dans la mesure où elle témoigne de l'innom-
brableet de l'irrelationnel ; comme clans cette résistance eHe est toujours témoignage
d'un autre qui ne se plie pas à l'unité - fût-elle ceUe, complexe, de la dialectique - de
la volon~é, du Soi et du sav?ir de soi dans l~ foi, dans .la .me~ure où elle n:attri~ue pas
ce témoIgnage - et ne serait-ce que le vestIge de celuI-Cl - a un autre determmé, pas
plus qu'à un autre et non plus à l'unité ~'un aut~~, cette autoré:i~tance serait plus
justement désignée par le terme de sutprotestatton. La «colltslon de volontés
subjectives », et ainsi la collision démocratique par excellenç,e, serait impossible sans
la protestation d'un autre non-unitaire et non-généralisable dans la volonté, dans
chaque volonté singulière et dans la volonté en général. Elle serait imposs.ible sans une
contre-volonté dans la volonté. La structure du démocratique, la structure du Soi
démocratique est - sans même lui être propre - protestabilité.
Ce qui est cr~; p'e~sé ~u fait est'protestable - p:rotestable d'a~ord dans le s,ens qu'il
est susceptible d un temOlgnage, dune pro-testanon (pro-testari) et exposé à une teUe
pro-testation ; pui~ dans le se~s ?Ù ce~te pro-te.stat~on doit pouvoir avoir la forme
d'une résistance, d une contradICtion, dune déchnatlOn. La protestabiHté est, dans ce
sens, la structure de toute expression possible. Pour être expression, elle doit non seu-
lement pouvoir recevoir réponse, être questionnée et mise en doute; eUe doit non
s,eulement pouvoir être suspendue, annulée et effacée dans sa validité,. mais également
dans son existence, parce qu'en chacun de ses élémcnt.s elle est exposée à un autre p
lequel elle est fermee, " ·bl r-r • d··
macce~~l e. l?ut ce qUi est Ir peut e~ SOl être évident ;. or l'évi-
- our
dence fait défaut dès lors qu 11 est dit à un autre - y comprIS un autre dans le So· E
comme tout mot est ouvert a' un contre-mot, IJi·1 dOlt, . pour aemeurer
J
OUvert pour 1. t
. ' . - , ' pou-
voir être exposable et acceSSible a autre chose, préserver sa protestabilité il d. )
tenlt , et
"etre sans protestation
.. pOSSl'bl e,. sans' .. . ' po Olt
reponse et sans d,éclmatlon 'hls y
. d· . 55! es.
~out ce qui est protestabl e dOlt - ~?~ pa; p~ur es monfs accidentels, mais ar la
force de la structure de la protestabtllte -etre lmprotestable. p .
Cette double face de toute expression - de toute foi, de tOute pensée cl
acte - marque son mo~ent « pr~t:stant »~ cartesien , . et clemoCratlque.
f .•• et e tOUt
.

La foÏ , autorité en 501 et autonte du SOI - et eh tant que telle a priori de 1 d


,cratie - est a prtort. . expose é au soupçon. a. .érno-
nue! q. ue soit le degré de la mise en doute de ce que je pense, quel q.u . 1
. 1·· . l' e SOIt e1 degré
d.e '<.: •
la mIse en d.oute que c'est. •
.rnOl qm e pense, que que SOIt donc le deg é ··
, d·
la pensée se presente comme mouvement u oute: ce que ce douted - r . avec·. e1equ
iD k ', )
est son être en doute seu1..La pensée l" en en/ peut s adresser à elle-"· ne sauralt .saisu .
-
soup'çon (Verdacht) et suspendre mutes ses d'fi· .
e mtlOns, formes et tend meme .. un.In~ nnl.
le soupçon - la pensee , reste clem
' hée.à toute autre suspenSIon . et à la ances,
,. malS . dans
'd . - C 1
dure contre une autre re ucnon. orome e SOUpçon ne peut J. amai. reSlstance 1 1.
a PlUS
.. S se tourner Contr,e

392
Esquisse d'une conférence sur la démocratie

lui-mème de façon efficiente sans être confirmé par ce mouvement: lui-même, il est
cett,e structure extrême de la pensée elle-même dans laquelle il se présent,e comme
pure résistance contre soi, comme auto-résistance et, par là, comme impénétrable à
lui-même. Sa protestabilité est protest-stabiHté : stabilité de la protestation contre
toute protestation qui pourrait se tourner contre elle-même,. impénétrabilité d'une
pro-testation pour toute autre, impossible annulation du soupçon. La protestabilité
est improtestabJe. Elle est ['inébranlable de l'ébranlement même,. et ce qui est en-
traîné dans son mouvement - convictions, opinions" points de vue, intérêts - devient
élément d'un conflit insoluhle et régulièrement destructeur.
Le tremblement cartésien de la protestabilité, dans lequd tous les prédicats et tous
les contenus sombrent et .où le mouvement du tremblement seul se maintient comme
fondamentum inconcussum" est la forme de la démocratie. Elle n'a pas de détermina-
tion dont eUe ne pourrait se défaire, puisqu'elle est, ouverte à toutes et indifférente à
['égard de tOlltes, seulement la forme de possibles déterminations.
La « collision de volontés subjectives» qui caractérise,. selon Hegel, le système de la
démocratie, est la coHision de ceux qui se tiennent à l'ipséité de la volonté et à la
m,êm,eté de toutes les volontés, mais en même temps à la particularité de sa volonté
propre, « subjective ». Elle est donc collision dans la volonté même comme instance
aussi bien de sa généralisation comme de sa résistance, de sa pro-testation comme de
son improtestable, de sa puissance légiférante comme de son immédiateté anarchique.
Dans la volonté, c'est touj.ours quelque chose de particulier qui proteste contre sa
propr:e généralité: c'est toujours l'autre qui proteste, et cet autre n'est jamais à ,eollp
sûr réductible à un Soi,. à une volont,é ou à un savoir~de-soi. Démocratique n'est donc
pas seulement la protestation du grand nombre contre le petit nombre qui gouverne
le premier, démocratique n'est pas seulement la protestation de la minorité contre la
majorité et ainsi contre les différents détenteurs du pouvoir; démocratique est, dans
le principe, la protestation de tout un chacun contre l'autre - et quand bien même cet
autre est lui-même. La foi du Soi intérieur du protestantisme à partir de laquelle, pour
Hegel, partent les mouvements démocratiques de la modernité et dom la structure est
le fond de toutes les constitutions démocratiques, cette foi des individus de posséder
en eux-mêmes la vérité et de faire de cette vérité isolée le critère de toutes les décisions
de la société, cette foi qui ne connaît aucun autre que le sien propre et qlli" par consé-
quent,exclut tout autre autre, s'avère être durant la seconde grande révolution démo-
cratique, la Révolution française, comme un résidu catholique provocant 1'« absolue
méfiance» et la protestation absolue. Le régime de la vertu et de la Gesinnung, de
{' opinion républicaine, suit la même loi que le régime de la foi: tout comme celle-d
se fonde exclusivement ,en elle-même et n'admet aucune donnée extérieure, de même
l'opinion démocratique « ne peut être reconnue et jugée que par l'opinion ». Là où
règnent, en conséquence, la foi, l'opinion, la vertu comme principe des ,décisions
démocratiques, règne également le Verdacht, le soupçon, disant qu'il ne s'agit peut-être
pas de la bonne foi, de la bonne opinion et de la bonne vertu. Dès que le soupçon les
frappe, eUes sont condamnées et exclues de la société. ( La vertu subjective, qui ne
règne qu'à partir de ['opinion, apporte avec elle la plus terrible des tyranni,es, écrit

393
La démocratie à venir

Hegel. Elle exerce son pouvoir sans forme juridique et sa peine est tout aussi simple
- c'est la mort, » (CPH, 12, p, 532-533,) Le principe de l'intériorité subjective de la foi
ou de la pensée, qui se dérobe à tout contrôle de la part de la communauté, trouve sa
s,cule communauté dans le soupçon universel, voire dans la mort. Ce sont le soupçon
et la mort qui définissent la politique des démocrates pour lesquels la démocratie,
comme c'est le cas pour Robespierre, est une affaire sérieuse,
Le soupçon et la terr:eur du soupçon, cette furie de l'abstraction, est la forme de la
généralité démocratique. Elle a dominé la naissance de la démocratie dans la révolu-
tion et, devenue latente, elle dicte toujours la loi des sociétés démocratiques, Certes
« à raison », certes pour l'établissement et le maintien de ce qu'est le droit, certes
pour la préservation du droit, de celui ~ de soi comme de celui des autres, certes pour
soutenir la légalité et pour stabiliser l'Etat de loi et la sécurité qu'il garantit, et certes
pour s'.assu~er de soi-mêm~ et d~s ,autres" de son « statut » ~o:c~o~éc?no~ique propre
et celUI ~e 1autre, de son « IdentIte psychIque », ~e ses possl~lhtes cl ~ctlOn politiques
et techmques, Pour tout cela, le soupçon essentIellement democratlque, essentielle-
ment démocratique de droit, tel que l'exercent quotidiennement, heure par heure.
tous les organes ?e la législation, de la juridiction e~ d~ pouvoir exécutif, jusques e~
y compris la pohce, pour tout .cela ce so~pçon ,~st ~n.dlspensable. Même le rapport
des démocrates entre eux, toUjours SOUCIeux cl eqUIhbre et de compromis, évitant
tout soupçon, se gardant de lui, témoigne de la présence de la police intériorisée . et
la politesse du comportement civilisé peut également témoigner de la violence'du
soupçon censé, être neutrali,sé par eUe, L~ pO,litique démocratique, j~sque dans ses
gestes les plus mfimes - et mnmes peut-etre 1ustement pour cela -, Jusque dans les
réfle.xio~ns ,qui l'on: po.ur ~bjet, ~~t régl~e sur un,e techni~ue policière du soupçon.
Qu'Il s agIsse des mstltutlons. d educatIon ou de formatIon, des bureaux ou d
cl cl 1
usines, des comités, es parns ou .es par ements, tout c~mme à l'époque de la ter-
_es
reur, c'est le soupçon et la mort qUI menacent, la mort dne sociale, psychique m .
toujours la mort sous le l ,.
prInCipe d.t.cmocratlque
' d 'un contro"l e nnale ' pais
des individus
d'autres individus qui feignent être une communauté qui n'est à même d'être op:
rante que dans les structures du soupçon, de la méfiance, de la condamnation ou du
mépris. ' "
(Concernant cette démocratIe de la« collISIon de volontés subjectives» cett
munauté chrétienne. cl e 1a coliT'.
tuston d e vo1ontés su b' .,
'}ccmantes ,
pour lesquelles 1e Com-
munio dans 1e ChrIst ' est clevenue 1a c lOrme c l ' . politico-pol'.','_a C01n-
e commUlllcatton
excellence, Maurwe . B1anch ot a l ' .dans son récit
p ace . La Folz'du .Jour 1IClere
fi .par _
e
, . d 'l' d 1 Il .. l ' "-
b1blIque des : eux au ffilleu esque s est e trolSleme, ans un COntexte qu' ormule
d a .
à dicter 1,ordre.. cl'
u Jour:« N'1 l' un, nt,. 1 ' · certes, n"etait
autre . le commissaire idCOntInuel'
d 1 '1" .
Mais étant: deux, à cause e ce aIS etaient trOIS .. , .» Et son ami Emman 1 Lé'lee '
1 e po
de commenter : ~( Il suffit d'être deu:' pour déjà servir le pouvoir, Faire un ~:it VInas
c'est déjà rédiger un rapport de pohce 2, ») , parler

1. Maurice Bla1lc~ot, La Folie du jour, Montpellier, Fat:~ Morgana, 1973, p. 33.


2. Emmanuel Lév102S, Sur MaurIce Blanch(}t, MompellIer, Fata Morgana, 1975, p, 74.

394
Esquisse d'une conférence sur la démocratie

Le soupçon à l'égard des autorités et des traditions a été le schéma de la démocra-


tisation. Il est resté le schéma d'une technique sociaIe et d'une politique qui soumet
encore l'autorité du particulier de la :foi, de la volonté et de la conscience de soi à une
formalisation sans retenue. Le soupçon a été l'agent de la législation bourgeoise et il
reste le moteur susceptible de préciser, d'assurer et d'étendre les droits assurés dans
cette législation. Or il conduit, par le truchement de ces droits et des rites sociaux
œuvrant pour lui en aval, à un système du conformisme sous lequd le moindre mou-
vement, la moindre pensée et attitude ne peuvent que s'avérer déficients. Comme la
démocratie, dans le règne du soupçon, ne peut se constituer comme pure forme de la
société politique qu'en dévaIorisant toute détermination de contenu, la preuve de la
conformité réside dans tous les cas en ceci que le particulier se présente comme non
conforme et donc comme en dette de conformité. Où règne la forme du manque,
tout prédicat déterminé du manque est non seulement soupçonnable mais aussi cou-
pabJ,e. « Devenir soupçonnable - écrit ainsi Hegel dans la Phénoménologie - prend donc
la place, ou pr,end la signification et r effet de l'être coupable, et la réaction extérieure
contre cette réalité qui réside dans le simple intérieur de l'intention, consiste en l'épu-
rement sec de ce Soi Étant duquel rien est à retrancher si ce n'est son :Ëtre même 1. )
Le soupçon, cette forme de pensée démocratique, rend coupable, et sa sentence est
déjà l'exécution. La généralité du Soi est la guillotine - le peuple est « chacun son
dép,eupleur 2 » et la guillotine, comme les instances sociales et psychiques, discursives
et non discursives qui ont préparé son œuvre et qui la poursuivent, ne travaillent pas
seulement au siervice de la Réforme, elles ne sont pas seulement ses instruments et ses
agents, mais eUes sont également, accomplissent dirait Hegel, l'œuvre de la Réforme.
C'est l'œuvre de la Formation du Soi vers le général et donc l' œuvr'e de la Réforme
vers un Soi un en lui-même dans sa généralité.
Lorsque la terreur absolue de la Révolution française passe dans l'ordre siobre de
l'état moral, ce passage ne laisse pas derrière lui la terreur, mais fait d'eUe comme ter-
reur devant le ~( mahre absolu », la Mort souveraine, le moment décisif de la moralité
de l'État. Cette terreur, et avec elle le soupçon et la çulpabilité,. détermine la forme de
ce qui, comme société, persiste. :Être démocrate est être coupable.
La démocratie n'est pas seulement identique en son essence à la religion chrétienne
réformée, elle est, comme celle-ci, rdigion de culpabilité. La démocratie est toujours
un culte de culpabilisation, un culte du rendre fautif, de la déclaration de culpabiHté,
de la condamnation et du jugement. Tout comme le capitalisme qui l'accompagne et
la promeut, eUe est un culte sans rémission et un culte auquel la pensée d'un Dieu qui
pourrait sauver de la culpabilité est: suspecte et pensable seulement comme ceUe d'un
Dieu coupable et coupable de lui-même. Voir les considérations de WaI!ter Benjamin
qui, par ailleurs, ne coïncident que rarement av,ec celles de Hegel, dans son esquisse
« Le capitalisme comme religion» : « Une monstrueuse culpabilité qui ne sait com-
ment expier, se saisir du culte pour ne pas expier en lui cette faute mais pour la rendre

1. Phiinomenologie des Geistes, dans Gesammelte Wér.ke, t. 3, Francfort~sur-le-Main, Suhrkamp,. ~970, p. 437.
2. En français dans le tex1te.

395
La démocratie à venir

universelle, la faire entrer à coups de marteau dans la conscience et pour y intégrer


finalement et avant tout Dieu même dans cette faute, pour finalement l'intéresser
lui-même à cette expiation. Celle-ci ne saurait donc être attendue ici dans le culte lui-
même [ ... ] 1. » Les réflexions de Benjamin à. propos du capitalisme valent sans restric-
tion pour la démocratie. Pour elle-même la démocratie est toujours aitiacratie, tout en
étant sans cesse en dette à l'égard des autres. C'est pourquoi elle a besoin d'un avenir
dans lequel elle peut effacer ses fautes et épurer ses dettes, mais c'est pourquoi elle se
doit à eUe-même un avenir, et c'est pourquoi, tant que cet avenir est en souffrance, elle
reste, de par sa structure, en dette à l'égard d'elle-même dans tous .1es éléments qui la
composent.
Mais est-ce que l'avenir dû,. cette curieuse forme temporelle de la démocratie, est
vraiment une forme de temps? N'est-il pas plutôt la forme d'une figure définie de
façon axiomatique du retour avancé, idéel, en soi et, partant, la forme du Soi qui par
son esquisse revient à sol et doit sans cess,e revenir à soi? Est-ce que le temps dû n'est
pas le temps ?u sujet se présent.ant comm~ donnant, c:éditan~ le ~emps ? Et est-ce qu'il
ne peut pas etre attendu seulement du faIt que ce sUjet se defimt comme pronostic ?
Si ces .suppositions visent juste, le temps dû.n'~st toujours 9u~ ~é-ave~ir et sa repré-
sentatIon, une défense de cet~mre tem~s qm ~lent sans aV~lr ete ~u prealable projeté
par un sujet. Ce temps à venu, non axIOmauque, est la dImenSIon dans laquelle le
temps dû cherche à se tenir, mais qui le met sans cesse en mouvement pour l'inquiéter
et }' ouvrir. Les « ruptures» que Hegel remarque dans le projet de la démocratie _ le
«principe catholique» de 1'autorité insubstanrielle et la collision réformatrice des
«volontés subjectives» - peuvent être entendues comme étant les irruptions de oet
autre avenir. En eUes, le Soi ne s'accorde pas à lui-même, mais passe par-dessus ou en
deçà de lui-même comme étranger: comme aléatoire pur et contingenœ, ou comme
infini et indéterminé d'une faute qu'il ne saurait lui-même effacer. La notion d'un
culpabilité infinie et inexpiable est, ço~me cell~ d: l'avenir dû, aporétique et désign:
une « rupture» dans la structure du sUJet. - <i AinSI va le mouvement et l'inquiétud
dit Hegel. C' est à cette collision, à ce nœud, à ce problème que se tient l'histoire c' e.
eux que dans le temps à venir eUe doit défaire . » (CPH, 12, p. 535.) Elle ne défe; est
ce nœud touterOlS Il· est seu1ement l'h"Istolfe d·u S'
r ' SI. ee oz et de la conscience de
a pas S4
liberté.
La question demeure si l'on peut en « discuter ». Une discussion serait r éch
. . à ., l
l'examen d'arguments assuJettIs un CrItere commun, ou, p us précisément au . è
ange et
de la communauté. SI cette communaute est ce11e dli consensus et réside 'dan cnt
' • 1 . re
],.C' ~
en le SOI,. et, p1us rad'lc.ement,
al dans 1-a fWI
:'
qUI• est 1e Sal,. alors cette communauté
s a 1-01
saurait être que celle, terroriste, du soupçon de tous contre tous, la société sauverai ne
de la sentence de mort et la communauté de la langue du sheech ax . « Dans l'a 1 . .ne.
. • Œ . r , . 1: p atltud
de cette syllabe [mort] se tient .a sagesse du go. uvernetnent, 1entendem d e
volonté générale des,accomplir.» ,. 2 E n ce al " se tenu également en ent ' e la
pourraut
, - core et tou-
J. W. Benjamin, Gesammelte Sch:iften Vl. op. cit., p. 100-101.
2. G.w. E Hegel, Phanommoiogte des Getstes, dans Gesammelte 'Wérke, t. 3, op. cit., p. 436.

396
$&-

Esquisse d'une conflrence sur la démocratie

jlours, l'ultime sagesse d'une discussion, d'une discussion publique, parlementaire ou


scientifique. Elle serait la sagesse du conformisme qui se prend pour la forme univer-
sdle de la neutralité mais qui sert, en vérité, des intérêts politiques partiels.
H faudra donc discuter de la forme même de la discussion - et peut-être faut-il en
finir avec la discussion. Elle fait partie du formalisme de la démocratie, de la position
axiomatique de l'unité sociale, de l'hypothèse de l'identité structurelle du protestan-
tisme et du démocratisme, mais égalemen1t de la structure aporétique de la foi, de la
pro-testation,. du soupçon, de la faute et de ce qui,. dans les apories de l'autocratie, se
dérobe à toute foi, à toute axiomatisation et à toute forme.
Nous pouvons certes être pris par la démocratie, par les discussions en elle et sur
elle, et nous pouvons croire que c'est toujours la démocratie en laquelle et de laquelle
nous parlons, mais il se peur que cette supposition soit elle aussi doureuse. L'hy-
pothèse de l'étourdissement est impossible sans la concession qu'il pourrait en être
autrement.

II
N OTES POUR PRÉCISER ET DÉVELOPPER L'ESQUISSE
POUR UNE CONFÉRENCE SUR LA DÉMOCRATIE

D'où nous vient ce penchant à écrire des esquisses? Une esquisse n'est pas un frag-
ment, c'est un travail préalable, un premier « jet», un premier examen des possibilités
de composition, d'accentuation, d'arrangement des lignes de force, des surfaces, des
couleurs,. comportant souvent plusieurs détails traités avec plus de précision, son-
dages, soundings. Or l'esquisse possède une structure particulière qui la rend indépen-
dante de sa fonction. EUe est non seulement le travail préalable et le premier jet d'une
œuvre élaborée, elle est non seulement un « seuil préliminaire », comme disent les his-
toriens des textes et de l'art qui rêvent sur leurs marches qui montent et descendent.
raft de l'esquisse est l'art du détachement (y compris de sa fonction pour une œuvre
à venir) ; du partage des ,eaux, des surfaces, de r espace; de rabandon à un phéno-
mène; de détachements pour des occupations-tests dans des zones danger,euses ; l'art
de l'attention mobile, donc égal,ement de la retenue. Elle permet les p,erspectives
doubles, les accents doubles et triples, les estompages, les biffures, les réserves de par-
ties auxquelles, dans un autre contexte, on ne saurait renoncer. En tout cela l'esquisse
est ce que 1'« œuvre» « élaborée» n'est pas: c',est une première attaque avec des
espaces de retrait,e ouverts. Schize mobile. Chaque trait, dans le champ esquissé,
indique qu'il pourrait tout aussi bien être autre. Art de la contingence: contact de
l'être autre.
resquisse est la forme d'ouverture d'une forme - donc à peine forme, seulement
ouverture de forme. Elle est le début d'une forme, adformativ:e, a!formative, où eUe
touche de simpl,es possibilités de forme, sans les fixer, sans les arrêter, les .ef:fleurant
furtivement comme on effleure quelqu'un du regard, comme par hasard ou intention-
nellement on effieur,e une robe ou un thème.

397
La démocratie à venir

Même là où. elle est brouillon, elle doit, dans ce sens précis, être claire: quelque
chose qui reste lointain doit en sortir, doit y pousser, doit s'y extraire. Quelque chose
doit s'y annoncer. [esquisse est l'oreille, la nasse, le filet dans lequel cette annonce se
prend sans pour autant être prise.
Le phénomène déjoue l'esquisse; l'esquisse, le phénomène.
Nulle esqujsse qui ne serait pas fraîche. Cette fraîcheur est le signe que quelque
chose s'y annonce dont la maturité est à venir. Dans l'esquisse, quelque chose S'ouvre
ou affleure.
C'est pourquoi eUe possède tous les traits de la vélocité, Sa rapidité doit corres-
pondre au rapt avec lequel le phénomène furtif pourrait de nouveau s'éloigner.
A supposer que ... Un exercice d'analyse conJecturale. A SUpposer que la démo-
cratie soit constituée comme une teUe esquisse?
Si le principe organisationnel de la démocratie correspondait au principe de forme
de l'esquisse, les alternati:ves ,d'une ~onstitution .d??~ée devr~~~t jouer à chaque fois
jusque dans cette constitution; d autres possIbllItes de declslon et de législation
devraient, selon leur option, laiss,er des traces ou s'y annoncer. Une décision devrait
être prise de sorte à en permettre une autre.
Ceci ne doit pas être confondu avec la politique des compromis des partis; ces der-
niers sont des instruments organis~tionnels déjà figés; ils n'indiquent plus qu'ils SOnt
issus jadis, eux aussi, de compromIS. Le modèle structurel ne serait pas le compromis
généralisé - mais qu'est-œ qu'un compromis? - entre des puissances déJ'à définie
' . é .
mais œ compromIs qUl r serve un espace aux « pUIssanCes» non définies.
s,
Une démocrati~ ~dvocatique qu! défe~drai,t, ~r~mièreme~1t, le droit de vote et une
vox de chaque indiVIdu ~qu~lles q~ en S01e~t 1ongme, la n~t1~n, la foi, donc, plus pré-
cisément, la langue), qUI defendratt, deUXIeme.ment, ,et qUl s eng.agerait pour l'élargis_
sement du droit de vote de tous ceux qm ne 1Ont pas, ou qui ne r Ont
partiellement, auxquels • 1.'1 a ete
" retIre,
., accordsous é resel'Ves
' ou qUI, en ont été pr'que é
' . al cl d d d' '1 h" .
(femmes, pnsonmers, m a es,.. eman e~rs ,asl e, ores, Jeunes, etc.), qui se ferait IV s

troisièmement, le porte-parole de ceux qUl n o~t p~s :nco~e, qui n'ont plus ou pas d~
voix (enfants, morts, ammaux, la ({ nature» ammee, manlmée), qui défendrait
trièm~ment, ce qui ne saurait être ~éfendu ;. qui n' occul~erait pas par s?n pour-~~~:~
ce qUI est sans langue, ce pour qum et en faveur de qUOI elle parle; qUI ouvr' .
seulement un espace aux desempar '· és, maIS . au dé.'Semparement lui-même. IraIt non
Cette démocratie advocatique et ultra-advocatique serait toujours le parti cl 1 .
ral!ité de toutes les possibilités de puissances singulières (on ne saura.it pas d e ladPl~~
on en exdura1t meme 1es plus extremes,
• 1\ " a, .moIns
. qu,eIles ne menacent cett, e que
. 1 _, rOlt
même) et elle serait égal ement 1e parti. de.p " .
ImpUIssance. EUe serait une dé. e P urahté
' - .,
• _.' ..II' . - moCratle qUI
risque de se défaIre progr,esswement ue. s.a pUIssance - et qUi se devrait d, d'
niser la résistance 1a pus l e lerme contre toute. '
tentative de toute possib'l'. oned Ors:n:a
1 ~--
sance, qui chercherait .,a col '
onIser.son VI' c l'
e ,crOlSS~t de puissance, 1 Ite e pU IS-

(Si cette résistance contre la pUIssance fait partIe de la structure de 1 d' .


même titre que son ouverture a'1a pUlssance.' d' autres« en » elle et « en ad h.emocratle au
. de ce qUI" a ete, appe1'·
si eUe fait p,artle e protesta bt'/'lte,, dans ce cas la rés'
. e ors» . d'ell. e;,
IStance COntre la
398
Esquisse d'une conférence sur la démocratie

puissance et ses tentatives de surpuissance n'est pas seulement la prestation d'une cer-
taine constitution, coUectivité ou association, ni la prestation d'un «Nous, les
démocrates» vague et effrayant. EUe est la fonction de cette incapacité de détermina-
tion qui caractérise la structure même de la démocratie. Si démocratie signifie règne
de tous dans leur singularité, elle doit être pensée - c'est-à-dire mise en pratique -
dans l'incapacité d'être déterminée par autre chose, elle doit être pensée comme ce qui
en soi est déterminé autrement et, en conséquence, comme le Soi qui est autre en soi
et qui est alltrement qu'être: événement de la transcendance de la totalité dans raus
ces éléments, altération en tant que telle. Comme sa détermination ne possède pas de
fond qui lui soit: intérieur ou extérieur, elle est ce qui est inapte à la détermination -
indifférente à la souveraineté. Elle n'est pas un datum ni un .dabile, mais simple audire
et par là imprenable et inacceptable. [état d'exception. Cet état d'exception, qui
serait la véritable démocratie, n'a pas encore eu lieu. Ce qui règne est l'état d'exception
qui chaque jour, de nouveau, est instauré par les puissances de l'axiomatisation, de la
normalisation et de la capitalisation (Benjamin contre Schmitt).)
Le Keuner de Brecht dans l'histoire « Mesures contre le pouvoir» : Keuner comme
Keiner, comme Personne, outù, Ulysse, et Keuner comme koinos,. chose en général. La
chose en général est Personne, un rien-de-déterminé qui se laisse travers'er par toutes
les déterminations et par (Ous les pouvoirs. Il ,est le laisser même.
À la question de savoir ce qu'est la démocratie personne ne souhaite entendre la
réponse de ce qu' eHeest peut-êue, de ce qu'eUe pourrait devenir ou de ce qu'elle
devrait être. Les questions sur l'essence ,exigent des réponses sur l'essence. Or si l'on
ne comprlend pas la démocratie comme un « édifice dur comme fer» (Weber), mais
,comme un médium dans lequel!' « identité des domÎnanrset des dominés» peut se
réaliser, eUe doit, premièrement, être entendue comme historique et,. piaftant, ina-
chevée, deuxièmement comme ouverte aux exigences de dominés qui, en raison de
blocages historiques et de résistances aux changements de détermination structu-
raux, ne participent pas encore au pouvoir, troisièmement comme ouverte aux exi-
gences de ceux dont on ne peut qu'attendre qu'ils revendiquent quelque exigence à
l'égard du pouvoir (les enfants, les générations à venir,. etc ..) et dont les exigences,
par principe non empiriques et d'aucune manière majeures, demandent néanmoins
- et de nouveau, ,eu égard à la démocratie comme forme d'organisation historique et
dOl1 c à venir - qu'on les écoute. Tout constat sur ce qu'est la démocratie doit donc
englober celui de ce qu'eUe a /té, de ce qu'elle aura à être et de œ qu'elle pourra être.
(La politique démocratique est une politique conjecturale.) La démocratie serait
ainsi dénnie comme le médium qui est également déterminé par l'indéterminé et cie
qui est seulement déterminable - et qui, ft partir de sa simple détermina.bilité, se
trouve régulièrement dé-déterminé. Son actualité serait déterminée à p'artir de ses
possibilités - passées comme à venir - de se soucier de l'épanouissement de ces pos-
sibHités et de l'ouverture d'autres possibilités. La détermination de l'essence de la
démocratie résiderait dans la détermination de sa possibilité. Or, oomme ceUe-ci
implique, à son extrémité, la possibilité de l'indéterminabilité (c'est-à-dirle de
l'avenir) et ainsi la possibilité de l'inaptitude au pouvoir, la démocratie advocatique

399
La démocratie à venir

serait, également à son extrémité, .avocatique (avocare - révoquer, retirer; avocatio _


dissémination) ,
La question de savoir ce qu'est la démocratie demeure- démocratiquement _
ouverte en ce point - donc en tout point - à ce qui vient. Plus exactement: ouverte
à ce que quelque chose puisse venir, à son venir en tant que tel (un avenirquÎ peut
toujours venir aussi du passé, c'est-à-dire de ce qui dans le passé a été manqué). Ce
venir est l'indétermination de l'existence du Maintenant et de chacun de ses éléments
matériels, une mise à nu de tous ses attrihutset prédicats, Il demeure: que l'ouverture
du Maintenant existe maintenant. Lavenir est 1Jepoché du valoir du monde. eavenir
de la démocratie est l'epoché du valoir de la démocratie. Ce qui demeure est, hic et
nunc, son existence à partir d'autre chose, son existence maintenant déjà autre, son
existence comme autre. Dans ce sens, le venir de l'avenir - tan t que celui-ci existe - est
la démocratie.
La démocratie n'est démocratie que lorsqu'eUe est démocratie pour une autre,
La démocratie est son Pour,
Et dans ce Pour eUe est, elle-même, autre.
(Pour comme pure médialité.)

Une politique qui implique l'apotis - : plitique, (Il ne s'agit pas du pôle, il s'agit du
pli en lui (Leibniz),)

Dans le traité « Sanhédrin» (97a) du Talmud, on rapporte une phrase de Rabbi


]izchak sur la venue du Messie :« Le fils de David ne viendra que lorsque le royaum
en sonentler , se sera tourne/ vers l'h'CreSle,}}.Rawa, pour l' attester, avance le verset 13e
f •

13 du Lévitique: li S'il s'est entièrement, mué ,en blanc il est pur. » Il est questio~
d'un malade d~nt la peau est recouve~t~ dune lepre blanche, On se garderait bien de
mettre en parallèle les deux phrases citees. Lorsque le royaume en son entier se ,
, d' l "h sera
tourné vers l'hérésie - c est ce que ft la premlere p 'rase - à ce moment-là, après c l
donc, VIen' d ll'aelM ' La deuxt·'ème prase
essle. h n'/evoque aucune succession danse lea
temps; eUe ne permet pas de comprendre la pureté comme ajout et adden.d: . cl
blanc du corps en son entier, . malS 'd'1t que 1a purete/ - et done le messianique _um é. 'du
" ~ r SI e
dans cette blancheur. Le MeSSle ne vient pas apres, eventuellement pour gué' 1
1

lépreux de sa maladie et le royaume de son hérésie. Le Messie ne vient pas . rtr e


comme une maladie, 1'1 VIent ' comme l' accomp l'lssement de la ma1ladie . non. p.lus
maladie même, pur banc, 1 . 1 cl 'd ' .
En 1ut e mon e est re Utt à ce qw, sans pouvoir a comme ) ' "
offre le fond même d ,appar1t1ons., passi'hl es. Ce qUI.VIent,
, et le fait que cela v'pparaltre ,)
. as un phénomène,
. .malS ' l" lmpossi'h'l' éd h'· è l"
1 1t U P enom ne, mcondItlonnell . . lent,d' ,est
n
P
de phénomènes pOSSl'bles, ex-posltlon ' ' d,e toutes 1es positions. Si. le hl' e Con !tlon ....
' "1·' cl "
comme supplément de Ge qUi est et SI venait one apres, Il VIendrait eSSle . . venaIt
... . .. ' é cl l'h' d' . 1" Comme Un
figure hlstofl~ue d~termm e. a?s , onz?n ,utOpl~S ,r~ ,1gleuses du SalUt. Or co e
P.ur blanc il nest nI figure nt den.nt par 1ho.!Izon ni he a un temps. So . nune
topicité même, son venu, .. 1a temporal'Ite, son umquegure
f • fi - " 'est l:a
-la figure dn 1UtopIe
, . , : sans heu,
_ mondtahte . ..
sans temps" sans qual'Ités. , e a smgulara . é

400
Esquisse d'une conférence sur la démocratie

Lorsque Wittgenstein écrit que« Dieu ne se révèle (offinbart) pas dans le monde 1 }l)

il ne parle pas de la transcendance de Dieu qui exclurait une telle révélation. Il parle
de l'être révélé du monde. Le Monde ne connaît pas d'instance qui ne ferait pas partie
de lui, et donc aucune qui serait à même de produire un énoncé (méta-linguistique,
méta-mondial) sur lui, qui pourrait ,être censé en lui. rêne révélé du monde est sans
phrase. n se montre mais il ne montre pas quelque chose. Comme il ne montre donc
que soi, pas même le montrer, cet être révélé n'est pas une langue déterminée ou un
agrégat de langues. Il est sa linguisticité. On ne p,eut parler de cela, parce que tout dis-
cours de cela serait la ponrsuite du discours en cela. Chaque phrase de la langue qui
p,eut être prononcée habite le silence de cda. rêtre révélé du monde est linguisticité
sans phrase, lingua rasa.

Cratère. Kratér : « récipient pour le mélange », « coupe)} (cf Mallarmé - Rien, cette
écume, vierge vers / À ne désigner que la coupe (Salut).

Les philosophies de l'ère démocratique sont des philosophies transcendantales.


Saurait-on dire,. comme le sugghent Schlegel dans son Essai sur le républicanisme,
Hegel dans sa Philosophie du droit, Marx dans sa Critique de Hegel, que la démocratie
est la constitution transcendantale de la politique? Apartir de ces auteurs (et d'autres
encore: Rousseau, Tocqueville, Thoreau, Bakounine, Luxemburg,. Benjamin)" on
pourrait montrer que la démocrade n'est pas une forme, pas une constitution,. mais
une ouverture de forme et une admission. - Jusqu'à la redécouverte protestante de
l'idée de la démocratie, la politique était un gouvernement avec Je nécessaire, c'était
une politique de droit naturel et de la grâce de Dieu. Depuis, il exis1I:,e une politique
du possible, préparée par les grandes théories et les expériences intensifiées du contin-
gent et du singulier; et, depuis les révolutions démocratiques, les régimes et les
formes politiques organisationnelles sont considérés comme provisoires. eexpérien-
ce que les formes de gouvernement sont des formes transitionnelles a conduit au
XVIIIe siècle, chez Vico, à un modèle antiquisant des cycles, et au XlXC siècle,. chez
Marx, à un modèle de progrès censé indiquer la voie allant de la démocrade bour-
geoise au communisme en passant par le socialisme. Si ineffi.cientes ou désastreuses
qu'aient été l,es conséquences de tel ou tel programme, eUes tournissent une image
claire de l'expérience que les constitutions sont flexibles, artificielles et qu'elles rem-
pHss,ent une fonction d'intérêts ou d'automatismes qui ébranle toute statique consti-
tutionnelle. Entre-temps, les démocraties sont devenues l'organe d'une mobilisation
qui, quand bien même elle touche à peine aux institutions standard de la représenta M

tion et du parlmentarisme, pousse, avec le soutien ambivalent de la presse et d'autres


médias, à imposer des principes advocatiques. Dans ce processus, les partis sont réduits
au rang d'une fa.rce, car la démocratie elleMmême dOlit devenir parti, celui du politique
qui relève les droits de la politique contre les intér,êts d'une économie agissant avec

L Ludwig Wittgenstein, Tractatus iogico-philosophicus, u. Fr. P. Klossowski, Paris. Gallimard, 19'61,.


§ 6.432, p. 104.

401
La démocratie à venir

une indépendance croissante à l'égard du droit et contre une technologie immunisée


contre le droit. La disjonction croissante de la politique et de l'économie permet de
voir plus clairement dans quelle mesure les tâches politiques soumises à la pression
économique n'ont, jusqu'à ce jour, pas été perçues. Les possibilités - et les dan-
gers - du politique augmentent. Ce qui se dessine à l'horizon est qu'une des tâches
décisives de la politique démocratique consiste à rendre la politique eUe-même pos-
sible. Dans ce sens, la poEtique démocratique est, en effet, depuis longtemps, et avec
une netteté croissante, politique transcendantale: elle assure les conditions de la
politique en général et devient politique de la politique,. politique pour la politique.
Or cela ne lui est possible, comme action historique, que lorsqu'eUe n'est pas liée à
des formes constitutionnelles fixes ou lorsque ces formes sont soumises à une per-
manente redéfinition. Or ceci ne lui est possible que si elle reste eUe-même form,e
ouverte à des exigences non encore définies, et si elle est capable de résister contre
des limitations et des usurpations qui menacent d'éliminer l'espace du politique.
Elle ne peut donc s,e dénnir que comme politique adtranscendantale donc attrans-
cendantale - et certainement pas, ce faisant, comme pendant d'une sorte d'art pour
l'art qui n'aurait pas mieux à faire qu'à s'occuper de lui-même. - Pour ces deux rai-
sons - pour l'improgrammable avenir du politique et pour ce« mieux» auquel la
politique finalement est nécessaire - de Platon à Benjamin on a appelé cela justice
et bonheur -, il faut que soit réservée dans la démocratie, dans ses formes constitu-
tionnelles et dans ces décisions, une place pour ce {( blanc» dont il est question dans
le Sanhédrin.
« La poésie est un discours républicain; un discours qui est sa propre loi et son
propre but, où toutes les parties sont des citoyens libres et pouvant faire entendre leur
voix l, ~) Où se situent les limites de cette loi propre, de ce but propre? À queUes condi-
tions peut-il y avoi~ d~ teUes limites. I?ansque~ sens peut-on encore parler ici de
parties? Est-ce que 1exlstence des ~( parnes» de discours se limite à leur être-citoyen?
Pourquoi Schlegel. écrit-il« pe~vent faire en~end~e le~~ voix» ? Peut-on se satisfaire de
la voix et de la fiure ~nte~dre. ~ue veut d[~e l~bre ICi? Et est-ce que cet aphorisme,
sans être poésie, est lUl-meme dtscours républzcam ? Ou une partie de celui-ci ? (Et . _
ce que cette note est une partre 'd'. u~ discours repu' b l[cam?
··) est
La stabilisation et la monopohsatlon sont des tentatives de domination (8 '.:h '
unusversuche)
, al· , é . l , ,
d une ré ne v eue comme mena'çante et ephemere, des tent t' , cl
emeu tz-
g O' , • • 1· '1 a 1veSe
domination qui s onentent en premIer leu a a structure des idéalités de p "c,
. \. Il .
mathématIques, dans la mesure ou ce eS-Cl promettent une certitude d'or.
, rererence
.
.', . , ., lentatIon
au-delà des assurances s~~sm~eés, ubne ~esdu.~ltouJoursegale, constante, universelle
c~nquise g!âce à une pOSl~1.0~ It r~ 1e et In Im::~ente au temps,~on~rmé par des réus~
sues rechmques et une utIlite pratique. Le premIer geste de dommatIOn d r.
des idéalités numériques et figurales, étroitement lié aux sciences ph'} ans h~ome
.
Platon place au-dessus de l'~ entrée 'Cl son acad · 1a parole que person1 osop lques
émIe ., . -
ne ne saurait y
l, Friedrich Schlegel, Kritischt Fragmente 66. Cf Kritische Friedrich Schlegel A b E
(éd.), Paderborn-Darmstadt-Zürich, 1958 sq. usga e, rnst Behler

402
Esquisse d'une confirmee sur la démocratie

entrer qui ne s'occuperait de mathématique ;. ce premier geste de pouvoir de ['abstrac-


tion contient déjà des implications théologiques et des indications techniques sur le
comportement qui se resserrent sous le besoin accru d'assurance en uncomp[exe de
normes reproductrices de normes. Il peut survivre pendant de longues périodes. Le
succès de ce geste serait la mon de la civilisation qui en est issue; son absence condui-
rait également à la mort. runique espoir réside en ses contradictions internes: domi-
nation est toujours conquête et organisation, attaque et assurance. Lexpansion du
capital et la bureaucratie sont ses ,exposants. (Il faudrait développer comment les deux
s'entravent. Comment l'encadrement juridique de ce terrain doit toujours suffir,e à
des impératifs antagonistes: réaxiomatisation de l'algèbre du droit, resémantisation
entre les fronts des intérêts d.'assurance et de colonisation,. ,etc.) Mais ce mouvement
qui calcule tout ne peur pas cakul,er la résistance « externe» de ceux qui font l' ob}et
de ces dominations; car cette résistance est incalculable dans la mesure où elle part de
ce qui n'est pas encore défini, qui ne le sera peut-être jamais et qui n'est peut-être
jamais dans la position d'objet. C'est le non-axiomatisable, le non-définissable, le
non-sémantisable. Donc également le non-resémantisable.
À faire entrer, ici et là, suivant la logique dela trouvaille, où l'occasion est offerte,
comme à propos,. les figures d'une telle ouverture, de l'informel, pris dans des textes
qui, certes, ne démontrent rien, mais qui permettent de montrer quelque chose.
(Le pathos de la démocratie est, en dépit de ses alliances avec la bureaucratie, le
pathos de l'informel.)
Renvois à Schlegd, Melville, Whitmann, Mallarmé, Valéry, Stevens, Beckett,
Celan. La grande tendance de la littérature serait, même dans ses alliances passagères
ave,c les agents de la police et de la religion, la tendance vers la démocratie - par~delà
toutes les formes que sa constitution ait jamais revêtues. :Lexistenoe littéraire ,est
démocratique. Depuis le début de la littérature, sa protestation à l'encomre de la lit-
térature, d'où son mouvement dans l'indéfini, son pas au-delà. ses vagances et ses
extravagances, les fureurs et les mélancolies de son avancée dans la composition. dans
la phrase, dans l'arrangement des voix et de ce qui n'a pas de voix.
Dans la littérature, dans la musique, la peinture,. la sculpture, le théâtre, le cinéma,
l'architecture, « se pose la question d'organisation» - et dans chacun,c de leurs œuvres
ils proposent des essais d'ageU(~ement qui, certes, ne répondent pas à la question, mais
,qui en entretiennent le mouvement. Le terrain de l'art est la politique ,et la résistance
contre elle - hypsipolis, apolis -, c'est, dans tous les sens que j'ai efHeurés ici, protesta-
tion,. protestabilité et éloignement de cela. (Même ,encore dans celui du ( aut prodesse
aut delectare » - qui, une fois de plus, n'est pas étymologique.) Cette question d'orga-
nisation indut, souvent rien que par la manière d',être posée, la question de la po~ssib'i­
lité de la protestation. Id aussi, il s'agit m()ins d'une affaire de forme que d'ouverture
de forme, d'ouverture de la forme d'organisation. Donc l'excès infinitésimal dans le
geste qui témoigne de quelque chose, qui affirme et qui se tourne vers autre chose,
invitant autre chose - et donc invitant d'une autre manière.
La maxime du démocrate: écris de sorte à inviter d'autres à faire entendre leur
parole, à opposer leur parole, à parler d'autre chose, à commencer à parler. Mais il

403
La.démocratie il venir

s'agit d'une invitation, elle doit ainsi laisser à: celui qui est invité la liberté d'être
déclinée. (Ceci à propos de la « méthode », encore, de 1'« esquisse }).)

Henry D. Thoreau: 1 please myself with imagining a Stau at last which can afford to
/Je just to aiL men, and to treat the individual with respect as a neighbor; which even would
not think it in consistent with its own repose, ifa few were to live alooffrom it, not meddling
with it, nor embraced by it, who fo/lfilled ail the duties ofneighbors and fillow-men l,

La pensée du voisinage, qui fonde les idées de Thoreau sur l'état et la désobéissance
civile, rattache tous les éléments et les institutions de la société constituée à un espace.
Quiconque se souvient des discussions qui, dans les textes majeurs de Platon et d'Aris-
tote, sont consacrées à la situation de la polis, mesurera aisément l'écart qui existe
entre les réflexions d'un des grands penseurs de la démocratie américaine et les théo-
ries des philosophes classiques, La polis grecque occupe une frontière et se concentre
dans toutes ses fonctions en un seul point, elle est le polos, le pôle, l'axe dans lequel
et: autour duquel tourne le monde de ses citoyens. L'espace de la polis est cet espace
concentrique (ou sphérique) dont les points se rattachent à la préservation de la vie
commune en son centre et qui se définissent par ce centre. Le mythe fondateur ro-
main, td que nous l'a transmis Livius, fait débuter urhis et orhis avec le tracé d'une
frontière, avec la séparation du dedans et du dehors ainsi qu'avec l'orientation de
tous les intérêts ~~publicains s~~ un centre de.déc.ision ~éfiniss~~t l'espace politique
et monopol-pohuque, La polmque, en particulIer ladIte polmque expansionniste
d'un empire, consi~t~ en la,.ré1u~tio~ de resp~~e en un p~int. (Elle est donc, à pro-
portions égales, polmque d IdealISatiOn et polItIque de pUlssance.)
r.;espace de Thoreau n'est pas, dans le sens classique, un espace politique. Il ne favo-
rise pas dava~ta~e ce qui, si je vois juste, ~st a~pelé, du moins. dans le domaine poli-
tique « polarIsatIOn}). Lorsque Thoreau Imagme un État qm peut se permettre de
traiter l'individu avec le respect dû à un voisin - comme son voisin - et qui permet à
ce dernier de vivre loin (alooJJ. de !ui sa~~ en ét.le ent~ur~ (no~ embraced), il songe non
p~s ~ ~n rapport de suh?rdmat1~n, cl mdusl~n, . d onenta~lOn ~t de définition de
l'Individu par un État qUI le represente et qUI lUI confère a partir de là seulem
comme individu, de la présence; il pense à un rapport de coordination, de la pren~~
mité et de la communauté des individus, ainsi qu'entre des individus et l'État. OXI
'J'
pas à la riuuctlon po!'zttque
, ue J!'espace, malS. a, l' extensIon "le vers l'espace. Le voisin
' C!.VI . non
est pour lui la proximi~é de ceux '1;~i ~abitent ensemble, sans q~e leur place leur ait ~~~
assignée par ~n pOUVOIr centr~, I:elo!gnement, rendu Impos~slb"e dans la contraction
Politique de 1espace
.
en un pOInt, ne s ouvre que dans la proXimIté des voisins EIl'
, l 'b'l' , d ' ' ' · . .Ile est
le sp.atium qUI leur a~;nage a poss~ lite· etre ens~mble comm~ .individus. Dans
l'élOIgnement envers hl tat et nal°n prt;venu~\ -1 n~nd~n:d- par sa p~htJque sans avoir à
s'en mêler et sans trou er son c me ,repose/) es In IVI us ne Sont Jamais les' d' 'cl
In IVl Us

1. Henry D, Thoreau, « Civil Disobedience 11, dans Owen Thomas (éd.), Walden and Civil .
dience, New York, Norton & Co, 1966, p. 243, Dzsohe_

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Esquisse d'une conférence sur la démocratie

de l'État ou des individus par lui, non pas des sujets, mais voisins de l'État qui est, de
son côté, voisins parmi d'autre voisins.
La société, depuis la proximité de l'éloignement que le voisinage permet, ne
concentre pas en quelque Soi souverain dans lequel la généralité des volontés indivi-
duelles pourrait être représentée, mais se tient à distance du Soi, du général, de la
représentation: eUe n'est une société que moyennant la distance de leur proximité et
donc à partir d'elle, d'un près et d'un avec qui doivent précéder toute représentation
et qui fom d'elle, ,en conséquence, une société irreprésentable. La société qui est amé-
nagée de manière paratactique, parce qu'elle est son para, son ad, son à même, son près
et son à côté, et ainsi l'espace de sa proximité même, peut être appelée, autrement que
dans le sens hégélien, la société an sich - à même de soi. Elle est la proximité de son
Là et ainsi sa propre possibilité. Son ousia est para-ousia l, son essence, son ad-sance
. (An-wesm). Sa forme sort de l'anamorphé de l'affirmation. Si Thoreau peut rattacher
à elle l'idée de justice et des duties of neighbors and fellow-men, c'est que la proximité
qu'il pense (eggytes) est l'éthicité même: la possibilité d'être ensemble et chez soi,
auprès de soi.
(Cet espace de la proximité est voisin du pur blanc dont il est question dans le
Sanhédrin; et également voisin du proche dont parlent ~es vers de HolderHn « Proche
est 1 Et difficile à saisir le Dieu ».)
Charles OIson a dédié les premières phrases de son livre sur Moby Dick, la baleine
blanche de Melville, Call me Ishmael à respace : f( 1 take SPACE ta be the central fort to
man born in America, [rom Folsom cave to now. 1 spell it large because it co mes large here.
Large, and without mercy. » Cet espace, l'espace de l'ethos américain et d'une nouvdle
possibilité de ce que nous appelons encore démocratie, est impitoyable - inappelable,
improtestable -, parce qu'il ne fait qu'ouvrir la possibilité des appels, des témoignages
et des protestations. Cet espace est en train de se dore.
Benjamin, dans son « Fragment théologico-politique 1 », exclut toute possibilité
d'une tendance téléologique vers une théocratie - mais il admet en même temps la
possibilité d'un mouvement en revers qui serait « la plus silencieus,e approche» (leiseste
Nahen) du Messie. Pas de Messie, donc, sa prèsance, pas la sienne.

1. Cf. Werner Harnacher, «Peut~être la question », dans P. Lacoue~Labarthe et J.-L. Nancy (dir.), Les
Fins de l'homme, Paris, Galilée, 1981.
2. W. Benjamin, « Fragment théologico~politique)l, Gesammelte Schriften lI, Francfort-sul'-l,e-Main,
Suhrkamp, 1977. p. 204.

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