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Philippe

Ardant †

Professeur émérite de l'Université de droit, d'économie et de sciences sociales -


Paris II

Bertrand Mathieu
Professeur à l'École de droit
de la Sorbonne - Université Paris 1

DROIT CONSTITUTIONNEL ET INSTITUTIONS


POLITIQUES

29 édition
e

2017-2018

Des mêmes auteurs

PHILIPPE ARDANT

Chez le même éditeur

— La responsabilité de l'État du fait de la fonction juridictionnelle, 1957.

— Droit constitutionnel (conseils, exercices), Corrigés d'examens, 9 éd., 1997.


e

Chez d'autres éditeurs

— Décisions du Conseil constitutionnel, PUF, 2 éd., 1995.


e

— Les institutions de la V République, Hachette, 11 éd., 2006.


e e

— Le Premier ministre en France, Montchrestien, 1991.


— Textes sur les droits de l’homme, PUF, 2 éd., 1993.
e

BERTRAND MATHIEU

Chez le même éditeur

— Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux (collab. M. Verpeaux),


2002.

— Constitution : rien ne bouge et tout change, 2013.

— Les grandes décisions de la question prioritaire de constitutionnalité,


(collab. D. Rousseau), 2013.

— Justice et politique : la déchirure ?, 2015.

— Le droit contre la démocratie ?, 2017.

Chez d'autres éditeurs

— Les « validations » législatives, principes constitutionnels et pratique


législative, Economica, 1987.

— Les sources du droit du travail, PUF, 1992.

— La Cour de justice de la République (collab. T. Renoux et A. Roux), PUF,


1995.

— Les normes internationales de la bioéthique (collab. N. Lenoir), PUF, 2 éd.,


e

2004.

— Le droit à la vie, Éditions du Conseil de l'Europe, 2005.

— Droit de la santé (collab. A. Laude et D. Tabuteau), PUF, 3 éd., 2012.


e

— La bioéthique, Dalloz, 2009.

— La loi, coll. Connaissance du droit, Dalloz, 3 éd., 2010.


e

— Question prioritaire de constitutionnalité, La jurisprudence, LexisNexis,


2013.
Avant-propos

Cet ouvrage constitue la vingt-neuvième édition du manuel de Philippe


Ardant.
Peu de temps avant sa mort, le Professeur Ardant m'avait demandé de
poursuivre cette œuvre à laquelle il était, légitimement, très attaché.
C'est un honneur, mais aussi une grande responsabilité, qui m'échoit ainsi.
Si l'étude du droit constitutionnel a, successivement, été centrée sur la vie
politique et sur les institutions, puis sur les mécanismes juridiques et
juridictionnels d'encadrement de la vie politique, c'est à une vision équilibrée des
rapports entre le politique et le juridique qu'il convient aujourd'hui de revenir. Or
la conception de Philippe Ardant se situe très largement dans la perspective de
cet équilibre.
L'analyse de Philippe Ardant témoigne également de sa capacité à tenir
conjointement la vision réaliste, qui conduit par exemple à considérer que la
démocratie, aussi souhaitable soit-elle, ne constitue pas nécessairement le point
d'aboutissement de l'histoire universelle, et la vision humaniste qui rappelle les
valeurs dans lesquelles sont, ou doivent être, enracinés les règles et les principes
qui gouvernent les États. Du premier de ces points de vue, les suites des
révolutions qui ont été conduites dans certains pays arabes et du Maghreb
constituent un enjeu important.
S'inscrire comme continuateur d'un tel manuel, c'est d'abord en respecter les
grands équilibres, veiller à conserver la clarté et le caractère didactique de
l'exposé. C'est s'inscrire résolument dans ce chemin tracé qui s'écarte à fois des
visions doctrinaires ou trop abstraites du droit et de celles qui ignoreraient la part
des principes dans le droit.
Mais le droit constitutionnel est également une discipline vivante. Certaines
évolutions, que Philippe Ardant avait relevées, tendent à s'accélérer. Il en est
ainsi de la question du rapport entre l'ordre juridique étatique national et les
ordres juridiques européens et de celle relative à la montée en puissance du juge,
aux côtés, voire face, au pouvoir politique.
En revanche, ce manuel intègre un chapitre consacré aux droits et libertés
En revanche, ce manuel intègre un chapitre consacré aux droits et libertés
fondamentaux constitutionnels. En effet, si l'étude de ces droits n'a pas vocation
à aspirer celle de l'ensemble du droit constitutionnel, ils en constituent un versant
qui ne peut être, aujourd'hui, ignoré par ceux qui abordent le droit
constitutionnel, alors même que des enseignements spécifiques sont consacrés à
la matière.
La rédaction de cette édition intervient neuf ans après une révision
importante de la Constitution de la V République et sept ans après la mise en
e

œuvre de la question prioritaire de constitutionnalité qui place la Constitution au


cœur du droit tel qu'il est pratiqué par les professionnels du droit, juges, avocats
ou responsables juridiques. Elle intervient également alors que la V République
e

est confrontée à de nouveaux défis suite à l'élection d'un président de la


République qui n'est pas issu de l'une des grandes familles politiques qui ont,
jusqu'alors, structuré la vie politique française.
Notre vœu est que les lecteurs de Philippe Ardant retrouvent ici son œuvre,
non dénaturée mais enrichie au fil d'évolutions sur lesquelles son éclairage nous
manque.
B. M.
Bibliographie

Grands ouvrages classiques

Georges BURDEAU. – Traité de science politique, 10 vol., LGDJ, 1966-1987


(réédition).
Raymond CARRÉ DE MALBERG. – Contribution à la théorie générale de l'État,
2 vol., Dalloz, 1920-1922, réédition 1962.
Léon DUGUIT. – Traité de droit constitutionnel, 5 vol., Cujas, 1921-1929,
réédition 1972.
Adhémar ESMEIN. – Éléments de droit constitutionnel, 2 vols., Éditions
Panthéon-Assas, 1927, réédition 2001.
Maurice HAURIOU. – Précis de droit constitutionnel, CNRS, 1929, réédition
1965.
Joseph BARTHÉLEMY et Paul DUEZ. – Traité élémentaire de droit
constitutionnel, Dalloz, 1926, réédition 1985.
Julien LAFERRIÈRE. – Manuel de droit constitutionnel, Domat-Montchrestien,
1947.
Georges VEDEL. – Manuel élémentaire de droit constitutionnel, Dalloz, 1949,
réédition 1984.

Traités et manuels récents

Julien BOUDON. – Manuel de droit constitutionnel, PUF, 2 éd., 2016.


e

Bernard CHANTEBOUT. – Droit constitutionnel, Sirey, 32 éd., 2015.


e

Vlad CONSTANTINESCO, Stéphane PIERRÉ CAPS. – Droit constitutionnel, PUF,


7 éd., 2016.
e
Olivier DUHAMEL. – Droit constitutionnel et institutions politiques, Seuil,
4 éd., 2016.
e

Maurice DUVERGER. – Le système constitutionnel français, PUF, 1996.


Louis FAVOREU et alii. – Droit constitutionnel, Dalloz, 19 éd., 2016.
e

Jean GICQUEL et Jean-Éric GICQUEL. – Droit constitutionnel et institutions


politiques, LGDJ, 30 éd., 2016.
e

Francis HAMON et Michel TROPER. – Droit constitutionnel, LGDJ, 37 éd., e

2016.
Olivier GOHIN. – Droit constitutionnel, 3 éd., LexisNexis, 2016.
e

Anne-Marie LE POURHIET. – Droit constitutionnel, Economica, 7 éd., 2015. e

Pierre PACTET et Ferdinand MÉLIN-SOUCRAMANIEN. – Institutions politiques,


Droit constitutionnel, A. Colin, 35 éd., 2016.
e

Hugues PORTELLI. – Droit constitutionnel, Dalloz, 11 éd., 2015.


e

Frédéric ROUVILLOIS. – Droit constitutionnel, t. 2, La V République,


e

Flammarion, 5 éd., 2016.


e

Michel VERPEAUX. – Droit constitutionnel français, PUF, 2 éd., 2015.


e

Manuels spécialisés

Pierre AVRIL et Jean GICQUEL. – Droit parlementaire, LGDJ, Domat, 5 éd., e

2014.
Guillaume DRAGO. – Contentieux constitutionnel français, PUF, 3 éd., 2016. e

Bertrand MATHIEU et Michel VERPEAUX. – Contentieux constitutionnel des


droits fondamentaux, LGDJ, 2002.
Stéphane PIERRÉ-CAPS. – Droits constitutionnels étrangers, 2 éd., PUF, 2015.
e

Stéphane PINON. – Les systèmes constitutionnels dans l’Union européenne,


Allemagne, Espagne, Italie et Portugal, Larcier, 2015.
Marie-Claire PONTHOREAU. – Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s),
Economica, 2010.
Romain RAMBAUD. – Le droit des campagnes électorales, LGDJ, 2017.
Dominique ROUSSEAU. – Droit du contentieux constitutionnel, LGDJ, 11 éd., e

2016.
Recueils et commentaires de textes

Guy CARCASSONNE, Marc GUILLAUME. – La Constitution, Points, 13 éd., 2016.


e

François LUCHAIRE, Gérard CONAC et Xavier PRÉTOT. – La Constitution de la


République française, Economica, 3 éd., 2008.
e

Thierry RENOUX et Michel DE VILLIERS. – Code constitutionnel, LexisNexis,


2016.
Stéphane RIALS. – Textes constitutionnels français, PUF, 2016.
Stéphane RIALS et Julien BOUDON. – Textes constitutionnels étrangers, PUF,
2015.
Code constitutionnel et des droits fondamentaux, Dalloz, 2016.

Recueils de jurisprudence

Conseil constitutionnel. – Recueil des décisions, un tome chaque année


depuis 1986.

Tables des décisions 1959-2008.

Louis FAVOREU et Loïc PHILIP. – Les grandes décisions du Conseil


constitutionnel, Dalloz, 18 éd., 2016.
e

Bertrand MATHIEU, Jean-Pierre MACHELON, Ferdinand MÉLIN-SOUCRAMANIEN,


Dominique ROUSSEAU et Xavier PHILIPPE. – Les grandes délibérations du
Conseil constitutionnel, Dalloz, 2 éd. 2014.
e

Bertrand MATHIEU, Dominique ROUSSEAU. – Les grandes décisions de la


question prioritaire de constitutionnalité, LGDJ, 2013.
Pierre BON et Didier MAUS. – Les grandes décisions des cours
constitutionnelles européennes, Dalloz, 2008.
Michel VERPEAUX et alii. – Droit constitutionnel des grandes décisions de la
jurisprudence, PUF, 2011.
Elisabeth ZOLLER. – Les grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis,
Dalloz, 2010.

Revues
Constitutions (Dalloz, depuis 2010).
Pouvoirs – Revue française d'études constitutionnelles et politiques (depuis
1977).
Revue du droit public et de la science politique (RDP, depuis 1893).
Revue française de droit constitutionnel (depuis 1990).
L'Année politique.
Les cahiers du Conseil constitutionnel (depuis 1996).

Lexiques

Pierre AVRIL et Jean GICQUEL. – Lexique de droit constitutionnel, PUF, 2016.


Guy CARCASSONNE. – Petit dictionnaire de droit constitutionnel, Le Seuil,
2015.
Michel DE VILLIERS et Armel LE DIVELLEC. – Dictionnaire du droit
constitutionnel, Sirey, 2015.

Essais

Bertrand MATHIEU. – Constitution : rien ne bouge et tout change, Lextenso,


2013.
Bertrand MATHIEU. – Le droit contre la démocratie ?, LGDJ, 2017.
Baptiste BONNET. – Repenser les rapports entre les ordres juridiques,
Lextenso, 2013.

Sites internet

Conseil constitutionnel : www.conseil-constitutionnel.fr


Association française de droit constitutionnel : www.droitconstitutionnel.org
Légifrance : www.legifrance.gouv.fr
Association internationale de droit constitutionnel : www.iacl-aidc.org/fr/
Introduction

1. S'il est une constante dans l'histoire de la vie politique, c'est bien son
institutionnalisation continue. Du chef absolu des premiers groupes humains, au
pouvoir fondé sur son courage, son habileté ou sa sagesse, que de chemin
parcouru jusqu'aux Parlements contemporains, légitimés par l'élection et soumis
à des règles contraignantes et compliquées.

2. L'institutionnalisation de la vie politique. – Institutionnalisation signifie


ici mise en place de structures et de mécanismes, organisant et encadrant
l'exercice du pouvoir et les luttes que sa conquête, son contrôle, sa défense
suscitent. Des règles du jeu se sont peu à peu substituées aux simples rapports de
forces. Des comportements imités, répétés, auxquels on s'est conformé
presqu'instinctivement, sont devenus des traditions, des coutumes dont le respect
devient obligatoire et, un jour, pour plus de sûreté et de certitude, on a inscrit les
règles ainsi formées dans des textes dont les constitutions modernes sont le
dernier état. Parallèlement, des acteurs se sont affirmés et multipliés, détenteurs
d'une parcelle de pouvoir et affectés à des fonctions précises ; de nos jours ce
sont les chefs d'État et de Gouvernement, les ministres, les députés, les juges
constitutionnels, les organes de conseil. Et les simples citoyens eux-mêmes,
appelés à choisir qui parlera en leur nom et parfois associés directement à la
décision, par le référendum par exemple, sont devenus acteurs à leur tour. Tout
ce qui nous paraît naturel aujourd'hui en Occident : une vie politique organisée,
une participation des citoyens au pouvoir, des partis politiques, un pouvoir limité
– il est, bien sûr, des exceptions –, est le produit d'une recherche tâtonnante sur
le Gouvernement des hommes, où une histoire indécise ne savait pas très bien où
elle allait et ne comprenait pas plus ce qu'elle faisait. Des institutions politiques
sont nées, et pour définir leurs rapports et la place des citoyens, un droit
constitutionnel s'est développé dont l'étude fait l'objet de ce manuel. Mais
aujourd’hui, ces institutions connaissent une certaine crise de légitimité.
3. Le droit et la pratique. – Par comparaison aux autres branches du droit, la
matière est relativement simple : les acteurs ne sont pas si nombreux, les
situations où ils peuvent se trouver sont limitées et les règles définissant leurs
relations assez peu diversifiées, si on excepte le domaine des droits et libertés
fondamentaux où le pouvoir se heurte aux droits des individus. Le droit
constitutionnel et des institutions politiques n'a pas la complexité du droit
commercial, du droit fiscal ou du droit du travail, par exemple. Mais, ici plus
qu'ailleurs, on ne peut se contenter d'exposer la règle. La pratique, c'est-à-dire la
façon dont cette règle est appliquée, contournée ou violée, est aussi et peut-être
même plus importante, l'écart entre la théorie et la réalité est ici plus large
qu'ailleurs et ce qui compte n'est pas tant de savoir comment un peuple devrait
être gouverné à en croire sa Constitution, mais comment il l'est.
En effet, si aujourd'hui des règles s'imposent au pouvoir et le limitent, si sa
conquête passe par des procédures et ne découle plus de la seule violence, le
contrôle de leur application et la garantie de leur respect sont, sur la surface de la
planète, encore loin d'être généralisés. Bien sûr des sanctions sont prévues contre
ceux qui ne se plient pas à ses contraintes, mais disproportionnées à l'égard des
manquements involontaires, elles sont illusoires pour ceux qui les bafouent dès
qu'ils ont pour eux l'appui de l'opinion ou de la force armée. Le droit
constitutionnel est, pour partie, un droit conventionnel composé de règles du jeu
élaborées par ses principaux acteurs ; les tiers, c'est-à-dire les citoyens, ne
peuvent le plus souvent s'en réclamer ; le bulletin de vote est la seule sanction
dont ils disposent, à supposer qu'ils soient libres de son usage. Si pourtant un
juge constitutionnel est de plus en plus fréquemment institué, en dehors de
quelques démocraties, la plupart en Occident, il n'est, souvent, qu'une façade, et
parfois une caution aux atteintes portées à la Constitution.
De toute façon le juge, lorsqu'il existe – c'est-à-dire dans ces démocraties
libérales où le droit constitutionnel mérite d'être étudié, car ce sont les seules où
il a quelque prise sur la réalité –, a pour mission de rapprocher les actes de la
lettre du texte et vérifier leur conformité. Aussi les acteurs du jeu politique se
servent-ils des mécanismes et procédures constitutionnels comme d'instruments
dans la lutte autour du pouvoir. Le droit constitutionnel est donc, aussi, un droit
politique (le droit de la politique ?).

4. Les règles comme instruments de la lutte autour du pouvoir. – Les


acteurs, en effet, ne sont pas seulement soumis au droit, à ses contraintes, ils
cherchent à la fois comment s'y conformer et comment s'en servir. Si le droit est
impératif lorsqu'il fixe le permis et l'interdit, il habilite aussi à faire, à agir, à
poser de nouvelles règles. Rares sont les prescriptions automatiques qui
échappent à la volonté des acteurs du jeu politique, comme celle qui en France
fait assurer la suppléance du président de la République par le président du Sénat
ou, aux États-Unis, impose le 20 janvier pour la prise de ses fonctions par le
président. La plupart des procédures constitutionnelles jouent à l'initiative du
chef de l'État ou du Gouvernement, des ministres, des parlementaires ou des
citoyens. Chacun y recourt en y cherchant des avantages dans la lutte pour le
pouvoir. C'est par là que le droit constitutionnel est largement un droit
instrumental : il met à la disposition des acteurs du jeu politique un arsenal de
règles et de procédures dans lequel chacun puise les instruments – on pourrait
dire les armes – aptes à renforcer sa position, à « marquer des points », si
possible, à faire triompher ses idées et sa politique. La décision banale de
déposer un projet de loi comme celle, moins courante et autrement plus grave, de
dissoudre l'Assemblée nationale sont des choix qui s'inscrivent dans une
politique, leurs auteurs en attendent des effets, comme le joueur d'échecs
déplaçant une pièce cherche à améliorer sa position.
Souvent, en outre, le recours à une procédure ne correspond pas à l'intention
du constituant, mais poursuit un but politique autre et exempt de toute
préoccupation constitutionnelle ; si elle est pourtant évoquée, ce sera par prétexte
et souci des apparences. Les exemples sont légion : Par exemple le Premier
ministre utilisera la procédure du vote bloqué (qui permet de triompher
rapidement des obstacles à l'adoption d'une loi), non pour surmonter la résistance
de l'opposition, mais pour étouffer les états d'âme et les divisions de sa propre
majorité en face du texte en discussion.
La lettre du texte l'emporte sur son esprit, c'est-à-dire que l'utilisation des
procédures constitutionnelles est indépendante de la volonté du constituant qui
leur a donné naissance. Les autorités constitutionnelles dans l'exercice de leurs
pouvoirs, ne cherchent pas à être fidèles à la pensée du constituant, désireux
peut-être d'en réserver l'utilisation à des situations précises ; si ces pouvoirs
s'adaptent à d'autres circonstances et si le rapport des forces politiques le permet,
elles donneront à l'instrument dont elles disposent une destination que le
constituant n'avait pas envisagée et que peut-être il désavouerait. Le droit n'est
pas une science exacte, plusieurs interprétations de la règle sont possibles,
chaque acteur a tendance à lui donner le sens qui lui convient. Et s'il est prévu un
arbitre impartial, il contrôlera la régularité du déroulement de la procédure et non
la décision d'y recourir. Le droit ne peut se substituer à la politique mais doit
permettre de vérifier que les règles du jeu sont respectées.
L'activité constitutionnelle doit donc faire l'objet d'une lecture à deux degrés.
Au premier degré, on constate qu'un mécanisme constitutionnel joue et les
conséquences juridiques que cela implique : le président de la République
organise un référendum, le peuple sera donc consulté selon les règles prévues.
Au second degré, cette procédure est replacée dans son contexte : par ce
référendum, le président souhaite-t-il seulement amender la Constitution ou faire
approuver une loi ; au contraire, cherche-t-il avant tout à renforcer son autorité
par l'approbation populaire d'une de ses initiatives ? Politiquement, les règles du
droit constitutionnel ne sont pas neutres, leur utilisation modifie la situation des
acteurs dans la lutte autour du pouvoir.
Le droit constitutionnel révèle ainsi une parenté inattendue avec la poésie, ses
règles portent en elles des virtualités imprévues. Elles sont chargées de sens qui
ont échappé au constituant, comme les poèmes qui, aussitôt achevés,
n'appartiennent plus à leur auteur, mais à leur lecteur chez qui ils éveillent des
images et des résonances infinies.
Pourtant, doit-on accepter sans réagir la conception d'un droit constitutionnel
ainsi réduit à un ensemble de techniques sans âme et sans racines, règles du jeu à
la vocation simplement utilitaire ? La Constitution n'a-t-elle pas, quand même,
une autre signification ? N'est-ce pas là qu'une Nation, guidée par son histoire,
inspirée par ses valeurs, affirme et met en forme une certaine idée du citoyen, de
la société, de l'État, de leurs relations ? Implicite toujours, explicite parfois, une
conception des droits des individus, de leur protection et des contrepoids
nécessaires, sous-tend les dispositions du texte constitutionnel et commande
l'aménagement des institutions. En France, par exemple, même si les
Constitutions sont pauvres en énoncés de principes, derrière les règles et les
procédures apparaissent des valeurs : la liberté, l'égalité, la fraternité, la
reconnaissance de la dignité de la personne humaine, la participation du peuple
aux décisions le concernant. Une Constitution repose donc sur une série de choix
qui trouvent leur fondement dans des valeurs, une éthique, une idéologie. Ainsi
une Constitution, aussi purement fonctionnelle que celle de 1787 aux États-Unis,
opte pour la république et non la monarchie. Et l'idée même de faire une
Constitution signifie l'acceptation de la limitation du pouvoir.
Ces valeurs s'expriment dans la Constitution, notamment, sous forme de
droits et de devoirs, dont les citoyens sont titulaires ou auxquels ils sont soumis.
Ces droits et ces devoirs constituent, dans la plupart des États démocratiques et
libéraux, des règles de droit positif. C'est-à-dire des règles juridiques effectives
que les juges interprètent et font respecter. Elles s'appliquent tant dans les
relations entre les pouvoirs publics (l'Administration par exemple) et les citoyens
qu'entre personnes privées (par exemple dans le cadre d'un contrat). Ainsi, la
liberté d'expression ou le droit au respect de la vie privée s'appliquent aussi bien
aux relations entre un employeur et un salarié qu'à l'exercice des activités
politiques. En ce sens, le droit constitutionnel tend à se rapprocher des autres
branches du droit.
branches du droit.
Première partie
Théorie générale
Titre I
L'État

5. Bibliographie. – Georges BURDEAU, L'État, Le Seuil, 1970 et Traité de


science politique, t. II (1980) et VI (1987). – Jacques CHEVALLIER, L'État, Dalloz,
1998.

6. L'État reste la forme normale d'organisation des sociétés politiques. Il


fournit le cadre à l'intérieur duquel naissent et jouent les règles et où apparaissent
les phénomènes dont l'étude fait l'objet du cours d'institutions politiques et de
droit constitutionnel.
Pourtant, il est aujourd'hui concurrencé, sans être remplacé, par des structures
politiques différentes. Il en est ainsi de l'Union européenne qui emprunte certains
traits à l'État (droits des citoyens, compétences...) sans en avoir toutes les
caractéristiques (système non fondé sur le principe de souveraineté).
Qu'est-ce que l'État ? La notion d'État, avec un É majuscule, est difficile à
appréhender et, en même temps, la réflexion sur l'État doit être un aboutissement
plutôt qu'un point de départ, elle est appelée à couronner des études de droit et de
science politique qui peuvent être menées à partir de quelques données
élémentaires. Celles-ci seront exposées ici dans une perspective classique, c'est-
à-dire retenant ce qui est le plus communément admis, mais en signalant au
passage les controverses et les insuffisances qu'elles ont mises en lumière.
Chapitre 1
La notion d'État

7. L'État est à la fois une idée et un fait, une abstraction et une organisation. Il
n'a pas de réalité concrète, mais sa présence est sensible dans la vie de tous les
jours.
C'est un artifice qui sert de support au pouvoir – le support abstrait du
pouvoir – ; il permet de fonder le pouvoir en dehors de la personne des
gouvernants, le pouvoir est exercé au nom de l'État.
Le terme lui-même connaît plusieurs acceptions :
— L'État, c'est tout d'abord le pouvoir central par opposition aux collectivités
locales. En France : communes, départements, régions et collectivités d'outre-
mer.
— L'État désigne aussi les gouvernants pour les différencier des gouvernés, il
évoque les pouvoirs publics dans leur ensemble : « l'État est responsable du
maintien de l'ordre ».
En ce sens, le domaine de l'État s'oppose à celui de « la société civile »
composé des particuliers et des groupements privés.
— Enfin, on appelle État une société politique organisée : l'État français,
l'État espagnol, l'État japonais, etc. Ce dernier sens est celui qui est pris en
considération ici.

Section 1
Les éléments constitutifs de l'État

8. Toutes les sociétés humaines ne forment pas un État. Dans l'analyse


classique (M. Weber), on considère qu'il n'en est ainsi que lorsque trois éléments
sont réunis : un pouvoir de contrainte, s'exerçant sur une population, rassemblée
sur un territoire. Au fondement de la structure étatique se trouve le principe de
souveraineté.

§ 1. Un pouvoir de contrainte

9. L'État a le pouvoir de fixer des règles de comportement et d'en imposer le


respect. L'idée d'État est liée à celle de droit.

A Le pouvoir normatif de l'État

10. L'État, en effet, définit un certain nombre de règles de la vie en société,


de « normes », s'imposant aux particuliers, obligatoires pour eux. Ces règles
s'analysent comme des contraintes.
L'État n'est pas seul à créer des règles de droit. Le pouvoir normatif
appartient aussi aux particuliers qui s'engagent par des contrats et aux
groupements : sociétés, syndicats, associations, collectivités territoriales, qui
imposent des obligations à leurs membres ou à leurs adhérents. Mais ces entités
n'ont pas vocation à régir des sociétés politiques, elles n'ont pas une compétence
générale, mais une compétence limitée à leur objet social (protection des
salariés, de l'environnement...) ou qui leur est attribuée par l'État (gestion
administrative d'un territoire).

B Le monopole de la force de l'État

11. Mais seul l'État a le pouvoir d'exiger, par la force si besoin est, le respect
des règles ainsi posées. Si l'État n'a pas le monopole du pouvoir normatif, il a le
monopole de la force, ou tout au moins de l'usage légitime de la force. Les
gouvernants, agissant au nom de l'État, disposent de l'Administration et aussi de
la force armée (police, armée, gendarmerie) pour faire appliquer les décisions
prises par l'État. La volonté des gouvernés plie devant la contrainte exercée par
les autorités étatiques. Ce pouvoir va très loin puisqu'il permet à l'État de
déposséder des individus de leurs biens, d'envoyer les citoyens à la mort (en cas
de guerre, par exemple) et de donner lui-même la mort, parfois, à ceux qui
s'opposent par la violence à l'exercice de sa propre force.
Ce qu'il y a de remarquable, c'est que non seulement l'État peut user de la
force pour exécuter ses propres décisions, mais que les particuliers doivent
recourir à l'État pour obtenir le respect des règles qu'ils ont eux-mêmes fixées
dans leurs rapports entre eux. Ils n'ont pas le droit d'user de la force, de « se faire
justice eux-mêmes ». Les règles posées par eux ne peuvent être sanctionnées que
par l'État.
Tout l'effort de l'État moderne a tendu vers la captation à son profit de la
violence pour faire admettre que lui seul pouvait l'exercer légitimement, à
interdire son usage entre individus. Normalement, pour être légitime, ce pouvoir
de contrainte doit être accepté par les gouvernés. Ils y renoncent pour le remettre
à l'État, c'est une des conditions de la paix civile. Mais ce consentement des
gouvernés n'est pas indispensable à l'existence de l'État. L'État peut exercer une
violence illégitime, élaborer et appliquer un droit oppressif ne respectant pas les
droits de l'homme et des citoyens, il n'en perd pas pour cela son caractère d'État,
simplement il n'est pas démocratique mais autoritaire ou dictatorial.
Le monopole de la contrainte, de la force, apparaît comme l'élément capital
de la définition de l'État. Tout État qui laisse se développer des pouvoirs de
contrainte privés, qui lui échappent, abdique. La multiplication de ces atteintes à
son autorité entraîne l'anarchie et déclenche un processus qui peut aboutir à sa
désagrégation (le Liban, à partir de 1972, le Zaïre et le Congo en 1997, la
Somalie, l’Irak ou la Lybie aujourd'hui encore).
Dans les sociétés libérales, l'autorité de l'État est menacée de façon plus
insidieuse par sa démission devant des formes considérées – à tort – comme plus
bénignes d'exercice de la force privée. Ainsi, en France, la violence est
considérée couramment comme un moyen d'expression et de revendication :
barrages sur les routes, destructions de cultures d'organismes génétiquement
modifiés ou de récoltes, entrave à la circulation des chemins de fer, séquestration
de dirigeants d'entreprises ou de cadres, constitution de milices privées...

§ 2. Une population
12. Il ne saurait y avoir d'État sans population. Le pouvoir de donner des
ordres s'exerce sur un groupe humain. Pendant un temps, on a considéré que ce
groupe humain était une Nation. Il y aurait coïncidence entre l'État et la Nation.
Cette thèse est difficile à défendre aujourd'hui.

A Qu'est-ce qu'une Nation ?

13. Il n'y a pas d'acception universelle de l'idée de Nation, et toute une


littérature s'est efforcée de préciser ses contours : J. Michelet, E. Renan, Fustel
de Coulanges, Th. Mommsen, M. Barrès... Les uns mettent en avant des
éléments objectifs : les origines, la langue, la religion, une culture, une mémoire
et une histoire communes ; d'autres privilégient une composante volontariste : la
libre décision d'individus choisissant de s'associer pour un destin collectif
commun. E. Renan, qui fut l'un des chantres de l'idée nationale, disait de la
Nation : « C'est un vouloir-vivre collectif », c'est-à-dire une volonté de vivre
ensemble, enraciné dans une histoire et des souvenirs communs. À sa suite,
beaucoup d'auteurs fondent la Nation à la fois sur des éléments objectifs et
volontaristes, précisant parfois qu'elle dépasse le destin personnel de ceux qui la
composent, elle unit les générations passées et celles à venir ; soulignant ainsi à
quel point elle est tournée vers l'avenir : « la communauté des rêves », disait
A. Malraux. C'est peut-être cette référence à un projet commun qui permet le
mieux de distinguer les notions voisines de « peuple » et de « nation » ? En
simplifiant on pourrait dire que le peuple est un concept sociologique, la Nation
un concept politique, l'État un concept juridique.
La Nation est une réalité beaucoup plus charnelle que l'État, elle se prolonge
dans l'idée de patrie, de terre des pères. On donne sa vie pour la patrie, pour la
France ou l'Allemagne, pas pour l'État.
En même temps, l'idée de Nation a donné naissance aux nationalismes
orgueilleux et conquérants, qui font de la Nation la valeur suprême et qui se sont
affirmés depuis deux siècles dans le sang de dizaines de millions d'hommes.
Jamais peut-être les nationalismes n'ont-ils été aussi puissants qu'aujourd'hui.

B Nation et État coïncident-ils ?

14. Alors que dans le passé (où on se définissait par sa religion plus que par
sa Nation) en général la Nation précédait l'État – qu'on songe à l'Allemagne ;
mais pas toujours : qu'on songe à la France –, souvent maintenant l'État précède
la Nation. Ce fut le cas en Amérique latine au XIX siècle, c'est celui aujourd'hui
e

de nombre d'États africains dont les frontières ignorent les liens ethniques et
nationaux. Des peuples sont donc écartelés entre plusieurs États alors que des
États sont multinationaux. La géographie politique porte les traces des conflits
de l'époque contemporaine : la Première Guerre mondiale a produit les États
multinationaux d'Europe centrale, la colonisation et la décolonisation ont dessiné
la carte de l'Afrique, la Seconde Guerre mondiale a longtemps partagé les
Allemands entre deux États, ainsi qu'en Asie les Vietnamiens et aujourd'hui
encore les Coréens.

15. La crise de l'État-nation. – L'État-nation n'est plus aujourd'hui la forme


normale de l'État, il est minoritaire dans le monde et le modèle qu'il représente
est contesté. De l'intérieur beaucoup d'États-nations sont minés par l'affirmation
de particularismes régionaux, linguistiques, religieux, voire ethniques, mettant
en cause l'identité nationale. Par un mouvement inverse, ces États voient leur
capacité de décision limitée par la « mondialisation » dans les domaines macro-
économique et financier par exemple, sans compter l'uniformisation des
références culturelles. D'où l'idée de mettre en place des structures inter – ou
super – étatiques, dont l'Union européenne est un bon exemple (v. infra n 697).
o

C Et les étrangers ?

16. Enfin, dernière observation, le pouvoir de contrainte de l'État ne se limite


pas à ses nationaux, mais porte aussi sur les étrangers qui vivent dans ses
frontières.
On voit donc qu'il n'y a pas de lien nécessaire entre l'État et la Nation.

§ 3. Un territoire (« le principe de territorialité »)

17. La population est établie sur un territoire, un espace, délimité par des
frontières ; sans territoire, le pouvoir de l'État, ses compétences, ne pourraient
s'exercer. Un État qui perd son territoire n'est plus un État ; mais il ne se confond
pas avec lui, s'il est amputé l'État demeure. Aussi s'agit-il d'un élément objectif
essentiel de la définition de l'État.
Le territoire peut présenter certaines particularités qui n'ont pas de
répercussion nécessaire sur l'État : il peut être constitué par plusieurs entités avec
des solutions de continuité : c'est le cas de la France avec les collectivités
d'outre-mer, des États-Unis avec l'Alaska. Sa taille peut-être très variable. Il
existe des micro-États tels le Lichtenstein, Monaco, le Vatican, ou l'Île Nauru
avec ses 6 000 habitants.
Tout État doit défendre son territoire, comme il doit protéger sa population,
mais de tout temps, les États se sont efforcés d'élargir leurs frontières – tendance
qui n'est pas éteinte aujourd'hui si on en juge, par exemple, par l'âpreté des
querelles concernant la propriété des fonds marins ou, en Asie, de certaines îles
– et les ambitions territoriales ont été dans l'Histoire l'une des causes essentielles
des guerres.
Beaucoup de Constitutions posent le principe de son intangibilité et
interdisent aux pouvoirs publics de consentir à des abandons de territoire.

Section 2
Les caractères juridiques de l'État
18. D'un point de vue juridique, l'État présente deux caractères importants :
— l'État est une organisation dotée de la personnalité morale ;
— l'État est souverain.

§ 1. L'État est une organisation dotée de la personnalité morale

19. Le pouvoir de l'État s'exerce à travers une organisation, l'État est une
collectivité organisée. Les formes de cet agencement peuvent varier, mais elles
reposent toujours sur une distinction des gouvernants et des gouvernés, sur
l'existence d'organes de l'État et sur des règles déterminant les relations entre ces
organes et avec les gouvernés. Cette structuration est indispensable pour que
l'État puisse exprimer sa volonté et la mettre en œuvre.
On dit que l'État est une personne morale (par opposition aux personnes
physiques), un être fictif. La notion de personnalité morale a été conçue pour
donner une existence et une capacité juridiques à des groupements d'individus
poursuivant un intérêt légitime. L'État partage cette qualité avec d'autres
institutions comme les sociétés commerciales, les associations, les départements,
les communes, etc. La théorie de la personnalité morale sera étudiée en droit
civil.
Le recours à la notion de personnalité morale permet d'expliquer certains
aspects du statut de l'État.
— La personnalité de l'État ne se confond pas avec la personne de ses
dirigeants. Ainsi organisé, l'État est une entité qui se distingue de la personne de
ceux qui parlent en son nom. Ce qui implique :
• que les dirigeants ne sont pas propriétaires de leurs fonctions, ils en sont
titulaires, investis, elles peuvent leur être retirées ;
• que les décisions prises par les autorités étatiques sont réputées prises non
par elles personnellement : par F. Hollande ou par M. X., préfet de tel
département, mais par l'État. Le pouvoir est attaché à la fonction et non à
la personne de son titulaire. On obéit à la règle et non à celui qui l'a
édictée ;
• que le patrimoine des gouvernants est distinct du patrimoine de l'État.
L'idée était apparue à Rome. Après avoir disparu, elle a eu beaucoup de
mal à s'imposer à nouveau, et elle semble parfois perdue de vue
aujourd'hui encore dans certains États. En effet, pendant longtemps, on a
eu une conception patrimoniale de l'État, le monarque était
personnellement propriétaire du pouvoir et des moyens du pouvoir. En
conséquence, il l'était aussi du « domaine de la couronne » qui confondait
dans la même masse ses biens personnels et ceux qui de nos jours font
partie du domaine public (routes, cours d'eaux, édifices publics...).
Le Trésor public (c'est-à-dire l'argent de l'État, ses ressources) ne se
différenciait pas de la cassette du souverain, de ses fonds personnels.
— La personnalité morale explique aussi que l'État peut posséder des biens,
passer des conventions, contracter des dettes, engager sa responsabilité. L'État a
une existence juridique, comparable à celle des personnes physiques, et qui lui
offre les mêmes possibilités d'action.
— Enfin, la personnalité morale symbolise l'existence de l'État à l'extérieur et
la continuité de la communauté au-delà de la succession des individus qui la
composent. Les gouvernants changent, des citoyens meurent, d'autres naissent,
l'État demeure.

§ 2. L'État est souverain

20. Ici réside la caractéristique juridique essentielle de l'État. Si l'État partage


la personnalité morale avec d'autres groupements, lui seul possède la
souveraineté : il ne reconnaît aucun pouvoir au-dessus de lui, supérieur ou
concurrent.
La notion de souveraineté a été inventée par Jean Bodin au XVI siècle.
e

La souveraineté se manifeste de deux façons :

A Le pouvoir de l'État est non subordonné

21. Il s'agit là de l'aspect interne de la souveraineté, tourné vers la


communauté.

1 - Le principe

22. Dire que son pouvoir est non subordonné, cela signifie que l'État peut
s'organiser comme il l'entend, que sa volonté prédomine sur celles des individus
et des groupes et aussi bien qu'il n'est lié par aucune règle, sa liberté est totale. Il
n'a pas non plus de rivaux. Son pouvoir est originaire et illimité, c'est-à-dire qu'il
ne le tient que de lui-même et qu'il peut poser des normes sans se soucier
d'autres règles extérieures à lui. À ce titre, il élabore sa Constitution, il forge les
lois, il édicte des règlements. La souveraineté en ce sens est le pouvoir de poser
librement des règles. Les auteurs allemands disent que l'État a la « compétence
de ses compétences », formule heureuse qui met bien en lumière le pouvoir de
l'État d'intervenir quand il veut, où il veut, comme il veut.
En outre, on l'a vu, l'État a le monopole de la contrainte, à l'égard de ceux qui
vivent sur son territoire, lui seul peut utiliser la force publique pour assurer le
respect des règles qu'il a posées et des décisions qu'il a prises. Bien plus, les
particuliers doivent passer par son intermédiaire pour obtenir la mise en œuvre
des droits qu'ils ont les uns vis-à-vis des autres.

2 - L'État est-il soumis au droit ?

23. Ce premier aspect de la souveraineté contient des germes d'absolutisme et


apparaît comme dangereux : poussé à l'extrême, il implique que l'État n'est pas
soumis au droit. La souveraineté ainsi conçue semble permettre à l'État de tout
faire sans tenir compte du bien et des intérêts des individus et de la communauté.
Que deviennent les droits de l'homme ? S'imposent-ils à l'État ? La conception
absolue de la souveraineté a été vivement critiquée par des auteurs qui, pour la
combattre, se sont efforcés de justifier et d'imposer la soumission de l'État au
droit : comment l'État, s'il est souverain, s'il crée le droit, peut-il être lui-même
soumis au droit ? Toutes sortes d'explications ont été fournies, en particulier sur
la base de l'existence d'un droit naturel transcendant, préexistant, constaté et non
pas créé par les lois (comme l'est le droit positif), fondé sur la raison, idéal et
extérieur à l'État, qui s'imposerait à lui (mais alors la souveraineté ne serait plus
illimitée et d'autre part quel est le contenu du droit naturel ?). Ou encore à partir
de l'idée que l'État consentirait à une autolimitation de son pouvoir ; en posant
des règles, il accepterait de se lier lui-même : c'est l'adage patere legem quem
fecisti, on doit respecter la règle qu'on a soi-même posée (mais quelle est la
garantie que l'État ne reviendra pas sur cette acceptation, au nom peut-être de la
« raison d'État » ? Les citoyens dépendent du bon vouloir des gouvernants).
Quoi qu'il en soit, la notion de souveraineté est irremplaçable pour faire saisir
en quoi l'État se différencie des autres groupements, qui eux ne peuvent faire ce
qu'ils veulent, qui sont soumis aux règles étatiques.
Ces considérations sur la souveraineté de l'État laissent intact un autre
problème qui sera étudié plus tard : qui est titulaire de la souveraineté dans
l'État ? La réponse intéresse directement les fondements du régime
démocratique.

B Le pouvoir de l'État est indépendant

24. La souveraineté a aussi un aspect externe, tourné vers les autres États,
vers la société internationale. L'État n'est soumis à l'égard des autres États à
aucune obligation qu'il n'ait librement souscrite : il est indépendant, mais ici il
connaît des rivaux, il se heurte à la souveraineté des autres États qui sont ses
égaux. Aussi sa souveraineté peut-elle être volontairement limitée par des traités
ou par son adhésion à des organismes comme les Nations unies ou l'Union
européenne.
Sous cette forme aussi, la notion de souveraineté a été contestée. Si on peut à
la rigueur admettre que les États acceptent de limiter leur souveraineté par des
traités, celle-ci dès lors n'est plus absolue puisqu'on suppose que les États
reconnaissent une règle extérieure à eux selon laquelle « les traités doivent être
respectés » : pacta sunt servanda.

C La souveraineté dans le monde d'aujourd'hui

25. L'évolution des sociétés nationales et internationales pose en des termes


nouveaux le problème de la souveraineté. On assiste à une érosion continue de
celle-ci. La mondialisation y contribue.
— Dans l'ordre interne, si la souveraineté de l'État reste lourde de menaces,
elle se heurte à l'affirmation des droits de l'homme, au respect dû à la vie privée,
à la délimitation autour de l'individu d'une sphère d'autonomie interdite à l'État ;
dans une société démocratique l'État ne pourrait y porter atteinte sans s'exposer à
de vives réactions du corps social. En outre, l'aspiration des citoyens à une
participation plus active à la gestion de leurs affaires, entraîne le renforcement
des collectivités décentralisées, telles qu'en France les communes ou les régions,
auxquelles l'État délègue certaines de ses attributions ; dès lors il n'a plus la
maîtrise entière du pouvoir normatif. Enfin, et surtout, la mondialisation, et en
premier lieu la globalisation de l'économie et des communications, enlèvent à
l'État une part croissante de sa liberté. Comment pourrait-il prétendre fixer ses
impôts, ses droits de douane, la réglementation de l'audiovisuel ou d'internet... en
faisant abstraction de ce qui se passe chez ses voisins et sur le marché mondial ?
Au total, la souveraineté interne n'est plus illimitée.
— Dans l'ordre externe, les limitations de souveraineté sont encore plus
spectaculaires. Le développement des relations internationales et la
multiplication des accords, conventions, traités qui en résultent, érodent la
conception d'une stricte souveraineté d'États fermés sur eux-mêmes. En voici
quelques illustrations parmi les plus marquantes :
• l'un des attributs fondamentaux de la souveraineté : le pouvoir d'assurer en
toute indépendance sa sécurité, voire sa survie, se réduit. Depuis la fin de
la Seconde Guerre mondiale des alliances militaires ont restreint la liberté
de certains États de pourvoir eux-mêmes et seuls à leur défense : à l'Ouest
(OTAN), comme pendant longtemps à l'Est (pacte de Varsovie), des
troupes ont été placées sous un commandement commun ; en même
temps les États vaincus se sont vu interdire la possession d'armes
nucléaires (RFA), la constitution de toute armée (Japon) ou la possibilité
d'envoyer des forces armées hors du territoire national ;
• durant la guerre froide, la théorie de la « souveraineté limitée », invoquée
par les Soviétiques, leur a permis d'intervenir militairement en Hongrie en
1956 et en Tchécoslovaquie en 1968 ;
• dans les pays en voie de développement les besoins en capitaux et la crise
financière chronique ont placé nombre d'États sous la dépendance des
organismes internationaux à travers les conditions posées à l'octroi d'une
aide. Les exigences du Fonds monétaire international (FMI), en
particulier, leur enlèvent leur liberté dans la définition de leur politique
budgétaire et, au-delà, économique et sociale. La crise économique qui a
frappé l'Europe ces dernières années a conduit également certains États,
comme la Grèce, à se soumettre aux conditions fixées à la fois par
l'Union européenne et le FMI. En ce sens, le Pacte européen de stabilité
budgétaire, signé le 2 mars 2012, impose aux États d'inscrire dans les
textes constitutionnels, ou dans un texte d'effet équivalent, des dispositifs
limitant le déficit structurel. Si le respect de ces règles relèvera du
contrôle des cours constitutionnelles, leur inscription dans les droits
nationaux est soumise au contrôle de la Cour de justice de l'Union
européenne. Ce sont probablement ces contraintes économiques et
financières qui constituent, substantiellement, la plus forte limitation
apportée à la souveraineté des États. Ainsi, le 7 septembre 2011, la Cour
constitutionnelle allemande a considéré qu'« il y a atteinte au suffrage
universel quand un parlement se dessaisit de sa responsabilité en matière
budgétaire d'une façon telle que lui ou le parlement suivant ne puisse plus
exercer sa responsabilité en matière budgétaire ». Mais certains États ont-
ils le choix ?
• le principe de la non-ingérence dans les affaires d'un autre État,
fondement traditionnel de la société internationale, est ébranlé depuis
l'affirmation en 1991, à l'issue de la guerre du Golfe, d'un devoir
d'ingérence humanitaire lorsque sont en jeu des « valeurs communes de
l'humanité ». Principe généreux en même temps que menace redoutable
pour la souveraineté, car aucune autorité incontestée n'est habilitée à
décider que les conditions autorisant l'ingérence sont réunies. Le principe
risque de jouer seulement « du fort au faible ». C'est-à-dire que la
communauté internationale, ou certains de ses membres puissants,
s'estimera en droit d'intervenir sur le territoire d'États qui n'ont pas les
moyens de s'y opposer, pour faire cesser une situation considérée comme
contraire à la dignité, à la santé, à la sécurité de la population. Mais une
situation identique n'entraînera aucune action contre des États forts et
bien armés qui ne la toléreraient pas (Chine, Russie...). L'intervention de
l'OTAN au Kosovo en 1999 montre bien les ambiguïtés de l'ingérence.
Les Européens ne pouvaient admettre l'épuration ethnique sur leur
continent et les souvenirs fâcheux qu'elle ravivait. En même temps,
l'OTAN (et non l'ONU) pouvait-elle se donner mandat d'intervenir et
l'aurait-elle fait si la Yougoslavie avait possédé l'arme nucléaire ?
• Et que dire de la guerre d'Irak en 2003 ou de l'intervention en Libye en
2011 et au Mali en 2013 ?
• la convention de Rome a prévu en juillet 1998 la création d'une Cour
pénale internationale chargée de juger les crimes contre l'humanité. Des
citoyens français pourront comparaître devant la Cour, éventuellement le
président de la République lui-même, ce qui est évidemment une atteinte
à la souveraineté française. Le Conseil constitutionnel a eu à se prononcer
sur la compatibilité du statut de la Cour avec la Constitution. Il a estimé
en janvier 1999 que la ratification du traité créant la Cour supposait une
révision préalable de la Constitution, car la souveraineté nationale était en
cause, ce qui fut fait en juillet 1999. On relèvera cependant que la Cour
internationale de justice a rappelé dans une décision du 3 février 2012
que « l'immunité de l'État est un des principes fondamentaux de l'ordre
juridique international » qui ne saurait souffrir d'exception ;
• de la même manière, la Cour européenne des droits de l'homme, par une
interprétation extensive de la portée des droits reconnus par la
Convention européenne des droits de l'homme, limite drastiquement la
souveraineté des États. En effet, elle ne se borne plus à assurer un
système de protection minimum et subsidiaire, mais tend à imposer une
interprétation commune de ces droits ; il en est notamment ainsi en
matière sexuelle ou familiale. On relèvera qu'un vent de contestation,
soulevé par certains États, a agité le spectre d'un gouvernement des juges
européens. Ainsi, la Cour suprême britannique, dans une décision du
16 octobre 2013, a décidé qu’il appartient au Parlement britannique de
traiter la question du droit de vote des détenus, alors qu’en 2005 la Cour
EDH avait déclaré la loi britannique relative à cette question contraire à
la Convention ; la Russie a affirmé la supériorité de ses règles
constitutionnelles sur la jurisprudence de la Cour EDH ;
• d'un autre point de vue, la Commission de Venise, organe consultatif du
Conseil de l'Europe, a été amenée à juger de la compatibilité de la
Constitution hongroise, adoptée à une majorité parlementaire de 262 voix
contre 44, avec les valeurs communes européennes. De même, la
Commission européenne est intervenue pour contester des lois
d'application de la Constitution hongroise concernant l'indépendance de
la banque centrale et l'indépendance du système judiciaire. Cette situation
pose avec acuité la question de l'autonomie constitutionnelle des États et
conduit à réfléchir à une répartition entre les valeurs relevant des identités
nationales et celles partagées au niveau européen.
Mais c'est surtout la construction de l'Europe, qui bouleverse la conception
classique de la souveraineté. Ses conséquences pour la France seront examinées
plus loin (v. infra n 697 et s.).
o
Chapitre 2
L'origine de l'État

26. Il ne suffit pas de savoir reconnaître l'État, il faut aussi se demander


comment il est né, comment les États se sont formés, comment les hommes ont
accepté de lui obéir. Les États sont apparus à l'issue d'une lente et longue
évolution – il n'y a pas vraiment d'État à Rome ou au Moyen Âge –, sans qu'il
soit possible de dater précisément le moment où l'on est en présence d'un
véritable État.
La recherche se mêle ici à une réflexion sur l'origine du pouvoir. Celui-ci,
initialement, s'est manifesté dans la cellule naturelle qu'est la famille, dans le
clan, dans la tribu, mais toute société soumise à un pouvoir n'est pas un État.
Comment est apparu le phénomène État ?

Section 1
L'État phénomène volontaire et les théories du contrat social

27. Pour certains auteurs, l'État est un phénomène volontaire. Les hommes
créent consciemment l'État.
Cette idée s'est construite autour des théories du Contrat social, développées
au XVII et au XVIII siècles en particulier par Th. Hobbes, S. von Pufendorf,
e e

J. Locke et J.-J. Rousseau : les hommes se sont associés de façon délibérée, pour
des raisons et sous des formes que ces auteurs analysent
différemment. La réflexion de J.-J. Rousseau apparaît comme la plus riche. Elle
peut se schématiser de la façon suivante :

28. L'état de nature. – J.-J. Rousseau s'interroge sur l'origine des sociétés
politiques. Il imagine comme ses prédécesseurs qu'au départ les hommes sont
dans l'état de nature, aucun lien social n'existe entre eux : ils sont libres et
égaux. Son célèbre ouvrage : Du contrat social (1762) s'ouvre par ce postulat
« l'homme est né libre ». Sans la société organisée, l'homme est libre. Mais cette
situation idyllique où les hommes étaient bons, s'est transformée en une société
pleine de tares, où les hommes sont « dans des fers », déjà décrite dans le
Discours sur l'inégalité (1756). La distinction des riches et des pauvres, la
propriété privée, la séparation des gouvernants et des gouvernés, du maître et de
l'esclave, ont perverti l'homme. La théorie de J.-J. Rousseau est profondément
révolutionnaire, surtout dans le contexte de l'époque. Elle prend le contre-pied de
l'enseignement du christianisme, pour lequel, du fait du péché originel, l'homme
est partagé entre le bien et le mal. Pour J.-J. Rousseau, si on change la société,
on rendra l'homme à sa nature, qui est bonne. Son point de départ est assez
proche de celui de K. Marx comme le montre cette citation du Discours :
« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : ceci est à moi, et
trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société
civile. ».

29. Le Contrat social. – Par opposition à la société ainsi décrite, J.-


J. Rousseau devait dans le Contrat social poser les vrais fondements, selon lui,
de la société légitime et juste. Celle-ci est formée par une convention, par la
volonté unanime des individus libres et égaux : chacun s'aliène (s'abandonne) à
toute la communauté, met en commun sa personne, ses droits (J. Locke), sa
liberté individuelle, sa puissance et ses biens « sous la suprême direction de la
volonté générale ». Ainsi naît un corps moral et collectif, le corps politique ou
État, « où chacun s'unissant à tous, n'obéisse pourtant qu'à lui-même ». En son
sein, l'individu retrouve sa liberté et l'égalité naturelle : l'égalité car tous ont tout
abandonné, la liberté car toute oppression – atteinte à la liberté – pèserait sur
l'oppresseur comme sur les autres puisqu'ils sont égaux, personne n'y a donc
intérêt.
Une association naît donc d'un pacte, ou d'un accord, par lequel l'individu
perd sa liberté, l'abdique et la retrouve inchangée et égale à celle des autres
individus avec en plus tous les bienfaits de la vie sociale, ou du « corps
politique ». Car la société est gérée par la volonté générale, par la communion
des citoyens et non par l'addition de leurs volontés individuelles. Cette
communion ne peut que vouloir le bien du corps social dans son entier qui
coïncide avec celui des individus en particulier. Ainsi est réalisée la liberté
civile, très supérieure à la liberté égoïste qui existait avant le contrat social.

30. Observations. – Il est bien entendu que le contrat social n'est jamais
formalisé dans un accord juridique – et J.-J. Rousseau ne s'appuie pas sur des
faits, pour lui c'était plutôt un postulat logique, une parabole, qu'une réalité
historique. Il résulte de ce qu'on appellerait aujourd'hui un consensus des
hommes sur la nécessité de se soumettre à un pouvoir commun, à une autorité, et
fixant aussi les buts de ce pouvoir : la sécurité, la paix, le bonheur de tous. En
réalité, si l'âge d'or de l'état de nature est un mythe que toute notre connaissance
du lointain passé contredit (et que Th. Hobbes et J. Locke ne défendaient pas),
l'idée qu'à un certain stade de l'évolution des sociétés les hommes éprouvent le
besoin de se regrouper pour se protéger est, elle, acceptable. Ce qui ne veut pas
dire que de cette société découleront tous les bienfaits décrits par J.-J. Rousseau.
En particulier, comment protéger l'individu si dans la pratique la volonté
générale viole les droits ? Il ne dispose d'aucun recours.

Section 2
L'État phénomène naturel

31. D'autres auteurs (se rappelant d'Aristote : « l'homme est un animal


politique ») estiment que la formation des États est l'aboutissement d'un
phénomène naturel : l'État n'est pas le fruit de la volonté humaine, l'œuvre
délibérée des hommes, il s'impose. De plusieurs façons :
— Au cours des âges, lorsque les circonstances s'y prêtent, une organisation
permanente de la société se met en place, sous les auspices et le contrôle d'un
homme ou d'une oligarchie pour asseoir son autorité, pour assurer l'ordre,
administrer la population, régler la transmission du pouvoir. Une distinction des
gouvernants et des gouvernés s'établit ; subie au début peut-être, elle finit par
être acceptée. La construction de l'État sera une œuvre lente, longue, fragile car
sujette à des retours en arrière : on passera de la famille au clan, puis du village à
la Cité (« polis »). Les premières préfigurations de l'État sont les minuscules
Cités-États grecques entre le VI et le IV siècle avant Jésus-Christ, qui ont servi à
e e

Platon et à Aristote pour théoriser la Cité idéale et qui annoncent l'État moderne.
Puis, avec un changement d'échelle, on se rapproche de l'État avec l'Empire
romain. La religion tiendra une grande place dans cet embryon d'État jusqu'au
jour où le christianisme proclama que la religion n'est plus l'État : « rendez à
César ce qui est à César ».
— Ou encore un nouvel État naîtra en quelques jours, par la conquête ou la
violence, de la décomposition d'une entité étatique préexistante ou de la
décolonisation d'un Empire.
On ne saurait tracer, en tout cas, un modèle unique de l'apparition des États,
On ne saurait tracer, en tout cas, un modèle unique de l'apparition des États,
mais celle-ci passe toujours par un fait fondateur ou une succession d'étapes et
ne résulte pas d'un engagement juridique.
Chapitre 3
Les formes de l'État

32. Près de 200 États existent actuellement dans le monde (35 ont une
population inférieure à 500 000 habitants). Ils n'ont pas tous la même forme, il
existe des variétés différentes d'États selon leur degré d'unification juridique. On
distingue essentiellement les États unitaires des États composés.

Section 1
L'État unitaire

33. Dans l'État unitaire, tous les citoyens sont soumis au même et unique
pouvoir. Un Parlement unique légifère pour l'ensemble des citoyens, ceux-ci sont
soumis à l'autorité d'un seul Gouvernement et d'un droit identique où qu'ils
habitent.
L'État unitaire constitue la forme la plus répandue d'État : la Chine, l'Algérie,
la Thaïlande, la Pologne... sont des États unitaires. La France aussi où la
Constituante, reprenant le principe consacré par la monarchie, a proclamé en
1792 que « la République est une et indivisible », coupant court aux tentations
fédéralistes inspirées des États-Unis (et qui constituaient plutôt un
« départementalisme », c'est-à-dire un renforcement des compétences des
départements) ; la peine de mort étant requise contre ceux qui se réclamaient des
idées fédéralistes (v. infra n 667).
o

En fait, l'originalité de l'État unitaire apparaît surtout lorsqu'on le compare à


l'État fédéral (v. infra n 39).
o

En général, l'État unitaire connaît des divisions territoriales ; il existe des


relais entre la population et le pouvoir central. En pratique, il est nécessaire à
partir d'une certaine superficie et d'une certaine population, de rapprocher
l'Administration des citoyens. Ces divisions sont le produit de la déconcentration
ou de la décentralisation. Le plus souvent, les deux coexistent.

34. La déconcentration consiste à faire exercer des attributions de l'État par


des autorités nommées par lui et réparties dans des circonscriptions à travers le
territoire : Équipement, Impôts... Les fonctionnaires, ou « agents », de l'État,
affectés dans les circonscriptions, exécutent les ordres du pouvoir central et
prennent des décisions sous son contrôle : ils sont insérés dans une hiérarchie.

35. La décentralisation consiste à confier des attributions propres à des


autorités élues à l'échelon local par les citoyens (décentralisation territoriale : la
commune, la région), ou à des organismes autonomes, à des personnes morales,
chargés de gérer des activités d'intérêt public (décentralisation par service ou
fonctionnelle. En France, par exemple, les Universités ou les Chambres de
commerce). Les attributions confiées à ces autorités sont fixées par le législateur
et non par la Constitution, elles peuvent donc être modifiées par une simple loi
votée par le Parlement. Aussi les collectivités décentralisées n'ont-elles pas « la
compétence de leurs compétences », leur organisation et leurs attributions sont
fixées en dehors d'elles. Lorsqu'elles posent des règles, celles-ci doivent
respecter celles imposées par l'État. L'exercice de ces attributions est soumis à un
contrôle des autorités de l'État, qui est beaucoup moins contraignant que celui
résultant du pouvoir hiérarchique à l'égard des autorités déconcentrées. L'objet
de la décentralisation est d'associer les administrés de façon plus étroite aux
décisions qui les concernent.
Selon les pays et les époques la décentralisation est plus ou moins poussée,
c'est-à-dire que l'État confie aux autorités décentralisées des attributions plus ou
moins nombreuses et importantes dont il se dessaisit, qu'il renonce à exercer lui-
même directement. La décentralisation est, à travers le « local government », une
des composantes importantes de la vie publique en Grande-Bretagne.
En France, par un effort séculaire, le pouvoir royal avait construit à la veille
de la Révolution un État ultra-centralisé que, curieusement, les jacobins, la
gauche de l'époque, devaient défendre et chercher à renforcer. Les girondins,
puis par la suite la droite, devaient au contraire se faire les avocats de la
décentralisation jusqu'au jour où celle-ci devint un des thèmes favoris de la
gauche (non communiste). Les socialistes ont réalisé en 1982 une réforme de
l'Administration locale – au profit, en particulier, de la région – qui porte la
décentralisation à un niveau jamais atteint jusqu'alors en France. Elle a été
encore renforcée en 2003. L'article 1 de la Constitution prévoit que l'organisation
de la France est décentralisée.
La décentralisation, parée aujourd'hui de toutes les vertus, n'a pourtant pas
que des avantages.
— Il n'est pas sûr en effet qu'elle permette toujours d'agir vite et globalement,
ou que les régions pauvres deviendront plus riches, si disparaît la péréquation
(mise en commun) des ressources qui s'établit à l'échelle nationale. La région ou
le département ne sont pas des espaces économiques plus rationnels que l'État.
— Par ailleurs, la multiplication des structures locales (communes,
communautés de commune, départements, régions) constitue, dans un pays
comme la France, un obstacle à la rationalisation administrative et un facteur
d'augmentation des dépenses publiques.
— Enfin, les citoyens n'auront pas nécessairement à se louer d'un pouvoir de
décision plus proche d'eux, au contraire. Même décentralisé, le pouvoir reste le
pouvoir – celui des notables souvent –, avec tout ce qu'il a de menaçant pour
l'individu. La distance du pouvoir d'État ménage un certain anonymat du citoyen,
garantie d'une égalité de traitement ; la proximité personnalise pour la partialité,
l'oppression ou la vengeance, ouvre des tentations pour la corruption.

Section 2
Les États composés

36. Ici l'État se décompose en plusieurs entités, qui se présentent comme des
États dépouillés de certains de leurs attributs et entre lesquelles existent des liens
d'union.
Historiquement, plusieurs types de cette forme d'État ont existé (comme les
unions personnelles ou les unions réelles, situations ou deux États étaient placés
sous l'autorité du même souverain), qui aujourd'hui se réduisent à l'État fédéral,
lui-même né de la Confédération.

§ 1. La Confédération

37. Elle constitue une forme assez rare d'État composé, qui n'est pratiquement
plus représentée dans la société internationale d'aujourd'hui. La Confédération
suisse, malgré son nom, n'est plus depuis 1848 une Confédération, mais un État
fédéral. De même pour l'Argentine depuis 1860. Au moment du Congrès
de Vienne en 1815 l'Allemagne était une Confédération associant 41 États. Elle
devait durer jusqu'en 1871. De leur côté, les États-Unis ont été une
Confédération de 1776 à 1787.
La Confédération est une association d'États qui, par traité, décident
d'exercer par l'intermédiaire d'organes communs un certain nombre de
compétences et de tenter d'unifier leur politique dans divers domaines. À
l'origine, elle est donc contractuelle et une modification de ses compétences
initiales suppose une révision du traité constitutif.
Il n'y a pas de représentation des populations dans un organe, ou Parlement,
central et la Confédération n'a pas de rapports directs avec les individus.
En général, des représentants désignés par les États (et non par les citoyens)
se réunissent dans une Diète, ou Conférence, qui élabore, à l'unanimité en
principe, des décisions qui seront réputées prises par les États, mais qui ne
pourront être exécutées sur le territoire de chaque État qu'avec son
assentiment. Les délégués des États sont mandatés par eux pour défendre un
certain point de vue, pour voter dans un sens convenu ; les décisions prises ne
s'appliquent qu'après ratification par chaque État.
Aussi, la Confédération n'est-elle pas un simple État – est-elle même un
État ? – chaque État membre conserve la plénitude de sa personnalité et sa
souveraineté. En revanche, elle est autre chose qu'une simple alliance.
Dans la pratique, ou la Confédération se dissout, ou elle se transforme en État
fédéral, comme ce fut le cas aux États-Unis en 1787 et pour l'Allemagne en
1871. Elle n'est donc jusqu'à présent qu'une solution transitoire.
S'il n'existe pas aujourd'hui de véritable Confédération, certaines formes
d'organisations internationales s'en rapprochent : Commonwealth, et, dans une
moindre mesure, Union européenne, déjà plus proche d'une fédération.

§ 2. L'État fédéral

38. Bibliographie. – Stéphane RIALS, Destin du fédéralisme, LGDJ, 1986. –


Maurice CROISAT, Le fédéralisme dans les démocraties contemporaines,
Montchrestien, 1995. – Olivier BEAUD, Théorie de la fédération, PUF, 2009.

39. L'État fédéral est composé par un certain nombre d'entités, dont le nom
varie : États fédérés, cantons, Länder..., qui ont les apparences d'un État
(Constitution, Parlement, Gouvernement, tribunaux), mais qui sont privées de la
souveraineté externe (elles n'ont pas de relations directes avec l'étranger), et dont
les compétences ne sont pas illimitées, car elles s'exercent dans les règles fixées
par la Constitution de l'État fédéral, c'est-à-dire que leur souveraineté interne est
elle-même réduite. Les États fédérés ne sont donc pas de véritables États :
— les États fédérés bénéficient d'une autonomie et d'attributions beaucoup
plus importantes que celles dont disposent habituellement les collectivités
décentralisées.
Ces attributions ne peuvent être modifiées en dehors d'eux, ce qui ne veut pas
nécessairement dire avec leur accord, mais qu'ils doivent être associés aux
modifications, si celles-ci sont adoptées malgré leur opposition elles s'imposent
cependant à eux ;
— les États fédérés participent en tant que tels au pouvoir central, au
contraire des collectivités décentralisées ;
— l'État fédéral exerce des compétences directes sur les individus.
Il n'y a pas de rupture de l'État unitaire décentralisé à l'État fédéral, à travers
la variété des aménagements on passe insensiblement de l'un à l'autre (v. le cas
de l'Espagne où les provinces sont très autonomes).
En même temps, les États fédéraux ne constituent pas une catégorie
homogène. Ils sont très nombreux dans la société internationale contemporaine :
États-Unis, Allemagne, Suisse, ex-URSS (et aussi l'Autriche, l'Inde, le Canada,
l'Australie, le Brésil...), et l'ingéniosité des auteurs de Constitutions a donné
naissance à toutes sortes d'aménagements multipliant ainsi les formes de
fédéralisme.
Comment distinguer l'État fédéral de l'État unitaire ?

A Origine des États fédéraux

40. L'État fédéral apparaît en 1787 aux États-Unis, réalisant une hypothèse
classique, et la plus simple, de formation d'un État fédéral : des États
préexistants décident de s'unir pour constituer ensemble un État fédéral ; cette
origine se retrouve en Allemagne et en Suisse par exemple. Mais l'État fédéral
peut associer aussi des composantes sans caractère étatique à l'origine, des
provinces, des collectivités, des territoires, simples divisions administratives plus
ou moins décentralisées : c'est ainsi qu'ont été édifiés les systèmes fédéraux de
certains Dominions britanniques : Canada, Australie, Inde. De même la
Communauté française, imaginée par la Constitution de 1958, regroupait dans
une sorte de Fédération, autour de la France, ses anciennes colonies qui
obtenaient le statut d'État. Enfin, on peut concevoir qu'un État unitaire choisisse
de se transformer en État fédéral (dissociation) : l'hypothèse est plus rare :
Mexique, Brésil, Belgique depuis 1993 (pour doter Flamands et Wallons
d'institutions propres).

1 - Pourquoi un État adopte-t-il la forme fédérale ?


41. On peut répondre de façon synthétique : pour bénéficier des avantages
d'un État unique en conservant à chacune de ses composantes son identité.
L'État unique, en effet, est plus rationnel, car il permet de simplifier et de
coordonner l'organisation d'administrations indispensables et coûteuses, comme
l'armée et la diplomatie, les voies de communication, de faire des « économies
d'échelle ». Il efface des frontières gênantes (douane, télécommunications,
monnaie, transports...). Il favorise l'apparition d'un vaste marché intérieur
facilitant les échanges et le développement économique. Il substitue dans la
société internationale un partenaire de taille convenable à des entités trop petites
et trop faibles pour jouer un rôle. Il peut arbitrer les conflits qui s'élèvent entre
les partenaires.
Par ailleurs, en entrant dans la Fédération, les entités fédérées ne perdent pas
leur spécificité. Les habitudes antérieures de vie en commun seront préservées et
le fédéralisme, comme la décentralisation, rapproche le pouvoir des citoyens
mais en laissant ici entre les mains des autorités fédérées des attributions
exercées par le pouvoir central dans l'État unitaire. Ce caractère sera
particulièrement adapté aux pays sur le territoire desquels vivent des populations
d'origines, de religions, de langues différentes, chacune ayant son histoire
propre, génératrice de solidarité, non imbriquées les unes dans les autres, mais
installées dans des régions distinctes. Le fédéralisme permet aux minorités de
s'auto-administrer largement dans le respect de leurs coutumes. Il suppose en
même temps un certain loyalisme acceptant les inconvénients (réels surtout pour
les entités fortes et riches) comme les avantages du système. Sinon, ou l'État se
décompose, ou il devient unitaire sous le contrôle des forts.

2 - Comment se crée la Fédération ?

42. L'acte fondateur d'un État fédéral est une Constitution (et non un traité,
comme dans la Confédération). Les entités fédérées y organisent (par une
Assemblée constituante) les institutions du nouvel État et répartissent les
compétences entre l'Union (c'est-à-dire l'État central) et les États fédérés. Surtout
y sont inscrites :
— les garanties juridiques concernant leur autonomie (principe d'autonomie),
c'est-à-dire la liberté qui leur est laissée concrètement ;
— les règles leur assurant qu'il ne sera pas touché à leur statut sans leur
participation (principe de participation). En particulier, est consacrée l'égalité
des États fédérés entre eux, quelle que soit leur superficie, leur population ou
leur richesse – car elle est la condition à laquelle les petits États ont pris le risque
de s'associer avec les plus grands.
Ceci amène deux observations :
— Dans la décentralisation, au contraire, le statut des collectivités
décentralisées – et même leur existence – peut être modifié sans qu'elles soient
consultées, il n'y a pas de principe de participation et l'autonomie peut être
remise en cause à tout moment.
— L'expérience prouve que les garanties juridiques accordées aux entités
fédérées sont parfois bien fragiles et que, lorsque des conflits éclatent, les États
les plus faibles ont du mal à faire respecter leur point de vue et leurs intérêts.

B Organisation interne

43. Le territoire de l'État fédéral est constitué par l'ensemble des territoires
des États fédérés.

1 - Organisation des États fédérés

44. Chaque État fédéré élabore sa propre Constitution et organise ses


pouvoirs publics (Parlement, Gouvernement), ceci dans le respect de la
Constitution fédérale. Il peut les modifier comme il l'entend, et quand il veut,
dans la même limite. Cette organisation interne variera d'un État fédéré à l'autre
au sein de la Fédération. En principe, il n'y a pas de contrôle fédéral sur
l'exercice de leurs compétences par les autorités fédérées (exception : l'ex-
URSS), les juges peuvent cependant leur imposer le respect des règles fédérales.

2 - Organisation de l'État fédéral

45. L'État fédéral a lui-même, on l'a vu, sa Constitution. Celle-ci peut être
modifiée, non à l'unanimité en général mais avec l'accord d'une majorité
renforcée des États fédérés (variable selon les systèmes : 2/3, 3/4). En d'autres
termes, l'accord initial peut être bouleversé contre la volonté d'un certain
nombre d'associés. Même si de telles mesures ne peuvent être prises sans que
tous les intéressés aient défendu leur point de vue (principe de participation),
cette situation montre l'abdication considérable de liberté consentie par les États
membres lors de leur entrée dans la Fédération. À la limite, on peut interdire à
l'un des États membres de sortir de la Fédération (c'est le cas aux États-Unis).
La structure des institutions fédérales se caractérise par l'existence
(exception : le Venezuela) d'un Parlement composé de deux Chambres : Sénat et
Chambre des représentants aux États-Unis, Bundesrat et Bundestag en
Allemagne, Rajya Sabha (Chambre des États), Lok Sabha (Chambre du peuple),
en Inde. L'une de ces Chambres représente la population dans son ensemble et
chaque État y envoie des délégués en nombre proportionnel à sa population.
La seconde est la Chambre des États, chaque État y siège sur un pied d'égalité
avec les autres, indépendamment de sa population ; ainsi l'Alaska, avec ses
599 000 habitants, a deux sièges au Sénat américain, tout comme l'État
de Californie, avec une population de 31 millions de personnes. En pondérant un
peu la représentation à la seconde Chambre en fonction de la population, les
régimes fédéraux récents tendent à corriger ce que cette égalité peut avoir de
choquant en apparence (Allemagne, Canada, Autriche). En apparence seulement,
car la règle est liée à l'essence du fédéralisme et symbolise l'égalité théorique des
États fédérés.

C La répartition des compétences entre l'État fédéral et les États fédérés

46. L'État fédéral est caractérisé par la superposition de deux ordres


juridiques : les citoyens sont soumis à la fois à un droit élaboré par l'État fédéral
et à un droit émanant de son État fédéré. Aussi, alors que le droit fédéral
s'applique à tous les citoyens, ceux-ci, dans les domaines attribués aux États
membres, sont soumis à des règles qui peuvent varier profondément d'un État
fédéré à l'autre. En effet à l'intérieur des domaines qui lui sont reconnus, chaque
entité fédérée apprécie les compétences qu'elle souhaite exercer et la façon de les
exercer, c'est-à-dire qu'elle élabore les règles de droit comme elle l'entend. Il
peut en résulter de grandes disparités de statut entre les individus selon leur lieu
de résidence (il est vrai que la situation est la même, avec des écarts moins
marqués, dans les États unitaires du fait de la décentralisation).
D'un système à l'autre, les domaines ouverts à l'intervention des partenaires
changent ; la Constitution fixe les règles de la répartition des compétences entre
eux, mais les États fédérés n'ont jamais la plénitude de compétences propre à
l'État souverain. En entrant dans la Fédération, ils ont dû sacrifier des
attributions, les abandonner à l'Union. En contrepartie, l'État fédéral ne peut
intervenir dans les domaines attribués aux États fédérés. On note que les États
fédérés sont moins libres lorsque l'État fédéral est né par dissociation (v. le
Brésil).

1 - Les « clés » de répartition des compétences

47. Il existe deux clés de répartition des compétences :


— La Constitution énumère le plus souvent les compétences attribuées à
l'État fédéral, toutes les autres matières sont laissées aux États fédérés : c'est le
cas aux États-Unis par exemple.
— Parfois, au contraire, la Constitution donne la liste des attributions
confiées aux États fédérés, l'État fédéral seul peut intervenir dans les autres
domaines : Canada...
Ce second système est peut-être plus favorable à l'État fédéral, car il est
compétent pour tous les cas imprévus, les situations que l'évolution de la société
peut faire apparaître et qui n'avaient pas été envisagées à l'origine. Mais cet
avantage dépend aussi, bien sûr, de l'ampleur des compétences attribuées par la
Constitution aux États fédérés.
Enfin, il est fréquent qu'en dehors des domaines réservés, soit à l'État fédéral,
soit aux États fédérés, la Constitution prévoit aussi des compétences
concurrentes : certaines matières sont ouvertes à l'intervention du premier
comme des seconds, étant entendu cependant que l'État fédéral a priorité pour y
poser des normes (RFA, Suisse, Autriche, Inde). Cette formule est une source de
conflits délicats à trancher.
De toutes façons la loi fédérale s'impose aux États dès sa promulgation, elle
abroge les lois fédérées contraires : « le droit fédéral brise le droit des États »
(Bundesrecht bricht Landesrecht).

2 - Les tendances dominantes de la répartition des compétences

48. À travers la diversité des systèmes, quelques dominantes se dégagent :


— L'État fédéral a l'armée sous son autorité et il dispose du monopole des
relations internationales. La souveraineté externe lui appartient. Les États fédérés
ne peuvent passer des traités, adhérer à une organisation internationale,
entretenir une représentation diplomatique à l'étranger. Mais il est des
exceptions ; ainsi du temps de l'Union soviétique, deux de ses composantes,
l'Ukraine et la Biélorussie possédaient un siège à l'ONU et le Québec entretient
une « délégation générale » en France.
— Les États fédérés ont un pouvoir de lever des impôts et disposent
généralement de compétences plus ou moins étendues dans le domaine du droit
privé (statut familial, commerce, banques, assurances). Souvent l'enseignement
relève d'eux et parfois les règles de la circulation automobile. Enfin, les États
fédérés ont leurs propres tribunaux.
Mais, encore une fois, il n'y a pas ici de règles absolues : en Suisse, le droit
civil, et donc de la famille, relève de la fédération.
— L'évolution des systèmes fédéraux va dans le sens d'un renforcement de
l'État fédéral au détriment des États membres. La réduction de leur autonomie ne
tient pas à des raisons politiques, à une volonté du Gouvernement central de
dessaisir d'une partie de leurs pouvoirs des partenaires devenus encombrants ou
incommodes, elle résulte du constat que l'État fédéral est plus à même de
résoudre les problèmes économiques et sociaux d'une société moderne, placée
dans un environnement international où la concurrence est la loi. En RFA et en
Suisse par exemple, la Constitution a été fréquemment révisée pour faire passer
des compétences dans le domaine de la Fédération.
Cette tendance n'est pas générale comme le montre l'éclatement de l'URSS et
de la Yougoslavie. Le fédéralisme y reposait sur une idéologie et sur le ciment
du parti communiste. Leur mise en cause a fait apparaître l'union comme
artificielle et chacune de ses composantes a cherché à reprendre sa liberté. Dans
des pays comme les États-Unis, l'Allemagne ou l'Inde, des tensions apparaissent
régulièrement entre l'État fédéral et les États fédérés, où ces derniers s'efforcent
d'accroître leur autonomie, avec succès ces dernières années aux États-Unis.
— La répartition des compétences entre l'Union et ses membres entraîne des
conflits d'interprétation de la Constitution dont la solution est confiée à une Cour
suprême. Celle-ci imposera le respect du droit à l'État fédéral et aux États
fédérés. Elle pourra aussi unifier la jurisprudence pour assurer un minimum
d'égalité de statut et de traitement entre les citoyens à travers la Fédération.
L'existence de cet organe juridictionnel suprême est indispensable à l'équilibre et
à la cohésion du système fédéral.
— Les États fédérés peuvent nouer des liens entre eux sans passer par l'État
fédéral. C'est ce qu'on appelle le fédéralisme coopératif. Certains États fédérés
concluront des accords pour réaliser des projets communs, en matière
d'éducation, de culture, de télévision, de lutte contre la pollution par exemple.
Très développé en Allemagne, le fédéralisme coopératif existe aussi aux États-
Unis, au Canada, en Inde. On le trouve au sein de l'Union européenne, où il
prend la forme de la coopération renforcée, permettant à certains États d'aller
par ce moyen plus loin que la collaboration prévue par les traités, mais dans
certains domaines seulement et à condition qu'une majorité des États s'y associe
(v. les traités d'Amsterdam et de Nice).

§ 3. Les États régionaux

49. Entre les États fédéraux et les États unitaires, de nombreuses situations
intermédiaires peuvent se rencontrer, qui font penser qu'il y a parfois des
différences de degré plus que de nature sur une échelle qui irait de l'État le plus
unitaire jusqu'à la fédération pure. C'est ainsi que des États, notamment en
Europe, ont conçu des modes d'organisation baptisés du nom d'État régional ou
État autonomique. Il s'agit principalement de l'Italie puis de l'Espagne et, de
manière plus limitée, du Portugal. Ces États reconnaissent une véritable
autonomie politique à des entités, régions ou communautés autonomes, qui sont
dotées d'un pouvoir normatif autonome, c'est-à-dire qui ne consiste pas
seulement à appliquer la loi nationale (v. L. Favoreu et alii, Dalloz). Dans ces
États, la juridiction constitutionnelle joue un rôle spécifique de protection de la
répartition des compétences entre les niveaux territoriaux, telle qu'elle est
inscrite dans la Constitution. Mais les États restent unitaires en ce qu'il existe un
contrôle sur les actes des collectivités régionales et que celles-ci ne disposent pas
d'un pouvoir constituant ou d'auto-organisation. Néanmoins, un État régional
peut assez facilement se transformer en État fédéral, comme l'a montré
l'évolution de la Belgique, à la fin du XX siècle.
e

50. La question de la place des communautés au sein de l'État. – Derrière


cette aspiration au fédéralisme se dessinent des tentations communautaristes,
notamment linguistiques. L'appartenance à la communauté étatique tend alors à
devenir seconde, au regard d'une appartenance régionale, linguistique... C'est
ainsi l'existence de communautés à facilités linguistiques favorisant (un peu)
l'usage du français dans des zones flamandes qui a pu être contesté sur le plan
constitutionnel et qui a ouvert une crise politique entraînant en avril et mai 2010
la chute du gouvernement et la dissolution du Parlement, menaçant l'existence
même de la Belgique, État fédéral. Par ailleurs, l'appréciation constitutionnelle
de l'évolution structurelle des états régionaux est parfois délicate. C'est ainsi que,
le 28 juin 2010 (sentence 31/2010), le Tribunal constitutionnel espagnol valide le
nouveau statut d'autonomie de la Catalogne mais censure certaines dispositions
visant, notamment, le concept de Nation catalane, l'obligation de parler catalan
dans les écoles et les administrations ainsi que les dispositions remettant en
cause la supériorité de l'État central sur la Catalogne. Ce statut avait été
approuvé en septembre 2005 par 80 % des membres du Parlement autonome,
puis par les députés nationaux avant de l'être par 74 % des électeurs catalans,
sans que la participation ait atteint 50 %. Le 10 juillet 2010, un million de
personnes ont défilé à Barcelone pour défendre le statut d'autonomie. Le
23 janvier 2013 le Parlement de la généralité de Catalogne a voté une résolution
conférant au peuple catalan « un caractère de sujet politique et juridique
souverain ». Le 25 mars 2014, le Tribunal constitutionnel a jugé que
« l’autonomie n’est pas la souveraineté », que cette dernière réside dans le
peuple espagnol et que dans « le cadre de la Constitution, une communauté
autonome, ne peut de manière unilatérale convoquer un référendum
d’autodétermination », la Catalogne peut seulement tenter d’obtenir une révision
de la constitution espagnole. Malgré cela, le gouvernement catalan a organisé
une consultation en novembre 2014. Alors que la participation a été d'environ
30 %, la transformation de la Catalogne en état indépendant a recueilli 80 % des
suffrages exprimés. Pourtant un sondage réalisé en décembre de la même année
fait état d’une légère majorité de Catalans opposés à l’indépendance.
Chapitre 4
L'organisation du pouvoir de l'État : la séparation
des pouvoirs

51. Bibliographie. – Michel TROPER, La séparation des pouvoirs et l'histoire


constitutionnelle française, 1973.

52. Même si on peut en faire remonter la première intuition à l'Antiquité, à


Aristote essentiellement, le principe de la séparation des pouvoirs trouve ses
racines au XVIII siècle dans l'œuvre de J. Locke (Essai sur le Gouvernement civil,
e

1690). Mais c'est Montesquieu qui devait le reprendre, le développer, le


systématiser et en définitive y attacher son nom. Dans l'Esprit des lois (1748),
Montesquieu, qui a découvert la séparation des pouvoirs en étudiant le
fonctionnement du système britannique et qui a aussi lu Locke, en fait un
principe général d'organisation du pouvoir étatique. À sa suite, la séparation
devient une sorte de dogme politique auquel, sous la Révolution, la Déclaration
des droits de l'homme devait donner une consécration éclatante en proclamant
(art. 16) : « Toute société dans laquelle (...) la séparation des pouvoirs (n'est pas)
déterminée, n'a point de Constitution », en d'autres termes la Constitution est la
mise en forme de la séparation.
Quels sont les fondements de la séparation des pouvoirs ?
Quelle est la nature de ces pouvoirs ?

Section 1
Les fondements de la séparation des pouvoirs

53. Des justifications théoriques et pratiques se mêlent alors que le principe


de la séparation lui-même a été réfuté.
§ 1. La séparation des fonctions

54. Au départ : une analyse des tâches de l'État. C'est à elle que procèdent
Aristote comme J. Locke. Un certain nombre de fonctions du pouvoir, ou de
l'État, apparaissent, dont la liste va varier de l'un à l'autre : délibérer,
commander, juger, pour Aristote ; faire la loi, exécuter la loi, mener les relations
avec l'étranger, pour J. Locke.
De cette constatation banale, on passe à l'idée que si ces fonctions peuvent
être exercées par le même organe, comme ce fut le cas pendant presque toute
l'histoire, on peut aussi concevoir qu'elles soient confiées à des organes
différents : celui qui fait la loi n'est pas celui qui est chargé de l'appliquer, etc.
Apparaît alors une spécialisation des organes dans une fonction définie. Si
Aristote avait entrevu la distinction des tâches, il revient à J. Locke d'avoir
compris qu'elles peuvent être exercées par des organes distincts. Montesquieu
devait aller plus loin encore.

§ 2. Montesquieu et la théorie de la séparation des pouvoirs

55. La lecture classique de Montesquieu exposée ci-après dénature quelque


peu sa pensée. Au regard du droit constitutionnel c'est sans importance : puisque
celui-ci a subi l'influence de cette interprétation infidèle, peu importe en réalité
que Montesquieu ait pu vouloir dire autre chose.

56. Le principe Montesquieu cherche un système de gouvernement qui


empêche le pouvoir d'être despotique et garantisse la liberté des citoyens. Il le
découvre, ou feint de le découvrir, en Angleterre où il trouverait son fondement,
lui semble-t-il, dans une séparation entre les pouvoirs, ou entre les
« puissances ».
La théorie de la séparation des pouvoirs repose sur la répartition des
fonctions entre des organes indépendants les uns des autres, qui forment chacun
un démembrement du pouvoir : le pouvoir est distribué entre plusieurs organes.
Montesquieu propose de distinguer le pouvoir de faire les lois (législatif), celui
de les exécuter (exécutif), et celui de juger les crimes et les différends, ou
conflits (judiciaire). Ces pouvoirs seront à la fois spécialisés et indépendants :
l'exécutif n'a pas à donner ou à recevoir d'ordres du juge, etc. L'innovation est
là : si on souhaite un fonctionnement harmonieux des institutions, les pouvoirs
ne doivent pas être concentrés dans les mêmes mains, on se méfie d'un pouvoir
trop puissant, on recherche un Gouvernement faible ou modéré.
57. Sa justification. – Comment justifier ce principe d'organisation du
pouvoir ?
— Il est un premier argument théorique : la souveraineté appartient à la
Nation, celle-ci ne peut l'exercer, se gouverner elle-même (sauf le cas
exceptionnel de la démocratie directe, v. infra n 248), elle doit donc désigner
o

des représentants. Si l'organe groupant les représentants dispose de la totalité du


pouvoir, il risque de confisquer la souveraineté, de s'identifier au souverain.
La séparation permet de répartir l'exercice de la souveraineté entre plusieurs
organes dont aucun ne peut avoir la prétention de représenter la Nation dans son
entier.
— Un argument pratique est beaucoup plus convaincant. En réalité, ce que
Montesquieu propose, c'est une recette politique, de bonne politique, destinée à
affaiblir un pouvoir dont il se méfie, à réaliser ce « Gouvernement modéré »,
objet de sa recherche.
Son point de départ est dans ce passage bien connu de l'Esprit des lois :
« C'est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en
abuser. Il va jusqu'à ce qu'il trouve des limites. Qui le dirait ? La vertu même a
besoin de limites. »
Il faut donc limiter le pouvoir si on veut protéger la liberté des citoyens
contre la tyrannie, il faut que « le pouvoir arrête le pouvoir ». Montesquieu
précisait : « Pour former un Gouvernement modéré, il faut combiner les
puissances, les régler, les tempérer, les faire agir, donner pour ainsi dire un lest
à l'une pour la mettre en état de résister à une autre. » Séparés, « distribués »,
les pouvoirs vont se limiter les uns les autres parce que les Américains appellent
un système de « freins et de contrepoids » (checks and balances). Une
Constitution organisée autour de la séparation des pouvoirs fait que ces pouvoirs
se limitent mécaniquement en quelque sorte, « par la force des choses », et non
par le seul respect du texte de la Constitution.
— Car la séparation des pouvoirs n'est pas l'isolement des pouvoirs qui, à
travers des conflits inévitables, aboutirait à la paralysie de l'État. Chaque pouvoir
est en quelque sorte infirme, il ne peut agir sans le concours des autres. Les
pouvoirs doivent collaborer, « par le mouvement nécessaire des choses » ils sont
« forcés d'aller de concert ». En pratique, en effet, ils ne peuvent agir sans
l'assentiment des autres, leurs attributions sont incomplètes (celui qui vote la loi
ne peut l'appliquer, celui qui l'applique ne peut la voter), et si chacun dans son
domaine peut décider, il peut aussi s'opposer aux décisions de l'autre, c'est la
fameuse faculté d'empêcher (distinguée de la « faculté de statuer ») à laquelle
Montesquieu attachait beaucoup d'importance et qui allait donner naissance au
droit de veto du roi dans notre première Constitution (1791).
Une conception radicale de la séparation des pouvoirs ne correspond donc
pas à la pensée de Montesquieu. L'auteur de l'Esprit des lois cherche en effet à
sauvegarder la liberté, par des mécanismes souples impliquant des rapports entre
les pouvoirs et même une véritable collaboration. C'est pour ne pas l'avoir
compris qu'en 1791, l'Assemblée constituante instaura, dans notre première
Constitution, une séparation tranchée qui devait se révéler impraticable.
— Enfin, si cette collaboration suppose une certaine égalité entre les pouvoirs
– si elle n'existait pas où serait l'indépendance – celle-ci n'est pas totale.
Le pouvoir législatif, élu directement, en général, par le peuple, est supérieur aux
deux autres et Montesquieu estimait l'autorité du pouvoir judiciaire « en quelque
façon nulle ». Pour éviter que cette suprématie ne devienne domination, il faudra
donner au Gouvernement et au juge des moyens de défense de leur
indépendance.
En outre, Montesquieu préconise d'autres formes de démembrement du
pouvoir comme le bicaméralisme (Parlement à deux Chambres), ou le
développement des « corps intermédiaires », et des limitations procédurales
comme la réglementation de la longueur des sessions du Parlement. Ceci
toujours dans un souci de garantir la liberté des citoyens, d'empêcher
l'instauration d'un pouvoir despotique.

Section 2
La nature des pouvoirs

58. Finalement, ce n'est pas être infidèle à Montesquieu que d'affirmer que ce
qui compte c'est la séparation des pouvoirs, leur nature et leur nombre important
peu. La division préconisée dans l'Esprit des lois reposait sur une analyse des
tâches de l'État, celle-ci peut être reprise sur d'autres bases ou souligner
l'importance d'autres fonctions. Ainsi dans la Chine ancienne on distinguait cinq
pouvoirs, le pouvoir de contrôle et le pouvoir d'examen (au sens universitaire du
terme) s'ajoutant à la trilogie traditionnelle.
Quoi qu'il en soit, la théorie classique distingue trois pouvoirs : le législatif,
l'exécutif et le judiciaire dont il faut rechercher les caractères.

§ 1. Le pouvoir législatif
59. En théorie, le pouvoir législatif est celui qui pose les règles à portée
générale, celles qui organisent la vie dans la société, c'est-à-dire les lois
(définition matérielle de la loi). Il est confié au Parlement.
Pendant longtemps, à la suite de J.-J. Rousseau, on a considéré que la loi était
l'expression de la volonté générale. Ce n'est plus soutenable en France depuis
que la création du Conseil constitutionnel oblige à ajouter : à condition qu'elle
soit conforme à la Constitution (v. infra n 190).
o

Le législateur – ou tout au moins l'un de ses organes, la « Chambre basse »


(v. infra n 331) – est en général élu directement par la Nation et en tire une
o

légitimité dont les autres pouvoirs ne sont pas toujours pourvus. Il en résulte une
certaine suprématie théorique du Parlement.
Cependant, en pratique, le Parlement ne pose pas que des règles générales, et,
en outre, il n'en a pas le monopole.
— D'une part, il est possible que le Parlement prenne des mesures
individuelles. En France, on évoque les lois réintégrant dans l'armée le capitaine
Dreyfus, celles accordant une pension au maréchal Foch et, plus près de nous, la
dispense des droits de succession des héritiers du général de Gaulle. En Grande-
Bretagne et aux États-Unis, il s'agit d'une pratique fréquente présentant la
particularité d'intervenir à l'initiative des intéressés eux-mêmes et non des
parlementaires (private bills).
— D'autre part, le Gouvernement, organe de l'exécutif, est lui-même amené à
prendre, pour permettre l'application de la loi, des décisions à portée générale
dans l'exercice de ce qu'on appelle son pouvoir réglementaire (v. infra n 899). o

En France, depuis la Constitution de 1958, il dispose même concurremment avec


le Parlement du droit d'élaborer librement, c'est-à-dire en dehors de tout lien
avec l'exécution d'une loi, des règles à portée générale.
— Le peuple peut lui-même adopter une loi par voie de référendum.
Force est donc de dire en définitive que la loi est une décision prise par le
Parlement, ou par le peuple, suivant une procédure prévue par la Constitution
(définition formelle de la loi).
Si on excepte la Constitution, la loi est la norme supérieure à laquelle les
autres normes juridiques doivent se conformer. Seul le législateur peut la
modifier ou l'abroger.
Sur la nature même de la loi, plusieurs thèses ont été exposées. On connaît la
célèbre définition de Montesquieu « les lois sont des rapports nécessaires qui
résultent de la nature des choses ». Portalis, l'un des auteurs du Code civil,
soutenait lui, que « les lois sont des volontés », opinion inconciliable avec la
précédente, comme soulignant la part de l'homme dans leur création et proche
des idées de J.-J. Rousseau.

§ 2. Le pouvoir exécutif ou pouvoir gouvernemental

60. Le Gouvernement, ou pouvoir exécutif, est chargé de l'exécution des lois.


Autrefois, l'exécutif était constitué par le monarque qui, dans une évolution
commencée en Grande-Bretagne au XVII siècle, devait perdre le pouvoir de faire
e

seul la loi, puis de participer à son élaboration, mais qui restait chargé de la faire
respecter, d'en imposer, par la force au besoin, la mise en œuvre par les citoyens.
Il disposait alors de la force armée et à ce titre était chargé aussi de la défense
nationale.
L'exécutif est le pouvoir qui a le plus profité de la transformation des sociétés
modernes. En même temps qu'il passait du monarque au Gouvernement et aux
ministres, il héritait les fonctions nouvelles que le Parlement n'était pas en
mesure d'exercer. Ses attributions se sont ainsi élargies et multipliées.
— L'exécutif dispose du pouvoir réglementaire. Le Gouvernement, ou
Cabinet, est chargé à l'origine d'élaborer les mesures d'application des lois, les
règlements : décrets, arrêtés, circulaires.
— Le Gouvernement a autorité sur l'Administration, et dans les sociétés
actuelles, celle-ci comprend un ensemble de services publics très ramifiés,
puissants, aux nombreux personnels et aux budgets considérables, elle joue un
rôle essentiel dans la vie de la Nation.
Directement ou par son intermédiaire, le Gouvernement prend des mesures
individuelles (par opposition aux règlements) : nominations de hauts
fonctionnaires, permis de construire, classement d'un site...
— Sa maîtrise de la force armée a étendu aussi les attributions du
Gouvernement dans le domaine du maintien de l'ordre public, la police est
placée sous sa responsabilité.

61. Le pouvoir gouvernemental. Avec le temps, le Gouvernement est sorti du


rôle assez subordonné de préposé à l'exécution des lois, pour devenir en fait dans
les démocraties libérales contemporaines le pouvoir dominant. Aujourd'hui, on
évoque couramment la primauté de l'exécutif, soulignant ainsi le renforcement
général du rôle du Gouvernement. Il apparaît de moins en moins comme
l'exécutant des volontés du Parlement. Son rôle politique propre s'est
considérablement accru du fait en particulier des impératifs de technicité et de
rapidité inhérents à toute action dans nos sociétés. Parler de pouvoir
gouvernemental est plus exact que de parler de pouvoir exécutif (expression qui
met l'accent sur le caractère subordonné du rôle du Gouvernement).

§ 3. Le pouvoir judiciaire (ou juridictionnel)

62. En général, on parle de « pouvoir judiciaire » alors que l'expression


« pouvoir juridictionnel » est mieux adaptée dans les pays où, comme en France,
la fonction de justice est divisée entre plusieurs ordres de juridictions : les
juridictions judiciaires, les juridictions administratives et la juridiction
constitutionnelle.
Le pouvoir juridictionnel veille à ce que l'application des lois soit régulière,
le juge « dit le droit » – on dit qu'il est « la bouche de la loi », mais pas
seulement, il « fait » aussi du droit – dans les cas concrets qui lui sont soumis, en
ce sens lui aussi assure l'exécution des lois.

Section 3
Les limites à la séparation des pouvoirs : la séparation
aujourd'hui

63. Déjà J.-J. Rousseau n'admettait pas que l'exercice de la souveraineté soit
démembré entre des pouvoirs indépendants. S'il accepte à la rigueur une
séparation des fonctions, puisque le Gouvernement ne peut être confié à la
généralité des citoyens et doit donc être distinct du législatif, il insiste sur le fait
que s'il est en même temps subordonné à celui-ci (et donc non indépendant), ce
n'est pas alors un véritable pouvoir.
Mais c'est surtout la pratique dans les sociétés contemporaines qui a fait
apparaître ses limites.
Montesquieu insistait sur la spécialisation des pouvoirs et sur leur
indépendance. Or celles-ci ne sont pas toujours assurées, là où pourtant on se
réclame de la séparation. Déjà d'ailleurs Montesquieu avait quelque peu sollicité
les institutions anglaises pour les besoins de sa démonstration.

64. Les atteintes à la séparation. Il n'y a pas, il ne peut y avoir de séparation


parfaite. En réalité, aucun régime politique n'a entièrement respecté la
séparation, les pouvoirs ne restent pas cantonnés dans le domaine qui leur est
assigné. Partout le Gouvernement a été amené à prendre des décisions empiétant
sur les attributions du Parlement. Le pouvoir réglementaire n'a pas seulement
consisté à élaborer les décisions permettant à la loi d'être appliquée, mais s'est
détaché de toute référence à la loi et est devenu autonome. En France, la
pratique des décrets-lois sous la III et la IV République a officialisé ce
e e

phénomène : le Parlement a délégué à l'exécutif, à certaines conditions, le


pouvoir de faire des lois, par là il a remis une partie de son pouvoir législatif au
Gouvernement. Par la suite la Constitution de 1958, en distinguant un domaine
réservé à la loi d'un autre où l'exécutif peut poser des règles générales, a marqué
une nouvelle étape dans cette évolution ; les limites de la séparation ont été
déplacées puisque le pouvoir exécutif peut poser lui-même directement des
règles à portée générale (v. infra n 899). Des remarques identiques, quoique
o

moins nombreuses, peuvent être faites à propos d'empiétements, consacrés par la


Constitution, du Parlement sur l'exécutif : ainsi aux États-Unis pour
l'intervention du Sénat dans la nomination des hauts fonctionnaires et en France
s'agissant de la validation par la loi d'actes irréguliers.
De plus, le rôle du Parlement s'est transformé, aujourd'hui il décide moins
qu'il ne contrôle. Il surveille l'action du Gouvernement. La complexité des
problèmes, leur technicité, leur urgence parfois, ne permettent plus au Parlement
d'agir lui-même.
Enfin, le législateur empiète sur la justice lorsque, par une loi d'amnistie, il
abolit les jugements et les peines prononcés par les tribunaux.

65. La question de l'indépendance de la justice. En France, sous l'Ancien


régime, les Parlements, c'est-à-dire les juridictions supérieures, se sont posées en
rival du pouvoir monarchique, paralysant parfois des réformes nécessaires. Ainsi
la Révolution de 1789 s'est opérée autant contre le pouvoir judiciaire que contre
le Roi. D'où l'hostilité rémanente des régimes républicains à la reconnaissance
d'un véritable pouvoir judiciaire. Cependant, son indépendance est une garantie
fondamentale pour les citoyens. Elle est plus essentielle encore dans les périodes
où, comme en France sous la plus grande partie de la V République, le législatif
e

et l'exécutif sont contrôlés par la même majorité (le « fait majoritaire », v. infra
n 681). Le pouvoir juridictionnel incarne alors la division du pouvoir,
o

protectrice de l'individu et garantie du respect du Droit par l'État. La meilleure


défense de l'individu contre le pouvoir tient à la possibilité de saisir un juge
« constitutionnel » d'une loi par laquelle le Parlement aurait violé la
Constitution, et un juge « administratif » des décisions de l'exécutif, à tous les
échelons de l'Administration, contraires aux règles de droit en vigueur (en
France, le recours pour excès de pouvoir joue ce rôle).
Pourtant, de plus en plus dans les démocraties contemporaines, la justice se
hausse au niveau d'un véritable pouvoir. À travers les Cours constitutionnelles
d'abord, comme on le verra (v. infra n 161 et s.), et aussi grâce à l'indépendance
o

dont elle a appris à faire preuve à l'égard des pouvoirs politique, économique
et social (v. infra n 970). Cette montée en puissance est liée à la place toujours
o

plus grande du droit dans les sociétés démocratiques contemporaines, dont le


juge se fait le gardien de plus en plus sollicité et vigilant. L'accent mis
aujourd'hui sur les droits et libertés renforce encore le rôle et les responsabilités
du juge. À tel point que dans un régime démocratique à majorité stable et où il
existe une concordance de vue et d'action entre le Gouvernement et la majorité
parlementaire, on peut estimer que la véritable séparation des pouvoirs s'opère
entre le pouvoir politique et le pouvoir juridictionnel. Il convient cependant de
veiller à ce que le juge ne se substitue pas au pouvoir politique, notamment en ce
qui concerne l'appréciation de l'intérêt général. De la même manière
indépendance ne veut pas dire autonomie et comme le relevait Montesquieu un
pouvoir qu'aucun autre pouvoir n'arrête est par nature dangereux.

66. Ces observations ne tiennent pas compte du développement du


phénomène partisan, là réside la mise en cause fondamentale du principe de
séparation. Le jeu politique ne met pas seulement en présence les organes
institués par la Constitution, il repose sur les partis politiques. Que devient la
séparation des pouvoirs lorsque le Gouvernement n'est que l'émanation du parti,
ou de la coalition de partis, majoritaire au Parlement ? Peut-on parler alors
d'indépendance et même de contrôle ? En réalité, le pouvoir est alors concentré
entre les mains du parti majoritaire au Parlement, et même de ses principaux
dirigeants, lesquels n'ont pas toujours reçu une investiture populaire. Le législatif
et l'exécutif ne sont plus séparés, ils sont solidaires. L'étude des institutions
britanniques et françaises actuelles permettra de revenir sur cette situation et de
montrer que, contrairement aux craintes de Montesquieu, une telle concentration
des pouvoirs n'engendre pas nécessairement la tyrannie et que subsiste, en
particulier, un contrôle par l'opposition qui pourra en appeler à l'opinion. Il n'en
reste pas moins que la séparation est alors une fiction.
Par ailleurs, aujourd'hui – comme l'avait entrevu Montesquieu – la
décentralisation (ou le fédéralisme) constitue une autre forme de séparation.
Titre II
La Constitution

67. Bibliographie. – Georges BURDEAU, Traité de science politique, LGDJ, t. IV,


1984. – Carl SCHMITT, Théorie de la Constitution (trad. française, 1993, PUF).

68. Tous les États du monde ont une Constitution. L'un des premiers gestes
d'un nouvel État est de se donner, avec un drapeau, un hymne et une monnaie,
une Constitution.
Pourquoi ? La Constitution présente à la fois une valeur symbolique, une
valeur philosophique, une valeur juridique.

Section 1
La Constitution a une signification symbolique

69. La Constitution est un symbole avant d'être une loi. Souvent elle apparaît
comme l'acte fondateur d'un État (par ex. aux États-Unis ou dans les États
africains nés de la décolonisation), consacrant la naissance et l'entrée d'un
nouveau membre dans la société internationale.
Son symbolisme ne se limite pas à l'apparition de l'État. Il se manifeste aussi
à l'occasion d'un changement de régime. Elle est alors l'acte fondateur d'un
régime. Les nouveaux maîtres d'un pays veulent souligner leur rupture avec le
régime précédent et marquent, par l'élaboration de la Constitution, le début d'une
étape dans la vie de la Nation, l'entrée dans une ère nouvelle. Elle est à la fois
rupture avec le passé et projection vers l'avenir, souvent elle prendra figure de
manifeste répudiant certains principes pour exalter des valeurs autres. Une suite
de Constitutions jalonne ainsi l'histoire des peuples à l'humeur politique
frondeuse ou instable. Les vainqueurs des luttes politiques et des guerres civiles
légitiment par elle leur pouvoir. Ainsi la France a vécu depuis 1791 sous 11
Constitutions (la plus durable, celle de la III République, ayant été appliquée
e

pendant 65 ans, celle de 1791 – la première de nos Constitutions écrites –


pendant 21 mois). Cela sans compter les retouches, les projets votés qui n'ont pas
eu le temps d'être mis en vigueur, celui qui a été repoussé par le peuple (1946),
ceux débattus sans résultat... Ailleurs on peut citer l'exemple du Venezuela qui a
eu 25 Constitutions entre l'indépendance en 1811 et 1962.
Dans certaines circonstances, les peuples aspirent à l'élaboration d'une
Constitution qui, mettant fin à une période d'incertitude ou de désordres,
symbolise le retour à la normale, organise le pouvoir, fixe les règles de son
fonctionnement, apporte la sécurité sur le plan interne et la respectabilité sur la
scène mondiale.

Section 2
La Constitution a une portée philosophique : l'État de droit

70. Bibliographie. – Jacques CHEVALLIER, L'État de droit, 2010

71. Sur le plan de la philosophie politique, en effet, se donner une


Constitution, c'est admettre que le pouvoir n'est pas illimité, ses détenteurs –
peuple et gouvernants – acceptent de lui fixer des bornes. L'idée de limitation du
pouvoir est à l'origine de l'élaboration des Constitutions. On passe d'un pouvoir
arbitraire, auquel tout est permis, à ce qu'on appelle un État de droit (un État qui
accepte d'être limité par le droit et de le respecter), par opposition à l'État de fait,
ou de police, antérieur.
Mais l'expression État de droit est équivoque, car tout État est un « État de
droit », puisqu'il n'y a pas d'État sans droit. Le fait que l'État se reconnaisse
comme soumis au droit, aux règles qu'il édicte, n'est pas à lui seul une garantie
pour les citoyens, encore faut-il savoir de quel droit il s'agit : l'Allemagne nazie
était-elle un véritable État de droit ? Non, car il faut tenir compte du contenu du
droit, de ses objectifs, des moyens mis à la disposition des individus pour faire
respecter le droit, de l'indépendance de la justice... De ce point de vue, il
convient de distinguer l'État de droit formel, qui se borne à assurer le respect de
la hiérarchie des normes juridiques, quel que soit leur contenu, et des procédés
formels de démocratie et l'État de droit matériel. Ainsi l'État de droit renvoie à
un discours idéologique porteur d'effets légitimants (Chevallier). Le droit tend à
prendre en charge nombre de questions relevant de la morale (Carbonnier). Il en
résulte que la fonction du juge, en tant que gardien de ces valeurs, tend à être
sacralisée (Chevallier). Cette notion d'État de droit dépasse le cadre de l'État
comme en témoigne, par exemple, le rôle joué par la Cour européenne des droits
de l'homme qui impose aux États, parties à la Convention européenne de
sauvegarde des droits de l'homme, un système de valeurs et des préceptes
moraux, par exemple en matière de liberté d'expression, de religion ou en
matière sexuelle.
C'est après la Seconde Guerre mondiale que la Constitution intègre des
dispositions substantielles relatives à la protection des droits fondamentaux qui
fixent les buts de l'activité de l'État et prédéterminent partiellement le contenu
des normes. Cette définition substantielle de l'État de droit constitue
incontestablement une limite de la portée du principe démocratique. En effet, le
droit n'est plus seulement légitime parce qu'il exprime la volonté du peuple qui
s'est majoritairement exprimé, mais aussi parce qu'il est conforme aux buts et
aux principes fixés dans la Constitution. Ces buts sont par ailleurs
essentiellement explicités et adaptés aux évolutions sociales par le juge,
indépendamment de toute intervention directe ou indirecte du peuple.

Section 3
La Constitution met en place un système juridique

72. Dans le prolongement de l'idée précédente, une Constitution apparaît


comme un ensemble de règles juridiques organisant la vie politique et sociale
ainsi que le pouvoir et s'imposant à lui, l'obligeant à respecter certaines formes,
à utiliser des procédures convenues, prévoyant la participation des citoyens au
choix des gouvernants, à l'élaboration de certaines décisions, etc. Les
Constitutions modernes ne sont pas faites de pièces et de morceaux disparates,
de dispositions sans lien entre elles. Elles forment au contraire un ensemble
organisé en système (au sens propre) plus ou moins raffiné, dont les éléments
réagissent les uns sur les autres, dont les organes sont interdépendants comme
ceux du corps humain ou d'un moteur d'automobile.
Ce qui ne veut pas dire que le pouvoir accepte toujours ces règles et que la
Constitution soit toujours respectée. Beaucoup de Constitutions, dans le tiers-
monde en particulier, ne sont que des façades. Sachant l'importance que lui
attache la communauté internationale, une Constitution est élaborée, mais la vie
politique, le fonctionnement du pouvoir s'organisent en dehors d'elle sur la base
des rapports de forces. Les plus féroces dictatures offrent souvent ainsi dans
leurs textes constitutionnels le visage d'une paisible démocratie. Les opposants,
s'ils existent et peuvent s'exprimer, se réclameront alors de la Constitution contre
le pouvoir, lutteront pour le respect de la Constitution.
Le pouvoir constituant, c'est-à-dire celui qui a compétence pour élaborer la
constitution, crée, à travers la Constitution, les pouvoirs constitués, organes
chargés d'exercer le pouvoir essentiellement politique, administratif et
juridictionnel. Ce pouvoir constituant est exercé directement ou par délégation
(au Parlement, notamment) par le titulaire du pouvoir souverain au sein de l'État.
Dans une démocratie, c'est le peuple.

73. Sur ces bases, on peut retenir la définition provisoire suivante de la


Constitution :
« La Constitution est l'acte solennel soumettant le pouvoir étatique à des
règles limitant sa liberté pour le choix des gouvernants, l'organisation et le
fonctionnement des institutions, ainsi que dans ses relations avec les citoyens et
fixant un certain nombre de valeurs fondamentales »
Dans son acception actuelle, une Constitution est l'acte qui organise les
pouvoirs publics et détermine les droits fondamentaux des citoyens. Cette
conception se trouve dès 1789 inscrite à l'article 16 de la Déclaration des droits
de l'homme.
Chapitre 1
La notion de Constitution

74. Qu'entend-on par Constitution ? Il faut dépasser, préciser, la définition


élémentaire qui vient d'être donnée. Auparavant, un bref regard sur l'origine des
Constitutions permettra de dégager des éléments qui éclairent l'importance de la
matière.

Section 1
Les origines des Constitutions

75. L'apparition des Constitutions est-elle un phénomène ancien, est-il au


contraire récent ? De quand datent la, ou les premières Constitutions ? Il y a là
un point d'histoire à régler avant d'aller plus avant.

76. Des coutumes aux Constitutions écrites. – Depuis un très lointain passé,
en l'absence de textes, il n'y en avait pas moins des règles qui s'imposaient au
pouvoir.
L'organisation de la société, le statut des institutions sont alors fixés par la
coutume, une Constitution peut être coutumière, c'est-à-dire ne pas être enfermée
dans un écrit. Au cours des temps, on a pris l'habitude de se comporter d'une
certaine façon en certaines circonstances, des règles naissent un peu au hasard
qui s'accumulent et régissent les institutions, une Constitution coutumière se met
peu à peu en place.
Parallèlement, des textes se sont ajoutés à la Constitution coutumière : il en
est ainsi par exemple des Chartes qui, en Grande-Bretagne depuis le XI siècle, ne
e

prétendent pas organiser le pouvoir dans son intégralité, mais posent des règles
particulières traduisant le rapport des forces entre le pouvoir royal et ceux qui lui
résistent : barons, Église. Ceux-ci passaient avec le pouvoir royal un accord aux
termes duquel leur étaient reconnus des droits et des privilèges. Mais non
seulement la coutume subsistait à côté de ces textes, mais elle réglait très
largement, à titre principal, le fonctionnement du pouvoir. Des éléments écrits et
coutumiers coexistent alors dans la Constitution.
Les premières Constitutions d'ensemble inscrites dans des textes, dont
l'existence nous est connue, sont celles des Cités grecques entre le VII et lee

VI siècle avant Jésus-Christ. Par suite, à Rome, des textes régirent le


e

fonctionnement des institutions politiques de façon parfois très détaillée.


Puis, après un hiatus de plusieurs siècles, car l'Histoire a connu et connaîtra
encore des phases de régression, à la fin du XVIII siècle sont élaborées les
e

premières Constitutions nationales modernes : aux États-Unis tout d'abord, à


partir de 1776 pour aboutir à la Constitution fédérale de 1787, puis en Pologne le
3 mai 1791 et en France le 3 septembre 1791. Vinrent ensuite la Suède en 1809,
le Venezuela en 1811, l'Espagne en 1812, etc. Peu à peu, l'idée qu'un État se
devait d'avoir une Constitution écrite s'imposa et les textes se multiplièrent en
vagues successives : sous l'impulsion des révolutions de 1830 et 1848 d'abord,
après les deux guerres mondiales ensuite, avec la décolonisation à partir de 1958,
enfin avec l'effondrement du communisme en Europe de l'Est à partir de 1990.
Le mouvement n'a d'ailleurs pas pris fin, tous les ans de nouvelles Constitutions
voient le jour, soit dans des États nouveaux, soit dans les États anciens qui
souhaitent moderniser leurs institutions.

77. Caractères des Constitutions contemporaines. – L'innovation des


Constitutions écrites de la fin du XVIII siècle aux États-Unis et en France, c'est
e

qu'elles ont vocation à régler entièrement le statut des institutions et qu'elles


supplantent la coutume. Elles sont volontaristes, abstraites et générales. C'est-à-
dire qu'elles sont rédigées a priori, pour fournir des solutions (procédures,
principes à respecter) à tous les problèmes que peuvent poser dans l'avenir
l'organisation et le fonctionnement du pouvoir étatique.
De ce qui vient d'être évoqué, il faut retenir qu'aujourd'hui :
— La Constitution est un symbole.
— La Constitution, dans une société démocratique, est librement voulue,
élaborée par les citoyens ou leurs représentants, ceux-ci y fixent les règles de la
vie en commun, les principes d'organisation du pouvoir.
— La Constitution est la norme, la règle suprême. Il n'y a pas d'autre règle
au-dessus d'elle.
— Charte fondamentale de la Nation, la Constitution est faite pour durer, elle
s'impose aux citoyens comme aux organes du pouvoir, il sera difficile de la
changer. On doit, bien sûr, prévoir la possibilité de la modifier pour l'améliorer,
l'adapter à l'évolution de la société, mais la procédure de révision doit garantir
l'acceptation de ces retouches par les citoyens, éviter qu'elles ne soient imposées
de façon arbitraire par le pouvoir.

Section 2
La Constitution sans l'État ?

§ 1. Constitution et société politique


78. La définition originelle du terme dans le champ qui nous intéresse
renvoie à Aristote, selon lequel, la Constitution c'est le gouvernement d'une
communauté politique. C'est cet aspect que l'on retiendra ici. Il est donc
nécessaire de s'interroger sur le point de savoir si l'État constitue la seule forme
de communauté politique concevable. Avec E. Zoller (Droit constitutionnel,
PUF), on peut répondre négativement. En effet, si l'on admet qu'une
communauté politique regroupe un certain nombre d'individus réunis sur un
territoire et dotés d'un système de gouvernement, dans la France féodale, la
Bourgogne pouvait être considérée comme une communauté politique. En fait,
l'État serait la forme moderne de communauté politique, et de cette identification
résulterait celle entre Constitution et État. Il convient cependant de ne pas
assimiler tout groupe d'individus soumis à certaines règles communes à une
communauté politique. Ainsi, une association ou un syndicat ne sont pas une
communauté politique, essentiellement parce qu'ils sont soumis au principe de
spécialité en ce qui concerne tant leur objet que leur compétence. De la même
manière, et pour se rapprocher du droit constitutionnel, une collectivité
territoriale n'est pas une communauté politique, lorsqu'elle est soumise au
principe de spécialité et ne tire son existence et ses compétences que de la
reconnaissance et de l'habilitation étatiques. De la même manière, malgré la
prétention de la Cour européenne des droits de l'homme à ériger la convention
de Rome en « instrument constitutionnel de l'ordre public européen » (Cour
EDH, Loizidou, 23 mars 1995), cet ordre juridique ne peut être un ordre
constitutionnel car il est marqué par le principe de spécialité (essentiellement la
protection des droits de l'homme).
Cependant, il convient d'observer que l'organisation que l'on pourrait appeler
« post-moderne » des communautés politiques devient plus complexe et se
manifeste par le développement d'ordres juridiques qui ne sont plus toujours
hiérarchisés, mais imbriqués les uns dans les autres. Ainsi, les classifications
traditionnelles et les outils habituels du droit constitutionnel ont du mal à saisir
certaines réalités telles que celles de l'organisation régionale de certains États
(Italie ou Espagne) ou de l'Union européenne.

§ 2. L'Union européenne : un ordre juridique constitutionnel ?

79. Alors même que la Cour de justice des communautés européennes avait
dès 1986 (23 avril, Parti écologiste « Les Verts ») qualifié le traité de Rome de
« Charte constitutionnelle d'une communauté de droit », il convient de savoir si
l'ordre juridique communautaire relève du champ du droit constitutionnel. Une
réponse affirmative pourrait être justifiée par l'appréhension de l'Union
européenne comme un État fédéral en formation. Cependant, tel ne semble pas
être le cas. En effet, l'Union européenne ne détient pas de pouvoir souverain ;
son existence, ses compétences, son organisation sont conditionnées par une
volonté supérieure, celle des États. Il est cependant possible, au-delà de l'échec
du premier projet de Constitution européenne, de considérer que l'Union
européenne est dotée d'un embryon de Constitution matérielle. En effet, l'Union
européenne s'est vue attribuer des compétences qui relèvent par nature des États,
des compétences régaliennes, par exemple le fait de battre monnaie, et ces
abandons de compétences relevant de la souveraineté nationale ont exigé la
modification des Constitutions nationales.
Le processus de développement de la construction européenne traduit une
dissociation volontaire entre l'élaboration d'une Constitution et l'évolution vers
une structure étatique. L'utilisation du terme « Constitution » ne renvoie pas au
modèle étatique ; mais il viserait à marquer symboliquement la reconnaissance
d'une communauté politique qui s'affirme en tant que telle et dont la Constitution
est l'attribut. En bref, si l'Europe n'a pas encore de véritable « Constitution », sa
transformation en une société politique et en un ordre juridique doté de règles
d'organisation, de fonctionnement et d'un système de valeurs communes en font
incontestablement un objet du droit constitutionnel contemporain.

Section 3
Formes de la Constitution

80. Pour approfondir l'étude de la Constitution, on peut se placer de deux


points de vue :
— un point de vue matériel,
— un point de vue formel.
Tout acte peut en effet être envisagé de ces points de vue.
• Le point de vue matériel s'attache à l'objet de l'acte, à son contenu, à sa
matière, au fond. Par exemple, d'un point de vue matériel, le budget de l'État est
une décision autorisant les recettes et les dépenses de l'État, il fournit aux
services publics les moyens qui leur permettent de recouvrer les impôts et
d'engager des dépenses. Autre exemple, la dissolution consiste à mettre fin aux
fonctions des députés et à les renvoyer devant leurs électeurs par l'organisation
d'une nouvelle consultation électorale.
• Le point de vue formel s'attache à la procédure suivie, aux caractères
extérieurs de l'acte, à ses formes. En France le budget de l'État est une loi votée
par le Parlement dans un délai de soixante-dix jours après que l'Assemblée
nationale ait été saisie du projet élaboré par le Gouvernement. La dissolution de
l'Assemblée nationale est une décision prise sous forme de décret par le
président de la République après avis du Premier ministre et des présidents des
assemblées.
Cette distinction n'est pas propre au droit constitutionnel, elle doit être bien
assimilée car elle sera d'un usage constant tout au long des études juridiques.
Dans sa forme la Constitution – au sens large – d'un pays met en œuvre un
ensemble de règles d'origine très diverses qui se combinent les unes avec les
autres et peuvent parfois entrer en conflit.
Tout le droit constitutionnel ne se trouve pas dans la Constitution.

§ 1. La Constitution écrite, les lois organiques et les règlements


des assemblées

A La Constitution écrite

81. La Constitution écrite donne lieu à l'établissement d'un document


écrit. Elle est la forme moderne de Constitution.
— L'écrit donne des facilités de preuve, des garanties de certitude, de
protection contre l'arbitraire, de sécurité, si ce n'est toujours de clarté. La clarté
est-elle d'ailleurs toujours une vertu pour les Constitutions ? Napoléon disait :
« Une Constitution doit être courte et obscure », soulignant par-là toutes les
facilités que le pouvoir trouve dans un texte ni trop précis ni trop contraignant,
laissant une large part à l'interprétation des gouvernants. La préoccupation n'est
pas la même pour les citoyens. La clarté et la précision leur sont au contraire des
garanties. Ici encore, le juste milieu est préférable : les textes trop minutieux et
détaillés risquent de se retourner contre l'autorité de la Constitution si les
entraves mises à l'exercice du pouvoir se révèlent si intolérables qu'elles ne
puissent être fidèlement respectées. Il ne faut pas laisser aux gouvernants le
choix entre la paralysie et la violation de la Constitution.
— Le caractère écrit donne aussi d'autres garanties qui tiennent à ce qu'est
déterminé l'organe compétent pour la modifier et définie la procédure qui devra
être suivie. Les citoyens sont assurés d'une certaine stabilité des règles
constitutionnelles et surtout que les gouvernants ne pourront les corriger à leur
gré.
Comme on le verra (v. infra n 108), cette garantie sera d'autant plus forte que
o

la Constitution sera plus rigide, c'est-à-dire plus difficile à réviser.

B Les lois organiques

1 - Le principe

82. La Constitution, au sens étroit, ne peut régler tout ce qui concerne les
Pouvoirs publics. En dehors des inconvénients signalés ci-dessus, la minutie des
détails risquerait de compromettre la majesté du texte et sa pérennité.
À côté de la Constitution, on trouve donc souvent des lois qui la complètent,
la précisent, la prolongent.
Les lois organiques prévues par la Constitution française de 1958 en
fournissent une bonne illustration. Sur beaucoup de points en effet, la
Constitution prévoit que des lois spéciales, dites lois organiques, interviendront
pour la compléter, pour développer les règles d'organisation et de
fonctionnement des pouvoirs publics. Il ne s'agit pas exactement d'une
innovation dans notre histoire constitutionnelle puisque dès la II , puis sous la
e

IV République, le législateur avait été habilité à prendre des lois de cette nature.
e

2 - Le statut des lois organiques dans la Constitution de 1958

83. La Constitution française prévoit les domaines dans lesquels une loi
organique doit, ou peut, intervenir. Cette énumération est limitative, c'est-à-dire
que le Parlement ne peut voter une loi organique que si elle se rapporte à l'une
de ces matières.
Celles-ci sont toujours importantes : procédure de désignation du président de
la République, organisation et fonctionnement du Conseil constitutionnel, statut
des magistrats, composition et fonctionnement de la Cour de justice de la
République, fixation de la liste des emplois auxquels il est pourvu en Conseil des
ministres, etc.
— Par ailleurs sur le plan de la procédure, si elle se déroule sans solennité
particulière, les votes ayant lieu à mains levées, les lois organiques obéissent
cependant à des règles propres (art. 46), les formes sont ici plus sévères que pour
les lois ordinaires :
• l'initiative d'une loi organique peut venir du Gouvernement (projet) ou des
parlementaires (proposition). Rien d'original en cela ;
• le projet, ou la proposition, de loi organique doit être déposé devant l'une
des Chambres au moins 15 jours avant que ne commence sa discussion.
On impose par-là au législateur un délai de réflexion et on ouvre aussi au
pays la possibilité de faire connaître son sentiment sur le texte soumis aux
parlementaires. En présence d'une décision importante, on veut éviter les
votes de surprise, mal préparés et permettre au pays, à la presse, d'être
prévenus et de peser sur le débat ;
• si les deux Chambres ne parviennent pas à un accord, l'Assemblée
nationale peut, à la demande du Gouvernement, adopter le texte en
dernière lecture (après un dernier examen) à la majorité absolue de ses
membres. Cette disposition assure la primauté de l'Assemblée nationale
sur le Sénat : l'opposition de celui-ci ne permet pas de faire échouer une
loi organique. Mais, la décision étant grave, la loi doit être votée à la
majorité absolue des membres composant l'Assemblée nationale et non
des votants (là est une des différences avec les lois ordinaires) ;
• à cette suprématie de l'Assemblée nationale, il est deux exceptions. En
premier lieu, toute loi organique concernant le Sénat doit être votée dans
les mêmes termes par les deux assemblées, c'est-à-dire qu'en fait, l'accord
du Sénat est obligatoire pour toute loi organique portant atteinte à son
statut. À défaut de son assentiment, ce statut peut seulement être modifié
par une révision constitutionnelle ; il y a là une garantie considérable
pour le Sénat (d'autant que, comme on le verra, la révision de la
Constitution exige elle aussi l'accord du Sénat). En second lieu, depuis la
révision constitutionnelle du 23 juin 1992, la loi organique concernant le
droit de vote et d'éligibilité des étrangers, citoyens de l'Union européenne,
résidant en France, doit elle aussi être approuvée dans les mêmes termes
par les deux Chambres (v. infra n 121) ;
o

• le Conseil constitutionnel doit obligatoirement examiner la loi organique


avant sa promulgation. Cela signifie qu'après avoir été votée par le
Parlement, la loi organique ne peut entrer immédiatement en application.
Elle sera contrôlée par un organisme – le Conseil constitutionnel, qui sera
étudié plus tard – chargé de vérifier qu'elle est bien conforme à la
Constitution, que son objet et la procédure suivis sont réguliers et qui, au
cas contraire, pourra s'opposer à sa mise en vigueur. La loi organique ne
doit pas réaliser une révision constitutionnelle déguisée, on ne doit pas
utiliser cette procédure dans l'intention de tourner la Constitution.
— Ainsi élaborées, les lois organiques ne font pas partie de la Constitution au
sens strict puisqu'elles sont des documents distincts de celle-ci. Mais elles
contribuent incontestablement à la construction de l'édifice constitutionnel. On
considère qu'elles élèvent un échelon intermédiaire dans la hiérarchie des normes
(v. infra n 135), entre la Constitution et la loi ordinaire. Cela signifie que, si les
o

lois organiques sont inférieures à la Constitution et doivent la respecter, les lois


ordinaires ne peuvent les modifier ou comporter des dispositions qui leur soient
contraires.

C Le règlement des assemblées

84. Les assemblées parlementaires mettent en œuvre beaucoup de règles


inscrites dans la Constitution : elles discutent et votent la loi, déclarent la guerre,
autorisent la ratification des traités, participent parfois à la nomination du
Gouvernement, etc., ces attributions varient selon les systèmes constitutionnels.
Là encore, la Constitution ne peut entrer dans les détails et elle se contente de
poser des principes généraux qui doivent être précisés pour permettre un
fonctionnement satisfaisant de ces institutions. Aussi les assemblées ont-elles
pris l'habitude de fixer elles-mêmes leurs règles de fonctionnement interne dans
un règlement intérieur.
Cette pratique comporte un risque semblable à celui déjà évoqué pour les lois
organiques. Au lieu de préciser ou d'interpréter la Constitution, les règlements
peuvent en effet la déformer, la solliciter dans un sens qui soit favorable à
l'assemblée, et même aller à l'encontre de ses dispositions. Sous la
III République en particulier, les Chambres utilisèrent de façon abusive leur
e

pouvoir de fixer de façon autonome leur propre règlement, violant par-là


l'obligation de respecter la Constitution.
Aussi la V République a-t-elle innové ici en obligeant les assemblées à
e

soumettre leur règlement, et les modifications apportées à celui-ci, avant toute


application, au Conseil constitutionnel qui jugera de leur conformité à la
Constitution. Le Conseil peut s'opposer – et il l'a fait – à ce qu'un règlement
inconstitutionnel soit mis en œuvre. Il en a été ainsi pour un projet de
modification, pour le moins surprenant, permettant à un groupe parlementaire de
se doter de deux présidents afin de respecter la parité homme-femme (décis.
2013-664-DC).
Les règlements sont des documents essentiels pour la compréhension du
fonctionnement des assemblées et à ce titre ils intéressent directement le droit
constitutionnel.
Pourtant le règlement n'a pas valeur constitutionnelle, ni même législative, il
n'est voté que par une seule Chambre. Juridiquement, il a nature de résolution
(nom donné aux délibérations adoptées par une seule assemblée).

§ 2. Constitution coutumière et coutume constitutionnelle

85. Toutes les règles constitutionnelles ne sont pas nécessairement écrites.


Dans certains cas, les textes écrits sont peu nombreux et d'objet limité, la plupart
des règles sont d'origine coutumière : on parlera alors de Constitution
coutumière. En sens inverse, dans les États où la Constitution écrite a vocation à
régler l'ensemble de la matière constitutionnelle, une coutume non écrite peut-
elle se former qui ait valeur de règle constitutionnelle ?

A Les Constitutions coutumières

86. Dans le passé, toutes les Constitutions étaient coutumières, c'est-à-dire


formées par une accumulation de coutumes. Ainsi en France, avant la
Révolution, le fonctionnement des institutions était fixé par les lois
fondamentales du royaume, non écrites. La Constitution était le fruit de
traditions, d'usages, de principes respectés pendant des générations. L'histoire, la
religion, les mœurs, ont contribué à la lente élaboration des Constitutions
coutumières ? Les « précédents » s'accumulaient et au bout d'un certain temps
l'idée s'imposait qu'on ne pouvait procéder différemment, qu'en telle
circonstance tel comportement était obligatoire. On commence par prendre une
habitude, après quoi on suit une tradition et on finit par se voir imposer le respect
d'une coutume.
À l'heure actuelle, il n'existe plus que quelques Constitutions coutumières.
La plus célèbre est celle de la Grande-Bretagne ; on peut aussi citer l'Arabie
Saoudite. Mais il ne s'agit pas de Constitutions coutumières à l'état pur. On
découvre toujours un certain nombre de textes écrits régissant tel ou tel aspect de
l'organisation et du fonctionnement des institutions. C'est le cas en Grande-
Bretagne où ils se multiplient.
— La Constitution coutumière n'est pas réfléchie, n'est pas choisie, elle n'est
pas la mise en œuvre d'un système rationnel dont on a pesé les avantages et les
inconvénients. Elle se crée au jour le jour, morceaux par morceaux c'est-à-dire
règles après règles, au gré des circonstances.
On fait valoir que ce type de Constitution présente l'intérêt d'être en harmonie
avec la société qui l'a sécrétée, elle n'est pas artificielle ; elle est le fruit de son
expérience, elle se modèle d'elle-même sur l'évolution de la vie nationale ; elle
est respectée spontanément.
— En contrepartie, elle est imprécise, souvent difficile à discerner et elle
laisse sans solution incontestable beaucoup de cas imprévus (la Constitution
écrite aussi, mais si elle est bien faite on peut espérer qu'ils seront peu nombreux
et on aura toujours la possibilité de compléter la Constitution dans les formes
prévues pour cette hypothèse).
— Au surplus, la Constitution coutumière n'est guère démocratique dans ses
conditions d'élaboration. Elle est le fruit du comportement, des choix, adoptés
par les couches supérieures de la classe dirigeante, de ceux qui gravitent à
proximité du pouvoir, le peuple n'y est en rien associé. Mais en même temps on
peut faire valoir qu'à la différence de la loi écrite, la coutume est hors de portée
de la volonté d'un homme ou d'une Assemblée et qu'à ce titre elle est meilleure
protectrice des garanties du citoyen. La coutume limite le pouvoir quel qu'il soit,
alors que le pouvoir peut toujours changer la loi écrite selon sa fantaisie ou ses
humeurs ; une majorité résolue parviendra toujours à surmonter les obstacles mis
par le constituant à la révision de son œuvre.
Quoi qu'il en soit, ce type de Constitution n'est plus adapté à l'État
démocratique moderne et aux changements qui caractérisent les sociétés
contemporaines.

B La coutume constitutionnelle

87. Bibliographie. – Paul AMSELEK, « Le rôle de la pratique dans la formation du


droit », RDP 1983, p. 1421. – Pierre AVRIL, Les conventions de la Constitution,
PUF, 1997.

L'existence d'une Constitution écrite élimine-t-elle toute possibilité


d'apparition de coutumes constitutionnelles ?

1 - En quoi consisterait la coutume constitutionnelle ?

88. À côté des règles constitutionnelles écrites, peut-on admettre que naissent
peu à peu, par une succession de précédents, des règles coutumières dotées de la
même valeur obligatoire que les premières ? Dans quels cas, dans quels
domaines ces règles pourraient-elles apparaître ?
— La coutume interviendrait d'abord pour compléter la Constitution, on parle
alors de coutume praeter legem. Quel que soit, en effet, le soin avec lequel les
Constitutions sont élaborées, leur application fait apparaître des lacunes, des
problèmes auxquels aucune solution n'est prévue. La coutume peut combler ces
vides. Elle sera d'autant plus riche que le texte sera bref et sibyllin, c'est ce qui
expliquerait le rôle important qu'elle aurait joué sous la III République, où l'on
e

s'est beaucoup référé d'ailleurs à ce qui se passait sous la monarchie de Juillet.


Ainsi nombre d'auteurs qualifient de coutumier le statut du président du Conseil
entre 1875 et 1934 (v. infra n 597). D'autres font valoir qu'aux États-Unis, s'est
o

imposée peu à peu, à partir de Washington, une coutume selon laquelle le


président ne pourrait remplir plus de deux mandats. Dans ces exemples, la
Constitution écrite était muette sur les règles à appliquer.
— Pourquoi ne pas aller plus loin et soutenir que la coutume peut contredire
la Constitution, annuler une règle posée par elle (coutume contra legem) ? Une
disposition constitutionnelle serait abrogée par un usage contraire répété.
L'histoire fournit maints exemples de violations de la Constitution devenues si
habituelles qu'on finit par les considérer comme normales. Substituent-elles une
nouvelle règle constitutionnelle non écrite à celle voulue par le constituant ? On
évoque à ce propos la pratique des décrets-lois sous la III et la IV République,
e e

par laquelle le Parlement déléguait au Gouvernement, en violation de la


Constitution, le droit de faire la loi. Ou encore la désuétude du droit de
dissolution, pourtant prévu par la Constitution, à partir de l'engagement de Jules
Grévy, en 1879, de ne pas y recourir.

2 - Existe-t-il une coutume constitutionnelle en France ?

89. En France aujourd'hui, la question n'a qu'un intérêt pratique limité. Elle
ne se pose pas pour la coutume contra legem. Celle-ci serait un « monstre
juridique ». La Constitution ne peut être modifiée qu'en suivant les procédures
prévues à cet effet par le texte de 1958. À quoi servirait d'avoir choisi des règles
compliquées pour réviser la Constitution s'il suffit de violations renouvelées pour
arriver au même résultat ?
En revanche, on peut s'interroger sur certains comportements ou « usages » :
ainsi l'habitude prise depuis la III République par les Gouvernements de
e

démissionner au lendemain des élections législatives et, depuis le début de la


V République, d'une élection présidentielle. De même la règle selon laquelle un
e

Gouvernement démissionnaire est chargé de l'« expédition des affaires


courantes » jusqu'à la nomination de son successeur. Ou encore l'usage qui invite
le nouveau président de la République à abandonner ses mandats électifs
(député, maire...). S'agit-il de coutumes praeter legem ?
Pour en décider, il faut se demander si l'existence de la coutume est consacrée
dans un document officiel lui reconnaissant une force obligatoire, ou si, en
pratique, des règles sont appliquées au titre de coutumes devant être respectées.
Le résultat de cette recherche est négatif.
— Sur un plan général, la Constitution actuelle, pas plus que ses devancières,
n'évoque l'existence d'une coutume constitutionnelle praeter legem. Celle-ci
n'est pas mentionnée non plus dans des lois organiques ou dans tout autre texte,
ayant valeur impérative, intervenu en matière constitutionnelle. La prétendue
coutume ne peut se fonder sur aucune norme expresse reconnaissant son
existence.
— L'existence d'une coutume est-elle alors « constatée » par une autorité
habilitée à appliquer, à faire respecter, le droit ? À l'examen, il apparaît que les
juges et le Conseil constitutionnel n'ont jamais eu recours à la notion de coutume
constitutionnelle pour trancher un litige. Tout au plus peut-on relever que le
Conseil a évoqué la « coutume parlementaire » (décis. du 15 janvier 1960, restée
isolée) et qu'il lui est arrivé, de manière tout à fait exceptionnelle de se référer à
des « principes à valeur constitutionnelle » non fondés sur des textes (le principe
de la continuité du service public) et assez proches de règles coutumières
(v. infra n 193).
o

Sous cette réserve, ni le constituant, ni le législateur, ni le juge n'ont consacré


en France l'existence d'une coutume constitutionnelle, comprise comme une
règle non écrite obligatoire. Même l'assentiment des citoyens à des
comportements non expressément inscrits dans la Constitution ne saurait leur
conférer une valeur constitutionnelle. Il sera toujours possible – l'expérience le
montre (pour la dissolution en particulier à laquelle E. Faure n'a pas hésité à
recourir en 1955, contre l'usage observé depuis 1877) – de rompre avec ce qui
n'est en réalité qu'une pratique. Il n'existe pas de coutume constitutionnelle en
droit français.

§ 3. La pratique constitutionnelle

90. Une Constitution n'est pas un texte mort, elle s'applique, elle produit des
effets, elle vit. P.-P. Royer-Collard écrivait en 1820 : « les Constitutions ne sont
pas des tentes dressées pour le sommeil ; les Gouvernements sont placés sous la
loi universelle de la création et sont condamnés au travail. » À l'usage, le
schéma tracé va jouer, se déformer, s'adapter aux mouvements de la société et
aux variations du rapport entre les forces politiques.

A Le principe

91. Apparaissent ainsi des pratiques. Elles ne créent pas d'obligation, n'ont
pas de valeur juridique, mais seulement une valeur politique en ce sens que
rompre avec elles est susceptible de troubler l'opinion publique, qui s'interrogera
sur les raisons pour lesquelles on a jugé bon de déroger à un comportement
considéré comme normal. Mais elles ne sont pas véritablement contraignantes.
L'existence des pratiques est une simple constatation, laissant de côté la
question de leur conformité à la Constitution. Elles la respecteront, comme elles
peuvent parfois la violer.
— Les pratiques sont présentes dans tous les aspects de l'action des pouvoirs
publics. Elles peuvent concerner leurs relations avec les citoyens, comme par
exemple en France l'usage de fixer les élections le dimanche. D'autres touchent à
l'organisation du travail du Gouvernement : l'habitude de réunir le Conseil des
ministres le mercredi matin. Une pratique pourra aussi consister dans le choix
systématique d'une procédure lorsque la Constitution ouvre une option entre
plusieurs possibilités : aux États-Unis, la révision constitutionnelle a toujours été
ratifiée (sauf une fois) par les législatures (Parlements) des États et non par des
Conventions d'État spécialement convoquées (v. infra n 484). o

Parfois, les pratiques apparaissent comme l'abandon d'un pouvoir qu'une


autorité tient de la Constitution : sous la III République, le président n'a jamais
e

utilisé son droit de demander une seconde lecture de la loi votée par le
Parlement.
— Mais les pratiques les plus importantes concernent la façon dont une
autorité envisage son rôle. Elles seront donc liées soit à la personnalité d'un
homme, soit au contexte politique. Tel chef de l'État effacé n'usera pas de ses
prérogatives, tel autre au contraire les utilisera pleinement. Ainsi l'attitude des
présidents de la V République a créé une pratique qui leur donne la
e

responsabilité directe de la politique étrangère – à l'image d'ailleurs de ce qui se


passe dans la plupart des États, où le chef de l'exécutif est en fait en charge des
relations extérieures.
Entre les coutumes et les simples pratiques on rencontre une catégorie
intermédiaire de normes : les « Conventions de la Constitution » (v. P. Avril, Les
Conventions de la Constitution, 1997). L'expression est reprise de la Grande-
Bretagne où elle a le sens étroit de « règles coutumières » (v. infra n 403) et où
o

elles ne viennent pas compléter la Constitution, mais où elles sont la


Constitution. Ailleurs plus largement l'expression désigne des règles non écrites,
des modalités d'application de la Constitution, sur lesquelles les acteurs du jeu
politique se mettent d'accord, qui font l'objet d'un consensus, qu'ils s'engagent à
respecter. Ces conventions, à supposer qu'elles existent comme telles, sont rares
sous la V République, on peut citer le droit pour le président de la République
e

(hors cohabitation) de mettre fin aux fonctions du Premier ministre.

B Constitution théorique et Constitution réelle

92. Ces réflexions sur la pratique constitutionnelle ramènent à l'idée que


l'usage fait apparaître progressivement une Constitution réelle, matérielle (c'est-
à-dire comprenant des règles qui ne se trouvent pas dans la Constitution écrite),
qui se détache insensiblement de la Constitution écrite formelle originaire. Il y a
dans tous les pays, sous tous les régimes, un décalage, fruit d'usages et de
pratiques, entre la Constitution officielle et la mise en œuvre quotidienne,
concrète de cette même Constitution. Cet écart est variable selon l'âge de la
Constitution, la précision de ses dispositions, le type de régime, les péripéties de
la vie nationale, le rapport des forces politiques.
Il y a une usure normale des Constitutions. S'attacher à les faire fonctionner
comme l'avaient voulu leurs rédacteurs amènes parfois à une diminution de
l'efficacité des institutions, à leur incapacité à répondre aux problèmes de l'heure,
et ainsi peut-être à une crise politique grave. Des ajustements se font avec le
temps sans qu'intervienne une révision constitutionnelle, ou que celle-ci viendra
entériner un jour. Les pratiques jouent alors un rôle utile. La Constitution
américaine a plus de deux cents ans, comment pourrait-elle encore fonctionner
dans le respect scrupuleux de la volonté des Pères fondateurs ?
Souvent c'est la volonté des hommes qui éloigne la Constitution réelle de ses
dispositions écrites. C'était le cas de la France sous la plus grande partie de la
III République (où le régime avait perdu son caractère parlementaire, pour
e

devenir son contraire : un régime d'assemblée), c'était aussi le cas de la Chine


pendant la révolution culturelle, enfin la situation est courante dans les États du
tiers-monde, où des institutions d'apparence très démocratiques peuvent
recouvrir des régimes profondément oligarchiques et autoritaires.
C'est pourquoi l'étude de la Constitution elle-même donne des indications
insuffisantes sur la nature du régime politique dans un État donné. Le droit
constitutionnel au sens strict, c'est-à-dire l'étude des Constitutions, doit être
enrichi par l'apport de la science politique. Il faut dépasser la façade
constitutionnelle pour s'interroger sur les données concrètes de la vie politique,
sur la réalité du pouvoir, sur le jeu des institutions, sur les vrais rapports des
gouvernants et des gouvernés, sur les mœurs, la psychologie de la population.
Comme l'écrivait A. France : « Nous ne dépendons point des Constitutions, ni
des chartes, mais de l'instinct et des mœurs. » De son côté, Ch. de Gaulle disait :
« Une Constitution, c'est un esprit, des institutions et une pratique. ».

Section 4
Contenu de la Constitution

93. Que trouve-t-on dans les Constitutions ?


La diversité est reine, fruit de la souveraine liberté des constituants. Pour eux,
il n'est pas de canevas obligatoire et les principes, comme les procédures, sont
laissés à leur imagination. Même s'ils connaissent des modèles, bien souvent ils
les oublieront, ou dissimuleront leurs emprunts, car la Constitution a une place
trop forte dans la symbolique nationale pour porter une marque étrangère.
Pourtant, un fonds commun aux Constitutions existe. Toutes ont un objet
identique : aménager l'organisation et le fonctionnement du pouvoir ainsi que les
relations des gouvernants et des gouvernés. Les variations sur ces thèmes
imposés, le ton, les mouvements, les instruments donneront à chaque
Constitution son originalité.
Il ne faut pas oublier aussi qu'elle est un ensemble cohérent de principes et
rouages s'articulant les uns avec les autres.

§ 1. Les Déclarations des droits

94. Une constatation s'impose : la plupart des Constitutions actuelles


s'ouvrent par une Déclaration des droits, ou par un Préambule – parfois même on
trouve les deux. Ces textes formulent la philosophie politique du régime, les
valeurs dont il se réclame, et énoncent les droits et libertés des citoyens que le
pouvoir s'engage à respecter. Souvent ces dispositions sont renforcées par
d'autres, insérées sous la forme d'un chapitre spécial à l'intérieur même de la
Constitution.
Les déclarations sont apparues avec les premières Constitutions écrites à la
fin du XVIII siècle, la plus célèbre étant la Déclaration des droits de l'homme et
e

du citoyen de 1789 qui fut ensuite placée en tête de notre première Constitution,
celle de 1791.
Dans les Constitutions actuelles, on trouve donc toute une série de
dispositions qui consacrent la liberté de pensée, d'expression, d'aller et venir, la
sûreté (c'est-à-dire la liberté personnelle contre les arrestations et internements
arbitraires), l'égalité entre les citoyens, etc. Ainsi est formulé un embryon de
statut du citoyen dont la valeur symbolique est peut-être plus importante encore
que celle attachée aux dispositions concernant les institutions politiques et les
procédures. Les contemporains de la Révolution française ont été sensibles à cet
aspect plus qu'à l'agencement des pouvoirs réalisé par la Constitution.
La proclamation des Droits à la fin du XVIII siècle a véritablement revêtu un
e

caractère révolutionnaire. En même temps, on a sous-estimé alors la nécessité de


garantir, c'est-à-dire de protéger, ces droits.
On reviendra sommairement dans ce manuel sur l'étude des droits et libertés
(v. infra n 205 et s.).
o

§ 2. Les règles d'organisation et les procédures de fonctionnement


des institutions

95. Ces dispositions concerneront par exemple : la désignation du chef de


l'État, l'élection des députés, la création d'une Cour chargée de veiller au respect
de la Constitution, les relations entre les Chambres, la révision de la
Constitution, etc.
À l'examen, il apparaît que des degrés existent dans le caractère contraignant
de ces règles et procédures :
— Certaines sont impératives : lorsque se produit la situation pour laquelle
elles sont prévues, elles s'appliquent automatiquement sans possibilité de choix
et sans marge d'adaptation. Ainsi, en France, le projet de budget doit être déposé
sur le bureau de l'Assemblée nationale et celle-ci dispose de quarante jours pour
l'examiner.
— D'autres, tout en restant impératives, laissent quelque liberté sur les
modalités de leur mise en œuvre, le choix du moment par exemple. Ainsi,
toujours en France, en cas de vacance de la présidence de la République, les
élections présidentielles doivent être organisées dans un délai de vingt à trente-
cinq jours après l'ouverture de la vacance.
— D'autres sont alternatives : le choix est laissé entre deux ou plusieurs
procédures : la Constitution de 1958 prévoit que, pour achever la procédure de
révision de la Constitution engagée par lui, le président de la République peut
soit réunir les deux Chambres en Congrès, soit recourir au référendum (v. infra
n 124).
o

— D'autres enfin sont de simples pouvoirs, leur titulaire est libre de les
utiliser ou non : l'article 12 de la Constitution de la V République donne au
e

président compétence pour prononcer la dissolution de l'Assemblée nationale.


C'est en fait une faculté qui lui est donnée.
Dans une Constitution, les différents types de règles se combinent en donnant
plus ou moins de souplesse au jeu des institutions et finalement plus ou moins de
liberté aux titulaires des pouvoirs.

§ 3. Dispositions diverses

96. Les Constitutions peuvent contenir aussi toute une série de dispositions
d'importance et de valeur inégales. On profite du caractère solennel du texte, de
son autorité juridique exceptionnelle, de sa pérennité, de son rayonnement
international, pour préciser certains attributs de l'État, proclamer des principes
variés.
On peut y trouver : le nom de l'État (ex. : la « République de Chine »,
Taïwan, qui s'oppose à la « République populaire de Chine ») ; la forme du
régime : monarchie, république ; le drapeau : ses couleurs, signes, dimensions ;
la devise nationale ; la capitale de l'État ; l'hymne national. Et encore la langue et
la religion officielles.
On peut également y trouver des références historiques (par exemple, la
Couronne de Saint Étienne en Hongrie) et l’affirmation de valeurs (par exemple,
le principe de dignité en Allemagne, et le caractère laïc de la République en
France).
Chapitre 2
L'élaboration de la Constitution, sa révision, son
abrogation

97. L'élaboration de la Constitution est à rapprocher de sa révision et de son


abrogation.
Qu'elle soit élaborée ici à la naissance d'un nouvel État ou au lendemain
d'une révolution, ou tout simplement – mais c'est plus rare – après la prise de
conscience de l'inadaptation, ou de l'échec, des institutions précédentes, la
Constitution est l'aboutissement d'une procédure spécifique. Des règles
techniques, destinées à assurer la solidité et la cohésion du texte, s'y combinent
avec les préoccupations politiques de ceux qui ont pris l'initiative de sa
rédaction.
Quand il s'agit de retoucher la Constitution, c'est-à-dire de la modifier sur
certains points sans bouleverser son schéma général, on est en présence d'une
révision de la Constitution, qui doit se dérouler en suivant les règles inscrites à
cet effet dans la Constitution elle-même.
Enfin, l'abrogation de la Constitution est un phénomène qui ne relève que
rarement du droit, mais intervient le plus souvent par la force à l'issue d'un coup
d'État ou d'une révolution.

Section 1
La rédaction de la Constitution

98. Avant même de s'interroger sur la procédure à suivre pour rédiger la


Constitution, il faut se demander qui, quel organe, est compétent pour élaborer et
approuver la Constitution.
— La nécessité d'une Constitution apparaît très souvent dans une situation de
vide juridique. Qu'il s'agisse d'un État nouveau ou d'un mouvement qui a
renversé les institutions anciennes, on ne peut se référer à aucun texte, à aucune
coutume nationale, pour savoir qui est compétent pour élaborer une Constitution,
le détenteur de cette compétence n'est pas défini à l'avance. S'agit-il du groupe
révolutionnaire triomphant ? Est-ce le peuple ? Directement ou par ses
représentants élus ? Il faut définir en qui réside le pouvoir constituant originaire.
Celui-ci est libre de ses choix, il est souverain.
— En théorie, la situation est beaucoup plus simple lorsque la Constitution
précédente elle-même a prévu quel serait le titulaire du pouvoir constituant : on
parle alors de pouvoir constituant dérivé, ou institué – c'est-à-dire qu'il tient son
pouvoir de la Constitution, il lui est attribué par elle. Sa liberté est limitée par ses
prescriptions. Mais, dans la pratique, il est rare qu'une nouvelle Constitution soit
élaborée dans les formes prévues par sa devancière. Le pouvoir constituant
dérivé est surtout mis en œuvre à l'occasion d'une révision de la Constitution.
Le titulaire du pouvoir constituant originaire n'est pas le même selon que la
société est démocratique ou non.

§ 1. L'élaboration non démocratique : la charte octroyée

99. Dans les sociétés non démocratiques, le titulaire du pouvoir constituant


originaire est le chef, monarque ou dictateur, ou encore le groupe d'individus qui
détient le pouvoir.
C'est le système de la Charte octroyée. Le monarque décide unilatéralement
de donner une Constitution à ses sujets, sans réunir d'assemblée constituante
et sans ratification populaire. Il en rédige lui-même le texte et, reconnaissant
qu'il organise et limite ses pouvoirs, s'engage à le respecter. La monarchie n'est
plus absolue, la Charte institue une monarchie limitée. L'exemple
de Constitution de cette nature est la Charte octroyée en 1814 par
Louis XVIII. Ou encore les Constitutions des États allemands au XIX , portugaise
e

de 1826, espagnole de 1834.


Le terme charte est choisi pour écarter celui de « constitution » qui suggère
l'accord de représentants élus. La Charte octroyée, élaborée de façon non
démocratique, peut instaurer un système démocratique.
La formule de la Charte octroyée n'a pas entièrement disparu dans le monde
contemporain. Après un coup d'État, il est concevable que les vainqueurs
élaborent une Constitution, de leur propre initiative et sans consultation
populaire.
§ 2. L'élaboration mixte : la charte négociée

100. Ici, le pouvoir constituant originaire est partagé entre le monarque (ou
dictateur) et le peuple.
La Constitution résulte d'un accord, d'un pacte, entre le monarque et les
représentants de la Nation. L'hypothèse est assez rare et se rencontre parfois lors
d'un changement de dynastie ou lors de l'accession d'un nouveau monarque sur
le Trône. Des exemples de cette sorte de contrat existent sous une forme
imparfaite en Angleterre (Acte d'établissement de 1701) et sous une forme
classique en France avec la Charte de 1830 : votée par les Chambres elle est
acceptée par le roi ; celui-ci se considère comme appelé sur le trône par le
peuple. De même en Belgique la même année. En sens inverse en 1852 Louis
Napoléon élabora la Constitution en respectant cinq conditions énoncées dans sa
proclamation du 2 décembre 1851 et approuvées par référendum populaire le 20.

§ 3. L'élaboration démocratique

101. Dans une société démocratique, le pouvoir constituant originaire


appartient au peuple : lui seul peut se donner une nouvelle Constitution.
Trois procédés d'élaboration démocratique peuvent être utilisés qui se
combinent souvent.

A L'Assemblée constituante

102. Une Assemblée est élue par le peuple, elle a pour tâche d'élaborer la
Constitution. Cette Assemblée est généralement unique alors que le Parlement
institué par elle sera peut-être composé de deux Chambres.
Le plus souvent, c'est un Gouvernement provisoire de fait qui assure la
transition entre deux régimes et deux Constitutions. Il lui appartient de
convoquer le corps électoral pour qu'il désigne l'Assemblée constituante.

1 - Une Assemblée souveraine, ou non souveraine

103. Les pouvoirs de l'Assemblée dans l'élaboration de la Constitution ne


sont pas nécessairement illimités. Dans certains cas elle sera souveraine, c'est-à-
dire qu'elle rédige, débat et vote le projet de Constitution, celui-ci étant considéré
comme approuvé définitivement après son vote. Cette formule fut adoptée en
France en 1791, 1848 et 1875. Dans d'autres hypothèses, l'Assemblée a des
pouvoirs limités, elle établit un texte qui sera soumis par la suite à l'approbation
de la Nation (1946 en France).

2 - Une Assemblée exclusivement, ou non exclusivement constituante

104. Dans certains cas, l'Assemblée a pour unique attribution la rédaction de


la Constitution. Elle n'a aucune autre compétence. Elle n'a donc pas à intervenir
dans les affaires de la Nation pendant la durée de ses travaux, en particulier elle
n'a pas à légiférer.
L'exemple-type de ces Assemblées spécialisées est la Convention de
Philadelphie qui rédigea la Constitution des États-Unis en 1787.
Dans d'autres cas, l'Assemblée cumulera pouvoir constituant et pouvoir
législatif. En raison des circonstances, on estime plus simple d'élire une seule
Assemblée qui exercera à la fois le pouvoir constituant et le pouvoir législatif : la
rédaction de la Constitution n'est plus alors qu'un aspect de son rôle. Elle se
comporte comme un Parlement, votant la loi, contrôlant le Gouvernement,
autorisant la ratification de traités et, en même temps, elle élabore la
Constitution.
Dans la tradition française, les Assemblées constituantes se rattachent à cette
seconde catégorie. Dès la Révolution, ce fut le cas de l'Assemblée nationale et de
la Convention, puis par la suite des Assemblées de 1848, 1875, 1945-1946.

B L'approbation populaire

105. Pour donner plus d'autorité à la Constitution, le texte est soumis pour
approbation au peuple.
Cette procédure peut être utilisée dans des perspectives différentes :
— Le texte a été élaboré par une Assemblée constituante élue, mais celle-ci
n'était pas souveraine, on a voulu en effet que la Constitution apparaisse comme
l'œuvre du peuple lui-même, l'assemblée n'a rédigé qu'un projet proposé à
l'approbation des citoyens. L'instrument de l'approbation populaire est le
référendum. La Constitution de 1946 a été approuvée par cette voie, renouant
avec la pratique inaugurée pour l'élaboration de la Constitution de 1793.
— Le projet a été rédigé par l'exécutif : Gouvernement ou chef de l'État,
assisté le cas échéant d'un comité d'experts. C'est la voie suivie en 1993 en
Russie par B. Eltsine. Un projet de constitution élaboré par lui et par ses
conseillers fut soumis au peuple, directement sans débat parlementaire.
La procédure fut la même en France en 1958.
Pourtant, il est difficilement concevable aujourd'hui qu'une Constitution soit
mise en vigueur sans avoir été soumise au suffrage populaire.

Section 2
La révision de la Constitution

106. Bibliographie. – Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation


et le rééquilibrage des institutions de la V République, présidé par Édouard
e

BALLADUR, Une V République plus démocratique, Fayard, 2008.


e

107. Par définition, en Occident la Constitution se présente comme une


œuvre durable destinée à braver le temps : les constituants de 1791 avaient le
sentiment de travailler pour l'éternité. À l'expérience pourtant, on constate qu'elle
ne résiste pas indéfiniment à l'évolution de la société, il n'est pas de Constitution
qui puisse être définitive.
Il faudra donc lui apporter des retouches, des compléments, des adaptations.
Les constituants eux-mêmes doivent avoir la sagesse de le prévoir et insérer dans
leur œuvre les procédures qui permettront de réparer ses imperfections et l'usure
du temps. Paradoxalement, c'est la possibilité de révision qui assure la longévité
d'une Constitution.
La révision de la Constitution sera entreprise en suivant les règles et les
procédures prévues par la Constitution en vigueur, celle-ci est modifiée par la
mise en œuvre de la procédure qu'elle renferme à cet effet. Il ne s'agit donc pas
ici d'une manifestation du pouvoir constituant originaire mais de la mise en
œuvre du pouvoir constituant dérivé, évoqué plus haut.

§ 1. Un problème de principe : Constitution souple ou


Constitution rigide ?

108. La distinction est fondée sur la plus ou moins grande facilité avec
laquelle la Constitution peut être révisée. Mais il n'y a pas d'opposition radicale,
on constate seulement que des Constitutions sont plus souples que d'autres.
Ainsi, soit on fait confiance au législateur : constitution souple ; soit on
souhaite opérer une séparation entre le pouvoir du souverain (pouvoir
constituant) et celui du législateur (pouvoir constitué) : constitution rigide.

A Les Constitutions souples


109. En principe une Constitution est dite « souple », lorsqu'elle peut être
modifiée comme le serait une simple loi, par la procédure législative ordinaire.
Ceci implique qu'il n'y a pas de suprématie de la Constitution sur la loi.

1 - Les Constitutions écrites souples

110. Le cas extrême est celui où une Constitution écrite ne prévoit pas de
procédure spéciale de révision. La Constitution chinoise de 1978 laissait
l'Assemblée nationale populaire libre d'amender la Constitution. En France, les
Chartes de 1814 et de 1830 abandonnaient ce pouvoir au roi, qui pouvait
reprendre ce qu'il avait donné.
Mais la référence à la souplesse est relative et n'est pas réservée aux
Constitutions modifiables par une simple loi. On dira ainsi qu'une Constitution
dont la révision doit être approuvée par les Chambres à la majorité des deux tiers
est plus souple qu'une autre pour laquelle la majorité exigée est des trois quarts ;
de même si la révision est impossible dans les cinq premières années de la
promulgation de la Constitution, celle-ci est moins souple qu'une autre révisable
sans condition de délai...

2 - Les Constitutions coutumières sont-elles des Constitutions souples ?

111. On qualifie généralement de souples les Constitutions coutumières et


l'on donne l'exemple de la Grande-Bretagne où, la Constitution peut être
entièrement changée par le Parlement votant une simple loi. Le Parlement
pourrait parfaitement donner demain aux Britanniques une Constitution écrite
(souple ou rigide). En droit l'analyse est tout à fait exacte, mais en même temps,
politiquement, il ne sera pas toujours facile de rompre avec une tradition
séculaire à laquelle le peuple est peut-être très attaché, il faudra des
circonstances assez particulières pour que la révision par la loi soit acceptée sans
tensions ; ce fut le cas, par exemple, en 1999 pour la réforme de la Chambre des
lords (v. infra n 434). Cela donne une certaine rigidité aux Constitutions
o

coutumières.

B Les Constitutions rigides

112. Une Constitution est dite « rigide » lorsqu'une procédure spéciale est
prévue pour la révision, plus difficile que celle suivie pour l'élaboration de la loi
ordinaire. Les Constitutions rigides sont apparues à la fin du XVIII siècle avec les
e

Constitutions des États américains qui ont précédé la rédaction de la Constitution


fédérale.
À la notion de Constitution rigide se rattache une conséquence importante : le
législateur ne pouvant modifier librement la Constitution ne peut non plus voter
des lois ordinaires qui lui seraient contraires. Il y aurait alors révision déguisée
de la Constitution.

§ 2. L'initiative de la révision

113. Qui a compétence pour proposer une révision de la Constitution ? À


travers les Constitutions apparaît une grande diversité de solutions, cette
compétence pouvant être partagée entre plusieurs organes. Il est préférable
d'ailleurs qu'une seule autorité n'en ait pas le monopole car elle pourrait bloquer
une révision pourtant nécessaire.

A L'initiative gouvernementale

114. Quoi de plus légitime que de confier au Gouvernement l'initiative de la


révision constitutionnelle ? N'a-t-il pas une vue d'ensemble du fonctionnement
des institutions et n'est-il pas ainsi le plus en mesure d'être à l'origine des
améliorations nécessaires ?
Il existe pourtant certaines réticences à confier ce pouvoir au Gouvernement,
surtout s'il doit en avoir le monopole. Il pourra, en effet, figer un système qui lui
est profitable en refusant les modifications utiles et souhaitées par le peuple
et ses élus. La tradition républicaine française incite le constituant à partager le
pouvoir de révision entre le Gouvernement et le Parlement.

B L'initiative parlementaire

115. Les parlementaires, représentants de la Nation, sont eux aussi tout


désignés pour avoir l'initiative de la révision. Les mêmes préventions ne jouent
pas à leur égard et les Constitutions leur octroient généralement ce pouvoir.
Toute une gamme de possibilités s'offre pour organiser leur initiative. Celle-ci
pourra venir « de l'une » des deux Chambres à l'exclusion de l'autre (par ex. le
Sénat du Second Empire), des deux Chambres ensemble (par ex. aux États-
Unis : la Chambre des représentants et le Sénat), soit encore de l'une ou de
l'autre Chambre (ainsi dans la Constitution française de 1958).
La pratique montre cependant qu'il est très difficile qu'une révision
constitutionnelle aboutisse si elle n'a pas l'accord du Gouvernement.
C L'initiative populaire

116. Les citoyens peuvent prendre eux-mêmes l'initiative de demander une


révision de la Constitution. L'hypothèse est assez rare, elle a existé pourtant en
France sous l'empire de la Constitution de 1793 : les assemblées primaires de
citoyens pouvaient demander la convocation d'une Convention (ou Assemblée
constituante). En Suisse et dans certains États fédérés d'Amérique du Nord
l'initiative peut venir de la population. La procédure s'ouvre alors par une
pétition, portant un nombre minimum de signatures prévu par la Constitution,
qui oblige les assemblées à examiner le projet de révision ou à le soumettre au
référendum.

§ 3. La procédure de révision

117. Il s'agit de concilier la nécessité de protéger la Constitution contre les


retouches abusives avec le souci de ne pas empêcher les modifications
indispensables. Selon que l'on préfère mettre l'accent sur l'un ou l'autre aspect les
procédures varient, la révision étant rendue plus ou moins difficile.

A L'organe compétent

118. Celui qui prend l'initiative de la révision n'est pas toujours compétent
pour la mener à son terme. On peut confier le soin de réaliser la révision à divers
organes :
— au Parlement, ou à une de ses Chambres. Cette voie est la plus répandue,
elle est traditionnelle en France ;
— à une Assemblée ad hoc (spéciale) : aux États-Unis on peut avoir recours
ainsi à une Assemblée spécialement élue pour réviser la Constitution : la
Convention. Une règle identique était retenue par notre Constitution de 1848 ;
— au peuple : le projet de révision (préparé par le Parlement, le
Gouvernement ou une Convention) est soumis au peuple par référendum pour
adoption.

B Les formes de la procédure de révision

119. Comment procédera l'organe choisi pour modifier la Constitution ? Là


aussi, en l'absence de règles universelles, il existe une grande richesse de
solutions possibles. Voici quelques exemples :
— lorsque le Parlement est compétent pour réaliser la révision, il peut être
prévu qu'au lieu de se prononcer séparément, les Chambres doivent siéger en
commun, ce qui donne plus de solennité à leur mission, et transforme aussi les
données de majorité : l'opposition à la réforme de la Chambre la moins
nombreuse, qui l'aurait fait échouer si l'accord séparé de chaque Chambre était
indispensable, pourra être tournée si la Chambre la plus nombreuse lui est
largement favorable. En France, où cette procédure a été fréquemment retenue,
la réunion des deux Chambres qui portait autrefois le nom d'Assemblée
nationale, s'appelle depuis 1958 le Congrès ;
— adoption de la révision en termes identiques par les deux Chambres :
l'opposition d'une Chambre rend la révision impossible. C'est la formule retenue
par la Constitution de la V République ;
e

— nécessité de votes renouvelés : après un premier vote, on doit laisser


s'écouler un certain délai avant de se prononcer à nouveau sur le projet de
révision. Les esprits pourront ainsi prendre du recul, la réflexion pourra
s'approfondir, elle permettra de mesurer la gravité de la décision à prendre, d'en
peser les modalités. Cette solution avait été retenue par la Constitution française
de 1848 où trois délibérations consécutives à un mois d'intervalle étaient
nécessaires ;
— exigence d'une majorité aggravée : cette condition est la plus répandue.
La révision ne pourra être votée qu'à la majorité absolue (et non relative) des
membres du Parlement ou de l'Assemblée constituante (et non des votants) ; ou
encore à la majorité des deux tiers, des trois cinquièmes, etc., la Constitution de
1848 en France fixait la majorité aux trois quarts ;
— il est possible enfin que les formes procédurales varient selon les
dispositions constitutionnelles à amender. Pour certains articles considérés
comme plus importants, la majorité exigée sera plus élevée ou encore le recours
au référendum sera obligatoire. Dans certains cas, l'accord de l'organe concerné
par la révision sera requis ; ainsi aux États-Unis, la représentation des États
fédérés au Sénat ne peut être modifiée sans leur consentement.

C Les limites à la révision

120. Limitation de temps : la révision peut être rendue impossible pendant


certaines périodes. Soit que la Constitution prévoie qu'en tout état de cause elle
ne pourra être modifiée pendant un certain délai après son adoption (France
1848, Portugal 1976), soit qu'on interdise la révision dans des circonstances où
sa régularité serait sujette à caution : ainsi actuellement en France pendant
l'intérim de la présidence de la République et lorsqu'il est porté atteinte à
l'intégrité du territoire.
— La supraconstitutionnalité : certaines dispositions de la Constitution
peuvent être exclues de toute révision, on cherche à leur conférer une valeur
supraconstitutionnelle. On veut par là mettre hors d'atteinte du constituant les
principes fondateurs de la société, en matière de droits de l'homme par exemple.
Ainsi la Constitution de 1958 prévoit qu'il ne peut être porté atteinte à « la forme
républicaine du Gouvernement » (art. 89). De même, les Constitutions
allemandes et portugaises actuelles suggèrent la supraconstitutionnalité de
certaines de leurs dispositions. Pourtant l'idée même d'une
supraconstitutionnalité est inacceptable : le peuple est souverain et le pouvoir
constituant qui émane de lui n'est pas lié par des règles supraconstitutionnelles.
En France, la situation est claire depuis que le Conseil constitutionnel, dans sa
décision du 2 septembre 1992 (Maastricht II), a estimé que l'existence de normes
supraconstitutionnelles serait contraire au principe de la souveraineté du pouvoir
constituant : « Considérant que... le pouvoir constituant est souverain », il est
donc illimité.

§ 4. Le système français actuel

121. Les dispositions de la Constitution de 1958 sur la révision ont été


utilisées une vingtaine de fois, depuis le début de la V République. e

Dix-sept tentatives se sont terminées par un succès.

Les révisions réussies


En 1960 : dispositions (art. 85) concernant la Communauté française (c'est-à-dire les liens avec les
ex-possessions d'outre-mer).
En 1962 : procédure d'élection du président de la République.
En 1963 : régime des sessions parlementaires.
En 1974 : règles de saisine du Conseil constitutionnel.
En 1976 : modalités de l'élection du président.
En 1992 : révision rendue nécessaire par la construction de l'Union européenne à la suite du traité
de Maastricht.
27 juillet 1993 : concernant le Conseil supérieur de la magistrature et organisant la responsabilité
pénale des ministres.
25 novembre 1993 : révision relative aux traités internationaux en matière de droit d'asile.
4 août 1995 : révision la plus étendue, elle institue en particulier une session parlementaire unique,
élargit le champ du référendum et modifie le régime de l'inviolabilité des parlementaires.
22 février 1996 : financement de la Sécurité sociale.
20 juillet 1998 : évolution du statut de la Nouvelle-Calédonie.
25 janvier 1999 : révision destinée à permettre la ratification du traité d'Amsterdam.
28 juin 1999 : introduction de la parité hommes-femmes, art. 3 ; reconnaissance de la juridiction de
la Cour pénale internationale, art. 53-2.
2 octobre 2000 : substitution du quinquennat au mandat de 7 ans du président de la République
adopté jusqu'alors, art. 6.
25 mars 2003 : mandat d'arrêt européen.
28 mars 2003 : organisation de la décentralisation.
1er mars 2005 : entrée dans l'Union européenne, ainsi que Charte de l'environnement.
23 février 2007 : « cristallisation » du corps électoral de la Nouvelle-Calédonie, statut pénal du
président de la République et interdiction de la peine de mort.
21 juillet 2008 : révision d'ensemble : renforcement des pouvoirs du Parlement, question prioritaire
de constitutionnalité, défenseur des droits fondamentaux, réforme du Conseil supérieur de la
magistrature.

Toutes n'ont pas le même sens et la même importance. Les quatre plus
importantes sont celles de 1962 introduisant l'élection du président au suffrage
universel direct, celle de 1974 ouvrant la saisine du Conseil constitutionnel aux
parlementaires celle de 1992 parce qu'elle introduit pour la première fois
l'Europe dans la Constitution (v. infra n 697 et s.) et celle de 2000 relative au
o

quinquennat. Mais la seule réforme d'ensemble est celle de 2008.


Si l'on tente de dresser une typologie de ces révisions, en les regroupant selon
leurs objectifs, on peut distinguer :
— celles rendues nécessaires par l'évolution des relations internationales :
disparition de la Communauté, construction de l'Europe, droit d'asile, mandat
d'arrêt européen ;
— celles correspondant à des retouches techniques :
• minimes : régime des sessions parlementaires, modalités d'élection du
président (1976), inviolabilité des parlementaires, extension du champ du
référendum, financement de la Sécurité sociale...,
• plus importantes : statut du Conseil supérieur de la magistrature,
responsabilité pénale des ministres, parité, statut pénal du président de la
République ;
— celles apportant des modifications profondes aux institutions : élection du
président au suffrage direct, extension de la saisine du Conseil constitutionnel,
quinquennat, décentralisation, Charte de l'environnement ;
— celle traduisant une révision de la Constitution à la suite d'une réflexion
d'ensemble.
La procédure de révision tombée en sommeil – à une exception près – depuis
1976, a connu un renouveau spectaculaire depuis 1992 : dix-sept révisions
adoptées en quinze ans ! On est tombé dans l'excès inverse ; c'est beaucoup, c'est
trop. Ainsi le président Hollande a engagé, en 2013, une procédure visant à
modifier la composition du Conseil supérieur de la magistrature, alors que la
dernière réforme date de 2008 et que ce dernier est en place depuis deux ans. Les
institutions ont besoin de stabilité.
Deux voies ont été utilisées pour modifier la Constitution, situation qui a
donné naissance à l'une des plus belles querelles constitutionnelles qui ait agité
donné naissance à l'une des plus belles querelles constitutionnelles qui ait agité
les milieux politiques et juridiques depuis 1958.

A La procédure de l'article 89

122. La Constitution comporte un titre XVI intitulé « De la révision » formé


d'un article unique, l'article 89.
Celui-ci prévoit deux procédures différentes, selon l'autorité qui a pris
l'initiative de la révision.

1 - Révision à l'initiative des parlementaires

123. Les deux Chambres sont ici placées sur un pied d'égalité, chaque député
ou chaque sénateur peut prendre l'initiative d'une révision. Si l'Assemblée à
laquelle il appartient débat de cette proposition et l'approuve, la procédure de
révision est engagée.
La « proposition » de révision approuvée par la Chambre sera transmise pour
discussion à l'autre Chambre. Son adoption suppose que les deux Chambres se
mettent d'accord sur un texte identique, le vote étant acquis sans règle
particulière de majorité (majorité simple des suffrages exprimés). L'opposition
d'une des deux Chambres suffit à faire échouer la proposition. La procédure
ne se termine pas là : le texte adopté doit ensuite être soumis au peuple par
référendum.
Le président de la République et le Gouvernement n'ont aucune possibilité
d'intervenir dans la procédure, en cas de désaccord ils pourraient seulement faire
campagne contre elle et appeler les parlementaires amis à un vote hostile. En
particulier, ils seraient obligés d'organiser un référendum après l'approbation par
les Chambres d'un texte identique. En théorie donc, la révision est possible
contre la volonté de l'exécutif.
Cette voie n'a guère été utilisée et n'a jamais abouti. Le Gouvernement, en
effet, a eu longtemps la maîtrise de l'ordre du jour, c'est-à-dire de faire venir en
discussion au Parlement les propositions qu'il veut, et d'« enterrer »
définitivement les autres. En pratique, il apparaît comme à peu près impossible
qu'un texte soit adopté contre la volonté du Gouvernement. Si les propositions de
révision ont été assez nombreuses, aucune n'a été inscrite à l'ordre du jour de
l'Assemblée, deux l'ont été au Sénat, sans succès.

2 - Révision à l'initiative du président de la République

124. Le président de la République peut lui aussi engager – sur proposition


du Premier ministre – une procédure de révision ; on parle alors de « projet » de
révision. En principe donc, c'est le Premier ministre qui est à l'origine de la
procédure. Cette condition a été longtemps assez formelle, en ce sens que, du fait
des relations établies jusqu'en 1986 entre les deux hommes, si la demande était
bien faite par le Premier ministre, l'initiative venait en réalité du président.
La situation change lorsque le président et le Premier ministre sont issus de
formations politiques adverses (hypothèse de la cohabitation. V. infra n 765). o

Le président ne peut contraindre alors le Premier ministre à lui adresser une


proposition de révision. Réciproquement, le président n'étant pas obligé de
suivre la proposition de son Premier ministre, celui-ci devra, s'il souhaite quand
même entreprendre une révision, susciter une initiative parlementaire (le
président peut lui aussi susciter une proposition parlementaire si le Premier
ministre est opposé à la révision, mais il y a peu de chances que celle-ci soit
inscrite à l'ordre du jour, c'est-à-dire débattue (v. infra n 922) et a fortiori
o

adoptée par les deux Chambres contre la volonté du Gouvernement). L'initiative


est donc bien partagée entre les deux hommes, elle suppose l'accord de l'un et de
l'autre.
Quoi qu'il en soit, si le président de la République entreprend une révision
constitutionnelle, il a le choix entre deux attitudes :
— il peut utiliser la procédure qui vient d'être décrite pour l'initiative
parlementaire (vote des deux Chambres + référendum). Dans l'esprit des
constituants de 1958, il s'agissait là de la voie normale. Pourtant elle a été
utilisée pour la première et unique fois en septembre 2000 ;
— il peut aussi recourir à une procédure différente : après le vote par chacune
des assemblées d'un texte identique, le projet est soumis pour approbation aux
deux Chambres réunies en Congrès, c'est-à-dire que l'Assemblée nationale et le
Sénat tiennent une séance commune (réunie à Versailles pour ne pas privilégier
l'une et pour disposer d'une salle assez grande). Le projet est approuvé s'il
obtient au moins les trois cinquièmes des suffrages exprimés. Aucun débat n'est
organisé, et aucun amendement au texte voté par les deux assemblées n'est
recevable, les groupes (v. infra n 890) peuvent seulement présenter en dix
o

minutes des explications de vote. Si cette voie est suivie, il n'y a pas lieu de
recourir au référendum.
Le président, lorsqu'il s'entend avec le Premier ministre, est ainsi maître de
cette procédure. Non seulement il a le choix entre les deux voies indiquées, mais
la procédure ne lui échappe pas après avoir été engagée, elle ne se déroule pas
d'elle-même, le président peut la suspendre quand il veut : après le vote d'une
Chambre, après une navette (v. infra n 928), après le vote des deux Chambres...
o
G. Pompidou en 1973, V. Giscard d'Estaing en 1974 ont usé de ce pouvoir. De
même il peut faire traîner la convocation du Congrès, voire y renoncer, même
après l'avoir convoqué (J. Chirac en janvier 2000 pour la réforme du CSM)
(v. infra n 969). La révision ne va donc à son terme que si le président le veut
o

bien. Mais le parlement peut reprendre une proposition qui n'a pas abouti. Elle
ne devient pas caduque du fait de l'écoulement du temps et du renouvellement
des assemblées. Ainsi, en décembre 2012, le Sénat a examiné une proposition de
loi constitutionnelle relative au droit de vote des étrangers adoptée par
l'Assemblée nationale en mai 2000.

3 - Observations

125. Ce système suscite trois sortes d'observations :


— Sur la procédure tout d'abord : pourquoi avoir retenu un système aussi
compliqué ? Deux explications peuvent être avancées :
• Le recours au référendum a été rendu obligatoire au cas d'initiative
parlementaire pour faire arbitrer par le peuple un différend qui pourrait
s'élever entre l'exécutif et le Parlement à propos de la révision. Écarté de
la procédure, le chef de l’État pourra faire appel devant le peuple. En
outre, il paraît naturel que le peuple soit consulté, au moins sur les
modifications importantes, puisque la Constitution a été initialement
approuvée par lui. À l'origine la voie du référendum était considérée
comme la procédure normale.
• Cependant, il n'est pas apparu opportun d'exiger dans toutes les
hypothèses le recours à la formule longue, lourde et coûteuse du
référendum, en particulier lorsque la révision porte sur des aspects de
technique constitutionnelle ou qu'il y a urgence. Aussi bien, une seule des
révisions engagées sur la base de l'article 89 par le président a donné lieu
jusqu'à présent à référendum (septembre 2000).
• Il pourrait être pertinent, de ce point de vue, de distinguer, dans la
Constitution, ce qui relèverait nécessairement du référendum – les
questions les plus importantes : la souveraineté nationale, les droits de
l’homme, les principes essentiels relatifs aux compétences et aux
nominations des organes de l’État, notamment le président de la
République –- et ce qui peut relever de la procédure parlementaire du
Congrès.
On ajoutera que la révision est impossible lorsqu'il est porté atteinte à
l'intégrité du territoire ou pendant l'intérim de la présidence de la République.
Bien que la Constitution ne le précise pas, la situation est la même lorsque
s'applique l'article 16 (v. infra n 776).
o

— Sur le fond d'autre part :


L'aspect le plus important de ces procédures est qu'une révision ne peut
aboutir sans l'accord des deux Chambres.
— Sur l'attitude du Sénat enfin : opposition et marchandage :
• L'assentiment de l'Assemblée nationale n'a pas jusqu'à présent fait de
difficulté. Le problème peut venir du Sénat. Ce sera le cas lorsque
l'opposition y est majoritaire. Cette situation s'est réalisée pendant l'été
1984 et le Sénat a fait échouer la révision constitutionnelle entreprise par
F. Mitterrand. Le Sénat n'était pas opposé à la modification de l'article 11
de la Constitution suggérée par le chef de l’État, pour permettre le recours
au référendum sur les projets de lois concernant les garanties des libertés
publiques. Il avait lui-même pris une initiative dans le même sens peu de
temps auparavant. Mais F. Mitterrand ayant annoncé qu'après l'adoption
du projet de révision par les Chambres il le soumettrait au référendum, les
Sénateurs ont considéré qu'en écartant la voie habituelle du Congrès, le
président de la République posait à travers ce « référendum sur le
référendum » une question de confiance au pays et, qu'il cherchait à
restaurer son image, très dégradée à l'époque. Il y avait là à leurs yeux,
une sorte de détournement de procédure auquel ils ont refusé de se
prêter ; c'est pourquoi le Sénat, quoique d'accord sur le fond, repoussa le
projet, mettant ainsi fin à la procédure.
• De nouveau en 1990, lors de la tentative de création d'un contrôle de la
constitutionnalité par voie d'exception, l'opposition du Sénat a empêché la
révision (v. infra n 188), plus ici encore pour des motifs politiques que
o

par un désaccord de fond.


• Par la suite, en 1992, le Sénat profita de la révision pour renforcer sa
position en face de l'Assemblée. Alors que la Constitution n'imposait un
vote dans les mêmes termes par les deux Chambres que pour une seule
catégorie de lois organiques, celles « relatives » au Sénat (v. supra n 83), o

ce dernier subordonna son accord à la révision, à la création d'une


nouvelle catégorie de lois organiques pour lesquelles ses pouvoirs
seraient les mêmes que ceux de l'Assemblée : les lois aménageant le droit
de vote en France des ressortissants de l'Union européenne.
• En 1993, le Sénat a profondément modifié le texte concernant le Conseil
supérieur de la magistrature, tel qu'il avait été adopté par l'Assemblée ;
celle-ci s'inclina pour ne pas compromettre la réforme.
• Enfin, en 2003, le Sénat a obtenu que les projets de lois, ayant pour objet
principal l'organisation des collectivités territoriales et ceux relatifs aux
instances représentatives des Français de l'étranger, lui soient soumis en
priorité avant que l'Assemblée nationale n'en débatte.
Le Sénat dispose donc d'un droit de veto en matière constitutionnelle, qui lui
permet de bloquer toute possibilité de révision. À moins que, de façon plus
habile, il ne subordonne son adhésion à l'adoption de dispositions renforçant sa
place au sein des institutions. Dans ces conditions, on comprend que le président
de la République puisse être tenté parfois de passer par la voie de l'article 11.
C’est faute de majorité au Congrès que F. Hollande a dû renoncer à
l’ensemble de ses projets de révision constitutionnelle. Un certain nombre de
textes ont été présentés en Conseil des ministres concernant la suppression de la
Cour de justice de la République, la réforme du Conseil supérieur de la
magistrature, des règles relatives au cumul des fonctions de membre du
Gouvernement, la fin du mandat de membre de droit du Conseil constitutionnel
des anciens présidents de la République, les conditions de la négociation sociale
(2013), l’adoption de la Charte européenne des langues régionales ou
minoritaires (2015), ainsi que l’état d’urgence et la déchéance de nationalité
(2016), sans parler du « serpent de mer » relatif au droit de vote des étrangers
aux élections locales.

B L'utilisation contestée de la procédure de l'article 11

126. À deux reprises, en 1962 et en 1969, le général de Gaulle a utilisé


l'article 11 de la Constitution pour obtenir la révision du texte de 1958.
Que disait l'article 11 (il a été modifié depuis par la révision de 1995) ?
« Le président de la République, sur proposition du Gouvernement pendant
la durée des sessions, ou sur proposition conjointe des deux Assemblées,
publiées au Journal officiel, peut soumettre au référendum tout projet de loi
portant sur l'organisation des pouvoirs publics (...) ou tendant à autoriser la
ratification d'un traité qui, sans être contraire à la Constitution, aurait des
incidences sur le fonctionnement des institutions ».
Dans quelles circonstances le président de la République a-t-il été amené à
invoquer cet article, quelles raisons l'ont guidé, l'utilisation de l'article 11 était-
elle régulière ?

1 - Les faits

127. En 1962, le général de Gaulle, après avoir réglé le problème algérien,


souhaitait rehausser le statut et l'autorité du président de la République – il
pensait à ses successeurs – en le faisant élire au suffrage universel direct, alors
que la Constitution prévoyait seulement la désignation par un collège électoral
restreint (v. infra n 723). Pour cela, il décidait de passer par la voie d'un
o

référendum de l'article 11. Cette réforme et la procédure choisie devaient susciter


une très vive controverse, ponctuée par une motion de censure (v. infra n 961)
o

renversant le Gouvernement Pompidou, la dissolution de l'Assemblée nationale


par le général de Gaulle en réponse à la rébellion des députés, un large succès au
référendum de révision (62,29 % de oui) et des élections triomphales, pour les
partis qui avaient fait campagne pour le oui, lors du renouvellement de
l'Assemblée dissoute. Et un camouflet pour les autres : PS, PC...
Le contexte est différent en 1969. L'autorité de Ch. de Gaulle sort ébranlée
des événements de 1968. Le référendum par lequel il cherche à réviser les
dispositions de la Constitution sur l'organisation régionale et le statut du Sénat
n'est qu'un prétexte, Ch. de Gaulle veut ressourcer son autorité et sa légitimité
dans un succès populaire au référendum. Or celui-ci est un échec (le non
l'emporte par 12 000 000 de voix contre 10 900 000) et Ch. de Gaulle, comme il
l'avait annoncé, démissionne.

2 - Les raisons du recours à l'article 11

128. Pourquoi Ch. de Gaulle a-t-il recours à l'article 11 plutôt qu'à


l'article 89 ? La réponse est simple : l'article 89 suppose l'accord des deux
Chambres sur la révision et Ch. de Gaulle était certain de leur opposition. En
1962, la majorité des parlementaires étaient défavorables à l'élection du chef de
l'État au suffrage universel direct ; en 1969, le Sénat n'avait nullement l'intention
d'approuver une réforme qui entraînait sa disparition – en outre, ce que Ch.
de Gaulle recherchait alors, c'était le soutien du peuple à sa personne et à sa
politique.
La procédure de l'article 11 permettait de court-circuiter les Chambres.

3 - La constitutionnalité du recours à l'article 11

129. Cette utilisation du référendum législatif pour réviser la Constitution a


fait l'objet de nombreuses controverses tant juridiques que politiques.
L'article 11 C concerne le référendum. Le référendum est une procédure qui
permet de faire adopter directement un texte par le peuple. Alors que
l'article 89 C concerne les lois constitutionnelles, l'article 11 C vise les lois
ordinaires. En 1962, le recours à la procédure de l'article 11 pour réviser la
Constitution a été jugé contraire à la Constitution par de nombreux juristes. En
effet, la Constitution prévoit en son article 89 une procédure et une seule pour sa
révision. Si la décision du président de la République de recourir au référendum
dans cette hypothèse peut en effet être considérée comme inconstitutionnelle, il
n'en reste pas moins que le vote du peuple couvre, au cas par cas, l'irrégularité
ainsi commise.

130. En effet, le recours au référendum manifeste l'idée selon laquelle le


peuple, quelle que soit la valeur juridique de la procédure suivie pour
l'interroger, manifeste une puissance suprême qui n'est autre que celle du
souverain. Les décisions du Conseil constitutionnel, l'une (décis. 62-20 DC)
portant sur un référendum constituant, l'autre (décis. 92-313 DC) sur un
référendum législatif, marquent à trente ans d'intervalle et au-delà de quelques
différences de rédaction, une conception identique de la souveraineté du peuple.
En 1962, comme en 1992, le Conseil constitutionnel considère qu'il est
incompétent pour apprécier la constitutionnalité des lois adoptées par
référendum, qu'il s'agisse d'une loi ordinaire ou d'une loi constitutionnelle. Son
argumentation est, pour l'essentiel, appuyée sur une raison de fond, dont la
substance est identique dans les deux décisions : « au regard de l'équilibre des
pouvoirs établis par la Constitution (...) les lois adoptées par le Peuple français
à la suite d'un référendum (...) constituent l'expression directe de la souveraineté
nationale ». Lorsqu'il modifie la Constitution par la voie du référendum de
l'article 11, le peuple fait acte de souveraineté et œuvre de constituant. En
revanche, lorsqu'il adopte une loi, conformément à la procédure et au domaine
de compétence de l'article 11 et dans le respect des principes constitutionnels, il
fait œuvre de législateur. Toutefois, cette distinction n'entraîne pas de
conséquences au regard du régime contentieux de l'acte édicté. En effet, l'acte
adopté par voie référendaire, fût-il législatif, ne peut être contrôlé, car le Conseil
constitutionnel n'a pas compétence pour censurer une violation de la Constitution
par le peuple.
En revanche, le Conseil d'État distingue le référendum législatif de l'article 11
et le référendum constitutionnel de l'article 89 (arrêt du 30 octobre 1998,
Sarran).

4 - Avenir de l'article 11

131. Le débat est aujourd'hui assez largement retombé. F. Mitterrand a, dans


une interview donnée en 1985 à la revue Pouvoirs (n 45, p. 138), estimé que
o

« l'usage établi et approuvé par le peuple » permettait de considérer que


l'article 11 pouvait être utilisé, concurremment avec l'article 89, « à propos de
textes peu nombreux et simples dans leur rédaction ».
Et il faut bien reconnaître que l'article 11 serait utile pour sortir d'une
situation bloquée par l'opposition du Parlement, ou d'une de ses Chambres, alors
qu'une réforme s'impose. Il permettrait de se tourner vers le peuple en passant
par-dessus la tête des assemblées.

C Vers une VI République ou une V République rénovée ?


e e

132. Le courant « révisionniste », important dans les débuts du régime et qui


souhaitait un bouleversement profond du système, a disparu jusqu'à ces dernières
années. La gauche, en particulier, très contestataire à l'origine, s'est ralliée aux
institutions et ses dernières réserves sont tombées après l'élection
de F. Mitterrand en 1981, puis au cours de ses deux mandats présidentiels.
L'ardeur réformatrice n'a pas cessé pour cela, au contraire. De manière
récurrente, certains acteurs politiques préconisent l'instauration d'une
VI République. Mais aucun accord ne semble pouvoir se dégager avant
e

longtemps sur ce que pourraient être les grands axes d'une nouvelle Constitution.
La VI République n'est pas pour demain et c'est bien ainsi. En ce sens, le comité
e

Balladur, chargé par le président de la République de faire des propositions


concernant la modernisation des institutions a proposé, en 2007, une réforme en
profondeur visant, notamment, à renforcer les droits du Parlement, sans affaiblir
l'exécutif. Ces propositions ont été largement reprises dans la loi
constitutionnelle. La réforme du 23 juillet 2008 reste dans l'épure des institutions
de la V République. De même, les projets de révision du président Hollande
e

(réforme du Conseil supérieur de la magistrature, de la composition du Conseil


constitutionnel, du statut pénal des ministres et du chef de l'État), ne reviennent
pas sur les « fondamentaux » d'une Constitution qui a fait ses preuves.

Section 3
L'abrogation de la Constitution

133. La décision d'abroger une Constitution est un événement exceptionnel.


On la rencontre parfois, car elle peut avoir une valeur symbolique mais, si le
pouvoir prend la peine de prononcer l'abrogation de la Constitution, celle-ci
généralement n'intervient pas dans les règles, en respectant le principe du
parallélisme des formes, c'est-à-dire en suivant la procédure même prévue pour
l'élaboration d'une Constitution : réunion d'une Assemblée, référendum, etc. En
France seules trois Constitutions ont été abrogées dans les formes (celles de
1852, 1875 et 1946).
En revanche, il arrive que l'application de la Constitution soit « suspendue »
pour la durée d'une grave crise intérieure ou extérieure. Les autorités exercent
alors un pouvoir dictatorial sans tenir compte des dispositions constitutionnelles.
Ainsi en France en 1793, ouvrant la porte à la Terreur, ou au Brésil en 1930. En
principe la crise passée, on devrait revenir à l'application de la Constitution.
C'est rarement le cas.
Le plus souvent ce sera un coup d'État, où le pouvoir est conquis par la tête,
par un homme (Bonaparte en Brumaire an VIII) ou par une Assemblée (le Tiers
État en 1789, l'Assemblée législative en 1791), ou une révolution, où le pouvoir
est renversé par la base, par le peuple (1848 et 1870 en France), qui abrogera en
fait l'ancienne Constitution.
Ajoutons qu'en France les régimes politiques ne survivent pas aux guerres
étrangères perdues (1814, 1815, 1940) ou sur le point de l'être (1870, 1958), et
entraînent la Constitution dans leur chute.
Chapitre 3
Autorité de la Constitution

134. Dans la plupart des États modernes, la Constitution est l'acte qui possède
la plus haute autorité. À ce titre, des procédures sont prévues pour la faire
respecter.

Section 1
La hiérarchie des normes

135. Un système juridique est un ensemble organisé de règles de droit, de


normes, régissant une société donnée. Il comprend des règles relevant du droit
public et d'autres appartenant au droit privé. Toutes ces règles ne sont pas sur le
même plan, toutes n'ont pas la même valeur. Des subordinations apparaissent
nécessairement en ce sens que des liens s'établissent entre elles, où des règles
commandent à d'autres, leur sont supérieures, ne peuvent être violées par ceux
qui élaborent les normes subordonnées. Exemples : un maire ne pourrait
modifier la durée hebdomadaire du travail sur le territoire de sa commune en
contravention avec la réglementation nationale ; en rédigeant son testament, un
père de famille ne peut déshériter entièrement sa femme et ses enfants en
écartant la loi sur les successions, etc.
On dit que les règles de droit, les normes, sont hiérarchisées. On peut ainsi
établir un classement des normes selon leur degré d'autorité, distinguant des
normes supérieures qui commanderont, s'imposeront à celles qui leur sont
inférieures, ou subordonnées, dans la hiérarchie. Chaque norme doit être
conforme ou compatible, avec toutes celles qui lui sont supérieures.
Comment se présente ce classement ?
§ 1. La théorie de la hiérarchie pyramidale des normes

136. Les normes supérieures étant moins nombreuses que les normes
subordonnées, la hiérarchie des normes peut être représentée par l'image d'une
« pyramide », à laquelle le juriste autrichien H. Kelsen a attaché son nom :
« l'ordre juridique n'est pas un système de normes juridiques placées au même
rang, mais un édifice à plusieurs étages superposés, une pyramide, ou une
hiérarchie, formée d'un certain nombre d'étages ou couches de normes
successives. »
Dans le système de la hiérarchie pyramidale des normes, on trouve au
sommet de la hiérarchie la « norme-mère » (Grundnorm), celle qui commande
tout le système juridique, à laquelle sont subordonnées directement ou
indirectement toutes les autres. Au-dessous d'elle se situent d'autres normes,
placées sur le même plan, qui à leur tour commandent à d'autres, lesquelles elles-
mêmes s'imposent à celles qui les suivent et ainsi de suite. À chaque degré le
nombre des normes s'accroît et par là s'élargit la base de la pyramide. Au fur et à
mesure que l'on descend dans la hiérarchie, le pouvoir discrétionnaire, c'est-à-
dire la liberté de celui qui élabore les normes, diminue. On constate aussi que
plus une norme est élevée dans la hiérarchie, plus elle est générale et abstraite.

§ 2. Le problème de la norme suprême

137. L'image de la pyramide laisse de côté une question essentielle : quelle


est la norme supérieure ? Beau thème de réflexion où se sont illustrés depuis des
générations les spécialistes de la philosophie du droit. Existe-t-il un droit
naturel, c'est-à-dire universel, informulé et préexistant à tout texte écrit, tiré de la
volonté divine ou de la nature humaine, qui s'imposerait aux auteurs des
Constitutions et des autres règles de droit ? Le droit n'est-il au contraire qu'une
création de l'État et n'existerait-il de droit que celui créé par l'État ? C'est la
théorie du positivisme juridique (v. supra n 20). En fait, le conflit entre droit
o

naturel et positivisme peut être réduit, à défaut d'être résolu, si l'on considère que
les normes constitutionnelles sont enracinées dans un système de valeurs (par
exemple la dignité humaine ou l'égalité entre les hommes) auxquelles elles
donnent valeur juridique.
Aujourd'hui, la place centrale de la Constitution est contestée au profit de
normes internationales, ou européennes. Il n'en reste pas moins que la place de
ces normes dans la hiérarchie de l'ordre juridique est fixée par la Constitution.
Ainsi, si le juge français fait prévaloir les dispositions de la Convention
européenne des droits de l'homme sur la loi nationale, c'est en application d'une
disposition de la Constitution (art. 55 C). De même, si le Conseil constitutionnel
n'examine pas, en principe, la constitutionnalité des lois qui transposent des
directives communautaires (édictées par les institutions de l'Union européenne)
dans le droit français, c'est en vertu d'une autre disposition de la Constitution
(art. 88-1 C). Cependant l'existence de plusieurs ordres juridiques, par exemple
l'ordre juridique national et l'ordre juridique de l'Union européenne, conduit à ce
que la hiérarchie des normes puisse être différente dans chacun des ordres
juridiques. Ainsi dans l'ordre juridique communautaire, le droit communautaire
prévaut sur l'ensemble des droits nationaux, y compris la Constitution, alors que
dans l'ordre juridique national, est reconnue la primauté de la Constitution sur le
droit communautaire. Les conflits qui pourraient naître de cette situation sont le
plus souvent évités par les juges qui interprètent les différentes normes en cause
de manière à les rendre compatibles. C'est pourquoi l'on a pu considérer que le
réseau se substituait, pour partie, à la pyramide (v. F. Ost et M. Delmas-Marty).
L'une des pistes qui permettrait d'éviter des conflits toujours possibles entre
les normes fondamentales des différents ordres juridiques serait de distinguer
aux niveaux européens (Union européenne et Convention européenne des droits
de l'homme) les principes communs et les principes relevant de l'identité
constitutionnelle des États afin d'opérer une forme de répartition des
compétences entre les ordres juridiques, s'agissant en particulier des droits et
libertés fondamentaux.
Il faut enfin noter que les juges, notamment la Cour européenne des droits de
l'homme, font parfois référence à des normes dépourvues de caractère juridique
(par exemple des résolutions d'organisations gouvernementales ou des avis
d'organisations non gouvernementales) pour interpréter les normes juridiques.

Section 2
La garantie de la suprématie de la Constitution

138. La valeur symbolique et la place de la Constitution dans la hiérarchie


des normes donnent une acuité particulière à la question de sa protection. Sa
suprématie tient aux défenses dont on a voulu l'entourer. Comment protéger la
Constitution des entreprises des ambitieux et des habiles que l'importance des
enjeux ne manque pas de susciter ? Et des erreurs des incompétents ?
Les menaces peuvent venir d'à peu près tous les acteurs du jeu politique et les
atteintes portées à la Constitution sont inégalement franches et graves. Elles
posent la question de l'efficacité de la Constitution.

139. La violation de la Constitution par l'exécutif. – Le pouvoir exécutif :


chef de l'État, Premier ministre, Gouvernement, par mauvaise volonté,
méconnaissance ou fausse interprétation, peut ne pas tenir compte de la
Constitution.
• Le plus souvent, la violation de la Constitution sera bénigne, elle apparaîtra
lors de l'émission d'une règle mineure sans bouleverser l'équilibre institutionnel :
un décret pris en Conseil des ministres n'est pas signé par les ministres
intéressés, un ministre nomme directement un fonctionnaire alors que le Conseil
des ministres devait approuver cette désignation. Dans ces hypothèses, le
système juridique lui-même a généralement prévu des procédures permettant de
vérifier la conformité des décisions courantes de l'exécutif aux normes
supérieures. Les moyens de faire constater l'illégalité sont relativement simples.
Les tribunaux seront saisis, leur rôle est de faire respecter l'ensemble des règles
juridiques, dont la Constitution. En France, pour obliger les administrations à
observer la Constitution (et la loi), on utilise une procédure originale très
efficace : « le recours pour un excès de pouvoir », qui sera étudié en Droit
administratif.
• La violation sera parfois plus grave sans être encore dramatique : par
exemple, le président annonce un référendum avant d'avoir été saisi par le
Premier ministre. Ces comportements bouleversent les équilibres ou les
mécanismes voulus par le constituant sans qu'une sanction juridique soit toujours
organisée pour faire prévaloir le droit.
• Mais les choses peuvent prendre un tour plus inquiétant. La violation de la
Constitution par le pouvoir exécutif se manifestera dans l'empiétement sur les
compétences du Parlement, sa mise en sommeil, le non-respect de la volonté du
corps électoral (Algérie 1992), l'atteinte à l'indépendance de la justice, par le
coup d'État, larvé ou au grand jour : la Constitution est écartée, bafouée. Un
pouvoir personnel se substitue aux institutions organisées par les textes. Que
faire ?
Ici il serait dérisoire de s'en prendre aux actes, de vouloir les annuler, ce sont
les personnes qu'il faut sanctionner. La Constitution elle-même peut prévoir des
sanctions contre les gouvernants qui ne la respectent pas. Ils seront déférés
devant les tribunaux et souvent une juridiction spéciale est prévue à cet effet :
une Haute Cour connaîtra des violations de la Constitution qualifiées de
manquements graves aux devoirs de la fonction et pourra destituer le chef de
l’État.
Cette protection juridique se révélant généralement inadaptée, la sanction
pourra donc être politique : les citoyens, lors des plus prochaines élections,
tireront la leçon du non-respect de la Constitution en refusant leurs suffrages aux
fautifs. Mais ce désaveu populaire suppose que les élections ne soient pas
reportées et soient libres...

140. La violation de la Constitution par le législateur. – Le législateur peut


lui aussi violer la Constitution.
• Les coups d'État sont parfois l'œuvre du Parlement – la France en offre des
exemples (1792, 1799, 1830), la Russie en 1993 – et pour lui il n'existe pas
de Haute Cour. Ici comme s'agissant des violations opérées par l'exécutif, les
citoyens qui défendraient la Constitution par les armes trouveraient une
justification à leur insurrection dans le droit de résistance à l'oppression (v. la
Déclaration des droits de l'homme de 1789).
• Le plus fréquent, c'est que le législateur passe outre à la volonté du
constituant et vote des lois qui ne respectent pas les règles et les procédures
posées par lui. La loi n'est pas conforme à la Constitution.
A priori la situation paraît sans originalité et relever des mêmes voies de droit
– du type recours pour excès de pouvoir – qui permettent d'imposer le respect de
la Constitution à l'exécutif dans son activité normative. La conformité de la loi à
la Constitution sera assurée par un contrôle de la constitutionnalité des lois.
Celui-ci garantira le respect de la volonté du constituant et par là la
suprématie de la Constitution. En son absence, le législateur apparaît comme
supérieur au constituant, ou au mieux son égal, puisque ce que l'un a fait l'autre
peut le défaire, il n'y a plus de prééminence hiérarchique de la Constitution sur la
loi.

§ 1. Théorie du contrôle de la constitutionnalité des lois

141. Bibliographie. – Michel FROMONT, Justice constitutionnelle comparée,


Dalloz, 2013. – Louis FAVOREU, Wanda MASTOR, Les Cours constitutionnelles,
Dalloz, 2011. – Pierre BON, Didier MAUS, Les grandes décisions des cours
constitutionnelles européennes, Dalloz, 2008.

142. Le contrôle des actes du législateur est tout à fait logique. On doit
pouvoir soit faire annuler une loi inconstitutionnelle (on verra plus loin qu'on
parlera alors de contrôle par voie d'action), soit faire écarter l'application de la
loi dans un cas précis (contrôle par voie d'exception).
Sauf aux États-Unis (v. infra n 161), il a fallu attendre les années 1920
o
(Tchécoslovaquie, puis Autriche) pour voir se généraliser progressivement ce
contrôle.
Deux objections résument les réticences à l'égard du contrôle :

143. La première tient à la nature même de la loi. Qu'est-ce qu'une loi, en


effet ? La réponse classique consiste à dire que la loi est l'expression de la
volonté générale (comprendre : du peuple, de l'ensemble des citoyens). La loi est
votée par le Parlement composé de représentants du peuple, ceux-ci expriment sa
volonté. Or le peuple est souverain, parlant par l'intermédiaire de ses
représentants il pourrait tout faire et en particulier ne pas respecter la
Constitution.
Si rigoureuse qu'elle soit, cette argumentation ne tient pas compte du fait que
la Constitution est elle aussi l'expression de la volonté générale. La Nation s'est
donné une Charte durable, de façon solennelle, manifestant par là que ses
représentants devraient la respecter, que leur volonté ne pourrait valablement
s'exprimer que dans les formes et conditions qu'elle prévoit.
De plus, le contrôle apparaît comme absolument nécessaire dans les systèmes
majoritaires, lorsque le Parlement et le Gouvernement sont entre les mains du,
ou des mêmes partis pour la durée de la législature. Il est une protection contre
les abus de majorité.

144. En outre, en France, comme dans de nombreux autres pays, l'argument


de la souveraineté de la loi n'a plus beaucoup de sens à partir du moment où
n'importe quel juge peut écarter l'application d'une loi qu'il estime incompatible
avec une norme internationale, notamment européenne.

A L'absence de contrôle de la constitutionnalité : l'exemple de la France


jusqu'en 1958

145. Devant les objections de principe au contrôle de la constitutionnalité,


certains systèmes juridiques ne prévoient aucune procédure de contrôle.
La meilleure illustration de cette situation a été longtemps fournie par la France.
La tradition française, en effet, a été durablement défavorable au contrôle de
la constitutionnalité. Quand par exception elle en acceptait le principe, sa mise
en œuvre était entourée de tant de conditions que son efficacité était illusoire. À
ceci deux explications :
— la première est le respect singulier attaché à l'œuvre du législateur, le
mythe de la loi, évoqué ci-dessus. Il apparaît comme intolérable que les
décisions du Parlement, exprimant la volonté de la Nation, puissent être
contrôlées par un organe qui lui soit extérieur ;
— la seconde est la faiblesse du pouvoir juridictionnel, liée à notre
conception de la séparation des pouvoirs. Assez logiquement, la plupart des
systèmes juridiques confient à un juge le pouvoir de contrôler les lois. En
France, cette solution avait moins de chances d'être acceptée qu'ailleurs car la
considération dont bénéficie le législateur y contraste avec l'abaissement où est
tenu le juge. Les révolutionnaires de 1789 manifestèrent une profonde méfiance
à l'égard du pouvoir judiciaire. Le comportement des Parlements d'Ancien
Régime – qui étaient des tribunaux – avait laissé de mauvais souvenirs. Par leur
esprit de caste, l'attachement à leurs privilèges et intérêts, ils s'étaient en partie
discrédités. En même temps ils avaient souvent entravé la mise en œuvre des
décisions du pouvoir royal ; jamais peut-être la justice n'a été en France aussi
indépendante du pouvoir qu'à la fin de l'Ancien Régime. Mais ces empiétements
créaient des précédents menaçants pour les nouvelles institutions. Aussi fit-on
tout pour réduire le prestige de la justice et l'idée d'accorder aux juges le contrôle
du législateur était inconcevable. Et cette prévention devait durer jusqu'au milieu
du XX siècle. Avant 1958, les expériences de contrôle de la constitutionnalité
e

furent limitées et dérisoires, elles contribuèrent même à renforcer les réserves


qu'inspirait le principe.

146. Dès avant, puis sous la Révolution, le problème du contrôle de la loi fut
aperçu par Sieyès – qui dénonçait l'idée d'une constitution « abandonnée à elle-
même » dès sa naissance – et quelques autres. Sieyès proposa, lors de
l'élaboration de la Constitution de l'an III, la création d'un organe politique « la
jurie constitutionnaire » à laquelle la Nation confierait la tâche d'annuler les
actes contraires à la Constitution. Suggestion repoussée avec indignation : ce
serait un « pouvoir monstrueux » (Thibaudeau), le Parlement voulait-il se donner
un maître ?
Une fausse solution fut ensuite apportée par les Sénats conservateurs des I et er

II Empires. Sieyès fit en effet inscrire dans la Constitution de l'an VIII l'idée que
e

le Sénat serait – entre autres attributions – chargé de « conserver », la


Constitution, c'est-à-dire de la protéger, et la Constitution du 14 janvier 1852
reprit ensuite le même principe.
Ce fut un échec.
Le Sénat était un organe politique qui ne possédait pas l'indépendance
nécessaire à sa tâche. Ses membres étaient nommés par le Gouvernement ou
cooptés sur sa proposition, ils n'allaient pas le censurer.
Surtout, les faiblesses essentielles du système de l'an VIII tenaient en ce que
le Sénat ne pouvait se saisir lui-même d'une atteinte à la Constitution, et les
particuliers ne pouvaient porter plainte devant lui. La procédure ne pouvait être
mise en mouvement que par le Gouvernement et le Tribunal contrôlés par
l'Empereur. Le Sénat de l'an VIII ne fut jamais saisi.
En l'an XII, puis en 1852, on rendit obligatoire l'examen par le Sénat de
toutes les lois, sans grande efficacité. Sous le Second Empire, une seule loi, de
peu de portée, fut annulée.

147. La Constitution de 1875, dans sa brièveté, était muette sur un contrôle


de la constitutionnalité que le régime précédent n'avait pas rehaussé. En 1925, un
vif débat sur la question resta sans suite.
Lors de l'élaboration de la Constitution de 1946, le climat était différent et les
temps favorables aux innovations constitutionnelles. On avait mesuré les
inconvénients, sous la III République et sous le régime de Vichy, de l'absence de
e

contrôle. Aussi la Constitution organisait-elle une procédure de contrôle, mais


celle-ci en réalité n'assurait qu'un pseudo-contrôle de la constitutionnalité. Les
réserves à l'égard de l'intervention des tribunaux subsistaient, le contrôle était
exercé par un organe politique : le Comité Constitutionnel.
L'inefficacité de cette procédure fut à peu près totale. En pratique, il s'agissait
surtout de protéger le Conseil de la République contre l'Assemblée nationale et
la seule fois où le Comité fut saisi, en 1948, le litige portait sur une disposition
du règlement de l'Assemblée nationale qui limitait la liberté de ce Conseil. En
outre, les dispositions du Préambule de la Constitution, où étaient inscrites les
libertés des citoyens, n'entraient pas dans le champ du contrôle.

B Les différentes formes de contrôle de la constitutionnalité

148. Dans les systèmes qui ont décidé d'instituer un véritable contrôle de la
constitutionnalité, son aménagement suppose une série de choix concernant tant
l'organe compétent que la procédure du contrôle.

1 - L'organe compétent

149. Le contrôle de la constitutionnalité des lois a un aspect politique. Les


contrôleurs ne pourront jamais s'abstraire complètement du contexte : statuer sur
la constitutionnalité d'une loi c'est apprécier la régularité d'une décision prise par
la majorité du Parlement, être exposé à constater que celle-ci s'est trompée,
qu'elle a violé la Constitution, constatation qui pourra faire l'objet d'une
exploitation politique contre cette majorité, contre ceux qui ont approuvé la loi.
Conscient de cette situation, le constituant pourra aller au bout de sa logique
et confier le contrôle à un organe politique. Ou, au contraire, il s'efforcera de
dépolitiser autant que possible le conflit, recherchera un organe indépendant et
remettra le contrôle à un juge.
a) Le contrôle par un organe politique

150. L'accent n'est pas mis alors sur l'indépendance des contrôleurs et sur leur
compétence, sur leur aptitude à trancher des litiges aux aspects juridiques subtils.
L'organe de contrôle est conçu de manière à ménager la susceptibilité des auteurs
de la loi. Le Parlement (et à travers lui les partis politiques) sera associé à la
désignation de ses membres et le Gouvernement – à l'origine souvent du texte
contesté – parfois aussi.
La formule donne satisfaction au législateur en le garantissant que son œuvre
ne pourra être défaite que par les contrôleurs choisis par lui et donc peu portés à
adopter une attitude systématiquement critique.
C'est là en même temps la faiblesse essentielle du système. L'organe de
contrôle ne dispose pas d'une indépendance suffisante à l'égard des auteurs de la
loi : tenant ses pouvoirs d'eux, il ne leur est pas véritablement extérieur, il
dépend trop d'eux, il apparaît comme leur obligé ou même leur subordonné.
En outre, il n'est pas sûr que l'organe politique se limitera toujours à statuer
en droit. Il ne vérifiera pas uniquement la conformité de la loi à la Constitution,
il sera tenté de glisser vers l'appréciation de l'opportunité de la mesure
envisagée, de toute façon il s'expose à en être accusé. Le sort de la loi ne sera
plus lié à sa constitutionnalité mais à la conformité de son contenu aux choix
politiques des censeurs.
Ceci explique que cette forme de contrôle n'a jamais pris une grande
extension. En France, l'expérience des Sénats napoléoniens et du Comité
constitutionnel de 1946, illustre bien les limites du système. Pourtant, comme on
va le voir, les frontières avec le contrôle par un organe juridictionnel peuvent
devenir assez floues.
b) Le contrôle par un organe juridictionnel

151. Une autre voie consiste à confier le contrôle à une juridiction, à des
juges qui statueront en droit. Le problème de la constitutionnalité est alors
considéré comme technique – la loi est-elle conforme à la Constitution ?
La solution est demandée à des techniciens du droit. Le législateur sera peut-être
plus réticent devant cette forme de contrôle où il perd toute autorité sur les
censeurs, en revanche elle sera bien acceptée par les citoyens qui voient dans
l'intervention du juge une garantie de compétence, d'impartialité, en un mot de
crédibilité du contrôle.
La juridiction peut être, soit un tribunal quelconque inséré dans la hiérarchie
juridictionnelle ordinaire et statuant sur toutes sortes d'autres affaires (système
américain), soit une institution spécialement créée à cet effet et à laquelle on
confère le statut d'une juridiction, c'est-à-dire essentiellement l'indépendance à
l'égard du pouvoir (système autrichien, 1920).
En effet, si la supériorité du système repose certes sur la compétence
juridique de l'organe de contrôle, elle tient avant tout à son indépendance.
Encore faut-il alors que cette indépendance soit assurée. Les régimes
démocratiques s'y efforcent, mais les conditions dans lesquelles s'exerce le
contrôle de la constitutionnalité risquent de la mettre à l'épreuve. À ce niveau,
tout est politique.

2 - La procédure de contrôle

152. Trois questions principales se posent : qui pourra saisir l'organe de


contrôle ? Quand pourra-t-on le saisir ? Que lui demandera-t-on ?
a) La saisine

153. À qui sera confié le pouvoir de déclencher le contrôle de la


constitutionnalité de la loi, qui pourra « saisir » l'organe compétent ?
La solution la plus démocratique consiste à ouvrir au maximum cette
compétence en la remettant à tout citoyen. Chacun a droit au respect de la
Constitution et doit pouvoir défendre lui-même ce droit. Est-il sûr pourtant que
ce libéralisme soit le plus adéquat ? Toute loi est d'une façon ou l'autre
susceptible de porter atteinte aux intérêts ou aux sentiments de certains citoyens,
aussi l'organe de contrôle risque-t-il d'être assailli de recours contre la loi, qui le
submergeront sans grand profit puisque la quasi-totalité de ses décisions
constateront la conformité de la loi à la Constitution. La facilité des recours
affaiblit l'autorité, la majesté, de la loi et risque en outre de paralyser le système.
Aussi, en règle générale, l'accès au contrôle est-il ouvert à un nombre
restreint de personnes.
En sens inverse, une limitation trop étroite de la saisine risque de
compromettre aussi l'efficacité du contrôle. La confier, soit aux parlementaires,
soit aux présidents des assemblées, ou encore au chef de l'État ou au
Gouvernement, n'est-ce pas prendre le risque de les voir intervenir, non pas pour
la défense de la Constitution, mais en fonction de leur appréciation de
l'opportunité politique (ai-je intérêt à mettre en échec cette loi ?). Ce sont des
hommes politiques dont la vocation n'est pas de défendre la Constitution mais
d'atteindre certains objectifs politiques. Bien sûr on peut donner la saisine
concurremment à plusieurs autorités, mais il arrivera qu'aucune n'ait intérêt à
déclencher le contrôle. Pour éviter la mise en application d'une loi
inconstitutionnelle, il faudra donc trouver une formule permettant à l'opposition,
à la minorité parlementaire, de saisir l'organe de contrôle.
Enfin, on peut imaginer que les tribunaux eux-mêmes, lorsqu'ils s'interrogent
sur la constitutionnalité d'une loi dont l'application commande la solution d'un
litige, puissent saisir l'organe chargé du contrôle pour lui demander de trancher
sur la conformité de la loi à la Constitution. Cette possibilité existe par exemple
en Allemagne, en Espagne et en Italie et depuis le 1 mars 2010 en France ; elle
er

fait échapper la saisine aux considérations politiques et constitue une garantie


efficace pour les citoyens.
b) Le moment de la saisine

154. Quand pourra-t-on faire vérifier la conformité de la loi à la


Constitution ? Il existe deux possibilités : avant ou après que la loi ne soit entrée
en vigueur. On parle de contrôle a priori ou de contrôle a posteriori.
— Le contrôle a priori intervient avant que la loi ne soit promulguée. Il
apparaît alors comme une étape de la procédure législative et l'organe de
contrôle joue un peu le rôle d'une Chambre spécialisée dans une dernière
vérification de la loi sous l'angle de sa conformité à la Constitution. À l'image de
l'ultime contrôle de finition sur une chaîne de montage de véhicules automobiles.
C'est un contrôle en général abstrait, en ce sens qu'il se produit hors de tout
litige précis, de toute application concrète de la loi.
Ce système à l'avantage de rétablir la constitutionnalité au cours même de la
procédure législative, il dissipe les incertitudes et évite que l'ordre juridique ne
soit altéré par la mise en vigueur d'une loi inconstitutionnelle et, peut-être,
bouleversé ensuite par son annulation (résultant d'un contrôle a posteriori).
Dans le contrôle a priori, la saisine est en général étroite. Mais on peut
concevoir que le contrôle soit automatique (cas du Sénat du Second Empire) et
relève d'un organe spécialisé.
— Le contrôle a posteriori intervient alors que la loi est déjà appliquée, il ne
tend pas à empêcher la mise en vigueur d'une loi inconstitutionnelle, mais à
s'opposer à son application dans un cas précis ou, plus largement à la détruire
pour l'avenir. Dans son principe il est plus traumatisant que le contrôle a priori
puisqu'il remet en cause une loi intégrée dans l'ordre juridique. Pourtant, pour
des raisons sur lesquelles on reviendra, il se combine souvent avec une saisine
large.
c) L'objet de la saisine

155. Les auteurs de la saisine peuvent demander l'annulation pure et simple


de la loi (contrôle par voie d'action), soit la question de la constitutionnalité de la
loi est posée à l'occasion de son application dans une affaire déterminée
(contrôle par voie d'exception).

156. Le contrôle par voie d'action. – Ici, l'auteur du recours demande que si
la loi est reconnue non conforme à la Constitution, elle soit privée de tout effet.
C'est-à-dire que, dans le contrôle a priori, elle ne puisse être promulguée et, dans
le contrôle a posteriori, qu'elle soit annulée et considérée comme n'ayant jamais
existé.
Lorsque le contrôle est a posteriori la situation risque d'être inextricable si
l'annulation intervient des années après la mise en vigueur de la loi. Se pose en
effet le problème de l'attitude à adopter à l'égard de toutes ses applications
antérieures. Va-t-on les remettre en cause ? S'agissant par exemple d'une loi
créant un impôt, devra-t-on rembourser toutes les sommes perçues au titre de cet
impôt ? Si la loi réformait le régime de l'adoption, annulera-t-on toutes les
adoptions réalisées sous son empire (on notera que la situation est la même
lorsqu'un décret, par exemple, est annulé à l'issue d'un recours pour excès de
pouvoir) ?
Aussi le contrôle par voie d'action est-il en général enfermé dans des
conditions assez strictes : la saisine sera étroite et les citoyens en seront le plus
souvent exclus ; le contrôle sera confié, non pas au juge ordinaire, mais à un
organe spécial. Par ailleurs, le juge pourra moduler dans le temps les effets d'une
déclaration d'inconstitutionnalité.
En dépit de ces difficultés pratiques, le contrôle par voie d'action a le mérite
d'aboutir à une situation claire, la loi inconstitutionnelle est éliminée de l'ordre
juridique.

157. Le contrôle par voie d'exception. – La question de la constitutionnalité


de la loi n'est pas posée à titre principal – il ne s'agit pas d'un « procès fait à la
loi » –, elle est soulevée indirectement à l'occasion d'un litige portant sur
l'application de la loi au plaignant.
Exemple : des gendarmes demandent à un automobiliste d'ouvrir le coffre de
son véhicule pour vérifier s'il ne transporte pas de la drogue. Une loi a autorisé
les représentants de l'ordre à procéder à ces vérifications. L'automobiliste refuse,
procès-verbal est dressé. Devant le juge, l'automobiliste déclare qu'il ne veut pas
se plier à l'application d'une loi qu'il estime inconstitutionnelle : il soutient
qu'elle porte atteinte à sa liberté et à sa propriété garanties par la Déclaration des
droits. Il soulève l'exception d'inconstitutionnalité. Le juge, lorsque le système
juridique le permet, examinera cette demande ou en renverra l'examen à une
juridiction plus élevée et, s'il est donné raison au requérant, les poursuites seront
abandonnées.

158. Procédure. – Différentes modalités sont concevables : soit que le juge


saisi tranche lui-même la question de constitutionnalité, soit que, suspendant le
cours du procès, il en renvoie la solution à un organe spécial (question
préjudicielle) chargé de trancher ce genre de problèmes.
L'exception se présente comme un moyen de défense offert aux citoyens, la
saisine sera large : toute personne poursuivie devant un juge peut soulever
l'exception si elle estime qu'on veut lui appliquer une loi inconstitutionnelle.

159. Effets. – Soit la décision rendue ne vaut pas erga omnes, c'est-à-dire à
l'égard de tous, comme dans le contrôle par voie d'action. La loi n'est pas
annulée, elle subsiste, son application est simplement écartée dans le litige
considéré (effet relatif de la chose jugée). Les personnes touchées par la suite
saisiront un juge devant lequel elles soulèveront à leur tour une exception
d'inconstitutionnalité pour faire écarter l'application de la loi. Les requérants
pourront d'ailleurs invoquer « le précédent » constitué par le premier jugement,
mais le nouveau juge n'est pas lié par la décision de son collègue. C'est en
général le cas lorsque c'est un juge ordinaire qui se prononce sur la
constitutionnalité. Soit le juge abrogera la loi, c'est-à-dire l'annulera pour
l'avenir. Dans ce cas, l'intervention d'un juge spécialisé, d'une juridiction
constitutionnelle, est en général requise. C'est la procédure retenue, en France,
par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008.
Ainsi l'atteinte à l'autorité de la loi sera moins éclatante.
Les systèmes de contrôle de la constitutionnalité des lois combinent les
solutions techniques exposées : le contrôle peut être confié à la fois aux juges
ordinaires et à un organe spécial ; le contrôle a priori peut céder la place à un
contrôle a posteriori une fois la promulgation intervenue ; enfin, des pays
comme l'Espagne, l'Italie et l'Allemagne, pratiquent à la fois contrôle par voie
d'action et par voie d'exception, on parle alors de systèmes mixtes.

§ 2. Un exemple de contrôle par voie d'exception : le système


américain
160. Bibliographie. – Elisabeth ZOLLER, Les grands arrêts de la Cour suprême
des États-Unis, 2010. – Anne DEYSINE, La Cour suprême des États-Unis, droit
politique, démocratie, Dalloz, 2015.

C'est le plus célèbre des systèmes de contrôle de la constitutionnalité. À la


différence des systèmes mixtes, les États-Unis connaissent uniquement un
contrôle par voie d'exception.

A Origine

161. La Constitution américaine, qui date de 1787, si elle crée une Cour
suprême, n'a prévu aucune procédure de contrôle de la constitutionnalité.
L'apparition du contrôle est due à la façon dont le juge américain conçoit son
rôle.
— Ce juge considère qu'il doit appliquer toutes les lois, lois
constitutionnelles comme lois ordinaires. Si un conflit apparaît entre deux lois
(c'est-à-dire si une ou plusieurs de leurs dispositions apparaissent comme
inconciliables), il est compétent pour le trancher, c'est-à-dire pour écarter s'il le
faut l'une des lois en présence. Si l'une des lois en conflit est la Constitution, elle
doit l'emporter sur la loi ordinaire.
— Cette attitude se justifie par le caractère très rigide de la séparation des
pouvoirs aux États-Unis. Chaque pouvoir est très indépendant des autres. En
particulier, le pouvoir judiciaire n'est pas subordonné au pouvoir législatif, il est
autonome à son égard. En même temps la Constitution s'impose aux trois
pouvoirs. Si le Congrès vote une loi inconstitutionnelle, il ne peut, sans violer la
séparation des pouvoirs, en imposer le respect au juge, celui-ci doit déclarer la
loi irrégulière.
La première application de ces principes en matière de constitutionnalité au
niveau fédéral a été faite en 1803 par la Cour suprême à l'instigation du juge
Marshall dans l'affaire Marbury c/Madison. Il s'agissait d'une nomination de
fonctionnaire à laquelle, au lendemain d'une élection présidentielle, la nouvelle
administration ne voulait pas donner suite. Le principe posé par la Cour est
important : la Cour saisie d'un litige mettant en cause la conformité d'une loi à la
Constitution, doit se prononcer sur la constitutionnalité de cette loi.
Contrairement pourtant à ce qu'on aurait pu penser, le contrôle de la
constitutionnalité n'a pas pris une extension rapide mais s'est affirmé de façon
très prudente. La Cour suprême au début du XIX siècle était une institution
e

relativement neuve, à peine rodée, au prestige incertain et, consciente de ses


faiblesses, finalement peu sûre d'elle. Il a fallu toute l'autorité et la diplomatie du
juge Marshall pour poser le principe sans ouvrir de conflit avec le Congrès. Par
la suite, même si en 1810 elle étendit son contrôle à la constitutionnalité de lois
des États fédérés, jusqu'en 1860, la Cour n'a qu'exceptionnellement mis en œuvre
le principe consacré en 1803, et il fallut même attendre 1857 pour qu'une loi
fédérale soit déclarée inconstitutionnelle.

B Procédure

1 - Le principe

162. L'exception d'inconstitutionnalité peut être soulevée devant n'importe


quel tribunal américain. Les juges ordinaires sont donc compétents pour en
connaître. En outre, puisqu'on est dans un système fédéral, elle peut porter sur la
violation de la Constitution fédérale comme sur celle des Constitutions des États
fédérés.
La saisine est très large puisque tous les plaideurs peuvent opposer
l'exception à l'occasion d'un procès quelconque où la question de la
constitutionnalité d'une loi se pose. Il s'agit d'un contrôle concret (et non dans
l'abstrait auquel cas la loi est contestée en dehors de toute application précise).
On parle aussi de contrôle « diffus ».

2 - L'intervention de la Cour suprême

163. La Cour suprême est la plus haute juridiction américaine. Comme la


Cour de cassation ou le Conseil d'État en France, elle est placée à la tête de
l'édifice juridictionnel et elle connaît de recours exercés contre les décisions des
juridictions inférieures dans tous les domaines (civil, pénal, commercial...).
Le caractère fédéral de l'État confère à la Cour une place symbolique
considérable dans les institutions et renforce l'importance pratique de son rôle,
elle assure la cohérence du système.

164. Composition de la Cour. Elle est composée de neuf membres nommés à


vie par le président des États-Unis avec l'accord du Sénat. La proposition
présidentielle est repoussée environ une fois sur quatre par le Sénat, au terme
d'une procédure qui peut durer des semaines ; G. W. Bush eut ainsi bien des
difficultés à faire confirmer ses choix. En pratique les juges sont des juristes à la
réputation sans tache et la composition de la Cour tend aujourd'hui à refléter les
différentes composantes de la société américaine : ethniques (un noir siège
depuis 1967, une hispanique a été nommée en 2009), quatre femmes ont été
nommées en 1981, 1993, 2009 et 2010.
Le caractère juridictionnel de la Cour est imparfait. Par certains côtés, elle
apparaît plus comme un organe politique que comme un juge, en particulier par
son recrutement. En ce sens, on relèvera que 85 % des juges en moyenne sont
proches du parti du président qui les nomme.

165. Rôle de la Cour. Elle tient une grande place dans le contrôle de
constitutionnalité mais, même s'il s'agit d'une part considérable de son activité,
• elle n'est pas un organe uniquement chargé de statuer sur la
constitutionnalité,
• elle n'a pas de compétence particulière ici, il s'agit pour elle d'une
compétence parmi d'autres,
• elle ne peut se saisir elle-même.
En matière de constitutionnalité, comme dans les autres domaines, la Cour a
pour rôle d'unifier la jurisprudence. Une affaire posant une question de
conformité d'une loi à la Constitution ne peut être portée directement devant
elle. Simplement, elle peut être invitée à trancher définitivement, après que les
juges précédents se soient prononcés. Saisie d'appels contre les décisions des
tribunaux inférieurs, elle imposera son interprétation, harmonisera les solutions.
— En principe la Cour s'estime incompétente pour statuer sur les questions
politiques, elle ne s'immisce pas dans les relations entre les pouvoirs. Mais elle
délimite de plus en plus strictement le domaine des questions politiques. Ainsi,
lorsqu'en 2000 lors de la première élection de G. W. Bush, elle a accepté de se
prononcer sur le comptage des voix effectué par la Cour suprême de Floride,
donnant par là la victoire aux républicains, peut-on soutenir qu'on ne se trouvait
pas alors en présence d'une « question politique » ?
— Particularité importante : « la Cour est maîtresse de son rôle » : c'est-à-
dire qu'elle sélectionne (par un « writ of certiorari »), selon des critères qu'elle
détermine librement, les affaires sur lesquelles elle accepte de se prononcer. Il
faut qu'elles présentent un intérêt substantiel, qu'elles soulèvent des problèmes
majeurs, qu'elles soient dignes d'être jugées par la Cour et qu'il faille faire cesser
un conflit de jurisprudence. Sur 8 000 requêtes environ chaque année, elle n'en
juge que 70 ou 80.
— La Cour prend ses décisions à la majorité. Il est fréquent qu'elles
n'interviennent qu'à une voix de majorité (1 fois sur 3 en 2000). Les juges qui ne
sont pas d'accord sur la décision adoptée peuvent rédiger une opinion
concourante (accord sur le sens de la décision mais non sur sa motivation) ou
dissidente (dissent) qui sera jointe à l'arrêt.
3 - Portée de la décision du juge et évolution de la procédure

166. La décision d'un juge quelconque proclamant l'inconstitutionnalité n'a


pas pour effet d'annuler la loi mais simplement d'en écarter l'application dans le
cas envisagé. Sa décision a l'autorité relative de la chose jugée. Demain une
autre application de la loi pourra être faite et un autre juge pourra la considérer
comme parfaitement constitutionnelle. Ceci est d'autant plus admis qu'on est
dans un système fédéral, où la décision prise par un juge dans un État ne peut
s'imposer à un juge d'un autre État.
Au contraire, lorsque la décision émane de la Cour suprême, alors même que
la loi n'est pas non plus annulée, la décision s'impose aux autres juges (autorité
absolue de la chose jugée), c'est le principe du « précédent ». L'autorité d'une
décision de la Cour suprême est sans commune mesure avec celle d'une
juridiction inférieure. Mais il arrive que la Cour revienne elle-même sur sa
jurisprudence (ainsi, pour la peine de mort).
— La Cour n'a aucun moyen de faire respecter ses décisions. Le président
n'est pas tenu de s'y conformer, en raison de la séparation des pouvoirs et le
Congrès peut tenter de l'intimider (impeachment contre un de ses membres. V.
infra n 527 ; loi modifiant le nombre de juges) ou ignorer ses décisions (aff.
o

Chadha, v. infra n 529). Par ailleurs, la jurisprudence de la Cour peut être mise
o

en échec par une révision de la Constitution, cela s'est produit à quatre reprises.
— Le contrôle de la Cour suprême s'est amélioré, et approfondi, depuis
l'origine. La Cour ne se contente pas d'interpréter les dispositions claires de la
Constitution, elle tient compte de son esprit, le faisant prévaloir sur la volonté du
législateur ; elle renforce par là ses moyens de contrôle. Ainsi par l'intermédiaire
du « due process of law » : une disposition inscrite dans le V amendement à la
e

Constitution (1791) et dans le XIV (1868), dont l'origine remonte au droit


e

anglais et plus précisément à la Grande Charte de 1215, prévoit que nul ne peut
être privé de sa vie, de sa liberté, de ses biens sans « due process of law », en
d'autres termes « sans procédure régulière » (ou conforme aux lois). Qu'est-ce
qu'une procédure régulière ? La notion est extrêmement imprécise et la Cour
suprême en a profité pour analyser très en profondeur toute législation
concernant de près ou de loin la vie, la liberté ou la propriété. Progressivement,
elle ne s'est pas contentée de rechercher si le citoyen disposait bien d'une
procédure régulière, efficace, pour se défendre, mais si la loi elle-même n'était
pas arbitraire, inopportune, si elle était bien conforme à l'esprit du système
constitutionnel américain.

167. La Cour suprême et le gouvernement des juges. – Le contrôle de la


constitutionnalité par les juges est aux États-Unis un phénomène courant, il fait
partie des mœurs. Même au niveau de la Cour suprême, sans être très fréquent, il
n'a rien d'exceptionnel. Mais depuis l'origine la Cour n'a déclaré
inconstitutionnelles que cent lois fédérales environ et un millier de lois d'État.
Pour citer deux exemples : la Cour a admis en juin 1976 que le
VIII amendement, qui interdit « les punitions cruelles et inhabituelles », ne
e

s'opposait pas aux punitions corporelles dans les établissements d'enseignement,


la fessée n'est pas contraire à la Constitution ; en 1997 elle a déclaré
inconstitutionnelle la loi qui soumettait à des sanctions pénales les discours
indécents sur internet.
Le prestige de la Cour suprême est considérable et certains la considèrent
comme le tribunal le plus puissant que l'histoire ait jamais connu. Par cinq voix
contre quatre (puisqu'il y a neuf juges) elle peut mettre en échec l'application
d'une loi votée par les représentants élus de la Nation. Mais il est arrivé, à quatre
reprises, on l'a vu (v. supra n 166), que la Constitution soit modifiée pour
o

s'opposer à une jurisprudence de la Cour.


La Cour a eu tendance un temps (de la fin du XIX à la Seconde Guerre
e

mondiale) à sortir du domaine purement technique. Et son attitude a été souvent


contestable. On comprend dès lors qu'on ait pu l'accuser de « gouvernement des
juges », ou plus exactement de « législation par les juges ». D'ailleurs en 1917 le
juge Holmès disait : « je reconnais sans hésitation que les juges légifèrent et
doivent légiférer ». Quel a été dans les faits le comportement de la Cour ?
— Pendant longtemps la politique de la Cour a été conservatrice.
Ce comportement fut manifeste, en particulier à l'occasion de la politique du
« new deal » menée par F. D. Roosevelt. Au nom d'une conception rigide du
libéralisme, elle s'est efforcée de contrarier la législation destinée à combattre la
crise. À tel point que Roosevelt, excédé par l'obstruction systématique de la Cour
à ses projets, envisagea en 1936 de la réformer. Son idée était de modifier sa
composition en portant le nombre de ses membres de neuf à quinze, ce qui lui
aurait permis d'y constituer par des nominations habiles une majorité acquise à
ses vues. Le projet n'eut pas de suite car deux des juges – providentiellement si
on peut dire – moururent et deux autres démissionnèrent. Roosevelt saisit ces
occasions pour nommer des hommes dont le vote entraîna une évolution de la
jurisprudence.
— À partir de 1953, sous l'influence du « Chief Justice » des États-Unis –
c'est-à-dire son président – E. Warren, une nouvelle phase, constructive et
libérale cette fois, s'ouvrit, en particulier avec la jurisprudence en matière
d'égalité raciale inaugurée par l'arrêt Brown du 17 mai 1954 sur l'intégration des
Noirs.
— Depuis lors, la Cour a eu à sa tête successivement deux présidents
d'orientation conservatrice, W. Burger, puis W. Rehnquist à partir de 1986.
Néanmoins, la continuité l'a emporté sur le changement, et persévérant dans une
voie modérément libérale, la Cour n'a guère remis en cause les acquis importants
de la période précédente. Elle a même admis l'avortement en 1969, interdit les
discriminations à l'égard des homosexuels en 1973 et, en 1974, concouru à la
chute de Nixon par une décision rendue dans l'affaire du Watergate . 1

Il est vrai que l'expérience montre que les juges s'éloignent en général de la
sensibilité politique qui était la leur lors de leur nomination pour prendre des
positions modérées, l'institution change les hommes et permet à la Cour suprême
d'être la conscience, bonne ou mauvaise, des États-Unis.
La Cour est, à nouveau, dominée par les conservateurs qui s'opposent
régulièrement aux libéraux : sur les discriminations en matière d'emploi, les
seconds soutiennent les salariés alors que les premiers sont favorables aux
entrepreneurs-employeurs. Organe indépendant certes, la Cour n'est pas pour
autant impartiale. Quoi qu'il en soit, plus que la Constitution de 1787, c'est la
Cour qui a façonné la démocratie américaine. Actuellement, la Cour suprême est
aux prises avec une polarisation politique. Selon un sondage Gallup de 2015,
48 % des Américains sondés désapprouvent son action.

Section 3
Le système français actuel : le Conseil constitutionnel

168. Bibliographie. – Henry ROUSSILLON, Pierre ESPUGLAS, Le Conseil


constitutionnel, Dalloz, 8 éd., 2014. – « Le Conseil constitutionnel », Pouvoirs
e

n 13, rééd., 1991 et n 105, 2003. – Pierre AVRIL, Jean GICQUEL, Le Conseil
o o

constitutionnel, Montchrestien, 6 éd., 2011. – Michel VERPEAUX, Maryvonne


e

BONNARD (s.d.), Le Conseil constitutionnel, La Documentation française, 2007. –


Bertrand MATHIEU, Jean-Pierre MACHELON, Ferdinand MÉLIN-SOUCRAMANIEN,
Dominique ROUSSEAU, Xavier PHILIPPE, Les grandes délibérations du Conseil
constitutionnel, Dalloz, 2014.

169. La Constitution de 1958 a rompu avec la tradition française attachée à la


souveraineté de la loi et défavorable au contrôle de la constitutionnalité. Elle a
institué un contrôle par voie d'action.
Pourquoi cette rupture ? La prise de conscience des inconvénients de
l'absence de contrôle – et en particulier des facilités abusives ouvertes au
législateur – dans un pays qui se veut un État de droit, fournit une première
raison. Il faut y ajouter une démystification de la loi, dépouillée de son aura
sacrée d'expression de la volonté générale pour être ramenée à « l'opinion d'une
majorité passagère ». En somme, il s'agit de corriger la dérive des régimes
précédents vers la souveraineté parlementaire (v. infra n 536). o

Le système mis en place est relativement efficace, même s'il connaît certaines
limites.

170. Attributions en dehors du contrôle de constitutionnalité. –


Le contrôle de la constitutionnalité n'est que l'un des aspects du rôle du Conseil.
Le constituant lui a confié en effet plusieurs autres attributions importantes. Leur
étude sera faite plus loin, mais pour fixer les idées, il n'est pas inutile de les
énumérer rapidement dès maintenant :
— attributions électorales : le Conseil veille sur la régularité des
référendums des articles 11 et 89 – consulté il rend des avis – et des élections
présidentielles – dont il proclame les résultats – il statue sur les contestations
concernant les élections législatives et sénatoriales ; dans cette hypothèse, il
exerce les fonctions d'un juge ordinaire, récemment le Conseil a renforcé le
caractère juridictionnel de la procédure et notamment la place du contradictoire.
— attributions consultatives : le président de la République le consulte avant
de mettre en vigueur l'article 16 de la Constitution et sur les mesures prises par
lui sur la base de cet article 16 ;
— il constate enfin éventuellement que le président de la République est
empêché de remplir ses fonctions (maladie, captivité, disparition...).
Ces attributions ne font pas cependant du Conseil constitutionnel le gardien
de la Constitution, ce rôle est en effet réservé au président de la République
(art. 5).
Le Conseil n'a qu'une compétence d'attribution, c'est-à-dire que la
Constitution fixe limitativement les domaines où il est compétent, il ne peut en
sortir, même s'il est parfois sollicité en ce sens. Dans une décision du
14 septembre 1961, il a ainsi décliné toute compétence pour donner un avis au
Premier ministre.
L'ensemble des attributions du Conseil se situe au confluent du droit et de la
politique.

§ 1. Les membres du Conseil constitutionnel

171. Par sa composition, le Conseil constitutionnel se rapproche des organes


politiques, mais le statut de ses membres tend à assurer leur indépendance.

A Composition du Conseil

172. Le Conseil est composé de membres nommés et, éventuellement, de


membres à vie.
— Les membres nommés sont au nombre de neuf. Trois sont choisis par le
président de la République, trois par le président de l'Assemblée nationale, trois
par le président du Sénat. Ce recrutement associe l'exécutif en la personne du
chef de l'État et le législatif à travers les présidents des deux Chambres du
Parlement, avec un avantage marqué au profit de ce dernier. La réforme adoptée
en 2008 prévoit que ces nominations soient soumises à la procédure d'avis des
commissions parlementaires sur les propositions des autorités compétentes.
Cette procédure a été utilisée pour la première fois en mars 2010.
— Sont appelés à y siéger aussi des membres à vie et de droit, qui sont les
anciens présidents de la République. Leur présence, qui pouvait être envisagée
favorablement tant qu'il s'agissait de présidents dans le style de la III ou de la
e

IV République, et alors que le Conseil constitutionnel n'était pas considéré


e

comme une véritable juridiction, est contestable s'agissant d'hommes mêlés à


l'action politique, aussi directement responsables des affaires de la Nation que
l'ont été les anciens chefs d'État de la V République. La présence des anciens
e

présidents de la République peut être jugée, aujourd'hui, inadaptée à ce qu'est


devenue la juridiction constitutionnelle. Le comité Balladur (2007), la
Commission Jospin (2012), le président Hollande ont estimé nécessaire de
mettre fin à cette situation mais aucune réforme n'a à ce jour abouti.
Le général de Gaulle n'a jamais pris séance au Conseil, au contraire, parfois,
de V. Auriol et R. Coty. N'ayant plus aucun mandat politique, V. Giscard
d'Estaing a décidé au printemps 2004 de venir siéger et J. Chirac y a siégé depuis
2007. De manière contestable, le premier a décidé de ne pas siéger pour les
questions prioritaires de constitutionnalité et le second ne siège plus depuis sa
condamnation. N. Sarkozy n’y siège plus depuis l’invalidation de ses comptes de
campagne (2013).
— La présidence du Conseil est assurée par l'un des membres, désigné par le
président de la République (pas nécessairement parmi ceux qu'il a nommés). En
cas de partage des voix, son point de vue l'emporte. Ce président est
actuellement L. Fabius.
— La composition du Conseil constitutionnel a toujours été marquée par un
équilibre (inégal) entre les membres issus de la vie politique et les juristes
professionnels. Le Conseil constitutionnel, dans sa composition actuelle,
comprend un certain nombre de juristes (notamment un premier président de
cour d'appel, un professeur de droit, un ancien secrétaire général de l’Assemblée
nationale, un ancien président de la Commission des lois du Sénat, un conseiller
d’État, un ancien procureur près la Cour des comptes). Le renforcement des
compétences du Conseil constitutionnel et la juridictionnalisation de son
fonctionnement appellent une réflexion sur sa composition. La présence des
anciens présidents de la République peut être jugée, aujourd'hui, inadaptée à ce
qu'est devenue la juridiction constitutionnelle.

B Statut des membres

173. Les membres nommés du Conseil constitutionnel le sont pour neuf ans.
Pour garantir la continuité de l'institution, et de sa jurisprudence, ils sont
renouvelés par tiers. Tous les trois ans, les trois autorités qui disposent du
pouvoir de nomination désignent chacune une nouvelle personnalité.
Aucune condition de recrutement n'a été imposée. Tout au plus peut-on
estimer que les membres doivent être citoyens français et jouir de leurs droits
civiques, mais aucune compétence ou expérience juridique n'est requise. Dans la
pratique on constate cependant que la plupart ont, au moins, reçu, dans le passé,
une formation juridique. Les membres du Conseil constitutionnel ne peuvent être
révoqués, mais ils ne peuvent pas non plus être renouvelés dans leurs fonctions,
ils ne peuvent accomplir qu'un seul mandat. La rigueur de cette dernière règle a
été atténuée en faveur de celui qui a succédé à un membre du Conseil
démissionnaire, ou décédé, dans les trois dernières années de son mandat. Un
renouvellement pour neuf ans est alors possible, ce qui porte à douze ans, dans
ce cas, la durée maximum des fonctions. Cinq membres du Conseil ont bénéficié
jusqu'à présent de cette possibilité.
Pourquoi se prive-t-on ainsi de l'expérience acquise par ces personnalités au
long des neuf années de leur mandat ? On a voulu renforcer par là
l'indépendance du Conseil. On a pensé que la perspective d'une nouvelle
désignation risquerait d'inciter parfois un membre du Conseil à éviter les
occasions de déplaire – c'est un euphémisme – à celui qui peut le nommer à
nouveau. D'ailleurs, dans ce genre d'institutions, ou bien on procède à des
désignations à vie (Cour suprême américaine) ou on interdit le renouvellement
des fonctions.
— La préoccupation d'assurer l'indépendance des membres du Conseil se
traduit aussi par une série d'interdictions de cumul : avec des fonctions
gouvernementales ou un siège au Conseil économique, et avec tout mandat
électif et donc parlementaire (LO 19 I 1995). Ils sont en outre soumis aux
incompatibilités professionnelles des parlementaires (v. infra n 869) et ne
o

peuvent occuper des postes de responsabilité dans un parti politique.


— Il pèse d'autre part sur les membres du Conseil constitutionnel une
obligation de réserve : ils ne peuvent prendre de positions publiques sur des
questions relevant de la compétence du Conseil. Cette règle est interprétée de
plus en plus largement, en particulier par V. Giscard d'Estaing, membre de droit,
à l'occasion de la campagne présidentielle de 2007, et c'est regrettable. Les
membres du Conseil devraient être très attentifs à éviter tout ce qui pourrait être
relevé comme mettant en cause leur objectivité.
Enfin, à leur entrée en fonctions, ils prêtent serment d'impartialité et de
respecter le secret des délibérations. Cette dernière obligation aussi est parfois
quelque peu transgressée. Les anciens présidents de la République sont
dispensés du serment.
Ce secret ne vaut que pour les 25 dernières années (loi organique du 15 juillet
2008). En effet, le Conseil constitutionnel a décidé d'ouvrir ses archives et en a
confié en 2008 le dépouillement à l'Association française de droit
constitutionnel.
— Il y a des lacunes dans le statut des membres du Conseil. Conçu à un
moment où personne n'imaginait la place que le Conseil allait occuper dans nos
institutions, son statut se révèle aujourd'hui partiellement inadapté. Est-il normal
qu'on puisse être à la fois membre du Conseil et plaider, consulter ou participer à
des arbitrages ? De même, en 2005, S. Veil demanda – et obtint, de façon tout
aussi contestable – à être mise en congé pour prendre part à la campagne du
référendum sur la Constitution européenne.

§ 2. Les formes du contrôle

174. Comment est saisi le Conseil constitutionnel ? Comment procède-t-il


pour instruire et juger le litige ?
Le contrôle ne porte pas sur toutes les lois et la possibilité de le déclencher
est assez étroitement limitée.

A Le contrôle a priori sur saisine politique

1 - Les saisines interdites

175. Instituer en France un contrôle de la constitutionnalité était une


innovation considérable, aussi a-t-on restreint le nombre de ceux qui peuvent le
déclencher.
— Les particuliers ne peuvent saisir le Conseil, c'est une règle assez générale
dans les systèmes de contrôle par voie d'action. Cependant les citoyens peuvent
demander, à l'occasion d'un litige, à tout juge de saisir le Conseil constitutionnel.
— Le Conseil ne peut se saisir lui-même. La possibilité d'auto-saisine aurait
donné au Conseil une autorité considérable, il veillerait lui-même au respect de
la Constitution sans être obligé d'attendre pour agir qu'on veuille bien l'en prier.
Un projet déposé en ce sens en 1974 par le Gouvernement a échoué devant
l'opposition du Parlement. On verra que le Conseil a partiellement tourné la
prohibition de l'auto-saisine (v. infra n 203).
o

2 - Le contrôle impossible

176. Lorsque le peuple adopte une loi par référendum, selon la procédure
prévue par l'article 11 de la Constitution, le Conseil n'est pas compétent pour se
prononcer sur sa constitutionnalité, il ne peut contrôler que les lois adoptées par
le Parlement.
Cette limite ne figure pas dans la Constitution mais résulte de l'interprétation
que le Conseil en a donné par sa décision du 6 novembre 1962. Il avait alors été
saisi par le président du Sénat d'un recours contre la loi, votée par le peuple, qui
modifiait le régime de l'élection du président de la République. Le Conseil a
estimé qu'il ne pouvait contrôler une loi correspondant, du fait de sa procédure
d'adoption, « à l'expression directe de la souveraineté nationale ». Il admet par
là que lorsque le peuple exprime directement sa volonté, il est affranchi de tout
contrôle et n'est donc pas assujetti au respect de la Constitution.
Cette solution, confirmée en 1992 (Maastricht III), nous paraît politiquement
fort sage : le Conseil peut-il désavouer le peuple souverain ? En même temps
elle peut permettre de tourner la censure du Conseil en soumettant au
référendum une loi dont on sait qu'elle n'est pas conforme à la Constitution.
Ainsi pour la loi sur la Nouvelle-Calédonie, soumise au référendum en 1988,
dont une disposition au moins n'aurait probablement pas franchi l'obstacle du
contrôle par le Conseil.
De même le Conseil a estimé qu'il n'était pas compétent pour se prononcer
sur une loi de révision constitutionnelle adoptée par le Congrès (26 mars 2003).
La Constitution l'autorise, en effet, à connaître seulement des lois organiques et
des lois ordinaires (art. 61).
Au total, le Conseil ne peut se prononcer sur une loi de révision
constitutionnelle, qu'elle soit approuvée par référendum ou par le Congrès. Cette
jurisprudence doit être approuvée. En effet, le constituant peut toujours mettre
fin à une jurisprudence du Conseil constitutionnel en modifiant la Constitution
fin à une jurisprudence du Conseil constitutionnel en modifiant la Constitution
(il l'a fait en 1993 à propos du droit d'asile). Il serait, en effet, contraire au
principe démocratique que le juge puisse avoir le dernier mot. Telle est pourtant
la situation en Allemagne et en Italie, alors que le juge se reconnaît la faculté de
contrôler les lois de révision constitutionnelle au regard de certaines dispositions
de la Constitution considérées comme immuables.

3 - Le contrôle obligatoire (art. 61, al. 1)

177. La Constitution prévoit que certains textes verront leur constitutionnalité


obligatoirement contrôlée par le Conseil avant leur mise en vigueur. Il s'agit :
— des lois organiques, ce qui est normal puisque par définition elles portent
sur des matières constitutionnelles (v. supra n 83) ;
o

— du règlement de l'Assemblée nationale et de celui du Sénat. Ce contrôle


est logique dans la mesure où le règlement intérieur aménage l'organisation et le
fonctionnement du Parlement et ne doit pas aller à l'encontre des dispositions
constitutionnelles. Le risque n'est pas théorique puisque le Conseil a déclaré dès
1959, et à plusieurs reprises depuis, inconstitutionnelles certaines dispositions du
règlement de chacune des assemblées. Celles-ci durent s'incliner (v. supra n 84). o

S’agissant des propositions de loi référendaire d'initiative parlementaire et


populaire (v. infra n° 277), le Conseil constitutionnel vérifie, dans le délai d’un
mois, les conditions de présentation, de délai et de conformité à la Constitution
de la proposition. Il vérifie également la régularité des opérations de
recensement des votes si la proposition est soumise au peuple.

4 - Le contrôle facultatif (ou provoqué) des articles 61, alinéa 2 et 5 2

b) Principe

178. C'est le plus courant. Certains textes peuvent être déférés au Conseil.
β) Les lois ordinaires (art. 61, al. 2)

179. Le Conseil peut être appelé à vérifier la constitutionnalité de n'importe


quelle loi. On parle de « contrôle de conformité ». L'initiative du contrôle (la
saisine) avait été attribuée en 1958 :
— au président de la République. Celui-ci ne s'en est servi qu’une fois, en
2015, concernant la loi sur le renseignement. De manière générale, il n'a rien à
gagner à saisir le Conseil qui risque de le désavouer. En désaccord avec une loi,
il incitera selon la conjoncture, le Premier ministre à le faire (hors cohabitation),
ou soixante parlementaires de l'opposition (si cohabitation) ;
— au Premier ministre (dix utilisations) ;
— au président de l’Assemblée nationale (quatre fois) ;
— au président du Sénat (cinq fois).
Le constituant n'avait pas été très généreux en limitant ainsi la saisine. Peut-
être n'avait-il pas envisagé que ces quatre autorités puissent avoir un intérêt
commun à fermer les yeux sur des atteintes à la Constitution. Il n'y eut que neuf
recours sur la base de l'article 61, alinéa 2 jusqu'en 1973.
Aussi la réforme constitutionnelle du 29 octobre 1974 a-t-elle élargi
considérablement la saisine en autorisant :
— 60 députés ou 60 sénateurs à saisir le Conseil.
Ainsi était réalisée la plus importante modification de la Constitution depuis
la révision de 1962. Son effet le plus direct est d'ouvrir le contrôle de la
constitutionnalité à l'opposition. Celle-ci est placée sur un pied d'égalité avec la
majorité qui par l'intermédiaire du Premier ministre au moins avait toujours eu la
possibilité de déclencher le contrôle.
La droite comme la gauche en ont largement profité lorsque la cohabitation
les maintenait dans l'opposition. Dans les faits d'ailleurs, les formations de
l'opposition monopolisent presque la possibilité ouverte par la réforme de 1974.
L'opposition trouve aisément 60 signatures pour demander au Conseil de
constater la violation de la Constitution. Mais la minorité de la majorité s'en est
servie aussi (quatre fois) pour tenter de remettre en cause des dispositions
législatives qu'elle avait refusé d'approuver ; ainsi pour la loi sur l'IVG (1974) et
celles sur la bioéthique (1994).
γ) Les traités internationaux (art. 54)

180. Ils peuvent aussi être déférés au Conseil, pour vérifier qu'ils ne sont pas
contraires à la Constitution, par le président de la République (neuf fois depuis
1958), le Premier ministre ou le président de l'une des assemblées, ainsi que,
depuis la révision constitutionnelle de 1992, par 60 députés ou 60 sénateurs ; on
parle alors de « contrôle de compatibilité ».
a) Déroulement de la procédure

181. Le Conseil doit être saisi avant la promulgation de la loi ou la


ratification du traité. On a donc intérêt à faire vite, car le président de la
République pourrait promulguer sans délai, empêchant tout contrôle postérieur ;
mais depuis 1958 il n'a jamais usé de cette possibilité. Dans la pratique, un usage
s'est établi suivant lequel la promulgation est suspendue si des parlementaires
informent le secrétariat général du Conseil constitutionnel de leur intention de
soumettre la loi au contrôle. Depuis l'origine un seul recours a été rejeté comme
tardif (en 1997).
Le Conseil dispose d'un délai d'un mois pour statuer sur une loi (pas de délai
pour les traités). Il n'est pas souhaitable en effet, le recours étant suspensif (c'est-
à-dire que la loi ne peut être promulguée tant qu'il n'a pas statué), que l'entrée en
vigueur de la loi soit retardée longuement.
En cas d'urgence, invoquée par le Gouvernement et appréciée par le Conseil,
celui-ci doit se prononcer dans les huit jours ; le Gouvernement n'abuse pas de
cette possibilité d'abréger le délai : trois fois depuis 1959.
Ces délais très brefs posent des problèmes au Conseil qui peut se trouver
encombré par de nombreux recours qu'il a du mal à instruire. C'est le cas en
particulier à la veille des vacances parlementaires où beaucoup de textes sont
votés en quelques jours, suscitant une vague de recours. La question se pose
d'ailleurs de savoir ce qui se passerait si le Conseil ne statuait pas dans le délai ?
Le délai de promulgation de quinze jours prévu par la Constitution
recommencerait-il à courir ? Le président de la République pourrait-il
promulguer la loi sans attendre ?
La procédure est écrite – sans intervention d'avocat et les requêtes peuvent ne
pas être motivées – et secrète, le public n'est pas admis aux audiences. Elle n'est
pas non plus contradictoire (adversaires et auteurs du texte ne s'affrontent pas).
Mais le Conseil s'efforce d'atténuer la portée des principes du secret et du non-
contradictoire (v. infra n 188).
o

b) Portée de la décision du Conseil

182. Après une décision constatant la conformité de la loi à la Constitution, la


loi est promulguée. Mais que se passe-t-il après que le Conseil a déclaré une
disposition inconstitutionnelle ?
β) Le sort de l'acte inconstitutionnel

183. S'agissant d'un traité : si le Conseil estime que le traité – ou certaines de


ses dispositions – est inconstitutionnel, le Parlement ne peut autoriser sa
ratification, ce qui veut dire qu'il ne pourra être mis en vigueur sur le territoire
français. À moins, bien sûr, que la Constitution ne soit modifiée préalablement
(situation rencontrée à propos de la ratification des traités de Maastricht,
d'Amsterdam et de celui créant la Cour pénale internationale), ou le traité
renégocié.
S'agissant d'une loi : Le Conseil n'annule pas la loi (non encore promulguée,
elle n'a d'ailleurs pas encore d'existence juridique), il déclare qu'elle n'est pas
conforme à la Constitution. En conséquence, la disposition inconstitutionnelle ne
pourra être promulguée (ou appliquée s'il s'agit de dispositions du règlement
d'une des assemblées).
Si un article ou une partie seulement de la loi a été déclaré non conforme à la
Constitution, l'interdiction de promulguer pourra dépasser la disposition déclarée
inconstitutionnelle et s'étendre à d'autres articles que ceux contestés, voire même
à l'ensemble de la loi. Il en est ainsi lorsque le Conseil précise expressément que
la disposition inconstitutionnelle est inséparable d'une partie, ou de la totalité, de
la loi. Il est logique en effet que, si le texte repose sur la disposition
inconstitutionnelle, si celle-ci commande une partie, ou la totalité de la loi, les
autres articles, tout en étant conformes à la Constitution, soient considérés
comme privés de leur point d'appui et qu'il n'y ait pas lieu de les promulguer.
Le Conseil n'use d'ailleurs que rarement de cette possibilité, une hypothèse
célèbre concerne la loi sur les nationalisations en 1982 (décis. du 16 janvier
1982).
Lorsque la disposition déclarée inconstitutionnelle n'est pas considérée
comme inséparable du reste de la loi, un choix s'ouvre :
• le président promulgue la loi à l'exception du passage non conforme ;
• le texte de la loi est modifié pour tenir compte des observations du Conseil
et il est soumis à nouveau au Parlement sous forme de projet ou de proposition
de loi. Une fois adopté par les deux Chambres, il pourra être déféré encore une
fois au Conseil, invité à examiner s'il n'est toujours pas conforme à la
Constitution. C'est ce qu'on appelle improprement le contrôle « à double
détente » . Ce fut le cas pour la loi de 1982 sur les nationalisations (décis. du
3

11 février 1982) ;
• le président de la République peut demander aux assemblées une « nouvelle
délibération » de la loi ou des articles contestés (art. 10 de la Constitution), ou
une « nouvelle lecture » (art. 23 de l'ordonnance du 7 novembre 1958). Il laisse
aux parlementaires (ou au Gouvernement) l'initiative de se conformer par voie
d'amendement à la décision du Conseil et évite, s'il s'agit d'un projet, d'avoir à
repasser devant le Conseil d'État et le Conseil des ministres (v. infra n 912).
o

Le nouveau texte pourra être soumis à son tour au Conseil comme dans
l'hypothèse précédente.
β) Autorité des décisions du Conseil

184. À qui s'imposent les décisions du Conseil ? Toutes les dispositions de sa


décision ont-elles la même autorité ?
— Tout d'abord, il faut noter que les décisions du Conseil ne sont pas
susceptibles de recours (sauf l'hypothèse d'une erreur matérielle), on ne peut lui
demander de réexaminer sa décision, ou former un appel devant une autre
institution, elles sont définitives.
— Les décisions s'imposent au président, au Parlement, comme au
Gouvernement et aux administrations. Une loi inconstitutionnelle ne peut être
promulguée et appliquée.
— Les décisions s'imposent aussi aux juges, en particulier au Conseil d'État
et à la Cour de cassation. Ceux-ci, à l'origine, ont manifesté quelques réticences
pour se plier à la jurisprudence du Conseil, surtout le Conseil d'État. Aujourd'hui
ces résistances sont tombées et les deux cours suprêmes n'hésitent pas à se
référer aux décisions du Conseil.
— Il reste à se demander à quoi s'attache l'autorité des décisions du Conseil ?
Celles-ci sont composées d'un dispositif – ce que le Conseil décide : la loi est
constitutionnelle ou non – et des motifs – l'exposé des raisons qui fondent la
décision.
Le dispositif a une valeur obligatoire, la décision sur le caractère conforme
ou non de la loi à la Constitution s'impose à tous, mais sa portée se limite à la loi
examinée et non aux lois voisines ou parentes.
Pour les motifs la situation est différente :
• l'autorité de la décision s'attache seulement « aux motifs qui (...) sont le
soutien nécessaire et (...) constituent le fondement même » de la décision ;
• Mais l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel est appréciée à
l'aune de l'autorité des décisions des juges judiciaires ou administratifs. En
réalité, l'autorité des décisions du Conseil constitutionnel est spécifique. Elle est
fondée sur l'article 62 de la Constitution. L'on pourrait légitimement considérer
qu'elle s'étend à l'interprétation de la règle constitutionnelle (autorité de chose
interprétée). Une telle reconnaissance contribuerait à la sécurité juridique en
évitant le risque d'interprétation divergente entre les trois ordres de juridiction
(constitutionnel, administratif et judiciaire). Malgré quelques réticences la
question prioritaire de constitutionnalité (cf. infra n 188) conduit les juridictions
o

judiciaires et administratives à reconnaître, de fait, l'autorité de chose interprétée


des décisions du Conseil constitutionnel.
γ) Le Conseil n'est pas souverain

185. Lorsque le Conseil a déclaré un traité, une loi ou certaines de ses


dispositions, non conformes à la Constitution, la question est-elle définitivement
réglée ? En d'autres termes, si le Gouvernement tient à la réforme doit-il y
renoncer pour toujours, le Conseil a-t-il le dernier mot ?
La réponse est non. Le Gouvernement a toujours la possibilité d'entreprendre
une révision de la Constitution pour faire disparaître l'obstacle et reprendre
ensuite la procédure. Cela s'est produit à plusieurs reprises, en particulier pour
permettre la ratification des traités de Maastricht et d'Amsterdam. Le Conseil
n'est pas alors mis en échec, ou désapprouvé. Par sa décision, le Conseil
indiquait seulement au Gouvernement que la loi n'était pas conforme à la
Constitution et implicitement que s'il souhaitait réaliser la réforme, il lui faudrait
réviser la Constitution. Certains (L. Favoreu) ont pu écrire que le Conseil jouait
un rôle d'« aiguilleur » : il orientait le législateur vers une révision
constitutionnelle. Le Conseil n'est pas souverain, il s'incline devant la volonté du
constituant (v. supra n 176).
o

B Les contrôles des articles 41 et 37, alinéa 2

186. Deux autres procédures font intervenir le Conseil pour obtenir le respect
de la Constitution par le législateur. Elles sont liées à la distinction des domaines
législatif et réglementaire (v. infra n 899) :
o

— celle de l'article 41 qui permet au Gouvernement ou aux présidents des


assemblées de faire écarter au cours du débat parlementaire une proposition ou
un amendement qui n'entre pas dans le domaine de la loi. L'article 41 offre la
possibilité d'intervenir au cours de la procédure d'élaboration de la loi, sans
attendre son vote, pour empêcher une violation des dispositions de la
Constitution concernant le domaine de la loi (et seulement d'elles). Cette
procédure permet en quelque sorte de « tuer dans l'œuf » l'inconstitutionnalité.
C'est un moyen de défense du domaine réglementaire. Le Gouvernement (ou les
présidents des assemblées) oppose une irrecevabilité et, en cas de désaccord, la
question est portée devant le Conseil constitutionnel (v. infra n 906) ;o

— celle de l'article 37, alinéa 2, permettant au Gouvernement d'obtenir du


Conseil l'autorisation de modifier par décret une loi intervenue depuis 1958 dans
un domaine qui ne relève pas du législateur. Ici le Conseil constitutionnel répare
a posteriori l'irrégularité qu'a constituée le vote du Parlement dans un domaine
où la Constitution ne lui reconnaît pas le pouvoir d'intervenir (v. infra n 906).
o

C'est son rôle initial, le constituant l'a créé dans cette intention. Aussi, dans un
premier temps, le Conseil est-il apparu comme un organe régulateur de l'activité
des pouvoirs publics à travers la combinaison des articles 61, 41 et 37, alinéa 2.
La Constitution a en effet défini des domaines d'action séparés pour le
Gouvernement et le Parlement, et le Conseil devait empêcher les empiétements
du législatif sur l'exécutif en déclarant inconstitutionnelles les propositions de loi
déposées par les parlementaires dans des domaines relevant du Gouvernement.
De même, il pouvait autoriser le Gouvernement à modifier par décret une loi
votée par le Parlement dans un domaine qui n'était pas le sien. Le Conseil prenait
figure ainsi de gardien des prérogatives de l'exécutif contre le Parlement, il serait
« un canon braqué contre le Parlement ».
Cette image doit être singulièrement nuancée, car on a assisté dès 1960 à une
extension constante du domaine législatif avec la complicité du Gouvernement
et sous l'œil bienveillant du Conseil. Jusqu'en 1974, en effet, la décision de saisir
le Conseil supposait, en fait (v. supra n 194), l'accord du Gouvernement et
o

celui-ci n'a pas toujours montré beaucoup de zèle à défendre son domaine
réservé. Cette attitude s'explique en premier lieu par des raisons techniques : on
risque de désarticuler une loi, de la rendre incohérente, en en retirant les
dispositions de nature réglementaire. Elle se justifie ensuite politiquement : elle
permet d'ouvrir au Parlement un débat public sur un problème délicat pour ne
pas être accusé de l'avoir réglé sans concertation dans le secret des bureaux.
La réforme de 1974 n'y a rien changé et, bien plus, précision capitale, dans
une décision du 30 juillet 1982 (blocage des prix et des revenus), le Conseil a
décidé que si le Gouvernement n'avait pas lui-même engagé la procédure de
l'article 41 contre une proposition de loi, ou un amendement, empiétant sur son
domaine, les parlementaires ne pouvaient, après le vote, demander au Conseil de
déclarer la loi non conforme à la Constitution. Il appartient au Gouvernement
seul de défendre son domaine. Il n'y est pas obligé, mais s'il le fait, ce doit être
en cours de débat (art. 41) ; une fois la loi votée, il est trop tard, l'article 61 n'est
pas destiné à lui permettre – ou aux parlementaires – de défendre a posteriori la
répartition des compétences. En revanche, le Conseil estime que le législateur
ne peut renoncer au profit du pouvoir réglementaire à des matières qui lui sont
attribuées par la Constitution (v. par ex. 16 janvier 1982, sur les
nationalisations). Aujourd'hui il est parfois considéré que cette évolution va trop
loin. D'une part, le Conseil a considéré qu'à l'occasion de l'examen de la
constitutionnalité d'une loi selon la procédure de l'article 61, il pouvait déclasser
une disposition réglementaire en lui reconnaissant ce caractère. D'autre part, la
révision constitutionnelle de 2008 permet qu'au cours de la procédure non
seulement le Gouvernement mais aussi le président de l’Assemblée saisie
puissent soulever le caractère réglementaire d'une disposition discutée devant le
Parlement, dans le cadre de la procédure de l'article 41 C. C'est une inflexion
sensible en faveur du caractère objectif de la distinction entre le domaine de la
loi et celui du règlement.
Aujourd'hui, le Conseil constitutionnel apparaît de plus en plus comme le
défenseur du Parlement contre un Gouvernement tenté d'abuser des moyens,
procéduraux en particulier, dont il dispose : pouvoir d'amendement par exemple
(décis. du 23 janvier 1987, amendement Seguin).
Comme on le voit, le contrôle du Conseil sur une loi peut se situer dans le
temps à trois moments différents :
— lors de la discussion devant le Parlement : article 41 ;
— après le vote de la loi, mais avant sa promulgation : article 61, alinéa 2 ;
— après la promulgation de la loi : article 37, alinéa 2.
Mais la procédure et la portée de sa décision ne sont pas les mêmes dans
chaque cas.

C Le contrôle a posteriori : la question prioritaire de constitutionnalité


(QPC)

187. Bibliographie. – « La question prioritaire de constitutionnalité », Pouvoirs,


n 137, 2011. – Christine MAUGÜE et Jacques-Henri STAHL, La question
o

prioritaire de constitutionnalité, Dalloz, 2011. – Bertrand MATHIEU,


« Chroniques trimestrielles à la Semaine juridique », éd. G. ; La question
prioritaire de constitutionnalité, la jurisprudence, LexisNexis, 2013. –
Bertrand MATHIEU et Dominique ROUSSEAU, Les grandes décisions de la question
prioritaire de constitutionnalité, LGDJ, 2013.

188. L'instauration d'un contrôle a posteriori de la constitutionnalité des lois


se justifie notamment pour deux raisons. La première tient au fait qu'il est
anormal que le citoyen puisse invoquer devant un juge les droits que lui
reconnaît n'importe quelle convention internationale, mais non ceux inscrits dans
la Constitution. Par ailleurs, il existe des principes propres à l'ordre juridique
national (laïcité, une certaine conception du principe d'égalité...) qui ne
bénéficient pas d'une protection conventionnelle. Le Conseil constitutionnel
n'étant pas saisi de certaines lois (lois mémorielles, comme celles relatives à
l'existence de tel ou tel génocide, lois catégorielles en faveur des femmes ou des
homosexuels, par exemple) pour des raisons de conformisme politique, ces lois
peuvent contenir des dispositions inconstitutionnelles.
Deux solutions étaient alors possibles. L'une aurait consisté en ce que les
juges ordinaires, administratifs et judiciaires abandonnent la théorie
jurisprudentielle dite de la « loi écran » qui tend à considérer que le juge ne peut
à l'occasion d'un litige mettre en cause, directement ou indirectement, la
constitutionnalité de la loi qu'il doit appliquer. Cette jurisprudence, bien que
fermement défendue, notamment par le Conseil d'État, était fragile. En effet, la
faculté que se reconnaît le juge d'écarter toute loi contraire à une convention
internationale a fait tomber le mythe de la souveraineté de la loi et l'argument
tenant à l'exclusivité du contrôle par le Conseil constitutionnel peut être discuté.
Ce contrôle n'aurait cependant pas été sans risques de divergences
d'interprétation entre les différentes juridictions.
La seconde solution, préconisée par R. Badinter, par le comité Vedel dans les
années 1990 et par le comité Balladur en 2007, tend à permettre au justiciable de
soulever devant le juge l'inconstitutionnalité (contrariété aux droits et libertés
constitutionnels) de la loi qui lui est appliquée (exception d'inconstitutionnalité),
le juge renvoyant alors cette question au Conseil constitutionnel (question
préjudicielle) qu'il est le seul à pouvoir trancher.
Le mécanisme retenu par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 prévoit
que si une telle question est soulevée devant un juge, celui-ci doit renvoyer la
question soit au Conseil d'État, soit à la Cour de cassation. Ces hautes
juridictions pouvant renvoyer à leur tour cette question au Conseil
constitutionnel qui peut abroger la loi.
L'instauration d'un tel contrôle de constitutionnalité a posteriori fait connaître
de grands développements au droit constitutionnel jurisprudentiel des droits et
libertés et développe son appréhension et sa connaissance par les avocats et les
magistrats, notamment.
La procédure telle qu'établie par la loi organique du 10 décembre 2009 est la
suivante. Cette nouvelle procédure conduit à ce que le contrôle de
constitutionnalité ne soit plus réservé aux politiques mais ouvert à n'importe quel
justiciable.
Tout justiciable peut soulever devant toute juridiction (sauf devant la Cour
d'assises statuant en premier ressort), à l'occasion de n'importe quel litige, en
première instance, en appel ou en cassation une question portant sur la
constitutionnalité d'une disposition législative applicable au litige ou qui sert de
base aux poursuites. Il doit invoquer, non pas n'importe quelle disposition
constitutionnelle, mais des droits ou des libertés qui lui sont reconnus par la
Constitution. Par exemple un automobiliste condamné pour une infraction
routière invoque la contrariété de la loi en vertu de laquelle il est poursuivi, au
principe de la présomption d'innocence ou de la proportionnalité et de la
nécessité des peines. Le juge saisi, sauf s'il s'agit de la Cour de cassation ou du
Conseil d'État (v. infra), se borne alors à vérifier que la disposition contestée n'a
pas déjà été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel et
que la question n'est pas dépourvue de caractère sérieux.
La première condition vise, pour des raisons de sécurité juridique, à ce que
l'on ne puisse remettre en cause trop facilement une décision du Conseil
constitutionnel. Tel peut cependant être le cas si le justiciable invoque un
changement de circonstances de droit ou de fait. Le changement de circonstances
de droit peut tenir à l'adoption d'une nouvelle disposition constitutionnelle,
postérieurement à la décision du Conseil qui valide la disposition législative. Par
exemple une disposition législative jugée conforme à la Constitution mais
antérieure à la Charte constitutionnelle de l'environnement adoptée en 2005
pourra être contestée au regard des droits et libertés contenus dans cette Charte.
De même s'agissant de dispositions relatives à la garde à vue, le Conseil
constitutionnel a estimé que le développement très important du nombre de
gardes à vue et la modification des dispositions relatives aux autorités
susceptibles de décider d'une garde à vue constituent un changement de
circonstances justifiant le réexamen (qui conduit à l'abrogation différée) de
dispositions jugées partiellement contraires à la Constitution. La seconde
condition vise seulement à filtrer les questions fantaisistes ou dilatoires.
La juridiction saisie doit se prononcer sur la question de constitutionnalité
de manière prioritaire, c'est-à-dire qu'elle n'examine pas l'affaire au fond avant
que cette question de constitutionnalité soit tranchée soit par un rejet soit par une
transmission, sans délais, c'est-à-dire dans les plus brefs délais, au Conseil d'État
ou à la Cour de cassation, selon l'ordre juridictionnel dont elle relève. Si elle
transmet la question, la juridiction doit, sauf un certain nombre de dérogations
prévues par la loi organique surseoir à statuer sur le fond de l'affaire. Cette
décision n'est pas susceptible de recours, mais elle peut être contestée à
l'occasion d'un appel ou d'un recours en cassation contre la décision rendue au
fond. Dans l'hypothèse où concomitamment à la question de constitutionnalité
est soulevée une question de conventionnaliste, c'est-à-dire une contrariété
également au droit de la Convention européenne des droits de l'homme ou au
droit de l'Union européenne, le juge doit traiter prioritairement la question de
constitutionnalité, mais il peut poser, concomitamment, une question
préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne. Soit la question est
rejetée, soit le Conseil constitutionnel juge la disposition contestée conforme à la
Constitution et les questions de conventionnaliste seront traitées. En effet on
peut imaginer qu'une disposition jugée conforme à la Constitution soit
néanmoins contraire à la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l'homme, soit la disposition est jugée contraire à la Constitution, et elle est
abrogée, c'est-à-dire qu'elle sort de l'ordre juridique. Ce caractère prioritaire de la
question de constitutionnalité est essentiel car il marque la prééminence de la
Constitution dans l'ordre juridique interne.
Le Conseil d'État ou la Cour de cassation, va examiner alors, dans un délai
maximum de trois mois, si la question est nouvelle ou présente un caractère
sérieux. Elle est nouvelle notamment si est invoquée une disposition
constitutionnelle sur laquelle le Conseil constitutionnel ne s'est pas prononcé ou
s'il s'agit d'une question de société (par ex. mariage homosexuel). Elle est
sérieuse si elle conduit à un doute légitime. Si l'une de ces conditions est remplie
la juridiction concernée transmet la question au Conseil constitutionnel qui
dispose lui-même d'un délai de trois mois pour se prononcer.
Si le Conseil constitutionnel déclare la disposition contraire à la
Constitution, il l'abroge, c'est-à-dire qu'elle disparaît pour l'avenir de l'ordre
juridique. Mais le Conseil peut reporter dans le temps les effets de cette
abrogation, pour des raisons de sécurité juridique, ou faire profiter le requérant
des effets de l'abrogation. Il pourra aussi être conduit à donner de la disposition
dont il est saisi une interprétation conforme à la Constitution, sauf si la
disposition a fait l'objet d'une interprétation constante (c'est-à-dire bien établie)
de la part du Conseil d'État ou de la Cour de cassation, auquel cas il se bornera à
juger de la constitutionnalité de la loi dans l'interprétation retenue par ces juges.
Peuvent être invoqués l'ensemble des droits et libertés inscrits directement dans
la Constitution (libre administration des collectivités territoriales...) dans la
Déclaration de 1789 (liberté, égalité, garanties des droits en matière répressive...)
dans le Préambule de la Constitution de 1946 (dignité, droit de grève...) dans la
Charte de l'environnement (droit à l'information ou à a participation...). En
revanche, les règles de procédure, alors même qu'elles peuvent constituer des
garanties démocratiques, sont insusceptibles d'être invoquées dans le cadre de la
procédure de la question prioritaire de constitutionnalité.
Ainsi les droits et libertés fondamentaux seront, si tel est le choix du
justiciable, d'abord défendus dans l'ordre interne, et ce n'est que dans l'hypothèse
où cette protection s'avérerait insuffisante au regard des normes conventionnelles
que la question se poserait à ce niveau, notamment devant les juridictions
européennes, et sous réserve des dispositions inhérentes à l'identité
constitutionnelle de la France (par exemple le principe de laïcité).
Cependant l'articulation entre le droit constitutionnel et le droit européen se
précise. Ainsi le Conseil constitutionnel a renvoyé à la Cour de justice de l'Union
européenne une question préjudicielle (v. infra n° 716) relative à l'interprétation
d'une norme européenne. Cette interprétation étant nécessaire pour apprécier la
constitutionnalité de la disposition qui lui était soumise (décis. 2013-314P QPC).
Cette nouvelle procédure de contrôle de constitutionnalité de la loi a
engendré quelques frictions entre le Conseil constitutionnel et la Cour de
cassation. Cette dernière craint de perdre le monopole de l'interprétation de la loi
et la figure d'une cour suprême, que le Conseil constitutionnel dessinerait, a
refusé de transmettre une QPC au Conseil constitutionnel sur quelques questions
emblématiques (statut pénal du chef de l'État, prescription de l'action publique...)
et a fait prévaloir l'autorité de chose interprétée par la Cour EDH sur l'autorité de
chose jugée par le Conseil constitutionnel en matière de garde à vue. Ainsi, dans
la décision 2010-14/22 QPC, le Conseil constitutionnel a déclaré
inconstitutionnelle l'absence de l'assistance effective d'un avocat et l'absence de
notification au gardé à vue de son droit de garder le silence, s'agissant des gardes
à vue de droit commun, tout en validant les règles applicables aux gardes à vue
en cas de crime organisé ou de terrorisme. Cependant, alors que le Conseil
constitutionnel avait différé l'effet de l'abrogation des dispositions jugées
inconstitutionnelles, l'assemblée plénière de la Cour de cassation (15 avril 2011)
fait produire un effet immédiat aux déclarations d'inconventionnalité portant sur
ces mêmes dispositions, jugeant ces dispositions également contraires à la
Convention européenne des droits de l'homme. Cependant on peut estimer que,
globalement, la Cour de cassation joue le jeu.
La nouvelle procédure de la QPC a conduit à un renforcement de la
protection des libertés individuelles. Il en est ainsi en matière de garde à vue
(cf. supra) ou d'hospitalisation d'office (déc. 2010-71 QPC). Le Conseil se
montre dans ces deux hypothèses également soucieux des exigences de la
sécurité juridique. Elle a rencontré un véritable succès. De mars 2010 à
mars 2013, environ mille cinq cents questions prioritaires de constitutionnalité
ont été posées ou renvoyées au Conseil d'État et à la Cour de cassation. Plus de
20 % de ces questions ont été transmises au Conseil constitutionnel qui a conclu
dans environ 25 % des cas à des abrogations totales ou partielles.

§ 3. La jurisprudence du Conseil constitutionnel


189. Bibliographie. – Bertrand MATHIEU, Michel VERPEAUX, Contentieux
constitutionnel des droits fondamentaux, LGDJ, 2002. – Dominique ROUSSEAU,
Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien, 9 éd., 2010. – Guillaume
e

DRAGO, Contentieux constitutionnel français, PUF, 3 éd., 2011. – Louis


e

FAVOREU, Loïc PHILIP, Les grandes décisions du Conseil constitutionnel, Dalloz,


2011.

190. Comment le Conseil a-t-il utilisé ses pouvoirs ? Comment a-t-il compris
son rôle ?
Le Conseil a résumé, dans une décision du 23 août 1985, le principe sur
lequel est fondée sa mission : « La loi (...) n'exprime la volonté générale que
dans le respect de la Constitution ». Cela signifie que la loi n'est pas
automatiquement l'expression de la volonté générale, la volonté du législateur
n'est volonté générale que si elle est conforme à la Constitution. Par ce rappel de
la soumission du Parlement à la Constitution, le Conseil confirme la rupture,
voulue par le constituant de 1958, avec un passé (III et IV Républiques) où ce
e e

principe avait été bien oublié. Aujourd'hui, il n'est de loi que conforme à la
Constitution ; le Conseil est le gardien de cette conformité, mais depuis
cinquante ans ses méthodes se sont perfectionnées alors que parallèlement son
rôle évoluait. On évoquera dans le titre suivant et de manière sommaire sa
jurisprudence s'agissant de la protection des droits et libertés fondamentaux.

A Le perfectionnement des méthodes du Conseil constitutionnel

191. La multiplication des dossiers qui lui ont été soumis a permis au Conseil
d'affiner ses méthodes.

1 - L'ouverture du contrôle

192. Le Conseil a étendu son contrôle de plusieurs façons :


c) La multiplication des normes de référence

193. Le Conseil ne se borne pas à vérifier la conformité de la loi à la


Constitution au sens strict, c'est-à-dire à ses articles, il estime – et c'est l'apport
essentiel de la décision du 16 juillet 1971 (v. infra n 205) – que la loi doit aussi
o

respecter d'autres textes et des principes qui font corps avec la Constitution et
auxquels le Conseil peut aussi « se référer » pour en imposer le respect au
législateur.
C'est à partir de cette extension des normes de référence que le Conseil
constitutionnel est devenu le gardien des libertés. En effet, le rôle du Conseil
s'est infléchi à partir de 1971. Il fait alors preuve d'audace en se posant en
gardien des libertés, ce qui n'était pas dans l'intention du constituant de 1958.
L'occasion choisie fut en 1971 un projet de loi relatif à la liberté
d'association. Une loi avait été votée à l'initiative du Gouvernement qui modifiait
la procédure de déclaration des associations. La décision du Conseil en date du
16 juillet 1971 est la plus importante qu'il ait jamais rendue. Le Conseil
estime en effet que la Déclaration des droits de 1789 et le Préambule de la
Constitution de 1946 étant visés dans le Préambule de la Constitution de 1958
(« le peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de
l'homme (...) tels qu'ils sont définis par la déclaration de 1789, confirmée et
complétée par le Préambule de la Constitution de 1946 ») le contrôle de la
constitutionnalité doit porter sur la conformité de la loi à ces textes. Par là, il a
étendu d'autant plus largement – le doublant – le champ de son contrôle que les
principes proclamés en 1789 et en 1946 sont souvent vagues et parfois
contradictoires. Bien plus, le second texte se référant aux « principes
fondamentaux reconnus par les lois de la République », il estime devoir en
assurer également le respect. En l'espèce, le Conseil décida que la liberté
d'association était l'un de ces principes fondamentaux qui s'imposent au
législateur et sanctionna comme inconstitutionnelle l'atteinte qui lui avait été
portée par le Parlement.
De façon non prévue à l'origine, le Conseil est ainsi devenu un gardien des
libertés. Pouvait-il d'ailleurs rester sur le seuil de leur domaine au prétexte
qu'elles ne sont pas énoncées dans le texte même de la Constitution ? Si un
contrôle du législateur se justifie, c'est bien ici. Le Conseil l'a compris et a saisi
la référence du Préambule pour dépasser le rôle d'arbitre des conflits entre
l'exécutif et le législatif et s'affirmer comme un défenseur des citoyens.
Ce nouveau rôle éclipse aujourd'hui, tout en la laissant subsister, sa première
mission.
Ainsi ces normes de référence, très disparates, comprennent :
— la Constitution du 4 octobre 1958,
— la Déclaration des droits de l'homme du 26 août 1789,
— le Préambule de la Constitution du 7 octobre 1946,
— la Charte de l'environnement,
— les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (c'est-
à-dire, en réalité, essentiellement de la III République). Aucune liste de ces
e

principes ne figure dans un document à valeur normative, leur contenu est lui-
même incertain ; le Conseil les dégage et les délimite assez librement en
s'appuyant sur la législation républicaine antérieure à 1946. Ils sont au nombre
de onze. Parmi les plus connus on peut citer : la liberté d'association et la liberté
de l'enseignement. Mais le Conseil se montre prudent dans leur reconnaissance,
— les principes de valeur constitutionnelle. À la différence des précédents ils
ne reposent pas sur un texte précis, le Conseil les « découvre » dans l'« esprit »
d'un certain nombre de dispositions. La construction est très audacieuse, le
Conseil y recourt très rarement depuis 1989. Il a cependant procédé ainsi, d'une
manière qui a pu être jugée contestable, s'agissant de la reconnaissance du
principe de non-rétroactivité en matière de rétention de sûreté (décis. 2008-562
DC).
d) Qu'en est-il des autres normes ?
194. Les lois organiques n'ont pas valeur constitutionnelle mais le Conseil les
protège contre les lois ordinaires. La Constitution prévoit en effet qu'une loi
organique est élaborée en suivant une procédure spéciale. Une loi ordinaire
contraire à une loi organique, déférée au Conseil, ne serait pas sanctionnée pour
non-conformité à la loi organique, elle serait déclarée inconstitutionnelle pour
avoir modifié cette dernière sans suivre la procédure prévue pour cela par la
Constitution. Une loi organique ne peut être modifiée que par une loi organique.
Ne font pas partie, non plus, des normes de référence : les traités
internationaux. « Une loi contraire à un traité n'est pas, pour autant, contraire à
la Constitution » (CC, 15 janvier 1975, IVG). Il n'y a pas de « contrôle de la
conventionnaliste », mais le Conseil suggère aux tribunaux ordinaires de s'y
livrer (ce que la Cour de cassation a fait dès 1975, Société Jacques Vabre et le
Conseil d'État en 1989, Nicolo). Les tribunaux ordinaires peuvent donc refuser
d'appliquer une loi si celle-ci est contraire à un traité international. Ceci est
conforme à l'article 55 de la Constitution conférant aux traités une autorité
supérieure à la loi.
On notera aussi que le Conseil se refuse (CC, 10 juin 2004) à contrôler une
loi qui se borne à transposer une directive communautaire (v. infra n 710), sauf
o

si elle est en contravention avec une règle ou un principe inhérents à l'identité


constitutionnelle de la France.
Cette jurisprudence pourrait évoluer sans que soit remise en cause l'absence
de caractère constitutionnel des conventions internationales. En effet, la
jurisprudence du Conseil relative à la transposition des directives
communautaires, le conduit, dans ce cadre particulier et sous couvert des
dispositions spécifiques de l'article 88-1 (elles ne concernent que le droit de
l'Union européenne), à exercer un contrôle de conventionnaliste de la loi. Par
ailleurs, du fait de la grande proximité de la plus grande partie des règles
constitutionnelles et des règles conventionnelles relatives à la protection des
droits et libertés fondamentaux, le Conseil constitutionnel est conduit, de
manière implicite mais très prégnante, à se référer aux textes et aux
jurisprudences européens pour interpréter les normes constitutionnelles et les
rendre compatibles. Il ne faut pas non plus oublier que le droit comparé joue
également un grand rôle dans l'interprétation que fait le juge des normes
constitutionnelles nationales. Tout cela contribue à une certaine forme
d'homogénéisation du sens donné aux droits et libertés reconnus par des textes
différents tant, parfois, par le contenu, que par leur champ d'application.
En revanche, les lois ne sont pas subordonnées aux règlements des
assemblées parlementaires, ni aux lois référendaires intervenues dans le domaine
de la loi ordinaire.
a) L'extension du domaine des actes contrôlés

195. On retiendra deux exemples :


— Le Conseil qui, avant la révision de 1992, ne pouvait contrôler, sur saisine
parlementaire, la constitutionnalité d'un traité, avait accepté d'examiner, à la
demande de parlementaires, la loi autorisant la ratification de ce traité ; par
cette voie détournée il en était arrivé à contrôler le traité lui-même.
— Le Conseil a accepté de vérifier la constitutionnalité d'une loi déjà
promulguée à travers celles de ses dispositions qui pouvaient être reprises dans
une loi nouvelle la modifiant, la complétant ou affectant son domaine.
b) L'élargissement du contrôle à l'ensemble de la loi

196. Le Conseil décide souvent de contrôler les dispositions de la loi autres


que celles qui lui sont soumises. Il statue « ultra petita ». Il estime, en se fondant
sur l'article 61 (« les lois peuvent être déférées... »), que son contrôle porte sur
l'ensemble du texte. Il pratique ainsi une forme d'auto-saisine et effectue une
sorte de « troisième lecture » (après celle des assemblées) de la loi. L'étendue du
contrôle échappe alors aux auteurs de la saisine (19-20 janvier 1981, Sécurité et
Liberté).

2 - L'approfondissement du contrôle

197. Le Conseil pousse ses investigations très en profondeur.


a) L'évocation de moyens nouveaux

198. Le Conseil ne s'estime pas lié par l'argumentation des auteurs de la


saisine – d'ailleurs ceux-ci n'ont pas l'obligation de préciser leurs critiques et le
Premier ministre, comme les présidents des assemblées, ne motivent pas, le plus
souvent, leur requête. Non seulement, on vient de le voir, il peut mettre en cause
des dispositions qui n'avaient pas été contestées mais il peut faire valoir des
griefs d'inconstitutionnalité qui n'avaient pas été évoqués. De même, dans le
cadre de la question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel
peut soulever d'office d'autres moyens que ceux invoqués par le requérant
(règlement du Conseil constitutionnel du 4 février 2010).
b) Le contrôle de proportionnalité

199. L'instrument utilisé pour vérifier si le législateur a correctement concilié


les principes en cause, c'est-à-dire s'il a réalisé un équilibre entre les exigences
constitutionnelles impliquées qui ne conduise à la dénaturation d'aucune d'entre
elles, est le principe de proportionnalité. Il existe différentes formes de contrôle
de proportionnalité, mais, en théorie tout du moins, le Conseil constitutionnel
exerce, quel que soit le mécanisme utilisé, un contrôle minimum.
Le principe de proportionnalité peut être utilisé soit pour assurer la
conciliation entre différentes exigences constitutionnelles, ou d'intérêt général,
soit comme condition d'application d'un principe constitutionnel, soit comme
exigence constitutionnelle autonome.
La quasi-totalité des décisions du Conseil constitutionnel traduisent de
manière plus ou moins explicite ce premier mécanisme de contrôle. Dans la
décision 97-389 DC, le Conseil se livre ainsi à un exercice délicat de contrôle de
proportionnalité visant la conciliation opérée par le législateur entre deux
exigences constitutionnelles, le respect de l'ordre public et la défense de la
liberté individuelle.
Par ailleurs, bien qu'en tant que tel et en tant que principe de portée générale,
l'exigence de proportionnalité ne soit inscrite dans aucun texte constitutionnel, le
Conseil tend à faire de la proportionnalité une exigence autonome que le
législateur doit respecter indépendamment de toute conciliation entre des
principes constitutionnels (décis. 2009-599 DC).

200. Cependant le Conseil constitutionnel veille à ce que soit respectée la


liberté du choix politique en précisant qu'il ne dispose pas d'un pouvoir de
décision et d'appréciation identique à celui du Parlement (décis. 2000-433 DC).
Le droit, notamment constitutionnel est un cadre dans lequel doit s'inscrire la
décision politique, il ne la prédétermine pas. Cette réserve peut cependant le
conduire à ne pas examiner la constitutionnalité au fond de dispositions qui
concernent des éléments essentiels de la vie en société au prétexte, justement,
qu’il s’agit de questions de société. Tel est le cas, par exemple, en matière de
droit de la famille (décis. 669 DC, mariage entre personnes de même sexe) ou de
bioéthique (décis. 674 DC, recherche sur l’embryon).

3 - Élargissement de la portée des décisions : la déclaration de conformité


avec réserve

201. En principe le Conseil ne se borne pas à déclarer qu'une loi, une ou


plusieurs de ses dispositions, est conforme ou non à la Constitution. Dans la
pratique, s'inspirant ici encore de l'exemple du Conseil d'État (CE, 26 décembre
1925, Rodière), il va plus loin et donne dans sa décision l'interprétation qu'il
estime correcte de la loi (et non d'un traité) ; il rend ce qu'on appelle une
« décision de conformité avec réserve ». Il dit en quelque sorte : « si telle
disposition de la loi veut bien dire ceci, alors elle est conforme à la
Constitution », sous entendu : si elle devait être interprétée différemment alors
elle serait inconstitutionnelle. Ce discours ne s'adresse pas seulement au
Parlement mais il concerne surtout aussi, de façon plus réaliste, le
Gouvernement et les juges. Le premier est mis en garde contre l'élaboration de
règlements d'application de la loi non conformes à l'interprétation qu'en donne le
Conseil constitutionnel. Le second est invité à faire respecter cette interprétation.
On a pu dire qu'« elles enlevaient au texte son venin ». À travers elles, le Conseil
a tendance à réécrire la loi – le Conseil apparaît comme colégislateur – et elles
correspondent à une intervention dans l'exécution de cette loi.
Cette pratique évite le vide juridique qu'aurait pu ouvrir une opposition pure
et simple à la loi et ménage la susceptibilité du législateur, ou du Gouvernement
qui est à l'origine du texte.

B La place du Conseil constitutionnel dans le système institutionnel

1 - La politique saisie par le droit

202. Cette formule de L. Favoreu rend bien compte de l'évolution.


Le comportement des acteurs a joué un rôle considérable dans l'évolution du
Conseil. La réforme de 1974, ouvrant la saisine aux parlementaires – et au
premier chef à ceux de l'opposition – a bouleversé l'activité du Conseil.
Le Parlement, et à travers lui le Gouvernement, qui, par les projets de loi, est à
l'origine de la plupart des textes législatifs, sont donc soumis au contrôle
permanent d'un organe impartial et indépendant, ce qui est de nature à
bouleverser la vie politique. Le Gouvernement ne peut plus comme auparavant
imposer une loi inconstitutionnelle avec l'appui de sa majorité et la bénédiction
des présidents des assemblées.
— L'existence d'un contrôle joue un rôle préventif, ou de dissuasion, capital.
Déjà le Conseil d'État, qui examine les projets de loi avant leur adoption par le
Conseil des ministres, attire l'attention du Gouvernement sur le fait que certaines
dispositions du projet lui paraissent non conformes à la Constitution. Mais il
s'agit d'un simple avis que le Gouvernement n'est pas obligé de suivre.
Aujourd'hui le Gouvernement sait que tout ne lui est pas permis et qu'il a,
avec le Conseil constitutionnel, un censeur qui peut s'opposer à toute violation
de la Constitution. Les projets de loi sont donc mieux préparés, plus prudents.
L'exécutif pratique une autocensure pour éviter les conséquences fâcheuses, aux
yeux de l'opinion, de la sanction par le Conseil d'une atteinte à la Constitution.
Lors des débats devant le Parlement, le Gouvernement le rappelle à sa majorité
pour la discipliner et il est attentif aux critiques de l'opposition sur la
constitutionnalité du texte, il n'hésitera pas à déposer des amendements pour
tenir compte de ses objections. Malgré tout, des projets de lois sont encore
régulièrement censurés par le Conseil, soit que l'inconstitutionnalité ait échappé
au Conseil d'État soit que le Gouvernement n'ait pas tenu compte de son avis. En
revanche, contrairement à une idée reçue, les amendements d'origine
parlementaire ne sont pas plus souvent entachés d'inconstitutionnalité que les
textes gouvernementaux (8 % des dispositions censurées).
— En même temps, la réforme de 1974 a eu pour effet de banaliser le
recours au Conseil. Les mœurs politiques françaises incitent les perdants à le
saisir, après un débat parlementaire passionné ou un scrutin serré, sans toujours
se soucier d'une argumentation juridique solide. Ne pas le faire serait paraître
renoncer à défendre son point de vue jusqu'au bout, adhérer à la politique de la
majorité.
Il ne s'agit pas tant en effet de faire respecter la Constitution que de
rechercher un avantage politique : gêner ou discréditer l'adversaire. La saisine
relève moins d'une éthique juridique que d'une stratégie politique. Pourtant
l'opposition aujourd'hui ne saisit plus systématiquement le Conseil ; des lois
importantes et contestables ne lui ont pas été déférées : ainsi en 1986, la
suppression de l'autorisation administrative de licenciement, ou – par manque de
courage – la loi de 2005 sur la répression de l'homophobie, ou encore le nouveau
Code pénal et de procédure pénale. Les opposants se rendent compte que leur
recours sera impopulaire ou que les solutions dégagées par le Conseil à leur
initiative se retourneraient contre eux, et gêneront leur liberté d'action,
lorsqu'une nouvelle alternance les ramènera au pouvoir.
Il ne faudrait cependant pas voir dans la saisine parlementaire un acte
purement politique et symbolique. Depuis quelques années les saisines sont de
plus en plus nombreuses. Ainsi, en 2009, le Conseil a rendu 23 décisions
relatives à la constitutionnalité de lois ordinaires ou organiques, alors que 32 lois
(hors lois de ratification d'un traité) ont été adoptées. Par ailleurs, la procédure
de la question prioritaire de constitutionnalité conduit à ce qu'une loi
inconstitutionnelle ne puisse être maintenue dans l'ordre juridique du fait d'un
consensus politique.

2 - La constitutionnalisation des différentes branches du droit

203. Alors que l'État légal traduit une conception politique ayant trait à
l'organisation fondamentale des pouvoirs, l'État de droit vise essentiellement à
assurer la protection des droits des citoyens (R. Carré de Malberg).
Ces droits fondamentaux, notamment constitutionnels – mais il existe d'autres
sources formelles à ces droits fondamentaux, notamment le droit européen –,
irriguent l'ensemble du système juridique, le droit privé comme le droit public.
En effet, en étendant aux droits fondamentaux le champ des normes que le
législateur doit respecter au-delà de la Constitution elle-même, le Conseil a
accru, dans des proportions considérables, le nombre des règles de fond ayant
une valeur constitutionnelle : la loi doit respecter la liberté des citoyens de
s'associer, le pluralisme de l'information, l'égalité des hommes et des femmes,
etc. À l'occasion de lois intervenues dans les différentes branches du droit (pénal,
social, civil, fiscal...), le Conseil a dégagé des règles qui s'imposent au
législateur, il a fait pénétrer le droit constitutionnel dans chaque branche du
droit, il leur donne leurs fondements constitutionnels, par-là il contribue à
l'unification du droit français autour de la Constitution au sens large.
Le développement d'un contrôle a posteriori de la constitutionnalité de la loi
amplifie ce mouvement.

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