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Le Clash
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Clara Schmelck
Dans Médium 2018/3 (N° 56), pages 133 à 146
Éditions Association Médium
ISSN 1771-3757
DOI 10.3917/mediu.056.0133
© Association Médium | Téléchargé le 14/03/2024 sur www.cairn.info via Université Internationale de Rabat (IP: 196.75.52.144)
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La télévision a consacré le spectacle du duel politique.
Le réseau social, devenant paradoxalement l’espace de
l’insociable sociabilité, tue la dispute : les dispositifs du
dialogue sur Facebook et sur Twitter ne permettent
pas d’assurer à la discussion la progression dialectique.
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sur le réseau est à la fois participant d’un débat
et observateur, expert, rhéteur, critique : c’est le
principe de la polémique en continu et de pair-à-
pair. Il n’y a pas non plus d’arbitre ni de modérateur
comme à la télévision, où un journaliste annonce
un rendez-vous, présente ses invités, relance les
idées et veille à la juste répartition du temps de
parole entre participants.
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Dans ce contexte d’énonciation, l’irrévérence
est un recours oratoire pour prendre le dessus sur
son interlocuteur, qualifié comme l’adversaire,
voire comme l’ennemi. Cela fait, comme on dit
communément « partie du jeu ». Sur Facebook,
l’espace de l’échange est virtuel, illimité et indéfini.
L’analogie du ring ou de l’arène ne fonctionne
pas. Alors que les débats télévisés sont souvent
ponctués par un sondage intitulé « Qui a été le plus
convaincant selon vous ? » (comme c’est encore
le cas en 2018 dans « L’Émission Politique »,
présentée sur France 2), il n’y a jamais sur Twitter
ou Facebook d’acte de reconnaissance, de la part
de qui que ce soit, d’un perdant ni d’un gagnant
qui solderait l’antinomie d’un débat. Personne
ne sonne la fin du combat, car à tout instant, il
est possible de relancer la rixe en « postant » un
nouveau commentaire sous un lien, un paragraphe
rédigé, une photo ou une séquence vidéo.
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provoque un malaise sur le plateau. L’animateur,
pris de panique, tente à tout prix de faire rester celui
qui a bondi de son siège. En octobre 2017, l’élue
écologiste Sandrine Rousseau, sèchement tancée
par Christine Angot, avait quitté prématurément
le plateau de l’émission « On n’est pas couché ».
Un des autres animateurs, Yann Moix, n’avait pas
réussi à la faire revenir. Le Conseil Supérieur de
l’Audiovisuel (CSA) s’était alors saisi de l’affaire
pour mettre en demeure les quatre chroniqueurs de
l’émission. En revanche, sur Facebook, où personne
ne compte véritablement, on laisse s’évaporer d’un
débat les utilisateurs lassés ou exténués.
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sur Facebook, il est rare que les protagonistes se
répondent mutuellement. Le débat, dépourvu de
toute progression dialogique, prend la forme d’une
succession de remarques et de jugements de valeur
sur un sujet donné, sans considération de ce qui a
été dit dans les commentaires précédents. Tout se
passe comme si chacun oubliait au fur et à mesure
ce qui vient d’être dit par l’autre : la conversation
est minée par une sorte de déficit fonctionnel de la
mémoire immédiate, à la manière de ce que pourrait
être un dialogue entre deux malades souffrant d’un
début d’Alzheimer. Quant à l’adresse personnelle
à la personne qui a lancé une polémique, elle se
réduit souvent à l’insulte ad hominem qui n’a plus
rien d’un jeu mais qui relève du harcèlement.
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prétendue interactivité offerte par le dispositif des
réseaux sociaux n’est qu’une interactivité en différée
et illusoire. C’est pourquoi les « observations »
rédigées au sein de l’espace de commentaires sous
une publication Facebook ou la réponse à un Tweet
ne visent pas réellement à réorienter un débat ou
inviter l’interlocuteur à se remettre en question,
mais ont simplement pour fonction d’offrir à qui les
rédige la jouissance narcissique de faire irruption
dans un espace dialogique. On peine à croire que
la vocation du commentaire ou du message privé
sur un sujet d’une question d’actualité politique
soit d’apporter une critique aux interprétations qui
sont proposées dans le post de départ. Il ne s’agit
pas d’une contribution conversationnelle mais
d’une immixtion personnelle.
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qu’elles font l’objet d’un traitement médiatique
abondant dans la presse. Les punchlines, héritage
de la culture du débat politique télévisuel, sont
en fait presque exclusivement lancées par des
personnalités du monde de la politique, du sport et
des médias qui jouissent d’un réseau important de
« fans », ou de followers, c’est-à-dire d’un capital de
notoriété établi.
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Émotion et injonction
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sociales. Ainsi, les contenus que Facebook donne
le plus fréquemment à voir aux utilisateurs, sur
leurs flux d’actualité respectifs, se caractérisent par
leur fort impact émotionnel. Des séquences vidéo
ou des articles de presse nous montrent, dans un
registre pathétique, des innocents jetés dans le
malheur, ou au contraire, des coupables demeurés
impunis. La vision du malheur des autres pousse
à regarder et à partager l’information. C’est le
but visé par les médias en ligne, qui cherchent à
percevoir des parts de recettes publicitaires, mais
c’est aussi bien la recette des particuliers lorsqu’il
s’agit de fidéliser leurs « amis ». Il n’y a pas ou peu
de mis en perspective médiatique par laquelle le
lecteur pourrait réfléchir sur ce qui lui est présenté
devant les yeux.
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au lieu de la prendre en charge, elle a raccroché.
Résultat : plusieurs membres du personnel de ce
service hospitalier, qui n’y étaient pour rien, sont
harcelées et menacées de mort. Le réseau social s’est
transformé en tribunal populaire. À une injustice
qui s’était soldé par un drame s’ajoute une nouvelle
somme d’iniquités totalement dépourvues de sens.
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ou/et d’un chercheur, ne laisse que peu de place à
la tentative d’élaboration d’idées ou à la projection
d’interprétations, et peut paradoxalement décupler
la cruauté des personnes qui les visionnent.
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déstabilise la situation d’équilibre dans laquelle se
trouve une communauté formée dans les échanges
verbaux », analyse le chercheur François Jost dans
La méchanceté en actes à l’ère du numérique (CNRS
éditions, 2018). Sur le réseau social, l’anonymat
encourage cette jouissance de briser l’équilibre d’un
dialogue.
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via des commentaires ou en mode « fermé » par
« messages privés », se targuent d’un grand sérieux.
Sur Facebook, chacun croit s’exprimer
utilement tout en assurant qu’il est le plus neutre
et discret possible : « Avec tout le respect que
je vous dois, vous êtes… », « Je me permets de
constater simplement que… » Les grèves SNCF,
les conditions d’accès à l’Université, l’intervention
de la France en Syrie : l’utilisateur-commentateur
de Facebook avide de polémiques quotidiennes
jure ne pas rechercher l’outrance, ce qui ne le
retient pas de s’interposer avec outrecuidance
comme gardien de l’ordre et de la vérité.
Il a son opinion sur tout. Il distribue les
rôles, jette la honte et l’opprobre en livrant des
noms et des numéros de téléphone, épingle ce
qu’il estime que la société doit condamner, réécrit
sans cesse les lois. Il arrive que des notoriétés
(universitaires, personnalités politiques, animateurs
de télévision…) rédigent des commentaires
à connotation haineuse (champ lexical de
l’humiliation, mauvais esprit allant bien au delà de
l’ironie moqueuse…) sans chercher le moins du
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à l’oubli sur Facebook. La moindre maladresse
sémantique peut faire l’objet d’un signalement
public au moyen d’un screen shot (capture d’écran)
puis d’une diffusion à tout instant à toute personne
possible via une copie conforme datée et sourcée.
Une faute d’orthographe ou une erreur de syntaxe
risque de vous classer socialement définitivement.
Interférer sur Facebook sur les « murs » de ses
« amis » ou sous les publications des médias apporte
la sensation de détenir le pouvoir de redresser les
torts.
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Clara Schmelck - Le clash
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Clara Schmelck, journaliste à Intégrales,
chroniqueuse radio, historienne des médias,
formée à l’ENS et au CFPJ, prépare un essai sur la
philosophie des nouveaux médias.
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