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COLLECTION :

PHILOSOPHIE COMPARÉE DU DROIT ET DE L'ÉTAT

Sous la direction de :
G. MARTY, Doyen de la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de Toulouse
et de
..
4 BRIMO, Professeur à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de Toulouse

LES GRANDS COURANTS


DE LA
PHILOSOPHIE DU DHOIT
ET DE L'ÉTAT

par Albert BRIMO


Professeur à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de Toulouse.

DEUXIÈME ÉDITION revue et augmentée

PARIS
ÉDITIONS A. PF.DONE
LIBRAIRIE DE LA COL1R d’aPPEL ET DE l’üRDRE DES WOCATS

13, Rue Soufflot, 13

1968
NUNC COGNOSCO EX PARTE

TRENT UNIVERSITY
LIBRARY
Digitized by the Internet Archive
in 2019 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/lesgrandscourantOOOObrim
LES GRANDS COURANTS
DE LA

PHILOSOPHIE DU DROIT
ET DE L'ÉTAT
« Il faut dire les choses simples d'une façon simple,
et si possible les choses compliquées d’une façon
simple ».

M. le doyen G. Ripert.
COLLECTION ;
PHILOSOPHIE COMPARÉE DU DROIT ET DE L'ÉTAT

Sous la direction de :
G. MARTY, Doyen de la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de Toulouse
et de
A. BRIMO, Professeur à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de Toulouse

LES GRANDS COURANTS


DE LA
PHILOSOPHIE DU DROIT
ET DE L'ÉTAT

par Albert BRIMO


Professeur à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de Toulouse.

DEUXIÈME ÉDITION revue et augmentée

PARIS
ÉDITIONS A. PEDONE
LIBRAIRIE DE LA COUR D’APPEL ET DE L’ORDRE DES AVOCATS

13, Rue Soufflot, 13

1968
OUVRAGES ET ARTICLES DE PHILOSOPHIE DU DROIT
DU MEME AUTEUR

Pascal et le droit, Sirey, 1942.


L’existentialisme et le fondement du droit. Mélanges Gidel.

Essai sur la forme et le contenu du droit, Mélanges Maury.


1960.
Situation actuelle du droit naturel en France, Annales de la
Faculté de Droit de Toulouse, 1958.
Qu’est-ce que la philosophie du droit ? A.P.D., 1962.
De l’unité des doctrines phénoménologiques, existentialistes et
axiologiques, Annales de la Faculté de Droit de Tou¬
louse, 1964.
La conception existentialiste de l’Etat, A.P.D., 1965.
INTRODUCTION

La philosophie du droit et de l’Etat, ce n’est rien d’autre que la


pensée interrogative sur le droit et l’Etat, c’est-à-dire la mise
en question du droit et de l’Etat par l’homme. Tandis que les
techniques juridiques ne valent que par les solutions qu’elles
s’efforcent d’apporter à des problèmes concrets précis, la philo¬
sophie du droit et de l’Etat laisse toujours ouverte la porte de la
recherche et repose inlassablement le problème : qu’est-ce que
le Droit, qu’est-ce que l’Etat, quels sont les rapports de l’homme
avec le droit et l’Etat ? A ces questions, Paul Valéry répondait,
jetant ses Regards sur le monde actuel : « Nous parlons
facilement du droit, de l’Etat, de la race, de la propriété, mais
qu’est-ce que le droit, l’Etat, la race, la propriété ? Nous le
savons et nous ne le savons pas ». Dans ces conditions d’incer¬
titude sur les notions mêmes qui sont mises en débat, les scep¬
tiques auront beau jeu de dire, en parodiant J.-F. Revel :
Pourquoi la philosophie du Droit et de l’Etat ?

Pour l’orgueil de penser, d’abord !

Il s’agit de penser le phénomène juridique et étatique dans


sa complexité et son ensemble, en prenant pour thème de médi¬
tation le concept même de droit et d’Etat. Le grand juriste alle¬
mand Jhering, dans son Essai sur l'ironie et le sérieux dans la
jurisprudence, nous a décrit le ciel des juristes comme un lieu
obscur, sans air et sans lumière, où les juristes jouent indéfini¬
ment avec des notions abstraites et des concepts et où, enfin, ils
ne se salissent plus les mains en traitant des problèmes concrets.
Depuis Jhéring, la philosophie du droit est descendue sur terre
et a su confronter ses concepts avec les faits.

Pour l’honneur d’enseigner ensuite !


La philosophie du droit a, au premier chef, une vertu didac¬
tique ; M. François Poncet a écrit jadis que l’année de philo¬
sophie était le plus beau fleuron de l’enseignement secondaire
français. De même qu’il est bon d’obliger les jeunes esprits en
fin de leurs études secondaires à réaliser une synthèse de leurs
8 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

acquisitions, de même, il est souhaitable que les juristes concluent


leurs recherches par l’étude des problèmes généraux du droit,
élevés à la hauteur de systèmes philosophiques, car selon le mot
du poète René Char, « la réalité ne peut être franchie que
soulevée ».

De plus, quelle que soit l’attitude adoptée par le juriste à


l’égard du problème juridique, il est des instants où il faut
prendre parti, être capable de justifier ses convictions et faire
la synthèse de ses connaissances. Qui pourrait d’ailleurs pré¬
tendre échapper au problème de la nature et du fondement de
droit ? Obéir ou désobéir à la loi, n’est-ce pas déjà donner une
inconsciente réponse au problème de la valeur du droit ?

Tous les grands créateurs de systèmes philosophiques, Saint-


Thomas, Spinoza, Hobbes, Kant, Hegel, Marx, Husserl ont si bien
compris l’importance du débat que la philosophie du droit et
de l’Etat occupe une place très importante dans leur œuvre, et
qu’on ne peut rien comprendre aux grands systèmes philoso¬
phiques si l’on néglige la philosophie du droit, car l’Etat et les
systèmes juridiques sont à la base de tout débat sur les rap¬
ports de l’homme et de la société.

De même, tous les grands juristes contemporains Hauriou,


Duguit, Ripert, Geny, Kelsen, Coing, Fechner et combien
d’autres, à l’égal des juristes-philosophes du passé, ont compris,
à un certain stade du développement de leur pensée, que pour
compléter leur conception du droit, des prises de positions phi¬
losophiques étaient indispensables.

On comprend mal dans ces conditions la méfiance, voire le


mépris, qu’un certain nombre de juristes français manifestent à
1 égard de la philosophie du droit. Un jeune et brillant juriste,
spécialiste du droit administratif, me disait il y a peu de temps,
avec une naïveté touchante : « J’attends que l’on me démontre
l’utilité de la philosophie du droit pour y croire ». L’utilité de
la philosophie est inscrite à toutes les pages des traités de droit
administratif qu’il utilise ! Un juriste digne de ce nom peut-il
ignorer que le droit adminisratif français a été totalement renou¬
velé par les théories objectivistes du Doyen Duguit et que le
vocabulaire, actes objectifs, actes subjectifs, actes règles, actes
conditions, contentieux objectif, contentieux subjectif, quotidien¬
nement employé par les professeurs de droit administratif, ne se
justifie qu en fonction de la doctrine du Doyen Duguit sur le
droit et l’Etat.

Pouvons-nous oublier que la théorie de l’institution, dont la


doctrine et la jurisprudence ont fait un si large emploi, est née
des méditations du Doyen Hauriou sur les insuffisances de la
théorie du contrat pour expliquer certaines situations juridiques ?
Introduction 9

Peut-on négliger le fait que le Doyen Geny ait totalement


renouvelé la technique d’interprétation du droit privé en par¬
tant de ses réflexions sur le donné et le construit ?

Beaucoup de juristes français seraient sans doute surpris de


lire certaines décisions du Tribunal suprême allemand, fondées
sur la conception existentialiste du droit.

La philosophie du droit appartient au domaine du droit


positif ; elle est le droit positif réfléchi par la pensée spécula¬
tive, comme l’image par le miroir qui l’éclaire. Il serait aisé de
démontrer que toutes les grandes révolutions dans le domaine de
la pensée juridique sont l’œuvre des philosophes du droit et de
l’Etat. Qu’est-ce que le Marxisme, sinon une conception révo¬
lutionnaire du droit et de l’Etat ? Ces exemples suffiraient à
prouver l’intérêt pratique de la philosophie du droit, il en est
d’autres plus exaltants !

La philosophie du droit et de l’Etat pose, dans la science


juridique, le même problème que celui de la recherche pure
dans les sciences mathématiques. L’intérêt de la recherche pure
en mathématiques n’apparaît pas immédiatement, mais si les
hommes parviennent un jour à atterrir sur un astre lointain,
c’est aux recherches dites cc pures » des mathématiciens qu’ils
le devront. Nous ne sommes pas toujours capables dans l’im¬
médiat de dire à quoi sert ce genre de recherches, dégagées en
apparence de toute contingence pratique, mais un jour, à la
suite de ces mystérieuses préparations qui précèdent les grandes
découvertes, elles trouvent une application inattendue.
Qui pouvait prévoir, vers 1910, que les recherches sur la phé¬
noménologie du droit et sur l’existentialisme juridique nous
apporteraient aujourd’hui quelques lueurs nouvelles sur la
notion de « Nature des choses », notion fondamentale dans la
philosophie contemporaine ?

La philosophie du droit et de l’Etat, parce qu’elle se situe


au niveau le plus élevé, appelle les esprits à la convergence et
à ce titre, elle doit être considérée comme un facteur d’univer¬
salité et de progrès du droit. Elle est une méditation sur l’idée
de droit, d’Etat, de société ; elle montre aux esprits qu’au-delà
des divergences nationales ou historiques, il est possible de
rechercher ce qui unit, ce qui rapproche dans le phénomène juri¬
dique et étatique. En ce sens, elle est une prédication. N’est-il
pas caractéristique de constater qu’en France, les civilistes qui
prêtent l’attention la plus lucide aux problèmes de la philoso¬
phie du droit, sont des comparatistes ou des internationalistes
de droit privé ? Par vocation, la philosophie du droit est inter¬
nationale. Au-delà des techniques nationales, elle conduit les
juristes à se poser certains problèmes en des termes identiques.
10 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Le succès remporté auprès des professeurs et magistrats étran¬


gers par les congrès de philosophie du droit, est le signe même
de cette volonté d’universalisme qui pénètre l’esprit lorsqu’il est
en contact avec la variété des systèmes juridiques ; à un certain
stade, confronter, c’est unir, comme réagir, c’est être influencé.

Mais l’infinie diversité des systèmes philosophiques ne


vient-elle pas détruire l’heureux effet de ces perspectives har¬
monieuses ? Il serait aisé de démontrer que c’est dans la mesure
où on repose inlassablement les questions, que la philosophie du
droit est source d’enrichissement et de renouvellement. Le fait
qu’aucun système philosophique ne soit pleinement satisfaisant
dans sa confrontation avec le droit positif et l’Etat, n’est pas, en
soi, un argument contre la valeur scientifique de la philosophie
du droit et de l’Etat. Pendant de très nombreuses années, des
locomotives ont parfaitement marché sur l’analyse que Watt
avait donné du fonctionnement de la machine à vapeur. Or ces
principes étaient inexacts. Au lycée, une génération a appris que
l’électricité allait de plus à moins, nos enfants apprennent au¬
jourd’hui qu’elle va de moins à plus, mais nous nous éclairons
avec des lampes semblables.

La doctrine sociologique du droit et des gouvernements de


Duguit n’est plus guère défendue par personne, mais la plupart
des manuels de droit administratif appliquent sa théorie des actes
juridiques. Il est, dans le domaine de la philosophie du droit
comme dans le domaine des sciences exactes, des erreurs profi¬
tables, des prolongements inattendus, des obscurités qui, rame¬
nées à la surface, éclairent parfois d’une aveuglante clarté des
faits qui nous avaient échappé. Qui dira à la suite de quels
avatars, l’idée de puissance publique, chère à Carré de Malberg,
a décliné en face de l’idée de service public, pour subir une véri¬
table cure de rajeunissement dans les manuels récents de droit
administratif ?

Rien n’est simple dans le phénomène juridique et étatique !


La posivité est trompeuse et seule la philosophie du droit et de
1 Etat permet de saisir le problème dans sa complexité.

Il n est point dans nos intentions d’apporter une définition


de plus à la question ; qu’est-ce que le droit ? qu’est-ce que
l’Etat ? il y en a à peu près autant qu’ il y a de philosophes
du droit et de 1 Etat, une pour chaque jour ou presque !

Notre ambition est beaucoup plus modeste : il s’agit de pro¬


poser aux étudiants un exposé, si possible clair et simple, des
Grands Courants de la Philosophie du Droit et de l’Etat. L’en¬
treprise n’est pas sans péril ; il est beaucoup de doctrines phi¬
losophiques qui se complaisent dans une certaine obscurité
Introduction 11

doctrinale et dans un vocabulaire abscons, qui rebutent l’étudiant.


Nous nous sommes efforcés d’utiliser le vocabulaire courant,
quitte à préciser certains termes dont la spécialité est inévitable.
Par rapport aux travaux antérieurs, cet ouvrage se place dans
une perspective nouvelle. Nous nous refusons à séparer l’étude
de la philosophie du droit, de l’étude de la philosophie de l’Etat
ou de la théorie générale de l’Etat, distorsion créée par l’ensei¬
gnement autonome de la philosophie du droit en France depuis
1958, écartelée entre le cours de philosophie du droit de
4e année et le cours de Droit public général de 4e année et de
doctorat. Le dilemme philosophie du droit et de l’Etat ou théo¬
rie générale du droit et de l’Etat est un faux problème, les
deux expressions n’ont de valeur qu’en fonction des programmes
universitaires, variables suivant le pays ou suivant les époques ;
mais si l’étiquette change, le contenu ne varie guère ; sous ce
double vocable, on étudie les problèmes généraux relatifs au fon¬
dement du droit et de l’Etat. Pour notre part, nous préférons
l’expression « philosophie du droit et de l’Etat », à l’expression
théorie générale du droit et de l’Etat, car la première marque
mieux le Ken qui unit la philosophie du droit à la philosophie
générale.

Tout autre, et beaucoup plus grave, est le problème de la


séparation dans notre enseignement entre philosophie du droit et
Droit public général, qui tend à s’imposer dans le système univer¬
sitaire français à la suite de la réforme de 1958. Cette séparation
nous paraît artificielle et dangereuse. Lorqu’en 1895, M. Poin¬
caré introduisit le droit public général dans l’enseignement du
doctorat, pour compléter la réforme des programmes de licence de
1885, il voulait que les étudiants puissent réaliser une étude syn¬
thétique de leurs connaissances juridiques, aussi bien sur le plan
du droit privé que sur le plan du droit public En séparant les
deux disciplines, on condamne les étudiants à n’avoir qu’une vue
partielle des deux phénomènes, le phénomène juridique et le ohé-
nomène étatique, qui sont inséparables dans la réalité sociale :
peut-on comprendre l’état du droit et l’Etat de droit, sans con¬
naître le droit de l’Etat ?

Cette séparation nous apparaît par ailleurs dangereuse, car


elle risque de donner aux étudiants une vue incomplète des grands
svstèmes juridiques. Peut-on interpréter le système juridique de
Kelsen, si on néglige sa conception de l’Etat, puisque, pour lui.
l’Etat n’est qu’un système de normes ? Peut-on comprendre la
conception sociologique du droit chez Duguit, si l’on ignore sa
théorie réaliste de l’Etat ?

Je ne vois, dans notre système d’enseignement français,


qu’un mince avantage à ce cloisonnement, c’est de conduire les
privatistes à s’intéresser à la philosophie du droit d’une manière
12 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

plus attentive ; mais certains esprits, et des meilleurs, n avaient


pas attendu pour ce faire, la création d’un cours de philosophie
du droit, distinct du cours de Droit public général.
L’argument selon lequel l’antériorité du phénomène juri¬
dique sur le phénomène étatique, (ubi sociétas, ibi jus), justi¬
fierait la distinction entre philosophie du droit et philosophie de
l’Etat, ne résiste pas au fait que la philosophie du droit et la phi¬
losophie de l’Etat sont apparues au moment même où le phéno¬
mène juridique prenait une dimension nouvelle, avec la naissance
des cités-états de l’Antiquité. Depuis lors, philosophie du droit et
philosophie de l’Etat se sont développées suivant un parallélisme
rigoureux.
Pour délimiter les problèmes soulevés par la philosophie du
droit et de l’Etat, nous nous placerons d’emblée sur un plan
épistémologique. Suivant la formule de Kant, une science n’est
pas seulement une somme de connaissances, c’est une somme de
connaissances classées, ayant un objet propre. L’objet de la phi¬
losophie du droit et de l’Etat doit être précisé au niveau où
toutes les doctrines se rejoignent dans leurs préoccupations. Ce
point géométrique, ce Cap-Horn de la philosophie du droit et
de l’Etat, c’est, croyons-nous, le problème du fondement du droit
et de l’Etat. Saint-Thomas, Pascal, Kelsen ou Marx, aucun phi¬
losophe n’a pu y échapper. « Les choses de droit naturel
sont-elles commandées parce qu’elles sont bonnes et défendues
parce qu’elles sont mauvaises, les choses de droit positif au
contraire sont-elles bonnes parce qu’elles sont commandées ou
mauvaises parce qu’elles sont défendues ? » demande Saint-
Thomas ; validité ou efficacité chez Kelsen, sociologisme ou indi¬
vidualisme chez Duguit, infrastructure ou superstructure chez
Marx, la philosophie retourne toujours aux mêmes problèmes.
— Problème du fondement du droit : Toute société s’admi¬
nistre au moyen de règles qui émanent des gouvernants, de leurs
agents, des tribunaux ou de la collectivité (coutumes). Cet
ordre, c’est le droit positif. Partant de l’expérience juridique,
le philosophe sera amené à se poser une série de questions : le
droit est-il obligatoire pour les individus, est-il coercitif, est-il
fondé sur la crainte ou la raison ou sur la nature des choses, etc...
— Problème des fondements de l’Etat : Toute société est
caractérisée par la distinction entre gouvernants et gouvernés.
Quelle est la source, la nature du pouvoir de commander, autre¬
ment dit le fondement du pouvoir de commandement dans
l’Etat.
Dans cette perspective, la philosophie du droit et de l’Etat
comprend :
— Des recherches d’ordre historique, car elle s’applique à
préciser l’évolution historique de l’idée de droit et d’Etat ;
Introduction 13

— Des recherches d’ordre rationnel, car elle se préoccupe


des rapports entre la raison, la nature, le droit et l’Etat ;
— Des recherches d’ordre sociologique, car elle précise les
liens qui unissent le droit, l’Etat, l’individu et la société ;
— Des recherches d’ordre axiologique et déontologique, car
elle ne peut se désintéresser de la notion de « valeurs » dans
le droit, des buts et des fins du droit ;
— Des recherches d’ordre normatif, car le droit appartient
au monde des normes qui obéit à certaines lois, répond à cer¬
taines exigences ;
— Des recherches d'ordre phénoménologique, car elle appré¬
hende le droit et l’Etat dans leur signification existentielle ;
— Des recherches d’ordre logique, car le raisonnement juri¬
dique obéit à certaines règles de formalisme (1).

*
* *

Comme toute science, la philosophie du droit et de l’Etat


se définit par son programme, au moment où nous l’appréhen¬
dons dans une perspective existentielle. Mais ce programme, s’il
permet de préciser les données du problème, ne saurait servir à
définir les grands courants de la philosophie du droit et de l’Etat.
Chapitre de la philosophie, nous retrouvons dans la philosophie
du droit et de l’Etat les grandes divisions qui marquent l’histoire
de la philosophie0; ainsi distinguerons-nous quatre grands cou¬
rants dans son développement :
1° Un courant rationaliste et nous entendons par là les
doctrines qui fondent le droit sur la raison, « ratio » des sco¬
lastiques, comme la doctrine thomiste, raison spéculative comme
les doctrines de l’école de la nature et du droit des gens et les
doctrines du contrat social, raison pure comme les doctrines
kantiennes, raison absolue, comme les doctrines hegeliennes. La
philosophie du droit et de l’Etat a épuisé la raison comme fonde¬
ment et moyen de connaissance du droit ;
2° Un courant antirationaliste et antinaturaliste, né avec
l’utilitarisme de la fin du XVIIIe siècle et le positivisme du xixe,
qui fonde le droit et l’Etat sur des faits extérieurs à la raison,
faits utilitaires comme les doctrines utilitaristes, faits sociaux
comme les doctrines sociologiques, faits juridiques comme les
doctrines positivistes, faits normatifs comme la doctrine kelse-
nienne ;
3° Un courant humaniste, exprimé dans les doctrines des
nombreux auteurs qui refusent, comme artificielle, l’opposition

(1) Voir sur ce point : Qu’est-ce que la Philosophie du Droit ? A.P.D.,


1962 ; R. Ducos-Ader : La Philosophie maîtresse et servante du Droit,
Mélanges Brethe de la Gressaye, Bière, 1967.
14 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

entre rationnalisme et antirationnalisme. Si la méthode juri¬


dique exige la prise en considération préalable du droit positif,
le droit est un phénomène humain, qui met en cause la double
nature, à la fois spirituelle et matérielle, de l’homme. La phi¬
losophie du droit et de l’Etat doit appréhender les problèmes
dans leur dualisme fondamental, dans une perspective dite
humaniste, qui seule permet de rendre compte de la totalité du
phénomène juridique et étatique ;
4° Un courant phénoménologique, existentialiste et axiolo¬
gique qui tend à montrer l’insuffisance des philosophies anté¬
rieures et l’artificialité de leurs problèmes. L’opposition entre
le rationnalisme et l’antirationnalisme, entre le naturalisme et
l’antinaturalisme peut être dépassée par une appréhension phéno¬
ménologique du problème juridique et étatique, qui exprime, à
travers les valeurs, la vérité de ce qui existe, la vérité existen¬
tielle du droit et de l’Etat.

Ces quatre courants coexistent dans la philosophie du droit


contemporaine avec une vitalité variable suivant les périodes,
les pays et les modes. Quelle que soit l’importance des courants
secondaires, c’est, nous semble-t-il, dans ces quatre grandes ten¬
dances que viennent se regrouper les grandes théories du droit
et de l’Etat.

Il ne s’agit pas pour nous de traiter de toutes les doctrines


du droit et de l’Etat, tâche entreprise par Friedmann ou par
d’autres auteurs étrangers, mais d’offrir aux étudiants et aux
juristes une vue synthétique des grandes doctrines du droit et
de l’Etat, (accompagnée de citations qui évitent un recours inces¬
sant et difficile aux textes originaux) et des bibliographies sélec¬
tives.

Comme toute classification, le plan que nous proposons pré¬


sente une part d’artifice. Il vise à introduire une rationnalité
latente dans le développement philosophique du droit et de l’Etat,
et dans son étude, pour rendre plus intelligible son histoire et
offrir aux chercheurs un instrument de travail et de documen¬
tation.
Introduction 15

BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES GENERAUX RECENTS DE PHILOSOPHIE DU DROIT


(en français)

H. Batiffol : La philosophie du droit, Que sais-je ? 1960.


Del Vecchio : Philosophie du droit, Paris, Sirey 1954.
W. Friedmann : Théorie générale du droit, L.G.D.J. 1965.
Guy HÉraud : Regards sur la philosophie du droit française contempo¬
raine, L.G.D.J. 1960.
Claude du Pasquier : Introduction à la théorie générale et à la philoso¬
phie du droit, Neufchâtel 1948.
P. Roubier : Théorie générale du droit, Paris 1955.
Virally : La pensée juridique, 1965.
Michel ^ illey : Leçons d’histoire de la philosophie du droit, Dalloz,
lre éd. 1957, 2e 1965.

OUVRAGES ANCIENS

Bonnecase : Introduction à l'étude du droit, Paris 1926.


Bonnecase : Science et Romantisme, Paris 1928.
Bonnecase : La pensée juridique française de 1884 à l’heure présente,
2 vol., Bordeaux 1933.
Cuche : Conférences de philosophie du droit, 1928 ; En lisant les philo¬
sophes-juristes, Paris 1919.

INTRODUCTIONS GENERALES

Brethe de la Gressaye et M. Laborde Lacoste : Introduction générale à


l’étude du droit, 1948.
H. Capitant : Introduction à l’étude du droit civil, 5e éd. 1929.
Jean Carbonnier : Droit civil, T. I, p. 32-38.
Julliot de la Morandiere ; P. Eismein ; H. Levy-Brulh et G. Scelle :
Introduction à l’étude du droit, T. I, 1951.
G. Le Braz, Marcel Prelot, Maurice Bye, André Marchal : Introduction
à l’étude du droit, T. II, 1963.
Ch. Beudant : Cours de droit civil français, 2e éd. T. I, par M. Bequicnon-
Lagarde.
R. David : Traité élémentaire du droit civil comparé, 1950.
H. et L. Mazeaud : Traité de droit civil (Introduction), Edition Monchres-
tien, 2e éd. 1966.
G. Marty et P. Raynaud : Droit civil (Introduction), Sirey 1956.
Sur le problème : Qu’est-ce que la philosophie du droit ?, voir :

A.P.D. 1962 : Qu’est-ce que la philosophie du droit ?


A.P.D. 1965 : Philosophes d’aujourd’hui en présence du droit.
H. Dupeyroux : Les grands problèmes du droit, A.P.D. 1938, p. 71.
16 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Sur la logique juridique, voir :


A.P.D. 1966 : La logique du droit.
Annales de la Faculté de Droit de Toulouse 1967 : Colloque de logique
Juridique de Toulouse, Pedone 1966.
Kalinowsky : Introduction à la logique juridique, L.G.D.J. 1966.
A. Conte : Bibliografia di logica giuridica dans Revista internationale di
Filosofia del diritto, XXXVIII, p. 120 et suivantes.
Travaux de Perelman et du Centre National Belge de Recherches de Logique.
Perelman et Olbrechts Tyteca : La nouvelle Rhétorique, P.U.F., 1958.

PRINCIPALES REVUES DE PHILOSOPHIE DU DROIT


ET DE L’ETAT

Archives de philosophie du droit, A.P.D. (jusqu’en 1940 Archives de socio¬


logie et de philosophie du droit, A.S.P.D.).
Archiv fur Rechts und Sozial Philosophie, A.R.S.P.
Revista internazionale délia filosofia del diretto, R.I.F.D.
Revue internationale de la théorie du droit, R.I.T.D. (Brno).

Legal American latin Philosophy, L.L.A.P., volumes spéciaux.


Legal Revieu), suivi du nom de l’université américaine (L.R. Harvard
par exemple).

Les Annales de la Faculté de Droit de Toulouse ont consacré plu¬


sieurs numéros spéciaux à la philosophie du droit.
L’année sociologique, A.S.
Annales de philosophie politique, P.U.
Annuaire de l’Institut International de philosophie du droit et de socio¬
logie juridique, Sirey.
Revue du droit public, R.D.P.
Revue française de Science politique, R.F.S.P.
Revue critique de législation et de jurisprudence (R.C.L.J.).
Trois collections sont consacrées en France aux problèmes de la phi¬
losophie du droit :
Bibliothèque de philosophie du droit, sous la direction de Ch. Eisenmann,
H. Batiffol, M. Villey (L.G.D.J. éd.).
Philosophie du droit (Dalloz).
Philosophie comparée du droit et de l’Etat, sous la direction du Doyen
Marty et A. Brimo, Professeur à la Faculté de Droit de Toulouse
(Pedone, éd.).

OUVRAGES GENERAUX DE PHILOSOPHIE DU DROIT

En langue allemande :

Coinc (Helmut) : Grundzuge der Rechtphilosophie, Berlin 1950, de Gruyter.


Emce : Geschichte der Rechtphilosophie, Berlin 1931, Junker und
Dunnhaupt.
C.J. Friedrich ; Die philosophie des Rechts in historischer Perspektive,
Berlin 1955, Springer.
Pollack : Perspective und Symbol in Philosophie und Rechtivissenschaft,
Berlin und Leipzig 1912, Rothschild.
Introduction
17

Windelband : Lehrbuch der Geschichte der Philosophie, Tubingen 1957


Mohn. ’

En langue anglaise :

Blau : Men and Movements in American Philosophy, New York 1955.


Friedmann : Legal theory, 2* éd. 1949, 3S éd. 1953, 4e éd. 1960, London.

^ ^ 1958IEDBICH : ph^osoPhy °f in historical perspective, Chicago

En langue espagnole :
Aftalion, Garcia Olano, Vilanova : Introduction al Derecho 2 vol
Buenos Aires 1956.
Aramburo, Mariano : Filosofia del Derecho, 2 vol., New York 1924.
De Bustamente U Montoro : Teoria General del Derecho 2e éd
La Havane 1940. ’
Camus : Filosofia juridica contemporanea, La Havane 1932.
Filosofia Juridica (Orientaciones fondamentales), La Havane 1948.
Del Vecchio, Recas ens Siches : Filosofia del Derecho y Estudios di Filo¬
sofia des Derecho, 2 vol., 3e éd., Mexico 1946.
Legaz Y Lacambra : Filosofia del Derecho, Barcelona 1953.
Luno Pena : Historia de la filosofia del Derecho, 2 vol., Barcelona 1948.
Recasens Siches : Filosofia del Derecho, Mexico 1961.
Urla J.M. : Filosofia del Derecho, Bogota 1941.
Ellas de Tejada : Historia de la filosofia del Derecho y del Eslado Madrid
1946.

En langue italienne :

Carnelutti : Teoria generale del Reato, Padoue 1933.


Teoria generale del Diritto, 2e éd. 1946, 3e éd. 1951, Rome.
Costa F. : Traltato di Filosofia del Diritto, Milan 1947.
Del Vecchio : La giuztizia, 4e éd., Rome 1951.
Lezioni di Filosofia del Diritto, 2e éd.. Milan 1962.
Olciati Francisco : Il concetto di giuridicita nella scienza del Diritto,
éd. Milano 1950.

En langue portugaise :

Reale M. : Filosofia do Direito, Sao Paulo 1953, traduction italienne,


Torino 1956.
Horizontes do Direito ed da Historia, Sao Paulo 1956.

BIBLIOGRAPHIE DE LA PHILOSOPHIE DE L’ETAT


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G. Burdeau : Le pouvoir politique et l’Etat, Introduction à l’étude du droit
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18 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

G. Burdeau : Traité de Science Politique, Pichon et Durand-Auzias, 7 vol.,


1949 et suivantes.
Jacques Chevalier : Histoire de la pensée, Flammarion, 5 tomes, 1953-
1965.
JJ. Chevalier : Les grandes œuvres politiques de Machiavel à nos jours,
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Otto Gierke : Théories politiques du Moyen-Age, Paris 1914.
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Janet : Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale,
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val Ailé, 1945.
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J. Lhomme : Pouvoir et société économique, éd. Cujas, 1966.
Maspetiol : L’Etat, réalité politique, Paris, Domat-Monchrétien, 1945.
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jours, Payot, 1936.
Alfred Pose : Philosophie du pouvoir, P.U.F., 1948.
M. Prelot : Histoire des idées politiques, Dalloz, 1959.
Simonovitch : Les théories contemporaines de l’Etat, Thèse de Droit
Paris 1939.
Touchard : Histoire des idées politiques, P.U.F., 1959.
G. Vedel : Manuel de droit constitutionnel, Sirey 1946.
E. Weil : Philosophie politique, Paris 1958.
M. Waline : L’individualisme et le droit, Paris, D.M., 1949.
G. Sabine : A History of political theory, Ny-Holt 1950.
W. Theimer : Geschiclite derpolitischen Ideen, Berne 1955.
Voir bibliographie complète dans Touchard : Histoire des idées poli¬
tiques, p. 1 à 8, op. cit.

Pour l’Antiquité, voir :


J. Gaudemet : Les Institutions de l’Antiquité, Sirey 1967.
PREMIERE PARTIE

LE COURANT RATIONALISTE

Introduction

LES ORIGINES ET LES AVATARS DU RATIONALISME

Par doctrines rationalistes, nous entendons les doctrines qui


fondent le droit et l’Etat sur la Raison. L’homme et le droit,
l’homme et l’Etat se situent par rapport à la raison et à la nature
autrement dit, ces doctrines supposent que l’humanité est parve¬
nue à prendre conscience de la valeur de l’homme comme être
rationnel, situé en face de la Nature dont il cherche à pénétrer les
lois, pour les comprendre d’abord, pour les domestiquer ensuite
et les mettre à son service au moyen de cet instrument intel¬
lectuel, qui lui est propre par rapport à l’animal, à savoir la
raison.

Dans cette lente génèse, se trouve déjà en puissance l’origine


d’innombrables avatars que la raison et la nature connaîtront
dans le droit, tantôt unies, tantôt opposées, tantôt confondues.
De l’ambiguïté des mots : raison et nature, des différentes posi¬
tions que ces termes peuvent occuper l’un par rapport à l’autre
ou par rapport à l’homme et à l’Etat, surgiront d’étonnantes
mutations, qui conduiront les philosophes du droit à épuiser la
raison et la nature comme élément fondamental du droit ; il
faudra attendre la fin du XVIIIe siècle pour que des esprits révolu¬
tionnaires osent détourner leur soc de cette terre appauvrie et
labourer de nouveaux sols, ceux de l’utilitarisme, de la positi¬
vité, du sociologisme, en un mot de l’antirationalisme et de
l’antinaturalisme.

On ne saurait, une fois de plus, chercher ailleurs que dans


l’Antiquité grecque et romaine, l’origine du rationalisme. L’his¬
toire de la raison dans la pensée antique est divisée en un cer¬
tain nombre d’étapes, qui sont autant d’émergences progressives
de la notion de raison et de nature dans la philosophie du droit
et de l’Etat. Ces phases sont marquées :

1° Par le naturalisme et le rationalisme présocratiques ;

2° Par l’idéalisme platonicien ;


20 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

3° Par la synthèse aristotélitienne ;


4° Par le stoïcisme.

1. Rationalisme et naturalisme présocratiques.

Dans une première phase que Max Weber a justement appe¬


lée phase charismatique, les penseurs n’ont point besoin d’ima¬
giner un système d’explication du monde et une justification du
droit et du pouvoir ; ils le trouvent dans la vieille pensée mys¬
tique de la déesse mère, dans les légendes de Zeus et de Chronos.

Les institutions juridiques et sociales se calquent sur les


systèmes naturels. Le roi-prêtre incarne le principe de l’intégra¬
tion des activités juridiques et sociales et du cycle saisonnier.
Nature et droit, Nature et société sont confondues.

A partir de quel moment se produit la grande révolution


qui donne naissance au rationalisme ? On ne peut le déterminer
qu’en retenant quelques points de repères. Il semble qu’un des
éléments essentiels de cette mutation fut l’apparition de ce que
l’on a appelé la « civilisation des cités ». Lorsque la solution
de la Cité-Etat s’impose, la portée des rituels royaux tend à
s’effacer et avec elle, l’idée d’un parallélisme étroit entre l’ordre
naturel et l’ordre politique. L’esprit humain rompt avec le lien
qui unissait le mythe et la nature, la fonction publique et juri¬
dique du roi et l’ordre naturel.

La philosophie tranche le cordon ombilical qui soude le natu¬


rel et le politique ; la nature et la cité vont devenir objet d’une
discussion toujours renouvelée dans ses termes. La nature (phusis)
s’exprime par la notion de cosmologie ; l’histoire de la création,
ce n’est pas seulement l’histoire de Chronos ; le divin tend à
s’exprimer au-delà de la nature qui est mouvement et qui par
conséquent suppose un premier moteur, un être premier (le Nous
d’Anaxagore, l’Etre de Parménide).

La création se caractérise, non par l’unité, mais par le dua¬


lisme ; l’homme, image de la création, est composé d’un esprit
et d’un corps matériel et dirige ce corps comme Dieu anime la
nature. L’unité de 1 Etre est assurée par le Logos, par la raison :
la pensée abstraite est née.

En même temps, la cité se détache de la conception cos¬


mique primitive, car la cité assure le destin de l’homme, qui
comme elle, est œuvre humaine ; elle est objet de débats passion¬
nés ; la réforme de Clisthène, qui intervint vers 510 avant
J.-C., montra qu’une nouvelle conception de l’homme dans ses rap¬
ports avec la cité était née. Comme l’ordre du monde, le rapport
politique est pense à la fois abstraitement et concrétement.
L homme est d’abord défini comme citoyen indépendamment de
Le Courant Rationaliste 21

ses origines familiales ; les rapports politiques et sociaux pour¬


ront désormais être fondés sur le principe de l’égalité juridique.
La raison fait irruption dans le droit institutionnel.

La naissance de la raison dans la philosophie du droit et de


l’Etat, prolonge le recul du surnaturel et l’avénement de la pensée
abstraite. Toutefois, si ces philosophies présocratiques ont dégagé
l’idée de raison, elles débouchent sur le matérialisme, car elles
proposent une identification de la nature sensible et du réel. Il
appartenait à Platon et aux Platoniciens d’élargir le cadre du
rationalisme aux dimensions du spiritualisme.

2. L'idéalisme platonicien, la justice et la politique.

Platon (429-347 av. J.C.) et les Platoniciens ont en quelque


sorte inventé la philosophie et la métaphysique, en définissant
le cadre à l’intérieur duquel la pensée méditerranéenne et la
pensée chrétienne médiévale vont construire leur système de
valeur. Ce cadre, c’est le rationalisme spiritualiste, tel qu’il
surgit des Dialogues.

La raison, pour Platon et ses disciples, c’est ce qu’il y a de


divin dans l’homme. La nature est une force qui anime la
réalité matérielle, qui la fait naître et dégénérer selon des lois
qui correspondent à sa propre finalité. Le trait de génie philo¬
sophique de Platon est d’avoir uni la légitimité rationnelle à la
légitimité naturelle. Avec Platon, l’homme n’existe plus comme
l’animal avec la nature et dans la nature, mais en face de la
nature. La raison est, par rapport à l’animal, le propre de
l’homme, le critère et le juge qui lui permettent de déterminer
ce qui est et ce qui doit être.

Désormais les concepts d’universalité, d’unité, de justesse et


de justice, d’où surgiront les notions de droit naturel, de juste,
deviennent des éléments constituants de la rationalité.
De même, l’idée d’un juste objectif, supérieur au droit posi¬
tif, l’idée de liberté subjective, idées forces du droit naturel,
prennent un sens, car elles sont rapportées à l’idée platonicienne
de Raison, qui assure le triomphe de l’esprit sur la force, du
spiritualisme sur le matérialisme.

Avec sa philosophie des Idées, Platon jette les fondements


de la métaphysique et crée un genre dont la doctrine du droit
naturel médiévale est inséparable : l’ontologie, la science de
l’Etre. La philosophie des Idées repose sur l’univers des
Essences et l’homme est un Etre qui, parce qu’il possède un
principe divin, l’âme, peut accéder dans une certaine mesure,
mais une certaine mesure seulement, à l’univers des Essences.
L’homme est composé d’un corps et d’une âme, un corps qui
22 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

est de l’ordre de ce qui se détruit, et une âme qui est d’essence


divine. Le monde sensible est par rapport à l’univers des Idées,
un mensonge dont le mythe de la caverne exprime le symbole.
Le Beau, le Bien, le Juste se découpent sur l’écran de la
caverne dont les ombres nous dévoilent le profil, mais que nous
ne pouvons atteindre, car nos sens sont trop imparfaits pour y
parvenir.

Ainsi se trouve posée l’idée d’un principe objectif, d’un beau


objectif, d’un juste objectif, et en même temps le principe de
correspondance entre la structure de l’ordre humain et de l’ordre
divin, entre le juste selon Dieu et le juste selon les hommes.
Dans la République et les Lois, se trouve infirmée la théorie
sophiste selon laquelle « le juste est variable et ce qui plaît au
plus fort ». Toute philosophie objectiviste du droit sera, après
Platon, une philosophie des archétypes.
L’homme et ses institutions prennent place comme éléments
du cosmos, car l’âme est un moyen de connaissance général,
imparfait certes, mais en relation avec l’Idée qui lui préexiste ;
elle est principe de vie, projet d’immortalité, comme d’ailleurs
fout ce qu’elle crée. Cette présence de l’Idée, du modèle, fait
naître dans tout système juridique ou étatique, un principe de
validité générale que Platon, puis les scolastiques, appelleront la
forme (forma).

Le droit, l’Etat se définiront d’abord comme une « forme »,


avant que ne se précise leur contenu, leur système de valeurs
incluses. Ce modèle possède un certain ordre éternel, impéris¬
sable, que le monde sensible s’efforce de reproduire, mais mala¬
droitement, car il est soumis au devenir et doit concilier avec le
matériau, le mouvement et le repos, qui est aussi le propre des
essences, source du dynamisme organisateur de la nature. Le
mythe d’Eros et de Thanatos, les dialogues du Banquet et du
Phédon traduisent, au plus haut degré, cette double idée de la
substance et des accidents, qui sera reprise par les scolastiques
dans leur philosophie du droit et de l’Etat.

De cette imperfection de nos sens, résultera le fait que l’ini¬


tiation au mystère des choses du Beau, du Bon et du Juste ne
pourra se faire que par degré, en partant du réel pour s’élever
vers l’absolu. Il en est des choses de la Justice comme des choses
de 1 Amour, c’est au terme d’une dialectique ascendante que se
précisent les directions de l’absolu.

S orienter jeune vers la beauté corporelle, dira Diotime, dis¬


ciple de Platon, puis se rendre compte que la beauté qui réside
dans tel ou tel corps est sœur de la beauté qui réside dans un
autre, réaliser que la beauté qui réside en tous les corps est
une et identique, estimer davantage la beauté dans les âmes
Le Courant Rationaliste 23

que celle qui appartient au corps et progresser vers la connais¬


sance de plus en plus haut, tel est le droit chemin pour accéder
à l’idée du Beau. Partant du droit positif, la dialectique du
juste chez les scolastiques procède, nous le verrons, de la même
méthode.

Ainsi avec Platon, se trouvent définies les lignes de force


du droit naturel classique : universalité, objectivité, relativisme
humain, nécessité de partir du concret pour se rapprocher, par
degrés, du juste. La raison (ratio) est la mesure qui rend toutes
choses intelligibles, la raison est raisonnable, car aux sottises
du commun et au monde de la violence, elle oppose les déci¬
sions fondées sur la nature de l’homme et des motifs d’exister ;
la raison est répressive, car elle est fille de la perfection, la
forme exemplaire du droit et de l’Etat ; la raison est idéaliste,
car elle pense que le Juste, le Beau, c’est la recherche de la
contemplation du Bien, auquel elle conduit par l’éducation et la
philosophie en partant du réel, Bien que nous pouvons saisir
sous ses trois formes : beauté, proportion, vérité, par la connais^
sance, par la voie intellectuelle.

La justice est la vertu suprême, faite d’équilibre, d’ordre, de


concorde et à laquelle nous accédons par la Prudence qui inspire
la raison et le cœur. Cette Prudence est le produit de l’édu¬
cation qui est elle-même la source du Bien Politique. Dans
l’Etat, la justice et l’ordre sont fondés sur les mêmes principes,
car il est indispensable d’organiser la cité sur le modèle
du Bien. Cette conception d’un équilibre intellectuel politique
et social conduit Platon dans la République, à condamner
l’excès, le déséquilibre. Tous les régimes dégénèrent, l’aristo¬
cratie en timocratie ou en oligarchie, la démocratie en anarchie,
la monarchie en tyrannie, si l’ordre et la justice ne sont pas à
la base de la cité. Cet ordre doit reposer sur la loi qui exprime
la volonté divine. Obéir aux lois, dit-il dans les Lois, c’est se
conformer au modèle divin, c’est agir conformément à l’ordre
du cosmos : cc que chacun fasse son devoir par rapport à la fin
commune ». La cité doit être gouvernée par une élite, par les
philosophes, fils de la raison.

3. La synthèse aristotélicienne (384-322 av. J.C.).

Il appartenait à Aristote, disciple de Platon (« nous autres


Platoniciens », dit-il au début de la Métaphysique), de faire
descendre la philosophie platonicienne de la caverne et ses
ombres, sur le terre-plein de l’Agora et ses dures réalités.

Platon n’avait envisagé le droit et l’Etat qu’à travers le


rapport que l’ordre et le désordre de l’âme peuvent introduire
24 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

dans l’ordre et le désordre du monde : le sujet du droit et de


la cité est un individu lié par son statut de citoyen au cosmos
dont il n’est qu’un élément.

Aristote en précisant les relations du sensible et de l’intelli¬


gible définit la science de l’Etat, la justice et le droit naturel :

a) La science de VEtat est la science architectonique de


l’homme.

L’homme ne peut atteindre le souverain bien que par la vie


en société. Tel est le thème fondamental de sa Politique.
L’homme est un animal politique (zoon politicon). Aristote a
été le premier auteur à développer dans sa Politique, cette
idée, fondement de toute philosophie rationaliste et naturaliste
de l’Etat, que le développement de la raison n’est possible que
parce que l’homme appartient à la cité.

L’homme ne peut parvenir au Bien et au Juste, à la plus


haute dignité accessible à l’homme, que par son propre accom¬
plissement, et cette fin est inséparable de la vie en société. La
Politique est la science première, parce que le Bien de la cité
est supérieur au bien individuel et nécessaire au perfectionne¬
ment de l’homme. De plus, le bonheur de l’homme conforme à
sa nature suppose pour son épanouissement, la société qui assure
sa condition, sa formation de citoyen, de producteur. La cité
fait de l’homme un être achevé, car elle réalise les conditions de
cet achèvement : ordre, tranquillité, paix, justice. Cette cité a
donc un caractère naturel, elle est la condition naturelle de réa¬
lisation de l’homme, son milieu. Elle appartient aussi au
domaine du Rationnel. Elle postule une organisation gouverne¬
mentale, qui doit reposer, non sur une convention (il écarte les
théories contractuelles, les volontés humaines étant toujours
précaires), ni sur un décret mais sur une loi (nomos) au sens
objectif du terme, c’est-à-dire un « ordre », qui fait pendant à
l’ordre rationnel, au logos et s’impose à tous, gouvernés et gou¬
vernants.

Cette nécessité d’un fondement objectif dans l’Etat implique,


quelle que soit la forme du gouvernement, une participation des
gouvernés à la gestion de la cité, condition de conciliation entre
l’ordre et la liberté, solution égalitariste qui doit être compensée
par une pondération dans les responsabilités : chacun doit parti¬
ciper au pouvoir, proportionnellement à ses capacités et à ses
mérites. L’apologue d’Antisthène exprime cette aristocratisme
de l’intelligence, qui conduit Aristote à condamner la médiocrité
au nom de l’égalité. Aux lièvres qui réclameront l’égalité au
royaume des animaux, les lions répondront : « il faudrait pour¬
voir défendre votre prétention ».
Le Courant Rationaliste 25

Quant aux modalités d’exercice de la fonction gouvernemen¬


tale, Aristote esquisse une théorie des gouvernements si lucide
qu’elle sera reprise jusqu’au XIXe siècle, par tous les grands
juristes et grands politiques, depuis Bodin jusqu’à Montesquieu.
Trois formes sont possibles :

— la monarchie qui repose sur l’autorité d’un chef nourri


d’expérience et gouvernant dans l’intérêt général. Si la royauté
dégénère, elle devient tyrannie, c’est-à-dire arbitraire et exercice
de la fonction dans l’intérêt d’un seul ;

— l’aristocratie qui repose sur une élite, éduquée en vue


d’administrer et de gouverner. Si elle dégénère, elle se trans¬
forme en oligarchie, qui confond intérêt collectif et intérêt parti¬
culier ;

— la république enfin, gouvernement du peuple pour la


liberté. Si elle dégénère, elle se transforme en démocratie, c’est-à-
dire en gouvernement du peuple pour le peuple seul, au dépens
des autres classes.

Si l’aristocratie lui apparaît comme la forme gouvernemen¬


tale qui permet d’obtenir le meilleur rendement, car elle réclame
la formation d’une élite éduquée pour gouverner, c’est-à-dire
propre à enseigner au peuple que la liberté n’est pas une licence,
ni l’obéissance à la loi, la servitude, il développe en même temps
une théorie de l’équilibre (mesotes) individuel et social :
le bonheur est dans une juste mesure et dans la modération, le
déséquilibre est pernicieux pour l’homme et la cité.

6) Le Bien de l’homme et le Bien de la cité supposent le


développement de deux qualités, la justice et l’équité.

La justice (dikaiosune) a pour objet le droit sous toutes


ses modalités : droit privé, droit public, droit domestique et
autres, mais tous reposant sur un droit naturel (to phusikon),
fondé sur la raison, donc commun à tous les hommes libres,
identique dans ses principes, quoique variable dans ses applica¬
tions (il ne s’applique pas à l’esclave qui ne possède ni raison
libre, ni volonté libre).

De la justice, Aristote nous apporte un conception pythago¬


ricienne et aristocratique. La justice est une proportion entre
ce que l’on reçoit et ce que l’on donne ; en ce sens elle est une
égalité entre deux choses ou deux individus. Cette proportion
peut être établie par l’exercice de la justice commutative, qui
repose sur le principe de l’égalité des prestations et des services
et ne prend en considération que les choses dans leur valeur
intrinsèque, ou par la justice distributive, qui repose sur des
valeurs d’échange ou de don, déterminées en fonction de la valeur
26 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

des personnes qui en bénéficient. La première repose sur l’éga¬


lité, la deuxième sur l’équité.

L’équité pour Aristote représente une forme supérieure de


la justice, qui se fonde sur l’amitié. L’amitié, qui existe instinc¬
tivement chez l’animal, est l’exercice d’un sentiment de bienveil¬
lance et de bienfaisance à l’égard de nos semblables.

L’équité est le complément indispensable de cette justice.


Elle permet de corriger la justice légale ; elle complète les
lacunes de la loi, elle a une valeur supplétive ; elle donne à la loi
souplesse et adaptabilité et le législateur pourra en user à l’égal
des Lesbiens « comme d’une règle de plomb susceptible de
s’adapter à la forme de l’objet à mesurer ».

L’équité trouve sa source dans une vertu faite de nuances,


de douceur. Cette vertu s’exprime déjà d’une manière instinctive
chez les animaux ; la pensée raisonnable de l’homme en fait le
support des rapports familiaux et sociaux ; elle est du domaine du
cœur, elle humanise le droit.

Seul l’esclave pour Aristote, n’appartient pas au domaine


de l’équité et de l’amitié et doit être traité comme une chose.
Les esclaves sont des barbares, appartiennent à des races qui
sont faites pour être soumises à cette élite humaine que consti¬
tuent les peuples hellènes, courageux et intelligents. L’esclave
est dépourvu de raison, c’est par pure bienveillance que son
maître peut le traiter avec équité, en prenant garde d’ailleurs
que ses ambitions ou ses convoitises peuvent menacer l’ordre
de la cité grecque ; texte qui déroute les adorateurs du Stagirite
mais prolonge les opinions d’Aristote sur l’ordre naturel de la
famille, dont l’esclave est l’instrument nécessaire pour le déve¬
loppement de son économie. Même dans son racisme, Aristote
reste fidèle à son naturalisme et à son rationalisme.

c) Aristote nous présente pour la première fois dans l’his¬


toire de la pensée humaine, une division du droit en droit natu¬
rel et droit civil.

Pour fonder cette distinction, Aristote cite la fière réponse


d’Antigone à Créon : « Ce n’est pas Jupiter, ni la justice,
compagne des dieux mânes qui ont publié une telle défense.
Non, ils n’ont pas dicté aux hommes de semblables lois. Je n’ai
pas cru que tes ordres eussent assez de force pour que les lois
non écrites mais impérissables, émanées des Dieux, dussent flé¬
chir sous un mortel. Ce n’est pas d’aujourd’hui, ce n’est pas
d’hier qu’elles existent : elles sont éternelles. Je ne devrais
donc pas, effrayée des menaces d’un mortel, m’exposer à la ven¬
geance des Dieux ».
Le Courant Rationaliste 27

Pour Aristote, le droit naturel est celui qui résulte de la


raison et de la nature humaine, qu’il soit érigé en loi ou non.
Le droit légal est celui qui peut contenir telle ou telle règle,
peu importe, mais qui ne prend de valeur qu’une fois érigé en
loi. Le fait de la diversité des lois et de leur instabilité n’est pas
un argument contre l’existence d’un droit naturel. L’immuta-
bité du juste n’existe qu’en Dieu, elle est de droit, elle ne peut
être de fait. Le monde est un monde de mouvement.

Mais il y a deux sortes de mouvement, le mouvement natu¬


rel et le mouvement non naturel. Le droit est l’image de l’un et
de l’autre. Il y a en lui un élément qui vient de la raison et de
la nature (forme) et un élément qui vient de la convention
(volonté). Le droit légal ou conventionnel ne peut l’emporter
sur la loi naturelle dominée par le principe d’universalité, qui
ramène à l’unité, à travers la raison et la nature, la diversité
des actions humaines.

La justice légale se distingue de la morale. Tandis que le


rapport juridique est fondé sur l’idée objective d’égalité des
prestations, la morale repose sur l’intention, sur l’analyse des
mobiles. Le droit est satisfait, lorsque le patron verse à l’ouvrier
un salaire juste par rapport à la pratique de l’époque ou aux
exigences de la loi, la morale est plus exigeante, elle veut une
intention juste, une intention droite.

Bien qu’Aristote ne définisse pas rigoureusement ce qu’il


entend par nature, il affirme la primauté de la raison et l’exis¬
tence d’un ordre naturel objectif ; aux ambitions individuelles
il oppose la supériorité du tout sur la partie, la suprématie de
l’intérêt général dans l’Etat sur l’intérêt particulier.

Malgré ses tendances empiriques, sa doctrine est en étroite


sympathie avec l’idéalisme platonicien. Le propre de l’homme
est d’être raisonnable, de posséder le sens du juste et de l’in¬
juste, de soumettre son action à la raison.
Le droit, comme le monde, a sa source dans la prudence qui
en partant du concret, doit permettre à l’homme de réaliser sa
fin : la contemplation du vrai, du juste et du beau.

4. Philosophes stoïciens grecs et juristes stoïciens romains.

La philosophie stoïcienne grecque et les théories des juristes


stoïciens romains constituent une autre source de rationalisme
et du naturalisme, souvent aux antipodes du platonicisme.
Avec les Stoïciens, c’est une nouvelle voie qui s ouvre dans
la philosophie du droit, celle qui conduira au rationalisme et au
naturalisme volontaristes, dominés par les artifices de la raison
28 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

humaine. Le cheminement est complexe qui aboutit à un véri¬


table divorce du droit avec la nature vivante, pour déboucher
sur la notion abstraite du naturel et non plus rechercher vrai¬
ment la nature mais sa représentation. Il semble que les juristes
latins d’inspiration stoïcienne, en particulier Cicéron, aient inter¬
prété la philosophie matérialiste et déterministe des philosophes
stoïciens grecs, Chrysippe en particulier, comme conduisant non
plus à une identification entre le logos et le cosmos, mais à une
identification entre la raison et la nature volontaire de l’homme.
A la croyance en des lois naturelles immanentes au cosmos
mais dont nous pouvons seulement pressentir les directions
(Aristote, Platon), les juristes vont substituer, progressivement,
avec Cicéron, l’idée d’un droit naturel fondé en raison et dont
nous pouvons connaître par le raisonnement le contenu universel
et fixe.

Les philosophes stoïciens grecs ont conçu l’idée de la loi


naturelle et de morale naturelle (car ils ne parlent jamais de
droit), comme une loi de nécessité, inhérente à leur vision à la
fois matérialiste, panthéiste et déterministe de l’univers. L’ap¬
port de la philosophie stoïcienne à la nouvelle conception du
droit naturel, c’est, d’une part, un matérialisme panthéiste,
d’autre part l’appréhension d’un monisme déterministe, qui veut
concilier le problème de l’obligation naturelle avec les volontés
libres de l’homme, grâce au subjectivisme.

Pour Zénon (ive av. J.-C.), Chrysippe (281-205 av. J.-C.) et


leurs disciples, la nature n’est pas seulement le principe imma¬
nent au monde, la forme et le mouvement organisateur de la
matière, elle est l’absolu : l’âme et la matière ne sont que les
deux aspects d’une même réalité.

La Nature et le Rationnel s’identifient en même temps que


le sensible et l’intelligible. La raison n’est pas un principe exté¬
rieur à la nature, comme chez Platon ou chez Aristote, elle est
la nature elle-même. Le problème de la liberté et du détermi¬
nisme se résoud par une identification fonctionnelle. Lorsque
l’homme vit en communion avec la nature, se soumet à ses
lois, il agit rationnellement. Pour réaliser sa fonction dans le
monde, chaque créature doit donc se conformer à sa nature.

Dieu est nature et raison, il est par essence dieu organisateur


et dieu législateur. Il existe donc une loi conforme à la nature
de 1 univers qui exprime l’ordre du cosmos et détermine les
règles appropriées à la nature des choses et des êtres. Cette loi,
Chrysippe la définit dans son universalité au début de son livre :
Péri Nomoi, définition que Cicéron retiendra dans son
De Officiis, puis Marcien au livre I de ses Institutiones, texte
que le Digeste reprendra. Il résulte de l’existence de cette loi
Le Courant Rationaliste 29

universelle que la plante, l’animal, l’homme sont liés entre eux


par une participation à une commune nature, mais qu’ils ont
en même temps une nature propre, en tant qu’espèce originale.
Ainsi l’homme possède en commun avec les animaux un certain
nombre de penchants innés, penchant sexuel qui assure la con¬
servation de l’espèce, inclination à défendre sa vie, instinct hédo¬
niste qui le conduit à fuir tout ce qui peut lui nuire. Cicéron,
dans son De Officiis, écrira que ce qui est commun à tous les
animaux, c est le désir qui porte les êtres à s’unir (conjunctio)
pour procréer (procreatio), ainsi que les soins qu’ils prennent
de leurs descendants (educatio), auxquels il convient d’ajouter,
dit-il, le droit de conservation et le désir de fuir tout ce qui
peut nuire. Ulpien verra dans ces lois de la nature, la source
d'un jus naturale.

Mais l’homme a également une nature propre, il est doté


de raison et possède de ce fait des inclinations qu’il ne partage
pas avec les animaux, l’inclination au beau, au vrai, au juste.
La nature de l’homme étant raisonnable, l’homme doit agir con¬
formément à la cc Raison », qui n’est que parcelle de la raison
cosmique qui régit l’univers. Si elle est cosmique par nature,
la raison est justifiée dans son action, puisque déterminée par
des lois naturelles.

Le droit est donc fondé par nature et non par institution.


Violer le droit, c’est agir contre nature, abjurer la loi univer¬
selle.

Chrysippe, nous dit Plutarque (1), considérait que « les


ignorants attachent de l’importance aux inventions de Lycurgue
et Solon. Il n’existe qu’un droit, comme il n’existe qu’une raison,
et ce droit est nécessaire aux lois puisqu’il est la raison divine ».
Le droit est la raison du grand Jupiter, écrira J.J. Rousseau.

L’influence des Stoïciens grecs éclate à chaque ligne de


l’œuvre de Cicéron (2). Dans la République, dialogue de style pla¬
tonicien, il fait dire à Labius qui s’oppose aux sophistes : « Il
existe une loi vraie, c’est la droite raison conforme à la nature,
répandue dans tous les êtres, toujours d’accord avec elle-même,
non sujette à périr, qui nous appelle impérieusement à remplir
notre fonction, nous interdit la fraude et nous en détourne..,
ce droit issu de la raison est au-dessus du pouvoir ». Cicéron,
dans différents passages des Lois, affirme qu’il existe en l’homme
une droite raison (ratio recta), qui émet des commandements
qui doivent être respectés par l’homme, qu’il soit gouvernant ou
gouverné, car ils sont conformes à la nature de l’homme et à sa

(1) Plutarque : Des contradictions des Stoïciens. XXXIV-10-50.


(2) Cicéron : De republica 3-22-32.
30 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

régularisation (lex non scripta sed lex). Cette droite raison est
universelle et éternelle.
L’idée d’un droit universel conduit Cicéron à parler d’un
quasi civile jus communis generi humano, droit commun à cette
société civile que forme le genre humain ; puis la terminologie
se précisera en même temps que l’idée, pour désigner, dans l’ex¬
pression jus gentium, le droit commun à tous les hommes vivant
en société et ce qui leur est propre par rapport aux autres espèces
(jus natura humani generis proprium).

Le volontarisme cicéronien est plus difficile à expliquer dans


sa génèse : Michel Villey a très clairement montré que la théo¬
rie qui voit son origine dans le contrat de l’ancien droit romain
ne repose sur aucune base solide, car le contractus des juristes
latins ne reposait pas sur la volonté des contractants mais sur
des rites sacrés. Il semble que ce soit encore les Stoïciens qui
soient à l’origine de la théorie du contrat classique, dans la
mesure où leur morale faisait de la sincérité, de la reconnais¬
sance, de la vérité, la base de toute obligation ; de même que, de
l’interdiction du vol dans la morale stoïcienne, Cicéron tirera
le droit subjectif de propriété (3). Le volontarisme cicéronien ap¬
paraît comme le prolongement dans le droit du subjectivisme
stoïcien.

La doctrine stoïcienne n’est pas exempte d’ambiguïté ; elle


soutient d’une part que la vertu consiste dans la conformité avec
l’ordre universel, qui est le seul ben véritable, mais d’autre part
elle met l’accent sur le caractère actif de la raison et de la volonté.
La liberté consiste à accepter ce que l’on ne peut éviter, et la
moralité réside dans l’intention, dans la volonté, principe d’ac¬
tion.

Epictète insistera, trois siècles plus tard, sur la valeur de


la liberté, de l’autonomie individuelle, image volontaire qui
change en liberté la nécessité matérielle et il écrira que la nature
de l’homme est le libre arbitre.

Dans sa conception de l’Etat inspirée de Platon aussi bien


dans sa méthode d’exposition, le dialogue, que dans ses titres
(De Republica, Les Lois) et ses idées, Cicéron considère l’Etat
comme une nécessité naturelle, mais l’idée volontariste y est
également sous-jacente. L’élément essentiel de l’Etat, c’est la
peuple et le peuple, ce n’est pas une multitude informe, mais
un « groupe d’hommes associés les uns aux autres par leur
« adhésion » à une même loi et par une certaine communauté
d intérêt. Cet Etat n’est pas le produit d’un contrat, mais le
produit « d une sorte de génie commun à de nombreux citoyens

(3) Michel Vïlley : L’humanisme et le droit. Cours de droit, Paris 196 ».


Le Courant Rationaliste 31

non pas au cours d’une vie d’homme, mais par un travail que
des générations ont poursuivi pendant des siècles ».
Pour le reste, il reprend Platon et Aristote, tant sur les
formes des régimes politiques que sur leurs ressorts et leurs
déviations (4 ).
On voit donc, dès l’Antiquité, se dessiner les deux grandes
tendances du rationalisme et du naturalisme. D’une part, un
rationalisme et un naturalisme d’inspiration platonicienne qui
donneront naissance à la philosophie thomiste du droit et de
l’Etat dominée par la notion de Ratio et de Lex naturalis ; d’autre
part, un rationalisme et un naturalisme d’inspiration fixiste et
volontariste qui donneront naissance aux doctrines de l’Ecole de
la nature et du droit des gens, et aux théories du Contrat social,
dominées par les notions de droit naturel, d’Etat de nature et
de contrat.
Une fois l’homme divorcé de la nature vivante et ayant
inventé la notion abstraite de naturel, on recherchera non plus
la chose, mais son essence, et Kant fondera son système sur la
raison pure et la nature voulue. Il ne restera plus à Hegel qu’à
proclamer que tout ce qui est rationnel est réel et tout ce qui
est réel est rationnel, pour conduire l’histoire de la raison à son
terme, vidée dans sa substance, comme fondement et moyen de
connaissance du droit, par l’identification avec le naturel.
Nous considérerons donc successivement :

Section I :
La philosophie thomiste du droit et de l’Etat (ratio
et lex naturalis).

Section II :
Les philosophes volontaristes et naturalistes : l’Ecole
de la nature et du droit des gens et les théories du
Contrat social (raison spéculative et Etat de nature).

Section III :
La philosophie kantienne du droit et de l’Etat (raison
pure et nature voulue).

Section IV :
La philosophie hegelienne du droit et de l’Etat (rai¬
son absolue : tout ce qui est rationnel est réel, tout
ce qui est réel est rationnel).

(4) Voir M. Prelot : Histoire des idées politiques ; Cicéron, p. 115


à 127.
32 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

BIBLIOGRAPHIE

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3
34 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

SECTION I

LA PHILOSOPHIE THOMISTE DU DROIT


ET DE L’ÉTAT
(ratio et lex naturalis)

Chapitre premier

LE DROIT, L’ETAT ET LE BIEN COMMUN


CHEZ SAINT-THOMAS

La philosophie thomiste du droit et de l’Etat occupe une


place exceptionnelle dans l’histoire de la philosophie du droit
et de l’Etat. Non seulement elle exprime, avec le plus de luci¬
dité, la vision naturaliste et rationaliste du droit et de l’Etat,
si bien que M. Michel Villey a pu voir en elle l’expression la
plus parfaite de ce qu’il appelle le naturalisme classique, mais
après avoir régné jusqu’à la Renaissance sans contestation ou
presque sur la pensée juridique, elle demeure une des grandes
doctrines d’actualité, par le caractère de philosophia perennis
que lui reconnaît l’Eglise catholique.

Certes, en 1277 l’évêque de Paris, Etienne Tempier, à l’ins¬


tigation de Jean XXI, condamne deux cent dix-neuf propositions
comme hérétiques, dont trois visaient le frère Thomas (5), mais
depuis cette date les principes du thomisme semblent faire corps
avec le catholicisme, et Maritain, dans son livre sur le « Doc¬
teur Angélique » cite, avant Pie IX, soixante-quatre témoignages
pontificaux en faveur de la doctrine thomiste. Le syllabus de
Pie IX, l’encyclique Aeterni Patris de Léon XIII (1879), le code
de droit canonique de 1917 qui fait, aux maîtres ecclésiastiques,
un droit strict d’enseigner la philosophie selon la méthode, la
doctrine et les principes du Docteur Angélique, l’encyclique
Fausto appetente die de Benoit XV (1921), Studiorum Dueem
de Pie XI (1923), les déclarations de Pie XII (1946) et de
Jean XXIII, montrent que malgré le ton discordant de certains

(5) En 1324, cette condamnation fut rapportée en ce qui concerne Saint-


Thomas.
Le Courant Rationaliste 35

cardinaux lors du dernier Concile, la doctrine thomiste reste la


philosophie de référence de l’Eglise catholique — simplement,
comme le déclarait récemment Paul VI à propos des hérétiques,
en recommandant une fois de plus sa doctrine, il n’est pas ques¬
tion d’imposer « chacune de ses thèses ». L’expérience histo¬
rique montre d’ailleurs que toute crise du thomisme amène des
perturbations graves dans la pensée catholique.

La vie de Saint-Thomas nous est connue par une tradition


qui remonte à son confesseur, pendant son séjour à Naples,
Barthélémy de Lucques, par des récits composés entre 1313 et
1318 et par les documents versés à son procès de canonisation,
en 1328.

Fils de la riche famille des Comtes d’Aquino, il naquit en


1226 au château de Rocca Serra, dans le Royaume des Deux
Siciles. Etudiant au couvent bénédictin du Mont Cassin, puis
à l'université de Naples, il entre, vers quatorze ou quinze ans,
malgré l’opposition de ses parents et de ses frères, dans l’ordre
que vient de fonder Saint-Dominique. De 1244 à 1252, il étudie
au Studium Générale de Cologne, puis à Paris où il se prépare
à l’enseignement de la théologie. Il n’est reçu maître en théologie
que le 15 août 1257 mais il enseigne depuis septembre 1256.

Rappelé en Italie en 1259, il y séjourne neuf ans, professant


aux couvents dominicains d’Orvieto, Rome, Pérouse, Viterbe. Il
regagne Paris en 1268-1269 puis, est obligé, à la suite des troubles
dans l’université, de cesser son enseignement ; en 1272, il
revient enseigner au Studium Générale de Naples. En 1274, tan¬
dis qu’il se rend au Concile de Lyon où l’appelle le Pape Gré¬
goire IX, il meurt à quarante-huit ans, le 7 mars 1274, au
château de Maenza. Il est canonisé, quarante-sept ans après sa
mort, le 14 juillet 1323 par Jean XXII, Pape d’Avignon.

L’œuvre de Saint-Thomas est immense, son procès de cano¬


nisation mentionne soixante-dix ouvrages ; il a su admirablement
utiliser les œuvres de ses devanciers, notamment d’Al¬
bert le Grand, et les travaux de ses collaborateurs, Pierre d’Au¬
vergne et Réginald de Piperno. Il fait preuve d’une érudition
surprenante, renvoie aux Ecritures et à tous les Pères de
l’Eglise, aux Anciens, Hippocrate, Galien surtout à Platon et
Aristote, aux Arabes et aux Juifs, Avicenne, Averroes, à Boece,
et aux Scolastiques — érudition d’ailleurs, sauf pour Aristote,
Saint-Augustin, Albert le Grand et Boece, de seconde main.
Mais il n’est pas seulement un habile compilateur et un
pédagogue remarquable, il apporte une image originale du monde
qui dénote une étonnante puissance de synthèse.

Pour comprendre l’origine de cette doctrine, il faut la repla¬


cer dans son contexte historique et intellectuel. La philosophie
36 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

thomiste s’affirme au XIIIe siècle, c’est-à-dire avec la normali¬


sation des structures féodales, dans une société née de l’anarchie
et de la violence, dans une époque où la politique n’a pas de
doctrine, pas de système ; la notion d’Etat est en faillite, l’idée
de patrie ou de nation n’existe pas. Cet immense chaos poli¬
tique et social prédispose les individus à un état d’inquiétude
permanent. Par réaction, ils cherchent à se libérer de l’inconnu,
de l’incertain, à se rassurer, affamés par un besoin de sécurité.

La doctrine de l’Eglise catholique va répondre à cet appel


désespéré. Elle a un dogme, elle apporte le réconfort suprême,
le salut éternel. L’art gothique, produit de son temps, va mon¬
trer que l’Eglise construit pour l’éternité ; son architecture
exprime sa foi dans la durée. Mais l’homme du Moyen-Age est
plus difficile à gouverner que l’homme d’aujourd’hui, il est plus
que nous réfractaire au conformisme. Au fur et à mesure que
l’homme s’intellectualise, il se deshumanise, il se détache des
sources profondes de la nature dont il est un élément, pour deve¬
nir l’homme théoricien, le raisonneur. Le Moyen-Age est rempli
de controverses philosophiques, d’audaces de l’esprit, de luttes
d’idées, d’hérésies.

Au sortir de cette gigantesque révolution que fut la fin de


l’Empire romain, dominée par le confusionisme, il faut des pen¬
seurs puissants pour mettre sur pieds une doctrine dont l’équi¬
libre, la mesure, l’harmonie séduisent les esprits. L’homme
médiéval veut une image du monde où il soit à sa place et
tienne son rôle, où s’explique le sens de son existence et le
sens de sa conduite. Il veut coordonner ses actions à ses mobiles,
ses mobiles à des jugements de valeur, ses jugements de valeur
à ses connaissances.

La doctrine thomiste viendra à point pour replacer l’homme


dans une perspective téléologique de l’univers, dont il n’est
qu’une partie libre et pensante. Intellectuellement, cette doc¬
trine est tributaire de ce que l’on peut appeler la renaissance
des études classiques au Moyen-Age. Le haut Moyen-Age ne
connaissait de l’œuvre d’Aristote que ce que Boece en avait fait
connaître, mais au XIIIe siècle l’œuvre intégrale du Stagirite
fut révélée à l’Occident par des traductions venues d’Espagne,
de Sicile et d’Italie.

Le legs de l’hellenisme parvient ainsi aux scolastiques qui,


par une casuistique habile, sauvent le patrimoine intellectuel de
l’Antiquité. Ils considèrent la culture antique comme une pré¬
paration à l’évangélisme, les sages de la Grèce ayant joué auprès
des gentils un rôle équivalent à celui des prophètes juifs auprès
du peuple élu. Dès lors, l’encyclopédie d’Aristote est une sorte
de préface à la Somme théologique. Le succès du thomisme en
Le Courant Rationaliste 37

Occident n’a peut-être d’autre cause que son caractère de syn¬


thèse entre la culture grecque et latine et la culture chrétienne.
Bien que la première bouture soit juive, avec Saint-Thomas-
d’Aquin et les scolastiques, le christianisme devient l’œuvre
de la civilisation gréco-latino-chrétienne : le catholicisme est né
de cette synthèse. L’Eglise catholique sera son support tempo¬
rel, les rois pour assurer leur trône revendiqueront son autorité.

L œuvre de Saint-Thomas acquiert le titre de doctrine de


référence de toute une civilisation.

On comprend sans peine, dans ces conditions de réception


historique, 1 importance de son œuvre pour la philosophie du
droit et de l’Etat. Cette doctrine du droit et de l’Etat, Saint-
Thomas l’a exposée dans de très nombreux articles de la pre¬
mière et de la deuxième partie de la Somme théologique et
dans le troisième livre de la Somme contre les Gentils. Nous
trouvons notamment dans la prima secundae de la Somme, huit
traités de morale et de droit et il en traite également dans les
questions sur les vertus, le mal et dans l’abrégé de théologie.
En fait, les références à l’ensemble de son œuvre sont nécessaires
pour qui veut avoir une vue complète de sa pensée sur le droit
et l’Etat.

Quant au De regimine principum (1265-1266, conçu pour


l’édification des Lusignan de Chypre), s’il représente admira¬
blement l’esprit thomiste et doit être retenu à ce titre, il semble
qu’il fut écrit dans sa dernière partie par Ptolémée de Lucques,
disciple de Saint-Thomas vers 1301. Le De regimine judeorum,
dédié à la Duchesse de Brabant (1261-1272) semble une œuvre
authentique, mais de bien mince dimension.

Pour comprendre la portée de cette philosophie du droit et


de l’Etat, il faut la saisir dans le cadre des préoccupations clas¬
siques adoptées par Saint-Thomas, préoccupations très différentes
de celles de la philosophie moderne, dominée par l’historisme.
Pour Saint-Thomas, le droit et l’Etat sont appréhendés dans une
perspective téléologique de l’univers, dont l’homme n’est qu’une
partie. Le droit et l’Etat sont liés à une ontologie, c’est-à-dire à
une science de l’être. Cette science de l’être repose sur la dis¬
tinction entre l’être nécessaire, dont l’essence coïncide avec
l’existence et qui existe « a se » (Dieu), et celle de l’être con¬
tingent, dont la définition implique simplement la possibilité
d’être, sans nécessité d’existence actuelle, qu’il ne peut posséder
que « ab alio » par rapport à l’Etre. Il y a donc dans tout être
contingent, la substance et les accidents, la forme (forma) et le
contenu.
La connaissance philosophique doit se situer au niveau
le plus élévé, au niveau de la totalité, toute créature,
38 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

doit être située par rapport au tout. Il en est ainsi de


l’homme qui n’occcupe qu’une place secondaire dans la création,
mais une place qui s’inscrit dans la fin universelle. Chaque être
est un microcosme, une réplique de l’univers à petite échelle,
obéissant au principe d’unité qui régit l’univers, et auquel sont
suspendus aussi bien les systèmes célestes par le premier mobile,
que l’âme par la raison, les corps par l’âme et les créations maté¬
rielles par leur forme substantielle. L’homme obéit à cette loi
du retour perpétuel de la multiplicité à l’unité, car l’homme
possède une nature propre et la fin de l’homme est déterminée
par sa nature, c’est sa nature parfaitement réalisée.
Déterminer la nature de l’homme et sa fin, tels sont les buts
essentiels pour Saint-Thomas de la philosophie et de la théolo¬
gie morale. C’est donc dans le cadre d’une théologie morale que
s’inscrit la conception thomiste du droit et de l’Etat, perspective
qu’il ne faut jamais perdre de vue, si l’on veut apprécier objec¬
tivement sa construction. Cette détermination de la notion de
l’homme et de sa fin suppose au préalable une définition de la
nature humaine. Cette détermination du caractère ontologique
de l’homme ne se place plus seulement comme chez Socrate,
PI aton et Aristote sur le plan de la spéculation philosophique,
mais sur le plan de la révélation et de la grâce.

Le Christianisme marque ici une rupture avec la conception


hellénique du monde et de l’homme. Le Christianisme met en
avant une conception du monde qui est dominée non plus par
la notion du dieu organisateur, mais par la notion de dieu créa¬
teur. Le monde n’est plus le développement nécessaire d'une
loi naturelle, mais un don d’Amour de dieu. Dans l’œuvre de
Saint-Thomas, l’homme apparaît non plus comme une partie du
tout, mais dans sa particularité en sa subjectivité, en fonction
de l’intelligence créatrice de Dieu.

Saint-Augustin apporte le sens d’une subjectivité élargie,


l’homme n’est pas seulement un fragment de l’univers, il est un
membre actif de la cité, il est libre et responsable en face de
la création. La cité humaine est liée à la cité de Dieu par la
Révélation, qui permet que la nature humaine ne soit pas con¬
traire à la justice divine si elle possède la grâce.

Le dogme de péché originel et de la chute de l’homme trans¬


forme en même temps, dans le Christianisme, la notion de nature.
L’homme se sépare partiellement de la nature viciée par le
péché originel La valeur de l’homme réside moins dans la cons¬
cience de ce qu’il est, que dans la conscience de ce qu’il n’est
pas.

La grâce et la révélation lui permettront seuls de combler


ce vide. Il ne pourra plus accéder au « Bien » par la seule
Le Courant Rationaliste 39

connaissance (Platon) mais par la foi, la révélation. Désormais


le surnaturel devient le complément indispensable du naturel.
La lex divina, c’est aussi le droit positif décrété par Dieu lui-
même, pour les hommes, dans l’Ecriture.

Saint-Thomas, et c’est par là qu’il se sépare de l’Augustinum,


construit une philosophie fondée sur la raison.

Saint-Thomas définit l’homme en l’opposant à l’animal doté


de l’instinct, comme un être doué de raison « le premier prin¬
cipe de toutes les œuvres humaines est la raison (6). « L’homme,
dit Saint-Thomas, s’est trouvé créé sans que rien de pareil lui
ait été fourni par la nature, mais en échange, il a été pourvu
de la raison qui le met en état d’apprêter toute chose au moyen
de ses mains ». La raison n’a plus pour domaine, comme chez
les philosophes grecs, la contemplation du cosmos et la recherche
de son harmonie, mais la justification du donné révélé par Dieu.
Nous sommes au plan de la révélation et de la grâce, qui inter¬
viennent pour justifier les mystères qui dépassent la raison (7).
L homme en tant qu'être est une personne ce la personne dénonce
ce qu’il y a de plus parfait dans toute la nature, à savoir le sujet
couronné de rationalité ». Cette personne est dotée d’une âme,
âme dont le principe essentiel, le Mens, ou intellect, sustente en
quelque sorte la raison, organe de l’universel dans l’ordre spé¬
culatif et pratique. Le Mens est dans l’homme ce qui le rap¬
proche le plus directement de Dieu, « le principe intellectuel
désigné sous le nom de Mens ou intellect possède une acti¬
vité propre à laquelle le corps ne prend aucune part » (8).

Mais Dieu seul est l’être « a se », par soi, la raison absolue, le


beau absolu, le bon, la justice en soi, etc., distinction ontolo¬
gique qui permet à l’Aquinate de justifier la distinction entre le
monde et son créateur, l’existence de Formes pures (l’âme désin¬
carnée), de démontrer l’existence de Dieu et de la raison abso¬
lue, en partant de la contingence de l’homme. Cette impossibi¬
lité de l’homme à connaître l’Absolu, que Platon et les Grecs
expliquaient par l’insuffisance et la défaillance de nos sens,
Saint-Thomas l’expliquera conformément à l’Ecriture Sainte, par
la chute de l’homme, la déchéance de l’homme, par suite du
péché originel.
Toutefois malgré la chute, comme il n’y a pas de différence
spécifique entre la nature de l’homme avant la chute et après,
l’homme conservera grâce à sa nature rationnelle, une inclina¬
tion spirituelle qui lui permettra de pressentir les directions de

(6) Somme la 928 a2.


(7) Saint Augustin définissait ce rôle de la raison et de la grâce par
ces mots « intellege ut credas, crede ut intellegas ».
(8) Somme la 975 a2.
40 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

la raison divine, inclination appropriée à sa fin. Ainsi se trouve


assurée chez Saint-Thomas la soumission de la philosophie à la
théologie, il n’y a de principe que le Dieu Révélé ; les choses
et les êtres sont ce que Dieu les a faits dans la rationalité du
verbe créateur, auquel l’homme doit rendre hommage. « Il est
à considérer que tout l’univers est constitué de l’ensemble des
créatures, comme le tout de ses parties. Chaque créature est
pour son activité et pour sa perfection propres : les créatures
les moins nobles sont pour les plus nobles, chaque créature est
pour la perfection de tout l’univers ; enfin celui-ci avec chacune
de ses parties est ordonné à Dieu comme à sa fin, étant donné
que toutes celles-ci sont comme des images destinées à repré¬
senter la bonté de Dieu et à chanter sa gloire, encore que les
créatures raisonnables aient, en plus de cette finalité commune,
le privilège d’avoir Dieu comme objet, de pouvoir connaître et
l’aimer et par conséquent de pouvoir l’atteindre par leurs actes
personnels » (9).

Cette perspective, dite « philosophie de l’échelle mystique »,


place donc au sommet de l’édifice rationnel, la raison divine dont
nous pouvons seulement pressentir les directions, puis la raison
humaine, raison spéculative et raison pratique. Grâce à la raison,
l’homme accède à la relation spirituelle avec Dieu, par là même
l’homme se rallie à sa cause, à Dieu. « La raison naturelle dicte
à l’homme, conformément à l’inclination de sa nature de protester
de sa sujétion et de rendre honneur suivant que sa condition le
lui permet, à celui qui est au-dessus des hommes » (10).

L’homme est donc, par nature, une intelligence imparfaite


orientée par et vers la raison divine. Donc il est libre, puisqu’il
ne se confond pas avec l’être en soi, avec l’absolu. Puisqu’il est
libre, il est volonté et action, il exprime ses potentialités ration¬
nelles par sa connaissance de l’agir, (volonté libre qui est consi¬
dérée comme une inclination naturelle par Saint-Thomas :
Voluntas est appetitus quidam rationalis) agir, dominé par
la raison.

« La règle et la mesure des actes humains est la raison,


laquelle est principe premier de l’agir humain » (11). Cette
raison est la raison droite (ratio recta), fécondée par la révéla¬
tion et la grâce, mais aussi par son contact avec la vie indivi¬
duelle et sociale qui est son support réel ; avec la vie indivi¬
duelle, car l’homme est ordonné à Dieu et responsable devant
lui, avec la vie sociale car l’homme est un animal social (zoon
politicon), selon la formule d’Aristote : « Parmi toutes les

(9) Somme la 965 a2.


(10) Somme la II ae 985 al.
(11) Somme la II ae 921 a3.
Le Courant Rationaliste 41

choses qui peuvent être à l’usage de l’homme, les principales


consistent précisément dans les autres hommes, étant donné que
l’individu est par nature un animal social » (12).

Le problème de la nature humaine ne se pose donc pas en


égard à la fin de l’homme, uniquement sur le plan providen¬
tiel, il se pose aussi sur le plan politique, c’est-à-dire sur le plan
du droit et de 1 Etat, la notion de Bien et de Bien commun
assurant la jonction entre les deux plans. Ce sont ces trois pro¬
blèmes que nous examinons successivement en considérant la
notion de droit, la notion d’Etat et la notion de Bien et de Bien
commun, chez Saint-Thomas.

§ L — La notion de droit chez Saint-Thomas

Il serait vain de nier l’apport que les penseurs grecs et


romains ont fait à la pensée thomiste, mais source ne signifie
pas nécessairement emprunt ou compilation, à moins que réagir
ne soit toujours une manière d’être influencé. De même que
Marx a emprunté à Blanqui son idée de lutte des classes, à
Hegel sa méthode dialectique, à Saint-Simon sa formule du com¬
munisme, sans que pour autant la doctrine marxiste ait perdu
son originalité, Saint-Thomas a tiré certaines manières de conce¬
voir les problèmes juridiques et certaines formules d’Aristote, des
Stoïciens, de Cicéron, d’Ulpien et de bien d’autres auteurs sans
que sa construction perde cette profonde cohésion qui est la force
même de son originalité. Dans un très remarquable ouvrage,
M. J.-M. Aubert a recherché les sources textuelles de la pensée
juridique thomiste (13), travail auquel il convient de se reporter
dans toute exegèse de la pensée thomiste sur le droit ; notre
objet est différent, il s’agit dans une perspective exhaustive de
tracer les grandes lignes d’une philosophie du droit dont Saint-
Thomas lui-même nous définit, dans la Somme, le programme :
« Les choses de droit naturel sont-elles commandées parce
qu’elles sont bonnes et défendues parce qu’elles sont mauvaises,
les choses de droit positif au contraire sont-elles bonnes parce
qu’elles sont commandées et mauvaises parce qu’elles sont défen¬
dues ? » ; autrement dit, quel est le fondement de l’ordre juri¬
dique et quel est le rapport entre le contenu du droit et son
fondement ?

(12) Cont Gent 4 III c 28.


(13) Jean-Marie Aubert : Le droit romain dans l’œuvre de Saint-
Thomas, Vrin 1955. Voir également : Van Overbeice O.P. : Saint-Thomas
et le droit. Revue Thomiste 1955, p. 519.
42 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

1. — Saint-Thomas et le problème du fondement du droit.

Le fondement du droit est recherché par Saint-Thomas dans


une extension de l’idée de loi naturelle au domaine juridique,
la notion de droit naturel exprimant cet élargissement. C’est en
prenant le contre-pied de la conception stoïcienne du droit natu¬
rel, contrairement à ce que pensent certains auteurs, que
Saint-Thomas élabore sa notion de lex naturalis (14).

La caractéristique essentielle de la conception stoïcienne de


la loi naturelle, c’est le caractère en quelque sorte biologique de
la nature, elle s’enracine profondément dans le cosmos et dans
la vie matérielle. Il en va différemment dans la pensée thomiste
dominée par la notion de quidité. La nature d’un être, c’est son
essence, sa forme, qui prévaut sur sa matière. La notion de nature
est une cristallisation conceptuelle des choses créées par Dieu,
les choses sont naturellement ce que Dieu les a faites confor¬
mément à la raison divine. Chaque être a une nature qui leur
est, comme Dieu, intérieure, et une fin qui est sa nature réalisée.
La loi naturelle, c’est la mise en rapport de la nature avec sa
fin ; elle assure la présence de la forme ; doctrine fondamentale,
si l’on veut éviter une confusion fréquente chez certains philo¬
sophes du droit, Kelsen en particulier. Il écrit en effet dans son
article sur Justice et Droit naturel (15) : « Saint-Thomas
enseigne que la raison de l’homme, à partir de la nature raison¬
nable duquel une théorie du droit naturel peut déduire ses
normes éternelles et immuables, est la raison de Dieu dans
l’homme », thèse qui conduit à une conception fixiste du droit
naturel, or nous verrons par la suite qu’il n’en est rien chez
Saint-Thomas.

Le droit est fondé en raison pour Saint-Thomas : « La rai¬


son est le premier principe des actes humains, puisque l’homme
ne peut agir comme être intelligent sans la conduite de la raison,
donc la règle des actes humains se trouve dans la raison. Mais
d’autre part la règle des actes humains n’est autre chose que la
loi, donc la loi se trouve dans la raison. Ainsi le caractère de
la loi est d’être une ordonnance de la raison ». Mais il ajoute
aussitôt : « La raison humaine comme telle n’est pas règle. Ce
sont les principes qui lui sont inculqués qui jouent le rôle de
règle et de mesures générales par rapport à toutes les actions

(14) Il s’écarte également des Stoïciens par la distinction qu’il établit


entre le droit et la morale — le droit, c’est la chose juste — la morale,
c est 1 intention du juste — le juste est objectif, la recherche du juste,
subjective.
(15) Kelsen : « Justice et droit naturel » dans l’ouvrage collectif :
Le droit naturel, P.U., 1959, p. 84.
Le Courant Rationaliste 43

qu’elle-même a fonction de mesurer et régler » (16). L’exten¬


sion de ce fondement du droit à l’ensemble de l’édifice juri¬
dique se justifie pour Saint-Thomas par une extension de la doc¬
trine de l’échelle mystique au phénomène juridique, au droit
naturel dans son ensemble, car si la raison est une par essence,
elle est multiple par ses manifestations.

Nous l avons vu précédemment, il existe dans l’échelle mys¬


tique rationnelle des degrés que nous retrouvons dans le droit,
degrés dans la raison que Saint-Thomas compare aux degrés de
l’intelligence, qui séparent l’intelligence d’un rustre de celle
d un philosophe, celle d’un philosophe de celle d’un ange, et
celle d’un ange de celle de Dieu.

Au sommet de l’échelle mystique, Saint-Thomas place la lex


ætema, la loi éternelle. « La loi éternelle est le gouvernement
du monde par la raison divine. La raison dont la règle est le droit
de la nature est la raison divine » (17). La lex æterna est imma¬
nente à la raison divine, l’image même de cette raison, elle
exprime de la manière la plus parfaite l’idée de volonté divine
présente dans l’intelligence du monde.

Au-dessous, Saint-Thomas place la lex naturalis, qui corres¬


pond dans l’échelle mystique à la raison spéculative (ratio spe-
culativa), dont les fonctions sont définitio, enuntiatio, syllogis-
mus vel argumentatio, « la loi naturelle est la participation
des créatures douées de raison à la loi éternelle » (18). Cette loi
naturelle, étant donné la doctrine du péché originel et la chute
de l’homme, ne peut être qu’une image imparfaite de la lex
æterna, mais elle est accessible à l’homme par l’exercice de la
raison spéculative ; elle représente dans la philosophie thomiste
le point de convergence entre la raison divine et la liberté ration¬
nelle. Elle subit simplement l’action de cette inclination natu¬
relle qui est au centre de toute construction thomiste, cc en elle
se réalise une participation de la raison éternelle s’exprimant
sous forme d’inclination naturelle à des fins dues » (19). Cette
volonté de Saint-Thomas de ramener le problème de la loi natu¬
relle au plan des fondements du droit, est très apparente dans
la distinction qu’il établit entre la loi naturelle primaire et la
loi naturelle secondaire. Seule la loi naturelle primaire pré¬
sente un caractère d’immutabilité, mais elle se ramène à un
seul principe, qu’il faut faire le bien et éviter le mal « la
nature raisonnable du fait qu’elle connaît les notions universelles

T6) Somme la lae a3 ad2.


(17) Somme II II 58 art 4.
(18) Somme I II 93 art.
(19) Somme la II ae 991 a2.
44 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

de bien et d’être implique un ordre immédiat au principe uni¬


versel de l’être » (20).
La loi naturelle secondaire est faite de règles qui varient
avec les pays « car si la justice doit s’observer universellement,
la détermination des choses qui sont justes par institution divine
ou humaine varie nécessairement selon les états différents de
l’homme », et Saint-Thomas ajoute : « Les principes communs
de la loi naturelle ne peuvent être appliqués selon un mode uni¬
forme à tous, en raison de la grande variété des choses humaines.
De là provient la diversité des législations chez les divers
peuples » (21). On ne peut faire profession de foi plus relati¬
viste. Le problème de la loi naturelle secondaire rejoint le pro¬
blème de la lex humana, du droit positif. Dans l’échelle mys¬
tique, au-dessous de la raison spéculative, Saint-Thomas place la
raison pratique (ratio pratica) dont la fonction est de « légiférer,
commander, créer des normes » (22).
La lex humana est l’œuvre de la raison humaine élaborant
les règles pratiques de vie individuelle et sociale, elle constitue
à proprement parler le droit positif ce la loi est une prescription
de la raison, se rapportant au bien général faite par celui qui
gouverne la communauté, et promulguée ».
Entre ces trois ordres juridiques, la philosophie de l’échelle
mystique établit un ordre de rapport nécessaire et décroissant ;
la loi humaine doit être à la loi naturelle ce que la loi natu¬
relle est à la loi divine, la raison, la ratio des Scolastiques assu¬
rant l'unité du système ; le droit est aussi appréhendé dans une
sorte d’envolée mystique comparable aux ordres superposés de
la cathédrale gothique, dont les flèches s’élancent vers le ciel
pour rendre hommage au Créateur. Cette raison n’est pas une
raison empirique mais une raison particulière, la ratio recta des
Scolastiques, notion qui se trouve déjà chez Cicéron, raison
droite qui est recherche de la conformité de la nature humaine
à sa fin, idée que nous nous efforcerons d’éclairer plus tard en
étudiant la notion de bien commun.
Contentons-nous de conclure, eu égard au problème du fon¬
dement du droit chez Saint-Thomas, que sa conception du droit
naturel ne suppose en rien des règles juridiques immuables.
Saint-Thomas retient la leçon de la relativité de l’histoire du
droit. Il affirme simplement que Vuniversalisme de la loi natu¬
relle nest pas de fait mais de droit, c’est-à-dire que le droit
naturel dans son ensemble en tant qu’ordre, forme, est ration¬
nel. Le droit est forme et c’est la forme qui, par la raison, informe
le contenu.

(20) Somme lia Ilae 92 a3.


(21) Somme I II 995 a2 ad3.
(22) Somme I II 17 art 1.
Le Courant Rationaliste 45

2. — Le contenu du droit chez Saint-Thomas.

Dans une formule lumineuse et synthétique, Louis Lachance


définit le droit positif chez Saint-Thomas, comme « le résultat
d’une combinaison de principes, de données empiriques, de pru¬
dence et de jurisprudence » (23).

L homme est volonté libre, conscience, libre arbitre, l’indi¬


vidu est donc pour Saint-Thomas au centre de la vie juridique
et morale qui s’élabore par rapport à la personne humaine, aux
autres hommes et à la cité. L’homme est aussi agir, c’est-à-dire
qu’il est l'artisan de sa vie morale et juridique ; il créé son
ordre juridique et moral en partant de cette inclination natu¬
relle qu'il tient de sa nature rationnelle, mais cette raison ne
lui indique que des directions, il appartient à la raison spécu¬
lative et pratique d’en tirer des règles contingentes, répondant
aux nécessités des circonstances. La raison est volonté et con¬
naissance, ce qui n’est pas antinomique, contrairement à ce que
soutient Kelsen (24) puisqu’il n’y a pas coïncidences entre la
connaissance divine et la volonté divine et humaine.

« L’opposition invoquée entre le volontaire et le naturel s’éta¬


blit dans l’ordre de causalité, certaines choses étant réalisées
naturellement et d’autres volontairement. Il y a en effet un
monde de causalité propre à la volonté, du fait qu’elle est maî¬
tresse de ses actes, différent de celui qui lui convient, du fait
qu’elle est une nature déterminée à un objectif invariable. Mais
parce que le volontaire a son fondement dans le naturel, il est
nécessaire que quelque chose du mode propre à la nature soit
participé par la volonté, à la manière dont une cause qui a prio¬
rité sur d’autres, influe sur elles. En effet l’ètre que confère la
nature jouit d’ « une priorité par rapport aux actes libres
propres à la volonté » (25).
Ce choix dans l’ordre juridique s’effectue donc conformément
à la nature de l’homme et à la nature des choses (synderèse).

Il s’effectue d’abord conformément à la nature de Vhomme


qui est d’étre rationnelle. Cicéron (26) disait déjà : « Les créa¬
tures qui ont reçu de la nature le don de raison ont aussi reçu

(23) Louis Lachance : L’hurnanisme politique de Sainl-Thomas-d’Aquin,


p. 244. Edition Levrier, Sirey 1965.
(24) Kelsen : Justice et droit naturel, op. cité p. 85 : « créer une norme
ce n’est pas connaître un objet déjà créé tel qu’il est, mais exiger quelque
chose qui doit être. En ce sens, créer des normes est une fonction de la
volonté non de la connaissance. Une raison qui crée des normes est une
raison qui connaît et en même temps veut, c est à la fois connaître et
vouloir. C’est la notion contradictoire de la raison pratique ».
(25) Somme la Ilae 910 al adl.
(26) Cicéron : De légibus. L XII 33.
46 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

la droite raison et par là le don du droit ». L’ordre juridique se


conçoit par rapport à l’inclination vers la justice qui se trouve
innée en l’homme, et par rapport à sa fin naturelle. L’ordre juri¬
dique est rattaché à l’ordre rationnel, quant à son fondement,
au plan même de la volonté. Mais la justice, la raison humaine
ne peut la concevoir que comme un idéal ; elle représente des
valeurs qui peuvent être réalisées partiellement mais jamais
totalement. La justice est le modèle parfait, le droit positif est
une copie qui a pour tendance fondamentale de ressembler au
modèle, c’est le rapport de reflet à l’objet. Seule l’idée de jus¬
tice a une existence véritable, le droit positif, image concrète
de la justice n’a qu’une existence apparente.

J. Maritain, dans un apologue très célèbre, « L’histoire de la


petite fille aux cerises », a, d’une manière très poétique, tra¬
duit cette idée : une dame a volé des cerises quand elle était
petite fille. Toute sa vie se passe à essayer de se punir du vol.
La voilà devenue vieille dame et bigote ; elle meurt. Le tribu¬
nal divin la juge et elle apprend qu’elle est sauvée, parce qu’elle
a volé des cerises. La morale, c’est que si le tribunal divin
existe, il ne saurait juger suivant un code humain et de plus,
il est probable que ce vol était le seul désir vrai, spontané de la
pauvre dame.
La justice ne vise pas le transitoire, mais l’éternel, afin d’y
contempler la forme, l’idée, le type parfait ; c’est pourquoi elle
ne peut être qu’un idéal. Dans cette recherche de la justice,
l’homme est aidé par la ratio recta, la raison droite.

Une grande confusion règne chez certains auteurs, chez


Kelsen en particulier, au sujet de cette raison droite. Kel¬
sen (27) présente cette raison droite comme dirigée vers le bien,
c’est-à-dire capable de dire immédiatement et à priori, ce qui
est le bien et ce qui est le mal. Or il n’en est rien dans la pen¬
sée thomiste, pas plus d’ailleurs que chez Cicéron, la droite
raison c’est simplement celle qui est « en harmonie avec la
nature » (28). Ajoutons que pour le thomisme, le donné incon¬
ditionnel que nous tenons de notre nature morale, c’est le sen¬
timent d’un plus grand, d’un plus juste que nous, par rapport
à quoi nous réglons notre conduite, en mettant en jeu cette
liberté profonde qui nous est donnée. La conscience nous permet
d’assumer nos responsabilités morales.
Mais alors, si la ratio recta est celle qui est en harmonie
avec la nature, reste le problème du mal dans la nature. Pour
les thomistes, le mal (et il en est de même pour la souffrance)

(27) Kelsen : Justice et droit naturel, opus cité p. 83.


(28) Kelsen ajoute : « Saint-Thomas identifie cette nature à Dieu
car il déclare que Dieu est le créateur de ce droit éternel et immobile ».
Le Courant Rationaliste 47

résulte d un fonctionnement vicié de la vie elle-même, vie indi¬


viduelle ou sociale (ou biologique), on ne saurait l’imputer au
créateur mais au créé. Il est le prix de la liberté. La liberté
implique des déviations, mais elle permet aussi des redresse¬
ments, et des corrections, par retour à l’équilibre, ce qui donne
à la justice son aspect de tâtonnements. Le penchant à la jus¬
tice, soumis au contrôle du libre arbitre, a besoin, avant d’être
renforcé par l’accoutumance, d’être aidé par ce que Saint-Tho¬
mas appelle la Prudence. « La Prudence n’évolue pas dans le
monde des universaux où il ne saurait y avoir d’action mais,
étant principe d’action, elle doit être tournée vers le singu¬
lier » (29). ce La raison doit être simplement orientée vers sa
fin », dit Louis Lachance, « c’est le contact avec le réel qui va
la féconder » ; « quant aux principes universels secondaires de
la raison, soit spéculative soit pratique, ils ne sont pas fournis
par la nature mais par des recherches à base d’expériences » (30).
La notion de prudence, complétée par celle de jurisprudence est
au centre de la construction thomiste du droit. L’homme a des
penchants au bien, mais le souci de perfectionner sa personna¬
lité, mûrir ses jugements, réaliser un équilibre harmonieux dans
l’existence individuelle ou sociale ne s’impose pas d’emblée, il
faut y ajouter la synderèse.

La prudence a une vertu formatrice, c’est elle qui crée l’ha¬


bitus individuel qui va inciter les inclinations à se concrétiser.
Elle a d’autre part une vertu constructive, à la fois sur le plan
de la technique du droit et sur le plan de la justice. La pru¬
dence est en ce point jurisprudence et commandement ; elle
résulte soit de la conscience individuelle, soit de l’action du
juge, soit de Faction du pouvoir. « La justice qui ordonne au
bien commun est générale par l’extension de son commande¬
ment... la vertu qui, elle, tombe sous l’empire d’une telle justice
reçoit aussi le nom de justice » (31).

La justice légale, c’est d’abord un certain nombre de prin¬


cipes rationnels, déduits par la raison naturelle à partir de l’idée
de Bien naturel, qui constate ce qui est conforme à la nature de
l’homme et le réalise (quod quis facit), bien individuel et bien
commun. Nous verrons plus loin la place que l’idée de bien
commun occupe dans cette construction : ordo quem ratio consi-
derando facit in operationibus voluntatis.

La justice, c’est ensuite une construction de la prudence,


conformément à la nature des choses. Cette construction s’opère
grâce à l’innervation de l’ordre juridique par l’ordre moral. La

(29) Ethique Lect. 6 n° 1194.


(30) Voir Somme lia Ilae 947 al5.
(31) Somme la Ilae 960 n° 3.
48 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

conscience est éclairée par la raison naturelle et par la morale,


qui assument aussi les premiers pas du droit.

L’idée d’un ordre juridique soumis à un ordre moral pré¬


établi n’existe pas plus chez Saint-Thomas, que l’idée d’un droit
naturel fixe et immuable ; il y a construction simultanée d’un
ordre juridique et moral par la prudence, la justice légale assu¬
rant l’exécution de cet ordre. « Toute vertu morale, et tant
qu’elle ordonne ses actes au Bien commun, se nomme justice
légale, de même que la prudence qui se consacre au bien com¬
mun est appelée justice politique ». La prudence est donc aussi
jurisprudence, elle construit le droit en partant des ce principes
universels et des actions singulières étant donné que la fonction
de prudent est d’appliquer celle-ci à celle-là » (32). Son stan¬
dard, c’est l’idée de justice, étant entendu que la justice, c’est
ce qui est ajusté à la nature des choses. Sous le nom de justice
distributive, c’est la tâche d’ajuster les situations humaines à la
multiplicité des fonctions et des cas. Sous le nom de justice com¬
mutative, c’est ce qui est ajusté en fonction du principe d’équi¬
libre des situations.

En résumé, la conception du droit chez Saint-Thomas est une


conception essentialiste et prudentielle, essentialiste dans la
mesure où par son fondement rationnel le droit existe en soi,
objectivement indépendamment des volontés, est antérieur à l'in¬
dividu et l’Etat ; prudentielle dans la mesure où le contenu du
droit est déterminé par la raison spéculative et la raison pra¬
tique dans leur contact avec le réel et la vie, autrement dit
avec la « Nature des choses », préoccupation qui rapproche la
doctrine thomiste de celle des juristes modernes qui ont pris
conscience, à travers l’historicisme et l’existentialisme, de l’im¬
portance de ce facteur « Nature des choses » dont ils ont fait
la base de leur construction (33).

Une telle position peut surprendre chez Saint-Thomas, mais


en vérité elle est en germe dans la conception thomiste de la
personne humaine. La personne humaine est composée d’une
âme et d’un corps, d’une âme qui a une essence et d’un corps
qui devient, qui naît, qui se développe et meurt, qui est une
sorte de création permanente en fonction de la Nature des choses,
au sens plein, biologique, psychologique et social.

Mais le droit ne saurait être tiré de la seule nature indivi¬


duelle de l’homme, il est aussi le produit de sa nature sociale.

(32) Somme Ha Ilae 947 al5.


(33) Voir plus loin, le courant existentialiste et la place de la notion
de Nature des choses dans la doctrine moderne. Voir également :
Nicos Poulantzas : Nature des choses et droit, L.G.D.S. 1965.
Le Courant Rationaliste 49

§ 2. — La notion d’Etat chez Saint-Thomas

La nature de l'homme le conduit à désirer son achèvement


mais il ne peut le réaliser en dehors de ce milieu naturel que
constitue la société. « L homme, dit Saint-Thomas, est naturel¬
lement enclin à vivre en société » (34). « Tout homme est
ordonné à la communauté dont il fait partie comme à sa
fin » (35). Par une conséquence logique, « tout ce qui se rap¬
porte à cette indication appartient à la loi naturelle » (36).
Cette inclination résulte de ce qu’il appelle « la similitude dans
la nature spécifique de l’espèce humaine » (37). Donnée natu¬
relle, la sociabilité se rattache aux obligations morales primaires
et non au donné secondaire de la raison pratique.
Cette idée de l’achèvement et de la plénitude de la nature
humaine par la société, ne repose pas seulement sur l’idée d’in¬
clination naturelle, elle se déduit également de l’idée platoni¬
cienne de supériorité du tout sur les parties, avec laquelle Saint-
Thomas fait coïncider cette idée chrétienne naturaliste que la
personne individuelle ne peut atteindre la plénitude, en dehors
de la totalité à laquelle elle se rattache. « Le bien de toutes
choses consiste en une certaine unité, c’est-à-dire en ce qu’elle
réunit en son individualité tous les biens en lesquels consiste
sa perfection. De là provient que les platoniciens considéraient
que l’unité est principe au même titre que le bien ; il s’ensuit
que tout être désire l’unité de la même manière que son achè¬
vement » (38).

Cette unité, l’homme va la rechercher par sa participation


à toutes les formes de la vie sociale, participation à la cellule
familiale d’abord, puis à toutes les associations qui sont le signe
évident de la complexité du groupe auquel il appartient, à l’Etat
enfin, qui occupe une place de choix dans l’échelle sociale, degrés
dans la sociabilité qui permettent à l’individu de se rapprocher
progressivement de sa fin.

« La société est une multitude organisée sous une loi de jus¬


tice consentie dans un intérêt commun » (39).
Dans cette perspective sociologique, l’Etat représente le prin¬
cipe nécessaire de l’unité de commandement : « les intérêts
propres divisent, tandis que l’intérêt commun unit. Aux effets
différents répondent des causes différentes. Il faut donc en plus

(34) Ethique lect. I Nu 2 passim.


(35) Somme II Ilae 94 117.
(36) Somme la Ilae q. 94 92.
(37) Ethique lect. 1 Nu 154.
(38) Somme la Ilae q. 36 a3.
(39) Ethique I lect. 1.

4
50 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

de ce qui tient au bien propre de chacun, quelque chose qui


mène au bien commun de l’ensemble. C’est pourquoi on trouve
un principe directeur de toutes choses appelées à former un
tout... Il faut donc qu’il y ait, dans n’importe quelle incerti¬
tude, une direction, chargée de régler et de gouverner » (40).

Mais appréhender la conception thomiste de l’Etat dans cette


seule perspective serait en fait ramener sa pensée à l’idée aris¬
totélicienne du Zoon politicon ; Saint-Thomas se place sur
un plan différent, sur le plan déjà perçu pour le droit, d’une
ontologie et d’une théologie morale prolongées par la syndérèse.

La théorie thomiste de l’Etat qui complète sa conception du


droit est une conception essentialiste, rationaliste, prudentielle.
La conception thomiste de l’Etat est au premier chef une con¬
ception essentialiste : la conception essentialiste de l’Etat tend
à ramener l’Etat à la dimension ontologique. Dans la cosmogé-
nèse thomiste, le premier Etat est l’Univers gouverné par Dieu,
et Dieu, expression de la finalité universelle est aussi la fin de
chacune des parties de l’univers. De même que chaque être,
chaque chose créée est partie et image de la création, l’Etat
reproduit le principe d’unité en tant qu’il est d’abord Forme,
comme le droit, c’est-à-dire principe émané de l’intelligence
divine et en même temps ordre, c’est-à-dire une multitude enser¬
rée dans un cadre qui assure son organisation et en fait un tout
cohérent « multitudo hominum sub aliquo ordine comprehen-
sorum » (41).

Cette conception essentialiste de l’Etat n’aboutit en aucune


manière à une divinisation de l’Etat comme chez Hegel, ce n’est
pas l’Etat qui a un caractère transcendant mais simplement sa
forme. Il n’occupe pas une place à part et exceptionnelle dans
l’univers des formes, il n’est qu’une forme parmi d’autres
formes, il est seulement utile à la réalisation de la nature
humaine et il n’existe que pour garantir cet achèvement, parce
que tout est organisé dans l’univers suivant le principe de hié¬
rarchie et parce qu’aucune communauté ne peut poursuivre son
achèvement sans une tête pour la gouverner.

La forme ultime de la société, ce n’est pas l’Etat, mais un


corps mystique, le corpus mysticum, qui unit toutes les créa¬
tures sauf les damnés, et dont l’unité est symbolisée par le
Christ, homme Dieu, roi des rois. La loi éternelle est la mesure
de l’Etat. Tout absolutisme étatique est incompatible avec l’es¬
sentialisme thomiste, L’ordre divin limite objectivement la toute
puissance éventuelle de l’Etat ou du pouvoir. Le droit et la

(40) De reg. Princ. L1 Cl 744.


(41) Somme la 931 al a2.
Le Courant Rationaliste 51

morale existent objectivement, à côté et en même temps que


l’Etat, mais indépendamment de lui. La thèse essentialiste tho¬
miste est en même temps une thèse objectiviste, qui limite
l’Etat par le droit et la morale. L’Etat, comme la société, n’est
indispensable que dans la mesure où il concourt au perfection¬
nement de la nature.

L’individu en tant que personne qui assume son propre des¬


tin et sa propre responsabilité devant sa conscience, c’est-à-dire
lui-même, et devant Dieu, échappe pour le for interne à l’action
de l'Etat. « L’homme n’est pas ordonné à la société politique
selon lui-même et selon tout ce qui tient à lui et par suite, ce
n’est pas de nécessité à ce que chacun de ses actes soit moni-
toire ou démonitoire par rapport à la société politique. Mais
tout ce qu’est l’homme, tout ce qu’il peut et ce qu’il possède
est ordonné à Dieu » (42).

La conception essentialiste de l’Etat se prolonge chez Saint-


Thomas dans une conception rationaliste de l’Etat.

L’Etat, dans la vision essentialiste, est une forme qui assure


l’ordre de la société, mais si la personne humaine a une exis¬
tence autonome par rapport à l’Etat, l’Etat existe aussi objec¬
tivement, a une activité propre ; l’Etat se pose dans l’existant
et nous met en face du problème des rapports de l’essence et
de l’existence dans la société politique « le tout possède seule¬
ment l’unité d’ordre... par suite la partie de ce tout peut avoir
des démarches qui ne sont pas celles du tout... pareillement ce
tout possède une activité qui ne ressemble pas en propre à Tune
quelconque de ses parties mais à lui-même » (42).

L’Etat est nécessaire à l’achèvement de la communauté (qui¬


dam naturalis impetus) comme à l’achèvement de l’individu, en
ce sens il apparaît comme fécondé en raison ; phénomène rationnel
il est le plus rationnel des phénomènes. « Etant donné que la rai¬
son humaine doit poser sa régulation, non seulement aux choses
consacrées à l’usage de l’homme mais aussi aux hommes eux-
mêmes, auxquels il convient d’être dirigés par la raison, elle
procède sur l’un et l’autre plan par l’ordonnance des éléments
simples aux composés. Par exemple, dans le domaine utile par
l’ordonnancement des pièces de bois, elle constitue le navire et
dans l’ordre humain, par celle d’un certain nombre d’individus,
elle réalise une communauté quelconque ».

Les institutions étatiques sont le cadre vivant qui pro¬


tège le principe d’unité des sociétés. Affirmer que ces ins¬
titutions sont naturelles ne signifie pas qu’elles sont données
toutes faites, ni qu’elles se développent d’elles-mêmes, mais

(42) Ethique lect. I Nu 4.6.


52 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

qu’elles sont également l’œuvre de la raison spéculative et de


la raison pratique de l’homme. L’Etat est un donné de la raison,
cela signifie qu’il s’impose à nous comme un cadre social et que
nous sommes reliés par lui à l’histoire de l’homme.
Par ailleurs, les institutions étatiques sont création et jaillis¬
sement, c’est-à-dire, qu’elles ne peuvent se développer sans les
membres des sociétés humaines, ni contre eux ; leur développe¬
ment doit aller à la loi de croissance, qui est inscrite dans la
nature et que la raison s’efforce de déchiffrer, elles sont œuvre
de liberté et d’imagination. « Etant donné que le tout que réa¬
lise la cité tombe sous le jugement de la raison, il est néces¬
saire de compléter la philosophie par l’élaboration d’une théorie
de la cité désignée sous le nom de politique et de savoir
civil » (43).
La politique de Saint-Thomas, à l’égal de celle d’Aristote,
prolonge l’éthique dans le plan de l’opportunité sociale et se
nourrit d’elle comme le droit, « il est clair que la science poli¬
tique, considérant le bon ordonnancement des hommes, ne se
rattache pas aux savoirs artistiques mais à ceux qui portent sur
l’action et telles sont les disciplines morales » (44). Le but de
la société étatique est de promouvoir, dans la mesure où les
individus ne peuvent y parvenir seuls, ce qu’il appelle ce l’hon¬
nêteté naturelle », en leur procurant le bonheur temporel qui
permet aux hommes l’exercice des vertus privées, image des
vertus surnaturelles.
« Le roi doit porter son effort sur trois points :
1° Instaurer l’honnêteté de vie dans la multitude qui lui
est soumise.
2° Conserver cet état de choses une fois établi.
3° Travailler assidûment non seulement à le maintenir mais
à l’améliorer. Or pour qu’un homme vive conformément à l’hon¬
nêteté naturelle, deux conditions sont requises, l’une est la prin¬
cipale, c’est d’agir selon la vertu, l’autre est secondaire et comme
instrumentale, c’est la suffisance des biens corporels dont l’usage
est nécessaire à la pratique des vertus » (45).
Dans cette perspective qui rejoint une fois de plus celle de
l’échelle mystique, la soumission de l’individu à l’autorité est
comparable à celle des créatures inférieures aux créatures supé¬
rieures.
Le principe hiérarchique « joue le rôle d’élément formel
comme la perfection du tout par rapport aux parties » (46).

(43) Pol. 5-6.


(44) Pol. 5-6.
(45) De regimine principum L1 C. 16.
(46) Sommie la Ilae 992 a.
Le Courant Rationaliste 53

La personnalisation du pouvoir chez Saint-Thomas, soigneu¬


sement distinguée par lui du pouvoir personnel, est un bien
naturel dans la mesure où elle signifie qu’il faut une autorité
respectée et efficace. Ceux qui sont désignés pour gouverner ne
sont pas de simples exécuteurs. Les titulaires du pouvoir sont
des « fonctionnaires de Dieu », ils ont une responsabilité à
l’egard de la société. Il en résulte que le titulaire du pouvoir
n est jamais titulaire d’une légitimité originelle. Le citoyen et le
gouvernant assument la légitimité du dedans, dans le respect
du code existant auquel le bien commun se trouve lié, bien com¬
mun qui, nous le verrons, est seule source de légitimité.

Il ne faut pas s’étonner dans ces conditions que les écrits


de Saint-Thomas relatifs à la constitution de l’Etat soient mar¬
qués de nombreuses hésitations, pour lui ce n’est qu’un pro¬
blème d opportunité qu’il traite en s’inspirant directement d’Aris¬
tote. Il distingue, comme Aristote, trois formes de gouvernement :
la monarchie, l’aristocratie, la république, qui dégénèrent en
tyrannie, oligarchie, démocratie, lorsque les gouvernements
oublient l'intérêt général, pour ne songer qu’au leur. Il affirme
sa préférence pour la constitution monarchique, car tout vient
de l’un et retourne à l’un, mais déclare, en même temps, que le
gouvernement d’un seul peut être le pire, lorsqu’il oublie sa
fin. En vérité pour lui le problème essentiel est ailleurs, il est
dans la conception prudentielle de VEtat.

La prudence politique est l’élément essentiel de la dyna¬


mique politique car cc la vie sociale est nécessaire à l’existence
de la perfection » (47). C’est grâce à son action que l’homme
pourra réaliser sa fin. cc La raison droite juge que le bien com¬
mun est meilleur que celui d’un seul. Et donc il appartient à
la prudence de régler judicieusement le conseil, le jugement et
le commandement, par rapport aux moyens qui conduisent à ce
qui est définitivement fin, il est clair que la prudence ne con¬
cerne pas seulement le bien privé d’un seul mais aussi le bien
commun » (48). La prudence est législatrice : « La prudence
qui institue les lois, est de toutes les parties de la politique,
celle qui est la principale et par rapport à l’agir humain, ce
qui est absolument premier » (49). Elle est à proprement par¬
ler la justice légale qui a pour objet de régler nos rapports avec
autrui considéré individuellement ou socialement.

Cette justice prend à charge l’exécution de l’ordre moral


qu’elle s’efforce de promouvoir, cc la prudence politique est à
la justice légale ce que la prudence simplement dite est à la

(47) Somme lia Ilae 9188 a8.


(48) Somme lia Ilae 947 alO.
(49) Ethique lect. 7 n 1201.
54 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

vertu morale » (50). La prudence est sagesse, cc la politique


commande en vue de la sagesse, établissant l’ordre qui permet
aux individus d’y parvenir » (51) car il appartient aux plus
sages de faire régner l’ordre et la justice. Ainsi la politique
devient-elle l’art, l’art de concilier ce qui est opportun pour le
développement de la communauté avec les fins morales de
l’homme.
L’Etat est un milieu naturel destiné à imprégner l’âme
humaine des vertus nécessaires à ses fins, ses fins qui sont le
Bien commun.
Ainsi, qu’il s’agisse du droit ou de l’Etat, l’argumentation
thomiste ramène toujours à la notion de Bien et de Bien com¬
mun.

§ 3. — La notion de Bien et de Bien commun

Pour définir le Bien, Saint-Thomas part de cette réflexion


de l'Ethique à Nicomaque, que notre volonté est inclinée vers
le Bien qui est notre fin, et que le libre arbitre consiste à choi¬
sir, non notre fin qui est fixe, mais les moyens qui nous per¬
mettent d'y parvenir.
Le droit naturel apparaît comme le sentiment inné d’un
devoir, sous la direction de la raison, mais sous l’impulsion de la
volonté, la syndérèse et la prudence stimulant au bien. Le Bien,
c’est donc ce qui est conforme à la nature de l’homme et à sa
fin, à la nature de l’homme dans sa totalité. Ce bien peut être
individuel ou commun. Le bien individuel se définit par rap¬
port à la nature individuelle de l’homme, le Bien commun par
rapport à sa nature sociale.
Le premier caractère de l’homme, c’est d’être une créature
raisonnable, c’est-à-dire créée à l’image de Dieu. Dieu se répand
dans la création et la providence est le rayonnement dans l’uni¬
vers de l’intelligence divine. A cette irridiation divine, chaque
créature est liée suivant sa nature, les créatures matérielles par
un lien pratique, les créatures spirituelles comme l’homme, par
un lien intellectuel et moral.
Lorsque Saint-Thomas déclare qu’il faut faire le bien et évi¬
ter le mal, il place le naturel et le surnaturel sur le même plan ;
il affirme qu’il en est ainsi, et non qu’il devrait en être ainsi ;
l’homme constate que le naturel est irradié par le surnaturel,
en ce sens que ce qui est naturel est surnaturel et ce qui est
surnaturel est naturel.

(50) Somme Ha Ilae 947 al.


(51) Ethique lect. 11 n° 1290.
Le Courant Rationaliste 55

Le second caractère de la nature humaine est d’être une


nature morale, « l’esprit de Dieu incline par l’amour, la volonté
vers le vrai bien ; par l’amour il fait que la volonté pèse actuel¬
lement toute entière vers cela même qui est dans la ligne de
son vœu le plus profond » (52). Cette nature morale permet à
l’homme de connaître sa fin qui est selon Saint-Thomas « la
fruition de Dieu », la béatitude céleste, fin qu’il ne peut atteindre
que par l’exercice de la vertu. Le Bien même, c’est donc l’exer¬
cice de la vertu. Le lien moral s’établit entre la personne
humaine et Dieu, c’est un lien de dépendance assumé et
accepté.

« Ce qui nous est commandé, c’est que tout notre désir se


porte vers Dieu ; c’est que notre intelligence soit soumise à
Dieu ; c’est que notre volonté soit réglée par Dieu, c’est que
notre conduite extérieure dérive à Dieu » (53).

Le Bien moral, c’est une conversion à Dieu ; dans la mesure


où l'homme refuse l’obéissance morale, il cc dénature sa nature »:
le Bien, c’est de soumettre sa volonté à Dieu. La notion de
Bien est donc bée chez Saint-Thomas au plan de la vertu, à
une théologie morale : cc la voie qui conduit à la béatitude est
connue par la loi divine dont l’enseignement relève de l’office
sacerdotal selon cette parole de Malachie : « Les lèvres du
prêtre garderont la science et c’est de sa bouche que l’on cher¬
chera la loi » (54). Affirmation qui vaudra au thomisme l’af¬
firmation d’une doctrine religieuse, théologique, liée à une
croyance, donc incompatible avec l’esprit scientifique.

En fait que veut exprimer Saint-Thomas ? Simplement je


crois, cette idée que la civilisation chrétienne est supérieure aux
autres par la Révélation et plus apte à conduire l’homme vers
la « fruition de Dieu » ; cette affirmation repose sur l’idée
d’inégalité morale des religions et des civilisations ; mais lorsque
nous affirmons la supériorité de la civilisation occidentale sur
les autres civilisations dans l’ordre moral et politique, procédons-
nous différemment ? Saint-Thomas déclare au préalable que le
Bien naturel, c’est d’honorer Dieu, comme Aristote d’ailleurs
qui ajoutait : le droit légal peut être de l’honorer en sacrifiant
une chèvre ou un bœuf.

La morale est d’ailleurs soumise à la syndérèse comme le


droit et reste ouverte à l’action libre de l’homme ; la recherche
de Dieu exprime simplement cette idée que la fin dernière de
l’action morale dépasse notre action terrestre, est dans l’intel¬
ligence divine. La conception rationnelle de la nature humaine

(52) Contre les Gentils IV 22.


(53) Somme la Ilae q. 59 a3.
(54) De regno II chap. XV.
56 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

marquait la prééminence de l'intelligence divine sur la volonté


humaine, la conception morale de la nature humaine marque la
prééminence de la notion de vrai sur celle de bien.
Le troisième caractère de la nature humaine, c’est la ten¬
dance à persévérer dans son être ; le bien naturel, c’est donc
l’instinct de conservation et l’instinct de reproduction ; et la ten¬
dance à dépasser cet être : le Bien, c’est de porter au plus haut
degré notre intelligence et nos reproductions.
La nature humaine possède un dernier caractère, elle est une
nature sociale et l’homme grâce à la société va pouvoir atteindre
ses fins matérielles et morales. La notion de Bien individuel
trouve son plein épanouissement dans la notion de Bien commun,
car seul Dieu est sa propre fin, l’homme a besoin de son complé¬
ment naturel, la société, pour « l’exercice de la perfection » (55).
La notion de Bien commun est une des clés de la conception
thomiste de droit naturel et de la loi. Le Bien commun possède
une double fonction :
1 ° Il finalise l'action commune de l’individu et de la
société.
2° Il sert de critère à la doctrine de l’obligation légale et le
fondement de la théorie de la résistance à l’oppression.
1° Le Bien commun finalise Vaction commune de Vindividu
et de la société car il existe une fin commune à l’individu et à
la société « puisque l’homme en vivant selon la vertu est ordonné
à une fin ultérieure qui consiste dans la fruition à Dieu, il faut
que la multitude humaine ait la même fin » que l’homme pris
personnellement. La fin ultime de la multitude, rassemblée en
société, n’est pas de vivre selon la vertu, mais, par la vertu, de
parvenir à la fruition de Dieu (56).

L’action individuelle et l’action collective vont donc être


naturellement fondées par le Bien commun. « Celui qui
recherche le Bien commun de la multitude atteint comme résul¬
tante nécessaire son propre bien et cela, pour ce double motif :
1. Parce que le bien propre ne peut être réalisé indépendam¬
ment du bien commun ou de la famille, ou de la cité ou du
royaume.

2. Parce qu’il incombe à l’homme du fait qu’il est partie de


la domus ou de la cité d’être prudent envers le bien de la mul¬
titude, lorsqu’il juge de son bien propre. En effet, les bonnes
dispositions des parties s’apprennent d’après leur harmonie avec
le tout » (57).

(55) Somme lia Ilae q. 188 a8.


(56) De regno livre I chap. XV.
(57) Somme lia Ilae q. 47 alO.
Le Courant Rationaliste 57

De l’application des représentations individuelles à la consi¬


dération de la vie en commun, va se dégager la définition d’un
but vers lequel vont tendre les forces individuelles organisées
dans un cadre social.

Le Bien commun, c’est donc d’abord un but précisé pour


un certain contenu, contenu qui fait naître le désir de l’atteindre.
Ce but est commun en tant que Bien, car il intéresse à la fois
l’ensemble et chacun de ses membres. Comme la justice, le Bien
commun est un idéal, dont les différentes sociétés vont s’efforcer de
se rapprocher sans y parvenir, c’est sur le plan seul de l’idéal qu’il
peut exister une unité de la notion de Bien commun, unité qui
doit se concilier avec la diversité des organisations sociales,
chaque conquête peut être remise en cause, l’itus et le reditus
scandent le rythme de son évolution, mais il tend vers les objec¬
tifs ultimes de la vie et c’est par là qu’il est rationnel.

Il appartient à la Prudence, celle des chefs en particulier,


d’orienter les hommes vers le Bien commun, « la raison droite
juge que le Bien commun est meilleur que celui d’un seul.
Et donc, comme il appartient à la prudence de régler judicieu¬
sement le conseil, le jugement et le commandement par rapport
aux moyens qui conduisent à ce qui est définitivement fin, il
est clair que la prudence ne concerne pas seulement le bien
privé d’un seul homme mais le Bien commun » (58).

« La cité a pour objet le Bien commun, lequel est meilleur


et plus divin que le bien individuel » (59). La cité n’est donc
pas un moyen en soi, elle est une fin et une impulsion qui aide
l’homme à se mouvoir en vue de ses fins naturelles, cette fin
est elle-même naturelle car elle est l’objectif authentique de la
société, donc fondée en droit et en raison.

Le Bien commun, c’est la réalisation du bien vivre, bien


vivre dont la conception est assez proche de celle d’Aristote qui
considérait que l’homme a toujours été porté par l’ambition de
conduire à leur ultime expression toutes les tendances de sa
nature. Saint-Thomas est plus réaliste : « La perfection natu¬
relle de l’homme consiste dans la possession suffisante de tous
les biens capables d’assurer le meilleur rendement de la vie de
ses entreprises » (60), il ajoutera qu’un certain bien vivre est
nécessaire à l’exercice de la vertu.

Le Bien commun, c’est l’ordre, car il importe « que la mul¬


titude soit établie dans l’unité et la paix. Le Bien commun, c’est
enfin que la société soit dirigée vers le Bien agir, vers la vertu,

(58) Somme Ha Ilae q, 47 alO.


(59) Ethique lect. I.
(60) Somme la Ilae q. 93 a2.
58 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

vers la vie bonne « selon qu’il convient à la béatitude céleste » ;


c’est-à-dire dirigée par la loi du Christ qui prévoit que « les
rois doivent être soumis aux prêtres » (61), ce qui ne signifie en
aucune mesure que le pouvoir civil doit être absorbé par
l’Eglise car l’ordre de la grâce ne saurait détruire celui de la
nature, mais que la cité doit être orientée suivant les principes
de la morale chrétienne.

2° Le Bien commun est le critère de la doctrine de Vobliga¬


tion légale et le fondement de la théorie de la résistance à l'op¬
pression. Abordant le problème de l’obligation légale, Saint Tho¬
mas considère, dans la question 47 de la Somme théologique, que
les lois positives peuvent être justes ou injustes. Si elles sont justes,
elles obligent en conscience, si elles sont injustes, elles n’obligent
plus en conscience et leur application pose le problème de la
résistance à l’oppression. « Toute loi est ordonnée à l’intérêt com¬
mun des hommes et pour autant, elle obtient force et raison de
loi. Mais dans la mesure où elle manque à cette fin, elle perd
la vertu d’obligation ».

Pour définir l’ordre légal, Saint-Thomas dans ses développe¬


ments sur l’essence de la loi, caractérise la loi « comme une
ordonnance de la raison, en vue du bien commun, établie par
celui qui a la charge de la communauté et promulguée » (62).
Ordonnance de la raison, elle l’est par sa fin propre, qui est
de soumettre ceux qu’elle est chargée de régir à la volonté du
législateur. Lorsque les lois sont justes, les sujets agissent con¬
formément au bien ; ils n’agissent point par coercition ou crainte,
mais par raison et se préparent ainsi à l’exercice des vertus
morales. La loi est donc fondée dans le système thomiste, à la
fois objectivement et subjectivement, dans la mesure où elle est
acceptée et reçue par la conscience individuelle comme néces¬
sité rationnelle.

Mais si la loi positive est acte de raison, elle est réglée sur
la loi éternelle, c’est-à-dire qu’elle doit remplir un certain
nombre de conditions ; si elle ne les remplit pas, elle n’est
qu’une contrefaçon de la loi, elle est injuste. Elle doit remplir
des conditions de forme (la loi doit être promulguée, problème
sur lequel Saint-Thomas ne s’étend pas, estimant que les
juristes romains en ont assez dit sur ce sujet), des conditions
de fond et des conditions organiques (elle doit émaner d’une
autorité légitime qui ne doit pas outrepasser ses pouvoirs de
législation et de juridiction).

La légalité ne constitue donc pas la légitimité, c’est la légi-

(61) De regno LI chap. XV.


(62) Somme Ha Ilae q. 90.
Le Courant Rationaliste 59

timité qui fonde la légalité. La possession de la plus grande


force de coercition, c’est-à-dire de fait, ne constitue pas davan¬
tage la légitimité et ne saurait lui servir de fondement.

Le pouvoir et les institutions font partie des données natu¬


relles de toute société, en harmonie avec la nature sociale de
1 homme. Par l’ordre social, nous sommes reliés à l’histoire
humaine, mais les institutions sont aussi création des hommes
et c’est un devoir pour l’homme de les développer conformément
à la loi de croissance et d’ordre qui exige une autorité. Ceux
qui exercent le pouvoir accomplissent donc une fonction origi¬
nale du gouvernement, mais ils ne possèdent pas, par cette seule
qualité, le pouvoir d’enchaîner la libre volonté de leurs sem¬
blables. Toute thèse volontariste est incompatible avec le forma¬
lisme thomiste. Le problème de la légitimité du pouvoir ne peut
être résolu que dans la perspective du Bien commun, auquel
en fait il se trouve lié.

La loi doit en effet remplir des conditions de fonds : elle doit


être conçue en vue du Bien commun. L’obligation des citoyens
est en effet une obligation subjective ; le citoyen doit assumer
la solidarité sociale du dedans, pour assurer et améliorer le cadre
politique, mais aussi éventuellement chercher à le refaire, s’il
est insuffisant ou risque d’évoluer vers l’oppression. Ce Bien
commun, critère de l’obligation légale, est apprécié conformément
à la conception générale du Bien. Le Bien commun politique est
un Bien humain, c’est-à-dire qu’il doit être conforme à la loi
naturelle et à la loi divine.

Ne sont pas conformes au Bien commun, les lois qui outre¬


passent les pouvoirs commis à l’autorité, car obéir dans de telles
conditions à la loi, ce n’est plus renforcer le principe nécessaire
d’autorité, c’est renforcer une perversion de l’autorité (63).

Ne sont point conformes au Bien commun, les lois onéreuses


qui ne sont point conçues pour l’utilité commune, mais visent
à la propre cupidité du chef ou de sa propre gloire. Le choix
du législateur doit être rationnel ; c’est-à-dire conçu en vue de
l’intérêt général et non de l’intérêt particulier du pouvoir.

Ne sont point conformes au Bien commun, les lois qui ne


répartissent pas les charges sociales imposées au sujet suivant
le principe de l’égalité de proportion.

Ne sont point enfin conformes au Bien commun, les lois qui


sont contraires au Bien divin « ainsi en est-il des lois des tyrans
qui incitent à l’idolâtrie ou à tout autre chose qui serait con¬
traire à la loi divine. De telles lois, il n’est licite en aucun cas

(63) Somme lia Ilae q. 97.


60 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

de les observer, car comme il est dit dans les actes des apôtres
« il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes » (64). Toutefois
le refus d’obéissance à la loi injuste, élaborée par l’autorité légi¬
time, ne se justifie que lorsqu’elle conduit l’individu à com¬
mettre lui-même un acte injuste.

Pour éviter l’anarchie, qui est contraire à l’ordre naturel, il


n’est pas parfois contraire à la dignité de la personne humaine
de subir des lois injustes ou les conséquences injustes d’un refus
d’obéissance. Subir parfois et temporairement l’injustice pour ne
pas compromettre l unité du corps social et réserver l’avenir
d’une réforme, n’est pas contraire au Bien commun, par contre
s’installer dans l’injustice, par lâcheté, est contraire à l’ordre
naturel. Le devoir de résistance à la loi injuste s’inscrit à l’inté¬
rieur du principe du respect du pouvoir légitime.

Mais il advient que le refus d’obéissance à l’autorité légi¬


time soit justifiée ; quelle forme peut alors revêtir la résistance
à l'oppression ? Normalement, elle doit être non violente,
l’usage de la force étant une contestation du principe d’autorité,
mais lorsque le pouvoir ne remplit plus sa fonction et laisse
tomber la société dans l’anarchie ou développe une législation
tyrannique, le problème change d’aspect. « Le gouvernement
tyrannique n’est pas juste, n’étant pas ordonné au Bien com¬
mun, mais au bien particulier du gouvernant... Aussi le renver¬
sement de ce régime n’a pas le caractère d’une sédition, hors
le cas où le renversement se ferait avec tant de désordre qu’il
entraînerait pour le peuple plus de dommage que la tyrannie
elle-même. En effet, c’est bien plutôt le tyran qui est séditieux
en entretenant discordes et troubles dans le peuple qui lui est
soumis, afin de pouvoir plus sûrement le dominer » (65).

La tyrannie est donc considérée par Saint-Thomas comme un


cas particulier de gouvernement injuste, le plus grave, et qui par
ses excès peut devenir intolérable. « Si donc un gouvernement
injuste est exercé par un seul homme, qui recherche dans l’exer¬
cice du pouvoir ses propres avantages et non le bien de la mul¬
titude qui lui est soumise, un tel chef est appelé tyran, nom
dérivé de celui de force, parce que le tyran opprime par la
puissance, il ne gouverne pas par la justice ». Cas limite, la
tyrannie exige des solutions limites d’un maniement délicat.
Saint-Thomas indique les directions suivant lesquelles le pro¬
blème doit être résolu, que l’on peut ramener à quelques prin¬
cipes :

— Principe de prévention d’abord, « il est nécessaire que

(64) Somme lia Ilae q. 97.


(65) Somme Ha Ilae q. 42 art. 2.
Le Courant Rationaliste 61

ceux à qui revient ce devoir élèvent à la fonction de roi un


homme, tel qu il ne soit pas probable qu’il tombe dans la tyran¬
nie » ;

— Principe d'équilibre ensuite, « la direction du royaume


doit être organisée de telle sorte qu’une fois le roi établi, l’oc¬
casion d’une tyrannie soit supprimée. En même temps son pou¬
voir doit être tempéré de manière à ne pouvoir dégénérer en
tyrannie ». Saint-Thomas annonce Montesquieu, son réalisme
le met sur la voie d’une théorie de l’équilibre des pouvoirs ;

— Principe de l’épuisement des moyens pacifiques suscep¬


tibles de modifier légalement la situation ; l’insurrection ne
saurait être qu’une ultima ratio, régie par le principe de propor¬
tionnalité : il faut avoir la certitude que la solution insurrection¬
nelle n'amènera pas de plus graves inconvénients pour le Bien
commun, que la situation antérieure. En particulier « il arrive
que parfois, tandis que la multitude chasse le tyran avec l’ap¬
pui d’un certain homme, celui-ci ayant reçu le pouvoir s’empare
de la tyrannie et, craignant de subir de la part d’un autre, ce
que lui-même a fait à autrui, il opprime ses sujets sous une
servitude plus lourde » ;

— Principe d’efficacité, il faut une chance de succès, sinon


on risque de renforcer la tyrannie, « il peut en effet arriver
que ceux qui luttent contre le tyran ne puissent l’emporter sur
lui et qu’ainsi provoqué, le tyran sévisse avec plus de violence ».

Lorsque la tyrannie devient intolérable et lorsque les moyens


légaux et la destitution ne peuvent être obtenus, le tyrannicide
est-il justifié ?

Au XVIIe siècle, lorsque Jacques Clément, dominicain du


couvent de Saint-Jacques, inféodé à la Ligue, assassina Henri III
(1589), il se trouva avec Mariana, des docteurs pour fonder leur
justification du tyrannicide sur un passage de Saint-Thomas,
tiré du livre II des Sentences, passage dans lequel Saint-
Thomas écrit, à propos d’un texte du De officiis de Cicéron qui
loue les meurtriers de César, cc il faut remarquer que Cicéron
traite d’un cas où quelqu’un s’empare du pouvoir par violence,
malgré le peuple ou en forçant son consentement et sans recours
possible à un supérieur qui puisse juger l’usurpateur. Alors celui
qui pour affranchir sa patrie tua le tyran obtint louange et
récompense ».

Il ne s’agit que d’un commentaire de la pensée de Cicéron,


d’autres textes de Saint-Thomas sont plus explicites et con¬
formes à la doctrine des Apôtres qui condamnent le tyrannicide.
« Ce serait dangereux pour la multitude et pour ceux qui la
dirigent si, sûrs d’eux-mêmes, certains se mettaient à tuer les
62 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

gouvernants, même tyrans. Car le plus souvent ce sont les


méchants plutôt que les bons qui s’exposent aux risques d’action
de ce genre. Une telle initiative privée menacerait donc plus
la multitude du danger de perdre un roi, qu’elle ne lui appor¬
terait le remède de supprimer le tyran » (66). Il semble que
contre la cruauté des tyrans, il vaut mieux agir par l’autorité
publique que par la propre initiative privée de quelques-uns.
« Que si l’on ne peut absolument trouver de secours humain
contre le tyran, il faut recourir au roi de tous, à Dieu, qui dans
la tribulation secourt au moment opportun » (67).

Saint-Thomas condamne donc l’assassinat du tyran et le


concile de Constance de 1415 adopte sa doctrine dans l’affaire
de Jean-sans-Peur ; la condamnation vise ceux qui soutiennent
que cc tout tyran peut et doit être occis par n’importe lequel de
ses vassaux ou sujets, même usant d’embuches secrètes, de sub¬
tiles feintes et de flatteries nonobstant tout serment à lui fait
et sans attendre la sentence ni le mandat d’aucun juge ».

Critique

La doctrine thomiste du droit et de l’Etat a subi l’assaut de


critiques très violentes, formulées parfois par des juristes de très
grand talent comme Kelsen, qui dans son article Justice et
droit naturel, paru dans les Annales de philosophie politique
de 1959, a dressé contre le naturalisme thomiste un véritable
réquisitoire.

Que reproche-t-on à la doctrine thomiste ?

1° D’être une doctrine théologique, c’est-à-dire fondée sur


une certaine métaphysique et, de ce fait, de ne pouvoir être con¬
sidérée comme une doctrine scientifique. Mais qu’appelle-t-on
doctrine scientifique ? Une doctrine fondée seulement sur des
faits ? A ce titre bien peu de doctrines méritent le titre de scien¬
tifiques, pas même celle de Kelsen qui n’hésite pas, pour fonder
le droit positif, à recourir à la norme hypothétique fondamen¬
tale, c’est-à-dire à une hypothèse de fondement. Quelle diffé¬
rence y a-t-il pour un athée, et c’est le cas de Kelsen, entre une
hypothèse et Dieu ? Aucune ! Supposer que le système juri¬
dique est fondé sur l’hypothèse Dieu ou sur l’hypothèse norme
fondamentale, c’est du point de vue de l’athéisme une opéra¬
tion identique. Le thomisme est un système qui laisse à Dieu

(66) De regno LI chap. VI.


(67) De regno LI chap. VI.
Le Courant Rationaliste 63

sa chance ! Une grande philosophie, disait Péguy, ce n’est pas


celle qui n’a pas de vides, c’est celle qui a des pleins ; on pour¬
rait en dire autant d’une grande doctrine scientifique. Quelles
que soient les imperfections, il faut reconnaître que, parmi les
doctrines de Droit naturel, la doctrine thomiste est celle qui
présente avec le plus de cohérence et le plus de mesure l’argu¬
mentation naturaliste.

2° Kelsen reproche à Saint-Thomas de confondre le pro¬


blème du fondement du droit et le problème du contenu du
droit. Si l'on en croit Kelsen (68), le fondement du droit posi¬
tif chez Saint-Thomas est lié à son contenu, donc à une théologie
morale. Est fondé, ce qui est juste et non fondé, ce qui est
injuste. Or, nous pensons en avoir fait la démonstration dans
notre travail, il n’en est rien. Saint-Thomas sépare de façon très
nette le problème du fondement du droit et du contenu du
droit. Le droit est fondé sur la nature rationnelle de l’homme
et non sur son contenu ; le droit se situe au point de conver¬
gence de la raison créatrice et de la raison créée, et c’est pour
cela qu’il est fondé.
Kelsen paraît confondre deux problèmes : le problème du
fondement du droit et le problème du jugement sur le contenu
du droit, problèmes différents pour un thomiste.
Le droit est non seulement fondé en raison pour Saint-Tho¬
mas, mais il existe même, chez Saint-Thomas comme chez Kel¬
sen, une conception normativiste du droit, considéré quant à son
fondement. Le droit positif est fondé sur le droit naturel humain
qui est lui-même fondé sur la loi éternelle ; comme par ailleurs
Saint-Thomas déclare que cette loi éternelle, nous pouvons seu¬
lement la pressentir, mais non la connaître, nous voyons mal
comment il pourrait exister dans le thomisme une confusion
entre fondement et contenu du droit. Le normativisme qui appa¬
raît dans la doctrine moderne comme une des conquêtes du kel-
sénisme, Saint-Thomas en éprouve déjà la nécessité dans sa con¬
ception de l’ordre juridique. Quant au jugement que l’on peut
formuler sur le contenu du droit, il dépend du système de
valeurs adopté. Saint-Thomas se borne à soutenir que tous les
systèmes de valeurs ne sont pas égaux, que le système de valeurs
chrétiennes lui paraît meilleur que les autres grâce et par la
révélation, c’est là une prétention que l’on trouve exprimée dans
toute civilisation et dans tout système juridique axiologique qui
repose sur une hiérarchie de valeurs (voir infra Coing, Roubier).
3° On objecte au système thomiste qu’il suppose des prin¬
cipes immuables de justice, tandis que l’histoire du droit et des

(68) Kelsen : Justice et droit naturel. Annales de philosophie politique,


1959, p. 122.
64 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

institutions prouve qu’ils sont variables. Qu’une telle critique


puisse être adressée à un certain nombre de doctrines natura¬
listes fixistes, c’est incontestable, mais nous pensons avoir montré
que le thomisme échappe à cette critique.

Chez Saint-Thomas le droit naturel est rationnel, c’est-à-dire


suppose l’exercice de la raison et son universalisme n’est pas
de fait, mais de droit. Ajoutons, comme l’a fait observer
Jean Lacroix, dans son article Droit naturel et histoire (69).
« En prouvant qu’il n’a point de principe de justice qui n’ait
été désavoué en un temps ou en un lieu, on n’a pas démontré
que ce désaveu était justifié. L’historisme prétend que toute pen¬
sée humaine est historique et par là incapable d’appréhender
quoi que ce soit d’éternel Mais il ne s’aperçoit pas de sa propre
contradiction. Soutenir l’historisme, c’est en réalité le transcen¬
der. L’homme ne serait pas historien s’il n’était qu’historique,
il ne serait pas économiste s’il n’était qu’économique ».

Saint-Thomas veut simplement dire que tout n’est pas per¬


mis par rapport à la nature humaine et à la raison humaine et
à leurs exigences dans les systèmes juridiques et sociaux.

4° Ce problème nous ramène à un problème plus vaste,


celui que Kelsen appelle le problème des instincts naturels chez
Saint-Thomas (70). Il convient en premier lieu de faire observer
qu’il n’est pas question d’instinct naturel chez Saint-Thomas,
mais d’inclination naturelle ; c’est commettre un véritable contre
sens dans l’interprétation de Saint-Thomas que de parler d’ins¬
tinct, le terme instinct évoquant l’infaillibilité, alors que Saint-
Thomas parle seulement d’inclination, terme qui évoque une
simple orientation, une simple direction compatible avec la
liberté de l’homme. Cette inclination naturelle conduit les créa¬
tures raisonnables à rechercher des actions et des fins qui sont
appropriées à leur nature, et non à découvrir d’emblée ce qui
est juste ou injuste. Nous avons montré que la détermination
du Bien, c’est-à-dire de ce qui est approprié à la nature de
l’homme, n’est pas « présupposé » dans le système thomiste
comme le soutient Kelsen, mais que l’homme le découvre pro¬
gressivement et par tâtonnement, par la prudence : il part des
faits, mais en remontant. La seule règle de droit naturel pri¬
maire que soutient Saint-Thomas, c’est qu’il faut faire le Bien
et éviter le mal, mais faire le bien, c’est porter les caractères
naturels et raisonnables de l’homme à leur plein développement,
ce n’est pas juger d’après des intérêts subjectifs fondés sur la
théologie. Nous en revenons toujours aux mêmes problèmes que
nous trouvons déjà posés par Aristote. L’homme a une inclina-

(69) Journal : Le Monde (23-8-1955).


(70) Kelsen : op. cité p. 78 en note.
Le Courant Rationaliste 65

tion religieuse générale, et une inclination vers la justice, c’est-à-


dire une certaine exigence d'un juste, très variable. Poser le
principe d’une hie'rarchie des systèmes de valeurs, ce n’est pas
à priori déterminer le contenu du droit, c’est simplement l’appré¬
cier à postériori. Tous les systèmes ne se valent pas, soutient
Saint-Thomas, toutes les religions ne sont pas égales, eu égard
à la révélation, toutes les valeurs ne sont pas égales. Nier qu’il
existe chez 1 homme un besoin de représentation, de religion, un
besoin de justice, besoin qui tient à la nature raisonnable de
l’homme, c’est nier certains aspects généraux de la nature
humaine, c’est nier l’évidence.

53 L argumentation kelsénienne revient, en dernière analyse,


à dire que le système thomiste est insoutenable parce qu’il
est dualiste, c’est-à-dire qu’il conduit à apprécier le système juri¬
dique positif par un droit, dit naturel, qui en vérité n’est qu’un
droit idéal, donc subjectif.

Nous avons montré, je crois, qu’il y a une unité profonde


du droit dans le système thomiste, tout le droit est naturel paice
que le droit est l’expression de la totalité de la nature humaine :
rationnelle, biologique, sentimentale, sociale, et il y a un rapport
de dépendance étroit entre les divers ordres juridiques et même
politiques, car dans un certain sens, l’Etat n’est qu’un aspect du
droit appliqué à l’ordre politique.

Le système thomiste est le plus unitaire des systèmes. C’est


l’idée de justice qui, comme l’idée du Bien commun, est une
référence pour l’avenir et le progrès du droit qui appartient au
domaine de l’idéal, mais non le droit. C’est, au reste, cette pro¬
fonde unité du droit qui évite au système thomiste de se muer
en morale de la situation.

6° Enfin dit Kelsen « un esprit tant soit peu critique décou¬


vrira que la distinction entre instincts bons et mauvais, entre
les fins que les êtres veulent réaliser dans leurs instincts et les
fins qu’ils doivent réaliser n’est pas contenue dans les instincts
mais qu’elle est présupposée... seule cette condition permet d’éta¬
blir la distinction entre instincts naturels et instincts non natu¬
rels ». La nature réelle, telle qu’elle est, cède la place à la nature
idéale, telle qu’elle doit être (71).
Nous avons déjà, je crois, répondu doublement à cet argu¬
ment, tant sur la nature de l’inclination qui est une simple ten¬
dance, que sur l’existence du mal et de l’injustice dans la création
(voir supra). La doctrine thomiste ne vise pas à déterminer ce
qui est naturel d’après un idéal, mais à déterminer la nature
et sa fin, d’où se déduit la loi et cette détermination dépend de

(71) Kelsen : op. cité p. 79.

5
66 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

la praxis humaine, qui est adaptation d’une théorie aux données


de la prudence « qui est la mère des vertus pratiques ».

L’appréciation de cette conduite au nom d’un critère moral,


d’un idéal n’intervient qu’à postériori ; ce qui ne veut pas
dire que la représentation des valeurs ne soit un élément de la
génèse des lois, bien au contraire. Mais peut-on nier qu’il y ait
dans chaque individu une représentation idéale de la justice qui
lui sert à juger les lois ? Ce qui est naturel, c’est aussi ce qui
répond aux exigences de perfectionnement de la nature humaine.
Le système thomiste est un système dans lequel le métaphysique
revendique ses droits. Que l’on admette la possibilité d'une
métaphysique dans la philosophie du droit, ou qu’on la rejette
au nom d’une science juridique pure qui n’est peut-être qu’un
scientisme, c’est affaire de tempérament et d’école. La doctrine
thomiste ne résoud pas tous les problèmes de la philosophie du
droit, bien loin de là ; elle avoue son impuissance à déduire du
droit naturel primaire, le contenu précis des règles du droit
positif ; elle se propose comme une explication qui n’est valable
que dans la mesure où l’on tolère ses postulats naturalistes et
rationalistes et l’idée de révélation. Il faut reconnaître à son
actif que, parmi les théories rationalistes et naturalistes, elle est
la plus musclée et la plus modeste aussi, car elle connaît le
relativisme du droit et les limites de l’intelligence humaine, en
face d’un problème que nous parvenons à cerner, mais que les
doctrines s’épuisent en vain depuis des siècles à résoudre.

Elle est l’illustration la plus brillante de l’impossibilité où


nous nous trouvons de démonter clairement les mécanismes
juridiques en nous fondant sur l’idée de droit naturel et rationnel,
mais aussi de l’impossibilité de nous passer définitivement et
totalement de l’idée de droit naturel.

Chapitre II

PERENNITE DU THOMISME ET NEOTHOMISME

Peu de doctrines ont offert au temps une résistance compa¬


rable à la doctrine thomiste du droit et de l’Etat. Enseignée pen¬
dant des siècles dans les universités catholiques, comme philoso-
phia perennis, éclipsée dans les milieux intellectuels au XVIIe
et au xvme siècle par les doctrines de l’Ecole de la nature et
du droit des gens, au XIXe siècle par les doctrines sociologiques
et positives, elle a cependant connu au xxe siècle avec les néo¬
thomistes, une renaissance très fertile.
Le Courant Rationaliste 67

Ce retour à Saint-Thomas a été provoqué d’une part par


l’Encyclique Aeterna Patris (1879), d’autre part par la renaissance
des études médiévales et des études thomistes avec Gilson, Sertil-
langes, Maritain, tandis que l’ordre de Saint-Dominique se
livrait à un travail de pénétration de la doctrine dans les masses
catholiques. Un groupe très important de la science juridique
a subi à son tour l'attrait de ce système parfaitement coordonné
et solidement charpenté.

Toutefois, le néothomisme juridique, comme le néothomisme


philosophique, connaît le drame de la pluralité d’interprétations
et se partage en deux grandes tendances : le néothomisme juri¬
dique traditionaliste et le néothomisme juridique para-existen¬
tialiste.

§ 1. — Le néothomisme traditionaliste

Le néothomisme juridique traditionnaliste groupe une pléiade


de juristes qui ont surtout exercé une très grande influence entre
1920 et 1940, en France à travers les œuvres de M. Le Fur,
professeur de droit international public à la Faculté de Droit
de Paris, de G. Renard qui terminera sa vie dans l’ordre de
Saint-Dominique, du R.P. Delos ; en Belgique grâce à l’œuvre
de Leclercq ; en Allemagne à travers celle de Cathrein, de Rom-
men (72). Dans les pays latino-américains, en Espagne, en Italie
et dans les universités où la tradition catholique est fortement
ancrée, le thomisme juridique fait preuve d’une très grande vita¬
lité, en particulier en Espagne.
Le néothomisme traditionnaliste repose sur l’interprétation
classique du thomisme, celle de Cajetan, à laquelle viennent
s’ajouter des influences fixistes, souvent inconscientes, voire l’in¬
fluence de philosophies idéalistes modernes, intuitionnistes en
particulier. Pour les néothomistes traditionnalistes, le droit natu¬
rel n’est pas seulement un droit idéal comme l’affirment les posi¬
tivistes, mais un droit existant, réel et valable. Le droit naturel
est un impératif, il s’adresse directement au sujet de droit en
lui imposant des exigences qu’il doit accepter comme un devoir.
Droit naturel et droit positif sont les moments d’une même réa¬
lité morale et sociale.
Le droit naturel est également un impératif pour le législa¬
teur et il doit l’inspirer dans son œuvre positive, car le Droit
naturel peut seul emporter l’adhésion des sujets de droit aux

(72) Voir également l’œuvre de Taparelli d’Azeclio, de Boistel, etc...


voir M. Villey : Leçons d’histoire de philosophie du droit (op. cité p. 87).
68 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

normes positives, créer la validité subjective du système juri¬


dique. Parce qu’il est destiné, en même temps et dans les mêmes
termes, au législateur et aux sujets, il peut seul créer la validité
objective du système juridique, être le support de la validité du
droit positif.

Ainsi le droit naturel apparaît comme un impératif ration¬


nel, seul capable de créer la validité objective d’un système juri¬
dique et d’obtenir l'adhésion des sujets de droit, c’est-à-dire la
validité subjective.

Le néothomisme juridique traditionnaliste s’est exprimé en


France, essentiellement dans l’œuvre de Le Fur et G. Renard.

A) L’argumentation a été exposée par M. Le Fur dans son


Cours à VAcadémie de droit international (1927) et dans
son ouvrage Les grands problèmes du droit (1937) et dans
d’autres travaux (voir infra bibliographie).

Pour Le Fur, la notion de droit naturel commande le déve¬


loppement du droit positif sous toutes ses formes. Ce droit natu¬
rel moderne, il en conçoit le développement en l’opposant à la
phase métaphysique de l’histoire du droit naturel (xvir6 et
xviii6 siècles).

Le droit naturel n’est pas, pour Le Fur, un ensemble de règles


toutes faites mais une directive, un standard, le standard de
justice, universel dans sa valeur, variable dans ses réalisations,
mais irremplaçable comme but et fondement du droit. Le droit
est une science normative dominée par des lois de but. Ces lois
de but échappent à la perspicacité de nos sens physiques et ne
peuvent être connues que par nos sens spirituels qui suppléent
à l’insuffisance des premiers. L’homme possède cinq sens spiri¬
tuels aussi actifs, aussi réels que ses sens physiques :

— le sens du vrai ;
— le sens du beau ;
— le sens du bien ;
— le sens de l’utile ;
— le sens du juste.

Le sens du juste qui est le plus actif de nos sens spirituels


a un pouvoir synthétique. Il coordonne, harmonise les décou¬
vertes des autres sens et édifie la notion de Bien commun. Cette
notion se confond avec l’intérêt général, elle est conforme à un
ordre naturel préexistant, cet ordre rationnel dont s’inspire notre
sens du juste, est défini par son contenu.

Ce contenu se réduit à trois normes :


Le Courant Rationaliste 69

— respecter les engagements librement contractés ;


—- réparer tout préjudice injustement causé ;
— respecter l’autorité publique.

Ces principes permettent d’élaborer un droit juste pour tout


pays dans un temps donné.

B) Pour le R.P. Renard (d’abord G. Renard, Professeur à


la Faculté de droit de Nancy) qui nous a exposé sa doctrine
dans de nombreux travaux où le droit voisine avec l’ordre, la
raison, le logique, la justice ou le bon sens (voir bibliographie
ci-jointe), le droit naturel est une table d’orientation dont la
notion thomiste de Bien commun occupe le centre.
Pour Renard, le droit naturel s’identifie avec la morale
sociale et constitue la limite du droit positif ; il assure l’unité
de 1 ordre juridique et moral. « Je ne sais pas du tout, écrit-il
dans son livre Le droit, la justice et la volonté (p. 96),
pourquoi la plupart des juristes imaginent entre le droit posi¬
tif et la justice, ou morale ou sociale, une ligne intermédiaire à
laquelle ils réservent le nom de droit naturel et qui représente
les possibilités affectives de compréhension du droit positif : cette
ligne n’existe pas ».

Comme Delos, Renard voit dans la notion d’institution la


solution parfaite à la conciliation recherchée entre le Bien com¬
mun et l’objectivisme matérialiste. En fait, il l’emprunte aux
développements d’Hauriou, et c’est dans son œuvre que nous en
apprécierons la portée (voir infra le chapitre consacré au Doyen
M. Hauriou).

D’autres auteurs, comme Cathrein, créent un lien encore plus


étroit entre la notion de révélation et le contenu du droit natu¬
rel qui en dérive directement. Toute règle positive contraire au
droit naturel est nulle et ne doit pas être obéie.

Le néothomisme traditionnaliste fait regretter le naturalisme


plus subtil et plus scientifique de Saint-Thomas. Pour Saint-Tho¬
mas, nous pouvons seulement pressentir les directions des ordon¬
nances de la raison divine, car la chute de l’homme l’empêche
de connaître l’absolu et, de la lumière divine, ne subsiste qu’un
principe général de justice qu’il faut faire le bien et éviter le
mal.
La tâche du néothomisme traditionnaliste, en vérité, n’est pas
simple. La force du thomisme, c’était de s’exprimer dans une
société unifiée où morale religieuse et droit traduisaient les mêmes
impératifs ou presque ; le drame du néothomisme, c’est de s’af¬
firmer dans une société laïcisée, d’où les contradictions dans les¬
quelles il s’empêtre en espérant en sortir par un dualisme incom¬
patible avec le thomisme.
70 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Son seul intérêt, c’est de mieux mettre en valeur la subtilité


du thomisme primitif. En partant des critiques du néothomisme
traditionaliste, les néothomistes para-existentialistes donneront
au néothomisme une toute autre portée.

2. — Le néothomisme para-existentialiste

Il est le prolongement dans la science juridique de l’inter¬


prétation donnée par Jacques Maritain et Etienne Gilson de la
pensée thomiste. Au Saint-Thomas abstrait de Cajetan (73) et
des néothomistes traditionnalistes, Maritain et Gilson opposent
un Saint-Thomas fidèle au réel, montrant le parallélisme étroit
qui existe entre l’être et l’existant. L’existence actualise l’es¬
sence et ne la nie pas mais la trancende dans le réel, interpré¬
tation moins influencée par la philosophie existentialiste actuelle
que ne pourrait le faire croire le succès présent de l’existentia¬
lisme, puisqu’en fait elle est antérieure à l’œuvre de Sartre.

C’est dans l’œuvre fondamentale de Michel Villey : Leçons


de philosophie du droit (Dalloz Ier ed. 1957) et dans l’ouvrage
de René Marcic : Vom Gesetzesstaat zum Richterstaat, paru
à Vienne en 1957, que le néothomisme existentialiste s’est
exprimé avec le plus de force et de lucidité dans la philosophie
du droit.

A) Michel Villey s’est fait l’apôtre d’une interprétation du tho¬


misme qui se présente à la fois comme sa propre vérité et la
vérité de Saint-Thomas, dont il donne une exegèse à l’an¬
tipode des néothomistes traditionnalistes. A la différence de ces
derniers, M. Villey estime que chez Saint-Thomas, si le droit
est un chapitre de la théologie morale, Saint-Thomas distingue
droit et morale. Le droit, c’est la recherche du juste au sens
aristotélitien du terme ; la morale, c’est l’intention subjective de
la justice qui rend l’homme juste (justus).

(73) Toute œuvre tend à être colonisée par ses commentateurs qui
déforment la pensée du maître, jusqu’à la rendre méconnaissable. Il en
fut du thomisme comme de tant d’œuvres géniales, Saint-Thomas fut vic¬
time de ses disciples : Jean Capreolus, Saint-Antonin au xive siècle, Caje¬
tan (1464-1534), Suarez (1548-1617). C’est à Cajetan, semble-t-il, dont l’im¬
portance devint déterminante, car son commentaire fut inséré dans l’édition
léonine de Saint-Thomas, que nous devons une interprétation, dite littérale,
de Saint-Thomas qui, en fait, donne de la pensée thomiste, en mettant
l'accent sur son essientialisme aux dépends de son réalisme, une image tron¬
quée. Mettre l’accent sur l’essentialisme thomiste sans l’unir à son profond
réalisme, c’est orienter les esprits vers une interprétation rationaliste et
fixiste du droit naturel chez Saint-Thomas qui ne correspond pas à sa
pensée profonde. D’autres commentateurs, comme Dominique Bannez
(1528-1604) montrèrent plus de nuance dans leur interprétation.
Le Courant Rationaliste 71

En second lieu, le droit naturel n’est pas un corps de règles,


mais une recherche de « la nature des choses », à travers la
justice, « quod justum est ».

En troisième lieu, la doctrine thomiste ne sous-entend aucun


dualisme. « Il n’est de règle écrite exprimée que par l’interven¬
tion de 1 homme... Toutes les règles portent la marque de notre
humaine imperfection ; elles sont nécessairement faillibles et
pour autant qu’elles sont humaines, impossibles de leur conser¬
ver l’épithète de naturelles » (74).

Il en résulte qu’il ne saurait exister de droit fixe, mais seule¬


ment « un droit qui, par définition, se trouve adapté à chaque
situation concrète et doit lui-même varier d’objet » (75).

B) De même, pour René Marcic, disciple à la fois de Saint-


Thomas et de Heidegger, qui a restauré l’ontologie et par là rejoint
assez paradoxalement le réalisme thomiste, Saint-Thomas a révélé,
avec une humilité parfaite, la réification du droit en recherchant
le droit naturel dans les choses et en montrant le rôle de la
prudence dans sa genèse. D’où l’importance du rôle du juge
dans la naissance du droit.

Le droit est le produit de la « ratio » et non de la raison


humaine, comme l’entendaient les hommes du XVIIe et du
xvme siècle.

Ces interprétations ont le mérite de renouveler totalement


l’étude du thomisme juridique et de mettre l’accent sur le réa¬
lisme thomiste. Ne pousent-elles pas cependant trop loin, l’aspect
existentialiste de la pensée thomiste ?

J’entends bien que la doctrine de la substance et des acci¬


dents permet de concilier essentialisme et existentialisme, mais
dans la mesure seulement où l’on admet, à l’intérieur du sys¬
tème, une certaine hiérarchie des valeurs ; sinon, on débouche
sur une morale de la situation, incompatible avec le thomisme.
Cette hiérarchie des valeurs n’est pas seulement fondée sur la
prudence, mais aussi sur la révélation, notion à laquelle Saint-
Thomas accorde une place déterminante. Le naturel est, chez
Saint-Thomas, baigné dans le surnaturel par la révélation.

De plus, la thèse moniste que soutient Villey, est valable


pour une société dont le droit positif repose sur la doctrine
catholique comme la société médiévale, mais, comme le fait obser¬
ver Guy Héraud, « si le droit positif n’est pas face au juste

(74) M. Villey : Leçons d’histoire de la philosophie du droit. Pre¬


mière édition 1957, p. 55.
(75) M. Villey : Ibid. p. 56.
72 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

mais dans le juste, comment évoquer le péril du dualisme ! C’est


que précisément nous doutons qu’il soit toujours possible de
faire absorber par le juste tout le droit positif. Il y a des règles
positives et même des ordres juridiques entiers qui, non seu¬
lement ne donnent aucune directive utile à la recherche du
juste, mais dictent l’accomplissement de l’injuste » (76).
M. Villey répondra que le juste n’est qu’un standard, mais
ce standard suppose une hiérarchie des valeurs qui, en fait,
rétablit l’idée de référence dans l’appréhension du phénomène
juridique.

(76) Guy HÉraud : Regards sur la philosophie du droit français con-


temporame, L.J.D.J., I960, p. 527.
Le Courant Rationaliste 73

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Raison et raisons, Paris 1947.
Rougier L. : La scolastique et le thomisme, Paris 1925.

Revues :

Bulletin du Cercle thomiste (Caen).


Revue thomiste (Desclé de Brouwer).
Revue philosophique de Louvain (Nanwelaerts).
Sertillances A.D. : Saint-Thomas-d’Aquin, 2 vol., 4e éd., Paris, Alcan,
1925.
Tonquedec ij. de) : La critique de la connaissance, Paris, Beauchesne,
1929.
74 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

SUR LA PHILOSOPHIE DU DROIT ET DE L’ETAT


CHEZ SAINT-THOMAS
Voir :
Buonocare : La stato, il diritto, la legga in Saint-Thomas, Palerme 1936.
Cotta S. : Il concetto di lege nella summa theol di Saint-Thomas, 1955.
di Carlo E. : La filosojia juridica et politico di Saint-Thomas, Palerme
1945.
Demonceot H. : Le meilleur régime politique selon Saint-Thomas, Paris
1928.
Kelsen : Justice et droit naturel in le « Droit naturel », Annales de
philosophie politique, P.I., P.U., 1959.
Fuchs : Lex naturae, 1953.
Kulhmann : Der Gesetzes begriff bein Heil-Thomas, 1912.
Lachance O.P. : La conception du droit selon Aristote et Saint-Thomas,
Levrier, Canada 1948.
L’humanisme politique de Saint-Thomas-d’Aquin, Levrier, Canada,
1950, Sirey.
Lallement : La doctrine politique de Saint-Thomas-d’Aquin, in Revue de
philosophie 1927 XXVIII et 1929 XXIX.
Lottin : Le droit naturel chez Saint-Thomas-d’Aquin, Bruges 1931.
Lunhard : Die Socialprincipen des Heil-Thomas, 1932.
Manser : Das Naturrecht in Thomas, Belenchtung 1944.
Martyniak : La définition thomiste de la loi, Revue de philosophie, 1930,
p. 231-250.
Le fondement objectif du droit d’après Saint-Thomas, Paris 1931.
Michel Suzanne : La notion thomiste de bien commun, Thèse Droit,
Nancy 1931.
Schilling : Staats und Soziallehre des Heil-Thomas, 1933.
Stanc : La notion de loi dans Saint-Thomas-d’Aquin, Thèse droit, Paris
1926.
Sertillances : La philosophie morale de Saint-Thomas-d’Aquin, Paris
1942.
Wittensann : Die ethik des Heil-Thomas, 1933.
Zeiller : L’idée de l’Etat dans Saint-Thomas, P.U.F.
Et les manuels D. Villey, Olciati, etc...

SUR LE NEOTHOMISME ET SUR LE DROIT NATUREL


Voir :
Annales de l’Institut international de philosophie politique : Le droit
naturel, P.U.F., 1959.
Aillet G. : De la signification méthodologique de l’idée de droit naturel
(Archives de philosophie du droit et de sociologie juridique, 1938,
nos 3 et 4).
Brimo A. : Situation actuelle du droit naturel en France (Annales de la
Faculté de Droit de Toulouse, 1958).
Charmont : La renaissance du droit naturel, 1927.
De Page : L idée du droit naturel, 1936.
Droit naturel et positivisme juridique, 1939.
Dupeyroux H. : Les grands problèmes du droit (Archives de philosophie
du droit, 1938).
A propos du fondement du droit, Revue apologétique, 1931 juillet
Beauchesne éditeur.
Le Courant Rationaliste 75

Ellul : Le fondement théologique du droit., 1945.


Geny : Science et technique en droit privé positif (Paris, T. II : « L’irré¬
ductible droit naturel », et T. IV : « Conflit du droit naturel et de
la loi positive).
La laïcité du droit naturel, A.P.D., 1933.
La notion de droit en France, A.P.D., 1931.
Gurvitch G. : Droit naturel et droit positif intuitif, A.P.D., 1933.
Hauriou M. : Le droit naturel en Allemagne (Le correspondant, Paris,
25 9 18).
Principes du droit public, Paris 1916, 2e éd., lre éd. 1910.
Haesaert : Fondement du droit naturel, A.S.P.D., 1933, II, p. 222.
Kalinowsky et Siviezawisky : La philosophie à Vheure du Concile,
Société d’édition internationale, Paris 1965.
Le Fur : Les caractères essentiels du droit en comparaison avec les autres
règles de la vie sociale, A.P.D.S.J., 1935.
Les grands problèmes du droit, Paris 1937.
La théorie du droit naturel depuis le XVIIIe siècle et la doctrine
moderne, Paris, Hachette, 1928.
Le fondement du droit, 1926.
Le droit naturel et le droit rationnel ou scientifique, leur rôle dans
la formation du droit international, 1927.
Droit naturel et réalisme, A.P.D., 1931, 1 et 2.
Le droit et les autres règles de la vie sociale, A.P.D., 1935.
Règles générales du droit de la paix, Rec. Cours Ac. Droit Int. La Haye.
Le but du droit. Annuaire III, 1938.
Leclercq : Leçons de droit naturel, 2 vol., Namur 1933-1934.

Legaz Y Lacambra : La théorie du droit et Vidée de droit social, R.I.P.D.


Maritain : Les droits de l’homme et la loi naturelle, 1947.
Raymondis L. : Une vision juridique et politique, contribution à l’étude
du droit naturel, Sirey 1947.
Renard G : Le droit, la justice et la volonté, 1949.
La philosophie de l’institution, Paris 1939.
Le droit, l’ordre et la raison, Paris 1927.
Le droit, la logique et le bon sens, Paris 1925.
Valeur de la loi, Paris, Sirey, 1928.
La théorie de l’institution, Paris 1930.
Rivero J. : La culture juridique (Annales de l’Université de Poitiers, n° 3).
Apologie pour les faiseurs de systèmes, Dalloz, 1952.
Saleilles : Ecole historique de droit naturel, renie trimestrielle, Paris
1902.
Senne F. : De la justice et du droit, Paris, Siley, 1927.
Villey M. : Leçons d’histoire de la philosophie du droit, Dalloz, 1957.
Une grande doctrine contemporaine : « La philosophie juridique de
René Marcic, A.P.D., 1966, p. 263.
Cathrein : Recht, Naturrecht und positives Rechl, 1909.

Funk. : Primat des Naturrechts, 1952.


Messner : Das Naturrecht.
Roururen H. : Die ewige Wederke.hr des Naturrechts, Suisse, 1936, tra¬
duction française 1946.
Olciati : Il concelto di giuridi, op. cit., 1943.
di Carlo E. : Il diritto nature, 1932.
Haines : The revival of natural Lawconcept, 1946.
76 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

SECTION II

LES PHILOSOPHES NATURALISTES


ET VOLONTARISTES :
L’ECOLE DE LA NATURE ET DU DROIT DES GENS
ET LES THEORIES DU CONTRAT SOCIAL
(Raison spéculative et Etat de nature)

Lorsqu’au début de son De Jure Belli ac Pacis (1625)


Grotius définit le droit comme la faculté d’avoir ou de faire
quelque chose qui résulte du pouvoir sur soi (nous dirions aujour¬
d’hui de la liberté), du pouvoir sur autrui ou du pouvoir sur les
choses, il pose les bases d’une révolution intellectuelle dans la
manière de penser le phénomène juridique et de promouvoir sa
technique, qui va éroder la construction philosophique du Moyen
Age. Le problème du droit ne sera plus considéré comme un des
aspects de l’ontologie, mais comme un des moyens pour l’homme,
doté d’une raison libre, d’organiser la société et de dominer la
nature pour la mettre à son service. Le droit n’apparaît plus
comme un des aspects du juste en soi, mais comme une création
volontaire de l’homme qui, guidé par l’instinct de sociabilité, va
faire de la règle « Pacta sunt servanda », le fondement de toute
la vie juridique et sociale, nationale et internationale.

Certes, il affirme l’existence d’un droit naturel « dictatum


rectae rationis », mais il est laïcisé et Grotius, sans pour autant
adhérer à l’athéisme, ira jusqu’à écrire qu’il existerait même si
Dieu n’existait pas ou ne s’occupait pas des affaires des hom¬
mes (1). Laïciser le droit naturel, c’est assurer la séparation du
droit et de la théologie catholique comme Machiavel réalise la
séparation de la morale et de la politique, et c’est faire de la
liberté et de la volonté humaine l’essence des rapports juridiques
et sociaux; le droit n’est plus «le juste», adapté aux situations
réelles, mais une création libre et volontaire de la raison humaine.

La notion de « Nature des choses » subit une mutation paral¬


lèle, à travers la transformation du « naturel ». C’est l’homme qui,
placé par la raison et la volonté libre en face de la nature, donne
une fin à tous les biens qu’elle lui offre et façonne, par son travail
qui est une volonté de puissance, le naturel pour domestiquer
les forces de la nature. De la nature donnée par Dieu, nous pas-

(1) Grotius : De jure belli ac pacis, prologue, § II.


Le Courant Rationaliste 77

sons à la nature conquise, de la nature réelle, à la nature souhaitée.


Les philosophes du droit ne parleront plus, comme Saint-Thomas,
de loi naturelle mais de droit naturel. Ainsi naîtra la conception
individualiste et dualiste de l’ordre juridique.

Cette conception se définit essentiellement en ce qu’elle fait


de 1 individu une fin en soi; c’est désormais la volonté individuelle
qui est considérée comme l’élément fondamental du droit et le
meilleur moyen de rechercher « le juste », car l’individu veut et
sait ce qui est conforme à ses intérêts. Les solutions juridiques
doivent d’abord être recherchées par un rattachement à la volonté
individuelle. L’autonomie de la volonté est l’âme de tout le
système juridique. L’instrument essentiel et idéal de la réalisation
du droit, c’est le contrat, car « qui dit contractuel, dit juste ».

Le volontarisme fait irruption dans la théorie de l’Etat en


même temps que le dualisme juridique. L’Etat laïcisé doit être
libéré de 1 hypothèque religieuse, car la société politique n’est
pas l’image de la cité de Dieu, mais le fruit d’un pacte volontaire
et d‘un calcul instinctif. Il n’y a de pouvoir qu’attribué. La souve¬
raineté, qui caractérise l’Etat, est fondée sur un contrat, sur le
consentement. L’individu est ainsi libéré des contraintes mystico-
religieuses qui justifiaient la monarchie absolue. L’Etat se trouve
limité dans son action par les droits naturels que l’homme possède
dans l’Etat de nature, antérieurement donc à la constitution de
la société; l’Etat ne doit avoir pour objet, comme les règles de
droit, que de permettre la coexistence des libertés individuelles
qui lui sont antérieures. Il y a nécessairement un dualisme entre
le droit positif et le droit naturel objectif, extérieur à la volonté
de l’Etat et supérieur à lui d’une antériorité logique. Le droit
naturel est transcendant à l’homme.

Si l’on en croit les historiens de la philosophie du droit, le


volontarisme juridique est déjà en germe dans la philosophie
de Duns Scot (1265-1308) et de Guillaume d’Occam (1290-1349)
qui, en affirmant l’indépendance de la volonté par rapport à la
raison, ont préparé les voies du volontarisme. Nous trouvons, chez
Occam, la distinction entre les règles de conduite universelle qui
sont dictées par la raison naturelle, les règles raisonnables et
acceptées par la société, et les règles de droit positif, distinction
dont les échos sont certains chez les Leibniziens. Pour Duns Scot
et Occam, le droit naturel se réduit à l’impossibilité pour l’homme
de haïr Dieu et, en ramenant à si peu le droit naturel, en insistant
sur le caractère conventionnel et arbitraire de la souveraineté,
en défendant les droits des individus qui sont nés libres, Occam
a préparé les voies du subjectivisme. Mais sa pensée juridique est
trop mal connue pour que nous puissions en tirer des conclusions
certaines sur son rôle dans la génèse du volontarisme.

L’origine du volontarisme et du rationalisme juridique est


78 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

plus complexe; il faut la rechercher dans cette grande révolution


de l’intelligence que la Renaissance et les philosophies carté¬
siennes ont déclenchée. La Renaissance, c’est l’avènement de la
liberté, de la volonté et de la raison spéculative dans le droit et
l’Etat, avènement qui annonce celui de la souveraineté nationale
et le règne de l’opinion qui mettra plus d’un demi-siècle à s’affir¬
mer. Les Encyclopédistes ne feront que conclure, lorsqu’ils écri¬
ront : « La loi est la raison humaine en tant qu’elle gouverne tous
les peuples de la terre, et les lois politiques ou civiles de chaque
nation ne doivent être que les divers cas particuliers où s’applique
cette raison humaine ».
A cette révolution, il y a de multiples causes historiques, à
cet essor du volontarisme, de nombreuses sources, mais qui se
rapportent toujours aux mêmes thèmes : liberté, volonté, raison,
que l’histoire et la philosophie mettent au premier plan du
« grand passage » que fut la Renaissance. Le Renaissance fut une
révolution économique, religieuse et intellectuelle. Une révolution
économique : les grandes découvertes maritimes, l’expansion colo¬
niale, l’essor du capitalisme créent de nouveaux rapports sociaux,
posent de nouveaux problèmes politiques. Le développement
économique se fait au profit d’une classe nouvelle : la bourgeoisie.
Dans les grandes villes se constitue un haut commerce puissant,
indépendant et frondeur, ambitieux, qui va bientôt s’affirmer par
ses revendications comme force politique. Ce phénomène est
général en Europe. Vers 1540, la diffusion de l’imprimerie par
caractères métalliques mobiles modifie les conditions de l’échange
intellectuel, et donne une large publicité aux controverses sur
les droits de chaque classe, sur la liberté de l’homme, sur la
société.

La Réforme affirme le principe de la liberté de l’Eglise envers


l’Etat et vient apporter un fondement théorique au mouvement
de révolte des princes protestants. Le mouvement spirituel né
autour de Martin Luther (1483-1546), moine allemand né à Thu-
ringe, qui repousse la raison de la Scolastique comme instrument
de la connaissance de Dieu, substitue en vérité à l’autorité de la
tradition et de la doctrine, la liberté pour tout chrétien d’entrer
directement en rapport avec Dieu.
Tous ces faits élaborent une conception nouvelle de l’homme;
la Renaissance s’accompagne d’une véritable révolution intellec¬
tuelle. « Le point central de la Renaissance, c’est dans l’esprit
qu’il faut le chercher », a écrit M. P. Mesnard. Nous assistons à
une révolution profonde de la conception que l’homme se fait de
lui-même; alors que dans la théologie du Moyen Age, c’est Dieu
et l’Au-delà qui sont les préoccupations essentielles de l’homme,
avec la Renaissance nous assistons à une glorification de la nature
humaine. L’homme proclame le primat de ce qui est, sur ce qui
est éternel. Ce climat philosophique nouveau est désigné par une
Le Courant Rationaliste 79

formule que le xix“ siècle voudra magique : l’humanisme, for¬


mule qui marque le recul de la métaphysique du Moyen Age, et
prépare, dans le domaine des sciences et dans le domaine de la
politique, la substitution de l’humain au sacré comme principe
de découverte et comme principe directeur de la société humaine.
(Mesnard).

Trois philosophies, celle de Descartes, celle de Spinoza et


celle de Leibniz, dans un siècle où les juristes sont en même temps
philosophes et mathématiciens, vont avoir, par leur conception
du rôle de la liberté et de la volonté, une influence décisive sur
la philosophie du droit.

1. Descartes (1596-1650), est le philosophe de la liberté, nul


ne lui a donné plus de valeur. Il ne cherche pas, comme Saint-
Thomas, à démontrer la liberté : chez lui, elle a le caractère d’un
fait premier, on ne peut pas la démontrer, car il n’y a pas de
vérité plus évidente. La seule preuve valable est l’expérience de
la liberté. On ne conclut pas, on part de la liberté : « Nous avons
une volonté libre qui peut sans cesse donner ou refuser son
consentement ». Ce sentiment vif et interne de la liberté, nous en
avons une preuve évidente dans l’expérience du doute : même
quand nous doutons, nous avons le pouvoir de refuser, de consen¬
tir : quand tout est suspect, la liberté est éclatante. Même avant
de prouver Dieu, nous savons que nous sommes libres : le doute
ne peut porter sur la liberté, puisqu’il est acte de liberté.

Descartes est aussi le philosophe de la volonté. Dans la 4e Médi¬


tation, il cherche les causes de l’erreur (qui vient de ce que
l’entendement et la volonté n’ont pas la même nature en nous,
l’un étant fini et l’autre infinie). L’entendement est limité (on ne
peut penser qu’une seule chose à la fois) ; mais la volonté est
« si grande que je ne conçois point l’idée d’aucune autre plus
ample et plus étendue ». La volonté a quelque chose de parfait
et d’infini, « en sorte que c’est elle qui me fait connaître que
je porte la ressemblance et l’image de Dieu ». La volonté n’est
pas plus grande en Dieu que dans l’homme. On ne peut pas être
plus ou moins libre : on est libre totalement, il y a un absolu dans
l’affirmation ou dans la négation.

Tout jugement est l’expression de la volonté : c’est là une


thèse volontariste. Mais le problème se pose des différences entre
la volonté et la connaissance; il faut qu’il y ait une certitude dans
la pensée, pour qu’il y ait une rectitude dans l’action (c’est là un
souvenir de la pensée grecque), il suffit de bien juger pour bien
faire; si bien que Descartes prend parti contre la liberté d’indif¬
férence qu’aucune raison n’influencerait, ne pourrait contraindre
(Saint-Thomas) ; Descartes affirme le primat de la connaissance :
plus je vois clairement le bien à faire, plus je suis libre, la grâce
divine augmente et fortifie ma liberté, « de façon que cette indif-
80 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

férence que je sens entre deux contraires est le plus bas degré de
la liberté », défaut de la connaissance et non perfection de la
liberté. L’idéal de l'homme, c’est le connaître, d’où le règne de la
méthode déductive et de la raison.
2. Spinoza (1632-1677), nous offre de la liberté une image para¬
doxale, mais qui sera à l’origine des conceptions absolutistes du
Contrat social et de l’Etat. Il nie la croyance commune dans la
liberté et il exalte par ailleurs la liberté du sage. Pour com¬
prendre ce paradoxe de Spinoza, il faut partir de Dieu; le spino¬
zisme est un panthéisme, tous les êtres sont les modes de la
substance divine, le monde est dans Dieu, comme les conclusions
dans les prémisses.
Dans l'Ethique, Dieu est nécessaire et libre. Spinoza dit : « Il
y a liberté lorsqu’une chose agit par la logique nécessaire de sa
nature »; il n’y a pas de liberté de choix en Dieu créant le monde,
mais le monde suit Dieu d’une façon nécessaire. Cependant il est
une cause libre, puisqu’il agit par lui-même et non sous l’influence
d’une cause extérieure. Dieu est la seule cause absolument libre
(et non pas l’homme). Il y a une notion de spontanéité qui fait
se conjuguer le libre et le nécessaire : être libre, c’est être soi.
L’homme ne possède pas le libre arbitre. L’homme croit que
ses désirs et ses tendances sont des actes libres : « L’homme se
croit libre parce qu’il connaît ses actions et qu’il n’en connaît
pas les causes ». Supposons une girouette consciente qui ignore
le vent, elle se croit libre, l’homme lui est semblable. L’illusion
à détruire est celle du possible, car dans le monde il n’y a que
du réel et le réel est nécessaire. La liberté de choix n’existe que
si l’on admet le Possible, or pour des raisons métaphysiques, le
Possible est impossible : toute chose sort de Dieu avec une logi¬
que inflexible; nos actions sont rattachées à Dieu et, puisqu’il n’y
a pas de possible pour Dieu (car si Dieu avait le possible, il serait
imparfait), il n’y en a pas non plus pour l’homme. De plus la
liberté est un rêve absurde qui donnerait à l’homme un pouvoir
qui appartient à Dieu, donner la liberté à l’homme serait le faire
cause première.
Cependant il y a la liberté du sage. Cette liberté est une
libération par la connaissance. Il y a d’abord une connaissance
du premier degré, par la perception et les sens, qui est une source
de misère pour l’homme qui se croit un tout. Nous en sommes
guéris par le stade suivant.
Au deuxième degré de la connaissance, nous n’envisageons
plus les choses sous un point de vue subjectif, mais c’est le monde
qui nous apparaît comme un tout, et le corps nous apparaît
comme un mode et non plus comme un tout. Ici donc apparaît
une première liberté : je me connais déterminé; mon Moi est
la résultante des forces qui me causent. Mais cette liberté n’est
qu’imparfaite.
Le Courant Rationaliste 81

Au troisième degré de la connaissance, nous assistons au triom¬


phe de la liberté. Spinoza rattache chaque chose à Dieu, cause
immanente. A travers n’importe quelle connaissance, je trouve
immédiatement et directement Dieu. Toute vérité est joie, or
l’amour est la joie accompagnée de l’idée de la cause, or Dieu
est cause de joie et de vérité. L’amor intelleetualis dei délivre
1 homme et le rend entièrement libre parce qu’empli d’une
lumière divine. Le rêve de l’immortalité disparaît, puisqu’avant
la mort même, nous savons par expérience que nous sommes
éternels. En retrouvant Dieu en nous, nous prenons conscience
de 1 amour de Dieu pour lui-même, nous ne désirons pas que
Dieu nous aime en retour : erreur de l’amour réciproque. Face
au problème de la liberté, Spinoza conclut :

— l’homme n’a pas une liberté de choix, car ce serait entre¬


prendre sur Dieu en donnant cette liberté à l’homme;

— mais il y a un salut par la connaissance.

Cette idée de Spinoza suppose une disparition totale de la


personnalité; il sauve en nous la partie impersonnelle, il n’y a
de salut que pour la raison impersonnelle confondue avec l’être
même de Dieu.

Il suffirait, dans le Tractatus théologicopoliticus, d’étendre


le raisonnement à la liberté politique pour déboucher sur le
paradoxe de Rousseau, où chacun se donnant à tous ne se donne
à personne, et nous passerions du panthéisme à la démocratie
absolue ; mais en s'attachant à démontrer, dans la troisième partie
de son Tractatus théologicopoliticus, que l’Etat a un fonde¬
ment rationnel et naturel, et non théologique, Spinoza pose
le principe de la liberté religieuse et intellectuelle. La société
doit éliminer la crainte et la haine en laissant à chacun sa liberté
de jugement. La liberté est de droit naturel : « Je démontre que
nul n’est tenu de droit de nature de vivre au gré d’un autre, mais
que chacun est le protecteur né de sa liberté », et le gouvernement
démocratique lui apparaît comme le plus proche du droit naturel.

3. Leibniz (1646-1716), en partant de Dieu définit aussi la


liberté et la volonté. Tous les esprits sont des images de Dieu et
toute créature raisonnable tient son sens de la justice originelle
de ce qu’elle est faite à l’image de Dieu. Toutes nos connaissances
sont des survivances de l’imprégnation divine. Comme Dieu, les
esprits se caractérisent par la réflexion qui concerne l’intelligence
et la volonté. La réflexion sur soi par l’intelligence (rationalisme)
est illimitée, tandis que dans la volonté, elle est subordonnée à
l’intelligence (Nouveaux essais sur l’entendement humain).
Comme chez Grotius, l’action de la réflexion sur elle-même, puis
sur le corps et sur autrui est le procédé par lequel se réalise la
connexion entre l’intelligence et la volonté.

6
82 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Dans sa Théodicée, sa Monadologie et son Discours


de métaphysique, il pose les principes d’une philosophie idéa¬
liste fondée sur l’idée des Monades. Tous les êtres sont constitués
de Monades, entre lesquelles il existe une harmonie préétablie,
philosophie qui encouragera les juristes leibnitziens des XVIIe et
XVIIIe siècles à accuser leur tendance à une philosophie naturaliste
purement déductive. « Dans la philosophie plus intérieure, je
fais en sorte que quelque connaissance des perfections divines
dérivent des lois suprêmes des choses naturelles. »
Le problème de la liberté trouve aussi sa solution dans la
notion de Monade; les actes libres sont ceux qui dérivent des
Monades raisonnables, la liberté est la spontanéité de l’être intel¬
ligent; l’acte libre dérive de la loi interne de la morale, il mani¬
feste une sorte de déterminisme rationnel, d’où l’idée que toutes
les créations intellectuelles, et en particulier le droit, peuvent
être édifiés sur le même modèle. Le naturel, c’est un fait qui
est une idée, sans idée on ne peut constater le fait rationnel, et
les méthodes des mathématiques sont étendues par Leibniz au
droit : c’est l’irruption du mos geometricus dans la philosophie
du droit.

Telles sont les sources profondes du volontarisme et du natu¬


ralisme rationaliste des XVIIe et XVIIIe siècles dont nous préciserons
les développements dans les théories de l’Ecole de la nature et
du droit des gens, et dans les théories du Contrat social.

Chapitre premier

L’ECOLE DE LA NATURE ET DU DROIT DES GENS

L’Ecole de la nature et du droit des gens occupe dans la philo¬


sophie du droit et de l’Etat du XVIIe et du XVIIIe siècles, une place
dont l’importance contraste brutalement avec le peu d’impor¬
tance que l’époque contemporaine lui accorde. Seuls les historiens
du Droit international public rendent encore hommage à l’œuvre
de Grotius, Pufendorf, Wolf, Yattel, De Martens, Burlamaqui,
Barbeyrac, pour ne citer que les principaux.

Ces juristes philosophes ont élaboré des doctrines qui pré¬


sentent un certain nombre de caractères communs :

1° Elles sont l’œuvre de réformés qui s’attachent à dégager la


philosophie et la politique de l’influence de l’Eglise catholique,
et à fonder le droit sur les seules données de la raison et de la
volonté humaine;
Le Courant Rationaliste 83

2° Elles préconisent, comme technique d’approche du droit,


la méthode déductive et la méthode inductive, à l’égal des mathé¬
matiques qui leur apparaissent comme les plus rationnelles des
sciences ;

3° Cette méthode les conduit à dresser un catalogue subjectif


des règles juridiques, dotées du caractère d’universalité et de
fixité;

4° C’est surtout dans le domaine du droit des gens (jus gen-


tium) que leur activité scientifique s’exerce, c’est-à-dire sur le
terrain où la méthode déductive, en l’absence de règles précises
de droit positif, est la plus à son aise;

5° Philosophes du droit naturel, les théoriciens de l’Ecole de


la nature et du droit des gens sont aussi les adeptes des théories
du contrat social et Hobbes, Locke et Rousseau leur ont
emprunté une part importante de leur argumentation. S’il n’existe
pas d’unité profonde chez les philosophes du contrat social quant
à leurs conclusions sur la forme de gouvernement qui doit en
découler, du moins ont-ils adopté un fondement comparable pour
l’Etat, à savoir la volonté, fille de la raison et de la liberté.

Dans l’étude des philosophies de l’Ecole de la nature et du


droit des gens, une perspective historique et traditionnelle qui
nous paraît très contestable, met sur le même plan Grotius et
ceux que l’on qualifie de disciples de Grotius, et l’on condamne,
après les avoir fait monter dans la même charrette, en bloc
l’œuvre de Grotius et le naturalisme fixiste de Wolf ou de Vattel.
A notre sens, une distinction fondamentale doit être faite entre
la doctrine de Grotius et des Grotiens et les théories de ceux que
nous appellerons les Leibniziens, même s’ils sont des disciples
de Grotius, mais à notre sens infidèles à ses principes, voire à ses
méthodes.

§ 1. — Grotius et les Grotiens

A. — Grotius.

Hugo Grotius (nom latin dérivé du mot flamand Groot) est


né à Delft, en 1583, d’une famille d’origine française, les Cornet.
Sujet particulièrement précoce et doué (il fut surnommé de son
vivant la merveille de Hollande !), tour à tour avocat général de
Hollande, conseiller juridique de la cour Batave, ambassadeur
de Suède en France, il brilla dans tous les domaines de la poli¬
tique, du droit et de la philosophie. Il avait choisi pour devise
« Hora ruit », expression de sa prodigieuse volonté de travail et
d’application. M. de Lapradelle, dans son ouvrage Maîtres et
84 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

doctrines du droit des gens, a résumé sa vie dans une formule


qui adhère parfaitement à sa personnalité : « Hollandais par ses
origines, Français par sa résidence, Suédois par ses fonctions, mais
toute sa vie, par son esprit, un Européen ».
S’il est né en Hollande, s’il fut à 14 ans le plus célèbre étudiant
de l’Université de Leyde, puis de l’Université d’Orléans, qui le
fit docteur en droit, il a vécu 24 ans en exil à Paris, comme
homme de lettres, et pendant 10 ans, comme ambassadeur de
Suède. Compromis dans les luttes politico-religieuses qui opposent
Barneveldt et Philippe de Nassau (les disciples d’Arménius et
de Gomar, querelle comparable à celle qui opposa en France
Port Royal et les adversaires de l’Augustinus), il est condamné en
1618 à la prison perpétuelle, mais grâce à sa femme et à sa ser¬
vante, il parvient à s’évader en 1621 et se réfugie en France, où
il composera près de Senlis, au château de Bologny, son ouvrage
De jure belli ac pacis (1625), dédié à Louix XIII.
A la mort de Philippe de Nassau, il retourne quelque temps
en Hollande, mais Oxenstiern, chancelier de Gustave Adolphe, le
nomme ambassadeur de Suède à Paris, répondant au vœu de son
roi qui professait une très grande admiration pour Grotius. La
reine Christine ayant chargé un aventurier, Cerisante, de la dou¬
bler dans son action, il sollicite son rappel, se rend à Stockholm
où, le climat ne lui convenant pas, il s’embarque pour Lübeck.
La bateau qui le transporte fait naufrage et il meurt à l’hôpital
de Rostock où il avait été transporté, le 28 août 1645.

Internationaliste de préoccupation, c’est par le droit inter¬


national pratique que Grotius a abordé la philosophie du droit.
En 1604, à la demande de la Compagnie hollandaise des Indes
orientales, exposée aux actes d’hostilité des Portugais qui veulent
s’assurer le monopole du commerce maritime avec les Indes, il
rédige le De jure praedae (du droit des prises), ouvrage qui
fut ignoré jusqu’en 1864, mais dont le chapitre XII avait été
publié de son vivant sous le titre de Mare liberum, auquel répon¬
dit l’ouvrage de l’Anglais Selden, Mare clausum (1635).

Dans ce premier travail, Grotius affirme sa croyance, pour


justifier le droit de naviguer sur les mers, en un « droit de la
nature qui est également la mère de tous, dont l’emprise s’étend
sur ceux qui commandent aux nations et leur est d’autant plus
sacré qu’ils sont avancés en piété ». Cette première œuvre révèle
l’influence de lectures nombreuses, Aristote, les juristes romains,
saint Thomas, Vitoria, Suarez, Vasquez, Soto. Dans son énorme
traité De jure belli ac pacis (1625), son œuvre fondamentale,
sa philosophie du droit et de l’Etat prend son contour définitif
sous lequel l’histoire l’a retenue.

Cette philosophie du droit se présente, par rapport à la philo¬


sophie thomiste, comme une conception révolutionnaire. Pour
Le Courant Rationaliste 85

saint Thomas, la loi naturelle exprime la situation attribuée par


le Dieu créateur à l’homme et la connaissance qu’il possède de
la loi divine, quel que soit son contenu. Elle est unique, véritable
pour 1 homme, elle est une inclination naturelle, « une conception
naturelle, disait saint Thomas, suivant laquelle il est orienté à
agir d’une façon qui lui convienne ».

Avec Grotius, tout change : la nature, pour lui, c’est essentiel¬


lement la nature humaine, mère du droit naturel, qui est de
vivre conformément à l’instinct de sociabilité, dans une société
paisible et organisée : « La mère du droit naturel, écrit-il dans le
Discours préliminaire au De jure belli ac paris, est la nature
même qui nous porterait encore à rechercher le commerce de nos
semblables, quand bien même nous n’aurions besoin de rien ».
C’est la nature de l’homme qui devient le principe fondamental
du droit naturel et ce qui caractérise l’homme, c’est d’abord la
sociabilité (appetitus socialis). Ce qui permet ensuite à l’homme
de perfectionner sa nature et la société, c’est la raison; par consé¬
quent ce qui est contraire à la raison est contraire au droit
naturel.

Grotius définit, dans son Discours préliminaire § 15, le droit


naturel comme « un décret de la droite raison indiquant qu’un
acte, en vertu de sa convenance ou de sa disconvenance avec la
nature raisonnable et sociable, est affecté moralement de nécessité
ou de turpitude et, par conséquent, un tel acte est présent ou
proscrit par Dieu auteur de cette nature ». De cette unité de
fondement du droit naturel, découle, pour Grotius, le caractère
universel des principes de la nature, lesquels sont d’ailleurs tenus
pour tels par les nations civilisées.
De ces prémisses résulte une philosophie qui apparut à ses
contemporains comme si séduisante et si exaltante que nul n’osera
plus parler de droit pendant un siècle et demi qu’en terme de
droit naturel et de raison. Les bases de cette révolution idéolo¬
gique dans le droit et l'Etat sont incluses dans sa conception à
la fois rationaliste et volontariste du droit naturel.

1. — Naturalisme et rationalisme chez Grotius

Grotius laïcise l’idée de droit naturel et, par cela même, il


coupe le lien qui unit le droit à la théologie catholique et à sa
philosophie morale, pour y substituer une conception purement
rationaliste du droit naturel. Immédiatement, il a avec lui tous
les réformés et tous ceux qui sont hostiles aux conceptions féodales
du droit interne et du droit international.
Grotius ne rejette pas l’idée d’un droit divin, il ne cesse d’affir¬
mer avec prudence sa foi chrétienne en la révélation : « La justice
des peuples chrétiens doit être plus parfaite et plus sainte que
86 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

ne l’a été celle des peuples auxquels manquait cette divine


lumière », mais il proclame en même temps sa croyance en « un
droit naturel tellement immuable qu’il ne peut être changé même
par Dieu ».
Le droit naturel est, pour Grotius, l’impératif catégorique de
la création ; il n’est pas le droit, parce qu’il est ordonné par Dieu,
mais parce qu’il est le droit naturel, d’où la fameuse déclaration
des Prolégomènes du De jure belli : « Ce que nous venons de
dire aurait lieu quand même nous accorderions ce qui ne peut être
concédé sans un grand crime, qu’il n’y a pas de Dieu ou que les
affaires humaines ne sont pas l’objet de ses soins » (2).
Ce rationalisme entraîne chez Grotius, et c'est par là que sa
doctrine s’oppose le plus nettement à celle des Leibniziens, la
séparation du droit naturel et de la morale. Le droit naturel, dans
sa rationalité trouve sa source propre, et Grotius souligne la diffé¬
rence entre la morale et le droit naturel dans l’opposition entre
l’existence d’un sens moral rattaché à la moralité privée, produit
de la faculté que possède l’homme, guidé par la crainte et le désir
de volupté, de discerner ce qui est nécessaire à son bonheur
individuel, et l’existence d’un instinct social dont la sphère
d’action est d’un niveau plus élevé, puisqu’elle se situe dans le
principe rationnel de sociabilité. Le droit naturel est ce qui rend
la vie en société possible : « Il est ce que la droite raison démon¬
tre comme conforme à la nature sociale de l’homme ».

Le droit naturel est un droit supérieur d’où le droit positif


tire sa validité, mais Grotius sépare très nettement droit naturel
et droit positif. Le droit positif procède d’une autorité politique
affectant ses normes d’une injonction et d’une sanction. Le droit
positif est caractérisé par la coercition, la possibilité d’exécution.
Le droit naturel est une injonction de la raison qui tire sa valeur
de sa nature, de son pouvoir inné, d’un impératif issu de la
conscience sociale de l’homme.

Le caractère purement rationnel du droit naturel conditionne


les voies d’approche, sa méthode d’appréhension. Deux méthodes
s’offrent à l’esprit humain pour connaître le droit naturel : la
méthode à priori ou déductive, fondée sur le raisonnement; par
cette voie immédiate, l’esprit humain fait découler de l’analyse
de la nature humaine les règles fondamentales du jus naturalis ;
la méthode à postériori ou indirecte qui consiste, par l’étude
comparative, à déduire de l’usage universel des peuples, les règles
qui peuvent être considérées comme naturelles, parce qu’elles
expriment au plus haut degré le principe de sociabilité.

Grotius manifeste sa préférence pour la méthode à priori, car


le droit naturel vaut par lui-même; ainsi s’accuse le rationalisme

(2) Grotius : De jure belli. Prolégomène, art. XI.


Le Courant Rationaliste 87

de Grotius jusque dans la méthode. Si l’essentiel du droit naturel


est dans son caractère raisonnable et sa finalité sociale, Grotius
en cherche cependant les principes dans le droit privé, en parti¬
culier dans le respect du droit de propriété. Il est guidé par sa
conception mercantiliste et hollandaise de la liberté et du droit,
le respect du tien et du mien, le respect des contrats, la réparation
du dommage causé à autrui.

Cette méthode et ces conclusions auraient dû conduire Grotius,


comme le feront ses disciples, à un système purement déductif,
rapidement insupportable pour un esprit concret; mais il y avait
en Grotius un praticien de grande classe, dont les préoccupations
positivistes, réalistes, trouvèrent dans sa distinction entre le droit
naturel et le droit positif et dans le volontarisme, un terrain
propice au rebond de sa philosophie et à l’ébauche d’une techni¬
que plus exhaustive.

2. — Naturalisme et volontarisme chez Grotius

Dans la pensée de Grotius, le droit naturel joue un double


rôle :

1) Il assume une construction technique : il est la recherche


des principes unanimement acceptés, d’où l’on peut déduire des
règles positives pour les nations civilisées, idée que l’on rencontre
déjà chez les juristes romains.

2) Il découle de l’instinct de sociabilité qui est le fondement


de toute organisation juridique et sociale, que le droit positif
repose essentiellement sur l’obligation de respecter les conventions
« deinde vero cum juris naturae sit stare pacis ab hoc ipso fonte
jura civilia fluxerunt » (3). Le respect des conventions est l’impé¬
ratif catégorique du droit positif.
Avec Grotius, le droit positif, qu’il soit privé, public ou inter¬
national, tire sa validité de la règle « Pacta sunt servanda ». Le
droit découle de cette norme fondamentale, car, pour Grotius, la
liberté humaine, grâce à la volonté humaine, trouve son expres¬
sion dans ce qu’il appelle jus, un droit, droit subjectif appartenant
à la personne en tant que telle : « jus est qualitas moralis per-
sonnae competens ad aliquid juste habendum vel agendum » (4).
Le droit positif n’est donc plus, comme chez Aristote, un équi¬
libre entre des prestations, mais le prolongement du droit sub¬
jectif attaché à la personne, élément de sa personnalité naturelle.
Son expression parfaite est l’accord entre deux volontés libres,
le contrat. C’est là le point de départ de l’individualisme juridique
et des théories de l’autonomie de la volonté. Pour que la socia-

(3) Grotius : De jure belli. Prol., § 15.


(4) Grotius : De jure belli, I, Chap. I, § 4.
88 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

bilité puisse se développer conformément au droit naturel, il faut


que les hommes aient, par la volonté, la possibilité de s’obliger
et que l’obligation contractuelle puisse servir de fondement à la
société civile.

Dans le domaine du droit public, c’est également la liberté


qui reste le but essentiel de l’Etat; le subjectivisme de Grotius
le conduit à poser le principe du primat des droits de l’individu
en face de l’Etat. L’Etat n’est que le moyen de réalisation de la
nature humaine individuelle dans la société, les auteurs de cer¬
tains textes de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen
de 1789 se souviendront du De jure belli.

C’est également sur une base volontariste qu’est fondé l’Etat;


l’Etat est établi sur une décision libre des hommes : le contrat
social. Ce contrat, chez Grotius, n’est pas un présupposé idéal, il
est une hypothèse historique certaine, car l’homme étant natu¬
rellement libre, ne peut avoir fixé les conditions d’existence du
pouvoir que volontairement, d’où l’identité chez Grotius de la
société et de l’Etat qui ont un fondement naturel unique. Ce
contrat donne à l’Etat le caractère d’une société perpétuelle, car
il s’agit d’un contrat permanent qui ne disparaît pas avec les
individus. La perpétuité de l’Etat réalise la continuité du pouvoir
conféré par le peuple et la permanence des obligations juridiques
du souverain envers les individus.

Le but de l’Etat-Société, c’est le bien public, ce qui conduit


Grotius à souhaiter un pouvoir fort, capable de faire régner la
paix sociale et d’assurer la prospérité économique; mais son
souci, suivant sa propre expression, de s’attacher à l’universel lui
fait écarter toute personnalisation de la souveraineté : l’Etat
reste fondamentalement contractuel.

Dans le domaine du droit international, la règle « Pacta sunt


servanda » apparaît comme le prolongement du droit rationnel
international qu’il veut édifier sur les bases de la sociabilité
internationale. Face au droit régalien qui ne voulait admettre
comme principes des relations internationales que la raison d’Etat,
il pose le principe du droit international public rationnel et
volontaire et apparaît ainsi, devant l’histoire, comme le père du
droit international public moderne, qui, sans lui, eut mis peut-
être plusieurs siècles à s’affirmer.

Il est de mode, avec le positivisme méthodologique du XXe


siècle, de tourner, après Voltaire et Rousseau, l’œuvre de Grotius
en dérision. Elle ne mérite pas un tel excès d’indignité. Elle
apparaît comme une synthèse puissante des idées philosophiques
et juridiques de son temps et l’exceptionnelle érudition de Grotius
rend précieux son effort de construction. Quels que soient les
excès de son rationalisme, il faut inscrire à son actif que sa
volonté de séparer le droit naturel de la théologie et de la morale,
Le Courant Rationaliste 89

son effort pour distinguer droit naturel et positif lui ont permis,
en posant comme principe fondamental du droit le droit sub¬
jectif et la règle « Pacta sunt servanda », de rédiger le premier
manuel de droit international public positif et de créer un genre
et une science. C’est cet apport de Grotius qu’il faut retenir, car
il est le plus important de son œuvre par son côté constructif.
Peut-on lui reprocher, dans une période où les règles de droit
international sont à peu près inexistantes, sauf pour le droit de
la mer, d’avoir cherché à les établir sur des principes rationnels,
tirés du droit commun des nations civilisées ?

Lorsque Kunz, disciple de Kelsen, fondera le droit sur la


règle « Pacta sunt servanda », parce que le droit international
couronne pour lui l’édifice juridique dans son ensemble, et que
cette règle constitue la norme fondamentale (la Grundnorm), il
donnera, au nom du positivisme normatif, un fondement au droit
comparable à celui que Grotius avait retenu au nom de la raison.

L’œuvre de Grotius subit le contrecoup du discrédit dans


lequel les Leibniziens ont fait tomber les théories de l’Ecole de
la Nature et du droit des gens. Grotius avait su contourner cer¬
tains écueils que déjà Pufendorf (1632-1694), pourtant son plus
proche et son plus fidèle disciple, n’a pu éviter.

B. — Pufendorf.

Pufendorf, dans son traité en 8 livres De jure naturae et


gentium (1672 réédité en 1681, traduit par Barbeyrac en 1706),
ne s’est pas contenté de reprendre et développer les idées de
Grotius dans le sens d’une positivité que le développement de
la société internationale recommandait ; bien au contraire, à
contre-courant de l’histoire, il a accentué le caractère déductif
de la méthode et s’est attaché à classer le droit naturel et le
droit des gens dans une suite qu’il estime logique, mais qui
aboutit à réduire le champ visuel du juriste au profit du philo¬
sophe et du moraliste.

Le fondement du droit naturel se traduit pour lui dans le


simple devoir d’assistance, seule survivance de l’instinct de socia¬
bilité de Grotius. À la différence de Grotius, il établit une confu¬
sion entre la morale rationnelle et le droit naturel. Dans son
Traité du devoir de l'homme et du citoyen, œuvre qui rem¬
porta un grand succès en Suisse et inspira Rousseau, il réduit le
droit naturel à une simple philosophie morale et à une science des
devoirs. Il attribue toutefois aux conventions et au contrat social
un rôle comparable à celui que Grotius leur donne, celui d’élé¬
ment nécessaire à la paix sociale, imposé par le droit naturel de
liberté et de propriété. Mais son œuvre n’a ni la cohésion, ni la
modération, ni la force de celle de Grotius. Son seul mérite,
90 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

c’est peut-être de nous avoir légué une formule qui préfigure


l’impératif catégorique de Kant, en écrivant : « Que nul ne se
conduise envers autrui de façon que celui-ci puisse se plaindre
à juste titre que l’égalité des droits a été violée dans son cas » (5).

C. — Thomassius.

Thomassius (1655-1728), disciple de celui qu il nomme


dans Institutiones juris prudentiae, l’illustre Pufendorf, renonce
dans ses Fondamenta juris naturae et gentium (1715) à la
confusion de la morale et du droit établie par son maître, et dis¬
tingue le domaine de la morale qui est celui de la paix interne
(honestum) et ne suppose pas la coercition, de celui de la justice
(justum) qui a pour objet la paix externe et suppose la contrainte;
la morale appartient au domaine de la volonté libre et de la
conscience individuelle, le droit au domaine de la contrainte
externe. Dans l’état de nature, la contrainte est voulue par l’indi¬
vidu, dans l’Etat elle est acceptée mais imposée à l’individu.

§ 2. — Leibniz et les Leibniziens

A. — Leibniz.

Leibniz (1646-1716), mathématicien logicien, juriste, théo¬


logien, moraliste et diplomate, fut un des esprits les plus célèbres
de son temps. Philosophe à la mode, il a cherché tour à tour à
gagner à sa philosophie à la fois universaliste et rationaliste,
Louis XIV, Charles XII roi de Suède et Pierre le Grand dont il
espérait devenir le Solon.

Sa conception du droit naturel repose à la fois sur le mysti¬


cisme et le rationalisme, la foi en Dieu lui apparaît comme
l’expression du rationalisme de la pensée humaine. Rejetant la
confusion établie par Pufendorf entre le droit positif et la théo¬
logie, il voit en Dieu le fondement même du droit naturel. Mais
Dieu est pour Leibniz, la raison parfaite; son mysticisme est
rationaliste avant d’être déiste, et ses contemporains virent souvent
en lui un incroyant. Sa religion est rationnelle et naturelle. « En
faisant son devoir, en obéissant à la raison, on remplit les ordres
de la suprême raison, on dirige toutes ses intentions au bien
commun qui n’est point différent de la gloire de Dieu », écrit-il
dans la préface de la Théodicée.
Il a, du droit naturel, une conception hiérarchique; le droit
naturel se dégage progressivement en trois stades du droit strict,
reposant sur le « neminem laedere », puis de l’équité reposant sur
le principe du cc suum cuique tribuere », et s’élève jusqu’à l’idée
de justice universelle, qui consiste à vivre pieusement, c’est-à-dire

(5) Pufendorf : Elementa jurisprudentiae livre, 2, IV, 4.


Le Courant Rationaliste 91

à devenir un citoyen parfait de la « Cité la plus parfaite ». Sa


philosophie de 1 harmonie préétablie tend, à travers le droit
naturel, à assurer le triomphe de la raison dans l’universel et par
1 universel; elle est une philosophie de la conciliation et de
1 unité. Elle annonce Kant et son idéalisme universaliste.

En même temps, Leibniz accentue, dans son appréhension du


droit naturel, le rôle de la volonté, mais d’une volonté soumise
à la raison réflexive, et crée ainsi un hyperrationalisme qui, avec
l introduction du mos geometricus dans le droit par le mathé¬
maticien de 1 infinitésimal, aboutira, dans l’analyse du phénomène
juridique, à l’adoption d’une méthode mathématico-déductive
dont le seul intérêt nous apparaît, aujourd’hui, dans la première
tentative de logique formelle appliquée au droit, qu’elle repré¬
sente (6).

Si, comme Descartes, Leibniz définit l’homme par la liberté,


la volonté et la réflexion dont manquent les animaux, c’est pour
lui, la réflexion qui est l’âme de la sagesse, le don de la grâce.
La réflexion met en cause l’intelligence et la volonté, mais la
réflexion de l’intelligence sur soi est illimitée et à l’image de
1 immortalité, tandis que l’usage de la volonté est subordonné à
1 intelligence. Le volontarisme de Leibniz n’est que second; la
volonté n’a de valeur juridique que par sa subordination au but
et à la raison qui est recherche de l’universalité des règles. Comme
cet objectivisme aboutit à la confusion de la morale et du droit,
c’est la raison qui est nécessaire et suffisante pour la découverte
du droit. Il écrit dans sa Monadologie (1714), § 12 : « Nous
considérons qu’aucun fait ne saurait se trouver vrai ou existant,
aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une raison suffi¬
sante pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement, quoique ces
raisons, le plus souvent, ne puissent pas nous être connues ».

La raison, selon Leibniz, est la connaissance des vérités utiles


à la science, et les mathématiques permettent de les découvrir,
mais c’est aussi la découverte, par la même méthode, des vérités
utiles au bonheur de l’homme et à l’organisation de la société.

Appliquant la méthode mathématico-déductive au droit, les


Leibniziens vont édifier sur les bases de la logique mathématique,
un système juridique purement déductif et assurer dans le droit
le règne de la raison pendant tout le xviii6 siècle et le début du
xixe siècle.

Rationalisme et naturalisme outranciers conduiront les Leib¬


niziens à un a-priorisme fixiste. La dégradation du système de
Grotius, déjà marquée chez Pufendorf, s’accuse chez Wolff, Vat-
tel, Burlamaqui et Barbeyrac, pour ne citer que les principaux
tenants du Leibnizisme.

(6) Voir sur ce point A.P.D. 1966 : La logique juridique.


92 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

B. — C. Wolff.

Pour Christian Wolff (1674-1754), disciple passionné de


Leibniz, mathématicien, philosophe et juriste comme son maître,
tour à tour professeur de mathématique à Hall, révoqué puis
réintégré par Frédéric le Grand dont il devint le philosophe
conseiller, la science du droit doit reposer sur une logique des
concepts, aussi rigoureuse que les mathématiques, c’est le mos
geometricus étendu à l’ensemble de la pensée juridique. Dans
les 8 tomes de son Jus naturae méthodo scientifica pertractum
(1740-1748), partant de concepts à priori dont la logique est
démontrée devant le tribunal de la raison par leur cohérence, il
édifie un système de droit positif, tiré du droit naturel, conforme
à la nature des choses et à la nature des hommes.

Le syllogisme est l’instrument idéal de ses démonstrations et


sert de méthode de recherche à son Jus gentium paru en 1749
(éd. définitive 1764), neuvième volume, ajouté à son Jus natu¬
rae. Les prémisses syllogistiques de cet ouvrage déconcertant
sont célèbres :
— majeure : le droit naturel est fixe et immuable;
— mineure : le jus gentium est le droit appliqué aux nations;
— conclusion : le jus gentium est fixe et immuable.

Le droit international se déroule ainsi sous nos yeux en un


ruban rapidement monotone et bientôt intolérable. Voici com¬
ment par exemple, Wolff explique la personne morale des
Nations :

— majeure : les Etats sont des personnes individuelles libres


vivant à l’état de nature;
— mineure : les nations constituent une multitude d’hommes
réunis en Etat;
— conclusion : les nations dans leurs rapports réciproques
doivent être considérées comme des personnes individuelles
libres vivant dans un état de nature.

On comprend sans peine l’irritation des grands juristes du


xx° siècle, d’un Duguit, d’un Kelsen, d’un Carré de Malberg, en
face de cette technique géométrique qui va pousser le culte de la
déesse Raison jusqu’à l’absurde et engager la science juridique,
pendant un siècle et demi, dans le cul de sac de la méthode pure¬
ment déductive. Ajoutons que l’Etat repose pour lui sur la sou¬
veraineté et la personnalité du prince, et que son absolutisme
aggrave son nationalisme et le conduit à une théorie de la patri-
monialité de l’Etat qui bouche son horizon dans le domaine du
droit international, le prince limitant souverainement le droit des
individus et bloquant au nom de la raison d’Etat la vie juridique
internationale.
Le Courant Rationaliste 93

C. — E. de Vattel.

Emer de Vattel (1714-1767) est le fils d’ un pasteur suisse


de l’Eglise réformée. Après de brillantes études à l’Université de
Bâle, puis de Genève, il se prononce pour le système leibnizien
et publie en 1741 une Défense du système leibnizien, sujet
fort à la mode, qui assure sa célébrité et sa situation dans la
diplomatie de l’Electeur Roi de Saxe.

Son Droit des gens paru en 1758, ses Questions de droit


naturel parues en 1762, avec, comme sous-titre, « Observations
sur le traité de la nature de M. Wolff », nous montrent en lui un
disciple fervent des idées de Wolff, dont il répandit l’œuvre dans
les cours et les ambassades. Comme Leibniz et Wolff, il définit le
droit et la société comme le moyen d’assurer le bonheur du peuple
et des hommes : « Le but ou la fin de la société est de procurer
aux citoyens toutes les choses dont ils ont besoin pour les néces¬
sités, les commodités et l’agrément de la vie en général, pour
leur bonheur ».

Cependant il s’écarte de Wolff en substituant la personnalité


et la souveraineté de l’Etat à celle du Prince et fonde la société
sur le consentement des hommes libres. Ecartant la théorie de la
patrimonialité, il fonde la société et l’Etat de droit sur la volonté
libre des hommes indépendants et, de l’égalité des hommes, il
déduira le principe de l’égalité des Etats. Il donne de plus, à la
notion de contrat et de traité international, une place plus impor¬
tante. Vattel retient la distinction élaborée par Wolff entre les
droits parfaits et les droits imparfaits : « Le droit parfait est
celui qui n’est pas accompagné de ce droit de contrainte. L’obli¬
gation parfaite est celle qui produit le droit de contrainte, l’impar¬
faite ne donne à autrui que le droit de demander ».

Lorsque le droit est parfait, les traités sont bien entendu


inutiles, mais lorsque le droit est imparfait, les traités lui donnent
la perfection juridique qui lui manque. De plus, les traités ren¬
dent les droits parfaits indiscutables, alors que le droit naturel
n’en pose que les principes. Les contrats et le volontarisme occu¬
pent donc chez Vattel une place prépondérante, le droit des gens
volontaire et son analyse permettent à Vattel d’étudier le droit
des gens positif, conventionnel et coutumier, préoccupation du
droit pratique qui assurera le succès de son œuvre dans les pays
anglo-saxons. Rousseau s’inspirera souvent de Vattel et son com¬
mentaire élargi de Wolff sera jugé supérieur à l’œuvre de son
maître.

D. — Burlamaqui-Barbeyrac.

Burlamaqui (1694-1798), auteur des Principes de droit


naturel et Principes du droit politique, et Barbeyrac (1674-1744),
94 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

traducteur de Grotius et de Pufendorf, n’ont guère cherché à


faire œuvre originale dans le domaine du droit naturel; vulgari¬
sateurs de talent, leur mérite principal est d’avoir été lus par
Rousseau et d’avoir influencé sa théorie du Contrat social.

Critique

L’Ecole de la nature et du droit des gens apportait en elle-


même, par ses excès déductifs, les éléments de sa critique. La
mathématique juridique est un univers logique qui, appliqué aux
normes sociales, se referme sur lui-même, tourne en rend et,
étourdi par le raisonnement, devient très rapidement stérile.
Le droit est un phénomène social qui ne se laisse pas enfermer
dans un syllogisme purement déductif et un système aprioristique.
Peut-on toutefois trouver quelque mérite aux philosophes de
l’Ecole de la nature et du droit des gens ?
1) Il faut d’abord faire une place à part, dans cette Ecole, à
Grotius victime de l’enthousiasme rationaliste de ses disciples qui
ne furent que des interprètes maladroits.
2) Quels que soient les vices du Leibnizisme dans la philo¬
sophie du droit, il a eu le mérite d’attirer notre attention sur la
possibilité d’une logique juridique. Certaines recherches actuelles
de logique juridique sont inspirées par la volonté de démontrer
que le raisonnement juridique obéit aux mêmes lois que le raison¬
nement mathématique. Certes nos contemporains ne partent pas
de la notion de données à priori, mais des données concrètes de
la jurisprudence ou du droit positif ; ils sont dominés par des
préoccupations qui ne sont pas tellement éloignées de celles de
Leibniz.
3) La Willenstheorie, la théorie de la volonté a été largement
tributaire du volontarisme de l’Ecole de la nature et du droit
des gens. Lorsque Savigny définit le droit comme « une puissance
donnée à la personne, un domaine où sa volonté est souveraine,
où elle règne avec notre propre consentement », (7) définition
que Puchta puis Windscheid (8) reprendront, il ne fait que déve¬
lopper la théorie selon laquelle, dans le droit positif, c’est la
volonté qui constitue le facteur principal, corollaire de la théorie
des pactes de l’Ecole de la nature et du droit des gens (9). La
raison, la volonté, le contrat, c’est aussi le fondement des théories
du Contrat social intimement liées dans leurs sources et leurs
développements, aux théories du droit naturel.

(7) Savicny : System des hentigen roemischen Rechts, Berlin 1840, p. 7.


(8) Puchta: Lehrbuch der Pandekten, Leipzig 1838.
Windscheid : Lehrbuch der Pandekten Rechts, Düsseldorf 1862.
(9) Domat et sa conception du droit naturel appliquée à l’étude du droit
civil est tributaire pour une large partie de son œuvre, de la philosophie
volontariste.
Le Courant Rationaliste 95

Chapitre II

LES DOCTRINES DU CONTRAT SOCIAL

Il est très remarquable qu’au XVIe, au XVIIe et au xviil6 siècle,


en même temps que s’accomplit une des plus grandes révolutions
intellectuelles que l’humanité ait connue, on voie surgir, dans tous
les grands pays d’Europe occidentale, deux idées étroitement liées
à la philosophie rationaliste et naturaliste : l’idée d’Etat de
nature et l’idée de Contrat social.

La cause profonde du succès remporté par ces théories réside


moins dans leur nouveauté très relative, que dans la distorsion
entre la situation politique et le mouvement de libération intel¬
lectuelle relatif à la Renaissance. Tandis que dans le domaine
spirituel, les individus affirment leur droit à la libre détermi¬
nation, les structures politiques restent médiévales. La cour, la
noblesse, le clergé détiennent toujours le pouvoir politique, alors
que le pouvoir économique passe déjà en partie à la bourgeoisie
qui aspire à accéder aux leviers de commande politique.

La monarchie tire sa force non seulement de sa puissance


mais, comme l’a fort bien vu G. Ferrero, de son principe de
légitimité qui enchaîne l’esprit révolutionnaire et donne un carac¬
tère sacré au pouvoir du roi. La monarchie française n’a jamais
eu de philosophie du droit, si ce n’est celle fondée sur le respect
de la loi naturelle et de la morale chrétienne; elle a toujours
exalté au plus haut degré le caractère sacré du pouvoir et de la
loi (10). La cérémonie du sacre qui fait du Roi l’oint de Dieu lie,
dans l’esprit du peuple, le pouvoir royal au caractère mystique
de la monarchie; si des doctrines comme la théorie de la patri-
monialité ou de la souveraineté ont été imaginées par les légistes
et Jean Bodin, elles n’ont jamais joué que le rôle de doctrines
d’appoint, destinées à renforcer l’absolutisme. Le Prince, dans la
monarchie absolue, est « absous de la puissance de la loi », et
Bossuet au XVIIe siècle donnera à la majesté monarchique son
expression ultime.

Dès lors, la tâche des écrivains protestants est clairement


tracée; il s’agit d’imaginer un nouveau principe de légitimité
aussi fort, aussi puissant que le principe de légitimité monar¬
chique : ce principe, c’est le principe de légitimité démocratique,

(10) C’est la raison pour laquelle nous n’avons consacré aucun chapitre
à l’absolutisme monarchique. Il s’agit d’une doctrine politique, non d’une
philosophie du droit et de l’Etat.
96 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

l’idée que le seul pouvoir légitime est celui qui est fondé sur la
volonté libre du peuple, passant un contrat avec le roi, ou don¬
nant naissance à la fois à la société politique et au pouvoir par
un contrat entre les individus, nés libres dans un Etat présocial,
dit Etat de nature. Dans l’Etat de nature, les hommes naissent
libres et égaux, ils ne peuvent être sortis de cette situation que
par un contrat volontaire, hypothèse qui lie ainsi le naturel, le
rationnel et le légitime.

L’Etat de nature, c’est l’hypothèse d’un Etat présocial détaché


de toute contingence humaine, qui exprime aussi bien l’Etat
primitif que l’Etat civil, mais dans lequel n’existe pas encore de
contrainte. Son but, c’est de définir le milieu dans lequel peuvent
s’affirmer les droits naturels de l’homme pour mieux préparer
l’avènement du contrat social. L’homme à l’Etat de nature vit
dans un état d’isolement. La société ne peut être fondée que par
une rencontre volontaire des individus et elle ne peut avoir d’au¬
tre but que le bonheur individuel, dans la mesure où il est compa¬
tible avec le bonheur de tous (11).

L’origine de cette idée d’Etat de nature et de contrat est en


vérité très ancienne. Il est remarquable, dans l’histoire des idées
politiques, qu’elle apparaisse ou ressurgisse, dans les périodes
d’absolutisme monarchique, comme une sorte de doctrine de com¬
pensation dans laquelle les esprits se libèrent de leur complexe de
frustration du pouvoir et des libertés. Lorsqu’Epicure formule
pour la première fois une théorie du contrat social liée à l’Etat
de nature, la Grèce vient de traverser une période marquée par
l’absolutisme du gouvernement d’Alexandre le Grand (336-323)
(12). Défendant l’individualisme des cités grecques, il soutient
que les communautés humaines ne sont pas le produit d’un ordre
naturel mais d’un contrat qui met fin à l’état d’isolement de tout
individu dans l’Etat de nature, et qui est une sorte de contrat
d’assurance individuelle contre l’insécurité.

Un certain nombre d’auteurs considèrent que la théorie du


contrat se trouve incluse dans la tradition Augustinienne et dans
l’œuvre de Marsile de Padoue (Defensor Pacis, 1924), mais il
s’agit simplement pour saint Augustin de justifier l’indépendance
de la conscience religieuse par rapport au pouvoir civil, et pour
Marsile de Padoue d’assurer la liberté de la société laïque par
rapport à la société religieuse au profit d’un pouvoir exécutif fort
et non de fonder une doctrine individualiste.

(11) De plus, comme le fait remarquer G. Vlachos : «Il permet de


combler le vide qui subsiste dans les sciences sociales de l’époque, en raison
de l’absence quasi totale de toute sociologie véritable concernant les Etats
primitifs » in La pensée politique, de Kant, P.U.F., p. 299.
(12) Voir sur ce point M. Wallace : Epicurianism, Londres 1880 et
Trever : History of ancien civilization, New York 1936, I, p. 451.
Le Courant Rationaliste 97

M. le Doyen Marty dans l’introduction à son Traité de Droit


civil (lo), fait observer que « l’idée d’un pactum universis
créant la société, d’un pactum subjectionis dans lequel le pouvoir
confère le pouvoir au souverain, est familière à la pensée du
Moyen Age et s’harmonise assez bien avec la technique féodale
de la vassalité et avec les chartes »; mais il s’agit, avec la théorie
du Contrat social, de dépasser l’idée de pacte et de remettre en
question les infrastructures idéologiques de la société, il s’agit
d’imaginer une nouvelle légitimité, celle du peuple opposée à
celle des rois, celle du consentement opposée à celle de Dieu.

La source principale des théories du Contrat social, c’est chez


les Réformés qu’il faut la chercher, chez les Monarchomaques,
dans le Vindiciae contra tyrannos et dans l’œuvre d’Althusius.

1) Le Vindiciae contra tyrannos attribué, par son édi¬


teur à Jean Brutus, pose un problème d’auteur. L’ouvrage est
profondément marqué par l’influence d’Hotmann et de Bèze, mais
la critique moderne semble avoir établi que Hubert Languet
(1518-1581), en a rédigé la préface et la troisième partie, et Du¬
plessis Momay (gentilhomme docte et sage), l’essentiel de l’argu¬
mentation. Le livre affirme la liberté de conscience, fonde l’hypo¬
thèse du contrat social sur l’autorité des livres saints et justifie
le droit de rébellion et le tyrannicide. En bref, au principe de
légitimité monarchique fondé sur le caractère mystique du pou¬
voir, il oppose la légitimité du consentement fondée sur l’autorité
de la Bible. « Il faut, dit le Vindicae, obéir à Dieu et non pré¬
férer la volonté des rois, car la défense de la loi est la guerre la
plus sacrée, résister au roi qui viole la loi de Dieu et au roi qui
viole la loi civile, cela même avec l’appui de l’étranger venant au
secours du peuple affligé. »

L’idée du contrat entre le peuple et le roi est la clé de voûte


de leur argumentation juridique. Le commandement évangélique
d’obéir aux supérieurs suppose, disent-ils, la primauté incontes¬
table de la loi divine, loi donnée par Dieu au peuple hébreu. Un
double contrat caractérise la Constitution hébraique : « Or nous
lisons deux sortes d’alliances au sacre des rois : la première entre
Dieu, le Roy et le peuple à ce que le peuple fut peuple de Dieu,
la seconde entre le Roy et le peuple, à savoir que le peuple
obéirait fidèlement au Roy qui commanderait justement ».

Ce double contrat rend solidairement les deux contractants


responsables envers Dieu de leur défection réciproque « tellement
que si Israël abandonne Dieu et le Roy n’en fait pas semblant, il
est coupable envers les dieux étrangers, et non content d’y adhérer
y attire aussi les sujets s’efforçant par tous les moyens de ruiner

(13) G. Marty et P. Raynaud : Droit civil, T. I, p. 21, Sirey 1956, mise


à jour 1961.

7
98 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

l’Eglise : si Israël ne le tire de ceste suite, s’il ne le réprime du


péché de son Roy, il en fait le sien ».
La résistance au Roi, lorsqu’il enfreint la loi divine est donc
un devoir sacré, « l’histoire du peuple hébreu est pleine de témoi¬
gnages de la vengeance divine lorsque le peuple suit le Roy dans
ses erreurs, ainsi sous le roi qui avait profané le temple sans que
le peuple se révoltât ».
L’exemple historique du peuple hébreu qui montre l’existence
entre le Prince et le peuple d’un contrat politique justifie, pour
ces mêmes auteurs, la résistance à la tyrannie : « En somme, pour
mettre fin à cette troisième question, les Princes sont élevés par
Dieu et installés par le peuple. Comme tous les particuliers un
par un sont inférieurs au Prince, aussi tout le corps du peuple
et les Officiers du Royaume qui représentent ce corps sont par¬
dessus le Prince. En establissant et recevant le Prince, alliance
expresse ou non exprimée de paroles, naturelle ou même civile, se
traite entre Roy et le peuple, à savoir qu’on lui obéira s’il com¬
mande bien, que tous le serviront, si luy-même sert à la Répu¬
blique, tous se laisseront gouverner par luy s’il se laisse gouverner
par les lois ».
Ce sont les peuples, par leur volonté, qui font les rois. Saül
désigné par Dieu est acclamé par le peuple. Le roi ne détient son
pouvoir qu’en vertu d’un contrat simple de sa part, conditionnel
de la part du peuple. Dieu est garant de l’exécution de l’engage¬
ment, cette garantie divinisant, en quelque sorte, la loi humaine
à laquelle le roi a juré d’obéir. « En la première alliance, il y a
obligation à piété; en la seconde, à justice; par ceste là, le Roy
promet d’obéir religieusement à Dieu, par ceste-ci de commander
justement au peuple : par l’une il s’oblige de procurer la gloire de
Dieu, par l’autre le profit du peuple. En la première, il y a ceste
condition : si tu observes ma loy, en la seconde, si tu gardes à
chacun le droit qui lui appartient. Dieu proprement est le protec¬
teur et le vengeur de la première si elle n’est pas accomplie;
quant à la seconde, c’est légitimement à tout le peuple ou aux
Etats qui le représentent et doivent maintenir, que cette autorité
de réprimer le défaillant appartient. »
En l’absence de ce contrat, le Prince n’a aucun titre de légi¬
timité qui justifie son pouvoir; il est tyran d’origine : tout individu
peut lui résister au nom de la Loi : « Et pour clore ce discours,
la piété commande qu’on maintienne la loi et l’Eglise de Dieu;
la justice veut qu’on lie les mains aux tyrans ruineurs du droit et
toute bonne police; la charité requiert que l’on tende la main
et qu’on relève ceux qui sont accablés ».
Cette première forme de la théorie réformée du contrat social
est sommaire, mais prépare Althusius et les théories de l’Ecole de
la nature et du droit des gens sur le pouvoir et sa nature volon¬
taire.
Le Courant Rationaliste 99

2) Althusius, qui vécut dans la deuxième moitié du xvie siècle


et le début du xvne siècle, a subi à Genève où il étudia, l’in¬
fluence de Calvin et des Monarchomaques. Professeur de droit
à Siegen et à Emdem, la Genève du Nord, il publia en 1614
l’édition définitive de sa Politica, œuvre qui remporta un très
grand succès puisqu’elle fut rééditée huit fois au XVIIe siècle.
Otto Gierke, dans son Histoire du développement des idées
politiques d'Althusius dans la doctrine de VEtat (1800) a attiré
notre attention sur l’importance de sa pensée pour l’iiistoire du
Contrat social.

Toute son œuvre est marquée par l’esprit corporatif. Pour lui,
la politique est une action symbiotique, c’est-à-dire « l’art de
réunir les hommes pour l’établissement, la direction et la conser¬
vation de la vie sociale » et le contrat a pour but de fonder l’Etat
en un accord entre des corporations qu’il appelle des consécra¬
tions, consécrations privées d’abord (famille ou professionnelles),
consécrations publiques ensuite, nous dirions aujourd’hui corps
intermédiaires (cités, provinces, universités), consécrations majeu¬
res enfin (l’Etat) qui peut d’ailleurs s’unir en confédération.

Nous sommes loin de l’individualisme du XVIIIe siècle, mais la


conception de la démocratie corporative est liée chez Althusius à
l’exaltation de l’idée de légitimité populaire, tout autre pouvoir
étant tyrannique, et M. Derathé dans son ouvrage sur Rousseau,
a noté l’influence profonde des conceptions de la souveraineté du
peuple chez Althusius sur Rousseau et sa théorie du Contrat
social.
L’œuvre des Monarchomaques fut une lecture familière
pour les théoriciens de l’Ecole de la nature et du droit des gens
qui, avec Grotius, ont fait une large place, nous l’avons vu, à l’idée
de Contrat social dans leur construction de l’Etat; mais c’est chez
Hobbes, Locke et Rousseau que la théorie volontariste de l’Etat
va acquérir une force telle qu’elle préparera l’avènement de la
souveraineté nationale en 1789. Un nouveau type de légitimité
aura alors triomphé dans l’histoire, après près de deux siècles
d’efforts, de luttes intellectuelles et politiques.

§ 1. — Hobbes

Hobbes (1588-1679) a vécu dans une période particulièrement


trouble de l’histoire de l’Angleterre et de la France (1610, assas¬
sinat d’Henri IV; 1649, exécution de Charles I). D’abord fidèle
partisan des Stuarts, il décida de se fixer en France en 1640 et sa
vie fut un chassé-croisé entre les résidences françaises et anglaises.
En 1651, paraît le Leviathan, son œuvre fondamentale, que
l’on a présenté comme le livre d’un courtisan soucieux de rentrer
100 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

en grâce. En fait, lorsqu’il regagne la Grande-Bretagne, il ne jouit


plus de la faveur royale et meurt dans une demi-disgrâce en 1679.

L’insécurité dans laquelle il a vécu explique, dans une pers¬


pective freudienne, certains aspects de sa pensée élaborée, suivant
l’expression de Bernard Landry, dans la peur. Si la philosophie
de Hobbes s’énonce en apparence clairement et dans des dévelop¬
pements très cohérents, son interprétation a donné lieu à de très
larges controverses qui ont ouvert un débat jamais clos sur sa
portée exacte.

1. Hobbes et Vidée de double contrat.

Hobbes, à la différence des théoriciens de l’Ecole de nature


et du droit des gens, considère le droit et la politique comme une
science. Il traite le droit comme un fait caractérisé par la sanction
et dépourvu de toute signification morale. L’adultère n’est pas
une faute parce qu’il viole un principe de morale, mais parce que
la loi civile en a défini les conditions. Son positivisme, eu égard
à la règle établie, se prolonge par son utilitarisme dans sa con¬
ception du droit naturel. Le droit naturel ne comporte en soi
aucun principe moral, il repose sur le seul principe d’utilité.
Dans ses Eléments de droit (1640) composés de deux traités :
Sur la Nature humaine et Sur le corps politique, dans son Traité
du citoyen (1642) et enfin dans son Traité de l'homme (1658),
il définit les principes d’une morale hédoniste, individualiste et
rationaliste sur laquelle il va faire reposer toute sa construction
de l’Etat.

— Morale hédoniste : le fond de la nature humaine est l’espoir


et la satisfaction individuelle : « Chaque homme appelle bon ce
qui lui est agréable et appelle mal ce qui lui déplaît ».

— Morale individualiste ensuite : cette morale justifie pour


Hobbes le droit naturel de tout homme à sa propre conser¬
vation, « puisque par une nécessité naturelle, les hommes sont
portés à désirer l’acquisition du bien et la fuite du mal, mais
surtout la fuite de cette dernière ennemie de la nature, la mort,
de laquelle nous n’attendons rien moins que la perte de toutes nos
puissances et la plus grande de nos peines corporelles; il n’est pas
contre la raison que chacun fasse tout son possible pour garantir
son corps et ses membres de la mort et des peines qui l’accompa¬
gnent et du désir naturel de se conserver; c’est ce qu’on appelle
le droit ou, en latin, jus qui est une innocente liberté de se servir
de son pouvoir et de la force naturelle ».
« C’est donc par un droit de nature que chacun peut employer
tout son pouvoir et toutes ses forces à la conservation de sa vie et
de ses membres. »

Cette identité de nature crée chez les hommes une véritable


Le Courant Rationaliste 101

égalité naturelle, source d’un conflit éternel, puisque cette identité


fonctionnelle va les pousser à désirer les mêmes biens. « Plusieurs
recherchent en même temps une même chose, il arrive fort sou¬
vent qu’ils ne peuvent pas la posséder en commun et qu’elle ne
peut être divisée. Alors il faut que le plus fort l’emporte et c’est
au sort du combat de décider la question de la vaillance. »

La guerre perpétuelle caractérise l’Etat de nature : « homo


homini lupus ». L homme n’est pas un animal social : « Si l’on
considère de près les causes pour lesquelles les hommes s’assem¬
blent et se plaisent à une mutuelle société, il apparaîtra bientôt
que cela n’arrive que par accident et non par une disposition
nécessaire de la nature ». Hobbes affirme, contre Aristote et contre
saint Thomas, que l’homme n’est pas un animal politique; toute
sa politique est basée sur cet atomisme social. Le droit naturel
qui porte l’homme à user de sa liberté pour la conservation et
la libre disposition de son être, heurte bientôt cette loi naturelle
qui fait éviter tout ce qui pourrait nuire à son bonheur. Cette loi
délimite le droit précité. Elle se résume en trois propositions :

la première qu’il faut rechercher la paix, « car la guerre est


malpropre à la conservation du genre humain » ;

la seconde, « qu’il ne faut pas retenir le droit qu’on a sur


toutes choses mais qu’il faut quitter une partie et la transporter
à autrui »;

la troisième, qu’il faut respecter les conventions qu’on a faites,


car « l’inobservation des pactes créerait le désordre et rendrait
impossible la paix sociale ».

— Morale rationaliste enfin : C’est la droite raison qui nous


dicte l’observation de ces principes, car elle n’est pas une faculté
infaillible, mais cette simple tendance qui nous porte à fuir ce
qui est contraire à la conservation de tous comme de chacun,
et rend impossible la fin du « bellum omnium contra omnes ».
C’est la raison qui conduit l’homme à la solution du contrat.
L’existence historique de l’Etat de nature importe peu pour
Hobbes; il a peut-être existé en certains lieux, il renaît avec la
guerre civile ; ce qui prouve indiscutablement pour lui l’existence
d’un contrat, c’est le fait pour l’homme de vivre en société, fait
qui ne peut s’expliquer logiquement par une autre hypothèse,
puisqu’il n’est pas un animal politique. La droite raison, mue par
un instinct supérieur de conservation, suffit à trouver la loi juste,
équitable, sans recours à un instinct moral universel ou à un
consentement général. Chez Hobbes la raison utilitaire suffit à
donner un fondement au droit, et non plus la raison réduite à
ses éléments d’universalité comme chez les théoriciens du droit
naturel.
La raison ne saurait cependant obtenir des contractants une
102 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

observation exacte du contrat. Dans l’Etat de nature, seule la


crainte peut rendre le contrat efficace, le consentement naturel ne
suffit pas à réaliser l’unanimité dans l’obéissance. Pour obtenir
une paix durable qui marque la fin de l’Etat de nature, les
membres de la société abandonnent tous les droits qu’ils ont sur
leurs propres forces, à une même volonté qui devient souveraine :
« Or, cela ne peut se faire si chaque particulier ne soumet sa
volonté à celle d’un certain autre ou d’une certaine assemblée
dont l’avis sur les choses qui concernent la paix générale est
absolument suivi et tenu pour celui de tous ceux qui composent
le corps de la République ». Il y a donc un double contrat : celui
par lequel les individus s’associent entre eux, puis celui par
lequel ils déchargent tous leurs droits au souverain.

Le souverain a la puissance de commander, de contraindre, de


décider de la guerre. « Cet homme ou cette assemblée à la volonté
de laquelle tous les hommes ont soumis la leur, a une puissance
souveraine, exerce l’empire et la domination. Cette puissance de
commander, et ce droit d’empire consistent à ce que chaque par¬
ticulier a cédé toute sa force et toute sa puissance à cet homme
ou à cette cour qui tient les rênes du gouvernement. Ce transfert
de forces est une véritable cession des droits résultant de pactes
individuels qui expriment l’avis de la majorité, cette majorité
transférant à son tour ses droits au Prince. Dans la démocratie
(cas étudié dans le Léviathan), il n’y a plus un contrat de cession
des droits, mais un contrat de représentation passé entre parti¬
culiers (et non entre le peuple et le souverain, puisque le peuple
est souverain), puis transfert des droits à une oligarchie ou à une
aristocratie.

Les contrats entre particuliers suffisent à créer l’Etat en lequel


s’anéantit le peuple qui devient multitude et cesse d’exister comme
élément politique actif. Démocratie ou monarchie, le résultat
est identique : le contrat donne naissance à l’Etat et l’Etat possède
tous les attributs de la souveraineté.

L’Etat apparaît à Hobbes comme la sublimation de l’idée de


sauvegarde du bonheur de l’individu. En lui, s’exprime au plus
haut degré ce besoin de paix sociale, de tranquillité qui caractérise
l’homme. L’Etat social est le contrepoids de l’Etat de nature, du
bellum omnium contra omnes, dont il importe que l’homme sorte
au plus tôt.

La philosophie la plus importante pour l’homme, ce n’est pas


celle du droit naturel, comme pour les Grotiens et les Leibniziens,
mais la philosophie du pouvoir. Le penchant naturel de socia¬
bilité est un mythe; le réel, le vrai, le fondamental, c’est l’instinct
de conservation. Dès lors le contrat n’a pas pour objet de limiter
l’Etat dans l’exercice de son pouvoir souverain, mais de le justifier.

L’Etat devient une personne transcendantale, distincte des


Le Courant Rationaliste 103

personnes qui le composent. Son symbole, c’est le Léviathan (nom


tiré de la Bible), monstre formé d’individus agglutinés sur sa
carapace et qui tient en ses mains la crosse et l’épée : « il a le
droit de l’épée de justice et de l’épée de guerre ». Plus de liberté
de conscience, l’Etat ne doit pas distinguer entre Dieu et César.

Sa souveraineté est absolue, indivisible, inviolable; son titu¬


laire est injusticiable « de ce que chaque particulier a soumis sa
volonté à la volonté de celui qui possède la puissance souveraine
de 1 Etat, en sorte qu’il ne peut pas employer contre lui ses
propres forces ». Il s’ensuit que le titulaire de la souveraineté
échappe même aux lois. Le pouvoir ne peut lui être enlevé, car
un consentement unanime ne pourrait être obtenu. Chacun, dit
Hobbes, « ne reprend le droit de devenir son propre protecteur
que lorsque le souverain manque à son devoir de protection ».

L’imperium absolutum est l’attribut de la souveraineté et


Hobbes préconise la monarchie absolue, comme le régime le plus
propre à assurer la paix sociale qui lui paraît préférable au risque
que fait courir le maintien de la liberté à la sécurité individuelle.

2. L'interprétation de la pensée de Hobbes.

« L’unité interne de la pensée de Hobbes, fait observer


M. Polin (14), ne s’impose pas sans problème. » L’œuvre de
Hobbes a donné lieu à des gloses très diverses :

a) Dans son ouvrage La cité de Hobbes (1935), M. Joseph


Vialatoux a fait de Hobbes le précurseur de l’Etat totalitaire
moderne. Sa philosophie, dit-il, fait de l’Etat un monstre absorbant
l’individu pour mieux le soumettre par la force. Elle l’anéantit
en un prétendu bonheur qui n’est que le renoncement de l’homme
devant un concept abstrait : l’Etat.

M. Cari Schmitt, juriste national-socialiste fort à la mode dans


les milieux nazis vers 1936-1938, dans son livre Der Leviathan in
der Staatslehre von Thomas Hobbes (1938), a vu dans Hobbes
un penseur anti-idéologique guidé par un réalisme, un utilita¬
risme et le souci de l’unité de l’Etat, en somme un apôtre d’Hitler
avant la lettre.

b) Contre cette interprétation s’est élevé avec beaucoup de


force, M. René Capitant dans son étude Hobbes et l'Etat tota¬
litaire (A.P.D.S.J., 1936). M. René Capitant condamne avec
juste raison l’actualisation de la pensée de Hobbes et sa coloni¬
sation par les nationaux-socialistes. Il met en valeur le point de
départ individualiste et rationaliste de Hobbes et le fait que son
univers utilitariste est à l’antipode du mysticisme raciste des
nationaux-socialistes.

(14) R. Polin : Politique et philosophie chez T. Hobbes, P.U.F., 1955.


104 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Mais René Capitant ne résoud pas pour autant le problème


de la portée profonde de l’absolutisme de Hobbes.
c) M. Touchard dans son Histoire des idées politiques (15)
propose une interprétation qui a le mérite d’éclairer parfaite¬
ment les deux aspects essentiels de la pensée de Hobbes, son indi¬
vidualisme et son absolutisme. Son individualisme trouve son
expression dans sa conception du droit naturel : c’est le droit de
l’individu à sa propre conservation. Son absolutisme n’a rien à
voir avec celui de Bossuet, ni son totalitarisme avec celui des
nationaux-socialistes. « Son absolutisme est, nous dit Touchard,
un égoïsme éclairé; son totalitarisme a pour but d’assurer à
l’individu son plein développement. S’il donne sa préférence à la
solution monarchique, c’est qu’à la différence d’un Grotius, il
apprécie peu la bourgeoisie. »
Cette interprétation exprime l’ambiguïté même de la pensée
historique de Hobbes et de son destin : « Il justifie l’absolutisme
avec des arguments qui aideront plus tard à en faire le procès ».

§ 2. — John Locke

John Locke (1632-1704) appartenait à une famille puritaine


anglaise, d’origine très modeste, mais profondément religieuse
qui le destinait à la cléricature, lorsque brusquement il décida
d’obliquer vers les sciences et devint médecin. Locke, fidèle ami
de Shaftesbury (chef des Wighs), l’avait accompagné en Hollande
où il passa cinq années d’exil de 1683 à 1688, jusqu’au retour
de Guillaume d’Orange. C’est en Hollande qu’il composa ses
Deux essais sur le Gouvernement civil (1690) ; le premier est
une réponse à l’ouvrage de Sir Robert Filmer, Patriarcha, livre
dans lequel Filmer, à l’égal de Bossuet, se fait l’apologiste du
pouvoir paternel des rois ; le second est un véritable essai sur
l’origine du pouvoir, son fondement, ses limites.

Pour comprendre parfaitement la pensée de Locke, il faut


connaître l’ensemble de son œuvre philosophique, qui forme un
tout parfaitement cohérent : la Lettre sur la Tolérance (1689),
l'Essai sur l’entendement humain (1690), le Christianisme
raisonnable (1695), la Constitution légale de la vieille Angle¬
terre et Comment sauver l'Etat, petits opuscules qui constituent
ses derniers travaux ; sa mort survint en 1704, à l’âge de 72 ans.

Parlant de Locke, Marcel Prelot a pu dire : « Par Locke, les


trois grandes révolutions du XVIIe et du xviil6 siècles : la Révo¬
lution anglaise, la Révolution d’Amérique et la Révolution fran¬
çaise ont pris leur racine dans le droit naturel » (16). L’influence

(15) Touchard : Histoire des idées politiques, op. eit., p. 330 et ss.
(16) M. Prelot : Histoire des idées politiques, p. 375.
Le Courant Rationaliste 105

historique de Locke contraste avec sa personnalité effacée, mais


son œuvre a joué un double rôle : elle a, en premier lieu, exalté
l’idée de légitimité du consentement comme fondement de l’Etat,
elle a, d’autre part, élargi l’individualisme juridique à la dimen¬
sion d’un individualisme politique.

1. La légitimité du consentement chez Locke.

Comme dans la philosophie de Hobbes, le point de départ des


réflexions de Locke est une conception empirique de la philo¬
sophie et une conception hédoniste de l’homme et de sa morale.
La société politique se caractérise par la puissance de fait et le
droit positif, par la coercition; le fait est valable s’il est raison¬
nable, la raison étant la caractéristique de l’homme et de
l’humain.

Son hédonisme a été très justement qualifié par Léo Strauss


« d’hédonisme capitaliste » ; il a, du bonheur, une philosophie
de propriétaire et de notaire : « Le plus grand bonheur, écrit-il,
consiste non pas à jouir des plus grands plaisirs, mais à posséder
les choses qui produisent les plus grands plaisirs ». L’idée que
l’homme peut aliéner sa personnalité dans la possession des biens,
n’effleure pas ce bourgeois d’une Angleterre mercantile qui voit,
dans le droit absolu de propriété, un droit naturel et bénéfique
que le gouvernement doit conserver et protéger.

Cette conception du bonheur va, dès le départ de sa théorie,


l’opposer à Hobbes. Tandis que chez Hobbes, le problème central,
c’est le pouvoir, pour Locke, le problème essentiel, ce n’est pas
le gouvernement, mais l’administration, la législation, le trustee-
ship politique, exercé par un gouvernement de propriétaires et
qui doit leur laisser toute liberté pour réaliser la prospérité.

C’est au service de cet idéal qu’il met les théories de l’Etat


de nature et du contrat social. L’Etat de nature pour Locke est
un Etat rationnel, naturel et prélégal :

— rationnel, parce que les hommes qui portent en eux les


lumières de la raison assurent à cet Etat le caractère d’une situa¬
tion parfaitement supportable où régnent liberté et égalité; con¬
trairement à ce que Hobbes professait, l’Etat de nature n’est pas
un Etat anarchique, mais un Etat raisonnable. « La raison natu¬
relle enseigne à tous les hommes, s’ils veulent bien la consulter,
qu’étant tous égaux et indépendants, nul ne doit nuire à un autre,
par rapport à sa vie, sa santé, à sa liberté, à son bien »;

— naturel, parce que, dans l’Etat de nature, les hommes pos¬


sèdent un certain nombre de droits discernés par la raison, c’est-
à-dire déduits de la loi naturelle : à côté de la liberté et de
l’égalité, le droit de propriété et le pouvoir paternel;
106 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

— prélégal, car dans cet Etat de nature, règne la justice privée.


Ce droit de justice privée tire sa validité du droit de chaque
individu à sa sauvegarde et de la réciprocité nécessaire des com¬
portements.

Il existe, dans l’Etat de nature, un droit naturel de punir qui


distingue l’Etat de nature de l’Etat de société, puisque, dans le
premier, ce droit est spontané, dans le second, organisé et sanc¬
tionné par le gouvernement. Ce droit de sanction privée n’est ni
absolu ni arbitraire, il n’autorise que des peines proportionnées
à la faute et inspirées par la raison et la modération.

L’Etat de nature est, pour Locke, « un Etat de paix, de bonne


volonté, d’assistance mutuelle et de conservation ». La peur de
l’homme et du désordre inspirait Hobbes, c’est la confiance en
l’homme et l’organisation naturelle de la société qui inspire l’opti¬
misme de Locke. Si l’Etat de nature est un Etat où l’homme se
trouve à son aise, pourquoi en sortir ? L’empirisme et le prag¬
matisme de Locke répondent : pour être mieux, et il fallait qu’il
en fût ainsi pour justifier la légitimité du consentement. Les
hommes consentent librement à sortir de l’Etat de nature pour
trouver dans l’Etat de société une sécurité juridique plus grande,
le mieux-être et la prospérité.

Cette mutation de l’Etat de nature en Etat de droit s’accom¬


plit chez Locke par le contrat, et ce contrat exprime, avec une
force jamais encore égalée, l’idée de légitimité du consentement.
C’est la liberté de consentement qui fonde l’Etat, « les hommes
étant tous naturellement libres, égaux et indépendants, nul ne
peut être tiré de cet Etat (17) et être soumis au pouvoir politique
d’autrui sans son propre consentement par lequel il peut convenir
avec d’autres hommes de se fondre et s’unir en société pour leur
conservation, pour leur sûreté mutuelle, pour la tranquillité de
leur vie, pour jouir paisiblement de ce qui leur appartient en
propre et être mieux à l’abri des insultes de ceux qui voudraient
leur nuire et leur faire du mal ».

Il s’agit bien là, pour Locke, d’un véritable principe de légi¬


timité opposé au principe de légitimité monarchique « tellement
ce qui a donné naissance à une société politique et qui l’a établie
n’est autre chose que le consentement d’un certain nombre d’hom¬
mes libres capables d’être représentés par le plus grand nombre
d’entre eux et c’est cela, et cela seul, qui peut avoir donné com¬
mencement dans le monde à un gouvernement légitime ». Le pou¬
voir ne peut résulter de la conquête, il ne peut être absolu, car
les hommes ne peuvent se placer dans une situation plus mauvaise
que l’Etat de nature. Il n’est de pouvoir qu’attribué par le
consentement.

(17) Texte qui inspira les auteurs de la Déclaration des droits de 1789.
Le Courant Rationaliste 107

Ce contrat social a un double aspect. Il est d’abord un pactum


unionis, « convention originelle par laquelle les hommes convien¬
nent de s’unir en une même société politique, seule convention
qui existe et seule nécessaire entre individus qui entrent dans
une communauté en la constituant ». Il est suivi d’un pactum
subjectionis, par lequel la majorité attribue au gouvernement le
pouvoir, afin d’assurer la protection et l’épanouissement de ses
droits.

Mais dans quelles conditions le pouvoir remplit-il sa fonction,


son political trusteesliip ? Dans le cadre d’une conception nou¬
velle des rapports de l’individu et de l’Etat : l’individualisme
politique, qui sera la source de la démocratie libérale américaine,
anglaise et française.

2. L'individualisme politique de Loche.

Locke a jeté les bases de la démocratie libérale, d’une part en


empruntant à Hobbes son argumentation sur le droit naturel,
mais en la retournant, et, suivant l’expression de M. Prelot « en
faisant passer le droit naturel du côté de la liberté individuelle »
(18) ; d’autre part, en dotant la démocratie libérale d’une techni¬
que constitutionnelle appropriée aux exigences de l’individua¬
lisme, en affirmant enfin le droit de résistance à l’oppression.
Pour Locke, la société politique n’est que le produit d’une
renonciation partielle et provisoire des hommes à leur état naturel
dans l’intérêt d’une justice mieux organisée et d’un pouvoir plus
efficace. Le pouvoir restera toujours limité par les droits naturels.
Suivant l’expression de Laski, l’Etat est, pour Locke, une société
à responsabilité limitée : « Il n’est, écrit Locke, qu’un secours
pour la faiblesse et l’imperfection de la minorité, une discipline
nécessaire à l’éducation ».

Le pouvoir ne saurait donc dépasser ce qui est utile au but


même de la société et il ne peut, dans aucun cas, porter atteinte
à ce qui est la raison d’être de la société, à savoir la conservation
et la protection des droits naturels. La morale de l’Etat, c’est la
liberté, l’égalité et la légalité. L’Etat doit être juste. Pour Locke,
fait observer R. Polin, comme pour Kant, le problème du pouvoir
est un problème moral : « Les obligations des lois de la nature
ne cessent point dans la société, écrit Locke, elles y deviennent
même plus fortes en plusieurs cas ».

C’est sur l’idée de renonciation volontaire que Locke va


greffer sa technique de la démocratie libérale et individualiste.
Dans l’Etat de nature, l’homme possède naturellement le droit
et le pouvoir de faire tout ce qui assure sa conservation et celle

(18) Marcel Prelot : Histoire des idées politiques, op. cit., p. 377.
108 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

de ses semblables, il a une sorte de droit de législation sur lui-


même. Lorsqu’il rentre dans la société politique, cette dernière
hérite de ce pouvoir législatif qui « resserre en plusieurs choses
la liberté qu’on a par les lois de la nature », pour assurer la
conservation des membres de la société et de leurs droits.

D’autre part, l’homme a, dans l’Etat de nature, le droit de


punir les violations du droit naturel, c’est-à-dire une sorte de
pouvoir d’exécution dont la société va hériter sous la forme d’un
pouvoir exécutif qui assure Je respect des lois au-dedans, et d’un
pouvoir confédératif pour l’exécution des lois au dehors (traités)
et pour la défense de la communauté (paix, guerre).

Le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif doivent être séparés,


pour une raison pratique d’abord : l’un est continu, l’autre dis¬
continu, « car il n’est pas toujours nécessaire de faire des lois,
mais il l’est toujours de faire exécuter celles qui ont été faites »;
pour une raison humaine ensuite, parce que la tentation d’abuser
du pouvoir est favorisée par la confusion du pouvoir et que la
légalité et la sûreté sont une des conditions nécessaires de l’exer¬
cice des droits naturels.

A cette séparation interne des pouvoirs, il ajoute la séparation


de l’Etat et de la religion. Précurseur de l’Etat laïc moderne, il
considère, dans ses Lettres sur la Tolérance, que « tout le pouvoir
de gouvernement n’a rapport qu’aux intérêts civils, se borne aux
choses de ce monde, et n’a rien à voir avec le monde à venir ».

Les deux pouvoirs ne sont point, pour Locke, et, par là, il se
fait l’apôtre du parlementarisme revendiqué par les Wighs, placés
sur le même plan. Le législatif est « l’âme qui donne forme, vie
et unité à l’Etat », il est un pouvoir sacré qui « ne peut être ravi
à ceux à qui il a été une fois remis ». L’exécutif lui est subor¬
donné, sauf dans la mesure où l’intérêt du bon fonctionnement
de la société politique exige que l’on laisse à « sa discrétion »
certaines décisions, pouvoir discrétionnaire proche de ce que
nous appelons aujourd’hui le pouvoir réglementaire.

Cette suprématie du législatif trouve ses limites dans la notion


de renonciation qui est sa référence. Le pouvoir législatif est
limité par les droits matériels, « il ne peut s’étendre plus loin
que le bien public le demande », il est un pouvoir rationnel et
non arbitraire, car il ne peut posséder plus de droit que n’en pos¬
sèdent, dans l’Etat de nature, les individus qui lui ont donné
naissance. C’est également l’idée de renonciation qui est à la
base de la conception du droit de résistance à l’oppression chez
Locke.

Le peuple reste le véritable dépositaire des droits naturels


et de l’intérêt général. Si les trustées sont infidèles à leur mission
qui est de protéger ces droits, c’est le peuple qui « doit juger de
Le Courant Rationaliste 109

cela », car les institutions politiques ont la liberté pour objet.


« Le peuple en vertu cl une loi qui précède toutes les lois posi¬
tives des hommes... s est réservé un droit qui appartient en général
à tous les hommes, lorsqu’il n’y a point d’appel sur terre, savoir :
le droit d’examiner s’il a juste sujet d’en appeler au ciel. »

A la résignation quasi-religieuse des théoriciens de la monar¬


chie absolue, à l’obéissance passive, Locke oppose le droit de
résistance à l’oppression pour restaurer l’ordre rationnel violé.
C’est là le seul moyen de faire respecter les droits naturels et de
conduire les princes à une sorte de compromis avec le peuple.

Tel est l’essentiel de la pensée de Locke : le bonheur, la liberté,


l’équilibre, l’ordre, la défense de la propriété, la tolérance, le
respect de la loi, voilà ce qu’apporte le Traité sur le Gouver»
nement civil à une bourgeoisie d’affaires qui aspire au pouvoir
et qui, à la fin du XVIIe siècle en Angleterre, à la fin du XVIIIe en
France, sera assez forte pour faire entendre sa voix.

3. — Jean-Jacques Rousseau (1712-1778)

Si le Contrat social (1762) est le thème central de l’œuvre


principale de J.-J. Rousseau, sa doctrine y est profondément unie
à sa conception de la religion, de la morale et de l’éducation, et
il doit s’interpréter en fonction de la philosophie générale que
Rousseau expose dans son Discours sur les Sciences et les Arts
(1750), son Discours sur Vinégalité parmi les hommes (1755),
la Lettre à cTAlembert sur les spectacles (1758), YEmile (1762)
et la Nouvelle Héloïse. les Lettres à Buttafuoco sur la législation
de la Corse (1764-65) et le Projet de Constitution pour la Corse
(1765), enfin les Considérations sur le Gouvernement de Pologne
et sur sa réformation (1772) donnent une image toute pragma¬
tique de ses conceptions constitutionnelles qui conduisent à réviser
beaucoup de jugements sur son œuvre politique.
Il ne faut pas s’attendre à trouver une logique parfaite chez
J.-J. Rousseau. « Nous n’avons pas affaire, faisait excellemment
remarquer M. Lanson, à un système qui a été construit méthodi¬
quement pièce à pièce, avec une volonté vigoureuse et claire
d’enchaînement et d’accords logiques, avec une intention ferme de
ne jamais porter atteinte au principe de contradiction... Toutes
ou presque toutes ses pensées sont à l’origine l’expression d’un
malaise sentimental, ses doctrines les plus abstraites sont le pro¬
longement de ses émotions qui, elles-mêmes, sont des réactions
contre des réalités dont il est froissé et blessé ».
Rousseau est un révolté et un romantique. C’est une réaction
contre son milieu qui est le point de départ et l’inspiration de ses
110 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

théories politiques. Il est un révolté mal à l’aise dans l’ensemble


de la société et au milieu des gens du monde qui recherchaient
sa compagnie pour son talent. Doué d’une sensibilité très acérée,
voire maladive, il souffre de manière aiguë de sa situation;
exaspéré de voir son talent trop souvent méconnu, son amour-
propre exagère les injustices qu’il constate. De là une misan¬
thropie profonde (il se brouille successivement avec Voltaire,
Diderot, Grimm et ses amis), une méfiance instinctive envers la
société où il constate tant d’inégalités, une protestation indignée
contre les servitudes qui font, dit-il, « l’homme dépendant de
l’homme », sa soif de liberté et surtout d’égalité.
Il est un romantique qui, suivant le mot de Mme de Staël, n’a
rien inventé mais tout exalté par le sentiment, l’enthousiasme, la
passion, l’appel à la solidarité humaine. Il illustre de la sorte sur
un thème ancien, celui du Contrat social, une pensée nouvelle :
celle de la volonté générale.

1. Le Contrat social chez J.-J. Rousseau.

Ce qui est nouveau chez Rousseau, ce n’est pas l’appareil


général du raisonnement et M. Jean Derathé dans son livre sur
Jean-Jacques Rousseau et la politique de son temps (19),
chef-d’œuvre d’érudition, a décelé avec beaucoup de finesse, les
sources historiques précises des réflexions de Rousseau sur le
droit naturel et le contrat.
Ses réflexions, comme celles des théoriciens de l’Ecole de la
Nature et du droit des gens, d’Hobbes et de Locke, partent de
l’homme naturel, c’est-à-dire non encore engagé dans les liens de
la société civile. Son interprétation de la notion d’Etat de nature
est différente de celle de Hobbes et plus nuancée que celle de
Locke. Il ne voit pas, comme Hobbes, dans l’Etat de nature un
état de grâce générale, mais bien plutôt un Etat présocial (sinon
prélégal comme Locke), une « véritable jeunesse du monde »,
« l’Etat naturel à l’espèce humaine ». Sa représentation de l’Etat
de nature est plus proche de celle de l’Age d’or d’Horace que
de celle des juristes philosophes : « Je vois l’homme, écrit-il dans
le Discours sur l'origine de l'inégalité, parmi les hommes,
se rassasiant sous un chêne, se désaltérant au premier ruisseau,
trouvant son lit au pied du même arbre qui lui a fourni son
repas... les seuls biens qu’il connaisse dans l’univers sont la nour¬
riture, une femelle et le repos. Les seuls maux qu’il craigne sont
la douleur et la faim. Il n’a nul besoin de ses semblables et n’en
reconnaît aucun individuellement ».

L’homme, « cet être libre dont le cœur est en paix et le corps

(19) Jean Derathe : J.-J. Rousseau et la politique de son temps, P.U.F.,


1950.
Le Courant Rationaliste 111

en santé », est fait pour l’Etat sauvage, mais cet Etat n’est pour lui
qu un état transitoire et précaire, car « pour leur malheur, les
hommes possèdent deux facultés, la liberté d’acquiescer ou de
résister, et la faculté de se perfectionner ». Ce sont ces deux
facultés qui vont conduire l’homme à une seconde période de
l’Etat de nature, intermédiaire entre l’Etat sauvage et la société
établie; elles incitent l’homme, tout en conservant sa pleine indé¬
pendance, à rechercher des relations avec ses semblables. Il veut
goûter les joies de la famille, accéder à une certaine moralité
« quoiqu’ils fussent devenus moins endurants et que la pitié natu¬
relle eut déjà souffert quelque altération, cette période de déve¬
loppement des facultés humaines, tenant un juste milieu entre
l’indolence de l’Etat primitif et la pétulante activité de notre
amour-propre, doit être l’époque la plus heureuse et la plus
durable ».

Dans cet Etat de nature, « l’homme était fait pour rester


toujours », il y jouit de liberté et de l’égalité. Ce sont des cir¬
constances fortuites : l’agriculture et l’invention de la métallurgie
qui provoquent l’inégalité avec la propriété, les rivalités avec la
richesse, les désordres avec les passions, qui contraignent les
hommes à s’associer dans la société civile pour éviter leur propre
destruction. « L’homme est né libre et pourtant il est dans les
fers », la société civile est donc un mal inévitable.
Après avoir analysé dans ses deux premiers Discours, les
causes de la dénaturation de l’homme par la société, il va
essayer de déterminer idéalement les bases d’une société politique
qui pourrait pratiquement, à son avis, protéger les individus
contre l’oppression et garantir leurs droits naturels. C’est ici
qu’intervient l’originalité de Rousseau, dans le contenu même du
pacte social. Locke nous avait présenté le contrat comme une
sorte de contrat de société à responsabilité limitée; Rousseau ne
se résout pas à cette abdication partielle des droits naturels, il
recherche une forme de société qui assure la sécurité sans renon¬
ciation à la liberté et à l’égalité originelles.

Comme l’Etat de nature dont il oppose l’idéal à une société


corrompue, n’a peut-être jamais existé et ne reviendra sans doute
jamais (il le reconnaît lorsqu’il écrit le Contrat social entre
1756 et 1762), comment imaginer un type de contrat qui ne
supprime pas les avantages essentiels de l’Etat de nature ? « Trou¬
ver une forme d’association qui défende et protège de toute la
force commune la personne et les biens de chaque associé et par
laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même
et reste aussi libre qu’auparavant » (20). Ce qu’il recherche, ce
n’est pas, comme Locke, une conciliation entre les droits de l’indi-

(20) J.-J. Rousseau: Contrat social. Livre I, chap. VI (éd. Halbwachs),


p. 90.
112 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

vidu et la nécessité du pouvoir, c’est une réconciliation entre


l’individu et le gouvernement au nom de la solidarité humaine.
Le contrat n’a donc pas, comme chez Locke, le caractère d un
double contrat, c’est un contrat unique entre les associés au profit
de la communauté dans son ensemble. « Chacun de nous met en
commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direc¬
tion de la volonté générale et nous recevons en corps chaque
membre comme partie indivisible du tout. » (21) Chaque associé
s’unit à tous et ne s’unit à personne en particulier, il n’obéit ainsi
qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant.

Le contrat est défini dans son contenu, dès lors que les contrac¬
tants sont libres et égaux et que leur fin est de conserver cette
liberté et cette égalité originelles, tout en bénéficiant de la sécurité
que leur apporte la société. Une clause unique dans ces conditions
est possible ; « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses
droits à toute la communauté ». Une telle aliénation, si totale
qu’elle soit, est la meilleure garantie des droits que nous tirons
de la nature, car « chacun se donnant tout entier, la condition
est égale pour tous et, la condition étant égale pour tous, nul n’a
intérêt à la rendre onéreuse aux autres » (22).

De plus, « chacun se donnant à tous, ne se donne à personne


et... on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd et plus de force
pour conserver ce qu’on a » (23). Ainsi se crée une volonté géné¬
rale et, au moment même où il semble que tout est ôté à l’indi¬
vidu, tout lui est donné.

Avec la vie sociale commencent, pour Rousseau, le droit et la


moralité. Il ne peut y avoir droit et moralité que là où il y a des
règles universelles (voir infra Kant) : il n’y a pas de règle uni¬
verselle là où n’existe pas de volonté générale. L’individu ne
renonce à lui-même comme être sensible que pour s’affirmer
comme être raisonnable et moral. Par la volonté générale, il y a
dépassement de l’homme qui devient un être nouveau. « Celui
qui ose entreprendre d’instituer un peuple doit se sentir en état
de changer, pour ainsi dire, la nature humaine, de transformer
chaque individu qui, par lui-même, est un tout parfait et solidaire
en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en
quelque sorte sa vie et son être; d’altérer la constitution de
l’homme pour la renforcer, de substituer une existence partielle
et morale à l’existence physique et indépendante que nous avons
reçue de la nature. » (24) Avec la volonté générale, il y a « trans¬
mutation » de l’homme (25). A l’instant où le contrat social est

(21) J.-J. Rousseau : Contrat social. Livre I, chap. VI, p. 92.


(22) J.-J. Rousseau : Contrat social. Livre I, chap. VI, p. 91.
(23) J.-J. Rousseau : Contrat social. Livre I, chap. VI, p. 92.
(24) J.-J. Rousseau : Contrat social. Livre II, chap.VII, p. 180.
(25) L’expression est de B. de Jouvenel, voir Bibliographie.
Le Courant Rationaliste 113

souscrit « au lieu de la personne particulière de chaque contrac¬


tant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif ».
Ce corps moral et collectif, c’est le souverain.

C est la volonté générale qni constitue la souveraineté comme


la volonté, et c’est par là que Rousseau marque sa filiation par
rapport anx philosophies volontaristes, elle est une, inaliénable
et indivisible.

2. La volonté générale chez J.-J. Rousseau.

Parce qu'elle est générale, elle n’a en vue que le bien commun,
à la différence de la volonté du despote qui ne recherche que
son intérêt personnel, elle est toujours « droite et tend toujours
à 1 utilité publique ». Il n’en résulte pas que le peuple soit
infaillible dans ses décisions : « On veut toujours son bien, mais
on ne le voit pas toujours : jamais on ne corrompt le peuple,
mais souvent on le trompe et c’est alors qu’il paraît vouloir ce qui
est mal. Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de
tous et la volonté générale; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt
commun, l’autre regarde à l’intérêt privé et n’est qu’une somme
de volontés particulières, mais ôtez de ces mêmes volontés les
plus et les moins qui s’entredétruisent, reste pour somme des
différences la volonté générale » (26).

Son essence, c’est l’unanimité, la division en majorité et mino¬


rité n’est qu’un accident. Il importe donc que « il n’y ait pas de
société partielle dans l’Etat et que chaque citoyen n’opine que
d’après lui » (27).

Inaliénable, indivisible, douée d’une rectitude naturelle, la


souveraineté comme la volonté est absolue : « le pacte social
donne au corps politique un pouvoir absolu » (28). Qu’on ne
s’effare pas d’une telle puissance qui est seule à se contrôler, car
la volonté générale, ce n’est pas l’arbitraire : « Si le pouvoir
devient arbitraire, c’est que la volonté générale n’est plus souve¬
raine ».

La volonté générale trouve son expression dans la loi qui,


comme elle, est générale par sa formation et par son objet :
« Quand je dis que l’objet des lois est toujours général, j’entends
que la loi considère les sujets en corps et les actions comme
abstraites, jamais un homme comme un individu, ni une action
comme particulière » (29). La loi chez Rousseau réalise l’objec¬
tivation de la volonté générale. La loi est infaillible car elle

(26) J.-J. Rousseau : Contrat social, Livre I, chap. III, p. 145.


(27) J.-J. Rousseau : Contrat social. Livre I, chap. III, p. 146.
(28) J.-J. Rousseau : Contrat social, Livre II, chap. IV, p. 152.
(29) J.-J. Rousseau : Contrat social. Livre II, chap. VI, p. 169.

s
114 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

échappe aux interprétations particulières, la loi est juste objecti¬


vement car elle exprime la volonté générale.
L’égalité juridique est, chez Rousseau, la condition suffisante
et nécessaire de l’intégration de l’individu à la société (Marx
exigera intégration économique et sociale dans une société indif¬
férenciée) . Mais si la volonté générale est souveraine, seule source
de loi, bien qu’elle puisse être guidée par de sages législateurs,
elle ne saurait s’adonner aux tâches spécialisées qu’impose tout
gouvernement. Ce dernier sera donc distinct de la souveraineté,
le gouvernement sera le commis du peuple et de la loi : « il
exécute toujours la loi et il n’exécute jamais que la loi ».
Le gouvernement, selon Rousseau, c’est le gouvernement de la
loi, il est le ministre d’un souverain abstrait, la loi, expression de
la volonté générale. C’est pourquoi le souverain ne peut être que
le peuple. Si Rousseau passe en revue, comme tous les publicistes
de son temps, les trois types de gouvernement, monarchie, aristo¬
cratie et démocratie, et s’il déclare que « chacune d’elle est la
meilleure en certains cas ou la pire en d’autres », relativisme
qui réapparaît dans ses ouvrages sur la Pologne et la Corse, il
ne met en question que la forme du gouvernement, non le prin¬
cipe de sa justification et de la légitimation de son action qui ne
peut être que la souveraineté du peuple. Son principe de légiti¬
mité (et il ne faut jamais l’oublier dans l’analyse du gouverne¬
ment), c’est la légitimité de la volonté générale ; il n’en admet
point d’autres.
Le gouvernement chez Rousseau n’est pas un pouvoir mais un
office. C’est si vrai que lorsque Rousseau déclare : « S’il y avait
un gouvernement des dieux, ils se gouverneraient démocratique¬
ment, un gouvernement si parfait ne convient pas à des hom¬
mes » (30), il ne condamne pas comme utopique la démocratie
(interprétation erronée souvent donnée), mais vise le cas hypo¬
thétique où la démocratie pourrait se passer d’un exécutif (il faut
qu’un gouvernement populaire ait un chef). Sans exercice par
le peuple de son droit de souveraineté, il n’y a pas pour Rousseau
de pouvoir légitime, de légitimité. Tel est le sens profond du
contrat.
Cette volonté populaire ne se représente pas (rejet du gouver¬
nement représentatif) : « La souveraineté ne peut être repré¬
sentée par la même raison qu’elle ne peut être aliénée. Elle
consiste essentiellement dans la volonté générale et la volonté
générale ne se représente pas ». « Toute loi que le peuple en
personne n’a pas ratifiée n’est pas une loi. » L’idéal de gouverne¬
ment est la cité antique dans laquelle les décisions sont prises
ad referendum et ne deviennent définitives qu’après l’acceptation
par le peuple.

(30) J.-J. Rousseau : Contrat social. Livre III, chap. IV, p. 277.
Le Courant Rationaliste 115

Dans le Gouvernement de Pologne, il manifeste une fois de


plus sa préférence pour les petits Etats, le système fédératif,
véritable démocratie de collectivités d’hommes libres, paisibles
et sages. Pour la Corse, il projette une petite République agraire,
patriarcale où tout le monde vit bien sans s’enrichir.

Le règne de la volonté générale par la loi justifie enfin la


formule de Rousseau qui a beaucoup été discutée : cc quiconque
refusera d'obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout
le corps » (21) ; on oublie qu’il ajoute aussitôt « ce qui signifie
qu’on le forcera d’être libre », c’est-à-dire que la volonté générale
donne à la volonté de l’homme corrompu par la société, une valeur
morale, elle le transforme en citoyen. Bertrand de Jouvenel a
très clairement montré qu’en devenant citoyen, l’homme, chez
Rousseau, substitue l’amour du groupe à l’amour de soi et
retrouve la vérité de sa liberté, qui n’est pas conflit mais unani¬
mité dans l’enthousiasme. Rousseau est l’homme de la légalité,
tout dans sa conception de l’Etat est subordonné à la loi.

Critique

La doctrine du Contrat social a subi l’assaut de critiques


multiples :

1° Son hypothèse est, dit-on, fausse et antiscientifique. L’his¬


toire n’offre aucun exemple d’un contrat social entre les individus
ou entre les citoyens et les gouvernements; à l’origine des sociétés,
on trouve bien plus souvent la force brutale que le consentement
ou la liberté.

Il faut d’abord observer que, sauf chez Grotius, et seulement


dans la première partie de son œuvre, le contrat n’a jamais été
présenté par ses théoriciens comme une hypothèse historique,
mais comme une hypothèse logique. Tout se passe, soutient
Rousseau, « comme si » le consentement humain avait donné
naissance à l’Etat.

2° Le Contrat social a des conséquences antijuridiques, il


aboutit à remplacer l’absolutisme monarchique par l’absolutisme
démocratique. Est-ce un progrès que de substituer une tyrannie
à une autre tyrannie ?

L’argumentation en premier lieu, ne peut s’appliquer à la


théorie individualiste de Locke puisque, si l’homme dans la
société abandonne certains droits, c’est pour mieux en conserver
d’autres. En second lieu, ce que l’on a appelé le sophisme de

(31) J.-J. Rousseau : Contrat social, Livre I, chap. VII, p. 108.


116 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Rousseau débouche-t-il sur l’absolutisme démocratique ? La


pensée de Rousseau analysée au stade de la souveraineté apparaît
ambiguë, certains en ont fait l’ancêtre de l’absolutisme démo¬
cratique (J.-L. Talmont), d’autres de l’individualisme de 1789.
Lorsqu’on considère l’interprétation totalitaire, on s’aperçoit en
fait qu’elle arrête l’analyse de Rousseau à la volonté générale et
qu’elle néglige l’importance de la notion de droits naturels chez
Rousseau. Or, la notion de droits naturels objectifs qui s’impose à
l’homme et à la société est une des bases fondamentales de la
doctrine de Rousseau et du contrat social, « ce qui est bien et
conforme à l’ordre est tel par la nature des choses et indépen¬
damment des conventions humaines. Toute justice vient de Dieu;
lui seul en est la source, mais si nous devions la recevoir de si
haut, nous n’aurions besoin ni de gouvernement ni de lois » (32).

La doctrine classique du droit naturel est essentiellement


rationaliste. Le fondement positif des droits naturels se trouve,
pour les philosophes du XVIIIe siècle, dans la raison humaine qui
perçoit lucidement la valeur et le contenu de ces droits et qui se
suffit à elle-même dans cette prise de conscience de l’idéal de
justice. La société politique qui est une somme d’individus
raisonnables trouve d’elle-même « le chemin des droits naturels »
sans que l’Etat ait à intervenir pour les dégager.
A cette doctrine classique au XVIIIe siècle, Rousseau oppose
une philosophie politique nouvelle, la théorie volontariste des
droits naturels; « sans doute il est une justice émanée de la
raison seule ; mais cette justice, pour être admise entre nous, doit
être réciproque » (33). Pour Rousseau, l’individu ne poursuit
qu’un but : la réalisation de ses intérêts particuliers, il faut donc
que l’Etat se substitue à lui dans la réalisation des droits naturels,
d’où la nécessité du pacte social, l’affirmation de la suprématie
de la volonté générale.

Mais cette volonté générale, ce n’est pas l’absolu populaire tel


que nous l’entendrions aujourd’hui, c’est-à-dire la volonté incon¬
ditionnée de la « majorité », c’est une volonté unique dans la
recherche du « bien commun », c’est un effort collectif pour
concilier la liberté et l’égalité de tous avec les droits naturels de
chacun. « Comme la nature donne au corps physique un pouvoir
absolu sur tous ses membres, le pacte social donne au corps
politique un pouvoir absolu sur tous les siens, et c’est ce même
pouvoir qui, dirigé par la volonté générale, porte comme j’ai dit
le nom de souveraineté... outre la personne publique, nous avons
à considérer les personnes privées qui la composent et dont la
vie et la liberté sont naturellement indépendantes d’elle. Il s’agit
bien de distinguer les droits respectifs des citoyens et du souve-

(32) J.-J. Rousseau : Contrat social, Livre II, cliap. VI, p. 168.
(33) J.-J. Rousseau : Contrat social. Livre II, chap. VI, p. 168.
Le Courant Rationaliste 117

rain et les devoirs qu’ont à remplir les premiers en qualité de


sujets de droit naturel dont ils doivent jouir en qualité d’hom¬
mes. » (34)

La volonté générale doit être telle dans son objet et dans son
essence, « elle doit partir de tous pour s’appliquer à tous ». Peut-
on poser plus nettement le principe du respect du droit des
minorités, point essentiel pour les libéraux ? C’est le pacte social
qui permet seul un épanouissement des droits naturels car il
établit « entre les citoyens une telle égalité qu’ils s’engagent tous
sous les mêmes conditions et doivent jouir tous des mêmes droits.
Ainsi, par la nature du pacte, tout acte de souveraineté, c’est-à-
dire tout acte authentique de la volonté générale, oblige ou favo¬
rise également tous les citoyens, en sorte que le souverain connaît
seulement le corps de la nation et ne distingue aucun de ceux
qui la composent» (35).

Recherche des principes du droit naturel, respect du droit


des minorités, tel est le but de l’Etat démocratique pour Rousseau,
n’est-ce pas l’idéal de la conception individualiste de l’Etat ? Au
reste, la citation suivante écarte tous nos scrupules : dans la très
curieuse lettre à Mirabeau du 16 juillet 1767, il écrit : « Voici,
dans mes vieilles idées, le grand problème en politique que je
compare à la quadrature du cercle en géométrie : trouver une
forme de gouvernement qui mette la loi au-dessus de l’homme »;
dans ce texte loi signifie pour lui droit objectif, et ce qu’il
propose, c’est de rechercher une forme de gouvernement qui
mette la loi naturelle au-dessus de l’homme.

Cet idéal ne peut être réalisé que dans une forme de gouver¬
nement fondé sur la volonté générale, être impersonnel, guidée
non par les intérêts ou les opinions, mais par la raison et qui,
comme la nature physique, est guidée par des forces imperson¬
nelles et naturelles, ce qui n’est « pas contraire à la liberté mais
conforme à sa tendance ».

C’est bien ainsi, au reste, que les hommes de 1793 qui furent
les plus fidèles disciples de Rousseau, ont interprété sa pensée.
Laissons parler Robespierre : « La déclaration des droits est la
constitution de tous les peuples; les autres lois sont mobiles par
leur nature et subordonnées à celle-là. Qu’elle soit sans cesse
présente à tous les esprits, qu’elle brûle à la tête de votre code
public, que le premier article soit la garantie formelle de tous
les droits de l’homme, que le second porte que toute loi qui les
blesse est tyrannique et nulle » et plus loin : « Législateurs, faites
des lois justes, magistrats, faites-les religieusement exécuter, que
ce soit là toute votre politique » (36).

(34) J.-J. Rousseau : Contrat social, Livre II, chap. IV, p. 153.
(35) J.-J. Rousseau : Contrat social. Livre II, chap. IV, p 155.
(36) Robespierre : Principes de la morale politique. Charpentier, 1908.
118 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Cette religion des droits naturels, les hommes de 1793 l’ont


rappelée en tête de leur Déclaration des droits : « Le peuple
français, convaincu que l’oubli et le mépris des droits naturels
de l’homme sont les seules causes des malheurs du monde, a
résolu d’exposer, dans une déclaration solennelle, ces droits sacrés
et inaliénables, afin que tous les citoyens pouvant comparer les
actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale,
ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyrannie, afin que le
peuple ait toujours devant les yeux les bases de sa liberté et de
son bonheur, le magistrat la règle de ses devoirs, le législateur
l’objet de sa mission ».

Le droit à l’insurrection, proclamé par l’article 35 de la Décla¬


ration des droits de 1793, n’est pas seulement un droit de la
majorité, il est avant tout une garantie de principe pour la
minorité puisqu’il justifie à priori la révolte contre les abus de
la majorité, contre les excès des lois formelles : « Il y a oppres¬
sion, dit l’article 34, contre le corps social, lorsqu’un seul de ses
membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre
lorsque le corps social est opprimé »; article 3 : « La résistance
à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme ».

Ces articles ne sont que l’épanouissement de l’article 6 : « La


liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce
qui ne nuit pas aux droits d’autrui ; elle a pour principe la nature,
pour règle la justice, pour sauvegarde la loi, sa limite morale est
cette maxime : ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas
qu’il te soit fait ». Peu de libéraux ont rappelé avec des formules
aussi heureuses et aussi fermes les droits de la minorité.

Comment, après tant d’années d’abolutisme, Rousseau aurait-il


pu penser que la démocratie qui ne trouvait ses garanties que
dans la loi et sa justification dans les droits naturels, pourrait
devenir oppressive ? L’Etat démocratique ne peut agir contre la
nature, contre les droits objectifs de l’homme. Qu’il ait refusé
toutes les recettes de Montesquieu et de Locke, et que la forme
de gouvernement qu’il préconise ait conduit les hommes de 1793
aux pires excès, c’est certain; mais ses intentions profondes sont
dans une conception objectiviste des droits naturels, donc supé¬
rieurs à la volonté humaine. Rousseau est volontariste, mais il
reste rationaliste.

Il a eu l’incontestable mérite devant l’histoire, de poser le


problème de la démocratie. En exaltant la volonté générale, il a
permis l’avènement de la souveraineté nationale. L’idée de contrat
social apparaît aujourd’hui comme démodée, mais implicitement
n’admettons-nous pas, dans notre droit public, l’idée de contrat
d’adhésion ? Chacun de nous adhère par son consentement à
l’Etat, cette adhésion se fait par la seule activité des individus
Le Courant Rationaliste 119

dans la nation, s’exerce en démocratie par le bulletin de vote et


la validité objective que nous attribuons à la loi.

Grâce à Rousseau, l’homme s’est libéré de la servitude de l’Etat


et de l’allégeance personnelle qui existait dans l’ancien droit à
l’égard du monarque; l’homme est devenu l’égal de l’homme et
la souveraineté n’appartient plus à un homme, mais à la nation.
La souveraineté procède de la volonté humaine; la théorie du
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes en droit public est
tributaire du dogme de la souveraineté nationale qui s’affirme
non seulement comme une force matérielle, mais aussi comme
une force morale qui donne naissance aux nations et à leur per¬
sonnalité juridique, historique, nationale. Le souffle de Rous¬
seau anime encore notre vision de la démocratie.
120 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

BIBLIOGRAPHIE

PRINCIPAUX OUVRAGES D’OCCAM CONCERNANT LA PHILOSOPHIE


DU DROIT ET DE L’ÉTAT

Occam : De imperatorum et pontificum potestate, éd. Scholz, Rome, 1914.


Occam : Breviloquium de potestate papae, éd. Baudry, Vrin, 1937.
Occam : Opéra politica, éd. Manchester Unv., 1940.

SUR OCCAM ET SUR DUNS SCOT

Voir :
De Lacarde : L’individualisme occamiste et la naissance de l’esprit laïque,
Saint-Paul-Trois-Châteaux, éd. Béatrice, 1946.
L. Baudry : Guillaume d’Occam, sa vie, son œuvre, ses idées sociales et
politiques, Vrin, 1949.
A. Hamman : La doctrine de l’Eglise et de l’Etat chez Occam, étude sur le
Breviloquium, éd. franciscaine, 1942.
Seidlmeyer : Dantes Staatslehre, Heildeberg, 1932.
R. Scholz : Wilhelm von Ockham als politischer Denker und sein Brevilo¬
quium de principatu tyrannico, Leipzig, 1944.
C.C. Bayley : Pivotai concepts in the political philosophy of William of
Ockham in Journal of the history of ideas, 1949.
Shepard : William of Occam and the higher law, in American political
science review, 1932.
Garvens : Die Grundlage der Ethik Wilhems von Ockham, Franz, St. 21.
Vignaux : Art. Ockham, dans D.T.C.
Budzig : De conceptu legis ad mentem Duns Scoti, 1954, B.T.A.M., T. VIL
Stratenwerth : Die Naturrechtslehre des Duns Scotus, Gottingen, 1951.
Binkowsky : Die Wertlehre des Duns Scotus, 1954.
Gandillac : dans Histoire de l’Eglise de Fiche et Martin.
Sauter : Das Naturrecht im Idealismus des M.A., 1917.
Piernikarsky : Das Naturgesetz bei Duns Scot, Phil. Jahrb. des Gorresges,
1939.

PRINCIPAUX OUVRAGES DE SPINOZA


CONCERNANT LA PHILOSOPHIE DU DROIT ET DE L’ÉTAT

Tractatus polilicus, dans Spinoza Œuvres complètes, paru dans la collec¬


tion La Pléiade, 1954.
Tractatus théologico-politicus, dans Spinoza Œuvres complètes, op. cité.

SUR SPINOZA

Voir :
J.-T. Desanti : Introduction à l’histoire de la philosophie, T. I, 1956.
P. Vernière : Spinoza et la pensée française avant la Révolution, P.U.F., 1954.
L. Brunschwig : Spinoza et ses contemporains, P.U.F., 4e éd. 1951.
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R. Maspetiol : L’Etat et le Droit selon Spinoza, A.P.D., 1960, p. 172.


R. de Lacharrière : Spinoza et la théorie démocratique, R.D.P., 1959.
A. Fatti : Diritto e diritto naturale nella meditazione spinoziana, R.I.F.D.,
1953, p. 209.
Solari : La doctrina del contr. sociale in Spinoza, R.I.F.D., 1927, p. 317.
Bobbio : Il dir. nat. in sec. XVIII, p. 27.
Eckstein : Rechtsph. Spinozas, Al R.u.W.P., 1933.
Gebhardt : Spinoza als Politiker.
H. Hoffding : Spinozas Ethica, 1924.
Pollock : Spinoza’s political doctrine, 1921.
Duff : Spinosa’s political and ethical philosophy, 1903.
Dunner : Baruch Spinoza and Western democracy, an interprétation of his
philosophical, religious and political thought, New York, 1955.

SUR L’ÉCOLE DE LA NATURE ET DU DROIT DES GENS

Pour les œuvres des théoriciens de l’Ecole de la Nature et du Droit des


gens, les étudiants trouveront l’énumération des différentes éditions dans le
livre de M. R. Derathé : J.-J. Rousseau et l-a politique de son temps,
P.U.F., 1950.

TRADUCTIONS FRANÇAISES DES PRINCIPAUX OUVRAGES


DE GROTIUS CONCERNANT LA PHILOSOPHIE DU DROIT
ET DE L’ETAT

Le droit de la guerre et de la paix, par Grotius, traduit du latin par M. de


Courtin, Paris, 1687.
Le droit de la guerre et de la paix, par Hugues Grotius, nouvelle traduction
par Jean Barbeyrac, Amsterdam, 1724.
Le droit de la guerre et de la paix, par Grotius, traduction de Pradier
Fœdéré, Paris, 1865-1867.

SUR GROTIUS

Voir :
H. : De naturrechtelijke grundslagen van de Groot’s Volkenrecht,
Fortuin
S’Gravenhage, 1946.
De Buricny : Vie de Grotius avec l’histoire de ses ouvrages et des négocia¬
tions auxquelles il fut employé, Paris, 1752.
J. Basdevant : Hugo Grotius dans Pillet : Les fondateurs du droit interna¬
tional, Paris, Giard et Brière, 1904.
Van Vollenhoven : Trois phases du droit des gens, La Haye, 1918.
W.S.M. Knicht : Life and works of Hugo Grotius, London, 1925.
W. Van der Vluct : L’œuvre de Grotius et son influence sur le développe¬
ment du droit international. Recueil de cours de l’Académie de droit
international, 1925, tome VII.
Kosters : Les fondements du droit des gens, Bibliotheca visseriana, Leyde,

1925.
R. Fruin : An unpublished work of Hugo Grotius, Leyde, 1925.
Van Vollenhoven : Grotius and Geneva, Leyde, 1926.
Lauterpatch : The grotian tradition in International Law, the British year
book of International Law, 1946.
122 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Van Eysinca : Commémoration du tricentenaire de la mort de Grotius,


Annuaire Grotius, 1940-1946.
A. de Lapradelle : Maîtres et doctrines du droit des gens, Ed. Inter., 1950.
Del Vecchio : Philosophie du droit, 1953, p. 89 et ss.
Uber die Rechtphilosophie des H. Grotius, A.R.S.P., 1949.
Ottenwalder : Zur Naturrechtslehre des H. Grotius, A.R.S.P., 1950.
Huizinga : Hugo de Groot, 1925.
Meylan : Grotius et l’Ecole du Droit naturel, 1946.
Ambrosetti : I presuppositi teologici et speculativi delle concezioni giuridiche
di Grozio, 1955.
H. Vreeland : H. Grotius, the father of the modem science of international
Laiv, New York, 1917.

TRADUCTIONS FRANÇAISES DES PRINCIPAUX OUVRAGES


DE PUFENDORF CONCERNANT LA PHILOSOPHIE DU DROIT
ET DE L’ÉTAT

Le droit de la nature et des gens, ou système général des Principes les plus
importants de la Morale, de la Jurisprudence et de la Politique, traduit
du latin de feu M. le Baron de Pufendorf par Jean Barbeyrac, Amster¬
dam, 1706.
Les devoirs des hommes et des citoyens suivant la loi naturelle, ouvrage
composé en latin par M. le Baron de Pufendorf et mis en français
par A. Teissier, Berlin, 1696.
Les devoirs de l’homme et du citoyen tels qu’ils lui sont prescrits par la Loi
Naturelle, traduit du latin de feu M. le Baron de Pufendorf par Jean
Barbeyrac, Amsterdam, 1707.

SUR PUFENDORF

Voir :

Avril : Pufendorf, in Pillet : Les fondateurs du droit international, Paris,


1904.
Breslau : Pufendorf in Allgemeine deutsche Biographie, Berlin, 1922.
Treitschke : Samuel Pufendorf in Historische und Politische Aufsatze,
Leipzig, 1897.
M. Villey : dans A.P.D., 1961, p. 83.
Welzel : Die Naturrechtslehre S. Pufendorf, Jenaer diss., 1930.
Bobbio : Leibniz e Pufendorf, Riv. di fil., 1947, I.

PRINCIPALES ÉDITIONS DES ŒUVRES DE LEIBNIZ

Foucher de Careil : Œuvres de Leibniz, 7 tomes, Paris, 1859-1875.


G. Grua : Leibniz, textes inédits d’après les manuscrits de la Bibliothèque de
Hanovre, 2 tomes, P.U.F., 1948.
Boutroux : La Monadologie, Paris, Delagrave.
J. Jalabert : Essai de Théodicée, Aubier, 1963.
G. Le Roy : Discours de métaphysique, Vrin, 1957.
O. Klopp :
Historisch-politische und staatswissenschaftliche Schriften, 11
tomes, Hannover, 1864-1884.
Gerhardt : Die philosophischen Schriften von G.W. Leibniz, 7 tomes, Berlin,
1875-1890.
Le Courant Rationaliste 123

SUR LEIBNIZ

Voir :

Y. Bélaval : Pour connaître la pensée de Leibniz, Vrin, 1962.


J. Guitton : Pascal et Leibniz, Aubier, 1951, réédit., 1962.
J. Bartjzi : Leibniz et l’organisation religieuse de la terre, Alcan, 1907.
G. Grua : Jurisprudence universelle et théodicée selon Leibniz, P.U.F., 1953 ;
La justice humaine selon Leibniz, P.U.F., 1956.

F. Brunner : Essai sur la signification historique de la philosophie de


Leibniz, Yrin, 1951.
Th. Ruyssen : Les sources doctrinales de l’internationalisme, T. II, P.U.F.,
1958.
M. Villey : dans A.P.D., 1961, p. 97.
F. Psfleiderer : Gottfried Wilhelm Leibniz als Patriot, Staatsman und
Bildungstrager, Leipzig, 1870.
P. Ritter : Leibniz as politiker. Deutsche Monatshefte für christliche, Politik
und Kultur, 1920.
R.W. Meyer : Leibniz und die europaische Ordnungskrise, Hambourg, 1948.
Matzat : Gesetz und Freiheit eine Einfuhrung in die Philosophie von
Leibniz, 1948.
Lermann : Barocke Jurisprudenz bei Leibniz, Z.f.d. Geisteswiss, 1939.
G. Hartmann : Leibniz als Jurist und Rechts philosoph in Festschrift Jhering,
1892.
Ruck : Leibniz’sche Staatsidee, 1909.
Solari : Metafisica e diritto in Leibniz, Studi Storici, 1949.
Bobbio : Leibniz e Pufendorf, Riv. di fil., 1947, I.

PRINCIPAUX OUVRAGES DE WOLFF CONCERNANT LA PHILOSOPHIE


DU DROIT ET DE L’ÉTAT

Wolff : Institutions du droit de la nature et des gens, sans lesquelles, par


une chaîne continue, on déduit de la nature même de l’homme, toutes
ses obligations et tous ses droits, Leyde, 1772.

SUR WOLFF

Voir :
Olive : Christian F. de Wolff, in Pillet : Les fondateurs du droit interna¬
tional, Paris, 1904.
Hoffmann : Die staatsphilosophischen Anschauungen Fr. Ch. Wolf fs mit
besonderer Berucksichtigung seiner naturrechtlichen Theorien, Leipzig,
1916.
Frauendienst : Christian Wolff als Staatsdenker, 1927.

PRINCIPAUX OUVRAGES DE EMER DE VATTEL


CONCERNANT LA PHILOSOPHIE DU DROIT ET DE L’ÉTAT

Vattel : Le droit des gens ou principes de la loi naturelle appliqués à la


conduite et aux affaires des nations et des souverains, Leyde, 1758.
Vattel : Questions de droit naturel et Observations sur le Traité de la nature
de M. le Baron de Wolff, Berne, 1762.
124 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

SUR YATTEL

Voir :
F. : En souvenir de Vattel, in Recueil des travaux de la Faculté de
Becuelin
Droit de Neufchâtel, 1929.
A. Mallarmé : Emer de Vattel in Pillet : Les fondateurs du droit interna¬
tional, 1904.

SUR BARBEYRAC

Voir :
Meylan : Jean Barbeyrac et les débuts de l’enseignement du droit dans
l’ancienne Académie de Lausanne, Lausanne, 1937.

PRINCIPAUX OUVRAGES DE BURLAMAQUI


CONCERNANT LA PHILOSOPHIE DU DROIT ET DE L’ÉTAT

Burlamaqui : Principes du droit naturel, Genève, 1747.


Burlamaqui : Principes du droit politique, Genève, 1751.
Burlamaqui : Eléments de droit naturel, ouvrage posthume publié pour la
première fois à Lausanne, 1775.

SUR BURLAMAQUI

Voir :
B. Gagnebin : Burlamaqui et le Droit naturel, Genève, 1944.
R.F. Harvey : J.-J. Burlamaqui, a liberal tradition in American Constitua
tionalism, Chapell-Hill, 1937.

SUR DOMAT

Voir :

Maspetiol : Jean Domat, une doctrine de la loi et du droit public. Mélanges


Legaz y Lacambra, 1960, p. 707.
Voeltzel : J. Domat.

SUR LES ORIGINES DE LA THÉORIE DU DROIT NATUREL


ET DE LA THÉORIE DU CONTRAT SOCIAL

Voir :

F. Schneider: Luther und das Recht, Ost. Arch. f. K.R., VI, 1955.
Erhardt : La notion de droit naturel chez Luther, 1951.
Arnold : Zur Frage des Naturrechtes bei Luther, 1937.

Bohatec : Calvin und das Recht, 1932; Calvins Ihre von Staat und Kirche,
1937, Breslau.
Chenevière : La pensée politique de Calvin, 1937.
Beyer : Luther und das Recht, 1935.
J. Bosc : Le droit naturel chez Calvin, 1961.
Le Courant Rationaliste 125

Beyerhaus : Studien zur Staatsauffassung Calvins, 1910.


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german political sentiments, aspirations and ideas: the Reformation,
Londres, 1957.
Mesnard : L’essor de la philosophie politique au XVIe siècle, Paris, 1952,
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sixteenth century political thought, Londres, 1926.
Le Fur : La théorie du droit naturel depuis le XVIIe siècle et la doctrine
moderne. Cours de l’Académie de Droit international, 1927, T. XVIII.
G. Gurvitch : L’idée de droit social, histoire doctrinale depuis le XVIIe
jusqu’à la fin du XIXe siècle, Sirey, 1932 (2e partie : L’Ecole du Droit
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R. Derathe : J.-J. Rousseau et la science politique de son temps, P.U.F., 1950.
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Bobbio : Il dir. nat. nel sec. XVIII, 1946.
Fehr : Die Ausstrahlungen des N aturrechts der Aufklarung, 1938.

SUR LA THÉORIE DU CONTRAT SOCIAL

Voir :
Fr. Atcer : Essai sur l’histoire des doctrines du contrat social, Paris, 1906.
G. del Vecchio : Su la teoria del contralto sociale, Bologne, 1906.
Otto von Gierke : Johannes Althusius und die Entwicklung der naturrecht•
lichen Staatstheorien, Breslau, 1913.
J.W. Gouch : The social contract, a critical study of his development. Oxford,
1936, 2e éd. 1957.
J. Recasens-Siches : Francisco Vittoria con un Estudio sobre el desarollo
de la idea de contrato social, Madrid, 1931.
C.E. Vaughan : Studies in the history of political philosophy before and
after Rousseau, Manchester, 1939.
M. d’Addio : L’idea del contralto sociale dai Sofisti alla Reforma, 1954.

PRINCIPAUX OUVRAGES D’ALTHUSIUS


CONCERNANT LA PHILOSOPHIE DU DROIT ET DE L’ÉTAT

Althusius : Politica methodice digesta et exemplis sacris et profanis illustrata,


lre éd. Herborn 1603, 2e éd. Groningue 1610, 3e éd. Herborn 1614...
126 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Politica methodice digesta of Johannes Althusius Cambridge Harvard, Uni-


versity Press, 1932 (le texte est celui de l’édition de 1614).

SUR ALTHUSIUS

Voir :
P. Mesnard : L’essor de la philosophie politique au XVIe siècle, Boivin,
Paris, 1935.
R. Treumann : Die monarchomachen, eine Darstellung der revolutionaren
Staatslehren des XVI Jahrhunderts, Leipzig, 1895.
Reibstein : Althussius als Fortsetzer der Schule von Salamanca, 1955.
Friedrich : Johannes Althusius politica, 1932.
O. Gierke : Althusius und die Entwicklung der naturrechtlichen Staatstheorie,
Breslau, 1880, 4e éd., 1929.
E. Wolff : Johannes Althusius Grosse Rechtsdenker, 1951.
H. Antholz : Die politische Wirksamkeit des Johannes Althusius in Emden,
1955.

PRINCIPAUX OUVRAGES DE HOBBES


CONCERNANT LA PHILOSOPHIE DU DROIT ET DE L’ÉTAT
(Traductions françaises)

De la nature humaine, ou exposition des facultés, des actions et des passions


de l’âme et de leurs causes déduites d’après les principes philosophiques
qui ne sont pas communément reçus ni connus, par Thomas Hobbes,
traduit de l’anglais par le Baron d’Holbach, Londres, 1772.
Le Corps politique, ou les Eléments de la loi morale et civile, avec des
réflexions sur la loi de Nature, sur les Serments, les Pactes et les diverses
sortes de gouvernements, leurs changements et leurs révolutions, par
Thomas Hobbes, traduit de l’anglais en français par un de ses amis
Samuel Sorbière, 1652.
Eléments philosophiques du citoyen, traité politique, où les fondements de
la société civile sont découverts par Thomas Hobbes et traduits en fran¬
çais par un de ses amis S. Sorbière, Amsterdam, 1649.
Leviathan, ou la Matière, la Forme et la Puissance d’un Etat ecclésiastique
et civil, traduction de R. Anthony, 1921, Paris.
Œuvres philosophiques et politiques de Thomas Hobbes, Neufchâtel, 1797.

SUR HOBBES

Voir :
R. Capitant : Hobbes et l’Etat totalitaire. Archives de philosophie du droit
et de sociologie juridique, 1938, p. 46.
G. Davy : Sur la cohérence de la politique de Hobbes, in Echanges sociolo¬
giques, Paris, 1947.
Sur la politique de Hobbes, in La technique et les principes de droit
public, Mélanges G. Scelle, 1949, T. I.
Diderot : Hobbisme ou philosophie de Hobbes, Encyclopédie, T. XVII, 1782.
Gadave : Thomas Hobbes et les théories du contrat social et de la souveraineté,
Toulouse, 1907.
B. Landry : Hobbes, Paris, 1930.
G. Lyon : La philosophie de Hobbes, Paris, 1893; Le Leviathan et la paix
perpétuelle, in Revue de Métaphysique et Morale, 1902, p. 106.
Le Courant Rationaliste 127

R. Polin : Le bien et le mal dans la philosophie de Hobbes, Revue philo¬


sophique, 1946, p. 289.
La force et son emploi dans la politique de Hobbes, in R.I.P., 1950,
p. 379.
La nature humaine selon Hobbes, in Revue philosophique, 1952, p. 31.
Politique et philosophie chez Thomas Hobbes, P.U.F., 1935.
B. Smyrniadis : Les doctrines de Hobbes, Locke et Kant sur le droit d’insur•
rection, Paris, 1921.
Sortais : La philosophie moderne depuis Bacon jusqu’à Leibniz, T. II, Paris
1922.
J. Vialatoux : La cité de Hobbes. Théorie de l’Etat totalitaire. Essai sur la
théorie naturaliste de la civilisation, Paris, 1936.
La pensée et l’influence de T. Hobbes, par Souilhe, Honigswald von Brock-
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R. Honicswald : Hobbes und die Staatsphilosophie, Munich, 1924.
Z. Lubienski : Die Grundlagen des ethisch-politischen Systems von Hobbes,
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Buddeberc : Hobbes und das Naturrecht, R.I.T.D., 1932, A.P.D., 1936.
H. Moser : Hobbes. Seine Logische Problematik und ihre erkenntnistheore-
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K. Schmidt : Der Leviathan in der Staatslehre des T. Hobbes, Hambourg,
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T. Hobbes, der Mann und der Denker, 2e éd. Stuttgart, 1922.
Leibniz und Hobbes, Philosophisehe Monatshefte, T. XXIII, 1887.
Hobbes und das Zoon politikon Zeitschrift für Volkerrech, T. XII.
Contribution à l’histoire de la pensée de Hobbes, in Archives de Philo¬
sophie, 1936, p. 73.

PRINCIPAUX OUVRAGES DE J. LOCKE


CONCERNANT LA PHILOSOPHIE DU DROIT ET DE L’ÉTAT
(Traductions françaises)

Du gouvernement civil où l’on traite de l’origine, des fondements de la


nature du pouvoir et des fins des sociétés politiques, traduit de l’anglais,
de J. Locke par D. Mazel, Amsterdam, 1691 (plusieurs rééditions 1724,
1754, 1780, 1783, 1795).
Essai sur le pouvoir civil, publié par Fyot au P.U.F., 1953 (second traité)
(préface de M. Prelot et Mirkine Guetzevitch).

SUR LOCKE

Voir :
M. Villey : dans A.P.D., 1961, p. 90.
Ch. Bastide : Locke, ses théories politiques et leur influence en Angleterre,
Leroux, 1906.
R. Polin : La politique morale de John Locke, P.U.F., 1960.
G. Bonno : Les relations intellectuelles de Locke avec la France, Berkelev.
1955.
R. Polin : Sens et fondement du pouvoir chez Locke, in Le pouvoir, P.U.F.,
T. I, 1956.
J.W. Gouch : John Locke’s political philosophy, Oxford, 1950.
W. Kendall : John Locke and the doctrine of majority rule, University of
Illinois, Press 1941.
C.H. Vauchan : in Studies of the history of political philosophy, 1930, T. I,
ch. 4.
C.B. Macpherson : Locke on capitalist appropriation, in The Western poli¬
tical Quarterly, 1951, p. 550.
Le Courant Rationaliste 129

L. Strauss : On Locke’s doctrine of natural right, in Pliilosophical review,


LXI, 1952.
Pollock : Locke’s theory of the State, Essays in the Law, 1922.
Passerin d Entrèves : Hooker and Locke, Studi del Vecchio, 1931.
B. Roccia : La ragion puritana.
O. Christophersen : A bibliographical introduction to the study of J. Locke,
Oslo, 1930.
P. Janet : Histoire de la science politique, L.I.V., ch. 2, 1887.

PRINCIPAUX OUVRAGES DE J.-J. ROUSSEAU


CONCERNANT LA PHILOSOPHIE DU DROIT ET DE L’ÉTAT

Du Contrat social ou Principe du droit politique, par J.-J. Rousseau, citoyen


de Genève, Amsterdam, 1762.
— Du contrat social, avec Introduction de Dreyfus-Brisac, Paris, Alcan,
1896.
— Avec Introduction de Beaulavon, Paris, Colin, 1938.
— Avec Introduction de C.E. Vauchan, Manchester, 1926.
— Avec Introduction de M. Halbwachs, Paris, Aubier, 1943.
Du Contrat social précédé d’un Essai sur la politique de Rousseau, par
B. DE Jouvenel, Genève, 1947.
Œuvres complètes de J.-J. Rousseau, Paris, Hachette, 1901.
The political ivritings of J.-J. Rousseau ed. by C.E. Vaughan, Cambridge,
U.P., 1915.
Discours sur l’origine et le fondement de l’inégalité parmi les hommes, éd.
by Greenn, Cambridge, U.P., 1941.
Du Contrat social. Ecrits politiques, T. III, Pléiade, 1964.

SUR J.-J. ROUSSEAU

Voir :
E. Cassirer : L’unité dans l’œuvre de J.-J. Rousseau, in Bulletin de la Société
française de Philosophie, 1932.
E. Cassirer : The question of J.-J. Rousseau, New York Columbia, P.P. 1954.
E. Cassirer : Das Problem J.-J. Rousseau, in Archiv für Geschichte der
Philosophie, 1932.
R. Derathe : Le rationalisme de J.-J. Rousseau, Paris 1948, P.U.F.
R. Derathe : J.-J. Rousseau et la science politique de son temps, P.U.F., 1950.
Del Vecchio : Des caractères fondamentaux de la philosophie politique de
J.-J. Rousseau, 1914, in Revue Critique de Législation et Jurisprudence.
Del Vecchio : Compte rendu de l’étude de Rodari : Burlamacchi et Rousseau,
in Annales J.-J. Rousseau, T. VI, 1910.
J.-J. Chevalier : J.-J. Rousseau ou l’absolutisme de la volonté générale, in
Revue française de Science politique, 1953.
E. Faguet : Rousseau penseur, Paris, 1910.
B. Groethuysen : J.-J. Rousseau, Paris, 1949, Gallimard.
C. W. Hendel : J.-J. Rousseau moraliste, London and New York, Oxford,
U.P., 1934.
G. Lanson : L’unité de la pensée de J.-J. Rousseau, in Annales J.-J. Rousseau,
T. VIII, 1912.
J. Lemaître : J.-J. Rousseau, Paris, 1925.

9
130 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

J. Maritain : Trois réformateurs : Luther, Descartes, Rousseau, Paris, Plon,


1925.
D. Mornet : L’influence de J.-J. Rousseau au XVIIIe siècle, in Annales J.-J.
Rousseau, T. VIII, 1912.
P. Castex : La pensée politique de J.-J. Rousseau, Revue socialiste, 1949.
Corban : Rousseau and the modem State, Londres, 1933.
L. Ducurr : J.-J. Rousseau, Kant et Hegel, R.D.P., 1918.
E. Durkheim : Le contrat social de Rousseau, in Rev. de Met. et Mor., 1918.
E. : La politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire,
Facuet
Paris, 1902.
G. Gurvitch : Kant und Fichte als Rousseau Interpreten, in Kant-Studien,
1922.
F. Haymann : La loi naturelle dans la philosophie politique de J.-J. Rousseau,
in Annales J.-J. Rousseau, T. XXX, 1943.
F. Haymann : J.-J. Rousseau’s Sozialphilosophie, Leipzig, 1898.
F. Haymann : Weltburgertum und Vaterlandsliebe in der Staatslehre Rous-
seaus und Fichtes, Berlin, 1924.
G. Gurvitch : La philosophie sociale de J.-J. Rousseau, 1917.
R. Hubert : Rousseau et l’Encyclopédie, Essai sur la formation des idées
politiques de Rousseau, Paris, 1928.
G. Lassudrie-Duchêne : J.-J. Rousseau et le droit des gens, Paris, 1906.
P.-L. Léon : Etudes critiques, in Archives de Philosophie du droit : (Rousseau
et les fondements de l’Etat moderne, 1934; Le problème du contrat social
chez Rousseau, 1935; L’idée de volonté générale chez Rousseau et ses
antécédents historiques, 1936).
M. Liepmann : Die Rechtsphilosophie des J.-J. Rousseau, Ein Beitrag zur
Geschichte der Staatstheorien, Berlin, 1898.
A. Mestre : La notion de personnalité morale chez Rousseau, in R.D.P.,
T. XVIII, 1902.
L. de Montesquiou : Le contrat social de J.-J. Rousseau ou les fondements
philosophiques de la démocratie, Paris, 1912.
Pahlmann : Mensch und Staat bei Rousseau, 1939.
E. Reiche : Rousseau und das Naturrecht, Berlin, 1935.
Rogcerone : Diritto e politica nel pensiero di Rousseau, R.I.F.D., 1953.
J.-L. Talmont : Les origines de la démocratie totalitaire, Calmann-Lévy, 1966.
J.W. Chapmann : Rousseau, totalitarian or liberal ? New York, Columbia,
U. P., 1956.
E. Champion : J.-J. Rousseau et la Révolution française, Paris, 1909.
A. Meynier : J.-J. Rousseau révolutionnaire, Paris, 1912.
E. Weil : Rousseau et sa politique, in Critiques, janvier 1952.
Le Courant Rationaliste 131

SECTION III

LA PHILOSOPHIE KANTIENNE
DU DROIT ET DE L’ETAT
ET LE NEOKANTISME JURIDIQUE
(Raison pure et nature voulue)

Kant est à la fin du XVIIIe siècle ce que saint Thomas est au


Moyen Age. Kant a élaboré un système aussi parfaitement coor¬
donné que celui de Descartes ou de Bacon, système qui est à l’ori¬
gine d’une « mutation » dans tous les chapitres de la philosophie.

La philosophie du droit lui doit un certain nombre de dis¬


tinctions qui ont amené les juristes à se poser le problème du
droit en des termes nouveaux. Le normativisme de l’Ecole de
Vienne, le positivisme dans certains de ses aspects sont tribu¬
taires de ses réflexions sur le droit. Le néokantisme contemporain,
partant de cette idée qu’il faut revenir à Kant pour analyser le
phénomène juridique, et le dépasser pour l’interpréter et lui
donner toute sa portée, représente un des pôles de la pensée
juridique contemporaine. C’est à ces deux aspects du Kantisme,
l’original et la réplique, que nous consacrerons les deux chapitres
de cette section.

Chapitre premier

KANT, LE DROIT ET L’ETAT

Kant, comme tous les gens cultivés d’une époque qui avait
intégré l’enseignement du droit à la culture générale, a reçu une
formation juridique. Il est à l’aise en face des problèmes du
droit et de l’Etat et manie les concepts juridiques avec autant
de facilité que les concepts philosophiques. Toute son existence
(1724-1804) s’est déroulée dans sa ville natale de Kœnigsberg et
fut consacrée à la spéculation philosophique et à l’enseignement.
Dans cette philosophie, la notion de droit occupe une place pré¬
pondérante. Comme Ta très lucidement montré Jean Lacroix,
dans son petit livre si riche de substance : « Kant et le Kan-
132 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

tisme » (37). « Kant est l’homme du droit. Dieu est l’être de


droit, c’est-à-dire le législateur de la nature et de la liberté..., la
personnalité est la qualité d’un être qui a des droits ou des
devoirs. » (38) L’Etat, c’est le droit affirmé et réalisé.

Kant a surtout exposé sa doctrine juridique dans Fondements


de la métaphysiques des mœurs (1785), De la paix perpétuelle
(1795) et Principes métaphysiques de la doctrine du droit (1797),
mais la lecture de ses grands ouvrages : Critique de la Raison pure
(1781) et Critique de la Raison pratique (1788) est indispensable
à qui veut comprendre sa philosophie du droit et de l’Etat.

Kant représente dans la philosophie la tendance criticiste,


c’est-à-dire qu’au lieu de chercher, comme les philosophes de
l’ontologie, l’être dans sa substance, il se propose de rechercher
les conditions et les limites de la connaissance humaine, d’en
déterminer la possibilité et la valeur. A l’ontologie, à la philo¬
sophie de l’être, Kant va donc substituer une philosophie de
l’homme et de la connaissance.
Sa philosophie est fondée sur une distinction entre le monde
des noumènes et le monde des phénomènes, et sur la distinction
entre raison pratique et raison théorique. L’absolu, le noumène
nous est imperceptible. La connaissance est toujours relative;
toute connaissance implique une relation. Nos jugements dépas¬
sent donc la possibilité de toute expérience, ils n’ont pas de valeur
scientifique : « la philosophie consiste à connaître ses limites ».

Mais l’homme, en plus du connaître, a la faculté d’agir, qui


est un donné de l’expérience métaphysique. Si la connaissance
de l’absolu est impossible, grâce à « l’agir », l’homme atteint à
une certitude absolue, d’où la notion d’un donné à priori. Ce
donné, c’est la loi du devoir, qui manifeste la supériorité de la
raison pratique sur la raison théorique. C’est la loi du devoir qui
élève l’homme au-dessus de lui-même, qui l’élève au-dessus du
monde sensible dont il fait partie, et le rattache par la philo¬
sophie, à un ordre de choses qu’il ne peut atteindre que par la
pensée (Dieu, Métaphysique). La loi du devoir se réduit pour
Kant à l’impératif catégorique formulé ainsi : « Agis de telle
sorte que la règle de ton action puisse servir de principe à une
législation universelle ». Nous passons du domaine du Bien (saint
Thomas) à celui du devoir.

Car cette règle n’est pas la morale, mais un à priori, condition


de la morale. Grâce à la loi du devoir, notre vie est soumise,
tout en appartenant au monde sensible, à l’autonomie du monde
intelligible. La raison pure devient ainsi l’instrument fondamen-

(37) Jean Lacroix : Kant et le Kantisme. P.U.F., 1966 (Coll. « Que


sais-je ? »).
(38) Jean Lacroix : Kant et le Kantisme, p. 66.
Le Courant Rationaliste 133

tal de cette indépendance. Le kantisme est un rationalisme apuré


Cette raison est autonome : « L’idée de la dignité d’un être rai¬
sonnable n obéit à aucune autre loi que celle qu’il se donne
lui-même ». De la raison spéculative des philosophes du xvii0 et
de la première moitié du xvme siècle, nous passons à la raison
pure. En même temps, de la nature souhaitée des philosophes
du XVIIe siècle, nous passons à la nature voulue.

La loi du devoir réside dans la volonté; elle n’est pas donnée


comme dans les théories des scolastiques par la volonté divine,
elle n’est pas déchiffrée par la raison spéculative, elle est produite
par 1 homme : « Ce qui fait la dignité de l’homme, c’est qu’il est
capable de légiférer de façon universellement valable, à condition
d’être soumis à cette législation ».

Le droit, la société, l’Etat vont prendre toute leur signification


dans cette perspective volontariste et rationaliste, le volontarisme
ne se justifiant qu’en fonction du rationalisme, aussi bien dans la
conception de droit que dans la conception de l’Etat.

1. — Raison pure et volonté dans la théorie kantienne du droit.

Le droit repose, pour Kant, comme l’ensemble de sa philo¬


sophie, sur l’autonomie de la raison. La raison pure a pour objet
le droit, qui se présente sous son double aspect de droit naturel
et de droit positif, d’un droit naturel composé de règles que la
raison reconnaît à priori comme valables, en l’absence de toute
législation positive, et d’un droit positif, constitué par des règles
qui émanent du législateur et qui sont sanctionnées.

Le point essentiel du problème juridique, c’est, d’ailleurs, le


droit naturel, le seul droit rationnel, fondé sur la raison, le droit
positif étant arbitraire et contingent. C’est la raison qui assure
le passage de l’Etat de nature à l’Etat de droit et elle l’assure
d’elle-même, dans toute son ampleur. La Critique de la raison
pure nous présente l’éducation de la raison comme l’élément
fondamental de la métaphysique pratique, c’est par elle que
l’homme prend conscience de ses propres limites. En effet, si
Dieu chez Kant est législateur, il ne s’ensuit pas qu’il soit l’auteur
de la loi. Celle-ci s’identifie à la raison, et la connaissance de la
loi implique la raison, mais non Dieu; ce qui implique Dieu,
c’est notre finitude, c’est le fait que nous recevons la loi comme
un impératif catégorique. « Il n’y a pas de sentiment du devoir,
dit Kant, mais un sentiment provenant de la représentation du
devoir auquel nous oblige l’impératif... la conception de Dieu
est l’idée d’un être moral qui n’a rien d’hypothétique, c’est la
raison pratique même, en sa personnalité. »
La raison a, chez l’homme, une double fonction, elle pousse
134 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

l’homme, par l’entendement, à prendre conscience de son expé¬


rience et à l’édifier en science; c’est la leçon que, dans le droit,
retiendront Kelsen et ses disciples : le droit leur apparaîtra
comme une science autonome ayant son objet propre et sa
méthode propre; d’autre part, la raison fait de l’homme un être
moral prescrivant des lois à l’action. Il y a donc identité entre
la raison et la morale, la raison et le droit naturel. La morale et
le droit naturel insèrent l’intelligible dans le sensible, c’est en ce
sens que Kant parle d’une « métaphysique des mœurs ».

Kant établit cependant une antithèse très nette entre la morale


et le droit. Il se fonde sur la distinction entre les motifs de l’agir,
ou actes internes, et l’aspect physique de l’agir, ou actes externes.

La loi morale est révélée par la raison pratique : c’est l’impé¬


ratif catégorique. Un acte est moral lorsqu’il est accompli avec
une intention morale, quand il a pour intention le respect de la
loi morale, c’est-à-dire lorsqu’il est dicté par des motifs suscepti¬
bles d’être érigés en loi universelle. Agir avec la conscience du
devoir, c’est agir moralement, le même acte accompli par passion
ou par impulsion est immoral.

Le droit ne s’occupe que de l’aspect physique de l’action, de


savoir si un acte a été accompli ou non, il ne doit pas s’occuper
des motifs de l’abstention ou de l’action.

C’est là l’aspect mécaniste et formel de la conception du droit


chez Kant, qui est à l’origine des conceptions normativistes
modernes. Le caractère essentiel du droit est d’être coercitif.
Tandis que la pensée morale est libre par nature, parce que l’on
ne peut violenter les intentions, le droit est coercitif, parce qu’il
est possibilité de contraindre. Entre la morale et le droit, il reste
une orientation commune, à savoir la loi générale de liberté qui
a une valeur universelle. L’action morale présuppose la liberté :
« La liberté existe, nous dit le fait du devoir. Je ne peux pas me
dérober à la voix intérieure qui exige, quand je me dis à moi-
même ce qui est bien ou mal. L’impératif catégorique énonce le
principe de cette évidence que la raison trouve en elle-même. Si
je dois, c’est que je peux : il y a donc liberté ».

La liberté se distingue du libre arbitre. La première est fille


de la raison et ne peut errer, le libre arbitre est fils de l’inspi¬
ration et peut dévier. Le mal est d’ailleurs le résultat de ce
dualisme. C’est donc le point de vue formel qui doit l’emporter
dans la morale et le droit naturel, à savoir l’aspect universel de
la morale et du droit, point de vue formel du droit que les
disciples de Kant : Stammler et Del Vecchio mettront au premier
plan du phénomène juridique.

Le dioit naturel ne permet pas de déduire le droit positif de


principes à priori, mais il a le caractère, suivant le mot de
Le Courant Rationaliste 135

Jean Lacroix, « d’avoir un droit général, d’avoir des droits » (39).


Quels droits ? Kant définit le droit, et il faut comprendre par là
le droit naturel, comme « l’ensemble des conditions grâce aux¬
quelles la volonté de chacun peut coexister avec la volonté des
autres, conformément à une loi universelle de liberté ».

C’est donc bien le concept de liberté qui a une valeur éthique


suprême, qui sert de fondement au droit naturel, et tous les droits
naturels se ramènent pour Kant à ce droit de liberté qui place
l’homme, par la raison, au-dessus du monde des phénomènes.

Cette définition du droit montre, en effet, qu’entre la morale et


le droit, il y a chez Kant deux principes communs, la loi du devoir
et la loi de liberté. L’individu ne procède pas de la société; il
existe rationnellement et volontairement, mais pour obtenir la
plus grande liberté, étant donné l’antagonisme qui existe entre
les membres de la société civile, il faut déterminer avec précision
les limites de cette liberté. La liberté ne peut s’étendre que dans
la mesure où elle est compatible avec celle d’autrui. Cela n’est
possible que par le droit positif, lequel étant caractérisé par la
coercition, peut, en s’appuyant sur une force qui met à sa dispo¬
sition les formes juridiques, imposer le respect des libertés.

Ce que Kant appelle la « Constitution civile » précise les rela¬


tions des hommes libres, soumis à la contrainte de la loi. C’est
seulement ainsi que peut se réaliser le droit naturel. La liberté
juridique, c’est l’autonomie et Kant définit la personnalité comme
« la condition suprême de tout rapport juridique ». Le droit n’est
donc pas un système empirique, mais un système rationnel, ce qui
justifie le caractère extérieur du droit; la contrainte n’est que le
moyen du droit, elle ne saurait être sa fin.

Comme l’a très bien vu G. Ylachos, « le but essentiel de la


définition kantienne du droit est sans doute d’affirmer l’existence
de lois naturelles, lois générales et tout à fait indépendantes de
l’expérience juridique concrète » (40). Ces lois, dira Kant dans
sa Doctrine du droit « sont des lois dont le caractère peut
être reconnu à priori par la raison, même en l’absence de toute
législation extérieure» (41). Ces lois naturelles sont «des prin¬
cipes immuables sur lesquels doit être fondée toute législation
positive... la nécessité qui imprime à une action libre, un impé¬
ratif catégorique de la raison ».

La loi naturelle fondamentale est la loi de liberté que Kant


définit comme « une indépendance de toute contrainte imposée
à la volonté d’autrui » (42).

(39) Jean Lacroix : Kant et le Kantisme, op. cit., p. 96.


(40) G. Vlachos : La pensée politique de Kant, p. 281.
(41) Kant : Doctrine du droit, p. 34-35.
(42) Kant : Doctrine du droit, p. 55.
136 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Le deuxième droit inné est le droit d’égalité, «rapport des


citoyens selon lequel nul ne peut obliger juridiquement les autres,
sans se soumettre en même temps à la loi, qui consiste à pouvoir
être obligé également par celui-ci et de la même manière ».

De ces droits de liberté et d’égalité, il déduira une liberté


ouverte à l’égard des corporations et de la grande propriété
foncière, et réclamera la liberté du travail et de l’industrie et le
respect de la propriété personnelle (droit naturel réalisé dans
l’Etat).

Mais chez Kant comme chez Rousseau qui, sur ce point, l’a
profondément influencé, le principe du droit est connu grâce à
l’idée du contrat social qui tend au « salut public », qui repose
sur la « constitution légale, garantissant à chacun par des lois,
sa liberté », constitution qui est fondée sur la raison et la volonté,
comme le droit.

2. Raison pure et volonté dans la théorie du contrat chez


Kant.

Kant définit l’Etat comme « une multitude d’hommes vivant


selon les lois du droit, et associés par un contrat ». Il a donc
retenu l’idée de contrat social comme fondement de l’Etat, mais
dans une perspective originale qui met l’accent sur le caractère
rationnel du contrat, ce qui a fait dire que chez lui « le contrat
n’est que le présupposé idéal de l’Etat », chargé de réaliser le
droit naturel.

1 ° Cette rationalisation du contrat social apparaît dans sa


conception de l’Etat de nature :

Comme pour Hobbes, l’Etat de nature se caractérise chez


Kant par le Bellum omnium contra omnes, parce que tout ce
qui n’est pas juridique, légal, est marqué par la violence. C’est
parce que l’être humain est mauvais qu’il a besoin d’un maître,
d’une discipline, d’un Etat; sa méchanceté résulte de la rupture
entre le rationnel et l’instinct. Liberté naturelle et liberté voulue
doivent donc s’unir dans la notion du devoir pour permettre le
libre épanouissement de la raison par la raison : « Liberté et loi
sont les deux points autour desquels se noue la législation civile.
Mais pour que cette dernière soit efficace et ne demeure pas un
jugement vide, doit y intervenir un troisième terme, notamment
la puissance publique » (43).

C’est l’impératif rationnel qui justifie l’impératif légal. Alors


que chez Hobbes, la force seule peut assurer la fin du Bellum
omnium contra omnes, c’est la raison chez Kant qui épure l’Etat

(43) Kant : Anthropologie, p. 330.


Le Courant Rationaliste 137

de nature, le concept d’autonomie, de liberté qui fonde l’Etat,


comme le droit, « c’est la raison, souveraine pratique du droit
qui peut fonder un Etat » (44). La contrainte transforme donc
un Etat précaire de libertés subjectives en Etat de droit.

2° Cette rationalisation de l’Etat par le droit conduit Kant


à opposer à l'Etat de nature, non l’Etat social, mais « l’Etat
civil », car il peut y avoir société dans l’Etat de nature, seulement
ce n’est pas une société civile (garantissant le mien et le tien par
des lois publiques) et c’est pourquoi, dans ce sens, le droit prend
le nom de droit privé.

Autrement dit, la rationalisation de l’Etat par le droit permet


à Kant de distinguer le droit privé ou naturel, du droit public ou
positif. Entre ces deux droits, il n’y a pas de différence de nature;
le droit positif ajoute au droit naturel, appelé privé par Kant
(parce qu'il n’est pas sanctionné par le jugement d’un tribunal
public ou l’Etat), la sanction, l’objectivité.

3° La raison est pour Kant la légitimation du contrat. La


société, depuis l’Etat de nature jusqu’à l’Etat de droit, évolue
suivant un processus guidé, orienté par la raison, ce qui écarte
la théorie kantienne du contrat du volontarisme classique de
Locke, pour le rapprocher d’une théorie des impulsions sociales,
prolongement de la nature profonde de l’homme. Il repousse
comme indémontrable l’idée d’un contrat historique. « Il est
inutile, écrit-il, de rechercher les origines historiques du méca¬
nisme, c’est-à-dire qu’il est impossible de remonter au départ
de la société civile » (45), mais il en tire une certitude ration¬
nelle plus profonde : « Ce n’est là qu’une idée pure de la raison,
mais une idée qui a une réalité incontestable, en ce sens qu’elle
oblige le législateur à dicter ses lois de telle sorte qu’elles aient
pu émaner de la volonté collective de tout un peuple, et tout
sujet, en tant qu’il veut être citoyen, à se considérer comme s’il
avait concouru à former la volonté de ce genre ».

Qu’est-ce que le contrat ? Kant répond dans la Doctrine du


droit : « C’est l’acte par lequel un peuple se constitue lui-même
en Etat ou plutôt la simple idée de cet acte, qui seule permet
d’en concevoir la légitimité, est le contrat originaire, en vertu
duquel tous, dans le peuple, déposent leur liberté extérieure pour
la reprendre aussitôt comme membre d’une République » (46).
Le contrat a un caractère idéal et hypothétique, « il est la règle
et non pas l’origine de la constitution de l’Etat, il n’est pas le
principe de la fondation de l’Etat, mais celui de l’administration
de l’Etat ».

(44) Kant : Doctrine du droit, p. 553.


(45) : Doctrine du droit, p. 211.
Kant
(46) Kant : Doctrine du droit, p. 172.
138 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

4° La rationalisation du contrat conduit Kant, comme Rous¬


seau, sur les chemins du sophisme. Pour Kant, le contrat permet
à l’homme « de renoncer à la liberté sauvage et déréglée pour
retrouver dans une dépendance légale... la liberté en général
intacte, puisque cette dépendance résulte de sa propre volonté
législative» (47). Certes, il préconise le gouvernement représen¬
tatif, car la loi n’est juste que lorsque toute la population a la
possibilité de donner son acquiescement, et la séparation des pou¬
voirs, condition d’exercice de la liberté dans l’Etat; il affirme la
liberté de conscience et de pensée, mais lorsqu’il s’agit du droit
de rébellion, pierre de touche du libéralisme politique, il laisse
sans sanction la garantie des droits individuels et condamne la
résistance à l’oppression « si l’organe du souverain, le régent agit
contrairement aux lois... les sujets peuvent bien opposer à cette
injustice des plaintes, mais jamais de résistance ». L’abus de
pouvoir, même « lorsqu’il passe pour insupportable », doit être
accepté par le peuple.

Ce rejet du droit de rébellion n’est encore qu’un des aspects


de son rationalisme exacerbé : la rébellion est le plus grand des
crimes, car elle détruit le fondement rationnel du pouvoir qui
est la source véritable de la loi. Si on élève le droit de rébellion
à la hauteur d’un principe, le droit est aboli dans sa rationalité
créatrice, car il est alors impossible de dire où est le droit, de
quel côté. Il n’existe plus d’autorité supérieure pour arbitrer
le conflit.

Ce principe de la valeur rationnelle et absolue du droit


s’applique également pour Kant au législateur, car le peuple « a
lui aussi ses droits inaliénables sur le chef de l’Etat, bien que
ceux-ci ne puissent être imposés par la force ». Kant s’oppose ici
à Hobbes pour lequel le chef de l’Etat n’est obligé à rien envers
le peuple. Chez Kant, le souverain ne peut justifier par le droit
une conduite qu’il place hors du droit. La tyrannie est la sup¬
pression de tout droit; mais ces principes posés, il se refuse à
admettre le droit à la révolution et à la violence, car c’est la col¬
lectivité qui est alors remise en question. Il abjure les hommes :
« au moment où il n’existe plus rien qui s’impose au respect
immédiatement par la seule raison, alors toutes les influences
sont impuissantes à maîtriser l’arbitraire humain ».

C’est par un appel à la raison et au droit, fondement et juge


de toute chose, que s’achève l’œuvre de Kant, conclusion logique
de son légalisme, de son juridisme : « Lorsque le droit parle
haut et clair, la nature humaine révèle qu’elle n’est pas dégradée
au point de ne pas écouter cette voix avec vénération ».
« Le ciel étoilé au-dessus de nos têtes », la loi morale et la loi
naturelle au fond de nos cœurs, tel est l’idéal kantien.

(47) Kant : Doctrine du droit, p. 178.


Le Courant Rationaliste 139

Critique

La conception du droit chez Kant prolonge et dépasse les


théories de l’Ecole de la Nature et du droit des gens. Elle les
prolonge, et par là, elle suscite les mêmes réserves, mais elle les
dépasse en ce sens qu’elle réduit le droit naturel à une pure
forme, exprimée par la loi du devoir et le principe de liberté.

Kant évite ainsi 1 argument que la relativité des règnes juri¬


diques permet d’invoquer contre les naturalistes, mais il ne résoud
pas pour autant le principe fondamental de tout naturalisme,
celui de la hiérachie des valeurs. L’existence d’un droit objectif
n a de sens que si I on admet une hiérarchie des valeurs, sinon
I on vide, comme l’a très bien dit le doyen Ripert (48) à propos
du Kantisme, la notion de droit naturel de son contenu. Le forma¬
lisme kantien annonce le normativisme positiviste, c’est-à-dire la
négation du droit naturel.

Kant a fait subir au droit naturel une dernière transformation


encore plus profonde que celle opérée par Rousseau, en le décla¬
rant immanent à l’homme et non plus transcendant, c’est-à-dire
en fait, créé par l’homme, voulu par l’homme au lieu de s’imposer
à lui. En ce sens, il annonce Hegel, en systématisant l’idée que
la Nature conduit l’homme vers l’universalisation, par la morale
et le droit en tant que « formes pures de la raison ».
Il y a là une contradiction fondamentale dans le système juri¬
dique kantien : l’essentiel du phénomène juridique, c’est le droit
naturel, mais le droit naturel n’est plus cosubstantiel, il est formel.
De plus, ce droit est détaché de l’expérience juridique concrète
et pourtant il s’affirme dans la pratique par la coercition et par
là, il se distingue de la morale.

Le droit, affirme Kant, ne s’occupe pas des intentions, il s’inté¬


resse seulement aux faits extérieurs, à l’agir, tandis que la morale
concerne le for interne et les motifs de l’agir. La pratique juri¬
dique montre que, si une partie du droit s’attache seulement aux
faits, l’appréciation des intentions en droit pénal et en droit
administratif français dans la jurisprudence de l’excès de pouvoir,
est un élément déterminant de la responsabilité pénale ou de la
validité d’un acte administratif, et que l’irruption de la morale
dans le droit est inévitable au nom de la liberté et de la respon¬
sabilité morale de l’homme. Entre la morale et le droit, il y a des
cercles sécants que le Kantisme veut ignorer au nom d’un forma¬
lisme unilatéral insoutenable.

(48) Ripert : Article des Annales de la Faculté de Droit d’Aix, 1918 :


« L’irréductible droit naturel et le positivisme juridique », voir infra :
Le transpositivisme du Doyen Ripert, IIIe partie.
140 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Toute philosophie du droit suhjectiviste qui pose comme


fondement du droit et de l’Etat, la liberté humaine et la volonté
libre, postule la responsabilité morale dans le droit.

De même, Kant est en porte-à-faux avec sa conception suhjec¬


tiviste, lorsque, après avoir proclamé les droits naturels que le
citoyen possède en tant qu’homme, il lui refuse le droit de rébel¬
lion, seule garantie du postulat individualiste. Le contrat est à
son tour vidé de sa substance, puisqu’il est sans sanction pra¬
tique.
Sa conception du droit et de la morale a eu, certes, le mérite
de rappeler au juriste l’importance de la forme du droit, mais
elle ne retient du droit que son côté formel et apparaît comme
une construction logique, sans contact avec le réel, si ce n’est à
travers l’idée de coercition. Ses disciples, en accentuant son for¬
malisme, perdront de vue le sens profond de l’idéalisme kantien
et du droit naturel; du Kantisme dans le droit, il ne subsistera
que l’impératif catégorique formel, sauf chez Del Vecchio et
Binder.

Chapitre II

LE NEOKANTISME JURIDIQUE

En posant le problème : comment une connaissance par raison


pure est-elle possible et en couronnant sa philosophie par l’impé¬
ratif catégorique, c’est-à-dire par une vision morale du monde,
Kant a opéré une révolution du type de celle que Copernic a fait
réaliser à l’astronomie, et l’écho de cette révolution dans la philo¬
sophie du droit et de l’Etat n’est pas près de s’éteindre, surtout en
Allemagne, pays où pendant longtemps, les esprits cultivés étaient
ou bien kantiens, ou bien hégéliens. Dès qu’une nouvelle philo¬
sophie surgit, un courant se manifeste à l’intérieur, qui affirme
l’influence kantienne; il serait aisé de démontrer qu’il existe dans
la philosophie moderne une phénoménologie kantienne, un
marxisme kantien ou un néonaturalisme kantien, bientôt un
structuralisme kantien.

Dans la philosophie du droit et de l’Etat, Kant a donné nais¬


sance à trois grandes conceptions du droit :

1° Kant s’est trouvé devant une situation de fait dont il a


voulu rendre compte : les métaphysiques échouent dans leurs
spéculations sur le transcendant; la science, elle, réussit à consti¬
tuer une connaissance véritable et nécessaire du réel.
Le Courant Rationaliste 141

De cette réflexion sortiront les philosophies épistémologiques


du droit, la science pure du droit de Kelsen, dont les origines
kantiennes sont indéniables. Le Kelsenisme constitue à lui seul
un « monde » philosophique qui nécessite une place à part dans
l’étude des grandes doctrines du droit. Kantien par ses origines,
il est antirationaliste dans ses conclusions ; c’est pourquoi nous
l’étudierons dans la deuxième partie de cet ouvrage. Après avoir
assuré l’autonomie de la science juridique, de la définition du droit
chez Kant Kelsen retiendra la sanction, ce qui l’orientera vers
un positivisme normativiste très original.

2° Kant a élaboré un nouvel humanisme, fondé sur la raison


pure. « On a admis jusqu’ici que nos connaissances devaient se
régler sur les objets... que l’on cherche donc une fois, si nous ne
serions pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique,
en supposant que les objets se règlent sur notre connaissance. »
(49). La connaissance humaine ne doit être ni en-deçà de la raison
humaine, comme le veut l’empirisme, ni au-delà, comme le veut
le mysticisme médiéval.

De cette réflexion sortiront les philosophies juridiques domi¬


nées par le primat de la forme sur le contenu et les postulats de
l’Ecole de Marburg, dont l’œuvre de Stammler exprime, jusqu’au
lyrisme, le formalisme kantien.

3° Kant pousse le culte de la légalité jusqu’à imaginer un


saint législateur du monde. Les postulats de la raison pratique
couronnent la vision morale du monde de Kant; la nature, le
naturel, le droit naturel sont dépendants de la moralité, de l’impé¬
ratif catégorique.
De cette philosophie de l’immanence morale, sortiront les
conceptions néo-kantiennes de la justice, dont les pensées de Del
Vecchio et de Binder traduisent, dans la technique juridique,
l’image la mieux dessinée.

Stammler et Del Vecchio sont les deux œuvres que nous retien¬
drons comme type d’œuvre inspirée par la néokantisme juridique,
tributaire dans une large mesure de la philosophie néokantienne
de Rickert, de Windelbrand, d’Hermann Cohen.

§ 1. — Stammler

L’œuvre de Stammler (décédé en 1938) : JVirtschaft und


Recht, Die Lehre vom richtigen Recht (1902), Théorie der
Rechtwissenschaft (1911), Lehrhuch der Rechtphilosophie
(1923), est dominée par la volonté d’élaborer une science uni¬
verselle du droit, en dépassant Kant.

(49) Kant : Critique de la raison pure, T. I, p. 21.


142 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Kant avait placé le droit dans le domaine de la raison pra¬


tique et sa doctrine conduisait, dans une large mesure, au posi¬
tivisme juridique moderne. Stammler oppose, dans la raison
pratique, perception et volition. Le phénomène juridique appar¬
tient au plan de la volition, car il se place d’emblée dans l’idéal;
il a pour objet de chercher à relier des fins et des moyens; il ne
s’occupe pas de la perception des objets extérieurs, la seule per¬
ception dont il puisse être question dans le droit, c’est celle des
moyens pour parvenir aux fins. De ce point de vue, le droit est
un concept universellement valable, le « concept de droit » est
le premier aspect signifiant du droit. Ce concept de droit est
fondé sur la raison pure comme l’impératif catégorique. Il crée
la validité du droit. Il ne dépend en aucune manière du droit, il
est forme.

Quant à l’orientation que doit suivre le droit, elle nous est


donnée par 1’ « idée de droit », qui nous permet de dire, à travers
la raison pratique, si le droit est conforme à l’idéal social : c’est
l’aspect signifié du droit (richtig). Cherchons à élucider le sens
de ces deux notions chez Stammler, philosophe du droit obscur,
dont la pensée n’est pas toujours facile à saisir.

1. Le concept de droit.

Un des mérites de Stammler, c’est d’avoir recherché, comme


Kelsen, un fondement unique à la validité du droit (Geltung der
Rechts) et, pour Stammler, ce fondement ne peut se trouver que
dans le caractère universel du droit. S’il est universel, ce fonde¬
ment ne peut être que logique, c’est-à-dire indépendant de l’expé¬
rience et de l’histoire. L’essence universelle et logique ne peut
de plus, qu’être formelle, sinon elle serait le produit d’une géné¬
ralisation de données positives. Le droit est donc une pure forme
et le concept de droit, de nature purement formelle.

Le concept de droit est « das unverletzbar selbsherrlich verbin-


dende Wollen », une volonté inviolable et absolue qui lie les
hommes les uns aux autres et quel que soit le contenu de cette
volonté. Kant avait parlé d’une morale formelle exprimée dans
l’impératif catégorique, Stammler insiste sur la forme du droit
qu’il oppose à l’économie (Form und Wirtschaft). Tandis que
l’économie, écrira-t-il dans sa Rechtphilosophie, est « la col¬
laboration des hommes dirigés vers la satisfaction de leurs
besoins » (50), c’est-à-dire la matière du droit, le droit est la
forme qui lie les rapports humains, c’est-à-dire la volonté qui les
lie par des normes impératives qui les orientent et les normalisent.

Cette volonté nous dit Stammler, est combinante, souveraine

(50) Stammler : Rechtphilosophie, p. 105.


Le Courant Rationaliste 143

et inviolable; combinante, car elle lie les hommes dans leurs


relations mutuelles, souveraine car, par souveraineté de l’Etat
(simple type d’ordre juridique), la volition juridique se distingue
de l’arbitraire d’un individu, inviolable car le droit est perma¬
nent.

Cette définition du concept de droit assure l’unité du droit,


solution qui atteint les objectifs de l’épistémologie kantienne et
réalise 1 autonomie de la science juridique par rapport à la
morale, 1 histoire et aux autres sciences humaines (préoccupation
que nous retrouverons chez Kelsen) et permet de classer nos
connaissances, « d’ordonner notre conscience volontaire de
laquelle dépend la possibilité de définir une question particulière
comme étant d’ordre juridique ».

2. L’idée de droit.

L’idée de droit introduit dans l’œuvre de Stammler, malgré


des préoccupations dominées par le côté formel du droit, cette
notion de « Richtigkeit », fondamentale dans son œuvre, parce
qu’elle permet d’apprécier, au nom de critères objectifs, la valeur
de la loi et celle du juge. L’idée de droit, nous dit-il, est le critère
(Grundgedanke), d’après lequel le droit rapporte ses moyens à
ses fins dans sa volonté unifiante. Le droit, c’est l’idée de justice
d’où on ne peut tirer un système de règles objectives, comparables
au droit naturel, mais qui permet de dire si un droit positif est
« Richtig », c’est-à-dire conforme à l’idéal d’une communauté
d’hommes libres.

Le concept de droit crée les conditions du droit universel,


l’idée de droit oriente cette humanité vers un seul but unifiant.
C’est pourquoi l’idée de droit n’est rien et ne peut être que for¬
melle. Elle est l’expression de la liberté humaine, elle peut donc
avoir n’importe quel contenu, elle est la sublimation de l’idée
kantienne de libre arbitre. Cette notion de libre arbitre, liée à
l’idée de communauté, est le seul standard de l’Idéal de justice
qui repose sur deux principes qui s’équilibrent : le principe du
respect de la personnalité d’autrui (Grundsàtze des Achtens) et
le principe de la coopération (Grundsàtze des Teilnehmens) (51),
d’où découlent les règles de réciprocité et la condamnation de
l’arbitraire dans l’exclusion d’un membre d’une communauté.

La justice est donc un idéal social, dont les manifestations


varient historiquement suivant le temps, les lieux, les modes. La
forme du droit assure la permanence du droit, mais se combine
avec la relativité des normes qui assurent son émergence histo¬
rique, ce qui conduira Stammler à la formule qui fit sa fortune

(51) Voir Stammler : Théorie der Rechtwissenchaft, VI-1, et VIII-7.


144 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

scientifique : « Le droit juste est un droit naturel à contenu


variable » (Naturrecht mit Wechselndem Inhalt). Cette notion
de droit naturel à contenu variable s’efface d’ailleurs dans ses
derniers travaux, où il accentue le côté formel du phénomène
juridique.

Stammler s’est placé, dans certains passages de son œuvre, sur


un terrain plus concret et a appliqué sa méthode à des problèmes
de droit positif allemand, comme la limite à la liberté des contrats,
la notion de transaction juste et, sur ce point, ses raisonnements
sont dominés par une méthode déductive, naturaliste et subjec-
tiviste, décevante dans ses apports. Nous dire qu’il y a obligation
pour un bon nageur d’aider l’homme qui se noie et de le ramener
sur la berge, car agir autrement serait en opposition avec l’idée
juridique que tous doivent mener en commun la lutte pour
l’existence, c’est retourner au droit-instinct des naturalistes
fixistes et être infidèle au formalisme kantien.

Max Weber, dans Gesammelte Aufsàtze zur Wissenschafts-


lehre s’est attaqué à la base même du raisonnement de Stamm¬
ler. Vouloir démontrer, comme le fait Stammler, que l’universalité
du droit, c’est-à-dire sa généralisation, est donnée, c’est aller
contre le phénomène historique certain de la généralisation et de
la rationalisation progressives du droit (voir infra IIIe partie :
l’œuvre de Max Weber). En brisant l’unité du système kantien,
Stammler s’est enfermé dans les mirages du formalisme que
Kant limitait à l’impératif moral, formalisme incapable, à lui seul,
de rendre compte du caractère axiologique du droit.

2. — La pensée de Del Vecchio

La pensée de l’ancien Doyen de la Faculté de droit de Rome


s’est d’abord moulée dans l’idéalisme kantien, complété par la
lecture de Fichte, avant de subir l’attrait du vitalisme bergsonien,
puis de certains aspects hégéliens du droit fascite. Basée sur
une très vaste érudition, soutenue par une technique juridique
très sûre, et écrite dans une langue très subtile et élégante, l’œuvre
de Del Vecchio, fondée cependant sur des prémisses semblables
à celles de Stammler, la dépasse par ses résonances, tant il est
vrai que le style fait aussi l’œuvre juridique. Ses livres : La
justice, Justice, droit et Etat, L'Etat et le droit, Philo¬
sophie du droit, sont d’admirables leçons d’histoire du droit et
de logique juridique.

A Stammler, Del Vecchio emprunte la distinction fondamen¬


tale entre le concept de droit et l’idée de droit. Le concept de
droit a un caractère universel et Deutre, par conséquent formel,
Le Courant Rationaliste 145

donc il repose sur un fondement logique, « la forme logique du


droit est plus vaste que la somme des propositions judiciaires ».

Mais Del Vecchio a pris, de très bonne heure, conscience de


l’impossibilité où se trouvait le juriste de se maintenir sur ce
terrain formel du droit : le juriste échoue très vite sur les rivages
du formalisme. L’idée de droit ne saurait trouver son épanouisse¬
ment dans une conception purement abstraite. L’homme pré¬
sente une unité intellectuelle morale certaine et les disciplines
juridiques et morales reposent sur un même fondement, à savoir,
1 idée kantienne que l’homme est une fin en soi, définie par le
pouvoir de libre décision.

Si son intégration à la relativité naturelle ne lui permet pas


de dire avec certitude où est le bien et où se trouve le mal,
l’intellect lui attribue un pouvoir unique dans la nature, celui de
savoir la valeur idéale et sentimentale de « l’éternelle semence
de la justice ». Il la saisit, soit à travers la morale qui est une
éthique subjective, soit à travers le droit naturel qui est une
éthique objective ou inter subjective, dominée par l’altérité.

Le droit naturel se ramène donc, pour Del Vecchio, à la notion


de justice et a pour objectif d’établir des valeurs bilatérales et
des droits objectifs qui ont pour contrepartie des devoirs, ce qui
explique le caractère actif et positif du système de droit. La
notion d’altérité ne se réduit pas à un rapport formel de récipro¬
cité, comme chez Stammler; elle s’appuie sur une notion histo¬
rique des valeurs et de hiérarchie des valeurs, car le droit naturel
ne traduit pas seulement les exigences empiriques de la nature,
il exprime aussi, dans une perspective humaniste, la volonté de
l’homme de s’approprier la nature et de l’orienter dans un sens
favorable à « l’autonomie de la personne humaine ». Le postulat
kantien de l’autonomie de la personne humaine définit le contenu
idéal de l’Idée de justice, c’est-à-dire l’égale liberté de tous, dans
le respect de la valeur absolue de la personnalité.

Quant à l’Etat, comme la plupart des néo-kantiens, Stammler


ou Kelsen, Del Vecchio le place sur le même plan que le phéno¬
mène juridique; mais dans son appréhension du phénomène
étatique, il s’écarte une fois de plus de l’Etat « pure forme »,
pour montrer le rôle concret de l’Etat comme « centre d’irradia¬
tion du droit ». Expression de la communauté de vie d’un peuple,
l’Etat poursuit « la réalisation de la justice, de cette loi suprême
qu’aucun arbitre ne saurait abolir, mais qui vit et luit dans toutes
les consciences et commande à chacun le respect de la dignité
sacrée de la personne humaine » (52).

Sa philosophie débouche sur l’individualisme kantien et dans

(52) Del Vecchio : Justice, Etat et droit, p. 280.

10
146 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

la réédition de son livre La Giutizia, qui porte la date de


1946, plus individualiste que Kant, Del Vecchio admet qu’en
cas de conflit entre le droit étatique et les « exigences imprescrip¬
tibles de la nature humaine », le droit de rébellion fondé sur les
lois non écrites qu’Antigone invoquait, est justifié, à condition
qu’il s’agisse d’une violation flagrante.
Ce dernier aspect de sa pensée fait oublier l’épisode fasciste
où, sous l’influence de la mythologie corporatiste, Del Vecchio
voyait dans l’Etat le suprême harmonisateur des dissonances entre
l’individu et l’Etat, « la synthèse dialectique de la liberté et de
l’autorité » (53). Sans doute certains climats sont-ils contagieux !
Binder, autre néo-kantien, a connu la même évolution que Del
Vecchio (54) avec une outrance que Del Vecchio a su éviter. De
Kant, il a glissé à Hegel et au national-socialisme.

(53) Del Vecchio : Justice, Etat et droit, 1938.


(54) Voir bibliographie de Binder ci-jointe et infra le chapitre sur
Hegel.
Le Courant Rationaliste 147

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SUR LE NEOKANTISME

Voir :
Friedmann : Théorie générale du Droit, L.G.D.J., 1965, p. 131.

Djuvara : La pensée de Del Vecchio, A.P.D., 1937.


Emge : Rechtphilosophie, 1955.
Solazzi : Lindirizzo neo Kantiano, nella f.d.d., R.D.F., 1932.
Larenz : Rechts. und Staatphilos. d. gegenwort, 1931.

Nelson : System der philosophischen Rechtslehre, 1924.

Raya : Diritto e stato nella morale idealsitica, 1950.

Petrone-Bartolomei : Lezioni.

Castiglia : U opéra di Del Vecchio e la rinascia del idealismo in Italia, 1932.

Grusberg : Stammler s philosophy of Law in modem théories of Law, 1953.

Hussik : Legal philosophy of Stammler, 24 col. L.R. 373.

Sabine : Stammler’s critical philosophy of Law, 18 Cornell L.R. 321.

M. Weber • Gesammelte Aufsatze zur Wissenschaftslehre.


E. Kaufmann : Kritik der neukantianischen Rechtphilosophie, 1921.
Bobbio : Introd. a la fi. d. dir., p. 71.

Ross : Kritik d. sogenannten praktischen Erkenntnis. Prolegomena zu einer


Kritik der Rechtwiss., 1933.

De Binder, lire : Rechtbegriffund Rechtsidee, 1907.


Rechtsphilosophie, 1925.
150 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

SECTION IV

LA PHILOSOPHIE HEGELIENNE
DU DROIT ET DE L’ETAT
ET LES DOCTRINES DU VOLKSGEIST
Avec la philosophie hégélienne du droit et de l’Etat et les
doctrines du Volksgeist, soutenues par l’Ecole historicpie alle¬
mande, puis reprises par les théories national-socialistes du droit
et de l’Etat, s’achève l’aventure de la raison et de la nature dans
le droit.
L’identification du réel et du rationnel dans l’idéalisme hégé¬
lien, c’est aussi un des aspects de l’identification du naturel et du
rationnel ; l’identification du droit et de l’Etat dans leur source
avec le Volksgeist (l’esprit populaire), c’est la réconciliation de
la nature, de l’Etat et du droit dans une vision romantique de
la « Nature des choses », qui se veut dépassement de l’opposition
entre le naturel et le rationnel.
Après Hegel, la pensée humaine face à la raison ne pourra
que revenir en arrière, remâcher le naturalisme ou le rationna-
lisme, elle butera désormais sur le mur du totalitarisme, en lequel
s’anéantissent le naturalisme et le rationalisme. Hegel, en partant
du principe rationaliste en nie la raison d’être, à savoir la défense
de la liberté de pensée, source de la réflexion, fondement de la
raison.

Chapitre premier

LA PHILOSOPHIE HEGELIENNE DU DROIT ET DE L’ETAT


(Raison absolue)

Hegel a vécu de 1770 à 1831 et, comme Kant, sa vie a été


consacrée à l’enseignement et à la spéculation philosophique. Il
a exposé sa doctrine juridique et sa théorie générale de l’Etat
dans sa Philosophie du Pouvoir parue en 1821, qui constitue
en vérité une des parties de son Encyclopédie des Sciences
philosophiques, dont l’édition définitive porte la date de 1830.
On trouve également dans sa Phénoménologie de l'esprit
(1807) et dans ses Leçons, notamment ses Leçons sur la Philo¬
sophie du droit, établies sur des notes prises par ses élèves (55).
de nombreux passages qui éclairent sa pensée juridique et la
replacent dans sa philosophie systématique.
La pensée de Hegel est marquée par de très nombreuses
influences, celles de Spinoza, de Fichte et de Schelling, son ami.
Fichte (1762-1814) dans son Fondement du droit de Nature
(1796) et Schelling (1775-1854) dans sa Nouvelle déduction du

(55) Voir Hegel : Propédeutique philosophique. Traduit et présenté par


Maurice de Gandillac, éd. de Minuit, 1963.
Le Courant Rationaliste 151

droit naturel (1795), prolongent l’idéalisme kantien, mais annon¬


cent déjà l’idéalisme absolu d’Hegel. Fichte part des prémisses
kantiennes de liberté et de réciprocité pour fonder le droit et l’Etat.
Chez Fichte, comme chez Kant, le droit ne s’occupe que de l’action
et non des intentions et il professe une conception de la morale et
du droit très proche de celle de Kant. « Il résout, dira le Doyen
Marty, le dualisme kantien dans un sens subjectiviste. » (56)
L Etat, pour Fichte, doit être un Rechstaat; il doit réaliser son
rôle de protecteur des droits naturels, qui sont la condition même
de 1 individualité, c’est-à-dire la protection de l’individu et la
propriété. En même temps, Fichte présente une théorie sociale
des droits. Les droits que l’Etat doit protéger sont le droit à
1 existence, le droit au travail (57). Mais si sa philosophie juri¬
dique est une philosophie de l’universel, si elle apparaît dans la
conception de la guerre, moyen d’assurer les droits entre les
Etats, à mi-chemin entre Kant et Hegel, son apologie du natio¬
nalisme allemand par lequel s’effectue le passage de l’instinct
historique à la raison sociale, prépare l’avènement du totalita¬
risme et débouche sur le racisme.
Schelling, en exaltant le Volksgeist, le génie populaire, qui
inspire le développement des institutions juridiques et étatiques
a conduit Hegel à prendre le contrepied du naturalisme indivi¬
dualiste et à identifier le rationnel et le réel.

Hegel, tout en subissant l’influence de Fichte, en écarte l’anti-


naturalisme et le subjectivisme. L’antinaturalisme de Fichte lui
apparaît comme l’expression la plus achevée du dualisme reli¬
gieux qu’il n’a cessé de combattre dans le christianisme. Le chris¬
tianisme, avec sa conception de Dieu-objet, a enlevé à la nature
son caractère divin, pour la ramener à une masse inanimée, que
l’homme peut seulement dominer de l’extérieur.

L’exaltation du sujet par le subjectivisme de Fichte aboutit


aux mêmes désastreuses conséquences que le culte du Dieu-objet.
Le cogito cartésien et l’égo kantien qui le prolonge, réduisent,
dit Hegel, le monde à une « matière morte » sur laquelle règne
le concept inanimé. A cette profonde scission déjà incluse dans
l’Ancien Testament « qui n’autorise que la domination ou la
servitude », qui est profanation du monde, Hegel oppose les élans
nouveaux d’une jeunesse allemande qui aspire à une « jouissance
sanctifiée » au sein de la « totalité reconstituée » par l’amour,
l’esprit, le droit et l’Etat.
La conception hégélienne du droit et de l’Etat repose sur deux
théories essentielles : la théorie du rationalisme absolu et dialec¬
tique, la théorie de l’Etat concret.

(56) G. Marty et P. Raynaud : Droit civil, T. I, supplément, p. 25.


(57) Voir son « Etat commercial fermé » (1800) où il apparaît comme
un précurseur du droit social.
152 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

1. Le rationalisme absolu et dialectique de Hegel.


Prenant le contrepied du criticisme kantien qui considère la
connaissance de l’absolu comme impossible, puisque toute con¬
naissance implique une relation, Hegel affirme qu’il n’y a pas
de limite à la connaissance humaine, que l’absolu est connaissable,
parce que la pensée de l’homme s’identifie à l’Etre. Tout est
pensée dans le monde et rien ne peut exister en dehors de la
pensée. Toute sa philosophie peut se concrétiser dans cette phrase
célèbre de la Préface à la Philosophie du droit : « Tout ce qui
est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel ». Pour
Hegel, le naturel et le fait s’identifient à l’idée. Tout ce qui est,
est divinisé; l’hégélianisme est une philosophie de l’idéalisme
objectif. Cette identification du réel et de l’idée se situe dans
la formule d’Héraclite, on ne se baigne jamais deux fois dans le
même fleuve, rien n’est, tout devient. La guerre est la mère de
toute chose. La logique d’Hegel est une logique dialectique, sa
méthode en quelque sorte, qui s’identifie parfaitement à sa philo¬
sophie.
Le devenir de l’idée objective se réalise à travers l’histoire
par la lutte incessante, les oppositions, les contradictions. A
l’égal du monde de la réalité, le monde des concepts n’est pas
immobile, mais composé d’idées toujours en mouvement. Tout
concept posé suscite nécessairement son contraire, et de la thèse
naît nécessairement l’antithèse; cette opposition rend nécessaire
un nouveau concept qui surmonte et élimine le contradiction et
fonde les deux précédents. Mais ce concept conduit à nouveau
l’idée à son contraire et le même mouvement ternaire se repro¬
duit : thèse, antithèse, synthèse; l’esprit procède par affirmation,
négation et négation de la négation.
Ainsi se produit, dans l’histoire, le dépassement, car tout
concept successif est plus riche que le précédent, l’échelon supé¬
rieur, dira Hegel, est « la vérité de l’inférieur », autrement dit
le devenir assure le progrès de l’idée. Au début de l’histoire il
y a le concept de l’être, abstrait et vide, à la fin de l’évolution
il y a « l’idée qui se pense elle-même », c’est-à-dire le concept le
plus plein et le plus complet qu’il puisse être.
Comment se situe le droit dans cette vision dialectique de
l’histoire de l’Idée ?
L’idée se développe suivant le devenir dialectique en esprit
subjectif (c’est-à-dire les sensations, les pensées, la conscience),
premier terme de la dialectique (thèse), puis en esprit objectif
(les institutions juridiques et sociales), deuxième terme de la
dialectique (antithèse), puis en esprit absolu (art, religion, philo¬
sophie) , dernier stade du développement dialectique (synthèse).
Les institutions juridiques appartiennent donc, pour Hegel, à
1 esprit objectif et il entend par là, à la fois les institutions juri¬
diques, morales et politiques, dans lesquelles l’homme s’incarne
objectivement. L esprit humain est libre, c’est-à-dire indépendant,
Le Courant Rationaliste 153

et il n’y a pas lieu d’opposer liberté et volonté. « La conscience


de soi qui perçoit sa propre absence par la pensée et se libère
ainsi de l’accidentel, fait en principe du droit et de la morale »
(58), autrement dit c’est la volonté libre et rationnelle de l’homme
qui se projette dans les institutions.
A l’intérieur de l’esprit objectif, une dialectique ternaire appa¬
raît entre les droits abstraits, c’est-à-dire les droits et les devoirs
des personnes humaines, en dehors même de leur appartenance
à un état, l’éthique individuelle, c’est-à-dire le domaine de la
volonté libre orientée vers le for interne de l’éthique sociale,
synthèse du droit abstrait et de l’éthique et qui englobe la famille,
la société civile et l'Etat. Les droits abstraits peuvent se grouper
en deux catégories :
— la propriété, car l’homme peut s’approprier les choses pour
satisfaire ses besoins et ainsi s’affirme la nécessité de la propriété
privée, car, sans propriété, les besoins les plus élémentaires
comme la nourriture ne peuvent être satisfaits ;
— les contrats, car deux personnes libres, jouissant de la
propriété peuvent, par contrat, abandonner en partie leurs droits
en faveur l’une de l’autre; c’est cette possibilité qui est à l’origine
de la notion de capacité juridique, par laquelle s’exprime l’idée
d’actes juridiques volontaires.
L’éthique individuelle est le produit d’une tension, pour Hegel,
entre la volonté individuelle et la volonté d’universalité que sup¬
pose toute morale (Kant); la morale est la recherche du ration¬
nel par l’universel.
Quant à l’éthique sociale, synthèse du droit abstrait et de
l’éthique individuelle, elle se manifeste dans la famille, la société
civile et l’Etat, synthèse exhaustive, puisque en l’Etat se trouvent
réconciliées les volontés particulières et la volonté individuelle.
La famille est le premier stade du développement de la volonté
objective; elle repose sur le sentiment; sa première manifestation
est le mariage par lequel se crée une unité, une institution, fondée
sur la raison et non pas seulement sur l’amour.
La société civile n’est qu’une étape qui, dans la pensée d’Hegel,
conduit à l’Etat. Elle s’affirme dialectiquement par rapport à la
famille, car, par la société civile, les membres d’une famille
acquièrent l’indépendance, mais sont en même temps dans une
situation d’interdépendance, quoique chacun travaille à la satis¬
faction de ses propres besoins.
Cette société civile dans laquelle les individus n’ont pas encore
atteint l’universel se divise en 3 classes : la classe des agriculteurs,
liée étroitement aux cycles saisonniers, la classe des commerçants
et des industriels qui dépend de son intelligence pratique, et la
classe des gouvernants qui dépend de la raison.

(58) Hegel : Philosophie du Droit. Introduction, § 9.


154 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

2. La théorie de VEtat concret.

L’Etat est pour Hegel « la substance sociale... arrivée à la


connaissance d’elle-même » et « le rationnel en soi et pour soi »,
synthèse de la famille et de la société civile. L’Etat est une
« unité » qui réalise le droit, dans une évolution rationnelle ; il
exprime le droit, car c’est par lui que «le droit absolu » parvient
à se réaliser. Il appartient au domaine des réalités historiques et
rationnelles, dévoilées par le processus dialectique, en ce sens
l’Etat est un Etat concret. Ce caractère concret, l’Etat le possède
dans ses fondements dans sa réalisation de la liberté concrète,
dans ses moyens.
1° Le fondement de l’Etat est à la fois rationnel et historique :
A la différence des rationalistes du XVIIIe siècle qui ont recherché
le meilleur Etat, Hegel se place d’emblée dans l’histoire et
cherche à saisir l’Etat dans la réalité existentielle et son devenir.
C’est dans cette perspective existentielle qu’Hegel verra dans
l’Etat prussien la manifestation historique de sa conception de
l’Etat, mais il s’agit beaucoup moins pour lui, comme l’a montré
Eric Weil dans son livre Hegel et VEtat d’approuver ou de
condamner une forme de l’Etat, que de « constater et compren¬
dre » la genèse rationnelle, les phases et les réalisations historiques
de l’Etat.
L’Etat dans son devenir dialectique s’affirme :
— par sa constitution intérieure et ses relations avec les
citoyens ;
— par le droit international, qui pose le principe de ses rap¬
ports avec les autres Etats;
— par son passage dans l’histoire du monde. En lui se trouve
réalisée la conciliation entre l’universel et la société, l’universel
et la liberté.
2° L’Etat réalise, pour Hegel, la liberté concrète : C’est par
l’Etat que chaque citoyen va pouvoir reconnaître dans la volonté
générale qui exprime l’Etat, l’expression de sa volonté person¬
nelle raisonnable; en lui, selon l’expression d’Alexandre Kojeve,
il trouvera « satisfaction et reconnaissance ». Dans l’Etat, l’indi¬
vidu s’achève en liant sa liberté et sa volonté à la moralité obiec-
tive.
Hegel rejette comme utopiques les théories qui n’ont considéré
le problème qu’in abstracto, aussi bien les théories individualistes
du xvme siècle que la philosophie de Kant, et il se propose d’édi¬
fier une doctrine concrète de la liberté. A la volonté libre dont
Kant a fait la base du droit et de l’Etat, et qui n’est en vérité
que 1 arbitraire, il oppose la liberté dans l’histoire qui est dépas¬
sement et réconciliation.
Le moyen de cette réconciliation est l’Etat qui est réalisation
de la « sphère de conciliation entre l’universel et le particulier ».
Par l’Etat s’achève le perfectionnement de l’individu qui concilie,
Le Courant Rationaliste 155

au sein de la famille et de la société civile, son intérêt personnel


et celui des groupes privés, puis accède à une réconciliation supé¬
rieure entre son intérêt particulier et l’intérêt universel, au
niveau de l’organisation rationnelle de la liberté, à travers l’Etat.
Ainsi se trouvent résolues les tensions entre l’individu et
1 Etat que les doctrines individualistes n’ont pu surmonter, car
elles ont considéré la société comme une juxtaposition d’indivi¬
dus, alors que l’Etat est « la réalisation de la liberté concrète »,
faite de l’intérêt individuel réconcilié avec l’universel.
L’homme et l’Etat sont donc, pour Hegel, libres concrètement,
mais à certaines conditions : d’une part, si l’Etat protège les
droits et les libertés de ses citoyens, assure la protection de leur
personne et le développement de leurs intérêts matériels, et
d’autre part et inversement, si les individus se débarrassent de
leur égoïsme instinctif et naturel et accèdent à l’idée d’univer¬
salité, en laquelle s’affirme leur caractère d’êtres raisonnables.
3° L Etat doit bénéficier de moyens eux-mêmes raison¬
nables, c’est-à-dire acquérir les procédés concrets d’une orga¬
nisation rationnelle de la liberté. La fonction de conciliation et
d’universalisation de l’Etat suppose des institutions, c’est-à-dire
la législation et la Constitution. Cette Constitution doit être
élaborée sur cette idée que l’Etat est un moment de la volonté
rationnelle dans son développement dialectique, et non l’incar¬
nation de la volonté générale comme l’ont voulu les individua¬
listes de 1789.
Hegel rejette donc le suffrage universel et les principes d’orga¬
nisation démocratique comme base constitutionnelle; la rationa¬
lisation de la volonté des citoyens se réalise par l’intermédiaire
des corporations et des groupes; il condamne la séparation des
pouvoirs qui ne peut qu’affaiblir l’Etat et freiner l’expression de
l’universel ; il prône la monarchie héréditaire comme le système
le mieux adapté à la nécessité rationnelle; le moi fondamental
de la volonté de l’Etat trouve dans l’individualité du monarque
une expression simple et immédiate : « Ainsi le monarque est
désigné par cette dignité d’une manière absolument naturelle,
par la naissance naturelle » (59).
Cette conception de l’Etat trouve sa manifestation historique
la plus achevée dans la Constitution de l’Etat prussien, mais il
ne s’agit là que d’un moment de l’histoire dont l’évolution dialec¬
tique continue et dont Hegel a voulu comprendre le sens actuel,
la portée existentielle. La forme de l’Etat prussien paraît à Hegel
une représentation parfaite de l’idée absolue qui a fait son retour
sur elle-même.
C’est un des aspects du caractère contradictoire de sa pensée.
Pour lui, le développement de l’être à travers la raison se confond

(59) Hecel : Rechtphilosophie, § 280.


156 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

avec le développement du monde historique et matériel, puisque


la réalité naturelle ou l’histoire ne sont que le mode d’expression
de l’idée; c’est pourquoi il conclut : « La philosophie dans
l’étude du rationnel doit saisir ce qui est présent et réel et non
poser un idéal dans un au-delà situé dieu sait où; ce qu’il faut,
c’est comprendre le réel, c’est la tâche du philosophe... Recon¬
naître la raison comme la rose dans la croix du présent, afin de
se réjouir de celui-ci, telle est la conception raisonnable qui nous
réconcilie avec le réel » (60).
A-t-il atteint son objectif ?

Critique

1° La philosophie dialectique d’Hegel est infidèle à elle-même


lorsqu’il s’agit d’expliquer tous les aspects du devenir de l’Etat.
Comme toutes les philosophies de l’homogénéité, comme la philo¬
sophie marxiste plus tard, elle tend à réconcilier définitivement
l’homme avec lui-même par l’Etat et dans l’Etat. Mais l’Etat, pour
Hegel, n’est pas, dans l’évolution dialectique, un terme définitif.
Sur le plan international, il n’existe aucun terme de conciliation
entre les différents Etats pour donner à l’intérêt international le
caractère d’universalité qui le rendrait transcendental aux volon¬
tés particulières des Etats. La reconnaissance mutuelle, la vie
juridique internationale organisée, la diplomatie impliquent le
respect de certaines règles et de certains devoirs, mais ils ne sont
pas sanctionnés. Si la guerre est la mère de toutes choses, elle
apparaît comme une sorte de jugement de Dieu, donc rationnelle,
et le droit est nié par l’histoire dans sa valeur d’universalité :
« C’est la conscience d’un peuple particulier qui porte tel degré
de développement de l’esprit universel dans son existence et qui
fait la réalité objective où cet esprit dépassera la volonté. En
face de cette volonté, la volonté des autres peuples n’a pas de
droit, car c’est le peuple qui représente cette volonté qui domine
le monde ».
2° La pensée d’Hegel sur l’Etat n’est pas exempte d’ambiguïté.
D une part, il nous présente l’Etat prussien comme une organi¬
sation rationnelle de la société, car le monarque y incarne la
continuité de l’Etat et son universalité dans ses buts et dans ses
moyens ; le peuple y incarne le pouvoir fédératif qui représente
des intérêts locaux dans leurs particularités, et les fonctionnaires,
le pouvoir administratif qui exprime l’universel et l’unité dans
la notion de service public. Mais d’autre part, à aucun moment,
et Marx ne manque pas de le faire observer, il ne démontre que
la conciliation entre la liberté individuelle et la volonté collec¬
tive est réalisée ; il décrit un état historique qui lui paraît être

(60) Hegel : Reclitphilosophie. Introduction.


Le Courant Rationaliste 157

le stade ultime du développement historique présent de l’Etat,


mais il ne parvient pas à démontrer que c’est dans cette solu¬
tion de l’histoire que se trouve la preuve de la validité de son
hypothèse sur la définition rationnelle de la liberté. De ce que
raison est dans l’histoire, il n’en résulte pas nécessairement que
l’histoire soit toujours raisonnable.

Hegel nous affirmait « l’individu est une fin en soi, et il doit


être respecté comme tel, mais l’homme individuel n’est à respec¬
ter comme tel que par l’individu et non par l’Etat, parce que
l’Etat ou la nation est sa substance » (61). L’Etat agit donc indé¬
pendamment des lois morales qui ne sont lois que pour les
consciences individuelles. Ces lois, c’est l’Etat qui les fait et les
promulgue, elles ne sont donc pas lois pour lui au sens rationnel
du terme, mais seulement des moyens dont il peut à son gré
se servir ou ne pas se servir, puisqu’il possède la toute puissance
et qu’il apprécie à tout moment ce qui est vrai ou faux, utile ou
nuisible, bien ou mal.
3° Victor Basch dans son ouvrage Les doctrines politiques
des philosophies classiques de VAllemagne (62), a essayé de
démontrer que la doctrine d’Hegel « répugne radicalement à tout
ce qui est pangermaniste, impérialisme ou même nationalisme
outrancier », parce qu’elle identifie l’idée morale avec l’Etat.

Mais les expressions qu’il emploie pour justifier son interpré¬


tation d’Hegel laissent une impression d’incertitude : « Hegel,
nous dit-il, a pris lui-même soin de distinguer sa conception de
celle des philosophes antiques. Il n’est pas vrai que pour Hegel,
la volonté de l’individu doive être sacrifiée à la volonté de l’Etat.
Elle a, au contraire, une valeur absolue, tout comme celle de
l’Etat, à condition toutefois qu’elle soit non impulsion capri¬
cieuse mais volonté véritable, c’est-à-dire rationnelle, car étant
cela, elle est au fond identique à celle de l’Etat. Que l’on conteste
cette identité, qu’elle apparaisse comme une hypothèse optimiste
que ne justifient ni l’expérience psychologique, ni l’histoire, nous
le voulons. Mais ce qui est inadmissible, c’est de faire de Hegel
un étatiste intransigeant » (63).
4° C’est incontestablement Jean Walh, Kojeve et Hyppo-
lite qui, à partir de 1945, ont provoqué un renouveau fertile
des études hégéliennes. Ils ont mis l’accent, dans une perspec¬
tive phénoménologique, sur l’historicité d’Hegel et sur sa phi¬
losophie du concret qui exprime à la fois le devenir de l’homme
dans son aspect existentiel et la totalité de son destin.
Un nouveau pas devait être franchi dans l’interprétation de

(61) Hegel : Histoire de la philosophie, T. II, p. 232.


(62) V. Basch : Les doctrines politiques des philosophies classiques de
l’Allemagne, Paris, 1927, p. 323.
(63) V. Basch : Les doctrines politiques..., op. cité, p. 305.
158 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Hegel avec la thèse complémentaire d’Eric Weil : Hegel et


VEtat (1950), et l’ouvrage d’Eugène Fleischmann : La philoso¬
phie politique de Hegel (64). Eric Weil s’est efforcé d’établir
que Hegel ne fut jamais ni partisan de l’autocratie prussienne,
ni réactionnaire au sens où l’ont entendu certains marxistes.
Eric Weil fait valoir que ni Marx ni Engels ne l’ont considéré
comme tel, et il cite la correspondance échangée à ce propos
entre eux le 8 et le 10 mai 1870, où Engels traite « d’âne »
Liebknecht qui, dans un de ses articles, a accolé au nom
d’Hegel le mot péjoratif de prussien, et où Marx stigmatise la
« bêtise de cet individu ». Hegel apparaît dans ces travaux
comme un philosophe vivant, et non dogmatique et préoccupé
de soumettre l’histoire de l’homme à un schéma préétabli.
E. Fleischmann s’est efforcé de montrer que la philosophie
de Hegel cherche à expliquer l’évolution de l’Etat, et que
« dans l’Etat moderne qui est la liberté réalisée, les individus
conservent leur subjectivité dépouillée de tout caractère par¬
ticulier ou contingent... la liberté est le centre philosophique
des idées politiques de Hegel auquel l’Etat apparaît comme une
entité objective animée par la conscience subjective de ses
citoyens » (R. Maspétiol in : Droit, Société civile et Etat dans
la pensée de Hegel, A.P.D., 1967, p. 123).
Ces nouvelles interprétations ont le mérite très grand de
rendre objectivement compte de la pensée de Hegel ; mais elles
ne suppriment pas les objections logiques que l’on peut oppo¬
ser à sa philosophie. C’est seulement, chez Hegel, la liberté
collective qui peut réconcilier l’individu et l’Etat. Mais cette
réconciliation suppose une identité de vue entre la majorité des
citoyens et l’Etat. Si l’identité invoquée fait défaut, on ne voit
pas comment l’individu et la société pourraient échapper au plus
monstrueux des étatismes. B. Croce dira très justement que
Hegel a confondu le contraire et le distinct. De fait, l’histoire
est là pour le démontrer, ce sont des conceptions totalitaires de
l’Etat qui sont sorties de la statocratie hégélienne : conception
national-socialiste, fasciste ou marxiste. La postérité d’Hegel s’est
révélée concentrationnaire.
Les néo-hégéliens allemands contemporains, Binder et Larenz,
condamneront les droits individuels au nom de l’intégration
dialectique (65). Le monisme juridique d’Hegel n’a que l’appa¬
rence d’une théorie concrète de la liberté ; ce qu’il y a de concret
dans les libertés, c’est la possibilité de leur exercice, et cette
possibilité n’existe pas si l’individu est intégré dans l’Etat comme
dans un carcan.

(64) Voir dans le même sens Jacques D’Hondt : Hegel et la philosophie


de 1 histoire vivante, P.U.F., 1967.
(65) Binder : Rechtphilosophie, 1937.
Larenz : Rechts und Staatsphilosophie der Gegenwart, 2' éd., 1935.
Le Courant Rationaliste 159

Chapitre II

LA NOTION DE VOLKSGEIST
ET LES THEORIES DE L’ECOLE HISTORIQUE ALLEMANDE
(La raison trahie)

Les théories de l’Ecole historique allemande ont été formulées


à peu près en même temps que la doctrine hégélienne en Alle¬
magne et, comme cette dernière, elles marquent l’ultime étape de
l’aventure de la raison dans le droit. Prenant le contre-pied, après
Burke et ses Réflexions sur la Révolution française (1790), du
rationalisme des XVIIe et XVIIIe siècles, elles retiennent comme
fondement unique du droit la raison historique, ou mieux la
raison dans l’histoire ; avec elles, il est juste de parler de la
raison trahie.
Avec l’Ecole historique, c’est le romantisme allemand qui fait
son apparition dans le droit avec la notion de Volksgeist, d’esprit
populaire, enfoui dans l’histoire et révélé peu à peu à travers
les institutions juridiques par le génie national.
Ces doctrines doivent être retenues à deux titres :
1° Parce qu’elles abordent le problème des fondements du
droit sur le terrain des données scientifiques et ont largement
contribué au développement de la science historique du droit.
2° Parce qu’elles ont dégagé la Notion de Volksgeist qui
deviendra une des notions fondamentales de la conception
national-socialiste du droit et de l’Etat.

1. ha conception technique et historique du droit.

Les théoriciens de l’Ecole historique allemande, Hugo, Charles


de Savigny et Puchta ont prétendu se placer uniquement sur le
terrain de la technique juridique, mais comme tout se tient, ils
ont été amenés à déborder rapidement des problèmes de technique
sur les problèmes de fondement. Dans ses origines, cette doctrine
est née d’une controverse, restée célèbre dans l’histoire du droit,
entre deux juristes allemands, descendants de protestants français
émigrés au moment de la Révocation de l’Edit de Nantes, Antoine
Thibaut et Charles de Savigny.
En 1814, Antoine Thibaut, professeur à Heidelberg, publiait
son livre De la nécessité d'un droit civil général pour VAlle¬
magne dans lequel, très impressionné par le succès du mouve¬
ment de codification consécutif à la publication du Code civil
français, il préconisait une codification analogue en Allemagne,
160 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

qui assurerait l’unification des droits civils des pays germaniques


et donnerait au droit allemand une plus grande précision dans
son application.

A cette théorie de pure technique juridique, s’attaqua Charles


de Savigny, également professeur à Heidelberg (1779-1861), dans
son opuscule De la vocation de notre temps pour légiférer et
pour cultiver la science du droit (1814), ouvrage qui va acquérir
rapidement le caractère d’un véritable manifeste de l’Ecole histo¬
rique allemande, dont les thèses seront soutenues par une
revue que fonde Savigny l’année suivante : La Science juridique
historique.

Savigny s’affirme l’adversaire irréductible de toute codification


qui fige le droit, l’immobilise, alors que la genèse du droit doit
être naturelle et spontanée : « La somme de cette théorie, écrit-il,
est donc que tout droit est originellement formé de la façon
dont on dit en langage ordinaire mais pas tout à fait correct, que
s’est formé le droit coutumier, c’est-à-dire qu’il part d’abord de
la coutume et de la conviction populaire, puis de la jurispru¬
dence, soit partout de l’opération silencieuse des forces internes
et non de la volonté discrétionnaire d’un législateur » (66).

Les institutions juridiques ne sont pas le produit de la réfle¬


xion comme le voulait Leibniz, Wolfï ou Vattel, elles naissent
spontanément et se développent d’elles-mêmes, selon un pro¬
cessus organique : « Le droit croît avec la croissance et se fortifie
avec la force du peuple et finit par mourir quand une nation
perd sa nationalité ».

Il en résulte pour Savigny une classification hiérarchique des


sources du droit. La source essentielle du droit, c’est la coutume
qui est la forme idéale de 1 élaboration du phénomène juridique,
qui permet au droit de croître et de se développer naturellement.
Les autres sources : la doctrine, la jurisprudence sont des sources
secondaires et artificielles, et le juriste ne doit être qu’un organe
de transcription et de traduction des usages, des pratiques socia¬
les, qui deviennent obligatoires par l’adhésion de la masse.

Le droit n’est pas quelque chose d’arbitraire et l’intervention


du législateur n’est légitime que s’il ne s’oppose pas par son action
au devenir du droit. Toute codification, contrairement à ce que
soutient Thibaut, risque de détruire le dynamisme du droit; plus
est réduit le rôle du législateur, et plus les chances de développe¬
ment progressif du droit sont importantes dans une collectivité
historique. « Aux premiers temps où remonte l’histoire authen¬
tique, on peut voir que le droit avait déjà atteint un caractère
fixe aussi particulier aux peuples que leur langue, leurs coutumes

(66) Charles de Savigny : De la vocation de notre temps, p. 10.


Le Courant Rationaliste 161

ou leur constitution. Ces phénomènes n’ont pas d’existence sépa¬


rée, ils ne sont que les facultés et les tendances particulières à
un peuple individuel... Ce qui fait un tout, c’est le commun
accord des gens, la conscience semblable d’une nécessité interne
excluant pour toutes les nations une origine accidentelle et arbi¬
traire. » (67)

Cette thèse de technique juridique a amené Savigny et ses


disciples à prolonger leur méthode jusqu’au problème du fonde¬
ment du droit.

2. La notion de Volksgeist.

Le droit étant appréhendé par Savigny comme un produit


naturel de la germination des institutions, quel est son fondement,
autrement dit à qui doit-on en attribuer la genèse ?

Le droit, répond Savigny, est « le produit de forces intérieures


et silencieuses » de l’esprit d’un peuple (Volksgeist) ou de l’âme
d un peuple (Volkseele de Schelling). La source positive du droit
(et, de cette manière, le fondement du droit est assuré), c’est la
Communauté.

La communauté n’est pas une abstraction, c’est un être vivant


réel, quelle que soit la variabilité des institutions qui l’expriment.
« Le droit n’est pas quelque chose d’arbitraire qui puisse être
indifféremment telle ou telle institution, mais le résultat de
l’essence intime de la nation et de son histoire. » On ne peut pas,
lorsqu’on analyse la vérité du Volksgeist, l’isoler de la nation;
« le droit se maintient à toutes les époques dans un rapport essen¬
tiel avec la nature et le caractère de la nation ». Il a sa source
profonde dans le peuple, et le peuple, ce n’est pas comme le
concevaient les hommes de 1789 une addition d’individus, c’est
une totalité organique qui donne naturellement naissance au droit
et qui est mise en mouvement dans cette gestation par son génie
populaire.

L’universalisme des écoles naturalistes et rationalistes est rejeté


au profit du nationalisme juridique et du relativisme historique.
Mais ce nationalisme ne conduit pas à la conception étatiste du
droit, ce n’est pas l’Etat qui crée le droit, mais le Volksgeist.
L’Etat n’est qu’une première apparence du droit, la vérité pro¬
fonde, c’est le peuple antérieur à l’Etat et supérieur à l’Etat
puisqu’il exprime le droit par l’unité de ses aspirations.

(67) Charles de Savigny : De la vocation.., op. cité, p. 10.

il
162 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Critique

Les thèses de l’Ecole historique ont provoqué un renouvelle¬


ment fertile des sciences juridiques, en favorisant la renaissance
des études historiques, et elles ont conduit les juristes à une
étude plus attentive des institutions anciennes, romaines en parti¬
culier. L’œuvre de O. Gierke est tributaire de celle de Savigny.
Elles ont également insisté sur les risques d’un rationalisme
excessif et rappelé au législateur qu’il ne construisait pas l’édifice
juridique en partant de rien, mais en partant d’institutions exis¬
tantes, possédant déjà une certaine potentialité juridique.

Mais le problème technique posé par l’Ecole historique l’est


en termes beaucoup trop absolus. La législation écrite se recom¬
mande par sa clarté, sa fixité qui assure au droit écrit une supé¬
riorité pratique incontestable sur le droit né seulement de l’usage.
La codification diminue les discussions, permet plus de sécurité
dans les relations juridiques, assure la publicité des lois et écarte
dans une très large mesure le risque de l’arbitraire du juge. Le
monde moderne, la preuve en est faite, ne saurait se passer de
code écrit, la coutume n’est plus considérée aujourd’hui que
comme une forme rudimentaire du droit, ou une source secon¬
daire.

La doctrine réduit l’importance de tout effort de coordination


et d’initiative dans la science juridique; on se contente de ce qui
est, et on dit que ce qui est est préférable nécessairement, au
risque de compromettre le progrès juridique.

Les théoriciens de l’école historique ont protesté avec violence


contre ces critiques. Leur théorie n’est pas statique puisqu’à la
statique de leur technique, ils ont superposé la dynamique de leur
conception de la formation du droit. La notion de Volksgeist est,
pour eux, nécessairement dynamique, elle est toujours en mou¬
vement, toujours agitée, toujours en gésine.

L’observation mérite certes d’être retenue; il y a dans la vie


sociale, à chaque stade de l’évolution des sociétés, une certaine
exigence de droit; mais il est difficile d’accepter que cette com¬
munauté spirituelle et romantique soit la source unique et la plus
importante du droit. L’expérience historique montre que l’indi¬
vidu joue, dans l’évolution sociale et juridique, un rôle au moins
aussi important que « la masse spiritualisée » dans la notion de
Volksgeist. Il est un droit imaginé par des hommes exceptionnels,
à côté du droit né chaque jour de l’évolution politique ou sociale.
Jhering estimait qu’en attendant la genèse du droit de la germi¬
nation des institutions, Savigny avait adopté une attitude quiétiste.
Thibaut raillait la confiance de Savigny dans le Volksgeist guidé
par une puissance invisible, en la qualifiant de piétiste.
Le Courant Rationaliste 163

Dans l’histoire de la philosophie du droit et de l’Etat, la doc¬


trine de Savigny, en plaçant à la base des institutions un élément
mystique et romantique a, hélas, préparé l’avènement des théories
totalitaires du national-socialisme.

Chapitre III

LA DOCTRINE DU VOLKSGEIST
DANS LA THEORIE NATIONAL-SOCIALISTE
DU DROIT ET DE L’ETAT
(L’assassinat de la raison)

« Si l’Ecole de Savigny avait rompu avec l’idée de l’uni¬


versalité du droit naturel, écrit le Doyen Hauriou (Les principes
du droit naturel dans : Le droit naturel et VAllemagne ; le
Correspondant du 25 septembre 1918) et fondé le nationa¬
lisme juridique, elle n’avait pas refondu la distinction clas¬
sique du droit et de la force. Ce pas décisif vers le brigandage
juridique devait être franchi au milieu du XIXe siècle, pendant
la période bismarkienne, par une école de jurisconsultes bru¬
taux dont les plus connus sont Jhering, Bluntschli, Mommsen,
Laband, Jellinek. Cette génération fut imbue de la philosophie
de Hegel et du principe de l’identité des contraires qui devait
conduire à l’identité de la force et du droit ». C’est dans le
national socialisme que s’est réalisée, en fait, une synthèse
typiquement germanique dont les grandes lignes se dessinaient
dès le XVIIIe siècle et qui aboutit à une doctrine d’action fondée
sur l’irrationnel et la mystique politique, négation de toute phi¬
losophie du droit en vérité, mais qui empruntera à Savigny une
partie de son vocabulaire pour bénéficier de son prestige auprès
des Allemands.
Avant d’être une philosophie de l’Etat et du droit, le national-
socialisme est une doctrine d’action reposant sur le primat de
l’irrationnel et fondée sur une foi : « Ce n’est pas l’intelligence
coupant les cheveux en quatre, a dit Hitler, qui a tiré l’Allemagne
de sa détresse, la raison vous a déconseillé de venir à moi et
seule la foi vous l’a commandé » (68). Mais cette nouvelle église,
née de la défaite allemande, du chômage et de la crise, sut mettre
à son service une mythologie proprement germanique.

(68) Walter Hofer : Le national-socialisme par les textes. Plon, 1963,


p. 39.
164 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

La doctrine national-socialiste a repris, en les popularisant,


la notion d’Etat qu’Hegel avait dégagée, et la notion de Yolksgeist.
Le national-socialisme, tout pénétré du romantisme de Savigny,
l’exalte jusqu’au sectarisme le plus absolu avec le racisme,
emprunté à Gobineau et à Chamberlain, tandis que la volonté
de puissance de Nietzsche et le matérialisme de Spengler attri¬
buent à l’Allemagne un rôle prophétique dans la défense de la
civilisation occidentale, face aux barbares asiatiques et au com¬
munisme judéo-marxiste.
A la base de la doctrine, se place une conception essentielle¬
ment communautaire de la vie sociale, qui s’affirme socialiste,
socialisme au reste purement verbal et tactique. L’idée de com¬
munauté (der Gemeinschaftsgedanke) est l’idée centrale de la
philosophie national-socialiste de l’Etat et du droit. L’homme
n’existe que pour la communauté et par la communauté. La
communauté est une réalité organique dans laquelle l'homme
s’absorbe pour mieux être lui-même : « l’intérêt général passe
avant l’intérêt particulier » (Gemeinsnutz geht vor Eigennutz). A
la base de cette idée de communauté, se trouve l’idée de race qui
est à la fois la raison d’être et le ciment de la vie collective : « La
race, a écrit Rosenberg, est le miroir de l’âme de la commu¬
nauté », elle n’est pas seulement un ensemble de caractères phy¬
siques héréditaires, elle est aussi faite d’éléments psychologiques,
de l’unité populaire, organisme intégral et intégré (Gesamt-
organismus). Le but essentiel et primordial de cette communauté,
c’est une rigoureuse politique de la race : il faut conserver, déve¬
lopper les qualités de la race.
S’inspirant des idées exprimées par le Français Gobineau, dans
son Essai sur l'inégalité des races humaines (1853-1859), et
par l’Anglais Houston Stewart Chamberlain, gendre de Richard
Wagner, dans son livre Die Grunlagen des Neuvizehnten
Jahrhunderts (Les fondements du XIXe siècle, 1899), qui consi¬
déraient les mariages entre races diverses comme funestes pour
la pureté et le développement de la race, les nationaux-socialistes
dénoncent comme funeste le croisement d’une race supérieure, la
race aryenne et germanique, avec une race inférieure, croisement
qui provoque la désintégration de la première.
Il faut donc, par une vigoureuse action politique, éliminer
tout ce qui n’est pas racial. Cette politique exige un mythe puis¬
sant, le mythe du Volksgeist, révisé par le racisme, et un pouvoir
fort, une dictature, un Führer qui exprime les aspirations de la
race et soit capable d’en promouvoir les éléments.

1. Le Volksgeist allemand.

Les justifications officielles de la Révolution national-socialiste


reposent sur l’idée que, retrouvant les traditions historiques aile-
Le Courant Rationaliste 165

mandes, le National-socialisme a ranimé la conception allemande


du droit que la Constitution de Weimar avait reniée. Le National-
socialisme prétend, en premier lieu, remettre en application une
idée de droit profondément enracinée dans l’âme allemande
nationale : le Volksgeist allemand. « Nous construisons le droit
allemand sur les éléments essentiels de la vie de la nation alle¬
mande. Nous voulons appeler à l’existence ce droit allemand, le
construire et le réaliser, en ayant les yeux fixés sur les nécessités
vitales allemandes et sur les besoins vitaux de notre nation et de
nos nationaux, mais exclusivement dans un esprit allemand et par
des hommes allemands. »
Cette Weltanschauung, cette vision purement germanique du
monde, correspond aux éléments fondamentaux de la race alle¬
mande; le pouvoir ne peut s’en écarter sans trahir la nation. La
mission du pouvoir n’est pas de transposer dans des formules juri¬
diques les données de la conscience, c’est de dégager de la sédi¬
mentation déposée par des siècles et de discerner les valeurs
permanentes qui forment l’idée de droit germanique et de
reconstruire, à partir d’elles, l’ordre juridique allemand. Le droit
est le produit de l’esprit populaire, il naît au sein de la commu¬
nauté, il est l’âme de la race (Rassenseele). Le droit est la forme
la plus achevée de la vie en communauté (die Lebensform der
Gemeinschaft), il est l’expression de l’esprit juridique d’un
peuple.
C’est à partir de cette notion que l’œuvre de rénovation des
institutions juridiques allemandes doit être entreprise, et cette
œuvre ne pourra être menée à bien que dans la mesure où aucune
abstraction individualiste ne s’interposera entre l’âme allemande
et le droit, comme avait voulu le faire la Constitution de Weimar
avec son verbiage démocratique.
La notion de liberté doit être interprétée dans le sens concret
que lui donnait Hegel. L’individu n’est que l’élément d’un tout
qui le dépasse et cette idéologie totalitaire s’étend aux droits
subjectifs, au droit pénal, à la liberté du travail. La notion clas¬
sique de droit subjectif, considéré comme puissance de volonté,
est rejetée, car nul ne possède d’autre droit que celui de faire
toujours son devoir. L’idée de devoir (Pflichgedanke) doit être
substituée à l’idée de droit subjectif. Il n’y a pas de distinction
possible entre droit privé et droit public, car le droit repose sur
l’idée de communauté et procède de « l’unité interne de tout
droit» (die innere Einheit ailes Rechtes).
Le droit de la famille doit être révisé en fonction des impé¬
ratifs racistes. Seul mérite le nom de droit familial, le droit qui
préserve l’intégrité de la race : les mariages mixtes, les relations
sexuelles mixtes sont prohibés, les fous, les malades ne doivent
pas procréer. La conception hégélienne de la propriété est rejetée,
comme trop individualiste, la propriété n’est qu’un bien confié
166 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

par la communauté à l’individu qui doit s’en servir pour remplir


une fonction sociale.
La notion volontariste de contrat est remplacée par l’idée que
les contractants ne sont pas des antagonistes, mais des « compa¬
gnons de la communauté de contrat » qui fondent leurs rapports
sur la confiance.
Le but du droit pénal est la protection de la communauté du
peuple contre les éléments qui violent les lois du peuple et de la
race. Il est dominé par l’honneur et le devoir. La notion de
« Gemeinschaftsgedanke » conduit dans le droit au travail, à
dépasser l’opposition entre l’entrepreneur et le travailleur, dans
l’idée d’entreprise, véritable service national du travail. Entre
l’âme du peuple, source de toutes les valeurs nationalistes et le
droit positif, un lien organique doit exister, qui assure la concor¬
dance entre le droit et le pouvoir, ce lien c’est le Fiihrer.

2. Le Führerprincip,

Le pouvoir dans la conception national-socialiste n’a qu’un


but : la conservation, la préservation, la promotion de la commu¬
nauté raciale. Dans Mein Kampf, Hitler fait observer que
dans sa conception, l’Etat n’est pas un contenu mais une forme
(69), c’est-à-dire un récipient dont la race est le contenu et ce
récipient n’a de valeur que dans la mesure où il peut protéger
le contenu. Il veut dire par là que le Fiihrer n’est pas un organe
de l’Etat, n’est pas le représentant de la nation, il est le pouvoir
incarné. Il n’y a pas d’intermédiaire possible entre le droit et lui;
il incarne la puissance créatrice du Volksgeist et sa volonté en
exprime les exigences.

Il incarne au plus haut degré les vertus du peuple allemand.


« Hitler, c’est l’Allemagne et l’Allemagne, c’est Hitler », écrit-il
dans Mein Kampf. Homme exceptionnel, inspiré par le Dieu
des Germains, il décide dans la solitude des génies des destins
de son peuple; ainsi parlait déjà Zarathustra et sa philosophie du
surhomme. Ses pouvoirs sont des pouvoirs de Fiihrung.

Les pouvoirs de Fiihrung ne peuvent être que personnels, car


la Fiihrung suppose des qualités qui ne se trouvent que dans la
personne du Fiihrer. Le Fiihrer n’est pas un personnage distinct
du Volksgeist, qui viendrait à en extérioriser le contenu. Il est
lui-même, directement, la manifestation de l’idée de droit naturel.
La doctrine écarte, en effet, toule idée de représentation qui ramè¬
nerait à une forme de démocratie. Elle écarte également la cou¬
tume, contrairement à Savigny, comme moyen d’expression de
la volonté nationale, car, étant donné la complexité de la vie

(69) Hitler : Mein Kampf, p. 436.


Le Courant Rationaliste 167

moderne, cette méthode aboutirait à livrer les créations juridiques


à l’arbitraire des juristes.

Une seule solution reste possible pour assurer l’introduction


des valeurs juridiques nationales dans la législation positive, c’est
de voir dans le Fübrer providentiellement surgi, l’incarnation de
l’âme de la race. C’est pourquoi on reconnaît au Führer une
personnalité spéciale communautaire, faisant corps avec la
Gemeinscbaft, dont il dégage l’esprit en la conduisant. Toute
institution entre l’idée de droit et le pouvoir est inconcevable,
superflue. Le Führer est l’incarnation vivante, concrète, de l’idée
de droit, il est infaillible, étant le droit et la race.

L’idée de Führer se répand de haut en bas, dans toute l’orga¬


nisation de l’Etat national-socialiste politique, administrative,
économique; le Führertum donne une dimension nouvelle à
l’Etat allemand : indépendance dans les décisions, autorité vers
le bas, responsabilité vers le haut (Selbstândigkeit, Autoritat nach
unten Verantwortlichkeit nach oben) (70) sont les bases du
nouveau planning de l’Etat. L’économie populaire et nationale
(Volkswirtschaft) doit être régie dans les mêmes conditions. Le
régime s’affirme antilibéral et, en la personne du Führer, se
concentre la direction de l’Etat, politique et économique.

De la raison, le National socialisme ne retient que la rai¬


son d’Etat dont le Führer est le seul juge. Ainsi périt la raison
dans le droit, par l’Etat totalitaire qui la nie dans son autono¬
mie et sa « raison d’être ».
Le fascisme italien affirmera s’inspirer également d’une
conception hégélienne de l’Etat. Selon l’expression de M. Pre-
lot (71), le fascisme italien prône à la fois la statocratie hégé¬
lienne et la monocratie allemande, résurrection de l’autocratie
romaine.

(70) Hitler : Mein Kampf, p. 501.


(71) M. Prelot : Histoire des Idées politiques, op. cit.
168 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

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SUR LA THEORIE NATIONAL-SOCIALISTE DU DROIT ET DE L’ETAT

Voir :
Benoist-Mechin : Eclaircissements sur Mein Kampf, A. Michel, 1939.
Bettelhein : L’Economie allemande sous le National-Socialisme, Paris, 1946.
R. Catrice : L’Allemagne et la théorie des droits publics, thèse Lille, 1939.
A. Combris : La philosophie des races.
M. Cot : La conception hitlérienne du Droit, thèse Toulouse, 1938.
R. Bonnard : Le Droit et l’Etat dans le National-Socialisme, Paris, Pichon,
1936.
Dr François Bayle : Psychologie et éthique du National-Socialisme, P.U.F.,
1953.
J.-J. Chevallier : Histoire des grandes œuvres politiques des Machiavel à nos
jours, Paris, A. Colin, 1954.
A.-W. Darré : La race, nouvelle noblesse du sang, Paris, 1939.
V. Dussauze : L’organisation professionnelle en Allemagne, Paris, P.U.F.,
1943.
J. Fournier : La conception nationale-socialiste du droit des gens, Paris,
Pédone, 1938.
H. Frank : Nationalsozialistisches handbuch für recht und gesetzgebung,
München, 1935.
Hitler : Mein Kampf, Edition allemande, 1933, Munich. Traduction française
par Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes, Nouvelles éditions latines.
172 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Hofer Walter : Le National-Socialisme par les textes, Plon, 1963.


K. Heiden : Histoire du National-Socialisme, Paris, Stock, 1934.
J.W. Jones : The nazi conception of law. Oxford, 1939.
A. Lichtenbercer : L’Allemagne nouvelle, Flammarion, 1936.
R. Lennad : Les hommes verts, Paris, Schall.
A. Bullock : Hitler, A study in tyranny, Londres, 1952 ; The political ideas
of A. Hitler in The third Reich, Londres, 1955.
H. Mankiewicz : La Weltanschauung national-socialiste, thèse, Lyon, 1937.
R. Martin : Le National-Socialisme : une dictature populaire, thèse Droit
Montpellier, 1948, Paris, Editions Latines, 1959.
N. Micklem : National-Socialismus and Christianity, Oxford, 1939.
F. Neumann : The structure and practice of National-Socialism, London,
Victor Gollancz Ed., 1943.
J. Neurrok : Der Mythos von Dritten Reich, Stuttgart, 1957.
Helmet Nicolaï : Die rassengesetzliche Rechtlehre, Munichen, 1932.
Hassan Chahid Nourai : La conception nationale-socialiste du droit des gens,
thèse, Paris, 1938.
F. Perroux : Des mythes hitlériens à l’Europe allemande, Paris, L.G.D J.,
1935 et 1940.
M. Picard : L’Homme du néant, Neuchâtel, Editions de la Baconnière; Paris,
Editions du Seuil, 1947.
L. Poliakov : Bréviaire de la Haine : Le Troisième Reich et les Juifs, Paris,
1951.
A. François-Poncet : Souvenirs d’une Ambassade à Berlin.
H. Rauschning : The rédemption of Democracy, New York, 1941.
H. Rauschning : Die Révolution des Nihilismus Kulisse und Wirklichkeit
in Driten Reich, Zurich, New York, 1938, trad. franç. Gallimard, 1939.
A. Rivaud : Le relèvement de l’Allemagne, A. Colin, 1939.
A. Rosenberg : Das Wesensgefüge des Nationalsozialismus, München, 1935.
Cari Schmitt : Drei Arten des Rechtswissenschaftlichen Denkers.
E. Seillère : Gobineau. H.S. Chamberlain.
S. D. Stirck : The prussian spirit, London, 1941.
G. Stoffel : La dictature du fascisme allemand, thèse, Paris, 1936.
R. Caillois : Le pouvoir charismatique, A. Hitler comme idole, in Quatre
essais de sociologie contemporaine, Perrin, 1951.
O. Strasser : Hitler et moi.
E. Tenenbaum : National socialism versus international capitalism, New
Haven, Yale University Press, 1942.
E. Vermeil : L’Allemagne. Essai d’explication, Gallimard, 4e éd., 1945.
E. Vermeil : Doctrinaires de la Révolution allemande, 1938, Sorlot.
H. Hallowell : The décliné of liberalism as an ideology, with particular
reference to German poltico-legal thought, Londres, 1946.

Ouvrages collectifs.

Nationalsozialistisches Bibliographie, sous la direction de Ph. Bouhler,


Berlin, 1938.
Etudes de Droit allemand. « Mélanges Oflag II B ». Paris, Librairie Générale
de Droit et de Jurisprudence, 1943.
The third Reich (published under the auspices of the International council
for philosophy and humanistic studies and tvith the assistance of Unesco),
Londres, 1955.
Le Courant Rationaliste 173

SUR LA THEORIE FASCISTE DU DROIT ET DE L’ETAT

Voir :
M. Prelot : L’Empire fasciste : les origines, les tendances et les institutions
de la dictature et du corporatisme italiens, Paris, Sirey, 1936.
M. Prelot : La théorie de l’Etat dans le droit fasciste, Paris, Sirey, 1933,
Mélanges Carré de Malberg.
Mussolini : Le fascisme, doctrine et institutions, Denoel, 1933.
Mussolini : Œuvres et discours, Paris, Flammarion, 1934-1939, onze tomes
publiés.
B. Croce : Teoria e storia délia storiogio, Baris, 3e éd. 1927.
S. Panunzio : L’essenza giuridica délia corporazione in Scritti giuridica in
onore di Santi Romano, Padoue, 1940.
A. Rocco : La transformazione dello stato Roma, La Voce, 1927.
A. Rocco : The political doctrine of fascisme, Int. conciliation, 1926.
DEUXIÈME PARTIE

LE COURANT ANTIRATIONALISTE
ET ANTINATURALISTE

Introduction

Par courant antirationaliste et antinaturaliste, nous entendons


l’ensemble des doctrines juridiques qui fondent le droit sur de3
faits extérieurs à la « Raison », et rejettent l’idée de « Droit
Naturel » pour expliquer la genèse, le contenu et le but du droit.

Elles repensent le phénomène juridique dans son ensemble


en fonction des faits observables :

Faits d’utilité : ce sont les doctrines utilitaristes : Section 1.

Faits sociaux : ce sont les doctrines sociologiques : Section II.

Faits économiques : ce sont les doctrines marxistes : Section III.


Faits techniques : ce sont les doctrines positivistes : Section IV.

Faits normatifs : ce sont les doctrines normativistes : Section V.

De la raison, elles ne veulent connaître que la raison expéri¬


mentale, de la nature, elles ne veulent connaître que la nature
observable et causale.

Il est remarquable que les doctrines naturalistes et rationa¬


listes aient dominé à peu près exclusivement la philosophie du
droit depuis le Moyen Age jusqu’au XVIIe et XVIIIe siècle. A cela,
il existe une raison majeure, à savoir que la philosophie du
droit et de l’Etat met en cause les fondements mêmes de la
société politique, civile et religieuse, et que ni les rois, ni les
castes, ni les chefs religieux, ne tolèrent guère de voir remettre
en question la légitimité de leur pouvoir, de leurs droits, de leur
croyance. Nulle société n’a eu plus profondément le sens du lien
qui unit ce que Marx appellera les infrastructures et les super¬
structures de la société, les bases économiques et les forces
intellectuelles, que la société d’Ancien Régime; nul système
politique n’a eu plus le sens de la valeur des principes de légi¬
timité : « ces génies invisibles de la cité » dira Ferrero, qui
enchaînent l’esprit révolutionnaire, que la monarchie de droit
divin et de droit naturel. Avant le XVIIe siècle en Angleterre, avant
la Révolution de 1789 en France, les conditions politiques ne se
176 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

sont point trouvées réunies, qui autorisent l’apparition et l’expan¬


sion d’un véritable courant antirationaliste et antinaturaliste.
La tentation de rejeter la raison et le droit naturel comme
fondements du droit et de la société, existe pourtant chez de
nombreux auteurs et est fort ancienne; mais ce ne sont que des
« fulgurations », qui ne rencontrent point leurs conditions sociales
de réalisation. Dès l’Antiquité, Epicuriens et Cyniques mettent
en doute le droit naturel d’Aristote et des Stoïciens. En intro¬
duisant dans l’édifice naturaliste antique la notion de déchéance
de la raison et du péché originel, les Pères de l’Eglise ont préparé,
dans une certaine mesure, la voie du relativisme et de l’irrationa¬
lisme. Occam, en séparant le naturel et surnaturel dans une
perspective toute franciscaine, a ébranlé un instant l’édifice tho¬
miste; mais la « philosophia perennis » a chaque fois repris le
dessus, car elle est devenue, très tôt, la philosophie officielle
de la plus puissante et de la plus stable des monarchies : la
papauté et qu’elle est restée, à travers les vicissitudes historiques,
la doctrine de référence des monarchies de droit divin.
En fait, peut-être un seul système juridique antirationaliste
et antinaturaliste a pris une forme suffisamment achevée dans
l’Ancien Régime, pour que l’on puisse parler de philosophie à
son propos, c’est le système Pascalien (1), fils du scepticisme de
Montaigne, mais il sera sans résonance profonde; rien ne le
montre mieux que l’attachement de Domat, ami de Pascal, au
naturalisme.
Il est traditionnel de faire remonter (2) à la réflexion célèbre
de Montesquieu « les lois sont des rapports nécessaires qui
résultent de la nature des choses », l’origine de l’antinaturalisme
juridique, thèse contestable ; Montesquieu lui-même (il est vrai
sous la pression des Jésuites), s’en est défendu dans sa Défense
de l'Esprit des Lois ; il est au moins certain que sa pensée est
encore pénétrée de naturalisme et nous paraît plus proche des
préoccupations de l’humanisme juridique (voir IIIe partie), que
de l’antinaturalisme.
Les sources de 1 antinaturalisme et de l’antirationalisme sont
en vérité plus complexes. Parodiant une réflexion célèbre de
Marx, nous pourrions dire qu’une doctrine ne disparaît jamais
sans avoir donné naissance dans son sein aux arguments qui vont
la détruire. Ce sont d’abord les naturalistes et les rationalistes
anglais du xvue et du xvili® siècle qui ont montré la voie aux
théoriciens du premier mouvement antirationaliste et antinatura¬
liste dans le droit : aux utilitaristes. Hobbes et Locke, en pro¬
fessant une morale hédoniste, une morale du plaisir, conduiront

(1) A. Brimo : Pascal et le Droit, Sirey 1942.


G) sur ce point Friedmann : Théorie générale du Droit, L.G.DJ.
A n nSt DE LA Gressaye : La philosophie du droit de Montesquieu,
A.P.D., 1962, p. 200.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 177

Bentham et ses disciples à fonder le droit sur un fait observable,


le sens de l’utile, et non sur le sens du juste. En même temps
Locke (le logicien oublie le juriste naturaliste), dans son Essai sur
l’Entendement humain, préconise la méthode empirique, c’est-
à-dire pose pour principe que l’expérience précède le raisonne¬
ment et que l’idée dérive des perceptions et des faits. La méthode
empirique, étendue au droit et aux faits politiques, donnera nais¬
sance au sociologisme, au réalisme, au relativisme, à l’histori-
cisme.

Kant à son tour, en faisant subir au droit naturel sa dernière


transformation, en le déclarant immanent à l’homme et non plus
transcendant, c’est-à-dire en vérité créé par l’homme et non plus
imposé à lui, a vidé l’idée de droit naturel de son contenu, car
la nature attend chez Kant, de l’esprit humain, ses lois, elle est
vide d’ordre. Ce transfert a disjoint la raison et les valeurs, la
forme et le contenu du droit. Les valeurs sans le vouloir humain
qui les supporte, retournent au néant. Le droit est désormais
une science, c’est-à-dire un objet de connaissance; le point de
vue épistémologique l’emporte sur le point de vue philosophique.

Le scientisme, le positivisme ont, en vérité, déjà gagné la


partie dès la fin du XVIIIe siècle. Rien ne le montre mieux que
ce que l’on pourrait appeler la philosophie du Code civil. Certains
ont voulu voir en elle je ne sais quelle survivance de natura¬
lisme ; rien n’est plus contestable ; la conception du code civil
est dominée déjà par l’esprit expérimental. Dans son Discours
préliminaire, Portalis nous dit : « Le Législateur ne doit point
perdre de vue que les lois sont faites pour les hommes et non
les hommes pour les lois, qu’elles doivent être adaptées au carac¬
tère, aux habitudes, à la situation du peuple pour lequel elles
sont faites... il faut se garder d’édifier une législation sur une
base purement à priori et révolutionnaire ». L’école exégétique
sera fidèle à cette vision relativiste du droit.

Le scientisme d’ailleurs triomphe au début du xixe siècle dans


tous les domaines de la culture. L’affirmation des Encyclopédistes,
relayée par Renan et le Saint-Simonisme, se mue en apothéose de
la science. Renan écrit dans ses Réflexions sur l’Etat des Esprits
en 1848 : <c Organiser scientifiquement l’humanité, tel est le der¬
nier mot de la science moderne, telle est son audacieuse mais
légitime prétention » (3). Le triomphalisme scientifique se per¬
suade que l’humanité de demain entrera sans heurt dans le
meilleur des mondes scientifiques. La science représente une
forme généralisée et abstraite de l’espérance.

Le positivisme et le sociologisme d’Auguste Comte élargissent


la brèche par laquelle l’antirationalisme et l’antinaturalisme juri-

(3) Renan : Réflexions sur l’état d’esprit en 1848, p. 374.

12
178 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

cliques s’affirmeront comme un des grands mouvements de la


pensée moderne. Le positivisme et le sociologisme sont, dans le
droit, le contrecoup de l’avènement triomphal de la connaissance
expérimentale. L’expérience juridique se laisse confondre avec
l’expérience scientifique. Le primat des préoccupations techniques
et scientifiques est considéré comme vérité définitive. La totalité
des valeurs est soumise à la juridiction d’une vérité unique : la
vérité scientifique.
Il en résulte une modification totale de l’équilibre de nos
connaissances du droit. La science juridique grecque s’était orga¬
nisée en fonction du cosmos, celle du Moyen Age en fonction
du rapport de l’homme avec Dieu, celle des rationalistes du
xvili® siècle en fonction d’une idée régulatrice humaine ; désor¬
mais, avec le xixe siècle, nous assistons à une extraversion du
droit ; ce n’est plus l’exaltation de telle ou telle valeur qui est
en cause, mais la connaissance de la réalité juridique, afin d’en
prendre possession au profit de la science.

Les vaincus, ce sont la raison et le droit naturel, en vérité,


l’Etre et la conception ontologique du droit, c’est-à-dire l’équi¬
valence de l’Etre et de la valeur qui ne s’explique que si l’on
pose le primat de l’Etre, le Juste et le Bien n’étant que l’épa¬
nouissement de l’Etre dans la création et la société. Par cette
équivalence, la raison humaine s’immisce grâce à la connaissance,
dans la raison divine.

Les vainqueurs, ce sont la méthode et la science. Désormais


aucune doctrine ne peut se dire scientifique, si elle n’apporte sa
justification méthodologique. Toutes les attitudes philosophiques
en face du droit, se situeront par rapport aux méthodes qu’elles
emploient et, finalement, se jugeront par le succès ou l’échec
de leurs méthodes. La science du dioit sera, dans une large
mesure, la recherche de la valeur de notre connaissance du
droit « par rapport à notre faculté de connaître » (Kant).
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 179

SECTION I

LES DOCTRINES UTILITARISTES

Par doctrines utilitaristes, nous entendons, en première ana¬


lyse, les doctrines juridiques et politiques qui font reposer le
droit et l’Etat, non sur la recherche du juste, mais sur la recher¬
che de l’Utile.

Ces doctrines sont le produit d’un double courant, né dans


une Angleterre plus préoccupée traditionnellement de résultats
et de standing, que de spéculations philosophiques : d’une part,
ce que l’on pourrait appeler le courant hédoniste, qui apparaît
avec les morales de Hobbes et Locke; elles ouvrent la voie au
principe d’utilité que David Hume (1711-1776) explicitera dans
son Traité de la nature humaine et dans sa théorie, à la fois
conservatrice et utilitaire, des gouvernements; d’autre part, le
courant évolutionniste créé par Charles Darwin (1809-1882) et
Herbert Spencer (1890-1903) qui verront dans l’utile, non point
le synonyme du plaisir, mais le produit de la volonté d’adapta¬
tion de l’individu au milieu social, développement de la thèse
contenue dans le livre : Sur les origines des espèces par la
sélection naturelle (1899) qui fit de Darwin un des hommes
les plus célèbres de son temps.

Ce double courant explique les deux tendances que l’utili¬


tarisme revêt chez Bentham et chez Von Jhering, tendances
voisines mais avec des oppositions parfois marquées, que nous
considérerons dans deux chapitres successifs. Malgré ces diver¬
gences, on peut, dans la science du droit, ramener l’utilitarisme
aux principes suivants :

1° Le droit et l’Etat reposent sur la recherche de l’utile et


non sur des principes objectifs et supérieurs de justice (principe
d’utilité).
2° Il n’y a pas d’Etat et de droit sans but et le but du droit
est la recherche du plus grand bonheur pour le plus grand
nombre (principe de maximation).

3° Toute philosophie du droit objectiviste est une prise de


position religieuse et dogmatique incompatible avec la relativité
historique des normes juridiques (principe du relativisme).

4° Le droit et l’Etat sont des systèmes d’équilibre social entre


des intérêts individuels pour assurer l’intérêt de tous (principe
d’équilibre).
180 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Chapitre premier

L’UTILITARISME JURIDIQUE ET POLITIQUE


DE BENTHAM

Jeremy Bentham (1748-1832), philosophe, criminaliste, juriste


célèbre, est le penseur qui a le plus clairement exposé la
thèse anglo-saxonne de l’utilitarisme juridique et politique.
Hobbes, Locke, Hume avaient, au XVIIe et au xvme siècle, élaboré
en Angleterre une morale de la « Nature humaine » qui rédui¬
sait, dans l’analyse des mobiles des actes humains, le rôle de la
Raison au profit de l’instinct hédoniste de l’homme, instinct
considéré comme un fait observable, donc susceptible d’être
analysé par les sciences humaines. C’est déjà la voie ouverte à
l’antinaturalisme et à l’antirationalisme du XIXe siècle. Une même
tendance réaliste s’accuse dans l’analyse de la vie économique
qu’Adam Smith vient d’élaborer. La fable des Abeilles de Mon-
deville (1723), traduit symboliquement cette philosophie des
intérêts : la ruche dans laquelle les abeilles deviennent ver¬
tueuses, charitables, sobres, s’effondre sous le poids des vertus;
conclusion : les vices des individus, fondés sur leur appétit de
jouissance, sont un bienfait pour la société, car l’égoïsme de
chacun conditionne la prospérité de tous.
C’est cette vision utilitariste de la société que Bentham va
systématiser, doctrine tellement à la mode dans l’Angleterre de
la fin du XVIIIe que les thèses les plus divergentes se réclameront
de ces arguments : Burke, Malthus, Goldwin; en France, Voltaire
et Helvétius subiront son influence.
La doctrine de Bentham se présente à nous comme une sorte de
« newtioniamisme juridique » qui tend à expliquer par un prin¬
cipe unique le droit et l’Etat. Le principe sur lequel reposent
le droit et l’Etat n’est pas le juste, mais l’utile. L’utile se définit
comme « la propriété ou la tendance qu’a une chose de prévenir
un mal et de procurer un bien » (4). Sa conception de l’utile
n’est d’ailleurs que le prolongement de sa morale hédoniste;
l’utile, c’est le plaisir, thèse épicurienne renouvelée par le réa¬
lisme anglo-saxon : « La nature a placé l’homme sous l’empire
du plaisir et de la souffrance. Nous leur devons toutes nos idées,
nous leur rapportons tous nos jugements et toute la détermination
de notre vie... Ces sentiments éternels et irrésistibles devraient
faire l’objet principal de l’étude du moraliste et du législateur.
Le principe d utilité soumet toutes choses à ces deux motifs » (5).

Partant du principe utilitaire, Bentham, mu par une véritable

(4) Bentham : Theory of législation, p. 20.


(5) Bentham : Theory of législation, p 2.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 181

mécanique juridique, érige un système dénué de tout roman¬


tisme, où le droit et l’Etat sont insérés dans une sorte de compta¬
bilité du bonheur et de l’utile.
1° Sa conception réaliste de l’utile l’amène à fonder le droit
et l’Etat sur des constatations de fait et à éliminer les philosophies
juridiques abstraites du XVIIIe siècle, en particulier la doctrine
des droits naturels inaliénables. Les droits abstraits risquant
d’être un obstacle au bonheur individuel, il les rejette de son
tableau comptable. Au reste, le relativisme juridique et moral
caractérise l’évolution de l’humanité, et le dogmatisme, le fixisme,
sont incompatibles avec l’utilitarisme. Ils sont affaire de croyance,
non de science.
2° Toute règle juridique doit être examinée sous l’angle de
l’accroissement de plaisir qu’elle est susceptible d’occasionner,
ou de la réduction de souffrance qu’elle procure; l’utilitarisme
conduit d’abord à l’égoïsme individuel.
3° Cet égoïsme rendrait la vie sociale difficile, voire impos¬
sible; le principe d’hédonisme doit être corrigé par le principe
de maximation du plaisir. En agissant sans nous soucier des
autres, nous les contraindrons à agir de même, à notre détriment;
il faut donc concevoir le droit et l’Etat comme « un système
d’équilibre entre les intérêts de chacun et l’intérêt de la commu¬
nauté dans laquelle nous vivons ». Il existe d’ailleurs un lien
réel entre les individus, c’est le coefficient de sympathie qui les
unit, car le bonheur de l’homme ne s’accommode pas du chagrin
d’autrui. Le bonheur n’est pas la somme des plaisirs de chacun,
mais un produit : celui du plaisir de chacun multiplié par le
bonheur de tous. « En attendant, comment peut-on fixer cette
fonction de l’intérêt ? La nature du problème admet une méthode,
qui est de détruire l’influence néfaste de tout intérêt, à l’action
duquel la situation de l’individu pourrait exposer celui-ci; cela
fait, il sera virtuellement débarrassé par là de tout intérêt néfaste
de ce genre ; reste, comme seul intérêt capable de déterminer
sa conduite, son droit et son propre intérêt, cet intérêt qui
consiste en la part qu’il a de l’intérêt universel, ce qui revient à
dire l’intérêt qui est conforme à l’intérêt universel pris dans son
ensemble » (6).
L’horizon de l’utilitarisme s’élargit jusqu’à « la recherche du
plus grand bonheur du plus grand nombre possible ». « Ce qui
est conforme à l’utilité ou à l’intérêt d’un individu est ce qui
tend à accroître la somme totale de son bonheur. Ce qui est
conforme à l’utilité ou aux intérêts de la communauté est ce qui
tend à accroître la somme totale du bonheur des individus qui
la composent» (7).

(6) Bentham : The constitutional code, p. 7.


(7) Bentham : Theory of législation, p. 2.
182 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

4° Le droit et l’Etat ont pour objet d’assurer la sécurité, sans


laquelle il ne saurait y avoir de bonheur individuel ou général.
Cette considération conduit Bentham à reconnaître qu’à la base
de toute société, il existe des principes juridiques permanents :
« Il y a, à la base de toute société, des règles telles que le rapport
convenable entre la faute et la punition, entre le mérite et la
récompense ou celles concernant la classification des crimes et
délits, qui, si elles sont justes et convenables actuellement, l’au¬
raient été à n’importe quelle époque et le seront partout jusqu'à
la fin des temps » (8). Ces principes ne sont pas fondés sur la
raison mais sur leur utilité. C’est, de même, ce principe d’utilité
qui doit permettre de juger les lois. C’est ainsi par exemple que,
précurseur de la législation britannique actuelle sur l’homo¬
sexualité, il estime qu’il n’y a pas d’intérêt à en faire un délit,
car il y a des difficultés à la définir et l’établir avec précision et
que ce mal n’a que peu d’importance pour la société. L’intérêt
de ne pas punir l’emporte donc sur l’intérêt de la société, dans
le cas des « amitiés particulières ». La balance des intérêts est
substituée à la balance de la justice comme critère du juste.

5° De l’utilitarisme juridique, Bentham a glissé à une théorie


utilitariste des gouvernements. Sur ce dernier point, sa doctrine
a évolué du despotisme éclairé, solution préconisée dans le
Fragment sur le gouvernement (1776), au système démocra¬
tique autoritaire qu’il adoptera vers la fin de sa vie, séduit par
le radicalisme démocratique de James Mill (1773-1836) ; mais
dans les deux cas, la théorie du fondement des gouvernements
est la même, à savoir l’intérêt et non le contrat. L’intérêt des
individus exige, dans la première hypothèse, l’obéissance aux
ordres du souverain, aussi longtemps du moins que celui-ci
demeure soucieux de leur bonheur; dans la deuxième hypothèse
(démocratie représentative), la démocratie est le produit d’un
calcul utilitaire : « elle est nécessaire pour concilier les intérêts
individuels du souverain et l’intérêt corporatif de l’aristocratie ».
Ces principes imposent à cet individualiste, nourri de libéra¬
lisme, une politique inattendue de réformes sociales, qu’il a
exposée dans son Introduction aux principes de morale et de
législation (1787), projets souvent proches de ceux de Beccaria
(réforme judiciaire, réforme des prisons, réforme de la procé¬
dure), mais toujours dominés par l’idée d’efficacité libérale. Il
préconise, par exemple, l’égalité des chances offertes à tous, de
manière que tout obstacle à l’initiative individuelle et à la libre
concurrence disparaisse. La codification lui apparaît comme le
moyen le plus rapide et le plus pratique de réaliser des réformes.

(8) Bentham : Influence of time and place in matters of législation


Works, vol. I, p. 193.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 183

Critique

Bentham a eu, en son temps, le mérite de mettre l’accent sur


les excès du naturalisme et du rationalisme des constituants fran¬
çais de 1789, mais sa philosophie, doctrine d’une bourgeoisie
mercantile, nous apparaît aujourd’hui inspirée par un réalisme
borné. John Stuart Mill (1806-1873) s’est efforcé d’élargir ses
conceptions en faisant appel à l’idée d’habitudes sociales qui, à
la suite de tâtonnements, d’expériences individuelles, inculque
à l’homme le sentiment que son intérêt est indissociable de celui
d’autrui; mais, même ainsi corrigée, la conception benthamienne
du droit est étroite et fragile.

Elle est fragile, car un véritable réalisme conduit à rechercher


les fonctions du droit dans la complexité des motifs qui l’inspi¬
rent, c’est-à-dire des considérations matérialistes certes, mais
mêlées à des considérations idéalistes, idéologiques, etc. Le droit
est un phénomène humain qui ne se laisse pas facilement ramené
à Trinité d’un principe moteur.

Elle est étroite, car, s’il est facile de poser comme un axiome
la nécessité de l’équilibre entre l’intérêt individuel et l’intérêt
commun, il est difficile de faire confiance aux seuls principes
libéraux de la liberté d’entreprise, du désintéressement dans la
réforme de l’administration, pour assurer l’identité du bonheur
individuel et du bonheur commun, à moins de croire aux har¬
monies préétablies. Son réformisme est le signe le plus évident
des contradictions dans lesquelles son système unilatéral l’en¬
ferme. Sa réduction de l’homme à un seul terme rend l’équation
individu-société insoluble.

Chapitre II

RUDOLF VON JHERING ET LA THÉORIE


DE LA PROTECTION DES INTÉRÊTS

La philosophie de Bentham a profondément influencé R. von


Jhering, mais c’est moins la morale hédoniste anglaise que la
philosophie évolutionniste qui inspire son œuvre. Rudolf von
Jhering (1818-1892), un des plus grands juristes allemands de
son temps, romaniste, technicien remarquable du droit, a exposé
sa doctrine dans deux ouvrages fondamentaux au titre significatif :
Kampf ums Recht (1872), « La lutte pour le droit », et Der
184 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Zweck im Recht (1878), « Le but du droit », traduit en français


sous le titre : L'évolution du droit (traduction Meulenaere, 1901).
La « lutte pour le droit », c’est l’évocation de la thèse de
Ch. Darwin (1809-1882) exposée dans son ouvrage Sur les
origines des espèces par la sélection naturelle (1859), de la
sélection par la lutte pour la vie et l elimination des espèces
inadaptées. Le droit est, pour Jhering, le résultat d’une lutte;
il est aristocratique par l’usage, s’il est démocratique par vocation
(c’est-à-dire offert à tous) ; tout homme doit lutter pour son droit
et l’humble plaideur, en défendant ses intérêts, contribue au
maintien du droit; Jhering cite avec complaisance le mot de
Goethe : « Celui-là seul mérite la liberté et la vie, qui doit les
conquérir chaque jour ». Il condamne l’historicisme et l’Ecole
de Savigny qui attend, faisceaux aux pieds, que le droit surgisse
de lui-même, du Volksgeist.
L’ « évolution du droit », c’est la trace chez Jhering de l’in¬
fluence de Spencer, l’idée que l’utile, ce n’est pas le plaisir mais
un effort d’adaptation de l’individu au milieu, sous peine d’élimi¬
nation. L’évolutionnisme, c’est donc un moyen d’autodéfense qui
appelle le relativisme juridique, suggestion que Spencer (9)
repousse, mais dont Jhering accepte toutes les conséquences : le
droit s’adapte aux conditions de temps et de lieu. Ce relati¬
visme (10) devait l’amener à rejeter la science conceptuelle du
droit (qu’il appelait Begriffsjurisprudenz). Sa fréquentation quo¬
tidienne des juristes romains (il fut l’un des meilleurs techniciens
de l’histoire du droit romain et son livre : Der Geist der Roma-
nischen Recht (1852) reste un classique du genre), le conduisit
à rechercher la solution des problèmes juridiques, non dans le
jeu d’une logique des concepts, mais dans une prise de conscience
des fins pratiques et des moyens réalistes du droit, conception
qu’il exprimait dans deux formules qui explicitent sa doctrine :
1) Les droits sont des intérêts juridiquement protégés;
2) L’Etat est la seule source du droit.

1. — Les droits sont, pour Jhering, des intérêts juridiquement


protégés.

Son ouvrage L’évolution du droit débute par une critique


de 1 opposition que les Néokantiens ont établie entre causalité
et volition. Pour lui, le dépassement de cette opposition se trouve

(9) Spencer est en effet infidèle à ses principes. Inspiré par une philo¬
sophie individualiste et l’idée de progrès, il revient au matérialisme ratio¬
naliste. Voir sur ce point C. Richard : La philosophie du droit et la socio¬
logie en Angleterre après Spencer, A.P.D. 1932, p. 387.
(10) Il écrit : ^ L idée que le droit doit toujours être le même ne vaut
nullement mieux que de dire que le traitement médical devrait être le même
pour tous les malades ».
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 185

dans la notion de « But », principe universel cpii unit la matière


inanimée et le monde animal dans une vision utilitariste de la
création. Dans la nature, il n’y a pas d’effets sans cause, dans
la société humaine, il n’y a pas d’actes sans but.
Le droit a un but qui est à la fois son fondement et le moteur
de son évolution. Ce but, c’est la protection des intérêts, concep¬
tion qu’il résumera dans la formule restée célèbre : « les droits
sont des intérêts juridiquement protégés », définition des droits
subjectifs, mais à laquelle il donne une portée générale, en
s’attachant à montrer que cette protection a des fins sociales.
Le But du droit, c’est en dernière analyse d’ « assurer les condi¬
tions de vie de la société ». Le droit est donc conçu comme une
recherche d’un système d’équilibre entre les intérêts individuels
et les intérêts sociaux. Cette recherche est possible, elle est
souhaitable.
Elle est possible, car les sujétions auxquelles l’homme est
soumis sont liées aux mécanismes sociaux. Les besoins sont les
suivants :
1° des impératifs naturels, imposés par la nature, souvent
résolus par elle, par exemple le besoin de se nourrir par les
productions de la terre;
2° des impératifs semi-juridiques tenant à la vie en société :
préservation de la vie, reproduction, travail, commerce;
3° des impératifs juridiques tenant aux injonctions de l’Etat :
impôts, paiement des dettes, etc. Ces besoins naissent parce que
la société repose sur la récompense et la contrainte, la récom¬
pense par exemple fait naître le commerce, la contrainte, l’Etat.
En même temps, des leviers altruistes (le devoir, l’amour), agis¬
sent sur l’individu. La combinaison des impératifs et des leviers
sociaux constitue les mobiles de la société qui rendent la pour¬
suite du but social réalisable par le droit et la morale.
Elle est souhaitable, car la vie en société, c’est un supplément
ajouté à l’homme. En devenant membre d’une collectivité qui
lui est supérieure, il décuple ses moyens. L’atomisme social doit
être condamné, l’individu doit désirer l’intérêt général en plus
du sien, car le but du droit est la recherche des conditions de
vie en société. La propriété, par exemple, n’existe pas seulement
pour l’individu mais pour la société, le droit de l’expropriation
sera fondé sur une recherche de la conciliation de ces deux
intérêts protégés, celui de l’individu, celui de la société. Le droit
est une harmonie sociale, une éthique des intérêts. Mais la vie
normale de ce système d’équilibre passe, pour Jhering, par l’Etat.

2. — L’Etat est la seule source du droit.

Il n’est guère de doctrine juridique qui ne soit marquée, en


quelque endroit, par des constantes nationales. Le droit anglo-
186 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

saxon de Bentham débouche sur le libéralisme, la doctrine ger¬


manique de Jhering sur l’apologie de l’Etat. Pour Jhering, la
réalisation du droit est inséparable de la contrainte : « Le droit
est la somme des conditions de la vie sociale, au sens le plus
large du terme, telle qu’elle est assurée par le pouvoir de l’Etat
au moyen de la contrainte extérieure» (11). L’idée de droit est,
pour Jhering, liée historiquement et socialement à l’idée de
contrainte, et, comme l'Etat possède la plus grande force et sur
le plan juridique jouit du privilège d’exécution par la force, le
droit se réduit à ce que l’Etat exige : « l’Etat est la seule source
du droit », thèse du positivisme étatique que nous retrouverons
avec Carré de Malberg.

Cependant, et c’est là que Jhering apparaît comme le précur¬


seur des théories de l’autolimitation de l’Etat, la force de l’Etat
n’est pas une force à l’état brut, fantaisiste et sans frein, elle est
subordonnée au but social du droit, qui est d’assurer la sécurité
du groupe, son unité et sa permanence : « le droit naît de la
puissance du plus fort qui, guidé par son propre intérêt, restreint
par la norme, sa propre puissance» (12).

Le droit est la politique de la force en quelque sorte; autre¬


ment dit, la force ne disparaît pas devant le droit, mais elle
s’annexe le droit comme élément accessoire, elle devient la force
juste (phénomène d’autorégulation).

Critique

L’œuvre de Jhering est celle d’un très grand juriste, mais sa


philosophie simpliste nous laisse sur notre soif. Définir le but du
droit comme la recherche des conditions de la vie en société,
c est faire appel à une notion trop générale pour être retenue
comme 1 expression d un système philosophique original.

5 plus? ce système juridique qui débouche en fait sur


! absoïu de 1 Etat, accepte toute fin et tous moyens fondés sur
1 utilité de la société. Limiter cette conclusion par une nécessaire
autolimitation de l’Etat, c’est formuler un souhait qu’aucun méca¬
nisme ne garantit, c’est faire confiance à la logique d’une philo¬
sophie dite utilitaire, mais si la force permet d’obtenir le même
résultat, pourquoi s’en priver, au nom de quels principes ? Les
moyens justifient aussi la fin dans la perspective d’un Etat sans
rivage !

1901.(11) JHERING : L’évolution du droit> P- 159, trad. Meulemare. Marseq,

(12) Jhering : L’évolution du droit, op. cit., p. 168.


Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 187

Enfin, comme Bentham, après avoir posé le principe de la


nécessaire conciliation entre l’intérêt individuel et l’intérêt col¬
lectif, il ne parvient pas à nous expliquer comment l’utilitarisme
individuel va s’harmoniser avec l’utilitarisme du groupe. En
vérité, Jhering est anti-individualiste et sa conception de la société
est une conception organique qui rejoint les préoccupations des
doctrines sociologiques, sans qu’il parvienne à l’expliciter claire¬
ment.

Il faut toutefois noter que sa conception du droit et des


intérêts est à l’origine de la jurisprudence des intérêts du philo¬
sophe Heck (Interessenjurisprudenz) (13) et de Roscoe Pound
(14). Son influence, due au rayonnement de sa personnalité et
de son œuvre technique, dépasse le cadre un peu restreint de
sa philosophie. Il annonce déjà le sociologisme juridique que
nous allons considérer maintenant.

(13 Voir Heck : Begriffbildung und Interessenjurisprudenz, 1932.


(14) Voir Pound : Interprétations of Legal history, et infra nos déve¬
loppements sur Pound et son influence.
188 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

BIBLIOGRAPHIE

ŒUVRES PRINCIPALES DE BENTHAM SUR LE DROIT

The theory of législation (édition C.K. Ogden, London, 1931).


Essay on the Influence of Time and place in Matters of Législation
(Works Bowring, éd.. Vol. I).
The limits of Jurisprudence Defined (éd. Everett, 1945).
Introduction of the principles of Morals and Législation (Works Bowring,
éd.).
The constitutional code (Works Bowring, éd.).

SUR L’UTILITARISME ANGLAIS


Voir
Michel Villey : Leçons de philosophie du droit, Dalloz lre éd., 1957,
p. 307.
Ph. Devaux : L’Utilitarisme, 1955.
Vlacchos : Essai sur la politique de Hume, 1955.
Plamenatz : The English Utilitarians, Oxford 1949.
Davidson : Political Thought in England. The Utilitarians from Bentham
to Mill, 1915.
E. Halevy : La jeunesse de Bentham, 1900.
E. Halevy : La formation du Radicalisme philosophique, Alcan 1901-04,
3 volumes.
Keeton et Schwarzenbercer : Bentham and the Law, 1948.
Zuccante : Stuart Mill et l’Utilitarisme, 1922.
Hippler : Staat und Gesellschaft bei Mill, Marx La garde, 1934.
Menzel : Uber Spencer’s Staatslehre, Z.F.O.R. 1921, p. 395.
Richard : La Philosophie du droit et la Sociologie en Angleterre après
Spencer, A.P.D. 1932, p. 387.
Mirinesco : L’idée du droit et l’école anglaise, 1905.
Leslie Stephens : The English Utilitarians, 1900 Duxkworth.
J.-J. Chevalier : Le pouvoir et l’idée d’utilité chez les utilitaires anglais
in « Pouvoir », P.U.F. 1956.
Cohen F.S. : Ethical Systems and Legal Ideals, 1933.
Friedmann : Bentham and Modem Legal Thought in Jeremy Bentham
and the Law symposium, 1948.

SUR HUME
Voir
Bacolini : Ezsperienza giuridica et politica nel pensiero di Hume, 1947.
Vlacchos : Essai sur la politique de Hume, 1955, éd. D.M.
Le gouvernement représentatif, 1860.

ŒUVRES PRINCIPALES DE R. VON JHERING

Der Geist des rômischen Rechts, 1852.


Kampf ums Recht, 1872.
Der Zweck im Recht, 1878. Traduction française de Meulenaere, sous
le titre : L’évolution du droit, Maresq, 1901.
L’intention en droit, 1883.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 189

SUR JHERING
Voir :
Dino Pasini : Saggio sul Jhering, 1959.
Dino Pasini : Jhering e il suo tempo (Jus 1961, p. 87).
Couloumbel : Force et but dans le droit selon la pensée de Jhering,
R.T.D.C. 1956.
Wieacker : Gründer und Bewahrer, 1959.
Wieacker : R. von Jhering, 1942.
Erik Wolf : Grosse Rechtsdenker der deutchen Geistegeschit Tiibingen,
1939.
Olciatti : Il concetto di giundicito nella scienza moderna del diritto, 8'
éd.. Milan 1950, p. 91 et s.
190 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

SECTION II

LES DOCTRINES SOCIOLOGIQUES

Pour comprendre l’importance de la révolution intellectuelle


et morale que représente, dans l’histoire de la philosophie du
droit et de l’Etat, l’apparition du sociologisme, il convient de
s’arrêter quelques instants sur les origines historiques d’une
science nouvelle au XIXe siècle : la Sociologie, dont certains
juristes partageront les préoccupations, accepteront les exigences
méthodologiques et subiront les servitudes.

C est manifestement à Saint-Simon (1780-1865) que revient le


mérite d’avoir le premier préconisé l’étude de la société politique
et par conséquent juridique, non comme une science de l’homme,
considéré comme un individu raisonnable, c’est-à-dire mu et
guidé par les principes de la raison, mais comme une science de
l’homme envisagé dans ses rapports avec le groupe, considéré
dans l’espèce humaine. Certes, on trouve chez les Encyclopédistes
déjà, cette idée que le savoir est un par nature et que l’homme
ne peut être étudié scientifiquement, si on le sépare du groupe
avec lequel il forme une unité. Mais c’est Saint-Simon qui le
premier pose le principe de la méthode positive sociologique dans
l’étude des sciences de l’homme. Dans son Mémoire sur la
science de Vhomme paru en 1813 il écrit « que les questions
politiques doivent être traitées de la même manière et par la
même méthode que 1 on traite aujourd’hui celles relatives aux
autres sciences »; c est la condition pour que la politique devienne
une « science positive ». Avec Saint-Simon, l’idée d’une science
positive des faits sociaux est déjà acquise.

Auguste Comte (1789-1858) nomme d’abord, avec Saint-Simon,


cette science « physique sociale », puis à partir du tome IV du
Cours de Philosophie positive, afin d’éviter la confusion avec
« les vicieuses tentatives d’appropriation », dont le terme phy¬
sique sociale avait fait l’objet, il donne à cette science nouvelle
le nom de Sociologie ». La sociologie est, aux yeux de Comte,
la clef de voûte de toute la philosophie positive et la vraie science
de la nature humaine : « elle est l’étude positive de l’ensemble
des lois fondamentales propres aux phénomènes sociaux ». Elle
se divise en deux parties selon qu’il s’agit de déterminer les lois
statiques, celles qui concernent les conditions d’existence de la
société, ou bien les lois dynamiques, celles de son mouvement
continu, bon ambition n’est pas seulement de fonder une science
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 191

spéculative, mais d’établir sur une sociologie scientifique, une


politique qui cesserait d'être un art rationnel ou empirique
pour devenir une science positive.

Dès les premières leçons du Cours de Philosophie positive, il


considère la réorganisation de la société comme le but fonda¬
mental de la philosophie, car les phénomènes sociaux sont les
plus modifiables de tous; il y a chez Auguste Comte l’ébauche
d’une notion de praxis, qui sera reprise par la doctrine marxiste
du droit et de l’Etat; il considère d’ailleurs que le XVIIIe siècle
et son rationalisme excessif ont ouvert une crise dans l’histoire
de 1 esprit humain, à laquelle le sociologisme doit mettre fin en
donnant naissance à une religion nouvelle, « celle de la société
et de l’humanité ». Dans cette recherche d’une politique posi¬
tive. Auguste Comte devait rencontrer le phénomène juridique
et étatique, et c’est dans celte perspective qu’il prévoit l’absorp¬
tion de la science du droit et de la science de l’Etat dans la
sociologie.

L’objet et la méthode de la sociologie sont donc déjà définis


par Auguste Comte ; un esprit nouveau est né, l’esprit sociolo¬
gique et positif : « il faut, a dit A. Comte — et cette pensée est
le leit-motiv de la méthode sociologique — expliquer l’homme
par la société et non la société par l’homme ».

C’est l’extension aux sciences sociales de la méthode expéri¬


mentale des sciences naturelles, l’introduction du principe de
causalité dans l’étude des faits sociaux : « Il faut, dira Durkheim,
traiter les faits sociaux comme des choses... car les faits sociaux
sont des manières d’agir, de penser, de sentir qui existent en
dehors des consciences individuelles ».
L’esprit sociologique, c’est une révolution dans la méthode.
C’est aussi la transmutation des problèmes philosophiques en
problèmes sociologiques. Partout où l’idéalisme et le spiritua¬
lisme ont mis idée et individu, absolu et immutalibité, la socio¬
logie va dire société et relativisme. La sociologie dotera d’ailleurs
la société des attributs que la philosophie classique attribuait à
la raison; en tant qu’être distinct de l’individuel, elle sera per¬
manente ; à la différence des individus qui passent, elle sera
transcendante aux individus puisqu’elle s’impose à eux de l’exté¬
rieur ; elle élaborera des règles impératives, puisqu’ils ne les ont
pas créés ; elle sera immanente puisqu’elle ne peut vivre que par
les individus.
Dans le domaine juridique, le droit va être considéré comme
l’expression des forces sociales. L’individu n’est plus, par l’inter¬
médiaire de la raison, le promoteur du droit. Le droit est un
fait social, observable et l’expression des forces collectives. Il ne
saurait être immuable, car, comme l’exigence des groupes sociaux
change plus vite que le droit, il doit s’adapter aux intérêts légi-
192 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

times et d’ailleurs, comme toute règle est déterminée socialement,


la tâche du juriste consiste à rechercher la conformité entre le
phénomène social et le phénomène droit et Etat.

A l’influence de Comte, il faut ajouter celle de Spencer et des


organicistes, puis celle de Durkheim dont la sociologie dynamique
apporte aux sociologues du droit l’idée de But social.

Telles sont les sources certaines du sociologisme dans l’histoire


de la philosophie du droit et de l’Etat, rappel des sources sans
lequel certains aspects du sociologisme contemporain seraient
incompréhensibles. Toutefois, le positivisme philosophique qui
caractérise la sociologie d’Auguste Comte et de ses disciples et
qui inspire la plupart des théoriciens du droit, partisans du socio¬
logisme juridique, ne doit pas nous conduire à classer ces doc¬
trines parmi les doctrines qui constituent ce que nous appelons
le positivisme juridique. A la base du sociologisme juridique, il
existe une distinction fondamentale entre les normes sociales
et les normes juridiques qui conduit, comme l’a très justement
fait observer Guy Héraud (15) à « un dualisme non moins réel,
non moins grave et embarrassant que le dualisme surnaturaliste,
et la tentative d’en sortir conduit de Charybde en Scylla : une
vraie causalité lie l’ordre positif à l’ordre social transpositif, si
bien que le droit finit par perdre son essence normative pour
fonctionner à la manière des lois scientifiques ».

Nous entendrons donc, par doctrines sociologiques, les doctrines


qui recherchent l’origine, le fondement et le but du droit dans
l’existence de règles élaborées par la société qui secrète, par son
action et son fonctionnement, un système de normes auxquelles
le juriste sociologue donnera, dans certaines conditions variables
suivant les auteurs, le nom de normes juridiques. Il est très
caractéristique, en effet, que l’expression norme juridique a un
sens très divers suivant les auteurs et ne recouvre pas la seule
catégorie des règles positives.

Une conception aussi large devait entraîner dans l’histoire de


la philosophie du droit des adhésions nombreuses, même parmi
les doctrines qui mettent l’accent sur d’autres aspects du phéno¬
mène juridique et il existe des doctrines phénoménologiques
sociologiques, existentialistes sociologiques, etc. Pour plus de
clarté, nous ne retiendrons dans ce chapitre que les doctrines
qui ont fait du sociologisme, en quelque sorte, à l’état pur, c’est-à-
dire mis 1 accent sur le rôle fondamental de la conscience sociale
dans la formation du droit et de l’Etat, et encore réserverons-
nous^ un chapitre particulier à la doctrine marxiste du droit et
de 1 Etat, certes sociologique dans ses prémisses, mais dont les

t ^ ^raud •' Regards sur la philosophie du droit contemporain,


L.G.D.J. 1960, p. 538.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 193

thèmes politico-philosophiques se situent au-delà du sociologisme.


Le sociologisme est un mouvement général de la pensée juri¬
dique (voir la bibliographie générale ci-jointe).

Parmi les doctrines sociologiques classiques, deux doctrines


nous paraissent mériter une particulière attention pour l’in¬
fluence qu’elles ont exercée, l’une en France et l’autre dans les
pays de langue germanique, la doctrine de Léon Duguit et la
théorie de l’Allemand Eugen Ehrlich.

Chapitre premier

LÉON DUGUIT ET SA DOCTRINE SOCIOLOGIQUE

DU DROIT ET DE L’ÉTAT

Le Doyen Léon Duguit est né à Libourne en 1859 et mort à


Bordeaux en 1928. Sa carrière universitaire s’est presque entiè¬
rement déroulée à la Faculté de Droit de Bordeaux. Toute sa vie,
il a lutté pour l’élaboration d’une doctrine du droit et de l’Etat,
fondée sur la nature sociologique du phénomène juridique, œuvre
gigantesque, d’un des plus grands juristes que la France ait
connus, exaltée par une très grande conscience et une culture
exceptionnelle.

Sa doctrine sociologique, étroitement liée à l’évolution de


sa pensée, est passée par trois étapes :

Dans ses écrits de jeunesse, notamment dans son étude Droit


constitutionnel et sociologie, parue en 1883 et dans son article
Des fonctions de l’Etat moderne, étude de sociologie juri¬
dique (1894), il adopte une position qu’il s’empressera heureu¬
sement d’abandonner plus tard. Sous l’influence des doctrines
de Spencer et d’Espinas, il soutient une sociologie d’inspiration
organiciste : la société est comparable à l’organisation d’un être
vivant, le corps social est composé d’éléments analogues aux
organes des animaux. Il en résulte que sur le plan méthodolo¬
gique, c’est par la connaissance des faits biologiques que l’on
peut accéder à la connaissance des faits sociaux, faits sociaux
qui sont soumis à la grande loi de l’évolution, c’est-à-dire à un
déterminisme comparable au déterminisme biologique. Organi¬
cisme et évolutionnisme caractérisent donc le premier état de
son œuvre.

Mais à partir de 1901, un tournant très brusque s’opère dans


sa pensée, marqué successivement par la publication de deux
ouvrages fondamentaux pour la compréhension de son œuvre;

13
194 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

en 1901 : L'Etat, le droit objectif et la loi positive, en 1903 :


L'Etat, les gouvernants et les agents ; cette nouvelle orien¬
tation de sa doctrine se précisera dans de nombreux articles,
pour trouver son achèvement dans le Traité de Droit consti¬
tutionnel en 5 volumes, dont la première édition paraîtra en
1911 et la dernière en 1924.

Dès lors, c’est l’influence de Durkheim, que Duguit a connu


à Bordeaux où Durkheim professait (à la Faculté des Lettres),
qui oriente la pensée de Duguit vers un sociologisme épuré de
toute trace d’organicisme, un sociologisme à base de méthodologie
expérimentale qui s’efforce de « traiter les faits sociaux comme
des choses » (16).
Toutefois à partir de 1921, et à la suite semble-t-il d’une crise
morale provoquée par la perte d’un fils très cher, tué pendant la
guerre de 1914-18, Duguit a été amené à modifier certains aspects
de son sociologisme, à faire appel à l’idée de justice dans la
construction de la règle de droit; cette nouvelle orientation est
très sensible dans la deuxième édition du Traité de droit
constitutionnel (1921) et dans la troisième édition du même
traité (1928).

Ces différentes conceptions vont l’amener à formuler ce que


1 on pourrait appeler les règles de la méthode sociologique juri¬
dique. Ces règles ne sauraient être autres que les règles même
des sciences expérimentales. « On a souvent enseigné, écrit-il,
que les sciences sociales ont une méthode propre qui n’est pas
celle des sciences physiques ou naturelles. C’est à mon sens
une singulière erreur, car toute méthode scientifique est déter¬
minée par les lois de l’esprit humain qui sont évidemment les
mêmes quel que soit le domaine dans lequel il cherche et tra¬
vaille, lois qui limitent son pouvoir et qui règlent son action. »
(17)

Elles se ramènent à trois principes essentiels :


1° Observer les faits d’une manière impersonnelle, d’une
manière objective et faire un effort constant pour se soustraire
à 1 influence de 1 hérédité, du milieu et des préjugés de tous
ordres nationaux, religieux et autres.

2° Appliquer le raisonnement déductif, mais simplement


comme un instrument de découverte, vérifier sur des faits les
conclusions auxquelles la déduction logique a conduit, et, si
elles ne concordent pas avec eux, rejeter impitoyablement l’hypo-
these dont on est parti; ne jamais tenter de soumettre les faits

(16) Si Durkheim a exercé une influence certaine sur Duguit, il n’en


est pas moins certain que Duguit a exercé une influence sur Durkheim
amenant notamment a modifier certains aspects de sa conception de là
conscience collective.
(17) Duguit : Leçons de droit public général, Paris 1926, p 34.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 195

à la logique; tôt ou tard ils prennent leur revanche et on arrive


quelquefois à la catastrophe.

3° Enfin rejeter tout concept à priori et les laisser au domaine


de la foi et de la métaphysique. « J’appelle concept toute idée
d’une chose qui échappe à l’observation directe des sens et qui,
par conséquent, est une pure entité métaphysique. On ne fait
vraiment de la science que si on élimine de son champ toute
entité de ce genre. »

Son esprit de tolérance le conduira, après avoir évoqué la loi


des trois Etats d’Auguste Comte, à déclarer : « Les croyances à
des divinités ou des entités métaphysiques sont du domaine de
la conscience individuelle; je les respecte profondément, je peux
même dire que je les envie, mais j’affirme qu’elles doivent être
impitoyablement bannies du domaine scientifique » (18),

Son sociologisme est d’ailleurs nourri d’idéalisme : « Je suis


de ceux qui pensent que la science sociale positive n’est point
impuissante à définir un idéal et à formuler les règles de conduite
pour le réaliser; mais cet idéal, il est sur terre, il est humain,
pleinement humain... il se résume en un mot : solidarité sociale »
(19). C’est l’affirmation d’une doctrine du solidarisme social
dont Léon Bourgeois s’était inspiré dans sa doctrine politique.

Méthode d’observation, rejet de tout raisonnement à priori,


refus de toute métaphysique juridique, consécration du principe
que toute théorie juridique qui ne correspond pas à une réalité
sociale doit être rejetée de la science du droit et de l’Etat,
cette rigoureuse conception devait conduire Duguit à formuler
sa théorie sociale du droit et sa « solution réaliste » de l’Etat,
suivant sa propre expression.

L’œuvre de Duguit est d’abord une œuvre critique qui remet


en cause les fondements du droit privé et du droit public de
son époque. Lorsque Duguit commence à écrire, la conception
du droit est une conception subjectiviste. Elle a pour base l’idée
de droit subjectif, conçu comme un pouvoir de volonté de s’im¬
poser à une autre volonté (Willensthéorie). Or ce concept, dit-il,
est une pure idée métaphysique, une opinion, non un donné de
l’expérience. En effet, l’idée de droit subjectif procède de la
nature de la volonté humaine et l’expérience ne peut fournir
aucune donnée sur cette nature.

Cette idée de droit subjectif entraîne une autre conception


métaphysique : la notion de personnalité morale. Le concept
de personnalité juridique est indémontrable ; « je n’ai jamais
déjeuné avec une personne morale, disait Duguit ! » Si l’on

(18) Duguit : Leçons de droit public général, Paris 1926, p. 36.


(19) Duguit : ibid., page 36.
196 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

reconnaît que la conception de personnalité juridique ne répond


à aucune réalité, pourquoi la maintenir ? Quant aux philosophes
du droit naturel, il leur dit « ee concept d’une règle absolue
révélée à l’esprit humain par l’être supérieur est d’ordre méta¬
physique ; il peut être l’objet d’une croyance, il ne peut servir
de fondement à une construction scientifique ».

C’est donc par une méthode nouvelle, la méthode expérimen¬


tale, qu’il faut reconstruire la science juridique, en partant des
phénomènes observés, c’est-à-dire les phénomènes sociaux. Mais
il y avait en Duguit deux hommes, un savant épris de sciences
exactes, têtu de sociologie, et en même temps un individualiste
français, épris de liberté et d’indépendance spirituelle; ce sont
ces deux tempéraments qu’il va s’efforcer de concilier, en posant
comme postulat que le problème capital de la science juridique,
c’est de limiter l’Etat par le droit, de réconcilier l’individu et la
société dans le solidarisme. Solidarisme et individualisme sont
les deux pôles d’attraction de la pensée de Duguit.

1. Théorie sociale du droit.

Pour résoudre le conflit entre l’intérêt individuel et l’intérêt


collectif, Duguit va partir de la notion de solidarité sociale. Pour
sauver l’individualisme, il va s’efforcer de montrer que le droit
est une création indépendante de la volonté de l’Etat, que le droit
se crée socialement et s’impose aux gouvernants.

La définition et l’analyse de la solidarité sociale sont le point


de départ de ses recherches. Sa définition de la solidarité sociale
repose sur deux idées : d’abord la solidarité sociale n’est pas un
devoir mais un fait, d’autre part la pensée individuelle consciente,
réagissant sur le monde externe, est aussi une réalité observable.

La pensée individuelle tend en effet à s’extérioriser; plus


l’homme pense, plus il agit, plus il est homme. L’opposition du
socialisme et de l’individualisme n’a pas de raison d’être : si
l’homme devient plus social, il devient plus individuel, et s’il
devient plus individuel, il devient plus social. La solidarité est
donc essentiellement un état de conscience individuel, sans pour
cela cesser d’être une réalité, réalité qui dépasse singulièrement
la portée d’un simple lien matériel.

La solidarité dans les sociétés humaines se présente sous deux


formes, la solidarité par similitude et la solidarité par division
du travail :

— la solidarité par similitude est essentiellement « la con¬


science chez les individus des divers éléments qu’ils ont en
commun avec les autres hommes, c’est essentiellement la volonté
de vivre ensemble, la conscience de la solidarité humaine »;
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 197

— la solidarité par division du travail est « la conscience chez


les individus, du fait que le développement au plus haut degré
de leurs aptitudes propres, contribue dans une large mesure
au progrès social. Elle a sa source, dans les différences qui se
manifestent chez les hommes, du fait de leur civilisation ». C’est
pourquoi elle finit par dépasser en importance la solidarité par
similitude, car nous assistons à l’accroissement constant des apti¬
tudes et des besoins, qui se traduit dans la pensée humaine par
cette idée qu’en échangeant les services dus à leurs aptitudes
propres, les hommes pourront diminuer la somme de leurs souf¬
frances et échanger plus de services; solidarité infiniment plus
puissante que la solidarité par similitude, mais qui se rattache
cependant au même fondement, au développement de la
conscience individuelle.

Le lien social devient plus étroit, la socialisation augmente


par la division du travail. Mais cette solidarité par division du
travail a pour facteur essentiel le développement des activités
individuelles, la formation des vocations.

La socialisation augmente en raison directe de la division du


travail, mais la division du travail, elle-même, augmente en raison
directe de l’individualisation, de telle sorte que socialisation et
individualisation ne s’excluent pas, mais que l’une procède de
l’autre. L’opposition qu’on nous montre toujours entre l’intérêt
individuel et l’intérêt collectif n’existe pas.

La seconde préoccupation de Duguit, c’est de construire une


doctrine objectiviste, susceptible de limiter l’Etat par le droit.
Il combat avec ardeur les théoriciens du droit naturel, mais il
n’est pas moins opposé à la tendance qui voit dans la règle
de droit une loi de fait (les positivistes). Pour Duguit, la
règle de droit est essentiellement une loi de but, une loi de
finalité. Elle se distingue du droit naturel parce que le but, la
finalité, ne consistent pas dans une finalité transcendante, mais
dans des réalités dont l’homme a conscience, en l’espèce, la soli¬
darité sociale.

Une grande loi domine la vie sociale : c’est la loi de solidarité;


elle interdit à l’homme tout ce qui peut causer un désordre social
et elle lui ordonne tout ce qui peut maintenir ou développer le fait
social. Cette norme fondamentale domine toutes les normes
sociales. Or, ces normes sociales peuvent se diviser en 3 caté¬
gories : normes économiques, normes morales et normes juri¬
diques. Les deux premières catégories se définissent par leur
objet, leur contenu économique ou moral :

— la norme économique « régit les actes de l’homme relatifs


à la production, à la répartition et à la consommation des riches¬
ses »;
198 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

— la norme morale régit les mœurs, les rapports sans carac¬


tère économique. Si ces normes morales et économiques sont
transgressées, leur violation provoque des réactions spontanées
du groupe et l’équilibre ne tarde pas à être établi ; les lois écono¬
miques jouent spontanément; la réprobation sociale frappe l’acte
immoral ;
— les normes juridiques sont des règles dont le contenu est
économique ou moral; elles n’ont pas un contenu propre, mais
leur importance est telle pour la société qu’elle ne peut pas se
contenter d’une réaction spontanée, la sanction doit être orga¬
nisée, une coercition sociale va être instituée lorsque la règle
deviendra juridique. Mais comment une règle économique ou
morale peut-elle devenir juridique ? Comment le reconnaître ?
Règles morales et juridiques ont le même caractère, les unes et
les autres sont fondées sur le même principe : la solidarité « les
faits d’ordre juridique apparaissent, lorsqu’à pénétré dans la
masse des consciences individuelles, à un moment déterminé et
dans une société donnée, l’idée qu’un tel acte individuel, s’il est
accompli, doit provoquer une réaction sociale organisée. Cette
organisation peut être plus ou moins imparfaite, peu importe.
Le droit d’un pays existe, comme fait social, au moment où on
comprend que la violation de certaines règles doit être collec¬
tivement réprimée ».
Il n’est pas nécessaire, pour que la norme soit une règle de
droit, que cette sanction sociale existe. La sanction n’est pas la
caractéristique de la règle de droit. Il n’est pas nécessaire, pour
que la norme soit une règle, que la sanction sociale soit organisée,
il faut simplement qu’apparaisse à tous, qu’il est légitime et
désirable qu’elle le soit. Duguit invoque, comme exemple, les
règles de droit constitutionnel qui ne sont pas sanctionnées, parce
que l’Etat ne connaît pas de voies d’exécution forcées, car il est
par définition la force, et pourtant elles sont bien des règles de
droit. La coïncidence, reconnaît Duguit, entre le droit objectif
et le droit positif, très généralisée dans nos sociétés modernes
grâce au droit écrit, n’est pas absolue, car malgré les codifications
les mieux faites, le droit continue d’évoluer, sa formation reste
constante et spontanée, et la loi positive ne peut jamais être
modifiée aussi vite que le droit évolue.

Duguit est donc amené à distinguer dans l’ensemble des lois


qui constituent « le droit objectif », deux catégories différentes,
les lois normatives et les lois constructives. Il appelle lois norma¬
tives, les lois qui formulent une règle générale de droit, s’adres¬
sant à tous, aux simples particuliers comme aux agents publics,
et lois constructives, celles qui interviennent pour assurer la mise
en œuvre et la réalisation de la norme, qui s’adressent unique¬
ment aux agents publics chargés d’exécuter la loi, aux magistrats
judiciaires, aux fonctionnaires administratifs.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 199

Duguit disait qu’il scandalisait les professeurs de droit car


dans le code Napoléon, abstraction faite du droit de la famille,
il ne voyait que 3 règles de droit normatives : 1) la règle qui
impose le respect de la propriété individuelle; 2) celle qui
reconnaît la force obligatoire des contrats; 3) celle qui oblige
quiconque a, par sa faute, occasionné un dommage à autrui à le
réparer. Toutes les autres dispositions sont constructives, c’est-
à-dire destinées à mettre en œuvre ces trois normes, et s’adressent
exclusivement aux juges.
Tels sont les théorèmes fondamentaux du Duguisme : l’Etat
crée la loi formelle mais non le droit objectif qui émane du
groupe; le législateur n’a qu’une mission : constater et sanc¬
tionner s’il le veut, le droit objectif.

Mais comment les individus réagissent-ils en face de la règle


de droit : autrement dit, par quels sentiments sont-ils poussés
dans l'élaboration de la règle de droit ?

Jusqu’en 1921, Duguit avait répondu : les individus sont mus


uniquement par le sentiment de solidarité. Mais à partir de 1921,
sentant que ce critère était insuffisant, il y ajoute un élément
nouveau : le sentiment de justice, il écrit : « J’ai dit : une règle
morale ou économique devient règle de droit au moment où
c’est le sentiment unanime ou quasi unanime des individus com¬
posant le groupe social, que la solidarité sociale serait gravement
compromise si le respect de cette règle n’était pas garanti par
l’emploi de la force sociale. J’ajoute maintenant que, pour qu’il
y ait une règle de droit, il faut que la sanction d’une règle
sociale par l’emploi de la force collective, soit conforme au senti¬
ment que l’on a de la justice commutative et de la justice distri¬
butive au moment considéré, que la non-sanction de cette règle
soit conforme à ce double sentiment, parce que l’acte qui viole
la dite règle est attentoire à l’une des deux formes de justice »

« La conscience chez la masse des individus d’un groupe


donné, que telle règle économique est essentielle pour le main¬
tien de la solidarité sociale, la conscience qu’il est juste de la
sanctionner, voilà les deux éléments essentiels de la formation
et de la transformation de la règle de droit. Les individus sont
donc poussés par le sentiment de l’utile, mais aussi par le senti¬
ment du juste. »
Mais pour Duguit, la justice est, comme la solidarité, une
réalité de fait, observable ; elle n’est rien d’autre que le sentiment
de la justice. De là, sa conception relativiste de la justice : le
sentiment de la justice, comme toutes choses humaines, a conti¬
nuellement varié dans son application et dans ses développe¬
ments. Ce sentiment revêt deux formes :
— d’abord le sentiment de la justice distributive, qui est le
sentiment que chacun doit être récompensé en raison de sa
200 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

valeur. Ce sentiment établit un choix, une hiérarchie entre les


différents services rendus à la société. Il a sa source dans le fait
de l’inégalité et de la différenciation des hommes;
— ensuite le sentiment de la justice commutative, qui est le
sentiment qu’une certaine égalité doit régner entre les valeurs
et les services échangés; c’est un sentiment essentiellement égali¬
taire.

Ce sentiment de la justice est variable dans ses modalités et


ses applications, mais il est général et constant dans son fond, qui
est proportion et égalité : « Il est tellement lié à la nature à la
fois sociale et individuelle de l’homme, que je suis tenté de dire
qu il est comme une forme de notre intelligence sociale. Je veux
dire par là, que l’homme ne peut se représenter les choses socia¬
les, autrement que dans le cadre de la justice distributive. Cette
représentation obscure ou claire existe chez tout homme, à toute
époque. »

2. La conception réaliste de VEtat.

Le droit est donc produit par la solidarité sociale. Il a une


valeur objective. Quels vont être les rapports du droit et de
1 Etat ? et d abord qu’est-ce que l’Etat ? Duguit ne se perd pas
dans des explications inutiles, il se place d’emblée sur le terrain
des réalités sociales : « Ce qui apparaît au premier plan dans
1 Etat, dit-il, c est sa puissance matérielle, sa force irrésistible de
contrainte. Quand Jhering, le grand juriste allemand, quand
Treitschke, le théoricien de l’Allemagne moderne, ont dit « der
Staat ist Macht », l’Etat c’est la force, ils ont eu raison. Nous aussi
nous diions : <x 1 Etat est force, il n’y a d’Etat que lorsque dans
un pays, il y a une force matérielle irrésistible ». Mais je me
hâte d’ajouter qu’à la différence des auteurs allemands précités,
nous disons « cette force matérielle irrésistible de l’Etat est
réglée et limitée par le droit ».

Cette volonté de limiter l’Etat par le droit conduit Duguit,


après avoir rejeté les doctrines de la souveraineté, à montrer que
le droit objectif s’impose aux gouvernants, comme aux gouvernés,
a tous les membres du corps social sans distinction d’aucune sorte ;
il est obligatoire pour tous.
Le concept de souveraineté dont l’histoire va de l’imperium
romain à la doctrine classique révolutionnaire, en passant par
Jean Bodm, se présente dans un complet développement suivant
une sérié de propositions enchaînées. La souveraineté est un droit
subjectif dont les titulaires sont d’ailleurs variables selon les
doctrines politiques ; étant un droit subjectif, elle est un pouvoir
de volonté de s’imposer à d’autres volontés. Elle est dotée des carac¬
tères smvants : 1» elle est un pouvoir de volonté commandante;
Z elle est un pouvoir de volonté indépendante; 3° elle est un
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 201

pouvoir unifié ; 4° elle est indivisible ; 5° elle est un pouvoir


inaliénable et imprescriptible.

1° La souveraineté est un pouvoir de volonté commandante.


C est le point capital. La volonté supérieure est par essence supé¬
rieure a toutes les volontés qui se trouvent sur le territoire soumis
à cette souveraineté. Les rapports qui naissent entre volonté
souveraine et volonté non souveraine sont des rapports entre
volontés inégales, entre supérieurs et subordonnés. Les contrats
intervenant entre l’Etat et ses sujets n’auront pas le caractère
obligatoire. La souveraineté étant par définition une volonté
indépendante, il ne peut y avoir de convention internationale
obligatoire pour les Etats et, par conséquent, il ne peut y avoir
de droit international.

2° La souveraineté est un pouvoir de volonté indépendante,


ne relevant d aucune autre volonté qui lui soit supérieure. Si elle
cessait d’être cela, elle cesserait d’être souveraineté. Les Alle¬
mands emploient une formule très expressive, ils disent « la sou¬
veraineté a la compétence de sa compétence », c’est-à-dire la
souveraineté se fixe à elle-même son mode d’action et seule peut
en déterminer les limites. De cette conception de la souveraineté
qui appartient à l'Etat, il résulte d’évidence qu’aucune puissance
supérieure à l’Etat ne peut fixer des limites à l’action de l’Etat,
que l'Etat ne peut être lié par une règle de droit supérieure
s imposant à lui, que, par conséquent, il n’y a pas de droit
public.

3° La souveraineté est une. Cela veut dire que sur un même


territoire et s’adressant aux mêmes individus, il n’y a jamais, et il
ne peut jamais y avoir qu’une seule souveraineté. Pour le montrer,
il suffit d’imaginer par la pensée que, sur un même territoire,
existent deux puissances se prétendant souveraines. Si elles sont
d’accord, pas de difficulté. Mais supposons que ces deux puis¬
sances manifestent des volontés opposées. Alors, ou bien ni l’une
ni l’autre de ces volontés ne se réalisera, elles se neutraliseront
réciproquement, et ainsi aucune d’elles n’est souveraine; ou bien
l’une de ces volontés le cédera à l’autre, et celle qui cède n’est
plus souveraine puisque son action se trouve limitée par une
autre volonté qu’elle-même.

Ce caractère d’unité qui doit nécessairement être reconnu à


la souveraineté, rend inexplicable la situation des Etats dits
fédéraux, comme les Etats-Unis d’Amérique du Nord, certains
Etats de l’Amérique du Sud, le Brésil et la République Argentine
et, en Europe, la Suisse. Si l’on admet l’existence de la souve¬
raineté des Etats, il faut dire par exemple que le territoire de
l’Etat de New York et les habitants de ce territoire sont soumis
à deux souverainetés, celle de l’Etat local et celle de l’Etat fédéral.
Mais cela est absolument contradictoire avec la notion même
202 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

de souveraineté. Dès lors il faut ou bien rejeter cette notion de


souveraineté, ou bien dire qu’il n’y a pas d’Etat fédéral.
4° La souveraineté est indivisible. Etant une volonté, elle
ne peut être morcelée sans disparaître et d’autre part, si on la
supposait divisée, chacune des volontés composantes serait sou¬
veraine; il y aurait donc deux souverainetés s’exerçant sur le
même territoire et sur les mêmes hommes, or l’on vient de voir
que c’est impossible.

Ici encore le concept de souveraineté vient se heurter aux faits


les plus certains. Dans tous les pays qui pratiquent aujourd’hui
le régime représentatif, la prétendue souveraineté de l’Etat est
exercée par plusieurs organes et cette répartition des préroga¬
tives souveraines a reçu le nom de séparation des pouvoirs.

5° La souveraineté est inaliénable et imprescriptible. Le titu¬


laire de la souveraineté ne peut l’aliéner volontairement, et en
aurait-il perdu l’exercice pendant un temps assez long, il l’aurait
néanmoins conservée, parce qu’elle est un pouvoir de volonté
inhérent à sa personne et qu’il ne peut pas le perdre sans cesser
d’exister.

Certains théoriciens de la souveraineté en ont conclu, à la suite


de J.-J. Rousseau, que puisque la souveraineté est inaliénable,
elle ne peut être représentée. La représentation politique implique
que, pendant ce temps, la souveraineté est aliénée, ce qui est
impossible.

Les doctrines de la souveraineté, que le titulaire en soit le roi


ou le peuple, se heurtent à des difficultés juridiques insurmon¬
tables, à des contradictions logiques ou pratiques, qu’elles sont
incapables de résoudre. Pour écarter ces difficultés, les juristes
allemands ont imaginé, notamment Jhering et Jellinek, la doc¬
trine de l’autolimitation de l’Etat. C’est une doctrine ingénieuse
dit Duguit, mais qui ne peut tromper personne : elle est sophis¬
tique. Si l’Etat n’est lié que par le droit qu’il s’impose, il peut s’y
soustraire volontairement, quand les circonstances auront changé
et qu’il sera de son intérêt de violer le droit.

Pour Duguit, l’Etat est le produit de la différenciation sociale


entre les gouvernants et les gouvernés. Il y a Etat, dans une
société, dès que cette différenciation s’est produite : « L’Etat,
écrit Duguit, n’est point une personne collective souveraine,
mais tout simplement une société dans laquelle un ou plusieurs
individus appelés gouvernants possèdent la puissance politique,
c’est-à-dire une puissance de contrainte irrésistible; l’exercice de
cette puissance de contrainte est légitime, si elle tend à réaliser
les devoirs qui s’imposent aux gouvernants ».

La personnalisation de l’Etat, prolongement du dogme de la


souveraineté, est dangereuse et inutile ; ce qui importe, c’est de
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 203

bien comprendre que derrière l’Etat, il n’y a qu’une réalité


sociale, le gouvernement, et qu’un gouvernement « n’existe et ne
peut se maintenir que lorsqu’il s’appuie sur certains éléments
de force existant dans le pays et que si, en outre, il accomplit la
tâche sociale qui s’impose à tous, c’est-à-dire développer la soli¬
darité sociale ».

La volonté des gouvernants n’est pas supérieure à la volonté


des gouvernés. Toutes les volontés sont égales, c’est pourquoi la
volonté des gouvernants ne peut pas, à elle seule, obliger les
gouvernés. Un acte étatique n’est qu’un acte d’une volonté et n’a
d’autre valeur que celle reconnue aux volontés, c’est-à-dire celle
d’un pouvoir objectif général, d’un simple fait. Certes, il est
susceptible de devenir légitime, mais, pour cela, il doit se confor¬
mer à la règle de droit. La légitimité de l’Etat est conditionnée
par son respect du droit, en un mot l’Etat est limité par le droit.

La question qui reste désormais à poser, est celle de savoir


quels sont les actes que la règle de droit interdit à l’Etat et quels
sont ceux qu’elle lui impose. Duguit répond : « Les gouvernants
ne peuvent rien faire qui soit contraire à la règle de droit, c’est-
à-dire ils doivent s’abstenir de tout acte qui porte atteinte à la
solidarité sociale et au sentiment de la justice sous ses deux
formes. D’autre part, les gouvernants doivent employer les
moyens dont ils disposent pour réaliser la règle de droit ».

En un mot, il existe une double limite à l’action des gouver¬


nants, une limite positive et une limite négative : « Les gouver¬
nants sont ainsi limités dans leur action par la règle de droit,
négativement et positivement; négativement parce qu’ils ne peu¬
vent rien faire de contraire à la règle de droit; positivement
parce qu’ils sont obligés de coopérer à la solidarité sociale ». Il
y a donc un statut positif et un statut négatif du citoyen.

Les solutions auxquelles conduisent les droits négatifs des


gouvernants sont identiques à celles de la doctrine individualiste
classique. D’abord, les gouvernants ne doivent pas porter atteinte
à la solidarité par similitude. Autrement dit, « l’Etat ne peut
rien faire qui soit contraire à l’égalité générale des hommes ».
Le second besoin commun à tous les hommes est le besoin de
développement physique et intellectuel. La puissance politique
doit, par conséquent, laisser intacte la liberté individuelle au
sens étroit du mot, la liberté d’aller et de venir; elle ne peut
restreindre la liberté du travail qui est la manifestation par
excellence de la liberté individuelle; l’Etat ne peut empêcher
l’individu de penser librement. Cette liberté implique la liberté
de réunion et celle de l’enseignement. De même, les gouvernants
ne doivent pas toucher à la solidarité sociale par division du
travail, ne point entraver les échanges, reconnaître l’égalité de
tous les hommes.
204 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Quant aux devoirs positifs, ils s’écartent de la liste classique.


L’Etat doit réaliser la règle de droit sous la forme de solidarité
par similitude. Il doit assurer la sécurité de tous, le droit au
travail, le droit à l’assistance, le droit à l’instruction.

Critique

Duguit a-t-il évité tout recours au Droit naturel ? A-t-il réussi


à construire une doctrine objectiviste ? Nous ne le pensons pas.
Examinons successivement la règle de droit dans son but, dans
sa source et dans son objectivité :

1° Dans son but.


Pour Duguit, ce n’est pas une loi de causalité qui détermine
l’action de l’individu, mais une loi de but; c’est sur ce point
surtout que Duguit se sépare de Durkheim. Pour lui, l’homme
n’est pas complètement déterminé, l’homme a le sentiment d’agir
librement et il est nécessaire, dans une construction juridique, de
tabler sur ce sentiment. C’est une loi de but qui dirige l’homme,
il y a une finalité certaine dans toute action humaine.
Mais, qui dit finalité dit considération extra-expérimentale.
Car comment imposer aux hommes un but déterminé ? Néces¬
sairement, en recourant à un jugement de valeur que l’expé¬
rience ne peut fournir; une loi de but suppose un choix opéré
d’après des critères extra-scientifiques.
A la base de son système, Duguit a placé la loi de solidarité,
loi dans le sens de laquelle chacun doit agir. Mais pourquoi a-t-il
choisi comme point de départ cette loi, qu’il présente comme
scientifique ? La solidarité est certes une tendance élémentaire
de l’homme très puissante, mais ce n’est pas la seule. La science
montre qu’aux antipodes de la solidarité, il y a la loi de sélection
tout aussi juste sur le plan expérimental. Entre ces deux lois,
on ne peut faire qu’un choix affectif. Duguit choisit la solidarité,
pourquoi ? Parce qu’il ajoute : « L’homme a l’obligation de se
développer ». C’est une affirmation toute gratuite et Duguit le
sent bien puisque, à partir de 1921, il ne dit plus l’homme doit
développer la solidarité, mais il doit la maintenir.

En réalité dans toute sa doctrine, il y a une proposition sous-


entendue, la solidarité doit être maintenue, parce que la solidarité
est utile à l’homme. En proférant ce jugement, Duguit ne se
conduit plus en positiviste mais en naturaliste.

Il en est de même si l’on considère la règle de droit dans


sa source.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 205

2° Dans sa source.

Quelle est en effet la source du droit pour Duguit ? Elle


réside dans les consciences individuelles, animées par le senti¬
ment de l’utile et du juste.

Dans le premier état de sa doctrine, il n’avait accordé son


attention qu’au sentiment de l’utile. Sa théorie semblait défen¬
dable d’un point de vue objectiviste. Tout sentiment n’est pas
forcément subjectif; le sentiment de l’utile pouvait être considéré
comme l’expression philosophique et positiviste de la solidarité
sociale, il n’était en somme que l’expression de la source du droit.
Il pouvait donc soutenir que la vraie source de la loi n’était pas
le sentiment, mais le fait social de la solidarité.

Mais à partir de 1921, il considère sa théorie comme insuffi¬


sante et, avec beaucoup de conscience professionnelle, il recon¬
naît que le sentiment de l’utile n’explique pas la genèse de toutes
les lois (l’homme ne vit pas que de pain, il a soif de justice), le
sentiment de justice est donc ajouté au sentiment de l’utile. Mais
entre le sentiment de la justice et le sentiment de l’utile, il y a
une différence radicale. Le sentiment de l’utile est un fait social
observable, le sentiment de justice n’est pas scientifiquement
déterminable, il y a dans l’homme un sentiment de justice, mais
on ne peut définir exactement son contenu. La théorie, par ce
biais, devient subjectiviste. Le droit devient exactement ce que
les hommes pensent, dans leur conscience, de la justice. La doctrine
est manifestement imprégnée de métaphysique et de naturalisme.

Il est, au reste, très difficile à la lecture de Duguit de dire


exactement à quels caractères on reconnaît la règle juridique.
C’est une règle dont la masse pense la sanction nécessaire, mais
à partir de quel moment pourrons-nous dire que ce phénomène
se réalise ? Dans les Etats démocratiques, on peut accepter le
principe que l’opinion fait la loi, encore faut-il démontrer la
coïncidence dans le temps entre la volonté de la masse et celle
du parlement; et que dire dans les autres formes de sociétés ?

3° Dans son objectivité.


Pour Duguit, il s’agissait de limiter l’Etat par le droit objec¬
tif. Or, Duguit ne peut déterminer le contenu du droit objectif
d’une manière expérimentale, et c’est l’effondrement de tout
l’édifice. L’échec était prévisible dès les prémisses de la doctrine :
d’un fait, on ne peut dégager que des lois de fait, et des lois
de faits, on ne peut tirer des lois de but. Toute la doctrine de
Duguit cherche à se passer du « il faut », mais elle est construite
entièrement sur le Sollen. Ou bien la solidarité est une loi physique
et elle est nécessaire en vertu du principe de causalité, à moins
que l’homme ne trouve le moyen de la transgresser, ou bien elle
est obligatoire; mais alors on l’assimile à une loi de but et on
206 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

est infidèle au positivisme, car il est impossible de démontrer


pourquoi elle est obligatoire. Dire : il faut limiter l’Etat par le
droit, c’est exprimer un sentiment très honorable, mais ce n’est
pas parler en positiviste.

Sa conception réaliste de l’Etat est en contradiction même


avec son objectivisme. Pour lui, l’Etat en tant que notion juri¬
dique ne doit prendre en considération que le phénomène gou¬
vernemental; le phénomène de différenciation sociale produit
les gouvernements qui se maintiennent au pouvoir, comme dans
toute théorie réaliste, parce qu’ils sont les plus forts. Or, si on se
place sur le terrain des faits, on aboutit rapidement à une thèse
matérialiste. On ne voit de limitation possible à la force des
gouvernants que par une autre force, et on condamne l’Etat à
des coups d’Etat permanents. Le but poursuivi par Duguit, c’était
de limiter l’Etat par le droit, il aboutit à opposer deux forces
sociales, les gouvernants et la masse des consciences individuelles,
sans limiter véritablement l’Etat.

*
* *

Sur le plan de la philosophie du droit et de l’Etat, la cons¬


truction de Léon Duguit apparaît comme une œuvre fragile; du
moins a-t-il eu le mérite de montrer que la limitation de l’Etat
par le droit ne pouvait se réaliser en dehors de l’objectivisme
juridique, le subjectivisme conduisant nécessairement aux doc¬
trines d’oppression.

Sur le plan de la technique juridique, l’œuvre de Léon Duguit


est une œuvre prestigieuse. Aucune œuvre, si ce n’est peut-être
celle de Kelsen, n’a eu une influence aussi profonde. Elle est
l’illustration de ce paradoxe qu’une philosophie n’a pas besoin
d’être exacte pour exercer une action profonde et durable, si
elle repose sur des bases techniques solides. Après Léon Duguit,
le droit public français ne pouvait plus être ce qu’il était avant
lui. Son esprit critique l’avait conduit progressivement à renou¬
veler de fond en comble le droit public classique fondé sur la
notion de souveraineté, la notion de personnalité morale, et à
l’édifier sur des principes que de très nombreux juristes, même
ceux qui sont le plus éloignés de sa pensée philosophique, ne
mettent plus en cause aujourd’hui.

Que l’on mesure l’ampleur de la révolution accomplie ! A la


technique juridique, il a donné une méthode nouvelle, la méthode
expérimentale, méthode banale aujourd’hui, mais au début du
XIXe siècle, méthode révolutionnaire dans la science du droit,
car elle conduit à considérer le droit, à l’opposé du naturalisme,
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 207

non comme une construction intellectuelle, mais comme une


science des faits sociaux. Le courant sociologique crée par Duguit
a été si puissant que l’école de Bordeaux est encore imprégnée
de sa technique. Une œuvre comme celle de Maurice Duverger
dans le domaine de la science politique est tributaire, dans une
large mesure, de sa conception des phénomènes sociaux.

Au droit administratif, il a donné une théorie nouvelle des


actes juridiques qui a renouvelé le droit administratif et la
jurisprudence du Conseil d’Etat. La théorie classique de l’acte
juridique, la Willenstheorie, aboutissait à l’autonomie de la
volonté, c’est-à-dire considérait l’effet de droit comme créé par
la volonté de l’auteur de l’acte. Appliquant sa conception objec-
tiviste du droit à l’analyse de l’acte juridique, Duguit a montré
que l’acte de volonté ne créait pas l’effet de droit, mais déclen¬
chait simplement l’application du droit objectif à un cas parti¬
culier. La soumission de l’individu au droit objectif peut revêtir
différentes formes, suivant les situations dans lesquelles le droit
le place; certaines situations sont directement données par le
droit objectif, ce sont les situations objectives; d’autres sont
individualisées par les actes juridiques, ce sont les situations
subjectives. Cette distribution l’a conduit à une classification très
fertile pour le droit administratif : envisagé dans ses effets, l’acte
juridique a pour résultats d’apporter une modification à l’ordon¬
nancement juridique existant.

L’analyse juridique amène donc à distinguer des actes géné¬


raux et impersonnels, dits actes règles (loi, traités internatio¬
naux...) et des actes subjectifs qui sont des actes spéciaux, indi¬
viduels. Tous les actes individuels ne sont pas toujours subjectifs,
certains actes, qu’il appelle actes-conditions, ont simplement
pour effet d’attribuer à un individu donné une situation juridique
objective, sans lui donner le caractère de situation subjective
(par exemple la nomination des fonctionnaires contractuels). On
voit le lien qui existe entre sa philosophie et sa technique; cette
dernière fut pourtant retenue par des positivistes comme Jèze,
qui refusait sa théorie générale du droit.
Bien plus, dans son célèbre arrêt Lafage de 1912, le Conseil
d’Etat consacrait sa théorie de la classification des recours conten¬
tieux ratione materiae, exposée dans le Tome II de son Traité
de droit constitutionnel. Duguit critiquait les expressions de
contentieux de la pleine juridiction et de contentieux de l’annu¬
lation car, disait-il, elles semblent indiquer que les pouvoirs du
juge sont plus étendus dans un cas que dans l’autre, et proposait
de leur substituer les termes contentieux subjectif et contentieux
objectif, et il concluait à l’existence de deux recours irréductibles.
Il ajoutait — point de vue adopté par le Conseil d’Etat : « Il est
possible que des situations juridiques objectives et subjectives
se pénètrent, que, dans une même instance, le Conseil d’Etat
208 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

soit à la fois saisi d’une question de droit objectif et de droit


subjectif et qu’en fait il statue sur les deux dans un même arrêt,
mais cela ne fait pas que les deux contentieux se confondent ».

Au droit international, il a donné un esprit nouveau : le sens


international; c’est à dessein que nous employons cette expres¬
sion, titre même du petit ouvrage de Georges Scelle publié dans
la Bibliothèque du Peuple et où Scelle, par son argumentation
même, avoue tout ce que son œuvre doit à la pensée de Léon
Duguit. C’est sur la notion de solidarité que Georges Scelle édifie
sa théorie des fondements du droit international, c’est par la
méthode Duguiste qu’il conduit sa recherche, recherche qui
débouche sur une conception objectiviste du droit international,
exposée dans son Traité du droit des gens, puis dans son
Manuel de Droit international public. La conception Scel-
lienne du Droit international public, dont l’influence fut si
profonde sur le droit international public positif et la doctrine,
c’est la résonance de la pensée de Léon Duguit dans la vie inter¬
nationale, pensée si riche que son écho sonore n’est pas encore
éteint dans la science juridique française.

Chapitre II

THÉORIE SOCIOLOGIQUE DU DROIT D’EUGEN EHRLICH

Si l’Allemand Eugen Ehrlich a subi l’influence de l’école


historique allemande et en particulier celle de Savigny, il a eu
le mérite d’élaborer de très bonne heure, dès 1912, une méthode
pour l’étude sociologique du droit, ouvrant la voie à la sociologie
juridique contemporaine dans les pays germaniques et en Europe
centrale.

Pour lui, « le centre de gravité de l’évolution du droit ne


se trouve ni dans la législation, ni dans la science juridique, ni
dans la décision judiciaire, mais dans la société elle-même ». Au
lieu de rechercher la source du droit dans la Volksgeist que
Savigny liait au passé, dans une vision essentiellement historique
du droit, Ehrlich va chercher à la saisir dans une appréhension
sociologique du droit, des «faits de droit» (Rechtstatsachen),
dans le droit vivant du peuple.

Cette méthode le conduit aux affirmations suivantes, bases de


sa théorie :

1° Le phénomène juridique est quelque chose de beaucoup


plus large que le phénomène normatif qui caractérise la régle¬
mentation juridique, car, à côté de l’Etat, il existe beaucoup
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 209

d’autres associations juridiques : famille, église, corps, corps


constitués, qui possèdent le pouvoir de coercition en commun
avec l’Etat.

2° Il n’existe qu’une différence de degré d’ailleurs infime,


entre la coercition juridique et les autres formes de coercition
sociale exercées par la famille, la religion, etc. Les motifs d’obéis¬
sance que supposent l’appartenance à une famille ou à une reli¬
gion s’expriment dans des normes sociales qui comprennent la
plupart des normes juridiques.

3° Certaines formes de contrainte ont un caractère typique¬


ment juridique; par exemple, l’exécution des jugements civils
ou la contraine pénale que l’Etat applique pour réaliser ses buts
particuliers : police, administration, défense du territoire; mais
même dans ce cas, l’Etat agit en tant qu’organe de la société
et les normes qu’il élabore ont en réalité pour but d’assurer la
réalisation des normes sociales ou leur protection.

C’est donc, en dernière analyse, les « faits de droit sociaux »


(Tatsachen des Reehts) qui sont à la base du phénomène juri¬
dique. Ces faits de droit sont, pour Ehrlich, au nombre de quatre :
l’usage, la domination, la possession et la déclaration de volonté;
ce sont eux qui donnent un sens aux relations juridiques et per¬
mettent de les valider ou de les invalider. Il y a, dans tout système
social, une tension permanente entre le « droit vivant », c’est-à-
dire le droit social, tel qu’il vit dans une société, donc en évolution
constante, et le droit d’Etat qui tend à la permanence et la
conservation, le rôle de la jurisprudence étant de rechercher des
solutions à cette tension.

En effet, parmi les normes juridiques, seules les « normes de


décision » (Entscheidungsnormen) sont établies par l’Etat et
dépendent de sa volonté. Elles ne deviennent normes juridiques
fondamentales (Rechtsatz) que dans la mesure où la jurispru¬
dence judiciaire, administrative, législative ou doctrinale en fait
un élément de droit vivant. Les décisions judiciaires ne sont
donc qu’un des aspects de la vie sociale du droit.
Certes, avec le développement du socialisme d’Etat, le rôle
du droit officiel est de plus en plus important et Ehrlich distingue
trois types de normes juridiques qui ont pour but de régir le
rapport entre le commandement, l’interdiction et les faits de
droit :
1° Celles qui ont pour but de protéger des normes juridiques
fondées sur des faits de droit : statut d’association, contrats et
normes qui en dérivent, enrichissement sans cause et réparation
du dommage;
2° Les normes officielles qui créent ou annulent des faits
sociaux : expropriation, annulation des contrats;

14
210 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

3° Les normes officielles totalement détachées des faits


sociaux : impositions, taxes, octroi de privilège...

Cette opposition possible entre le droit officiel et les faits


sociaux conduit Ehrlicli à préciser la fonction technique du
juriste et de la jurisprudence : chercher à résoudre les tensions
qui existent dans toute société, en recherchant ses directives dans
les principes de la justice. La justice se compose, pour lui, de
principes statiques et de principes dynamiques : toute société
suppose une justice statique qui tend à consolider les conditions
qui sont sa raison d’exister, qui s’expriment dans des institutions,
comme le contrat, les successions, la rémunération du travail
personnel.

Mais à côté, existent les principes d’une justice dynamique,


faite d’idéaux individuels ou collectifs, forces motrices rivales
de la justice statique et qui provoquent une évolution incessante
du droit.

Critique

Le mérite de la doctrine d’Ehrlich, c’est d’avoir montré l’im¬


portance des sources sociales du droit et d’avoir rappelé aux
juristes que les préoccupations techniques ne devaient jamais faire
perdre de vue ce que l’on pourrait appeler « la jurisprudence
sociologique », l’enracinement profond du droit dans la société.

Malheureusement, comme toutes les doctrines sociologiques,


la doctrine d’Ehrlich encourt de nombreuses critiques logiques :

1° Elle ne peut ni rendre compte du droit positif, des normes


juridiques, ni fournir un critère décisif pour nous permettre
de les distinguer des autres normes sociales. Il en résulte un
sentiment d’imprécision qui crée rapidement une sorte de malaise
scientifique.

2° Comme toute doctrine sociologique, elle néglige le fait que


le droit est 1 œuvre d’une pensée qui tient compte de l’expérience
sociale mais qui réagit aussi sur elle, notamment par l’intermé¬
diaire du législateur, du gouvernement, du juriste. Le rôle de
1 Etat ne cesse de grandir dans la société moderne depuis le XIXe
siècle; la valeur de la distinction entre les normes spécifiques
de l’Etat et celles que l’Etat crée pour sanctionner les faits sociaux
tend à diminuer d’importance. Dans l’Etat démocratique, la dis¬
tinction s’atténue en même temps que croît le rôle de l’opinion
et si l’Etat subit l’influence de l’opinion, il imprime de plus
en plus des directions aux habitudes sociales, les façonne, les
oriente.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 211

3° Max Weber dans sa sociologie du droit, a très bien montré


que l’époque contemporaine se caractérisait par une place
de plus en plus grande faite au rationnel, aux dépens
de ce qu’il y a d’irrationnel dans les sociétés primitives. Nous
passons de ce qu’il appelle la découverte charismatique du pou¬
voir et du droit, à un état de rationalisation. Dans cette phase
de la rationalisation, la justice devient une méthode pour
résoudre les conflits d’intérêts. Une catégorie sociale apparaît
dans cette société rationalisée, à mi-chemin entre les inventeurs
du droit des époques primitives et les juristes professionnels que
Weber appelle les « Rechtshonoratioren », qui agissent puissam¬
ment sur cette rationalisation, stimulée par l’Etat centralisé et
socialiste. (Voir infra le chapitre sur Max Weber).

Cette rationalisation logique du droit est un fait qui paraît


incontestable dans la société moderne et que l’imprécision et le
flou des conceptions juridiques d’Ehrlich semblent avoir négligée
au nom d’un sociologisme encore pénétré de romantisme histo¬
rique.
212 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

BIBLIOGRAPHIE

SUR SOCIOLOGIE ET DROIT

Voir :
Méthode sociologique et Droit : Rapports présentés an Colloque de Stras¬
bourg, 1958. Annales Faculté de Droit de Strasbourg, 1958.
M. Villey : Ce que l’histoire du droit doit à Auguste Comte (Mélanges Lévy-
Brulh, 1959).
Verianin : La philosophie du Droit d’Auguste Comte.
Salori : Positivisme guridical politico di A. Comte (Studi Storici, 49).
Mehlis : Die Staats philosophie Comte, 1909.
J. Lacroix : Sociologie d’Auguste Comte, 1957.
H. Lévy-Brulh : Aspects sociologiques du Droit, 1955.
Davy : Le droit, l’idéalisme et l’expérience, 1922.
Lévy : Les fondements du Droit, 1935, nouvelle édition 1955.
Lévy : Vision socialiste du Droit, 1926.
Durkheim : Leçons de sociologie physique des mœurs et du Droit, 1950.
H. Lévy-Brulh : Droit et sociologie, A.P.D. 1937, p. 22.
Russo : Réalité juridique et réalité sociale, 1942.
L. Husson : La philosophie de Droit et les sciences humaines, A.P.D. 1962,
p. 61.
L. Husson : L’élaboration de la règle de droit et les données sociologiques.
Annales de la Faculté de Droit de Toulouse, 1959, p. 35 et ss.
G. Gurvitch : Eléments de sociologie juridique, 1940, Paris.
H. Lévy-Brulh : Sociologie du Droit, P.U.F. (Que sais-je ?), 1961.
Coïng : La théorie de Durkheim sur le droit comme chose. Annales de la
Faculté de Droit de Strasbourg, 1958, p. 112.
J. Carbonnier : Sociologie juridique, publiée par l’Association des Etu¬
diants en Droit, 12, Place du Panthéon, 1963-1964.

PRINCIPALES ŒUVRES DE LEON DUGUIT

Quelques mots sur la famille primitive, conférence faite à Bordeaux le


16 mars 1883, Paris 1883.
Etude historique sur le rapt de séduction, Nouv. Rev. Hist., 1886, Paris.
Le droit constitutionnel et la sociologie, Rev. Internat, de l’Enseig., 1889.
Un séminaire de sociologie, Rev. Internat, de Sociologie, 1893.
La séparation des pouvoirs et l’Assemblée Nationale de 1789, Revue d’éco¬
nomie politique, 1893.
Des fonctions de l’Etat moderne. Etude de sociologie juridique, Revue inter¬
nationale de sociologie, 1894.
Le conflit de souveraineté fédérale et de la souveraineté locale aux Etats-
Unis d’Amérique ; à propos d’un livre récent, Carlier : La Républi¬
que américaine, Revue d’économie politique, 1894.
Les Constitutions et les principales lois politiques de la France depuis 1789,
Paris, lre éd. 1898, 2e éd. 1908, 3e éd. 1915, 4e éd. 1925.
Compte rendu de Combothecra : La conception juridique de l’Etat, Revue
de droit public, 1899.
L’Etat, le droit objectif et la loi positive, Paris 1901.
Préface de la traduction française de W. Wilson : L’Etat, Paris 1902.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 213

L’Etat, les gouvernants et les gens, Paris 1903.


Manuel de Droit constitutionnel, Paris, lre éd. 1907, 2e éd. 1911, 3e éd. 1918,
4e éd. 1923 (traduction russe Moscou 1908, traduction espagnole Madrid
1921).
Traité de Droit constitutionnel, Paris, lre éd. 1911, 2e éd. 1921, 3e éd. 1927
(traduction turque du tome I de la 2e éd. 1925).
Le Droit social, le Droit individuel et les transformations de l’Etat, confé¬
rences faites à l’étude des Hautes Etudes Sociales, Paris, lre éd. 1908,
2e éd. 1911, 3e éd. 1922 (traduction russe 1909, espagnole 1919, anglaise
New Lork 1920, grecque 1923).
Les transformations générales du droit privé depuis le code Napoléon, Paris,
lr' éd. 1912, 2' éd. 1920 (traduction espagnole 1913, 1926).
Les transformations du droit public, Paris 1913 (traduction espagnole 1917).
Le Conseil d’Etat et Vaffaire du gaz de Bordeaux, Revue politique et parle¬
mentaire, 1916.
The Law and the State Harvard, Law Review 1917; traduction et reproduction
partielle dans J.-J. Rousseau, Kant et Hegel, Revue de Droit public
1918; la doctrine allemande de l’autolimitation, ibid. 1919.
Souveraineté et liberté. Leçons faites à l’Université de Columbia en 1920,
1921, Paris 1922 (traduction espagnole 1924, tchèque 1924).
Le pragmatisme juridique. Conférences faites à l’Université de Coimbre,
1924.
La concepcion solidarista de la sociedad, La Havane 1924.
Leçons de droit public général faites à la Faculté de Droit de l’Université
égyptienne en 1926, Paris 1926.
Le jugement de la constitutionnalité des lois. Conférence faite à Bucarest
1925, Bulletin de la Société de législation comparée roumaine 1925.
Préface de Roger Crusf. : L’hypertrophie de l’Etat, Paris 1928.

PRINCIPAUX OUVRAGES ET ARTICLES


SUR L’ŒUVRE DE L. DUGUIT (1)

A. Aechambaud : Compte rendu des œuvres de L. Duguit, Yale Law Review,


1918.
J. Bonnecase : La Notion de Droit en France au dix-neuvième siècle, 1919.
La science juridique française; quelques aspects fondamentaux de l’œuvre
de L. Duguit, Rev. générale du droit, 1929.
La Pensée juridique française de 1804 à l’heure présente, 1938.
Science du droit et Romantisme, 1927.
R. Bonnard : La doctrine de Duguit sur le droit de l’Etat, Rev. internationale
de la théorie du droit, 1927, cah. I, p. 18-40.
Léon Duguit. Ses œuvres, sa doctrine, R.D.P., 1929, p. 5, sq.
Léon Duguit, Eod. loc., 1928, p. 58 sq.
Les idées de L. Duguit sur les valeurs sociales, A.P.D., 1932, n° 1-2,
p. 7 sq. Reproduit par Sirey, 1932.
A. Brimo : Situation actuelle du droit naturel en France, Annales de la
Faculté de Droit de Toulouse, 1962.
L. Brun : Une conception moderne du droit, A.P.D., 1927, cah. 3.
R. Capitant : L’Illicite, thèse Paris, 1928.

(1) Cette liste, qui n’est nullement complète, présente les principaux
articles de la doctrine française et étrangère relative aux thèmes fondamen¬
taux de la pensée de L. Duguit.
214 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

R. Carré de Malberg : Contribution à la théorie générale de l’Etat, t. Ier,


p. 194 sq.
J. Dabin : La philosophie de l’ordre juridique positif, Sirey, 1929.
Théorie générale du droit, Bruxelles Bruylant, 1944.
Doctrine générale de l’Etat, Bruxelles Bruylant, 1939.
Le droit subjectif, Dalloz, 1952.
G. Davy : Le problème de l’obligation chez Duguit et chez Kelsen, A.P.D.,
i933.
L’idéalisme et les conceptions réalistes du droit, Rev. philosophique,
1920, p. 276.
Le Droit, l’Idéalisme et l’Expérience, 1922.
Djuvara : Souveraineté et réalité juridique de l’Etat, Mélanges Négulesco,
1933, p. 33.
H. Dupeyroux : Les grands problèmes du droit, A.P.D. 1938, n° 1-2, p. 50.
Ch. Eisenmann : Deux théoriciens du droit ; L. Duguit et M. Hauriou, Rev.
philosophique, 1930, p. 247.
W.-Y. Elliot : The metaphysics of Duguit’s pragmatic conception of law,
Political Science Quarterly, déc. 1922, n. 339.
A. Forti : Il realismo del diritto publico, 1903.
F. Geny : Science et Technique en droit privé, t. IV, p. 159 sq.
Les bases fondamentales du droit civil en face des théories de L. Duguit,
Rev. trim. du droit civil, 1922, p. 779 sq.
G. Gurvitch : L’Idée du droit social, 1932.
M. Hauriou : Les idées de M. Duguit, Rec. acad. de législation de Toulouse,
1911.
L’ordre social; la justice et le droit, Rev. trim. du droit civil, 1927, p. 824.
Le pouvoir, l’ordre, la liberté et les erreurs des systèmes objectivistes,
Rev. de métaphysique et de morale, 1938, p. 193 sq.
E. Ionescu : L. Duguit et le droit subjectif, A.P.D. 1932, p. 269.
A. Jardon : Las teorias politicas de Duguit, Revista generale de legislacion
y jurisprudencia, Madrid, 1919.
G. JÈze : L’influence de L. Duguit sur le droit administratif, A.P.D. 1932,
p.135 sq.
Principes généraux du droit administratif, 1930.
L. Kunz : Die Recht und Staatslehre Léon Duguit, Rev. intern. de la théorie
du droit, 1927, p. 140.
L. Le Fur : Droit indwiduel et droit social; coordination, subordination ou
intégration, Arch. de philosophie du droit, 1931, cah. 3-4.
Le fondement du droit. Les Lettres, nov.-déc., 1925.
Le fondement du droit dans la doctrine de L. Duguit, Arch. de philo¬
sophie du droit, 1932, p. 175 sq.
H. Laski : La conception de l’Etat de L. Duguit.
Authority in the modem State.
G. Laskine : La transformation du droit au XIXe siècle, Rev. de méta¬
physique, 1914, p. 224.
A. Mestre : Remarques sur la notion de propriété d’après L. Duguit,
A.P.D., 1932, p. 163 sq.
H. Matthew : Duguit’s political theory, Political science Quaterly, juin 1909,
p. 284.
K. Mencel : Eine realistische Staatstheorie, Œsterreichische Zeitschrift für
offentliches Recht, 1914, p. 114.
I. Markevitch : Les Idées sociales de L. Duguit, thèse Paris, 1933.
A. Pacano : La dotlrina del Duguit sulla volonta giuridica, Rivesta inter-
nazionale de filosofia del diritto, an. III, p. 33 sq.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 215

A. Piot : Droit naturel et Réalisme, thèse Paris, 1930.


G. Pirou : L. Duguit et l’économie politique, Rev. d’économie politique, 1931.
N. Politis : L’influence de la doctrine de Duguit sur le développement du
droit international, A.P.D. 1932, cah. 1-2, p. 69 sq.
A. Posada : La nueva orienlacion del derecho publico, introduction à la
traduction espagnole de l’ouvrage de Duguit, Droit individuel et droit
social, Madrid, 1909.
J. Przitch : Drsava in pravo a delu L. Duguit, novi sad Letopis, nov. 1929.
M. Réglade : Théorie générale du droit dans l’œuvre de Duguit, A.P.D.
1932, cah. IX 2, p. 21 sq.
M. Réglade : Perspective qu’ouvrent les doctrines objectives du doyen Duguit
pour un renouvellement de l’étude du droit international, Rev. générale
du droit international public, 1930, p. 385.
Valeur sociale et Concepts juridiques, Sirey, 1950.
G. Renard : Autour des idées de L. Duguit. Des sciences physiques aux
sciences morales, Sirey, 1923.
G. Richard : Le positivisme juridique et la loi des trois états, A.P.D., 1931,
cah. 3-4, p. 301.
La sociologie juridique et la défense du droit subjectif, Rev. philoso¬
phique, janv.-juin 1912.
G. Scelle : La doctrine de L. Duguit et le fondement du droit des gens,
A.P.D., 1932. cah. IX 2, p. 83 sq.
Ph. Serre : Les atteintes à la notion moderne de l’Etat en France au début
du vingtième siècle, thèse Paris, 1925.
G. Simonovitch : Les Théories contemporaines de l’Etat, thèse Paris, 1939.
N. Steinhart : Principile clasice si noruile tendinte ale dreptului constitu-
tional. Critice operei lui L. Duguit, thèse Bucuresti, 1936.
K. Strupp : Compte rendu des œuvres de Duguit, Arch. des offentliches
Rechts, XXX, 1913, p. 488.
S. Trentin : La crise du droit et de l’Etat, 1929.
G. Tassitch : Réalisme et normativisme dans la science juridique, Rev. intern.
de la théorie du droit, 1928, p. 23 sq.
Le principe de légalité dans les doctrines de L. Duguit et de H. Kelsen,
Eod. loc., 1930, n° 4, p. 56.
H. Vizioz : Les notions fondamentales de la procédure et la doctrine française
du droit public. Revue générale du droit, 1931, et Etudes de procédure.
Edit. Bière, 1956.
M. Waline : Les idées maîtresses de deux grands publicistes français M. Hau¬
riou et L. Duguit, Année politique, nov. 1929.
Ouvrage collectif : Congrès commémoratif du centenaire de la naissance de
Léon Duguit, Revue juridique et économique du Sud-Ouest, Bordeaux,
1939. Cet ouvrage contient les articles suivants :
La vie et la personnalité de Léon Duguit, par M. Laborde-Lacoste.
Souvenirs personnels sur Léon Duguit, par A.-J. Boyé.
L’influence des idées de Léon Duguit sur la théorie générale du Droit, par
G. Lancrod.
L’influence de Duguit sur le Droit constitutionnel et la science politique,
par M. Waline.
L’influence des idées de Duguit sur la doctrine du droit administratif, par
A. de Laubadère.
L’influence des idées du Doyen Duguit sur la jurisprudence du Conseil d’Etat,
par Boutet, Gazier, Heumann, Letourneur et Théry.
L’influence du Doyen Duguit sur le Droit privé, par J. Brethe de la
Gressaye.
Duguit et le Droit international public, par Guccenheim.
216 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

SUR LES THÉORIES D’EHRLICH


Voir :
Ehrlich : Freie Rechtsfundung, 1905.
Ehrlich : Grundlegung des soziologie des Rechts, 1912.
Georges Gurvitch : Sociologie du Droit, 1942.
W. Friedmann : Théorie générale du Droit, L.G.D.S., 1965, p. 199.

SUR L’ÉCOLE SOCIOLOGIQUE ALLEMANDE


Voir :
Vierkandt : Gesellschaftlehre, 1928.
Jérusalem : Soziologie des Rechts, 1925.
Tonnies : Gemeinschaft und Gessellschaft, 5e éd., 1922.
F. Sander : Staat und Recht, 1922.
Kornfeld : Soziale Machtverhaltnisse, 1911.
R. Aron : La sociologie allemande contemporaine, 1950.
Leif : La sociologie de Tonnies, 1946.
O. Spann : Gesellschaftslehre.

SUR LA SOCIOLOGIE JURIDIQUE ANGLAISE


Voir :
Dicey : Law and public opinion in England, 1898.
Allen : Law in the making, 6e éd., 1951.
G. Richard : La philosophie du droit et la Sociologie en Angleterre après
Spencer, A.P.D. 1932.

SUR LE SOCIOLOGISME JURIDIQUE AMÉRICAIN


Voir :
W. Friedmann : Théorie générale du droit, op. cit., p. 196 et s., 237, etc.
Horvarth : Les nouvelles tendances de la philosophie du Droit aux U.S^i.,
O.Z.F.O.R., 1953.
Pound : The scope and purpose of sociological jurisprudence, Harvard Law
Review, 1911, p. 89 et s. The call for a realistic jurisprudence, Harv. L.R.,
1934, p. 697.
Holmes : Collected legal papers, 1920.
Frank : Law and the modem Mind, 1930. Courts on trial, 1949.
Llewellyn : Some realism about realism 43, Yale L.R., 1240. Prajudizien-
recht und Rechtsprechung in Amerika, 1933.
Cohen : The problem of a functional jurisprudence, I M.L.R. I. Social
sciences and their Interrelations.
Dewey : Logical method of law, 10 Cornelle L.Q. 17.
Radbruch : Théorie anglo-américaine du Droit, A.P.D. 1936, p. 29.
Bobbio : R.I.F.D. 1951, p. 41 et 539.
J. Paul : Le réalisme juridique de J. Frank, 1959.

SUR LE SOCIOLOGISME ITALIEN


Voir :
R. Ardico : Sociologia, 1908.
Vanni : Lezioni, di. fil. d.d., 1904; Saggi, di. f. d.d., 1906-1911.
LÉvi : La société et Tordre juridique, 1911. Contributi ad una teoria fil
delTordine giuridico, 1914.
Treves : Dir. e. cultura, 1947.
Romano : cf. dans Méthode sociologique et Droit, 1958, les rapports d’Ores-
tano et de Giannini.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 217

SECTION III

LA PHILOSOPHIE MARXISTE
DU DROIT ET DE L’ETAT

« C’est dans la tête du philosophe que commence la révo¬


lution » a écrit Marx; la philosophie marxiste du droit et de
l’Etat est, au premier chef, le produit de la conception marxiste
de l'homme et du monde, c’est donc dans l’œuvre de Marx, de
Engels et de Lénine qui a fait passer le marxisme dans la
réalité historique, qu’il faut chercher les sources doctrinales.

C’est au terme d’un itinéraire intellectuel assez long que le


jeune Marx est parvenu à sa conception du matérialisme histo¬
rique et la philosophie du droit et de l’Etat a joué dans cette
évolution un rôle capital, ce qui montre une fois de plus l’utilité
de la philosophie du droit et de l’Etat, pour la compréhension
de l’évolution de la pensée philosophique générale.

Né à Trêves le 5 mai 1818, c’est-à-dire dans la Rhénanie


annexée à la Prusse par les traités de Vienne de 1815, petit-fils
et neveu de rabbins, Marx est le fils d’un avocat converti au
protestanisme, avocat honoré par ses confrères, puisqu’il fut
pendant un certain temps bâtonnier des avocats de Trêves. C’est
donc dans un milieu de juristes que Marx a vu le jour et lorsqu’il
s’inscrit à l’Université de Bonn, puis à celle de Berlin, c’est avec
l’intention de faire son droit. S’il abandonne bientôt les sciences
juridiques, au cadre intellectuel trop étroit, et s’oriente vers
l’histoire et la philosophie, pour chercher à accéder à une situa¬
tion universitaire, s’il achève ses études par une thèse de doctorat
sur « La différence entre la philosophie de la nature de Démo-
crite et celle d’Epicure », il restera du moins toujours marqué
par ses études juridiques (20).
C’est sous l’influence d’un disciple libéral d’Hegel, professeur
de Droit, Edmond Gans que Marx abandonne son romantisme
de jeunesse, se convertit à l’hégélianisme puis, tournant le dos
au libéralisme, adhère au Club des docteurs, club de jeunes
hégéliens où déjà militent Frédéric Engels, Moïse Hess, Bakou¬
nine, Max Stirner; c’est la première rencontre de Marx avec le
progressisme.

(20) Il a également suivi les cours de Savigny, préparé un traité de


théorie générale du droit de 300 pages et traduit 2 livres de Pandectes. Dans
la « Rheinische Zeitung » il a d’ailleurs écrit un article sur le manifeste philo¬
sophique de l’école du droit historique.
218 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Ces années de formation, 1835-1842, s’achèvent par sa rupture


avec l’Etat prussien dont il ne peut accepter, comme journaliste
aux Annales Allemandes et à la Gazette rhénane, le caractère
autocratique et l’absence de liberté d’expression. En 1843, il
s’installe à Paris après avoir épousé Jenny von Westphalen, son
aînée de quatre ans.

La période 1842-1845 va être marquée chez Marx par une


activité politique intense. A Paris où il retrouve les intellectuels
allemands chassés de leur pays par la Révolution de 1830, il
prend contact avec les socialistes français, se lie d’amitié avec
Joseph Proudhon, Engels, fils d’un tisseur de Manchester, et
l’anarchiste russe Bakounine. En 1842, peu avant son départ
d’Allemagne, iJ a écrit la Critique de la philosophie de l'Etat
de Hegel (21). En 1843-1844 il complète ses observations sur
Hegel par sa Critique de la philosophie du droit de Hegel.
« Le premier travail que j’entrepris, écrit-il dans sa Préface à la
Critique de Véconomie politique, pour résoudre les doutes qui
m’assaillaient, fut une révision critique de la philosophie du
droit de Hegel ». Dès lors, la réaction à l’influence hégélienne va
jouer un rôle déterminant dans l’évolution de sa pensée, évolution
confirmée dans son travail (1844) : Economie politique et Philo¬
sophie, rapport de l’économie politique avec l’Etat, le droit, la
morale et la vie bourgeoise.

En 1845, sur l’intervention du gouvernement prussien qui lui


reproche un article paru dans un journal d’émigrés le « Vor-
wâts », il est obligé de quitter Paris pour Bruxelles où il fonde
en 1846, avec Engels, des comités de correspondance communiste,
dépendant de la Ligue des Justes, société secrète composé d’ou¬
vriers allemands, dont le siège est à Londres. Il a désormais choisi
sa voie, celle du communisme; c’est l’époque de sa rupture avec
Proudhon et de la Misère de la philosophie (1847), réponse
à la Philosophie de la misère du socialiste français, ouvrage
qui confirme la nouvelle orientation de sa vie.

Sur la proposition d’Engels, la Ligue des Justes de Londres


se transforme en 1847 en Ligue des communistes, et Marx et
Engels rédigent le Manifeste de cette Ligue, dit « Manifeste
communiste du 24 février 1848 », dont le mot d’ordre « Prolé¬
taires de tous les pays, unissez-vous ! » deviendra le drapeau des
partis révolutionnaires communistes du monde entier.

C’est la période de sa collaboration intense avec Engels, qui


donne naissance à des ouvrages essentiels pour la compréhension
de leur pensée : la Sainte Famille (1845), L'idéologie alle¬
mande (1846, en collaboration avec Hess également).

(21) Voir egalement, dans le même sens, son article (1844) « Sur la
question juive ».
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 219

En 1849, après plusieurs voyages de propagande en France


et en Allemagne, il est expulsé de ces deux pays et s’installe
définitivement en Angleterre où, au milieu de difficultés maté¬
rielles qu’il surmonte grâce à l’aide de sa mère et à celle d’Engels,
il achève une œuvre immense : La guerre civile en France,
(1849), le 18 Brumaire de Louis Bonaparte; la Contribution à
l'étude de l'économie politique, publiée en 1859 ; le Capital,
dont le premier volume est paru en 1867 et la Critique du
programme du Gotha, publiée en 1871 en marqueront l’achève¬
ment. Engels, après sa mort survenue le 14 mars 1883 à Londres,
publiera les livres II et III du Capital.

En fait, pour la compréhension de la théorie marxiste du


droit et de 1 Etat, l’œuvre de Marx est inséparable de celle
d Engels. L'origine de la famille, de la propriété privée et de
l Etat, et surtout VAnti-Duhring, complété par la Critique du
programme d'Erfurt, constituent avec le petit volume de Lénine
consacré à 1 Etat et la Révolution (août 1917), (livre inachevé pour
cause de révolution), la source textuelle de la doctrine marxiste
de 1 Etat et du droit. Mais s’il existe des textes de référence,
l’évolution historique de la doctrine marxiste de l’Etat et du
droit, en particulier en U.R.S.S., l’interprétation des juristes et
des hommes d’Etat communistes doivent être une source de
réflexion constante, envisagées dans leurs relations avec les textes
de base, pour qui veut avoir une vue complète et exhaustive d’une
doctrine plus complexe qu’une analyse sommaire ne le laisserait
penser.

La philosophie marxiste de l’Etat et du droit ne peut s’ac¬


commoder d’un schéma simplifié, sa complexité même est le
produit de ce que l’on pourrait appeler la méthode marxiste
d’appréhension des phénomènes humains, qui s’affirme, avant tout,
comme une méthode sociologique et dialectique.

Cette méthode sociologique marxiste se propose comme pro¬


gramme, suivant le mot de Marx, « de remettre la philosophie
d’Hegel de la tête, sur les pieds ». C’est en étudiant la philosophie
du droit d’Hegel que Marx a découvert, non seulement le vice
fondamental de l’idéalisme hégélien, mais de toute idéologie, à
savoir la rupture établie par les philosophies entre le particulier
et l’universel, entre la vie privée et la vie publique. Hegel a cru
résoudre le problème des rapports entre le particulier et l’uni¬
versel en subordonnant, par l’intermédiaire de l’Etat tout-puis¬
sant, les intérêts particuliers à l’intérêt universel, mais cette
objectivisation des rapports humains n’est qu’une mystification.
Elle conduit à une dissociation tragique entre l’homme concret,
le travailleur, l’homo faber, véritable artisan de l’histoire qui
mène une existence privée dominée par des problèmes matériels,
et le citoyen d’un Etat qu’Hegel divinise et dans lequel l’homme
aliène ses droits politiques essentiels. La conception hégélienne
220 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

conduit à la séparation de l’individu privé et du citoyen. De


même le libéralisme envisageant les rapports de la vie privée et
de la vie publique conduit au monde de l’existence dissociée, au
nom de l’idéologie des droits naturels objectifs, distincts de la
société. La religion des droits naturels est l’expression de la
séparation de l’homme d’avec son essence communautaire, d’avec
lui-même et d’avec les autres hommes.
L’aliénation de l’homme dans les idéologies politiques est
aussi redoutable que l’aliénation que Feuerbach dénonçait dans
le phénomène religieux. L’homme, disait Feuerbach, aliène dans
un être idéal ses plus belles qualités humaines et se perd dans
la religion ; l’homme, répond Marx, étendant à l’Etat la conception
de Feuerbach, aliène dans l’Etat ses qualités sociales les plus
hautes.
Les philosophies reposent sur une méthode vicieuse, elles
procèdent par voie déductive au lieu de partir de l’observation
de la nature humaine et des rapports sociaux. L’observation nous
montre que l’homme est avant tout un être social, impensable
en dehors de la relation nature, homme, société. L’homme et la
nature sont intimement liés et séparés, l’homme satisfaisant une
partie de ses besoins par la nature, la nature s’humanise par l’in¬
tervention de l’homme mais obéit à ses lois propres, La médiati¬
sation entre l’homme et la nature s’accomplit par le travail, tra¬
vail qui va donner naissance à un nouveau rapport, celui de
l’homme avec les autres hommes. C’est le travail qui fait l’homme
différent des animaux et du reste de la nature ; c’est par la pro¬
duction d’objets qu’il prend une place exceptionnelle dans la
création, c’est par le travail que se crée l’histoire de l’homme et
qu’elle peut se continuer. 4insi naît une conscience humaine,
conditionnée par le travail et les modes de production. « Ce
n’est pas, écrira Marx, la conscience des hommes qui détermine
leur existence, mais au contraire leur existence qui détermine
leur conscience. »
Il en résulte que l’essentiel dans toute analyse sociologique,
c’est l’étude des modes de production, c’est-à-dire des infra¬
structures, et non des religions, des morales, des institutions, des
conceptions juridiques qui ne sont que des superstructures de la
société : « la machine à bras a produit la société avec le suzerain,
le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme industriel ».
C’est l’expression « Matérialisme historique » qui exprime le
mieux à la fois l’histoire de l’homme et la méthode d’interpré¬
tation du phénomène humain. L’économie devient le lieu géomé¬
trique où les relations instituées entre les hommes passent par
les choses, et où les choses prennent une signification humaine
et sociale. L’histoire des idéologies doit être l’histoire de la
réalité économique et sociale qui les a fait naître. Feuerbach
préoccupé d’une critique purement idéologique, n’avait pu déter-
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 221

miner les causes matérielles réelles de l’aliénation qu’il consi¬


dérait comme une simple erreur de l’esprit; la méthode marxiste
dépasse celle de Feuerbach et permet de découvrir les causes
profondes de l’aliénation politique aussi bien que religieuse.

Toutefois, la méthode sociologique serait incomplète dans son


appréhension de la réalité sociale si elle ne faisait appel à l’idée
dialectique. En effet, l’idée hégélienne de l’Etat et l’idée libérale
de l’Etat demeurent aveugles à un phénomène essentiel de la
société : la division de la société en classes.

Il ne suffit pas à la méthode marxiste de s’affirmer matérialiste


pour rendre compte de l’évolution de l’histoire de l’homme dans
son rapport Nature-Société; il lui faut aussi faire usage de la
méthode dialectique. Hegel a montré que la logique tradition¬
nelle ne pouvait rendre compte de l’évolution du monde. Pour
expliquer le mouvement de l’Idée, il a fait appel à une logique
du mouvement, la dialectique; il a considéré comme nécessaires
la réunion d’éléments contradictoires dans toute réalité et la
lutte de ces éléments, jusqu’au moment où cette lutte conduit a
une brusque transformation de la réalité supérieure contra¬
dictoire.

Thèse, antithèse et synthèse : dans cette trilogie, c’est la


négation qui est l’élément de progrès. Pour Hegel, l’évolution de
l’Idée détermine l’évolution du réel ; Marx va renverser, au nom
du matérialisme, les termes : c’est l’évolution du réel qui va
déterminer l’évolution des idées et des faits humains. Lénine
écrira : « Le développement est la lutte des contraires ». Ces
contraires sont le produit inévitable de l’aliénation de l’homme
dans les objets qu’il produit. L’homme s’affirme et s’extériorise
dans ses productions; ces productions sont des choses qui cristal¬
lisent le travail et deviennent rapidement, sous le nom de capital,
d’argent, de valeurs d’échange, des fétiches auxquels il tient
plus qu’à lui-même et à la société. L’homme va tendre à forger
des idéologies qui n’auront pour but que de protéger la posses¬
sion du capital-fétiche ainsi créé. La division du travail nécessaire
au progrès économique et humain développe l’appropriation
privée des moyens de production et les différenciations sociales.
Elle conduit à consacrer des fonctions supérieures de production,
elle aboutit à la naissance d’une classe de propriétaires qui
devient rapidement une classe sociale et politique dont les non-
propriétaires sont exclus. Dès lors, la lutte des possédants et des
non-possédants est inévitable et ainsi se trouve déterminé l’élé¬
ment essentiel de l’histoire humaine : la lutte des classes.

La méthode matérialiste dialectique doit donc rendre compte


de l’évolution des idéologies et des faits, en prenant conscience
de cette réalité dialectique fondamentale : la lutte des classes.
Elle doit permettre la démystification des idéologies. Mais il
222 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

n’appartient pas seulement à l’homme de prendre conscience par


la méthode, de la réalité sociale, l’homme est maître de sa desti¬
née, il jouit d’une liberté, certes conditionnée par les détermi¬
nismes naturels ou économiques, en ce sens « il ne se propose
que des tâches qu’il peut résoudre »; mais après tant d’expli¬
cations du monde données par les philosophes, il lui appartient
de le transformer.
Les solutions proposées par les philosophies libérales ou
hégéliennes aboutissent à l’existence dissociée. Pour aboutir au
monde de l’existence unifiée, il faut supprimer les conditions
économiques qui ont donné naissance au monde dissocié, c’est-à-
dire l’appropriation privée des moyens de production, et réfuter
l’idéologie qui renforce par son pouvoir propre ces mêmes
conditions économiques.
Comment y parvenir ? Comment aider l’évolution historique ?
Par la praxis, par l’action politique. Engels a écrit : « Karl
Marx est avant tout un révolutionnaire. Sa vraie mission fut de
contribuer de toutes les manières à la chute du régime capitaliste
et des institutions politiques créées par lui, en même temps qu’à
la libération du prolétariat moderne ». L’action révolutionnaire,
le renversement violent de la société bourgeoise, sont les seuls
moyens pour Marx et ses disciples « d’abréger la période de
gestation et d’adoucir les maux de l’enfantement ». Ainsi se
trouvent définies dans le cadre de sa conception du monde, la
méthode marxiste, ses prémisses, ses conclusions. Nous allons en
découvrir l’utilisation dans la théorie marxiste de l’Etat et du
droit.

Face au problème qui nous concerne, elle se caractérise par


un extraordinaire effort pour expliquer les conditions sociales
dans lesquelles s’exerce le phénomène juridique et étatique et
pour libérer en même temps « les consciences par cette prise de
conscience », c est-à-dire par la méthode des infrastructures
appliquées au droit et à l’Etat.
Toute infrastructure économique apporte avec elle une cer¬
taine idéologie et certaines superstructures institutionnelles et
juridiques; les analyser dans le cadre du devenir des sociétés,
en particulier dans le cadre du passage historique de l’état bour¬
geois à 1 état communiste, est l’objectif essentiel de cette doctrine.
La doctrine marxiste du droit et de l’Etat revêt une apparence
de très grande simplicité si on la ramène au schéma initial, mais
la doctrine elle-même subit l’attraction de la dialectique et son
évolution est liée à l’évolution de la société communiste en
U.R.S.S. en particulier. Avant son étude critique, il convient
donc d étudier le schéma initial et de préciser le sens et la portée
de son évolution en U.R.S.S., faute de quoi la plus grande confu¬
sion régnerait, comme chez certains auteurs, dans l’appréciation
critique.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 223

§ 1. — Le schéma initial

Réconcilier l’individu et la société, rétablir l’unité de l’exis¬


tence, assurer l’homogénéité sociale par l’édification d’une société
communiste, société sans classes, tel est le programme marxiste,
conception qui va se traduire, aussi bien en face de la société
bourgeoise que de la société communiste, par un anti-juridisme
et un anti-étatisme si fondamentaux qu’ils nous paraissent être,
avec la praxis révolutionnaire, la caractéristique essentielle de la
théorie marxiste du droit et de l’Etat.

1. — Le droit et l'Etat dans la société bourgeoise.

L’antijuridisme et l’antiétatisme du marxisme, c’est la volonté


proclamée de cette doctrine de combattre les idéologies bour¬
geoises et d’en dénoncer l’hypocrisie. Elle rejette comme sophis¬
tiques et utopiques les théories dites classiques de l’Etat et du
droit, elle s’affirme uniquement et exclusivement réaliste.

— Qu’est-ce que l’Etat se demandent les Marxistes ?

L’Etat est un phénomène inévitable dans la société bourgeoise.


« L’Etat, dit Engels, tirant les conclusions de son analyse histo¬
rique, ne représente nullement une force imposée en dehors de la
société. Il n’est pas davantage la réalité de l’idée morale, l’image
et la réalité de la raison, comme le prétend Hegel; l’Etat est le
produit de la société à un certain stade de son développement. Il
constitue l’aveu que cette société s’est empêtrée dans une insoluble
contradiction avec elle-même, qu’elle s’est scindée en antago¬
nismes inconciliables dont elle est impuissante à se débarrasser.
Mais pour que ces antagonismes, ces classes qui ont des intérêts
contradictoires ne se dévorent pas l’une l’autre et ne dévorent
pas la société dans une lutte stérile, pour cela une force est
devenue nécessaire qui, se plaçant en apparence au-dessus de la
société, modérerait le conflit, le maintiendrait dans les limites
de l’ordre. Cette force issue de la société, mais se plaçant au-
dessus d’elle et s’en éloignant de plus en plus, c’est l’Etat. » Ainsi
se trouvent exprimés très clairement, dans le cadre de son anti¬
étatisme, le sens historique de l’Etat et sa signification. L’Etat
est le produit de la lutte des classes. L’appareil étatique a été
imaginé par la classe dominante pour maintenir la société, malgré
ses contradictions fondamentales, dans les limites de l’ordre, sans
lequel l’économie ne peut fonctionner. Il est donc bien le produit
de l’évolution historique. Dans le processus du développement,
l’Etat bourgeois capitaliste est né de la révolution de 1789 qui
a donné le pouvoir à la bourgeoisie industrielle et commerçante ;
celle-ci a vu son pouvoir s’accroître avec la découverte des métiers
224 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

à tisser et de l’industrie chimique, et le développement du com¬


merce national et international.

L’Etat est dans la société bourgeoise un phénomène de


contrainte, l’Etat n’est pas une abstraction comme le soutiennent
les juristes qui le définissent par la souveraineté et la person¬
nalité morale, il n’est que le reflet institutionnalisé d’une situa¬
tion sociale historique caractérisée par la division en classes et
leur lutte, « il est l’appareil par lequel une classe exerce sa
contrainte sur une autre classe, c’est essentiellement un phéno¬
mène de force ».

La doctrine marxiste de l’Etat se place sur le terrain des


forces matérielles. L’Etat est l’Etat de la classe économiquement
dominante et Ja force étatique (police armée) lui permet d’acqué¬
rir des moyens nouveaux pour exploiter la classe prolétarienne et
renforcer sa puissance économique.

Toute théorie idéologique de l’Etat n’est qu’une superstructure


qui dissimule la réalité sociale définie par une certaine infra¬
structure de la société, l’Etat antique étant l’instrument d’exploi¬
tation des esclaves, l’Etat moderne, l’instrument d’exploitation
des prolétaires par les capitalistes. Quant à la distinction de
l’Etat et du droit, fondement de toute limitation de l’Etat par le
droit dans la doctrine classique française, issue d’une théorie
des droits naturels, elle n’est qu’une manière « embrouillée »
dira Lénine, de noyer le phénomène juridique comme le phéno¬
mène étatique dans des concepts idéologiques.

Qu’est-ce que le Droit ? L’antijuridisme marxiste lui attri¬


bue les mêmes vices qu’à l’Etat. Le droit, dira Marx, dans Yldéo-
logie allemande (22), n’a pas davantage que la religion une his¬
toire qui lui est propre. Le droit n’est pas, comme le soutiennent
les juristes bourgeois, une idéologie qui évolue suivant sa logique
propre, ce n est pas un phénomène autonome digne d’une étude
spécialisée, c’est un phénomène « conditionné » : « ce sont les
hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs
relations matérielles, transforment cette réalité qui leur est propre,
et leur pensée et les produits de leurs pensées » (23).

L évolution du droit, comme l’évolution de l’Etat, est condi¬


tionnée par 1 évolution des modes de production et n’est que le
reflet de l’infrastructure de la société, elle est l’expression des
rapports sociaux de production.

« Les rapports juridiques, ainsi que les formes de l’Etat, ne


peuvent être compris, ni par eux-mêmes, ni par la prétendue
évolution générale de l’esprit humain; ils prennent au contraire

(22) Karl Marx : L’idéologie allemande, p. 58.


(23) Karl Marx : ibid., p. 17.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 225

leurs racines dans les conditions d’existence matérielle, dont


Hegel à l’exemple des Anglais et des Français du XVIIe siècle
comprend l’ensemble sous le nom de société civile, elle doit être
cherchée à son tour dans l’économie politique. » (24)

L’évolution des sociétés humaines vers des sociétés diversi¬


fiées, le divorce entre l’individu et la société sont liés d’ailleurs
à l’apparition du droit de propriété privée. Le lien Etat-Droit est
aussi un lien Droit-Etat par l’intermédiaire de l’évolution écono¬
mique, car la société diversifiée donne naissance aux rapports de
subordination qui caractérisent l’Etat bourgeois.

Engels dans son livre L'origine de la famille, de la propriété


privée et de l'Etat, s’efforce de montrer comment les sociétés
primitives fondées sur l’égalité des conditions assuraient sponta¬
nément l’identité de l’intérêt individuel et de l’intérêt social. C’est
l’apparition de la propriété privée, soutient-il, conséquence de la
transformation de certains modes de production, qui produit
l’appropriation, l’aliénation, la division du travail et la société
pluraliste non intégrée. Le phénomène de division en classes
apparaît en même temps que la propriété privée et la distinction
entre le droit privé et le droit public, c’est-à-dire le droit de
l’Etat.

Inséparable du phénomène étatique, la régie de droit a


comme l'Etat, un caractère coercitif. Comme l’Etat, la règle de
droit a pour les marxistes un caractère oppressif, elle n’est, selon
le mot de Marx et de Engels dans le Manifeste communiste, que
« la volonté de votre classe érigée en loi, volonté dont le contenu
est déterminé par les conditions matérielles d’existence de votre
classe ». Ce caractère de coercition ne s’identifie pas pour Marx
à la violence, « hors les périodes de crise sociale », il résulte de
l’ensemble de l’appareil étatique et du phénomène de contrainte
inhérent à la nature de l’Etat bourgeois. Peu importe dans ces
conditions que la règle de droit s’exprime d’une manière impé¬
rative, coutumière ou sous la forme d’une décision juridique, sa
nature est fixée une fois pour toutes par son appartenance à une
certaine forme de société étatique.

Le caractère coercitif du droit rend illusoire toute théorie des


garanties formelles et des libertés formelles. L’Etat libéral dont
la réalisation a marqué, reconnaissent les Marxistes, un progrès
sur l’Etat féodal, car il a permis à de nouvelles couches sociales
d’accéder au pouvoir, est fondé sur des distinctions juridiques
sans valeur et sur une hypocrisie totale.

Cet Etat prétend instaurer un Etat de droit, c’est-à-dire affir¬


mer l’existence et l’exercice de droits objectifs formellement

(24) Karl Marx : Contribution à l’étude critique de l’économie poli¬


tique. Préface, p. 29.

15
226 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

garantis par la Constitution et l’Etat. Cet Etat de droit se traduit


par l’affirmation des libertés fondamentales dont l’exercice cons¬
titue les droits subjectifs des citoyens. Cette théorie fondamentale
dans l’Etat libéral n’a qu’une valeur purement formelle, diront
les marxistes, qui lui opposent la théorie des libertés concrètes.

Lénine écrit dans son petit livre l'Etat et la Révolution :


«. La société capitaliste, considérée dans ses conditions de déve¬
loppement les plus favorables, nous offre une démocratie plus
ou moins complète dans la République démocratique, mais cette
démocratie est toujours comprimée dans le cadre étroit de
l’exploitation capitaliste et de ce fait reste toujours une démo¬
cratie pour la minorité, pour les classes possédantes, pour les
seuls riches... Les esclaves salariés d’aujourd’hui restent si acca¬
blés par le besoin et par la misère qu’ils ont d’autre souci que
la démocratie, la politique ».

Les seules vraies libertés sont les libertés concrètes, et non


les libertés purement formelles. Le prolétaire n’a ni la culture,
ni le temps, ni la liberté d’esprit, conditionné par la situation
matérielle, pour exercer en fait les libertés politiques, la liberté
de la presse par exemple. Lafargue, le gendre de Karl Marx
conclura, à la tribune de la Chambre française dont il était
député : « Liberté, Egalité, Fraternité sont trois prostituées qui
depuis 1789 font le trottoir pour la bourgeoisie française »,
conclusion brutale et vulgaire dans sa forme, mais qui exprime
parfaitement la critique marxiste de la démocratie libérale.

Les marxistes, en introduisant la distinction entre les libertés


de participation, les libertés matérielles, les seules réelles et
concrètes, et les libertés formelles de 1789, prétendent rejeter
au magasin des accessoires inutiles et usagés le vocabulaire des
droits de l’homme. Ainsi se trouvent niées les affirmations et les
bases fondamentales de la démocratie classique. Elle fondait le
droit et les libertés sur l’existence de normes universellement
obligatoires, valables indépendamment de la situation historique
ou individuelle, normes sanctionnées par Dieu ou inhérentes à
la nature humaine, elle affirmait l’absence de conflit essentiel
entre la morale individuelle et la morale collective, le droit privé
et le droit public.

Le droit, la morale, l’Etat sont politiques, répond Lénine, et


dissimulent, pour le prolétaire, des réalités dramatiques qui abou¬
tissent à son écrasement, à son anéantissement. Seul l’usage du
socialisme scientifique par une société en opposition avec la
société capitaliste pourra le libérer.

<c Les prétendus droits de l’homme, dit Marx (Manifeste, p. 193-


194), distingués des droits du citoyen ne sont que les droits du
monde, de la société civile, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de
1 homme séparé de l’homme, de l’essence commune. Il s’agit de
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 227

la liberté de l’homme considéré comme une monade isolée,


repliée sur elle-même; le droit de l’homme n’est pas basé sur
le lien de l’homme avec l’homme, mais plutôt sur la séparation
de l’homme avec l’homme... bref, aucun des prétendus droits
de l’homme ne va au-dessus de l’homme égoïste ».

Si le droit et l'Etat sont le produit d’un antagonisme irré¬


ductible de classe, l’affranchissement de la classe opprimée est
impossible sans révolution, sans la suppression de l’appareil de
coercition créé par la classe dominante. Cette révolution ouvre
une phase nouvelle dans l’histoire du devenir de l’Etat : la phase
révolutionnaire de l’Etat marxiste.

2. — Le droit et VEtat dans la phase révolutionnaire de VEtat


marxiste et dans la Société communiste.

Pour comprendre la théorie marxiste de l’Etat et du droit


après le renversement de l’Etat bourgeois, il ne faut jamais
perdre de vue que le marxisme est au premier chef une doctrine
antiétatique et antijuridique. Le but poursuivi est la réconci¬
liation de l’individu et de la société, réconciliation indispensable
au progrès social; le but, c’est de surmonter les contradictions
sociales par l’instauration d’une société nouvelle, exempte de
contraintes politiques et de contradictions économiques.

L’obstacle, c’était d’une part l’existence de la réification


individuelle dans le droit et l’appropriation privée des moyens
de production; d’autre part un appareil policier, l’Etat de classe,
l’Etat bourgeois. Leur élimination doit permettre l’avènement
d’une forme nouvelle de société, la société sans classe, la société
communiste, stade ultime du développement historique des
sociétés humaines, le sens de l’histoire portant l’homme vers la
société intégrée, indifférenciée, dans laquelle il pourra se réaliser
parfaitement, se désaliéner, s’affirmer dans ses qualités d’homme
et les porter au plus haut degré de perfectionnement. Ainsi le
marxisme, dans ses buts, se pose comme un humanisme, un homme
nouveau doit naître : « l’homme communiste ».

A la foire de Leipzig en 1962, quatre vitrines décrivaient le


progrès de l’humanité d’une manière expressive : Dans la pre¬
mière, un seigneur et sa dame chassent le faucon pendant qu’un
paysan bine un champ : c’est le féodalisme. Dans la seconde, un
marchand compte ses ducats pendant qu’un ouvrier se penche
sur son métier à tisser : c’est le capitalisme mercantile. Dans la
troisième, deux chefs d’entreprise en smoking sablent le cham¬
pagne pendant qu’un travailleur sue sang et eau devant une
forge : c’est le capitalisme financier. Dans la quatrième vitrine,
on voit une usine populaire et un travailleur se reposant sur une
chaise longue pendant qu’une infirmière du peuple lui sert à
boire : c’est la société communiste.
228 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

La réalisation de la société communiste ne se trouve pas


accomplie par la seule socialisation des moyens de production.
On ne débarrasse pas l’humanité de 20 siècles de mauvaises habi¬
tudes par une révolution, fut-elle totale. La socialisation des
moyens de production doit amener une socialisation progressive
de VEtat et du droit. Ainsi se trouvent exprimés en pleine clarté,
à travers la thèse marxiste du dépérissement de 1 Etat et du droit,
l’antiétatisme et l’antijuridisme de Marx et de Engels.

Comme tout produit de l’histoire, l’Etat naît, se développe


et dépérit avant de disparaître. Son accomplissement dans la
société socialiste porte en lui la nécessité de sa disparition. Dans
la société nouvelle, jaillie de la révolution socialiste, l’Etat et
le droit deviennent inutiles. Engels écrit dans VAntiDurhing :
« Le premier acte par lequel l’Etat s’affirme réellement comme
le représentant de la société tout entière, la prise de possession
des moyens de production au nom de la société, est en même
temps le dernier acte de l’Etat... L’intervention du pouvoir de
l’Etat dans les relations sociales devient superflue dans un
domaine après l’autre et s’assoupit ensuite d’elle-même. L’Etat
n’est pas aboli, il se défait ».

A la différence de la thèse soutenue par les anarchistes


(Bakounine), l’Etat n’est pas aboli par l’acte révolutionnaire;
l’Etat bourgeois doit être brisé et remplacé par un Etat de type
nouveau, mais cet Etat et son droit doivent dépérir. L’acte histo¬
rique crée un Etat dépérissant et un droit qui s’étiole. Lénine
s’est exprimé très clairement sur ce point : « Il ne vient à l’esprit
d’aucun des opportunistes qui dénaturent le marxisme sans
pudeur, que, par conséquent, il s’agit chez Engels de l’assoupis¬
sement et du dépérissement de la démocratie... cela paraît fort
étrange à première vue, mais cela n’est inintelligible que pour
quiconque n’a pas réfléchi à ce fait que la démocratie, c’est aussi
un Etat et que, par conséquent, la démocratie disparaîtra de
même quand l’Etat aura disparu. Seule la révolution peut sup¬
primer l’Etat bourgeois. L’Etat en général, c’est-à-dire la démo¬
cratie la plus complexe, ne peut que dépérir. En formulant cette
thèse fameuse, Engels explique qu’elle est dirigée et contre les
opportunistes et contre les amoralistes. Les opportunistes ont
fondé la démocratie bourgeoise et il manque à la tendance oppor¬
tuniste la compréhension de la critique socialiste de l’Etat ».

La pensée marxiste critique donc toutes formes d’Etat et de


droit, y compris les plus démocratiques, car elles constituent des
éléments de contrainte et sont une sorte de machine construite
en dehors et au-dessus de la société. La pensée socialiste est fonda¬
mentalement antiétatique et antijuridique. Dans un texte célèbre,
la lettre à Widemeyer de 1852, Marx écrit : « Ce que j’ai fait de
nouveau, c’est d’avoir démontré que l’existence des classes ne se
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 229

rattache qu’à certaines phases historiques du développement de


la production et que la lutte des classes mène nécessairement à
la dictature du prolétariat, que cette dictature n’est elle-même
que transition vers la suppression de toutes classes et vers la
société sans classe, c’est-à-dire sans Etat ». L’idée essentielle de
Marx, c’est que la classe ouvrière doit hriser toute machine
étatique et ne pas se borner à une prise de possession du pouvoir.
Nous verrons plus tard ce qu’il est advenu de ce schéma initial.
L’antijuridisme et Vantiétatisme s’expriment également dans
la conception marxiste de la phase de dictature du prolétariat.
Cette phase dans laquelle le prolétariat s’empare de la gestion
des affaires sociales et fait fonctionner l’appareil étatique et juri¬
dique dans l'intérêt de la majorité contre la minorité bourgeoise,
n’est qu’une phase transitoire. Certes, dictature du prolétariat,
démocratie absolue, dépérissement de l’Etat sont trois aspects
d’un même processus, mais il ne s’agit que d’une phase inférieure
du communisme que l’on accepte à regret, imposée par les mal¬
formations de la nature humaine dues à l’Etat bourgeois et dont
il faut guérir la société. Le droit ne sera qu’un demi-droit, l’Etat
qu’un mi-Etat suivant l’expression de Lénine. Le droit subsistera
comme un ensemble de normes que la société inculquera
à l’individu, en même temps et sur le même plan que la morale
socialiste mais sans avoir recours, sauf de très rares exceptions,
à la coercition. Marx et Engels écriront à ce propos cette phrase :
« Du moment que la majorité du peuple réprime elle-même ses
oppresseurs, point n’est besoin d’une forme spéciale de répression.
C’est en ce sens que l’Etat commence de dépérir. Au lieu de
l’institution spéciale d’une minorité privilégiée, la majorité elle-
même peut s’acquitter directement de cette tâche et plus les
fonctions du pouvoir de l’Etat sont exercées par l’ensemble du
peuple, moins nécessaire devient ce pouvoir ».
Le processus de dépérissement ne sera pas contrarié dans
cette phase par la dictature du prolétariat, car il représente la
société tout entière, il est la dernière classe de l’histoire, la liqui¬
dation de ce reliquat des sociétés différenciées, l’élément dialec¬
tique du dépassement de la démocratie. Ainsi se trouve réalisée
à nouveau l’union de la démocratie et de l’éthique séparées dans
l’Etat bourgeois. « Le passage du capitalisme au socialisme sera,
dit Engels, un bond du royaume de la nécessité dans celui de la
liberté» (25). Le prolétariat incarne l’homme retrouvé dans son
universalité, il réalise l’harmonie de tous les intérêts, il est le
démiurge de l’histoire qui assure l’émancipation de l’homme et
la défétichisation de l’homme.
Sur le destin de la notion d’Etat et du droit dans la période
transitoire, Marx et Engels sont très succincts et leur mutisme n’a

(25) Engels :Anti Durhing, p. 147.


230 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

pas manqué d’étonner, si bien que certains y ont vu une


méthode (26). Marx, peu avant sa mort, répondait à un interlo¬
cuteur pressant sur ce point : « L’anticipation doctrinale et néces¬
sairement fantastique du programme d’action pour une révo¬
lution future, ne fait que détourner du combat présent ».
Par contre, parfaitement claires sont leurs affirmations sur
l’Etat et le droit concernant la société communiste, la phase
supérieure du communisme.
La société communiste est une société sans Etat, ni droit.
L’Etat sera en quelque sorte dissous, dilué dans la phase supé¬
rieure d’évolution de la société sans classe. La disparition de la
division en classe, la réalisation de l’abondance par une écono¬
mie planifiée, rationalisée et la production illimitée des biens
de consommation permettent d’envisager une société de produc¬
teurs, régie par le principe « A chacun selon ses besoins » et de
substituer, selon la formule d’Engels empruntée au Comte de
Saint-Simon « au gouvernement des hommes l’administration
des choses ».
L’Etat ne sera plus organisé sur des bases politiques, mais
sur des bases uniquement économiques. A la puissance politique
se substituera une simple direction de la production, et la société
ne sera qu’une énorme entreprise industrielle et commerciale
dans laquelle les différenciations qui sont à la base du droit
bourgeois entre gouvernants et gouvernés, entre propriétaires et
non-propriétaires disparaîtront; la société ne sera plus dirigée
par des politiciens mais par des ouvriers, des surveillants, des
comptables. Quant au droit, il disparaîtra après s’être étiolé;
règle unique de vie de la société nouvelle, au même titre que
la morale ou l’économie, il s’exprimera simplement dans l’idée
d’autogestion au stade de l’entreprise, d’auto-administration au
stade du groupement administratif. Engels déclare : « Aussi pro¬
poserons-nous de mettre partout (dans le programme du parti)
à la place du mot Etat, le mot Gemeinwesen, excellent vieux mot
allemand correspondant au mot commune ».

Ce qui ne signifie pas que Marx et Engels envisagent la nais¬


sance d’une société sans autorité. Dans la lettre à F. Cuno, Engels
écrit : « Comment les gens veulent-ils faire tourner une usine,
rouler un train, conduire un navire sans une volonté qui décide
en dernière instance, cela ils ne nous le disent pas. Ce point doit
être précisé, c’est seulement le droit comme expression d’un
Etat d’oppression dont la disparition doit être envisagée ».

La réalisation de cette société communiste est, disait Lénine,


« un idéal splendide et lointain ». Il comparaît la durée de la
phase transitoire au temps que met un homme à perdre ses

(26) Touchard : Histoire des idées politiques, op. cit., p. 651.


Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 231

cheveux et ajoutait : « Qui peut dire avec certitude à quel


moment un tel homme sera complètement chauve ? »

Tel est dans sa rigueur première, le schéma marxiste. Quelles


sont les déviations subies par ce schéma en U.R.S.S. ?

§2. — L’évolution du schéma initial en U.R.S.S.

On ne saurait reprocher à Marx et à Engels de n’avoir pas pré¬


vu l’évolution de leur doctrine en fonction de l’évolution de l’his¬
toire. Si la doctrine marxiste est une prédiction à longue échéance
et concernant le dernier état de la société communiste, elle n’est
qu’une prédication concernant le devenir immédiat de la société
socialiste. En face des nécessités de l’histoire, le renouveau du
droit et de l’Etat en U.R.S.S. demandait à être replacé dans un
cadre conceptuel plus large, cadre qui devait faire éclater le
schéma initial. Nous sommes partis d’un antiétatisme et d’un
antijuridisme si fondamentaux que l’assujettissement de l’Etat et
du droit y est décrit comme une évolution lente, mais certaine
vers l’autoadministration de l’économie.

Dans le schéma initial, la dictature du prolétariat ne crée


qu’un droit et un Etat dépérissant, car selon Lénine, reprenant
Marx et Engels, il n’y a pas de liberté possible, tant qu’il y a un
appareil d’Etat, fût-il le plus démocratique des Etats. Marx repro¬
chait, certes, aux anarchistes de vouloir sauter par-dessus l’époque
historique, celle de transition, mais il se déclarait d’accord avec
les anarchistes pour proclamer qu’il n’y a pas de liberté tant que
subsiste l’Etat. La destruction de l’Etat démocratique parasite,
disait Lénine, est un article fondamental du catéchisme marxiste.

Avec les développements historiques de l’Etat soviétique, se


dessine une véritable mutation de la doctrine marxiste. Au lieu
de concevoir le dépérissement de l’Etat comme la conséquence
normale du développement du socialisme, on considère que c’est
seulement par le renforcement de l’Etat et du droit que le dépé¬
rissement tant souhaité pourra intervenir. Autrement dit, à la
thèse déterministe du dépérissement, on a substitué progressive¬
ment une thèse volontariste. Ce n’est plus l’Etat qui dépérit de
lui-même, mais le dépérissement qui est introduit par une mesure
légale, par une décision libre du gouvernement soviétique : le
dépérissement est octroyé.

L’histoire de la déviation de la doctrine de base est étroite¬


ment liée aux trois phases de l’histoire soviétique :
a) de la révolution d’octobre à la constitution stalinienne de
1936;
232 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

b) de la constitution stalinienne à la mort de Staline;

c) de la mort de Staline à nos jours.


a) La phase du communisme de guerre est marquée par la
doctrine léninienne du droit et de l’Etat et les théories juri¬
diques de Stucka et Pasiikanis. Lénine dans son livre l'Etat et
la Révolution, et dans des déclarations postérieures à la prise
du pouvoir s’est exprimé parfaitement sur le rôle de l’Etat et du
droit dans la phase de la dictature du prolétariat. Avant l’instau¬
ration du libéralisme, l’Etat et le droit étaient au service des
bourgeois contre les prolétaires, maintenant il est au service de
la classe prolétarienne contre la bourgeoisie, « l’Etat est un Etat
bourgeois sans bourgeoisie » : « Dans la première phase de la
société communiste, le droit bourgeois est aboli, non pas complè¬
tement mais en partie dans la mesure seulement où la révolution
économique a été faite, c’est-à-dire en ce qui concerne les moyens
de production ».

Abolissant toutes les lois antérieures à la révolution bolche¬


vique, le décret du 30 novembre 1917 consacre le concept de
rupture juridique et la décision du 30 novembre 1917 pose le
principe « de concept socialiste de droit » comme critère de toute
jurisprudence judiciaire ou administrative. En fait, ce critère est
surtout un critère d’opportunité. « Une règle de droit, dit Lénine,
est une règle dont l’expérience nous démontre que nous avons eu
raison en l’instituant », il s’agit de parer au plus vite. Mais rapi¬
dement la nécessité de l’ordre révolutionnaire et du but révolu¬
tionnaire impose le retour au respect de la légalité formelle. Le
décret du 8 novembre 1918 rappelle à tous « la stricte observation
de lois de la R.S.F.R. et des décisions, décrets, statuts et ordon¬
nances du pouvoir central ». L’article 3 du code de procédure
civile oblige le tribunal du peuple à « décider des cas sur la base
des lois, décrets du gouvernement des ouvriers et des paysans en
vigueur, en même temps que sur la base des décisions des auto¬
rités locales promulguées dans leur propre juridiction ». En
1926, le Congrès communiste proclame la nécessité de garantir
la légalité de la justice et de l’administration.

En même temps, la reconnaissance par l’Etat soviétique de


certains faits et de certaines nécessités, à partir de la N.E.P.,
c’est-à-dire de 1926, montre qu’une pause de l’Etat soviétique est
nécessaire, non seulement dans l’organisation de l’économie qui
limite le plan « aux hauteurs stratégiques de l’économie », mais
également dans le droit, qui doit tenir compte de certains intérêts
privés et de certains sentiments individuels. Le Code civil pro¬
mulgué en 1922 reconnaît dans son article 1 que « les droits civils
sont protégés, sauf dans le cas où ils sont contraires à leur desti¬
nation économique et sociale »; mais dès 1924 le Collège de
Cassation suspend l’application de l’article 1 in fine, dans le but
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 233

de donner aux rapports sociaux la stabilité indispensable. Bien


plus, 1article 30 du Code civil prévoyait que tout marché passé
avec 1 Etat pouvait être annulé s’il était contraire aux intérêts
de 1 Etat; le Collège de Cassation proclame brutalement que ce
marché ne pourra être annulé que s’il est marqué de manœuvres
dolosives au moment du contrat.

On reconnaît l’existence d’un secteur privé du droit : recon¬


naissance de la propriété du paysan sur l’isba, sur ses volailles,
sur son instrument de travail, reconnaissance de la propriété pos¬
sible de 1 habitant des villes sur son appartement et ses meubles,
liberté de tester dans certaines limites; propriété de jouissance,
droit limité par le but révolutionnaire, mais reconnaissance
cependant d’un secteur de « légalité », c’est-à-dire d’une organi¬
sation sociale sur des bases juridiques, sur une distinction entre
droit privé et public.

Il appartenait aux théoriciens du droit, notamment Stucka et


Pasukanis de donner un fondement théorique à cette orientation
de la société soviétique. Stucka voit dans le droit « une forme
d’organisation des rapports de production et d’échange » (27), et
Pasukanis, analysant le droit de la société bourgeoise conformé¬
ment à la doctrine marxiste, voit dans l’économique son lieu de
naissance. Quant au droit de la société de transition, il doit dispa¬
raître progressivement et ce moment juridique de l’étiolement du
droit doit s’accompagner d’une critique de la notion formaliste et
bourgeoise du droit, d’où les attaques violentes de Pasukanis
contre le normativisme de Kelsen. « La morale, le droit et l’Etat,
écrit-il (28), sont des formes de la société bourgeoise. Si le prolé¬
tariat est obligé de s’en servir, ceci ne veut pas dire qu’il y a pos¬
sibilité d’un développement ultérieur par l’introduction dans ces
formes d’un certain socialisme. Néanmoins, dans la période de
transition actuelle, le prolétariat doit nécessairement user, dans
son propre intérêt de classe, de ces formes héritées de la société
bourgeoise et par là même épuisées jusqu’au bout... Le prolétariat
doit adopter une attitude sensée et critique non seulement à
l’égard de l’Etat et de la morale bourgeoise, mais encore vis-à-vis
de son propre Etat prolétarien et de sa propre morale proléta¬
rienne. »

Cette conception débouche sur une conception économique


du droit socialiste. Le droit économique s’identifie au droit de
propriété; en régime socialiste, c’est la propriété socialiste qui
l’emporte, il faut substituer au droit civil un droit économique que
Pasukanis appelle encore droit administratif économique. Dans sa
Théorie générale du Droit et du Marxisme parue en 1923, il

(27) Voir sur ce point Henri Chambre : Le Marxisme soviétique, p. 218


et David : Traité de droit civil comparé, p. 320.
(28) Cité par Henri Chambre, p. 223, op. cité.
234 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

soutiendra cette thèse qu’il ne suffit pas, pour avoir une vision
marxiste du droit, d’introduire dans les théories juridiques l’élé¬
ment lutte des classes, il faut concevoir le rapport juridique
comme la cristallisation historique des rapports sociaux au
moment donné de l’histoire de l’homme, thèse qui conduit à une
certaine objectivation historique du droit socialiste, expression
du rapport social nouveau.

Avec les théories de Pasukanis et avec la politique de Lénine,


le schéma initial du marxisme n’a subi aucune déformation
substantielle. L’Etat créé est un Etat révolutionnaire, mais un
Etat de transition. La dictature du prolétariat ne peut s’accom¬
moder de la pluralité des partis politiques, par conséquent aucune
concurrence de partis, un seul parti, le parti communiste, parti
d’Etat, animé par l’aile marchante de la révolution, l’élite révo¬
lutionnaire, doublant l’administration étatique. Les libertés for¬
melles de l’Etat bourgeois ne peuvent être tolérées sans discri¬
mination, car il n’y a pas de liberté pour les ennemis des libertés
socialistes : l’Etat marxiste atteint de la fièvre obsidionale
doit prendre des précautions pour éviter un retour au pouvoir
des ennemis du prolétariat. L’autocritique n’est admise qu’au sein
du parti communiste, dans le cadre de militants triés sur le volet.

Tout va changer avec la réaction stalinienne. Pasukanis en


1931, dans une série d’articles, a beau chercher à adapter sa
doctrine aux tendances du jour, en confessant qu’il a trop séparé
l’aspect formel de droit de son contenu, sa doctrine évoque par
trop les aspirations explosives de la révolution d’octobre pour ne
pas entraîner sa disgrâce.

6) Le Stalinisme et la Constitution de 1936.

Avec le stalinisme, évolution consacrée par la Constitution


de 1936, nous assistons suivant l’expression de J.-M. Vincent (29)
à « une polarisation de l’activité sociale et politique autour de
l’idée d’Etat et de droit ». Alors même que la Constitution nou¬
velle de 1936, en transformant en Soviet des travailleurs le Soviet
des ouvriers, des paysans et des soldats, semble indiquer que le
phénomène de malaxation sociale est suffisamment avancé pour
que l’on puisse envisager le passage au 2e stade du Communisme,
Staline, commentant les résultats du 1er Plan quinquennal,
annonce un renforcement de la dictature du prolétariat. « Le rôle
créateur de la législation soviétique, écrit Staline dans son livre
A propos du marxisme linguistique, se manifeste dans le fait
qu elle consolide la propriété collective socialiste comme base de
1 économie socialiste, qu’elle oriente la vie économique du pays
d après un plan unique, qu’elle sert à développer la collaboration

1^9) J.-M. Vincent : Droit naturel et marxisme moderne. Archives de


philosophie du droit 1965, p. 73.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 235

fraternelle des citoyens soviétiques dans le processus de pro¬


duction. » (30)

C’est la consécration de la thèse du renforcement nécessaire de


l’Etat et du droit socialiste, justification à priori et générale,
c’est-à-dire qualitative et quantitative, de toutes les mesures dicta¬
toriales qu’il plaira au maître de la Russie de prendre en fonction
d’une conception personnelle de l’Etat, dont personne ne peut
plus savoir avec précision quels sont les buts. Le passage du socia¬
lisme au communisme reste le thème favori du dictateur rouge,
notamment dans son livre Les problèmes économiques du
socialisme en U .R.S.S., livre qualifié de « théorie des formes
concrètes du passage ».

La notion de seconde phase du socialisme est subordonnée à


deux conditions : d’une part, un essor culturel et technique; dès
1935 reprenant la phrase de Lénine selon laquelle le commu¬
nisme, c’est le pouvoir des Soviets plus l’électrification, Staline, à
la première conférence nationale des Stakhanovistes, saluait ce
mouvement comme « préparant les conditions nécessaires pour
passer du socialisme au communisme »; d’autre part, l’absence
de guerre avec l’Occident et l’auto destruction du capitalisme par
ses contradictions internes et internationales.

Cette thèse dite « thèse du répit », justifie le renforcement


de l’Etat socialiste et du droit, l’encerclement capitaliste étant
un obstacle fondamental au passage du socialisme au commu¬
nisme. Très vite, dans la politique stalinienne, le répit au lieu
d’être une simple pause devient une période de l’histoire du
socialisme soviétique. Une très forte dictature personnelle dont
on ne peut plus dire exactement quels sont les objectifs, s’instaure
fondée sur une police secrète et une armée dévouée au chef
génial de la révolution.

L’ancienne division en classes sociales a été abolie, mais en


même temps apparaît une bureaucratie formidable, de plus en
plus détachée de la masse et jouissant d’un niveau de vie supé¬
rieur. Il n’y a plus de bourgeois et de prolétaires, mais la division
entre gouvernants et gouvernés s’accuse et est d’autant plus sen¬
sible au peuple qu’elle est accompagnée d’une différence de niveau
de vie très sensible, l’inégalité des salaires allant de 1 à 30.

Lénine disait : « Il faut développer la démocratie jusqu’au


bout, rechercher les formes de ce développement, c’est-à-dire
inventer, les mettre à l’épreuve de la pratique, c’est là une des
tâches de la révolution sociale »; la dictature du prolétariat
devait coïncider avec une démocratie approfondie, élargie, ne

(30) Staline : A propos du marxisme linguistique, p. 13.


236 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

créer qu’un Etat dépérissant incapable de ne pas dépérir. Avec


Staline, l’Etat soviétique bien loin de dépérir, engraisse.

La personnalisation du pouvoir déplace le centre de gravité


de l’Etat marxiste. Ce n’est plus le parti qui incarne l’esprit
révolutionnaire, mais son secrétaire général. Un univers concen¬
trationnaire se construit autour du mythe du chef génial et
infaillible. La conception stalinienne de l’Etat évoquera, dans
de nombreux esprits, beaucoup plus le schéma fasciste que le
schéma marxiste.

Il appartenait au légiste du tsar rouge de justifier théorique¬


ment cette déformation. Vychinsky (31) fait adopter le 2 avril
1938 par la session des Sections des Sciences sociales de l’Acadé¬
mie des Sciences une définition du droit en quelque sorte offi¬
cielle: « Le droit est la totalité des conduites humaines établies par
l’Etat en tant que pouvoir de la classe dominante dans la société,
et également des coutumes et règles de la vie courante sanc¬
tionnées par l’autorité de l’Etat, dont l’application est rendue
obligatoire par la force de l’appareil de l’Etat en vue de sauve¬
garder, maintenir et développer les rapports sociaux et l’ordre
social avantageux et convenable pour la classe dominante ».

Définir le droit par sa sanction étatique, c’est revenir au prin¬


cipe de la légalité formelle, combattre les thèses des nihilistes,
légalité formelle qui ne se définit plus par une référence aux
buts socialistes mais par son origine organique, tous les docu¬
ments émanant du pouvoir institué ainsi que du tribunal suprême
sont sources de droit. Le droit n’est pas considéré par Vychinsky
comme une catégorie juridique mais politique; le droit est natu¬
rellement une « catégorie politique », car il sert les intérêts de
l’Etat socialiste. Dès lors, tous ceux qui ont demandé la suppres¬
sion de l’Etat et du droit, en particulier Pasukanis, ont développé
des « théories subversives ». Le droit accomplit les buts révolu¬
tionnaires par la médiation de l’Etat, subordination de l’Etat au
droit qui évoque les doctrines fascistes de l’Etat; le droit n’est
plus un système de rapports sociaux, il est une norme politique
au service du but collectif. Le respect du droit doit être assuré
par toute la force coercitive de l’Etat socialiste. Certains juristes
comme Feodkin, reprenant la thèse exposée par Staline dans
A propos du marxisme linguistique, insisteront sur le rôle
actif que joue la superstructure juridique dans le développement
des forces productives de la société soviétique (32). Ces digres¬
sions de théoriciens brillants ne mettent jamais en doute le
principe suivant lequel les normes juridiques ne s’imposent qu’aux
citoyens soviétiques mais n’imposent ni à l’Etat, ni à ses organes

(31) Vychinsky : The law of the soviet slate. Henri Chambre, op. cité
p. 228.
(32) Voir sur ce point Henri Chambre, op. cité, p. 234.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 237

aucune obligation juridique. Il n’est surtout pas question de


remettre à la mode les théories du droit économique liées par
Pasukanis à la théorie du dépérissement de l’Etat. Le planisme
suppose un accroissement constant des règles juridiques. Le droit
comme l’Etat ne cesse de croître en importance. Pour faire
admettre cette hypertrophie, on insiste simplement sur l’éthique
de l’Etat soviétique et l’adhérence parfaite qu’il réalise entre le
droit, l’Etat et la morale socialiste. A propos de la loi du plan
quinquennal 1946-1950, Madame Kerova (33) écrit : « Il ne peut
y avoir de rupture entre la conscience morale de la société et
les exigences du droit du seul fait que, dans les conditions de la
victoire du socialisme, le droit soviétique est l’expression même
de la volonté de tout le peuple et par conséquent l’expression
de ses conceptions, de ses idées et de ses opinions morales ».

En fait, le retour à une conception quasi-hégélienne de l’Etat


a abouti à un renversement de la dialectique marxiste, le droit
est un instrument politique dans les mains des hommes au pouvoir,
le compagnon de l’arbitraire et de la personnalisation du pouvoir.
C’est le signe d’une crise grave. L’avenir du droit et de l’Etat
dépérissant n’est plus évoqué que comme thème de propagande,
le droit et l’Etat ne sont qu’une projection historique de l’instant,
la dialectique interne du socialisme est interrompue et aboutit à
la consécration du présent et au conservatisme des gouvernants.
La coercition, qui était considérée par Lénine comme un élément
marginal destiné à éliminer les mauvaises habitudes prises dans
l’Etat bourgeois, est devenue une méthode quotidienne de gou¬
vernement. Un tel comportement se justifie d’autant moins avec
le Stalinisme que les individus ou les groupes sont dans l’impos¬
sibilité de s’opposer à l’omnipotence de l’Etat.

La mort de Staline a-t-elle renversé cette évolution ?

c) L’Etat et le droit depuis la mort de Staline.

A peine la ligne Malenkov franchie, M. Kroutchev a mis


l’accent sur la nécessaire libéralisation du système soviétique, la
fin du culte de la personnalité, le déclin du pouvoir de la police,
le relâchement de la censure, la réforme judiciaire, le rôle rendu
au parti et à la direction collective. Un climat nouveau s’instaure
dans la société soviétique, climat plus serein, que des événements
comme ceux de Hongrie ou de Roumanie vont parfois obscurcir,
mais qui semble ouvrir une ère nouvelle dans l’histoire de l’Etat
soviétique et de son droit; ce début d’une ère nouvelle répond
aux aspirations profondes de la masse, des jeunes en particulier,
à la stabilisation des rapports sociaux, à la condamnation du
terrorisme stalinien.

(33) Citée par Henri Chambre, op. cité, p. 240.


238 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Mais comme Staline, Kroutchev développe une « théorie de


répit » adaptée à la situation nouvelle et concernant le passage
du socialisme au communisme. Les résolutions adoptées par le
XXe Congrès socialiste et le programme de 1961 donnent à la
notion des deux phases du socialisme par transformations gra¬
duelles une portée objective et s’efforcent d’en fixer les étapes,
1961-1970 : « La société soviétique dépassera pour la production
par habitant le pays capitaliste le plus riche et le plus puissant,
les U.S.A. »; « en 1971-1980 la base matérielle et technique du
communisme sera créée », société qui ne sera cc nullement une
société d’anarchie, d’oisiveté, de paresse... mais dans laquelle tous
les individus éprouveront le besoin impérieux et profond de
travailler pour le bien commun ».

Mais, en même temps, on s’oppose à tout changement profond


de perspective qui équivaudrait à une négation de la phase du
socialisme de l’Etat. Toute libéralisation sera subordonnée à une
lutte croissante pour la productivité accrue du travail, notamment
pour la production accélérée des biens de consommation, l’édifi¬
cation staliniste ayant déjà créé une base suffisante dans l’indus-
rie lourde. La thèse de l’environnement capitaliste, qui fait pen¬
dant à l’encerclement capitaliste dont parlait Staline, est un
obstacle à une transformation fondamentale de la société socia¬
liste.

On rejette comme erronnée la formule de Staline sur l’aggra¬


vation de la lutte des classes et des conflits sociaux, mais en même
temps Kroutchev déclare au XXe Congrès du P.C. : « L’Etat en
tant qu’organisation du peuple tout entier demeurera jusqu’à la
victoire totale du communisme ». L’Etat est toujours considéré
comme un appareil de coercition, au-dessus des individus pour
assurer le développement et le contrôle de la production. L’idée
que l’économie doit être placée sous le contrôle des individus
associés ou des groupes décentralisés, c’est-à-dire que la société
doit être affranchie de tout contrôle répressif, est rejetée comme
utopique.

Les derniers manuels de droit soviétique, notamment les


Principes du droit soviétique publiés en 1964 à Moscou sous
la direction de P. Ronachkine montrent que les conceptions juri¬
diques récentes sont toujours polarisées autour d’une conception
de l’Etat omniprésent : « Dans les conditions de l’édification en
grand de la société communiste, l’activité législative de l’Etat
soviétique, loin de s’affaiblir, s’affirme au contraire comme une
des forces majeures de la démocratie socialiste ».

Il est toutefois intéressant de noter qu’à la différence de la


période stalinienne, les juristes soviétiques insistent sur la parti¬
cipation du peuple à la formation de la loi. Cette tendance est
très sensible dans l’article que M. D.A. Kerinov, professeur à
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 239

l’Université d’Etat de Léningrad, a fait paraître dans la revue


américaine Northwestern University Law Review, en novembre
1963 (34); M. Kerinov s’efforce de démontrer que, lors de l’éla¬
boration du plan quinquennal 1959-1965, plus de 70.000.000 de
travailleurs ont pris part à son examen et que, dans le cadre de
l’organisation des Soviets, plus de 20.000.000 de citoyens parti¬
cipent aux travaux législatifs. Cette préoccupation du juriste
soviétique traduit moins le désir sincère des dirigeants soviétiques
de voir le peuple participer au processus d’élaboration des règles,
qu’une aspiration de plus en plus difficile à canaliser des jeunes
Russes (comme le montre l’échec récent des candidats officiels
aux élections), le refus par la masse du système du parti unique,
du candidat unique, de la législation non discutée mais plé¬
biscitée, et en fait, édifiée par la bureaucratie et le parti. La libé¬
ralisation ne peut uniquement reposer sur l’industrialisation, elle
suppose que le rôle donné aux organismes de la société socialiste
n’est pas purement formel.

Elle suppose également le rétablissement des libertés intel¬


lectuelles. Le procès Siniavsky-Daniel et la condamnation, à la
suite de ce procès, d’Igor Galamschtok à 6 mois de camp de
travail pour avoir refusé de divulguer l’identité d’une personne
qui lui avait procuré les œuvres de Siniavsky, montre que la
doctrine des « cent fleurs » ne fleurit qu’en apparence en U.R.S.S.,
malgré la déstalinisation, et que le système tend toujours à revenir
à son point de départ. La « libéralisation » s’accomplit sous la
pression des jeunes générations, elle n’est pas le résultat d’une
attitude orientée; dans ces conditions ses limites sont rapidement
atteintes.

Critique

Les critiques que l’on peut adresser à la doctrine marxiste du


droit et de l’Etat dépassent celles qui découlent naturellement
de ses déviations depuis l’époque stalinienne.

1° La doctrine marxiste de l’Etat et du droit, limitant toute


idéologie, prétend se placer sur le terrain des pures réalités socia¬
les; en fait elle se ramène, en ce qui concerne le droit et l’Etat,
à un pur raisonnement syllogistique. Le droit et l’Etat sont le
produit de la division de la société en classes, supprimons cette
division, nous rendrons superflu le phénomène étatique et juri¬
dique.

(34) Article analysé par M.K. Stoyanovitch dans les Archives de Philo¬
sophie du Droit, 1965, p. 303.
240 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Or, c’est sur le terrain des faits que cette logique se trouve
mise en défaut. Toute société repose sur des règles et des règles
sanctionnées, ubi societas, ibi jus. Quelle que soit la base de la
société, son degré d’homogénéité, certains membres du groupe
auront tendance à enfreindre ses règles et il est indispensable de
les pourvoir de sanctions. L’idée de droit et d’Etat ressurgit avec
les difficultés de l’Etat soviétique, mais c’est une illusion de
s’imaginer qu’elle disparaîtra avec ces mêmes difficultés. On peut
même affirmer que la libéralisation du régime supposera, étant
donné le contenu totalitaire de la notion de socialisme, un
accroissement du rôle de la loi. La vie s’organise de plus en plus
en Russie sur la base des règles juridiques.

Il est, certes, possible de concevoir, comme le prévoit Engels,


une société dont l’autorité est décentralisée, fondée sur l’auto¬
administration et l’autogestion, mais cette société suppose une
abondance telle que la direction même de l’économie par l’Etat
centralisé devient inutile. Or, pour l’instant, une telle société
apparaît comme utopique. On voit mal d’ailleurs comment une
société très évoluée comme la société socialiste pourra se passer
du planisme, c’est-à-dire d’une direction centralisée de l’économie
et par conséquent de la politique qui implique des options.

2° La théorie marxiste du droit et de l’Etat repose sur ce


postulat qu’il est possible d’édifier une société uniquement sur
des bases économiques. Cette théorie remonte au paradoxe
exposé par Saint-Simon. « Supprimez, disait Saint-Simon, vingt
ingénieurs et la société ne pourra plus fonctionner; supprimez
vingt gouvernants et elle n’en continuera pas moins de fonc¬
tionner. » En vérité, toute société a une base politique et si, dans
cette société technicienne très avancée qui assure à chacun un
niveau de vie élevé, les problèmes politiques passent au second
plan, il existe toujours dans toute société un résidu politique,
une certaine conception du droit et de l’Etat déterminée par les
croyances ou les simples convictions. Tout système juridique
exprime un certain système de valeurs. A l’intérieur même du
système communiste, on peut concevoir différentes conceptions
de la justice, de la justice distributive par exemple, et l’expérience
des communismes nationaux nous montre que chaque système
socialiste a sa propre vision des valeurs socialistes, donc affirme
un résidu politique que l’on ne peut totalement éliminer.

Marx et Engels n’ont jamais négligé l’action des superstruc¬


tures sur l’évolution des infrastructures, leur conception dialec¬
tique des interactions l’exprime sans ambiguïté, mais leur méthode
conduit, en dernière analyse, à tenir cette action comme négli¬
geable par rapport à celle des infrastructures. La suppression de
l’infrastructure capitaliste et l’adoption d’une superstructure
socialiste devait assurer une réconciliation si profonde entre
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 241

l’individu et la société que nou seulement les contradictions


sociales seraient surmontées mais même les divergences idéolo¬
giques.

Dans la pratique il n’en est rien. De même que le sentiment


religieux s’est perpétué en U.R.S.S. chez certains individus malgré
la propagande antireligieuse et reste en Pologne, par exemple,
un des problèmes essentiels de la démocratie socialiste polonaise,
de même chaque individu, au nom de la simple subjectivité de
la pensée, revendique son droit à l’interprétation du socialisme.
La crise du Troskysme, les déviations appréciées d’après la doc¬
trine gouvernementale et non d’après la doctrine de référence,
sont la preuve même de la résurgence des valeurs politiques dans
l’Etat socialiste.

L’homme socialiste, et il en sera de même de l’homme commu¬


niste, n’est pas seulement un consommateur ou un producteur, il
s’affirme aussi politiquement comme individu pensant, avec une
conception personnelle des valeurs qu’il veut exprimer, voir
triompher dans une solution politique. L’homme n’est pas uni¬
dimensionnel, déterminé par les infrastructures, il est multi¬
dimensionnel, il est « un être » qui pratique l’imaginaire, l’amour,
le loisir.
3° La doctrine marxiste a eu l’incontestable mérite d’attirer
l’attention des publicistes sur la distinction nécessaire entre la
liberté-participation, concrète, réelle, matérielle et les libertés
purement formelles, distinction reposant sur cette idée simple
en vérité, qu’une liberté n’existe que pour ceux qui sont à même
de l’exercer. On s’étonne que les penseurs libéraux, qui ont cons¬
truit la théorie des libertés autour de la notion de droit subjectif,
n’aient pas compris, avant Marx, quel abîme séparait la procla¬
mation des libertés de leur exercice, vidant ainsi la notion de
droit subjectif de son contenu. Marx ne prétendait pas d’ailleurs
supprimer les hbertés formelles, mais leur donner un contenu
concret, un surplus de réalité.
Il en va différemment dans la pratique historique. Très vite
les théoriciens du socialisme appliqué en U.R.S.S. et dans les
pays de l’Est ont considéré les libertés formelles comme un luxe
dont on pouvait se passer. Au nom de l’intérêt de la révolution,
les libertés politiques ont été captées au profit d’une minorité,
et les individus ont perdu le sentiment d’exercer une influence
directe sur le destin de leur collectivité sociale. Or, c’est ce
sentiment de participation qui donne à la liberté formelle poh-
tique le sens d’une liberté concrète.
M. Imre Nagy et les jeunes Hongrois n’avaient eu aucunement
l’intention de combattre pour le rétablissement du régime capi¬
taliste en Hongrie, mais revendiquaient simplement le droit de
s’occuper de ce qui les regardait, dans le cadre du socialisme

16
242 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

hongrois. Les libertés intellectuelles ne sont, pas plus que les


libertés politiques, un luxe dont on peut se passer, un luxe de
bourgeois. Ces libertés, dont l’aspect formel semble prédominant
pour les marxistes, sont celles que revendiquent avec le plus
d’insistance la jeunesse de Russie ou de Pologne. On voit mal
pourquoi la préoccupation de réalisation des libertés réelles
conduirait l’Etat à étendre son pouvoir de décision à l’ensemble
des activités humaines, à condamner la peinture abstraite ou la
musique concrète.
La privation des libertés intellectuelles donne le sentiment aux
individus que leur autonomie est devenue dérisoire. L’homme ne
se nourrit pas que de pain, il a en lui des aspirations intellec¬
tuelles, esthétiques, sentimentales qui sont le sel de sa vie,
l’expression de la dignité de la personne humaine, sa raison d’être
comme individu. L’humanisme n’a pas de sens si la valeur
individu est niée au nom d’une réconciliation individu-société
qui s’avérerait définitivement impossible. Le phénomène juri¬
dique ne peut s’intérioriser au phénomène moral dans la société
socialiste que si le caractère subjectif de l’adhésion morale est
conservé. L’association libre, condition de la décentralisation, ne
peut être qu’une union d’hommes libres, non d’esclaves.
4° La conception marxiste de l’Etat condamne le pluralisme
dans l’Etat au nom de la dialectique de l’histoire, raisonnement
fondé sur une interprétation de la dialectique hégélienne qui peut
paraître étroite. On voit mal pourquoi l’opposition dialectique
des contraires conduirait à la lutte perpétuelle, au conflit inces¬
sant. L’opposition des termes peut, dans le dépassement, dans la
phase des synthèses, aboutir également à l’harmonie des contrai¬
res, à la conciliation des intérêts ou des idées. En raisonnant
différemment, on donne le sentiment que la pluralité est incom¬
patible avec le socialisme et on condamne le socialisme au tota¬
litarisme concentrationnaire.
Comment fonder un système sur l’idée de décentralisation si
l’on n’admet pas le pluralisme ? Comment fonder l’économie sur
la participation des groupes autonomes (syndicats, associations,
groupements) à l’organisation de l’économie, si l’on ne tolère pas
l’existence de corps intermédiaires ? La phase supérieure du
communisme, c’est une démocratie approfondie, étendue, sinon,
pas plus que le christianisme, le socialisme ne dépassera le stade
interminable de sa mise en oeuvre.
5° L’histoire du développement du marxisme montre que
l’histoire est plus complexe que le matérialisme historique ne
l’a imaginé. L’homme n’a pas à lutter seulement contre la société
dans laquelle il vit, mais aussi contre sa propre action, en tant
qu’elle devient, et tend à devenir, autre que ce qu’elle est. La
dialectique de l’histoire de l’homme ne s’arrête pas avec l’Etat
socialiste, celui-ci n’est qu’une phase de l’histoire des sociétés.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 243

BIBLIOGRAPHIE

La connaissance de la conception marxiste de l’Etat et du droit suppose


a) une étude bibliographique des œuvres de Marx, Engels et Lénine;
ces œuvres s’enchaînent les unes par rapport aux autres et forment un
ensemble dont l’appréhension est indispensable pour la compréhension de
leur pensée sur l’Etat et le droit;
b) une étude bibliographique de l’interprétation de la pensée marxiste
sur l’Etat et le droit, bibliographie spécialisée dans les différents aspects de
la pensée marxiste sur le droit et l’Etat.

I. — BIBLIOGRAPHIE DE MARX, ENGELS ET LÉNINE

i. Œuvres de Marx

a. Bibliographies des œuvres de Marx.

Ch. Hubert : Initiation bibliographique à l’œuvre de Marx et d’Engels, dans


Desroches, Signification du Marxisme, Editions Ouvrières, Paris, 1949.
Franz Mehring : Karl Marx, Geschichte seines Lebens, Leipzig, 1918, appen¬
dice.
Maximilien Rubel : Bibliographie des œuvres de Karl Marx, avec en appen¬
dice un répertoire des œuvres de Friedrich Engels, Rivière, Paris, 1956.

b. Œuvres complètes et recueils importants.

Karl Marx und Friedrich Engels : Historisch-kritische Gesamtausgabe, éditée


par D. Rjazanov (puis à partir de 1931 par V. Adoratsky) au nom de
l’Institut Marx-Engels de Moscou, inachevée. Trois sections : I. Ecrits
de Marx et de Engels à l’exception du Capital; IL Le Capital et les écrits
préparatoires; III. Correspondance. On cite couramment par l’abrévia¬
tion MEGA, suivie de deux chiffres : numéro de la section (i, n, m) et
du tome à l’intérieur de chaque section, par exemple : MEGA, I, ni,
p. 120. Toutes les œuvres de Marx jusqu’au 1er janvier 1849 sont contenues
dans cette édition. La « Biicherei des Marxismus-Leninismus », parais¬
sant chez Dietz, à Berlin, a réédité récemment un grand nombre
d’œuvres de Marx et Engels : tome I : Kommunistische Manifest ;
tome VII : Der Bürgerkrieg in Frankreich ; tome VIII : (Marx-Engels)
Die Révolution von 1848 ; tome XV : Zur Kritik der politischen Oeko-
nomie ; tome XX : Kritik des Gothaer Programms ; tome XXIII : Die
Klassenkampfe in Frankreich ; tome XXIX : Die deulsche Idéologie ;
tome XXXIII : Briefe an Kugelmann ; tome XXXVI : Zum Kôlner
Kommunistenprozess ; tome XXXIX : Der 18te Brumaire ; tome LXI :
Die heilige Familie ; tome LXII : Kleine oekonomische Schriften ; en
outre, sans numérotation, Das Kapital, en 3 volumes, Marx-Engels
Briefivechsel, en 4 volumes, et Grundnsse der K^ritik des politischen
Oekonomie, Rohentivurf, 1857-1858.
A us dem literarischen Nachlass von K. Marx, F. Engels und F. Lassalle, réuni
par F. Mehrinc, Dietz, Stuttgart, 1902, 4 vol. (2e éd., 1923). Abréviation :
Nachlass.
Gesammelte Schriften von Karl Marx und Friedrich Engels, 1852-1862, par
Rjazanov, Dietz, Stuttgart, 1917, 2 vol. (articles de Marx et de Engels,
principalement ceux qu’ils publièrent dans le New York Tribune, le
People’s Paper et la Neue Oder Zeitung.
244 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Karl Marx : Der historische Materialismus, édition Landshut et Mayer,


Kroner, Leipzig, 1932, 2 vol.
Karl Marx : Die Frühschriften, réédition du précédent par Landshut, Kroner,
1953.

c. Traductions françaises.
Œuvres complètes de Karl Marx, traduction Molitor, Editions Costes, Paris
(traduction incomplète malgré le titre) : Série Œuvres Philosophiques, 9 vol.
(abréviation : Molitor, O. Phil.) ; Série Œuvres Politiques, 8 vol. (tra¬
ductions d’articles) ; Le Capital, 14 vol.; Histoire des doctrines économi¬
ques, 8 vol., trad. des Theorien über Mehrwert, édités par ICautsky en
1904; Herr Vogt et Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 3 vol.; Révo¬
lution et contre-révolution en Allemagne, 1 vol. (l’œuvre est en fait de
Engels); Le Manifeste Communiste, 1 vol.; Karl Marx devant les jurés
de Cologne. Révélations sur le procès des Communistes, 1 vol.; Corres¬
pondance Marx-Engels, 9 vol.; Misère de la Philosophie, réédition de
l’original français. Les Editions Sociales ont publié de leur côté un
certain nombre de traductions : Les luttes de classes en France (1848-
1850) ; Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte; La guerre civile en France,
1871 (La Commune de Paris) ; Misère de la philosophie (reproduction de
l’original français) ; L’idéologie allemande, Ire partie : Feuerbach ; Salaire,
prix et profit. Travail salarié et capital; Le Capital, 1. I, 3 vol., repro¬
duisant la traduction de Roy, 1. II, 2 vol. parus (nouvelle traduction) ;
(Marx et Engels), Manifeste du Parti communiste; (Marx et Engels),
Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt; (Marx et Engels), Etudes
philosophiques (voir J. Vuillemin, «Nouvelle traduction de Marx», in
Temps Modernes, n" 59, 1950).

d. Œuvres principales (par ordre chronologique, sauf le « Capital »).

Differenz der demokritischen und epikureischen Naturphilosophie (1841,


inédit), MEGA, I, i ; Molitor, O. Phil., I, pp. 1-82.
Articles de la Rheinische Zeitung, Cologne, 1842-1843, MEGA I, i; Molitor en
présente un certain nombre en traduction : « Le manifeste philosophique
de l’Ecole de Droit historique », O. Phil., I, pp. 109-120 (contre le conser¬
vatisme de Hugo et Savigny) ; « Débats sur la liberté de la presse et la
publication des discussions de la Diète », O. Phil., V, pp. 8-93 ; articles
contre la Kolnische Zeitung, série du 10 au 14 juillet 1842, O. Phil., Y,
pp. 94-108 (distinctions entre l’Etat chrétien et l’Etat rationnel) ; « A
propos du communisme », O. Phil., V, pp. 109-116.
Kritik des hegelschen Staatsrechts, d. i. Hegels Rechtsphilosophie, MEGA, I,
i; Molitor, O. Phil., IV (d’après le texte donné par Landshut et Mayer).
Remarques sur la récente réglementation de la censure prussienne, article des
Anekdota zur neuesten Philosophie, 1843, trad. Molitor, O. Phil., I, pp.
121-161.
Kritik des hegelschen Rechtsphilosophie. Einleitung, in Deutsch-Franzôsische
Jahrbûcher, publiés par A. Ruce et K. Marx, Paris, 1844, MEGA, I, i;
Molitor, O. Phil., I, pp. 83-108, sous le titre « Contribution à la critique
de la philosophie du droit de Hegel ».
Zur Judenfrage, in Deutsch-Franzosische Jahrbücher, 1844; MEGA, I, i;
trad. Molitor sous le titre La Question Juive, O. Phil., I, pp. 163-214.
Articles dans le Vorwarts, Paris, 1844, MEGA, I, i; trad. Molitor, sous le titre
« le roi de Prusse et la réforme sociale », O. Phil., Y, pp. 213-244.
Oekonomisch-Philosophische Manuskripte, 1844, MEGA, I, ni; Molitor, O.
Phil., VI, sous le litre « Economie politique et philosophique ».
Die Heilige Familie, oder Kritik der kritischen Kritik, gegen Bruno Bauer
und Konsorten, par F. Engels et K. Marx, Francfort-sur-le-Main, 1845;
MEGA, I, t. in, trad. Molitor, O. Phil., II et III.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 245

Thèses sur Feuerbach, 1845, resté inédit, MEGA, I, v; trad. Molitor, O. Phil.,
VI, pp. 141-144.
Die Deutsche Idéologie, Kritik der neuesten deutschen Philosophie in ihren
Reprasentanten, Feuerbach, B. Bauer, und Stirner, und des deutschen
Sozialismus in seinen verschiedenen Propheten, par Marx et Engels,
1845-1846, inédit, MEGA, I, v; trad. Molitor, O. Phil., VI, pp. 137-257,
VII, VIII et IX en entier; nouvelle trad. Cartelle pour la première partie
« Feuerbach », Editions Sociales, Paris, 1953.
La critique moralisante et la morale critique, articles de la Deutsche Brüsseler
Zeitung, 28 octobre - 25 novembre 1847, MEGA, I, vi.
Misère de la Philosophie, réponse à la Philosophie de la Misère de M. Prou-
dhon, préface de F. Engels, Paris, 1847, texte original en français;
réédition Giard, 4e édition sur l’édition princeps, 1935, Editions Sociales,
1946 (avec trois annexes) et Costes, 1950.
Speech of Dr. Marx on Protection, Free Trade and the Working Classes, in
The Northern Star, 1847, MEGA, I, vi; trad. française sous le titre
Discours sur la question du Libre-échange, Bruxelles, 1848.
Manifest der Kommunistischen Partei, Londres, février 1848; nouvelles édi¬
tions avec préfaces, 1872, 1883, 1890; nombreuses traductions françaises :
Molitor, éd. Costes, 1934; Editions Sociales, 1946; Ch. Andler, avec intro¬
duction, Société Nouvelle de librairie et d’édition, 1901.
Lohnarbeit und Kapital, série d’articles de la Neue Rheinische Zeitung, 1849,
conférences faites par Marx à Bruxelles devant l’Association des Ouvriers
allemands, MEGA, I, vi; traduction française : Travail salarié et Capital,
Editions Sociales, 1947.
Articles de la Neue Rheinische Zeitung, Politisch-Oekonomische Revue, Lon¬
dres, New York, Hambourg, 1850, surtout Die Klassenkampfe in Frank-
reich, réédité en 1895 à Berlin par Engels; traduction française : Les
luttes de classe en France, Editions Sociales, 1946 et 1948.
Der Achtzehnte Brumaire des Louis Bonaparte, publié dans le deuxième
numéro de Die Révolution de J. Weydemeyer, New York, 1852; nouvelle
édition avec préface de Marx, Hambourg, 1859; trad. française de Molitor;
nouvelle traduction : Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Editions
Sociales, Paris, 1946, 133 pp.
The Eastern Question. A reprint of letters written 1853-1856 dealing with
the events of the Crimean War by Karl Marx, edited by E. M. Aveling
and E. Aveling, swan Sonnenschein, Londres, 1897; trad. Molitor, Œuvres
Politiques, I, pp. 125-232.
Zur Kritik der Politischen Oekonomie, Franz Dunclcer, Berlin, 1859; réédition,
Dietz, Berlin, 1947 ; traductions françaises : Laura Lafargue (d’après la
deuxième édition préparée par Kautsky), chez Giard, 1928, 354 pp., et
Molitor, Editions Costes, 1954, sous le titre Contribution à la critique de
l’Economie politique.
Herr Vogt, Londres, 1860, réédité avec un appendice de Engels et une intro¬
duction de R. Franz, Leipzig, 1927; trad. Molitor, Editions Costes, 1927-
1928, 3 vol.
Article contre Proudhon in Der Sozialdemokrat, 1865, reproduit à la suite
de Misère de la Philosophie, Editions Costes.
Value, price and profit, an address delivered by K. Marx to the General
Council of the International in 1865; traduction allemande Bernstein, in
Neue Zeit, XVI, 1898 (t. II), traductions françaises, Editions Sociales,
1946 et 1947 sous le titre Salaires, prix et profit.
Manifestos, Programmes and Déclarations of the General Council of the
International, 1867-1873 (généralement rédigés par Marx).
A workingman’s réfutation of J. S. Mill, série d’articles dans le Common-
wealth, par J. C. Eccarius, avec la collaboration de Marx.
246 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Addresses of the General Council of the International « On the war » and


«The civil war in France», Londres, 1870-1871; en allemand, Der
Bürgerkrieg in Frankreich, in Der Vorbote, Genève, et in Der Volksstaat,
Leipzig, 1871, trad. française, La guerre civile en France, 1871, avec une
introduction de Engels et des lettres de Marx et Engels sur la Commune
de Paris, Editions Sociales, 1946; nouvelle édition en 1953.
L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association Internationale des
Travailleurs, rapports et documents, Londres et Hambourg, 1873 (rap¬
ports sur les activités de Bakounine et de son Alliance, dressés à la
demande du Congrès de La Haye).
(Randglossen zum Gothaer Parteiprogramm). Zur Kritik des sozialdemokra-
tischen Parteiprogramms, 1875, inédit, publié seulement en 1891 par
Engels; réédition Adoretsky, Zurich, 1934; trad. françaises. Critique des
programmes de Gotha et d’Erfurt, par Marx-Encels, Bureau d’Editions
du P.C.F., 1933, Editions Sociales, 1950, et Editions de la Liberté, Paris,
1947.
Herrn Eugen Diihring’s Umwalzung der Wissenschaft, par Engels avec une
collaboration de Marx pour le chapitre X de la IIe partie.

e. Le « Capital ».

Dos Kapital, Kritik der Politischen Oekonomie, t. I, Meissner, Hambourg,


1867 (2e édition du t. I avec modifications et additions, Meissner, Ham¬
bourg, 1872-1873; 3e édition par Engels, avec des corrections et des notes
tirées des manuscrits laissés par Marx, 1883). Le deuxième tome fut
publié par Engels en 1885 et le troisième, en deux parties, en 1894.
Réédition MEGA, 3 vol. Outre les trois livres du Capital, d’autres manus¬
crits de Marx furent publiés par Kautsky sous le titre Theorien über den
Mehrwert, Dietz, Stuttgart, 1905-1910, 4 vol. (trad. Molitor : Histoire des
doctrines économiques, 1924-1936, 8 vol.).

f. Anthologies de Marx.

Karl Marx : Morceaux choisis, avec une introduction par H. Lefebvre et


N. Gutermann, Gallimard, Paris, 1934, réédition 1952.
H. Lefebvre : Karl Marx, Editions des Trois-Collines, Paris et Genève (intro¬
duction à Marx précédée d’un choix de textes consacré au problème de
la liberté).
Karl Marx : Pages choisies pour une éthique socialiste, avec une introduction
par Maximilien Rubel, Rivière, Paris, 1948, 379. pp.
Lucien Henry : Les grands textes du marxisme sur la religion, Editions
Sociales Internationales, Paris, 1936.
Karl Marx et Friedrich Engels : Etudes Philosophiques, Editions Sociales,
Paris, 1947 (contient en particulier le Feuerbach de Engels).
Karl Marx : Anthologie, précédée d’une introduction sur K. Marx, tirée des
œuvres de Trotzky, Editions Corrêa, Paris.

II. — Œuvres de Encels

Pour les éditions allemandes originales, se référer à MEGA.

Traductions françaises :
L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, Molitor, Editions
Costes, 1 vol., 1931.
M. E. Dühring bouleverse la science (Anti-Dühring), trad. Bracke, Editions
Costes, 3 vol., 1931-1933; sous le seul titre Anti-Dühring, trad. Bottigelli,
Editions Sociales, Paris.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 247

La situation des classes laborieuses en Angleterre, trad. Bracke, Editions


Costes, 2 vol. 1933.
La campagne constitutionnelle en Allemagne. La guerre des paysans, trad.
Bracke, Editions Costes, 1 vol., 1936.
Notes sur la guerre de 1870-1871, articles du Pall Mail Gazette, trad. Bracke,
Editions Costes, 1 vol., 1947.
Correspondance Fr. Engels-Marx et divers, publiée par F. A. Sorge, trad.
Bracke, Editions Costes, 2 vol., 1950.
Dialectique de la nature, trad. française, Editions Rivière, Paris, 1950; Edi¬
tions Sociales, Paris, 1952.
Etudes sur « Le Capital », Editions Sociales, Paris.
Le rôle de la violence dans l’histoire. Editions Sociales, Paris.
Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Costes,
Paris, 1952. |^|
Socialisme utopique et socialisme scientifique. Editions Sociales, Paris, 1933.
La révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, Editions Sociales,
Paris, 1951.

Etudes biographiques et doctrinales sur Marx et Engels

1. — Marx.

Louis Althusser : Pour Marx, Maspero, 1965.


J.-Yves Calvez : La Pensée de Karl Marx, Le Seuil, 1956.
Auguste Cornu : Karl Marx, sa vie et son œuvre, Alcan, Paris, 1934, 434 pp.
Auguste Cornu : Karl Marx et Friedrich Engels, t. I. Les années d’enfance
et de jeunesse. La gauche hégélienne (1818/1820-1844), P.U.F., Paris,
1955.
A. Cornu : Marx et la Révolution de 1848, in La Pensée, n° 18.
Fejto : Marx et Heine, in La Revue Internationale, n° 6, 1946.
C. -J. Gignoux : Karl Marx, Plon, Paris, 1950.
Helmut Hirsch : Marx sous l’œil de la police parisienne, in La Revue Socia¬
liste, n° 42, décembre 1950.
Helmut Hirsch : Marx sur Napoléon, in La Revue Socialiste, n° 34, janvier-
février 1950.
Antonio Labriola : Karl Marx, l’économiste et le socialiste. Rivière, Paris,
1910, trad. de l’italien.
V. I. Lénine : Karl Marx, trad. française. Editions Sociales, Paris, 1945.
(Courte biographie destinée à l'Encyclopédie Russe, Granat, publiée en
1914, dans laquelle Lénine résume la vie de Marx et analyse son œuvre
économique et politique.)
Franz Mehring : Karl Marx, Geschichte seines Lebens, Leipzig, 1918, 580 pp.,
5e édition 1933 ; traductions anglaise et espagnole.
B. Nicolaievski et O. Maenchen-Helfen : Karl Marx, trad. française, Galli¬
mard, Paris, 1937, 317 pp.
Giuliano Pischel : Marx giovane, Milan, 1948, 416 pp.
D. Rjazanov : Marx et Engels, trad. française, Editions Sociales Internatio¬
nales, Paris, 1927.
D. Rjazanov : Marx, homme, penseur et révolutionnaire, trad. française,
Editions Sociales Internationales, Paris, 1928.
D. Rjazanov : Marx et Blanqui, in La Revue Marxiste, 1929, n" 4.
248 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Maximilien Rubel : Karl Marx, essai de biographie intellectuelle. Rivière,


Paris, 1957.
Otto Ruhle : Karl Marx, Leben und werk, Hellerau, 1928, trad. française,
Grasset, 1933, 423 pp.
L. Schwarzschild : Karl Marx, Editions du Pavois, Paris, 1950.
Luc Somerhausen : L’humanisme agissant de Karl Marx, Masse, Paris, 1946,
290 pp.
John Sparco : Karl Marx, his life and his work, New ’ï ork, 1910.
André Vène : Vie et doctrine de Karl Marx, Paris, 1946.
(Anonyme) : Karl Marx, Chronik seines Lebens in Einzeldaten, Institut Marx-
Engels-Lénine, Moscou, 1934, 464 pp.

2. — Engels.

Lénine : Friedrich Engels, trad. française. Editions Sociales Internationales,


Paris, 1935.
Gustav Mayer : Friedrich Engels, 2 vol., La Haye, 2e éd., 1934.

III. — Œuvres de Lénine.

Les Œuvres Complètes de Lénine ont déjà fait l’objet de quatre éditions
successives en U.R.S.S. (en russe). Ces éditions successives comportent quel¬
ques variantes.
Une traduction des Œuvres Complètes avait été entreprise en français,
mais la publication a été interrompue. Seuls quatre volumes disparates sont
parus. Il existe, en traduction française, des Œuvres choisies, 2 tomes en
4 vol.. Editions en langues étrangères, Moscou, 1954.
Que faire ? Les questions brûlantes de notre mouvement (1912), trad. Librairie
de l’Humanité, 1925; réédition aux Editions Sociales.
Matérialisme et empiriocriticisme (1908), Editions Sociales, 1948.
Contre le courant, 1914-1916, trad. en 2 vol., Editions Sociales Internationales.
Le Socialisme et la guerre, brochure de septembre 1915, publiée en allemand
et distribuée aux délégués de la Conférence Socialiste de Zimmerwald;
parue en français en 1916 ; réédition, Editions Sociales, Paris, 1952.
L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (écrit en 1916, édité en 1917),
trad. française. Editions Sociales, Paris, 1945.
L’Etat et la Révolution (écrit en 1917), trad. française. Librairie de l’Huma¬
nité, 1925, 2e éd., réédition aux Editions Sociales, Paris, 1946.
Sur la route de l’insurrection (écrit en 1917-1918), trad.. Librairie de l'Huma¬
nité, 1924.
La Révolution d’octobre 1917-1920, trad. française. Editions Sociales Inter¬
nationales.
La maladie infantile du communisme : le « communisme de gauche » (juin
1920), trad. française. Librairie de l’Humanité, 1924, puis Editions Socia¬
les, Paris, 1946.
La Révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, trad. française. Librairie
de l’Humanité, Paris, 1925.
Cahiers philosophiques (sur la Logique de Hegel), Gallimard, Paris, 1938.
Lettres à sa famille, Rieder, Paris.
Karl Marx et sa doctrine (1914), trad. française, aux Editions Sociales, Paris,
1936.
Il existe quelques séries de Morceaux choisis en français :
Pages choisies, 1900-1914, 2 vol., Editions Sociales Internationales, Paris.
Lénine : Marx, Engels et le marxisme. Editions en langues étrangères, Moscou.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 249

Etudes biographiques et doctrinales sur Lénine

P. Chasles : La vie de Lénine, Plon, Paris, 1929.


Jean Fréville : Lénine, collection « Les Classiques de la Liberté », Editions
des Trois-Collines, Genève et Paris, 1947.
Guilbeaux : Le portrait authentique de V. I. Lénine, Librairie de l’Humanité,
Paris, 1924.
Kerjentsev : Vie de Lénine, Editions Sociales Internationales, Paris, 1937.
C. Malaparte : Le bonhomme Lénine, Grasset, Paris, 1932.
V. Marcu : Lénine, Payot, Paris, 1930, trad. de l’allemand.
Mirsky : Lénine, Gallimard, Paris.
David Shub : Lenine, a biography, Doubleday, New York, 1948 ; traduction
françaises.
J. V. Staline : Lénine, Editions Sociales, Paris (multiples rééditions).
Léon Trotzky : Vie de Lénine, Rieder, Paris, 1936.
Vichniac : Lénine, Armand Colin, Paris.
Gérard Walter : Lénine, Julliard, Paris, 1948.
Clara Zetkin : Souvenirs sur Lénine, Bureau d’Editions du P.C.F.
Zinoviev : Notre maître Lénine, Librairie de l’Humanité, Paris.

IL — BIBLIOGRAPHIE GENERALE SUR LE MARXISME

Henri Chambre : Bibliographie marxiste de langue française, dans Travaux


de l’Action populaire, 1948.
Economie et Humanisme, 1947, n° 34.
Documentation catholique. Bibliographie sur le communisme, 1949, pp. 975
et sq.
Essai de Bibliographie sur « Communistes et chrétiens », in Chronique
Sociale, 1952, d° 4.

INTRODUCTIONS A L’ÉTUDE DU MARXISME

1. D’auteurs marxistes

Henri Lefebvre : Le marxisme, coll. Que sais-je ? P.U.F., Paris.


Henri Lefebvre : Pour connaître la pensée de Karl Marx, Bordas, Paris, 1947.

2. D’auteurs non marxistes

Henri Arvon : Le marxisme, coll. Armand Colin, Paris, 1955, 216 pp.
Emile Baas : L’humanisme marxiste. Editions Alsatia, Paris et Colmar, 1947.
Emile Baas : Introduction critique au marxisme. Editions Alsatia, 1954.
Pierre Bayart : Que savez-vous du marxisme ? Editions Sociales du Nord,
Lille, 1948.

ÉTUDES DOCTRINALES

1. D’auteurs marxistes

Jean Baby : Principes fondamentaux d’économie politique. Editions Sociales,


Paris, 1949, 348 pp.
Jean Baby : Le Marxisme, cours professé a l’Institut d’Etudes politiques.
Editions « Les cours de droit », Domat, Paris, 3 fascicules.
250 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Z. Barbu : Le développement de la pensée dialectique. Editions Costes,


Paris, 1947.
Barjonet : Plus-value et salaire. Editions Sociales, Paris, 1950.
J. Bénard : Théorie marxiste du capital. Editions Sociales, Paris, 1953.
Ch. Bettelheim : Marx et Keynes, Revue d’Economie politique, 1948, n° 2.
E. Botticelli : Nous accusons la Social-Démocratie d’empêcher la publication
des œuvres de K. Marx, in La Nouvelle Critique, n° 34.
H. Denis : La valeur. Editions Sociales, Paris, 1949.
H. Denis : La monnaie. Editions Sociales, Paris, 1950.
Henri Denis : Humanisme et matérialisme dans la pensée de K. Marx, in
La Pensée, n° 14.
J.-T. Desanti : La langue, la conscience et la lutte des classes, in Nouvelle
Critique, n° 21-22.
J. -f. Desanti : Le jeune Marx et la métaphysique, in Revue de Métaphysique
et de Morale, 1947, pp. 372 et sq.
Maurice Dobb : Political economy and capitalism, Routledge, Londres, 1946,
357 pp.
Roger Garaudy : La théorie matérialiste de la connaissance, P.U.F., 1954.
Guiheneuf : La théorie marxiste de la valeur. Colin, Paris, 1951.
K. T. Kouznetnov : O polititcheskikh i philosophitcheskikh vozzreniakh
K. Marksa v ranni period evo deatelnosti, in Voprosy Philosophii.
Moscou, 1953, n° 5.
Henri Lefebvre : Le matérialisme dialectique, P.U.F., Paris, 1949, 3« édi¬
tion.
Henri Lefebvre : Lettre sur Hegel, Nouvelle Critique, n° 22, janvier 1951.
C. Lefort : L’analyse marxiste et le fascisme, in Temps Modernes, 1945, n° 2.
C. Lefort : Le marxisme et Sartre, in Temps Modernes, avril 1953.
H. F. Minc : Marx’s doctoral dissertation, in Science and Society, XII, 1948,

Dyonis Mascolo : Le communisme (dialectique des besoins et des valeurs)


N.R.F., Paris, 1953.
Eliane HossÉ : Marx et le problème de la croissance dans une économie
capitaliste. Centre d’Etudes Economiques, Colin, Paris, 1957.
M. Prenant : Marx et Comte, in A la lumière du marxisme, II, 1937.
Joan Robinson : An essay in marxian économies, Macmillan, Londres, 1942.
D. Rozenberg : O rabote K. Marksa Najomni troud i kapital, in Voprosy
Lkonomiki, 1949, n° 7.
Sandor : Histoire de la dialectique, Hegel, Paris, 1948.
Secal : Principes d’économie politique. Editions Sociales, Paris, 1936.
Max Raphaël : La théorie marxiste de la connaissance, trad. de l’allemand,
Gallimard, Pans, 1934.
P. M Sweezy : The theory of capitalist development. Oxford University Press,
New York, 1942, 398 pp.
Tran Duc Thao : Phénoménologie et matérialisme dialectique. Editions Minh

2. D’auteurs non marxistes

Ch. Andler: Le Manifeste communiste, traduction et commentaire. Editions


Kieder, Fans, 1922.

Ray FW Pa™/ UT™’ H' H°LSTEIN : De Marx au ™rxisme. Editions de


Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 251

Raymond Aron : Le Grand Schisme, Gallimard, 1951.


Robert Aron : Le socialisme de Karl Marx, La Nef, n° 27.
Henri Bartoli : La doctrine économique et sociale de Karl Marx, Editions du
Seuil, Paris, 1950.
Konrad Bekker : Marx’s philosophische Entwicklung, sein Verhaltnis zu
Hegel, Zurich, 1940.
Nicolas Berdiaeff : Problèmes du communisme, Desclée, Paris, 1933.
Nicolas Berdiaeff : Le marxisme et la religion. Edition Je Sers, Paris, 1932.
Nicolas Berdiaeff : Le christianisme et la lutte des classes. Edition Je Sers,
Paris, 1932.
Nicolas Berdiaeff : Au seuil d’une nouvelle époque, Delachaux, Paris, 1947.
Pierre Bico : Débat sur le marxisme. Travaux de l’Action Populaire, 1947,
n" 15.
Pierre Bigo : Marxisme et humanisme, introduction à l’œuvre économique
de Karl Marx, P.U.F., Paris, 1953, 269 pp.
H. Bollnow, F. Delekat, I. Fetscher, etc. : Marxismusstudien, Mohr, Tübin-
gen, 1954, 243 pp.
Roger Caillois : Description du marxisme, Gallimard, 1950, 60 pp.
Henri Chambre : Le Manifeste communiste. Editions L’Ecole Sociale Popu¬
laire, Montréal, 1948.
Henri Chambre : Attrait du communisme. Travaux de l’Action Populaire,
1946, n° 3.
Henri Chambre : L’homme communiste et la science. Travaux de l’Action
Populaire, 1947, n° 9.
Henri Chambre : Le communisme en face de la démocratie, in Travaux de
l’Action Populaire, 1947, n° 11.
Henri Chambre : Le P.CJ’. depuis la Libération, Travaux de l’Action Popu¬
laire, décembre 1948.
Henri Chambre : Catholicisme et communisme. Economie et Humanisme,
1950, n° 7-8.
Henri Chambre : Signification philosophique et théologique du marxisme,
in Chronique Sociale de France, 1952, n” 4.
A. Cornu : Article dans Chronique Sociale de France, numéro spécial 1945,
sous le titre Autour du Marxisme.
A. Cornu : Le socialisme utopique allemand. Revue Socialiste, n° 17-18.
A. Cornu : Karl Marx et le socialisme populiste russe. Revue Socialiste,
n° 11.
A. Cornu : Karl Marx et la pensée moderne, in La Pensée, n° 10.
B. Croce : Marx et Hegel, in Le mouvement socialiste, 1910, n° 219.
A. Cuvillier : Marx et Proudhon, in A la lumière du marxisme, t. II, 1937.
J. Daniélou : La foi en l’homme chez Marx, in Chronique Sociale de France,
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H.-C. Desroches : Du marxisme comme humanisme prophétique. Economie
et Humanisme, 1946, n° 25.
H.-C. Desroches : Déterminisme et libertés. Economie et Humanisme, 1947,
n° 32.
H.-C. Desroches : Essai sur la signification du matérialisme marxiste. Eco¬
nomie et Humanisme, 1948, n° 36.
H.-C. Desroches : Dialectique de la nature et de la conscience. Economie
et Humanisme, n° 40.
H.-C. Desroches : Signification du marxisme, Editions Ouvrières, Paris,
1949.
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Gaston Fessard : Le dialogue communiste-catholique est-il possible ? Grasset,
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janvier 1946.
Gaston Fessard : Le système de la société. Recherches de Science religieuse,
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Gaston Fessard : France, prends garde de perdre ta liberté. Editions du
Témoigne chrétien, Paris, 1946, 2e édition.
G. Fessard, J. Hyppolite : Rapports en français dans Atti del Congresso di
Filosofia, Roma, 1946, vol. I et II : Materialismo Dialectico, publiés à
Milan, 1947.
A. Fiole-Decourt : Le rationalisme marxiste, dans Chronique Sociale de
France, mars-avril 1948.
Giovanni Gentile : La filosofia di Marx, studi critici, in Opéré Complété di
G. Gentile, Sansoni, Firenze, 1955, 166 pp.
Franz Grégoire : Aux sources de la pensée de Marx : Hegel, Feuerbach, Lou¬
vain, 1947. (Analytique, mais utile.)
Franz Grégoire : La pensée communiste, 4 fascicules ronéotypés, Editions
Universitaires, Louvain.
Gurvitch, Lefebvre, Cuvillier, Dufrenne, Bettelheim, Haubtmann : Cahiers
Internationaux de Sociologie, numéro spécial, 1948, n° IV (entièrement
consacré à Karl Marx).
Gurvitch : La sociologie du jeune Marx, in Cahiers Internationaux de Socio¬
logie, 1948, IV (numéro déjà cité).
Gurvitch : La vocation actuelle de la sociologie, P.U.F., Paris, 1950. (Un
chapitre est consacré à Marx.)
Haubtmann : Marx et Proudhon, Editions Economie et Humanisme, 1947,
105 pp.
H. Holstein : Marx et la critique de la religion. Dossiers de l’Action Popu¬
laire, 10 juin 1937.
Sidney Hook : Pour comprendre Karl Marx, trad. de l’anglais, Gallimard,
Paris, 1936.
C.-F. Hubert : L’idée de planification chez Marx et Engels, Economie et
Humanisme, 1946, n° 26.
C.-F. Hubert : La question paysanne chez Marx et Engels, Economie et
Humanisme, 1947, n° 30.
C.-F. Hubert : Coordonnées historiques du Manifeste communiste. Economie
et Humanisme, 1947, n° 34.
Jean Hyppolite : La conception hégélienne de l’Etat et sa critique par Karl
Marx, in Cahiers Internationaux de Sociologie, 1947, n° 2.
Jean Hyppolite : Marxisme et philosophie. Revue Socialiste, n° 5.
Jean Hyppolite : De la structure philosophique du Capital et de quelques
présupposés philosophiques de l’œuvre de Marx, in Bulletin de la Société
française de Philosophie, octobre 1948, t. XLII, pp. 171-190.
Jean Hyppolite : Logique et existence, P.U.F., Paris, 1953.
Jean Hyppolite : Etudes sur Hegel et Marx, Rivière, 1955.
Alexandre Kojeve : Hegel, Marx et le christianisme, in Critique, n08 3-4.
P.-L. Landsberg : Marx et le problème de l’homme, La Vie Intellectuelle,
juillet 1937.
Jean Lacroix : Marxisme, existentialisme et personnalisme, P.U.F., Paris,
1950, 120 pp.
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Economical Studies, juin 1935.
J. Lecaillon: Marx et Keynes devant la pensée économique contemporaine.
Revue Economique, mai-juillet 1950.
Ignace Lepp : Le marxisme, philosophie ambiguë et efficace, Labergerie,
Paris, 1949, 342 pp.
K. Lowith : L’achèvement de la philosophie classique par Hegel et sa disso¬
lution par Marx et Kierkegaard, dans Recherches philosophiques, Edition
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Henri de Lubac : L’idée chrétienne de l’homme et la recherche d’un homme
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A propos du centenaire du Manifeste communiste, La Nef, n° 32, 1948.
M. More : L’humanisme communiste. Esprit, octobre 1935.
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Les années d’apprentissage de Karl Marx, Esprit, 1934-1935.
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André Piettre : Marx et le Marxisme, P.U.F., 1962.
Heinrich Popitz : Der entfremdete Mensch, Zeitkritik und Geschichtsphilo-
sophie des jungen Marx, Verlag für Recht und Gesellschaft, Bâle, 1953,
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Emile Rideau : Séduction communiste et réflexion chrétienne. Editions de
la Proue et Editions Spes, Paris, 1947, 258 pp.
Maximilien Rubel : La pensée maîtresse du Manifeste communiste, in Revue
Socialiste, n° 17-18.
Pour une biographie monumentale de K.Marx, in Revue Socialiste,
n° 40, octobre 1950.
La Russie dans l’œuvre de Marx et d’Engels, in Revue Socialiste,
n° 36, 1950.
Le sort des œuvres de Marx et d’Engels, in Revue Socialiste, n° 56,
avril 1952.
Echange de lettres entre Lassalle et Marx, in Revue Socialiste, n° 32,
1949.
Karl Marx et le socialisme populiste russe, in Revue Socialiste, n° 11,
mai 1947.
Josef Schumpeter : Capitalisme, socialisme et démocratie, trad. française,
Payot, 1950.
H. Sée : Matérialisme historique et interprétation économique de l’histoire,
Alcan, Paris.
R. Schnerb : Marx contre Proudhon, in Annales, n° 4, 1950.
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J. Valarche : Karl Marx au-delà des utopistes ?, in Revue d’histoire écono¬


mique et sociale, n° 4, 1950.
R. Vancourt : Marxisme et pensée chrétienne, Rloud et Gav., Paris, 1948.
Erich Thier : Die Anthropologie des jungen Marx nach den Pariser ôkono-
misch-philosophischen Manuskripten, introduction à Karl Marx, National-
okonomie und Philosophie, réédition du texte des manuscrits, Kiepen-
heuer, Cologne, 1950.
Thierry-Maulnier : La pensée marxiste. Fayard, Paris, 1948.
Violence et conscience, Gallimard, Paris, 1945.
P. Vignaux : Retour à Marx, in Politique, novembre 1935.
L’aliénation selon Karl Marx, La Vie Intellectuelle, février 1937.
Karl Vorlander : Kant und Marx, Mohr, Tübingen, 1926.
Eric Weil : A propos du matérialisme dialectique. Critique, n° 1.
Marx et la liberté, Critique, n° 8-9.
*** Le communisme et les chrétiens, Plon, Paris, 1946.
Marxisme ouvert contre marxisme scolastique, numéro spécial de la revue
Esprit, XVI, 1948 (mai-juin).

SUR LA CONCEPTION MARXISTE DE L’ETAT ET DU DROIT

Voir les deux ouvrages fondamentaux :


Henri Chambre : Le marxisme en Union Soviétique, idéologie et institutions,
Le Seuil, 1955.
K. Stoyanovitch : Marxisme et droit, L.G.D.J., 1964.
Voir ensuite :
Raymond Aron : Essai sur les libertés, Calman-Lévy, 1965.
J. Bellon : Droit pénal soviétique et droit pénal occidental. Editions de
Navarre, 1961.
Berman : Justice in Soviet Russia, 1950.
Ugo Corroni : Marx et el diretto. Milan, 1962.
R. David et John Hazard : Le droit soviétique, L.G.DJ., Paris, 1954.
R. Dekkers : Principes nouveaux du droit soviétique, Bruxelles, 1961.
Hazard : Soviet legal philosophy, 1951.
Juins : Soviet law and soviet society, 1954.
Kelsen : Sozialismmusund Staat, Leipzig, 1920.
Kelsen : The Communist Theory of Law, New York, 1955.
D. A. Kerinov : La liberté, le droit et l’ordre juridique, Notwestem Law
review university, 1963.
H. Klenner : Der Marxismus Leninismus über das Wesen des Rechts, 1954.
Laski : The State in theory and practise, 1934.
Lenz : Staat und Marxismus, Stuggart, 1921.

H. Lefèvre : Les marxistes et la notion d’Etat, Cahiers du Centre d’Etudes


socialistes, mai 1964.
Mirkine Guetzevitch : La théorie générale de l’Etat soviétique, 1928.
M. Mouskely et Syrgmont Sedryka : Le gouvernement de l’UJl SS PUJ
1961. ’’ ■»
H. Marcuse : Le marxisme soviétique, N.R.F., 1963.
G. Lyon-Caen : Le dépérissement de l’Etat, A.P.D., 1964.
A. Piettre : Marx et le Marxisme, P.U.F., 1962.
Pasukanis : La théorie générale du Droit et le Marxisme, 1924.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 255

P. Romachkine (et ses collaborateurs) : Principes du droit soviétique, Mar-


con, 1964.
Th. Ramm : Die grossen sozialisten als Recht mid Staatphïlosophien, 1955.
Racgi : Materialismo storico e studio del diritto romano, Risg, 1957.
K. Stoyanovitch : La règle de Droit dans la doctrine marxiste et néo¬
marxiste, A.P.D., 1960, p. 187.
K. Stoyanovitch : La philosophie du droit en U.R.S.S., L.G.D.J., collec¬
tion Philosophie du droit, vol. IV.
UJl.S.S. : Droit, Economie, Sociologie, Politique, Culture, Publication annuelle
du Centre de Recherche sur l’U.R.S.S. et les pays de l’Est de la Faculté
de Droit de Strasbourg, Sirey, 1962-1966.
Imre Szabo : Quelques questions de la théorie socialiste du droit, Budapest,
1963.
Schlesincer : Soviet legal philosophy, lre éd. 1945, 2e éd. 1950.
S.-M. Vincent : Droit naturel et marxisme moderne. Archives de philosophie
du droit, 1965, p. 67.
E. Weil : Marx et la philosophie du droit, appendice à Hegel et l’Etat, Vrin,
1950.
Marx et le Droit, A.P.D., 1967.
256 Les Grands Cour4nts de la Philosophie du Droit

SECTION IV

LE POSITIVISME JURIDIQUE

Le positivisme juridique, en tant que méthode, est une atti¬


tude en vérité très ancienne dans la science juridique. Toute
norme juridique suppose une glose et les juristes romains ont,
dès 1 antiquité, avec Quintilien, envisagé la possibilité de réduire
le rôle du juriste aux commentaires de la loi. Au xrv* siècle,
l’école des glossateurs a fait du positivisme sans le savoir. Pascal,
ami de Domat, dans une formule géniale par sa concision,
écrivait : « La loi est toute ramassée en soi, elle est loi et rien
davantage ». Le mouvement de codification né avec le code Napo¬
léon devait provoquer dans toute l’Europe, une renaissance de
l’exégétisme. En même temps, dans les pays anglo-saxons, le culte
du précédent, le respect de la décision judiciaire déclenchaient
1 apparition d’un positivisme analytique proche, par ses pré¬
occupations, du positivisme exégétique français.

Mais si cette religion du texte s’est élevée du plan de la


méthode, au rang de théorie, c’est parce qu’au XIXe et au XXe
siècle, elle s’est insérée dans un vaste mouvement d’idées : le
positivisme philosophique. C’est Auguste Comte, une fois de plus,
qui en attribuant le nom de doctrine positiviste à sa philosophie,
a assuré le succès d’un vocabulaire qui a connu, à notre époque,
une généralisation d’emploi parfois irritante; il n’est, actuelle¬
ment, de doctrine qui ne se dise positiviste par quelque côté. En
soutenant qu’au cours de son évolution, l’esprit humain était
passé par trois états : l’état théologique, l’état métaphysique et
1 état positif, Comte a donné à ce terme de positif, la valeur d’un
synonyme de l’esprit expérimental, scientifique, moderne.

Dans son Discours sur l'esprit positif, il attribue cinq


acceptations au mot positif : le positif désigne le réel par rapport
au chimérique, l’utile par rapport à l’oiseux, le certain par rap¬
port a l’indécis, le précis par rapport au vague, le relatif par
rapport a l’absolu. Le positivisme philosophique s’efforce donc
d atteindre le réel par l’expérience, de connaître les faits par une
méthode appropriée à leur nature et de rechercher les lois qui
régissent leur rapport. Dans les sciences humaines, ce mot positif
prend tout d’abord une valeur méthodologique ; il s’exprime dans
une tentative d’extension de la méthode expérimentale, dans un
rejet du rationalisme et du naturalisme dogmatique. Grâce à la
direction nouvelle dans laquelle les sciences humaines s’enga¬
gent, le positivisme se traduit par une limitation du domaine de
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 257

la connaissance au réel et par une recherche de l’accroissement


de l’efficacité de cette connaissance par une méthodologie nou¬
velle.

Le positivisme philosophique doit être distingué du positivisme


juridique, comme l’a montré Marcel Waline, dans son article
Positivisme philosophique, juridique, sociologique (35), car
le premier se présente comme une philosophie générale, embras¬
sant tous les problèmes de l’homme, tandis que le second s’est
donné pour objet de séparer les problèmes de technique juri¬
dique des problèmes philosophiques, et cette rigoureuse sépa¬
ration de la philosophie et du droit n’implique aucune exclusive,
mais une simple « mise entre parenthèses » des problèmes philo¬
sophiques. C’est là une attitude si répandue chez les tenants du
positivisme juridique que, tout en notant le lien historique qui
existe entre le positivisme philosophique et le positivisme juri¬
dique, elle permet de les distinguer définitivement.

Nous entendrons par doctrines du positivisme juridique, les


doctrines qui reposent sur les principes suivants :

1) Le droit positif est le droit effectivement appliqué, c’est-


à-dire le droit édicté par les différentes sources : législation écrite,
coutume, jurisprudence, pratique administrative et qui arrive
effectivement à application.

2) Une rigoureuse méthode pénétrée de l’esprit positif,


empruntée aux sciences expérimentales, permettra l’élaboration
d’une science juridique digne du nom de science.

3) La séparation rigoureuse du droit et de la morale, du droit


positif et du droit naturel, du droit effectivement appliqué et du
droit idéal, du droit et de la politique, est la condition même de
l’élaboration d’une science juridique autonome.

4) Le droit constitue un système logique qui se suffit à lui-


même, c’est-à-dire dont on peut déduire les conséquences logiques,
rechercher les principes des décisions, sans faire appel à une
hiérarchie des valeurs incluses dans les systèmes naturalistes ou
idéalistes.
5) Cette séparation entre le positif et l’idéal, le réel et le
métaphysique n’implique pas la négation de l’importance du
système des valeurs dans le droit, elle signifie simplement que
le droit comme science, la morale et la métaphysique ont des
objets différents.
6) Toute doctrine positiviste est une doctrine moniste. Il
convient de rejeter du positivisme, contrairement à une thèse
soutenue par certains auteurs (36), l’Ecole sociologique qui aboutit

(35) Mélanges Carré de Malberg, p. 157 et s.


(36) Voir sur ce point G. Marty et P. Raynaud : Droit civil, T. I, p. 37.

17
258 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

à un dualisme entre le droit social et le droit positif, et l’Ecole


Kelsenienne qui, en prônant une rigoureuse méthode positiviste,
pose comme fondement du droit la norme fondamentale (Grund-
norm) hypothétique, qui est une simple hypothèse de fonde¬
ment, incompatible avec le positivisme. Au reste le normativisme
positiviste kelsenien, comme il se définit, est une conception
normativiste du positivisme qui mérite une place à part dans
les grandes doctrines du droit et de l’Etat.
Il ne suffit pas qu’un auteur utilise la méthode positiviste ou
qualifie sa doctrine de positiviste pour qu’il en soit nécessaire¬
ment ainsi. Des doctrines comme celles du Doyen Hauriou ou du
Doyen Ripert nous semblent, tout en appliquant les méthodes
positivistes, être beaucoup mieux caractérisées par l’expression
de doctrines humanistes. L’expression de doctrine positiviste nous
paraît donc devoir être réservée à deux courants de pensée qui
illustrent parfaitement ce mouvement juridique :

1° Le positivisme exégétique, le positivisme analytique et le


positivisme pragmatique.
2° Le positivisme étatique.

Chapitre premier

LE POSITIVISME EXEGETIQUE,
LE POSITIVISME ANALYTIQUE
ET LE POSITIVISME PRAGMATIQUE

Le positivisme exégétique, le positivisme analytique et le


positivisme pragmatique tendent à limiter le droit à sa fonction
technique, ils répondent dans leur préoccupation d’une manière
parfaite, aux critères mêmes du positivisme juridique tel que nous
l’avons défini précédemment : méthode appropriée au phéno¬
mène juridique, séparation rigoureuse du droit et de la morale,
du droit et de la métaphysique. Ils se présentent dans l’histoire
des doctrines avec des préoccupations identiques et seules des
différences dues à leurs origines nationales et les impératifs des
techniques propres, permettent de les distinguer.

§ 1. — Le positivisme exégétique

Le positivisme exégétique est né en France entre 1804 et 1830


avec les grands commentateurs du Code Napoléon. La phrase
célèbre de Bugnet : « Je ne connais pas le droit civil, je n’en-
seigne que le Code Napoléon », pourrait servir d’exergue à
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 259

l’Ecole de l’Exégèse. Il voulait exprimer par là la règle d’or de


l’exégétisme : le texte de loi fait le droit, autrement dit, la pré¬
occupation dominante du juriste doit être le droit positif qui
se ramène à la loi. L’ordre juridique réside dans l’effectivité de
la loi, effectivité qui s’impose à tous comme extérieure, en quelque
sorte, au sujet. Les juristes qui font du droit civil doivent donc
limiter leur rôle au commentaire des codes. Laurent, un des
grands jurisconsultes de cette époque, écrivait : « Les codes ne
laissent rien à l’arbitraire de l’interprète; celui-ci n’a plus pour
mission de faire le droit, le droit est fait. Plus d’incertitudes, le
droit est écrit dans des textes authentiques mais pour que les
codes présentent cet avantage, il faut que les acteurs et les magis¬
trats acceptent leur nouvelle position... le travail de législature ne
se fait plus par eux; en faisant le droit, les auteurs et les magistrats
usurperaient le pouvoir à ceux que la nation souveraine investit
de cette attribution ».

« Le texte avant tout » reprenait Demolombe, encore sous le


coup de l’enthousiasme provoqué par le code Napoléon, dans son
Cours de code Napoléon, au titre significatif.

Cette première forme de positivisme exégétique était condam¬


née par sa rigueur même, par sa sécheresse excessive. Les exi¬
gences de la technique positiviste devaient amener rapidement
les juristes à prendre en considération non seulement la loi mais
l’intention du législateur sans laquelle l’interprétation de la loi
est impossible, voire à la faire prévaloir sur les textes. Aubry et
Rau, dans leurs cours de Droit civil, expriment d’une manière
très lucide la doctrine de l’intention du législateur, l’esprit de la
législation étant pour eux un guide plus sûr que la lettre. Le
Cours théorique et pratique de droit civil de Baudry Lacan-
tinerie, publié à partir de 1895 sous sa direction (29 volumes)
est fidèle à la thèse de l’Ecole de l’Exégèse dont il marque
sans doute l’apogée dans le droit civil. En fait, si la plupart des
auteurs des grands traités de droit civil de la fin du xixe et du
début du XXe siècle, Labbé, Saleille, Beudant, Demogue, Capitant,
ont assoupli les doctrines de l’Ecole de l’Exégèse pour les
adapter à l’évolution du droit et de la société, ils sont tous tribu¬
taires d’une méthode qui, se fondant sur les textes, a pour elle
le préjugé nécessairement favorable du juriste pour la loi.

C’est ce positivisme exégétique élargi, tel que nous le ren¬


controns au début du xxe siècle, qui a séduit, par sa rigoureuse
méthode, un grand nombre de publicistes français, dont la haute
conscience scientifique inspire une œuvre solide et immense à
laquelle la science internationale a depuis longtemps rendu hom¬
mage. Gaston Jeze et Marcel Waline dans le droit adminis¬
tratif, Jules Basdevant, Suzanne Bastide, Charles Rousseau dans
le droit international public, sont pénétrés de méthode et d’es-
260 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

prit positivistes. Gaston Jeze, dans sa préface de la 2e édition des


Principes généraux de droit administratif, en définissant le droit
comme « l’ensemble des solutions qui, dans un pays donné, à
un moment donné sont reconnues par les tribunaux comme règles
de conduite sociale », a en quelque sorte remis au positivisme
son passeport pour le droit public. Le positivisme est devenu un
mouvement général du droit dans tous les pays du monde et dans
toutes les disciplines (voir bibliographie).
Il porte le plus souvent sa marque nationale et il convient sur
ce point de faire une place à part au positivisme analytique,
tendance typiquement anglo-saxonne de ce mouvement.

§ 2. — Le positivisme analytique

Le positivisme analytique anglo-saxon est né sur le plan natio¬


nal de ce que l’on pourrait appeler les critiques d’Austin.
Le juriste anglais John Austin qui vécut de 1790 à 1859, donc
dans la première moitié du XIXe siècle, très influencé par Bentham,
est rapidement parvenu à une conception de la science juridique
proche de celle des exégètes français de la même période.

Il définit le droit comme « une règle posée pour la gouverne


d’un être intelligent par un être intelligent qui a pouvoir sur
lui » (37), définition qui le conduit rapidement à séparer le droit
de la morale et à rejeter le droit naturel dans une catégorie sans
importance juridique, simple référence métaphysique à une loi
d’utilité émanée de la volonté divine. Le fondement du droit se
trouve pour Austin dans l’efficacité dont la règle de droit est
affectée, efficacité qui résulte d’un élément actif : l’action de ce
qu’il appelle le souverain, et dans un élément passif : la récep¬
tivité du sujet à l’obéissance.

Les lois positives (qu’il convient de distinguer de la morale


positive, c’est-à-dire des règles qui ne sont pas établies par un
supérieur politique : règlement de club, règles de droit inter¬
national) , sont définies par les éléments actifs de l’efficacité,
c’est-à-dire le commandement, la sanction, l’obligation, la souve¬
raineté.

La loi pour Austin est un commandement qui crée une obli¬


gation juridique, c’est-à-dire un ordre affecté d’une sanction. Les
règles formulées à l’impératif émanent du souverain ou d’un
corps ayant la possibihté, parce qu’ils sont indépendants et supé¬
rieurs, d’établir des règles sans limitation juridique. L’élément
passif de l’efficacité est une sorte d’habitus du sujet qui le rend
réceptif à la norme et le porte à accepter l’obligation.

(37) J. Austin : Lectures on jurisprudence (éd. Campbelle, Vol. I


p. 86.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 261

Cette théorie d’Austin a servi de point de départ aux écoles


positivistes anglo-saxonnes modernes qui l’ont infléchie peu à
peu vers une conception plus large et avant tout jurisprudentielle
de l’injonction, notamment John Chipman Gray aux Etats-Unis
et John Salmond en Grande-Bretagne.

John Chipman Gray dans son livre Nature and sources of


Law fait, comme Austin, reposer son système juridique sur une
séparation radicale entre le droit positif et le droit idéal ou
naturel. « Le droit n’est pas un idéal, écrit-il, mais quelque chose
qui existe réellement. » Mais, à l’inverse d’Austin, il refuse de
limiter l’origine de l’injonction au « souverain ». Pour lui, ce
sont les organes judiciaires de l’Etat ou les personnes agissant
comme telles qui sont la source du droit : « Pour déterminer les
droits et les obligations, les juges établissent les faits existants et
posent les règles selon lesquelles ils tirent les conséquences juri¬
diques des faits. Ces règles sont le droit » (38), théorie qui conduit
à attribuer à la coutume, au précédent, à l’équité le rôle essentiel
dans la formation du droit. Le droit, estime Gray, en s’inspirant
de la jurisprudence en Cour suprême américaine, est une création
permanente de la jurisprudence et il est impossible de fixer le
droit, seulement de le suivre dans son évolution et, de cette
évolution, dégager des principes.

John Salmond et Williams adoptent en Grande-Bretagne, le


même point de vue. Salmond déclare dans sa Jurisprudence :
« On peut définir le droit comme le corps des principes reconnus
et appliqués par l’Etat dans l’administration de la justice. Autre¬
ment dit, le droit consiste dans les règles reconnues par les
cours de justice et servant de base à leur action » (39). La recher¬
che de ces principes ouvrait la voie à une technique de l’analyse
juridique déjà incluse dans la pensée d’Austin (40). La recherche
du sens des mots et des termes juridiques est le complément
nécessaire de la fonction exégétique.

Austin avait accordé son attention au problème des concepts


juridiques qu’il ramenait à six catégories d’obligations, ouvrant
ainsi la voie à une logique des concepts juridiques que les juristes
hongrois Somlo dans ses Juristische Grundlehre (1917), puis
Bierling en Allemagne, Hohfeld et Kocourek, Ogden et Richards
dans les pays anglo-saxons lièrent au problème de sémantique
générale (41).

L’intérêt de cette « science juridique analytique », c’est de

(38) John Gray : Nature and sources of Law, p. 213.


(39) Salmond : Jurisprudence, lre éd., 1946, p. 4.
(40) « Et on peut estimer nécessaires certains des principes, des notions
et des distinctions qui font l’objet de la science générale du droit.» Austin :
Lectures on jurisprudence, p. 1.072.
(41) Voir bibliographie du chapitre infra.
262 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

rejoindre les préoccupations actuelles d’un grand nombre de


philosophes (42) et de sociologues (notamment Levy Strauss) dans
leurs recherches structuralistes ; cette volonté est très sensible
chez certains auteurs comme Hart dans son travail Définition
and theory in jurisprudence (1954) et chez Dr Williams dans
son ouvrage Language and the Law (LQ.R. 1945-46). Les
mots sont imprécis s’ils ne sont rapportés à un ensemble structurel
et conceptuel qui permet de les définir. Le sens varie selon le
contexte et l’ensemble logique et historique auxquels ils sont
rapportés dans un ordre sémantique et social, le droit obéit à
cette règle et seule une analyse sémantique et structurelle permet
de préciser les catégories juridiques.

La théorie des concepts d’Austin est trop limitée comme sa


méthode. La science du droit doit s’élever jusqu’à une appréhen¬
sion globale du droit dans sa totalité concrète et sa structure
logique.

§3. — Le positivisme pragmatique

C’est manifestement sous l’influence de William James, (dont


le livre Pragmatism paru en 1925 fut aussi célèbre aux U.S.A.
que Matière et mémoire de Bergson en France), que le posi¬
tivisme américain s’est infléchi vers le pragmatisme, dont les
préoccupations méthodologiques rejoignaient celles de l’Ecole
Austinienne. «Un pragmatiste, dit William James, se détourne
de l’abstraction et des insuffisances des solutions verbales, des
mauvaises raisons à priori, des principes fixés, des systèmes
fermés et des prétendus absolus et origines. Il se tourne vers le
complet et la justesse, vers les faits, vers les actions, vers les
pouvoirs. Cela signifie le règne d’un état d’esprit empirique et
l’abandon sincère de l’état d’esprit rationaliste; cela signifie le
grand air et la possibilité de la nature opposés au dogme, au
caractère artificiel et aux faux semblants de finalité dans la
vérité. » (43)

Si Gray et Holmes, disciples d’Austin, peuvent être considérés


comme les précurseurs du pragmatisme juridique (44), c’est
surtout dans l’œuvre de John Dewey (45) que la formulation de
la théorie revêt l’ampleur d’un vaste mouvement de pensée

(42) Voir notamment M. Foucault : «Les mots et les choses», 1966.


(43) W. James : Pragmatism, p. 51.
(44) Holmes, comme tous les positivistes analytiques, considère que le
droit se réduit à ce que les tribunaux décident en fait, abstraction faite des
théories morales ou des déductions de principes.
(45) J. Dewey : Logic, the theory of Enquiry (1938).
J. Dewey : My philosophy of Law (1941).
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 263

juridique. Pour Dewey, c’est par une méthode expérimentale


juridique qu’il faut aborder le problème du droit et non par une
méthode syllogistique fondée sur « la sanctification des précé¬
dents tout faits, de principes universels ». Le droit est en quelque
sorte un système post-culturel, autrement dit le juriste doit partir
des situations juridiques souvent embrouillées, pour en clarifier
la portée et aboutir peu à peu à la définition des principes qui
se dégagent des situations réelles. Ces principes, une fois dégagés,
doivent être étudiés dans leur évolution, c’est-à-dire rapportés
sans cesse aux faits juridiques et aux faits sociaux. Pour décou¬
vrir ces faits juridiques et ces faits sociaux, le juriste doit faire
appel à toutes les sciences humaines : criminologie, sociologie,
psychologie, économie politique.

De cette « jurisprudence réaliste », le juriste pourra d’ailleurs


tirer un certain nombre de conclusions sur la réforme sociale, car
le droit est à la fois produit et producteur, créé et créateur. Leurs
prescriptions se rapprochent sur ce point de certains sociologues
du droit qui font une place au rôle du juriste dans la société,
comme Max Weber et Jérome Frank.

Critique

Le positivisme exégétique, analytique et pragmatique, si l’on


en croit ses tenants, présente trois avantages :
1) par sa rigoureuse méthode, il permet seul l’élaboration
d’une science juridique autonome, d’une science juridique digne
de ce nom de science;

2) il met fin aux interminables querelles doctrinales qui


depuis l’Antiquité divisent les juristes. Il permet la concorde tant
désirée, car l’accord n’est possible que sur le terrain méthodolo¬
gique;

3) le positivisme est une doctrine d’ordre social et de stabilité


politique.
1° Envisageons le problème de la méthode; si l’on fait
abstraction des conclusions de certains pragmatistes, le positi¬
visme juridique réduit le rôle du juriste à l’examen très strict,
mais unique de la règle de droit. La révolte d’Antigone n’a rien
de scientifique, disent les positivistes ! Soit, mais si la tâche du
juriste doit se limiter au commentaire des règles de droit, elle
est très décevante. En se tenant à des considérations purement
scientifiques, le positivisme réduit le rôle du juriste à l’exégèse,
or on sait dans quel statisme l’Ecole de Bologne avait fait tomber
la science juridique. L’expérience montre que les plus grands
juristes Ulpien, Papinien, Duguit et Hauriou ne furent pas seule-
264 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

ment des exégètes, mais au contraire s’efforcèrent de s’élever au-


dessus des textes, s’efforcèrent d’appréhender le droit sub specie
aeternitatis. Certes tout texte suppose une glose, le droit est dans
une large mesure une science exégétique, mais on ne saurait
enchaîner le juriste à la plus ingrate des tâches. Le droit n’est
pas seulement science de texte, il est aussi une science de vie;
le droit est essentiellement un phénomène social et sa compré¬
hension complète exige une compréhension totale de la vie. Le
positivisme est marqué d’un vice fondamental : la spécialisation
outrée, vice inhérent à toute la science contemporaine et contre
lequel l’humanisme a réagi avec vigueur en montrant l’inter¬
dépendance des sciences historiques, économiques ou juridiques.
2° S’agit-il du deuxième avantage : l’accord entre les systè¬
mes ? Cet accord n’est qu’apparent ! Il se propose comme refuge
entre les juristes déçus, mais non comme un système de concorde
satisfaisant. Il est évident que si l’on rejette tout ce sur quoi on
ne s’entend pas, et si l’on retient les points sur lesquels tout le
monde est d’accord, l’accord sera nécessairement général; mais
1 on n aura pas avancé d’un pas. En réalité, on ne s’entend sur
rien ! Les querelles philosophiques ont montré leur prodigieuse
fertilité. Un accord purement méthodologique serait, pour la
science du droit, désastreux. Les doctrines fausses sont
souvent plus fertiles que les doctrines vraies. Une doctrine comme
celle de Duguit, contestable philosophiquement, a renouvelé tout
le droit public et la jurisprudence française administrative.
3° Si le positivisme est une doctrine d’ordre social, si, comme
le disait Laurent au lendemain du Code civil ; « Les juristes
doivent se résigner à leur nouvelle position car, en faisant le droit,
ils usurperaient le pouvoir », cet avantage est bien médiocre au
regard des dangers qu’il comporte. Le respect de l’ordre et du
droit ne saurait être imposé sans réserves ni limites. On ne peut
fonder un système juridique sur le refus du juriste.
On peut ajouter que le positivisme aboutit à définir le droit
par ses sources; or, comme le fait observer M. le Doyen Marty :
« On ne peut enfermer le droit tout entier dans la loi écrite. Le
droit a existé, notamment sous la forme de règles d’origine reli¬
gieuse ou coutumière, bien avant que les Etats aient existé. Même
dans les sociétés étatisées les plus modernes, on admet générale¬
ment la persistance de sources extralégales, parmi lesquelles la
coutume. Or, le processus de formation de la coutume est le même
que celui qui donne naissance aux modes, aux usages de bien¬
séance ou de convenance. Pour toutes ces raisons, auxquelles
s ajoute encore la difficulté venant de l’existence possible de
lacunes dans l’ordonnancement juridique positif, il est impossible
de donner définition satisfaisante du droit par ses sources » (46).

1956^ G Marty et P. Raynaud : Droit civil. Introduction, p. 50, Sirey


Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 265

Chapitre II

LE POSITIVISME ÉTATIQUE,

LA THÉORIE DE L’AUTOLIMITATION DE L’ÉTAT

ET L’ŒUVRE DE CARRÉ DE MALBERG

C’est dans la doctrine allemande de l’Etat du XIXe siècle et du


début du XXe, que le positivisme étatique s’est affirmé comme la
tendance dominante des auteurs que l’on a appelés les théoriciens
de la Herrschaft, de la puissance étatique. Cette doctrine apparaît
au moment même où triomphent, sur le plan historique, les Etats
souverains et nationaux et dans un pays où la politique Bismar-
kienne, jointe à une tradition posthégélienne, rend les idées
d’Etat et de contrainte particulièrement sympathiques aux juristes
aUemands. Rudolpli von Jhering lui a déjà ouvert une large place
dans sa conception utilitaire du droit; Jellinek, Zorn, Laband
vont faire de la « Herrschaft » la base de leur théorie générale du
droit et de l’Etat. Ainsi va se dégager un positivisme étatique qui
repose sur les arguments suivants :
1° il n’existe pas de droit en dehors des règles juridiques
édictées par l’Etat, ou sanctionnées, ou garanties par l’Etat;
2° les sources juridiques étatiques, c’est-à-dire la loi et le
règlement, sont les sources principales du droit ; les autres sour¬
ces, par exemple la coutume, n’ont de valeur que dans la mesure
où elles sont réceptionnées par l’Etat;
3° il ne saurait exister de droit supérieur ou antérieur à
l’Etat. Le droit est le fait étatique positif, c’est-à-dire le droit
validé par lui;
4° la sanction étatique est la caractéristique de la règle de
droit. Elle assure son efficacité;
5° les normes juridiques procèdent d’une volonté extérieure
à l’individu : l’Etat, et les normes sont conçues comme des règles
destinées à la conduite extérieure des hommes;
6° l’Etat n’est lié que par les règles qu’il crée lui-même, autre¬
ment dit, toute limitation de la puissance de l’Etat est volontaire.
L’Etat est une force juridique, donc disciplinée, qui par auto¬
limitation garantit les droits publics et même les droits privés,
les droits subjectifs.
Cette doctrine positiviste étatique revêt différents aspects
266 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

suivant les auteurs, mais les variantes n’entament en rien son


unité doctrinale. C’est à travers l’œuvre de Carré de Malberg
que nous en rechercherons l’expression, car il en a synthétisé
avec une étonnante maîtrise, les arguments essentiels, et aussi,
parce que son œuvre est la plus proche de nous et de certaines
préoccupations de la pensée juridique française.

Carré de Malberg est né à Strasbourg le 1er novembre 1861.


Reçu premier à l’agrégation de droit en 1890, il a successivement
professé à Caen, Nancy, puis à partir de 1919 à Strasbourg où il
est mort en 1935. Son œuvre se présente avant tout comme
l’expression d’une doctrine : le positivisme étatique. Son homo¬
généité, la solidité de son argumentation, ses qualités juridiques
lui ont valu une notoriété mondiale. En publiant une nouvelle
édition de son ouvrage fondamental (conçu lorsqu’il enseignait
à Nancy), Contribution à la théorie générale de VEtat, en
1965, le C.N.R.S. a redonné à ses travaux une actualité certaine.
Son influence sur les conceptions des rédacteurs de la Constitution
de 1958 à travers la pensée de M. Debré (47) a montré le carac¬
tère toujours vivant d’une œuvre conçue à l’aube du XXe siècle.
Charles Eisennmann reconnaît en lui le véritable précurseur de
la Stufenbautheorie (la théorie de la formation du droit par degré)
que Merkl et Kelsen lui emprunteront (48), théorie qu’il a
confrontée avec ses propres conceptions dans un article resté
célèbre (49).

Sa pensée nous paraît dominée par trois idées essentielles :

1) La loi est une règle sanctionnée par l’Etat.

2) L’Etat se caractérise par la puissance dominatrice.

3) La puissance de l’Etat est incluse dans les limites qu’il s’est


tracées (autolimitation de l’Etat).

1. — La loi, règle sanctionnée par l’Etat.

En face du problème fondamental que pose le concept de


droit, Carré de Malberg se place d’emblée sur le terrain de la
technique juridique, sur le plan de la méthode. Comme le signale
Marcel Waline dans son rapport sur Le Positivisme juridique
de Carré et Malberg (50), il parlait plus volontiers de sa

(47) Lui-même initié à l’œuvre de Carré de Malberg par René Capitant.


(48) Voir Ch. Eisenmann : La théorie des fonctions de l’Etat chez Carré
de Malberg, dans Carré de Malberg, Dalloz 1966, p. 49.
(49) Carré de Malberg : Confrontation de la théorie de la formation
du droit par degrés avec les idées et les institutions consacrées par le droit
positif français, 1933.
(50) Marcel Waline : Le positivisme juridique de Carré de Malberg,
dans Carré de Malberg. Dalloz 1966, p. 21.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 267

« méthode positiviste » que de sa doctrine positiviste, trop sen¬


sible à certaines critiques injustes qui voulaient voir en lui un
théoricien du régalisme. Dans ses Réflexions très simples sur l'ob¬
jet de la science juridique, son dernier travail, il a synthétisé, en
im raccourci saisissant, la thèse qu’il a exposée à travers toute
son oeuvre.

Il ne s’agit pas pour le juriste d’énoncer ses préférences méta¬


physiques ou idéologiques ou d’affirmer ce qui devrait être. Le
rôle du juriste doit être à la fois plus modeste et plus précis. Il
doit être plus modeste, car la science juridique exige que l’on ne
brouille pas les catégories, que l’on ne confonde pas la tâche du
juriste avec la tâche du théologien, du moraliste ou du politique.
Les problèmes qui se posent aux juristes sont des problèmes
concrets, valables pour un ordre juridique déterminé; ils exigent
une technique appropriée. Pour résoudre les difficultés juridiques,
il convient de s’adresser au juriste et non au théologien et le
juriste doit tirer ses arguments du droit positif. Toute méthode
sérieuse suppose une séparation des genres, une séparation du
droit et de la morale, du droit et du droit naturel, du droit et de
la politique. A propos de la notion de justice, il écrit : « La raison
en est que la conduite qu’elle trace aux Etats est purement une
règle d’ordre moral ou politique qui n’est susceptible d’être
réduite en formule juridique ou exprimée en règle de droit. Là
est l’erreur capitale des juristes qui persistent à soutenir la doc¬
trine du droit naturel, une erreur dont il serait désirable que la
science de droit fut une bonne fois débarrassée » (51).

Mais, et c’est là que sa pensée s’éloigne du positivisme exégé-


tique de Gaston Jèze par exemple, il ne prétend pas enfermer
dans le seul aspect juridique tous les problèmes que pose à
l’homme et au juriste, la vie en société. Il écrit dans les Réfle¬
xions très simples sur l'objet de la science juridique : « Il arrive
un moment où le droit devient impuissant à assurer à lui seul le
bien de la communauté et où le législateur positiviste sentant son
pouvoir expirer, doit, pour que ses buts soient atteints, faire appel
aux lois de l’ordre moral et à la culture morale des citoyens ».
Cet homme de grande qualité intellectuelle et morale s’est tou¬
jours refusé à faire l’apologie de la force aux dépens de la morale,
sa dichotomie ne fut jamais que technique. Il croit, écrit-il dans
sa Contribution à la théorie générale de l’Etat, à « l’existence
des règles d’ordre moral qui dominent elles-mêmes de leur supé¬
riorité majeure toute puissance étatique, si absolue que soit juri¬
diquement cette dernière, si nécessaire qu’elle soit politique¬
ment ».

On peut multiplier les citations qui, dans son œuvre, affirment

(51) Carré de Malberc : Contribution à la théorie générale de l’Etat.


Note 6 sous N° 21.
268 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

la supériorité de certaines valeurs morales sur les valeurs juri¬


diques (52). Le procès de tendance que certains ont voulu lui
faire sur ce point est clos. Sa doctrine s’écarte avec énergie des
conclusions régaliennes des théoriciens de la Herrschaft. Il écrit
dans sa Théorie générale : « Encore une fois, il n’est pas douteux
que l’Etat ne soit dominé dans l’exercice de sa puissance par des
règles morales indépendantes de sa volonté. La distinction du
bien et du mal s’impose à lui comme aux individus ». Le droit lui
apparaît, dans la hiérarchie des créations humaines, comme infé¬
rieur à la morale car, d’une part le droit traite des comporte¬
ments humains tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être, et
d’autre part le droit, de par son formalisme, ne peut aborder
que des sujets susceptibles d’être prouvés (53). La tâche du
juriste est donc une tâche ingrate car « le droit ne peut saisir et
régir que les actes apparents et tangibles », tenir compte des
situations et des cas réels. Il peut seulement montrer la distance
qui sépare la règle de droit de l’impératif moral et ainsi enrichir
le droit.

Le rôle du juriste est donc plus précis, il s’agit pour lui, à


partir de ces exigences réalistes, de déterminer la notion de droit.
Qu’est-ce que le droit ? « Le droit, répond Carré de Malberg,
c’est la règle qui, dans un Etat social déterminé, s’impose au
respect des individus à raison de la sanction dont l’ont assorti
les autorités organiquement constituées pour l’exercice de la
puissance publique. » Ce qui distingue la règle juridique de la
règle morale, c’est la nature de la sanction dont les règles juri¬
diques sont assorties. Certes les règles morales sont également
accompagnées d’une sanction, mais la sanction inhérente à la
règle juridique est d’une nature particulière : « Leur sanction
est procurée, soit sous forme d’exécution directe ou forcée, soit,
en tout cas, par des moyens humains et par ceux qui sont spécia¬
lement propres à toute puissance publique organisée ». Ce qu’il
appelle, dans son article des Mélanges Geny, la haute et souve¬
raine valeur des principes moraux, ne suffit pas à leur donner
le caractère de règles de droit effectives.

Les conséquences que Carré de Malberg tire de cette définition


du droit sont les suivantes :

1° L’autorité du droit repose sur cette organisation générale


de la puissance publique qui est l’Etat. L’Etat ayant dans nos
sociétés contemporaines le monopole de la force publique, le droit
ne peut exister en dehors de l’Etat et se ramène aux législations
existantes. (Il ne prétend pas d’ailleurs que dans l’histoire du
monde, il n’a pas existé de société autre que l’Etat et possédant

(52) Voir sur ce point Marcel Waline : Le positivisme de Carré de


Malberg, op. cité, p. 21-22-23.
(53) Voir sur ce point son article dans les Mélanges Gény.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 269

la puissance contraignante.) L’élément fondamental de la notion


de droit est dans le système de puissance publique organisé
par l Etat : subjectivisme, objectivisme, solidarisme sont des
considérations extrajuridiques. « La notion positive de droit,
écrit-il, présuppose l’organisation sociale, en ce sens tout au moins
que cette organisation peut seule assurer au droit son efficacité
et sa force coercitive. »

2° L idée de sanction est si fondamentale pour lui que la règle


de droit doit être sanctionnée par des sanctions immédiates et
directes. « Il y a des règles qu’on ne peut violer impunément et
qui ne sont cependant pas des règles de droit, mais la sanction
n’est pas immédiate en droit. » Il songe aux règles morales sanc¬
tionnées dans les morales déistes post mortem. La sanction juri¬
dique est immédiate et organisée.

3° La règle juridique a nécessairement, à la différence de la


règle morale ou naturelle, un caractère formel. Elle appartient à
l’ordre juridique en vigueur. Ce formalisme est source de pré¬
cision : « En toute matière juridique, la terminologie ne peut
être satisfaisante qu’à la condition de comporter un terme propre
pour chaque concept spécial ».

4° La règle juridique tire sa force de la sanction et par consé¬


quent cette force est indépendante de la valeur morale de son
contenu. La règle de droit trouve en elle-même, c’est-à-dire au
simple fait d’être émise par les organes compétents, sa justifi¬
cation et sa puissance.
Le droit est donc postérieur à l’Etat. Quels sont alors les fon¬
dements de l’Etat et ses rapports avec le droit ?

1. — L'Etat se caractérise par la puissance dominatrice.

Carré de Malberg, lorsqu’il rédige sa Contribution à la Théorie


générale de l’Etat, s’est trouvé confronté dès le départ avec le
concept de domination qui, de 1871 à 1914, a manifesté sa pré¬
sence dans tous les actes étatiques. Il n’a rien ignoré des excès
auxquels cette notion de puissance d’Etat à laquelle les juristes
allemands ont donné le « nom impérieux de Herrschaftguewelt »,
a conduit les plubicistes et les gouvernements, mais il pense que
cette notion est destinée à survivre dans la science du droit public.
L’erreur des juristes allemands, c’est « d’avoir conçu et forgé la
Herrschaft comme un instrument de conquête, destiné à fournir
au peuple allemand le moyen de dominer et d’asservir les peuples
étrangers... ce qui a rendu odieuse cette notion, c’est l’absence
de tout scrupule dont ont fait preuve ses propagateurs, en tant
qu’ils ont passé systématiquement sous silence les règles morales
qui dominent elles-mêmes de leur supériorité majeure toute puis-
270 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

sance étatique » (54). Mais ces distances étant prises, il pense et


soutiendra toute sa vie que « la caractéristique de l’Etat, c’est
qu’il est capable de dominer et de réduire des résistances... la
puissance dominatrice est le trait spécifique de l’Etat, comme le
point culminant de sa définition » (55).
Le fait que dans l’Etat moderne la puissance publique soit
conduite à faire appel de plus en plus à la collaboration avec les
particuliers, ne change rien aux données du problème. « La raison
péremptoire en est que la science juridique a pour spécialité
propre de définir et de caractériser les diverses sortes de droits
par le maximum de faculté que chacun de ces droits comporte
au profit de son titulaire. Un droit c’est un pouvoir; les limites
extrêmes de ce pouvoir doivent être prises en considération pour
déterminer non seulement l’étendue du droit en question mais
encore sa définition même. A cet égard, il est permis de dire que
la science juridique ne s’attache pas d’une façon principale aux
situations moyennes et normales, mais elle vise plutôt les cas
extrêmes, les possibilités extraordinaires et l’on peut même ajou¬
ter qu’elle est amenée à prévoir le pire, or le pire en ce qui
concerne le fonctionnement de l’Etat, c’est que l’accord n’existe
pas complètement entre ses membres et qu’il ne soit pas possible
à l’Etat d’obtenir d’eux une collaboration unanime ».
Cette théorie de l’unanimité de l’Etat s’écarte sur un point
fondamental de celle de Laband et de Jellinek, car affirmer qu’un
droit est un pouvoir qui a des limites extrêmes qu’il faut préciser,
c’est soutenir que le recours à la force n’est qu’un ultimum subsi-
dium, « alors même que cette puissance ne devrait fonctionner
qu’à titre extraordinaire et quand le recours à la force coercitive
ne constituerait pour l’Etat qu’un ultimum subsidium, un pis-aller,
le juriste n’en resterait pas moins tenu de caractériser et de
qualifier le pouvoir étatique par le plus haut degré d’inten¬
sité » (56).
Cette réserve étant faite, il faut admettre que « l’Etat détient
une puissance qui ne relève d’aucun autre pouvoir et qui ne peut
être égalée par aucun autre pouvoir » (57).
De la théorie de l’unanimité de l’Etat, Carré de Malberg passe
à la théorie de l’unité de l’Etat. Toute théorie de l’Etat qui ne
tient pas compte de ce fait essentiel de l’Unité reste à côté de la
réalité. Le fondement de cette unification est dans la commu¬
nauté d’intérêts qui unit les hommes formant une même nation
dans la poursuite de buts communs, l’unité est téléologique. Cette
unité comporte plusieurs conséquences :
1° Le concept de personnalité de l’Etat est le seul moyen
de traduire juridiquement ce fait. Lorsqu’on affirme que l’Etat

(54) Carré de Malberc : Contribution..., op. cité, avant-propos, p. XIX


(55) Carré de Malberg : Contribution..., op. cité, p. 13.
(56) Carré de Malberg : Contribution..., op. cité, avant-propos, p. XV.
(57) Carré de Malberg : Contribution..., op. cité, p. 65, Tome I.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 271

est une personne, on entend dire, non pas qu’il équivaut à un être
humain mais qu’il est une unité juridique, car « sans une orga¬
nisation unifiante, il ne peut être question d’une personne spéciale
collective et distincte » (58). La collectivité nationale ne se réduit
pas à une simple société d’individus, elle forme un sujet unique
de droit, donne une personne juridique. Quand on dit que l’Etat
est une personnalité collective, il ne faut pas entendre que l’on
fait allusion à une pluralité du sujet, « l’essence même de la per¬
sonne juridique étant l’unité ». La notion de personnalité implique
donc la notion de l’unité de l’Etat.

L'unité est liée à la personnalité qui résulte également de la


continuité de l’Etat. L’Etat est immuable, il est permanent, per¬
pétuel, quels que soient les gouvernants. La notion d’Etat est donc
supérieure à celle de gouvernant (cf. contra Duguit). Les gouver¬
nements passent, l’Etat demeure grâce à l’unité de l’Etat. « La
collectivité des citoyens, soit qu’on envisage leur succession dans
le temps, soit qu’on se borne à envisager leur collection à un
instant déterminé, forme un ensemble indivisible qui s’oppose
justement aux individus ut singuli et qui, comme tel, réalise un
être juridique séparé, lequel trouve sa personnification propre
dans l’Etat. » (59)

2° Le problème du fondement de l’Etat est lié au problème


de son unité. En effet, pour Carré de Malberg, le problème juri¬
dique du fondement de l’Etat ne se confond pas avec celui de
savoir quelles sont les causes profondes qui ont suscité l’Etat,
mais avec l’acte positif qui a donné naissance à l’unité de l’Etat.
Comme dans sa conception le droit est postérieur à l’Etat, il ne
peut servir de support à une théorie de la formation de l’Etat,
par conséquent, toute théorie volontariste, toute théorie du
contrat social doit être écartée. « La naissance de l’Etat n’est
qu’un simple fait, non susceptible de qualification juridique. » (60)

Le fait générateur de l’Etat, c’est la constitution du groupe


national en unité collective, pourvue d’organes; cette unité peut
résulter aussi bien du consentement tacite ou formulé des mem¬
bres considérés individuellement que de la force ou du prestige.
L’autorité acceptée, reconnue ou supportée a engendré l’Etat.
L’Etat est une personne juridique de fait à laquelle toutes les
autres personnes juridiques sont subordonnées, car elles ne peu¬
vent parvenir à la personnalité que dans la mesure où elles rem¬
plissent les conditions fixées par l’Etat à cet effet. Carré de
Malberg parvient donc à cette définition : « L’Etat est une for¬
mation résultant de ce que, au sein d’un groupe national fixé
sur un territoire déterminé, il existe une puissance supérieure

(58) Carré de Malberg : Contribution, op. cité, p. 39.


(59) Carré de Malberg : Contribution.., op. cité. p. 50.
(60) Carré de Malberg : Contribution.., op. cité. p. 62.
272 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

exercée par certains personnages ou assemblées sur tous les indi¬


vidus qui se trouvent dans les limites de ce territoire » (61).
3° L’origine de la puissance étatique se trouve dans la Consti¬
tution qui lui donne naissance : « L’Etat doit avant tout son
existence au fait qu’il possède une Constitution » (62), Consti¬
tution écrite ou non, c’est-à-dire en fait, le statut qui lui a donné
pour la première fois des organes qui assurent l’unité de sa
volonté, et a fait d’elle une personne étatique. Cette Constitution
peut varier dans le temps mais elle est la condition absolue et la
base même de l’Etat. « La naissance de l’Etat se place au moment
même où il se trouve pourvu de sa première Constitution. » (63)
Cette Constitution originaire n’est, comme l’Etat lui-même,
qu’un pur fait réfractaire à toute qualification juridique et son
établissement ne relève d’aucun ordre antérieur à l’Etat. Le fait
essentiel, c’est l’apparition de la puissance créatrice du droit,
c’est-à-dire l’Etat lui-même. Comme l’a très bien vu Guy Héraud :
« Ici la notion de pouvoir originaire est synonyme de puissance
étatique » (64) ; le problème du pouvoir de fait se trouve résolu,
la continuité de l’Etat à travers les mutations historiques s’éclaire
juridiquement. Par contre, Carré de Malberg abordant le pro¬
blème de l’Etat fédéral, place les Etats membres de la collectivité
fédérale aux côtés des Etats souverains, tout en reconnaissant que
la Constitution des Etats ,membres ne subsiste que par une pure
tolérance de l’Etat fédéral. Il tire argument du fait que l’Etat
fédéral ne saurait supprimer un seul ou quelques-uns des Etats
membres, qu’il peut seulement frapper également tous les Etats,
et que les révisions constitutionnelles supposent une ratification
par la majorité des Etats membres. Cette thèse est inacceptable,
le fédéralisme n’est en fait, comme l’a montré Kunz, qu’un aspect
de la décentralisation et il ne faut pas se laisser leurrer par le
mot Etat.
Toute théorie de la puissance publique et de l’autonomie
constituante a ses servitudes, l’Etat fédéral en est une, le principe
de la limitation de l’Etat par le droit en est une autre.

3. — La puissance de VEtat est incluse dans les limites qu’il


s’est tracées.

« L’autolimitation de l’Etat » est le seul correctif possible à la


toute puissance de l’Etat. Le désir d’opposer à l’action de l’Etat
une limite tirée de l’existence de règles de droit apparaît, nous
l’avons vu avec Duguit, comme une préoccupation presque cons¬
tante des juristes français. Dès que l’on admet, comme le fait

(61) Carré de Malberg : Contribution.., op. cité. p. 67.


(62) Carré de Malberc : Contribution.., op. cité. p. 65.
(63) Carré de Malberg : Contribution.., op. cité. p. 66.
(64) G. Héraud : La conception du pouvoir constituant dans l’œuvre de
Carré de Malberg, Sirey 1966, p. 82.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 273

Carré de Malberg, que le droit en vigueur n’existe que du fait


de la puissance publique, il paraît difficile d’enclore l’action de
celle-ci dans des limites autres que celles qu’il a tracées, autre¬
ment dit le concept d’ « autolimitation de l’Etat » est le seul
correctif possible à l’idée que l’Etat crée le droit.

Cette notion que les juristes allemands, après Jhering et Jelli-


nek, nomment Selbstverpflichtung ou Selbstbindung et les juristes
français autolimitation, repose sur l’idée essentielle que l’Etat ne
peut se trouver fié que par sa propre volonté, et qu’en cela même
consiste la souveraineté. La portée de ce principe. Carré de Mal¬
berg la précise juridiquement. Il ne signifie pas que l’Etat peut
tout se permettre, mais qu’au point de vue formel, qui est le
point de vue prédominant de la science juridique, il n’existe
au-dessus de l’Etat aucune puissance qui soit capable de le
limiter juridiquement. Toute doctrine qui prétend le limiter au
nom de principes de droit naturel est dénuée de valeur juridique.
Sur le terrain juridique, on ne peut imposer à l’Etat des condi¬
tions-limites, inconciliables avec la puissance. Le seul facteur
vraiment efficace en face de cet impératif de fait, c’est la valeur
morale des gouvernants et celle du peuple, mais ces éléments ne
relèvent pas de la science juridique.

La nécessité de l’idée d’autolimitation se démontre pour Carré


de Malberg, comme pour Jellinek, par l’absurde : « Si absolue
que soit la puissance de l’Etat et alors même qu’il lui serait juri¬
diquement possible de tout faire, il ne peut supprimer tout ordre
juridique et fonder l’anarchie, car il se détruirait lui-même » (65).
Certes l’Etat peut changer son droit, mais tant qu’il existe, il ne
peut l’ignorer; l’Etat n’est donc pas inclus dans des limites
morales ou politiques, mais dans des limites juridiques. Il ne
s’agit pas d’une théorie de l’Etat de droit (Rechstaat, comme nous
la rencontrons chez Jhering fondée sur l’intérêt) qui limite
l’action de l’Etat aux règles établies, mais simplement l’expression
« de ce fait que dans le système de droit public moderne, toute
organisation étatique produit, en ce qui concerne la puissance
de l’Etat, un effet à la fois positif et négatif, car par là-même que
la Constitution détermine les formes ou conditions d’exercice de
la puissance publique, elle exclut toute puissance qui s’exercerait
en dehors de ces conditions de forme, ou encore par là même
qu’elle confère aux organes de l’Etat tels pouvoirs qu’elle énu¬
mère, elle leur dénie les facultés de puissance qui dépassent cette
énumération » (66).
Chez Carré de Malberg, la limitation de l’Etat est donc « for¬
melle ». Cette autolimitation est contemporaine de l’opération
constituante; mais alors d’où vient l’autolimitation juridique de

(65) Carré de Malberg : Contribution..., op. cité, p. 229.


(66) Carré de Malberg : Contribution..., op. cité, p. 232.

18
274 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

la Constitution originaire ? Tandis que les juristes allemands se


rallient à la thèse de la souveraineté d’Etat, Carré de Malberg
dans son Tome II et dans son ouvrage La loi, expression de la
volonté générale, élabore une thèse de la souveraineté nationale,
limitation du pouvoir originaire dans les démocraties, La Nation
est l’auteur de la Constitution originaire dans les démocraties,
donc elle est souveraine et tous les organes d’Etat sont des pou¬
voirs institués par la Constitution et limités par elle. La souve¬
raineté de la Nation s’oppose à ce que tout groupe ou tout individu
se confère des compétences ou s’oppose à toute modification de
compétence posée par elle, car seule elle possède la puissance
dans sa totalité. Le parlement, l’organe de révision constitution¬
nelle sont dès lors enfermés dans les limites formelles de la
Constitution. Le contrôle de la constitutionnalité des lois doit
être organisé : « Le concept français de souveraineté nationale
appelle à sa suite la séparation du pouvoir constituant... Dans le
système de la souveraineté nationale, la nation seule, envisagée
dans son ensemble organisé, est souveraine : l’un de ses organes
pris séparément ne peut, pour sa part, posséder une puissance
illimitée. A cet égard, le principe de souveraineté exclusive de
la nation exige que la puissance des organes constitués soit déter¬
minée et limitée par une règle supérieure qui définira les actes
rentrant dans leur compétence ou en tout cas qui imposera à leur
activité des bornes qu’ils ne pourront dépasser. Cette règle limi¬
tative sera contenue dans la Constitution, celle-ci étant l’œuvre
d’une autorité supérieure aux organes constitués » (67).
Cette conception aboutit en fait à une vision subjectiviste de
la validité, subjectivité qui l’éloigne de la théorie de la souve¬
raineté de l’Etat des juristes allemands. C’est par là que l’œuvre
de Carré de Malberg fait en quelque sorte la transition entre le
positivisme et l’humanisme juridique et politique d’un Hauriou
par exemple.

Critique

Si r on en croit ceux qui ont approché Carré de Malberg dans


les dernières années de sa vie, il a, suivant l’expression de M. Bur-
deau, témoin attentif de ses derniers cours, « vécu le drame du
positivisme juridique. Il sentait tout ce qu’il y avait de dangereux
dans ce système qu’il était amené à exposer » (68). Doté d’une
très grande loyauté intellectuelle, il ne pouvait pas ne pas prendre
conscience du fait que l’autolimitation est un correctif bien illu¬
soire à la toute puissance de l’Etat. Il s’est efforcé de s’arrêter à
une position intermédiaire mais M. Héraud n’a eu aucune peine à
montrer à quelles conséquences illogiques cela le conduisait (69).

(67) Carré de Malberg : Contribution..., op. cité, p. 545-546.


(68) G. Burdeau : Dans Carré de Malberg, Sirey 1966, p. 99.
(69) G. Héraud : Dans Carré de Malberg, Sirey 1966, p. 89.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 275

Admettre les conceptions subjectivistes de la validité, c’est détruire


la logique du système d’autolimitation par l’Etat souverain, car
c’est faire appel à une théorie politique et introduire des éléments
incompatibles avec le positivisme. Dans la théorie de l’Etat
aucune norme ne peut logiquement limiter le pouvoir
originaire pendant l’opération constituante. Dès lors, toutes les
dispositions arrêtées par l’Etat, même celles qu’il s’impose à lui-
même, sont valides et la thèse de l’autolimitation est exempte de
contradictions sur ce point. Avec la théorie de la souveraineté
de la nation, on introduit le postulat politique du principe repré¬
sentatif comme fondement de la souveraineté et l’on est infidèle
au positivisme.
Carré de Malberg s’est heurté en vérité à la même difficulté
que tous les positivistes; s’il est aisé dans le cadre de cette
doctrine d’analyser la formation du droit dans ses degrés, dès
qu’il s’agit de fonder la validité originaire, on est obligé de faire
appel à la science politique ou à une hypothèse (voir Kelsen).
Certes, son œuvre, par l’humanisme qui l’anime, échappe aux
critiques que l’on peut adresser au positivisme exégétique. Il a
refusé la démission du juriste en face de l’injustice et du désordre,
mais, comme tous les positivistes, il a vite atteint les limites du
cadre où le commentaire de la règle enferme le juriste, et, comme
il avait en lui des aspirations idéalistes, il a regardé au-delà de
ce cadre, vers la tradition démocratique française, pour y cher¬
cher un renouvellement des thèses de la Herrschaft, oubliant que
la souveraineté est un absolu et que le juriste ne peut sortir de
là, s’il se maintient sur le terrain de la coercition.
De plus, pour Carré de Malberg, la règle de droit se carac¬
térise par la sanction. Certes, il est vrai que, lorsqu’une règle est
sanctionnée par l’Etat, nous nous trouvons en présence d’une
règle de droit, mais il n’est pas vrai que toutes les règles de droit
soient sanctionnées par l’autorité publique. La sanction n’est pas
le critère absolu du droit. Il existe, même dans le droit moderne,
des lois que les juristes qualifient de « lois imparfaites », c’est-
à-dire des règles dépourvues de sanction; c’est le cas de nom¬
breuses règles de droit constitutionnel, des lois prescrivant des
délais qui n’entraînent ni forclusion, ni déchéance. Il faut ajouter
que certaines sociétés primitives ignorent la sanction des pouvoirs
publics, pour y substituer l’injonction du groupe, la pression de
l’opinion publique. Que dire du droit international public ? Les
sanctions y sont peu développées ! La sanction est une carac¬
téristique normale du droit, mais elle ne lui est pas indispensable.
Comme le fait observer M. le Doyen Marty, dans une très belle
formule : « Une règle n’est pas juridique parce qu’elle est sanc¬
tionnée, elle est sanctionnée parce qu’elle est juridique» (70).

(70) G. Marty et P. Raynaud : Droit civil. Introduction. Tome I,


p. 55, Sirey 1956.
276 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

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Cuche : A propos du positivisme juridique de Carré de Malberg, Mélanges


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M. Waline : Le positivisme juridique de Carré de Malberg in Carré de
Malberg, Dalloz, 1966, p. 40.
Ch. Eisenmann : La théorie des fonctions de l’Etat chez Carré de Malberg
in Carré de Malberg, Dalloz, 1966, p.49.
Guy Héraud : La conception du pouvoir constituant dans l’œuvre de Carré
de Malberg, Dalloz, 1966, p. 78.
Georges Burdeau : L’apport de Carré de Malberg à la théorie de la loi dans
de Malberg in Carré de Malberg, Dalloz, 1966, p. 98.
Marcel Prelot : Carré de Malberg et le régime parlementaire in Carré de
Malberg, Dalloz, 1966, p. 126.
Journées d’étude en l’honneur de Carré de Malberg, Annales de la Faculté
de Droit et de Sciences politiques et économiques de Strasbourg, 1966.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 279

SECTION V

LE NORMATIYISME KELSENIEN

La doctrine de Kelsen pose, d’abord, dans l’histoire de la phi¬


losophie du droit et de l’Etat, un problème de classification.
Certes Kelsen est kantien et la tentation est grande de classer
sa doctrine dans le vaste courant du rationalisme kantien qui a
donné naissance à cette école de Vienne, dont il est le plus illustre
représentant. Mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit que si
Kelsen subit l’influence directe de Kant, d’autres influences très
profondes ont agi sur lui, à côté même de celle des néokantiens,
et qu’il est plus juste de donner à la doctrine kelsénienne une
place originale et unique dans l’histoire de la science juridique,
en la caractérisant par cette expression de « normativisme », qui,
avec le positivisme méthodologique, suffit à la caractériser.

Les emprunts que Kelsen a faits à la pensée de Kant sont un


peu comparables à ceux que saint Thomas a faits à Aristote : ce
sont des manières de concevoir les problèmes scientifiques, des
perspectives orientées dans une même direction, sans qu’il en
résulte pour autant une dépendance servile, sans que ces emprunts
soient un obstacle à une originalité certaine. Au reste, Kant est
un homme du XVIIIe siècle, très imprégné encore de volontarisme
et de naturalisme, il n’est pas juriste de profession mais un philo¬
sophe-juriste comme ceux du siècle précédent. Kelsen est un
homme du XXe siècle, nourri certes de philosophie kantienne,
mais aussi un juriste préoccupé d’une technique rigoureuse,
dominé par les préoccupations normatives qui sont celles du tech¬
nicien, d’un des plus grands juristes de la première moitié du
XXe siècle. Il a rejeté une fois pour toutes les excès du natura¬
lisme du xvme siècle. Le Kelsenisme se suffit à lui-même, l’exac¬
titude scientifique veut seulement que l’on indique les sources,
souligne des parentés.

Hans Kelsen est né à Prague le 11 octobre 1881, Prague, ville


de cette Autriche-Hongrie dont Vienne est alors la capitale. Kelsen
commence ses études à Heidelberg, puis Berlin, il les achève à
Vienne où il passe en 1906 son doctorat en droit. En 1911, il
publie le livre qui lui vaut le titre de privât docent et déjà la
célébrité : Hauptproblem der Staatslehre. En 1917, il est
nommé professeur de Droit public et de Philosophie du Droit à
l’Université de Vienne. Il va professer pendant de très nombreuses
années en cette Université et être mêlé d’une manière très étroite
280 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

à la vie politique de l’Autriche, puisqu’il fut un des rédacteurs


de la Constitution autrichienne fédérale de 1920, Constitution qui
reflète de manière fidèle sa conception de l’Etat fédéral, Consti¬
tution révisée en 1925 et 1929 et qui fut remise en application
en 1945. A Vienne, son prestige scientifique est si grand qu’il
forme avec ses principaux disciples, Verdross, Kunz et Mer kl,
une véritable école bientôt célèbre dans le monde entier : l’école
de la science pure du droit, expression qu’il a employée pour la
première fois en 1920, comme sous-titre d’un ouvrage consacré
au problème de la souveraineté en droit international.
De 1929 à 1933, il enseigne à Cologne le droit international
mais, d’origine israélite, il est chassé par les nazis et reprendra son
enseignement à Vienne juqu’à l’Anschluss. Il se réfugie alors à
Genève (à l’Institut universitaire des Hautes études internatio¬
nales) , puis en 1940 aux Etats-Unis d’Amérique. Il enseigne suc¬
cessivement à Harvard, Berkeley, revient professer à Genève
en 1952-53, puis à l’U.S. Ravol Var Collège (1953-1954), aux
U.S.A. Il a d’ailleurs obtenu la citoyenneté américaine et a formé,
aux U.S.A. et sur tout le conlinent américain, de si nombreux
disciples qu’il existe aujourd’hui une véritable école kelsenienne
américaine.
Son œuvre est immense, publiée en allemand et en anglais,
traduite dans les principales langues, et en français, pour l’essen¬
tiel, par Charles Eisenmann (voir bibliographie).

§ 1. — La conception de la science juridique chez Kelsen

La doctrine kelsenienne est un immense effort pour constituer


une épistémologie du droit, une théorie de la connaissance juri¬
dique. Pour Kelsen, la science du droit a pour but de saisir la
conduite humaine dans la mesure où elle est matière de normes
juridiques (70 bis). En ce sens, elle est avant tout et exclusive¬
ment une science normative.
Il existe, pour Kelsen, une différence en effet fondamentale
et radicale entre la fonction de la connaissance juridique et la
fonction de l’autorité juridique qui crée le droit. La science du
droit a pour objet de connaître le droit du dehors et, sur la base
de cette connaissance, de le décrire et de l’analyser, tandis que
les organes juridiques créent le droit que la science du droit
connaît et décrit. Comme toute connaissance, cette science enfante
son objet dans la mesure où elle l’appréhende comme un tout
intelligible. De même que le mouvement se démontre en mar¬
chant, toute connaissance revêt un caractère constitutif.
Fidèle à la philosophie et à la méthode criticistes, Kelsen
considère avec Kant qu’ « une science n’est pas une simple agglo-

(70 bis) Kelsen : Théorie pure du Droit, Dalloz, 1962, p. 43. « Les
normes de l’ordre juridique règlent la conduite d’êtres humains ».
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 281

mération de connaissances mais de connaissances classées, ordon¬


nées, systématisées ». Partant de ces prémisses kantiennes, Kelsen
va s’efforcer d’élaborer une théorie pure du droit (Reine Recht-
lehre), c’est-à-dire d’assurer d’abord l’autonomie de la science
juridique par rapport aux autres sciences, car il est indispensable
de tracer des frontières entre les connaissances humaines. Les
sciences se distinguent par leur méthode propre et par leur
objet.

Une fois le principe de cette autonomie justifié, la science


pure du droit s’efforcera de préciser sa méthode, qui ne saurait
être que la méthode positiviste, correspondant à l’objet propre
de la science juridique, à savoir le droit. Définir l’objet de la
science juridique, c’est donc montrer la spécificité du phénomène
juridique, phénomène normatif ; le droit est une science des
normes; l’expression positivisme et normativisme exprime le sens
profond de la doctrine, la méthode rejoint la philosophie du
système, la technique d’approche, le fondement du droit.

1° L autonomie de la science juridique par rapport aux autres


sciences, apparaît chez Kelsen comme une nécessité fondamen¬
tale. Kelsen est frappé par la confusion qui règne encore au XXe
siècle dans l’esprit des juristes, alors même que la plupart des
sciences humaines tendent à affirmer leur autonomie réciproque,
juristes qui tantôt font de la morale, tantôt du droit naturel,
tantôt de la sociologie, mais qui ne parviennent pas à définir
l’objet propre de leur science, ni à la doter d’une méthode corres¬
pondant à cet objet.

La science juridique ne saurait avoir pour objet que le droit


et une seule méthode : la méthode juridique. En premier lieu,
les juristes établissent une redoutable confusion entre la morale
et le droit : la question qu’ils se posent le plus souvent, c’est de
savoir si une loi est juste ou injuste, c’est-à-dire un problème
moral et non un problème juridique. Le juriste doit se pré¬
occuper d’un seul problème, savoir si la règle juridique posée
est régulière ou n’est pas régulière. « La théorie pure du droit
isole complètement la notion de norme juridique de celle de
norme morale dont elle est issue, et donne une légalité propre
au droit, indépendante de l’autorité de la loi morale. Elle ne
conçoit pas en effet la norme juridique, à la différence de ce
que faisait généralement la doctrine traditionnelle, comme un
impératif, mais comme un jugement hypothétique qui exprime
la connexion d’un fait-condition et d’une conséquence. La norme
juridique devient la loi juridique et présente la forme fonda¬
mentale de la loi. » (71)

(71) Kelsen : La méthode et la nature fondamentale de la théorie pure


du Droit, in Revue Métaphysique et morale 1934, p. 183.
282 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

La conception de la régularité du droit est liée à la conception


méthodologique, à l’analyse normativiste du phénomène juri¬
dique que nous examinerons plus loin. Cette libération du droit
de la morale ne signifie pas immoralisme du droit, mais simple
amoralisme de la science juridique. « Il s’agit avant tout de
libérer le droit de la connexion que l’on a, de tout temps, établie
entre lui et la morale. Ceci ne veut naturellement pas dire que
l’on songe à mettre en question que le droit soit moral, c’est-à-
dire bon. Ce postulat va de soi. Mais il en va autrement de sa
signification réelle. On rejette simplement l’idée que le droit en
tant que tel soit, en un sens et dans une mesure quelconque,
moral, c’est-à-dire bon. En présentant le droit comme un élément
de la morale, sans préciser clairement si l’on entend par là
simplement le postulat que le droit doit être conforme à la
morale, ou si l’on veut dire que le droit en tant que partie
composante de la morale, a effectivement un caractère moral, on
essaye de conférer au droit cette valeur absolue que revendique
la morale » (72). La notion d’obligation juridique n’a aucune
impbcation morale.

Le conflit entre l’obligation juridique ou devoir juridique et


l’obligation ou devoir moral est possible. Tout système qui vise
pour éviter un tel conflit, à créer la notion d’obligation juridique
au profit de la notion d’obligation morale, en soutenant que la
fonction du droit est de conférer des droits et celle de la morale
d’obliger, est incompatible avec la science juridique, car l’ordre
juridique, comme tout ordre normatif, a pour but de déterminer
certaines conduites humaines, par conséquent d’obliger, c’est
même là la fonction première du droit, la fonction d’attribuer
des droits étant la seconde.

Cette séparation de la morale et du droit trouve son prolon¬


gement dans le rejet, en second lieu, par Kelsen, de toutes les
doctrines de droit naturel. Il condamne toutes les doctrines du droit
naturel, car elles impliquent une référence à la métaphysique,
incompatible avec la théorie pure du droit. Les doctrines du droit
naturel ont coïncidé, dans leur développement, avec les doctrines
de la monarchie absolue, de l’Etat de police. La réaction contre
ces doctrines dessinée au xixe siècle s’est affermie avec le déve¬
loppement des sciences de la nature et l’esprit positif auquel la
théorie pure du droit se rattache.

Une même préoccupation conduit à écarter du domaine de la


science juridique les « idéologies », prolongement du natura¬
lisme dans la politique, en particulier les théories contractuelles
car « toute idéologie a sa racine dans la volonté, dans les désirs,
non dans la connaissance » (73). « C’est précisément par cette

(72) Kelsen : La méthode et la nature..., op. cité, p. 127.


(73) Kelsen : La méthode et la nature..., op. cité, p. 191.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 283

tendance anti-idéologique que la théorie pure du droit se mani¬


feste comme une véritable science du droit. »

Véritable science, et non simple art comme le voulaient les


classiques, la science juridique doit en troisième lieu affirmer
son autonomie à l’égard de la science humaine la plus récente :
la sociologie, qui tend à absorber l’ensemble des sciences humai¬
nes, y compris le droit, dans la rubrique : sociologie générale.
Cette confusion est insupportable pour un esprit kantien, habitué
aux catégories, aux classifications, aux définitions précises. Ces
sciences ne peuvent se confondre, car elles n’ont pas le même
objet.

L’objet de la sociologie ne saurait être le même que l’objet


de la science juridique. Les deux sciences s’intéressent à des
réalités d’un ordre différent, le droit est une science normative
qui a pour objet l’étude des problèmes relatifs aux normes de
conduite envisagées en tant que normes, conduites que l’on ne
peut définir qu’à partir de l’idée de normes; la sociologie
a pour objet la recherche des lois causales ou des types de
conduite de la vie sociale. C’est là, par exemple, le point de vue
d’un Max Weber qui distingue d’ailleurs sociologie générale et
sociologie du droit, distinction qui n’est possible, dit Kelsen, que
si l’on se reporte à la conduite qui est l’objet du droit, tel qu’il
existe dans l’esprit humain comme contenu de représentation.
Dans les sciences humaines, le droit existe, c’est un fait, comme
un système normatif. De même, Kelsen condamne toute vue
systématique du droit fondée sur une vision sociologique du
droit telle que nous la rencontrons chez Duguit par exemple.
La sociologie n’est pas une science assez avancée pour apporter
des réponses positives à la vie des normes.

Dans le dernier état de sa pensée, comme l’a montré Charles


Eisenmann (74), Kelsen accorde aux rapports entre la notion
d’ordre juridique et les faits sociaux, une attention rendue néces¬
saire par la volonté de « posivité » de sa doctrine qui est « une
théorie du droit positif, c’est-à-dire du droit réel, une théorie de
la réalité juridique », des « comportements réglés par les nor¬
mes ». Mais entre l’objet de la science du droit et l’objet de la
sociologie, il maintient une distinction conforme à un point de
vue criticiste. « La théorie pure du droit n’ignore pas que le
contenu de tout ordre juridique positif est déterminé par des
facteurs historiques, économiques, moraux et politiques, mais elle
cherche à comprendre le droit dans son sens immanent, dans sa
signification normative spécifique... Une théorie du droit est dite
pure quand elle évite tout syncrétisme des méthodes. » (75) Eviter

(74) Voir infra : Critique de la doctrine kelsienne et réponse de


Ch. Eisenmann.
(75) Kelsen : Théorie du DIP, cours de la Haye, 1953, vol. 84, p. 7
284 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

le syncrétisme des méthodes, c’est définir la méthode propre du


droit, méthode positiviste, dont Kelsen a une conception liée à
la nature même du phénomène juridique, que l’on peut caracté¬
riser par l’expression de « positivisme normativiste ».
2° La méthode positiviste kelsenienne est en liaison étroite
avec la conception kelsenienne de la science juridique.
Kelsen part d’une distinction, fondamentale dans la philo¬
sophie de Kant, entre le plan de la réalité (le monde du Sein, ce
qui est), et le plan de l’obligation (le monde du Sollen, le monde
du devoir être). Le monde du Sein est dominé par les lois de la
nature et le principe de causalité : « La nature est un certain
ordre des choses, un système d’éléments qui sont unis les uns
aux autres par une relation de cause à effet, c’est-à-dire confor¬
mément à un principe que l’on appelle causalité » (76). On ne
peut transgresser les lois de la nature, car on ne peut faire que
ce qui est ne soit pas. Au monde du Sein, correspondent les
sciences de la nature.
Le monde du Sollen a pour objet des règles destinées aux
hommes, elles ont pour but de prescrire une certaine conduite
et de régenter les rapports sociaux. Au plan du Sollen, corres¬
pondent les sciences normatives. Ces sciences ont pour tâche
l’étude des règles formulées à l’impératif, mais qui ne sont pas
nécessaires comme les règles du Sein, elles pourraient être trans¬
gressées sans cesser d’exister. Elles ne sont pas réglées par le prin¬
cipe de causalité; elles ne connaissent que le principe de l’impu¬
tation (Zurechnung), loi qui lie la condition de la norme et la
conséquence de la norme, c’est-à-dire la relation spécifique entre
l’acte et la sanction.
Ces normes, qui appartiennent au plan du Sollen, sont de
deux catégories : les normes morales d’une part, auxquelles cor¬
respond la science de la morale, et les normes juridiques aux¬
quelles correspond la science du droit.
Tout en appartenant comme les règles juridiques au domaine
des règles sociales positives, les normes morales pour Kelsen
se distinguent nettement des règles juridiques par la nature
de la sanction dont elles sont assorties : « Le droit ne peut
être distingué essentiellement de la morale qui si on le conçoit
comme un ordre de contrainte, c’esUja-dire comme un ordre
normatif qui cherche à provoquer des conduites humaines, en
attachant aux conduites contraires des actes de contrainte, socia¬
lement organisés, alors que la morale, elle, est un ordre social
qui n’établit pas de semblables sanctions, mais dont les sanc¬
tions se trouvent uniquement dans l’approbation des conduites
conformes aux normes et la désapprobation des conduites con-

(76) Kelsen : Théorie pure du droit, p. 104, trad. Eisenmann, éd. Dal¬
loz.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 285

traires aux normes, l’emploi de la force physique n’entrant plus


en ligne de compte » (76 bis).

Ces règles constituent l’objet de la science juridique, qui ne


saurait avoir d’autre méthode qu’une méthode juridique, c’est-
à-dire positiviste et normativiste : science des règles, elle ne peut
étudier que des règles. « Bien que la science du droit ait pour
objet des normes juridiques et par conséquent des valeurs juri¬
diques fondées par elles, ces propositions sont cependant, de
même que les lois naturelles de la science de la nature, une des¬
cription de leur objet exempte de toute appréciation de valeur.
Autrement dit, la description a lieu sans référence aucune à une
valeur métaphysique et sans que jouent les facteurs émotionnels
que sont l’approbation ou la désapprobation. » (77) Ainsi les
préoccupations méthodologiques de la science juridique rejoi¬
gnent les préoccupations méthodologiques des sciences naturelles,
on pourra même parler de loi juridique (Rechtsgesetze) puisque
nous serons en face d’une connection fonctionnelle, le mot Sollen
exprimant le sens spécifique dans lequel condition et conséquence,
délit et sanction sont liés l’un à l’autre par la norme juridique.
La méthode positiviste est donc une méthode normativiste qui
s’attachera essentiellement au caractère formel du droit, car les
règles de droit n’ont aucun contenu nécessaire, elles peuvent
contenir n’importe quel système de valeur. « La science du droit
est une théorie pure du droit » est le leit-motiv de la doctrine
kelsenienne. L’objet de la science juridique est défini par les
préoccupations de l’épistémologie kelsenienne ; science des nor¬
mes, elle s’efforce d’appréhender le phénomène juridique dans
sa spécificité.
3° La spécificité des phénomènes juridiques résulte de la
nature normative de l’édifice juridique, construit certes suivant
une certaine statique, mais également animé d’une dynamique
permanente, l’édifice juridique étant toujours en mouvement,
dominé par la « Stufenbautheorie », la formation du droit par
degrés, formation liée aux deux caractères essentiels de la règle
de droit : la validité et l’efficacité.
a) La validité : La validité, nous dit Kelsen, « désigne le mode
d’existence spécifique des normes »; c’est le premier caractère de
la règle de droit, elle définit la valeur obligatoire, le fait qu’elle
doit être obéie. « Si nous employons le mot Sollen, nous pouvons
exprimer l’idée de la validité d’une norme en disant : quelque
chose doit être fait ou quelque chose ne doit pas être fait. » (78)
Les normes ont un domaine de validité spatial et temporel,

(76 bis) Kelsen : Théorie pure du Droit, op. cit., p. 85-86. C’est un
des points sur lesquels Kelsen s’écarte le plus nettement de Kant.
(77) Kelsen : La théorie pure du droit, p. 111.
(78) Kelsen : La théorie pure du droit, p. 13.
286 Les Grands Courants dë la Philosophie du Droit

un domaine de validité réel ou personnel qui e9t un élément de


leur contenu, car la norme se rapporte à une certaine conduite,
condition ou effet des comportements humains. La conduite
réglée par l’ordre normatif peut consister ou bien en une action
définie par cet ordre ou en l’abstention d’une telle action.
Mais le caractère de validité envisagé en lui-même n’a aucune
signification, il faut, pour qu’il en prenne une, le rapporter à
l’ensemble de l’édifice juridique. La caractéristique essentielle de
cet édifice, c’est d’être un édifice hiérarchisé. La validité d’une
règle ne s’expliquera en effet que par la validité d’une autre règle
et l’existence entre toutes les règles d’un édifice juridique, d un
lien commun de validité. Les règles juridiques peuvent se rap¬
porter sans cesse les unes aux autres parce qu’elles sont super¬
posées, parce que les règles supérieures, par une véritable délé¬
gation, communiquent leur propre validité aux règles inférieures.
Cette délégation est permanente et la compétence attribuée à la
règle inférieure par la règle supérieure peut toujours être exercée :
toute règle apparaît ainsi comme un acte d’exécution par rapport
à la règle supérieure et un acte de législation par rapport à la
règle inférieure à laquelle elle transmet la validité.
L’édifice juridique se présente sous l’aspect d’une pyramide
de normes, produit de cette particularité que présente le droit
de régler lui-même sa propre création. L’unité du système résulte
de la connexion entre les degrés. Si l’on s’en tient aux seules
normes positives, la hiérarchie comprend au sommet la Consti¬
tution, entendue au sens naturel, c’est-à-dire les normes qui règlent
la création des normes juridiques générales, et au sens formel,
écrite ou coutumière. Le degré au-dessous de la Constitution est
formé par les normes juridiques générales créées par voie de
législation ou de coutumes, lois créées par des organes spécialisés
institués à cet effet, coutumes qui viennent « au jour le jour par
un certain comportement des sujets soumis à l’ordre juridique,
donc par une procédure relativement décentralisée ».

Puis viennent les règlements. La décision juridictionnelle peut


être considérée comme source des obligations et des droits établis
par elle pour les parties en litige, ou comme la source du pouvoir
de l’organe qui exécute cette décision, car les individus qui créent
des normes sont les organes de la collectivité juridique. L’appli¬
cation du droit est en même temps création du droit : « L’ordre
juridique est un système de normes générales et individuelles qui
sont unies les unes aux autres par le fait que la création de cha¬
cune des normes qui appartiennent à ce système est réglée par
une autre norme du système» (79). Cette unité du système est
telle que les lacunes du droit sont impossibles, car l’ordre juri¬
dique tout entier est toujours vivant « dans sa dynamique ». Le

(79) Kelsen : Théorie pure du droit, p. 314.


Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 287

contrat, les droits subjectifs ne sont que des actes-reflets de


l’ordre juridique; l’individu n’est qu’un système de normes rap¬
porté à un ordre juridique.
Toutefois, pour démontrer la puissance de cette dynamique,
encore faut-il « la chiquenaude » qui crée le courant de validité,
qui anime l’édifice juridique. Lorsqu’on remonte de règles en
règles, on parvient rapidement à la Constitution, mais la Consti¬
tution d’où tire-t-elle elle-même sa validité ? Kelsen répond :
la science juridique, comme les sciences mathématiques pour
résoudre les problèmes fondamentaux, est obligée de recourir à
une hypothèse. Cette hypothèse, c’est « la constitution originaire
hypothétique » (Grundnorm). Il faut supposer, au-delà de la
Constitution, une norme juridique fondamentale qui fonde tout
système juridique positif puisqu’il fonctionne, et de laquelle la
Constitution tire sa validité. Cette norme hypothétique n’a qu’un
objet, créer ce courant de validité qui, de cascade en cascade, va
descendre sur l’ordre juridique tout entier.
Cette hypothèse est dans la logique positiviste kelsenienne,
elle en est sa justification, en quelque sorte par l’absurde : d’une
règle positive, on ne peut remonter qu’à une règle positive, par
conséquent il faut supposer, puisque le droit fonctionne, qu’il
existe une règle hypothétique que nous ne voyons pas, mais que
nous devons imaginer. Tout système naturaliste, soutient Kelsen,
utilise d’ailleurs une technique identique; il suppose le droit
fondé sur une validité extérieure, à l’échelon supérieur, à la
réalité positive.
Mais la validité n’est pas le seul caractère du droit; pour que
les normes soient considérées par Kelsen comme juridiques, il
faut qu’elles soient efficaces.
b) L’efficacité : Pour que les normes juridiques puissent être
considérées comme des normes juridiques, il faut qu’elles possè¬
dent un second caractère : il faut qu’elles soient efficaces, autre¬
ment dit, il faut qu’elles soient obéies par la majorité des indi¬
vidus soumis à l’ordre juridique global. Les droits sont des ordres
sociaux qui présentent cette caractéristique d’être des ordres de
contrainte, cette expression voulant signifier qu’ils réagissent par
un acte de contrainte à certaines circonstances, considérées comme
indésirables, parce que socialement nuisibles. Cette affirmation
que le droit est un ordre de contrainte ne signifie pas qu’il est,
pour Kelsen, de l’essence du droit d’obtenir par la force la
conduite régulière, mais que l’acte de contrainte intervient, lors¬
qu ^'apparaît la conduite prohibée, donc contraire au droit, con¬
trainte qui est le monopole de l’activité juridique. Autrement
dit, l’efficacité est assurée grâce à la sanction dont la règle de
droit est assortie.
Cette efficacité de la norme juridique doit s’entendre de Tordre
juridique considéré globalement. « La théorie normative n’af-
288 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

firme la validité d’une norme, autrement dit son existence, que


si la norme juridique fait partie d’un ordre juridique qui, pris
globalement, est efficace, c’est-à-dire si les normes de cet ordre
sont en gros obéies par les sujets de l’ordre et si elles ne sont
pas obéies, sont en gros appliquées par ses organes. » (80)
Un ordre juridique ne perd pas, bien entendu, sa validité par
le fait que l’une des normes juridiques perd son efficacité, c’est-
à-dire n’est plus appliquée. « Un ordre juridique est considéré
comme valable si ces normes sont efficaces, c’est-à-dire effective¬
ment obéies et appliquées en gros de façon générale. » (81)
Cette vision de l’ordre juridique permet à Kelsen de dire que
l’efficacité de l’ordre juridique est condition essentielle de la
validité, car son inefficacité entraîne sa non-validité, au sens de la
science juridique normative; mais cette affirmation ne signifie pas
que l’efficacité se confond avec la validité, elle n’en est que la
condition.
L’efficacité n’est donc pas le fondement de la validité, ce fon¬
dement se trouve dans la constitution fondamentale qui est effi¬
cace, autrement dit c’est cette norme fondamentale qui érige
l’efficacité en condition de la validité.
Le normativisme repose en dernière analyse sur le syllogisme
suivant : majeure (Sollen): on doit se conduire conformément
à la Constitution posée et efficace ; mineure (Sein) : la Consti¬
tution effectivement édictée est efficace; conclusion : on doit se
conduire conformément à l’ordre juridique considéré. Sur le plan
des réalités, il signifie que le droit ne peut exister sans la force,
mais qu’il ne se confond pas avec la force, car il est une certaine
organisation de la contrainte et de la sanction.
Quelle va être la place de l’Etat dans cet ordre de contrainte,
quels sont les rapports du droit et de l’Etat dans la perspective
kelsenienne ?

§ 2. — L’Etat dans la perspective kelsenienne

La conception kelsenienne de l’Etat met au premier plan, dans


sa conception dynamique du droit, processus « renouvelé dans
son autocréation », le principe de l’identité de l’Etat et du droit.
Après avoir examiné l’origine et le fondement des différentes
doctrines juridiques reposant sur le dualisme entre le droit public
et le droit privé (doctrine de la Herrschaft, de l’autolimitation de
l’Etat, doctrine des droits subjectifs), Kelsen s’efforce de montrer
le caractère idéologique de ce dualisme, caractère idéologique
incompatible avec l’esprit scientifique de la « théorie pure du
droit ».

(80) Kelsen : Théorie pure du droit, p. 170.


(81) Kelsen : Théorie pure du droit, p. 287.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 289

Cette différenciation ne trouve en effet pour lui aucune base


solide dans le droit positif, c’est une thèse idéologique. Elle vise,
soutient-il, d’une part à « assurer au gouvernement et à l’appareil
administratif qui lui est soumis, une liberté qui soit pour ainsi
dire déduite de la nature des choses, une liberté non pas à l’égard
du droit, ceci serait fondamentalement impossible, mais à l’égard
de la loi, c’est-à-dire des normes générales créées par la représen¬
tation générale ou sa participation essentielle » (82) ; d’autre part
elle a pour objet, en soutenant qu’il existe une sphère juridique
publique qui serait politique et une sphère juridique privée qui
serait apolitique, d’ « empêcher que l’on s’aperçoive que le droit
privé créé par voie de contrats entre particuliers est un théâtre
de domination politique, tout autant que le droit public créé par
la législation et l’administration » (83).

En fait, estime Kelsen, le droit privé est une simple forme de


création de normes juridiques individuelles adéquates au système
économique capitaliste. Enfin, à cette thèse du dualisme juri¬
dique, la théorie traditionnelle ne peut pas renoncer car « il faut
que l’on se représente l’Etat comme une personne distincte du
droit afin que le droit puisse justifier cet Etat, qui crée ce droit
et qui se soumet à lui. Et le droit ne peut justifier l’Etat que si
l’on suppose qu’il est un ordre essentiellement différent de l’Etat,
opposé à la nature originaire de celui-ci qui est la force, la puis¬
sance, et pour cette raison, un ordre en quelque sorte juste ou
satisfaisant. De la sorte, d’un simple fait de puissance ou de
force, l’Etat devient l’Etat de droit qui se justifie par le fait qu’il
réalise le droit » (84). « Le fait de reconnaître que l’Etat est un
ordre juridique est la condition d’une véritable science du
droit. » (85)

Pour Kelsen, l’Etat et le droit ne sont qu’un seul et même


phénomène juridique et le principe de l’unité du droit public et
du droit privé trouve son fondement dans l’unité de l’ordre juri¬
dique. La théorie pure du droit enseigne en effet que « l’acte
juridique de particuliers est, tout comme l’ordre autoritaire, un
acte d’Etat, c’est-à-dire un fa A créateur de droit, attribuable à
l’unité de l’ordre juridique » (86). L’Etat est avant tout un ordre
de contrainte. Lorsque nous définissons l’Etat comme une orga¬
nisation politique, nous le caractérisons, en fait, comme un ordre
de contrainte puisque l’élément politique, c’est la possibilité pour
cette organisation d’exercer, par l’intermédiaire de certains indi¬
vidus, la contrainte sur d’autres individus. L’ordre juridique, c’est
justement cet ordre de contrainte organisé.

(82) Kelsen : Théorie pure du droit, p. 375.


(83) Kelsen : Théorie pure du droit, p. 376.
(84) Kelsen : Théorie pure du droit, p. 378.
(85) Kelsen : Théorie pure du droit, p. 418.
(86) Kelsen : Théorie pure du droit, p. 373.

19
290 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

En tant qu’organisation politique, l’Etat est donc bien un


ordre juridique. Mais tout ordre juridique est-il un Etat ? Non !
répond Kelsen : « Pour être un Etat, il faut que l’ordre juri¬
dique ait le caractère d’une organisation au sens plus étroit et
plus spécifique de ce mot, c’est-à-dire qu’il institue pour la créa¬
tion et l’application des normes qui le constituent des organes
spécialisés; il faut qu’il représente un certain degré de centra¬
lisation; l’Etat est un ordre juridique relativement centra¬
lisé » (87). Par la centralisation, la création de normes juridi¬
ques par un organe législatif central, l’Etat se distingue des
ordres juridiques primitifs, donc préétatiques, et des ordres juri¬
diques supra ou interétatiques du droit international dont les
règles sont coutumières, donc décentralisées.
Quant aux caractéristiques par lesquelles la doctrine tradi¬
tionnelle prétend définir l’Etat, à savoir le peuple, le territoire
et la puissance publique, elles ne peuvent se définir que juri¬
diquement. Le peuple, ce sont les individus qui composent
l’Etat, mais pourquoi font-ils partie d’un Etat déterminé ? Il
n’existe qu’une réponse juridique à ce problème : parce que, pris
individuellement, ils sont soumis à un certain ordre de con¬
trainte.
Le territoire est un espace nettement délimité mais dans lequel
n’existe aucune unité naturelle puisque à ce même espace étatique
peuvent appartenir des territoires séparés par la mer. On ne peut
définir le territoire de l’Etat que juridiquement : « C’est le
domaine de validité territoriale d’un ordre juridique étatique ».
De même l’existence de l’Etat dans le temps est le domaine de
validité temporel de l’ordre étatique. Espace ou temps, tout dans
le domaine de l’Etat se passe sur le plan de la validité ; c’est d’ail¬
leurs le droit international général pour Kelsen qui détermine
le domaine de validité spatial et temporel de l’Etat et rend
possibles coexistence et succession des Etats.
Quant à la puissance publique, c’est un rapport que l’on
appelle pouvoir d’Etat et qui se distingue des autres rapports
de puissance parce qu’il est juridiquement réglé. Les individus
qui exercent le pouvoir gouvernemental sont habilités à le faire
par un ordre juridique, autrement dit « le pouvoir de l’Etat a un
caractère normatif, ce que l’on appelle la puissance publique est
la validité d’un ordre juridique effectif » (88). L’indépendance de
l’Etat signifie qu’il ne peut être juridiquement lié par aucun ordre
étatique et qu’il ne peut être lié et subordonné qu’à l’ordre juri¬
dique international.
L’idée de puissance publique évoque l’idée de force et c’est
la raison pour laquelle on appelle les Etats des « puissances »,

(87) Kelsen : Théorie pure du droit, p. 379.


(88) Kelsen : Théorie pure du droit, p. 383.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 291

mais les instruments de la puissance (canons, prisons, potences)


ne deviennent des instruments de la puissance que parce qu’ils
sont manipulés par des hommes, eux-mêmes soumis aux normes
qui règlent leur conduite. « La puissance de l’Etat n’est pas une
force ou une instance mystique qui serait dissimulée derrière
l’Etat ou derrière son droit; elle n’est rien d’autre que l’efficacité
de l’ordre juridique étatique » (89) et Kelsen aboutit à cette
définition de l’Etat qui exprime toute sa doctrine : « L’Etat dont
les éléments sont le peuple, le territoire et le pouvoir, se définit
comme un ordre juridique relativement centralisé, limité dans
son domaine de validité spatial et temporel, soumis immédiate¬
ment au droit international et efficace dans l’ensemble et géné¬
ralement » (90).
L’Etat étant de la même nature que le droit, toutes ses fonc¬
tions, législation, administration, gouvernement sont des fonctions
juridiques, fonction de création du droit ou d’application du
droit. Toute théorie de l’auto-obligation de l’Etat (Selbstver-
pflichtung) apparaît dans cette perspective comme contradictoire.
Il est en effet impensable, si l’Etat et le droit sont un seul et même
phénomène, que l’Etat ne soit pas soumis au droit, puisque l’Etat
n’existe qu’à travers les actes étatiques, sur la base des normes
juridiques qui règlent ces actes après les avoir définis.
Dès lors que l’on reconnaît dans l’Etat un ordre juridique,
tout Etat est de droit, et admettre l’auto-obligation de l’Etat pour
aboutir à ce que l’on appelle un Etat de droit devient un
pléonasme. L’Etat n’est en vérité qu’une personnification de
l’ordre de contrainte, personnification qui n’est admise par Kelsen
que si, derrière la fiction qui donne à la personne la qualité
d’organe, on veut exprimer simplement que l’on rapporte cette
fonction à l’unité de l’ordre juridique.
La théorie kelsenienne, et c’est par là que son homogénéité
s’affirme totale, aboutit à une véritable dissolution du dualisme
Etat-Droit. Cette dissolution est fondée sur une critique métho¬
dologique qui refuse de rester prisonnière des images anthropo¬
morphiques. Elle rejette toute idéologie de légitimité, elle est
positiviste avant tout. « Elle ne peut connaître le droit, tout
de même que l’Etat, que comme un ordre de contrainte de la
conduite humaine et comme rien d’autre, sans que cette affir¬
mation implique rien touchant la valeur morale ou de justice
de cet ordre. C’est-à-dire que l’Etat se laisse comprendre juri¬
diquement au même degré que le droit lui-même, ni plus ni
moins ».
La doctrine kelsenienne se présente à nous comme un bloc
normativiste et positiviste, c’est ce bloc aux arêtes saillantes que
la critique s’est efforcée d’entamer.

(89) Kelsen : Théorie pure du droit, p.383.


(90) Kelsen : Théorie pure du droit, p. 383.
292 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Critique

Dès son apparition, la doctrine kelsenienne a été l’objet de


critiques extrêmement violentes, tant elle modifiait les perspec¬
tives juridiques traditionnelles. Certains allèrent jusqu’à voir en
elle « une des formes les plus caractéristiques des maladies men¬
tales ! » Tour à tour le doyen Hauriou et le doyen Duguit
condamnèrent le criticisme et l’objectivisme kelseniens, l’un au
nom de la justice, l’autre au nom du droit public objectif, criti¬
ques partielles d’ailleurs et sans résonances profondes, malgré
l’autorité de leurs auteurs. Avec plus de sévérité et plus de
nuances, M. le doyen Maury dans son article Observations sur
les idées du professeur Kelsen (91) et le regretté Henri Dupeyroux
dans son cours de doctorat (92) se livraient à une critique
exhaustive de la doctrine, argumentation souvent reprise et com¬
plétée, notamment par M. Virally dans son article Le juriste
et la science du droit (93).

Ces critiques concernent : 1° l’objectivisme de la doctrine;


2° son normativisme ; 3° son positivisme.

1° Par doctrine objectiviste, la tradition philosophique fran¬


çaise entend toute doctrine qui s’efforce de limiter l’Etat par le
droit, de présenter le droit comme un phénomène objectif, c’est-à-
dire s’imposant aux gouvernants dans l’élaboration de la loi. Dans
ce sens, toute doctrine de droit naturel est nécessairement une
doctrine objectiviste, puisqu’elle admet l’existence d’un droit
inhérent à la nature humaine, existant en dehors des gouvernants ;
ces doctrines admettent en général le droit de rébellion, lorsque
le souverain viole le droit naturel, ignore le droit objectif.

La théorie de Kelsen se présente à nous comme une doctrine


objectiviste à l’état pur, mais, en fait, elle est incapable de limi¬
ter l’Etat par le droit.

Elle est une doctrine objectiviste à l’état pur car, pour Kelsen,
le droit est un système de règles valables en soi, valables par
rapport à une autre règle qui leur est supérieure. Mais elle est
incapable de limiter l’Etat par le droit, car l’individu est dépourvu
de toute liberté objective en face de l’Etat dont la force est la
vertu juridique essentielle. « Si au lieu de réalité ou d’efficacité,
écrit Kelsen, nous parlons de force, la relation entre validité et
efficacité d’un ordre juridique n’est autre que le rapport entre

(91) M. le Doyen Maury : Observations sur les idées du professeur


Kelsen. Revue critique de législation et jurisprudence, 1925, p. 527.
(92) Henri Dupeyroux : Les grandes théories du droit et de l’Etat,
cours de doctorat, Toulouse 1940-1942.
(93) Virally : Le juriste et la science du droit, R.D.P. 1964.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 293

îe droit et la force. Nous nous sommes ainsi bornés à formuler


en termes scientifiquement exacts la vieille vérité que le droit
ne peut subsister sans la force, mais qu’il ne lui est cependant
pas identique. Nous le considérons comme un mode d’organi¬
sation de la force. » (94) Cette doctrine, reconnaît le grand juriste
autrichien qui, tant dans sa vie que dans sa doctrine politique,
s’est fait l’apôtre fervent de la démocratie (95) est peut-être désas¬
treuse, mais que puis-je y faire ? La science juridique est inso¬
lente pour l’homme, mais qu’y a-t-il de plus insolent qu’un fait ?

Un ordre juridique n’a d’existence que dans la mesure où il


est appliqué et il n’est appliqué que s’il est accompagné de la
contrainte, dont il est lui-même l’indispensable compagnon, dis¬
tinct dans ses attributs : « La fonction essentielle du droit est
d’établir le monopole de la force en faveur des diverses commu¬
nautés juridiques » (96).

Cette distinction entre la force et le droit ne peut toutefois


acquérir de signification pratique pour les libertés car, dans le
système kelsenien, la notion de droit subjectif n’a aucune
portée. Lorsque nous disons, fait observer Kelsen, qu’un droit
naît d’une volonté individuelle, est un attribut de sa personnalité
voulante, nous réalisons une extrapolation de situation. La situa¬
tion juridique ne naît pas de la volonté, mais de la norme juri¬
dique qui la crée et qui la valide ; le droit subjectif, ce n’est que
« l’incidence individuelle de la norme objective » et, comme pour
Kelsen le droit et l’Etat ne sont qu’un seul et même phénomène
juridique, donc deux concepts indifférenciés qui ne se peuvent
limiter réciproquement, les individus ne peuvent posséder de
liberté que dans la mesure où l’Etat n’a pas légiféré.

2° Le normativisme se présente aux yeux des juristes contem¬


porains comme l’apport essentiel de Kelsen à la philosophie du
droit. Kelsen ne réduit pas en effet le phénomène juridique au
phénomène de contrainte, à des rapports de force brutale. Il
saisit la réalité juridique dans sa complexité normative. L’Etat
n’est pas seulement la réunion d’individus qui ont le pouvoir de
donner des ordres et de les faire exécuter, l’Etat s’affirme par
des individus qui ont compétence pour agir. Les ordres du gou¬
vernement sont des normes, des règles juridiques. L’effet de la
puissance publique, ce n’est pas de soumettre l’individu à des
contraintes, c’est de soumetre les hommes à des règles dont
l’ensemble forme un système dit normatif, c’est-à-dire parfaite¬
ment coordonné. C’est là une idée essentielle pour Kelsen; si on
la rejette, on ne comprend rien à ce qui se passe dans la réalité

(94) Kelsen : Théorie pure du droit, p. 120.


(95) Voir Kelsen : « La démocratie, la nation, sa valeur », trad
Eisenmann, 1943.
(96) Kelsen : Théorie pure du droit, p. 65.
294 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

juridique. Seul le normativisme des règles juridiques permet de


distinguer le Sein du Sollen, la réalité du devoir-être; seul le
normativisme donne une qualification juridique différente à des
règles apparemment identiques sur le plan des faits.

Est-ce à dire que cette doctrine satisfasse pleinement l’esprit ?


Son normativisme, font valoir MM. Maury et Henri Dupeyroux,
est à la fois excessif et insuffisant.
Il est excessif, car si le droit se présente essentiellement à nous
comme un système de règles coordonnées, il est excessif de pré¬
tendre qu’il n’est que cela, fait observer M. Henri Dupeyroux.
La distinction que Kelsen établit entre le Sein et le Sollen est
certes très séduisante mais, si l’on se borne a considérer seulement
ce qui se passe sur le plan du Sollen, on ne peut avoir qu’une vue
incomplète de la réalité. Une vision intégrale du phénomène
juridique ne peut se passer de considérer tour à tour le plan du
Sein et du Sollen, sans les confondre, mais en prenant
conscience que la règle de droit est faite pour enserrer la vie
sociale.

Or, dans la doctrine kelsenienne, il n’est jamais question que


de règles, de normes, jamais d’organes. Il est manifeste que dans
la réalité juridique le rapport entre les règles, s’il est essentiel,
n’est pas immédiat. A chaque échelon entre les règles s’intercale
un organe. L’édifice juridique est une succession observative de
règles et d’organes qualifiés. Kelsen a trop stylisé le phénomène
juridique, sa validité réduit à un enchaînement purement intel¬
lectuel le phénomène juridique, car elle est purement formelle.
Le plan du Sollen et le plan du Sein sont, dans la réalité,
soumis à des influences réciproques, à des phénomènes d’attrac¬
tion constants. Pour avoir une vue complète du phénomène juri¬
dique, il faut considérer les deux plans : la règle et l’application
de la règle aux faits. Examinons en effet ce qui se passe dans la
réalité. La Constitution dans son système donne la validité à la
loi ordinaire. Mais la loi, il faut la faire matériellement; or, c’est
le Parlement qui la fait, composé d’individus élus représentant
des groupes, des comités, des partis. De plus, une fois la loi pro¬
mulguée, parfaite, une série d’autres questions matérielles vien¬
nent se poser : le problème de sa régularité, le problème du
contrôle juridictionnel, enfin, les actes d’exécution engendrés par
la règle, donc des faits qui appartiennent au plan du Sein.

Kelsen a défini la science juridique comme « une science de


règles ». Il aurait dû ajouter : c’est la science des règles du Droit
et des rapports que ces règles régissent. Cette irruption du Sein
dans le Sollen est tellement inévitable que Kelsen lui-même a été
conduit à des conséquences illogiques. Le Droit a pour lui deux
caractères : validité et efficacité. Les règles sont valides parce
qu’elles s’enchaînent les unes aux autres. Si tout se passait sur
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 295

le plan du Sollen, la validité des règles juridiques devrait suffire


à les caractériser. Kelsen se rend compte qu’il n’en est pas ainsi
et il ajoute à la validité le caractère d’efficacité. Pour être juri¬
dique, la règle doit être observée et dans la réalité, elle l’est en
fait dans une très large mesure. La réalité ne se présente donc
pas comme une image parfaite de l’ordre normatif; il y a entre
la réalité et le Sollen un minimum de rapports. Le rapport de
ces deux plans, c’est pour Kelsen un minimum et un maximum
qui constituent l’efficacité indispensable à la définition de la
règle positive.

Partant, il est évident que Kelsen est infidèle à ses propres


principes puisque, pour définir la règle juridique, il fait appel à
des éléments qu’il emprunte au monde du Sein. Pour lui, ne sont
valables en dernière analyse que les règles appliquées en fait :
l’efficacité est donc la condition indispensable de la validité.
Kelsen ne peut empêcher l’irruption du Sein dans le Sollen. Il
tombe dans l’impasse inévitable et il ne peut en sortir. Il déclare
que le Droit est une théorie juridique pure évoluant sur le plan
de l’obligation, mais en même temps, il affirme que le Droit est
une science du droit positif.

Son normativisme est insuffisant : Le propre d’une doctrine


normativiste, fait observer M. le Doyen Maury, c’est d’introduire
dans l’édifice juridique la notion de devoir et d’obligation et de
montrer l’enchaînement nécessaire des règles. C’est le mérite de
Kelsen d’avoir proclamé que le droit est obligatoire parce qu’il
procède de lui-même, chaque règle tirant sa validité de la règle
supérieure qui la fonde juridiquement. Mais, en remontant de
règle en règle, il arrive à la norme originaire, fondamentale,
hypothèse nécessaire à la validité. Or, en faisant cette hypothèse,
Kelsen ne valide rien du tout; il a merveilleusement posé le pro¬
blème, mais il ne l’a pas résolu.

La norme originaire pour Kelsen, c’est le Sollen même, l’impé¬


ratif catégorique à l’état pur; elle n’a qu’un objet, créer un
courant de validité. En soi, elle est vide de substance, sans
contenu, elle donne compétence, et c’est tout. C’est une abstrac¬
tion, elle peut être appliquée à tous les systèmes juridiques, c’est
seulement la supposition que ces systèmes sont valables, on peut
la faire pour tous les systèmes. On tourne en réalité dans un
cercle vicieux, on remonte sans aboutir jamais. On part en effet
d’un système positif efficace et on valide ce qui est efficace; là
encore on quitte le plan du Sollen pour se placer artificiellement
cette fois, sur le plan du Sein. Si l’on sort du cercle, on n’obtient
pas une validité réelle mais seulement une hypothèse de validité.
Or, en la matière, la nécessité d’une hypothèse ne se justifie pas.
En mathématiques, on part d’une hypothèse et l’on démontre
comment cette hypothèse se vérifie en fait. Ici on part
296 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

d’une hypothèse et l’on fonde tout le système juridique sur cette


hypothèse en négligeant la réalité. On tombe dans le subjecti¬
visme le plus complet, tout ce qui est efficace sera nécessaire¬
ment valable.
3° La doctrine kelsenienne peut-elle être considérée comme
une doctrine positiviste comme elle le prétend et comme l’affir¬
ment ses disciples ? Ce fait même est contesté par certains juristes,
notamment par M. Virally dans son article Le juriste et la
science du droit. Tout en reconnaissant que « le normativisme
apporte des structures de pensée et une méthodologie qui consti¬
tuent le meilleur antidote contre les poisons du syncrétisme et
du confusionnisme », M. Virally estime à son tour le positivisme
imparfait. Pour lui la distinction du Sein et du Sollen, valable
sur le plan de la connaissance au sens kantien du terme, n’est
pas satisfaisante pour la méthode positiviste sur le plan des
réalités. La volonté d’isoler, au nom du normativisme, le droit
des autres disciplines est incompatible avec l’esprit positif. Kelsen
lui-même, lorsqu’il approfondit le phénomène juridique, est
obligé de faire des emprunts à la sociologie, à la psychologie,
voire de se placer au point de vue du philosophe ou du moraliste.

Etudier le droit comme un phénomène autonome, c’est en fait


limiter l’étude du droit positif à un objet essentiel certes, mais
partiel de la vie juridique. Cete conception purement formelle
du droit, coupée de tout contact avec la réalité sociale, aboutit
à une construction très élégante, mais vide de substance. C’est
un château de cartes, l’ombre du droit. Le Droit se compose d’une
forme et d’un contenu; il y a dans le droit, comme dans tout ce
qui est humain, un dualisme irréductible. Il faut revenir à l’humi¬
lité classique de l’humanisme, tenir compte de toutes les données
du problème pour le résoudre.

M. Charles Eisenmann dans son article Droit et Sociologie


chez Kelsen (97) a répondu en deux points, d’une manière
parfaitement claire, à ces critiques.

1° Le fossé que l’on veut établir entre le Sollen juridique et


le Sein, écrit le savant disciple de Kelsen, est beaucoup moins
profond que ne le laisserait penser la schématisation de la pensée
de Kelsen. L’étude des rapports entre le normativisme et le posi¬
tivisme kelsenien permet de le combler. « La science du Droit
chez Kelsen, fait observer Eisenmann, a pour objet des Sollsâtze,
mais ce sont des normes juridiques uniquement. » Le Kelsenisme
est un normativisme et un positivisme, « or, qui dit positif, ne
dit-il pas référence au royaume des faits, au domaine du Sein ».
Le droit positif appartient au monde des normes qui existent en

(97) Ch. Eisenmann : «Droit et sociologie chez Kelsen» dans l’ouvrage


collectif Méthode sociologique et droit (Rapport présenté au colloque de
Strasbourg, 28 novembre 1956). Dalloz 1958.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 297

fait, c’est-à-dire avec lesquelles les faits sont d’accord. « Le droit,


dit Kelsen, est toujours un droit positif. » (98) Dès lors, conclut
Eisenmann, « le pont qui paraissait coupé n’est-il pas rétabli dès
le départ ? »

En vérité, et c’est par là que Kelsen s’écarte de la notion de


nature chez Kant, le droit positif est un fragment de réalité,
le caractère normatif du droit ne s’oppose pas, bien au contraire,
à ce que la matière première du droit soit appréhendée dans les
faits. « Les normes juridiques sont donc du Sollen, mais du
Sollen ancré dans la vie sociale », le normatif dépend de l’effectif.
Le juriste, affirme Kelsen, ne peut reconnaître comme ordre juri¬
dique valable qu’un système de normes généralement efficaces,
point de vue qui met en cause l’ordre juridique pris globalement :
« La jurisprudence normative n’affirme la validité d’une norme,
autrement dit son existence, que si la norme fait partie d’un ordre
juridique qui, pris globalement, est efficace, c’est-à-dire si les
normes de cet ordre sont en gros obéies par les sujets de l’ordre
et si elles ne sont pas obéies, sont en gros appliquées par ces
organes » (99). Cette vision globale de l’ordre juridique ne l’em¬
pêche pas, dans d’autres passages, notamment dans ses passages
consacrés à la désuétude en droit coutumier, d’admettre que
« la norme qui demeure efficace de façon permanente est déclinée
de sa validité par désuétude »; il en est de même de la loi, « la
jurisprudence normative est obligée de reconnaître que la désué¬
tude peut priver la loi de sa validité ».

Ch. Eisenmann de conclure : « Si la validité était une qualité


en soi, indépendante des faits, il y aurait bien isolement complet
du monde des normes juridiques par rapport au monde des faits;
mais ce n’est pas du tout le cas dans la thèse même de
Kelsen » (100).

2° Les critiques adressées à la théorie kelsenienne ne tiennent


pas compte, dit Ch. Eisenmann, de l’évolution de la pensée kelse¬
nienne. Or, il est manifeste que Kelsen, tout en demeurant pro¬
fondément normativiste, devient de plus en plus avec le temps,
positiviste. Au terme de cette évolution (101), on peut, fait
observer Ch. Eisenmann, considérer que la théorie kelsenienne
comprend aujourd’hui deux points de vue : l’objet des normes
d’un point de vue statique, l’objet des comportements régis par
les normes d’un point de vue dynamique. Le droit positif ne se
définit pas seulement comme science des normes mais comme
« phénomène conditionné par des circonstances de temps et de
lieu ».

(98) Kelsen : Théorie pure du droit, p. 114.


(99) Kelsen : Théorie pure du droit, p. 170.
(100) Eisenmann : Op. cité, p. 69.
(101) Sensible à partir de la 2e édition de la Théorie pure du droit, 1933.
298 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Cette double définition du droit lui sera d’ailleurs reprochée


par certains juristes de l’Amérique du Sud, plus kelseniens que
Kelsen lui-même. Marx disait : je ne suis par marxiste; Kelsen en
lisant leurs critiques serait-il amené un jour à faire une réflexion
identique ?
Quelle que soit l’habileté des avocats du Kelsenisme, leur
argument n’écarte pas toutes les objections que l’on peut formuler
à l’égard d’une doctrine séduisante par son architecture, mais
dont les « vides », peut-être fort esthétiques pour les Kelseniens,
évoquent l’idée de fausses fenêtres destinées à rétablir une har¬
monie compromise par une abusive schématisation du phénot-
mène juridique. Le Kelsenisme est une stylisation habile mais
excessive de la vie juridique, qui tend à confondre dans une
vision unique validité et efficacité qui sont deux phénomènes
distincts.

La validité est le caractère essentiel de la règle de droit


positive, il est en fait indifférent qu’elle soit ou qu’elle ne soit
pas observée. Une loi votée, promulguée régulièrement est valide
même si elle n’est pas appliquée, ce qui est le cas de nombreuses
lois (la loi de 1910 par exemple sur les retraites ouvrières). Une
Constitution ne cesse pas d’être valide parce qu’elle n’est pas
appliquée ; la Constitution stalinienne avait-elle perdu toute
valeur juridique parce qu’elle n’était pas appliquée ? manifeste¬
ment non !

Une règle de droit appartient au monde du droit positif du


seul fait qu’elle est valable, la règle de droit appartient au plan
du Sollen, domaine auquel l’efficacité est étrangère.

Qu’est-ce alors que l’efficacité ? L’efficacité appartient au


domaine du Sein, c’est un phénomène de fait qui caractérise la
possibilité qu’ont les gouvernants, ceux qui détiennent les pou¬
voirs politiques, d’obliger les gouvernés à obéir à leurs ordres;
l’efficacité est le caractère essentiel du pouvoir politique gouver¬
nemental, c’est un phénomène de force, de contrainte, qui est
étranger au domaine du Sollen.

La subtilité kelsenienne, pour tourner cet argument critique,


a déplacé le terrain de son raisonnement et attribué à l’ordre
juridique tout entier, et non plus seulement à la règle de droit, le
caractère d’efficacité lié à la positivité, autrement dit, a transféré
à FEtat le caractère d’efficacité. Kelsen n’a fait que déplacer la
difficulté. L’efficacité appartient en fait au pouvoir et le schéma
des rapports entre l’Etat et le Droit est le suivant dans la réalité
sociale : celui qui détient le pouvoir et les moyens de coercition
détient l’efficacité; grâce à cette efficacité, il a la possibilité de
sanctionner les lois, lesquelles appartiennent au domaine du
droit positif, abstraction faite de cette efficacité du pouvoir, car
il y a un rapport essentiel, fondamental entre la règle et la
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 299

sanction. L’efficacité caractérise donc ce phénomène de fait que


nous appelons le pouvoir et qui repose sur la différenciation
sociale entre gouvernants et gouvernés.

Le rapport entre validité et efficacité s’établit sur un plan


différent, sur le plan de la légitimité du pouvoir. En effet, une
règle ne saurait être considérée comme valable que si elle émane
d’une autorité qualifiée. Pour que la règle appartienne à l’ordre
juridique positif, elle doit émaner d’une autorité qui exerce son
pouvoir social conformément à certaines procédures et à certaines
formes. Autrement dit, la validité de la règle de droit dépend de
la qualification de son auteur, la validité est essentiellement une
question de compétence, d’organes et pas seulement de règles;
l’ordre juridique est fondamentalement un ordre de compétence.

La validité a donc, dans son premier aspect, un caractère


d’objectivité. La validité objective découle du simple fait que
la loi émane d’une autorité qualifiée, légitime objectivement,
elle caractérise l’ordre juridique positif.

Mais à côté de cette validité objective, il faut admettre une


validité subjective, issue de la conscience de l’individu auquel
elle s’applique. Les individus croient ou ne croient pas, en fonc¬
tion de leurs croyances ou de leurs opinions politiques, à la légi¬
timité du pouvoir, et, de cette attitude, va dépendre dans une
certaine mesure, leur plus ou moins grande docilité à l’égard du
pouvoir. L’opinion, disait Pascal, est la reine du monde; l’opinion
est la reine de l’efficacité du pouvoir. Kelsen qui préconise la
démocratie reconnaît que c’est dans ce système que se réalise,
suivant l’expression de Georges Yedel « l’adhésion maxima des
gouvernants et gouvernés ». Seule une analyse spectrale du droit
et du pouvoir peut montrer les liens étroits qui unissent compé¬
tence, validité et efficacité au-delà de l’analyse kelsenienne dont
l’unité se trouve ainsi rétablie. Il faut ajouter comme nous l’avons
déjà dit, que la notion de norme hypothétique fondamentale,
simple hypothèse, est incompatible avec l’esprit positif.

*
* *

Quelle que soit l’ampleur des critiques que l’on peut adresser
à la doctrine de Kelsen, force est bien de reconnaître son immense
rayonnement. Certes, la mode est aujourd’hui aux doctrines
axiologiques et aux doctrines existentialistes, mais il n’en reste
pas moins que l’œuvre de Kelsen domine toute une partie de la
pensée juridique depuis un quart de siècle.

Cette très large audience, le Kelsenisme la doit à la valeur


juridique incontestable des travaux de Kelsen et de ses disciples,
300 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

à son pouvoir de séduction, au fait que, tout en rejetant certaines


thèses kelseniennes, on peut en accepter certaines exigences
techniques. De nombreux auteurs ont, à leur insu, subi même
cette influence, la révolution kelsenienne a marqué profondément
toute une génération et il nous paraît excessif de parler de son
déclin (102).
La géographie de l’influence kelsenienne a d’abord recouvert
l’Allemagne, puis la France, l’Amérique du Nord, puis l’Amérique
du Sud où Kelsen compte des disciples plus kelseniens que
lui-même. Son influence est encore trop sensible dans le
monde juridique pour qu’elle apparaisse comme une doctrine à
son crépuscule.
En Allemagne et dans les pays de langue germanique, la
chance de Kelsen fut de rencontrer des disciples de très grand
talent qui ne se contentèrent pas de reprendre les thèses du
maître, mais qui en étudièrent les prolongements dans toutes les
branches du droit, notamment dans le droit international public,
apportant des solutions originales qui prolongeaient les réso¬
nances de la doctrine.
Kunz, notamment dans son article La primauté du droit
des gens (103), Verdross dans son cours consacré au fondement
du Droit international (104), s’efforcèrent de montrer que la
théorie de la formation du droit par degré trouvait son prolon¬
gement naturel dans le droit international et que, sur le plan du
fondement du droit, la norme fondamentale devait être cherchée
dans la règle de droit international : « pacta sunt servanda »,
règle de droit positif qui affirme aussi le primat du droit inter¬
national sur le droit interne.

Certes Kelsen, dans sa Théorie pure du droit (1933), semble


maintenir son point de vue initial : « La formulation du rapport
entre le droit international et le droit national, écrit-il, varie
selon le système de références adopté. Pour la science juridique,
ces deux systèmes sont également admissibles, car il n’y a pas
de méthode juridique permettant de donner la préférence à l’un
au détriment de l’autre »; mais en considérant dans ses travaux
plus récents, le caractère de la norme fondamentale comme cou¬
tumier, Kelsen admet implicitement la possibilité d’un fondement
unique; la solution dépend alors du choix métajuridique que
l’on fait de la norme fondamentale qui peut être les coutumes du
droit des gens, et en particulier la règle pacta sunt servanda.

Kunz et Verdross ont, par l’intermédiaire de la technique

(102) Expression utilisée par Jacques Prévault dans son article : La


doctrine juridique de Kelsen (Annales de rUniversité de Lyon, 1965).
(103) Article traduit en français dans la Revue de Droit International
et législation comparée de 1925.
(104) Recueil de cours, Académie de Droit International, La Haye, 1927.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 301

kelsenienne, renouvelé nombre de théories du Droit International


Public, notamment la théorie de la répartition des compé¬
tences ; les solutions qu’ils proposent pour expliquer le phéno¬
mène du fédéralisme ont séduit beaucoup d’esprits, notamment
Georges Scelle plus proche par ailleurs du sociologisme de Duguit
que de Kelsen.

L’influence de Kelsen sur les juristes français a été beaucoup


plus profonde qu’une prospection, limitée à l’analyse des œuvres
des disciples avoués de Kelsen, ne le laisserait supposer. Comme
l’a fort bien dit notre collègue Guy Héraud, chez de nombreux
auteurs français nous découvrons, alors même qu’ils rejettent les
thèses essentielles du kelsenisme « des horizons transkelseniens »,
tant il est vrai que réagir, c’est encore être influencé.

Seule l’œuvre de Charles Eisenmann porte l’empreinte directe


du Kelsenisme, « l’empreinte du Dieu » oserions-nous dire, tant
l’adhésion de Charles Eisenmann se rapproche d’une sorte de
culte rendu à une religion scientifique. Traducteur fidèle en
français des œuvres essentielles de Kelsen, il a, dans de nombreux
articles, notamment dans son article sur la Centralisation et la
Décentralisation (105), dans son article sur le Droit naturel (106),
voire dans son plaidoyer pour un kelsenisme élargi, auquel nous
faisions plus haut allusion, démontré que sa pensée entendait
rester fidèle à l’orthodoxie kelsienne, dont le positivisme et le
normativisme lui semblent parfaitement satisfaisants pour la
science du droit.

L’influence amicale d’Eisenmann n’est pas étrangère aux réso¬


nances kelseniennes que nous trouvons dans l’ouvrage de René
Capitant L’impératif juridique (107). Certes, au point de départ
de la doctrine de René Capitant, nous rencontrons une thèse
suhjectiviste aux antipodes même de la pensée de Kelsen dont
il dénonce « la mécanique juridique ». Pour lui « le droit n’est
pas un Sollen mais une catégorie du Sein, la règle en soi n’a pas
de sens, la règle n’existe que parce qu’elle est pensée par des
sujets et finalement parce qu’elle est appliquée »; mais, poussant
plus loin l’analyse du phénomène juridique, il conçoit en fait
l’édifice juridique suivant une mécanique qui est en quelque
sorte la mécanique kelsenienne vue à l’envers. Il substitue une
pyramide de compétence à la pyramide kelsenienne de validités.
Pour René Capitant, la compétence originaire résulte de l’adhé¬
sion de la masse sociale, du plus grand nombre (108). La Consti-

(105) R.D.P., 1947, p. 27.


(106) Dans l’ouvrage collectif « Le droit naturel », P.U. 1959.
(107) Cette thèse a été écrite au lendemain même de la parution de
l’article de Kelsen dans la R.P.D. (1926).
(108) A cette thèse suhjectiviste, les kelséniens objectent que la règle
de droit ne fait que traverser la pensée, qu’elle n’est pas une création de
la pensée de celui auquel elle s’adresse mais qu’elle a une valeur objective.
302 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

tution originaire positive a donc pour but de permettre au consti¬


tuant de légiférer ou de donner compétence au législateur de
légiférer à sa place. A son tour le Parlement légifère ou donne
compétence aux autorités administratives pour le faire à sa place
ou pour laisser les particuliers élaborer par contrat le droit de
leurs relations. La cascade des compétences crée, en fait, un cou¬
rant de validité et d’efficacité qui, lié à la valeur subjective de la
règle de droit, forme un tout cohérent qui constitue l’édifice juri¬
dique. L’édifice juridique est hiérarchie de pouvoirs, de compé¬
tence.
A l’inverse, M. G. Burdeau qui, dans son monumental Traité
de Science Politique, avoue recourir pour décrire le phéno¬
mène juridique à « la célèbre théorie de la formation du droit
par degrés proposée par M. Kelsen et Merkl », conçoit la hiérar¬
chie juridique comme une hiérarchie purement normative, le
droit se concrétisant par étapes successives : « L’ordre juridique
postule l’idée de droit et se présente comme un enchaînement de
normes unies dans un rapport tel qu’une règle ne pourra acquérir
de valeur juridique qu’autant qu’elle sera admise en vertu d’une
règle préexistante qui légitime sa création ».
Mais, à la différence de Kelsen, M. Burdeau se propose de sub¬
stituer ce à l’autogénèse des validités une autogénèse matérielle ».
« L’idée de droit n’est pas un aboutissement mais un point de
départ, une impulsion, une énergie; je déduis de l’idée de droit
tout le processus du développement du droit ». Autrement dit,
M. Burdeau déplace la technique kelsenienne sur une très large
surface qui embrasse les perspectives hiérarchiques dans toute
leur complexité : « La hiérarchie exprime un véritable enchaîne¬
ment causal en tant que, à chaque degré de la hiérarchie juridique,
la règle sera conditionnée quant à son contenu par la règle qui
précédera ». Le normativisme de M. Burdeau s’étend au contenu
du droit et non plus seulement à la forme du droit.
On pourrait également noter dans le positivisme de Carré de
Malberg et de Marcel Waline des résonances kelseniennes qui
montrent simplement que le normativisme est devenu en France,
chez nombre de positivistes, une manière fréqnente de concevoir
l’édifice juridique.

En Amérique du Nord, en Amérique centrale et en Amérique


du Sud l’influence kelsenienne s’est fait sentir bien avant le départ
de Kelsen pour les U.S.A. En Amérique du Nord, les idées de
Kelsen ont d’abord pénétré la doctrine du Droit international
public, grâce à l’œuvre de Kunz et de Verdross. Après 1940, la
séduction de l’enseignement de Kelsen dans différentes universités
américaines, le penchant des Américains du Nord pour le posi¬
tivisme, ont contribué à créer un vaste courant kelsénien, encou¬
ragé par la publication de nombreux articles de Kelsen en
langue anglaise.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 303

En Amérique latine, l’influence du kelsenisme s’est d’abord


exercée par l’intermédiaire des auteurs italiens et espagnols :
Renato Treves, auteur d’une apologie du kelsenisme : Il fonda-
menta jilosofia délia doctrine pura de Hans Kelsen » (109).
Recasens Siches qui adopte la méthode normativiste, Alvarez
(110). Les conférences de Kelsen en Amérique du Sud ont amené
la naissance de véritables cercles kelséniens, notamment à l’Uni¬
versité de La Plata. La littérature kelsenienne est aujourd’hui
aussi abondante en Amérique du Sud qu’en Europe.
Loin de donner des signes de déclin, le Kelsenisme fait preuve
d’une étonnante vitalité. Pour beaucoup d’auteurs, il est plus
qu’une doctrine, une sorte d’état d’âme inspiré par un positivisme
épuré, pour d’autres, il n’est qu’ « un désert de mécanique juri¬
dique » (Marty), mais un désert encore très peuplé et aux sédui¬
sants mirages.

(109) Torino, 1934.


(110) Sur la littérature espagnole kelsenienne, voir Legaz-Lacambra, in
Annales de la Faculté de droit de Toulouse, Tome VI, p. 165.
304 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

BIBLIOGRAPHIE

I. — OUVRAGES ET TRAVAUX PRINCIPAUX DE KELSEN

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Kelsen : Allgemeine Staatslehre, 1925.
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Kelsen : Der soziologische und der juristische Staatsbegrifj, 2e édition,
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Kelsen : Théorie pure du Droit, 2e édition, traduction Ch. Eisenmann,
Dalloz, 1962.
Kelsen : Positivisme juridique et doctrine du Droit naturel. Mélanges
Dabin, T. I, p. 142.

II. — PRINCIPAUX OUVRAGES OU ARTICLES SUR KELSEN

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244.
Virally : La pensée juridique, op. cit.

Doyen Maury : Observations sur les idées du Professeur Kelsen, Rev. crit.
Jégisl. et juris., 1929, p. 527.
Martyniak : Le problème de l’unité du fondement de la théorie du Droit de
Kelsen, A.P.D., 1937, p. 166.
Le Courant Antirationaliste et Antinaturaliste 305

Kunz : Jean Dabin et Hans Kelsen, Mélanges Dabin, T. I, p. 149.


M. Villey ; Leçons d'histoire de la philosophie du droit, op. cit. p. 337.
M. Villey ; Abrégé de droit naturel classique, dans A.P.D., n° 6.
Carré de Malberg : Confrontation de la théorie de la formation du Droit
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Carré de Malberg, R.D.P., 1934, p. 70.
Virally : Le juriste et la science du Droit, R.D.P., 1964, p. 591 à 611.
H. Dupeyroux : Les grands problèmes du Droit, A.P.D., 1938, p. 1 à 97.
G. Héraud : L’influence de Kelsen dans la doctrine française. Annales de la
Faculté de Toulouse, 1955, T. VI.
G. Héraud : La validité juridique, Mélanges Maury, II, p. 477.
Ch. Eisenmann : Science et sociologie dans la pensée de Kelsen, Rapport au
colloque de sociologie et droit. Annales Faculté de Strasbourg, 1958.
Sur Kelsen et le Droit naturel, voir l’ouvrage collectif : Le Droit Naturel,
P.U.F., 1959.
Jager : Le problème de la souveraineté dans la doctrine de Kelsen, Thèse
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Numéro spécial, A.R.S.P., 1961.
G. Vedel : Discours pour la réception de Kelsen comme Docteur honoris
causa de l’Université de Paris 1963, Annales de l’Université de Paris,
1963, p. 551.
Eberstein : Die reine Rechtstheorie, 1945.
Pitanic : Reine Rechtlehre, Z.F.O.R., 1934, p. 410.
F. Schreier : Grundbegriff und grundformen des Rechts, 1924.
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(avec la bibliographie italienne).
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Horrera-Figuerca : Kelsen y los valores juridicas, 1951.
Gormez-Otalora : Introduction a la theoria pura del derecho. Université
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Bonnard : La théorie de la formation du Droit par degrés dans l’œuvre
d’Adolf Merkl, R.D.P., 192, p. 668.

20
TROISIÈME PARTIE

LE COURANT HUMANISTE
(L’humanisme juridique)

Introduction

Dans son ouvrage Les Mots et les Choses, Michel Fou¬


cault (1) soutient très brillamment cette thèse que l’Humanisme
est une invention du XIXe siècle et qu’en faire remonter les origi¬
nes au XVIe siècle, c’est ignorer le naturalisme foncier de la philo¬
sophie de la Renaissance qui, par bien des côtés, prolonge le
dialogue homme-nature du Moyen Age.
Dans l’histoire de la philosophie du droit et de l’Etat, il est
manifeste que l’humanisme juridique est une attitude récente qui
ne dépasse pas le début du xxe siècle; elle est nécessairement
postérieure à l’apparition de l’antirationalisme juridique. Elle se
présente avant tout comme un refus d’accepter l’opposition irré¬
ductible que les rationalistes et les antirationalistes veulent établir
dans la science juridique entre les deux grandes conceptions du
droit.
Le droit est un phénomène complexe qui ne se laisse ni mettre
en équation, ni résoudre par des postulats métaphysiques ou une
vision univoque de l’homme. L’homme se compose d’un corps et
d’une âme, il y a en lui des aspirations profondes qui tiennent
à sa qualité d’être pensant et voulant, aspirations qu’il transpose
dans sa représentation du droit et de la société. Toute doctrine
juridique unilatérale qui ne tient pas compte de ce dualisme fon¬
damental se condamne à n’apercevoir qu’un des aspects du pro¬
blème, à n’être qu’une vue fragmentaire d’une réalité dont les
contours exigent l’appréciation de tous les facteurs qui la condi¬
tionnent.
Le juriste doit assumer les difficultés du droit, voire ses
contradictions, car le droit ne se présente jamais sous la forme
d’un système parfaitement cohérent, logique et simple. Il est
système d’équilibre instable : équilibre de tendances divergentes,
équilibre des intérêts, équilibre de conflits entre le conservatisme
et le progressisme. La nécessité de l’ordre et la contrainte, la

(1) Michel Foucault : Les Mois et les Choses, N.R.F., 1966.


308 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

volonté do progrès matériel et intellectuel de 1 humanité assurent


la survie du système en dehors de toute systématique. Le droit
est fait de mises au point successives, il n’est jamais réponse
définitive au problème social. Sur le plan de la méthode, 1 huma¬
nisme conduit au syncrétisme méthodologique dans lequel Kelsen
voit une des pires erreurs de la méthodologie juridique classique.

Certes le droit est d’abord un phénomène positif, mais la


méthode positiviste est incapable de rendre compte de la pléni¬
tude du phénomène juridique. Seule une méthodologie éclectique
qui fasse une juste place à l’induction, à la déduction, à l’intui¬
tion, au sens de la justice et de l’équité peut être considérée
comme une technique d’approche valable. La méthode doit être
une méthode humaniste, à la mesure de l’homme, comme le
droit, type même du phénomène humain et social. Quelle que
6oit la volonté de réduction du problème juridique, il restera
toujours dans le droit une part d’imprécision, d’incertitude, d irra¬
tionnel, parce qu’il appartient au domaine de la liberté humaine;
quelque précise que soit la recherche scientifique et ses résultats,
le droit conservera toujours l’aspect d’un art, lié certes à une
technique ou à une méthode, mais d’un art humain. Le dialogue
de l’homme et du droit est un des aspects de l’ars boni et aequi.

Cette position, que nous avons qualifiée d’humanisme juri¬


dique, se retrouve dans presque toutes les tendances de la philo¬
sophie du droit que nous avons dégagées, comme si certains
auteurs se trouvaient à l’étroit dans des doctrines dont ils n’ac¬
ceptent qu’en partie les impératifs. Nous rencontrons ainsi un
humanisme institutionnaliste avec le Doyen Maurice Hauriou,
effort de conciliation entre le naturalisme et la méthode positi¬
viste, un humanisme éclectique et idéaliste avec Gény, un huma¬
nisme transpositiviste avec Ripert et Dabin, sorte d’hérésie posi¬
tiviste, en même temps dominée par la volonté de dépassement
du néothomisme, un humanisme utilitariste, avec la jurispru¬
dence des intérêts de Roscoe Pound, un humanisme sociologique
avec Max Weber, qui montrent qu’il s’agit là d’un courant
important de la pensée juridique contemporaine et qui méritent
une place à part dans la philosophie du droit et de l’Etat.

Si cet humanisme juridique a trouvé son expression presque


exclusive dans la pensée juridique moderne, ne peut-on cepen¬
dant lui découvrir des précurseurs de génie ? Il faut d’abord
noter que les grands juristes, Ulpien, Papinien, voire Bartole ont
eu, de la tâche et du rôle du juriste, une conception proche de
celle des humanistes contemporains. Les juristes sont des vates,
des découvreurs du droit, qui mettent en œuvre toutes les ressour¬
ces de la pensée humaine pour faire progresser la science juri¬
dique, laquelle n’est pas le simple commentaire de la loi, mais la
recherche de l’équité et de l’intérêt général.
Le Courant Humaniste 309

C’est, pensons-nous, chez Montesquieu que nous rencontrons


une conception de la science juridique et de la science politique
qui se rapproche le plus des préoccupations de nos humanistes.
Montesquieu est parvenu de très bonne heure, à la fin du XVIIIe
siècle, à une définition du droit et de sa méthode dominée par
un humanisme très en avance sur son temps; il y est parvenu
par réaction contre le naturalisme et le rationalisme excessifs
des XVIIe et XVIIIe siècles qui avaient corrompu, par l’emploi de
la méthode déductive, tout esprit scientifique dans les sciences
de l’homme vivant en société, et par réaction contre l’absolutisme
royal qui avait corrompu l’Etat par la confusion de tous les
pouvoirs, ce qui lui a permis de formuler une théorie des équi¬
libres constitutionnels, source de la sûreté et des libertés garanties
par la loi.
Louis Althusser, dans son petit livre si riche de substance :
Montesquieu, la politique et Vhistoire (2) a admirablement
montré comment l'Esprit des Lois (1748) est d’abord une
révolution dans la méthode : « Introduire la théologie en his¬
toire, c’est confondre les ordres et mêler les sciences, ce qui est
le plus sûr moyen de les tenir en enfance ». Il faut séparer la
science politique et la science juridique de la métaphysique, et
aussi de la morale. Chaque ordre scientifique a ses lois, c’est-à-dire
ses méthodes propres.
Montesquieu va, par la méthode comparative qui lui paraît
la méthode d’élection des sciences sociales « examiner les
hommes et montrer que sous cette infinie diversité des lois et
des mœurs, ils ne sont pas uniquement conduits par leur fan¬
taisie » (préface de YEsprit des Lois). Cette méthode le conduit,
le premier parmi les juristes, à créer un véritable droit com¬
paré (3), et lui inspire cette théorie révolutionnaire de la loi
(révolutionnaire par rapport au naturalisme de l’Eglise et au
naturalisme laïc et déductif de l’Ecole de la nature et du droit
des gens) que la loi n’est pas seulement un commandement,
mais a un fondement plus profond : « Les lois sont des rap¬
ports nécessaires qui résultent de la nature des choses » (4).
Les lois sont des résultantes de ce qu’il a appelé « la nature
des choses », expression que Gény et l’Ecole allemande de la
« Natur der Sache » reprendront à leur compte, résultantes de
« l’esprit général » qui gouverne les hommes : « Plusieurs choses
gouvernent les hommes : le climat, la religion, les lois, les
maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les
mœurs, les manières, d’où il se forme un esprit général qui en
résulte ».

(2) Presses Universitaires, 1964, p. 21.


(3) Voir sur ce point l’article de H. Batiffol dans le Bicentenaire de
l’Esprit des Lois, Sirey, 1952.
(4) Montesquieu : Esprit des Lois, I. 1.
310 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Dans le domaine du gouvernement, cette nature des choses,


« c’est ce qui le fait être tel, son principe, la passion qui le fait
agir », considération qui débouche sur sa célèbre théorie des
trois gouvernements. Quant à la nature des choses du pouvoir,
elle est incluse dans la nature humaine, dans le fait que tout
homme qui possède du pouvoir est porté à en abuser, ce qui
explique et justifie son souci des équilibres constitutionnels.
On ne peut faire preuve de plus d’humanisme dans l’analyse
du phénomène juridique et étatique : « Quand on fait une statue,
écrit-il dans les Cahiers, il faut la voir de tous les côtés, de loin,
de près, de haut en bas, dans tous les sens ». Sa doctrine n’a pas
le caractère unilatéral que certains, et Durkheim en particulier,
ont voulu lui donner. Le déterminisme, le matérialisme qui mar¬
quent certains aspects de sa pensée, notamment sa théorie des
climats, sont compensés par son éclectisme. Accusé de spinozisme,
il s’en disculpera dans sa Défense de l'Esprit des Lois (1750)
en écrivant : « Plus les causes physiques portent les hommes au
repos, plus les causes morales les en doivent éloigner », ce n’est
pas seulement habile dérobade devant les menaces des Jésuites,
mais profonde conviction.
Si la loi résulte de la nature des choses pour Montesquieu,
elle est aussi « la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous
les peuples de la terre; et les lois politiques et civiles de chaque
nation ne doivent être que les cas particuliers où s’applique
cette raison humaine » (5). Son relativisme historique (les lois
sont propres au peuple pour lequel elles sont faites), son rela¬
tivisme physique (causes géographiques), s’insèrent dans une
méthode globale qui « examine tous ces rapports que l’on appelle
Esprit des Lois » (6).
L'Esprit des Lois est un livre charnière qui ouvre les
portes, certes, de la méthode sociologique, mais aussi de l’huma¬
nisme juridique ; il a, suivant le mot de Laboulaye, « agrandi
l’esprit humain » (7), en établissant un juste équilibre entre « les
moraux qui mettent trop sur le compte de l’âme et les autres
qui mettent trop sur celui du corps ».

(5) Montesquieu : De l’Esprit des Lois, I. 3.


Laboulaye : Préface à la réédition de l’Esprit des Lois 1876
(7) Montesquieu : De l’Esprit des Lois, I. 4.
Le Courant Humaniste 311

BIBLIOGRAPHIE

BIBLIOGRAPHIE SUR MONTESQUIEU

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P. Hazard : La pensée européenne au XVIIIe siècle. De Montesquieu à Lessing,
Paris, Boivin, 1946.
M. Leroy : Histoire des idées sociales en France : I. De Montesquieu à
Robespierre, Paris, Gallimard, 1946.
Ch. Seicnobos : La séparation des pouvoirs. Etudes de politique et d’histoire,
Paris, 1934.
J. Starobinsky : Montesquieu par lui-même. Le Seuil, Paris, 1953.
C. Vauchan : Studies in the history of political philosophy, T. I, Manchester,
1939.
E. Vidal : Saggio sub Montesquieu, Milan, 1950.
R. Aron : Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard 1967, p. 27.

Publications collectives.
Revue de métaphysique et de morale, numéro d’octobre 1939, consacré à
Montesquieu.
Montesquieu : sa pensée politique et constitutionnelle, Recueil Sirey, Bicen¬
tenaire de l’Esprit des Lois, Paris, 1952.
Bulletin de droit tchécoslovaque. Bi-centenaire de la mort de Montesquieu,
Prague, 1955. Une édition en français.
Actes du Congrès Montesquieu, Delmas, Bordeaux, 1956.
312 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

SECTION I

L’HUMANISME INSTITUTIONNALISTE
DU DOYEN MAURICE HAURIOU
(1883-1926)

Dans sa préface à l’ouvrage de Lucien Sfez, Essai sur la


contribution du Doyen Hauriou au Droit administratif fran¬
çais (8), M. Jean Rivero écrit : « Hauriou, Duguit : au seuil du
temple de la doctrine administrative, leurs deux statues se dres¬
sent toujours; après bientôt cinquante années, on ne leur voit pas
de remplaçant ». En vérité, l’œuvre du savant doyen, chef de ce
que l’on a appelé l’Ecole de Toulouse, et l’œuvre du Doyen Duguit,
Doyen de la Faculté de Bordeaux et chef de l’Ecole de Bordeaux,
ont dominé, pendant la première moitié du XXe siècle, le droit
public et la philosophie du droit français qui leur doivent une
part essentielle de leur rayonnement international.
La doctrine du Doyen Hauriou est parmi les plus difficiles à
suivre. Elle est d’une complexité très grande qui provient d’une
pensée luxuriante, signe d’un esprit avide de science qui refusait
de s’enfermer dans une doctrine rigide et s’efforçait sans cesse
de corriger, modifier et élargir ses positions. Catholique fervent,
il a subi cependant l’influence de philosophies parfois opposées,
dont il surmontait les contradictions par un esprit naturellement
porté à la synthèse : influence de Platon, de Saint-Thomas, sym¬
pathies avouées pour certains philosophes de son temps : Tarde,
Bergson, Rauh, Claude Bernard, Dwelshauvers, psychologue belge
des psychismes élémentaires ; tout se conjugue habilement chez ce
penseur inquiet de savoir, pour aboutir à une doctrine qu’il défi¬
nissait lui-même comme un positivisme chrétien et que nous
préférons caractériser par l’expression d’humanisme institutionna-
liste, l’institutionnalisme ayant été, suivant son expression, « la
grande affaire de sa vie » (9).
L’humanisme du doyen Hauriou, c’est d’abord la prise de
conscience chez ce pédagogue soucieux d’avoir une action for¬
matrice, de l’impossibilité où le savant se trouve au XXe siècle,
de se passer du prestige des sciences et des méthodes positives.
« Il faut, dit-il, reculer les bornes de la connaissance positive
jusqu’à la dernière limite possible... J’ai constaté depuis longtemps
que, dans les sciences sociales, l’argument métaphysique ne porte
plus et qu’on est obligé de le reléguer » (10).

(8) L.G.D.P. 1966, Préface de J. Rivero et Préface de A. Hauriou.


(9) Voir sur ce point sa 5e lettre à Jacques Chevalier du 27 avril 1921.
citée par L. Sfez.
(10) Lettre à Jacques Chevalier du 27 avril 1921, citée par L. Sfez.
Le Courant Humaniste 313

Son humanisme, c’est aussi une connaissance lucide chez ce


très grand juriste, de la complexité des problèmes humains,
sociaux et juridiques. L’homme est à la fois âme et corps, il en
résulte un dualisme fondamental, source de perpétuels conflits :
« Les faits physiques sont l’antithèse des faits psychiques et biolo¬
giques ». On ne peut pénétrer ces complexités qu’à travers une
philosophie qui tienne compte de ces énergies psychiques qui
caractérisent l’homme et qui sont le désir, la croyance, la volonté.
Les croyances et les sciences ne sont pas elles-mêmes exemptes
de contradictions. Dans les croyances, les dogmes se contrarient,
dans les sciences, il y a contradiction entre deux axiomes indé¬
montrables. Mais ces oppositions sont surmontées par le vitalisme,
puisque la société croît et progresse et que la vie sociale est le lieu
des conciliations entre l’individu et le groupe, exemple permanent
de la nécessaire recherche de l’harmonie des contraires. Elles
peuvent également être dépassées par l’humanisme qui consi¬
dère qu’il n’y a pas de solution unique, mais des solutions locales
et limitées, qui sont des mises au point successives, donnant
d’ailleurs naissance à de nouvelles contradictions et, à la vie, cette
fluidité qui est le caractère même de l’humain. A l’encontre de
la dialectique marxiste, il voit dans la transaction, l’équilibre,
l’apport essentiel de la synthèse vitale et intellectuelle.
Comme Montesquieu, il estime que la notion d’équilibre est
la notion fondamentale du droit public; tout ce qui est excessif
est faux, tout ce qui est déséquilibré est dangereux. Son huma¬
nisme s’affirme comme une importante contribution à la théorie
des équilibres sociaux. L’observation la plus élémentaire des
groupes humains révèle l’existence d’un pouvoir détenteur de la
contrainte. Prenant le contre-pied de Léon Duguit qui voyait
dans ce phénomène un simple fait sans portée juridique (pour
Duguit, il n’y a pas de pouvoir en soi qui soit légitime),
Hauriou va montrer que cette simplification comporte une part
d’arbitraire et qu’en fait, il existe un droit naturel objectif et un
pouvoir institutionnalisé, autrement dit, un pouvoir de droit et
un pouvoir consenti, source d’équilibre entre les gouvernements
et les gouvernés. Cette théorie des équilibres sociaux, il l’appuie
sur deux piliers : le droit naturel, l’institution.

1. — La conception du droit naturel chez le Doyen Hauriou

Hauriou a exposé sa doctrine du droit naturel en différents


aucune œuvre de lui, sauf peut-être La science sociale tradi-
travaux, dans des revues, des traités, mais nous ne possédons
tionnelle parue en 1896, où il s’occupe spécialement de philo¬
sophie du droit. Le regroupement de sa pensée est d’autant plus
314 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

délicat que, engagé dans l’actualité, homme de son temps, il


modèle sa doctrine en fonction des préoccupations du moment
et il vient tard à la théorie générale du droit, approximativement
vers la quarantaine. C’est surtout dans un article de la Revue
trimestrielle de Droit civil de 1927, intitulé Uordre social, la
justice et le droit et dans la deuxième édition du Précis de
droit constitutionnel paru en 1929, que le Doyen Hauriou a
abordé le problème de la définition et du fondement du droit,
en précisant sa conception du droit naturel.

Le Doyen Hauriou, comme la plupart des juristes, face au


problème de la définition du droit, est amené à distinguer entre
le droit comme science et le droit comme fait. Comme science, le
droit est un art, l’ars boni et aequi et l’ars stabilis et securi.
« Toute théorie juridique est une œuvre d’art et le système juri¬
dique pris dans son ensemble en est une, imposante et très noble.
C’est ravaler le droit que de le ravaler à une technique. » A la
différence de certains positivistes, et à la différence aussi du
Doyen Gény, Hauriou refuse de réduire la science juridique à des
procédés de métier, à une pure pratique ou à une technique :
« Le droit et la jurisprudence sont des trouveurs de vérité sociale ».
La construction du droit exige de l’intuition et même soutiendra-
t-il, de « l’intuition artistique » (11).

Comme fait, le droit, nous dit Hauriou, « est un ensemble de


préceptes de conduite pour les hommes vivant en société dont
le but est de maintenir la paix et de réaliser un tout social de
personnalités. Ces préceptes dont le contenu est tiré d’ordre
social, de morale et de justice, sont élaborés par une technique
adaptée d’une part aux réalités sociales, d’autre part aux buts
juridiques. Leur efficacité rationnelle est renforcée par la con¬
trainte d’un pouvoir accepté par les sujets, sous la condition de
l’intervention d’un juge » (12).

Il résulte de cette définition que le droit ne met pas seulement


en jeu des problèmes de contrainte mais des problèmes de vah-
dité, de fondement. Relativement au problème du fondement du
droit, Hauriou s’affirme résolument naturaliste. La doctrine du
droit naturel du Doyen Hauriou se présente avant tout comme
une doctrine moniste qui n’admet pas d’opposition entre le droit
naturel et le droit positif. C’est en partant des faits, et non d’un
raisonnement à priori qu’il veut établir l’existence, à la base de
l’édifice juridique, d’un droit « naturel, universel et fixe ».

(11) M. Hauriou : L’ordre social, la justice et le droit. Revue trim. de


droit civil, 1927, p. 820.
(12) Définition extraite de 1’ € Introduction à l’Etude du droit», texte
manuscrit cité par André Hauriou dans sa préface au livre de Lucien Sfez :
Essai sur la contribution du doyen Hauriou au droit administratif français,
L.G.D.J., 1966, p. XII.
Le Courant Humaniste 315

Comme méthode de recherche, le réel prime l’idée. Le juriste


doit partir des faits pour remonter aux normes fondamentales.
Mais comment établir une discrimination entre les faits ? Com¬
ment choisir le fait qui doit être retenu comme fondement du
droit ? Sur ce point sa pensée est passée par deux stades. Dans
un premier stade, il part de la notion d’espèce humaine et pour
lui, le droit naturel, c’est le droit de l’espèce humaine. Il est
nécessairement universel et fixe, car cette espèce, dans ses carac¬
tères physiques, est une et fixe. Par ailleurs, ce droit est à ten¬
dance individualiste, car la nature de l’homme le porte à tout
ramener à sa personne.
Cette conception reposait sur l’affirmation de la fixité de
l’espèce humaine, terrain mouvant car le Darwinisme a pour lui
de solides arguments et le doyen Hauriou ne tarde pas à se rendre
compte de l’insécurité même de sa doctrine. Aussi, dans son
article L’ordre social, la justice et le droit (Revue trimestrielle de
droit civil, 1927), puis dans la seconde édition de son Précis de
droit constitutionnel (1929), il modifie du tout au tout sa théorie
qui arrive à un second stade plus naturaliste et moins anthropo¬
logique.
« Le droit, écrit-il alors, est une sorte de conduite qui vise à
réaliser l’ordre et la justice. » (13) Autrement dit, le droit est un
composé d’ordre social et de justice. L’ordre assure la cohésion
du groupe, la stabilité des relations sociales. Tandis que l’ordre
social se traduit par des prescriptions parfois arbitraires, se
manifeste par des dispositions diverses correspondant à des struc¬
tures et des relations variables, la justice est une, elle agit tou¬
jours dans le même sens naturel, qui est celui de « la conscience
et du cœur ». Toute organisation sociale ne peut subsister que
si elle assure l’ordre qui représente, suivant sa propre expression,
le « minimum d’existence du groupe ».
Mais l’ordre social lui-même ne peut subsister en paix que
s’il contient une certaine dose de justice. Cette idée de justice,
nous ne pouvons la saisir dans l’absolu; l’humanité se forme
diverses représentations de l’idée de justice, mais, estime Hau¬
riou, « la justice est toujours la même dans son fond, se réalise
peu à peu, goutte à goutte, mais une seule goutte de justice
réalisée a une valeur infinie ». Le But du droit, c’est la réalisation
de la justice dans l’ordre et c’est ce but qui fonde le droit, le
rend, moralement, socialement et subjectivement obligatoire.
Le droit apparaît donc, chez Hauriou, comme un phénomène
de tension entre l’ordre et la justice, à la fois sur le plan histo¬
rique et sur le plan actuel : « Tout ordre social est toujours en
conflit avec une nouvelle dose de justice qui n’est pas encore

(13) M. Hauriou : L’ordre social, la justice et le droit, Revue trim.


Droit civil, 1927, p. 795.
316 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

incorporée », l’édifice juridique et social est toujours en mouve¬


ment.
La différence entre les deux niveaux du droit, l’ordre social et
la justice, amène le juriste à se poser deux problèmes essentiels
relativement au droit naturel :
1. Le droit naturel est-il un corps de droit fait à la fois d’ordre
social et de justice, ou n’est-il qu’une collection de préceptes de
justice ?
2. Quels sont les rapports de l’ordre et de la justice ?
1° Si le droit naturel n’était qu’une collection de préceptes
de justice, il ne se serait pas séparé, dit Hauriou, de la jus¬
tice; mais le droit naturel n’est pas seulement la justice, il est
un corps de droit comprenant un certain ordre social. Cette
conception s’est dégagée, dans les démocraties antiques, puis,
après le long sommeil du Moyen Age, au travers du droit naturel
du xvue et du XVIIIe siècle, pour aboutir à un droit commun des
peuples civilisés de l’époque démocratique. La démocratie, c'est
la vision d’un droit naturel idéal parce que « le régime démocra¬
tique est celui qui intègre la plus grande somme de justice égali¬
taire et qui détend les ressorts de l’ordre social jusqu’à la limite
extrême où ils peuvent être détendus sans que l’édifice social
s’écroule immédiatement » (14).
Autrement dit, dans sa pensée, le droit naturel se définit par
son contenu absolu : il contient une plus grande proportion de
justice que d’ordre. Il est à la fois idéal et particularisé; l’idéal
du Beau est aussi particularisé que le droit naturel, les chefs-
d’œuvre classiques expriment l’idéal de beauté humaine à travers
des types de certaines beautés, le droit démocratique, l’idéal de
justice à travers différents types d’ordre social.

2° Quels sont les rapports de l’ordre et de la justice dans le


système d’Hauriou ? Pour Hauriou, l’ordre est l’élément prin¬
cipal de la vie juridique et sociale, pratiquement, il est le plus
important. La justice a pour but l’aequum et le bonum, l’ordre
contient toujours nécessairement une certaine dose de justice qui
lui est incorporée, mais dans le conflit ordre-justice qui doit
l’emporter ? Faut-il penser, comme certains critiques de sa doc¬
trine l’ont affirmé, que chez Hauriou, l’ordre doit toujours l’em¬
porter, car la justice est un luxe dont on peut se passer. C’est
aller un peu vite dans l’analyse de sa pensée ! Pour lui, le droit
naturel ne redevient vivant qu’aux époques démocratiques :
« Telle une comète, la croyance au droit naturel surgit à l’hori¬
zon à des intervalles millénaires pour nous illuminer pendant
quelques siècles, puis elle disparaît et nous laisse retomber dans
la nuit ».

(14) M. Hauriou : L’ordre, la justice et le droit, op. cité, p. 797.


Le Courant Humaniste 317

Il résulte de cette croyance que le droit naturel a une valeur


objective, il est immuable dans ses principes de justice
et limite par conséquent, objectivement, la notion d’ordre social.
Son système affirme la suprématie des solutions personnalistes
sur les systèmes concentrationnaires, totalitaires ou communistes,
et repose sur la notion de libertés garanties. Dans sa critique de
Kelsen, il s’attache à montrer les risques du monisme kelsenien
qui se traduit par une confusion du droit et de l’Etat, source
de toutes les servitudes (15).
Ce qu’il veut simplement exprimer, en affirmant la primauté
de l’ordre public, c’est que, dans une société donnée — et sur ce
point, sa pensée n’est pas très éloignée de celle de saint Thomas —
les lois positives doivent être supposées conformes au droit jus¬
qu’au moment où le contraire peut être démontré et qu’en fait,
la plupart du temps, le conflit sera réglé par ce qu’il appelle
« des combinaisons pratiques » (16). Mais ne tombe-t-il pas alors
dans une conception dualiste du droit ? Il semble que sa pensée
n’ait pas échappé à une certaine contradiction, contradiction qu’il
assumait et qui, pour lui, n’était qu’un des aspects de la com¬
plexité même du phénomène juridique. Dans son travail sur Les
Idées de M. Duguit, il admet qu’il existe « deux systèmes de droit
différents et comme deux séries juridiques qui, quoique tendant
dans l’ensemble au même résultat du bien individuel et social,
n’y tendent pas par les mêmes moyens, ces deux séries étant en
contradiction sur certains points » (17).
Il professe alors une philosophie dialectique du droit dans
laquelle l’idée de paix sociale joue le rôle de synthèse exhaustive.
La paix sociale repose sur une présomption de conformité avec
le sentiment subjectif du droit et permet un dépassement de
l’opposition dialectique. En même temps, l’Etat, par la contrainte,
assure l’exécution du droit.
Cette doctrine ne risque-t-elle pas de tomber, d’un côté, avec
la vision démocratique du droit, dans le sociologisme, de l’autre,
avec sa conception de l’ordre, dans le positivisme ? Pour échap¬
per à ce que Guy Héraud appelle très justement (18) les deux
glissements de sa doctrine, Hauriou fait appel à l’idée d’insti¬
tution, autre pôle d’attraction de sa philosophie.

§ 2. — Théorie institutionnaliste du doyen M. Hauriou

C’est, semble-t-il, en méditant sur la notion de temps et en

(15) M. Hauriou : Le pouvoir, l’ordre et la liberté, Revue métaphysique


et morale, 1927, p. 202.
(16) M. Hauriou : Les Idées de M. Duguit, p. 15.
(17) M. Hauriou : Les Idées de M. Duguit, p. 19.
(18) Guy Héraud : Regards sur la philosophie du droit contemporaine,
L.G.D.P., 1960, p. 530.
318 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

constatant l’insuffisance de la notion de contrat dont le xviii*


siècle, puis la Willenstheorie ont fait le centre de leur construc¬
tion pour expliquer la durée et la permanence de certaines situa¬
tions juridiques et sociales, que le doyen Hauriou a été amené
à construire son système autour de la notion d’institution. Parfai¬
tement au courant des travaux de l’Ecole sociologique, il prend
conscience que, dans la société, il y a quelque chose de plus que
la somme des individus et que, suivant sa propre expression :
« Il faut que ce quelque chose soit ou bien la conscience collec¬
tive, ou bien l’idée objective conçue par les consciences indivi¬
duelles mais qui les dépasse. En tout cas, j’ai le sentiment que
c’est tout ce que l’on peut opposer à l’école de Durkheim » (19).

La notion d’institution résout socialement et juridiquement


le problème de la durée : « Une organisation sociale devient
durable, c’est-à-dire conserve sa forme spécifique, malgré le
renouvellement continuel de la nature humaine qu’elle contient,
lorsqu’elle est instituée, c’est-à-dire lorsque d’une part l’idée
directrice qui est en elle dès le moment de sa fondation a pu
subordonner le pouvoir du gouvernement grâce à ce déséquilibre
d’organes et de pouvoir, et lorsque d’autre part, ce système
d’idées et d’équilibres de pouvoirs a été consacré dans sa forme
par le consentement des membres de l’institution aussi bien que
du milieu social » (20).

Désormais la notion d’institution deviendra le noyau de ses


thèses. Qu’est-ce que l’institution ? Hauriou nous répond dans
son Précis élémentaire de droit constitutionnel (21): « L’insti¬
tution est une organisation sociale créée par un pouvoir qui dure
parce qu’elle contient une idée fondamentale acceptée par la
majorité des membres du groupe ».

A la base de tout groupement, M. Hauriou découvre :

1° Une idée, celle de l’entreprise à réaliser et des intérêts


communs à défendre. Lorsque plusieurs personnes poursuivent en
commun la réalisation d’un même but, il se produit « un phéno¬
mène d’interpénétration des consciences individuelles hantées par
une idée commune et en réalité, ce sont les consciences indivi¬
duelles qui se pensent les unes les autres et qui ainsi se possèdent
les unes les autres » (22).

2° Cette idée se concrétise par l’adhésion des membres de


la collectivité qui acquièrent l’esprit de corps et affectent à la

(19) M. Hauriou : 4e lettre à Jacques Chevalier citée par André Hauriou


dans son Introduction à l’ouvrage de Lucien Sfez, op. cité, p. XIII.
(20) M. Hauriou : Précis élémentaire de droit constitutionnel, 2e éd.,
p. 73.
(21) M. Hauriou : Précis élémentaire de droit constitutionnel, 2® éd.,
p. 75.
(22) M. Hauriou : Précis de droit public, 2e éd., p. 280.
Le Courant Humaniste 319

réalisation de cette idée certains biens qui lui permettent de


durer (notion d’affectation) et désignent des organes pour les
représenter suivant des règles. Il se forme alors un statut « reflet
de l’institution sur ses membres », notion de statut qui s’oppose
au contrat qui ne vise que le discontinu. Ces deux notions, notion
d’affectation et notion de statut, sont les deux bases juridiques de
l’institution.
3° Le droit autonome ainsi créé, c’est l’institution. Elle a une
vocation à être personnalisée, mais la notion de personnalité
juridique n’est pas nécessairement liée à celle d’institution : la
famille, les clubs, les églises sont également des institutions. A
côté des institutions-personnes, M. Hauriou admet l’existence
d’institutions-cboses, « ensemble de biens affectés à un intérêt ou
à une idée sans vocation à la personnalité », comme la dot affectée,
sous le régime dotal, à l’entretien de la famille.
L’institution est donc un fait social que l’on voit apparaître
dès que les auteurs d’un acte social visent à constituer un pouvoir
ou à rechercher la durée de l’exécution. Cette analyse des situa¬
tions sociales et juridiques peut rendre compte de l’Etat qui n’est,
au fond, que la plus importante et la plus puissante des institutions
« société parfaite », certes, mais qui, par nature, ne diffère pas
des autres institutions.
Dans cette perspective, idée qui fait pendant à la théorie des
corps intermédiaires de Montesquieu, les autres institutions appa¬
raissent comme des réalités intermédiaires entre l’individu et
l’Etat et sont placées dans le cadre institutionnel au même niveau.
En effet, et c’est par là que la notion d’institution devient chez
M. Hauriou l’élément fondamental de sa théorie des équilibres :
« La forme même de l’institution consiste en un système d’équi¬
libre des pouvoirs et de consentement constitués autour d’une
idée » (23).
Partant de ces prémisses, il élabore un système constitutionnel
qui fait de l’Etat-institution : 1° un système de consentement;
2° un système d’équilibre des pouvoirs.

1. U Etat-institution est un système de consentement.

Reprenant, nous dit-il, une idée aussi vieille que le monde,


familière aux théologiens du Moyen Age et inscrite en tête de
la Déclaration d’indépendance des Etats-Unis, il affirme que « la
base de l’autorité des gouvernants est dans le consentement des
gouvernés », autrement dit, que le pouvoir de droit est un pouvoir
consenti. Le pouvoir est personnifié par des hommes auxquels
il est consenti en qualité de représentants légaux de l’institution

(23) M. Hauriou : Précis élémentaire de droit constitutionnel, 2e éd.,


1925, p. 75.
320 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

à laquelle les sujets ont adhéré. Dans l’Etat qui est le phénomène
institutionnel le plus important, ce qui est essentiel, fondamental,
c’est cette nécessité du consentement. Pour Hauriou, la souve¬
raineté politique, c’est l’organisation de ce qu’il appelle, en
l’opposant à la souveraineté de gouvernement, la souveraineté de
sujétion. Elle consiste en l’établissement de procédures destinées
à constater le consentement ou son absence et à y attacher des
effets de droit. Le choix qui exprime ce consentement doit être
libre.
Le pouvoir de la nation, de la souveraineté de sujétion est
un pouvoir constituant et la nation n’est organisée « en droit »
que lorsque les pouvoirs de décision sont aux mains d’organes de
gouvernement qu’elle a investis. De plus, tous les organes investis
par la nation, y compris l’organe législatif, sont des organes de
gouvernement. La théorie classique de la distinction organique
des fonctions de l’Etat ne correspond pas pour Hauriou à la
réalité sociale, le corps législatif est un organe de gouvernement,
car il n’a pas pour mission d’accepter la loi mais de l’imposer en
vertu de son pouvoir de sujétion.
Pour justifier sa doctrine, il imagine la théorie de l’investiture
qu’il oppose à la théorie classique de la délégation « qui procède
de la même métaphysique de tout ramener à un seul principe »
(24). Cette théorie de la délégation se heurte dans le droit consti¬
tutionnel à des difficultés insurmontables :
a) Elle est en contradiction avec le principe des constitutions
écrites, car elle aboutit à faire de la délégation des pouvoirs et
des compétences réglée par la loi constitutionnelle, de simples
délégations législatives, c’est-à-dire une fiction (25).
b) Elle aboutit à la confusion de la nation et du gouverne¬
ment; dans le gouvernement représentatif, le gouvernement repré¬
sentatif n’est pas un simple commis de la nation, il possède un
droit d autonomie. Or, dans l’histoire des sociétés, on constate
que « la nature des pouvoirs du gouvernement est d’être des
droits de domination : il exerce le droit de légiférer, de rendre
la justice, de faire de l’action directe pour réaliser ses services
quand il est le plus fort, il les exerce comme des pouvoirs propres
avec une autonomie entière, s’il cesse d’être le plus fort, son
autonomie peut être limitée par un contrôle de la nation, mais
pourquoi le pouvoir de domination cesserait-il de lui être pro¬
pre ? » (26)

L idée de sujétion est inconciliable avec l’idée de délégation.


Elle l’est, par contre, avec la théorie de l’investiture : « La don¬
née de 1 investiture diffère de celle de la délégation en ce qu’elle

(24) M. Hauriou : Principes de droit public, p. 419.


(25) M. Hauriou : Principes de droit public, p. 425.
(26) M. Hauriou : Principes de droit public, p. 429.
Le Courant Humaniste 321

n’implique par une transmission de pouvoir; déléguer quelqu’un,


c’est l’envoyer en lui conférant un pouvoir, investir quelqu’un,
c’est lui dire : vous exercerez votre pouvoir propre, mais vous
l’exercerez en mon nom et dans mon intérêt » (27). L’autonomie
de la fonction est ainsi respectée, mais, conformément à son
statut, le gouvernant agit au nom de son maître et des précautions
sont institutionnellement prises pour qu’il agisse dans la limite
de ses compétences. En démocratie, une sanction immédiate est
organisée, elle résulte de la possibilité de non-réélection de l’élu
par la nation. La loi elle-même qui, dans les démocraties moder¬
nes, est proposée et acceptée par le gouvernement n’est votée
que « sous bénéfice d’investiture » : « Il semble, écrit Hauriou,
que les lois votées ne soient elles-mêmes mieux que des propo¬
sitions de lois et qu’elles ne puissent devenir des lois véritables
que par une acceptation plus définitive de la nation » (28).
De cette séparation de la nation et du gouvernement, va naître
chez Hauriou, une théorie des équilibres constitutionnels et
sociaux.

2. U Etat-institution est un système d’équilibre des pouvoirs.

Le pouvoir des gouvernants est légitimé chez Hauriou par le


consentement des gouvernés. Le droit constitutionnel est, dans
ses origines, un règlement interne lié au phénomène institution¬
nel. Peu à peu et historiquement, l’Etat met le droit à son service
mais il est, en même temps, soumis au droit institutionnel. Dans
son Précis de droit constitutionnel, il développe longuement
cette idée que si, logiquement, la théorie de l’autolimitation de
l’Etat est absurde, historiquement, elle est la vérité constitution¬
nelle (29). On ne peut nier que le pouvoir gouvernemental se
manifeste d’une manière constante et active, seule l’autolimitation
de l’Etat, par les institutions qui l’incitent à agir pour l’utilité
publique, permet de justifier dans l’Etat moderne libéral une
théorie de la subordination de l’Etat au droit.
Cette soumission de l’Etat au droit résulte de l’autolimitation
subjective de l’Etat, créée par le dualisme des organes représen¬
tant le gouvernement, dédoublement de la fonction législative
par le bicamérisme, dédoublement de la fonction exécutive entre
le chef du gouvernement et le chef de l’Etat, c’est-à-dire par un
ensemble de mécanismes qui subordonnent à la constitution les
pouvoirs constitués. Elle résulte également de ce que l’on peut
appeler l’autolimitation objective de l’Etat. L’Etat, en tant qu’ins
titution individuelle, tire son existence et sa force de l’adhésion

(27) M. Hauriou : Précis élémentaire de droit constitutionnel, 2e éd.,


p. 431.
(28) M. Hauriou : Principes généraux de droit public, op. cité, p. 445.
(29) M. Hauriou : Précis de droit constitutionnel, p. 101.

21
322 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

des citoyens, c’est-à-dire de la représentation qu’il organise. S’il


perd la confiance des citoyens il risque la rébellion, il perd sa
substance, sa légitimité décroît.
La complexité même du pouvoir de l’Etat, liée à un phéno¬
mène d’autolimitation, amène Hauriou à repenser le problème
de la séparation des pouvoirs. Dans l’Etat libéral, nous considé¬
rons une pouvoir majoritaire (celui des citoyens) et un pouvoir
minoritaire (le pouvoir gouvernemental). Ces pouvoirs doivent
être distingués selon leur mode juridique d’action et non plus,
comme le voulait Montesquieu, selon leurs fonctions. De ce point
de vue, on peut faire une distinction entre le pouvoir exécutif
qui s’exprime par la décision exécutoire, le pouvoir législatif qui
s’exprime par la délibération, et le pouvoir de suffrage qui s’ex¬
prime par l’assentiment.

Le pouvoir judiciaire n’est pas placé sur le même plan que


l’exécutif et le législatif qui sont liés dans leur action, car il ne
peut suspendre la puissance exécutive ou législative. En fait,
dans les Etats modernes, le problème de la séparation des pou¬
voirs se ramène à un problème d’équilibre à deux. Simplement
admet-il que « dans une société décentralisée et en même temps
très instituée, le gouvernement pourrait être une sorte de grand
juge et serait représenté par le Conseil d’Etat » (30). L’équilibre
à trois lui paraît aussi difficile à réaliser dans l’ordre social « que
dans l’ordre mécanique ».

L’équilibre réside dans le contrepoids de la nation et du


gouvernement, qui sont deux éléments fondamentalement dis¬
tincts; les freins résident dans les systèmes d’autolimitation pré¬
cédemment décrits.

L’Etat-institution ne risque-t-il pas alors de tomber dans


l’immobilisme et ne peut-on reprendre, à l’égard de la théorie
des équilibres d’Hauriou, les critiques que Rousseau adressait à
la séparation des pouvoirs de Montesquieu ? Sa conception réta¬
blit en fait l’unité de l’Etat en s’insérant dans ce qu’André Hau¬
riou a très heureusement appelé « sa vision cosmique des corres¬
pondances ». « On peut, dit le Doyen Hauriou, reconstituer l’imité
de l’Etat en observant que c’est une unité pratique constituée par
la convergence et l’équilibre des deux éléments du gouvernement
et de la nation. » (31)

Autrement dit, et c’est par là que s’affirme son vitalisme social,


inévitablement se produira dans l’Etat « une synthèse purement
pratique » qui est la condition du mouvement, de la marche en
avant, tout système de forces en mouvement cherchant son état
d’équilibre et des équilibres de plus en plus stables, par exemple

(30) M. Hauriou : Principes de droit public, op. cité, p. 121.


(31) M. IIauriou : Principes de droit public, op. cité, p. 469.
Le Courant Humaniste 323

l’Etat libéral cherchera à corriger les abus du libéralisme par


un système d’économie organisée substitué à l’économie spon¬
tanée.

Ainsi, pluralisme de la société-institution, séparation des pou¬


voirs de la nation et des pouvoirs gouvernementaux, autolimi¬
tation de l’Etat, concourrent à subordonner l’Etat au droit dans
un équilibre constitutionnel et social dominé par la volonté de
synthèse et le vitalisme, conditions de tout développement de la
société.

Critique

Parce que sa pensée est difficile à synthétiser, l’œuvre d’Hau¬


riou a donné lieu à des interprétations contradictoires, voire
inattendues comme celle de M. Friedmann. Dans son article Les
idées maîtresses d’Hauriou (32), G. Gurvitch lui reproche d’avoir,
dans la seconde partie de son œuvre (à partir de 1927), frappé
par l’importance du développement de l’Etat, prôné le culte de
l’Etat, institution la plus parfaite, appelé à représenter l’intérêt
commun et d’avoir ainsi abandonné le pluralisme du début au
profit d’un idéal communautaire qui réduit l’activité individuelle
à la défense des intérêts particularistes.
M. Friedmann donne de la pensée d’Hauriou une regrettable
interprétation qui risque de fausser dans l’esprit des étudiants,
l’image d’un penseur et d’une personnalité dont les convictions
furent à l’antipode du commentaire qui en est fait. M. Fried¬
mann écrit : « Hauriou lui-même est pluraliste. Il n’intègre pas
l’institution dans l’Etat en tant que type d’institution le plus
élevé, mais il est aisé de voir comment... l’idée directrice d’Hau¬
riou pourrait être utilisée pour renforcer le collectif contre l’in¬
dividuel et combien elle est proche de la théorie fasciste qui
subordonne l’individu à l’idée de services envers quelque chose
de plus haut que lui-même. Il n’y a pas loin de cette idée à la
conception national-socialiste concrétisée dans la loi de 1934...
De même que le Fiihrer est l’expression de l’Etat, le propriétaire
ou directeur de l’entreprise en est l’âme et l’expression
(sic) » (33).
Un tel commentaire de la pensée d’Hauriou ignore les textes
et lui reproche, en dernière analyse, d’avoir été colonisé par cer¬
tains auteurs nationaux-socialistes, quelque dix ans après sa
mort; étrange manière de concevoir la critique objective !
Hauriou, comme tous les théoriciens de l’institution, adopte
une solution moyenne entre l’individualisme et le sociologisme;

(32) G. Gurvitch : Les idées maîtresses d’Hauriou, A.P.D., 1931.


(33) W. Friedmann : Théorie générale du droit, p. 192.
324 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

il est certes plus près du personnalisme d’Emmanuel Mounier que


de l’individualisme de 1789, mais quelle que soit la part qu’il attri¬
bue à la communauté dans la création du droit à travers l’insti¬
tution, il reste fidèle au droit naturel; la faculté reconnue à la
personne humaine de fonder des institutions est une faculté
garantie par la nature objective de l’homme et le libre exercice
de la raison; simplement à un dualisme individu-Etat, il substitue
le dualisme Etat-institution, pour le libre développement de la
personne humaine.
Hauriou, au départ, comme l’a fait observer le Doyen Luis
Legaz y Lacambra dans son article sur La théorie pure du Droit et
Vidée du droit social paru dans la Revue internationale de Philo¬
sophie du Droit (1956), a semblé évoluer vers une sorte de déter¬
minisme obscur, vers la facticité. C’est vrai ! mais pour ma part,
je ne vois dans sa doctrine aucune trace de sociologisme, con¬
trairement à ce qui a été soutenu, notamment par M. Waline
avec beaucoup de nuances d’ailleurs. (Année Politique 1926).
Le Doyen Hauriou est un humaniste; il y a deux hommes en
lui, un savant épris de sciences exactes et un spiritualiste plus
proche de Platon et de Saint-Thomas que de Durkheim. Dans
son Précis de droit constitutionnel, il écrit : « Il faut reconsti¬
tuer les doctrines traditionnelles en les débarrassant des poncifs
qui les défigurent » (34) et plus loin il ajoute : « L’idée de
justice est toujours la même ... le bien moral objectif est un des
aspects de Dieu ». On ne peut faire profession de foi plus spiri¬
tualiste.
On a beaucoup reproché au Doyen Hauriou, tout en s’affir¬
mant naturaliste, de n’avoir pour le Droit naturel qu’une reli¬
gion de seconde majesté et de réduire le contenu de la justice
à l’aequum et au bonum. On confond à notre sens fondement et
méthode. Son esprit scientifique ne pouvait s’accommoder des
excès de certains philosophes du Droit naturel et il a voulu
appuyer sa doctrine sur des faits biologiques, ethnographiques,
juridiques (c’est la raison pour laquelle il a conçu l’institution
comme étant à la fois le fait et le droit). C’est cette volonté de
recherche de la coïncidence entre le fait et le droit qui est le
signe distinctif de sa méthode; aussi est-il abusif de lui reprocher
d’avoir opposé totalement Tordre social à la notion de justice.
Sa pensée nous paraît plus profonde et plus subtile. L’histoire
de l’humanité lui apparaît comme un conflit incessant entre dif¬
férentes conceptions progressives de la justice et le progrès s’ac¬
complit parce que chaque ordre social contient toujours une cer¬
taine dose de justice qui lui est incorporée, mais pratiquement il
se trouve toujours en conflit avec une nouvelle dose de justice
qui ne lui est pas incorporée.

(34) M. Hauriou : Précis de droit constitutionnel, Préface.


Le Courant Humaniste 325

Qu’est-ce qui en résulte ? Les faits sont en contradiction tem¬


poraire avec l’idéal et ce que veut dire le Doyen Hauriou (on
trouve d’ailleurs la même idée chez saint Thomas), c’est que s’il
y a menace de troubles, de révolution, l’ordre doit toujours être
temporairement préféré à la justice. On ne saurait demander à
un juriste de prêcher le désordre.
Qu’un scientisme fort à la mode à son époque l’ait
attiré vers certaines recherches, c’est indéniable ! mais on ne
saurait taxer de sociologisme l’homme qui a écrit : « L’individu
est au premier plan, la société au second » (35). « L’organisation
sociale n’a de valeur que par rapport à l’individu pour lequel
elle est un moyen, un instrument » (36). « La philosophie du droit
prime la sociologie juridique. » Hauriou, c’est parfois Platon à
rebours, mais c’est encore Platon. En 1929, il conclut : « les idées
mènent le monde, le soutiennent, le font durer », et son idéalisme
ira en s’accentuant de plus en plus dans ses dernières œuvres,
soutenu qu’il était par une foi inébranlable dans la doctrine
catholique.
Pour nous, dans l’histoire du droit naturel, son spiritualisme
est à mi-chemin entre le Thomisme et le Bergsonisme, un peu
comme celui de Boutroux, ce qui est encore la position de beau¬
coup de juristes disciples d’Hauriou, notamment à la Faculté
de Toulouse, du Doyen Maury, du Doyen Marty (37).
S’il est, dans l’histoire de la philosophie, un penseur dont les
préoccupations préfigurent celles d’Hauriou, c’est précisément
Montesquieu : même souci de l’équilibre constitutionnel, même
recherche de la séparation et de la balance des pouvoirs dans
une volonté de les faire marcher de concert pour l’utilité géné¬
rale. Par bien des théories, M. Hauriou fut le Montesquieu du
XXe siècle; seule sa doctrine de l’institution semble l’éloigner de
l'Esprit des Lois, pour le rapprocher de la Somme théolo¬
gique, mais la recherche du bien commun à travers l’institution
n’est-ce pas la recherche de l’utilité générale et de la sécurité indi¬
viduelle que Montesquieu veut atteindre par la loi qui résulte
de la nature des choses, nature des choses qu’Hauriou au XXe
6iècle estime institutionnelle. L’expression « bien commun » n’est-
elle pas du reste employée par Montesquieu pour définir l’intérêt
général ?

(35) M. Hauriou : Aux sources du droit, p. 13.


(36) M. Hauriou : Aux sources du droit, p. 23.
(37) C’était également la position du regretté Achille Mestre.
326 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

BIBLIOGRAPHIE

PRINCIPAUX OUVRAGES ET ARTICLES DE M. HAURIOU


RELATIFS A LA PHILOSOPHIE DU DROIT ET DE L’ETAT (1)

1892 : Précis de Droit administratif, lre éd., 1 vol., Paris, Larose et Forcel.
1893 : Précis de Droit administratif, 2' éd., 1 vol., Paris, Larose et Forcel.
1893 : Les facultés de droit et la sociologie. Revue Générale de Droit.
1894 : Réponse à un docteur en droit sur la sociologie. Revue internationale
de sociologie.
1894 : La crise de la conscience sociale, Revue du Droit public, p. 294 à 321.
1895 : L’alternance des Moyen Age et des Renaissances, Revue de méta¬
physique et de morale.
1896 : La science sociale traditionnelle, 1 vol., Paris, Larose.
1902 : Duguit, l’Etat, le droit objectif et la loi positive, compte rendu en
collaboration avec M. Mestre, Revue de Droit public, T. XVII, p. 346-366.
1906 : L’institution et le droit statutaire. Recueil de l’Académie de Législation
de Toulouse, p. 134-182.
1909 : Le point de vue de l’ordre et de l’équilibre, brochure 86 p., extrait du
Recueil de l’Académie de législation de Toulouse.
1910 : Principes de Droit public, lre éd., Paris, Larose et Ténin.
1911 : Les idées de M. Duguit, Recueil de l’Académie de Législation de
Toulouse, p. 1 à 40.
1912 : La souveraineté nationale, 1 vol., Paris, Sirey.
1912 : Les deux réalismes. Recueil de l’Académie de Législation de Toulouse.
1916 : Principes de Droit public, 2e éd., 1 vol., Paris, Larose et Ténin.
1917 : Notice sur les œuvres de Léon Michoud, Grenoble, Allier Frères.
1918:. La critique des principes de droit public, Harvard Law Review, 418.
1918 : Le Droit naturel en Allemagne, Le Correspondant, Paris, 25-9-18.
1921 : Précis de Droit administratif, 10e éd., 1 vol., Paris Sirey.
1923 : La liberté politique et la personnalité morale de l’Etat, Revue trimes¬
trielle de Droit civil, p. 331 à 346.
1925 : La théorie de l’institution, Cahier de la Nouvelle Journée, réédité en
1933 sous le n° 23.
1925 : Lai théorie de l’institution et de la fondation, dans Aux sources du
Droit.
1925 : Précis élémentaire de Droit constitutionnel, Paris, Sirey.
1926 : Police juridique et fond du droit, Paris, Sirey.
1927 : L’ordre social, la justice et le droit, Revue trimestrielle de Droit civil,
p. 795 à 825.
1928 : Le pouvoir, l’ordre, la liberté et les erreurs des systèmes objectivistes.
Revue de métaphysique et morale, p. 193 à 206.
1929 : Précis de Droit constitutionnel, 2° éd., 1 vol., Paris, Sirey.
Il faut ajouter des manuscrits inédits en possession d’André Hauriou :
Introduction à l’étude du Droit.
Lettres à Jacques Chevalier.
Lettre au rédacteur en chef d’un journal inconnu.

(1) Pour la bibliographie relative au droit administratif et au droit public,


chez Hauriou, voir :
L. Sfez : Essai sur la contribution du doyen Hauriou au droit administratif
Français, L.G.D.S., 1966.
Le Courant Humaniste 327

PRINCIPAUX OUVRAGES ET ARTICLES CONCERNANT L’ŒUVRE

DE MAURICE HAURIOU DANS LE DOMAINE DE LA PHILOSOPHIE


DU DROIT ET DE L’ÉTAT

Brethe de la Gressaye : L’institution, in Répertoire Dalloz, Droit civil


Tome II, p. 10.710.
A. Brimo : Situation actuelle du droit naturel en France, Annales de la
Faculté de Droit, Toulouse, 1958, Tome VI, fasc. 2.
J. Chevalier : Le concept et l’idée. Mélanges Hauriou, p. 113.
Ch. Eisenmann : Cours de droit administratif, Doctorat (1953-54), Cours de
doctorat, 1956-57.
G. Gurvitch : Les idées maîtresses de Maurice Hauriou, in A.P.D.S.J.,
n° 1 et 2, 1931.
P. Hebraud : Maurice Hauriou et les civilistes, Recueil de l’Académie de
Législation de Toulouse, 1967, p. 13.
M. Prelot : Précis de droit constitutionnel.
M. Prelot : Autour de la théorie de l’institution, in Cahiers de la Nouvelle
Journée, 1931, p. 205.
M. Prelot : La théorie de l’institution et la technique juridique (supplément
à l’ouvrage de Maurice Blondel : Le problème de la philosophie catho¬
lique.
M. Prelot : La science politique. Que sais-je ?
G. Renard : La théorie de l’institution.
J. Rtvero : Hauriou et l’avènement de la notion de service public. Mélanges
Mestre, p. 491.
J. Rtvero : Existe-t-il un critère du droit administratif ? in R.D.P., 1953.
J. Rtvero : Les mesures d’ordre intérieur administratives, thèse Paris, 1934.
J. Rtvero : Précis de droit administratif, 1962.
J. Rtvero : Cours de droit administratif comparé, Doctorat 1956-57.
Sixma Van Heemstra : De staatssapvatting Van Hauriou, thèse Leyde, 1954.
Den Haag Druk Sigthoff.
G. Vedel : Les bases constitutionnelles du droit administratif, E.D.C.E.,
1954. Droit constitutionnel (polycopié 1961-62).
M. Waline : Les idées maîtresses des deux grands publicistes français :
Léon Duguit et Maurice Hauriou, Année politique, mars 1926.
Carlos Ruiz del Castillo : Un schéma de la doctrine personnaliste de l’Etat
selon la méthode juridico-psychologique d’Hauriou, Mélanges Hauriou,
Sirey, 1929, p. 95.
J. Declareuil : Quelques remarques sur la théorie de l’institution et le
caractère institutionnel de la monarchie capétienne, Mélanges Hauriou,
Sirey, 1929, p. 159.
Lucien Sfez : Essai sur la contribution du doyen Hauriou au droit adminis¬
tratif français (avec une préface de Jean Rivero et un avant-propos d’André
Hauriou), L.G.D.S., 1966.
Doyen Maury : Maurice Hauriou, Annales de la Faculté de Droit de Tou¬
louse, 1958.
W. Friedmann : Théorie générale du Droit, p. 190 et ss.
328 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

SECTION II

L’HUMANISME ECLECTIQUE
DU DOYEN FRANÇOIS GENY

Si l’humanisme du Doyen Maurice Hauriou est, au premier


chef, un humanisme artistique dominé par le souci de montrer
que « toute théorie est une œuvre d’art » (38), c’est sous le signe
de l’éclectisme que se place l’œuvre du Doyen François Gény,
œuvre non moins prestigieuse dans le domaine du droit privé que
ne fut, au début du xxe siècle, celle du Doyen Hauriou dans le
domaine du droit public (39).
C’est par l’éclectisme que nous paraît se caractériser l’œuvre
du Doyen Gény, et non par un sociologisme éloigné de sa pensée
profonde (40). Très influencé par Boutroux, Blondel, et surtout
Bergson, François Gény est parti de l’anticonceptualisme pour
aboutir, avec Méthode d’interprétation et sources en droit privé
positif (lre édition 1899) et Science et technique en droit privé
positif (4 vol., 1914-1927) à une vision du droit qui met en jeu
une méthode syncrétique, liée au caractère lui-même syncrétique
du fondement du droit.

A ce syncrétisme global, il est conduit par sa conception géné¬


rale du droit dans lequel il voit une technique (à la différence
d’Hauriou qui y voit un art), technique qui exige au reste noblesse
et recherche de l’utilité. L’activité du juriste oscille entre le
donné et le construit, distinction dont il va tirer les éléments
de sa méthode et qu’il a, semble-t-il, empruntée à Bergson, à
travers un ouvrage de Le Roy consacré à Bergson. « Sous ce rap¬
port, nous observons que l’activité du jurisconsulte (au sens le
plus élevé du mot), oscille entre deux pôles distincts que je pro¬
pose de nommer le donné et le construit. Tantôt il s’agit de
constater purement et simplement ce que révèle la nature sociale
interprétée d’après elle-même ou suivant les inspirations d’un
idéal supérieur, pour aboutir à des règles d’action dont le fonde¬
ment sera d’autant plus solide qu’elles contiendront moins d’arti¬
ficiel ou d’arbitraire. Et c’est ce que j’appelle le donné, qui doit

(38) Maurice Hauriou : L’ordre, la justice et le droit, p. 795.


(39) François Gény est né à Baccarat en 1852. Agrégé des Facultés de
Droit, il a enseigné successivement à Alger, Dijon puis à la Faculté de Droit
de Nancy dont il fut doyen.
(40) W. Friedmann : Théorie générale du droit, op. cit., p. 285.
Le Courant Humaniste 329

formuler la règle de droit telle qu’elle ressort de la nature des


choses, et autant que possible à l’état brut. Tantôt le travail à
réaliser, partant des données naturelles acquises, tendra à les
mettre en œuvre, les transformer ou les assouplir, de façon à les
modeler sur les besoins mêmes de l’ordre juridique pour lequel
elles sont destinées. Et le résultat de l’effort ainsi poursuivi, issu
de l’artifice, s’exerçant sur la nature par des procédés propres
puisés dans les puissances personnelles de l’bomme peut, ce
semble, être qualifié de construit puisque, au moyen d’un travail
tout subjectif, il tend à ériger la règle brute en précepte capable
de s’insérer dans la vie et d’animer celle-ci en vue des fins suprê¬
mes du droit. Il va de soi, d’ailleurs, que donné et construit se
mélangent et s’entrecroisent pour fournir à la vie juridique toutes
les directions nécessaires. » (41)
C’est à travers cette distinction du donné et du construit que
se précise son éclectisme, à la fois sur le plan des fondements du
droit et sur le plan méthodologique.

§ 1. — L’éclectisme de Gény et le fondement du droit

Le second volume de Science et technique en droit privé


positif porte en sous titre : l’irréductible droit naturel, pro¬
fession de foi naturaliste, mais qui n’exclut pas une définition
nouvelle du droit naturel, inspirée par l’intuitionnisme bergso-
nien de l'Evolution créatrice (1907), et caractérisée par un
syncrétisme juridique qui met en jeu tous les aspects de l’hu¬
main. Tournant le dos au scientisme, l’intellectualisme
d’Henri Bergson prend à la fois conscience de l’absolu et
du devenir intimement mêlés, et préconise comme moyen de
connaissance à la fois la raison et l’intuition. Nous trouvons dans
le monde un mouvement incessant qu’il convient d’ausculter par
la raison, l’intuition et le sentiment ; ceux-ci nous permettent
de mettre en œuvre notre puissance d’agir et de connaître, d’ob¬
tenir une expérience intégrale des choses. La philosophie doit
être un retour conscient et réfléchi aux données de la raison et
de l’intuition.
Cette recherche d’une vision intégrale du droit, estime Gény,
conduit le juriste à rechercher cette « Nature des choses » qui
s’impose à lui dans l’établissement de la norme. Cette « Nature
des choses » est constituée par ce qu’il appelle « les données
fondamentales du droit », à savoir : les données réelles, les don¬
nées historiques, les données naturelles et les données idéales.

(41) Fr. Gény : Science et technique en droit privé positif, T. II, p. 369
et ss.
330 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Ces données, ce sont les éléments qui conditionnent l’élaboration


du droit positif par le juriste et le législateur.
Les données réelles « consistent dans les conditions de fait
où se trouve placée l’humanité. Peu importe qu’il s’agisse de la
nature physique ou morale dont l’homme est comme encerclé
(climat, sol et production, constitution anatomique et physiolo¬
gique de l’homme, état psychologique, aspiration morale, senti¬
ments religieux...) ou des conditions économiques qui influencent
son activité, voire des forces politiques ou sociales existantes. Ces
réalités positives et actuelles ne créent pas directement les règles
juridiques, mais elles en dessinent les contours et, pour le moins,
en constituent le milieu nécessaire. Ce sont donc bien des données
premières, dont il est indispensable de tenir compte avant tout,
ne fût-ce que pour assurer la position des problèmes du droit,
parfois afin d’en circonscrire à priori la portée ». Ce sont des
réalités physiques ou morales, véritable milieu dans lequel baigne
le droit.

Sur ce donné réel vient se greffer un donné historique. « Les


faits et circonstances de la vie humaine ou sociale en ont déter¬
miné une certaine réglementation. Celle-ci est même à la longue
devenue fort considérable. Elle s’est réalisée notamment par le
jeu de ces moyens techniques que nous devons signaler plus loin :
coutume caractérisée, loi écrite et autre source formelle du droit
qui s’y peuvent rattacher; sans parler des instruments d’interpré¬
tation ou d’application, doctrine, jurisprudence pratique propre¬
ment dite. De cet ensemble de forces concurrentes complété encore
par le travail mystérieux qui accompagne l’évolution même du
monde, résulte un acquis de préceptes, servant de cadre à la
conduite de l’humanité qui, parfois, pèse lourdement sur elle,
dont, en tout cas, elle ne saurait faire abstraction dans la pour¬
suite de sa marche progressive. » (42)

Le donné historique, c’est le poids du passé, ce sont des tradi¬


tions et des conditions de faits qui agissent sur le droit pour le
relier à l’histoire du groupe, de la communauté. Mais, ce donné
historique, même s’ajoutant au précédent, ne suffit pas à pro¬
curer les préceptes nécessaires pour diriger, d’une manière con¬
vaincante et efficace, les volontés raisonnables des hommes vivant
en société. Quand il s’agit de régler la conduite morale et sociale
de 1 humanité suivant une marche progressive, le critérium décisif
doit être cherché dans un domaine supérieur aux contingences
et aux hasards de la vie. C’est pourquoi, estime Gény, doit inter¬
venir tout d’abord, à côté des précédents et avec une valeur pré¬
pondérante, un donné rationnel qui contiendra la direction capi¬
tale pour assurer autant qu’il est possible l’élaboration scienti¬
fique du droit objectif.

(42) Fr. Gény : Science et technique en droit privé positif, T. II, p. 397.
Le Courant Humaniste 331

« En réalité, ce donné rationnel représente le fonds essentiel


du droit naturel classique, nettement dégagé de tout alliage, sinon
le jus naturale des Romains, du moins celui qu’ont élaboré les
philosophes modernes, en prenant le plus sûr de leurs conclusions.
Il est en effet des règles de conduite (notamment dans l’ordre juri¬
dique) que la raison dégage de la nature de l’homme et de son
contact avec le monde. En tant qu’elles sont véritablement impo¬
sées à l’esprit et qu’elles correspondent pour lui aux exigences
les plus évidentes des choses — avec les signes qui distinguent les
préceptes du droit — elles présentent un caractère de nécessité,
en même temps que d’universalité et d’immutabilité qui les met
à part et leur assigne une place éminente parmi les règles juri¬
diques. » (43) Ce droit rationnel est découvert essentiellement
par la raison et il constitue la base du « droit naturel irréduc¬
tible ». Il est un produit de la raison intuitive pénétrant l’essence
des choses.

« Ainsi caractérisé, ce donné rationnel résulte d’une élabo¬


ration véritablement scientifique, si l’on reconnaît ce caractère
— comme on le doit incontestablement faire — à toute activité
intellectuelle pénétrant l’essence des choses par ses moyens
propres de connaître sans s’aider de forces plus obscures dont
la valeur resterait discutable. Il s’en déduit que, nettement dégagé
dans les limites de sa portée scientifique, le donné rationnel
impose irrésistiblement les règles qu’il révèle, par une nécessité
aussi forte, bien qu’elle puisse être méconnue en fait, que la néces¬
sité pour ainsi dire physique du réel. Aussi peut-il et doit-il, une
fois reconnu, l’emporter sur le donné historique et servir de base
au donné idéal, susceptible seulement de la parfaire. » (44)

Quant au donné idéal, « il semble concentrer toutes les aspi¬


rations humaines, en vue du progrès incessant du droit positif.
De fait, en dehors du règlement juridique qu’imposent les réalités
de la vie ou les exigences de la raison déjà quelque peu organisée
par l’histoire, se présente un ensemble de considérations d’ordre
physique, psychologique, moral, religieux, économique, politique
qui, sans déterminer, de façon nécessitante, de nouveaux préceptes
de conduite sociale, en projettent de quelque façon l’inclinaison
ou du moins suggèrent la direction à suivre. Il y a bien là —
quoique la notion en puisse sembler de prime abord contra¬
dictoire — un donné de la vie susceptible de contribuer à pousser
l’élaboration du droit, mais un donné purement idéal puisqu’il
ne représente ni des réalité saisissables, ni des conditions ration¬
nelles, moins encore un acquis historique, et qu’il se ramène à
de simples tendances vers une organisation désirable des rapports
de droit » (45).

(43) Fr. GÉny : Science et technique en droit privé positif, T. II, p. 380.
(44) Fr. GÉny : Science et technique en droit privé positif, T. II, p. 384.
332 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Nous nous excusons de ces très longues citations, elles sont


indispensables pour comprendre la portée de l’expression
« Nature des choses » chez Gény.

Il apparaît immédiatement que dans la pensée de Gény, si


les deux premières données s’appuient sur les faits (le donné réel
et le donné historique), les deux autres sont des données norma¬
tives qui nous sont connues par la raison et par 1’ « intuition »,
élevées par Gény au rang d’instrument de connaissance et de
progrès du droit. Comme dans les Deux sources de la Morale
et de la Religion, la vie sociale s’enliserait dans des formes stables,
si elle ne reprenait son élan grâce à l’intuition, grâce à la vision
subjective du droit et de la justice des grands juristes. C’est par
le donné idéal et le donné rationnel que le droit prolonge son
élan. « Il est clair, écrit-il, que ce donné idéal ne saurait avoir en
lui-même l’autorité décisive des suggestions de la raison pure,
interprétant la nature à la lumière de l’histoire. Mais à défaut
de celles-ci ou pour les compléter, il intervient comme un instru¬
ment essentiel et non négligeable du développement juridique.
Bien plus, on peut considérer qu’il procure un affinement des
conclusions de la raison et qu’il tend à accroître la nature intel¬
ligible des choses, en rapprochant la vie sociale de la justice
suprême, que postulent les aspirations les plus élevées et sans
cesse mouvantes de l’homme. Il permet même parfois de lutter
contre les institutions qui seraient tenues pour imposées par la
nature ou la raison, mais qui ne répondraient pas à l’état de la
civilisation ou au progrès des idées. » (46)

Dans la hiérarchie des données, sorte de hiérarchie des normes


à l’intérieur du système de Gény, c’est le donné rationnel qui
occupe le degré le plus élevé. Pour Gény, le droit est une œuvre
rationnelle, un ensemble de règles que la raison dégage de la
nature des choses, et le donné rationnel, c’est en définitive la
découverte de la justice : « Que doit fournir ce donné rationnel
exactement compris, demande Gény; j’ai déjà laissé entendre
qu on risque de l’épuiser, de le dépouiller de sa propre substance
à vouloir en tirer des solutions trop nombreuses ou trop précises.
Mais encore, que peut-on légitimement lui demander ? essentiel¬
lement une chose, la notion de justice qui permet seule d’établir
l’ordre et la paix dans la vie sociale » (47).

Malheureusement il est obligé de constater que la notion de


justice ne révèle pas d’elle-même son contenu; il apparaît cepen¬
dant à travers les discussions sur le juste ce qu’il appelle « l’es¬
sence du juste objectif » qui se ramène pour lui aux principes :
Attribue à chacun ce qui lui revient, et Ne fais de tort à personne.

i?r' ^.NY : Science et technique en droit privé positif, T. II, p. 388.


J y)] £r- ^NY : Science et technique en droit privé positif, p. 388.
(47) rr. Geny : Science et technique en droit privé positif, p. 390.
Le Courant Humaniste 333

§ 2. — L’éclectisme méthodologique du doyen Gény

Prenant le contre-pied des théoriciens de l’Ecole de l’exégèse


qui réduisaient le rôle du théoricien et du magistrat au commen¬
taire de la loi, le Doyen Gény met en place la méthode par rap¬
port à ce qu’il appelle la science et la technique.
Comme tous les auteurs du début du XXe siècle, Gény a posé
postulat du primat de la méthodologie; mais il a su donner à
la distinction entre science et technique juridique une portée si
générale qu’il en est résulté une orientation nouvelle de la
méthode d’interprétation du droit et du phénomène juridique
dans son ensemble. Qu’est-ce que la technique juridique et
qu’est-ce que la science pour Gény ?
Gény considère la technique comme la forme du droit par
opposition à sa matière. Il confie à la technique le soin de la
mise en forme adéquate d’une matière juridique préalablement
donnée : « La technique, dit-il, représente, dans l’ensemble du
droit positif, la forme opposée à la matière, et cette forme reste
essentiellement une construction largement artificielle du donné,
œuvre d’action plus que d’intelligence où la volonté du juriste
puisse se mouvoir librement, dirigée seulement par le but pré¬
déterminé de l’organisation juridique qui suggère les moyens de
sa propre réalisation » (48).
Dès lors, la technique apparaît comme une pleine mise à effet
des préceptes directeurs de la vie sociale, « mise en œuvre ou en
forme de la matière juridique ». Dans le monde de l’élaboration
de la règle juridique, la technique a pour objet de façonner et
d’utiliser les règles, pour qu’elles atteignent avec le maximum
d’adéquation et d’efficacité le résultat voulu, celui-ci étant déjà
l’œuvre d’un jugement et d’une opportunité de la part du juriste
créateur de la règle. D’après cette définition, la technique juri¬
dique englobe deux aspects : d’une part, la formulation des règles
sous l’aspect général et abstrait qui est normalement le leur et,
d’autre part, leur application aux difficultés concrètes qu’elles
seront appelées à régir (49).

Ces définitions étant acquises, le problème se pose de savoir


quelle est la part de la science et de la technique dans l’élabo¬
ration du droit. C’est Gény qui, le premier, l’aborde d’une façon
claire.
«R-

Le donné, c’est en quelque sorte la matière première du droit,


il peut être l’objet d’une science, c’est-à-dire d’une connaissance
classée et méthodique des conditions générales qui s’imposent au
législateur et au juriste dans la recherche du droit.

(48) Fr. Gény : Science et technique, T. III, p. 17.


(49) Voir G. Marty et P. Raynaud : Droit civil, 1961, T. I, p. 89.
334 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Il s’oppose au « construit » qui est, pour Gény, une ce techni¬


que » par laquelle le droit positif peut être mis en œuvre. La
technique, c’est l’ensemble des procédés par lesquels le droit
transforme en règles pratiques les données, définition qui rap¬
proche la conception de la technique chez Gény, des règles cons¬
tructives et techniques que Duguit oppose aux règles normatives.
Il ne s’agit plus de la science qui appréhende des données posi¬
tives, mais de la technique qui construit, élabore en adaptant au
milieu social des règles destinées à atteindre un certain but.
Cette distinction du donné et du construit a été l’objet de con¬
testations très violentes de la part de Dabin, dans sa Théorie géné~
raie du droit (1944). Le juste législateur a toujours, estime-t-il,
le choix entre plusieurs solutions qu’offre le donné, et ni le droit
naturel ni la morale individuelle ou sociale n’imposent de solu¬
tions précises. C’est, croyons-nous, méconnaître la pensée de Gény
que de voir un déterminisme naturaliste dans sa conception des
données et de sa technique. La technique est justement choix,
c est-à-dire élection entre des données que l’on cherche à appro¬
prier au but.

Après avoir exposé cette part de donné et de technique, Gény


a proposé une délimitation pour chaque part : « Que si nous
cherchons maintenant à transposer cette distinction en termes
qui traduisent la différence de ces objets dans la diversité des
modes d’élaboration qu’ils comportent suivant la visée capitale
du présent travail, je proposerais, à titre d’approximation à peu
près suffisante à notre but, de séparer, dans le droit positif consi¬
déré comme formant la matière des efforts du jurisconsulte, la
science et la technique » (50).
Et ailleurs, il affirme : « Il me semble que l’expression
« science » opposée à celle de « technique » fait bien ressortir
qu’il est possible de concevoir une élaboration des choses de droit
s’exerçant sans artifices, tendant essentiellement à constater les
données de la nature et des faits ». En parlant de technique du
droit, « nous semblons introduire ici une notion de métier, voire
de mécanique appliquée » (51).
Ainsi pour Gény, le travail consistant à étudier les diverses
données, à comparer avec le droit positif les résultats auxquels on
est parvenu de la sorte, et à tirer une conclusion de cette compa¬
raison, est un travail scientifique. Quant au travail consistant à
formuler une règle de droit, à essayer d’intégrer celle-ci dans le
système juridique existant ou, si cela s’avère impossible, à former
une categorie nouvelle, F. Gény pense qu’il s’agit là de technique
juridique. 1

Cette conception du rôle du juriste montre que la technique

£r- : Science et technique, T. I, p. 97 et 98.


(51) 4r. Geny : ibidem, T. I, p. 99.
Le Courant Humaniste 335

et la science juridique ne s’accommodent pas d’une seule méthode,


qu’elles supposent non seulement l’usage des méthodes classiques
inductives et déductives, mais aussi une recherche des moyens
d’approche propres à s’adapter aux impératifs de la technique,
chaque science ayant sa technique propre. Le travail de Gény
sur la technique d’interprétation en droit privé positif répond à
cette conquête de l’approche de l’objet du droit.

Critique

Tout en rendant un hommage fervent à la personne et à


b œuvre technique du Doyen Gény et après avoir souligné l’am¬
pleur de l’effort accompli, M. Michel Villey, dans son article
Gény et le Droit Naturel (52) prononce un sévère réquisitoire
contre sa conception du droit. Gény, estime Villey, avait pressenti
une méthode de l’art juridique qui eut dû, logiquement, le con¬
duire à la philosophie classique du droit naturel, et il n’est guère
parvenu à restituer cette philosophie elle-même.

Si l’on envisage l’œuvre de Gény sous cet angle, c’est-à-dire


en prenant comme référence le droit naturel tel que le conçoit
saint Thomas d’Aquin, il est bien évident que l’œuvre de Gény
— et Villey l’a montré — ne suit point les sentiers de la méthode
thomiste, semble ignorer les vertus de la « prudence » et s’inspire
plus de Boistel et Von Cathrein qu’il étudie dans le Volume II
de Science et Technique, que du Docteur évangélique et pieux.
Mais retrouver saint Thomas d’Aquin, est-ce bien là l’intention
de Gény ? Nous ne le pensons pas !

Gény tente, dans son œuvre, un renouvellement de la doctrine


de l’irréductible droit naturel et, loin d’apparaître comme le
continuateur de saint Thomas, il apparaît bien plutôt, et c’est
son mérite, comme le précurseur des théories modernes de la
Natur der Sache, de la Nature des choses. La Nature des choses
pour Gény, comme pour les théoriciens allemands contemporains
(qui se sont contentés d’ajouter à sa théorie l’idée de valeur et
de culture), c’est un ensemble de données qui conditionnent
l’élaboration du droit. La science juridique est, pour Gény, (et
c’est par là, malgré Michel Villey, qu’il fait place à la notion de
prudence) une technique, c’est-à-dire recense et classe les règles
juridiques, explore le contenu du droit et résoud ses difficultés.
Le juriste prolonge l’effort de rationalisation des sociétés. Il
s’insère par une méthode dans la réalité qu’il étudie, il précise
le droit pour le rendre plus logique, plus efficace, plus authen¬
tique.

(52) Michel Vicley : Gény et le droit naturel in le Centenaire du


Doyen Gény, Dalloz, 1963.
336 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Le droit a pour Gény, un caractère régulateur, il est une mise


au point incessante des fins, mais des fins déterminées par des
données, c’est-à-dire par la « Nature des choses ». Dans ces don¬
nées, il y a des données de fait, et c’est par là que Gény se rat¬
tache à la méthode positiviste, et des données idéales et ration¬
nelles qui mettent en jeu la notion de justice. Son éclectisme que
lui reproche Villey, n’est pas une déviation du naturalisme clas¬
sique, mais une attitude originale, soutenue par toute une œuvre
dont personne ne peut nier la cohérence.
Le point faible de sa thèse, mais il le reconnaît lui-même avec
la modestie d’un très grand savant, tient à la condition humaine.
Le juste objectif qui se ramène pour lui au principe « Attribue
à chacun ce qui lui revient, et Ne fais de tort à personne », n’offre
nous dit-il, qu’ « une prise bien insuffisante à la pratique, puis¬
qu’il s’agira toujours de savoir à quoi chacun peut légitimement
prétendre ou en quoi consiste le tort dont on doit s’abstenir pour
autrui ».
L’édifice juridique est fondé sur l’idéal de raison et de
justice, s'appuyant sur quelque chose de solide, le donné.
La conception du droit naturel chez Gény repose donc, en der¬
nière analyse, sur l’idée de justice dont il est aisé de souligner la
fragilité, mais dont il est bien difficile de se passer; du moins
a-t-il le mérite de montrer que cette notion de justice se dissout
dans « une masse de considérations contingentes » et qu’elle ne
peut se réaliser jusqu’au bout, mais que le juriste peut, par des
constructions artificielles, fragiles, par la technique, rechercher
la voie d’approche la plus logique.
On ne peut faire preuve de plus d’humilité devant l’insolence
des faits et les défaillances de la raison, ainsi le veut l’humanisme
qui est aussi prise de conscience des limites de l’homme et du
droit.
Le Courant Humaniste 337

BIBLIOGRAPHIE

PRINCIPAUX OUVRAGES ET ARTICLES DU DOYEN GÉNY


RELATIFS A LA PHILOSOPHIE DU DROIT

Fr. Gény : Méthode d’interprétation des sources en droit privé positif, lTe éd.
1899, 2e éd. 1919.
Fr. Gény : Science et Technique en droit privé positif, 4 vol., 1913-1924.
Fr. Gény : La notion de droit en France, son état présent, son avenir, A.P.D.,
1931, cahier double, N08 1 et 2.
Fr. Gény : La laïcité du droit naturel, A.P.D., 1933.
Fr. Gény : Mon testament intellectuel, dans Ultima Verba, Paris, 1951.
Fr. Gény : Le conflit du droit naturel et de la loi positive, Refue Zurich,
S.R., 1930.

SUR LE DOYEN GENY


Voir :
Recueil d’Etudes sur les sources du droit en l’honneur de Fr. Gény, 2 vol.,
Paris, 1932.
H. Capitant et E. Lambert : Deux discours pour le jubilé de Fr. Gény, Revue
trimestrielle de droit civil, 1935, p. 1 à 17.
Le Centenaire de Fr. Gény : Ouvrage collectif publié par la Faculté de Droit
de Nancy, Dalloz, 1963.
J. Bonnecase : Sources du droit et romantisme, Sirey, 1928.
L’école de l’exégèse, 2e éd. 1924.
W. Friedmann : Philosophie du droit, op. cit., p. 285.
G. Héraud : Regards sur la philosophie du droit contemporaine, op, cit.,
p. 532.
F. Terré : En relisant Gény, A.P.D., 1961, p. 125.
M.-P. Kayser : Fr. Gény, le professeur et l’homme in le Centenaire de
Fr. Gény, p. 1, Dalloz, 1963.
J. Dabin : Fr. Gény, le savant in le Centenaire de Fr. Gény, Dalloz, 1963.
M. Ville y : Fr. Gény et la renaissance du droit naturel in le Centenaire
de Fr. Gény, p. 39, Dalloz, 1963.
Toutsarevitch : Gény, thèse droit, Paris, 1938.

22
338 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

SECTION III

L’HUMANISME TRANSPOSITIYISTE
DU DOYEN GEORGES RIPERT
ET DU DOYEN JEAN DABIN

Les théories juridiques fondées sur l’humanisme transposi¬


tiviste présentent un caractère commun : elles considèrent que
les doctrines qui traduisent la nature réelle du droit sont les
doctrines positivistes, mais que le droit est un phénomène humain
complexe dont le positivisme est incapable de justifier l’existence
et le fondement. Le fondement du droit doit donc être recherché
en dehors et au-dessus du fait, il a un caractère transpositif.

Ces réflexions sur le droit ont trouvé leur expression la plus


achevée dans la pensée du Doyen Ripert et dans la pensée du
Doyen Dabin, l’un voyant dans la morale, l’autre dans le droit
naturel, le moyen de résorption du problème juridique. Le
Doyen Ripert avait d’ailleurs le sentiment de ce voisinage doc¬
trinal. Il écrit dans Les Forces créatrices du droit : « Je pense
que pour une raison semblable (il s’agissait d’Hauriou critiqué
par les positivistes orthodoxes pour s’être déclaré catholique et
positiviste), M. Dabin ni moi-même ne seront admis à nous dire
positivistes par ceux qui s attribuent le droit de parler au nom
d’une école ».

Chapitre premier

LA DOCTRINE DU DOYEN GEORGES RIPERT (1880-1958)

Préfaçant la traduction de l’œuvre de Del Vecchio sur la


Justice et la Vérité, le Doyen Georges Ripert regrettait que
1 enseignement de la philosophie du droit ne fut pas obligatoire
dans nos 1 acuités de Droit (53). Sa vaste culture, son sens de
1 humain, son génie de la synthèse, répandus dans une œuvre

(53) G. Del Vecchio : La justice et la vérité, Sirey, collection Philoso-


Le Courant Humaniste 3 59

immense qui embrasse les principaux aspects du droit civil, du


droit commercial et du droit maritime (54), tout portait cet
humaniste de grand talent vers les problèmes généraux du droit.

Jeune professeur à la Faculté de Droit d’Aix (il est agrégé


en 1906), il dessine dans son article intitulé Droit naturel et
Positivisme juridique, paru dans les Annales de sa première
Faculté (1918), les grandes lignes d’une théorie générale du
droit qu il précisera à travers cinq ouvrages, essentiels pour la
compréhension de sa pensée : La règle morale dans les obliga¬
tions civiles (1925), Le régime démocratique et le droit civil
moderne (1935), Les aspects juridiques du capitalisme moderne
(1946), Le déclin du droit (1949) et Les forces créatrices du droit
(1955) œuvre gigantesque écrite en même temps qu’il assume,
à partir de 1938, la charge écrasante de Doyen de la Faculté de
Droit de Paris.

On a voulu voir plusieurs Ripert dans cette œuvre; en fait,


elle présente une profonde unité; elle se précise, se modèle à
travers une intelligence toujours en éveil; elle subit parfois le
contrecoup des événements politiques ou des bouleversements
sociaux, mais elle reste fidèle à elle-même, aux principes posés
dans cette profession de foi que constitue l’article de 1918. C’est
en se penchant sur le problème de l’injonction et de la validité
subjective de la règle de droit que le Doyen Ripert a été amené
à prendre une position originale par rapport au problème du
droit positif et au problème des rapports du droit positif et de
la morale.

Sa thèse se ramène à deux axiomes fondamentaux :

1° Le droit trouve son expression dans le positivisme juri¬


dique « qui demande le respect de l’ordre juridique, simplement,
parce qu’il est établi et qui laisse chacun de nous libre dans son
cœur de consentir l’obéissance par devoir ou de s’y résigner par
crainte. D’un seul coup, disparaît l’insoluble question de la juste
obéissance à la loi et de la résistance légitime aux ordres de
l’autorité » (55).

2° La séparation de la règle juridique et de la règle morale


est une nécessité technique, mais « la plénitude de l’ordre juri¬
dique positif » ne peut justifier et fonder le droit. « Nous ne
prétendons pas que la science juridique puisse donner une expli¬
cation complète et une raison suffisante des règles qui gouver¬
nent la société des hommes. Il faut réserver, comme étant du
domaine purement psychologique, moral ou religieux, la raison

(54) Voir la bibliographie complète de cette œuvre dans les Mélanges


Ripert, L.G.D.J., 1950.
(55) G. Ripert : Droit naturel et Positivisme juridique. Annales de la
Faculté de Droit d’Aix, 1918, p. 32.
340 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

do notre obéissance aux lois » (56) ; le problème de la validité


subjective de l’ordre juridique l’a conduit à admettre « la
résorption du droit dans la morale », sans que pour autant dis¬
paraisse la nécessaire et utile distinction du droit et de la morale.

Le problème de l’injonction lui apparaît, dès 1918, comme un


des problèmes fondamentaux du droit. Il est un des plus mal
posé, on peut même considérer que les juristes ont évité d’en
définir clairement les données ; il doit être nettement distingué du
problème de l’élaboration scientifique du droit, et résolu, car il
dominera nécessairement toutes les questions. Quelle est, se
demande Ripert, pour les gouvernements, la source profonde de
leur droit de commandement et pour les gouvernés, la raison
dernière de leur devoir d’obéissance ?

Les théoriciens de la souveraineté (celle du prince ou celle de


la nation) estiment qu’il existe une autorité revêtue d’une préro¬
gative exceptionnelle et qu’il n’est pas nécessaire de rechercher
la raison de cette soumission, thèse métaphysique qui ne peut
satisfaire le positivisme moderne.

Duguit et les positivistes affirment que les sujets obéissent


au droit par crainte de la sanction dont la règle juridique est
assortie, mais c’est là la simple constatation d’une vérité indé¬
niable. C’est de plus, estime Ripert, une idée qui ne donne pas
pleinement satisfaction, car elle n’explique qu’insuffisamment
l’obéissance volontaire : « La crainte de la sanction possible, le
sentiment que l’acte illégal n’aura aucune valeur, l’idée que la
règle de droit est utile, l’esprit d’imitation, l’habitude de la sou¬
mission, tout cela explique l’obéissance dans telle ou telle cir¬
constance à telle ou telle règle, mais cela ne peut expliquer notre
sentiment que nous respectons volontairement les règles de droit
et que nous accomplissons notre devoir d’obéissance » (57).

Ce que le Doyen Ripert reproche au positivisme classique,


c’est de se refuser à poursuivre plus loin que le fait de la con¬
trainte, l’analyse du fondement du droit. Si l’on veut avoir une
vision exhaustive du phénomène juridique, il faut prendre une
claire conscience des devoirs des gouvernants et des gouvernés,
autrement dit, « il faut sortir du domaine du droit et pénétrer
dans les idées morales; là alors, il n’y a plus place pour les
discussions purement scientifiques, nous pénétrons dans le
domaine des idées morales. La science juridique ne saurait four¬
nir des réponses aux problèmes de l’obéissance à la loi. Certains
juristes comme Gény ont voulu s’arrêter à l’idée de justice, mais,
pour accepter 1 idée de Gcny, il faut partager sa croyance; d’au-

(56) G. Ripert : Ibidem, p. 33.


(57) G. Ripert : Droit naturel et Positivisme juridique, p. 32 et ss.
Le Courant Humaniste 341

très conceptions sont possibles, il y en a autant que de religions,


de systèmes politiques ou de croyances métaphysiques » (58).

Il ne peut y avoir qu’une idée commune, une réponse com¬


mune pour Ripert : « C’est l’idée d’obéissance consentie. Chaque
homme obéit à l’autorité pour des raisons morales qui lui sont
propres, mais tous ont l’idée d’obéissance aux règles établies. De
là naît l’idée de droit. Car l’ordre établi détermine l’étendue des
droits et des obligations de chacun. Avoir l’idée qu’il faut le res¬
pecter, c’est l’idée du droit et de la justice ».

Dans ces conditions, doit-on maintenir la distinction du droit


et de la morale ? Oui, répond le Doyen Ripert : « La morale
nous demande les motifs de l’obéissance, le droit se contente de
cette obéissance ». Il n’y a, contrairement à ce que soutiennent
les doctrines classiques, entre la règle morale et la règle juridique
aucune différence de domaine, de nature ou de but. Il ne peut y
en avoir, car le droit doit réaliser la justice et le juste est une
idée morale. La règle morale devient juridique « grâce à une
injonction plus énergique et une sanction extérieure nécessaire
pour le but à atteindre ». La règle morale s’incarne, se précise
grâce à l’élaboration de la règle juridique qui est une technique
perfectible. Mais le droit se suffit à lui-même, il est règle et
sanction sans se préoccuper des motifs : « La règle juridique se
soutient par sa propre force, il n’y a pas à se demander si elle est
conforme au droit naturel et à la morale ».
A cette distinction — et c’est un thème sur lequel il revient
souvent dans son œuvre — le Doyen Ripert ne trouve que des
avantages pour la société. En 1918, il voit dans cette séparation,
bien que cette idée paraisse paradoxale, « la position la plus sûre
de résistance à l’absolutisme du pouvoir civil », car si l’on veut
créer un devoir d’obéissance chez les gouvernés, il faut faire pas¬
ser dans la science juridique une certaine conception religieuse
ou morale. L’ordre juridique est censé se rapprocher de la justice,
il oblige les gouvernés à se soumettre à une certaine conception
de la justice, ce n’est plus la loi du plus fort qui est présentée
comme le droit, mais la justice incorporée à l’ordre.

En 1955, dans Les forces créatrices du droit, il reprend la


même idée : « Il ne faut pas accuser le positivisme juridique,
écrit-il, de détruire l’idée de droit. Il la maintient au contraire
en la séparant des conceptions idéologiques qui la compromettent
parce que leur abandon la laisse sans force » (59).

L’innervation du droit par la morale se produit lors de l’éla¬


boration de la règle positive. La société humaine repose sur des
« standards » moraux, respectés par la majorité de ses membres,

(58) G. Ripert : Ibidem, p. 32 et ss.


(59) G. Ripert : Les forces créatrices du droit, L.G.D.J., 1955, p. 421.
342 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

quoique créés ou contrariés par certains. Le législateur et les


juges les peuvent rendre obligatoires, ou les ignorer ou les com¬
battre. Le positivisme est incapable d’expliquer leur conduite.
Le droit ne peut être considéré seulement comme technique. La
loi est l’expression d’une volonté humaine, celle du législateur
ou du juge, et cette volonté est conditionnée par des convictions
morales. L’habileté des gouvernants consiste d’ailleurs à utiliser
les forces morales, l’idée de justice pour obtenir une obéissance
sincère ; car tant de lois sont restées lettre morte cc pour ne pas
avoir rencontré l’assentiment de ceux qu’elles devaient régir ».
Le droit, en dernière analyse, ne s’affirme, ne se développe et ne
progresse que grâce à la morale et dans la morale. Mais quelle
morale ?

Dans son article de 1918, il nous répond que la notion de


justice ne peut définir l’idéal moral, car nombre de règles de
droit vont contre l’idée de justice, mais que la morale chrétienne,
code très précis des devoirs envers Dieu, envers les autres et
envers soi-même, peut suppléer à la notion de justice. Dans La
réglé morale dans les obligations civiles (1925), il recherche la
sanction des devoirs moraux sur le plan du droit civil dans trois
principes : le devoir de ne pas faire tort à autrui, le devoir de
restitution de l’enrichissement sans cause, le devoir d’assister son
prochain. Dans Les forces créatrices du droit (1955), après
l’effroyable expérience de la guerre de 1939, il élargit sa concep¬
tion et précise que le positivisme juridique ne détruit pas l’idée
de droit mais « à la condition de maintenir dans le jeu des forces
sociales, la valeur des règles morales sur lesquelles ce droit a été
construit. Pour ceux qui sont croyants, la valeur de notre civili¬
sation tient à ce qu’elle est chrétienne; pour ceux qui ne le sont
pas, elle tient à son maintien pendant des siècles et par le prix
qu’elle attache à la fois à la liberté et à la justice » (60).

La valeur du droit tient aussi à son ancienneté, à sa lente


transformation, le droit est conservateur. Dans les Aspects du
capitalisme moderne (1946), il montre que le système indivi¬
dualiste ne peut être remplacé que par des institutions qui
n’abolissent que « ce qu’il est nécessaire de détruire ». Les prin¬
cipes du droit, fondés sur le respect de la personne humaine et
sur le sentiment de la justice, défendent notre civilisation. La vie
du droit est un perpétuel combat et la loi n’établit qu’une paix
temporaire. Le juriste doit se préoccuper de faire progresser le
droit pour une meilleure organisation technique des institutions
et des règles. L’avantage d’une bonne technique fait mieux sup¬
porter la pesanteur de la loi, ce poids du droit qu’il avait lui-
même porté avec tant de distinction et d’esprit et fait, sans cesse,
progresser par une technique parfaite.

(60) G. Ripert : Les forces créatrices du droit, L.G.D.J., 1955, p. 422.


Le Courant Humaniste
343

Certes, comme toute doctrine qui poursuit la recherche d’une


conciliation entre le positivisme et le moralisme, la doctrine du
Doyen Ripert comporte un point faible, c’est l’impossibilité où
elle se trouve d’expliquer pourquoi telle règle morale est préférée
par le droit positif à une autre, et en vertu de quel système de
valeurs, puisque par définition chaque individu se détermine
librement sur ce point et qu’un nombre très grand d’individus
interviennent dans le choix de la règle morale et de la norme
juridique. Mais, de toutes les doctrines qui ont tenté cette conci¬
liation, elle est la plus lucide, la plus claire parce que l’œuvre
d’un homme de qualité. Sa pensée reste, dans la philosophie du
droit, une importante contribution au problème de l’injonction.

Chapitre II

LA THEORIE POSITIVISTE ET NATURALISTE


DU DOYEN JEAN DABIN

Si la tentative du Doyen Dabin s’efforce, comme celle du


Doyen Ripert, de montrer l’insuffisance du droit positif à rendre
compte de l’ensemble du phénomène juridique et, de ce fait, se
situe sur le même plan doctrinal, elle ne présente ni la même
rigueur logique, ni la force et l’originalité d’argumentation qui
nous ont conduits à une analyse très large de la pensée du Doyen
Ripert.

L’œuvre de l’ancien Doyen de la Faculté de Droit de l’Uni¬


versité de Liège est dominée par la volonté de concilier le
positivisme avec une vision néothomiste du droit naturel qui ne
saurait, comme l’a souligné Michel Villey dans sa sévère critique
de Dabin exposée dans la Théorie générale du droit (61),
ni satisfaire les néothomistes, ni satisfaire les tenants de la
méthode positiviste. Successivement dans sa Philosophie de
l’ordre juridique (1924), dans sa Théorie générale du droit
(1944) et enfin dans son livre L’Etat ou le Politique (1957),
il a exposé sa conception générale du droit et de l’Etat qui se
veut à la fois positiviste et naturaliste.

Pour lui, un fait ne saurait dans l’Etat moderne échapper


au juriste, c’est le monopole que possède la société civile d’établir
des règles sanctionnées par la contrainte; dès lors l’appréhension
du phénomène juridique doit s’accomplir, en premier lieu, par

(61) Michel Villey : Leçons d’histoire de la philosophie du droit,


op. cit., p. 347.
344 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

la méthode positiviste, car le droit se présente à nous « comme


la somme totale des règles de conduite posées ou au moins consa¬
crées par la société civile, sous la sanction de la contrainte civile
en vue de réaliser un certain ordre dans les rapports entre les
hommes, l’ordre postulé par le but de la société civile et par son
maintien consacré à cette fin »; ces règles sont conformes au but
de la société, mais elles ne contiennent en soi aucune potentialité
morale particulière, car nombre de règles juridiques, comme
celles qui réglementent le code de la route par exemple, sont sans
fondement moral.

Le juriste, soucieux de rendre compte de la totalité du phéno¬


mène juridique, ne peut cependant s’arrêter à l’analyse du droit
positif; le fondement du droit est transpositif, en dehors du droit
étatique.
Le Doyen Dabin recherche ce fondement dans une conception
renouvelée du droit naturel qui se veut, en vérité, une position
néothomiste classique. La présentation toutefois du problème
est différente. Pour Dabin, le droit naturel n’est pas un « droit
naturel juridique », il appartient au domaine de la morale. Il
ne peut pas appartenir au domaine juridique, car le législateur
ne peut se contenter de servir la justice, il doit se placer sur
le terrain de l’utilité commune et des intérêts pratiques des
groupes sociaux.
La morale naturelle constitue le droit naturel qui « se trouve
à la base de toute norme régulatrice de la conduite humaine,
pareille norme ne pouvant être connue que dans la ligne de la
nature » (62). Cette morale naturelle ne saurait être autre que
la morale catholique, seul « droit vrai » destiné à régir les rap¬
ports entre les hommes. Le contenu de cette morale naturelle,
Dabin en emprunte l’essentiel à l’analyse de la Justice faite dans
la Somme théologique par Saint-Thomas et à laquelle il se
réfère constamment : justice légale, commutative et distributive.
La morale naturelle est un droit supérieur à la volonté du légis¬
lateur qui doit servir d’orientation et de direction au droit positif.

Quels sont les rapports de la loi civile et de la loi naturelle ?


Pour Dabin, la loi civile vient au secours de la loi naturelle pour
la compléter par déduction découlant des premiers principes, par
mode de détermination concrète des premiers principes (la loi
civile définit les peines) ou par sanction du droit naturel. L’Etat
gaiantit « la puissance possible des droits » (63). Mais la loi civile
ne peut prétendre au monopole de la loi naturelle. L’influence
de la loi naturelle est directe dans la morale, elle n’est qu’indi¬
recte dans le cas de la loi civile (64). Les « essences » de la

(62) J. Dabin : Théorie générale du droit, p. 257.


(63) J. Dabin : Théorie générale du droit, p. 256.
(64) J. Dabin : Ibidem, p. 257.
Le Courant Humaniste 345

morale et de la loi civile resteront distinctes tant que subsiste¬


ront les différences des fins et des fonctions.

Le néothomisme inspire également la conception de l’Etat


chez Dabin. « Toute société postule normalement à sa tête une
autorité pour résoudre les difficultés et présider aux destinées
du groupe. Il en est ainsi davantage dans la société politique. En
raison de sa nature même, l’absence d’une autorité est, dans le cas
spécial de l’Etat, proprement inconcevable » (65). L’autorité
assure l’ordre et conduit la société vers sa fin. Le bien est la fin
de l’Etat qui a pour but d’introduire l’ordre et l’harmonie dans
les rapports sociaux et de procurer aux citoyens les moyens de
perfectionnement dans tous les domaines du secteur temporel.

Rien de très original dans cette argumentation; certes le


Doyen Dabin prétend ajouter à la théorie thomiste de l’Etat des
termes empruntés au vocabulaire juridique moderne : souverai¬
neté d’ailleurs subordonnée à la fin de l’Etat (66), territoire,
limite de compétence, etc., appel aussi à l’idée d’institution
d’Hauriou (67), soumission au droit par la finalité de l’Etat (le
bien commun) appelé ici bien public, précepte de l’honnêteté,
de la moralité et de la normalité de l’Etat, etc., mais il s’agit
d’une mise à jour du néothomisme beaucoup plus que d’un
apport nouveau.
Ainsi a remis à neuf » par le positivisme, son néothomisme
n’est guère plus séduisant. Vouloir concilier le positivisme avec
la croyance à un ordre moral et naturel supérieur se heurtera
toujours à cette objection simplement logique que la loi est ou
naturelle ou positive, mais qu’elle ne peut être les deux à la fois.
Si elle est naturelle, elle s’impose dans une sorte de déterminisme
moral à la loi positive. Si elle est positive, c’est-à-dire indépen¬
dante de l’ordre moral (postulat du positivisme), même si elle
contient des règles qui coïncident avec la morale, elle conserve
son autonomie, elle est « loi et rien davantage » ; ses coïncidences
avec la morale sont de simples rencontres et non plus la consé¬
quence de la « supériorité » de la loi naturelle sur la loi positive.
S’il admet la dépendance, le juriste ne peut se dire positiviste;
on ne peut concilier saint Thomas et Carré de Malberg.

(65) J. Dabin : L’Etat ou le Politique, p. 141.


(66) J. Dabin : L’Etat ou le Politique, p. 254.
(67) J. Dabin : Ibidem, p. 260.
346 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

BIBLIOGRAPHIE

PRINCIPAUX OUVRAGES ET ARTICLES DU DOYEN RIPERT


RELATIFS A LA THÉORIE GÉNÉRALE DU DROIT

G. Ripert : Traité pratique de droit civil français, eu collaboration avec


M. Planiol (voir Introduction), 14 vol.
G. Ripert : La règle morale dans les obligations civiles, 1 vol., lre éd. 1925,
4e éd. 1949.
G. Ripert : Le régime démocratique et le droit civil moderne, 1 vol.,
lro éd. 1935, 2« éd. 1949.
G. Ripert : Aspects juridiques du capitalisme moderne, 1 vol., lre éd. 1946.
G. Ripert : Le déclin du droit, 1 vol., 1949.
G. Ripert : Les forces créatrices du droit, L.G.D.J., 1955.
Articles :
G. Ripert : L’idée de droit en Allemagne 1915, Revue internationale de
l’enseignement.
G. Ripert : Droit naturel et positivisme 1918, Annales de la Faculté de
droit d’Aix.
G. Ripert : La réforme des études dans les Facultés de droit, 1921, Revue
internationale de l’enseignement.
G. Ripert : Le socialisme juridique d’Emmanuel Lévy 1928, Revue cri¬
tique de législation et jurisprudence.
G. Ripert : Le bilan d’un demi-siècle de vie juridique 1950, chronique,
Dalloz, 1950.

SUR L’ŒUVRE DU DOYEN RIPERT

Voir :

André Rouast : L’œuvre du Doyen Ripert, Revue trimestrielle de droit civil,


1959, p. 1 et s.
julien Bonnecase : Science du droit et romantisme, Sirey, 1928, p. 359.
Daniel Villey : Leçons d’histoire de la philosophie du droit, lre éd., Dalloz,
1957, p. 337.
W. Friedmann : Théorie générale du droit, L.G.DJ., 1965, p. 215 et s.
Claude du Pasquier : Introduction à la théorie générale et à la philosophie
du droit, Delachaux et Nestle, p. 271.
Etudes offertes à G. Ripert, L.G.D.J., 1950, 2 vol.
b. Gény : Méthode d’interprétation des sources en droit positif, op cit.

PRINCIPAUX OUVRAGES ET ARTICLES DU DOYEN JEAN DABIN

J. Dabin : La philosophie de Tordre juridique positif, spécialement dans


les rapports du droit privé, Paris, Sirey, 1929.
J. Dabin : La technique de l’élaboration du droit positif, spécialement du
droit privé, Bruxelles, Bruylant et Paris, Sirey, 1935.
J. Dabin : Règle morale et règle juridique, Bruxelles, Annales de Droit et
de Sciences politiques, 1936.
Le Courant Humaniste 347

J. Dabin : Doctrine générale de l’Etat, éléments de philosophie politique,


Bruxelles, Bruylant et Paris, Sirey, 1939.
J. Daiiin : L’Etat et le Politique, Dalloz, 1957.

SUR DABIN
Voir :
Michel Villey : Leçons de philosophie du droit, Dalloz, 1957, lrc éd., p. 337.
The legal philosophies of Lask, Radbruch and Dabin, 20th century. Legal
philosophy, sériés 1950.
P. Roubier : Théorie générale du droit, 2e éd., p. 215 et ss.
Patterson : Jurisprudence, p. 355 et ss.
W. Friedmann : Théorie générale du droit, L.G.DJ., p. 365.
Mélanges Dabin, Sirey, 1963.
348 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

SECTION IV

L’HUMANISME JURISPRUDENTIEL
DE LTNTERESSENJURISPRUDENZ
ET DU DOYEN ROSCOE POUND

L’humanisme jurisprudentiel exalte le rôle du juge et du


juriste dans l’interprétation et la construction du droit. Le juge
est un homme libre, qui ne peut, ni ne doit se contenter de l’ana¬
lyse des textes et de leur application brutale. Seul au courant
des circonstances de l’espèce et de la portée des « intérêts en
cause », il a aussi, seul, qualité pour apporter une solution humaine
à l’affaire. Quant au juriste, il doit préparer le juge à sa tâche
et la lui simplifier, en étudiant le droit de son temps et son
adaptation ou sa non-adaptation à la vie sociale. Cette théorie
se limite en apparence à l’interprétation du droit, en fait, elle
soulève beaucoup de problèmes généraux du droit, en particulier
le problème des rapports du juge et de l’Etat. Elle a trouvé son
expression en Allemagne, dans l’Ecole de l’Interessenjurisprudenz
et dans l’Ecole du Freirecht, aux Etats-Unis dans l’œuvre de
Roscoe Pound et de ses disciples.

Chapitre premier

LES PRINCIPES DE LTNTERESSENJURISPRUDENZ


ET LE MOUVEMENT DU FREIRECHT

L’Interessenjurisprudenz et le mouvement du Freirecht sont


nés en Allemagne, peu après l’introduction du Code civil alle¬
mand de 1900, d’une réaction contre l’interprétation analytique
du droit consacré par la Begriffjurisprudenz (jurisprudence des
concepts) dont certains auteurs, comme Kantorowicz, dans un
manifeste intitulé Der Kampf und die Rechtwissenschaft
signe du pseudonyme Gnaeus Flavius (68), dénonçaient les insuf¬
fisances : « La Begriffjurisprudenz forge des concepts qu’elle
développé ensuite et tire d’une règle des conséquences qu’elle ne

(68) Kantorowicz : Der Kampf une! die Rechtwissenschaft, 1906.


Le Courant Humaniste 349

comporte pas. La logique des concepts est une fausse logique


qui n’a rien de commun avec la vraie ». Gény dans la 2e édition
de la Méthode d’interprétation et source, nous a décrit l’his¬
toire de ce mouvement jusqu’en 1914. En fait, s’il présente un
front de critique uni, il existe des variantes qui permettent de
distinguer l’Interessenjurisprudenz du mouvement dit Freirecht.

Heck a donné des principes de l’Interessenjurisprudenz une


définition célèbre qui est un véritable programme méthodolo¬
gique : « Le nouveau mouvement de l’Interessenjurisprudenz est
basé sur la conception que le juge ne peut répondre de manière
satisfaisante aux besoins de la vie par une simple interprétation
logique. Le législateur veut une protection des intérêts. Il veut
équilibrer les intérêts de l’existence qui se combattent les uns
les autres. Mais il sait qu’il ne peut se rendre maître de la multi¬
plicité de l’existence et la réglementer assez complètement pour
que la subscription logique établisse une ligne de conduite appro¬
priée à chaque cas. Il ne peut réaliser ses intentions et satisfaire
aux besoins de l’existence que si le juge est plus qu’un simple
appareil distributeur juridique fonctionnant selon les lois de
la mécanique logique. Ce dont notre droit a besoin, c’est d’un
juge qui assiste le législateur comme un adjoint pensant et qui,
non seulement prête attention aux mots et aux commandements
du législateur, mais pénètre ses intentions et donne expression
aux évaluations du droit, même pour les situations que le légis¬
lateur n’a pas spécifiquement réglementées en examinant les
intérêts en jeu. Il appartient à la science juridique de faciliter
la tâche du juge en préparant une décision appropriée au
moyen d’une étude minutieuse du droit et de la situation de la
vie qui se rapporte à l’affaire » (69).

Cette théorie repose sur trois principes méthodologiques :

1° L’insuffisance des méthodes analytiques, réquisitoire que


Nusbaum a dressé dès 1914, dans son ouvrage Rechtstatssachen-
forscknng.

2° Le juge est seul à même d’apprécier les intérêts en cause


et cette notion d’intérêt ne doit pas seulement être conçue comme
les intérêts matériels (thèse des utilitaristes) mais comme mettant
en cause également des intérêts spirituels (idées, représentations,
idéaux).

3° La tâche du juge est un humanisme, c’est-à-dire qu’il doit


attendre un juste et humain équilibre entre les intérêts en cause
et déterminer l’intérêt qui lui paraît le plus digne d’être protégé.

4° Le juriste ne doit pas chercher à imposer une décision au


juge, mais à lui fournir de « simples matériaux » pour la décision.

(69) Ph. Heck : Begriffsbildung und Interssenjurisprudenz, 1932, p. 4.


350 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Une telle théorie met en parallèle le rôle de l’Etat et du juge


en face du droit, car elle aboutit à placer sur le même plan les
intérêts privés et les intérêts publics, notamment en droit public,
ce qui lui a valu des attaques très violentes des juristes nationaux-
socialistes.

L’école du Freirecht s’est constituée après 1918. Elle a


trouvé en Hermann Isay, Stampe, et surtout Ernst Fucbs, anima¬
teur de la revue Die Justiz, des apôtres passionnés de la liberté
d’appréciation totale du juge, même contra legem. Elle rejoint
les préoccupations de certains existentialistes du droit, comme
Georg Cohn dans son ouvrage Existentialismus und Recht-
wissensehaft (1955). Pour Isay par exemple, la norme juri¬
dique est un instrument de coordination pour le juge, mais un
élément statique et impersonnel, lequel juge doit, par l’intuition,
apprécier l’utilité et la justice de la décision (70). Le juge va à
la libre découverte du droit à travers la recherche d’un équilibre
logique dans la jurisprudence. Stampe envisage même la possi¬
bilité pour le juge de modifier le droit lorsqu’il risque de débou¬
cher sur « la calamité générale » (71).

L’Interessenjurisprudenz aboutit à admettre l’irruption de


1 irrationnel dans le droit et c’est un de ses mérites essentiels,
mais cette théorie aboutit aussi à fonder le droit sur l’absolutisme
de 1 intuition, ce qui n’est pas sans péril. L’existentialisme est au
fond son aboutissement logique. Elle est entrée dans le droit
positif puisque certaines décisions du tribunal suprême allemand
sont rendues au nom de la fonction existentielle du juge.

Chapitre II

LE DOYEN ROSCOE POUND


ET LA CONSTRUCTION SOCIALE DU DROIT

Le regretté Doyen d Harvard Roscoe Pound a orienté la doc¬


trine de l’Interessenjurisprudenz vers un humanisme social qui
donne au droit le caractère d’un « social engeenering », et au
juriste, pour tâche, la construction sociale du droit, à la manière
d un ingénieur qui agit pour le compte de la société. Le rôle du
juge n est point de s’en tenir à l’interprétation technique du
. r°jC mais de rechercher, avec l’aide des juristes, quels sont les
interets sociaux qui se trouvent en présence pour aboutir à des
solutions d équibbre, compatibles avec le progrès humain.

y°ir ^SAYJ, Recbtnorm und Entscherdung, Berlin, Vahlenig, 1930.


(71) otampe : Freirechtbewegung, 1911.
Le Courant Humaniste 351

Le premier intérêt social, c’est évidemment dans la tradition


américaine de la Comnion Law, l’équilibre des décisions judi¬
ciaires qui résulte de l’impartialité du juge et du respect du
précédent, mais ce premier équilibre doit être complété par
l’équité du juge qui doit atteindre dans sa décision à un équilibre
plus élevé : l’équilibre social. L’appréciation de cet équilibre
social suppose
1. Une classification des intérêts;
2. Une définition des valeurs de notre société.
1° En ce qui concerne le premier problème, la classification
des intérêts, la pensée du Doyen Pound a subi une évolution
sensible dont l’aboutissement se trouve dans ses travaux : Social
control through Law (1942) et Survey social Interest (1943).
S’inspirant des travaux de l’Ecole allemande du Freirecht, Pound
distingue entre les intérêts publics, les intérêts sociaux et les
intérêts privés. A la catégorie des intérêts publics, correspondent
les intérêts de l’Etat à sa propre conservation et à la conservation
des intérêts de tous.
Dans la catégorie des intérêts sociaux, Pound en retient six :
— L’ordre social : sécurité, santé, stabilité des transactions
et des acquisitions;
— La protection des intérêts sociaux de la famille et des
institutions économiques;
— La protection de la moralité et de la santé morale;
— La conservation du patrimoine social de telle manière que
les biens de l’existence ne soient pas dilapidés;
— La recherche du progrès social par un développement des
facultés de l’homme;

— La protection de la vie humaine et du droit à la vie,


conformément au standard de la société.
Cet intérêt est le plus important pour Pound, puisqu’il assure
à l’individu l’exercice des libertés, aspect de sa doctrine qui
révèle son humanisme, son refus d’une conception purement
sociologique du droit. La catégorie des intérêts privés recouvre
ce que Pound appelle : les intérêts de la personnalité (intégrité
physique, volonté libre, liberté de pensée, légalité des délits et
des peines), la protection des intérêts familiaux à l’intérieur de
la famille (mariage, pension alimentaire, rapports parents-enfants)
et enfin les intérêts de fortune (protection de la propriété, liberté
testamentaire, liberté de commerce, droit d’association).

2° L’appréhension des intérêts suppose, en second lieu, l’adop¬


tion d’un système de valeurs, des préoccupations axiologiques; il
ne suffit pas d’énumérer les intérêts, il faut les « peser » dans
une décision judiciaire. Ces systèmes de valeurs doivent être déter-
352 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

minés en se plaçant « en notre temps et à l’endroit où nous


sommes » (relativité des valeurs). Notre société se définit par
un certain nombre de valeurs qu’il précise dans son Introduction
to American Law (1919) comme étant les valeurs mêmes d’une
société civilisée, à savoir : le principe de non-agression, le droit
au fruit du travail selon l’ordre économique et social existant, le
principe de bonne foi dans les relations publiques et privées,
principe qui entraîne le respect des engagements et le principe
d’équivalence, enfin le principe du respect d’autrui et de la répa¬
ration du dommage causé.
Mais en 1942. dans Social Control through Law, Pound
considère que notre civilisation repose sur des valeurs plus
larges et qu’en particulier la recherche de la sécurité individuelle
et de la sécurité sociale conduit, au nom de la solidarité humaine,
la société à accepter de supporter la majorité des risques et des
dangers qui menacent l’individu : la garantie d’emploi, l’assu¬
rance sociale, la retraite contre l’usure de la vie, etc.; cet élargis¬
sement ne change rien au principe de toute jurisprudence qui
doit être dominée par la recherche des équilibres sociaux.
La doctrine de Pound a le mérite de chercher à préciser la
notion d’intérêt, mais toute classification des intérêts est arbi¬
traire, subjective et ne tarde pas à ressembler au catalogue des
principes du droit naturel dont l’Ecole de la nature et du droit
des gens nous avait abreuvés ! Au reste, toute jurisprudence des
intérêts suppose que l’intuition du juge est un instrument néces¬
saire et suffisant pour l’appréciation des intérêts puisqu’ils dépen¬
dent des espèces et des cas. On risque de fausser cette appréciation
si on énumère les intérêts, si on les classe ! Ils ne peuvent avoir
que le caractère de standards, de directions pour un jugement
qui doit être rendu en équité, mais l’on tombe alors dans les
inconvénients de l’intuitionisme judiciaire, on débouche sur
l’existentialisme juridique ou l’égologie (voir infra notre IVe par¬
tie) . r

Une conception analogue a été soutenue par le juge amé¬


ricain Cardozo dans son ouvrage : The Nature of the °Judicial
Process (1921) « Le juge doit balancer tous ses ingrédients,
sa philosophie, sa logique, ses analogies, son histoire, ses cou¬
tumes, son sens du juste et tout le reste : puis, ajoutant un
peu ici et soustrayant un peu là-bas, il doit déterminer, aussi
sagement que possible, le poids qui décidera la balance ».
Le Courant Humaniste 353

BIBLIOGRAPHIE

SUR LTNTERSSENJURISPRUDENZ, LE FREIRECHT ET POUND

Voir :
F. Gén y : Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif op cité
2e éd.
Gnaeus Flavius (Kantorowicz) : Der kampf un die Rechtivissenschaft, 1906.
Helck. : Begrifsbildunf und Interessenjurisprudenz, 1932.
Isay : Rechtnorm und Entscheidung, Berlin, Vohlen, 1930.
Stampe : Freirechtbewegung, 1911.
Georg Cohn : Existentialismus und Rechtivissenschaft, 1955.
R. Pound : The scope and purpose of sociological jurisprudence, Harward
Law Review, 1911, p. 89 et ss.
Introduction of american Law, 1919.
Interprétations of Legal history, chap. 7.
Social control through Law, 1943.
Survey of social interest, 1943-57, Harward Law Review.
Jurisprudence, 1959, vol. III, 4e partie.
Amos ; Roscoe Pound in modem Théories of Law, p. 86-105.
Paton : Pound and contemporary Juristic Theory, 22 Can. Bor. Rev., 484.
Patterson : Pound’s theory of social Interest in Interprétation of modem
legal Philosophies.
W. Friedmann : Théorie générale du droit, p. 294-303.
M. Villey : Leçons d’histoire de la philosophie du droit, lre éd., p. 93.
Cardozo : The Nature of the Judicial Process, 1921, New York 1947.
The growth of the Law, 1921.
The paradoxes of Legal Science, 1928.
Coing : Neue Stroemungen in der Nordamerikanischen Rechlsphilosophies,
in Archiv fur Rechts, Sozialphilosophie, 1949-1950.

23
354 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

SECTION V

L’HUMANISME SOCIOLOGIQUE DE MAX WEBER


(1864-1920)

Max Weber est né à Erfurt en 1864. En 1904, il fonde avec


Sombart la revue Archiv für sozialwissenschaft und sozial
politik dans laquelle paraîtront ses principales œuvres, publi¬
cation d’ailleurs interdite par les nazis. La parution en 1904 de
son étude L’ethique protestante et l’esprit du capitalisme,
complétée en 1906 par son travail sur Les sectes protestantes et
l’esprit du capitalisme révélèrent sa pensée sociologique au
monde. Son œuvre est mal connue en France, cependant ont paru
successivement depuis 1959 chez Plon, des traductions de
L’Homme et le Politique, de l’Esprit du Capitalisme et
de L' essai sur la théorie de la science, qui nous ont donné accès
à ses théories sociologiques, juridiques et politiques.
Dans le domaine de la philosophie du droit et de l’Etat, qui
prolonge sa sociologie, son œuvre nous apparaît comme l’expres¬
sion d’un humanisme sociologique qui prend naturellement place
dans le courant juridique humaniste que nous analysons. Pour
Weber, les phénomènes sociaux sont des phénomènes dominés
par la reprise en main par l’homme de données éparses dans
l’histoire. L’histoire, le monde, la société offrent à l’homme un
ensemble de possibilités qu’il peut actualiser suivant la partie
qu’il est décidé à jouer. Quant à savoir comment s’exercent ces
choix, le sociologue ne peut le faire, il doit se maintenir sur le
terrain du « scientifiquement établi ». Le sociologue se contente
d’élaborer des concepts à partir des réalités qui sont singulières.
Il lui faudra, dans une perspective de sociologie phénoménolo¬
gique, construire des types idéaux destinés à rendre logique une
expérience chaotique, seul moyen d’installer la rationalisation
dans la vie sociale. « La sociologie doit être compréhensive. »
Il en résulte une sorte d’inquiétude épistémologique chez Weber
qui le conduit à une appréhension humaniste de l’idée de science :
« la science est l’œuvre de tous les savants ».
Ayant acquis une culture juridique très poussée (il fut d’ail¬
leurs un des rédacteurs de la Constitution de Weimar), Max
Weber a abordé avec aisance, le problème du droit et de l’Etat.
Sa doctrine est dominée par deux idées :
Le droit est un phénomène de rationalisation progressive;
L Etat est un groupement politique qui revendique avec
succès le monopole de la contrainte physique légitime.
Le Courant Humaniste 355

§ 1. — Le droit,

PHÉNOMÈNE DE RATIONALISATION PROGRESSIVE

Max Weber a exposé sa sociologie juridique (Rechtsoziologie)


dans une partie de son ouvrage Grundiss der social Oekono-
mik (Economie et société). Elle est dominée par l’idée de ratio¬
nalisation progressive du droit, par le passage de la découverte
charismatique à un état de rationalisation qui caractérise le droit
moderne de notre civilisation occidentale. Cette étude suppose
une analyse de la science du droit et de son programme.
Pour Weber, la science juridique comporte deux branches dis¬
tinctes, d’une part la dogmatique juridique qui s’efforce de définir
la norme par rapport à un ensemble logique de lois, d’autre part
la sociologie juridique qui s’efforce de comprendre le sens des
comportements des membres d’un groupe à l’égard de la loi
(problème de l’injonction et de la validité subjective de la norme)
sociologie qui est un instrument de mesure de l’adhérence des
lois à la réalité sociale.
Dans son Essai sur quelques catégories de la sociologie
compréhensive, il précise la tâche de la sociologie juridique :
c’est de mesurer les « écarts » entre la rationalisation du droit et
les comportements : tout progrès vers la rationalisation ne s’ac¬
compagne pas nécessairement d’une adhérence plus grande des
citoyens à la loi; la validité normative et la validité subjective
peuvent présenter des écarts très sensibles.
Il faut donc bien distinguer, dans la science juridique, la
dogmatique et la sociologie juridique, elles ne peuvent s’accom¬
moder ni du même vocabulaire ni des mêmes définitions.
Pour le sociologue du droit, qu’est-ce que le droit ? Nous
pouvons parler du droit, répond Max Weber, « lorsque la validité
d’un ordre est garantie extérieurement par la chance d’une con¬
trainte (physique ou psychique) qu’une instance spécialement
instituée à cet effet peut exercer sur l’activité des membres en
vue de la faire respecter ou de châtier toute infraction » (72).
La forme que revêt cette contrainte n’est pas nécessairement liée
à l’appareil judiciaire. La contrainte du groupe familial dans la
société primitive, les règles hiérarchiques du droit canon, les
statuts des associations sont des normes contraignantes, car elles
sont assurées sur un pouvoir destiné à les appliquer. Dans la
convention sociale, il y a également une sanction organisée mais
qui n’est plus le fait de l’institution mais du groupe. Cette sanc¬
tion peut aller de la réprobation morale au boycottage social.

(72) Max Weber : Wirtschaft und Gesellschatf, T. I, p. 17.


356 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Les règles de courtoisie d’une réception sont des conventions qui


peuvent avoir l’aspect de règles précises lorsqu’il s’agit de récep¬
tions officielles. Elles se distinguent des usages (Brauch) pratiques,
qui reposent sur l’ancienneté et les coutumes et ne sont pas sanc¬
tionnés extérieurement.
La sociologie juridique ne peut se désintéresser du problème
du droit naturel dans une perspective de sociologie compréhen¬
sive. Certes, la sociologie ne devrait s’occuper que du droit positif,
puisqu’il est seul analysable scientifiquement, mais elle ne peut
négliger le fait que le droit naturel sert de norme de comporte¬
ment à des individus dans certaines collectivités. Une même
raison doit conduire le sociologue à prendre en considération
non seulement le droit objectif qui, pour Weber, est constitué
« par l’ensemble des règles qui valent indistinctement pour tous
les membres d’un groupement au sens où celui-ci fait partie de
l’ordre juridique général », mais aussi les droits subjectifs, « pos¬
sibilités pour l’individu de faire appel à l’appareil de coercition
pour défendre ses intérêts matériels et spirituels », simples intérêts
particuliers mais dont la défense a été un des moteurs de la ratio¬
nalisation du droit dans notre civilisation occidentale.
Ces distinctions sont en quelque sorte « les préalables » de
l’analyse du phénomène de la rationalisation du droit chez
Weber, phénomène qui domine sa conception de l’évolution du
droit. L’évolution du droit se caractérise par le passage d’une
croyance aux pouvoirs irrationnels de découverte (charismatique),
à une croyance au raisonnement rationnel qui transforme le droit
en technique propre à résoudre les conflits d’intérêt. La rationa¬
lisation peut être formelle ou matérielle, comme la loi elle-même.
La loi est formelle parce qu’elle permet des déductions logi¬
ques à partir de prémisses incluses dans un système déterminé
(logique juridique). La loi est également matérielle, parce qu’au
cours de son élaboration par le législateur ou le juge, elle s’ins¬
pire de considérations extrajuridiques, d’une axiologie morale,
politique ou religieuse.
Ce double aspect de la loi est ud obstacle à la rationalisation
totale du droit, car il y a antagonisme insurmontable entre ces
deux formes de droit. Il n’y a jamais d’ailleurs ni de justice pure¬
ment formelle, ni de justice purement matérielle; la justice com¬
porte une dose inévitable d’ambiguïté. Le processus de rationa¬
lisation du droit doit être étudié par la sociologie, sans jugement
de valeur, sans appréciation sur l’idée de progrès, scientifique-
ment, objectivement.
Le droit est un phénomène général dans toutes les sociétés,
réponse à des préoccupations religieuses, politiques et économi¬
ques, mais toujours dominé par l’idée de contrainte, même lors-
qu il est en apparence coutumier. Il n’y a aucune différence de
principe entre la loi ancienne coutumière, et la nôtre.
Le Courant Humaniste 357

Ce processus de rationalisation est un processus de rationa¬


lisation logique, qui s’accompagne d’une rationalisation formelle,
grâce à la spécialisation juridique et une technique rationnelle
croissante dans la procédure. Les différentes phases du processus
de rationalisation sont, pour Max Weber, les suivantes :
1° Une phase de révélation charismatique du droit par ceux
qu’il appelle « les prophètes du droit » ; le droit est un objet
de divination par des prophètes qui sont inspirés par la pensée
divine. Le droit primitif a un caractère charismatique. La sanc¬
tion s’exprime sous la forme d’un commandement impératif de
Dieu. Le Décalogue est le type même de cette première conception
du droit. Les druides gaulois étaient législateurs et juges; dans
le vieux droit des pays germaniques, dire le droit était une fonc¬
tion sacrée réservée aux rachinbourgs, aux gesetzspecher. Le droit
anglais, tiré d’une tradition très ancienne ,donne au juge un véri¬
table pouvoir de création du droit et son nom s’attache à la déci¬
sion. Ce sont là, avec la permanence du système du jury, les signes
de la survivance du caractère irrationnel du droit. Ce droit cha¬
rismatique et primitif a un caractère formel, car sa légitimité est
fondée sur les rites et les caractères sacrés de certains gestes ou
actes (la manucapio, par exemple, exige que l’acquéreur touche
l’objet de sa main). Comme dans les formules magiques, une
erreur dans l’énoncé de la formule viciait l’acte. Chaque question
exigeait une réponse propre, sauf si la question avait toujours été
réglée en vertu d’une tradition divine, « comme Dieu l’ordon¬
nait ». Cette nécessité de s’adresser à Dieu sous une forme
précise, devait conduire à un certain formalisme, premier aspect
de la rationalité du droit.
2° Une phase de création et de découverte empirique du droit
par les robins qui appliquent la solution de l’antécédent judi¬
ciaire. Le diseur de droit n’a pas tardé à se transformer en consul¬
tant. Comme il n’avait pas intérêt à se contredire, peu à peu le
phénomène de rationalisation s’est accentué, car le diseur de droit
voulait fonder l’autorité de son interprétation sur la tradition.
La pratique a renforcé la rationalisation du droit. A Rome par
exemple, le procès comportait deux phases : in jure, sous la res¬
ponsabilité du préteur, organisateur du procès, puis apud judicem,
deuxième phase caractérisée par l’intervention du juge, personne
privée; préteur et juge prenaient l’avis des jurisconsultes qui
faisaient bénéficier les parties de leurs conseils. Ces jurisconsultes,
dit Weber, devinrent « des notables de la robe ». Ainsi est née
la casuistique juridique qui accentue le caractère de systémati¬
sation et de rationalisation du droit, surtout à partir du moment
où les relations économiques se multiplient.

3° La troisième phase est dominée par l’octroi du droit par


le pouvoir laïc et le pouvoir théocratique. Pour des motifs d’auto¬
rité, de prestige et d’efficacité, le prince ou l’autorité hiéroma-
358 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

tique interviennent dans la procédure judiciaire pour faire échec


aux décisions qui mettent en cause leur volonté et pour assurer
un certain équilibre éthique, économique ou social. Les capitu¬
laires des Rois francs, les initiatives du Roi d’Angleterre ou du
Lord Chancelier, la procédure inquisitoriale de l’Eglise romaine,
les lits de justice de la monarchie française contribuent à aug¬
menter la rationalisation du droit dans le sens de la justice, non
plus formelle mais matérielle. En même temps, le roi ou le pape
créent des fonctionnaires de plus en plus spécialisés. Une codi¬
fication est réalisée; la sécularisation du droit se réalise dans la
société civile et accroît la rationalisation, œuvre dans laquelle il
ne faut pas négliger le rôle du droit canon qui a apporté l’idée
de droit naturel et de justice au développement matériel du droit.

4° La quatrième phase est la phase d’élaboration systéma¬


tique et spécialisée du droit sur la base d’une juridiction, grâce à
l’œuvre des juristes professionnels (Rechthonoratioren ). Ces
juristes professionnels cherchent à concilier la logique juridique
avec les exigences matérielles (protection des libertés individuelles
et intérêt social). Le développement de cette quatrième phase a
commencé au xvni* siècle et ne parvient pas de nos jours à trouver
son point d’équilibre, car la notion de droit naturel est contestée.
La nouvelle tendance est de renoncer à la casuistique pour aug¬
menter la logique interne du droit sans exclusive des points de
vue extrajuridiques : équilibre des intérêts, équilibre social...
Avec le socialisme, on cherche à éliminer l’exceptionnel, le privi¬
lège, mais on accepte une plus grande soumission à l’égard du
pouvoir. Le droit reste ambigu et n’est pas exempt de contra¬
dictions. Le droit pénal par exemple, n’a plus pour objet de
venger ou de punir, mais de rééduquer le coupable. Mais en même
temps, on augmente la solidarité par le droit social. Ces contra¬
dictions montrent que le droit, comme la vie, ne se laisse pas
enfermer dans des cadres abstraits. Il n’y a pas de cohérence pos¬
sible et absolue du droit. Le rôle de la sociologie juridique, c’est
aussi de mesurer ce nouvel écart entre l’aspect formel et l’aspect
matériel du phénomène juridique. La sociologie du droit, pour
être complète, doit s’intégrer dans une sociologie de l’Etat au
niveau le plus élevé, au niveau de la politique, car l’Etat est aussi
un des aspects de la rationalisation du droit.

2. L Etat est le monopole de la contrainte physique

LÉGITIME

C est dans le cadre d’une sociologie de la politique « activité


générale de 1 être humain » (zoon politicon) que Max Weber
examine le problème de 1 Etat, phénomène politique qui précède
Le Courant Humaniste 359

l'Etat par sa généralité sociologique et historique. L’unité poli¬


tique provoque la constitution du groupement (Verban) qui, par
institutionalisation (Anstalt) prendra le caractère d’une forme
juridique intégrée que nous appelons, à l’époque moderne, l’Etat.
La sociologie compréhensive conduit à définir l’activité politique
dans le cadre où elle se déroule : à savoir un territoire, qui sert
de limite et de prétexte à la distinction entre l’intérieur et l’exté¬
rieur (compétence territoriale), distinction qui modèle l’activité
de la communauté en lui servant de frontière et en la particulari¬
sant. Cette activité politique trouve son expression dernière dans
l’usage de la force qui est son ultima ratio, procédure exception¬
nelle qui cependant est un moyen spécifique de la politique. La
politique contient toujours un même facteur commun : la domi¬
nation, la Herrschaft, car tout groupement politique se caractérise
par son pouvoir de domination. Tous ces éléments constitutifs
de la politique se retrouvent dans l’Etat, sublimés, avec une
potentialité optima.

L’Etat se définit par des caractères spécifiques et par des carac¬


tères seconds. Envisagé au niveau de la spécificité, l’Etat est pour
Max Weber « le groupement politique qui revendique avec succès
le monopole de la contrainte physique légitime ». Envisagée au
niveau des caractères seconds, la notion d’Etat se précise à travers
la rationalisation du droit, sous un double aspect législatif et
judiciaire, par le développement de la police dans son double
rôle de police de l’ordre public et privé, par la rationalisation de
l’administration par voie réglementaire et par une force militaire
permanente. Tous les Etats connaissent historiquement les mêmes
caractères sociologiques. L’Etat socialiste ne se différencie pas
sur ce point des autres Etats, il n’est qu’un des aspects de l’Etat
moderne.

Le noyau de la notion d’Etat chez Max Weber, c’est d’une


part le monopole de la contrainte, d’autre part la légitimité.

1° Le monopole de la contrainte est la traduction concrète


du pouvoir de domination dans lequel s’exprime la puissance
(Macht) de l’Etat. Le phénomène de domination est, certes, géné¬
ral depuis l’individu qui cherche à imposer sa volonté jusqu’aux
groupements économiques, mais dans l’Etat, ce phénomène a un
aspect particulier. Les citoyens acceptent l’injonction de l’Etat,
parce qu’ils comprennent la nécessité de l’unité de commande¬
ment et parce que le pouvoir de domination est dans l’Etat le
monopole d’un petit nombre d’individus (les gouvernants) qui
réussissent à imposer et leurs vues et leur autorité aux gouvernés,
qui sont pourtant majoritaires. Cette minorité gouvernementale
entoure bientôt ses décisions du secret, dès qu’elle est assurée de
pouvoir durer.
L’autorité des gouvernements trouve un point d’appui dans le?
360 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

sentiments d’orgueil et de fierté d’appartenir à une même com¬


munauté politique qui lie les individus d’un Etat. Le prestige et
la politique de prestige est un facteur de cohésion, de renforce¬
ment du groupe politique ; ce qu’il appelle « le pathos du pres¬
tige » est à la base du phénomène « national ». Les critères que
l’on a donnés de la « Nation » : communauté éthique, culturelle,
linguistique ou confessionnel sont insuffisants; la nation est l’ex¬
pression de la puissance politique renforcée par le pathos du
prestige. Le nationalisme n’est pas près de disparaître, il est
l’expression la plus nette de cette tendance qui cherche des points
de sublimation.
La puissance, élément fondamental de l’Etat, est aussi à la
base des groupes qui animent l’Etat moderne, à savoir les partis
politiques. Weber définit les partis politiques comme « des grou¬
pements libres d’individus ayant pour objet de procurer la puis¬
sance politique à leurs dirigeants et aux militants des avantages
matériels, en même temps que la réalisation de leurs objectifs
politiques et idéaux ». Ces partis peuvent être d’origine charis¬
matique, des groupements idéologiques ou des groupements d’inté¬
rêts, financés par des mécènes (même les partis socialistes, et il
donne comme exemple le parti socialiste allemand financé autre¬
fois par Paul Singer). Ce sont toujours des organes de lutte pour
la réussite duquel le prestige du chef de parti est primordial.
La domination de l’Etat est liée à un autre facteur essentiel de
la politique : la légitimité.

2° La notion de légitimité est le complément indispensable


de la domination. Depuis les origines du pouvoir, les gouverne¬
ments ont compris qu’il n’y avait d’adhésion solide à leur régime
que celle qui était fondée sur la croyance à un principe de légi¬
timité. Comme Ferrero qui voit dans les principes de légitimité
« les génies invisibles de la cité » qui enchaînent l’esprit révolu¬
tionnaire, Weber voit dans ces principes la source du respect et
de l’obéissance consentie. Il aboutit à une typologie de principes
de légitimité différente de celle de Ferrero, mais reposant sur
le même principe d’adhésion consentie.
Le pouvoir type, c’est la légitimité légale qui repose sur la
croyance des sujets dans la légalité et la légitimité du pouvoir
constitué par la loi, que ce soit par octroi ou par contrat. Les
sujets se considèrent comme des citoyens, les chefs comme possé¬
dant un pouvoir de droit qui limite leur action par des règles
préétablies. Ce type de légitimité donne naissance à un pouvoir
spécialisé chargé de mettre en œuvre le formalisme légal et de
conserver la loi écrite et ses règlements, c’est le pouvoir bureau¬
cratique dont il a donné une analyse très complète (73).

lq(73) ^°Ir 8Ur ce P°int Julien Fkeund : La sociologie de Weber, P.U.F.,


Le Courant Humaniste 361

Le second type de légitimité est constitué par la légitimité


traditionnelle qui repose sur la croyance dans les vertus de la
tradition et les droits de ceux que la coutume a appelés au
pouvoir (droit de primogéniture, droit traditionnel d’une famille,
etc.). Ce lien ainsi créé entre le sujet et le chef est un lien per¬
sonnel, l’obéissance au chef est comparable à un acte pieux. Il
gouverne entouré de ses pairs et statue en équité ou suivant une
conception subjective de l’intérêt général. Il n’est pas assisté de
bureaucrates mais de fidèles (clients, favoris, vassaux, séides, etc.).
Le patriarcat, la gérontocratie (forme primitive sans administra¬
tion régulière), puis le patrimonialisme et le sultanisme (forme
évoluée), sont les modes de mises en œuvre de ce principe. Le
patrimonialisme en est la forme la plus perfectionnée.

Le troisième type de légitimité est le propre de la domination


charismatique (74). Elle repose sur la confiance totale en la
valeur personnelle d’un homme et de son destin, et par un aban¬
don, fondé sur la sainteté, l’héroïsme ou l’infaillibilité de cet
homme. Ce comportement charismatique peut s’étendre à d’autres
activités humaines : religion, morale, art, économie; c’est le culte
de l’homme providentiel, cas exceptionnel croit Weber, en fait
beaucoup plus général qu’il ne l’estime dans l’histoire de l’huma¬
nité et dont la société moderne facilite la généralisation avec la
publicité, la télévision et le culte de la personnalité qu’elle
apporte. Son fondement est irrationnel ; il marque un hiatus dans
la continuité légale, il est négatif, mais aussi constructif dans la
mesure où il oblige l’homme à se reposer des problèmes, à rompre
la monotonie et l’ennui des situations établies. Il est élan et
émotion. Mais il est antijuridique, antilégal. Il ne veut plus de
sujets, mais des fidèles, des apôtres. Il est l’épiphanie elle-même
et supprime toute possibilité de représentation, au nom du droit
du chef d’entrer directement en rapport avec la foule.

Critique

La sociologie du droit et de l’Etat de Max Weber ouvre au


juriste les portes de la sociologie compréhensive; en ce sens, elle
mérite une attention soutenue du juriste et du sociologue, surtout
lorsque chez l’auteur, et c’est le cas chez Weber, elle est fondée
sur une érudition exceptionnelle et des connaissances techniques
très sûres. Max Weber est à la fois un très grand sociologue et
un excellent juriste. La perspective dans laquelle il se place est

(74) Expression empruntée par Weber à Rudolf Sohm.


362 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

si large que les préoccupations du sociologue rejoignent très rapi¬


dement celles des philosophes du droit et de l’Etat, mais il s’ef¬
force d’expliquer ce qu’il voit de l’extérieur pour aboutir à des
conclusions apodictiques. Dans ce sens, ces thèses ne se discutent
pas, on ne peut que constater l’existence de faits historiques, les
admettre ou les nier.

Sur ce point, on peut regretter peut-être chez Max Weber un


certain confusionnisme dans son exposé qui tient à la richesse
surabondante de la documentation, mais on ne peut le juger à
1 étiage de la philosophie du droit.

Il est cependant important de constater, et c’est ce que nous


avons voulu simplement faire, que ses conclusions rejoignent
celles des humanistes du droit, tant dans l’analyse de l’injonction
que dans celle du droit naturel, et celle de la légitimité
nécessaire. Son sociologisme est un humanisme et non une analyse
unilatérale de l’homme.

L attitude de Weber face aux problèmes de la sociologie, en


particulier de la sociologie du droit et de l’Etat, est une attitude
méthodologique qui aboutit à un humanisme purement scienti¬
fique et en quelque sorte descriptif. La méthodologie le conduit
à une description phénoménologique de la condition sociale
humaine; le philosophe prisonnier de sa méthode souligne sim¬
plement « les antinomies de la pensée et de l’action » suivant
1 expression de R. Aron (75). La culture scientifique, utilisée dans
un style néokantien, « suppose le refus de distinction entre valeurs
stables et accomplissement raisonnable, l’irrationalité totale du
choix entre les partis politiques ou les représentations du monde
en lutte, l’équivalence morale et spirituelle entre les attitudes,
celle du sage et celle de l’insensé, celle du fanatique et celle du
modéré » (76).

C’est à cette thèse weberienne que Léo Strauss s’est attaqué


avec violence dans certains chapitres de son livre Droit naturel
et Histoire. Pour Strauss, la sociologie de Weber méconnaît, en
ce qui concerne les valeurs qu’elles soient morales ou juridiques,
la nécessité de catégories unilatéralement valables. Elle est pure¬
ment historique, elle dévalorise au plus haut degré la notion de
jugement de valeur au profit d’une étude sur le rapport des
a aleurs. Sa philosophie est nieztchéenne et parfois même com¬
porte des implications nihilistes ; Dieu est mort dans la perspec-
Gve weberienne ! Sur le plan des typologies, les classifications de
Weber sont, pour Strauss, frappées d’une vue aussi rédhibitoire :
le provincialisme.

mi«(75)c^TnOniAR0N: Préface à L’Homme et le Politique, collection


lU-lo, n p. 52.
(76) Raymond Aron : Ibidem, p. 52.
Le Courant Humaniste 363

Par exemple, fait observer Strauss, la distinction entre les


trois pouvoirs : traditionnel, rationalisé et charismatique, n’est
que l’expression d’une situation historique, celle que la Révo¬
lution française a mise en valeur en opposant la tradition et la
raison, l’Ancien Régime et la Révolution. Le troisième pouvoir
charismatique a été simplement ajouté pour donner le sentiment
d’aboutir à une classification plus exhaustive.
Ces critiques sont en vérité très sommaires et ne tiennent pas
compte de ce que l’on peut appeler l’humanisme de Weber. Ce
que Weber a voulu démontrer, c’est que la sociologie, en tant que
science, ne peut pas ne pas tenir compte du fait que la volonté
« d’universalité qui anime la morale formelle ne se communique
pas automatiquement aux hommes d’action ». Peut-on sérieuse¬
ment lui reprocher d’avoir invoqué l’hétéréogénité de la décision
politique et de la décision morale, d’avoir insisté sur le sens
relatif que les acteurs de l’histoire donne à leurs actes; le sens
d’une croyance est donné d’abord par l’interprétation du pro¬
phète ou du chef charismatique.

Son ambition est plus haute que l’analyse historique des


valeurs î Par la méthode historico-comparative et par une socio¬
logie compréhensive, il recherche ce qui est scientifiquement et
universellement valable pour arriver à une typologie acceptable
qui permette d’ordonner les institutions. Il poursuit, par l’huma¬
nisme sociologique, une vérité culturelle qui conclut souvent
d’ailleurs à des compromis raisonnables entre l’action, l’histoire
et les valeurs. Il s’agit d’une universalité hypothétique, comme
toute construction scientifique; comme l’homme ne pourra
jamais atteindre l’ordre juste et se conduire à la fois suivant les
exigences de la morale idéale et de la morale temporelle, l’homme
n’atteint qu’une partie de ses potentialités.
Sa typologie des gouvernements que Strauss critique, rejoint
celles des spécialistes et sur ce point, ses conclusions ne sont guère
différentes, comme nous l’avons souligné, de celles de Ferrero.
Tant que la science ne parviendra pas à démontrer la vérité de
l’histoire totale des valeurs et des institutions, il faudra bien
admettre que les valeurs ne peuvent être appréhendées sans réfé¬
rence à l’histoire.
364 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

BIBLIOGRAPHIE

PRINCIPAUX OUVRAGES ET ARTICLES DE MAX WEBER

RELATIFS A LA PHILOSOPHIE DU DROIT ET DE L’ÉTAT

Max Weber : 1904 : L’éthique protestante et l’esprit, du capitalisme, Archiv


für sozialwissenschaft und sozialpolitik.
Max Weber : 1906 : Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme, ibid.,
Rechtsoziologie in Grundiss der Social Oekonomik, Dritte Abteilung
Wirtschaft und Gesellschaft Zweiter band, traduction dans la thèse dac¬
tylographiée de Grosclaude : La sociologie juridique de Max Weber,
thèse droit, Strasbourg, 1960.
Max Weber : Gesammelte politische Schriften, 2e éd., Tubingen, 1958.
Max Weber : Rechtsoziologie ed Luchterband, Neuwied, 1960.

En France, ont paru chez Plon (collection Recherches en sciences humaines) :

Max Weber : Le Savant et le politique, 1959.


Max Weber : L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme.
Max Weber : Essai sur la théorie de la science.
Max Weber : Le Savant et le Politique, collection 10-18, N° 134, avec une
introduction de Raymond Aron.

BIBLIOGRAPHIE

SUR MAX WEBER

Voir :
E. Baumgarten : Max Weber. Werk und Person, Tübingen, 1964.
R. Bendix : Max Weber. An intellectual Portrait, New York, 1962.
E. Fleischmann : De Weber à Nietzsche, Archives européennes de Sociologie,
T. V, 1964.
K. Jaspers : Max Weber, Politiker, Forscher und Philosoph, 3e éd., Munich,
J.Î7ÜO.

Max Weber zum Gedachtnis, numéro spécial de la Koln, Zeitschrift für


boziologie und Sozialpsychologie, 1963.
A. Mettler : Max Weber und die pliilosophische Problematik in unserer
Zeit, Leipzig, 1934.
T. Parsons : The structure of social Action, Glencoe, 1940.
L. Strauss : Droit naturel et histoire, Paris, 1954.
E. Troeltsch : Gesammelte Schriften, T. III, Der Historismus und seine
Problème, Tubingen, 1922.
A. Weber : Max Weber, Ein Lebenbild, Tübingen, 1926.
M. Weinreich : Max Weber, l’homme et le savant, Paris, 1938.

C A1939NI : La l°gica del tipo ideal di Max Weher, Studi germanici, III, 3,

H' Bto £Ulrer? ïlvdy an,iJde«ltypical method, with spécial référencé


to Max Weber, Social Forces, XII, 3, Baltimore, 1934.
Le Courant Humaniste 365

L. Bennion : Max Weber’s methodology, 1934.


W. Bienfait : Max Webers Lehre vom geschichtlichen Erkennen, 1930.
E. Fechner : Der Begriff des kapitalistischen Geistes bei Sombart und Weber,
Weltwirtschaftliches Archiv, 1920.
Julien Freund : La sociologie de Max Weber, P.U.F., 1966.
W. Mommsen : Max Weber und die deutsche Politik, Tübingen, 1959.
H. Oppenheimer : Die Logik der soziologischen Begriffsbildung, 1925.
B. Pfister : Die Entwicklung zum Idealtypus, 1928.
J. Schaaf : Geschichte und Begriff, Tübingen, 1946.
A. von Scheltinc : Max Webers Wissenschaftslehre, Tübingen, 1934.
O. Flug : Die soziologische Typenbildung bei Max Weber, thèse, Gottingen,
et Jahrb. der philos. Fakultat Gottingen, 1923.
H. Grab : Der Begriff des Rationalen in der Soziologie Max Webers, 1927.
F. Heymann : Die Polaritat in der verstehenden Soziologie Max Webers,
thèse, Frankfurt, 1924.
P. Honicsheim : Max Weber als Soziologe, Kolner Vierteljabrshefte für
Soziologie, 1921.
L. Mises : Soziologie und Geschichte, Archiv für Sozialwissenschaft und
Sozialpolitik, T. 67, 1932.
F. Oppenheimer : Richtungen der neuen deutschen Soziologie, 1928.
Z. Ronai : Max Webers soziologische und sozialpolitische Bedeutung, Arbeit
und Wissenschaft, Wien, T. III.
E. Rothacker : Webers Arbeiten zur Soziologie, Vierteljahrheft für Sozio¬
logie, T. 16, 1922.
K. Singer : Krisis der Soziologie, Weltwirtschaftliches Archiv, 1920.
O. Spann : Bemerkungen zu Webers Soziologie, in Tote und Lebendige
Wissenschaft, 1928.
A. Walter : Max Weber als Soziologie, Jahrbuch für Soziologie, 1926.
R. Willbrandt : Kritisches zur Webers Soziologie, Kolner Vierteljahrhefte
für Soziologie, T. V, 1926.
Weber als Erkenntniskritiker der Soziologie, Zeitschrift für Slatistik,
1925.
J. Winkelmann : Die Herrschaftskategorien der politischen Soziologie und
die Legitimitat der Demokratie, Archiv für Rechts- und Sozialphilosophie,
1956.
J. Grosclatjde : La sociologie juridique de Max Weber, Strasbourg, 1960
(thèse Droit).
R. Aron : La sociologie allemande contemporaine, Paris 1950.
Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967, p. 500 et ss.
QUATRIÈME PARTIE

LE COURANT PHÉNOMÉNOLOGIQUE

EXISTENTIALISTE ET AXIOLOGIQUE

Introduction

Il est manifeste que depuis 1910 la philosophie dans le


monde a le sentiment d’être dans un état de crise, dans ce que
Jaspers a appelé une situation limite.

La philosophie a pris conscience de l’impossibilité où nous


nous trouvons de faire franchir certaines bornes à la connais¬
sance scientifique parce que, en face de nous, se dresse une réa¬
lité que le savant s'épuise à explorer par des moyens techniques
de plus en plus perfectionnés, sans parvenir à l’épuiser sur le
plan conceptuel, d’où l’angoisse littéraire et scientifique de ce
siècle. Pascal avait son gouffre avec lui se mouvant, le philo¬
sophe du xxe siècle erre entre l’être et le néant, l’absurde et
l’existant ! Cest l’œuvre d’Husserl (1) dont les premiers travaux
remontent à 1910 qui marque le départ du mouvement phéno¬
ménologique ; c’est l’évolution interne de sa pensée qui va don¬
ner naissance à l’existentialisme, ou mieux aux philosophies
existentialistes, car il y a autant de formes d’existentialisme que
de philosophies qui se revendiquent de lui. C’est dans la pensée
d’Heidegger que les historiens de la philosophie voient en France
le départ de la philosophie existentialiste, encore que Mar¬
tin Heidegger se soit toujours défendu, notamment dans un
interview du journal Arts du 14 avril 1965, d’être existentia¬
liste (2).

(1) Né en 1889, en Moravie, mort en 1933.


(2) Il déclare en compulsant Sein und Zein, son œuvre maîtresse : « J’ai
publié, il y a bien des années, ce travail sur l’être de l’état qui est une
phénoménologie et non une ontologie. Le point de départ est le cogito
cartésien qui pose l’existence par la pensée comme évidence. J’ai consi¬
déré les essences ontiques de l’existence comme des phénomènes, c’est-à-
dire comme des choses posées devant en tant qu elles se montrent telles
dans la lumière propre et irrécusable de leurs essences. Je ne puis donc
acquiescer à la qualification d’existentialiste ».
368 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Sur le plan de l’histoire générale de la philosophie, il est


légitime de distinguer : les philosophies phénoménologiques
d’inspiration essentialiste et les philosophies existentialistes. La
démonstration historique d’une telle distinction se trouve dans
l’antériorité de l’existentialisme de Kirkegaard par rapport à la
phénoménologie de Husserl (3).

L’expression « phénoménologie » a été employée la première


fois, dans un sens voisin du terme moderne, par Hegel dans la
Phénoménologie de l'esprit, mais c’est à Husserl que revient le
mérite, par réaction contre le rationalisme kantien qui vise à
reconstituer le monde à partir des catégories formelles de la
raison transcendante, d’avoir élevé la phénoménologie au rang
de recherche philosophique.

A l’opposé de la méthode criticiste, qui s’efforce d’appré¬


hender le monde par l’entendement et de l’interpréter selon ses
propres catégories, la méthode phénoménologique replace la con¬
naissance dans la totalité de la praxis humaine. L’objet, l’homme
et son expérience sont pour Husserl un complexe philosophique,
une sorte de combinat, « l’être phénomène ». Tandis que, dans
le criticisme, la réalité ou la vérité de la perception résultent
de la coïncidence entre l’objet et sa représentation, dans la con¬
ception phénoménologique, toute connaissance résulte de l’exis¬
tence propre des objets soumis à notre conscience en dehors de
la conscience elle-même. Les objets possèdent une « essence
eidétique », chaque objet appartenant à un genre : idée, valeur,
concept, que notre conscience appréhende par leurs caractères
propres. Ces essences sont antérieures à l’expérience, car elles
fondent toute l’expérience empirique de l’homme, sans pour
autant exister en dehors des objets ; elles sont simplement
immanentes aux objets. La méthode phénoménologique va donc
consister dans la recherche de l’essence eidétique des objets,
recherche que le sujet humain entreprend par sa propre expé¬
rience dialectique, car le monde des essences est pour lui un
champ d’expériences, l’être étant lui-même un être-phénomène,
immanent à sa propre situation. Un objet individuel n’est pas
seulement quelque chose d’individuel, quelque chose d’unique ;
du fait qu’il a « en soi-même » telle ou telle constitution, il
a sa spécificité (ergenart), son faisceau permanent de prédicats
essentiels qui doivent lui appartenir en tant « qu’il est tel
qu’en soi-même il est », pour que d’autres déterminations,

(3) Entre la philosophie phénoménologique et la philosophie existen¬


tialiste, l’opposition semble irréductible puisque l’une est fondée sur l’es¬
sentialisme et l’autre sur son rejet. Mais nous assistons, et en particulier
dans le droit, pour des motifs que nous expliquerons plus loin, à l’affirma¬
tion d’une phénoménologie existentialiste qui applique la méthode de l’ana¬
lyse intentionnelle à la problèmatique du droit.
Le Cousant Phénoménologique 369

celles-là secondaires et relatives, puissent lui échoir » (4).


Husserl veut faire de la philosophie une science rigoureuse et
donner aux sciences ce qu’il appelle « une certitude apodic-
tique », ce que l’expérience ne peut leur fournir car la per¬
ception externe ou interne ne nous permet d’appréhender que
des faits singuliers ou contingents. Seul le permanent, le gêné*
ral peut justifier des jugements universels et valables comme
tels. Le savant moderne recherche l’invariance dans des rapports
constants entre des variables, alors qu’il faut, comme Platon,
la chercher dans des essences, à l’aide de ce que Husserl appelle
la réduction eidétique. L’eidos est donc à la fois présent dans
l’objet et présent en nous-même. Toute connaissance philoso¬
phique doit comprendre l’être dans sa totalité et ne pas se for¬
mer à l’apparence, comme le voulait le criticisme. La forme
essentielle de la méthode phénoménologique et de la connais¬
sance philosophique (car la méthode, c’est la manière dont la
connaissance se construit et la connaissance, c’est ce que donne
la méthode), c’est donc l’évidence.

Un jugement est vrai s’il est évident ; cette évidence peut


se représenter de différentes façons. D’abord par la perception :
nous nous trouvons en face d’un jugement évident s’il est en
concordance avec l’objet sur lequel il porte. Il y a de plus une
évidence d’une forme supérieure, celle de la logique. Le prin¬
cipe de non-contradiction s’impose à l’esprit humain d’une
manière évidente au-delà de toute expérience. Par la méthode
phénoménologique il faut s’efforcer de trouver les pures essences
(Wesenheiten), car, à côté des jugements portant sur des objets
réels, il y a aussi des jugements qui concernent les objets
idéaux, indépendants de l’espace et du temps : ces objets
idéaux, nous les distinguons par la Wesenchau qui permet à
l’esprit d’arriver à la connaissance des choses. Par elle, par cette
sorte d’intuition totale d’un niveau supérieur, tout phénomène
de conscience est dirigé vers son objet, l’appréhende dans sa
totalité.

La Wesenchau prend pour point de départ les données immé¬


diates de l’expérience vécue sans en analyser les structures, pour
aboutir à une eidétique qui donne l’apparence d’une objectivité
scientifique totale.

« La phénoménologie, écrit Merleau-Ponty, dans son


évolution après Husserl, a cru découvrir dans la Wesenchau un
instrument capable de saisir l’essence de la réalité objective,
sans pour autant dépasser la conscience humaine. La Wesenchau
est une sorte d’interprétation intuitive qui n’a pas pour objet

(4) Edmond Husserl : Idées directrices pour une phénoménologie,


p. 17-18.

24
370 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

le processus de réflexion lui-même, mais la structure des objets


de ce processus et la nature de l’acte abstrait par lequel la
réflexion pose son objet. C’est ainsi que se constitue la notion
philosophique de l’acte et de l’objet intentionnel ».

Dès lors, la tâche du philosophe va consister à mettre en place


des idées par rapport à l’homme et non plus, comme dans la
philosophie classique, l’homme par rapport aux idées. La raison
se trouve dépouillée de ses privilèges traditionnels, la réflexion
abstraite n’est plus que le fait de l’existence concrète, qui devient
le point d’attache de la vérité humaine. La responsabilité de la
condition humaine reposera désormais sur le penseur subjectif,
dont la décision sur le plan de l’existence ne sera plus condi¬
tionnée que par les catégories définies par sa propre existence
dialectique.

« L’être, selon Merleau-Ponty (5), n’est qu’un être-phénomène,


immanent à sa propre situation. La connaissance se trouve ainsi
replacée dans la totalité de la praxis humaine et lestée par elle...
L’homme n’apparaît plus comme le produit du milieu ou comme
un législateur absolu, mais comme un produit producteur, comme
le lieu où la nécessité veut vivre en liberté concrète ».

Que le désir d’Husserl soit de se maintenir sur le plan


d’une introduction à la philosophie ou mieux d’une méthode
préalable à l’examen d’un problème philosophique qui n’est pas
nécessaire, cela résulte de sa volonté exprimée dans Logische
Untersuchengen de se consacrer à l’analyse des Essences
Eidétique, en mettant le problème de la métaphysique de l’objet
entre parenthèses.

Mais comme toute pensée cohérente tend à s’organiser en


système, le glissement est inévitable de la méthode à la doctrine
et il n’a pas manqué de se produire dans l’œuvre de Husserl
et de ses successeurs, de la phénoménologie à l’existentialisme.
Comment a-t-on glissé de l’essentialisme à l’existentialisme ?
Parce que l’utilisation de la Wesenchau suppose que le monde
est déjà accepté comme existant. Tandis que la philosophie clas¬
sique lie entre elles la notion d’essence et la notion d’existence,
la phénoménologie, et par là elle prépare l’existentialisme, dis¬
socie ces deux notions.

Quelle que soit la fermeté de ses déclarations, c’est dans


1 œuvre d’Heidegger que se dessine le mieux le passage de l’es¬
sentialisme à l’existentialisme. Rien n’est plus en principe
opposé à l’essentialisme d’Husserl que l’existentialisme qui
déclare que les essences ne sont que des constructions à partir
des existants, que l’existence précède l’essence, renversant ainsi
1 ordre de la philosophie classique pour qui l’existence dérive

(5) M. Merleau-Ponty : Sens et non-sens, Nagel, 1961, p. 237.


Le Courant Phénoménologique 371

toujours de l’essence, du moins dans le monde créé, essence et


existence ne pouvant se confondre qu’en Dieu.

C’est en analysant le Da*Sein, « l’être-là » comme la manière


propre d’exister de l’homme, qu’Heidegger a posé les bases de
l’existentialisme philosophique dessiné chez ICirkegaard, et pré¬
cisé par son attitude, plus que par sa philosophie. L’homme est
le seul parmi les étants à avoir conscience de son existence et
de sa fin fatale sans en connaître les motifs et il se pose sans
cesse le pourquoi de sa destinée « pourquoi l’étant plutôt que
le néant ? ». Autrement dit, l’homme se remet sans cesse en
question, il est moins « étant » que projet d’exister, possibilité
de choix, si bien que son essence réside dans son existence.
L’homme est ouverture, éclatement vers l’autre que soi, sa vie
peut être décrite comme une transcendance perpétuelle, un
effort pour se dépasser, pour se tenir hors de soi-même, ce que
traduit le mot « existence : sortir hors de ». Ainsi nous quit¬
tons le terrain des idéaux pour entrer en relation avec le monde
et aussi avec les autres qui sont les constituants de notre propre
existence (les existentiaux du Da-Sein). Il n’y a de moi qu’en
relation avec l’autre, d’Ego qu’avec l’Alter. Enfin nous sommes
toujours en avant de nous-mêmes, nous nous projettons dans
nos projets, nous agissons dans l’avenir, nous sommes souci et
temporalité et futur. Nous sommes aussi angoisse, car nous
sommes conscients de notre mort, de notre fin, représentation
qui produit en nous un sentiment d’anxiété qui tient au fait
que cette existence ne connaît que les essences qu’elle se crée.
Sartre dira « l’homme est un être qui n’est pas ce qu’il est et
qui est ce qu’il n’est pas » ce qui veut dire que l’homme n’est pas
déterminé dans son essence, mais c’est ce qu’il deviendra par
une sorte de libre engagement qui réalisera sa nature, d’où il
suit qu’à la différence des choses matérielles, l’homme a une
existence sans essence.

L’irruption de la phénoménologie est ancienne dans la phi¬


losophie du droit puisqu’elle remonte avant la guerre de 1914-
1918 à Husserl et à Reinach. Après 1918 et surtout après 1944,
les philosophies existentialistes ont connu un succès considé¬
rable sous l’influence de la littérature romanesque, succès qui n’a
pas tardé à atteindre la philosophie du droit, si bien que l’on a
pu parler d’une véritable révolution de la philosophie du droit
sous l’influence de doctrines fortement inspirées d’une philoso¬
phie fort à la mode dans le théâtre et le roman.

Malheureusement la philosophie existentialiste est partagée


en tendances trop variables, depuis l’existentialisme athée de
Sartre jusqu’au spiritualisme catholique de Gabriel Marcel, pour
que de telles divergences ne se retrouvent pas dans la philosophie
du droit, ce qui ne simplifie ni les analyses ni les classifications.
372 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Aux influences précitées est venue s’ajouter l’intervention


des philosophies des valeurs, elles-mêmes très variables dans
leurs conceptions. Dès que l’on aborde le problème du contenu
du droit, et si l’on excepte les tentatives de Husserl et de Rei-
nach, on constate que toute position phénoménologique ou exis¬
tentialiste apporte avec elle une certaine notion de valeur.

L’établissement de valeurs est la conséquence inévitable du


pouvoir de l'homme de former et d’exprimer des concepts, de
penser de façon imagée, de créer des objets réels. Ces valeurs
sont des produits naturels qui résultent de l’évolution psycho¬
sociale et agissent sur le développement de cette évolution. Elles
sont le fruit de la science humaine et de notre compréhension
du monde.

« Nous créons, dira Sartre, purement et simplement nos


valeurs dans chaque action concrète ».

En fait, avant d’aborder l’étude de ces doctrines sur le plan


de l’histoire de la philosophie du droit, nous nous trouvons en
face d’un certain nombre de notions et d’apports dûs à ces phi¬
losophies, notions grâce auxquelles ces philosophies vont s’efforcer
de dépasser l’opposition entre le rationalisme et l’antirationa-
lisme qui leur paraît artificielle et insuffisante pour rendre
compte de la complexité des phénomènes humains, idéal et réa¬
lité n étant qu’une vérité, la vérité de ce qui existe.

Ces notions nous paraissent être les suivantes :

1° La notion d'intentionnalité : C’est l’apport d’Husserl à la


méthode philosophique. Nous avons vu que pour Husserl la con¬
naissance est un phénomène antérieur à l’essence et que la pierre
d’angle de la connaissance réside dans l’évidence qui nous
permet d’approcher l’être dans sa totalité ; la Wesenchau, qui
dirige tout phénomène de conscience vers son objet, lui permet
d’accéder à une vue complète et exacte des choses.

2° La notion de temporalité : Tandis que les philosophies


idéalistes voient les choses sous l’aspect de l’éternité, les philoso¬
phies de l’existence les voient sous l’aspect de la temporalité,
parce que l’homme existe hors de soi avant d’exister en soi. Un
des personnages du théâtre de Sartre dit à son interlocuteur :
« Tu n es que ta vie, tu n’es que ce que tu exprimes par l’en¬
semble de ta vie ».

Sur le plan historique, il en résulte que toute philosophie


est une vue temporelle des choses et des êtres. Nous ne pouvons
nous placer pour examiner scientifiquement les problèmes « sub
specie aeternitatis », car, selon la formule d’Husserl, « l’hori¬
zon à partir duquel nous pouvons voir l’être, c’est le temps ».
Nous devons donc scientifiquement nous situer dans la position
Le Courant Phénoménologique 373

des philosophes qui viennent à un certain moment de l’histoire


de la pensée.

3° La notion de transcendance : Au-delà de l’existence, il y


a ce que Jaspers appelle « le domaine de la transcendance ».
L'idée de phénomène et d’existence, c’est, en effet et par elle-
même, 1 idée qu il y a quelque chose qui ne se réduit pas com¬
plètement au domaine des explications. Il y a dans la vie
quelque chose de profond et de réel. Chaque chose, chaque être,
chaque instant, a une âme indéfinissable et insaisissable. Chaque
chose est ce qu’elle est et en même temps transcendante.

Il en résulte que notre vision du transcendant est nécessaire¬


ment précaire, fugitive et instantanée.

4° La notion de subjectivité et de liberté ; L’homme est


libre, car il reprend à tout instant la décision absolue sur le
plan de l’existence. Certes, il assume historiquement une cer¬
taine situation, mais c’est sur le penseur subjectif que repose la
responsabilité d’assurer la condition humaine. La pensée idéa¬
liste s’est efforcée de comprendre abstraitement le concret, la
pensée phénoménologique et existentielle se donne pour tâche
de comprendre concrètement l’abstrait. L’être, selon la formule
d’Heidegger, se définit à partir de son existant, c’est-à-dire de
sa possibilité d’être ou de ne pas être ce qu’il est. Le monde est
reconstruit d’après la vérité de la subjectivité et non d’après
une subjectivité rationnelle et idéale. Nous sommes condamnés
à être libre, dit Sartre.

5 ° La notion de valeur : Lorsque les philosophes phénomé-


nologistes ont abordé, avec le droit, la réalité sociale, leur volonté
de mettre entre parenthèses le problème de l’objet intentionnel
n’a pas résisté longtemps à la nécessité de l’analyse concrète.
La méthode de la Wesenchau aboutit à opposer à la conscience
de l’individu isolé, les hommes et les structures, puisqu’elle fait
abstraction de tout élément social. Pour retrouver les liens pro¬
fonds qui maintiennent l’unité de l’existence, les philosophes
existentialistes ont été obligés de faire appel à la notion de
valeur au sens large, chacun donnant à cette notion une portée
propre en fonction des influences subies (influence de Scheler,
d’Hartmann, ou influence chrétienne, ou conception sociologi¬
que). L’univers se construit ainsi en choisissant des valeurs et
une science normative devient alors possible, qui prend en considé¬
ration le contenu du droit, à côté de sa forme.

Ce sont ces cinq notions qui vont intervenir dans les phi¬
losophies phénoménologiques, existentialistes et axiologiques
du droit, utilisées à des degrés divers et selon une logique
propre à chaque auteur, mais c’est seulement à travers ces don¬
nées que l’on peut rechercher une certaine unité dans ce grand
courant de pensée.
374 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

A vrai dire, lorsque l’on se penche attentivement sur ce pro¬


digieux bouillonnement d’idées et de travaux provoqués direc¬
tement ou indirectement par les ideés d’Husserl et de ses sui¬
vants, on s’aperçoit que dans le domaine de la philosophie du
droit deux grandes tendances s’insèrent dans ce mouvement de
pensée :

— un courant phénoménologique représenté principalement,


en Allemagne, par Husserl et Reinach ; en Argentine par Cossio
et en France par Gurvitch ;

— un courant axiologique, dont les principaux représentants


sont, en Allemagne, Coing, Fechner, Radbruch, Maihoffer et
Spranger ; en France, Roubier et Bonnard.
Le Courant Phénoménologique 375

SECTION I

LA VISION PHENOMENOLOGIQUE DU DROIT

Quelle que soit l’obscurité de leur doctrine, on ne saurait


nier l’importance de la pensée d’Husserl et d’Adolphe Reinach,
son plus proche disciple, pour la philosophie du droit. L’égologie
de Carlos Cossio, la doctrine des faits normatifs de Gurvitch que
nous analyserons après celle de Reinach sont là pour démontrer la
vitalité de cette influence, encore plus sensible chez un penseur
comme J.L. Gardiès (6).

Chapitre premier

L’EIDETIQUE JURIDIQUE,
DE HUSSERL A ADOLPHE REINACH

Pour essayer de comprendre comme vient de le faire


J.L. Gardiès (7), la philosophie de Reinach, il faut s’arrêter
quelques instants sur la portée de la tentative d’Husserl. Hus¬
serl reprend en la dépassant la tentative de Kant de créer des
sciences apodictiques à priori. Or depuis Kant nous assistons à
une dégradation de l’à priori. Kant s’est efforcé de légaliser les
sciences de son époque, qu’il tenait pour définitives, arithmé¬
tique pythagoricienne, algèbre cartésienne, géométrie euclidienne,
mécanique newtionienne ; or nous avons vu surgir de nouvelles
géométries, la physique d’Einstein, et les jugements à priori de
Kant nous sont apparus comme de simples conventions modi¬
fiables.
Il faut donc, si l’on veut rétablir l’à priori dans les sciences
construire des sciences eidétiques formelles et matérielles.
Tout objet individuel possède son essence, et inversement
à toute essence correspond une série d’individus possibles qui
sont ses individuations contingentes, « Ce rapport commande les
relations mutuelles correspondantes entre science du fait et

(6) Voir Gardiès : Le Droit, l’à priori, l’imaginaire et l’expérience.


Archives de philosophie du Droit, 1962, p. 171.
(7) Gardiès : La philosophie du Droit d’Adolphe Reinach. Archives de
philosophie du Droit, 1965, tome X, p. 17.
376 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

sciences de l’essence. Il y a des sciences pures de l’essence,


telles que la logique pure, la mathématique pure, la théorie
pure du temps, de l’espace, du mouvement ». (Husserl, Idées,
p. 31). Toute science eidétique est indépendante par principe
de toute science du fait, mais toute science empirique tombe
sous la juridiction d’une science eidétique. « Il n’en est aucune
qui, ayant atteint son plein développement de science, puisse
rester pure des sciences eidétiques, formelles et matérielles ».
(Husserl, ibid., p. 34).

Il y a ainsi toute une hiérarchie des sciences eidétiques. Au


sommet de la pyramide se trouve la science de l’objet quel¬
conque, ou ontologie formelle, identique à la mathesis univer-
salis rêvée par Descartes et Leibniz. Elle est la théorie de tous
les systèmes formels obtenus par le moyen de la formalisation
qui abandonne le contenu intuitif des notions choisies en le
remplaçant par de simples variables, ce qu’Husserl exprime en
disant qu’elle est la théorie de toutes les formes possibles des
théories normatives. Elle constitue pour toutes les autres sciences
un à priori nécessaire.

Subordonnées aux sciences eidétiques purement formelles, il


y a les sciences eidétiques qui régissent les faits empiriques et
constituent un à priori contingent. Ainsi par exemple, l’essence
du son en général, l’eidos son, est un à priori contingent. Les
sciences matérielles des faits empiriques se subordonnent hié¬
rarchiquement à des genres suprêmes qui constituent des sciences
eidétiques régionales qu’Husserl appelle des ontologies régio¬
nales. A toutes les disciplines ressortissant aux sciences de la
nature, correspond la science eidétique de la nature en général
(l’ontologie de la nature) qui traitera des propriétés qui appar¬
tiennent universellement à tous les objets physiques. A toutes
les disciplines ressortissant aux sciences biologiques, correspon¬
dra la science eidétique de la vie en général (l’ontologie de la
vie) qui traitera des propriétés qui appartiennent universelle¬
ment à tous les être vivants. Il en sera de même pour la psy¬
chologie, la sociologie, pour l’histoire, pour le droit en particu¬
lier et pour toutes les manifestations culturelles.

Partant de ces prémisses, Husserl et Reinach vont s’attacher


à montrer que les règles juridiques appartiennent au monde
des réalités phénoménologiques. Cette préoccupation d’une onlo-
juridique va les conduire à une Normlogik, à une logique
purement formelle du droit qui fera abstraction du contenu de
la règle pour ne prendre en considération que son caractère
ontologique du devoir être qui caractérisera la norme dans ses
rapports logiques avec une autre norme (8).

(8) Voir sur ce point Carlos Cossxo : La norme et l’impératif chez


Husserl,Mélanges Roubier, Dalloz et Sirey, 1961.
Le Courant Phénoménologique 377

La règle est un objet réel vis-à-vis de la conscience, abstrac¬


tion faite de sa portée axiologique. Le droit prend place dans
les essences juxtaposeés et irréductibles les unes aux autres qui
constituent les objets concrets de la phénoménologie, comme la
religion, l'art, la mode, sans que l’essence de l’être puisse s’af¬
firmer dans une unité qui soit essence. On aboutit ainsi à une
mathématique ou géométrie juridique (mais Husserl n’était-il
pas docteur en mathématiques ? ) qui va rechercher, avec Rei-
nach, les caractères aprioristiques et nécessaires des concepts
juridiques, comme on recherche les caractères des nombres ou
des théorèmes dans les sciences mathématiques, concepts qui ont
le caractère de réalités des êtres idéaux, tout phénomène idéal
appartenant au monde des réalités phénoménologiques vis-à-vis
de la conscience.

Comme le note M. Gardiès dans son très complet et exhaus¬


tif article sur la philosophie du droit d’Adolphe Reinach (9),
l’œuvre de Reinach se réduit à peu d’ouvrages, puisqu’il fut tué
à trente-quatre ans pendant la guerre de 1914-1918 : Die aprio-
riehen Grundlagen des burgerlichen Rechtes (Les fondements à
priori du droit civil), ouvrages de 200 pages réédité en 1953
sous le titre Zur phénoménologie des Rechtes (Contribution
à la phénoménologie du droit), et une conférence cc Was est
phénoménologie » (Qu’est-ce que la phénoménologie?), confé¬
rence faite à Morlingen en 1914 et publiée en 1921 ; cette
œuvre est très souvent citée comme représentant la doctrine
phénoménologique du droit dans sa pureté première.

Pour Reinach, comme pour Husserl d’ailleurs, il faut arri¬


ver par la réflexion philosophique à une intuition claire des
objets de notre connaissance, de manière à connaître, par une
démarche déjà rencontrée chez Newton et Descartes, la vision des
essences (la Wesenchau). La démarche phénoménologique va le
conduire à rechercher les fondements aprioristiques du droit civil,
c’est-à-dire à démontrer que le fondement du droit civil ne se
trouve ni dans le droit naturel, ni dans la volonté des contrac-
taires, ni dans la société, mais dans l’évidence qui nous per¬
met d’établir un certain nombre de propositions juridiques avec
la même rigueur que nous établissons une proposition géomé¬
trique ou mathématique.
Ces propositions constituent le droit à priori, droit à priori
qui se distingue pour Reinach du droit positif car ces deux
formes de droit ne se situent pas sur le meme plan. Le droit
à priori se situe pour Reinach sur le plan de l’être « il est l’être
qui se fonde par une nécessité essentielle dans les actes sociaux »
et a de ce fait une vertu indicative pour le droit positif. Ces

(9) J.L. Gardiès : La philosophie du Droit d’Adolphe Reinach. Archives


de philosophie du Droit, 1965.
378 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

propositions sont vraies ou fausses par rapport à 1 évidence, tan¬


dis que le droit positif peut suivre ces indications ou les rejeter,
il est libre « par détermination » car il n’appartient pas au
domaine de l’être (Sein) mais du Devant Etre (Sein Sollend),
c’est-à-dire qu’il doit s’adapter aux situations sociales, aux con¬
ceptions contingentiques de la justice, se modeler sur les cas
concrets. Par essence la détermination est libre, par essence le
droit positif est libre, eu égard à des structures à priori dont il
tient compte mais non d’une manière impérative. Il n’y a pas
nécessairement coïncidence entre droit positif et droit à priori,
car il y a, suivant l’expression de Reinach, un souci de com¬
modité dans le droit positif (Zweckmassigkert) qui s’oppose à
l’adhérence parfaite avec le droit à priori.
Qu’est-ce donc que le droit à priori ? C’est un droit que le
juriste va s’efforcer de tirer de ses propres connaissances en envi¬
sageant, par l’intuition, l’essence des propositions juridiques.
L’exemple le plus célèbre donné par Reinach et abondamment
commenté par ses disciples dans chaque congrès de philosophie
du droit, concerne la promesse que Reinach étudie comme source
de créance et d’obligation. Il étudie de plus la notion de pro¬
priété et celle de représentation. Arrêtons-nous seulement sur la
promesse qui permet de prendre nettement conscience de la
méthode de Reinach. M. Gardiès, dans son article sur la philo¬
sophie de Reinach, analyse avec beaucoup de clarté l’argumen¬
tation de Reinach « Qu’est-ce donc la promesse ? ». Reinach
nous invite d’abord à ne pas essayer de la ramener à ce qu’elle
n’est pas. Ne disons pas, par exemple, que la promesse est une
déclaration d’intention et ceci pour deux raisons :

— d’abord parce que cela ne nous servirait à rien ; car il


faudrait ensuite nous attaquer à deux problèmes et réduire à
autre chose ce qu’est la déclaration et ce qu’est l’intention ;

— ensuite et surtout parce que cela est faux. Si je déclare


à quelqu’un que j’ai l’intenticn de lui faire telle prestation, il
se peut que cette personne prenne cette déclaration pour une
promesse, la vie quotidienne est pleine de ces confusions. Mais
à celui qui réfléchit sur la nature de la promesse et sur celle
de la déclaration d’intention, il est immédiatement évident
qu’une simple déclaration d’intention ne fait nullement naître
ni une obligation chez celui qui l’exprime, ni un droit chez
celui en faveur de qui elle est faite. Une promesse n’est pas
plus une déclaration de volonté qu’une question n’est une décla¬
ration de doute. Une promesse est une promesse, et la seule
tache philosophico-juridique qui ne soit pas vaine est de l’éclai¬
rer de l’intérieur. La promesse, pas plus que l’ordre, la prière,
l’exhortation, la question, la communication, la réponse, n’est une
expérience purement intérieure, ni une action purement exté¬
rieure. Aucun de ces actes sociaux ne peut non plus être con-
Le Courant Phénoménologique 379

sidéré comme l’extériorisation d’une expérience intérieure, expé¬


rience qui ne pourrait en elle-même exister indépendamment de
cette extériorisation. L’extériorisation de l’acte est liée à l’acte
lui-même dans la mesure où les expériences psychiques d’autrui
ne peuvent être saisies que sur une base physique.

« Mais à l’intérieur de cette catégorie des actes sociaux irré¬


ductibles à toutes autres, la promesse possède elle-même son
type irréductible aux types voisins. Comme l’ordre ou la prière,
l’exhortation ou la question, et à la différence de la communi¬
cation, la promesse est un acte social qui appelle des événements
ultérieurs ; mais contrairement à l’ordre, à la prière, à l’exhor¬
tation et à la question, elle vise un comportement, non de celui
qui la reçoit, mais de celui qui en est l’auteur. Ce comporte¬
ment vise, comme pour l’ordre, la prière ou l’exhortation, et con¬
trairement à la question, n’a pas besoin d’être lui-même un
acte social. On ne comprendrait pas comment la communica¬
tion d’une intention pourrait créer une obligation ou plus
exactement on comprend clairement que la communication d une
intention n’en crée pas. En dehors de toute expérience empi¬
rique, en dehors de tout droit positif, on voit, par une évidence
intuitive, immédiate, que la réaction de droits et d’obligations se
fonde sur l’essence de cet acte de type particulier qu’on appelle
la promesse.

« Cette description phénoménologique du type de la pro¬


messe se prolonge immédiatement en propositions normatives
dont Reinach nous montre qu elles découlent nécessairement de
l’institution elle-même. Ainsi la seule étude intérieure de l’idée
de promesse suffit-elle à établir que la promesse n’engendre droit
et obligation que quand elle est perçue et comprise de celui
auquel elle s’adresse ; que si celui-ci rejette la promesse, droit
et obligation ne naissent pas, ce qui ne veut pas dire que^ la
promesse, pour engendrer droit et obligation ait besoin de 1 ac¬
ceptation de son bénéficiaire ; celui auquel s’adresse la promesse,
au contraire, n’a nul besoin de communiquer son acceptation
pour que la promesse produise ses pleins effets juridiques. La
créance et l’obligation nées de la promesse s’éteignent soit par
l’exécution du contenu de la promesse, soit par renonciation.
La renonciation est elle-même un acte social qui a besoin pour
être efficace d’être perçu par le sujet de l’obligation. La seule
analyse à priori des notions de promesse et de renonciation nous
permet de répondre à la question de savoir si 1 on peut toujours
renoncer au droit né de la promesse. Une réponse négative à
cette question s’inspirerait sans doute du cas où Ion n a accepté
la promesse que sur la prière de celui qui la promet ; mais le
terme d’acceptation est ici fort ambigu : ce qu’on appelle 1 ac¬
ceptation d’une promesse est souvent elle-même une autre pro¬
messe, et c’est cette autre promesse qui fait naître une obliga-
380 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

tion chez celui qui a, par ailleurs, reçu la première promesse.


Mais de l’essence de la promesse, il ressort que son bénéficiaire
peut renoncer à la créance qu’elle établit en sa faveur. En
revanche, il est immédiatement évident que la promesse est
essentiellement irrévocable. Une promesse purement et simple¬
ment révocable n’est pas plus pensable qu’un triangle dont les
angles par leur somme n’égaleraient pas deux droits ».

On aboutit ainsi dans le cas de chaque notion juridique à


une analyse qui permet, affirme Reinach, de construire un droit
civil à priori qui n’a même pas besoin pour exister de l’expé¬
rience pratique, voire même d’un code ou d’une règle sanction¬
née (10).

La tentative de Reinach est une tentative audacieuse et les


juristes modernes qui portent à la logique juridique un intérêt
nouveau trouveront, dans les considérations de Reinach sur la
Normlogik, un sujet certain de méditations, mais l’hermétisme
dont cette doctrine s’entoure ne laisse pas d’inquiéter. M. Gar-
diès nous explique : « On ne résume pas la pensée de Reinach
pas plus que la géométrie d’Euclide »; il semble oublier que la
géométrie d’Euclide s’explicite clairement et sert de base à de
multiples applications pratiques qui vérifient ses fondemeuts
à prioristiques, du moins à l’échelle humaine ; une telle démons¬
tration reste à faire pour la conception aprioristique du droit.
Il faut avoir la grâce juridique phénoménologique pour saisir la
portée totale de l’œuvre de Reinach. Heidegger a dit un jour :
« Le verbe, lorsqu’il ne veut rien dire, est par essence disant ».
Nous nous demandons une fois de plus si l’eidétique juridique
n’est pas une admirable illustration de cette réflexion d’Heideg¬
ger.

M. Nicos Poulantzas fait observer dans ses Notes sur la phé¬


noménologie et Vexistentialisme juridiques (Archives de philoso¬
phie du droit, 1963, p. 219) « comment peut-on savoir si les
caractères aprioristiques du droit ne proviennent pas d’une
déduction purement et simplement conceptuelle à partir d’une
certaine définition arbitraire de la part des auteurs, d’un con-
cept juridique dans ce sens que si ces caractères nécessaires
n’existaient plus, il ne s’agirait plus d’un même concept ainsi
défini, étant donné que l’on ne trouve dans les concepts que
ce que 1 on y a mis. Toute la conception phénoménologique se
réduit à une pétition de principe, on énonce la lapalissade du
genre « Racine est Racine ».

M Gardiès s’efforce d’écarter cet argument en faisant valoir


que Reinach arrive à des conclusions originales lorsqu’il fait inter¬
venir des jugements à priori et systématiques qui font appel à

(10) Voir dans 1 article de J.L. Gardiès précité l’analyse de la cession de


créance.
Le Courant Phénoménologique 381

l'expcrience et non plus seulement à l’intuition ; mais on peut


se demander si nous n’assistons pas alors à une pétition de
principe et si le droit à priori ne devient pas à posteriori, c’est-à-
dire fondé sur le droit historique, sur la morale, sur la pratique,
sur la doctrine ou l’intérêt social.

Quelle que soit la portée, réelle je crois, des critiques que


l’on peut adresser à Reinach, il faut retenir dans son œuvre
deux apports essentiels :

1. Il a eu le mérite de montrer qu’il existait dans les mots


(promesse, créance, par exemple) une potentialité juridique
dont nous pouvons à priori tirer un cerlain nombre de consé¬
quences.
Incontestablement nous faisons du droit à priori sans le
savoir, lorsque d’un concept comme celui de promesse, nous tirons
des conséquences liées à la vision que nous avons de ce con¬
cept. C’est en ce sens que Reinach dit du droit positif qu’il
est secundum leges, praeter loges ou contra leges par rapport au
droit à priori.
La difficulté est de démontrer, et il ne me semble pas l’avoir
établi, qu’il n’y a qu’une potentialité juridique dans un con¬
cept, alors que le raisonnement juridique est susceptible d’in¬
troduire plusieurs potentialités dans le même mot suivant les
cultures, les valeurs et les concepts subjectifs.
2. Il a eu le mérite de montrer qu’il pouvait exister un
droit à priori distinct du droit naturel, que la notion de « Nature
des choses » ne se réduisait pas au droit naturellement inscrit
dans le cœur de l’homme, mais qu’il pouvait exister un droit
naturel amoral fondé sur l’essence des actes, leur potentiel
logique, et il a par ce fait ouvert la voie à des recherches à
peine dessinées sur la notion de Nature des choses. Il n’a fait
qu’indiquer une direction mais elle peut être fertile si on ne
tombe pas dans le piège du verbalisme. En face de la phénomé¬
nologie, il faut conserver la lucidité de l’enfant du conte d An¬
dersen qui, au milieu des courtisans s’extasiant sur la prétendue
somptuosité des habits du roi nu, les démystifia en s’écriant
a mais le roi est nu ! ». Les mots ne doivent pas être vêtus à priori
de fictions verbales, même pour ceux qui ont la vision de 1 eidos
husserlien.
382 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Chapitre II

L’EGOLOGIE DE CARLOS COSSIO

La pensée d’Husserl dans son évolution est dominée de plus


en plus par le concept de subjectivité, évolution qui débouche
sur l’ego transcendant, ego dont Carlos Cossio (11), interprète
fidèle d’Husserl, va faire la base de sa théorie égologique du
Droit.
Réunissant des qualités certaines de philosophe et de juriste,
Carlos Cossio a su donner à sa théorie générale du droit une
base logique et technique si large et si solide que sa doctrine
a pris place dans les grandes doctrines contemporaines. Se pla¬
çant d’emblée, sur le plan d’une logique transcendantale fondée
sur l’étude du moi pur, la théorie égologique de Carlos Cossio
considère la science du droit comme une science de l’expérience
humaine baseé sur la « culture » notion de culture qui joue,
nous le verrons, en Allemagne, un grand rôle dans les théories
existentialistes contemporaines (12).
Cossio prend, dès le départ de ses investigations, le contre-
pied de la logique idéaliste et de la logique positiviste.

La logique idéaliste est la science d’objets idéaux, puisque


les normes sont connues par la pensée, comme les objets sont
connus par le raisonnement dans les sciences mathématiques,
mais ces objets, on ne peut ni les voir ni les toucher.
Le positivisme utilise une logique empirique, c’est-à-dire
qu’il fonde la connaissance juridique sur les seuls objets que
l’expérience juridique révèle, de même que dans les sciences
de la nature nous n’admettons que les objets révélés par l’expé-
rience sensorielle. La connaissance juridique dans cette perspec¬
tive repose sur des références à un événement actuel : l’inten¬
tion de l’auteur de l’acte par exemple.

C’est en s’opposant à ces deux logiques que la théorie égo¬


logique du droit se définit le plus clairement.

Se plaçant à contre-courant de l’idéalisme rationaliste, la


théorie égologique considère que les objets de la connaissance
juridique ne sont pas les normes, mais la conduite humaine dans
son interaction entre les individus.

(11) Professeur à la Faculté de Droit de Buenos Ayres.


(12) Voir Carlos Cossio : La norme et l’impératif chez Husserl, Mélange
Roubier, Dalloz, 1961.
Le Courant Phénoménologique 383

Les normes juridiques sont seulement des concepts, grâce


auxquels nous pouvons connaître et qualifier la conduite des
hommes en tant que telle ; par conséquent, en tant que concept,
ces normes sont des objets idéaux qui appartiennent au monde
de la logique formelle, dont des recherches, comme celles de
Kelsen, nous ont révélé les traits essentiels.
Mais, et c’est ici qu’intervient la notion de « je ne sais
quoi » que nous avons soulignée dans l’analyse du courant phé¬
noménologique et existentialiste, la science du droit est aussi
une science de la réalité et il y a dans le droit quelque chose
qui dépasse la logique juridique, procède directement de l’ex¬
périence humaine, de même que dans l’expérimentation phy¬
sique, il y a quelque chose qui dépasse l’analyse logique des
structures naturelles.
D’autre part, s’efforçant de dépasser les conclusions hâtives
et simplistes du positivisme, la théorie égologique considère l’ex¬
périence juridique comme un aspect de la conduite humaine
échappant par sa nature même à l’analyse expérimentale des
objets de la nature, dominée par le principe de causalité.
Le concept de liberté est ici le fondement de la logique
égologique. La conduite humaine constitue une expérience de
liberté, ce qui donne à la création humaine un caractère d’origi¬
nalité constante. Ainsi la conduite humaine ne peut s’apprécier
en tant que telle, comme s’il s’agissait d’une essence, mais au
contraire sous son aspect existentiel, car elle est en perpétuel
devenir. La théorie égologique du droit accepte donc la logique
normative Kelsenienne qui présente précisément les normes sous
l’aspect de concepts existentiels, mais elle la dépasse en ce sens
que, prenant conscience de la liberté humaine, elle ajoute à la
structure logique juridique, une intuition axiologique qui pe.rmet
à la connaissance juridique de bénéficier de l’expérience
humaine. Dans une telle perspective, le droit apparaît essentiel¬
lement comme une culture dont il convient de préciser la nature
par une approche méthodologique qui permette de préciser les
objets du droit.
Le monde du droit appartient au monde des objets culturels,
monde axiologique, distinct du monde des objets idéaux, des
objets naturels ou des objets métaphysiques. Les objets culturels
sont créés par l’homme en fonction d’une certaine conception
des valeurs, ils sont affectés d’un signe négatif ou positif, ils sont
beaux ou laids, utiles ou néfastes. Mais, de plus, ils existent dam
le temps, appartiennent au monde du réel ; un texte législatif,
par exemple, présente bien toutes ces caractéristiques.
Par contre, les objets idéaux sont irréels, ils sont hors de
l’existence, leur valeur est neutre, ils sont au-delà de toute axio
logie. Par exemple, la logique mathématique raisonne sur des
objets idéaux, triangle, rectangle, etc.
384 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Les objets métaphysiques sont réels dans la mesure où ils


sont susceptibles d’une appréciation, ainsi Dieu, par exemple,
susceptible d’une appréciation axiologique, mais ils ne sont pas
dans l’expérience, ils sont au-delà de toute expérience.
Quant aux objets naturels, ils sont dans la réalité, l’expé¬
rience et le temps, ils sont l’objet d’une expérimentation tem¬
porelle dans les sciences de la nature, mais ils ne sont pas sus¬
ceptibles d’appréciation axiologique, ils sont neutres sur le plan
des valeurs.
Toute méthode doit être conforme, sur le plan de la logique
phénoménologique, à la nature des objets.
La méthode déductive permet donc de rechercher la vérité
des objets idéaux par un acte de connaissance qui est essentiel¬
lement une intuition intellectuelle, c’est-à-dire le fait de regar¬
der avec l’intellect l’objet idéal, acte de pure appréhension par
lequel le chercheur saisit possessivement l’objet sans s’introduire
dans le donné ; exemple : la démonstration mathématique qui
repose sur des axiomes évidents. L’acte de connaissance est ici
intuition.
La méthode empirico-déduclive va nous servir d’instrument
pour rechercher les vérités qui caractérisent les objets de la
nature. En partant des faits, nous allons, par abstraction et géné¬
ralisation, induire le principe général qui va devenir conceptuel.
La méthode est valable dans la mesure où elle s’appuie sur l’ex¬
périence naturelle. L’acte de connaissance est ici « explication ».
Nous allons plus loin que dans l’intuition intellectuelle ; non
seulement nous analysons par dichotomie l’objet, mais nous le
reconstruisons selon une logique qui lie l’objet en tant qu’effet
à un autre en tant que cause. L’explication n’en demeure pas
moins un acte neutre, puisque le chercheur ne prend aucune
position envers lui, il ne cherche pas à s’introduire en lui.
Il en va différemment lorsqu’il s’agit des objets culturels
auxquels appartient le monde du droit. Ces objets se définissent
par trois caractères : existence, expérience, valeur. Puisqu’ils
appartiennent au monde des valeurs, ces objets supposent la
conscience psychologique des individus ; ils ne peuvent exister
en tant que valeurs que par les êtres vivants. Donc, dans la
connaissance des objets culturels, le sujet intervient activement,
il n’est pas neutre, il s’introduit dans le donné et lui apporte
une signification ; c’est justement l’existence de cette significa¬
tion qui produit l’objet culturel. Cet acte de connaissance propre
aux objets culturels est « compréhension » et Cossio cite la for¬
mule de Dilthey comme définissant parfaitement la logique des
objets culturels, « il faut expliquer la nature et comprendre la
cidture ». Quand nous donnons à une loi la qualification de
juste ou d'injuste, la qualification ne résulte pas de l’effet de
la loi sur le sujet, mais de la conscience de l’individu qui qua-
Le Courant Phénoménologique 385

lifie la loi. Il y a cependant dans cette démarche de compréhen¬


sion quelque chose qui se rapproche de l’explication. L’objet
culturel suppose l’existence d’un substratum où apparaît l’exis¬
tence d’une réalité ; dans la compréhension, nous partons du
substratum pour nous élever à sa signification .axiologique ou
nous partons de sa signification pour aboutir au substratum.
Mais, tandis que dans l’explication, le développement est con¬
tinu et rectiligne, partant d’un point orienté vers une certaine
direction et aboutissant à une conclusion qui résume et synthé¬
tise la recherche, dans la compréhension, Titus et le reditus
sont la hase même de la démarche, le chercheur allant du subs¬
tratum à sa signification et vice-versa sans interruption, chaque
étape augmentant la connaissance de l’objet. La méthode propre
aux objets culturels est donc la méthode empirique et dialec¬
tique. TJne telle méthode permet d’exprimer la vie du phéno¬
mène juridique dans sa réalité normative et existentielle. La
structure logique du droit est la forme que revêt l’expérience
juridique lorsque nous l’étudions de façon scientifique. Cette
forme est une forme normative ; sans connaissance normative,
il n’y a pas, depuis Kant, de connaissance dogmatique.
Mais, d’un autre côté, ce contenu dogmatique et 1 évolution
juridique sont des éléments matériels qui interviennent dans la
construction de la forme. Le contenu dogmatique est donc une
constante de fait, prise en considération par l’auteur de la norme.
Autrement dit, l’évaluation juridique intègre le contenu dogma¬
tique, « de même que, dit Cossio, le marbre est lie au dessin
d’une statue »; mais cette évaluation ne se référé pas a un idéal
pur du droit, mais à une évaluation positive du droit.
La volonté de la théorie égologique, c’est de montrer que si
l’évaluation est immanente au droit, ce n’est pas par une dispo¬
sition finaliste. Le droit ne cherche pas à réaliser la justice, il
est une justice positive. « Dire que la justice est la fin du droit
dit Cossio, est le résultat d’un naturalisme scientifique qui croit
naïvement que toutes les sciences de l’expérience nous relient
à la Nature (avec un grand N). » Une telle position aboutit a
éloigner du droit tout ce qui est motif de connaissance par com¬
préhension, c’est-à-dire à considérer que 1 évaluation juridique
positive reste en dehors de la tâche accomplie par le jun te.
On remplace la référence au sens du droit par une reference tram-
cendentale et métaphysique ; or, ce qui est émanent au drort
ce n’est pas une référence à un but vers lequel le droit tend a
travers la justice, mais c’est la compréhension de 1 évaluation posi-
tive qui est immanente au droit. Le phenomene dopnatique
n’est vraiment réel que dans l’expérience. L évaluation juridique
est donc nécessaire et matérielle. Il est donc inexact de consi¬
dérer comme Stammler, que dans 1 expenence juridique tout
ce qii est matériel est contingent, tout ce qui est necessaire
est formel.

25
386 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

La structure logique de l’expérience juridique est un objet


idéal. Le juriste utilise une classification typique des concepts
pour décrire les réalités juridiques, l’intellect du juriste tra¬
vaille sous forme de jugements, son attitude est fonctionnelle et
aboutit à une analyse normative.
Mais, en même temps, l’évaluation nous conduit dans le
domaine des objets culturels. Le droit est un objet égologique.
Le juriste appréhende le donné par la compréhension et il abou¬
tit par la méthode empirico-dialectique à l’estimation positive du
droit. Enfin, le contenu dogmatique de l’expérience juridique
nous apporte les objets les plus variés, parmi lesquels ceux
décrits par l’imputation normative, objets idéaux (formes), natu¬
rels (armée, salaire, par exemple), culturels (bon usage, par
exemple), objets rapportés par l’expérience juridique et par une
méthode empirique objective.
La théorie égologique montre que ce contenu dogmatique
n’est pas une référence indépendante, mais une référence des¬
tinée à définir une certaine conduite.
La connaissance juridique n’est pas définie par la connais¬
sance du contenu dogmatique, mais par la connaissance de la
conduite que ce contenu détermine. L’objet de la connaissance
dogmatique est donc la conduite, en tant que telle, dans son inter¬
férence intersubjective.
Il faut donc porter grande attention dans la structure juri¬
dique au substratum égologique, élevé au rang de substance,
par la conduite en tant que substance matérielle, et par le con¬
tenu dogmatique en tant que forme connue de cette substance
matérielle.

Le droit est un concept normatif qui représente une certaine


conduite ; si cette conduite peut être connue par la compréhen¬
sion, l’évaluation juridique est immanente au droit, se situe à
l’intérieur du droit, qui intègre la connaissance conceptive ainsi
précisée.

Le droit est une matière vivante pour laquelle la science dog¬


matique est une science de l’expérience, de l’expérience humaine
et non de l’expérience naturelle. Le droit crée la vie humaine,
puisqu’il montre comment la vie humaine arrive à exister, il
crée la vie en l’adaptant au monde fait par lui-même ou en fai¬
sant un monde adapté à lui-même.

Une telle appréhension du phénomène juridique aboutit à


donner un rôle essentiel au juge dans la formation du droit et
a le mérite de démontrer avec précision le mécanisme de l’in¬
tervention du juge dans la vie du droit. Pour Cossio, juger ce
n est pas décider arbitrairement, c’est décider en conformité
avec les principes ou les normes qui s’appliquent aux cas. La
loi, la constitution ou le règlement constituent d’abord une struc-
Le Courant Phénoménologique 387

ture qui est donnée avant le jugement et qui, de plus, guide la


décision judiciaire, puisqu’elle trace un cercle fermé des possibi¬
lités entre lesquelles le juge va choisir. Le droit, dans ce pre¬
mier aspect, est donc le contour de la décision.

Mais la décision est concrète, alors que la loi est formelle,


c’est-à-dire l’expression d’une pensée qui énonce des principes
généraux. « La loi, dit Cossio, n’est pas la forme perceptible
que la décision va revêtir dans le concret, mais c’est la forme de
cette expérience juridique qui va devenir actuelle dans la déci¬
sion et seulement grâce à elle. » Le juge va donc descendre de
la loi à la décision, grâce à la méthode déductive, si bien que
tout point de la loi qui apparaît dans la décision doit avoir con¬
formité notionnelle du général au particulier.

De plus, le juge doit prendre en considération les circons¬


tances, puisqu’il y a une nécessité ontologique que le juge con¬
sidère les circonstances, étant donné que la dogmatique est une
science de la réalité. Le juge donne à ces circonstances du cas
des effets juridiques, il les classe suivant une certaine évaluation
par un choix qui est compréhension. Dans cette création, l’éva¬
luation juridique se termine par une création imputative qui
juge la réalité juridique qui se présente.

Le juge ne supplante pas le législateur, il choisit des struc¬


tures déjà formées à l’intérieur d’un tout fermé, rendant vivant
un ordre qui constitue dans sa totalité un substratum objectif.
Ainsi, avec une loi injuste, le juge accomplit sa mission en choi¬
sissant la moins infuste des solutions, mais non une autre voie.
L’évaluation de considérations fondées sur l’ordre, la sécurité,
la justice, se situent à l’intérieur du droit et non à 1 extérieur.
Le droit est simplement un concept normatif qui représente une
certaine conduite ; si cette conduite peut être connue par la
compréhension, l’évaluation juridique est immanente au droit
et la pensée du juge se rattache au droit non seulement par une
qualification déductive, mais encore par une dialectique esti¬
mative. L’espèce est réglée par le droit, grâce à la qualification,
mais une fois seulement que le droit a été déclaré appréciable
au cas par révaluation. L’évaluation est imminente au droit et
non transcendante au droit. Le juge n’est pas un spectateur pur,
extérieur au droit, il est agent qui contribue à faire le droit au
même titre que la structure du droit.

Quant à la loi, la constitution positive en forme un donné


à priori, l’activité du législateur choisit les circonstances contin¬
gentes des cas, mais comme le rôle du législateur cesse dès que
la loi est approuvée, l’interprétation du législateur est exprimée
avec la structure constitutionnelle. Les imputations du législa¬
teur relatives au contingent sont données à priori au juge comme
substratum d’une conduite. La décision du juge est donc un
388 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

concept imputatif qui décrit comme conduite une portion parti¬


culière de l’ordre juridique.

Le juge donne à la réalité le sens d’une expérience juri¬


dique. C’est dans la décision du juge que se trouve, par son
évaluation, l’expérience juridique et non dans la structure légale
qui n’a que la valeur d’une structure. Le juge évalue non seu¬
lement les circonstances du cas en créant à postériori l’imputa¬
tion individuelle, mais il évalue aussi la loi et la constitution
données à priori. La « vérité » du juge est donc à la fois empi¬
rique, puisque dépendant des circonstances de l’affaire, et déduc¬
tive, puisqu’elle dépend de l’acceptation dialectique par le juge
des structures constitutionnelles ou légales. Et Cossio conclut :

« Ce que nous avons dit est important parce que cela signi¬
fie que le juge (pour se limiter à la décision) n’est pas étranger
au droit, pas plus qu’il ne lui est extérieur, en l’observant ou
l’étudiant de l’extérieur comme une chose achevée et fixée, et
par conséquent le saisissant pour l’appliquer au cas lorsqu'il
survient, de même qu’on imprime un sceau dans la cire, ainsi
que le prétend la logique de l’essence. Au contraire, si les déci¬
sions composent la création normative qui est la base de l’ordre
juridique, il est clair que le juge en tant que créateur de la
décision est à l’intérieur de la décision et non pas à l’extérieur ;
et par conséquent le juge est dans la structure de la décision
en tant qu’élément de cette structure, et non pas en tant que
contenu contingent construit par elle. En ce qui concerne le
premier point, il est évident que le juge examine le droit de
l’intérieur avec la logique du devenir ; il étudie non pas comme
quelque chose d’achevé ou de déjà fait, mais comme quelque
chose qui est en devenir perpétuel du fait de son caractère de
matière humaine vivante. En ce qui concerne le second point,
il est évident que le juge examine le droit non seulement comme
quelque chose en train de s’accomplir, mais encore comme
quelque chose à l’élaboration de laquelle, lui, le juge, contri¬
bue. Dès lors le droit est en partie l’œuvre véritable du juge.
Précisément cette circonstance que le juge est la structure du
droit, et non pas seulement quelque chose d’accidentel construit
par le droit, donne sa signification ontologique à cette vérité de
raison, à l’intérieur de la logique du devenir qui dit que le juge
doit toujours se décider, quelle que puisse être l’obscurité ou les
lacunes qu’il trouve dans l’ordre légal .»

Cette immanence du juge dans le droit, qui est une consé¬


quence de la conception du droit comme étant une matière
humaine vivante, est une des bases de la théorie égologique et
devient plus difficile et plus absolue pour rectifier la vision tra¬
ditionnelle, puisque, si le juge était un spectateur indifférent,
sans prendre cette position d’appréhender l’objet par sa propre
connaissance, il pourrait atteindre le droit mais seulement par
Le Courant Phénoménologique 389

l’intellection ou l’explication. Avec une grande richesse de


détails, on peut voir alors que la connaissance scientifique qu’ex¬
prime la science dogmatique est une connaissance par compré-
hension.
Quelle que soit l’habileté de Cossio et la séduction de l’ei-
détique, cette doctrine, comme celle de Reinach, paraît appeler
un certain nombre de réserves qui concernent l’eidétique en
général et la conception de Cossio en particulier.
Toute eidétique, en premier lieu), repose sur l’affirmation
des essences du droit considérées comme des à priori antérieurs
à l’expérience juridique. Or, comment le juriste définit-il en
pratique ces à priori et les conçoit-il comme nécessaires ? en
vérité, en partant d’un certain concept juridique, par exemple
celui de la promesse comme le fait Reinach, et en déduisant, par
le raisonnement classique, du contenu de ce concept certains
caractères considérés comme aprioristiques. Il s’agit en vérité
d’un raisonnement tautologique : on attribue certains caractères
à un concept, et on déclare que ces caractères définissent le con¬
cept, sont nécessairement à prioristiques : votre fille est muette
parce qu’elle ne parle pas, telle est en vérité la base de la logique
des à priori.

En second lieu, Cossio ne nous paraît pas avoir donné de


l’analyse de l’évaluation une analyse assez complète pour que
le mécanisme de cette évaluation nous semble parfaitement clair.
Plusieurs fois, Cossio invoque comme base de l’évaluation la
notion de culture, de valeurs, mais quel est le contenu exact de
cette culture ou de ces valeurs ? Les naturalistes auront beau
jeu de lui objecter que cette culture ou ces valeurs individuelles
ou collectives appartiennent au monde objectif des idéaux qu’ils
revendiquent comme fondement réel du droit et que leur con¬
tingence n’est pas nécessairement un obstacle à leur objectivité
en tant que forme ou référence à un principe supérieur.
Toute phénoménologie qui invoque la notion de valeur réin¬
troduit, en quittant le terrain étroit de la méthodologie, une cer¬
taine métaphysique de la culture objective.

De plus, toute phénoménologie doit être un compte rendu


exact du « phénomène humain », or le mécanisme de la forma¬
tion des valeurs ou de la culture n’est pas décrit par Cossio,
mais appréhendé comme tel dans sa réalité existentielle, si bien
que son œuvre apparaît beaucoup plus comme une analyse de
la formation du droit, que comme une explication du fondement
du droit. Le phénomène est appréhende dans sa complexité,
certes, avec beaucoup de pénétration, mais non dans sa génèse
historique ou sociologique.
On prend pour départ absolu les données immédiates de Ex¬
périence juridique vécue, sans en analyser les conditions his-
390 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

toriques ou sociologiques pour aboutir à des révélations abstraites


qui donnent l’apparence de l’objectivité. On en arrive ainsi à
tenir l’existence du droit pour exclusive de son essence, ou
mieux, on considère les essences eidétiques du droit comme
immanentes aux réalités de l’ordre juridique positif et l’on
cherche à faire coïncider l’univers des réalités avec l’univers
eidétique. On exige en fait un alignement de l’ordre juridique
positif sur les essences du droit et si la coïncidence n’existe pas,
on fait appel, comme Cossio, à un ego transcendental ; on aboutit
à faire du moi pur (Wesenchau purement intellectuelle) l’ins¬
trument idéal et parfait de la découverte eidétique.
Dans les conceptions naturalistes, il est simple et logique
de mesurer le degré d’adaptation de la règle positive à un
modèle parfait et objectif. Le droit positif apparaît comme l’ac¬
tualisation d’une règle générale dont l’objectivité est posée comme
principe au départ ; dans la phénoménologie, au contraire, l’exis¬
tence précède l’essence, c’est-à-dire que les essences eidétiques
apparaissent en même temps que les réalités juridiques et ne
peuvent par conséquent les contredire. Il y a là une contradic¬
tion fondamentale dont on ne peut sortir que par la subjectivité
la plus absolue.
Or, où est le droit dans tout cela ? Nous le savons et nous
ne le savons pas ! Nous le savons si nous le recherchons exclu¬
sivement dans la décision du juge et c’est la raison pour laquelle
Cossio insiste si largement sur le rôle du juge dans la forma¬
tion du droit.
Nous ne le savons pas, si nous recherchons les liens profonds
qui maintiennent l’unité des systèmes juridiques dans une société
donnée. Le droit n’est pas seulement un système de règles sub¬
jectives, ces règles fussent-elles appréhendées dans le cadre
aprioristique d’un système normatif ; pour reprendre une expres¬
sion que G. Lukacs emploie pour l’existentialisme en général, le
système d’Husserl, de Reinach, de Cossio, « c’est l’histoire de
Peer Gynt épluchant l’oignon, qui n’y trouve que des couches
successives sans parvenir à l’oignon lui-même ».

Chapitre III

DE LA METHODE PHENOMENOLOGIQUE
A LA DOCTRINE DES FAITS NORMATIFS
DE G. GURVITCH

L’œuvre essentielle de M. G. Gurvitch (12 bis) dans le


domaine de la théorie générale du droit, à savoir L'idée de

(12 bis) G. Gurvitch, né en Russie en 1894, mort à Paris en 1965,


après avoir été le rénovateur des études sociologiques en France par ses
travaux et son enseignement à la Sorbonne.
Le Courant Phénoménologique 391

droit social, s’est édifiée sous des influences diverses, Fichte,


Frédéric Rauh, Scheler, qui dénotent le glissement de la phéno¬
ménologie vers l’axiologisme, mais elle est cependant dominée
par la méthode et la pensée phénoménologiques.
Elle se présente avant tout comme l’affirmation d’une corré¬
lation entre les structures essentielles des objectivités juridiques
et les structures essentielles des actes juridiques qui constituent
les objectivités.
La méthode d’investigation phénoménologique doit permettre
de découvrir « la réalité juridique spécifique », l’expérience juri¬
dique ne se bornant pas aux faits matériels, mais aussi aux idées
et croyances. Ces idées et croyances appartiennent au domaine
spirituel que nous ne pouvons déterminer en fonction d’un
absolu, mais à travers le social et le réel ; c’est un phénomène
social et individuel observable, en liaison étroite avec ce sys¬
tème de valeurs : « il n’y a pas d’autre moyen écrit Gur-
vitch (13), d’arriver à l’idée de justice que de trouver sa place
dans un système de valeurs, car la conception du rapport entre
la justice et l’idéal moral dépend de prémisses éthiques, voire
métaphysiques générales ».
Mais la conceplion de Gürvitch n’est pas une conception
exclusivement normativiste. Les systèmes de valeurs sont avant
tout des phénomènes sociaux qu’il faut découvrir par une méthode
qui permette de dépasser l’opposition traditionnelle entre le
sociologisme et le normativisme, à savoir la méthode idéaliste et
phénoménologiste.
Les axiologistes mettront l’accent sur la temporalité et l’in¬
tentionnalité (voir infra); Gürvitch va, tout en retenant 1 inten¬
tionnalité comme méthode, mettre l’accent sur la transcendance.
Sa méthode est, en effet, une méthode sociologique transcen-
dentale. La sociologie doit se placer d’emblée dans i idéal pour
saisir l’être social dans sa totalité, être social qui, à la différence
de celui de Durkheim, ne se superpose pas au groupe comme
un objet extérieur et une entité immuable (conscience collec¬
tive de Durkheim), mais est irréductible à la somme de ses
membres (anti-individualisme de Gürvitch).
Cette méthode doit permettre de découvrir le fondement du
droit. Dans le système traditionnel, la pensée juridique fonde le
droit sur la subordination à l’Etat, personnalisé et souverain, ou
sur la coordination entre les volontés individuelles (volontarisme).
A cette conception, il va substituer la conception d’un droit d'in¬
tégration (14), c’est-à-dire « d’un droit social » engendré d’une
manière autonome par la vie du groupe et « intégrant » ses
traditions, ses besoins et ses aspirations.

(13) G. Gürvitch : L’idée du droit social.


(14) G. Gürvitch : L’expérience juridique et la philosophie pluraliste
du droit, Pedone, 1935.
392 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

C’est donc en définitive la formation du groupe qui engendre


le droit ; sous quelle forme ? sous la forme des faits norma¬
tifs (15). « Un fait normatif, c’est la liaison entre l’action empi¬
rique d’une communauté réelle et l’action éternelle des valeurs
morales qui trouvent leur justification juridique dans le fait
même de leur existence, car ce fait présente en lui-même une
valeur juridique positive » (16 j.
Le fait normatif (17) tire sa force obligatoire de la totalité
dans laquelle il s’intégre. Cette totalité n’est pas nécessairement
une personne juridique, mais une personne collective complexe,
fédérations économiques, politiques, sociales, coopératives, concep¬
tion pluraliste du droit, puisqu’il n’v a pas un seul foyer de
création du droit, mais une multiplicité de centres juridiques.
A côté du droit positif formel, ces groupes engendrent un
droit « positif intuitif », c’est-à-dire des « normes » dans les¬
quelles ils traduisent leurs aspirations, vision plus ou moins
idéalisée du droit. C’est donc, suivant sa propre expression, une
vision idéal-réaliste du droit qu’il nous propose, vision par
laquelle il s’efforce de dépasser l’opposition entre idéalisme et
sociologisme.
Le droit social se rencontre à l’état « pur et indépendant »
lorsqu'il est affecté d’une force contraignante ou égale ou supé¬
rieure à celle du droit étatique, exemple : le droit international,
le droit des groupements économiques, le droit canonique. Ce
droit peut êtr“ annexé par l’Etat (exemple : université) ou mêlé
au droit étatique (droit des sociétés de droit privé). Lorsque
l’Etat capte le droit social qui se dégage de la communauté
politique sous-jacente, il l’affecte de la contrainte, ce qui est le
cas du droit constitutionnel ; nous sommes en présence d’un
droit social condensé.
Mais l’efficience du droit, même interne, ne dépend pas que
de la contrainte étatique. « L’efficience du droit se vérifie par
des réactions de désapprobation et c’esî cette garantie seule,
assurant la correspondance des devoirs des uns aux prétentions
des autres... qui est une marque de tout droit. Or toute forme
de sociabilité est capable de devenir, sous certaines conditions,
la base d’une garantie de ce genre et par cela même foyer d’en¬
gendrement du droit. »
Le sociologisme de Gurviteh se rapproche de celui de Duguit,
notamment lorsqu’il considère déjà comme droit ce qui n’est
que prise de conscience de règles et de préceptes, mais il ne
faut pas perdre de vue l’influence phénoménologique et existen¬
tielle dans sa pensée.

(15) Notion que l’on trouve déjà chez Petrasziki.


(16) G. Gurvitch : L’idée du droit social, p. 117.
(17) Expression et théorie empruntée au juriste russe, Petrasziki.
Le Courant Phénoménologique 393

Revenons aux notions clés de ces philosophies, elles éclairent


la pensée de Giirvitch, à travers et au-delà de son sociologisme.
L’idée de temporalité nous met en possession d’un certain capi¬
tal normatif historique qui s'enchaîne au présent. Le fait nor¬
matif est le résultat de l’action empirique d’une communauté
réelle et de l’action éternelle des valeurs morales qui se lient
par un processus continuel et historique. Ce fait s’impose à nous
(notion d’intentionnalité), car il est hors de nous avant d’être en
nous. Il est phénoménologique.
Comment allons-nous le découvrir ? Par l’évidence, par l’in¬
tuition. Autrement dit, le fait normatif est un droit positif
intuitif, transcendant au droit positif formel. Ce droit est un
pur fait, car le droit positif intuitif n’est qu’une réalité empi¬
rique spontanée, d’où le caractère décevant sur le terrain tech¬
nique de la doctrine de Gurvitch lorsqu’il veut préciser le con¬
tenu de ces faits normatifs. Empirisme et spontanéité échappent
à toute formulation précise. Le « rien ne demeure » se trans¬
forme en « tout est insaisissable ».
M. Gurvitch se défend d’être tombé dans un néo-naturalisme,
car il n’attribue pas au droit positif intuitif une valeur juridique
ou morale plus grande qu’au droit positif formel. C est un fait,
le fait normatif, qui produit la norme, c’est tout. Voire !
Il est incontestable d’abord que M. Gurvitch affirme l’anté¬
riorité du droit positif intuitif, donc temporel, sur le droit posi¬
tif formel. __ , . .
Or, ce qui est historiquement donné s’impose a ce qui existe,
la temporalité conditionne l’existence.
Gurvitch note : « il ne peut y avoir de droit naturel, car
il serait autonome et le droit ne saurait être autonome, il est
hétéronome ». C’est vrai dans sa perspective, mais sous l’angle
de la temporalité il s’impose au présent, donc lui est supérieur.
Le droit naturel se confond, pour Gurvitch, avec la morale
et il n’y a pas de problème droit naturel-droit positif, mais un
problème droit intuitif-morale et justice.
La justice ne se confond pas avec la morale, « elle ne sait
mie rationaliser et réduire à un certain quantitatif 1 idéal
moral », elle consiste à rendre applicable les idéaux de la vie
quotidienne. La morale est une idée essentiellement logique,
très au-dessus de la justice et du droit. ^
La distinction entre droit positif, droit intuitif, morale et
justice, revient en vérité à émettre des jugements de valeurs
en fonction d’une certaines morale, ce qui est le propre du sub¬
jectivisme. Gurvitch ne le reconnaît-il pas implicitement lors¬
qu’il écrit • cc je ne peux admettre un droit plus ou moins juste,
mais j’admets l’existence d’un droit plus ou moins moral ». U
a bien ajouté : « le mauvais droit reste certainement un droit »;
il n’en admet pas moins la possibilité de jugements de valeur
même si sa conception des morales est sociologique et relati¬
viste.
394 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

SECTION II

LA RENAISSANCE DU DROIT NATUREL


ET LE COURANT AXIOLOGIQUE

La phénoménologie, avec Husserl et Reinach, a cru décou¬


vrir dans la Wesenchau un instrument méthodologique suffisant
pour saisir l’essence des objets dans leur réalité sans dépasser la
connaissance humaine.
La Wesenchau est une intuition d’un ordre supérieur qui
tente de décrire non le processus de réflexion, mais la structure
des objets de ce processus et le mécanisme par lequel la réflexion
pose son objet.

Cette méthode convenait à Husserl et Reinach qui consa¬


craient leur œuvre à l’établissement d’une Normlogik, d’une
logique pure du droit. Nous avons vu que Cossio et Gurvitch,
tout en multipliant leur profession de foi phénoménologique,
avaient été obligés d’introduire dans leur doctrine une certaine
notion de valeur, n’ayant pu se résoudre, comme Husserl ou
Reinach, à « mettre entre parenthèses » le problème de la
réalité et de l’objet intentionnel. En fait, Cossio et Gurvitch ont
subi, mais à un moindre degré que les auteurs dont nous allons
maintenant analyser les doctrines, l’influence de la philosophie
des valeurs de Scheler, Hartmann et Rauh.

Scheler a pris également conscience de l’insuffisance de la


théorie de la connaissance d’Husserl, lorsqu’il s’agit des pro¬
blèmes de la réalité sociale qu’il mettait entre parenthèses au
nom d’une méthodologie pure. Or, dit Scheler, le philosophe
peut tout prendre pour objet intentionnel ; il peut, par exemple,
procéder à l’examen philosophique du diable en mettant entre
parenthèses le problème de son existence, puis ensuite supprimer
les parenthèses et faire surgir le diable devant nous. Une telle
méthode donne l’apparence de l’objectivité scientifique, car on
prend pour point de départ les données immédiates de l’expé¬
rience vécue pour aboutir à des révélations abstraites, alors que
l’on néglige totalement les conditions sociales ou historiques de
cette expérience. Valable pour les sciences abstraites, une telle
méthode n est pas justiciable, lorsqu’on se tourne vers les pro¬
blèmes de la morale, de la sociologie ou du droit, qui appar¬
tiennent au domaine de la culture.

Ce domaine de la culture est constitué par un monde trans-


Le Courant Axiologique 395

Cendant et idéal : le monde des valeurs, qui permet d’apprécier


et de juger des réalisations matérielles de la culture : le droit
et la morale privée par exemple.
Retombons-nous dans le rationalisme kantien ? Certainement
pas, nous sommes sur le terrain de l’expérience phénoménolo¬
gique. Ces valeurs sont, en effet, perçues par l’intuition. Elles
ont un caractère à priori, ce sont des objets purs, indépendants
de toute situation subjective, sentimentale ou morale, elles sont
appréhendées comme des entités idéales (Wesenheiten), transcen¬
dantes et absolues, immuables historiquement, une simple diffé¬
rence de degré, mais non de contenu fondamental, pouvant se
produire sur le plan de l’évolution historique. Elles ont donc
un caractère essentiellement axiologique.
Grâce à la philosophie des valeurs, le courant phénoméno¬
logique a trouvé un nouvel axe de développement et ses ressources
apparaîtront comme infinies. L’existence, la réalité sociale, les
normes morales, vont pouvoir être prises en considération dans
une théorie générale de la connaissance juridique.
Un tel élargissement ne va pas sans péril pour l’orthodoxie
phénoménologique menacée par la contamination existentialiste.
Aussi n’est-il pas surprenant de voir certains auteurs phénomé-
nologistes et existentialistes subir l’influence du kantisme, de
l’hégélianisme, du spiritualisme et de l’objectivisme chrétien,
qu’ils s’efforcent de concilier, avec plus ou moins de bonheur,
avec leur doctrine.

Chapitre premier

LA RENAISSANCE DU DROIT NATUREL EN ALLEMAGNE

L’Allemagne est la terre d’élection des philosophies jmri-l


diques phénoménologistes et existentialistes. L attraction de la
philosophie d’Husserl sur les philosophes du droit s’explique par
le prestige de leur doctrine et de leur enseignement en Alle¬
magne, pays qui a voué à la philosophie en général et à la phi¬
losophie du droit en particulier, un culte ininterrompu depuis
la Renaissance, culte qui est devenu une véritable vocation uni¬
versitaire et internationale. L’Allemand naît musicien et philo
sophe et dans le domaine de la philosophie du droit, on ne ren¬
contre pas en Allemagne une période comparable à cette longue
période de désaffection que le positivisme a fait naître en France
entre les années 1930 et 1948.
396 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

A cette cause très générale, il faut ajouter un certain nombre


de facteurs historiques qui ont favorisé le succès des philoso¬
phies existentialistes et contribué à leur donner, en même temps,
un aspect particulier par rapport aux autres pays, la France
notamment.
La défaite de 1914-1918 et les difficultés économiques con¬
nues par l’Allemagne entre 1918 et 1939 ont créé de bonne
heure un climat psychologique favorable au développement des
philosophies du désespoir, et en même temps au dépassement
des doctrines anciennes. Il est caractéristique que les doctrines
existentialistes n’aient pas eu besoin, comme en France, de l’aide
de romanciers ou auteurs dramatiques (je songe à Sartre et
G. Marcel) pour atteindre un public intellectuel très large.
Après 1939 et l’expérience hitlérienne, l’aspiration à un
renouveau moral et juridique, en même temps qu’une philoso¬
phie de la justification, ne sont pas étrangères à ce que l’on a
appelé la renaissance du droit naturel en Allemagne, à travers
les philosophies existentialistes (18).
Ce renouvellement de la philosophie juridique en Allemagne
— et c’est là un de ses traits essentiels, national, peut-on dire —,
s’est effectué dans le cadre d’une longue tradition philosophique
et ne s’en est pas totalement détaché. En Allemagne, avant 19J8,
on est Kantien, Hégélien ou Marxiste ; depuis 1918, à ces
options fondamentales on a vu s’ajouter le choix existentialiste,
mais dans le domaine de la philosophie du droit peu d’auteurs
le seront à « l’état pur » et nombreuses seront, dans leurs œuvres,
les réminiscences des philosophies kantiennes, hégéliennes,
marxistes, voire thomistes. Ce sont des options que la plupart
des auteurs français ignoreront dans un contexte historique
différent.
Il serait séduisant, mais inexact, de faire de ces influences
le critère de classification des doctrines allemandes. La réalité
est plus complexe, d’autres arguments nous paraissent plus
importants ; c’est bien plutôt par rapport à la notion de culture,
actualisation de la notion de valeur, qu’il convient de distin¬
guer ces doctrines.

§ 1* — Coing et la philosophie des situations-types (19).

Au lendemain de la guerre 1939-1945, très exactement en


1947, Coing, Professeur à la Faculté de Droit de Francfort sur
le Main, publiait ses Die Obersten Grunsatze des Rechts,

(18) Voir sur ce point N. Poulantzas : La renaissance du droit natu¬


rel en Allemagne après la deuxième guerre mondiale. Mémoire Fac. Droit,
Paris, 1961.
(19) Voir sur Coïng, Michel Villey : Leçons de philosophie du droit,
Dalloz, dernière édition, 1963.
Le Courant Axiologique 397

avec en sous-titre : Emversuch zur Neubegrunding des Natur-


recht, sous-titre plus expressif que le titre, qui allait faire de
lui le chef de file de l’école allemande moderne du néo-natura¬
lisme.
Sous l’influence, dit Coing, de facteurs que le doyen Ripert
a très lucidement analysés, non seulement le contenu des règles
de droit s’est transformé, mais aussi l’idée que les hommes se
font du droit et de son essence. La représentation du droit est
de plus en plus influencée par la philosophie, la philosophie
n’est plus une tare ; la philosophie existentialiste, comme les
grandes philosophies antérieures, amène le juriste à reconsidé¬
rer les notions juridiques classiques dans une nouvelle perspec¬
tive où l’existence précède l’essence, ce qui permettra une
définition substantielle du droit. La notion de droit naturel n’a
pas échappé à cette contagion.
Pour Coing, le problème des fondements du droit se confond
avec le droit naturel, mais pour lui il convient de renouveler
la notion de droit naturel. La notion ancienne de droit naturel
doit être rejetée, car l’existence d’un droit fondé sur des prin¬
cipes objectifs et étemels est indémontrable, le droit s’efforçant
de résoudre des problèmes qui se posent à un moment donné,
le droit n’étant qu’une solution relative à des problèmes posés
dans le temps.
C’est à la lumière des notions fondamentales du courant phé¬
noménologique et existentialiste que nous avons analysés, que
Coing va, avec beaucoup de finesse et d’érudition, rechercher ce
renouvellement du droit naturel.
L’homme est né libre (postulat essentiel de 1 existentialisme),
mais il assume une certaine situation, il se trouve placé, en nais¬
sant, dans une certaine situation biologique, sociale et psycholo¬
gique.
En ce qui concerne le phénomène juridique, ce qu’il y a de
permanent dans le droit, ce sont « les situations fondamentales »
qu’il assume et qui vont se répéter sans cesse dans l’histoire,
fondées sur la constance de la situation humaine et de sa nature
« eine gervisse Konstanz der menschisten Natur in îhren
Grundtrieben und Verhaltensweisen ».
Cette notion de « situation type » est une des notions essen¬
tielles de la doctrine de Coing, notion par 1 intermédiaire de
laquelle sa philosophie tend à l’objectivité et s’efforce de con¬
server le caractère d’une doctrine dualiste, position essentielle
dans une perspective naturaliste et objectiviste.
Comment va se réaliser cette réponse à ces situations fonda¬
mentales ? L’instrument de découverte sera ici l’intuition, l’evi-
dence, la Wesenchau, agissant dans un champ parfaitement
délimité, celui des valeurs. Disciple de Scheler, Coing voit dans
398 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

le monde des valeurs objectives et transcendantes qui ont leur


source dans la nature humaine, l’origine des normes fondamen¬
tales du droit naturel. Les valeurs n’appartiennent pas seulement
au monde des formes (forme thomiste), mais ont aussi un con¬
tenu matériel, indépendant de l’ordre juridique positif, contenu
qui va permettre d’apprécier, comme dans tout système dualiste,
non seulement la validité de l’ordre, mais sa matérialité, car le
droit réalise les valeurs dans un monde matériel et réel.
Il y a donc un lien profond dans le système de Coing entre
la nature des choses et les valeurs morales. Le droit naturel
ainsi déterminé est un droit à caractère progressif qui dépendra
du développement de notre « culture », ou mieux de notre
conscience des valeurs. Le droit est, en effet, addition ou cor¬
rection aux situations fondamentales par l’intervention de la
notion de valeur, addition ou correction qui dépendent de la
« nature des choses » (Natur der sache). Les valeurs, aussi bien
dans leur forme que dans leur contenu, ne se libèrent dans
l’histoire que progressivement et la nature des choses est l’élé¬
ment moteur du développement croissant des valeurs.

Pratiquement, dans le cadre du droit positif et de ses sources,


le rôle de « promoteur des valeurs » appartient au « Juristen-
recht » par l’intermédiaire duquel le droit positif se régénère à
ses sources morales.

Une telle conception aboutit a donner un rôle essentiel dans


cette « prise de conscience progressive des valeurs », comme
dans toute doctrine existentialiste, au personnage qui incarne
le droit dans son existence, à savoir le juge. Ce juge, dans son
appréciation éthique, n’est pas seulement déterminé par sa con¬
ception subjective de l’équité ; il est inspiré par sa « culture
juridique », c’est-à-dire son sens et sa conception des valeurs.
Son rôle est à la fois synthèse intellectuelle et promotion morale.
La doctrine a pour Coïng un rôle comparable, à un moindre
degré, au rôle du juge.

Quant à l’efficacité du droit, elle n’est totale que lorsque ce


droit correspond au sens des valeurs de la masse, quand il y a
coïncidence entre la validité objective et la validité sublimée
dans la notion de culture.

C’est progressivement que la conscience occidentale, par


exemple, a clairement aperçu le principe des valeurs fondamen¬
tales, respect de l’individu, respect de la justice commuta¬
tive, etc. Comme l’a très justement fait observer M. Poulantzas :
« dans le système de Coing, les valeurs ou principes naturels
constituent une sphère médiatrice entre les valeurs morales et
leurs réalisations dans le droit positif ».

La nature des choses impose une certaine spécificité factuelle


à l’action des hommes, sans que pour autant la norme juridique
Le Courant Axiologique 399

perde sur le plan du droit naturel son universalité et sa puis¬


sance, car elle possède un certain contenu normatif matériel
d’où on pourra déduire des principes fondamentaux pour le
droit positif. Cette concrétisation du droit, Coing, dans ses pre¬
miers travaux, la cherche dans la tendance à l’ordre social et à
la consolidation des forces sociales (1947), puis dans son
ouvrage fondamental Rechtphilosophie (1950), il sera amené à
invoquer « le sentiment juridique et la conscience juridique »
comme facteurs déterminants de la cristallisation des valeurs
morales dans le droit.
Résumons-nous :
1° La doctrine de Coing est une doctrine objectiviste qui
repose sur une opposition fondamentale entre le droit positif et
le droit naturel, c’est la validité éternelle qui fonde le droit et
permet d’apprécier la validité et le contenu du droit positif.
2° C’est une doctrine naturaliste, car elle repose sur le
renouvellement de la notion de droit naturel. En effet, pour
Coing, le droit naturel est composé de valeurs objectives qui
constituent beaucoup plus des limites à l’action des gouverne¬
ments que des préceptes positifs. Les valeurs de justice, respect
de l’individu, justice commutative, ont pour contenu le respect
de la personnalité de l’autre (l’autre joue un rôle essentiel dans
l’existentialisme) (20), donc un aspect plus négatif que positif.
La tâche du juriste c’est plus de « tracer des frontières » que de
formuler des règles instables, position qui prend le contrepied du
naturalisme de l’Ecole de la nature et du droit des gens,
3° C’est une doctrine axiologique, qui repose sur la notion
de valeur au sens phénoménologique du terme, cette phénoméno¬
logie morale débouchant sur une vue spiritualiste et idéaliste de
la « culture morale et juridique ».
Cette doctrine formulée avec une argumentation et une docu¬
mentation historique exceptionnelles, est l’œuvre d’un humaniste
doué d’une très vaste culture qui attribue à la synthèse philoso¬
phique une place de choix dans la science juridique. Néonatu¬
raliste, dualiste, Coing représente dans la philosophie axiologique
du droit une position aussi originale que la position de
Gabriel Marcel dans la philosophie existentialiste. Mais il est
périlleux d’être le Gabriel Marcel de la doctrine juridique, aussi
n’est-il pas surprenant de voir sa doctrine subir l’assaut et des
existentialistes et des naturalistes.
Les existentialistes lui reprochent d’être plus essentialiste
qu’existentialiste. En ce qui concerne le problème du fondement
du droit, pierre de touche de tout système juridique, Coing
distingue en vérité deux couches de droit naturel :

(20) Voir sur ce point Simone de Beauvoir : Le deuxième sexe, Galli¬


mard.
400 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

— Une première couche donnée par l’histoire qui s’offre à


l’homme à travers les valeurs dont il assure la transmission,
comme un impératif juridique. De ce point de vue, cette pre¬
mière couche de droit est fondée sur la raison historique. Si le
droit naturel, parce qu’il exprime une situation fondamentale,
est une donnée de l’histoire, il est dans l’histoire, s’impose à
l’homme. Le droit est rationnellement fondé, il a une essence
puisque l’histoire de l’homme est « l’histoire d’un même homme
et qui se connaît » pour reprendre l’expression de Pascal. L’es¬
sentialisme renaît à travers le concept d’historicité envisagé dans
sa rationalité. Mais l’homme ne se contente pas d’assumer une
situation, il est libre, il existe, il peut se dépasser, le droit
débouche sur un avenir perfectible.
— Il en résulte une deuxième couche de droit qui va s’ap¬
pliquer à des situations historiques nouvelles, droit fondé sur la
notion de culture. Le contenu de ce droit, nous le découvrons
comme dans toute doctrine phénoménologique, par l’intuition ;
pour Coing ce n’est pas n’importe quelle intuition, c’est l’intui¬
tion guidée par la conscience juridique. Autrement dit, Coing
réintroduit, par le truchement de la conscience, l’unité du droit
naturel rompue au nom du relativisme. En dernière analyse, le
droit naturel est fondé dans son unité sur la raison historique
et la culture humaine, deux aspects d’une même réalité : la
conscience historique épaulant la conscience individuelle dans sa
recherche progressive des valeurs.
Nous sommes plus près de Saint-Thomas que de Heidegger !
Certes, la nature des valeurs qui anime le droit n’est pas la
nature humaine des Stoïciens, mais entre la transcendance auto¬
nome des valeurs et la transcendance absolue de la lex naturalis
de Saint-Thomas il n’y a qu’un pas que l’on évite de franchir
par un vocabulaire nouveau et une méthode nouvelle, tout en
restant un frontalier de l’essentialisme.
Cependant, la position néonaturaliste de Coing est loin de
rallier la sympathie de tous les naturalistes contemporains. Outre
la méfiance qu’ils professent à l’égard de toute doctrine d’inspi¬
ration phénoménologique, ils reprochent à Coing de n’avoir pas
pu établir l’existence véritable et constante de ces fameuses
« situations fondamentales » dans lesquelles celui-ci place le fon¬
dement de son droit naturel.
Ce droit est en vérité plus subjectif que naturel, car il ne
peut prouver la constance de la nature humaine essentielle dans
le naturalisme, que si ces situations ont un caractère d’univer¬
salité et d’immutabilité, que Coing n’a pu démontrer.
C’est pour éviter cet écueil que Spranger (21) a imaginé sa

(21) Professeur de Philosophie de la Culture à PUniversité de Tübin-


gen. Ouvrage principal : Cm die Erneverung des Naturrecht (Universitas,
1948), voir infra.
Le Courant Axiologique 401

philosophie des « Cercles de Culture ». Pour Spranger, les


valeurs ne sont que l’expression d’une culture limitée dans un
certain cercle d’espace et de temps. La répétition des situations
sociales justifie la recherche d’une typologie des structures juri¬
diques, typologie qui n’est pas un obstacle à la prise en consi¬
dération du caractère relatif et historique du droit dans son
contenu (22 ).
En tant que forme naturelle, les valeurs expriment une typo¬
logie des structures sociales ; en tant que contenu, le droit est
déterminé par la conscience individuelle. La doctrine, ainsi rec¬
tifiée, débouche sur un existentialisme proche de celui de Kir-
kegaard, car cet existentialisme s’affirme chrétien, la conscience
étant la source apocalyptique de la transcendance métaphysique.

Mais cette correction ne saurait apaiser les craintes des néo¬


thomistes. Cette inspiration spontanée, censée venir de la cons¬
cience, ne peut-elle dispenser dans certains cas de la morale
universelle et aboutir à une morale de la situation, au droit de
la situation, condamné par le Saint Office dans le décret du
15 avril 1956 ?
Quelles que soient les critiques que l’on peut adresser à la
doctrine de Coing, il faut noter l’ampleur de l’effort accompli.
Au lendemain de l’expérience nationale socialiste, Coing fut un
des premiers juristes allemands à mettre l’accent sur l’impor¬
tance de la notion de valeur, notamment des valeurs démocra¬
tiques. Sur le plan de la technique juridique, il a donné à la
notion de droit naturel une chance de renouveau, à l’abri des
railleries faciles des positivistes auxquelles conduisaient les
outrances universalistes de l’Ecole de la nature et du droit des
gens. Sa notion de « Nature des choses » est à la base du
renouvellement de la notion classique de droit naturel.

§2. — L’axiologie existentialiste de Fechner

Il est devenu traditionnel dans tout cours de philosophie


du droit d’opposer le néo-naturalisme idéaliste plus essentialiste
qu’existentialiste de Coing, au néo-naturaliste de Fechner. Fech¬
ner, le maître de Tübingen, représente l’autre pôle du néonatu¬
ralisme allemand et leur loyale et pacifique querelle philoso¬
phique ne va pas sans évoquer le duel intellectuel entre Duguit
et Hauriou qui, en France, opposa jadis 1 école de Bordeaux et
l’école de Toulouse.
Entre la doctrine de Fechner et celle de Coing, il y a iden-

(22) Une même distinction se rencontre chez Mittéis, voir H. Mittéis :


Uber des naturrecht (1948). Von Lebenswert der Rechtgeschichte (1947).

26
402 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

tité de méthode, la méthode phénoménologique, un même atta¬


chement à la philosophie des valeurs de Scheler et d’Hartmann,
une inspiration philosophique commune, l’existentialisme de
Heidegger.
Cependant, le sous-titre de l’ouvrage fondamental de Fech-
ner : Rechtphilosophie (paru en 1956), savoir Soziologie
und Metaphysik des Rechts, nous éclaire d’emblée sur l’oppo¬
sition de leur doctrine. Fechner va rechercher le fondement du
droit, comme Coing, dans la notion de valeur et de nature des
choses, mais à travers des facteurs sociologiques et des facteurs
de représentation qui donnent à ces recherches le caractère d’une
sociologie et d’une métaphysique du droit, alors que Coing mani¬
feste dans toute son œuvre une méfiance certaine à l’égard de la
sociologie.
Pour Fechner, l’être forme une totalité et la distinction entre
l’organique et le spirituel ne se justifie que dans la mesure où
la causalité explique l’ordre de la nature organique et La finalité,
l’ordre de la nature inorganique. Cette unité de l’être, inspirée
de l’ontologie d’Hartmann, n’est pas un obstacle à l’analyse de
l’homme en cc strates », spirituels, organiques, chaque strate
ayant sa nature propre, mais en rapport étroit avec le strate
superposé.
Le droit est un des éléments de l’ordre qui régit les rapports
sociaux. Il traverse tout l’être dans sa complexité, car l’être est
multiforme. En premier lieu, le droit appartient au monde de
l’essence et, de ce fait, il est partiellement déterminé par les élé¬
ments de l’être, à savoir les données biologiques, économiques,
politiques. Ces éléments, qui vont donner naissance à une pre¬
mière couche de droit naturel, constituent les « Real Factoren »
du droit, les facteurs réels du droit. Ces facteurs sont dominés
par le principe de causalité, mais ils n’épuisent pas « la nature
des choses », ils constituent simplement un cadre qui agit dans
le climat de la liberté existentielle.
L’homme est libre (postulat essentiel de l’existentialisme), il
assume simplement une certaine situation imposée par les fac¬
teurs réels (concept de temporalité). « L’ordre objectif social »
n’est qu’un élément, le cadre du droit qui n’est que partielle¬
ment défini par les circonstances.

L’appréhension du droit, pour être totale, doit, en effet, faire


appel à la métaphysique ; car la conception de la justice dépend
d’éléments transcendentaux, et doit tenir compte des représenla-
tions métaphysiques. Le droit est ainsi fondé sur des « Idealfac-
toren », des facteurs idéaux qui vont permettre de replacer le
droit dans un système de valeurs.

Ces facteurs idéaux sont : en premier lieu, la logique juri¬


dique, immanente à la raison humaine, fonction organisatrice
Le Courant Axiologique 403

qui recherche la conjonction entre le réel et le besoin : le droit


devient ainsi l’art du possible ;
En second lieu, les valeurs, conçues dans leur réalité objec¬
tive et aprioristique. Leur source se trouve dans le tréfonds de
la conscience, elles apparliennent au monde de la transcendance
et de l’absolu. Leur relativité dans l’histoire n’est en vérité
qu’une relativité de l’interprétation des sujets ;
En troisième lieu, le sentiment religieux qui, par le contenu
normatif de tout dogme, contribue à la formation des règles de
droit, sans pour autant constituer un monde objectif comme celui
des valeurs.
Les facteurs idéaux vont permettre l’élaboration d’une
seconde couche de droit naturel et la conjugaison de ces deux
ordres dans le cadre des relations existentielles réalise l’adhé¬
rence du droit aux faits sociaux, et achève d’éliminer, comme
chez Gurvitch, l’opposition entre l’idéalisme et le sociologisme.
Le droit naturel ainsi défini est un droit de « cristallisation »,
toutes les forces idéales et matérielles contribuant à sa forma¬
tion.
Le droit naturel se réalise à travers l’histoire, c’est en ce
sens que Fechner parle d’un « Werdendes Naturrecht ». Cette
prise de conscience dépasse la simple idée de progrès juridique,
elle a, comme chez Jaspers, une portée existentielle en ce sens
que la transcendance des valeurs se trouve ainsi et progressive¬
ment saisie par l'homme à travers le devenir historique humain.
La doctrine de Fechner, formulée avec un grande clarté d’ex¬
position et avec une volonté certaine de tenir compte de tous
les facteurs qui interviennent dans la formation du phénomène
juridique, se présente à nous avec les caractères suivants :
1° C’est une doctrine juridique existentialiste qui s’attache
à épuiser la méthode phénoménologiste pour dépasser le terrain
des essences eidétiques et définir la relation ontologique entre le
monde et les institutions humaines. L’importance accordée par
Fechner aux représentations nous montre que, dans la recherche
existentielle, il entend mettre l’accent sur l’intentionnalité, sur la
tendance fondamentale de l’homme à se projeter au-delà de lui-
même dans l’avenir et le progrès, pour aboutir à force d’être hors
de soi, à ce « non soi », qui permet à l’homme de se dépasser,
de rencontrer la transcendance et l’objectivisation, au-delà de sa
recherche.
A la différence des phénoménologistes, Fechner se refuse à
mettre entre parenthèses le problème de la relation de l’homme
avec les objets. Le cadre ontologique qui, pour lui, constitue
l’expérience concrète de 1 homme et préexiste a son action inten¬
tionnelle est, dans le cadre juridique, constitué par les facteurs
matériels et métaphysiques.
404 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

2° C’est une doctrine de l’effectivité, en ce sens qu’elle


attribue à l’acte humain, à l’expérience juridique de l’homme,
un rôle essentiel dans la progresion du droit. Ce n’est point seu¬
lement l’expérience conceptuelle de l’homme, comme chez les
phénoménologistes, qui joue le rôle essentiel dans la découverte
du droit, mais l’action de l’homme, son activité politique.
3° C’est une doctrine axiologique qui attribue à la notion
de valeurs objectives un rôle déterminant dans la vie du droit.
Sa conception de l’objectivité des valeurs est conforme à la notion
de valeur que nous trouvons chez Scheler, mais cette notion agit
dans le cadre des facteurs idéaux, et se trouve donc en relation
étroite dans son action avec la raison et d’autres éléments de
la métaphysique humaine, la religion par exemple.
4° C’est une doctrine néonaturaliste, mais qui, inspirée par
l’ontologie d’Hartmann, rompt l’unité du droit naturel dans sa
formation, tout en s’efforçant de la retrouver au nom de la
liberté humaine dans son action. Sociologisme et axiologisme
existentiel seront ainsi réconciliés dans une perspective néonalu-
raliste.
C’est sur ce dernier point que la doctrine de Fechner sou¬
lève les plus grandes difficultés. Pour Fechner, plus proche
d’Heidegger que Coing, l’homme est libre, mais juridiquement,
sa liberté s’exerce dans un cadre déterminé par les lois de sa
nature temporelle et sa situation sociale temporaire.
L’autonomie de l’homme dans la création de la règle de droit
est conditionnée par les possibilités actuelles de l’être.
Certes, cet ordre objectif social n’est qu’un élément de la
prise de conscience par l’homme de la règle de droit ; à cet élé¬
ment objectif, il faut ajouter le système des valeurs qui s’insère
dans la réalité matérielle.

Mais y a-t-il conciliation possible entre ces deux plans, le


plan des réalités sociologiques et le plan de la métaphysique
axiologique ? Le fait que la société offre un cadre à un système
de valeurs ne signifie pas qu’elle détermine objectivement ce
système de valeurs, pas plus que le cadre d’un tableau ne déter¬
mine l’esthétique du tableau qu’il contient.

La liberté existentielle du sujet se meut dans un monde


dominé par les lois de l’être, mais le principe de causalité ne
peut s’apliquer à la liberté du choix intellectuel ; or les deux
couches du droit naturel définies par Fechner sont liées ontolo¬
giquement entre elles. N’y a-t-il pas une contradiction fonda¬
mentale dans le système : il admet qu’une partie du droit
naturel est déterminée par les faits sociaux ou biologiques et
dominée par le principe de causalité, mais, en même temps
appréhende la valeur dans une perspective existentielle domi¬
née par le principe de liberté ?
Le Courant Axiologique 405

La causalité est exclusive de la liberté : ou bien le droit est


déterminé par des faits sociaux et biologiques et il obéit au
principe de causalité ; ou bien il est déterminé par un système
de valeurs et obéit au principe de liberté, ou bien, pour être
logique, il convient de déterminer les règles de droit fondées
sur des facteurs objectifs et celles qui sont fondées sur les
valeurs, mais alors l’unité du droit naturel est définitivement
rompue.

Le système de Coing avait évité un tel écueil, car l’unité du


droit naturel était maintenue par la rationalité latente dans tout
le système. La conscience juridique et la conscience historique
se rejoignaient dans une création dominée par le concept de
temporalité auquel elles devaient leur caractère existentiel. Cette
cohésion n’allait pas. d’ailleurs, sans un certain retour à l’essentia¬
lisme.
La doctrine de Fechner, en rompant l’unité du droit naturel
et en le reconstituant à la sortie de son « spectrogramme juri¬
dique », nous permet d’en expliquer la génèse, mais n est plus
capable de démontrer son unité.

§3. — Des valeurs incluses

DANS LA « NATURE DES CHOSES »

La notion de nature des choses que nous avons déjà rencon¬


trée chez Coing (Natur der sache) est une des notions fondamen¬
tales des doctrines axiologiques allemandes, une idée-clef, grâce
à laquelle s’éclaire la différence qui sépare le néonaturalisme
allemand du naturalisme classique.
Certes, on trouve chez Saint-Thomas-d’Aquin l’idée d’une
nature des choses, fondement du juste « ipsa natura rei » ; mais
cette conception de la nature des choses se rattache a un monde
médiéval, pensé en dehors de toute phénoménologie. Le monde
médiéval était un monde statique, admirable de construction
intellectuelle, la terre était fixe parce qu’elle était limage de
Dieu le visage de la création était immobile, les concepts, le
droit’ se rattachaient à des idéaux eux-mêmes fixes, les valeurs
étaient appréciées en fonction d’une nature des choses immuable.

Or, cet ordre médiéval a été ébranlé une première fois par
les coups de la révolution copernicienne de la Renaissance, une
seconde fois par l’irruption de la relativité dans les sciences,
enfin par la phénoménologie et l’existentialisme des valeurs. Les
valeurs ne seront plus appréciées à partir d un concept eta on,
mais à partir d’une cc nature des choses » qui resuite de la situa-
tion matérielle des normes dans le monde des relations sociales.
406 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Ce sont ces conduites humaines, correspondant à une certaine


nature physique de l’homme, à une certaine psychologie
humaine, à une certaine situation de la culture humaine qui
constituent les données aprioristiques et objectives, le substra¬
tum du monde des valeurs, la vérité existentielle des valeurs.
Cette notion de nature des choses est le thème fondamental
des doctrines de Radbruch et de Maihoffer, doctrines qui repré¬
sentent dans l’axiologie allemande, l’une un courant kantien
très caractérisé, l’autre une dominante existentialiste très pronon¬
cée.

A. — La doctrine de Radbruch (23).

La pensée de Gustave Radbruch, d’abord dominée dans ses


premiers ouvrages, notamment dans sa Rechtphilosophie (1931),
par l’influence kantienne, subit d’une manière de plus en plus
nette l’influence phénoménologique et existentialiste
Pour Radbruch, la philosophie du droit est un chapitre de
la philosophie en général, point de vue que les philosophes du
droit naturel ont, sauf exception, négligé, et un chapitre particu¬
lier de la philosophie des valeurs.

Par rapport à la philosophie des valeurs, il y a, dit Radbruch,


quatre positions philosophiques possibles :

— la position des sciences naturelles, qui se caractérise par


l’indifférence en face des valeurs ;

— la position de la logique, de l’esthétique et de la philo¬


sophie et de la morale qui prennent des valeurs pour critère d’ap¬
préciation ;

— la position des sciences sociales qui rapportent les faits


aux valeurs ;

— la position enfin de la théologie, qui se situe au-delà du


conflit scientifique qui existe entre sciences naturelles et sciences
normatives.

Dans le premier état de sa pensée (Rechtphilosophie,


1931), Radbruch considère que le concept de droit ne peut être
précisé que si on adopte la troisième position, celle des sciences
sociales. L’idée de droit sera recherchée par la méthode propre
aux sciences normatives, tandis que seule la religion pourra pré¬
ciser la valeur absolue du droit.

Second point pour Radbruch : La philosophie du droit se


distingue de la science du droit. La science du droit ne doit
s’occuper que des faits, elle n’est pas une science normative,
mais une « Kulturwissenschaft ». La philosophie du droit « ne

(23) Gustave Radbruch, Professeur à l’Université de Heildeberg.


Le Courant Axiologique 407

traite pas du droit qui existe, mais du droit juste, pas du droit
mais de la valeur, du sens, de la fin du droit, de la justice ,
donc la méhode des sciences naturelles est inapplicable à l’étude
du droit ». Radbruch rejoint ici Kelsen, mais tandis que Kelsen
distingue l’être et le devoir-être et fait du droit une science
normative, Radbruch imagine une philosophie du droit trialiste.

Entre la valeur (Wert) et la réalité (Wertlichkeit) existe


une troisième phase : la Wertbezogene Wertlichkeit, c est-à-dire
la finalité. Le droit positif ne suffit pas à caractériser le phéno¬
mène juridique ; pour qu’il y ait droit, il faut qu il y ait « essai
pour réaliser la justice ».
« Le concept de droit est radicalement distinct du concept
de droit juste et c’est pourtant de lui qu’il dérive ».
« Le concept de droit est ordonné à l’idée de droit ».

« L'idée de droit ne peut être que la justice ».


Et pour lui, c’est l’idée d’égalité sous ses deux formes, jus-
tice distributive et justice commutative, qui est au centre de
l’idée de justice.
Mais le droit ne dépend pas seulement de la réalisation de la
iustice, il tend aussi à l’établissement de l’ordre et de la secu¬
rité. Autrement dit, il a une fin et cette fin est relative par
rapport à une société donnée, donc ne peut etre determmee
scientifiquement, car un « sollensatz » ne peut etre modifie que
par un autre sollensatz qui ne peut être qu’objet de croyance et
non pas de connaisssance.
Trois opinions principales sont soutenues par rapport à cette
fin du droit, l’individualisme qui poursuit l’epanouissement des
valeurs individuelles, l’universalisme qui poursuit la reahsa10
des valeurs collectives et le transpersonnalisme qui poursuit
réalisation d’une œuvre.
Le droit se compose donc de trois éléments : l'idée, la fin, la
sécurité : tantôt un élément prévaut, tantôt un autre.
Ouant à la force obligatoire du droit, elle réside dans la
morale seule, car un « sollen >» ne peut dériver d un ^mperauf
ce n’est qu'un « müssen » qui peut en découler. La morale est
donc le fondement dernier du droit, car tout droit doit tendre
vers la morale, c’est seulement par la morale qu homme et socie
se perfectionnent.
A cette doctrine axiologique et kantienne, on peut adresser
la même critique que celle que l’on adresse a toutes les doc
trines kantiennes : l’hyperformalisme notamment (24).

(24) Voir A. B RI MO : La forme et le contenu du droit dam la théorie


générale du droit, Mélange Maury, Dalloz et Sirey, 1 6 .
408 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Mais, à partir de ]948, la pensée de Radbruch évolue très


rapidement d’une axiologie kantienne à une axiologie de « la
nature des choses ».
Dans ses deux ouvrages : Die Natur der Sache (1948)
et Rechtphilosophie (1956, publié sous la direction de Wolf),
c’est l’idée de nature des choses qui devient la base même de
l’idée de droit, laquelle « se réalise dans la nature des choses
comme l’idée artistique dans le bronze ou le marbre »; c’est-à-
dire que, sous l'influence de Coing, il considère la nature des
choses comme une idée aprioristique transcendante, matière pre¬
mière certes inerte, mais indispensable du droit. Cette nature
des choses est constituée des types idéaux d’institutions juridiques
situés dans la réalité sociale, types qui permettent d’apprécier
les réalisations concrètes du droit qui sont en rapport nécessaire
et logique avec les types idéaux.
Ainsi corrigée, la doctrine n’apparaît guère plus soutenable,
car ou bien cette nature des choses crée un déterminisme rigou¬
reux entre la nature première et le droit positif — ce qui
reste à démontrer —, ou bien l’obligation résulte du transfert
de l’impératif catégorique moral dans le monde de l’obligation
juridique — ce qui reste également à démontrer.

B. —- Les réflexions de Maihoffer.

Chez Maihoffer, dans son ouvrage Recht und Sein (1954)


et dans son article Die Natur der Sache (archiv. für Recht
und Sozialphilosophie, 1958), la nature des choses n’est ni com¬
parable au concept mathématique, ni constituée par un donné
rationnel, mais par les « conduites humaines » qui présentent
le caractère d’être à la fois des faits naturels, soumis, comme
les faits physiologiques, à des lois naturelles, et des phénomènes
culturels, produit des relations entre les sujets humains doués
de liberté, faits culturels qui traduisent les modes d’existence
de 1 homme dans le monde.

Les relations réciproques qui résultent de la vie en société


donnent a la notion de l’autre et de l’attente, si fondamentale
dans la philosophie existentialiste de Sartre et de Simone de Beau-
voir, un rôle déterminant dans la vie de la culture. C’est l’inter-
reciprocite qui détermine un certain mode de réciprocité et par
conséquent le mode des relations qui lient les sujets. L’attente
e 1 autre est le fondement de l’interdépendance et donne nais¬
sance a une « nature des choses » qui est la véritable ontologie
sur laquelle va s’edifier tout le système normatif concret. Le
devoir de 1 époux consistera à se conduire suivant l’exigence
ontologique de son rôle d’époux, par exemple.

Ces exigences de réciprocité créent des situations nouvelles


a 1 intérieur dune même nature des choses historique. Nous
Le Courant Axiologique 409

retrouvons là l’idée « de répétition des situations » chère à


Coing, valable seulement, pour Maihoffer — il faut noter la
réserve —, si la personne humaine est placée dans la même
situation de relation concrète.
Quelle que soit la séduction de l’expression « nature des
choses » que ces doctrines ont, d’une manière très heureuse, mise
à la mode, quel que soit le caractère d’exigence que nous éprour
vons en face d’une nature des choses que nous ressentons sans
pouvoir l’expliciter, nous sommes obligés de constater que ces
doctrines ne nous permettent pas d’oublier les difficultés du pas¬
sage d’une situation factuelle à une situation normative. Com¬
ment choisir entre ces faits, même déclenchés par une certaine
nature, sinon en portant sur eux un jugement de valeur qui nous
replace en plein naturalisme ?
Pouvons-nous en sortir comme l’ont fait certains auteurs
allemands, en enfermant cette notion de valeur dans des
« Cercles de Culture » ?

§ 4. — Des valeurs révélées par les Cercles de Culture

Spranger, professeur de philosophie de la culture à l’Uni¬


versité de Tübingen, dans son travail intitulé Um die Erneu-
ring des Naturrecht (1948), s’est efforcé d’approfondir cette
notion de culture et d’enfermer la notion de valeur dans celle
de cercle de culture (25).
Spranger admet très facilement la relativité historique et
locale de valeurs, le droit est historiquement élastique, alors
même que l’on soutient, comme Coing, la répétition des situa¬
tions fondamentales.
Ces situations fondamentales ne sont, pour Spranger, que
« la forme du droit » et ne coïncident pas avec les valeurs éter¬
nelles de Coing, forme naturelle et non rationnelle (comme dans
le kantisme), mais forme cependant, autrement dit, type de ^struc¬
ture sociale. Le contenu concret du droit est soumis à 1 incer<-
titude de l’existence collective d’abord, individuelle ensuite.
Collective, d’abord, c’est-à-dire que le droit emprunte ses
valeurs à un cercle de culture limité par le temps et 1 espace.
Individuelle ensuite, car la conscience individuelle joue chez
Spranger, comme chez Kirkegaard et Jaspers qui l’inspirent,
un rôle déterminant dans le choix des valeurs. Chaque valeur
est un choix vécu par une conscience et n’existe que par lui.

(25) Voir également MittÉis (H): Von lebenswert der Rechtgeschichte


(1947). Uber das Naturrecht (1948), qui s’attache à concilier la notion de
cercle de culture avec les concepts néokantiens. Voir sur ce point Fou-
I.ANTZAS, op. cit.
410 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Une telle correction apportée à la naissance des valeurs dans


le cadre des cercles de culture, nous semble, avec Spranger,
manifester une complaisance excessive à l’égard des illusions de
la subjectivité.
Cette promotion des préoccupations personnelles à la dignité
des problèmes juridiques risque d’aboutir à un droit d’invidua-
lisation incapable de prendre une place sérieuse dans la technique
juridique moderne.
Une telle position hypersubjective prête le flanc aux cri¬
tiques déjà adressées par les positivistes aux néonaturalistes.
Les théoriciens français ont-ils évité cet écueil en enfermant
la notion de valeur dans des préoccupations à la fois finalistes
et sociales ?

Chapitre II

UNE CONCEPTION FINALISTE ET SOCIALE


DES VALEURS :
LA DOCTRINE FRANÇAISE DES DOYENS
BONNARD ET ROUBIER

Si l’Allemagne est la terre d’élection des doctrines phénomé¬


nologiques et existentialistes et axiologiques, la France peut, dans
une première analyse, apparaître comme la parente pauvre du
courant husserlien dans la philosophie du droit.
La philosophie du droit français a été dominée au début du
xxe siècle par les deux grandes figures de Duguit et Hauriou,
et leur influence prépondérante sur la technique juridique
moderne a certainement contribué à maintenir notre philosophie
du droit en marge du grand débat qui opposait en Allemagne
les Hegeliens, les Kantiens, les tenants de l’idéalisme, du ratio¬
nalisme et enfin de l’existentialisme. Il faudra attendre les tra¬
vaux de Michel Villey, dont le mérite n’est pas mince et celui
de ses élèves, pour que les doctrines juridiques phénoménologiques
et existentialistes allemandes soient parfaitement connues en
France (26).

Si l’influence de l’existentialisme est sensible dans certains


travaux, aucune œuvre juridique française d’ensemble n’a subi
aussi directement 1 influence d’Husserl ou de Jaspers, que les
recherches de Coing et de Fechner en Allemagne.

(26) Voir Michel ^ illey : Leçons d’histoire de la Philosophie du droit,


Ualloz, 1962.
Le Courant Axiologique 411

Cependant, à y regarder de plus près, un lien étroit existe


entre les notions essentielles de ces philosophies et la pensée
axiologique française, dont l’apport est considérable à la théorie
générale des valeurs. La pensée axiologique française est, dans
le domaine de la théorie générale du droit, représentée par la
pensée de Roger Bonnard, notamment dans son article L’ori¬
gine de l’ordonnancement juridique paru dans les Mélanges
Hauriou et par l’œuvre du doyen Paul Roubier, en particulier
dans son ouvrage Théorie générale du droit (première édi¬
tion, 1947 ; dernière édition, 1951) et dans ses articles :
L’ordre juridique et la théorie des sources du droit (étude
Ripert, 1950) et la Philosophie des valeurs (1951).
On De trouve dans les réflexions du doyen Bonnard sur le
droit aucune allusion à l’œuvre d’Husserl et si l’œuvre du doyen
Roubier a subi l’attraction de Scheler et des philosophes fran¬
çais des valeurs, comme Lavelle, cette action s’est exercée à tra¬
vers une conception originale de la notion de valeur, dominée
par l*idée de finalité.
Pour ces deux auteurs, le fondement du droit se trouve dans
la notion de valeurs sociales. La valeur objective du droit cor¬
respond, selon le doyen Bonnard, dans son appropriation à une
certaine fin. Le droit (c’est le leit motiv de la Théorie géné¬
rale du droit du doyen Roubier) est une discipline normative
et non explicative. « Il ne tend pas à formuler des jugements
d’exigence basés sur le principe de la causalité, mais des juge¬
ments de valeur fondés sur le principe de la finalité : le droit
est axiologie ».
Cette finalité du droit, c’est son appropriation à une certaine
fin et le doyen Roubier, dans de très exhaustives perspectives
historiques, s’est attaché à analyser la projection de cette notion
de valeur dans la technique juridique (27).
La notion de progrès social liée à l’idée de développement
du droit par le groupement lui apparaît en particulier comme le
moteur essentiel de l’évolution juridique. Cette idée de ^progrès
social est un idéal démocratique, « l’ordre juridique n est pas
un ordre légal comme dans un système formaliste, ni un ordre
moral comme dans le système idéaliste, il est au sens plein
« ordre social » dominé par l’idée de justice et de sécurité juri¬
dique ».
Cette utilisation personnelle de l’idée de valeur ne signifie
pas cependant que les concepts essentiels des philosophies phé¬
noménologiques et existentialistes soient absents des constructions

(27) Voir sur ce point son dernier ouvrage, Paul Roubier : Droit sub-
jectif et situation juridique, Dalloz, 1963. _
Voir également H. Batiffol : Philosophie du droit, U.U.r., (Que
sais-je ?).
412 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

de Bonnard et de Roubier, en particulier les concepts d’intention¬


nalité et de temporalité nous apparaissent intervenir constam¬
ment dans leur construction.

Les valeurs sociales ne sont pas, en effet, pour ces deux


auteurs des phénomènes d’ordre affectif, leur connaissance ne
peut résulter d’une simple préhension, mais bien de l’intention¬
nalité. « La valeur, écrit le doyen Bonnard, est une qualité
inhérente à l’objet indépendamment de toute intervention préa¬
lable du sujet. Elle existe dans et par l’objet lui-même, elle
n’existe pas par et dans le sujet » (28). Donc elle ne peut être
connue que par une méthode phénoménologique, elle a pour
Roubier une valeur objective, ce n’est pas l’état affectif qui
détermine la valeur, mais la valeur qui conditionne l’état affec¬
tif.

Une très large utilisation nous paraît être faite par le doyen
Roubier du concept de temporalité, la notion de valeur est pour
lui une notion à la fois historique et actuelle. Les valeurs ont été
peu à peu découvertes par les hommes, eUes font l’objet
« d’enrichissements successifs du droit », elles sont, dans une
certaine mesure, le produit de doctrines qui se sont surajoutées
les unes aux autres. Leur objectivité est donc une objectivité
historique et nous les voyons comme elles sont, parce que nous
venons à un moment donné de l’histoire de l’homme et de l’his¬
toire de la pensée, théorie classique dans toute perspective exis¬
tentielle.
C’est donc bien dans la perspective du courant phénoméno-
logique et existentialiste qu’il faut apprécier la doctrine axiolo¬
gique française.

Critique

Il est manifeste que le renouveau d’intérêt en faveur de la


philosophie du droit dans la science juridique contemporaine
est dû pour une large part au rebondissement provoqué par les
philosophies phénoménologiques et existentialistes. D’aucuns con¬
sidéraient comme un débat clos le conflit entre positivistes et
idéalistes. En ouvrant la voie à un néonaturalisme fondé sur la
notion de nature des choses et de culture, ces nouveaux courants
ont fait rebondir les problèmes fondamentaux de la science juri¬
dique du terrain un peu sec de la seule technique juridique au
plan de 1 humanisme juridique. Notre époque se caractérise par
1 irruption violente des doctrines politiques dans le monde des

(28) Voir Bonnard : L’origine de l’ordonnancement juridique Mélanges


Hauriou, p. 55.
Le Courant Axiologique 413

valeurs. Les doctrines existentialistes s’efforcent de dépolitiser


les valeurs dans le domaine de la science juridique, de mettre
entre parenthèses le problème de leur politisation pour prendre
en considération le problème scientifique de la vie des valeurs,
ces valeurs eussent-elles une résonnance politique, en même
temps que la notion de temporalité rend à l’homme le sens de
son histoire normative et la portée de son histoire.

La recherche de la génèse des normes comme valeurs appa¬


raît comme une des tâches essentielles du juriste. L’existentia¬
lisme et l’axiologisme sont à l’origine du renouvellement des
études de l’histoire du droit tant en Allemagne qu’en France.
Des œuvres comme celles de Coing, de Fechner, de Roubier, de
Battifol ne sont pas seulement des ouvrages de philosophie du
droit, elles sont aussi d’importantes contributions à l’histoire des
valeurs juridiques.

Il faut enfin ajouter que les conceptions juridiques modernes


sont dominées par le rôle prépondérant attribue au droit écrit
et au législateur dans la formation du droit, tendance qui gagne
même les pays anglo-saxons. Tout concourt à renforcer le rôle du
texte et du législateur, aussi bien des motifs pratiques que les
doctrines démocratiques au nom de la souveraineté nationale,
ou les doctrines autoritaires au nom de l’unité de l’état. Les
doctrines existentialistes, en rendant au juge un rôle, peut-être
excessif, dans la formation des valeurs, ont le mérité d attirer
notre attention sur l’intérêt du renouvellement du droit par^ la
médiation du juge. Le droit n’est pas seulement le stable, c est
aussi le possible !
A l’heure du bilan, l’apport du nouveau courant est donc
positif, envisagé sous un angle très général. Il est beaucoup plus
décevant sur le plan du droit et de la philosophie juridique.

Il est manifeste, d’abord, que ces philosophies n’ont pas


réussi à dépasser l’opposition entre le rationalisme et 1 antira¬
tionalisme. Elles n’aboutissent, en fait, qu’à un néonaturalisme
fondé certes sur une méthode nouvelle, la méthode phenomeno-
lo°ique, mais néonaturalisme cependant, dans la mesure ou elles
débouchent sur la formation de valeurs considérées comme des
normes dont le choix reste subjectif, tant les valeurs sociales ou
individuelles sont nombreuses et instables (29).

De plus, la notion qui est à la base de ce renouvellement,


la notion de Nature des choses, se révèle a l’analyse fort diffi¬
cile à préciser et d’une utilisation pratique fort incommode. Le
Congrès de philosophie du droit de Toulouse de 1964 s est pen¬
ché avec attention et sympathie sur cette notion pour conclure.

(29) Voir sur ce point A. Brimo : Situation actuelle du droit naturel


en France, Annales de la Faculté de Droit de Toulouse, 1958.
414 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

au terme de longs débats, qu’il vaudrait peut être mieux lui


substituer l’expression « Etat des choses », cet Etat des choses
étant conçu comme un ensemble de données qui conditionnent
le droit, tant l’incertitude règne chez les auteurs sur la portée
de l’expression (30).
Quant à la méthode phénoménologique, si elle a le mérite
de la nouveauté et celui d’attirer l’attention des juristes sur la
complexité des problèmes dans leur réalité phénoménologique où
la forme et le contenu du droit sont intimement mêlés dans les
concepts et leur développement, il faut constater que ses apports
à la science juridique sont pour l’instant très minces, sans pré¬
juger d’ailleurs de ses développements futurs.

(3C0 Voir sur ce point A. Brimo : Le colloque de philosophie du droit


compare de Toulouse, Archives de philosophie du droit, tome X, 1965,
P' ^ * et *es raPPom dans les Annales de la Faculté de Droit de Toulouse,
APPENDICE

LA CONCEPTION EXISTENTIALISTE
DE L’ÉTAT
La notion d’Etat n’occupe qu’une place très limitée dans la
philosophie phénoménologique, existentialiste et axiologique.
Pour les axiologistes, l’Etat est comme le droit un système de
valeurs qui prend place dans l’ensemble de la philosophie des
valeurs. Les existentialistes, Kirkegaard, Jaspers, Sartre, envi¬
sagent le mot Etat dans ses rapports avec le mot société, con¬
formément à une tradition créée par Hobbes et Rousseau qui
emploient indifféremment les deux termes, tradition refusée par
la statologie contemporaine encouragée dans ce sens par le
marxisme et la sociologie.
Par contre, le concept Etat-Société occupe une très grande
place dans la philosophie existentialiste : les concepts d’Etat
et de société sont un carrefour où la liberté métaphysique de
l’homme prend conscience d’elle-même. L existentialisme pro¬
clame, à l’opposé du rationaliste, la prérogative de l’existence
et la liberté métaphysique de l’homme. La voie de 1 abstraction,
suivie par les rationalistes, est une voie sans issue, car la trans¬
mutation de la réalité en idée supprime cette réalité d’elle-
même ; la vérité est subjective ; à l’homme de la raison, s’op¬
pose le penseur subjectif, qui doit se comprendre lui-même dans
l’existence : « au lieu que la pensée abstraite, dit Kirkegaard,
a pour tâche de comprendre abstraitement le concret, le penseur
subjectif a au contraire pour tâche de comprendre concrètement
l’abstrait. La pensée abstraite détourne son regard des hommes
concrets, au profit de l’homme en soi ; l’abstraction : etre un
homme, le penseur subjectif la comprend concrètement : etre
tel homme particulier existant ». Dès lors la tâche de 1 exis¬
tentialiste va être de mettre les idées en place par rapport a
l’homme. « L’être de l’homme n’est pas un être comme celui
de la pomme de terre, mais non plus comme celui de l’idee.
L’existence humaine contient l’idée mais n’est pourtant pas
l’existence des idées » (1).
C’est donc sur le penseur subjectif que repose la responsa¬
bilité de la condition humaine, penseur subjectif qui reprend
sans cesse la décision sur le plan de l'existence. L’individu appa¬
raît comme celui dans lequel s’affirme la responsabilité de
l’existence.
Le « j’existe donc je suis » étant posé, deux attitudes sont
possibles à l’égard de la société et de 1 Etat .

(1) Kirkegaard : Postscriptum aux Miettes Philosophiques, N.R.F.,

1941, p. 237.
416 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

— La position de Kirkegaard qui affirme l’Etat en s’oppo¬


sant à lui, et débouche sur l’individualisme absolu, hostile à
toute forme de société et d’Etat, l’individu étant considéré
comme la catégorie de l’esprit aussi opposée que possible à la
politique. La politique, l’Etat, la société, autant de causes d’alié¬
nation et d’obstacles à l’authenticité de l’existence. C’est la
philosophie du refus.
— La position de Sartre et de Simone de Beauvoir (2) qui
se sont attachés à développer la dialectique du moi et de l’autre,
dans laquelle s’insère le problème de la société et de l’Etat.
L’homme est libre, c’est un postulat de l’existentialisme, mais
ce postulat ne conduit pas à l’individualisme radical. Si l’indi¬
vidu se contentait d’être liberté jaillissante, il ne sortirait pas
de sa solitude. Il importe de rencontrer l’autre, de fonder la
responsabilité de chacun. La notion d’altérité est le complément
nécessaire de la liberté. L’Etat, la société sont nécessaires, car
il faut élaborer une politique, une morale pour faire sortir
l’individu de son isolement et la société de l’anarchie. La société,
l’Etat donnent une signification à la vie individuelle. Le con¬
cept d’Etat et de société étant admis comme « vérité existen¬
tielle », outils humains comme disait Heidegger, comment les
appréhender ? C’est la philosophie de l’engagement.
Les philosophes existentialistes nous paraissent avoir cherché
à saisir l’Etat dans sa réalité existentielle par trois procédés :
1) en substituant la philosophie de l’Etat-Œuvre, à celle de
l’Etat-Etre ;
2) en l’appréhendant, comme un centre de tension entre la
liberté et la discipline ;
3) en le délimitant par son contenu axiologique, par son sys¬
tème de valeurs.

De la notion d’Etat-Etre a la notion d’Etat-Œuvre

La philosophie existentialiste est dans une large mesure une


exploration philosophique du temps. Tandis que les philosophies
idéalistes voient les choses sous l’aspect de l’éternité, les philo¬
sophies de l’existence les examinent sous l’aspect de la tempo¬
ralité. Toute philosophie est une vision temporelle des choses
et des êtres, car selon la formule d’Husserl ce l’horizon à partir
duquel nous pouvons voir l’être, c’est le temps ».
Il en résulte une mise en question permanente des concepts,
car pour l’homme lucide l’inquiétude vaut mieux que la quié-

(2) V. Georges Hourdin : Simone de Beauvoir et la liberté, Gallimard,


1964.
Le Courant Existentialiste 417

tude. Il en découle aussi un relativisme conceptuel qui débouche,


en ce qui concerne l’Etat, sur la société et, nous le verrons
plus loin, sur l’axiologisme ; il subsiste dans chaque concept
une frange d’incertitude, car rien ne se réduit totalement au
domaine des explications dans l’optique existentialiste.
Cette conception surprendra les juristes qui s’en tiennent,
en ce qui concerne l’Etat, à des idées qu’ils estiment claires et
précises, souveraineté, territoire, compétence exclusive, service
public ; mais le mérite de la vision existentialiste, car il s’agit
plus de vision que de conception, c’est de remettre en cause ce
qui, pour les esprits les plus perspicaces, a toujours été un sujet
de méditation à travers le couple Etat-Société.
La conception courante de l’Etat, jusqu’à l’apparition des phi¬
losophies existentialistes, est une conception essentialiste qui
tire plus ou moins directement ses origines de la conception
Thomiste. Pour Saint-Thomas le concept d’Etat ou de pouvoir,
comme celui de droit d’ailleurs, appartient au monde des
essences par l’intermédiaire de la raison divine. Le premier
principe d’organisation de l’univers est le principe d’unité. A
ce rythme unitaire, s’accordent la création toute entière, les
sphères célestes liées au premier mobile, les facultés humaines
suspendues à la raison. La société humaine n’échappe pas à
cette loi. Elle possède un principe d’unité qui l’ordonne à sa fin.
L’homme est, par nature, un animal social. Incapable de subve¬
nir seul à ses besoins, il lui faut une société domestique qui
assure sa conservation et une société politique qui assure sa
sécurité. Le premier Etat est l’univers gouverné par la provi¬
dence divine. En lui sont compris tous les Etats, portion de
l’unité totale.
La société et l’Etat ont pour fondement ultime la raison et
la volonté divine, peu importe ici que la notion de bien com¬
mun et celle de raison déchue par la chute de l’homme intro¬
duisent un élément de relativité historique dans la réalisation
de ce bien commun, la conception de l’Etat est une conception
essentialiste, son essence précède son existence historique, l’Etat
est défini par des critères rationnels.
La laïcisation de l’essentialisme, avec le volontarisme du
xvue et du xviii6 siècle, voire le totalitarisme de la raison avec
Hegel, ne changeront rien au schéma originel. Les juristes se
contenteront de le fonctionnaliser par leur technique, mais l’Etat
sera toujours défini par son essence, qualifiée de souveraineté
ou de compétence exclusive.
Kant affirmera de même l’idée que l’essence de l’Etat pré¬
cède son existence. La nature humaine se retrouve identique
chez tous les hommes, il résulte de cette universalité de la
nature humaine que tout ce qui est humain a une essence anté¬
rieure à son existence historique.

27
418 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Avec l’existentialisme, tout change dans l’histoire des


hommes et des concepts, ce sont les hommes qui font eux-mêmes
leur destinée. Le passé est la substance du présent, vis-à-vis de
la durée. De là vient que l’histoire ne conclut jamais, elle con¬
tinue. A la notion de l’Etat-Essence, l’existentialisme substitue
l’idée de l’Etat-Œuvre.
Tombons-nous dans l’historisme, et l’existentialisme n’est-il
qu’une reprise habile de la réification et divinisation de l’his^
toire ? En aucune façon ! Si l’existentialisme invite à l’analyse
historique et à l’étude des faits humains du passé dans leur
vérité existentielle, il superpose à l’étude de la verticalité de
l’histoire, une étude de ce que l’on pourrait appeler la perpen¬
dicularité de l’histoire de l’homme. Pour l’existentialisme, l’Etat
n’est, comme la société, qu’une superstructure des situations
concrètes des personnes engagées dans la réalité. L’universalité
du concept d’Etat ou de société n’est pas donnée, elle est per¬
pétuellement construite, en partant des choix individuels, ce
qui explique la relativité, à chaque époque, de l’Etat-notion.
C’est sur le penseur subjectif que repose l’existence, c’est sur
le choix subjectif que repose l’Etat : l’Etat est un Etat-situation.

En s’engageant librement dans une certaine forme d’Etat


historique, chaque homme réalise un certain type de société.
Par ce fait, l’homme se place dans une situation organisée où
il se trouve engagé, il engage par ce fait la société toute entière.
Citant Sartre, M. Julien Freund (3) dans sa Note sur la Cri¬
tique de la Raison Dialectique de Sartre, a analysé avec beau¬
coup de lucidité le rôle de la praxis individuelle dans le genèse
du groupe, de la société et de l’Etat : « la praxis individuelle
est le moule synthétique où doit se couler l’action commune »
« la seule réalité pratique et dialectique, le moteur de tout,
c’est l’action individuelle » (4).

A la base du groupe et de l’Etat, Sartre ne situe pas le


contrat social mais un acte individuel, le serment, le plus indi¬
viduel des actes, car par lui, l’individu donne une caution et
se protège contre lui-même dans les autres ; en même temps,
il est garantie du statut de permanence du groupe, essentielle¬
ment par la peur qu’il inspire. Il a un double aspect : il est
libre relation de libres engagements, c’est-à-dire crée des rela¬
tions communes et d’autre part il est « statut fondamental
du groupe assermenté de terreur » dont le mécanisme se met
en marche dès qu’il y a rupture ou abandon. Le groupe est
dominé par le couple, Fraternité-Terreur, définition qui n’est
pas tellement éloignée de la définition du Doyen Hauriou qui
voit dans l’Etat un groupe dominé par le couple ordre-liberté.

(3) Archives de Philosophie du droit, n° 6 (1961), p. 229.


(4) J.P. Sartre : Critique de la Raison dialectique’ p. 563, N.R.F.. 1960.
Le Courant Existentialiste 419

Le groupe est un appareil initiateur d’institutions, c’est par


lui que l’homme devient projet, l’individu devient « l’individu
commun » dès lors l’Etat sera dominé par la dialectique de
l’individu et du groupe.
Une telle philosophie amène Sartre à une révision de la
conception marxiste de l’Etat, telle que nous la rencontrons
chez les marxistes actuels. Elle aboutit à réintroduire l’idée
d’humanisme existentialiste dans la notion marxiste d’Etat et
d’histoire. Les marxistes actuels ont oublié, estime Sartre, le
texte essentiel d’Engels sur la dimension humaine du marxisme
« ce n’est pas, comme on peut se l’imaginer çà et là, simple
commodité, un effet automatique de la situation économique,
se sont au contraire les hommes qui font leur histoire eux-
mêmes, mais dans un milieu donné qui les conditionne sur la
hase des conditions réelles antérieures, parmi lesquelles les
conditions économiques, si influencées qu’elles puissent être par
les autres conditions politiques et idéologiques, n’en sont pas
moins, en dernière instance, les conditions déterminantes, cons¬
tituant d’un bout à l’autre le fil rouge qui seul nous met à
même de comprendre.
Les marxistes d’aujourd’hui refusent à la pensée elle-même
toute activité dialectique ; « en croyant éliminer de leur maté¬
rialisme le subjectif, c’est l’homme et la connaissance qu’ils
éliminent. Ils écartent l’homme concret, l’homme vivant avec
ses relations humaines, ses pensées vraies ou fausses, ses actes,
ses objectifs réels. L’affaire de Budapest est un oubli inexcu¬
sable de la dimension humaine de l’Etat socialiste. En refusant
l’humanisme en tant que tel, l’Etat socialiste avouerait qu’il
est non humain ».
Un humanisme vrai et positif suppose que l’Etat ouvrier
arrache à l’Etat bourgeois le privilège de dire seul et pour tous
la vérité de l’homme. Le groupe a pour mission d’arracher l’in¬
dividu à l’anarchie, de donner un sens à la vie individuelle.
L’action individuelle reste le moteur essentiel du groupe et de
l’Etat, car l’Etat est pour l’individu un centre de tension fonda¬
mentale.

L’Etat centre de tension entre la liberté et la discipline

Dans les conceptions juridiques de l’Etat, nous mettons l’Etat


au centre de nos préoccupations ; dans une perspective existen¬
tialiste, ce n’est pas l’Etat qui va s’offrir en premier lieu à nos
méditations mais le penseur subjectif dans sa tension entre la
liberté et la discipline, entre l’autonomie et la responsabilité
qui résulte de sa rencontre avec l’autre. « Le groupe, dit Sartre,
ne peut jamais avoir l’existence métaphysique qu’on cherche à
lui donner ; il n’y a que des hommes et des relations entre les
hommes ; de ce point de vue, le groupe n’est en un sens qu’une
420 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

multiplicité de relations et de relations entre ces relations » (5).


Le rôle des idéologies de l’existence n’est pas de décrire une
abstraite réalité humaine mais de rappeler les dimensions des
processus étudiés. « L’homme est l’être par qui le devenir objet
vient à l’homme ». L’homme, selon l’expression de Ponge est
l’avenir de l’homme, parce qu’il est libre et responsable.
L’homme est libre disent les existentialistes, mais cette
liberté n’est pas celle des Stoïciens. L’homme n’est pas libre
dans toutes les situations. Il assume une certaine situation, le
prolétaire ne peut pas faire que, dans la société capitaliste, il
ne soit asservi aux forces « machines » et aux appareils cc anti¬
sociaux ». Il lutte contre un ordre qui l’écrase réellement et
matériellement dans son corps.
Les situations historiques varient, l’homme peut naître
esclave dans une société païenne, ou seigneur féodal ou pro¬
létaire. Ce qui ne varie pas, c’est la nécessité pour lui d’être
dans un monde, d’y être au travail, d’y être au milieu des
autres. L’homme est tension car cc les limites ne sont ni sub¬
jectives ni objectives, ou plutôt elles ont une force objective et
une force subjective. Objctives, parce qu’elles se rencontrent
partout, subjectives parce qu’elles sont vécues et ne sont rien
si l’homme ne les vit, c’est-à-dire ne se détermine librement dans
son existence par rapport à elles ».
La liberté existentialiste, c’est donc la liberté-engagement.
L’homme se choisit et en se choisissant, il choisit tous les
hommes, car il affirme ainsi la valeur de ce qu’il choisit. Dans
cet engagement, il va rencontrer l’autre, comme une liberté
posée en face du moi, qui ne vaut que pour et contre moi. Ainsi
l’homme découvre le monde de l’intersubjectivité dans lequel
l’homme décide de ce qu’il est et de ce que sont les autres,
c’est-à-dire l’Etat ou la société.
Cette liberté subjective entraîne la liberté d’autrui : « dès
qu’il y a engagement, dit Sartre (6), je suis obligé de vouloir
en même temps la liberté des autres, je ne puis prendre ma
liberté pour but que si je prends également celle des autres
pour but ».
C’est la raison pour laquelle il convient à travers l’Etat et
la société, d’élaborer une politique. Deux attitudes sont pos¬
sibles : l’engagement-consentement à l’Etat bourgeois établi et
l’engagement-révolte. L’engagement-consentement à l’ordre bour¬
geois établi, conduit dans le cadre de la crise sociale mondiale
à ce que M. Naville a appelé « un libéralisme torturé, angoissé »,
à un néolibéralisme existentialiste, voie dans laquelle s’enga¬
gera une partie de l’axiologie existentialiste contemporaine
(Gabriel Marcel).

(5) J.P. Sartre : Critique de la Raison dialectique, opus. cité, p. 55.


(6) J.P. Sartre : L’existentialisme est un humanisme, Ef. Nagel, 1964,
83.
Le Courant Existentialiste 421

L engagement-révolte part d’une situation qui définit les


conditions matérielles de l’ensemble bourgeois, dit par Sartre
pratico-inerte. L’individu ne nie pas le groupe, ni le groupe
1 individu, mais les deux nient le pratico-inerte et c’est par cette
double négation que se constitue l’individu commun. Par ce
biais se justifie pour Sartre, la primauté révolutionnaire du
groupe « ce qui importe, dit-il, c’est de montrer le passage de
classes opprimées de l’Etat collectif à la praxis révolutionnaire
du groupe ». L individu d’une classe est pratico-inerte, parce
que noyé dans la serialité, donc inefficace, la classe prend sa
signification positive par les groupes, représentant les aspirations
de classe.
L homme va-t-il être libre dans le groupe ? Oui, dans la
mesure où par le groupe, il devient projet, donne un sens à sa
subjectivité. La liberté subjective s’affirme dans la discipline
du groupe et dans la responsabilité que l’individu assume. Rous¬
seau avait exprimé le même paradoxe « chacun se donnant a
tous ne se donne à personne » (7).
Cette conception de l’Etat-tension nous paraît présenter un
très grand intérêt pour le juriste, dans la mesure où elle le
contraint à se détacher du formalisme de l’Etat-institution ou
de l’Etat-règle pour le ramener à la considération de la subjecti¬
vité, en face du problème de la légitimité de l’Etat et de la
validité de l’ordre juridique établi.
Considérons, par exemple le problème de la validité juri¬
dique. A côté d’une validité objective d’origine formelle, comme
l’a conçue Kelsen, nous sommes amenés à admettre l’existence
d’une validité subjective qui est la réponse de chaque individu,
soit à une règle juridique partielle, soit à l’ordre juridique glo¬
bal, cest-à-dire l’Etat. De la situation de l’individu par rapport
à cet ordre juridique global et de sa réponse au problème posé
à l’individu par cet ordre, dépendra la validité subjective de
la règle de droit pour un individu déterminé et la stabilité
juridique et politique de l’Etat sera liée, dans une très large
mesure aux réponses faites par les citoyens au problème de la
validité de l’ordre global étatique, c’est-à-dire de la légitimité
de l’Etat.
Les génies invisibles de la cité dont parle Ferrero, qui
enchaînent l’esprit révolutionnaire, ne sont-ils pas la somme de
ces multiples attitudes individuelles des citoyens, de la totalité
des subjectivités existentielles ?
L’opinion est la reine du monde, disait Pascal. Mais qu’est-ce
que l’opinion en politique, sinon l’adhésion subjective des
citoyens à un ordre déterminé, beaucoup plus que l’expression
d’une majorité mathématique ?

(7) Voir la critique chez J. Freund, article cité, p. 235.


422 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Le rationalisme et le formalisme juridique nous conduisent


à des solutions en apparence simples et claires, l’existentialisme
nous invite à une prise de conscience de la complexité des pro¬
blèmes à travers la réalité existentielle de l’individu et de l’Etat,
réalité enracinée dans la société et son axiologie, son système
de valeurs.

L’Etat, système de valeurs

L’humanisme existentialiste accepte la tension dont l’indi¬


vidu et la société sont les pôles. Mais comment assumons-nous
la tension ? Par les valeurs !
L’homme n’est rien d’autre que ce qu’il fait et la valeur,
c’est le bien que l’homme fait en se choisissant. Si l’existence
précède l’essence, comme le soutient la philosophie existentia¬
liste, l’homme ne trouve ni en lui, ni hors de lui, des valeurs
auxquelles s’accrocher. L’homme est seul, sans excuses. Il est
condamné à choisir ses valeurs, comme il est condamné à être
libre. Tout choix des valeurs est engagement à partir des pos¬
sibles. L’homme n’est rien d’autre que son projet et il n’existe
que dans la mesure où il se réalise. « Un homme, dit Sartre,
s’engage dans sa vie, dessine sa figure et en dehors de cette
figure il n’y a rien ». Il n’y a qu’une vérité absolue, elle con¬
siste à se saisir sans intermédiaire.
Mais dans son « Cogito », l’homme ne se découvre pas seul,
il découvre les autres et c’est dans ce monde de l’intersubjec-
tivité que l’homme décide de ce qu’il est, et de ce que sont les
autres, c’est-à-dire dans la société. Sur le plan de la société
universelle, la possibilité du choix est absolue ; en ce sens on
peut parler de l’universalité de l’homme. « Je construis l’uni¬
versel en me choisissant, je le construis en comprenant le projet
de tout autre homme quel qu’il soit ».
Mais cet absolu du choix ne supprime pas la relativité de
chaque époque et la relativité de l’ensemble culturel qui résulte
du choix. L’homme se trouve dans une situation organisée où
il est lui-même engagé ; de même qu’il n’y a pas de valeurs
esthétiques à priori, mais des valeurs qui se voient dans la
cohérence du tableau, de même il n’y a pas de valeurs poli¬
tiques à priori, mais valeurs d’ensemble qui définissent la société.
Les valeurs d’une société ne sont rien d’autre que le sens donné
à une communauté humaine. Les valeurs de la société sont des
valeurs d'instauration et des valeurs de transcendance, car
1 homme est dépassement et jaillisement et c’est en poursuivant
des buts transcendants qu’il s’affirme comme existant,
®tat, <Iui appartient à la catégorie des sociétés institution¬
nalisées à souveraineté spécifiée, va réaliser l’unité de sa paix,
Le Courant Existentialiste 423

en s'affirmant, dans un système de valeurs, comme l’inventeur


de l’objet commun à tous. Il évitera ainsi les oppositions d’inté¬
rêt, affirmera son autonomie, sa légitimité. L’Etat bourgeois par
exemple se posera comme l’expression d’un système de valeurs
de totalité pratique (liberté, égalité, fraternité) destinée à créer
une unité passive.
En fait, l’existentialisme, abstraction faite de considérations
formelles qui sont celles de Sartre, se contente de définir la
nature axiologique de l’Etat, le choix des valeurs restant his¬
torique et relatif. L’existentialisme nous apparaît ainsi comme
une invitation scientifique à la recherche des valeurs qui per¬
mettent de définir les systèmes étatiques. La notion d’Etat appa¬
raît comme inséparable dans sa substance des valeurs qui la
composent. Pouvons-nous par exemple, aujourd’hui, séparer
l’étude de la notion d’Etat dans les pays socialistes, de l’étude
des valeurs qui sont la base des démocraties populaires, et
pouvons-nous définir ces Etas à partir des critères que nous
utilisons pour définir les Etas libéraux ? Manifestement non !
Nous avons déjà signalé à propos de la théorie marxiste de
l’Etat et du droit, les confusions auxquelles conduisaient des
définitions unilatérales et uniformes fondées sur des critères
juridiques trop étroits. Duguit avait montré la fragilité des
critères de souveraineté et de personnalité morale ; le mérite
de la conception existentialiste de l’Etat, c’est d’aboutir à 1 écla¬
tement de la notion juridique de l’Etat au profit d’une notion
historique de l’Etat.
L’idée d’Etat-Valeur conduit à l’étude d’une géologie histo¬
rique de l’Etat par laquelle l’historien s’efforce de déterminer
les différents strates qui conduisent à la notion moderne de l’Etat,
et les différentes directions de son orientation actuelle. Comme
le souligne Ch. Eisenmann dans son Etude sur la fonction de
VEtat (tome X de l’Encyclopédie), il faut réagir contre le flou
des analyses classiques et l’existentialisme nous y invite. Certes
ces considérations apparaissent comme un peu déconcertantes
pour le juriste habitué aux théories en apparence claires de la
souveraineté, de la personnalité morale. Mais l’apport de l’exis¬
tentialisme se réduirait-il qu’à une prise de conscience par le
juriste de la complexité des problèmes qu’il atteindrait les ver¬
tus du doute cartésien et à ce titre mériterait une place dans les
manuels de droit et de science politique.
Ajoutons que si l’existentialisme n’est pas devenu à 1 égal du
marxisme une grande théorie politique, il est un humanisme.
Il reste soucieux jusqu’au scrupule de la liberté de chacun et
de celle de tous les autres. Il est moins une philosophie du
droit et de l’Etat qu’une attitude morale et à ce titre rejoint les
préoccupations de ceux que nous avons appelés les humanistes
du droit.
424 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

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428 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

INDEX NOMINUM
Noire index comporte des noms d’auteurs étudiés ou mentionnés ou sur
lesquels on trouvera des indications bibliographiques.
Auteur étudié, chiffres italiques.
Auteur mentionné, chiffres romains.
Bibliographie, chiffres gras.

Albert le Grand : 35. Bossuet : 95, 104.


Althussius : 98, 99, 125. Boutroux : 325, 328.
Althusser : 309. Bucnet: 258.
Alvarez : 303. Brutus J. : 97.
Anaxagore : 20. Burdeau : 274, 302.
Antigone : 26, 263. Burke : 159, 170, 180.
Antisthène : 24. Burlamaqui : 82, 91, 93, 124.
Antonin (Saint) : 70. Cajetan : 67, 70.
Aron R. : 362. Capitant (R.): 103, 259.
Aristote : 23-27, 28, 31, 33, 35, 36, Capreolus J. : 70.
38, 40, 41, 52, 53, 55, 57, 64, 84, Carré de Malberg : 10, 92, 186,
87, 101, 176, 279. 265-275, 277 , 302 , 345.
Aubert (J.M.): 41. Cathrein Von : 67, 69.
Aubry : 259. Chamberlain : 164.
Augustin (Saint) : 35, 38, 39, 96. Char (R.) : 8.
Austin : 260-262, 27 6. Crysippe : 28, 29.
Auvercne (P. de) : 35. Cicéron : 28, 29-31, 33 , 41, 44, 45,
Averroes : 35. 46, 61.
Avicenne : 35. Clément (J.): 61.
Bakounine : 217, 218, 228. Clisthène : 20.
Bannez (D.) : 70. Cohn (G.): 350.
Barbeyrac : 82, 89, 91, 93, 124. Cohen (H): 141.
Bartole : 308. Coing : 8, 63, 374, 396-401, 402, 404,
Basch V. : 157. 405, 408, 410, 413.
Bas devant J. : 259. Cossio : 374, 375, 382-390, 394, 426.
Bastide S. (Mme) : 259. Comte (A.): 177, 190, 192, 195, 256.
Battifol H. : 9, 413. Créon : 26.
Baudry-Lacantinerie : 259. Croce (B.): 158.
Beauvoir (S. de) : 408, 416. Cuno : 230.
Beudant : 259. Dabin : 308, 334, 338, 343-345, 346.
Bentham : 177, 179, 180-183, 186, Darwin (Ch.) : 179, 184.
187, 188, 260. Debré (M.): 266.
Bergson : 262. Delos R.P. : 67, 69.
Bernard Cl. : 312. Demolombe : 259.
Beze : 97. Demogue : 259.
Bierlinc : 261. Derathe (J.): 99, 110.
Binder : 140, 141, 146, 149, 158. Descartes : 79, 91, 131, 376, 377.
Blanqui : 41 Dewey (J.): 262, 263.
Blondel : 328. Dilthey : 384.
Bluntschli : 163. Diotime : 22.
Bodin (J.) : 25, 95, 200. Domat : 94, 124, 176, 256.
Boece : 35, 36. Ducuit : 8, 10, 11, 12, 92, 193-208,
Boistel : 67, 335. 212, 263, 271, 272, 292, 301, 312,
Bonnard : 374, 410-412. 313, 317, 340, 392, 410, 423.
Bourgeois (L.) : 195. Duns Scot : 77, 120.
Index Général 429

Dupeyroux (H.): 292, 294. Hippocrate : 35.


Duplessis Mornay : 97. Hitler : 103, 166.
Durkheim : 191, 192, 194, 204, 310, Hobbes : 8, 83, 99-104, 105, 106, 107,
318, 324, 391. 110, 126, 136, 138, 176, 179, 180,
Duvercer (M.): 207. 415.
Dwelshauvers : 312. Hohfeld : 261.
Ehrlich : 193, 208-211, 216. Holmes : 262.
Eisenmann (Ch.): 266, 280, 283, 296, Horace : 110.
297, 301, 423. Hotmann : 97.
Encyclopédistes (Les) : 78, 177, 190. Hugo : 159.
Encels : 158, 217-242, 246. Hume (D.): 179, 180, 188.
Epictete : 30.
Husserl : 8, 367, 368, 369, 370, 371,
Epicure : 96, 217. 372, 374, 375-381, 382, 390, 394,
Espinas : 193. 410, 416, 424,
Euclide : 380.
Hyppolite (J.) : 157.
Fascisme (Le): 167, 172.
Imre Nacy : 241.
Fechner : 8, 374, 401-405, 410, 413. Isay (H.): 350.
Feodkin : 236.
James (W.): 262.
Ferrero G. : 95, 175, 360, 363, 421. Jaspers : 373, 409, 410, 415.
Feuerbach : 220, 221.
Jean sans Peur : 62.
Fichte : 150, 168, 391.
Jellinek : 163, 202, 265, 270, 273.
Filmer : 104. Jeze (G.): 207, 259, 260, 267.
Flavius (G.) : 348. Jhering : 7, 163, 179, 183-187, 188,
Fleischmann (E.): 158. 200, 202, 265, 273.
Foucault (M.) : 307.
Jouvenel (B. de): 115.
Frank (J.): 263.
Kant : 8, 12, 31, 90, 91, 107, 112,
Freund (J.): 418.
131-141, 142, 144, 146, 147, 151,
Friedmann : 323.
153, 154, 177, 178, 279, 280, 284,
Fusch (E.): 350.
297, 375, 385, 417.
Galien : 35. Kantorovicz : 348.
Gans (E.): 217.
Kelsen : 8, 11, 12, 45, 46, 62, 63,
Gardiès : 375, 377, 378, 380.
64, 65, 66, 92, 134, 141, 142, 145,
Gény : 8, 9, 308, 314, 328-336, 337,
206, 233, 258, 266, 275, 279-303,
340.
304, 317, 383, 407, 421.
Gierke (O.): 99, 162, 170.
Kerova (Mme) : 237.
Gilson : 67, 70.
Kerinov D.A. : 238.
Gobineau : 163, 164.
Kirkecaard : 368, 371, 409, 415,
Goethe : 184.
416.
Goldwin : 180.
Gray J.
Chipman : 261, 262.
Kocourek : 261.
Kojeve (A.) : 154, 157.
Grotius : 76, 81, 82, 83-89, 91, 94,
Kroutchev : 237.
99, 104, 115, 121.
Kunz : 89, 272, 280, 300, 302.
Gurvitch : 323, 374, 390-393, 394,
Laband : 163, 265, 270.
426.
Labbe : 259.
Hart : 262.
Hartman (N.) : 373, 394, 402, 404. Labius : 29.
Hauriou (A.) : 312, 314, 322. Lachance (L.) : 45, 47.
Hauriou (Doyen M.) : 8, 69, 163, Lacroix (J.): 64, 131, 135.
168, 258, 263, 274, 292, 308, 312- Lafargue : 226.
325, 326, 328, 338, 345, 410, 418. Landry (B.): 100.
Lancuet (H.): 97.
Heck (Ph.): 187, 349.
Hecel : 8, 31, 41, 50, 139, 146, 150- Lanson (G.) : 109.
158, 164, 165, 168, 218, 219, 221, Lapradelle (de) : 83.
Larenz : 158.
223, 225, 368, 417.
Heidegger : 71, 367, 370, 371, 373, Laski : 107.

380, 400, 402, 404, 416. Laurent : 259, 264.


Lavelle : 411.
Helvetius : 180.
Héraud (G.): 71, 192, 301. Leclerq : 67.
Heraclite : 152. Lecaz y Lacambra : 324.
Hess (M.): 217, 218. Le Fur : 67, 68, 75.
430 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Leibniz : 79, 81-82- 90-91, 93, 122, Proudhon : 218.


160, 376. Ptolemée de Lucques : 37.
Lénine : 217-242, 24 8. Puchta : 94, 159.
Leroy : 328. Pufendorf : 82, 89, 90, 94, 122.
Levy Strauss : 262. Quintilien : 256.
Liebicnecht : 158. Radbruch : 374, 406-408.
Locke : 83, 99, 104-109, 110, 111, Rau : 259.
112, 115, 118, 128, 137, 176, 180. Rauh (F.) : 312, 391, 394.
Luther : 78. Reinach : 371, 372, 374, 375-381,
Lukacs (G.) : 390. 389, 390, 394, 427.
Lycurgue : 29. Renan (E.): 177.
Machiavel : 76. Renard (G.): 67, 69, 75.
Maiiioffer : 374, 406 , 408-409, 426. Revel (J.F.): 7.
Malachie : 55. Reynaud (P.) : 97, 257, 275.
Malthus : 180. Richards : 261.
Marcel (G.) : 371, 396, 399, 420. Rickert : 141.
Marcic (R.): 70, 71. Ripert : 8, 139, 258, 308, 338-343,
Mariana : 61. 346, 397.
Maritain (J.) : 34, 46, 67, 70. Rivero (J.): 312.
Marsile de Padoue : 96. Robespierre : 117.
Marty (G.): 9, 97, 151, 257, 264, Rommen : 67.
275, 303, 325.
Ronachkine : 238.
Martens (de) : 82.
Rosenberc : 164.
Marx (K.) : 8, 12, 41, 114, 156, 158.
Roubier : 63, 374, 410-412, 413.
175, 176, 217-242, 243.
Rousseau (Ch.): 259.
Maspetiol : 158.
Rousseau (J.J.): 29, 81, 83, 88, 89,
Maury : 292, 294, 295, 325.
93, 94, 99, 109-115, 116, 117, 118,
Merkl : 266, 280.
Merleau-Ponty : 369, 370.
119, 129, 136, 138, 139, 322, 415,
421.
Mesnard (P.) : 78, 79.
Saint-Simon : 41, 190, 230, 240.
Mill James : 182.
Saint-Thomas : 8, 12, 34-66, 69, 70,
Mill Stuart (J.) : 183.
Mommsen : 163.
71, 73, 77, 79, 84, 85, 101, 131,
Monarchomaques (Les) : 97, 99. 132, 279, 312, 317, 324, 325, 335,
Montesquieu : 25, 61, 118, 176, 309- 344, 345, 400, 405, 417.
310, 31 1, 313, 319, 322, 325. Saleille :259.
Mounier (E.) : 324. Salmond (J.) : 261.
National-Socialisme (Le): 163, 170. Sartre (J.P.): 372, 373, 396, 408,
Naville : 421. 415, 416, 418, 419, 420, 421, 422,
Newton : 377. 423.
Nietzche : 164. Savicny (Ch. de) : 94, 159, 160-163,

Nusbaum : 349. 164, 166, 184, 208.


Occam : 77, 120, 176. Scelle (G.) : 208, 301.
Ocden : 261. Scheler : 373, 391, 394, 397, 402.

Papinien : 263, 308. 404, 411.


Parmenide : 20. Schelling : 150, 151, 168.
Pascal ; 12, 176, 256, 367, 421. Schmidt (C.): 103.
Pasukanis : 232, 233, 234, 236, 237. Selden : 84.
Pecuy : 63. Sertillances : 67.
Piperno (R. de) : 35. Sfez (L.) : 312.
Platon : 21-23, 28, 30, 31, 32, 35, Siniavsky-Daniel : 239.
38, 39, 312, 324, 369. Siches (R.): 303.
Plutarque : 29. Smith (A.) : 180.
Poincaré : 11. Socrate : 38.
Polin (R.): 103, 107. Solon : 29, 90.
Portalis : 177. Sombart : 354.
Poulanzas (N.): 380, 398. Somlo : 261.
Pound Roscoe : 187, 308, 348, 350- Soto : 84.
352, 353. Spencer : 179, 184, 192, 193.
Prelot (M.): 104, 107, 167 Spinoza : 8, 79, 80-81, 120, 150.
Présocratiques (Les) : 20. Spencler : 164.
Index Général 431

Sprancer : 374, 400, 401, 409, 410. Vecchio Del : 134, 140, 141, 144-
Staël (Mme de) : 110. 146, 148.
Staline : 234, 235, 236, 237, 238. Vedel (G.): 299.
Stammler : 134, 141, 141-144, 145, Verdross : 280, 300, 302.
148, 385. Vialatoux (J.): 103.
Stampe : 350. Villey (M.): 30, 34, 70, 71, 72, 335,
Stirner (M.): 217. 343, 410.
Stoïciens (Les): 27-29, 30, 33, 41, Vincent (J.M.): 234.
42, 176, 400, 420. Virally : 292, 296.
Strauss (L.) : 105, 362, 363. Vitoria : 84.
Stucka : 232, 233. Vlachos (G.) : 96, 135.
Suarez : 84. Voltaire : 88, 110, 180.
Talmont (J.L.): 116. ; Vychinsky : 236.
Taparelij d’Azeclio : 67. Walh (J.): 158.
Tarde : 312. Waline (M.): 257, 266, 302, 324.

Thibaut (A.) : 159, 160, 162. Weber (M.) : 20, 144, 211, 263, 283,

Thomassius : 90. 308, 354-363, 364.


Touchard : 104. ; Weil (E.) : 154, 158.

Treitschke : 200. ; Williams : 261, 262.


Treves (R.) : 303. [ Windscheid : 94.

Ulpien : 29, 41, 263, 308. ! WlNDELBRANDT : 141.


Valéry (P.): 7. Wolff : 82, 83, 91, 92, 93, 123, 160.

Vasquez : 84. | Zenon : 28.


Vattel : 82, 83, 91, 93, 123, 160. i Zorn : 265.
432 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION
Pages

Pourquoi la philosophie du droit ? . 7


Plan de l’ouvrage . 13
Bibliographie générale . 15

Première partie

LE COURANT RATIONALISTE

Introduction : Les origines et les avatars du rationa¬


lisme (les Présocratiques, Platon, Aris¬
tote, les Stoïciens grecs et romains). 19

Bibliograhie . 32

Section I : La philosophie thomiste du droit et de


l’Etat . 34
(Ratio et lex naturalis)

Chap. I. — Le droit, l’Etat et le Bien commun chez


Saint-Thomas . 34
Critique . 62

Chap. II. — Pérennité du thomisme et néothomisme. 66

§ 1. Néothomisme traditionaliste . . 67
A) Le Fur . 68
B) Renard . 69

§ 2. Néothomisme para existentia¬


liste . 70
A) Villey . 70
B) M,arcic . 71
Bibliographie . 73

Section II : Les philosophies volontaristes et natu¬


ralistes . 76
(Raison spéculative et Etat de nature)

Introduction : Origine philosophique du volontarisme. 76


(Descartes, Spinoza, Leibniz)
Table des Matières 433

Chap. I. — L’Ecole de la nature et du droit des gens. 82

§ 1. Grotius et les Grotiens . 83


A ) Grotiuîs . 83
B ) Pufendorf . 89
C) Thomassius . 90
§ 2. Leibniz et les Leibnisziens 90
A ) Leibniz . 90
B) Wolff . 92
C) Vattel . 93
D) Burlamaqui et Barbeyrac. 93

Critique . 94

Chap. IL — Les doctrines du Contrat social . 95


§ 1. Hobbes . 99
§ 2. Locke . 104
§ 3. J.J. Rousseau . 109

Critique . 115
120
Bibliographie .

Section III : La philosophie Kantienne du droit et


131
de l’Etat .
(Raison pure et Nature voulue)
131
Chap. I. — Kant, le droit et l’Etat .
139
Critique .
140
Chap. IL — Le Néokantisme . .
141
§ 1. Stammler .
144
8 2. Del Vecchio
147
Bibliographie

Section IV : La philosophie hégélienne du droit et


150
l’Etat .

rhpn I _ La philosophie hégélienne du droit et


P’ de l’Etat (Raison absolue) . 150
156
Critique .

jl _ La notion de Volksgeist et l’Ecole histo¬


Chap. 159
rique allemande (Raison trahie) ....
162
Critique .

HJ, _ La notion de Volksgeist et le National-


Chap. 163
Socialisme (L’assassinat de la Raison).
168
Bibliographie
434 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Deuxième partie

LE COURANT ANTIRATIONALISTE
ET ANTINATURALISTE

Introduction . 175

Section I : Les doctrines utilitaristes . 179


Chap. I. — L’utilitarisme juridique et politique de
Bentham . 180
Critique . 183

Chap. IL — Jhering et la protection des intérêts .... 183


Critique . 186
Bibliographie . 188

Section II : Les doctrines sociologiques . 190


Introduction : Les origines du sociologisme . 190
(Saint-Simon, A. Comte)

Chap. I. — Léon Duguit et sa doctrine sociologique. 193


Critique . 204

Chap. IL — La doctrine sociologique d’Ehrlisch .... 208


Critique . 210
Bibliographie . 212

Section III : La doctrine marxiste . 217


Critique . 239
Bibliographie . 243

Section IV : Les doctrines positivistes . 256

Chap. I. — Le positivisme exégétique, analytique,


pragmatique . 258
Critique . 263

Chap. II. — Le positivisme étatique de Carré de Mal¬


berg . 265
Critique . 274
Bibliographie . 276

Section V : Le normativisme kelsenien . 279


Critique . 292
Bibliographie . 304
Table des Matières 435

Troisième partie

LE COURANT HUMANISTE

Introduction : Origines de l’humanisme juridique . . . 307


(Montesqieu)

Section I : L’humanisme institutionaliste du Doyen


Hauriou . 312
Critique . 323
Bibliographie . 326

Section II : L’humanisme éclectique du Doyen Gény. 328


Critique . 335
Bibliographie . 337

Section III : L’humanisme transpositiviste . 338

Chap. I. — La doctrine du doyen Ripert . 338

Chap. IL — La théorie positiviste et naturaliste du


doyen Dabin . 343
Bibliographie . 3^6

Section IV : L’humanisme jurisprudentiel . 348

Chap. I. — Les principes de l’Interessenjurispru-


dentz et le mouvement du Freirecht . . 348

Chap. II. _ Le doyen Roscoe Pound et la construc¬


tion sociale du Droit . 350

Bibliographie .

Section V : L’humanisme sociologique de Max Weber. 354


Critique . 361

Bibliographie .

Quatrième partie

LE COURANT PHENOMENOLOGIQUE.
AXIOLOGIQUE ET EXISTENTIALISTE

t j ** ... 367

Section I : La vision phénoménologique de droit .... 375

Çhap J _ L’eidétique juridique d’Husserl à Rei-


n,ach . 375
436 Les Grands Courants de la Philosophie du Droit

Chap. II. — L’égologie de Cossio . 382

Chap. III. — La doctrine des faits normatifs de Gur-


vitch . 390

Section II : La renaissance du droit naturel en


Allemagne et le courant axiologique. 394

Chap. I. — La renaissance du droit naturel en Alle¬


magne . 395
§ 1. Coing et la philosophie des
situations types . 396
§ 2. L’axiologie existentielle de
Fechner . 401
§ 3. Des valeurs incluses dans la
Nature des choses . 405
A) Radbruch . 406
B) Maihoffer . 408
§ 4. Des valeurs révélées par les
Cercles de Culture . 409

Chap. II. — La doctrine française des doyens Bonnard


et Roubier . 410
Critique . 412
Appendice : La conception existentialiste de l’Etat . . 415
Bibliographie . 424

Index nominum . 428

Table des matières . 432

Imprimerie Guillemot & De Lamothe Dépôt légal lmp. 1" trimestre 1968 - n° 598 - Édit. 210
K 251 B75 1968 010101 000
Lesgr'ands6 courants de la phil
Da**'

63 020591 6 1
0 TRENT UNIVERSITY

K251 .B75 1968


Brimo, Albert
Les grands courants de la
philosophie du droit et de l'etat

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