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« … l'art du contretemps »

Ginette Michaud
Dans Rue Descartes 2014/3 (n° 82) , pages 108 à 112
Éditions Collège international de Philosophie
ISSN 1144-0821
DOI 10.3917/rdes.082.0108
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GINETTE MICHAUD
« … l’art du contretemps »
Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain…

J’ai lu le mot retenu pour ce numéro de Rue Descartes – « (In)actualités de Jacques Derrida » –
avec reconnaissance, mais non sans un certain trouble, car il coïncidait avec l’idée que j’avais moi-
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même choisie comme titre de mon recueil d’essais 1, y voyant la proposition la plus forte, la plus
résistante de sa pensée. Derrida a déjà dit comme il aimait ce mot, « contretemps », qui portait
la chance de la Nachträglichkeit, du retard et du détour, de « ce qui survient en anticipation ou
dans l’après-coup », de cette autre temporalité de la différance : contretemps « juste à temps » et
hors calcul, « Pour dire le contraire ou autre chose que prétendent dire la temporalité de la
conscience ou la conscience du temps 2 », comme l’écrit René Major dans la revue (co-fondée
par Derrida) qui répond à ce vocable.

Le contretemps, c’est ce qui ne cesse d’arriver dès que j’ouvre un texte de Jacques Derrida et
me mets à le lire. J’en donnerai pour exemple, parfaitement ajusté à ce jour du
8 octobre 2004, à cette date qui nous arriva et qui nous arrive encore aujourd’hui, dix ans plus
tard, ce (micro)événement qui m’avait alors beaucoup frappée. Dans sa livraison « du 16 au 31
octobre 2004 », La Quinzaine littéraire avait présenté, dans une contiguïté spectrale étonnante, au
recto et au verso d’une même page, un hommage de Catherine Malabou (« La mort de Jacques
Derrida »), accompagné de deux autres textes : une pétition intitulée « N’oublions pas Paule
Thévenin » au sujet de la parution de l’édition Artaud en « Quarto », que venait de signer
quelques jours avant Derrida, de même que sa réponse à une enquête de La Quinzaine littéraire
menée vingt ans plus tôt (le 16 mars 1986) pour les vingt ans de la revue. Or Derrida y répondait
justement à une question d’« actualité » (on lui demandait de témoigner de ce que « La Quinzaine
littéraire s’est voulu et continue de se vouloir le reflet de l’actualité intellectuelle ») : « (…)
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Y a-t-il une “actualité”, une actualité “intellectuelle” ? je doute surtout qu’on puisse en trouver, où
que ce soit, un “reflet”. » Et il y insistait à la fin : « Si même elle existait, l’“actualité intellectuelle”,
faut-il souhaiter qu’elle se “reflète” ? Le pourrait-elle ?... 3 ».

Dans cette même revue où il devait signer en août 2004 l’un de ses tout derniers textes, « Le
survivant, le sursis, le sursaut », en réponse à une autre enquête (« Pour qui vous prenez-
vous ? »), Derrida déconstruisait encore ce réflexif (« se prendre ») – on serait tenté de dire cette
réflexivité du reflet –, cette manière irréfléchie précisément de penser le contemporain. Il
dénonçait ce contemporain non seulement comme faux mais pernicieux, « comme une pulsion
de mort 4 » disait-il. En 1981 déjà, dans « Les morts de Roland Barthes », il se faisait des plus
méfiants à l’endroit de cette supposée actualité critique : « Comment croire au contemporain ?
Tels qui semblent appartenir à la même époque, délimitée en termes de datation historique ou
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d’horizon social, etc., il serait facile de montrer que leurs temps restent infiniment hétérogènes
et à vrai dire sans rapport 5. »

Le contretemps, ou la surrection de l’inactuel, est le temps de l’« inconscient » et de ce qui nous


arrive, quand quelque chose, enfin, fait événement. C’est là l’une des grandes leçons de Derrida,
la plus inaugurale peut-être, dès De la grammatologie et bien avant : le contretemps, par définition
et par destination, suspend, pour ne pas dire interrompt et ruine toute idée de contemporanéité
supposée. Et de cette disjointure du temps, Derrida tirera tout aussi immédiatement la portée
politique : l’après-coup dérange l’ordre du temps, sa prétendue succession linéaire, il contre le
présent du contemporain, « en nous alertant sur le fait qu’un présent ne se rassemble pas 6 ». Le
contemporain, l’« actualité », est donc l’illusion phénoménale qui exige une inlassable
déconstruction ; il n’est pas synchronie, mais anachronie, dyschronie et, en lui, dans ce présent
sans présent, des temps hétérogènes, discontinus, désarticulés, se pressent.

Cette avancée derridienne nous est précieuse chaque fois que l’on cherche à nous faire croire que
le contemporain est la forme unique et inéluctable de « l’homogénéisation, [de]
l’homohégémonie, qui tentent d’imposer le même ordre et donc la même contemporalité » à tous,
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même si, à l’évidence, « [l]es hommes et les cultures vivent des temps différents » et que « ces
temps ne s’ajointent pas » 7. Autrement dit, le temps – et en un sens toute l’œuvre de Jacques
Derrida aura pris le temps de déployer cet énoncé – « n’appartient pas au temps », car un temps
dit contemporain, ce phantasme d’un « temps qui serait le nôtre, et seulement le nôtre » au
présent, serait justement « tout sauf contemporain.Tout – sauf propre à son propre temps » 8. Le
contemporain, c’est ce qui n’est présent « ni avec l’autre ni avec lui-même 9 », c’est surtout ce qui
« provient de ce qui, par essence, n’est pas encore provenu, encore moins venu, et qui donc reste
à venir. Le passage de ce temps du présent vient de l’avenir pour aller vers le passé, vers l’aller de
l’en allé 10 ». A-t-on assez remarqué que cette réflexion sur la non-contemporanéité du présent
croisait alors dans Spectres de Marx non seulement la question de la justice mais aussi le cœur
même de l’expérience poétique – qui forme l’essentiel de toute pensée politique ?
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*

Le Cours de l’ENS 1964-1965 qui vient de paraître donne un autre exemple éloquent de cet « à
venir » dont Derrida est conscient dès l’ouverture de son travail. Dans ce Cours, Derrida place au
cœur de sa lecture de Sein und Zeit la question du langage et de « la création de nouveaux
concepts 11 » et affirme le caractère « interminable » de la métaphore, précisant qu’elle « ne
survient pas dans le langage comme un procédé rhétorique ; elle est le commencement du
langage dont la pensée de l’être est pourtant l’origine enfouie. On ne commence pas par
l’originaire, c’est cela le premier mot de l’histoire » (H, 105) :

Cela signifie en particulier qu’il n’y a, qu’il n’y aura jamais aucune chance pour ceux qui penseraient la métaphore
comme un déguisement de la pensée ou de la vérité de l’être. Il n’y aura jamais aucune chance de dévêtir ou de
dépouiller cette pensée nue de l’être qui n’a jamais été nue et qui ne le sera jamais. (H, 105-106. Derrida souligne.)

Commentant le titre de son cours dont il va déployer chacun des mots, y compris les plus
petits, dans toutes leurs conséquences et implications, Derrida écrit :

[…] je voulais justifier la première partie du titre de mon cours : la question de l’être – et non pas
l’ontologie – et l’histoire. [La prochaine fois,] il nous faudra parler de l’histoire, c’est-à-dire [d’abord] du et,
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c’est-à-dire du lieu de la communication et du passage entre l’Être et l’Histoire, ce passage, ce et étant le lieu
même de notre problème, ce et dont il n’est pas décidé encore si nous l’écrirons ou non et ou est. (H, 43-44.
Derrida souligne.) […] Mais je préfère laisser cette justification venir à maturité, en son temps. De même pour
la justification du terme de question, du mot de dans la question de l’être, et du mot et qui relie la question de
l’être à l’histoire et de la syntaxe qui permet la lecture de cette expression. (H, 50 ; Derrida souligne.)

En ce point inaugural de son travail où il amorce son « explication » au long cours avec
Heidegger, Derrida est attentif à l’opération discrète, subreptice, mais néanmoins
déterminante de ces petits mots, « les plus importants et les plus problématiques » (H, 50)
dit-il, de même qu’à cette question de la métaphore qui, ici encore, avant la lettre en
quelque sorte, trouve une analyse fondamentale. Dans l’avant-dernier paragraphe de cette
impressionnante lecture, après avoir montré comment chacun des mots de son titre « s’est
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révélé, et même le nom de Heidegger, comme métaphorique », il remarque :

Si l’être et l’histoire sont des expressions métaphoriques qui sont en train de se détruire elles-mêmes comme telles,
eh bien on peut parler d’une fin de l’histoire et d’une mort de l’être qui ne sont rien de moins que ce que, par une
autre métaphore, on appelle l’avenir lui-même. Ce qui se cache sous cette autre métaphore, c’est l’ouverture de
la question elle-même, c’est-à-dire de la différence. (H, 325-326 ; Derrida souligne.)

Question, différence : ces deux mots, Derrida n’essaie pas, dans ce livre, de les « justifier ». Ils
exigent – il le sait déjà, mais de quel savoir ? –, ces mots qui ne sont ni concepts ni choses,
une autre traversée. Et du temps, de l’avenir : « Mais je préfère laisser cette justification
venir à maturité, en son temps » (H, 50), écrit-il le 30 novembre 1964. Cinquante ans plus
tard, ce temps est-il venu ? Et qui en décidera ?

*
…quand du passé cessa et que tarde un futur ou que
les deux se remmêlent perplexement en vue de masquer l’écart. […]
Aussi garde-toi et sois là.
Mallarmé, « L’action restreinte ».
112 |GINETTE MICHAUD

NOTES

1. Jacques Derrida. L’art du contretemps, Montréal, Éditions Nota bene, à paraître en


2014.
2. « Outre mesure », Contretemps, no 1, hiver 1995, n. p.
3. La Quinzaine littéraire, no 886, du 16 au 31 octobre 2004, p. 32. Derrida souligne.
« Aujourd’hui », relisant ces lignes, résonne tout autrement encore ce subjonctif, « où
que ce soit », sa proximité avec les tout derniers mots du billet lu lors de ses obsèques
et ce temps qui échappe au temps : « [je] vous souris d’où que je sois ».
4. J. Derrida, «Le survivant, le sursis, le sursaut», in La Quinzaine littéraire, n° 882,
du 1er au 31 août 2004, p. 15.
5. J. Derrida, Chaque fois unique, la fin du monde, P.-A. Brault et M. Naas (dir.),
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Paris, Éditions Galilée, 2003, p. 84.
6. J. Derrida, Marx en jeu, avec Marc Guillaume et Jean-Pierre Vincent, Paris, Éditions
Descartes & Cie, 1997, p. 22.
7. Ibid., p. 23. Derrida souligne.
8. J. Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Éditions Galilée, 1994, p. 94.
9. Ibid. Derrida souligne.
10. J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Éditions Galilée, 1993, p. 51.
11. J. Derrida, Heidegger : la question de l’Être et l’Histoire, Th. Dutoit (éd.), avec
le concours de M. Derrida, Paris, Éditions Galilée, 2013, p. 55. Désormais abrégé en H,
suivi de la page.

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