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Un canular philosophique, et après ?

Arnaud Saint-Martin
Dans Zilsel 2017/1 (N° 1), pages 153 à 157
Éditions Éditions du Croquant
ISSN 2551-8313
ISBN 9782365121064
DOI 10.3917/zil.001.0153
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Un canular philosophique,
et après ?

Arnaud Saint-Martin

L
orsqu’il est testé dans le petit monde des idées, le procédé du
canular a bien des vertus. La plus évidente, la plus immédiate,
est qu’il introduit une rupture dans l’ordre des choses de
l’esprit. Il ne laisse pas indifférent, il crée de la dissonance. Hilarité,
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moquerie, stupéfaction, interrogation, déception, irritation,

Frictions
scandale : le répertoire des réactions possibles à la découverte de
ce genre de supercherie est assez grand. Les tics, les secrets de
fabrication et les abus de langage et de pensée sont mis à nu par le
jeu du simulacre et de la caricature, tout comme les prétentions
intellectuelles des auteurs pastichés. Les critiques sont à ce point
radicales qu’elles peuvent finir par en inférer l’existence d’impos-
tures intellectuelles1. Tout porte à croire en effet que les théories
fumeuses enveloppées dans une rhétorique pseudo-savante
masquaient l’intention de tromper son monde. On se rappelle que
l’article « d’herméneutique de la gravité quantique » d’Alan Sokal
paru en 1996 dans la revue Social Text, et surtout l’« affaire » qui
s’ensuivit, ont durablement secoué les structures mentales et insti-
tutionnelles du postmodernisme. Près de vingt ans après, sur des
scènes et des cibles un peu différentes, le canular « Tremblay »2
en mars 2015, puis le canular « Tripodi »3 le 1er avril 2016, ont de
nouveau illustré le pouvoir corrosif de la satire.

1. Bernard Lahire, « Comment confondre les imposteurs : les vertus critiques du


canular », Carnet Zilsel, 14 mars 2016, URL : http ://zilsel.hypotheses.org/1819,
consulté le 6 octobre 2016.
2. Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin, « Le maffesolisme, une “sociologie” en
roue libre. Démonstration par l’absurde », Carnet Zilsel, 7 mars 2015, URL : http ://
zilsel.hypotheses.org/1713, consulté le 31 octobre 2016.
3. Anouk Barberousse et Philippe Huneman, « Un “philosophe français” label rouge.
Relecture tripodienne d’Alain Badiou », Carnet Zilsel, 1er avril 2016, URL : http ://
zilsel.hypotheses.org/2548, consulté le 31 octobre 2016.

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Zilsel 1 • janvier 2017

En usant de cette tactique, il ne s’agit pas de mettre les rieurs


de son côté ou d’esquiver la critique frontale par un procédé
douteux, comme le regrettent les esprits chagrins4. L’enjeu est
tout autre. Les sciences humaines et sociales et les humani-
tés sont sans cesse attaquées, par des acteurs politiques et/ou
médiatiques qui aimeraient les réduire à un savoir inoffensif
et d’accompagnement « du monde tel qu’il devrait être ». Face
à cette menace toujours latente, qui se signale par un dédain
souvent chargé d’anti-intellectualisme à l’égard du labeur quoti-
dien des travailleurs de la preuve et des cultures classiques, ainsi
qu’une fragilisation des conditions de travail dans l’enseignement
supérieur et la recherche, on est parfois saisi d’une grande exaspé-
ration devant des discours « hors sol », pour ne pas dire délirants.
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Pour la raison simple qu’ils prêtent le flanc à la démolition idéolo-
gique et politique, qui prend prétexte de l’inanité de ces produc-
tions, dans l’ignorance (feinte ?) du travail pourtant méritoire
des communautés d’enseignants-chercheurs. Dès lors, le canular
n’est pas l’exercice d’une « police de la pensée ». Il n’est qu’une
réponse pragmatique et par l’absurde à des dérives qu’il importe
de démonter5.
Pour ouvrir la rubrique « Frictions », nous avons souhaité
provoquer une discussion collective autour du canular « Tripodi ».
Ce dernier visait à interroger les ambitions proprement démesu-
rées de la philosophie d’Alain Badiou. Les quatre articles qui
composent ce dossier sont tous à charge6, mais chacun creuse un
sillon propre. Auteurs du canular « Tripodi », Anouk Barberousse
et Philippe Huneman reviennent sur les effets immédiats de leur

4. À la suite de la publication du canular Tripodi, la psychanalyste et proche d’Alain


Badiou, Élisabeth Roudinesco, a cru pouvoir y déceler des intentions malveil-
lantes et une incompréhension de la « vraie » critique : « Cela arrive dès que
quelqu’un est devenu célèbre aux États-Unis. Ce sont toujours des scientistes, des
esprits jaloux, qui se font passer pour des experts. Le canular, c’est le contraire
de la critique. C’est l’évitement ». Propos recueillis par Julie Clarini, et reproduits
dans « Alain Badiou et le réveil de la farce », Le Monde, 8 avril 2016.
5. Voir Anouk Barberousse, Philippe Huneman, Manuel Quinon, Arnaud Saint-
Martin et Alan Sokal, « Canulars académiques, les “maîtres à penser” démas-
qués », Libération, 31 mai 2016.
6. Ce n’était pas prémédité puisque, jouant la carte du pluralisme, nous avions solli-
cité les contributions de collègues philosophes qui n’avaient pas été convaincus
par la démarche d’Anouk Barberousse et Philippe Huneman. Néanmoins, les
bonnes intentions de départ ne sont pas concrétisées sous la forme d’articles.

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Un canular philosophique, et après ?

tentative d’analyse critique de la philosophie badiousienne. C’est


également pour eux l’opportunité de préciser d’autres éléments
sur les modes de diffusion par « capillarité sémantique » de cette
philosophie qu’ils qualifient de « plotiniste », et aussi ce faisant
de réfléchir sur les conditions actuelles du débat intellectuel,
dans ou à la lisière du champ universitaire. Pascal Engel propose
ensuite de prendre au sérieux la « soi-disant ontologie mathé-
matique » de Badiou. La lecture qu’il fait de L’être et l’événement
(1988) et d’autres œuvres à prétention mathématique instille un
doute persistant. L’usage arbitraire que Badiou fait de la théorie
des ensembles ainsi que la maximalisation de certains choix dans
l’axiomatique de son Grand Système sont discutables pour le
moins. À tel point d’ailleurs que la mise au jour de ces défauts et
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biais de construction a de quoi ébranler les fondations « mathéma-

Frictions
tiques » de cette eschatologie qui ne dit pas son nom. L’article de
Pierre Schapira verse une nouvelle pièce au dossier. Se basant sur
la lecture d’un recueil d’entretien, Éloge des mathématiques (2015),
l’auteur – qui est mathématicien – laisse deviner son scepticisme
quant à la compréhension que Badiou a des mathématiques et du
monde des mathématiciens. Les conclusions « absolutistes » que
le philosophe tire de ses interprétations personnelles de certains
énoncés mathématiques suscitent la perplexité et l’embarras. Que
Badiou tienne à mettre en valeur la beauté des mathématiques est
une chose, concède Schapira, qu’il les convertisse pour la seule fin
d’une vision politique qui ne souffre pas la contradiction en est
une autre, fort dommageable – pour les mathématiques comme
pour la politique. Déplaçant la discussion sur le terrain de la socio-
logie de la philosophie, Marc Joly propose enfin une analyse acide
de « l’hybris spéculative » de Badiou. Le diagnostic est tranchant :
par son style finalement très imitable (cf. le canular Tripodi),
Badiou réitérerait la folie des grandeurs d’une institution philoso-
phique en perte de vitesse par rapport aux sciences (y compris les
sciences humaines et sociales).
Un canular philosophique, et après ? Sans présager des
prochains développements de la philosophie de Badiou, ce dossier
contribue à la discussion de celle-ci, de façon aussi critique que
rigoureuse, et espère ainsi faire bouger quelques lignes.

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