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De l’identité

Francis Affergan
Dans Hermès, La Revue 2018/1 (n° 80), pages 80 à 86
Éditions CNRS Éditions
ISSN 0767-9513
ISBN 9782271118806
DOI 10.3917/herm.080.0080
© CNRS Éditions | Téléchargé le 03/10/2023 sur www.cairn.info (IP: 193.52.142.135)

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Francis Affergan
Université Paris Descartes – Canthel

De l’identité

S’il y a bien un vocable dont on ignore s’il relève d’une par les étapes douloureuses et souvent périlleuses de l’iden-
catégorie conceptuelle, d’un simple apparat lexical ou d’un tité individuelle.
champ métaphorique, c’est celui d’identité. La confusion J’examinerai tour à tour les cinq points de vue qui
sémantique le concernant ne s’arrête pas là. À quel univers me semblent pouvoir alimenter un débat sans la préten-
appartient-­il ? Philosophique comme Aristote l’atteste dès tion d’un balayage exhaustif : l’aperçu logique, l’examen
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les débuts de l’histoire de la philosophie ? Anthropologique, ontologique, l’évaluation épistémologique, la description
saisi qu’il se trouve par tous les ethnologues dont la tâche anthropologique et, enfin, l’ancrage existentiel.
consiste à décrire des sociétés et des cultures qu’il faut bien
identifier en tant que telles ? Psychologique, en cela que
chaque personne est légitimement conduite à se demander L’aperçu logique
qui elle peut bien être ? Ontologique, si tant est qu’on soit
fondé à admettre définitivement qu’une chose est bien ce Dès les balbutiements de la philosophie grecque, on
qu’elle est et non une autre chose ? Nominaliste, s’il adve- réfléchit au sens qu’il convient de conférer au signe d’éga-
nait que l’identité ne soit finalement qu’un mot appelé à ne lité et, partant, à la notion d’identité. Et l’on se rend compte
rien recouvrir de réel ? immédiatement de l’équivocité des termes. En effet, il fau-
À cela s’ajoute, pour obscurcir encore plus l’ambiguïté drait, en toute logique, et afin de respecter le sens premier et
et l’ambivalence de la notion, la confusion des domaines fondamental de l’identité, trouver des deux côtés de la for-
d’intervention : identité personnelle ou identité collec- mule la même quantité et la même qualité de la chose. Par
tive ? Car, en dépit des apparences, l’identité collective exemple, non seulement un manteau est identique à un man-
ne se résume pas à l’addition ou même à l’agrégation des teau, mais aussi à une pelisse (Aristote, Topiques, I, 7) qui est
identités individuelles. Il y aurait, nous disent les sciences un manteau. Jean est identique au même Jean mais aussi, sous
sociales, une appréhension directe et quasiment intui- un autre aspect, à Paul puisqu’ils sont hommes tous les deux.
tive de l’identité collective, capable de se ramasser en un Et Jean est aussi identique à un babouin, puisqu’ils appar-
« nous » et d’en tirer un récit communautaire, sans passer tiennent tous les deux à la même espèce des mammifères.

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Cependant, si l’on prend le cas de l’eau, comme s’y emploie L’analyse logique de l’identité sera violemment
Aristote un peu plus loin, c’est bien la même qui coule indéfi- contestée par Nietzsche qui, paradoxalement, et sans doute
niment de la fontaine, mais elle change tout le temps, puisqu’à involontairement, entérine l’aporie signalée par Kant. Tout
t1, elle ne sera pas exactement la même qu’à to : plus chaude, le mal viendrait du principe de contradiction (appelé aussi
plus froide, plus limpide, plus trouble. Bref, du point de vue de principe de non-­contradiction) qui nous interdirait d’af-
l’espèce, c’est de l’eau, mais du point de vue de la qualité sin- firmer et de nier en même temps quelque chose de quelque
gulière, ce n’est pas la même eau. Les choses se compliquent chose (Nietzsche, 1976, p. 58-­59). La logique ne serait pour
encore si l’on est en présence de la même chose, dans sa sin- Nietzsche qu’un impératif qui n’a rien à voir avec la réalité
gularité, des deux côtés de l’égalité : ce cheval blanc d’une part – et par impératif, il entend un présupposé. La logique ne
et le même cheval blanc de l’autre (même si le deuxième est réfléchit que sur un monde « apparent », car en fait, elle
imaginaire). C’est à la fois le même et différent de lui-­même, reposerait sur un « préjugé sensualiste selon lequel les sen-
puisque l’on a affaire à deux exemplaires de la même chose. sations nous enseignent des vérités sur les choses – je ne
Une chose peut donc être à la fois identique à elle-­ puis à la fois dire d’une seule et même chose qu’elle est dure
même et différente d’elle-­même ou, si l’on préfère, une et et qu’elle est molle ». Nietzsche, en contestant ainsi l’acti-
deux, ou encore la même et l’autre, tout en gardant le même vité logique de notre raison, accepte que deux sensations
nom. Socrate est bien le même homme vieux que lorsqu’il contradictoires et simultanées puissent avoir lieu : l’eau
était jeune, et pourtant, étant méconnaissable, on peut en peut être froide ET chaude, Socrate est vieux ET jeune, cet
toute légitimité ne pas discerner la même identité. Il a telle- homme est le même ET différent et ainsi de suite…
ment changé qu’on peut, en toute logique, inférer qu’il y a Aucun A ne serait donc égal à A. Le principe de
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deux « Socrates » strictement individués dans la même per- contradiction serait ainsi périmé et nous conduirait à poser
sonne ou le même nom. Toute la question est de savoir si un voile trompeur sur la réalité.
l’identité relève d’une détermination intrinsèque ou extrin-
sèque, ou si l’on préfère, si l’identité est conférée du dedans
(par exemple, de celui qui dit « je suis le même Socrate ») ou L’examen ontologique
bien du dehors (ce n’est pas lui).
Cette aporie sera en partie levée par Kant lorsqu’il Cependant derrière le voile nominal de la logique, la
examinera le mode d’être des phénomènes dans la Critique question demeure : y a-­t-­il des identités réelles qui existent
de la raison pure (« analytique transcendantale » ; 1965, en tant que telles ? Et si oui, sur quels modes existent-­elles ?
p. 177-­178). Un phénomène « contient quelque chose de Comment être certain qu’une chose qui existe, existe bien
permanent (la substance) et quelque chose de changeant, séparément d’une autre à laquelle elle ressemblerait ?
considéré comme une simple détermination ». Et c’est Comment, dans le règne universel des indiscernables, est-­il
parce que « tous les phénomènes sont dans le temps » que encore permis d’isoler un individu discernable et d’affirmer
leur diversité (simultanée ou successive) nous apparaît de son existence indépendamment des mots qui ont vocation
telle sorte qu’on a l’illusion de croire qu’ils changent en eux-­ à le recouvrir et à lui donner un sens ?
mêmes alors qu’ils ne changent que sur un fond « durable et Devant la confusion extrême suscitée par le problème
permanent ». Et ce serait la permanence qui « exprimerait de la reconnaissance du même bateau de Thésée, avant le
le temps ». Socrate a bien changé (diversité) mais dans une changement des planches et après, on est en droit de se
même substance permanente (le même Socrate). demander si l’identité relève de la matière, de la forme

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ou de « l’agrégat des accidents ». Plutarque nous raconte premier cas, le mode de connaissance et de reconnaissance
l’histoire du bateau de Thésée dont les vieilles pièces de de ces identités serait pragmatique, dans le second, il serait
bois sont remplacées, au fur et à mesure qu’elles pourris- à la fois ontique et ontologique.
saient, par des neuves : « les uns maintenaient que c’était
un même vaisseau, les autres, au contraire, soutenaient que
non » (Plutarque, 1951, p. 21). L’aporie est ici identifiable Transition : l’évaluation épistémologique
comme étant celle du changement, à savoir du temps à
travers lequel « certains changements préservent l’identité Il est temps de se demander si l’identité, considérée en
et d’autres la détruisent » (Ferret, 1996, p. 17). Que faut- tant que concept, peut être l’objet d’un discours à préten-
­il penser de cette affaire ? Soit il ne s’agit finalement que tion scientifique. La question est capitale car elle détermi-
d’une affaire de nom (celui du bateau), comme le suggé- nera toutes les interrogations à venir que l’anthropologie
rait Hobbes, soit derrière le nom du bateau se dissimule ouvre, à savoir les problèmes liés à la culture, aux iden-
bien un être qui existe, unique en son genre, différent de tités culturelles, à l’universalisme, au différencialisme et au
tous les autres et ce, quelles que soient les planches qui le relativisme.
composent, qu’elles soient usées ou qu’elles soient neuves. Toutes ces topiques, pour légitimes qu’elles soient,
Le problème, aussi ancien que l’histoire de la philosophie n’en sont pas moins tributaires d’un examen minutieux des
occidentale, est celui du combat inlassable entre l’être et le conditions de possibilité d’une science de l’identité. Cette
langage. La chose singulière tire-­t-­elle son identité d’elle-­ science, que d’aucuns appellent de leurs vœux, dépend
même, dans son « idiotie » séparée et individuée ? Ou d’une assise sémantique et grammaticale qui constitue la
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bien ne tient-­elle son identité que d’être recouverte de son colonne vertébrale et la source d’une théorie.
nom ? Pour le dire autrement, le nom est-­il un prédicat C’est dans Le Cahier bleu et le Cahier brun que
ontologique de la chose ou bien un simple indice adventice Wittgenstein (1996, p. 67) introduit pour la première fois
et accidentel ? Le bateau de Thésée ne peut-­il exister que le couple symptôme/critère pour expliquer et comprendre
par son essence ou sa substance, à savoir dans la mesure un phénomène donné. Mais pourquoi avoir recours à ce
où il répond à tous les critères de ce que devrait être un couple alors que le concept de preuve est prêt à rendre les
bateau ? Ou bien existe-­t-­il sur le mode séparé de l’acci- services les plus louables, surtout lorsqu’il s’agit de repérer
dent déictique : CE bateau-­ci, hic et nunc, et pas un autre l’identité d’un phénomène ? La réponse de Wittgenstein
qui lui ressemblerait ou même qui lui serait identique ? est sans appel : on ne peut vérifier par la preuve « que ceci
Est-­ce parce que les choses existent qu’elles portent un ou cela est le cas ». Il faut donc avoir recours à une autre
nom ou bien existent-­elles parce qu’elles portent un nom ? instance épistémologique. Prenons l’exemple de l’angine
La grammaire revêt-­elle une signification ontologique ou et étudions les divers chemins qui conduisent à identifier
se contente-­t-­elle de rendre les choses dicibles ? Où est la maladie comme étant une angine. Le critère de l’angine
alors l’identité ? Dans la pratique nominative ou bien dans consiste à avoir trouvé « tel bacille dans le sang ». Je repère
la chose que je désigne en arrière du langage ? L’identité maintenant que tel individu a la gorge enflammée : il s’agit
des Nambikwaras, des homosexuels ou des minorités invi- alors d’un symptôme mais sans que je sois nécessairement
sibles repose-­t-­elle sur l’appellation ou la désignation qui en possession d’un critère. Or, fait remarquer Wittgenstein,
les interpelle et les recouvre, ou bien existe-­t-­elle vraiment « si on vous demandait quel phénomène est un critère
à la fois dans sa singularité et son essentialité ? Dans le de définition et quel phénomène est un symptôme, vous

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seriez dans la plupart des cas incapables de répondre à cette


question… Les médecins utiliseront toujours des noms de
La description anthropologique
maladies sans jamais décider quels phénomènes doivent
être pris comme critères ou comme symptômes ». Georges Devereux (1972, p. 149) relate l’histoire de la
Le langage, en effet, ne nous a jamais été enseigné au formation de l’interdit de la consommation de porc chez
« moyen de règles strictes », et c’est la raison pour laquelle les anciens Hébreux. Ils ne mangeaient pas de porc, « sim-
nous éprouvons les plus grandes difficultés à apercevoir plement parce qu’ils n’en avaient pas ». Puis, ils s’installent
et à nommer les identités. Les cas ne sont peut-­être pas en Canaan « au milieu de peuplades qui non seulement
troubles, mais les mots pour les désigner le sont. Comment mangeaient du porc mais le mangeaient parfois rituel-
par exemple détecter l’identité de quelqu’un qui ne se sou- lement ». Dès lors, et pour se différencier des autres, les
viendrait des jours pairs que pendant les jours pairs et des Hébreux prirent la décision de ne plus consommer de porc.
jours impairs que durant les jours impairs ? « Sommes-­ L’interdit, loin d’être religieux, était noué à une conception
nous ici contraints de dire que deux personnes habitent le anthropologique de la différence et de l’identité.
même corps ? » (Ibid., p. 118). Mais alors comment identi- En tout état de cause, c’est la logique du classement et
fier un assassin s’il ne prétend avoir commis un meurtre que du tri qui devait l’emporter sur tous les autres critères. Les
durant les jours pairs, et jamais durant les jours impairs ? leçons que l’on peut tirer des hypothèses et des points de
Assassin un jour et innocent l’autre jour ? vue émis plus haut peuvent se concentrer sur un résultat
Toute cette problématique posée par la notion d’iden- tangible : l’identité consiste en classant les autres à se classer
tité reviendrait alors à se demander si, au-­delà d’une recon- soi-­même, soit dans la même classe soit dans une autre. Ce
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naissance du phénomène qu’on cherche à identifier, il n’y ne serait donc pas les modes de comportement des uns et
aurait pas, tapie silencieusement depuis Aristote, la ques- des autres qui impliqueraient l’émergence des identités,
tion non résolue de savoir comment on apprend la signifi- mais bien le besoin logique d’instaurer des frontières afin
cation des mots : le mot « angine », le mot « Nambikwara », de trier. Et peu importeraient alors les critères de sélec-
le mot « homosexuel », le mot « minorité ». Et en l’absence tion retenus, pourvu qu’on puisse se séparer, s’affronter,
de preuve pour déterminer si vraiment on a affaire à ces se différencier, s’assimiler, s’intégrer. Les frontières étant
« cas », on naviguera encore longtemps entre les deux mobiles entre les autres et ceux qui définissent leur appar-
certitudes sceptiques que sont le symptôme et le critère. tenance, l’essentiel est qu’il y en ait. Or ces logiques de tri en
Cependant, Wittgenstein va plus loin puisqu’il fait le choix vue de classer et de se classer offrent de nombreux incon-
selon lequel, en l’absence de preuve, et afin de construire vénients, même si elles rassurent les sujets. Car, comme
l’ébauche d’une théorie de l’identité, seul le critère pour- l’explique Devereux (Ibid., p. 133) à l’aide d’un autre
rait remplir la fonction laissée vacante. Le critère relève- exemple, la classe des « reines » inclut des individus histo-
rait de la sphère des jeux de langage concernant le cas, qui riques (Marie-­Thérèse, Elizabeth II, Anne d’Autriche) qui
consistent à suivre la règle grammaticale impliquée dans n’ont entre eux aucun autre rapport que celui d’appartenir
l’expérience : c’est ainsi qu’on reconnaît une angine, qui à la classe des reines. Ce n’est que sous un rapport, celui
n’est donc que ce qu’on dit d’elle. de la classe des reines, que l’on peut affirmer une identité.
C’est donc la grammaire des mots qui déterminera Sous les autres rapports, comme le poids, l’âge, la beauté, la
l’absence ou la présence d’une identité, à savoir un cadre à féminité, l’autorité, il n’y a plus aucune identité. Par consé-
partir duquel les critères pourront prendre sens et valeur. quent, l’identité est un concept amoindri par son manque

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d’extension, puisqu’il s’avère incapable d’« énumérer » nœuds ferroviaires, des embranchements, des anfractuo-
toutes les assignations ou toutes les autres classes. sités, des chemins de traverses et des dérives incessantes.
L’anthropologie s’est fixé l’objectif, dès ses commen- Autant on peut comprendre qu’une conception de
cements, de définir les identités des sociétés et des cultures l’identité close sur elle-­même ne peut que déboucher sur
qu’elle se proposait de décrire, d’expliquer et de com- des sentiments obsidionaux de villes assiégées et d’inven-
prendre. Or, immédiatement, elle s’est trouvée devant un tion haineuse d’ennemis, autant la solution des identités
dilemme qui tend à se transformer aujourd’hui en aporie. entièrement ouvertes à tous les vents et sans cesse négo-
L’identité des communautés est soit fermée sur elle-­même, ciées, tant célébrée aujourd’hui par certains observateurs,
ce qui interdirait a priori toute comparaison et toute intelli- peut sembler frappée par la facilité et la paresse intellec-
gibilité des autres ; soit, elle est amenée à se diluer dans une tuelle. En effet, qui nous garantit que les identités hybrides
universalisation qui, au nom du désir légitime de scientifi- et fluctuantes au gré des événements ne deviendraient pas
cité, exclura ou intégrera dans un ensemble flou les singu- elles aussi essentialisées ou substantialisées par les pro-
larités et particularités que les communautés revendiquent cessus historiques ? Qui nous garantit que l’hybridation
précisément comme marqueurs exclusifs de leur identité. ne serait pas constituée elle aussi de fibres elles-­mêmes
Cette aporie peut se décliner autrement. Si, comme on uniques, insécables et non diluables dans un autre tout ?
vient de le voir, toute identité, surtout examinée sous l’égide Car en se redéployant, ces identités fluides peuvent à leur
de la communauté, est multiple, ceux qui se définissent et tour se durcir et réclamer, ne serait-­ce que pour se pro-
ceux qui définissent les autres ne peuvent échapper à la téger, les mêmes fermetures auparavant récusées.
logique de la simultanéité de l’internalité et de l’externalité. À force de vouloir fragmenter les identités, on ne
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Dans la mesure où une communauté est contrainte d’avoir reconnaîtrait plus aucune existence comme devant s’ap-
recours, afin de se définir, à ce qu’elle croit qu’elle est et à partenir et, partant, se séparer des autres afin d’acquérir
ce à quoi elle s’oppose, l’identité devient un concept prag- une autonomie.
matique, à vocation relationnelle et intersubjective et qui, On nous dit que les identités sont des constructions
en permanence serait soumis à négociations sémantiques. qui s’opèrent dans une relation aux autres, à des manques,
L’identité serait bien le même, nous disent les anthropo- à des marges et à des excès. Certes, il est aisé de comprendre
logues, mais contemporain de ses différents. Elle est bien que ces identités s’élaborent sur le mode de l’historicité et
une unité, voire, pour certains, une unicité, mais flanquée de la discursivité qui sont les pratiques classiques à travers
de sa diversité. lesquelles toutes les communautés se construisent, comme
Deux visions de l’identité, examinée sous l’angle le récit ou la mémoire. Cependant, on est en droit de douter
anthropologique, cohabiteraient donc. de la pertinence d’un tel modèle qui, valorisant l’instabilité,
La première nous invite à la penser à travers une vision fait fi de l’enracinement à partir duquel les mouvements et
statique, une marque assignée définitivement, fixe et non les changements peuvent prétendre avoir du sens. Car s’il
contestable. La deuxième nous offre une approche proces- y a changements incessants, c’est bien qu’ils ont lieu par
suelle, un mouvement vers, une possibilité ouverte. Dans ce rapport à ce qui ne change pas. L’eau de la fontaine, comme
dernier cas, les identités, sans attaches solides, obéissant à celle du fleuve, change tout le temps, mais on ne peut com-
des logiques rhizomatiques et capillaires, seraient soumises prendre ces modifications qu’en relation au même fleuve
aux aléas des apports pluriels et renouvelés en permanence. et à la même fontaine. Faute de quoi on serait contraint de
Il n’y aurait alors plus de frontières, mais, à l’image des penser les altérités au regard d’autres altérités.

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et des règles qui en régissent le fonctionnement. Les sujets


Conclusion : l’expérience ont donc bien un privilège grammatical qui consiste à dire
existentielle de l’identité « je » ou « nous ». Néanmoins cette autoréférentialité n’a
de sens que si elle s’accompagne d’une conformité aux
Il est irrécusable que si je sens une bouffée de chaleur autres actes publics d’énonciation qui, dans les mêmes cir-
envahir mon visage, c’est bien moi qui m’identifie comme constances, diraient la même chose. Une communauté ne
relevant de cette expérience. C’est ma propriété existen- comprendrait « j’ai mal aux dents » que si d’autres l’ont
tielle et personne ne peut me la retirer. Certes, quelqu’un proféré avant moi et ont fourni ainsi un canevas d’identifi-
d’autre peut me voir rougir, mais personne ne peut faire cation. C’est le même mal aux dents tout en n’étant pas le
l’expérience de la chaleur montante de l’intérieur de mon même puisque celui dont je parle ne peut pas faire souffrir
visage. Encore moins s’il s’agit de ressentir la faim ou un quelqu’un d’autre à ma place.
besoin pressant d’uriner. Cependant, il a bien fallu, pour L’identité se situe peut-­être à cet embranchement
que je reconnaisse en l’identifiant ce visage empourpré entre l’autoréférentialité des énoncés et les formes de
comme étant le mien, que je me conforme à des règles vie qui, par l’usage qu’elles instaurent, font que nous
langagières qui m’ont enseigné la grammaire des mots. nous comprenons, en dépit de nos désaccords et de nos
Reconnaître la chose passe par la reconnaissance des signes différends.
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R ÉFÉR ENCES BIBLIOGR APHIQUES

Aristote, Topiques (trad. J. Brunschwig), Paris, Les Belles Lettres,


Les questions d’identité et d’altérité ici traitées ont fait l’objet de
1967.
plusieurs contributions dans la revue Hermès depuis 1988. On
Devereux, G., Ethnopsychanalyse complémentariste, Paris, Flam- pourra notamment se référer aux numéros suivants :
marion, 1972.
Hermès, « Frontières en mouvement », sous la dir. de D. Dayan,
Ferret, S., Le Bateau de Thésée. Le problème de l’identité à travers
J.-­
M. Ferry, J. Sémelin, I. Veyrat-­Masson, Y. Winkin et
le temps, Paris, Minuit, 1996.
D. Wolton, no 8-­9, 1991.
Kant, E., Critique de la raison pure (trad. A. Tremesaygues et
Hermès, « La cohabitation culturelle en Europe », sous la dir.
B. Pacaud), Paris, Presses universitaires de France, 1965.
d’E. Dacheux, A. Daubenton, J.-­R . Henry, P. Meyer-­Bisch et
Nietzsche, F., Fragments posthumes. Automne 1887-­mars 1888 D. Wolton, no 23-­24, 1999.
(ed. G. Colli et M. Montinari), Paris, Gallimard, 1976.
Hermès, « L’épreuve de la diversité culturelle », sous la dir. de
Plutarque, « Vie de Thésée », in Les Vies des hommes illustres J. Nowicki, M. Oustinoff et S. Proulx, no 51, 2008.
(trad. J. Amyot), Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », vol. 1, 1951.
Hermès, « Traçabilité et réseaux », sous la dir. de M. Arnaud et
Wittgenstein, L., Le Cahier bleu et le Cahier brun, Paris, Galli- L. Merzeau, no 53, 2009.
mard, 1996.
Hermès, « Murs et frontières », sous la dir. de T. Paquot et
M. Lussault, no 63, 2012.

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Francis Affergan

Hermès, « L’Autre n’est pas une donnée. Altérités, corps et arte- Ollivier, B. (dir.), Les Identités collectives à l’heure de la mon-
facts », sous la dir. de F. Renucci, B. Le Blanc et S. Lepastier, dialisation, Paris, CNRS éditions, 2009.
no 68, 2014.
Dans la collection « CNRS Communication », on pourra se
Hermès, « Les incommunications européennes », sous la dir. de référer à :
J. Nowicki, L. Radut-­Gaghi et G. Rouet, no 77, 2017.
Nowicki, J., L’Homme des confins. Pour une anthropologie inter-
culturelle, Paris, CNRS éditions, 2008.
Dans la collection « Les Essentiels d’Hermès », on pourra notam-
ment consulter : Wulf, C., Anthropologie de l’homme mondialisé. Histoire et
concepts, Paris, CNRS éditions, 2013.
Fourmentraux, J.-­P. (dir.), Identités numériques. Expressions
et traçabilité, Paris, CNRS éditions, 2015.
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