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Francis Affergan
Dans Hermès, La Revue 2018/1 (n° 80), pages 80 à 86
Éditions CNRS Éditions
ISSN 0767-9513
ISBN 9782271118806
DOI 10.3917/herm.080.0080
© CNRS Éditions | Téléchargé le 03/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 193.52.142.135)
De l’identité
S’il y a bien un vocable dont on ignore s’il relève d’une par les étapes douloureuses et souvent périlleuses de l’iden-
catégorie conceptuelle, d’un simple apparat lexical ou d’un tité individuelle.
champ métaphorique, c’est celui d’identité. La confusion J’examinerai tour à tour les cinq points de vue qui
sémantique le concernant ne s’arrête pas là. À quel univers me semblent pouvoir alimenter un débat sans la préten-
appartient-il ? Philosophique comme Aristote l’atteste dès tion d’un balayage exhaustif : l’aperçu logique, l’examen
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Cependant, si l’on prend le cas de l’eau, comme s’y emploie L’analyse logique de l’identité sera violemment
Aristote un peu plus loin, c’est bien la même qui coule indéfi- contestée par Nietzsche qui, paradoxalement, et sans doute
niment de la fontaine, mais elle change tout le temps, puisqu’à involontairement, entérine l’aporie signalée par Kant. Tout
t1, elle ne sera pas exactement la même qu’à to : plus chaude, le mal viendrait du principe de contradiction (appelé aussi
plus froide, plus limpide, plus trouble. Bref, du point de vue de principe de non-contradiction) qui nous interdirait d’af-
l’espèce, c’est de l’eau, mais du point de vue de la qualité sin- firmer et de nier en même temps quelque chose de quelque
gulière, ce n’est pas la même eau. Les choses se compliquent chose (Nietzsche, 1976, p. 58-59). La logique ne serait pour
encore si l’on est en présence de la même chose, dans sa sin- Nietzsche qu’un impératif qui n’a rien à voir avec la réalité
gularité, des deux côtés de l’égalité : ce cheval blanc d’une part – et par impératif, il entend un présupposé. La logique ne
et le même cheval blanc de l’autre (même si le deuxième est réfléchit que sur un monde « apparent », car en fait, elle
imaginaire). C’est à la fois le même et différent de lui-même, reposerait sur un « préjugé sensualiste selon lequel les sen-
puisque l’on a affaire à deux exemplaires de la même chose. sations nous enseignent des vérités sur les choses – je ne
Une chose peut donc être à la fois identique à elle- puis à la fois dire d’une seule et même chose qu’elle est dure
même et différente d’elle-même ou, si l’on préfère, une et et qu’elle est molle ». Nietzsche, en contestant ainsi l’acti-
deux, ou encore la même et l’autre, tout en gardant le même vité logique de notre raison, accepte que deux sensations
nom. Socrate est bien le même homme vieux que lorsqu’il contradictoires et simultanées puissent avoir lieu : l’eau
était jeune, et pourtant, étant méconnaissable, on peut en peut être froide ET chaude, Socrate est vieux ET jeune, cet
toute légitimité ne pas discerner la même identité. Il a telle- homme est le même ET différent et ainsi de suite…
ment changé qu’on peut, en toute logique, inférer qu’il y a Aucun A ne serait donc égal à A. Le principe de
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ou de « l’agrégat des accidents ». Plutarque nous raconte premier cas, le mode de connaissance et de reconnaissance
l’histoire du bateau de Thésée dont les vieilles pièces de de ces identités serait pragmatique, dans le second, il serait
bois sont remplacées, au fur et à mesure qu’elles pourris- à la fois ontique et ontologique.
saient, par des neuves : « les uns maintenaient que c’était
un même vaisseau, les autres, au contraire, soutenaient que
non » (Plutarque, 1951, p. 21). L’aporie est ici identifiable Transition : l’évaluation épistémologique
comme étant celle du changement, à savoir du temps à
travers lequel « certains changements préservent l’identité Il est temps de se demander si l’identité, considérée en
et d’autres la détruisent » (Ferret, 1996, p. 17). Que faut- tant que concept, peut être l’objet d’un discours à préten-
il penser de cette affaire ? Soit il ne s’agit finalement que tion scientifique. La question est capitale car elle détermi-
d’une affaire de nom (celui du bateau), comme le suggé- nera toutes les interrogations à venir que l’anthropologie
rait Hobbes, soit derrière le nom du bateau se dissimule ouvre, à savoir les problèmes liés à la culture, aux iden-
bien un être qui existe, unique en son genre, différent de tités culturelles, à l’universalisme, au différencialisme et au
tous les autres et ce, quelles que soient les planches qui le relativisme.
composent, qu’elles soient usées ou qu’elles soient neuves. Toutes ces topiques, pour légitimes qu’elles soient,
Le problème, aussi ancien que l’histoire de la philosophie n’en sont pas moins tributaires d’un examen minutieux des
occidentale, est celui du combat inlassable entre l’être et le conditions de possibilité d’une science de l’identité. Cette
langage. La chose singulière tire-t-elle son identité d’elle- science, que d’aucuns appellent de leurs vœux, dépend
même, dans son « idiotie » séparée et individuée ? Ou d’une assise sémantique et grammaticale qui constitue la
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d’extension, puisqu’il s’avère incapable d’« énumérer » nœuds ferroviaires, des embranchements, des anfractuo-
toutes les assignations ou toutes les autres classes. sités, des chemins de traverses et des dérives incessantes.
L’anthropologie s’est fixé l’objectif, dès ses commen- Autant on peut comprendre qu’une conception de
cements, de définir les identités des sociétés et des cultures l’identité close sur elle-même ne peut que déboucher sur
qu’elle se proposait de décrire, d’expliquer et de com- des sentiments obsidionaux de villes assiégées et d’inven-
prendre. Or, immédiatement, elle s’est trouvée devant un tion haineuse d’ennemis, autant la solution des identités
dilemme qui tend à se transformer aujourd’hui en aporie. entièrement ouvertes à tous les vents et sans cesse négo-
L’identité des communautés est soit fermée sur elle-même, ciées, tant célébrée aujourd’hui par certains observateurs,
ce qui interdirait a priori toute comparaison et toute intelli- peut sembler frappée par la facilité et la paresse intellec-
gibilité des autres ; soit, elle est amenée à se diluer dans une tuelle. En effet, qui nous garantit que les identités hybrides
universalisation qui, au nom du désir légitime de scientifi- et fluctuantes au gré des événements ne deviendraient pas
cité, exclura ou intégrera dans un ensemble flou les singu- elles aussi essentialisées ou substantialisées par les pro-
larités et particularités que les communautés revendiquent cessus historiques ? Qui nous garantit que l’hybridation
précisément comme marqueurs exclusifs de leur identité. ne serait pas constituée elle aussi de fibres elles-mêmes
Cette aporie peut se décliner autrement. Si, comme on uniques, insécables et non diluables dans un autre tout ?
vient de le voir, toute identité, surtout examinée sous l’égide Car en se redéployant, ces identités fluides peuvent à leur
de la communauté, est multiple, ceux qui se définissent et tour se durcir et réclamer, ne serait-ce que pour se pro-
ceux qui définissent les autres ne peuvent échapper à la téger, les mêmes fermetures auparavant récusées.
logique de la simultanéité de l’internalité et de l’externalité. À force de vouloir fragmenter les identités, on ne
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Hermès, « L’Autre n’est pas une donnée. Altérités, corps et arte- Ollivier, B. (dir.), Les Identités collectives à l’heure de la mon-
facts », sous la dir. de F. Renucci, B. Le Blanc et S. Lepastier, dialisation, Paris, CNRS éditions, 2009.
no 68, 2014.
Dans la collection « CNRS Communication », on pourra se
Hermès, « Les incommunications européennes », sous la dir. de référer à :
J. Nowicki, L. Radut-Gaghi et G. Rouet, no 77, 2017.
Nowicki, J., L’Homme des confins. Pour une anthropologie inter-
culturelle, Paris, CNRS éditions, 2008.
Dans la collection « Les Essentiels d’Hermès », on pourra notam-
ment consulter : Wulf, C., Anthropologie de l’homme mondialisé. Histoire et
concepts, Paris, CNRS éditions, 2013.
Fourmentraux, J.-P. (dir.), Identités numériques. Expressions
et traçabilité, Paris, CNRS éditions, 2015.
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