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L’affaire de l’animal rationale ou l’humanisme animalier

selon Martin Heidegger


Jean-Michel Muglioni
Dans L’Enseignement philosophique 2015/3 (65e Année), pages 3 à 18
Éditions Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public
ISSN 0986-1653
DOI 10.3917/eph.653.0003
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I – ESSAIS

L’AFFAIRE DE L’ANIMAL RATIONALE 1


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OU L’HUMANISME ANIMALIER SELON MARTIN HEIDEGGER

Jean-Michel MUGLIONI
Hon. Lycée Louis-le-Grand, Paris

Il est presque généralement admis que la tradition philosophique, au moins depuis


Aristote, a défini l’homme comme un animal raisonnable. Je ne discuterai pas ici la tra-
duction du zoon politikon aristotélicien par animal politique et non pas être vivant, ni ne
chercherai à rappeler ce que veut dire Aristote 2. Je m’en tiendrai à ce qui est sans doute
l’origine de cette légende scolaire et même universitaire : la fameuse Lettre sur l’huma-
nisme de Heidegger, adressée en 1946 à Jean Beaufret. Mes capacités personnelles ne
me permettent pas d’embrasser la totalité de la tradition philosophique depuis les pré-
socratiques jusqu’à nous : il faut une grande présomption pour prétendre que depuis le
V e siècle avant J.-C. tous les philosophes ont admis telle ou telle proposition, ou au
contraire ont ignoré ceci ou cela. Mais quelques exceptions majeures suffisent pour
qu’on tienne pour fausse une assertion qui porte sur la totalité d’une tradition : ainsi
Montaigne, Descartes, Leibniz et Kant, pour ne prendre que quatre exemples, n’ont nul-
lement admis cette définition ; ils en ont fait la critique, explicitement. Comment dès
lors considérer qu’ils s’inscrivent dans ce que Heidegger appelle la tradition métaphy-
sique ? Selon lui les auteurs de cette tradition sont « humanistes », et leur humanisme
les fait manquer l’essence de l’homme (Heidegger notant que parler en termes d’essence
est encore une manière de demeurer prisonnier de cette tradition) : il consisterait en
effet à penser l’humanité de l’homme à partir de l’animalité. Si, lisant les textes, on voit
que cette thèse est contraire à la vérité sur des points que tout le monde peut aisément
contrôler, il faudra conclure qu’elle ne peut s’expliquer par une simple ignorance. Nous

1. Je propose ici une version totalement remaniée d’un chapitre de ma thèse Progrès et finalité chez Kant : la phi-
losophie kantienne, réponse à la question : qu’est-ce que l’homme ? soutenue en 1991 et publiée aux PUF sous le
titre La philosophie de l’histoire de Kant, rééditée chez Hermann en 2011, sans ce chapitre qui n’était pas néces-
saire à la compréhension du propos général de l’ouvrage.
2. Cf. l’excellente mise au point de Francis Wolf dans son Aristote et la politique aux PUF.

L'enseignement philosophique – 65e année – Numéro 3


4 JEAN-MICHEL MUGLIONI

nous demanderons donc pourquoi Heidegger a tenu à soutenir dans cette lettre que la
tradition philosophique a toujours fait de l’homme un animal raisonnable, c’est-à-dire,
selon lui, un animal.
*
D’abord un peu de scolastique. La proposition, l’homme est un animal raisonnable,
est reprise dans les manuels de logique depuis l’Antiquité, avec les mêmes exemples de
définitions, de subordination des concepts et de syllogismes : l’homme est un animal,
l’homme est mortel, Socrate est mortel, etc. Il n’est pas sûr qu’il faille en conclure que
l’humanité est pour les anciens ou les médiévaux une espèce du genre animal au même
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titre que le chien et la baleine sont des animaux, des bêtes, et il est certain qu’une telle
classification logique est d’un autre ordre que nos classifications zoologiques qui parlent
d’espèce humaine en un tout autre sens.
Kant reprend les mêmes exemples dans son cours de logique 3 pour montrer la rela-
tivité des notions logiques (et non zoologiques) de genre et d’espèce : il n’y a là rien de
nouveau à ses yeux, et il ne fait que son métier de professeur. Comme il était d’usage, il
suivait dans la plupart de ses cours un manuel officiel. Ainsi, « le concept d’homme est
supérieur relativement au concept de nègre (Neger) ; mais relativement au concept
d’animal (Tier), c’est un concept inférieur 4 ». Il est vrai que les notes de cours qui servent
à établir ce texte ne sont pas sûres à cet endroit. Et certes il n’est pas question de supé-
riorité ou d’infériorité raciale ou biologique, mais d’une hiérarchie logique des concepts
qui n’est pas une hiérarchie entre leurs objets !
Continuons de lire Kant.
Puisque ce en quoi les choses conviennent entre elles provient de leurs propriétés uni-
verselles, et que ce en quoi elles diffèrent entre elles provient de leurs propriétés particu-
lières, on ne peut pas conclure que ce qui convient ou contredit à un concept inférieur,
convient également ou contredit d’autres concepts inférieurs ou supérieurs qui appar-
tiennent avec le premier au concept supérieur. Ainsi par exemple on ne peut pas
conclure : ce qui ne convient pas à l’homme ne convient pas non plus aux anges 5.
On sait que Schopenhauer accusait Kant de croire aux anges parce qu’il parlait dans
la première phrase des Fondements de la métaphysique des mœurs de tout ce qu’il est pos-
sible de tenir pour bon « dans le monde et même en général hors du monde ». Ici, il
semble que le genre où est découpée l’espèce humaine soit celui des êtres raisonnables
et non plus celui des animaux. Nous avons donc une autre classification logique de
concepts et aucune des deux, dans le cadre d’un cours de logique, ne préjuge de la défi-
nition de l’homme, de son essence, et encore moins d’une définition de son essence par
l’animalité. Ainsi rien ici ne permet de conclure que Kant, reprenant l’expression
« animal raisonnable » dans son cours de logique, admettrait au point de vue anthropo-
logique et moral une définition de l’homme qui en ferait une espèce du genre animal,
et, de la même façon, on ne peut soutenir qu’il fait de la raison une différence spécifique
du même ordre que celle qui distingue le chien du cheval dans le genre animal : la raison
sépare l’homme du règne animal tout entier. Nous n’avons jusque-là considéré que
l’aspect « logique » de la question ; nous examinerons plus loin la caractérisation de
l’homme que propose le cours d’anthropologie et qui repose sur une idée de l’homme
qui ne relève pas des sciences de la nature.

3. Trad. Guillermit, Vrin 106, AK IX, p. 96.


4. Ibid. 106, AK 96.
5. Ibid. Vrin, p. 108, AK 98-99.

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L’AFFAIRE DE L’ANIMAL RATIONALE 5
OU L’HUMANISME ANIMALIER SELON MARTIN HEIDEGGER

Théophile, c’est-à-dire Leibniz, fait cette mise au point pour Philalèthe, c’est-à-dire
Locke 6 :
Au reste il est encore bon de remarquer que bien souvent le genre pourra être changé
en différence, et la différence en genre, par exemple : le carré est un régulier quadrila-
téral, ou bien un quadrilatère régulier, de sorte qu’il semble que le genre ou la différence
ne diffèrent que comme le substantif et l’adjectif ; comme si au lieu de dire que l’homme
est un animal raisonnable, la langue permettait de dire que l’homme est un rational ani-
mable, c’est-à-dire une substance raisonnable douée d’une nature animale ; au lieu que
les génies sont des substances raisonnables dont la nature n’est point animale, ou
commune avec les bêtes. Et cet échange des genres et différences dépend de la variation
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de l’ordre des sous-divisions.
Cet exemple suffit pour montrer que la thèse heideggérienne ne correspond pas,
dans l’histoire de la philosophie, à la pensée explicite des plus grands représentants de
la tradition philosophique – y compris ceux qui comme Leibniz revendiquent le titre de
métaphysiciens. Le renversement proposé du genre et de la différence est ici d’autant
plus remarquable que Leibniz ne tient pas la généralité des idées pour seulement
nominale, comme Philalèthe, auquel il répond. Et pourquoi ne pas dire « rational ani-
mable » au lieu de « animal raisonnable » ? Non pas du tout pour une raison logique,
anthropologique ou métaphysique, mais parce que cela contrevient à l’usage : à ce
niveau la question de l’essence de l’homme ne se pose pas.
Objecte-t-on que ce passage fait partie des textes exotériques de Leibniz, et que les
textes ésotériques comme le Discours de métaphysique ou la Monadologie sont bien méta-
physiques au sens heideggérien ? Or la monade ou les substances simples en général y
sont pensées par Leibniz sur le modèle du moi : cette unité ontologique ultime a pour
modèle l’unité de ce que nous appelons le sujet pensant ou la conscience, et non pas un
animal quelconque ou un organisme vivant. Unité ultime, la monade est un atome spi-
rituel, dit parfois Leibniz. On peut certes refuser cette noo-ontologie : une philosophie
de l’être comme réalité spirituelle et non matérielle ne va pas de soi en effet. Kant sou-
tiendra que c’est une illusion de la raison, et même un conte de fée. Mais on ne peut pas
ignorer que la monadologie de Leibniz ne pense nullement l’âme à partir de l’animalité.
Et est-ce la seule fois dans l’histoire de la philosophie et de nos langues que la vie est
premièrement pensée non pas à partir de la vie des plantes et bêtes, mais à partir de la
vie de l’esprit ?
*
Laissons la question de la subordination logique des concepts et demandons-nous
si Descartes est « humaniste » au sens que Heidegger donne à cette étiquette, c’est-à-dire
s’il est (délibérément ou à son insu) prisonnier d’une représentation de l’homme comme
animal raisonnable.
Si l’on veut bien lire Descartes lui-même, on y trouvera d’abord, dans la Méditation
seconde, le refus de prendre en compte la définition scolastique de l’homme comme
animal raisonnable. Le doute a conduit ma méditation à la certitude que je suis : mais
que suis-je ? Je ne puis faire état de tout ce que je croyais être avant de douter de tout :
je dois m’en tenir à ce que le doute le plus radical m’autorise à dire. Et donc je com-
mence par évacuer toutes les anciennes croyances concernant ce que je suis.
C’est pourquoi je considérerai derechef ce que je croyais être avant que j’entrasse dans
ces dernières pensées ; et de mes anciennes opinions je retrancherai tout ce qui peut être

6. Nouveaux essais sur l’entendement humain, III, III, § 10.

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6 JEAN-MICHEL MUGLIONI

combattu par les raisons que j’ai tantôt alléguées, en sorte qu’il ne demeure précisément
rien que ce qui est entièrement indubitable. Qu’est-ce donc que j’ai cru être ci-devant ?
Sans difficulté, j’ai pensé que j’étais un homme. Mais qu’est-ce qu’un homme ? Dirai-je
que c’est un animal raisonnable ? Non certes : car il faudrait par après rechercher ce que
c’est qu’animal, et ce que c’est que raisonnable, et ainsi d’une seule question nous tom-
berions insensiblement en une infinité d’autres plus difficiles et embarrassées, et je ne
voudrais pas abuser du peu de temps et de loisir qui me reste, en l’employant à démêler
de semblables subtilités 7.
Ignorer que Descartes refuse la définition scolastique de l’homme comme animal
raisonnable est d’autant plus étonnant que ce passage des Méditations est une réminis-
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cence d’une page de Montaigne qu’en France tout élève des lycées a lue, ou du moins
avait lue au temps où Heidegger faisait ses études. Kant lisait Montaigne, Hegel lisait
Montaigne. Mais Heidegger ? Voici cette page célèbre du dernier des Essais de Mon-
taigne, « pillée » par Descartes.
J’ai vu en Allemagne, que Luther a laissé autant de divisions et d’altercations, sur le
doute de ses opinions, et plus, qu’il n’en émeut sur les écritures saintes. Notre contes-
tation est verbale. Je demande que c’est que nature, volupté, cercle, et substitution. La
question est de paroles, et se paye de même. Une pierre c’est un corps : mais qui pres-
serait. Et corps qu’est-ce ? substance : et substance quoi ? ainsi de suite : acculerait enfin
le répondant au bout de son Calepin. On échange un mot pour un autre mot, et souvent
plus inconnu. Je sais mieux que c’est qu’homme, que je ne sais que c’est animal, ou
mortel, ou raisonnable. Pour satisfaire à un doute, ils m’en donnent trois […].
Ainsi Montaigne refuse de définir l’homme selon le système scolastique de la subor-
dination des concepts.
Voyons maintenant en quel sens Descartes parle d’âme ou d’esprit dans la Médi-
tation seconde (et par la suite) et pourquoi le concept d’homme y est mis entre paren-
thèses. Outre la critique explicite ici des subtilités de la syllogistique scolastique, Des-
cartes refuse de se dire homme, parce que ce qu’on entend sous le terme d’homme tombe
sous le coup du doute : peut-être le concept d’homme est-il justement un concept empi-
rique et non métaphysique. Je ne peux donc au cœur du doute rien dire d’autre de moi
que ceci : je suis quelque chose qui pense, c’est-à-dire une âme, mens et non anima
(encore, nous le verrons, qu’il ne soit pas question d’anima dans le texte latin), préci-
sément parce qu’ici il est explicitement hors de question de penser ma nature d’être
pensant à partir de l’animalité ou de ma vie d’homme. L’âme comme mens est pure
pensée et non pas principe d’animation ou de vie animale.
Poursuivons. La rigueur du doute délivre l’âme de sa fonction d’animation des corps
et même du corps humain. L’âme n’est plus qu’esprit, pensée ; elle est débarrassée de
toute référence à la vie végétative ou animale ; c’en est fini de la psychè aristotélicienne
hiérarchisée en végétative, désirante et intellective 8. Il n’y a plus rien « d’anthropolo-

7. Le texte latin que sans doute Heidegger lisait de préférence au français est lui aussi très explicite : Quidnam
igitur antehac me esse putavi ? Hominem scilicet. Sed quid est homo ? Dicamne animal rationale ? Non, quia
postea quaerendum foret quidnam animal sit, & quid rationale, atque ita ex unâ quaestione in plures difficilio-
resque delaberer ; nec jam mihi tantum otii est, ut illo velim inter istiusmodi subtilitates abuti.
8. Dans ce contexte aristotélicien, l’inférieur porte le supérieur : il n’y a pas de vie animale sans une vie végétative.
Mais il y a entre la vie animale et la vie végétative une différence d’ordre telle que le supérieur ne peut procéder
de l’inférieur qui le porte pourtant. De là la question débattue par les interprètes d’Aristote : l’âme intellective
peut-elle vivre séparément de l’âme désirante ? On remarquera que même dans la négative, elle n’est pas, en tant
qu’intellective, réductible à l’animalité, ni pensée à partir de l’animalité. L’animalité n’explique pas la pensée. Il
se pourrait au contraire, et c’est là tout l’enjeu d’une interprétation d’Aristote, que l’inférieur ne puisse être conçu
qu’en fonction du supérieur et que cette subordination de l’inférieur au supérieur caractérise toute pensée de la
finalité, par opposition au matérialisme.

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L’AFFAIRE DE L’ANIMAL RATIONALE 7
OU L’HUMANISME ANIMALIER SELON MARTIN HEIDEGGER

gique » dans cette métaphysique de l’âme ou de l’esprit. Et le même mouvement qui


libère l’âme de sa fonction d’animation d’un corps délivre les corps et l’étendue en
général de toute âme, en quelque sens qu’on l’entende : la physique n’a plus à recourir
au concept d’âme pour expliquer le mouvement. Il devient possible de penser une
étendue totalement dépourvue de spontanéité. La res extensa est pure inertie : c’est
l’espace de la géométrie, de telle sorte que la physique sera géométrique. Ainsi il est
impossible de séparer l’affirmation de la mens – l’esprit – qui est liberté, et le mécanisme :
avec ses Méditations métaphysiques, Descartes à l’intention de fonder sa physique 9.
Si donc une objection pouvait être faite à ce que Descartes dit des corps en général,
des animaux et du corps humain, par exemple dans son Traité de l’homme, et elle n’a pas
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manqué de lui être faite, c’est que le corps humain, comme l’animal en général, y est
considéré comme une machine. N’intervient dans l’explication cartésienne de ses mou-
vements que la disposition de ses organes, comme dans l’explication du mécanisme
d’une machine la disposition de ses pièces. On le voit bien, le mécanisme n’est pas un
biologisme, et même il met entre parenthèses toute représentation empirique de l’ani-
malité. Pour autant Descartes ne confond pas l’animal et la machine : qu’il n’y ait pas
d’autre connaissance de la nature et des êtres vivants que mécaniste ne signifie pas que
la vie ne soit que mécanisme. Quoi qu’il en soit, soutenir que Descartes pense l’homme
à partir de l’animalité n’a donc rigoureusement aucun sens 10. Leibniz refusera le méca-
nisme cartésien et d’une certaine manière reviendra à la pensée animale 11. Au contraire
Malebranche comprendra assez bien le mécanisme cartésien, considérant qu’il ôte enfin
de la nature tous les dieux que le paganisme y avait mis et que la physique scolastique
n’a pas su en ôter.
Peut-être avec Kant la critique de la psychologie rationnelle va-t-elle encore plus
loin dans ce mouvement de purification de l’idée d’âme. Mais y a-t-il une psychologie
rationnelle chez Descartes lui-même ? De toute façon la critique kantienne de la psycho-
logie porte sur l’idée de l’âme comme substance simple : il ne s’agit pas de l’animalité,
mais de la catégorie de la substance. Il faudrait donc ici savoir quel sens Descartes et ses
successeurs accordent à la notion de substance et comment ils traitent ce qu’après Hei-
degger on a appelé la « question de l’être », difficulté majeure en effet, qui porte sur le
sens de la métaphysique en tant qu’elle pose la question de savoir ce que signifie « être ».
Il est légitime de dire cette question métaphysique, et d’appeler métaphysique toute étude
qui, comme l’ouvrage que les éditeurs d’Aristote ont intitulé meta ta physica, pose cette
question.
Rappelons toutefois que Descartes jamais n’a défini sa propre métaphysique comme
pensée de l’être (le terme d’ontologie ne se trouve pas chez lui). Il prend le terme de
métaphysique d’abord au sens de philosophie première, c’est-à-dire de connaissance des
principes, connaissance par l’entendement seul – la connaissance mathématique
pouvant au contraire compter sur l’aide de l’imagination : de sorte que l’adjectif méta-
physique peut désigner chez lui une connaissance particulièrement difficile, proprement
inimaginable, à laquelle peu d’hommes sont capables d’accéder, précisément parce que

9. Cf. la lettre à Mersenne du 11 novembre 1640 « car je vous dirai que ce peu de métaphysique que je vous
envoie contient tous les principes de ma physique », ce qu’il écrit pour que Mersenne n’en parle à personne, afin
que la Sorbonne le laisse tranquille.
10. Autre exemple, le plus rebattu peut-être, l’interprétation heideggérienne d’une philosophie cartésienne de la
technique est complètement contraire à la lettre des textes : qu’on lise à ce sujet la mise au point de Pierre Gue-
nancia, dans Lire Descartes, folio essais, 2000, et particulièrement le chapitre intitulé « L’horizon de la technique »,
p. 118-125.
11. Mais là encore, nous l’avons dit, l’idée de la monade ne dérive pas de celle d’animalité mais de moi ou de
conscience.

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8 JEAN-MICHEL MUGLIONI

les hommes ne sont pas des esprits purs et que par conséquent pour eux penser sans le
secours de l’imagination, sans que leur esprit se tourne vers le corps 12, est en un sens
contre nature. Ainsi rien n’est moins « humain » que la métaphysique telle que Descartes
la conçoit et la pratique. C’est pourquoi il répond à la princesse Élisabeth le 21 mai 1643
que si elle trouve l’union de l’âme et du corps inintelligible, si elle ne comprend pas
qu’une substance pensante puisse mouvoir un corps, c’est parce qu’elle a lu ses Médita-
tions (« c’est, dit-il, ensuite des écrits que j’ai publiés ») pour préciser le 28 juin que seule
la pratique de la vie ordinaire 13 lui permettra de sortir de son embarras métaphysique.
C’est dire que chez Descartes l’homme n’est jamais, en tant qu’homme, l’objet d’une
connaissance de même nature que la métaphysique ou les mathématiques.
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On comprend donc, si l’on a en tête le caractère extraordinaire de la métaphysique
ainsi conçue, qu’il puisse y avoir chez Descartes un usage ironique du terme métaphy-
sique. On lit dans la Méditation troisième :
Et certes, puisque je n’ai aucune raison de croire qu’il y ait quelque Dieu qui soit
trompeur, et même que je n’aie pas encore considéré celles qui prouvent qu’il y a un Dieu,
la raison de douter qui dépend seulement de cette opinion, est bien légère, et pour ainsi
dire métaphysique.
Et dans le Discours de la méthode, au début de la quatrième partie :
Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j’y ai faites ; car elles
sont si métaphysiques et si peu communes, qu’elles ne seront peut-être pas au goût de
tout le monde.
L’usage que fait Descartes du terme métaphysique et la diversité des sens qu’il lui
donne n’a pas grand rapport avec celui qu’en fait Heidegger. Parler de la métaphysique
cartésienne dans le sens que Heidegger donne à ce terme, c’est plaquer sur le texte car-
tésien une grille d’interprétation qui en fausse toute la perspective 14.
*
Qu’en est-il maintenant de la lettre de l’anthropologie et de la philosophie pratique
de Kant ? Il faudrait ici une véritable étude de la notion d’humanité chez Kant – que
nous avons faite ailleurs 15. Toute la difficulté tient à ce que cette notion a plusieurs sens
chez lui comme dans l’usage ordinaire du terme en allemand aussi bien qu’en français.
En outre le lecteur français doit revenir à l’allemand qui pour humanité dispose de trois
termes : Menschheit, c’est l’humanité de l’homme ou le genre humain, Menschlichkeit le
sentiment d’humanité, ou l’amour des hommes et enfin Humanität, l’union du bien-être
et de la vertu dans le commerce des hommes selon le § 88 de l’Anthropologie au point
de vue pragmatique.
Sans prétendre ici rendre compte de tout le propos kantien, contentons-nous de
revenir à ce qui en est le principe. La formulation kantienne de l’impératif catégorique
dit ceci :

12. Méditation sixième, 4e alinéa des éditions courantes.


13. « C’est en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires et en s’abstenant de méditer aux choses
qui exercent l’imagination [par ex. les mathématiques] qu’on apprend à concevoir l’union de l’âme et du corps ».
14. Je ne nierai pas que certaines études heideggériennes ont amené les historiens de la philosophie à élucider
ce que Descartes entendait par être et substance, à chercher ce qu’il avait ou non de commun avec l’usage qu’en
ont fait avant lui les scolastiques, et les remarques précédentes veulent seulement indiquer l’importance d’un tel
travail, commencé par Étienne Gilson avant les publications de Heidegger. Mais, à part cela, de telles études ne
peuvent que trahir le texte même de Descartes si elles ont pour finalité de montrer qu’il appartient à la « tradition
métaphysique » telle que Heidegger la définit et qu’elles ne prennent pas clairement le soin de dire que Descartes
n’entendait pas en ce sens le terme de métaphysique ni la métaphysique elle-même.
15. La philosophie de l’histoire de Kant, p. 205 sq., Hermann 2011.

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L’AFFAIRE DE L’ANIMAL RATIONALE 9
OU L’HUMANISME ANIMALIER SELON MARTIN HEIDEGGER

Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la per-
sonne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme
un moyen 16.
Dans sa traduction, Victor Delbos note qu’on a reproché à Kant d’avoir ainsi
introduit la nature humaine, ce qui contreviendrait à l’exigence formelle d’universalité
exprimée dès la première phrase de l’ouvrage. Kant donne une formulation qui doit per-
mettre de comprendre la nature de l’obligation ; si cette formulation rendait le devoir
relatif à la nature humaine, c’est-à-dire à la nature d’un être particulier, l’obligation per-
drait ce qui fait d’elle une obligation véritable (c’est-à-dire un impératif catégorique) :
elle ne s’imposerait qu’aux hommes et non aux êtres raisonnables en général même en
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dehors du monde ; elle ne serait pas absolue mais relative à la complexion particulière
d’un être. Bref la morale ne serait qu’un produit de notre idiosyncrasie, un phénomène
psychologique. La préface de l’ouvrage le dit expressément 17 : fonder la morale sur l’an-
thropologie serait la détruire.
Aussi le cours d’anthropologie ne définit-il nullement l’homme comme animal rai-
sonnable 18 au sens que Heidegger donne à cette expression. D’une part on caractérise
un être en le comparant avec d’autres, qui sont rangés sous le même concept. S’agissant
de l’homme, si nous le rangeons sous le concept supérieur d’être terrestre raisonnable,
nous ne pouvons le comparer à un autre être de ce genre, puisque nous ne connaissons
pas d’autres êtres raisonnables que lui. C’est dire qu’ici la définition du caractère par la
différence spécifique est impossible. Comme Montaigne et Descartes, mais par une autre
voie, Kant refuse donc de suivre l’usage scolastique de la définition par découpage de
l’espèce dans le genre. C’est la raison pour laquelle, alors qu’il s’agit bien de « classer
l’homme dans le système de la nature vivante », il n’y a pas d’autre caractère pour le dis-
tinguer des autres êtres terrestres que la liberté :
[…] il a un caractère qu’il se donne lui-même ; étant capable de se perfectionner d’après
les fins qu’il se donne à lui-même ; par quoi, en tant qu’animal doué de capacité de raison
(Vernunftfähigkeit) (animal rationabile), il peut faire de lui-même un animal rationnel
(Vernünftiges Tier) (animal rationale).
Cette traduction est d’un français quasiment illisible. Que veut dire Kant ? Que la
différence spécifique « raisonnable » n’est nullement présente ici comme un caractère
biologique ou même empirique : il s’agit de la liberté. Et par là l’homme se trouve dis-
tingué non pas seulement des autres animaux mais de l’animalité en général et même
de tous les êtres seulement naturels. La nature l’a fait tel qu’il peut vivre selon la raison,
c’est-à-dire être libre.
Kant avait soutenu l’unité du genre humain dans sa théorie des races, dès les années
dites précritiques, admettant que toutes procèdent d’une souche unique : mais en der-
nière analyse cette unité était fondée, même alors, non pas sur un caractère zoologique
ou comme on dirait aujourd’hui, génétique, mais sur l’idée de l’unité morale du genre
humain. Dans l’Anthropologie publiée en 1800 l’homme est classé non pas dans le genre
animal, mais dans le genre des êtres raisonnables terrestres (irdischen vernünftige
Wesen), genre qui lui-même est l’objet non pas d’un concept mais d’une idée 19, c’est-à-
dire d’un concept pratique. La reprise de l’expression animal rationale prend un sens
qu’elle n’avait pas dans l’usage qu’on en faisait avant Kant dans les classifications

16. AK, IV, 429.


17. AK, IV, 388, cf. 2e section AK IV, 426, etc.
18. Pour tout ceci, cf. Anthropologie, 2e partie, E, le caractère de l’espèce, cours publié du vivant de Kant.
19. AK VII, 322.

L'enseignement philosophique – 65e année – Numéro 3


10 JEAN-MICHEL MUGLIONI

logiques : elle signifie que si l’homme est doué de raison, l’usage qu’il en fait dépend de
sa liberté ; autrement dit ce n’est pas un caractère de même nature que ceux qui se déve-
loppent nécessairement par la croissance d’un être vivant. Ainsi on ne saurait ignorer
que l’anthropologie kantienne est toujours fondée sur l’idée de la liberté, clé de voûte
de toute la philosophie critique. Que la liberté elle-même n’est pas une donnée empi-
rique ou un être au même titre que les animaux et les choses du monde. Je comprends
que la théorie – la philosophie – ne prouve pas la liberté, mais qu’elle montre seulement
que le caractère catégorique du devoir présuppose la liberté. En ce sens, on pourrait dire
que chez Kant, la liberté est philosophiquement ou plutôt au point de vue strictement
théorique, hypothétique : nous sommes libres s’il est vrai que nous avons des obligations
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absolues. L’affirmation de la liberté repose en chacun de nous sur la conscience de ses
devoirs et non pas sur une preuve théorique, la théorie philosophique montrant seu-
lement que cette affirmation ne contredit pas celle de la nécessité naturelle.
Selon Heidegger, Kant a doté l’homme du caractère qui en fait une personne 20, c’est-
à-dire a adjoint un tel caractère à l’homme conçu premièrement et essentiellement comme
animal. Que dit Kant ? Que la personnalité est « l’Idée de la loi morale », c’est-à-dire « l’idée
de l’humanité considérée d’une manière toute intellectuelle 21 ». Et il appelle disposition de
l’homme à la personnalité ceci que l’homme est capable d’éprouver un sentiment, le respect,
du fait de la seule représentation, purement intellectuelle, de cette loi, de telle sorte que
sa volonté d’être sensible est déterminée par la raison et non plus seulement par l’appétit.
Cette détermination rationnelle de la volonté ne saurait procéder de la sensibilité, encore
moins de la sensibilité dans ce qu’elle a d’animal. Tel est le sens de l’idée de raison pra-
tique, raison qui n’est pas une faculté (théorique) de calcul. La raison en l’homme n’est pas
seulement une raison théorique au service de la nature en lui. Toute la philosophie pra-
tique de Kant est l’expression de cette haute idée de la raison et de l’humanité, et c’est elle
qu’il faut avoir présente à l’esprit pour comprendre ce que Kant appelle un être rationnel
ou raisonnable, un Vernunftwesen. Il ne s’agit pas d’un animal calculateur.
*
Que dit Heidegger en effet ?
Si l’on pense contre l’humanisme, c’est parce que l’humanisme ne situe pas assez haut
l’humanitas de l’homme (p. 75).
Autrement dit Heidegger nous propose une plus haute idée de l’homme que la tra-
dition qu’il qualifie d’humaniste. Et certes il est incontestable que l’étiquette humaniste
– au demeurant peu utilisée par les philosophes, du moins à ma connaissance – a été
fort usée par toutes sortes de littérateurs, de prêtres et de politiques. Il n’est pas rare
qu’on s’en serve même pour justifier des politiques criminelles. On massacre au nom de
Dieu, on massacre aussi au nom de l’homme et de ses droits, et pour le bien des géné-
rations futures. Une critique de l’humanisme est donc non seulement recevable mais
souhaitable, aujourd’hui comme hier – quand la Lettre sur l’humanisme a été écrite –
lorsque marxistes, chrétiens et existentialistes se disputaient la qualification d’huma-
nistes. Mais qui de Descartes et de Kant, d’un côté, ou de Heidegger de l’autre, a le
mieux travaillé à « faire ressortir les droits de l’humanité 22 » ?

20. Lettre sur l’humanisme, p. 61 – Nous citons ce texte dans la traduction de Roger Munier, nouvelle édition
bilingue d’Aubier, revue en 1970 (nous renvoyons dorénavant entre parenthèses à la pagination de cette tra-
duction), à partir du texte allemand de 1964, Ueber den Humanismus, Verlag A. Franche, Berne.
21. La religion dans les limites de la simple raison, 1e partie I, fin, AK VI, 27-28, Vrin, p. 71.
22. Trad. Victor Delbos d’une expression de Kant dans ses remarques relatives aux Recherches touchant les Obser-
vations sur le sentiment du beau et du sublime. Vrin, p. 66, Paris, 1969.

L’enseignement philosophique – 65e année – Numéro 3


L’AFFAIRE DE L’ANIMAL RATIONALE 11
OU L’HUMANISME ANIMALIER SELON MARTIN HEIDEGGER

Qu’est-ce qui fait l’insuffisance radicale de l’humanisme qui, selon la Lettre sur l’hu-
manisme, naquit à Rome 23 et qui caractériserait toute de la tradition métaphysique ?
La métaphysique pense l’homme à partir de l’animalitas, elle ne pense pas en direction
de son humanitas (p. 75).
Or,
d’une façon générale, sommes-nous sur la bonne voie pour découvrir l’essence de
l’homme, lorsque nous définissons l’homme, et aussi longtemps que nous le définissons,
comme un vivant parmi d’autres, en l’opposant aux plantes, à l’animal, à Dieu ? On peut
bien procéder ainsi ; on peut de cette manière, situer l’homme à l’intérieur de l’étant
comme un étant parmi d’autres (p. 55).
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Heidegger, dans ce texte particulièrement clair, donne alors une précision essen-
tielle :
Ce faisant [considérant l’homme comme un étant parmi d’autres], on pourra toujours
émettre à son propos des énoncés exacts. Mais on doit bien comprendre que, par là,
l’homme se trouve repoussé dans le domaine de l’animalitas, même si, loin de l’identifier
à l’animal, on lui accorde une différence spécifique – eine spezifische Differenz (p. 55).
Il s’agit de la définition scolastique qui découpe la différence dans le genre. Je com-
prends en effet Heidegger comme le comprend un lecteur qui n’est pas soupçonnable
comme je le suis de tordre à mon profit le texte heideggérien. Gérard Guest, dans les
Cahiers philosophiques 24 propose la traduction d’une conférence prononcée le 25 sep-
tembre 1988 à Messkirch, devant la Martin-Heidegger-Gesellschaft par Friedrich-Wilhelm
von Hermann, La fin de la métaphysique et l’autre commencement de la pensée. À propos
du « tournant » de Heidegger. La conclusion de cette conférence indique bien qu’il s’agit
de comprendre animal comme genus proximum et raison comme differentia specifica. Il
ne manque pas en effet de manuels de logique qui jusqu’au début du XXe siècle don-
naient cet exemple de définition par le genre prochain et la différence spécifique. Ainsi,
selon Heidegger, l’humanisme définit l’homme en suivant les règles scolastiques de la
définition « logique 25 ». Nous l’avons vu, c’est tout simplement faux de Montaigne, Des-
cartes, Leibniz et Kant.
Il n’est en outre pas sûr qu’on trouve dans la Rome antique une réflexion philoso-
phique sur l’homme qui procède ainsi. Mais prouver le non-être est difficile, d’autant,
on le sait, qu’il arrive aux archéologues de découvrir de nouveaux manuscrits. Voyons
comment Heidegger interprète cette façon de définir l’homme.
Au principe, on pense toujours l’homo animalis […] (p. 57).
Le lecteur français et même allemand entend par animalis animal, comme il voyait
tout à l’heure dans animalitas l’équivalent de notre animalité. Or le terme d’animalitas
n’appartient pas au latin classique (romain !) et il suffit de contrôler dans un Gaffiot et
d’aller relire Cicéron 26 pour voir que animalis, en latin classique, ne veut pas dire animal
mais animé. Certes, les scolastiques ont parlé un latin qui n’est pas toujours celui de
Cicéron, et c’est ce latin-là dont use ici Heidegger. Mais pourquoi alors qualifier l’huma-

23. Der erste Humanismus, nämlich der römische…, p. 53.


24. N° 41, décembre 1989, CNDP.
25. Si l’on revenait à Aristote lui-même, par exemple au livre Z de la Métaphysique, on verrait que le genre n’est
pas ousia (qu’on traduit substance ou essence), qu’il est indéterminé et que la détermination par la différence
spécifique exclut donc qu’on puisse attribuer une nature ou essence commune aux vivants raisonnables et aux
autres vivants. Nous ne sommes plus là dans le cadre d’une classification zoologique. Bref, la vie raisonnable n’est
pas vie dans le même sens que la vie animale.
26. De natura deorum, I 26, ou I 31-32 Charles Appuhn traduit à juste titre animalis par être vivant p. 33 ou être
animé p. 37, Garnier frères, édition bilingue.

L'enseignement philosophique – 65e année – Numéro 3


12 JEAN-MICHEL MUGLIONI

nisme ainsi formulé de romain ? À moins de prendre romain au sens qu’on lui donne lors-
qu’on parle de catholicisme romain… Il y a donc là soit une erreur, soit un subterfuge,
qui consiste à confondre Rome et la scolastique, ce qui conduit le lecteur, qui se fie à
l’érudition apparente de Heidegger, à croire que ce qui, peut-être, a un sens dans la
logique scolastique, en aurait un chez Cicéron par exemple. Mais le plus grave n’est pas
là : la présence, dans un contexte qui est généralement celui de la logique, de la définition
de l’homme comme animal raisonnable est-elle véritablement chez les scolastiques une
façon de penser l’homme à partir de l’animalité ? Même si c’est le cas, contrairement à ce
qui se passe chez Aristote, vivant a-t-il pour eux le sens que lui donne notre biologie ?
Mais poursuivons.
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Au principe, on pense toujours l’homo animalis, même si on propose l’anima sive mens,
et celle-ci plus tard, comme sujet, personne ou esprit (p. 57).
Voilà réglé en quelques mots le sort de Descartes et de Kant : ils ont tous deux réduit
l’homme à l’animal. Et cette animalisation humaniste de l’homme, puisqu’il faut bien l’ap-
peler ainsi, est plus précisément attribuée à Kant, lorsque Heidegger écrit plus loin ceci :
Pas plus que l’essence de l’homme ne consiste à être un organisme animal, cette insuf-
fisante détermination essentielle de l’homme ne se laisse éliminer ou réduire, du fait
qu’on a doté (mit… Ausgestattet wird) l’homme d’une âme immortelle, d’une faculté
rationnelle, ou du caractère qui en fait une personne… (p. 59-61).
C’est dire que toute la tradition philosophique, de Rome à Heidegger exclu, est
humaniste, mais humaniste en ceci qu’elle a fait de la raison le caractère spécifique d’un
être dont le genre est l’animalité ; c’est dire que chez Descartes l’âme immortelle s’ajoute
à l’organisme, que chez Kant aussi la personnalité s’ajoute à l’organisme. Il y a plus
étrange que ces affirmations : qu’elles aient été prises au sérieux et n’aient pas disqualifié
leur auteur 27.
D’où la question : sur quoi se fonder pour dire que selon la tradition philosophique
l’esprit ou la personnalité morale sont greffés sur une essence d’abord conçue comme
animalité ? Que Descartes ou Kant ou tous les philosophes de Platon 28 à Bergson
ignorent cette vérité dont Heidegger se présente comme le découvreur : « le corps de
l’homme est essentiellement autre qu’un organisme animal » (p. 59) ? Lorsqu’il est
question non pas du corps mais de « mon corps », dans la Méditation sixième, n’est-ce
pas déjà de chair qu’il s’agit et non pas seulement d’une portion de l’espace ou d’un
simple organisme vivant ? Heidegger ne peut pas avoir ignoré les textes que nous avons
repris. Mais que soutient-il ?
L’erreur du biologisme n’est pas surmontée du fait qu’on adjoint l’âme à la réalité cor-
porelle de l’homme, à cette âme l’esprit… (p. 59).
Autrement dit Descartes et Kant font le lit du biologisme auquel seul Heidegger a
pu échapper parce qu’il a rompu avec la métaphysique humaniste et compris que
l’homme n’est pas un étant mais un Dasein. Heidegger n’est donc en rien lié au racisme
spécifique du nazisme, contrairement à toute la tradition philosophique. Quod erat
demonstrandum – ou en français, CQFD.
Nous l’avons vu, il est faux que Descartes ait été prisonnier d’une représentation de
l’homme comme animal rationale, telle que l’affirmation, chez lui, d’une âme qui est
mens (esprit) et non anima (principe de vie et d’animation des corps), reviendrait tou-

27. Heidegger étant au programme des classes terminales, un élève peut être interrogé sur la Lettre sur l’huma-
nisme, exemple de texte lisible. Devra-t-il croire Heidegger ou montrer que ce qu’il dit est faux ?
28. L’humanisme en effet s’inscrit selon Heidegger dans « l’interprétation technique de la pensée dont les origines
remontent jusqu’à Platon et Aristote » (p. 31).

L’enseignement philosophique – 65e année – Numéro 3


L’AFFAIRE DE L’ANIMAL RATIONALE 13
OU L’HUMANISME ANIMALIER SELON MARTIN HEIDEGGER

jours à penser l’humanitas à partir de l’animalitas. La proposition de Heidegger : « au


principe, on pense toujours l’homo animalis, même si on propose l’anima sive mens,… »,
est tout simplement fausse – quand même on entendrait animalis au sens d’animé et non
d’animal. Tout lecteur de Descartes peut voir que l’expression « anima sive mens », par
laquelle Descartes est disqualifié, est une formulation imaginée par Heidegger. Descartes
écrit : « tantum res cogitans, id est, mens, sive animus 29, sive intellectus, sive ratio ».
D’une part il ne dit pas anima mais animus : il n’envisage pas l’âme comme principe de
vie ; et d’autre part l’inversion heideggérienne (anima sive mens au lieu de mens sive
animus) va dans le même sens : montrer que Descartes pense l’homme à partir de l’ani-
malité et qu’ainsi il ouvre la voie du biologisme.
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Ces erreurs ne seraient sans doute déplaisantes que pour un historien de la philo-
sophie pointilleux si elles n’allaient toutes dans le même sens, et donc peuvent être
tenues pour des « coups de pouce » donnés au texte : par cette Lettre sur l’humanisme
Heidegger veut donner la raison pour laquelle il n’a pas été nazi, raison au fond très
simple. Et la ruse est efficace : en bonne rhétorique, c’est avec le vrai qu’on trompe son
monde, mieux qu’avec le faux. Il est vrai, en effet, que Heidegger n’a pas été un instant
biologiste et scientiste ! Pas un instant il n’a été objectiviste ! Il est vrai aussi, comme il
l’écrit dans cette Lettre, que l’étude scientifique de l’organisme vivant ne peut pas plus
rendre compte de l’essence de l’homme que l’énergie atomique de l’essence de la nature
(p. 59). Mais est-il vrai que la métaphysique devait aboutir au positivisme dans ce qu’il
a de pire (le positivisme d’Auguste Comte étant ignoré de Heidegger) et de là à une
technicisation générale de la nature et de la vie humaine ? Ainsi toute l’argumentation
de Heidegger vise à prouver qu’il échappe seul aux turpitudes auxquelles son destin
vouait la métaphysique, et le voilà seul innocent de ce qui s’est passé en Allemagne avec
le nazisme, fruit, il nous l’apprend, de cette histoire de la métaphysique, c’est-à-dire de
ce qu’a été la philosophie depuis Platon, et particulièrement depuis Descartes. La Lettre
sur l’humanisme n’est qu’un plaidoyer pro domo. Car nous aussi pouvons agrémenter nos
propos de mots latins inutiles.
Avant Heidegger, donc, on n’avait pas compris qu’il y a entre l’homme et les autres
êtres une différence radicale ; on ignorait par exemple que la vie humaine, bios, est irré-
ductible à la vie animale, zoè. Certes, cette référence est grecque et non romaine ! Mais
quand la notion de vie a-t-elle pris un sens « biologique 30 » ? Il se pourrait que la vie
animale elle-même ait été pensée d’abord à partir de la vie divine, et non l’inverse. Il est
même certain qu’un biologisme (réduction de la vie humaine elle-même à la vie animale
ou cellulaire) est inconcevable avant le XIXe siècle, avant la biologie. Sur ce point comme
sur beaucoup d’autres, la reconstruction heideggérienne de l’histoire de la philosophie
est un mouvement rétrograde du vrai ou plutôt du faux qui prétend trouver dans les
plus grandes œuvres de l’humanité la source des pires illusions de son temps. Cette
rétrospective « historiale » est un tour de passe-passe qui permet à Heidegger, en 1946,
alors accusé d’avoir été nazi, de donner à Jean Beaufret, lui-même vrai résistant, les
arguments qui le disculpent. Et par un paradoxe qui paraîtra à certains d’une grande
profondeur, voilà l’humanisme tenu pour l’origine du nazisme et le refus heideggérien
de l’humanisme pour la preuve qu’il n’a pas pu être nazi. Voilà toute la tradition philo-
sophique éclairée en effet d’un jour nouveau !
On trouvera une confirmation de cette interprétation de la Lettre sur l’humanisme
dans la conférence déjà citée de Friedrich-Wilhelm von Hermann, qui conclut en ces

29. C’est nous qui soulignons (AT VII 27, 13-14)


30. On sait que lorsque Lamarck a fabriqué le terme de biologie, il ne pouvait utiliser zoè déjà pris dans zoologie.

L'enseignement philosophique – 65e année – Numéro 3


14 JEAN-MICHEL MUGLIONI

termes – toujours dans la traduction de Gérard Guest, avec une telle clarté qu’elle se
passe de commentaire :
Heidegger a su montrer le terrain ontologique que requiert toute « anthropologie » et
« vision du monde » d’orientation biologiste et raciale. Le biologisme raciste est l’un des
principaux supports de la vision du monde « national-socialiste.
Rien que par cette seule raison que la question-de-fond de Heidegger, la question
en quête de l’être comme tel, aussi bien sur le chemin qui la met en œuvre comme onto-
logie fondamentale que sur celui de la pensée de l’histoire de l’estre (sic), est, jusqu’en
son aître (re-sic – pour wesenhaft), déterminée dans sa tonalité par un surmontement
principiel de l’entente de l’humain comme « être vivant doué de raison » (donc d’abord
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comme « être vivant ») – pour cette simple raison, il ne pouvait être question que la
pensée de Heidegger pût être, ne fut-ce que l’espace d’un instant, encline à la vision du
monde « national-socialiste » et à ses fondements biologiques et racistes ».
« C’est la faute à la philosophie », ce slogan a été crié de toute part depuis la
Seconde Guerre mondiale, qu’on veuille ainsi nous expliquer le nazisme ou le stalinisme,
ou même le désastre écologique réel auquel nous assistons. Chaque fois la tradition phi-
losophique, depuis Platon jusqu’à Marx, est accusée d’avoir engendré des monstres. Hei-
degger a beau s’en défendre 31, la fameuse déconstruction de la métaphysique et de la
philosophie est une destruction de la métaphysique et de la philosophie 32. Il est de bon
ton pour paraître en philosophie de disqualifier ses prédécesseurs et le plus étonnant est
la naïveté avec laquelle l’université elle-même se réjouit dès qu’un nouveau philosophe
prétend nous délivrer de ses prédécesseurs. Il est même irritant de voir qu’on peut faire
aux frais du contribuable une carrière de philosophe tout entière consacrée à la démo-
lition de la philosophie, ce qui, on le sait, n’affecta pas seulement au XXe siècle la secte
heideggérienne.
Au lieu de conclure qu’étant en effet tout sauf biologiste ou objectiviste, Heidegger
n’a pu être nazi, il est permis de se demander s’il n’y a pas une autre façon de l’être, qui
consiste à enraciner l’homme völklich – ce que le terme de peuple ne traduit pas en
français, puisque précisément le mot français ne signifie pas qu’un peuple est une
« ethnie » -, ce qu’il faudrait traduire racialement, sans que le racisme ici ait besoin d’un
fondement biologique à prétention scientifique. Mais alors il est aussi permis sinon d’af-
firmer ou du moins de se demander si la conception heideggérienne de l’homme n’a pas
toujours été en plein accord avec le Blut und Boden – le sang et le sol – de la propagande
nazie, et c’est aux philologues de faire cette enquête sur la langue heideggérienne 33, c’est
aux historiens et aux érudits d’établir les textes – encore faut-il qu’ils soient disponibles
et qu’on n’objecte pas des questions de droit à leur publication et à leur traduction – et
de montrer si les travaux d’avant la guerre ont été « corrigés » ou non dans les publica-
tions d’après la guerre. En tout état de cause, le racisme et le biologisme sont-ils des pro-
duits des sciences positives et de la raison, ou bien sont-ils des idéologies scientifiques
et des dévoiements des sciences parfaitement irrationnels ? La raison et la science n’y

31. Cf. p. 95, à propos de la pensée : « Loin d’elle la prétention de vouloir tout reprendre par le début et déclarer
fausse toute philosophie antérieure ». Il y a une manière d’interpréter les philosophies qui permet de s’en libérer
plus qu’une réfutation : car réfuter, c’est prendre au sérieux un discours de vérité, ce qui ne donne pas toute
liberté au lecteur du texte à réfuter.
32. Édith Fuchs montre comment Hannah Arendt doit une part de son succès à ce genre de « rupture » avec la
tradition philosophique, rupture qui caractérise pourtant la propagande nazie. Entre chiens et loups. Dérives poli-
tiques dans la pensée allemande du XX e siècle (Paris, Le Félin, 2011). Cf. notre article sur cet ouvrage dans
http://www.mezetulle.net/article-reflexions-sur-entre-chiens-et-loups-d-edith-fuchs-par-j-m-muglioni-
121085502.html.
33. Pourquoi, par exemple, Heidegger évacue-t-il systématiquement les termes allemands d’origine latine ?

L’enseignement philosophique – 65e année – Numéro 3


L’AFFAIRE DE L’ANIMAL RATIONALE 15
OU L’HUMANISME ANIMALIER SELON MARTIN HEIDEGGER

sont pour rien. Ainsi l’irrationalisme scientiste a été l’allié de l’irrationalisme nationaliste
qui amenait Heidegger à considérer que les juifs étaient « sans monde » – weltlos – parce
que sans patrie, selon le très vieux poncif antisémite – irrationalisme 34 qui lui-même s’est
développé en Allemagne par exemple avec Herder contre les Lumières, et que Kant et
Hegel ont combattu.
Revenons à la tradition philosophique elle-même : a-t-elle jamais fait de la raison une
simple puissance de calcul au service des intérêts les plus divers, a-t-elle même limité la
rationalité à ce qu’elle est dans le champ des sciences mathématiques et expérimentales ?
Ou bien a-t-elle au contraire montré que se tromper sur le sens de la raison conduit à une
haine de la raison, à la misologie 35 ? La confusion la plus grave sans doute, qui rend la phi-
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losophie inintelligible, porte sur l’idée de raison. Il y a chez Heidegger et ses admirateurs
une sorte de misologie, c’est-à-dire de haine de la raison, irrationalisme plus ou moins
avoué : ils s’en prennent à la tradition philosophique et métaphysique en tant qu’elle est
la tradition de la raison, c’est-à-dire dans ce qui constitue en effet son centre. L’homme
animal rationale ne serait au fond qu’un animal calculateur, sa raison une faculté des
moyens, conforme à la fausse mais bien réelle rationalité des politiques gestionnaires et
de la recherche scientifique quand elle est subordonnée aux impératifs industriels et finan-
ciers. Nous l’avons vu, cette rationalité étriquée n’est pas la vérité de la raison, et toute
l’œuvre de Kant montre que si l’homme est un Vernunftwesen, un être qui est raison, c’est
non pas en tant que calculateur, mais par sa disposition à la personnalité.
De même la rationalité cartésienne n’est pas la rationalité étriquée du scientisme ou
de l’objectivisme. Je remarquerai seulement qu’une certaine forme de scientisme s’ac-
corde assez bien avec la réduction de la raison opérée par Heidegger. Pour une vision
scientiste, la philosophie cartésienne est prisonnière d’un état des sciences positives au
début du XVIIe siècle. Pour Heidegger, elle est l’origine du scientisme. Dans les deux cas,
le sens même du Discours de la méthode et des Méditations métaphysiques est ignoré. Et
finalement les deux camps opposés ont la même idée de la raison, la raison étriquée des
scientistes les plus réducteurs et celle dont Heidegger veut nous libérer. Ainsi la méta-
physique cartésienne se trouve prise entre deux feux. Elle est accusée du côté de Hei-
degger de rationalisme (et il est vrai que la métaphysique est essentiellement ration-
nelle !) : on entend alors par connaissance rationnelle une science qui ne pense pas. Et
de l’autre côté, la métaphysique passe pour irrationaliste, le positivisme scientiste consi-
dérant qu’elle n’est qu’un bavardage sur les choses dont il n’y a pas encore de science,
selon un préjugé assez commun. Ainsi les écoles de pensée en apparence les plus
opposées font le jeu de l’irrationalisme, et la rationalité ainsi réduite, tout ce qui compte
pour l’homme relève d’une pensée délivrée de ses lois. Alors il ne faut plus s’étonner que
le sommeil de la raison engendre des monstres.
Prenons la mesure du chemin parcouru depuis Hegel, qui commence son cours
d’histoire de la philosophie sur Descartes par ces mots :
C’est avec lui que nous entrons dans la philosophie autonome, qui sait qu’elle vient de
la raison en toute autonomie. Ici nous pouvons dire que nous sommes chez nous, et
pouvons enfin, tel le marin après un long périple sur la mer déchaînée, crier : terre ! Des-
cartes est un de ces hommes qui ont tout repris par le commencement, et c’est avec lui
que débute la culture, le penser des temps modernes 36.

34. P. 39 Heidegger demande si l’on peut appeler irrationaliste son effort pour remettre la pensée dans son
élément et ainsi comprendre l’homme : il laisse son lecteur chercher la réponse.
35. Cf. Platon, Phédon 89 d ; Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, II, 21, § 50 ; Kant, Fondements
de la métaphysique des mœurs, 1er partie § 6, AK IV 395.
36. Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. 6, trad. Garniron, Vrin p 1379.

L'enseignement philosophique – 65e année – Numéro 3


16 JEAN-MICHEL MUGLIONI

Ce qui suit est très sévère sur l’Allemagne. Nous ne pouvons ici montrer comment
Gadamer, en disciple de Heidegger, confondra délibérément préjugé et présupposé, ce
qui revient à nier la possibilité ici affirmée par Hegel d’une pensée absolument libre,
d’une pensée sans préjugé. C’est le même refus des Lumières 37, avec un éloge du
préjugé, chez Herder – et chez Herder, du préjugé comme moment nécessaire de l’his-
toire, enraciné dans une nation 38. La conception heideggérienne de l’histoire de la méta-
physique, de la raison, s’inscrit dans cette tradition irrationaliste.
*
Il se pourrait que la tradition philosophique depuis Platon, pour répondre à la
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question du Théétète – « Qu’est-ce que l’homme, par quoi une telle nature se doit dis-
tinguer des autres en son activité ou sa passivité propres, voilà quelle est sa recherche et
l’investigation à laquelle il [le philosophe] consacre ses peines 39 » – ne parte pas de l’ani-
malitas mais de la divinitas. L’âme platonicienne ne devient un animal qu’après une chute ;
l’animal lui-même est donc pour ainsi dire pensé par le haut, non pas à partir de lui-même
mais à partir du destin d’une âme : le mythe platonicien ne va pas de l’animalité à l’âme
mais de la psychè qui contemple les formes ou les idées (la vérité) aux âmes oublieuses,
qui de ce fait – de leur fait ! – deviennent des bêtes. L’animalité n’est pas l’essence de
l’homme. Et peut-être cette fable, ainsi que la fable de la métempsychose, signifient-elles
que l’animalité – la bestialité – guette tout homme qui ne s’efforce pas de se ressouvenir
de la vérité, c’est-à-dire qui ne prend pas soin de son âme. En ce sens, puisqu’il n’y a pas
une humanité de l’homme mais tous les degrés depuis la bête la plus stupide jusqu’à l’âme
nourrie du spectacle des idées, on pourrait dire qu’il n’y a pas chez Platon d’anthropologie,
ni même de zoologie, sinon symboliques, fantastiques. Aristote invente la zoologie et il y
a chez lui, si l’on veut, une anthropologie. Mais là encore, la plus haute vie à partir de
laquelle toute vie est pensée est la contemplation, la theoria, acte pur, laquelle n’a rien
d’animal. Au contraire, tout plaisir n’est au fond plaisir qu’en tant que contemplation 40.
Et que serait l’homme de Descartes sans l’idée de l’infini, c’est-à-dire sans la présence en
lui de l’absolu, absolument irréductible à l’organisme qu’il est aussi ? Partant de l’anima-
litas comme le prétend Heidegger, il n’aurait jamais trouvé l’idée de Dieu.
Il est vrai qu’avec Kant s’opère un renversement considérable, puisque le lien au
divin est second par rapport à la conscience de la loi morale : la morale fonde la théo-
logie et non l’inverse. Mais alors l’animalité n’est pas en nous ce qui fonde le devoir et
caractérise l’homme. Certes, on peut dire que l’animalité fait que la loi, qu’en tant
qu’êtres raisonnables nous nous prescrivons à nous-mêmes (c’est l’autonomie), s’impose
à nous comme un devoir et non pas comme notre vouloir – qu’elle est pourtant. Mais la
loi ne procède en rien de l’animalité, elle est raison pure. Le refus kantien de fonder la
morale sur l’anthropologie est en ce sens fidèle à toute une tradition philosophique dont
nous venons de donner quelques exemples et qui n’est humaniste ni au sens où elle ren-
drait compte de l’homme par l’animal, comme l’en accuse Heidegger, ni au sens où elle
rendrait compte de l’homme par l’homme, comme font les sophistes.
Si l’on veut en effet à tout prix trouver un humanisme au sens que Heidegger donne
à ce terme, on le trouvera d’abord chez Protagoras, qui fait de l’homme la mesure de

37. Gadamer, le discrédit du préjugé dans l’Aufklärung. Vérité et méthode, Seuil, p 109 sq.
38. Une autre philosophie de l’histoire, par ex. p. 185, Aubier éditions Montaigne 1964. Ouvrage de 1774 – qui
condamne donc 1789 par avance.
39. 174 b, trad. Auguste Dies, Les Belles Lettres.
40. Éthique à Nicomaque, X, et particulièrement 7, 8, 9, sur la vie scolastique, théorétique, qui procure le plus
plein bonheur, coextensif de la contemplation.

L’enseignement philosophique – 65e année – Numéro 3


L’AFFAIRE DE L’ANIMAL RATIONALE 17
OU L’HUMANISME ANIMALIER SELON MARTIN HEIDEGGER

toute chose et pense en effet l’homme à partir de l’animalité, en l’espèce une animalité
ratée par l’étourderie d’Épiméthée : il faut que Zeus donne à l’homme la raison parce qu’il
n’a pas comme les autres bêtes assez d’instincts et d’organes pour assurer sa survie 41. Si
Heidegger lui-même rend compte de l’homme par l’homme, il est humaniste, et, par cet
humanisme-là, totalement étranger à la tradition philosophique dont nous avons parlé
ici et beaucoup plus proche de Protagoras que de Platon, des sophistes que des philo-
sophes. Qu’on ne s’étonne donc pas que la falsification heideggérienne de l’histoire de
la philosophie soit appréciée de ceux qui prétendent réhabiliter les sophistes – et qui par
là même manquent le véritable sens de leur entreprise et leur grandeur, car sans cette
grandeur Platon n’aurait pas perdu son temps à les réfuter et il ne leur aurait pas donné
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la parole dans ses Dialogues 42 !
Mais ne suffit-il pas, pour s’étonner de la définition heideggérienne de l’humanisme,
d’avoir en mémoire une célèbre formulation de Pascal, comme toujours admirable ? Il
est vrai qu’elle figure dans un contexte apologétique, tout à fait différent des contextes
philosophiques que nous avons examinés jusqu’ici. « L’homme passe l’homme 43 ».
L’homme est irréductible à l’homme, ce qui exclut aussi bien qu’on réduise l’homme à
lui-même qu’à l’animalité, ou même qu’on veuille dépasser ou surmonter l’homme : le
plus élevé en lui, ce qui le dépasse, est encore de lui et fait qu’il est homme. L’huma-
nisme qui pense l’homme à partir de l’animalitas, qui ne le pense pas en direction de son
humanitas et qui le repousse dans le domaine de l’animalitas ne caractérise en aucune
façon la tradition philosophique.
Reprenons. Selon Heidegger, il y aurait une tradition latine ou romaine qui pen-
serait l’homme comme une bête, de telle sorte que le destin de cet humanisme animalier
latin devait être le biologisme et finalement le nazisme. Il est possible d’avoir une tout
autre idée de l’histoire de la philosophie. On peut considérer que la philosophie n’a pas
cessé d’approfondir et pour ainsi dire de purifier l’idée de la pensée. L’âme, avant Des-
cartes, était indissolublement pensée et principe de mouvement (dans les mythes plato-
niciens, les astres ont une âme et pour cette raison suivent un mouvement géomé-
trique). Principe de mouvement, c’était principe de vie et donc aussi de vie « animale »,
comme le mot l’indique en effet (nous parlons encore de dessin animé !) ; l’anima est
l’héritière de la psychè. Avec Descartes l’âme, mens et non plus anima, est pensée comme
pure pensée, pur esprit, d’un côté, et de l’autre côté le mécanisme permet de penser une
nature et des corps-machines, c’est-à-dire sans âme, qu’il est dès lors possible de
connaître géométriquement. Il n’y a rien là qui débouche sur un quelconque biologisme
ou même qui signifierait qu’on pense l’homme à partir de l’animalitas. De même la défi-
nition de la personnalité et toute la philosophie pratique de Kant repose sur une dis-
tinction radicale entre ce qui relève de la connaissance de la nature et ce qui relève de
la pensée de la liberté, connaissance et pensée auxquelles correspondent deux législa-
tions entre lesquelles il y a un abîme infranchissable : « un abîme qu’on ne peut mesurer
du regard 44 ». Ils sont donc comme deux mondes. Il est donc faux que Kant réduise la
réalité humaine à l’objectivité de l’expérience, comme le prétend Heidegger 45.

41. Si du moins nous nous en tenons aux propos que Platon met dans la bouche de Protagoras, Protagoras, 321d-322e.
42. Sur le sens de l’humanisme des sophistes, Paideai de Werner Jaeger est toujours un excellent livre : Paideia :
La formation de l’homme grec, Tel, Gallimard.
43. Pascal, Pensées, Brunschvicg 434, Lafuma 131.
44. Critique de la faculté de juger, Introduction, AK. V, 175.
45. (p. 63). La difficulté réelle qu’il y a à faire usage dans les deux cas (la nature et la liberté) du concept de cause
est pensée comme telle par Kant. Comment en effet penser le suprasensible avec des concepts – les catégories –
par leur nature faits pour ordonner l’expérience, le sensible ? La Critique de la faculté de juger est la méditation
de ce problème philosophique, par exemple avec la distinction du schématisme et du symbolisme.

L'enseignement philosophique – 65e année – Numéro 3


18 JEAN-MICHEL MUGLIONI

Comment comprendre que Heidegger puisse écrire : « l’Être en tant qu’élément de


la pensée est abandonné dans l’interprétation technique de la pensée. La « logique » est
la sanction de cette interprétation en vigueur dès l’époque des sophistes et de Platon »
(p. 31-33) ? Laissons Platon et les sophistes. C’est tout simplement faux de Descartes qui
après Montaigne refuse expressément la logique scolastique. Vouloir à tout prix faire
comme si la tradition, à laquelle on dit que Descartes, Leibniz ou Kant appartiennent,
avait défini l’homme comme animal raisonnable ne peut s’expliquer par une ignorance
mais seulement par une volonté de détourner de leur sens les grandes philosophies :
l’herméneutique est une admirable machine à faire dire aux textes le contraire de ce
qu’ils disent. Pour ma part, je continue de penser que le véritable humanisme, celui de
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Montaigne et de la Renaissance, loin d’être une des origines du racisme, du biologisme
et du nazisme, est ce qui nous apprend à nous en garder. Que si la philosophie grecque
nous a été transmise par Rome et d’abord par Cicéron, si elle a ensuite été comme
retrouvée par la Renaissance, il n’est pas vrai que ces médiations « romaines » ou
« latines » aient empoissonné la source grecque : la Rome victorieuse a été conquise par
la philosophie grecque au point qu’un empereur écrivait ses pensées en grec. Et il n’est
pas vrai non plus que la philosophie ait été prise dès Platon dans le destin « métaphy-
sique » qui devait aboutir aux horreurs du XXe siècle. Il faut donc ajouter au passif du
siècle non pas seulement la conception heideggérienne de l’histoire de la métaphysique,
mais son succès auprès de ceux qui étaient alors considérés comme les meilleurs esprits :
quand mesurera-t-on la part d’aveuglement des philosophes de profession au XXe siècle ?

L’enseignement philosophique – 65e année – Numéro 3

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