Le Clash

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Le clash

Clara Schmelck
Dans Médium 2018/3 (N° 56), pages 133 à 146
Éditions Association Médium
ISSN 1771-3757
DOI 10.3917/mediu.056.0133
© Association Médium | Téléchargé le 14/03/2024 sur www.cairn.info via Université Internationale de Rabat (IP: 196.75.52.144)

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La télévision a consacré le spectacle du duel politique.
Le réseau social, devenant paradoxalement l’espace de
l’insociable sociabilité, tue la dispute : les dispositifs du
dialogue sur Facebook et sur Twitter ne permettent
pas d’assurer à la discussion la progression dialectique.

I l est courant de présenter le débat en réseau


comme la transposition du débat télévisé. Or,
les dispositifs diffèrent, inscrivant la pratique
du débat politique sur Facebook et Twitter en
rupture avec celle du débat tel qu’il est construit
dans le média audiovisuel. Depuis les années
1960, de multiples mutations des formats des
débats politiques ont accompagné l’évolution de
l’audiovisuel. Structurellement, le « contrat » de
lecture établi tacitement entre téléspectateurs,
journalistes et invités en plateau n’a toutefois pas
changé : les protagonistes et les téléspectateurs
se reconnaissent comme appartenant à un même
ensemble. Ils reconnaissent la scène, et acceptent
leurs rôles respectifs. Les dispositifs propres aux
réseaux sociaux ont cassé cet espace scénique de la
dispute qu’avait inauguré la petite lucarne.

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Clara Schmelck

Là où la télévision donne à voir un spectacle à


une masse de téléspectateurs constituant l’audience,
le réseau social a pour prétention de faire interagir
des individus en continu et spontanément. Sur
Facebook et Twitter, chaque membre inscrit
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sur le réseau est à la fois participant d’un débat
et observateur, expert, rhéteur, critique : c’est le
principe de la polémique en continu et de pair-à-
pair. Il n’y a pas non plus d’arbitre ni de modérateur
comme à la télévision, où un journaliste annonce
un rendez-vous, présente ses invités, relance les
idées et veille à la juste répartition du temps de
parole entre participants.

De plus, disparaît la médiation du téléviseur,


objet magique, au profit du smartphone, objet
profane. L’écran de la télévision, posé sur un
meuble fixe à distance de l’œil des téléspectateurs,
reste encore aujourd’hui associé dans l’imaginaire
collectif à l’univers du spectacle, aux projecteurs
et au maquillage. L’écran de l’ordinateur ou
du smartphone, qui sont des instruments du
quotidien dont la valeur d’usage est professionnelle
ou pragmatique, n’a pas cette aura magique.
Autrement dit, même l’écran ne fait plus écran au
flux de paroles qui circulent.

L’espace du débat télévisé est délimité de


l’intérieur par le studio de TV, et de l’extérieur par
le champ de la caméra. Les invités sont placés à

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Le clash

portée de gifle. Le temps est compté, les minutes


décomptées. À l’issue d’une joute verbale où
la gestuelle revêt toute son importance, un des
interlocuteurs sera éliminé par l’autre. L’alternative
se pose ainsi : « C’est lui ou moi ».
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Dans ce contexte d’énonciation, l’irrévérence
est un recours oratoire pour prendre le dessus sur
son interlocuteur, qualifié comme l’adversaire,
voire comme l’ennemi. Cela fait, comme on dit
communément « partie du jeu ». Sur Facebook,
l’espace de l’échange est virtuel, illimité et indéfini.
L’analogie du ring ou de l’arène ne fonctionne
pas. Alors que les débats télévisés sont souvent
ponctués par un sondage intitulé « Qui a été le plus
convaincant selon vous ? » (comme c’est encore
le cas en 2018 dans « L’Émission Politique »,
présentée sur France 2), il n’y a jamais sur Twitter
ou Facebook d’acte de reconnaissance, de la part
de qui que ce soit, d’un perdant ni d’un gagnant
qui solderait l’antinomie d’un débat. Personne
ne sonne la fin du combat, car à tout instant, il
est possible de relancer la rixe en « postant » un
nouveau commentaire sous un lien, un paragraphe
rédigé, une photo ou une séquence vidéo.

C’est l’usure qui pousse un utilisateur à se


mettre en retrait d’une discussion. Après plusieurs
tentatives de commentaires argumentés qui n’ont
produit aucun effet sur l’évolution de la discussion,

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Clara Schmelck

cet utilisateur abandonne l’espoir de pouvoir


influencer un débat de société via Facebook ou
Twitter et cesse donc d’intervenir. Les autres
membres restent indifférents à ce choix. Dans un
débat télévisé, le départ anticipé d’un participant
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provoque un malaise sur le plateau. L’animateur,
pris de panique, tente à tout prix de faire rester celui
qui a bondi de son siège. En octobre 2017, l’élue
écologiste Sandrine Rousseau, sèchement tancée
par Christine Angot, avait quitté prématurément
le plateau de l’émission « On n’est pas couché ».
Un des autres animateurs, Yann Moix, n’avait pas
réussi à la faire revenir. Le Conseil Supérieur de
l’Audiovisuel (CSA) s’était alors saisi de l’affaire
pour mettre en demeure les quatre chroniqueurs de
l’émission. En revanche, sur Facebook, où personne
ne compte véritablement, on laisse s’évaporer d’un
débat les utilisateurs lassés ou exténués.

À la télévision, tous les participants sont


désignés. Avant le débat, chacun d’entre eux
anticipe en se renseignant sur son/ses adversaires
du moment, moyennant quoi au cours de la
discussion, il existe un « autre » qui a une histoire,
qui incarne un courant d’opinion et que l’on espère
faire changer d’avis, ou du moins faire revenir
sur certaines de ses idées. C’est la reconnaissance
mutuelle de l’autre qui inscrit la dispute
intellectuelle dans une temporalité autonome. Il y
a un « avant » et un « après » débat, cela justement

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Le clash

grâce à cet « autre » qui écoute, répond précisément


en fonction de ce qui a été dit et sait qu’il est
entendu à son tour. Or, sur les réseaux sociaux, il
n’y a ni temporalité délimitée ni altérité qui soit
reconnue. Dans les « polémiques » qui éclatent
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sur Facebook, il est rare que les protagonistes se
répondent mutuellement. Le débat, dépourvu de
toute progression dialogique, prend la forme d’une
succession de remarques et de jugements de valeur
sur un sujet donné, sans considération de ce qui a
été dit dans les commentaires précédents. Tout se
passe comme si chacun oubliait au fur et à mesure
ce qui vient d’être dit par l’autre : la conversation
est minée par une sorte de déficit fonctionnel de la
mémoire immédiate, à la manière de ce que pourrait
être un dialogue entre deux malades souffrant d’un
début d’Alzheimer. Quant à l’adresse personnelle
à la personne qui a lancé une polémique, elle se
réduit souvent à l’insulte ad hominem qui n’a plus
rien d’un jeu mais qui relève du harcèlement.

Le temps du like et du live n’est pas le


temps de la dialectique. Intégré en direct sur
la page Facebook du média FranceinfoTV, le
débat est commenté en direct par les utilisateurs
de Facebook. Dans un live Facebook, le concret
immédiat substitue l’effet de cible (le skopos) à
l’orientation intellectuelle, au but intelligible (le
telos), si bien que la discussion paraît dépourvue
de finalité. Les « réactions » générées par l’échange

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n’ont d’ailleurs aucun impact sur l’opinion : elles


n’amènent personne à nuancer ses positions ou à
changer d’avis étant donné que le live impose une
cadence trop rapide pour se contraindre à mettre
en suspension son opinion ou préjugé de départ. La
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prétendue interactivité offerte par le dispositif des
réseaux sociaux n’est qu’une interactivité en différée
et illusoire. C’est pourquoi les « observations »
rédigées au sein de l’espace de commentaires sous
une publication Facebook ou la réponse à un Tweet
ne visent pas réellement à réorienter un débat ou
inviter l’interlocuteur à se remettre en question,
mais ont simplement pour fonction d’offrir à qui les
rédige la jouissance narcissique de faire irruption
dans un espace dialogique. On peine à croire que
la vocation du commentaire ou du message privé
sur un sujet d’une question d’actualité politique
soit d’apporter une critique aux interprétations qui
sont proposées dans le post de départ. Il ne s’agit
pas d’une contribution conversationnelle mais
d’une immixtion personnelle.

« Ce soir, vous n’êtes pas le Président de la


République et je ne suis pas le Premier ministre.
Nous sommes deux candidats », tentait Chirac en
plein débat pré-électoral de 1988 pour diminuer
Mitterrand. « Mais vous avez tout à fait raison,
monsieur le Premier ministre », rétorqua ce
dernier plein d’assurance, persuadé de l’effet que
produirait sa facétie sur les Français. Il est rare que

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Le clash

de tels échanges vifs se produisent sur Facebook


ou Twitter. Les fameuses punchlines, ou formules
de répartie qui visent à vaincre un adversaire par
K.O, sont tellement exceptionnelles en proportion
du volume des échanges sur les réseaux sociaux
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qu’elles font l’objet d’un traitement médiatique
abondant dans la presse. Les punchlines, héritage
de la culture du débat politique télévisuel, sont
en fait presque exclusivement lancées par des
personnalités du monde de la politique, du sport et
des médias qui jouissent d’un réseau important de
« fans », ou de followers, c’est-à-dire d’un capital de
notoriété établi.

On retrouve alors le schéma triangulaire


emprunté à la télévision : participant 1, participant 2
adverse, audience. La plupart des discussions sur
Facebook se déroulent selon un modèle user-
centric. Je ne reconnais personne comme adversaire
personnel et me soucie peu du succès que mes
propos politiques pourraient avoir. J’attends
simplement qu’ils fassent réagir via des likes et des
« commentaires ». La logique du contact a remplacé
la logique du spectacle dès lors que la palette
d’émoji (like ; « je n’aime pas » ; « je ris » ; « cela
me dégoute ») s’est substituée à la télécommande
et au zapping. Il n’est plus question de convaincre
ni même de persuader, mais seulement de « faire
réagir » sans finalité externe.

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Clara Schmelck

Émotion et injonction

Le dispositif du « contact » propre au modèle


économique et éditorial des réseaux sociaux se
traduit aussi dans le type de contenus diffusés et
mis en avant par les algorithmes des plates-formes
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sociales. Ainsi, les contenus que Facebook donne
le plus fréquemment à voir aux utilisateurs, sur
leurs flux d’actualité respectifs, se caractérisent par
leur fort impact émotionnel. Des séquences vidéo
ou des articles de presse nous montrent, dans un
registre pathétique, des innocents jetés dans le
malheur, ou au contraire, des coupables demeurés
impunis. La vision du malheur des autres pousse
à regarder et à partager l’information. C’est le
but visé par les médias en ligne, qui cherchent à
percevoir des parts de recettes publicitaires, mais
c’est aussi bien la recette des particuliers lorsqu’il
s’agit de fidéliser leurs « amis ». Il n’y a pas ou peu
de mis en perspective médiatique par laquelle le
lecteur pourrait réfléchir sur ce qui lui est présenté
devant les yeux.

Au contenu émotionnel correspond le


commentaire injonctif de type « il faut », « il n’y a
qu’à ». L’effroyable et le pitoyable convoquent les
jugements d’urgence.

Cahuzac, ancien ministre convaincu de


malversations ne fera pas de prison ferme : qu’on
jette l’escroc au trou ! Il n’est pas question de

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Le clash

s’interroger sur les conditions de détention en


France, en suggérant de revoir totalement notre
système pénitentiaire. Une opératrice du SAMU
à Strasbourg s’est moquée d’une jeune femme à
l’accent africain qui souffrait et appelait au secours :
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au lieu de la prendre en charge, elle a raccroché.
Résultat : plusieurs membres du personnel de ce
service hospitalier, qui n’y étaient pour rien, sont
harcelées et menacées de mort. Le réseau social s’est
transformé en tribunal populaire. À une injustice
qui s’était soldé par un drame s’ajoute une nouvelle
somme d’iniquités totalement dépourvues de sens.

De nombreux formats courts social medias


natives apparus ces dernières années (intégrés
directement sur les réseaux sociaux) à l’instar d’AJ+,
Loopsider ou NowThis invitent une personne
à s’exprimer au nom d’un groupe social identifié
par elle (« les racisés » ; « les gros » ; « les gens
du Nord » ; « les meufs de cités »…) en attirant
l’attention sur les humiliations que les membres
de cette supposée « communauté » artificiellement
déterminée éprouvent au quotidien. L’effet
contraire se produit souvent.

Ce mode d’expression entièrement


passionnel attire les commentaires plus dégradants,
dans des conditions beaucoup plus redoutables
que dans les reportages ou les documentaires qui
évoquent ces questions : les gros n’ont qu’à maigrir,

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Clara Schmelck

les femmes obéir, les minorités partir et les plus


précaires souffrir. La confrontation permanente à
des contenus conçus exclusivement dans le registre
pathétique, c’est-à-dire sans mise en perspective
factuelle et conceptuelle de la part d’un journaliste
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ou/et d’un chercheur, ne laisse que peu de place à
la tentative d’élaboration d’idées ou à la projection
d’interprétations, et peut paradoxalement décupler
la cruauté des personnes qui les visionnent.

Outils de surveillance et d’intimidation

Facebook a publié pour la première fois le


16 mai un bilan chiffré de ses efforts pour supprimer
de sa plateforme les contenus contrevenant à ses
règles d’utilisation, à savoir les images à caractère
sexuel, les commentaires haineux ou de propagande
terroriste. Selon ce rapport, 3,4 millions d’images
« violentes » ont été supprimées ou assorties
d’avertissements au premier trimestre 2018, soit
presque le triple du trimestre précédent. Dans près
de 86 % des cas, ces images ont été détectées par
le réseau via algorithmes avant même d’avoir été
préalablement signalées, et elles ont représenté
moins de 0,3 % des contenus visionnés sur sa
plateforme entre janvier et mars. Les comptes
diffusant des contenus haineux sont clôturés par
le réseau, mais rien n’empêche le troll de créer à
l’infini de nouveaux comptes anonymes.

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Le clash

« Dresser des personnes contre les autres


est le plaisir du troll. Il vient contrarier la vision
édénique d’internet comme lieu de la démocratie
où chacun peut discuter avec tout le monde sans
souci de la hiérarchie. En s’avançant masqué, il
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déstabilise la situation d’équilibre dans laquelle se
trouve une communauté formée dans les échanges
verbaux », analyse le chercheur François Jost dans
La méchanceté en actes à l’ère du numérique (CNRS
éditions, 2018). Sur le réseau social, l’anonymat
encourage cette jouissance de briser l’équilibre d’un
dialogue.

Toutefois, la préoccupation pour les


« trolls », ces harceleurs et agresseurs qui sévissent
sur les réseaux sociaux, détourne notre attention
d’un phénomène apparu avec Facebook, et qui est
celui de la banalisation de la malveillance soft, c’est-
à-dire non condamnable en justice, impossible à
identifier par un algorithme, mais qui transforme
systématiquement et préalablement tout débat
d’idée en une conversation désobligeante et en une
somme de stéréotypes agressifs, ce qui a pour effet
d’annihiler le désir des citoyens d’une démocratie
de s’interroger en commun sur des enjeux de société
qui les concernent. Les comportements agressifs
sur les réseaux sociaux illustrent le paradoxe
kantien de l’insociable sociabilité. Les utilisateurs
de Twitter et de Facebook ressemblent au troupeau
de porcs-épics qui se serrent mutuellement pour

143
Clara Schmelck

se tenir chaud contre la gelée de l’hiver, mais qui


ne parviennent pas à trouver la distance qui leur
éviterait d’être atteints par leurs piquants.
Il est fréquent que les personnes qui
échangent sur Facebook, en mode « ouvert »
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via des commentaires ou en mode « fermé » par
« messages privés », se targuent d’un grand sérieux.
Sur Facebook, chacun croit s’exprimer
utilement tout en assurant qu’il est le plus neutre
et discret possible : « Avec tout le respect que
je vous dois, vous êtes… », « Je me permets de
constater simplement que… » Les grèves SNCF,
les conditions d’accès à l’Université, l’intervention
de la France en Syrie : l’utilisateur-commentateur
de Facebook avide de polémiques quotidiennes
jure ne pas rechercher l’outrance, ce qui ne le
retient pas de s’interposer avec outrecuidance
comme gardien de l’ordre et de la vérité.
Il a son opinion sur tout. Il distribue les
rôles, jette la honte et l’opprobre en livrant des
noms et des numéros de téléphone, épingle ce
qu’il estime que la société doit condamner, réécrit
sans cesse les lois. Il arrive que des notoriétés
(universitaires, personnalités politiques, animateurs
de télévision…) rédigent des commentaires
à connotation haineuse (champ lexical de
l’humiliation, mauvais esprit allant bien au delà de
l’ironie moqueuse…) sans chercher le moins du

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Le clash

monde à dissimuler leur identité. Facebook n’est


plus un espace de libre débat socio-politique mais
un gigantesque carnet de correspondance qu’il est
impossible de cacher au fond de son cartable car
le monde entier y a accès. Il n’y a pas de réel droit
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à l’oubli sur Facebook. La moindre maladresse
sémantique peut faire l’objet d’un signalement
public au moyen d’un screen shot (capture d’écran)
puis d’une diffusion à tout instant à toute personne
possible via une copie conforme datée et sourcée.
Une faute d’orthographe ou une erreur de syntaxe
risque de vous classer socialement définitivement.
Interférer sur Facebook sur les « murs » de ses
« amis » ou sous les publications des médias apporte
la sensation de détenir le pouvoir de redresser les
torts.

Le danger pour la liberté du débat d’idées


réside moins dans l’existence d’une « police de
la pensée », ou dans le fantasme d’une force qui
agirait a posteriori en censurant les propos, que dans
la généralisation de comportements d’intimidation
et de surveillance qui se présentent comme un a
priori constituant le préalable de toute discussion
politique éventuelle sur les réseaux sociaux. Les
démocraties libérales sont en train de subir un
syndrome de « désengagement par abandon »
qui menace toute discussion sérieuse sur l’agora
numérique. On pourrait résumer la situation
par cette boutade gazouillée sur Twitter par une

145
Clara Schmelck - Le clash

jeune fille française, au soir de l’installation de


l’Ambassade américaine à Jérusalem : « Si je dis ce
que je pense sur Gaza, je vais avoir des notifications
toute la nuit et plein d’unfollows. Si je postais plutôt
une photo de mon chat ? »
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Clara Schmelck, journaliste à Intégrales,
chroniqueuse radio, historienne des médias,
formée à l’ENS et au CFPJ, prépare un essai sur la
philosophie des nouveaux médias.

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