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<TITRE>LE DISCOURS DE RECTORAT DE HEIDEGGER

Je souhaiterais lire le Discours de rectorat non pas comme le témoignage d’un


moment d’aberration sur lequel il conviendrait de jeter le manteau, ou comme une « erreur »
politique datant des années 1933-34 pendant lesquelles Heidegger subissait
malencontreusement l’influence de la ferveur nationale-socialiste. Je souhaiterais bien plutôt
le lire comme une expression condensée et concentrée des thèmes philosophiques les plus
insistants de sa pensée, et comme un texte philosophique important en lui-même. Je voudrais
montrer que nous pouvons trouver dans le Discours comme une présentation assez complexe
de quelques-uns de ses thèmes les plus prégnants : l’insistance de l’idéalisme allemand sur les
idées de liberté et d’auto-détermination ; la thématique nietzschéenne de la volonté et de
l’auto-affirmation ; la priorité platonicienne accordée à l’étonnement (thaumazein, Staunen)
comme fondement même de la sagesse philosophique ; l’invitation socratique à méditer la
parole de l’oracle de Delphes – gnoti seauton (« connais-toi toi-même ») ; enfin, l’injonction
hölderlinienne à répondre à l’appel du peuple (Volk) en tant que ce dernier conduit à
accomplir la destinée historique allemande.
Ces divers leitmotivs s’assemblent dans le Discours de manière à la fois provocante et
déroutante. C’est précisément cet effet de stupéfaction que Heidegger cherchait à produire sur
ses auditeurs en juxtaposant Clausewitz à Eschyle, Nietzsche à Platon, en vue de recouvrer
une relation authentique au sens originaire de la philosophie comme discipline digne du nom
de thaumazein. Dans ce qui suit, je m’efforcerai de lire le Discours de près à la façon d’un
texte où se manifeste la tension la plus profonde qui traverse l’œuvre de Heidegger, à savoir la
tension entre un appel volontariste à l’action et à la résolution, et une conscience tragique du
fait que nous sommes pris dans les rets du pouvoir d’une destinée fatale. Pour le dire
autrement, il me semble possible de démontrer que le Discours exprime à sa façon la tension
philosophique profonde qui traversait déjà Être et Temps, écartelé entre la résolution et l’être-
jeté.

<IT1>Dé-construire l’Université « allemande » : Humboldt, Nietzsche et la Grande


Guerre

Commençons par risquer une lecture du titre du Discours, en tâchant d’y voir non pas
le simple intitulé d’une allocution académique, mais l’annonce programmatique d’une
nouvelle manière d’être pour l’Université allemande de 1933. Etant donné le profond
déracinement ontologique qu’il tient pour la condition historique même de l’existence
moderne occidentale, Heidegger en est venu à développer une interprétation qui lui est propre
du « citadin contemporain, singe de la civilisation » dont le mode de vie bourgeois
confortable est marqué par la tonalité fondamentale (Grundstimmung) de l’« ennui profond »1.
L’existence « privée » de l’homme bourgeois individuel, dit Heidegger, est dénuée de tout
1
Heidegger, Gesamtausgabe, Klostermann, Frankfurt/M., t. 29/30, 7, 239 (tr. fr. D. Panis, Gallimard, Paris,
1992, p. 21, 241) ; désormais abrégé : GA, suivi de la tomaison et du numéro de page.
lien fort à une communauté (Gemeinschaft) corporative, elle est dépourvue de tout sens d’un
enracinement (Bodenständigkeit) dans le pays, et de tout sens d’une destinée historique
commune.
Dans de telles conditions, ce qui est requis n’est rien d’autre qu’un renouveau des
vertus qui ont caractérisé la génération des hommes qui ont vécu la Grande Guerre, et qui ont
aidé à créer une « camaraderie de front » (Frontgemeinschaft), une communauté soudée par
l’expérience d’une exposition aux dangers et aux incertitudes de l’existence – à savoir les
vertus de courage (Mut), de force et de résolution. En l’absence de cette résolution commune
« qui est sous l’astreinte de ce qu’a de tranchant le péril où se trouve toute existence
humaine », Heidegger en appelle à « être prêt au sacrifice et à servir là où il retourne des
nécessités les plus intimes de l’être allemand »1. « L’esprit de camaraderie de front n’est rien
d’autre que la volonté visant sciemment à faire advenir une nouvelle communauté »,
moyennant quoi peut se réaliser « la conquête spirituelle et la métamorphose créatrice de la
guerre »2. Aux yeux de Heidegger, parmi les structures opératoires de la société allemande,
l’Université est l’un des derniers lieux à avoir su cultiver, en dépit de tout, un sens originaire
de cet « esprit de camaraderie du front ». Pourquoi ?, demande Heidegger. Il est vrai que
depuis des décennies, répond-il, l’Université est dépourvue de toute « unité spirituelle
originaire propre »3, mais les Allemands peuvent aujourd’hui recouvrer ce « monde spirituel
originaire et unitaire »

(…) pour peu que dans l’Université s’éveille à nouveau la force concentrée et durable
d’une « auto-affirmation » véritable. Mais cela est-il possible ? Oui ! Et pourquoi ?
Parce que grâce à la révolution nationale-socialiste, la réalité allemande s’est
métamorphosée dans sa totalité. Parce qu’à travers cette métamorphose, un nouveau
sol a été mis au jour pour l’intégralité du Dasein historico-spirituel du peuple4.

De toute évidence, Heidegger accorde un grand poids à la possibilité que le peuple soit
conduit à sa propre auto-affirmation authentique. Mais que signifie une telle auto-
affirmation ? Et pourquoi Heidegger a-t-il choisi le trope rhétorique d’« auto-affirmation »
comme titre de son Discours ?
Le terme d’« auto-affirmation » constitue, en un sens, un choix assez curieux de la part
de Heidegger, car ce dernier n’est pas appelé à jouer pas un rôle important dans sa pensée.
Heidegger emploie rarement ce terme, et lorsqu’il le fait, le terme apparaît invariablement
dans le contexte d’une discussion des concepts de volonté et d’essence. Le terme est
également attesté dans la littérature politique des années 1930, dans les écrits des philosophes
du parti national-socialiste tels qu’Alfred Baeumler, Franz Böhm, Ernst Krieck, Ernest
Horneffer, et quelques autres, sous la plume desquels il désigne une forme politique de
domination nationale5. Mais Heidegger l’emploie en un autre sens, en s’efforçant de tirer parti

1
GA 16, 239 (tr. fr. in Ecrits politiques. 1933-1966, tr. fr. F. Fédier, Gallimard, Paris, 1995, p. 258, désormais
abrégé EP).
2
GA 16, 299-300.
3
GA 16, 301.
4
GA 16, 301-02.
5
Concernant l’usage du terme de Selbstbehauptung chez quelques autres philosophes nationaux-socialistes, cf.
A. Baeumler, Politik und Erziehung, Junker & Dünnhaupt, Berlin, 1937, p. 27, 48, 53 ; du même, Nietzsche :
d’un double héritage intellectuel : celui de l’idéalisme allemand, auquel il emprunte l’idée
d’une liberté qui s’autodétermine, et celui de la philosophie de Nietzsche, dont il retient le
concept de volonté de puissance. La structure rhétorique du Discours de Heidegger procède
directement de ce travail d’interprétation philosophique effectué sur ces deux concepts.
Il semble que Schelling ait été le premier philosophe allemand à forger le terme de
Selbstbehauptung (auto-affirmation), le caractérisant comme la volonté qui se soumet chaque
pouvoir se dressant à son encontre1. Par ailleurs, l’on trouve également sous la plume de
Nietzsche des remarques concernant « une nouvelle forme de communauté : celle qui
s’affirme de façon guerrière. Autrement, l’esprit s’affaiblit […] la compétition comme
principe »2.
Prenant appui sur ces deux influences importantes, Heidegger considère que l’« auto-
affirmation » constitue la clé pour comprendre le rôle de l’Université au sein du nouvel ordre
national-socialiste. Bien entendu, on imagine aisément que la terminologie impénétrable et les
propositions sibyllines de réforme de l’Université avancées par Heidegger ont dû laisser
perplexe le public d’étudiants qui a écouté le Discours le 27 mai 1933. Il serait facile de
disqualifier ce texte en considérant qu’il n’est que l’un de ces nombreux discours qui ont été
délivrés par les recteurs nationaux-socialistes dans les années 1930 afin de justifier
l’alignement politique (Gleischschaltung) des Universités dans le cadre du nouveau
gouvernement national3. Et pourtant, je voudrais montrer que, sous la rhétorique politique de
Heidegger, il est possible de mettre au jour une argumentation complexe et puissante visant à
défendre l’idée selon laquelle la philosophie est appelée à jouer un rôle actif et vital pour
redéfinir la mission fondamentale de l’Université allemande et, à travers cette dernière, le
destin du peuple allemand.
Pour Heidegger, le modèle de l’Université humboldtienne, sur lequel s’est réglée
l’instruction supérieure en Allemagne au cours du XIX e siècle, a perdu sa force vitale. Au
moment de sa fondation en 1809, l’Université Humboldt défendait un certain nombre d’idées
nouvelles et radicales : l’idée d’une unité de la recherche et de l’enseignement ; celle de la
fonction de l’Université comme institution de recherche ; celle de la liberté de la recherche et
de l’enseignement en tant qu’elle doit permettre à l’Université de promouvoir la science pure ;
l’idée encore selon laquelle une priorité doit être reconnue à l’éducation spirituelle (geistige
Bildung) par rapport à la formation professionnelle (berufliche Ausbildung)4. Cette nouvelle
auto-compréhension de la science qui a pris forme au sein de l’Université Humboldt visait à
dépasser l’ancien modèle médiéval, dans lequel la théologie, le droit et la médecine
s’arrogeaient les premières places dans la distribution des enseignements académiques. A
présent la philosophie était appelée à se voir reconnaître une priorité sur ces disciplines, et
c’est à elle que la tâche était confiée d’organiser l’enseignement et d’intégrer les diverses

Der Philosoph und Politiker, Reclam, Leipzig, 1931, p. 15, 93, 179 ; E. Krieck, Heil und Kraft, Armanen,
Leipzig, 1934, p. 3-4, 82 ; F. Böhm, Anti-Cartesianismus, Meyer, Leipzig, 1938, p. 218 ; E. Horneffer, Nietzsche
als Vorbote der Gegenwart, Bagel, Düsseldorf, 1934, p. 43.
1
Schelling, Werke III, Frommann-Holzboog, Stuttgart, 1982, p. 170-71.
2
Nietzsche, Sämtliche Werke. Kritische Studienausgabe [KSA], dtv, München, 1993, t. 10 p. 515, et t. 11, p.
141.
3
Voir en ce sens l’analyse utile de H. Sluga, Heidegger’s Crisis, Harvard UP, Cambridge, 1993.
4
S. Paletschek, « The Invention of Humboldt and the Impact of National Socialism », in M. Szöllösi-Janz (éd.),
Science in the Third Reich, Berg, Oxford, 2001, p. 37.
sciences les unes aux autres sans avoir à prendre en compte d’éventuels objectifs
professionnels.
Aussi novatrice que pouvait être cette manière de voir, le modèle originel – tel que
Humboldt, Schleiermacher, Fichte et Schelling l’ont conçu – d’une Université structurée par
et autour de la philosophie, a perdu de son crédit et a été abandonné au cours du XIX e siècle
en raison du prestige croissant des sciences naturelles et de l’« émergence de la technique et
de la pensée technicienne »1. Comme le dit Heidegger dans son discours de 1934 sur
« L’Université allemande », le progrès illimité et le prestige grandissant des sciences – où les
incessantes découvertes permettent d’accroître à chaque fois un peu plus l’internationalisation
de la recherche –, ont fait de la science elle-même une « valeur culturelle » suprême. Le
nouveau principe animant l’Université est devenu celui de « la recherche pour la volonté de
conduire des recherches » (Forschen um der Forschung Willen), à telle enseigne que chaque
discipline a commencé, chacune dans son département, à organiser ses recherches en se
réglant sur le modèle des entreprises industrielles. Le déclenchement de la première guerre
mondiale a conduit l’Université allemande à succomber au modèle international des colloques
en vue de la recherche, et à organiser de manière technique l’enseignement, si bien que
« l’Université a perdu son unité spirituelle » 2. Selon Heidegger, cette évolution débouche sur
« une impasse », et elle ne constitue rien d’autre qu’« une déchéance intime ». Pour le dire
autrement, l’Université allemande a perdu toute unité de mesure authentique lui permettant de
savoir comment penser la science elle-même.
Durant tout ce siècle de « progrès » institutionnel, celui qui « voyait très loin dans ce
qui allait venir » – à savoir « Friedrich Nietzsche, le dernier grand philosophe d’Allemagne »
– n’a pas manqué de saisir le sens authentique de ce tournant. La conception nietzschéenne du
« philosopher vivant » (das lebendige Philosophieren) comme essence de la science
(Wissenschaft) n’a toutefois pas été comprise de ses contemporains. Au seuil de la grande
guerre, un petit cercle de jeunes allemands de la Jugendbewegung ont réussi à saisir la force
intrinsèque de la conception de Nietzsche. Mais ce n’est qu’après l’expérience de la
camaraderie du front durant la Grande Guerre – laquelle a sollicité les vertus nietzschéennes
de courage, de danger et d’âpreté – qu’une telle conception était en mesure d’influencer le
projet de révolutionner l’Université allemande à travers une redécouverte de son essence
perdue.
Au cours du XIXe siècle, l’idée allemande de la liberté, telle que Humboldt, Fichte,
Schelling, Schleiermacher et Hegel l’ont élaborée, a dégénéré dans le concept libéral et
bourgeois de liberté négative, comprise comme liberté de procéder par soi-même sans
interférence extérieure ni contrôle. Ici liberté signifie simplement « insouciance, arbitraire des
intentions et des inclinations, absence de liens dans les faits et les gestes »3.
Mais Heidegger conteste cette réduction de la liberté aux agissements solitaires d’un
individu isolé (Einsamkeit), et il fait valoir par opposition que « la liberté signifie : être lié à la
loi de l’esprit du peuple (…), être lié par obligation à la volonté de l’Etat. Liberté : être
responsable du destin du peuple » 4 . Ce n’est qu’à la condition de redéfinir le concept de

1
GA 16, 295.
2
GA 16, 295.
3
GA 16, 113 (tr. fr. L’Université allemande envers et contre tout elle-même, in EP, p. 105).
4
GA 16, 291.
liberté comme le fait d’être lié par obligation au peuple, en étant par là même lié à soi-même,
que l’idée allemande de la liberté pourra être préservée. « Se donner à soi-même la loi, telle
est la liberté la plus haute » 1, écrit Heidegger dans son discours rectoral ; se donner à soi-
même (autos) la loi (nomos) constitue l’autonomie authentique.
Dans une conférence prononcée trois semaines avant le Discours, qui emprunte
beaucoup au concept de liberté tel que Nietzsche le développe dans Ainsi parlait
Zarathoustra, Heidegger écrivait que « la liberté n’est pas la liberté de… toute contrainte, de
tout ordre, de toute loi. La liberté est liberté pour… la résolution en faveur d’une entrée en
action spirituelle commune où se joue le destin allemand »2. La révolution du national-
socialisme a renouvelé radicalement l’idée de liberté et a banni du même coup la « ‘liberté
universitaire’ (qu’on a tant chantée) » 3 de l’Université allemande, et elle a mis à sa place une
« nouvelle volonté d’être responsable de soi », par quoi « désormais chaque chose exige de la
décision, et chaque acte, de la responsabilité »4. C’est dans cet esprit que Heidegger peut
écrire : « La liberté signifie : éveil et accomplissement de la volonté du peuple dans sa
mission la plus propre »5. Ce « socialisme » autonome, basé sur le lien et l’obligation,
entendait déconstruire la notion marxiste de la division des classes en la reconduisant à
l’engagement philosophique pour le service (Dienst) au nom de « l’honneur inviolable attaché
à chaque travail particulier »6. C’est cette conception du socialisme allemand (elle-même
élaborée à travers une critique de l’idéal d’éducation spirituelle promu par l’Université
humboldtienne), associée à une compréhension nietzschéenne de la liberté, qui détermine à la
fois la rhétorique et le style argumentatif de « L’auto-affirmation de l’Université allemande ».
Je voudrais, dans ce qui suit, mettre au centre de mon attention la conception heideggérienne
de l’auto-affirmation allemande dans le Discours, et proposer une lecture de son engagement
philosophique pour une révolution nationale-socialiste.

<IT2>Qu’appelle-t-on « auto-affirmation » ?

Comme il a été dit précédemment, « auto-affirmation » est un terme que Heidegger


emprunte à Schelling et à Nietzsche. Ce qu’annonce le Discours, c’est l’auto-affirmation de
l’Université allemande. Le ton n’est pas ici de type constatif, mais bien de type performatif
au sens où il ne s’agit pas de disserter « au sujet » de l’auto-affirmation, en faisant de l’auto-
affirmation l’un des thèmes de la discussion, mais bien plutôt d’accomplir cette auto-
affirmation elle-même. Dans la mesure où l’usage figuré et littéral de ce terme constitue l’un
des enjeux majeurs du Discours, il est préférable de ne pas se méprendre sur ce que Heidegger
a voulu dire par là.
Dans son sens le plus fondamental, l’auto-affirmation est l’affirmation de ce qui est,
l’affirmation d’une essence (Wesen) qui prend la forme de la volonté de cette essence même.
Ainsi que Heidegger le dit dans le Discours : « L’auto-affirmation de l’Université allemande
1
GA 16, 113 (tr. fr. in EP, p. 105).
2
GA 16, 96.
3
GA 16, 113 (tr. fr. in EP, p. 105).
4
GA 16, 192-93 (tr. fr. in EP, p. 124).
5
GA 16, 281.
6
GA 16, 282.
est la volonté originaire qui veut en commun son essence »7. A travers une telle auto-
affirmation, « la science et le destin allemand doivent accéder ensemble dans la volonté de
l’essence à la puissance »2. L’allusion à Nietzsche est ici transparente. Le jeu de mots
nietzschéen apparaît toutefois avec moins d’évidence dans l’usage que fait Heidegger du
terme de Selbstbehauptung. Il est remarquable qu’avant d’introduire ce terme dans le corps de
son discours, Heidegger ait choisi de le faire précéder par toutes sortes de mots qui partagent
avec celui-ci le même préfixe (Selbst-) et le même suffixe (-ung), tous ces mots renvoyant à
l’idée d’un rapport à soi. Ainsi, Heidegger emploie le terme de Selbstverwaltung (auto-
administration), de Selbstbesinnung (retour méditatif sur soi-même) et de Selbstbegrenzung
(limitation de soi-même)3, tout en évitant le terme populaire darwinien de Selbsterhaltung
(auto-préservation) que Nietzsche emploie dans Le gai savoir pour délimiter le concept de
« volonté de puissance »4. Dans son cours sur Nietzsche, Heidegger établira des connexions
entre tous ces termes en les liant à sa conception de l’auto-affirmation. L’auto-affirmation,
déclare-t-il, est enracinée dans la volonté de puissance ; elle est l’expression plénière de
l’énergie débordante de la volonté. Ainsi, de même que la volonté de puissance n’est pas une
volonté tendue « vers » quelque chose qui lui serait extérieur (en l’occurrence, la puissance),
mais n’est rien d’autre en elle-même, en tant que puissance, que cette volonté elle-même, de
même l’auto-affirmation n’implique pas l’affirmation de quelque chose que le moi ne
posséderait pas, mais est plutôt l’affirmation du moi dans sa forme cachée – c’est-à-dire, son
essence. L’auto-préservation, par contraste, est à ce point prise au piège de l’ordre régnant de
ce qui est présent (vorhanden) qu’elle a perdu toute connexion fondamentale avec sa propre
essence. C’est dans ce contexte de la volonté de puissance – et sa relation au problème de
l’essence – que Heidegger définira l’auto-affirmation dans ses cours sur Nietzsche du
semestre d’hiver 1936/37 :

Vouloir c’est vouloir devenir plus fort. Ici aussi Nietzsche parle en allant à contre-
courant de son époque, c’est-à-dire en prenant le contre-pied du darwinisme. La raison
en est très simple : la vie n’est pas seulement, comme le veut Darwin, animée par une
tendance à l’auto-préservation, mais elle est auto-affirmation. La volonté d’auto-
préservation n’adhère qu’aux choses qui sont déjà présentes, se resserre sur elles et se
perd en elles, et demeure ainsi aveugle à sa propre essence. L’auto-affirmation est la
volonté de toujours aller plus haut, de demeurer à la tête (Haupt), c’est revenir
incessamment dans l’essence, de retourner à l’origine : l’auto-affirmation est une
transformation originaire de l’essence5.

Heidegger affirme clairement ici que l’auto-affirmation est une volonté de l’essence, une
volonté de parvenir à l’origine à travers et par la confrontation avec ce qui obstrue la voie vers
l’essentiel.
Mais l’usage que fait Heidegger du terme d’« auto-affirmation » est susceptible d’être
compris d’une seconde manière, en référence cette fois-ci à la confrontation de Nietzsche
1
GA 16, 108 (tr. fr. mod. in EP, p. 100).
2
GA 16, 108 (tr. fr. in EP, p. 100).
3
GA 16, 107 (tr. fr. in EP, p. 99-100).
4
Nietzsche, KSA, t. 3, p. 585-86.
5
GA 43, 70.
avec les Grecs. D’une part, l’auto-affirmation peut être lue à travers le concept nietzschéen de
Wettkampf (compétition), lequel cherche lui-même à s’approprier le fragment 53 d’Héraclite
sur le polemos1. En ce sens, l’auto-affirmation peut être comprise comme « dis-position ex-
plicative (Aus-einander-setzung), et en telle figure que, dans cette ‘explication’, l’essence des
deux qui s’expliquent vient s’exposer à la vue de l’autre, et ainsi se montre, vient à paraître :
c’est-à-dire en grec : vient au non-retrait, vient s’avérer »2. Dans son essai sur « L’origine de
l’œuvre d’art » (1935), Heidegger déclare que le conflit, le combat, la compétition, le
polemos, et la dis-position explicative ont une affinité essentielle avec l’auto-affirmation ;
dans leur conflit réciproque, les êtres sont exposés les uns aux autres dans une confrontation
qui les élève à leur essence cachée :

Dans le combat essentiel, les parties adverses s’élèvent l’une l’autre dans l’affirmation
de leur propre essence. L’auto-affirmation de l’essence n’est cependant jamais le
raidissement dans un état accidentel, mais l’abandon de soi dans l’originalité réservée
de son être propre. Dans le combat, chacun porte l’autre au-dessus de lui-même3.

En vertu de cette exposition réciproque à un péril mortel, chaque combattant est conduit à se
retremper à la source originaire cachée de son propre être. Par là, l’auto-affirmation devient
un moyen de mettre au jour ses propres possibilités cachées d’auto-devenir. Nietzsche a su
interpréter de cette manière le principe grec d’agon, en découvrant dans la lutte cosmique
d’Hésiode, dans les prouesses militaires et sportives décrites par Homère, dans les débats
rhétoriques des sophistes, et dans la compétition esthétique entre l’apollinien et le dionysiaque
chez les tragédiens grecs, l’origine du concept de compétition qu’il cherchait à élaborer. Mais
ce principe d’auto-accomplissement par la compétition se trouvait, aux yeux de Nietzsche,
exprimé de la manière plus explicite encore dans les odes de Pindare qui célèbrent les
composantes agonistiques impliquées dans tout auto-accomplissement. En effet, Nietzsche a
transformé l’exhortation lyrique de Pindare – genoi oios essi (« Deviens ce que tu es ») – en
leitmotiv de sa propre autobiographie, Ecce Homo (« Comment on devient ce que l’on est »)4.
Ce principe inspiré de Pindare et de Nietzsche – à savoir que devenir ce que l’on est
requiert la force de l’auto-affirmation – se situe au centre à la fois rhétorique et philosophique
du Discours. Dans l’esprit de Heidegger, la connaissance de soi – que ce soit celle d’un
individu par lui-même ou celle d’un peuple – ne conduit pas à l’affirmation de la façon dont
l’on se trouve soi-même situé ici et là (au sens de la Befindlichkeit), mais à se débattre dans le
présent avec le passé en direction du futur. En ce sens, l’auto-affirmation demande à être
comprise comme une manière de « s’éveiller » à sa propre essence, en tant qu’un tel éveil
recèle des possibilités futures qui menacent d’être biffées par les préoccupations
inauthentiques du présent.
Il est loisible de retrouver dans cette thématique un écho de la critique heideggérienne
de la quotidienneté dans Être et temps, où ce dernier discute de la « déchéance dans le
monde » qui affecte le Dasein qui s’efforce de se libérer du déracinement d’une existence

1
Nietzsche, KSA, t. 1, p. 783-93, et t. 7, p. 400-401.
2
GA 16, 379 (tr. fr. in EP, p. 224).
3
GA 5, 35 (L’origine de l’œuvre d’art, tr. fr. W. Brokmeier mod., Gallimard, Paris, 1962, p. 53).
4
Nietzsche, KSA, t. 6, p. 255 ; Pindare, Siegesgesänge und Fragmente, Heimeran, München, 1967, p. 124-25.
moderne organisée selon le modèle d’une entreprise (Betrieb)5. Au centre d’une telle critique
se trouve l’idée de Heidegger selon laquelle le souci (Sorge) – le souci du Dasein pour ses
propres possibilités d’être (et tout particulièrement le fait qu’il en va dans son être de son
propre être) – détermine en son fond l’existence humaine. En outre, étant donné que « le souci
est la condition de possibilité de la résolution, de la disponibilité, de l’entrée en action, du
travail, de la maîtrise, de l’héroïsme », il est aussi bien « la condition de possibilité de
l’essence politique des hommes »2.
A travers cette analyse du souci, Heidegger cherche à comprendre l’auto-affirmation
comme une sorte de « souci concernant la vocation historique du peuple » 3. Tel est le contexte
théorique dans lequel Heidegger en viendra par la suite à définir le socialisme comme tout
autre chose qu’un simple désir de modifier les relations économiques ou de faire advenir un
égalitarisme niveleur. Le socialisme authentique, dira-t-il, est un socialisme hiérarchique, un
socialisme qui se réclame de l’ordonnancement nietzschéen par classes (Rangordnung) dans
toutes les formes de travail – des activités artisanales au travail intellectuel des professeurs en
passant par la division du travail en usine. C’est cette compréhension de la dignité du travail
et de la responsabilité du travailleur qui se donne à entendre dans la déclaration de Heidegger
selon laquelle « le socialisme est le souci de l’ordonnancement interne de la communauté du
peuple »4. Dans le Discours, Heidegger développera cette idée en disant que la révolution
nationale-socialiste est appelée à affecter toutes les classes d’individus – des travailleurs aux
soldats, jusqu’aux professeurs et aux penseurs. Cela exigera de la part du travailleur de la
fermeté, de la part du soldat du courage, et de la part du penseur l’audace du questionnement.
Toutes ces dispositions (ethoi) doivent se produire ensemble dans la décision résolue du
peuple qui, à travers les initiatives éducatives de l’Université, adviendra à lui-même à travers
une méditation authentique portant sur la tâche de l’éducation :

Alors, ce qui était initialement la tenue des Grecs – l’endurance admirative devant
l’étant – se change en celle d’être, pleinement à découvert, exposé à ce qui est en
retrait et incertain, c’est-à-dire à ce qui est problématique, c’est-à-dire digne d’être mis
en question. Questionner, alors, n’est plus seulement la phase dépassable qui précède
la réponse, laquelle ne serait autre que le savoir. Questionner au contraire devient en
soi-même la figure où culmine le savoir. Le questionnement déploie alors sa force la
plus grande, celle d’ouvrir et découvrir l’essentiel de toute chose. Questionner force
alors à simplifier à l’extrême le regard portant sur l’incontournable5.

<IT3>Questionner, thaumazein et décision résolue : la volonté d’essence du peuple

Ce dont le peuple a besoin, c’est d’une éducation authentique qui lui apprenne à
questionner de manière fondamentale ; ce n’est que de cette manière qu’il pourra en venir à
connaître sa propre essence. Mais, comme il a été dit précédemment, la connaissance de
1
Sein und Zeit, §38.
2
GA 36/37, 293, 218.
3
GA 16, 303.
4
GA 16, 304.
5
GA 16, 111 (tr. fr. in EP, p. 103-104).
l’essence requiert que le peuple se débatte pour s’arracher à sa déchéance dans la
quotidienneté en direction de ce qui est caché en elle. De cette manière, il pourra advenir à
lui-même à travers le combat, la résolution, et le questionnement insistant.
Dans cette perspective, l’auto-affirmation et la volonté d’essence peuvent être
comprises comme autant de formes d’alètheia – du jeu primordial au sein des phénomènes
entre le cèlement (lèthè) et le dé-cèlement (a-lèthès). Aux yeux de Heidegger, il importe
d’apprendre à repenser « l’essence de la vérité », non pas comme une adequatio entre un sujet
qui juge et un objet perçu, mas comme un mouvement d’oppositions héraclitéennes, un jeu
d’implications réciproques entre l’harmonie et le conflit, la concorde et la discorde, la
consonance et la dissonance. Pour saisir la logique de ce combat (Kampf, polemos) entre la
venue à la présence et le retrait de la vérité, il est nécessaire d’« être pleinement à découvert,
exposé à ce qui est en retrait et incertain »1. Afin que le peuple allemand parvienne à
accomplir sa destinée authentique – qui est d’abriter l’aletheia –, afin qu’il puisse « s’accorder
au ton de l’origine » et qu’il sache « se résoudre pour l’essence de l’être »2, il doit cultiver son
affinité originaire avec « le peuple grec, dont la souche et la langue possèdent une origine
commune avec nous »3. Plus que toute autre chose, c’est cette familiarité avec les Grecs (avec
leurs ancêtres et avec la langue qui était la leur) qui rend possible l’auto-affirmation des
Allemands – auto-affirmation comprise comme la volonté du peuple qui veut son essence
cachée4.
Ce qui caractérise le mieux cette essence, c’est la disposition à la fois grecque et
allemande au questionnement fondamental comme essence de la connaissance. C’est en ce
sens que Heidegger en viendra à comprendre la science comme cette forme de savoir qui
éduque et discipline « les dirigeants qui veillent sur le destin du peuple allemand »5. La
science – qui, en allemand, connote quelque chose de plus que ce que l’on entend dans les
autres langues par ce mot, à savoir une sorte de « discipline du savoir » – est essentielle à
l’éducation et à la connaissance de soi d’un peuple. En outre, elle constitue l’essence même de
l’Université, dont la tâche et la mission sont d’éduquer le peuple.
Toutefois, aux yeux de Heidegger, l’Université allemande contemporaine a perdu
toute connexion avec la science en son sens originaire 6. Dans sa forme moderne appauvrie,
l’Université est devenue seulement un centre de recherche et d’enseignement institutionnel,
un labyrinthe bureaucratique au sein duquel diverses disciplines se rencontrent en un même
espace géographique, un assemblage commode de spécialités dénué de tout centre spirituel.
Le terme même d’« Université » est devenu un mot vide de sens. C’est pourquoi Heidegger
s’efforce de repenser le mot d’origine latine d’« Université »7 – ce mot aujourd’hui sans

1
GA 16, 111 (tr. fr. in EP, p. 103-104).
2
GA 16, 112 (tr. fr. in EP, p. 104).
3
GA 36/37, 6.
4
Voir sur ce point Ch. Bambach, Heidegger’s Roots : Nietzsche, National Socialism, and the Greeks, Cornell
University Press, Ithaca, 2003, où l’on trouvera une analyse développée de cette transmission nietzschéano-
hölderlinienne de l’archè grec pour les Allemands.
5
GA 16, 107 (tr. fr. in EP, p. 100).
6
Dans sa leçon inaugurale de 1929, Was ist Metaphysik ?, Heidegger écrit que « l’enracinement des sciences
dans leur fondement essentiel est bel et bien mort » (GA 9, 104 ; « Qu’est-ce que la métaphysique ? », tr. fr. H.
Corbin, in Questions I et II, Gallimard, Paris, 1968, p. 48).
7
Etymologiquement : unus +versus ; soit en allemand : ein + gewendet.
racine – en le liant à l’expression allemande de hohe Schule (école supérieure)1. Contre la
tendance dominante consistant à identifier la science avec ses formes et ses pratiques
institutionnelles, Heidegger en appelle à repenser de façon radicale l’essence de la science
dans son acception originaire, qu’il comprend en référence à la pratique ancienne de la
philosophia.
La science authentique au sens originaire n’est pas un savoir tout entier fait
d’évidences et de certitudes, sur le modèle de la scientia ; elle a plutôt le caractère de ce que
Platon dans le Théétète (155d) a appelé le thaumazein2. Thaumazein – ou ce que Heidegger
dans le Discours appelle « l’endurance admirative initiale des Grecs devant l’étant » 3 –
constitue la racine, le commencement et l’origine (archè) de la science authentique. C’est
également cette expérience archaïque-originaire d’étonnement philosophique qui forme
l’essence cachée de l’Université allemande. De là la question essentielle que Heidegger
entend poser dans le Discours au peuple allemand à l’aube de la conscience révolutionnaire
qui s’est fait jour en 1933 : « Voulons-nous l’essence de l’Université allemande ou ne la
voulons-nous pas ? »4. Il n’est possible de répondre par l’affirmative à une telle question,
déclare Heidegger, que

(…) si nous nous plaçons à nouveau sous la puissance du commencement de notre


Dasein historique par l’esprit. Ce commencement est la rupture par laquelle s’ouvre la
philosophie grecque. Là se dresse l’être humain de l’Occident : à partir de l’unité d’un
peuple, en vertu de sa langue, pour la première fois tourné vers l’étant en entier, il le
met en question et le saisit en tant que l’étant qu’il est. Toute science est philosophie,
qu’elle soit capable de le savoir et de le vouloir, ou non. Toute science reste imbriquée
dans ce commencement de la philosophie. C’est de lui qu’elle puise la force de son
essence, à supposer au premier chef qu’elle reste encore à la hauteur de ce
commencement5.

La décision de se placer soi-même sous le pouvoir de l’origine grecque marque l’engagement


du peuple à l’auto-affirmation. Toutefois, il n’est pas possible de recouvrer l’essence de la
science comme philosophia-thaumazein sans un engagement profond à questionner de
manière radicale, en tant que cette dernière disposition constitue la source de l’auto-
affirmation. Si le peuple s’approprie authentiquement l’héritage grec du questionnement
radical, alors il sera capable de mettre un terme au règne des sciences métaphysiques qui
tiennent les commandes de sa propre destinée. Recouvrer l’héritage grec, c’est à la fois
s’ouvrir à la pensée grecque originaire et s’ouvrir à la destinée future du peuple allemand.
Pour que le peuple advienne à lui-même, il doit acquérir un sens de son « enracinement dans
l’essence de l’Université allemande »6, ainsi que le dit Heidegger au début du Discours. Mais
cette essence ne se manifestera elle-même que lorsque le peuple sera conduit par des chefs qui
1
Cf. GA 16, 107, 108, 114 (tr. fr. in EP, p. 99, 100, 107).
2
Platon, Théétète, 155d : « L’étonnement (thaumazein) est l’origine (archè) de la philosophie (philosophia) ».
Cf. aussi Aristote, Métaphysique, 982b.
3
GA 16, 111 (tr. fr. mod. in EP, p. 103).
4
GA 16, 116 (tr. fr. in EP, p. 109).
5
GA 16, 108-09 (tr. fr. in EP, p. 101.
6
GA 16, 107 (tr. fr. in EP, p. 99).
« sont eux-mêmes dirigés par le caractère inexorable de la mission spirituelle qui force le
destin du peuple allemand à recevoir l’empreinte typique de son histoire »1.
Tentons de traduire cet énoncé dans le langage de la philosophie originaire
(Ursprungsphilosophie) de Heidegger : ce n’est que si le peuple allemand se dispose lui-
même à sa propre essence cachée dans la pratique originaire grecque de la philosophie comme
thaumazein (l’ouverture à l’étonnement du questionnement fondamental), qu’il peut en venir
à saisir un sens propre de sa « mission spirituelle ». Comme le dit Heidegger en mai 1933 :
« L’idée de cette mission vaut d’être éveillée et enracinée dans le cœur et la volonté du
peuple, dans sa totalité et dans chacun de ses membres »2. Si la surrection (Aufbruch) de 1933
est appelée à jouer un rôle essentiel dans la destinée du peuple allemand, il appartient alors à
ce dernier de suivre ses chefs spirituels dans la reprise du premier commencement de la
pensée grecque. La révolution politique, telle que Heidegger la comprend, n’est rien d’autre
qu’un « premier éveil » – une indication préliminaire d’une sorte d’« éveil » paulinien
reformulé dans un contexte national-socialiste. Seule compte véritablement « en ce moment
de l’histoire occidentale » la résolution du peuple à se préparer lui-même à « un second éveil,
autrement plus profond »3. C’est l’avènement de cette « seconde » révolution ontologique –
laquelle est censée se construire sur les fondements archaïques de la pensée présocratique –
que Heidegger appelle de ses vœux dans le Discours. Lorsque cette philosophie archaïque
sera reconnue comme celle « qui au plus point met le peuple en mouvement, et celle qui
clarifie le mieux son Dasein », lorsqu’on aura reconnu que c’est elle qui est le plus capable de
préparer « l’instant opportun de la décision (Augenblick der Entscheidung) », alors la voie
d’une seconde révolution – d’une révolution ontologique – s’ouvrira 4. Toutefois comme
l’écrit Heidegger dans ses notes pour le cours du semestre d’été 1933 :

Cette décision n’est pas une chose du passée ; elle n’est pas réalisée, mais seulement
pas encore honorée, pas encore accomplie, par le fait que l’époque n’est plus à sa
hauteur. Cette décision – comment elle demeure et comment elle s’éveille en tant que
disposition (Verfügung) lointaine5.

C’est cette « mission cachée » de l’ « accueil du commencement » que Heidegger tient pour la
signification cachée de la révolution nationale-socialiste.
Ainsi que Heidegger en fait la confidence à Elisabeth Blochmann à la fin du mois de
mars 1933, juste avant de prendre ses fonctions de recteur, la prise de pouvoir politique par le
parti national-socialiste n’est qu’un épiphénomène dans la mesure où le mouvement qui a
ainsi été initié porte en lui une révolution philosophique autrement plus profonde. Aussi
puissant que puisse apparaître le présent, dit-il, « c’est entièrement à partir de l’avenir que
j’éprouve le présent »6. Et, peut-être plus que toute autre chose, c’est cette dimension future

1
GA 16, 107 (tr. fr. in EP, p. 99).
2
GA 36/37, 3.
3
Heidegger / Blochmann, Briefwechsel 1918-1969, Deutsche Schillergesellschaft, Marbach, 1990, p. 60 (tr. fr.
P. David, Gallimard, Paris, 1996, p. 280).
4
GA 36/37, 77.
5
GA 36/37, 268.
6
Heidegger / Blochmann, Briefwechsel, op. cit., p. 60 (tr. fr. op. cit., p. 279).
du moment révolutionnaire de 1933 qui informe la vision de Heidegger dans le Discours, et
qui le conduit à écrire que

le commencement est encore. Il ne se trouve pas derrière nous comme ce qui a été il y
a bien longtemps ; tout au contraire, il se tient devant nous (…) Le commencement est
allé faire irruption dans notre avenir : il s’y tient comme la lointaine injonction, à nous
adressée, d’en rejoindre à nouveau la grandeur (…) Si nous nous rallions à la lointaine
injonction du commencement, la science ne peut que devenir ce qui a lieu au plus
profond du Dasein qui est, par l’esprit, celui de notre peuple1.

La logique du raisonnement de Heidegger dans ce passage n’est ni immédiate ni directe. Le


peuple se tient devant l’injonction lointaine de recouvrer l’origine grecque – l’origine qui
commande toute la pensée occidentale – comme devant sa tâche la plus propre. En s’orientant
dans la direction de cette injonction lointaine, le peuple se prépare à prendre un virage
débouchant sur ce que Heidegger appellera plus tard l’« autre » commencement – l’archè
liant l’histoire du peuple à son avenir 2. « L’avenir est l’origine de l’histoire. Mais ce qui a le
plus d’avenir, c’est le grand commencement 3 ». Cette décision du peuple qui doit choisir entre
se porter en avant dans la direction de son avenir en recouvrant l’archè grecque, ou y renoncer
en acceptant le règne diffus des sciences et de leurs forces de dispersion, constitue pour
Heidegger la crise de l’existence allemande moderne.
Dans la conjoncture mondiale de 1933, tandis que le peuple allemand se débat pour
relever le défi du nihilisme si bien résumé par le mot de Nietzsche selon lequel « Dieu est
mort », Heidegger s’efforce de prendre à bras le corps le problème de « la déchéance des
hommes au milieu des étants », en s’inspirant de la façon dont Nietzsche s’est confronté à
l’archè grecque4. De ce point de vue, le nom de « Nietzsche », sous la plume de Heidegger,
est moins le nom d’un philosophe, que celui d’un prophète qui a eu pour mérite d’esquisser
les grandes lignes d’une histoire métaphysique de la destinée de l’Occident. Le nom de
« Nietzsche », à l’instar de celui de « Hölderlin », figure une certaine manière de comprendre
l’histoire dans les termes mythiques d’un lien intime et originaire à l’archè grecque5. Et bien
que le nom de Hölderlin n’apparaisse nulle part dans le Discours, la thèse qu’y défend
Heidegger de l’existence d’une affinité gréco-allemande, l’insistance avec laquelle il présente
le peuple comme l’avant-garde de la destinée allemande, le leitmotiv qui consiste à évoquer
« l’Allemagne secrète » afin d’éveiller « une nouvelle liberté » – tous ces traits fusionnent
pour former un seul et même appel nietzschéano-hölderlinien adressé aux Allemands pour les
exhorter à devenir ce qu’ils sont à travers une redécouverte future de l’archè grecque6.

<IT4>Nécessité prométhéenne et destin allemand


1
GA 16, 110 (tr. fr. in EP, p. 103).
2
Pour la définition que donne Heidegger de l’origine (archè), cf. GA 44, 208-212 et GA 45, 40-42.
3
GA 45, 40.
4
GA 16, 111 (tr. fr. in EP, p. 103).
5
GA 45, 126-27, où Heidegger déclare que seuls Hölderlin et Nietzsche ont été capables de recouvrer
proprement l’origine grecque.
6
GA 16, 290.
Afin d’éveiller l’Université humboldtienne des années 1930 à l’appel de l’auto-
affirmation au moyen d’une réflexion originaire sur la philosophia grecque, Heidegger
n’hésite pas à se référer à la dimension tragique de l’ethos de la « position questionnante au
milieu de l’étant en entier »1. L’endurance et la résolution à questionner radicalement dont le
peuple se montrera capable l’aidera à affronter, écrit-il, « la dureté et l’obscurité de notre
destin allemand et de la vocation allemande »2. La mission et la vocation du peuple allemand,
sa décision résolue de s’affirmer soi-même au milieu du nihilisme européen moderne, sont
intimement liées à la question de la destinée allemande en tant que cette dernière est elle-
même originairement liée à l’origine grecque. C’est en ce point précis de la conception du
Discours que la philosophie et la tragédie grecques se croisent et s’affrontent dans
l’élaboration de la destinée allemande. La destinée allemande est à la fois quelque chose que
le peuple choisit, et quelque chose d’inéluctable qui a pour lui un caractère d’urgence et de
contrainte. Jetant un coup d’œil rétrospectif en 1945 sur les réflexions qu’il avait développées
dans le Discours, Heidegger déclarera qu’il voyait

(…) à cette époque dans le mouvement parvenu au pouvoir une possibilité de


rassembler et de renouveler le peuple depuis l’intérieur ; un chemin pour trouver sa
détermination historique et occidentale. [Il croyait] que l’Université, se renouvelant à
son tour, pourrait être appelée à contribuer au rassemblement interne du peuple, en lui
donnant son orientation3.

Il est loisible d’entendre ici un écho des Discours à la nation allemande de Fichte publiés en
1808, où ce dernier se réfère à l’identité allemande comme peuple originaire (Urvolk), lequel,
en raison de son affinité profonde avec les Grecs, est chargé de la mission spirituelle de
sauver l’Europe4. Heidegger croit profondément en la réalité de cette mission spirituelle –
c’est pourquoi toute interprétation du Discours doit s’efforcer de répondre à la question de
savoir comment cette mission est reliée à la sémantique de l’auto-affirmation dans le cadre de
l’élaboration de la destinée allemande.
Heidegger s’est montré parfaitement clair sur ce dernier point. La mission spirituelle
du peuple allemand se distingue à ses yeux par son caractère « inexorable », « inaltérable », et
par le fait qu’elle soulève des questions qui demeurent « inévitables »5. C’est cette
terminologie du caractère inéluctable du destin allemand qui marque le Discours à chaque
page. Et pourtant, à bien y regarder, cette insistance ne laisse pas d’étonner au sein de
l’argumentation que déploie Heidegger. L’auto-affirmation de l’Université allemande exige
que le peuple s’élève à la « volonté d’essence », la « volonté de science », la « volonté de
grandeur », et la « volonté de l’essence de l’Université allemande ». Heidegger affirme aussi
explicitement que « le vouloir qui veut l’essence de l’Université allemande veut du même
coup la science, en ceci qu’il veut la mission historiquement spirituelle du peuple allemand

1
GA 16, 110 (tr. fr. mod. in EP, p. 102).
2
GA 36/37, 6.
3
GA 16, 374 (tr. fr. in EP, p. 219).
4
Fichte, Reden an die deutsche Nation, Meiner, Hamburg, 1978, p. 60, 106, 139, 214.
5
GA 16, 107, 109 (tr. fr. in EP, p. 99, 102).
comme peuple se connaissant en son Etat » 6. Ici, à l’intersection de cette volonté tripartite,
« science et destin allemand doivent accéder ensemble dans la volonté de l’essence à la
puissance »2. Il est clair que, au sein de cette configuration labyrinthique des multiples objets
de la volonté, l’effort d’auto-affirmation repose, dans sa totalité, sur ce que Jacques Derrida a
appelé un « volontarisme massif », c’est-à-dire un volontarisme qui considère que la
résolution du peuple, son engagement et sa décision ressortissent à la sphère de la volonté3.
Toutefois, il est remarquable que, dans le texte même du Discours, la volonté de
science, comme volonté de la mission spirituelle du peuple, soit marquée par le sens des
limites du savoir et par le pouvoir de ce que les Grecs appelaient l’anagkè (le pouvoir
déterminant de la nécessité). C’est dans ce contexte que Heidegger se tourne vers la figure de
Prométhée, sur le compte duquel « circulait un vieux récit, selon lequel [il] aurait été le
premier philosophe »4. Dans la constellation rhétorique de Heidegger, Prométhée – cet
homme noble qui a perdu son combat, qui a été enchaîné et exposé aux forces de la nécessité
– en vient à symboliser le peuple allemand souffrant de l’iniquité du Traité de Versailles.
Prométhée se voit conférer le statut de philosophe par Heidegger précisément parce qu’il
exprime « l’essence du savoir ». Comme le dit Eschyle : « techne d’anangkes asthenestera
macro », que Heidegger traduit comme suit : « Savoir, pourtant, est de beaucoup moins fort
que nécessité »5. Et Heidegger de commenter : « Chaque savoir des choses demeure d’abord
livré sans défense à l’excessive puissance du destin et reste sans parole devant elle »6. Le
pouvoir de la destinée donne un coup d’arrêt au savoir. Pour cette raison, il faut que le savoir
développe au plus haut point son sens de la provocation prométhéenne. Ce n’est qu’alors que
l’entière puissance du retrait de l’étant se dressera de telle sorte à donner à comprendre
authentiquement les limites du savoir comme l’essence même de ce qu’est le savoir. A partir
de cette provocation prométhéenne et de l’intuition des limites du savoir qu’elle présuppose,
le peuple allemand pourra en venir à vouloir sa propre essence et, en se décidant pour elle, à
s’affirmer soi-même avec une force prométhéenne. Une telle attitude considère bien entendu
de manière très critique l’idée d’un savoir purement « théorique », prototypique de
l’enseignement académique.
La theôria, telle que Heidegger la conçoit, n’a pas la pureté d’un « savoir purement
axé sur lui-même », elle n’est pas une « pure considération » qui se déploie pour elle-même,
elle est une modalité de l’energeia, de l’« être-à-l’œuvre » qui est « la mise en œuvre la plus
haute d’une véritable praxis »7. Pour les Grecs, la théorie originaire n’est pas une « science »,
une « discipline », un champ académique de savoir, ou une forme technique de
« connaissance » qui chercherait à s’assurer une maîtrise sur les étants en les forçant à prendre
place à l’intérieur d’un cadre théorique commode. Elle est plutôt « le lieu médian qui
détermine au plus intime tout le Dasein du peuple et de l’Etat »8. Une telle theôria, comprise
comme technè, est radicalement exposée à sa propre impuissance et à ses propres limites,
1
GA 16, 108 (tr. fr. in EP, p. 100).
2
GA 16, 108 (tr. fr. mod. in EP, p. 100).
3
J. Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, op. cit., p. 61, et Bret Davis, Heidegger and the Will,
Northwestern University Press, Evanston, 2007, p. 65-97.
4
GA 16, 109 (tr. fr. in EP, p. 101).
5
GA 16, 109 (tr. fr. in EP, p. 101).
6
GA 16, 109 (tr. fr. in EP, p. 101).
7
GA 16, 109-110 (tr. fr. mod. in EP, p. 102).
8
GA 16, 110 (tr. fr. in EP, p. 102).
dans la mesure où les caractéristiques essentielles d’une telle theôria – à savoir la fermeté
avec laquelle elle interroge, avec une persévérance toute prométhéenne – consistent à prendre
acte de sa propre « impuissance devant le destin »1.
Le fait de se savoir impuissant devant le destin – savoir qui défie l’arrogance du savoir
lui-même – permettra au peuple qui aura su recouvrer authentiquement le sens vrai de la
theôria d’affronter le pouvoir de la nécessité historique qui le soumet. Une telle intuition
prométhéenne du tragique de sa propre condition historique aura pour effet de transformer la
relation du peuple à la technè, à la theôria et à la force primordiale de la philosophie elle-
même. La critique de la technè – qui préfigure à de nombreux égards celle qu’il développera
dans « La question de la technique » en 1951 –, permet à Heidegger de proposer une lecture
de la crise occidentale moderne conçue dans les termes des tragédies d’Eschyle et du jeu du
destin qui s’y déploie. Connaître ses propres limites, se rendre attentif à la leçon tragique de
l’oracle de Delphes et à l’injonction socratique gnothi seauton, signifie tout uniment
reconnaître le pouvoir du destin dans l’élaboration de la nécessité historique. L’appel même
au peuple à s’auto-affirmer au moyen d’une réflexion radicale sur l’essence du savoir –
compris comme un appel à affirmer l’essence de l’Université allemande cachée dans
l’héritage de la pensée grecque – est aussi bien un appel à reconnaître les limites du savoir, et
l’échec d’une affirmation par trop métaphysique de la volonté et d’une position de type
volontariste. Telle est la tension qui parcourt le Discours, avec laquelle Heidegger se débat de
bout en bout : affirmer la volonté de puissance nietzschéenne, tout en reconnaissant les limites
de la volonté et le destin tragique de Prométhée.
Heidegger ne réconcilie pas vraiment ces deux tendances de sens contraire dans son
Discours. L’argument central et l’impetus de ce discours mettent bien plutôt en scène une
lutte ou un combat entre l’esprit (Geist) – que Heidegger définit comme suit : « L’esprit est :
dans un accord au ton de l’origine, savoir s’être résolu pour l’essence de l’être »2 –, et le
savoir, entendu comme résolution de rester en arrêt devant le caractère « insondable » et
« inaltérable » du destin. Toute tentative de la part du peuple d’éluder cette confrontation avec
les limites du savoir, en cherchant à les contourner par le recours inconsidéré au pouvoir de la
techne chargé de déterminer l’avenir de l’Allemagne, ne pourrait que déboucher sur une
affirmation irréfléchie de la machination (Machenschaft). A la fin des années 1930, Heidegger
retournera cette critique contre le national-socialisme lui-même dans les Beiträge et dans
d’autres écrits3. Mais à l’heure de son adhésion enthousiaste à une philosophie originaire
nationale-socialiste de l’auto-affirmation du peuple, Heidegger ajoutait foi à la possibilité
d’un renouvellement de l’Allemagne passant par une adhésion à la politique allemande de la
volonté comme limitation tragique. Tous les espoirs de voir se réaliser à l’avenir la mission
historique du peuple reposait alors à ses yeux sur une telle adhésion.
A la toute fin du Discours, Heidegger s’efforce de formuler à nouveau la question qui
est au cœur de sa conférence : « Voulons-nous l’essence de l’Université allemande ou ne la

1
GA 16, 109 (tr. fr. in EP, p. 102).
2
GA 16, 112 (tr. fr. mod. in EP, p. 104).
3
GA 65 ; GA 66, 26-29 ; Die Bedrohung der Wissenschaft, in O. Pöggeler (éd.), Zur philosophischen Aktualität
Martin Heideggers, I, Klostermann, Frankfurt/M., 1990, p. 5-27.
voulons-nous pas ? »1. Personne ne nous empêchera de « nous mettre de fond en comble en
peine de cette méditation de soi et de cette auto-affirmation »2, déclare-t-il à son auditoire.

Mais personne non plus ne va nous demander si nous voulons ou non, alors que la
force spirituelle de l’Occident fait défaut et que l’Occident craque de toutes ses
jointures – alors que l’apparence de culture, en sa décrépitude, implose et attire toutes
les forces dans la confusion, pour les laisser s’asphyxier dans la démence3.

A l’instar de ce qu’il disait de la techne prométhéenne et de son impuissance face au destin,


Heidegger évoque dans ces lignes l’échec possible qui guette l’Occident si le peuple allemand
ne s’auto-affirme pas contre la crise du nihilisme qui le menace de l’intérieur. C’est dans ce
contexte qu’apparaissent les deux citations de Clausewitz et de Platon qui font écho au ton
d’injonction urgente qui sous-tend le discours. Le mot de Clausewitz – « Je renonce à l’espoir
frivole d’être sauvé par la main du hasard »4 – exhorte la volonté du peuple allemand à
s’engager hardiment dans le combat du savoir, mais il renvoie également au thème du destin
prométhéen. Renoncer au hasard signifie que le peuple doit embrasser sa propre nécessité
historique, et abandonner le rêve libéral occidental d’une liberté individuelle qui
s’autodétermine, au profit d’une auto-affirmation commune de « ce qui est nécessaire ».
Les remarques concernant les « trois liens » – « par le peuple, au destin de l’Etat, dans
la mission spirituelle » – et les « trois services » qui en découlent pour les étudiants allemands
– « service du travail, service de défense et service du savoir »5 –, expriment à leur manière
l’accent que Heidegger fait porter sur une interprétation tragique de la liberté, comprise
comme volonté de nécessité (et non pas comme choix arbitraire, dans la guise de
l’interprétation libérale de ce concept). La liberté en ce sens n’est pas une absence de
contrainte, mais une nécessité qui lie au destin ; une liberté tragique s’expose elle-même à « la
plus extrême problématicité du Dasein authentique »6. Dans la logique d’une telle liberté, ce
n’est pas un caprice ou une inclination arbitraire qui pousse les étudiants allemands en
direction des trois formes de service, mais une compulsion contraignante à servir « la loi de
son essence »7. Dans les termes de Heidegger, « la problématicité de l’être pousse le peuple au
travail et au combat, le forçant à prendre la forme de son Etat » 8. C’est cette emphase portée
sur l’idée de « compulsion » (Zwang) – laquelle trouve un écho dans l’anagkè prométhéenne
et dans le dédain de Clausewitz pour le hasard – qui est essentiel pour comprendre la vision
historico-destinale de l’auto-affirmation allemande qui est en jeu dans l’appel heideggérien au
peuple de vouloir sa propre essence.
Nous sommes désormais préparés à relire les énoncés de Heidegger contenus dans le
paragraphe d’ouverture du Discours, en y entendant un appel à affronter la nécessité tragique
comme fondement d’une nouvelle liberté allemande. Le leadership spirituel de l’Université

1
GA 16, 116 (tr. fr. in EP, p. 109).
2
GA 16, 116 (tr. fr. in EP, p. 109).
3
GA 16, 116 (tr. fr. in EP, p. 109).
4
GA 16, 116 (tr. fr. in EP, p. 108).
5
GA 16, 114 (tr. fr. in EP, p. 106).
6
GA 16, 113 (tr. fr. in EP, p. 106).
7
GA 16, 113 (tr. fr. in EP, p. 105).
8
GA 16, 114 (tr. fr. in EP, p. 106).
allemande ne s’accomplira essentiellement que si les professeurs et les étudiants sont
collectivement enracinés dans cette essence. Cette essence ne sera portée à sa pleine puissance
que si les chefs sont eux-mêmes « dirigés par le caractère inexorable de la mission spirituelle
qui force le destin du peuple allemand à recevoir l’empreinte typique de son histoire » 1. Il
apparaît une fois encore que l’auto-affirmation, comprise comme volonté inexorable de
l’essence, n’est possible que lorsqu’un individu (qui ne se comprend pas lui-même comme un
sujet monadique, mais comme un membre à part entière d’une communauté) se soumet aux
forces historiques de compulsion qui constitue le destin d’un peuple. Vouloir un tel destin
implique de la fermeté, du courage, de l’endurance et de l’audace. Ce n’est qu’en adoptant ces
vertus martiales que le peuple pourra atteindre la grandeur.
Heidegger revient à cette thématique à la fin de son discours – en guise de
commentaire de la « mission spirituelle » annoncée dans le paragraphe d’ouverture. « Nous
voulons que notre peuple accomplisse sa mission historique »2, déclare-t-il. Cependant, si le
peuple veut comprendre entièrement « la magnificence et la grandeur de cette rupture »3, il lui
faut se tourner vers la parole de Socrate dans la République : « Ta (…) megala panta
episphale », que Heidegger traduit par : « Tout ce qui est grand s’expose à la tempête »4.
Comment convient-il de comprendre cette allusion cryptique à la grandeur
platonicienne ? Quelle est la fonction de cette ultime fleur de rhétorique que Heidegger jette à
la fin de son discours ? Il me semble qu’il y a là un double message. D’une part, Heidegger
semble dire que le sens caché de l’origine grecque ne peut être redécouvert que par ceux qui
sont pris dans la tempête d’un conflit essentiel. Dans cette simple citation, il serait donc
loisible de retrouver des traces du polemos héraclitéen, de la volonté de puissance
nietzschéenne, et de la thématique du courage martial du guerrier allemand d’Ernst Jünger.
D’autre part, il se peut que Heidegger tente d’attirer l’attention sur le caractère
précaire de la révolution allemande et sur l’éventualité de son échec. De ce point de vue, il
serait loisible d’interpréter la citation platonicienne comme signifiant que tout ce qui est grand
(le commencement grec, le futur du retour chez soi allemand, l’auto-affirmation
nietzschéenne de l’essence allemande) est menacé par la tempête du nihilisme moderne, en
tant qu’il se tient sous la menace d’être dépassé par la tempête destructrice qui met en danger
son existence même. Un peuple exposé à une telle menace a besoin avant tout d’un Führer /
recteur capable de faire valoir l’origine mythique de la philosophie, et qui peut lier la destinée
future d’un peuple à une telle origine, de sorte à pouvoir reconnaître les limites du savoir face
à la destinée. Dans de telles conditions, la tâche qui nous est confiée est de travailler à l’ex-
plication (Aus-ein-ander-setzung) entre la provocation prométhéenne et la volonté
nietzschéenne, entre la conception tragique du destin selon Eschyle et le mirifique espoir
platonicien en l’avènement d’une polis conduite par un Führer-philosophe.

<IT5>CONCLUSION

1
GA 16, 107 (tr. fr. in EP, p. 99).
2
GA 16, 116 (tr. fr. in EP, p. 109).
3
GA 16, 116 (tr. fr. in EP, p. 109).
4
GA 16, 116 (tr. fr. in EP, p. 109) ; Platon, La République, 497d9.
Que convient-il à présent de penser de toutes ces tensions et oppositions qui traversent
le Discours de Heidegger ? Comment nous aident-elles à saisir l’adhésion de Heidegger au
national-socialisme ? Comment convient-il de penser la relation entre la politique et la
philosophie dans le Discours et, au-delà, dans l’œuvre de Heidegger en tant que telle ?
Ainsi que Heidegger l’écrivait dans l’un de ses carnets de notes datant du semestre
d’hiver 1933-34 : « Comment prendre la mesure ? »1 Quelle règles de mesure (Masstäbe)
devons-nous utiliser pour évaluer la grandeur de ce qui est menacé par la tempête ? Ce sont là
des questions qu’il nous faut examiner si nous voulons saisir la logique double, contradictoire
du Discours de Heidegger. Pour Heidegger, ce n’est que lorsque le peuple est capable de
« vouloir avec persévérance sa propre essence »2, ce n’est que lorsqu’il s’affirme-lui-même
dans et à travers le danger et la lutte, en se tenant fermement dressé au cœur de la tempête du
conflit que leur ont légué leurs ancêtres archaïques grecs, « qu’il s’ouvre la possibilité d’une
grandeur pour lui-même »3.

Les grandes choses ne se manifestent qu’auprès des grands hommes et des grands
peuples (…). Le vrai est pour nous ce qui doit être gagné, la résolution concernant
notre mission. Ce n’est qu’en se décidant pour ce combat que nous pouvons nous
donner la possibilité d’un destin. Il n’y a de destin que si un homme expose son
Dasein au danger par une résolution libre4.

Avec le recul de l’histoire, à présent que nous savons ce qu’il est advenu historiquement du
national-socialisme en Allemagne, la possibilité nous est offerte de mieux apprécier la
« grandeur » de l’initiative prise par Heidegger et le « danger » auquel il s’est exposé. De ce
point de vue, le Discours, au même titre que les justifications que son auteur s’est efforcé d’en
donner ultérieurement, nous apparaissent profondément erronés et inadéquats 5. La faiblesse
des arguments que Heidegger a fait valoir pour sa défense après-guerre – à savoir que sa
position en 1935 à l’endroit du national-socialisme était « ouvertement hostile », que ses cours
sur Nietzsche de 1936 à 1944 ont été l’occasion pour lui d’entrer en « résistance spirituelle »
contre le régime, que son opposition était « évidente » et que le Discours constituait
simplement une tentative de limiter les influences négatives au sein du « mouvement »
national-socialiste – aucun de ces arguments ne résiste à la critique 6. Le Discours se présente
comme un mémento brutal de la folie de l’idée platonicienne du roi-philosophe, du professeur
de philosophie déçu qui cherche à guider – non pas seulement ses étudiants ou son Université
–, mais, comme l’a fort bien dit Karl Jaspers, de « guider le guide » (den Führer führen)7. Il
arrive que, par moments, le lecteur du Discours se sente un peu submergé par la jubilation

1
GA 36/37, 295.
2
GA 36/37, 263.
3
GA 36/37, 264.
4
GA 36-37, 264.
5
Ces tentatives manquées visant à justifier ses actions pendant la période de son rectorat incluent deux textes
importants : Das Rektorat 1933-34. Tatsachen und Gedanken (GA 16, 372-94 ; tr. fr. in EP, p. 215-238), et sa
lettre du 4 novembre 1945 au recteur de Fribourg (GA 16, 397-404 ; tr. fr. in EP, p. 195-202).
6
GA 40, 233 ; GA 16, 398, 402, 431.
7
Le mot aurait été prononcé par Jaspers lors d’une conversation et a été rapporté par W. Hochkeppel in Die Zeit,
6 mai 1933, « Heidegger, die Nazis und kein Ende » ; cf. aussi K. Jaspers, Notizen zu M. Heidegger, Piper,
München, 1978, p. 187 : « Comme philosophe, il voulait au fond éduquer le Führer ».
martiale des énoncés dont la rhétorique se situe quelque part entre Platon et Horst Wessel,
entre Eschyle et Leo Schlageter. Dans la mesure où il en va de l’adhésion politique de
Heidegger au national-socialisme durant la période de son rectorat, force est de reconnaître la
justesse du verdict qu’il a lui-même rendu après coup en déclarant avoir commis là « la plus
grosse bêtise de sa vie »1.
L’œuvre de Heidegger ne pourra jamais s’exonérer de l’indignation légitime qui
accompagne sa réception et son interprétation. Les échecs personnels de Heidegger sont
proprement déconcertants, et la mauvaise volonté avec laquelle il s’est prêté à l’examen de ses
erreurs constituent au mieux un témoignage d’étroitesse d’esprit, et au pire de fierté arrogante.
En dehors de la critique morale à laquelle s’expose le Discours, il est une autre
critique que l’on peut lui adresser, laquelle consiste à dénoncer ce qui constitue peut-être la
plus grave erreur du Discours dans son ensemble : à savoir le simple oubli de la relation
adéquate que la philosophie soutient avec son époque. Le Discours salue l’avènement de la
révolution allemande et célèbre la force énergique qui l’anime comme ouvrant la destinée
future du peuple. Mais en reprenant à son compte la rhétorique politique du moment,
Heidegger oublie la leçon qu’il s’efforcera de formuler dans les termes suivants dans
l’Introduction à la métaphysique de 1935 :

Tout questionner essentiel de la philosophie demeure nécessairement inactuel (…).


Dans tous les cas, la philosophie reste un savoir qui non seulement ne se laisse pas
rendre actuel, mais dont il faut bien plutôt dire l’inverse : qu’il subordonne l’actualité à
sa mesure2.

Manquant de se régler sur cette leçon d’inspiration profondément nietzschéenne, Heidegger a


succombé aux séductions du moment, oubliant l’une des intuitions les plus prégnantes d’Être
et temps – à savoir que la philosophie n’est rien d’autre qu’une indication formelle qui
« dirige vers » les structures du Dasein, et non pas une discipline qui « remplit » le sens de ces
structures en empruntant divers éléments aux visions du monde disponibles.
Toutefois, nous espérons que la lecture du Discours que nous venons de proposer, si
on veut bien lui reconnaître une certaine pertinence, aura montré que ce discours ne peut pas
être réduit à un simple texte de propagande visant à soutenir un régime particulier. Le
Discours constitue un document authentiquement philosophique et il exprime à sa manière les
préoccupations les plus insistantes de Heidegger – sa relation à la pensée grecque comme
source d’un autre commencement, la pratique du questionnement comme fondement de
l’éducation philosophique, l’injonction nietzschéenne à l’endurance courageuse et celle de
Socrate à l’auto-examen considérés comme autant de vertus nécessaires pour initier une
révolution philosophique dans et pour l’Occident. En ce sens, il est capital de bien entendre la
déclaration de Heidegger en 1945 :

1
Heidegger / Kästner, Briefwechsel. 1953-1974, Insel, Frankfurt/M., 1980, p. 10, et Encounters and Dialogues
with Martin Heidegger. 1929-1976, University of Chicago Press, Chicago, 1993, p. 37.
2
GA 40, 10 (Introduction à la métaphysique, tr. fr. G. Kahn, Gallimard, Paris, 1967, p. 20).
Il m’est apparu qu’il fallait (…) rendre visible des objectifs et des horizons spirituels
essentiels, et en prenant ma part de responsabilité à l’égard de l’Occident, essayer de
contribuer à ce qu’ils trouvent leur chemin pour rejaillir dans la réalité 1.

Je ne crois pas qu’il faille lire ces lignes de façon cynique, en y voyant de la part de
Heidegger simplement une tentative visant à « couvrir » ses activités politiques en se cachant
derrière le paravent de la philosophie académique. Bien au contraire, Heidegger pensait très
sérieusement que le « mouvement », dont il attendait que « peut-être [il] amène un jour à un
recueillement sur l’essence occidentale et historique de ce qui est allemand »2, avait besoin
d’un leadership philosophique. Heidegger avait le sentiment d’assumer de cette manière ses
responsabilités de philosophe occidental. De la manière la plus claire et la plus décisive
possible, c’est bien dans ce cas la philosophie de Heidegger qui détermine sa politique, et non
pas tant l’inverse. En ce sens, l’on peut bien parler d’une primauté de la philosophie par
rapport aux mouvements ou partis purement politiques, quels qu’ils soient. Le ministre
Wacker qui, après le banquet officiel pour la cérémonie du Rectorat, fit part à Heidegger de
son « opinion » sur le discours en lui disant qu’il avait assisté à la démonstration d’une « sorte
de ‘national-socialisme privé’ »3 se montrait donc sur ce point tout à fait perspicace.
L’auto-affirmation de l’Université allemande de Heidegger vise à rien de moins qu’à
l’instauration d’un national-socialisme philosophique annonçant la nouvelle d’un « autre »
commencement – un « nationalisme-socialisme privé » qui contournait les formes
institutionnelles et empiriques de l’appareil politique de Hitler. Aux yeux de Heidegger, rares
étaient ceux qui, au sein du « parti », comprenaient le « mouvement », et rares aussi étaient
ceux qui, en répondant à l’appel, ont saisi le sens authentique de la mission et de la vocation
allemandes. C’est pourquoi Heidegger pourra écrire en 1945, après l’effondrement du
national-socialisme, que les Allemands ont encore très peu de compréhension de leur mission
future « parce qu’ils s’affairent à s’organiser selon les étalons de mesure du nihilisme qui les
entoure, et méconnaissent l’essence d’une récapitulation historique »4.
Les années qui ont suivi le Discours ont mis un point d’arrêt au rêve platonicien de
Heidegger de reconstruire une polis à l’image et à la ressemblance du philosophe. A mesure
que Heidegger était de plus en plus convaincu que la forme que le nazisme a donnée au
national-socialisme n’était rien d’autre qu’un nouvel avatar de la même machination
(Machenschaft), du même subjectivisme débridé, du même appétit de domination sur la terre
caractéristique de la métaphysique moderne cartésienne, il s’est progressivement tourné vers
les intrigues et les énigmes de la tragédie grecque pour affronter les questions les plus
difficiles et les plus urgentes que le peuple doit se poser.
En apprenant à poser la question de l’essence conflictuelle de la vérité, prise entre un
cèlement et un dé-cèlement, comme une question au sujet de l’essence conflictuelle de l’être
humain lui-même, pris entre sa perte de chez-soi et son désir primordial de retrouver sa
demeure perdue au sein de l’être –, Heidegger en est venu à concevoir le destin du peuple
dans les termes de la tragédie de Sophocle 5. Parvenir à lire les écrits de Heidegger sur la
1
GA 16, 398 (tr. fr. in EP, p. 196).
2
GA 16, 389 (tr. fr. in EP, p. 234).
3
GA 16, 381 (tr. fr. in EP, p. 226).
4
GA 16, 390 (tr. fr. in EP, p. 234).
5
GA 54, 134.
tragédie sur fond de la tragédie de la politique allemande au cours du XX e siècle – voilà le
défi que Heidegger nous a laissé le soin de relever. Ainsi que le montre le Discours au sujet
de Prométhée, la tragédie et la philosophie originaire des Grecs expriment l’une et l’autre le
sens des limites du savoir et la sagesse de céder devant la nécessité. Mais l’incapacité de
Heidegger de respecter ces limites, son désir d’aller de l’avant en faisant fi de tout sens de la
propriété et en ne tenant aucun compte des contraintes, au rebours de la sagesse d’Eschyle et
de Sophocle, font de lui une figure œdipienne typique de l’aveuglement tragique.
Cela étant dit, il est possible également de trouver dans la réflexion que l’Université
allemande des années 1930 a inspirée à Heidegger, dans le labyrinthe rhétorique de la volonté,
de la résolution, de la grandeur et de l’auto-affirmation qu’il a construit, une conscience des
limites – même si Heidegger n’en tient pas toujours lui-même vraiment compte. A côté de
l’ethos martial de la rudesse et de la rigueur, du sacrifice et de la disponibilité à mourir pour
son peuple, il est possible d’entendre un écho de la responsabilité de soi qui nous lie à l’autre,
d’une manière qui anticipe les réflexions du dernier Heidegger sur l’ethos, le séjour et la
position de respect face au mystère de « l’autre ». Comme l’écrit Heidegger dans sa
conférence sur l’Université allemande de 1934 : « alors la responsabilité de soi se lie elle-
même au respect résolu de l’autre et réclame de soi-même la considération inconditionnée de
l’autre »1. Répondre à cette injonction, accorder généreusement à l’autre homme le respect
inconditionnel – telle est la thématique lévinassienne qui se donne à entendre en contrepoint
de la philosophie martiale de l’auto-affirmation dans le Discours. Parvenir à lire L’auto-
affirmation de l’Université allemande en se rendant attentif à cet appel – voilà le défi que
Heidegger nous a laissé le soin de relever. La philosophie martiale de l’auto-affirmation, qui
gêne tant la compréhension du chemin de pensée que Heidegger s’efforce de se frayer, est
rendue nécessaire par le projet même visant au dépassement (Verwindung) du nihilisme qui
cerne de toutes parts l’époque moderne. Parvenir à lire L’auto-affirmation de l’Université
allemande dans cette perspective – voilà l’une des apories les plus fondamentales de toute
l’œuvre de Heidegger.

<SIGNATURE>Charles BAMBACH

University of Texas at Dallas

(traduit de l’anglais par Hicham-Stéphane Afeissa)

1
GA 16, 307.

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