Crieu 004 0058

L’insurrection qui revient
Les influences visibles du Comité invisible

Ugo Palheta
Dans Revue du Crieur 2016/2 (N° 4), pages 58 à 73
Éditions La Découverte
ISSN 2428-4068
ISBN 9782707190567
DOI 10.3917/crieu.004.0058
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L’insurrection
qui revient
Les influences visibles
du Comité invisible
58
PAR Ugo Palheta
Depuis une quinzaine d’années, la France a vu se développer

un courant qualifié d’« autonome », dont les écrits de Tiqqun
et du Comité invisible sont emblématiques. Ils ont marqué de
leur empreinte toute une série de luttes, du mouvement anti-CPE
aux combats contre l’enfermement des sans-papiers, des
dénonciations des bavures policières à l’opposition aux « grands
projets inutiles ». Ils jouent dans les mouvements sociaux
actuels un rôle important et se diffusent au-delà des cercles
de la gauche radicale, où l’on est de moins en moins enclin à
les traiter par l’ignorance ou le mépris. Le climat de défiance
envers la politique politicienne est propice à la réception
de cette « antipolitique », ni anarchiste ni libertaire, qui refuse
aussi bien l’organisation en parti que la question stratégique
de la « transition », et renouvelle le lexique et l’imaginaire
de la contestation.

Au sein de franges croissantes de la l’organisation capitaliste de la vie, mais égale-
population, l’esprit du temps est au refus de ment une aspiration à faire du neuf, qui met en
la politique professionnalisée et institution- doute et en cause les médiations traditionnelles
nelle. Le mouvement social contre la loi Valls/ de la contestation sociale ( syndicats et partis ).
El Khomri, dans lequel se nouent les espoirs Dans ce qui se cherche et se coalise actuel-
de la jeunesse et la colère des salariés, a donné lement, on peut distinguer schématiquement
naissance à des occupations de places ( sous le deux orientations distinctes, voire opposées.
label « Nuit debout » ), à Paris d’abord puis dans La première est grosso modo celle qu’a exprimée
plusieurs villes de France : Lyon, Toulouse, le philosophe et économiste Frédéric Lordon le
Nantes, Rennes, etc. Il ne fait aucun doute 3 avril sur la place de la République, proposant
qu’ils expriment de multiples manières une à l’assemblée générale d’« établir en miniature un
dimension substantielle de la situation sociale tableau de la France en état de révolte » et d’écrire
et politique : non simplement un refus de « une constitution de la république sociale, [ … ]
60 — L’insurrection qui revient
pour nous libérer de la propriété privée du capital ». a reçu l’attention la plus importante : traduit
Il s’agirait donc d’inventer une nouvelle forme dans de nombreuses langues, la version fran-
politique, résolument anticapitaliste, et de çaise de ce petit ouvrage s’est vendu à environ
favoriser une appropriation populaire de la 60 000 exemplaires depuis sa parution en 2007
chose publique, à distance des organisations – alors même qu’il est intégralement dispo-
existantes et des institutions politiques. Une nible sur Internet. Publiée en 2014, sa « suite »,
seconde orientation, plus souterraine, consiste- À nos amis, a également connu un réel succès
rait à impulser et prolonger à l’infini un « pro- de librairie ( 22 000 ventes à ce jour ), de même
cessus destituant », comme l’ont avancé Julien que Premières mesures révolutionnaires, publié
Coupat et Éric Hazan dans Libération en Jan- en 2013 par Éric Hazan et Kamo ( environ
vier 2016: « Non pas une prise d’assaut, mais un 10 000 exemplaires vendus ). Mais les chiffres de
mouvement de soustraction continu, la destruction ventes ne donnent jamais qu’une idée appauvrie
attentive, douce et méthodique de toute politique de l’audience acquise par un livre ou un cou-
qui plane au-dessus du monde sensible. » rant intellectuel ; ils ne disent rien de l’intensité
des affects, politiques ou éthiques, qu’ils ont
Aux marges de la gauche radicale suscités, ni de l’écho qu’ils ont reçu. Il est ainsi
Contrairement aux gauchismes post-68, frappant de constater l’« air de famille » qui unit
cet activisme autonome aux marges du champ les livres du Comité invisible et les textes dif-
politique, du mouvement ouvrier traditionnel fusés – parfois sous forme de tracts et/ou sur le
et de la gauche radicale ne s’est pas traduit par site lundimatin – dans le cadre du mouvement

la construction d’une organisation révolution- lycéen et étudiant contre la loi El Khomri, mais
naire. Une telle perspective est d’ailleurs récusée aussi dans l’intervention à Paris du Mouvement
par celles et ceux qui appartiennent de facto à ce inter luttes indépendant ( MILI ).
qui apparaît davantage comme une « constella-
tion 1 » que comme un courant politique struc- Il est frappant de constater
turé. Toute fixation organisationnelle serait en l’« air de famille » qui unit les
effet vouée, selon eux, à engendrer une pétrifi-
livres du Comité invisible
cation bureaucratique des luttes et des rapports
qui s’y nouent. Ils lui ont préféré la constitution et les textes diffusés dans
progressive de réseaux de lieux de vie et de lutte, le cadre du mouvement lycéen et
informels et mouvants, la diffusion d’un large étudiant contre la loi El Khomri.
répertoire de pratiques à distance de l’État ou
en confrontation avec lui, mais aussi une pro- Qu’en est-il dans les organisations poli-
duction écrite foisonnante. tiques, au moins en France ? Si les principaux
Au sein de cette dernière, c’est le livre du partis qui composent le Front de gauche – PCF
Comité invisible L’insurrection qui vient qui et PG – sont demeurés largement hermétiques
à ces écrits, d’autres courants y ont été plus une raison de leur succès, tout en pointant un
attentifs, en particulier au sein de la gauche des certain « élitisme » et ce qui, selon lui, constitue
Verts, à partir de la critique écologique du capi- le principal angle mort de ce courant : la
talisme et d’une défiance à l’égard du marxisme, question ( démocratique ) de l’appropriation
assimilé au productivisme soviétique. Certains populaire du politique.
penseurs – tels qu’André Gorz, Ivan Illich ou Les écrits du Comité invisible ont pu
Jacques Ellul – ont pu ainsi faire des ponts entre également trouver un écho au niveau inter-
les conceptions développées par le Comité invi- national, par exemple dans certains réseaux
sible et les militants les plus attachés à une vision militants en Grèce ( Rubikonas, Apatris ) ou en
« par en bas » de l’écologie. L’un des membres Espagne, même si d’autres références intellec-
du « groupe de Tarnac », Benjamin Rosoux, est tuelles plus classiques paraissent avoir limité
d’ailleurs passé par le mouvement de jeunesse ou bloqué leur audience : John Holloway, Toni
des Verts avant de faire l’expérience d’un squat Negri ou Cornelius Castoriadis. On peut éga-
à Rennes, de se lier avec Julien Coupat et de lement discerner des influences, diffuses ou
s’installer dans le village du Limousin, devenant directes, aux États-Unis. Jason E. Smith, spé-
le cogérant de l’épicerie fondée par le groupe et cialiste de la pensée politique post-68, voit
élu conseiller municipal aux dernières élections. ainsi dans la radicalité d’Occupy Oakland un
La référence au Comité invisible se effet à rebours de la diffusion de L’insurrection
retrouve également dans le mouvement pour la qui vient, au point que le livre a pu constituer
justice climatique. Juliette Rousseau, militante un point de référence durant les mouvements

et coordinatrice de la Coalition Climat 21, nous de protestation et d’occupation sur différents
explique ainsi avoir lu plusieurs fois À nos amis et campus universitaires en Californie en 2009-
décrit cette lecture comme une « rencontre esthé- 2010 – suscités par une augmentation des frais
tique » particulièrement marquante. De même de scolarité. Il évoque également des groupes
se reconnaît-elle non seulement dans ce qu’elle qui ont été influencés par les écrits de Tiqqun
nomme la « fascination pour le moment insur- et du Comité invisible, tels le collectif queer
rectionnel » et dans l’idée d’un « processus desti- LIES mais aussi la revue Endnotes, influente
tuant ». Au sein de l’extrême gauche, c’est du dans les milieux radicaux anglophones, même
côté du NPA et d’Alternative libertaire que des si cette dernière s’est explicitement distinguée
militants ont pu prêter attention aux écrits du de la mouvance dont il est question ici pour se
Comité invisible, malgré des divergences par- tourner vers un marxisme sophistiqué.
fois fortes sur un plan théorique et dans le cadre Mais s’il y a intérêt à s’arrêter spécifique-
des mouvements étudiants des années 2000. ment sur ce corpus d’idées, c’est sans doute
Olivier Besancenot nous dit ainsi admirer leur pour l’essentiel qu’il imprègne les individus qui
talent d’écriture et voir dans leur capacité à pro- s’engagent et se politisent actuellement dans
poser des initiatives pour l’« ici-et-maintenant » les luttes contre le capitalisme, la répression
étatique, la destruction de la planète ou l’extrême Les plumes réactionnaires n’ont voulu

droite, bien au-delà des seuls activistes compo- voir dans le succès de L’insurrection qui vient
sant la constellation « autonome », et a fortiori que l’expression éphémère d’une radicalité vide,
des « insurrectionnalistes » ou « appelistes » – du appelée à se dissoudre à mesure que la « crise »
nom de l’« Appel », diffusé anonymement en se résorberait. Mais, comme on peut le lire dans
2004 – qui n’en représentent qu’une minorité. À nos amis, « la crise présente » étant « fin sans fin,
Ce corpus fonctionne d’abord comme imagi- apocalypse durable, suspension indéfinie », et les
naire et comme langage, dans lequel se pense mouvements de contestation radicale n’ayant
et se dit la politique radicale à l’âge du capi- nullement désarmé, il y a évidemment plus et
talisme néolibéral, et dont l’une des moindres mieux à dire quant au développement en France
vertus n’est pas d’échapper à la langue plombée de cette mouvance. Cela suppose en particu-
et aux slogans routiniers du mouvement ouvrier lier d’en refuser la réduction à un simple effet
traditionnel. Il peut aussi être saisi comme une de mode, dont le ( relatif ) succès serait néces-
philosophie spontanée des nouvelles formes de sairement passager. Cela ne manquerait pas
contestation radicale, fournissant des réponses d’écraser les traits neufs de ce courant, qui a su
à la question des modes d’organisation et des proposer une synthèse théorique nouvelle, dont
pratiques de lutte, mais aussi aux énigmes de les ramifications intellectuelles doivent essen-
la persistance du capitalisme et de l’échec des tiellement être cherchées du côté des situa-
révolutions du xxe et du début du xxie siècle. tionnistes, de Giorgio Agamben, de Michel
Le succès de ces textes et ouvrages ne Foucault ( notamment à travers ses textes sur

saurait être réduit à la publicité, bruyante et le biopouvoir et la « gouvernementalité » ), ou
policière, dont L’insurrection qui vient a parado- encore du post-opéraïsme italien.
xalement bénéficié dans les médias dominants
– jusqu’aux États-Unis. Cette médiatisation Des mouvements de masse
est en bonne partie liée à la répression étatique à l’impuissance politique
et à la campagne médiatique qui ont conjoin- On ne saurait comprendre l’audience
tement ciblé ledit « groupe de Tarnac » ( assi- acquise par les textes de Tiqqun, du Comité
milé au Comité invisible et ramené à la figure invisible ou d’Éric Hazan sans évoquer la réou-
de Julien Coupat ). Érigés en menace terro- verture, dans la période récente, du chapitre
riste par le gouvernement de l’époque, certains des soulèvements populaires, que les prophètes
des membres de ce groupe ont été incarcérés de la « fin de l’histoire » s’étaient empressés
durant plusieurs mois sur la foi d’un témoi- de clore alors que s’effondraient les dictatures
gnage, dont il s’est avéré plus tard qu’il avait bureaucratiques composant le bloc de l’Est.
été falsifié à la hâte, et au prétexte d’un pas- Toutefois, aucun des processus amorcés depuis
sage de L’insurrection qui vient plaidant pour 2008, de l’Égypte à la Tunisie en passant par la
des actions de sabotage. Grèce ou la Syrie, n’est pour l’instant parvenu
gouvernementales contre les intérêts et les

Ce courant a su proposer
droits du plus grand nombre. Reste que, dans
une synthèse théorique nouvelle, l’immédiat, l’histoire semble bégayer, coincée
entre les situationnistes, Giorgio entre l’enclume d’un pouvoir « socialiste » dont
Agamben, Michel Foucault, ou la dérive à droite ne connaît plus de limites, et le
marteau d’un Front national aussi omniprésent
encore le postopéraïsme italien.
médiatiquement qu’habile politiquement.
à engager une rupture avec le cours néolibéral Aux succès, au caractère massif et à la radi-
du monde et a fortiori à briser les dispositifs calité des mobilisations de 2005-2006 contre le
de pouvoir qui assurent la soumission du plus traité de Constitution européenne ( TCE ) puis
grand nombre. « Rarement on aura vu comme ces contre le Contrat première embauche ( CPE ),
dernières années, en un laps de temps si ramassé, auxquelles il faudrait ajouter la révolte des quar-
tant de sièges du pouvoir officiel pris d’assaut [ … ]. tiers populaires à l’automne 2005, a succédé un
Mais quelque grands que soient les désordres sous chapelet de défaites sociales : cheminots en 2007,
le ciel, la révolution semble partout s’étrangler au étudiants en 2007 et 2009, nombreuses luttes
stade de l’émeute » ( À nos amis, p. 12 ). ouvrières contre les licenciements, mouvement
Comment expliquer ces défaites à répéti- syndical dans son ensemble en 2010. Ces défaites
tion ? À cette question, l’extrême gauche répond ont accumulé les frustrations politiques et créé un
généralement par l’absence d’un parti révolu- terrain favorable à l’accroissement de l’audience
tionnaire, et le Comité invisible n’est pas loin intellectuelle et politique des réseaux autonomes,

de se résoudre à une telle réponse. Admettant notamment dans certaines franges de la jeunesse
qu’un soulèvement populaire ne peut se muer en cherchant les voies d’une rupture avec le capita-
crise révolutionnaire, et surmonter les obstacles lisme. Leurs succès relatifs traduisent donc à la
immenses qui lui sont opposés, sans qu’émerge fois la radicalisation des mouvements de masse
une force organisée capable de rendre irré- de la première moitié des années 2000 et le ver-
versible le nouveau cours, le Comité invisible rouillage de la situation politique, liée en partie
déplace le problème : pourquoi de telles forces à l’incapacité de la gauche radicale à condenser
révolutionnaires n’ont pas jailli des processus politiquement l’expérience contestataire qui a
en question ? Il est vrai que, vu de la France de marqué la période 1995-2010.
2016, la question paraît d’une moindre actua- Les tentatives de construction d’une nou-
lité, tant la colère populaire semble ne parvenir velle force politique n’ont pourtant pas manqué
à s’exprimer qu’à travers une défiance généra- dans la dernière décennie, mais toutes se sont
lisée à l’égard de « la politique ». Rien n’interdit soldées par des échecs, qu’il s’agisse des col-
pourtant de penser qu’elle pourrait se muer lectifs unitaires pour le « non » au TCE en
en révolte ouverte dans les mois ou années 2005-2006, puis du NPA, et enfin du Front de
à venir, en raison de la brutalité des attaques gauche à partir de 2009. C’est bien la conjonc-
tion d’une vaste défaite sociale et d’un échec années 1980. Par leur élaboration théorique –
proprement politique qui a ouvert une conjonc- largement inspirée d’Ernesto Laclau – et leur
ture de recul. En Grèce et en Espagne, des pratique politique, les leaders de Podemos ont
forces politiques se sont développées ( Syriza ) avancé une réponse possible, réaffirmant la
ou ont émergé ( Podemos ), cristallisant politi- nécessité de la conquête du pouvoir politique
quement les contestations et les espoirs nés sur comme préalable à tout processus de transfor-
le terrain des mobilisations sociales – succes- mation sociale. Le Comité invisible – mais aussi
sion de grèves générales et expériences d’auto- Tiqqun antérieurement ou, plus récemment,
organisation d’un côté, occupations massives Éric Hazan – propose des réponses alternatives
de places et « mareas » dans le second –, sans et originales, constituant sans doute l’une des
qu’évidemment soit garantie la rupture avec pointes intellectuellement les plus offensives
la cage d’acier néolibérale ( comme l’a montré des nouvelles contestations du capitalisme.
la « capitulation » de la direction de Syriza en
juillet 2015 ). Une critique éthique du capitalisme
Si l’émergence des pratiques et des pen- C’est avec Tiqqun que tout a commencé.
sées « autonomes » ne saurait être comprise Cette revue créée en 1999 était animée notam-
sans prendre au sérieux les traits spécifiques ment par Julien Coupat, mais comptait égale-
de notre époque, en particulier l’épuisement et ment dans ses rangs l’artiste Fulvia Carnevale
l’intégration croissante à l’État des principales ou encore l’écrivain et traducteur Joël Gay-
organisations de gauche et de pans entiers du raud. Proposant une « métaphysique critique »

mouvement syndical, l’accroissement de leur largement inspirée de Giorgio Agamben – qui
audience dans les dernières années, en particu- se trouvait en lien direct avec les membres du
lier en France, tient sans doute au fait qu’il est le groupe –, les textes qui composent les deux
produit ambivalent d’un cycle de radicalisation seuls numéros parus de la revue sont demeurés
mais aussi de l’échec à faire émerger une force plus confidentiels, sans doute en raison de leur
politique nouvelle. Cette situation est redou- caractère plus énigmatique, que L’insurrection
blée par l’incapacité de toutes les organisations qui vient. Ils ont cependant reçu un réel écho,
de gauche à répondre à des questions aussi notamment manifesté par des traductions en
décisives qu’épineuses : comment assumer la anglais, allemand, espagnol, italien, portugais et
défaite des projets d’émancipation au xxe siècle russe. Même si certaines évolutions sont indé-
pour en faire une base sur laquelle reconstruire ? niables entre ce qu’il faut bien nommer la poli-
Qu’est-ce qui a échoué et qu’est-ce qui a été tique de Tiqqun, qui demeurait pour l’essentiel
vaincu ? En somme, par où ( re )commencer ? sur un plan intellectuel, et celle des milieux
Ces questions renvoient à la crise du projet « appelistes », qui s’articule étroitement à des
stratégique dans laquelle se trouvent englués la pratiques, ces textes ont l’avantage d’en livrer
gauche et les mouvements sociaux depuis les les fondements philosophiques.
L’une des prémisses théoriques de Tiqqun socialisation de l’intime par intrusion de la

et du Comité invisible tient dans le constat d’une logique marchande, au terme duquel chaque
transformation profonde du capitalisme et du individu se fait capital – l’économie dominante
mode de domination qui lui est associé, décrite ne parle-t-elle pas à l’envi de « capital humain » ?
par Marx comme le passage de la subsomption – en devenant sujet de la séparation généralisée
formelle du travail sous le capital à la subsomp- et d’une autovalorisation sans fin.
tion réelle. Durant cette phase, le capitalisme
soumet à ses logiques propres, c’est-à-dire à la Les savoirs-pouvoirs actuels
valorisation sans rime ni raison du capital, non auraient pris dans leurs
plus seulement la production, mais l’ensemble rets toutes les dimensions
des sphères d’activité, des relations sociales, des
subjectivités et in fine de la vie. Ce passage est
de l’existence.
essentiellement pensé par Tiqqun et le Comité Ces savoirs-pouvoirs auraient pris dans
invisible dans les termes foucaldiens d’une leurs rets toutes les dimensions de l’existence,
transition de la « discipline » à la « gouverne- atrophiant les capacités sensibles et rognant
mentalité », de la contrainte à l’autocontrainte, l’autonomie politique des sujets vis-à-vis de
de la politique à la biopolitique. Le capitalisme l’« Empire ». Ce dernier n’est pas pensé comme
ayant fait l’expérience de ses limites à enrôler une instance de pouvoir surplombant toutes les
la force de travail dans les années 1970, c’est autres et les soumettant à un joug planétaire,
à une reconfiguration inséparablement poli- autrement dit un super-État susceptible d’une

tique et économique, mais aussi technologique offensive en tant que telle, ni comme un régime
et éthique, qu’il s’est livré dès les années 1970, politique particulier – tyrannie ou démocratie,
bien au-delà des seuls lieux de travail. république ou monarchie. Il n’a ni dehors ni
Tiqqun et le Comité invisible ne se dedans, étant partout déjà-présent, et d’abord
contentent donc pas de décrire une transforma- en chacun de nous. L’Empire renvoie ainsi à
tion des modes de gestion de la main-d’œuvre, une forme inédite de domination fondée sur
mais cherchent à tirer toutes les conséquences l’agencement mobile et ubiquitaire des dispo-
de la diffusion d’un ensemble de dispositifs de sitifs sociotechniques de pouvoir, disséminés
savoir-pouvoir signant l’achèvement du pro- dans la texture même de la vie et assurant la
cessus d’atomisation des individus, d’étatisation neutralisation des corps aussi bien que l’anéan-
des subjectivités et de privatisation du monde. tissement des esprits.
Cette dernière n’est pas entendue comme la Aux « communautés organiques » dévastées
somme d’actes juridiques faisant passer des par les logiques marchandes aurait donc succédé
biens publics dans le domaine privé, mais une juxtaposition de monades dépouillées de
comme double mouvement d’extension uni- toute consistance éthique aussi bien que de subs-
verselle d’un rapport « privé » au monde et de tance politique : des « Bloom » dans le langage
théorique de Tiqqun, empruntant ici à l’Ulysse classe », une « gélatine sociale composée de la masse
de James Joyce le nom de son antihéros. de ceux qui voudraient simplement passer leur petite
La critique du capitalisme revient dès lors en vie privée à l’écart de l’Histoire et de ses tumultes ».
bonne partie au récit de la manière dont ces La lutte des classes aurait donc cédé la place
« Bloom » s’avèrent complices de la gestion à une « bloomification universelle » débouchant
éthico-policière qui les cible et dont sont ainsi sur « un monde d’esclaves sans maîtres ». Or, dans
étouffées toutes les « formes-de-vie » qui contre- cette nuit « bloomesque », tous les petits bourgeois
viennent au règne de la marchandise et à la sont gris, inégalement misérables mais identi-
normalisation des conduites. Cet établissement quement stériles, d’un point de vue sensible et
de la critique sur le terrain éthique, qui traduit politique. En cohérence avec la décision prin-
la préoccupation d’enraciner l’anticapitalisme cipielle de se maintenir sur le terrain éthique, le
dans une critique de la vie quotidienne et de petit bourgeois n’est jamais défini par Tiqqun
l’enrôlement capitaliste des affects, est reven- et le Comité invisible à partir d’une position
diqué comme une innovation théorique déci- d’entre-deux entre bourgeoisie et prolétariat,
sive pour la pensée révolutionnaire. encore moins par une position dans les rapports
de propriété et de pouvoir, mais par une certaine
Cet établissement de la critique « disposition » consistant dans ce que l’« Appel »
nomme « libéralisme existentiel » – « un rapport au
du capitalisme sur le terrain
monde fondé sur l’idée que chacun a sa vie » – et
éthique est revendiqué comme dans le refus de prendre position et d’agir, d’un
une innovation théorique décisive

côté ou de l’autre, dans la « guerre en cours ».
pour la pensée révolutionnaire. La ligne de front passe donc non entre
telle et telle classe, mais « au beau milieu du
À partir de telles prémisses, toute recherche Bloom ». C’est à lui qu’il revient de décider – sur
d’un sujet historique et collectif de l’émancipa- la base de son impropriété originaire – de son
tion devient sans objet. D’ailleurs, la « décomposi- devenir : un devenir-petit bourgeois – voué à la
tion de toutes les formes sociales » ayant engagé rien neutralité politique, à l’inconsistance éthique et
de moins qu’une « dissolution de toutes les classes à l’autoréification –, ou un devenir-plèbe, irré-
sociales », la théorisation en termes de classes, médiablement rétif au biopouvoir, faisant séces-
dont l’antagonisme résulterait de leurs positions sion du Capital et s’organisant pour instaurer
respectives dans les rapports de production, ne dès à présent le communisme.
peut qu’être récusée dans son projet même. Les
« Bloom » ne sont ni bourgeois ni prolétaires, ni Le communisme, le Parti, l’insurrection
stables ni précaires, ni hommes ni femmes, ni Parvenu à ce point d’élaboration critique,
blancs ni non blancs ; ils composent, comme il comment penser et la révolution et le commu-
est écrit dans L’insurrection qui vient, une « non- nisme ? Le geste théorique de Tiqqun et du
Comité invisible peut ici être conçu comme formes sociales », qu’il s’agit selon eux d’opposer
une interprétation hérétique de l’affirmation de au capitalisme et à l’Empire, non un programme
Marx et Engels selon laquelle « le communisme qui supposerait de conquérir le pouvoir poli-
n’est pas un état de choses qu’il convient d’établir, tique et de substituer des rapports de produc-
un idéal auquel la réalité devra se conformer », tion à d’autres rapports de production.
mais « le mouvement réel qui abolit l’état actuel des Une conception de l’insurrection en
choses ». La plupart des courants marxistes ont découle, non plus à la manière léniniste
tiré de ce passage l’impératif de partir des luttes comme assaut du pouvoir d’État succédant à
telles qu’elles sont pour populariser en leur sein une période chaotique de dualité de pouvoirs,
et à partir d’elles des exigences irréconciliables durant laquelle le pouvoir populaire en vient à
avec la société capitaliste ainsi qu’un projet com- assumer des tâches de coordination ordinaire-
muniste. À l’opposé, les « appelistes » envisagent ment dévolues à l’État, mais comme « un accé-
le communisme et son édification comme une lérateur, un moment décisif dans ce processus [ de
tâche immédiate, refusant ainsi toute démarche communisation ] ». L’insurrection n’est donc
transitoire, toute revendication et toute concep- qu’une séquence particulière dans la « guerre en
tion du communisme en termes de projet, de cours » menée par l’Empire contre les « formes-
vision ou d’idéal, en somme de programme. de-vie » exprimant une sécession, individuelle
Démarche transitoire et conception pro- et collective, par rapport à la facticité des rôles
grammatique du communisme constitueraient et des relations caractéristiques du capitalisme
ainsi une double ruse permettant de suspendre tardif. Se donner comme objectif l’État, même

indéfiniment l’œuvre de construction du com- à des fins de destruction, ne pourrait que recon-
munisme. Car celui-ci « est à tout moment pos- duire une mentalité étatique, avec sa direction
sible », ne désignant ni « une autre façon de et sa bureaucratie, son armée et ses chefs, ses
distribuer les richesses, d ’organiser la produc- hiérarchies et ses règles.
tion, de gérer la société », ni « l’extinction de toute C’est pourquoi, si Tiqqun et le Comité invi-
conflictualité, [ il ] ne décrit pas un état final de sible évoquent à de nombreuses reprises le Parti
la société après quoi tout est dit ». Il se présente, – baptisé ironiquement « Parti imaginaire » –,
selon Tiqqun et le Comité invisible, comme celui-ci a bien peu à voir avec le Parti-éducateur
« disposition éthique » – « disposition à partager ce typique de la IIe Internationale, devant préparer
qui est commun » –, et sa construction suppose le prolétariat à l’exercice du pouvoir, ou avec le
« un ensemble d’actes de communisation, de mise Parti-stratège de la tradition léniniste, appelé à
en commun de tel ou tel espace, tel ou tel engin, tel diriger la révolution. Ces deux formes distinctes
ou tel savoir » ainsi que « l’élaboration du mode de seraient unies par une même tare : se définir, au
partage qui leur est attaché ». C’est cette expé- nom de l’efficacité, non simplement en oppo-
rimentation, sans préalable ni transition et sition mais en homologie avec l’État qu’ils
mettant à profit « la décomposition de toutes les prétendent dépasser ou détruire, reproduisant
ainsi et sa structure et son fonctionnement. – opposés aux « réseaux vastes et lâches » des orga-
Et si un parti est, selon Tiqqun, nécessaire nisations qui prétendent « s’élargir » pour mieux
pour que la révolution soit rendue irréversible, « fuir ceux qui sont déjà là » –, ce n’est pas seu-
ce n’est pas en tant que porteur d’un projet de lement pour vivre dès maintenant le commu-
société alternative faisant de lui une « représen- nisme et pour « tenir ensemble », en tissant les
tation politique » des mouvements sociaux et des solidarités nécessaires. C’est également afin de
classes subalternes, mais en tant que « puissance façonner la base matérielle autorisant le déploie-
matérielle commune » ou encore comme « consti- ment d’une stratégie et le lancement d’offen-
tution en force d’une sensibilité », permettant de sives ciblées. Car à la stratégie traditionnelle des
dépasser les oppositions stérilisantes entre vivre partis de gauche et d’extrême gauche consistant
et lutter, spontanéité et organisation. à formuler des revendications et à avancer un
Se pose donc la question des « formes d’ap- programme, à partir desquels il s’agit ensuite
parition » et de la stratégie révolutionnaire de ce d’agréger une large collection d’individus,
Parti imaginaire. Sortir du cercle vicieux du féti- Tiqqun et le Comité invisible substituent une
chisme ( marchand et organisationnel ) suppose démarche visant à favoriser, par l’action directe,
de définir cette « puissance commune » par sous- le blocage des infrastructures permettant la cir-
traction au règne de la marchandise, comme culation de marchandises, d’énergie, d’informa-
support et véhicule d’une « désertion » permet- tions, de personnes, etc.
tant d’accueillir celles et ceux qui se refusent à Cette stratégie s’autorise de la thèse selon
« jouer le jeu » et de généraliser une telle fuite. laquelle c’est dans « l’organisation matérielle,

« Construire le Parti », c’est alors faire en sorte que technologique, physique de ce monde » que rési-
cette sécession ne débouche pas invariablement derait à présent le pouvoir – et non dans les
sur l’isolement et qu’aux communautés factices institutions politiques ou à travers la propriété
puisse être opposé autre chose qu’une solitude lucrative. Or pour bloquer les flux ( de personnes
indifférente ou un désespoir cynique. Le Parti et de marchandises ), nul besoin d’occuper une
désigne donc en premier lieu l’infrastructure position particulière dans les rapports de pro-
matérielle et idéelle, le tissu éthique et politique duction, ce qui fondait la primauté stratégique
permettant d’accroître les capacités d’auto- du prolétariat dans la théorie marxiste, comme
organisation de celles et ceux qui désertent et sujet collectif ayant seul la capacité – en par-
qui ne sauraient compter éternellement sur le ticulier par la grève – d’enrayer la machinerie
pillage et la « débrouille » pour survivre sans se capitaliste pour peu qu’il prenne conscience de
soumettre à nouveau au joug du Capital, autre- sa force en tant que classe. Le sujet du blocage
ment dit sans s’obliger au travail salarié. n’est pas une classe particulière mais l’ensemble
Mais s’il s’agit de se constituer en « com- de celles et ceux que rassemblent un même
munes », de former des « noyaux denses et réduits » dégoût devant la désolation capitaliste et une
fonctionnant comme « zones d’opacité offensive » volonté commune de lui survivre.
Contradictions et pouvoir capitaliste, oppression des femmes, domina-

Ce caractère quelconque et anonyme de tion raciste, etc. ), mais aussi « la reconnaissance
celles et ceux qui prennent « parti contre la pré- jubilatoire d ’un hyper-antagonisme élevé à la
sente organisation du monde », non en raison puissance d’une expérience grandiose, presque mys-
d’une indignation morale ou politique devant tique, de la dualité » 3.
les effets les plus destructeurs du capitalisme
mais au nom de « formes-de-vie » leur valant Daniel Bensaïd note avec justesse
l’hostilité définitive de l’Empire, nous ramène
le « superbe mépris social
à notre point de départ : celui d’une critique
éthique du capitalisme tardif, conçue comme envers ce peuple [ … ] de “ blooms ”
le seul terrain sur lequel rebâtir une sensibilité qui, “ ayant le choix ”, se complaît
et une stratégie révolutionnaires. C’est fonda- dans la servitude ».
mentalement cette division éthique qui consti-
tuerait le véritable principe de séparation entre On ne saurait mieux dire l’impasse théo-
les non-individus englués dans l’aliénation rique et pratique dans laquelle on ne peut
« bloomesque », et les membres du Parti imagi- manquer de s’enfermer en assimilant la sub-
naire ayant décidé de soustraire leur existence somption réelle du travail sous le capital à la
et leurs désirs à l’ordre capitaliste. toute-puissance des mécanismes d’aliénation
Daniel Bensaïd note avec justesse le politique et affective, et en cherchant à main-
« superbe mépris social envers ce peuple de tra- tenir sur le terrain éthique la critique et l’oppo-

vailleurs, de consommateurs, de spectateurs, de sition que suscite le capitalisme. Si l’efficacité
“ Bloom ” qui, “ ayant le choix ”, se complaît dans de ces mécanismes s’est sans doute accrue dans
la servitude 2 ». Mais il faut aller plus loin et les quarante dernières années – raffinement
se demander si une critique éthique du capi- des techniques de gestion de la main-d’œuvre,
talisme n’est pas destinée, paradoxalement, emprise croissante des médias capitalistes de
à sombrer dans les impasses d’une politique masse, insinuation dans la texture de la vie même
pure, non au sens du refus de tout compromis des désirs capitalistes, etc. –, Alberto Toscano a
tactique dans la lutte révolutionnaire, mais en sans doute raison d’affirmer que « l’idée d’une
tant qu’elle suppose une opération de purifica- subsomption totale est exagérément dystopique et
tion des contradictions inhérentes à la société métaphysique 4 ». On pourrait en dire de même
capitaliste. C’est notamment sur ce point du concept d’« Empire », qui a en outre le défaut
qu’insiste Bruno Bosteels dans un texte sur les d’écraser la variété des structures d’exploitation
« gauchismes » français postérieurs à Mai 68. et des mécanismes d’aliénation, mais aussi de
Parmi les aboutissements les plus contestables minorer les résistances au cours capitaliste du
du « gauchisme », il signale ainsi le « déni total monde : éparses ou globales, individuelles ou
des contradictions antagoniques » ( exploitation collectives, sociales ou politiques.
Un tel parti pris théorique interdit en

En réduisant la révolution
outre toute analyse précise du capitalisme
contemporain, de ses transformations et de ses à son paroxysme insurrectionnel,
crises, et ne permet guère de poser les questions le Comité invisible manque
suivantes : comment la crise du système capita- la double vérité de toute crise
liste se déploie-t-elle dans des configurations
révolutionnaire.
nationales spécifiques ? Comment les classes
dominantes, organisées du niveau le plus local Une « politique de l’opprimé » – pour parler
au niveau international, tentent-elles d’en comme Daniel Bensaïd – peut-elle se contenter
amortir les effets politiques pour éviter que de se maintenir à distance de l’État ? « Cette dis-
n’éclate brutalement, sous la forme d’une crise tance » n’est-elle pas « encore un rapport, et non
révolutionnaire, l’ensemble des antagonismes une extériorité ou une indifférence absolues » 5 ?
sociaux ? Sous quelles conditions concrètes les Cela sans compter que l’État a le don de se
révolutionnaires peuvent-ils ouvrir des brèches rappeler aux opprimés et aux révolutionnaires
dans l’hégémonie du capital ? Le concept de mille façons, à tel point que la perspective
d’Empire s’avère d’un maniement pour le de penser et d’agir durablement à distance de
moins difficile, empêchant de penser les rap- l’État apparaît sans doute largement illusoire.
ports de force spécifiques à chaque pays et les Plus grave : une telle illusion amène à esquiver
« possibles latéraux » que recèle telle ou telle des questions aussi difficiles que lancinantes
conjoncture politique. pour la gauche : que faire de l’État ? La rup-

Cette difficulté renvoie à un point aveugle ture avec le pouvoir capitaliste équivaut-elle au
concernant l’État et la lutte politique. À insister refus de toute forme de pouvoir politique ? À
sans nuance sur le passage d’une forme de pou- quelles conditions un dépérissement des fonc-
voir souverain – essentiellement organisé autour tions oppressives assumées par l’État devient-il
de l’État – à des formes diffuses et omnipotentes possible ? Dans le contexte de la mondialisation
de biopouvoir, on peut en venir à méconnaître capitaliste, quelle place la conquête du pouvoir
cette instance de totalisation politique, mais politique peut-elle avoir dans un processus de
aussi de coordination économique et d’interven- transformation sociale radicale ?
tion répressive que demeure l’État. Congédier la
centralité de ce dernier au profit d’un modèle Le problème de la transition
panoptique du pouvoir aboutit ainsi, chez Ces questions renvoient toutes au pro-
Tiqqun et le Comité invisible, à nier la nécessité blème de la « transition », autrement dit des
de la lutte pour le pouvoir politique, en faisant formes d’avènement d’une société postcapi-
du communisme une « disposition éthique » qui taliste, et l’on doit remarquer à quel point les
pourrait et devrait être mise en œuvre immédia- contestations et les théories critiques contem-
tement – au double sens du terme. poraines ont le plus grand mal à s’en saisir, tant
l’époque demeure marquée par l’absence d’al- et celui du contenu même de la transformation
ternative politique au capitalisme néolibéral et révolutionnaire.
d’expériences ayant permis de mettre à l’épreuve En réduisant la révolution à son paroxysme
des hypothèses politiques de rupture. insurrectionnel, les auteurs manquent la double
Dans un livre intitulé Premières mesures vérité de toute crise révolutionnaire, comme
révolutionnaires, Éric Hazan et Kamo ont tenté irruption soudaine du peuple sur le terrain poli-
de proposer des pistes plus concrètes que celles tique et comme processus de transformation
avancées dans les écrits du Comité invisible ou de concrète. Cela aboutit à une double insuffisance :
Tiqqun, en posant la question du lendemain de d’une part, l’accent n’est pas mis sur le caractère
l’insurrection. Ils y insistent à plusieurs reprises chaotique de toutes les crises révolutionnaires,
sur la nécessité de se défaire de l’idée d’une passant par des phases d’euphorie, mais aussi
« période de transition [ … ] entre l’ancien régime d’abattement, voire de régression, suivies de
et l’émancipation en actes ». Décréter la nécessité brusques remontées ; d’autre part, le moment
d’une telle période n’a-t-il pas constitué, dans de insurrectionnel n’est jamais pensé sérieusement
nombreux processus révolutionnaires, un moyen en tant que tel, c’est-à-dire comme épreuve de
commode d’enrayer ces processus, de limiter force, avec les problèmes d’ordre politico-mili-
l’activité et les exigences populaires au nom taire que poserait une telle prise d’initiative dans
de jours plus propices – qui n’arrivent jamais ? les conditions actuelles ( surarmement des appa-
Généralement avancée par l’aile opportuniste reils d’État, armée de métier, etc. ).
du mouvement révolutionnaire, l’idée de transi- Si les auteurs peuvent s’épargner le pro-

tion nécessaire permet d’en appeler à un gouver- blème de la transition, c’est qu’ils se sont débar-
nement provisoire sans lien avec le soulèvement rassés préventivement – par décret théorique
populaire, pour mieux enterrer l’aspiration à une – de la question du pouvoir et de son devenir au
rupture avec l’ordre ancien. cours du processus révolutionnaire, en postu-
Néanmoins, il ne dépend pas des seuls lant l’« évaporation du pouvoir », un « écroulement
révolutionnaires de se débarrasser du problème de l’appareil de domination », ou encore un « éva-
de la transition. Initialement, l’idée de transi- nouissement de l’appareil d’État ». Or, au vu des
tion ne désigne pas simplement une manœuvre transformations des États capitalistes durant
opportuniste visant le détournement du pro- les trente dernières années, il semble que l’on
cessus révolutionnaire, mais signale au moins ait plutôt assisté à leur renforcement autori-
trois problèmes épineux : celui des rapports de taire, notamment du point de vue des moyens
force parfois défavorables aux partisans de la de surveillance et de répression, si bien que
révolution au cours même du processus révolu- l’idée d’une dissolution spontanée à venir des
tionnaire ; celui de l’inertie des rapports capita- structures de pouvoir et de domination apparaît
listes, aussi bien dans l’objectivité des formes de davantage comme un vœu pieux que comme
travail et d’échange que dans les subjectivités ; une hypothèse plausible.
Une autre raison de cet escamotage du pro- à se penser incontournables ? Il est ainsi permis
blème de la transition dérive du fait qu’Hazan de douter que ces groupes de travail ne dégé-
et Kamo s’en tiennent à des réponses vagues et nèreront pas en règne des experts autoproclamés.
problématiques quant aux formes d’organisa- On en revient ainsi à l’un des problèmes
tion et aux modes de décision qui pourraient fondamentaux pour toute révolution impli-
émerger d’un processus révolutionnaire. Invo- quant centralement les classes les plus oppri-
quant des « groupes de travail » formés sur la base mées : contrairement à la bourgeoisie au sein de
du volontariat, qui auraient notamment pour la société féodale, le prolétariat n’est guère en
tâche la résolution des problèmes hérités des capacité de bâtir dès maintenant les fondations
sociétés capitalistes ( le démantèlement de cen- d’un éventuel pouvoir prolétarien. Dès lors,
trales nucléaires, par exemple ), ils n’envisagent comment de rien devenir tout ? Deux réponses
à aucun moment que ces groupes puissent être au moins ont été proposées à cette énigme. La
investis par des adversaires du cours nouveau et première repose sur l’idée d’un saut dialectique à
détournés de leur vocation. Par refus d’un par- travers lequel le prolétariat s’érigerait au rang de
lementarisme bavard séparant délibération et sujet politique et de classe dominante au cours
exécution des décisions prises collectivement, même du processus révolutionnaire, sur la base
les auteurs en viennent à refuser l’idée même de sa capacité autonome d’action et d’organi-
de débats politiques et pluralistes réguliers, sation. La seconde est celle d’un communisme
à tous les niveaux pertinents, du local jusqu’à comme pure immanence, déjà présent dans les
une échelle internationale, où s’affronteraient plis du capitalisme : dans une veine négriste

nécessairement différentes orientations au sein sous la forme d’un communisme cognitif sub-
même du mouvement révolutionnaire. vertissant d’ores et déjà les logiques capitalistes,
L’insurrection victorieuse se bornerait donc ou chez Bernard Friot à travers ce qu’il nomme
à destituer toute forme de pouvoir politique le « déjà-là révolutionnaire » des « institutions du
sans prétendre en constituer un autre. Ce fai- salariat », dont il s’agirait simplement de géné-
sant, les auteurs esquivent la question des formes raliser et de radicaliser les acquis.
que pourrait prendre cette « démocratie réelle » Récusant ces deux perspectives, Tiqqun
revendiquée par le mouvement des Indignés en et le Comité invisible proposent une voie dif-
Espagne, s’épargnant le problème d’une appro- férente : constituer, renforcer et coordonner des
priation populaire – donc d’une déprofessionna- lieux inséparablement de vie et de lutte fondés
lisation – du politique. Qui, en effet, se sentirait sur une disposition éthique commune, mais
appelé à venir « volontairement » grossir les rangs tenter également de démontrer en acte l’ina-
de ces « groupes de travail », sinon celles et ceux nité de ce que Guy Debord nommait l’« orga-
qui imaginent – sur tel ou tel sujet – avoir une nisation capitaliste de la vie ». Plusieurs questions
compétence particulière, ceux que leur genre, demeurent toutefois : le catastrophisme prophé-
leur origine sociale ou leurs diplômes disposent tique de leurs analyses de la civilisation capitaliste
ne condamne-t-il pas à une oscillation entre Comme pour tous les auteurs cités plus
l’hypervolontarisme de minorités « éclairées » haut, cette pensée a ainsi partie liée avec la
et un « passivisme » postulant l’effondrement défaite, et l’on pourrait même affirmer avec
imminent du système et l’« évanouissement » des Bruno Bosteels que son charme spécifique
structures de pouvoir ? L’opposition à toute forme résulte « d’une intériorisation de la défaite, une
réglée de délibération, et plus largement le refus intériorisation qui cherche en même temps à éviter
de prendre au sérieux la question démocratique, le scénario de la repentance et de l’apostasie ».
ne favorisent-ils pas une conception outrageuse- Une tentation commode, car laissant intacts
ment avant-gardiste de la transformation sociale les conservatismes politiques et intellectuels,
et de l’émancipation ? Enfin, le désintérêt pour consisterait dès lors à balayer d’un revers de
la question du pouvoir politique ne risque-t-il main, au nom de son caractère minoritaire et
pas de conduire à une forme d’indifférentisme souvent minorisant, ce qui constitue à bien
communautaire, réduisant le communisme à des égards l’un des nouveaux imaginaires de
la construction immédiate d’enclaves ( partiel- la contestation anticapitaliste. Or, au-delà des
lement ) libérées du capital mais à distance des impasses stratégiques évoquées plus haut, il
luttes anticapitalistes ? a au moins pour vertu de secouer le joug de
Penser une société libérée du règne de la certaines évidences, d’échapper à l’alternative
marchandise, après l’échec des révolutions et des du ressassement et du reniement, et d’inviter
régimes se réclamant du socialisme, constitue à donner un contenu renouvelé et désirable
sans doute l’un des défis intellectuels et poli- à la perspective d’une rupture avec le capita-

tiques les plus ardus, et les plus brûlants, de lisme, sans laquelle les résistances – aussi nom-
notre époque. Les œuvres tardives de plusieurs breuses et radicales soient-elles – ne peuvent
théoriciens contemporains – Badiou, Negri, que demeurer désarmées.
Rancière, Laclau, Bensaïd, etc. – peuvent d’ail-
leurs toutes être lues comme des tentatives de
maintien de l’idée d’un devenir postcapitaliste,
sinon communiste, de l’humanité. À ce titre,
la pensée développée par Tiqqun et le Comité 1. Voir Collectif Mauvaise Troupe, Constellations. Trajectoires
invisible ne constitue que l’une des formes de révolutionnaires du jeune xxie siècle, L’Éclat, Paris, 2014.
2. D. Bensaïd, Le Spectacle, stade ultime du fétichisme de
ce maintien, et il n’est guère étonnant qu’elle
la marchandise, Lignes, Paris, 2011, p. 20.
se soit élaborée et diffusée en France au cours 3. B. Bosteels, « L’hypothèse gauchiste : le communisme
d’un processus de remontée de luttes et d’une à l’âge de la terreur », in A. Badiou et S. Zizek (dir.), L’Idée
conscience anticapitaliste ( 1995-2006 ), enrayé du communisme, Lignes, Paris, 2010, p. 60.
4. A. Toscano, « Transition et tragédie », revueperiode.net,
en raison des défaites subies par les mouve-
avril 2014.
ments sociaux et de l’engluement de la gauche 5. D. Bensaïd, Éloge de la politique profane, Albin Michel, Paris,
radicale. 2008, p. 349.

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Les influences visibles du Comité invisible

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