Serfati, C. (2018) - La Mondialisation Armée. EcoRev', 46, Pp. 55-70. Https-::doi - Org:10.3917:ecorev.046.0055

La mondialisation armée
Claude Serfati
Dans EcoRev' 2018/1 (N° 46), pages 55 à 70
Éditions Association EcoRev'
ISSN 1628-6391
DOI 10.3917/ecorev.046.0055
© Association EcoRev' | Téléchargé le 13/09/2023 sur www.cairn.info via Université de Montréal (IP: 132.204.251.252)
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La mondialisation
armée
Claude Serfati
L’espace mondial – ce qu’on appelle la mondialisation – est conjointement
structuré par les dynamiques d’internationalisation du capital et par les hié-
rarchies de pouvoir qui existent au sein du système interétatique mondial.
Les grandes puissances économiques sont en même temps les pays les plus
militarisés. Claude Serfati, spécialiste dans ce domaine (1), souligne la pré-
gnance et la profondeur du militarisme dans les relations économiques et
géopolitiques contemporaines. Il fournit un éclairage sur le rebond militaire de
la France dans une conjoncture historique particulière, qualifiée de « moment
2008 ».
De la mondialisation de la guerre (1) Dernier

ouvrage publié :
aux guerres de la mondialisation Le militaire. Une
histoire fran-
S’il est un mythe qui a la vie dure, c’est que la « mondia- çaise, Éd. Ams-
lisation néolibérale », la grande période de transformation terdam, 2017.
qui a été ouverte par le thatchérisme (1979) et le reaga-
nisme (1980) a été accompagnée par un déclin du rôle
des États. En réalité, le projet néolibéral, adopté sous des
formes diverses par la plupart des gouvernements, visait
plutôt à diminuer les dépenses publiques à finalité sociale
et les investissements dans les infrastructures, abandonnés
au marché sous la forme de privatisations et de « partena-
riats public-privé » (PPP). Les PPP constituent une véritable (2) Mathieu
bombe à retardement contre les citoyens, compte tenu des Vervynckt &
clauses favorables aux investisseurs privés et de l’opacité María José
des règles de fonctionnement (2). Ce mythe du déclin des Romero,
États est véhiculé par les artisans de cette mondialisation, « Public-private
mais parfois repris par ses critiques. Or, depuis le début de partnerships :
la mise en œuvre des politiques qualifiées de « néolibérales » Defusing the
ticking time
par les critiques, les dépenses publiques ont augmenté dans bomb », Euro-
la plupart des pays. À l’échelle mondiale et même en pro- dad, octobre
portion du PIB, les dépenses publiques (DP) ont continué 2017, sur :
à croître au cours de la période 1990-2016 et ceci est eurodad.
imputable aux pays développés (OCDE) et émergents
55 org
(à revenus moyens) (Figure 1). Les pays les moins développés
et à faibles revenus, soumis aux programmes d’ajustement
structurel, ont vu le ratio DP/PIB diminuer.
Fig. 1. Évolution des dépenses publiques/PIB, 1990-2016

(en %).
Note : au 1° juillet 2016, la Banque mondiale classe les pays selon
leur Revenu national par habitant (RNB) :
PMA (pays les moins avancés) : RNB ≤1025 $ ;
Pays à faibles revenus : RNB entre 1026 $ et 4035 $ ;
Pays à revenus moyens : RNB entre 4036 $ et 12 475 $.
Source : auteur, à partir des World Development Indicators.
De même, le nombre d’États a continué à augmenter

au cours des trois dernières décennies (+22 %), celles dites du
« retrait de l’État ». Certes, la période de mondialisation s’est
traduite par une multiplication des « États faillis » (langage
du département d’État américain) qui furent provisoirement
appelés « pays à faibles revenus sous tension » (low income
countries under stress) (2006-2009), puis « États fragiles »
(2010) par la Banque mondiale. En 2017, la Banque mondiale
et le département d’État des États-Unis recensaient 36 pays
sur les 193 pays membres de l’ONU. Toutefois, ces États, sou-
vent dirigés par des gouvernements militairement engagés
contre leur population et totalement soumis aux grandes
puissances, demeurent des membres de la « communauté
internationale » incarnée dans l’ONU.
Le second mythe répandu par les apologues de la

mondialisation néolibérale, aujourd’hui dissipé sous
56 l’emprise des réalités, est l’association qu’ils firent
S’il
est un mythe
qui a la vie dure, c’est
au début des années 1990 que la « mondialisation
entre l’ouverture et la déré-
glementation des marchés néolibérale » a été accom-
mondiaux, et la paix et pagnée par un déclin du rôle
la démocratie, résultats
bienfaisants selon eux des États. Or, les dépenses
de la « main invisible du publiques ont pour la plupart
marché », selon la formule
utilisée par Adam Smith en augmenté. Le second mythe
1776. En somme, on pouvait est l’association entre la
appeler ce mirage la « mon-
dialisation au format PDF » déréglementation et la
(pour Peace-Democracy-Free paix et la démo-
markets)…
cratie.
La fausseté de ces mythes a des
causes nombreuses, on en mentionnera deux. D’abord, le
« marché » n’a pas pour objectif de réduire les inégalités et
les antagonismes sociaux, et Adam Smith, tout en admirant
le développement du capitalisme à l’époque en pleine jeu-
nesse, écrivait que les marchés ont besoin du gouvernement
(le « souverain ») car celui-ci est, « dans la réalité, institué
pour défendre les riches contre les pauvres ou bien ceux qui
ont quelque propriété contre ceux qui n’en ont point » (3). (3) Adam Smith,
Or, les trois dernières décennies se sont traduites par un Recherche
creusement considérable des inégalités au sein des pays et sur la nature
et les causes
entre la plupart d’entre eux. Branko Milanovic, économiste
de la richesse
à la Banque mondiale, observe qu’en dépit de l’essor d’une des nations,
classe moyenne dans les pays émergents, ce creusement Garnier-Flam-
des inégalités appelle plutôt un « retour à Marx » (4). marion, 1991
[1776].
Ensuite, la mondialisation n’est pas réductible à un (4) Branko Mila-
grand marché. Depuis la fin du 19e siècle et la domination novic, Global
mondiale du capitalisme réalisée à l’ère qualifiée d’impé- inequality : A
rialisme, l’espace mondial – un terme plus englobant que new approach
« marché mondial » auquel il ne se réduit pas – est conjoin- for the age of
tement structuré par les dynamiques d’internationalisa- globalization,
Cambridge,
tion du capital et par les hiérarchies de pouvoir qui existent
Harvard
au sein du système interétatique. La puissance militaire – qui University
constitue le fondement de l’influence politique d’un pays au Press, 2016.
sein du système interétatique – et le poids économique
sont donc les composantes essentielles qui déter-
minent la place d’un pays dans l’espace mondial.
57
Dans le cadre d’analyse proposé dans cet article, il
est donc plus aisé de comprendre pourquoi les deux der-
nières décennies sont caractérisées par une forte augmen-
tation des dépenses militaires, et cela avant les attentats
(5) Claude Ser- du 11 septembre 2001 (5). Entre 2000 et 2016 les dépenses
fati, La mondia- militaires mondiales engagées par les gouvernements ont
lisation armée. augmenté de 57,6 % (en $ constants) (Figure 2). Les États-
Le déséquilibre Unis dépensent à eux seuls plus que les dépenses militaires
de la terreur, des huit pays suivants. De même, la production des cent pre-
Textuel, 2001.
mières entreprises de défense mondiale a progressé à un
rythme soutenu (+38 % entre 2002 et 2016 en $ constants),
(6) SIPRI Data- bien que moins élevé que le commerce des armes (6).
base.
Fig. 2. Évolution des dépenses militaires mondiales, 1988-
2017 (en $ constants).
(7) Mary Kaldor, Source : auteur, à partir de la SIPRI Database.

New and old
wars : Orga- La « mondialisation armée » s’est aussi traduite par une
nized violence présence persistante de conflits armés. La période d’expan-
in a global era, sion mondiale du capitalisme (1880-1914) avait débouché
Londres, Polity
sur une barbarie mondiale (1914-1945) qui résultait des
Press, 2012.
rivalités géo-économiques et des immenses progrès réalisés
(8) Paul Collier dans les technologies de destruction de l’humanité. Depuis
& Anke Hoef-
la fin de la Seconde Guerre mondiale, les guerres n’opposent
fler, « Greed
plus – du moins directement – les grands pays développés
and grievance
in civil war », de la planète. La plupart d’entre elles, qualifiées de « nou-
Policy Research velles guerres » (7), de « guerres civiles » ou « ethniques » (8)
Working Paper, se déroulent dans les pays subordonnés.
Washington DC,
World Bank, Ainsi, la période de mondialisation de la guerre (1870-
n° 2355, 1914) a laissé place à celle des « guerres de la mondia-
2001.
58 lisation » (1990-2018), car ces guerres sont bien une
composante de la « mondialisation-réellement-existante ». (9) Therése Pet-
Leur nombre avait baissé à la fin du monde bipolaire (USA/ tersson & Peter
URSS), mais il a de nouveau augmenté depuis le début des Wallensteen,
années 2000 (9). Ces guerres frappent principalement des « Armed
pays pauvres qui sont souvent richement dotés en ressources conflicts, 1946-
naturelles. Selon une étude du Programme des Nations Unies 2014 », Jour-
nal of Peace
pour l’environnement, les ressources naturelles jouent un
Research, LII, 4,
rôle dans 40 % des conflits (10). Les inégalités sociales sont 2015, p. 536-
très fortes dans les pays en guerre. Les populations y sont
550.
victimes de régimes autoritaires et de fractions d’appareil
(10) PNUE,
d’États (les « seigneurs de la guerre ») qui détournent à leur « From conflict
profit une partie des revenus tirés de ces ressources. to peace-
building : The
Ceci suffit à certaines analyses, dans la lignée des role of natural
études de la Banque mondiale, pour conclure que les resources and
« guerres pour les ressources » sont des affaires internes the environ-
aux pays frappés par une « mauvaise gouvernance ». Ce rac- ment », UN
courci omet que la situation propre de chacun des pays en environment,
guerre combine sous une forme particulière les caractéris- 2009, sur :
tiques générales de l’économie et la géopolitique mondiale. unenvironment.
org
Le « fardeau de l’homme blanc » qui imposait au colonisateur
certaines charges en contrepartie des immenses tributs pré- (11) Claude
levés sur les populations et les ressources locales a laissé la Serfati &
Philippe Le Bil-
place aux programmes d’ajustement structurel mis au point
lon, « Guerres
dans les bureaux anonymes des organisations internatio-
pour les res-
nales. Ceux-ci n’ont que faire du sort des populations des sources. Une
pays qui subissent les recommandations normées, plongées face visible de
dans « les eaux glacées du calcul égoïste » (Marx et Engels). la mondialisa-
tion », Écologie
Il est vrai que l’insertion dans les marchés mon- et politique, 34,
diaux des pays frappés par des conflits est sélective et 2007, p. 15-31.
instable. Elle concerne souvent des zones d’extraction des (12) Les don
ressources qui forment des enclaves protégées par les nées sur le
armées officielles et des sociétés militaires privées. Alors recours aux
qu’il est indéniable que des facteurs internes déclenchent sociétés de
ces guerres, celles-ci sont reliées par de multiples canaux sécurité sont
aux processus économiques et politiques mondiaux qu’on généralement
confidentielles.
peut brièvement rappeler (11). L’extraction des ressources
Il est donc
naturelles dans les pays en guerre, de même que leur
intéressant
transport sont très majoritairement assurés par les grands d’apprendre
groupes pétroliers et miniers mondiaux, qui ont recours que Shell a
à des sociétés de sécurité privées (12). Ces ressources dépensé plus
sont dirigées vers les pays développés où elles sont d’un mil-
transformées afin de servir les marchés de ces pays.
59 liard de
IlA
faut craindre
le caractère cumu-
latif, et dans certains Dequeplus, les flux financiers
les élites nationales
cas auto-entretenu, des capturent au cours de ces
relations entre les dégrada- guerres sont recyclés dans
les « paradis fiscaux » qui
tions environnementales et les sont une composante
majeure des marchés
conflits armés. Les guerres et financiers internationaux,
la production d’armes sont lisés et qui sont souvent loca-
dans les pays déve-
des vecteurs majeurs des loppés. Un autre canal qui
connecte les guerres pour les
dol- dégradations environ ressources à l’espace mondial
lars
pour la nementales. passe par les armes qui sont utili-
sécurité
sées dans ces conflits et qui viennent
entre 2007 en partie des grands pays producteurs
et 2009, dont d’armes (13).
presque 40 %
au Nigeria, où Enfin, il faut craindre le caractère cumulatif, et dans
elle employait certains cas auto-entretenu, des relations entre les dégra-
plus de 1200 dations environnementales et les conflits armés. D’une part,
personnes dans la dégradation des conditions climatiques frappe de façon
les services de inégale et différenciée les populations de la planète. La
sécurité. Afua ministre de la Défense de la France invite à réfléchir aux
Hirsch & John « guerres d’après-demain » car « les sécheresses, les crues
Vidal, « Shell
et la montée des eaux, l’érosion des coraux ne sont pas que
spending mil-
lions of dollars
des événements naturels, ou mêmes seulement humains.
on security in Ce sont aussi des événements militaires » (14). Ce traitement
Nigeria, leaked militaire des conséquences des désastres climatiques est
data shows », également envisagé de longue date par le département de
The Guardian, la Défense des États-Unis. D’autre part, les relations sont
19 août 2012. réversibles et les guerres et la production d’armes sont des
(13) Pour un vecteurs majeurs des dégradations environnementales.
examen détaillé Comment d’ailleurs en serait-il autrement puisque la des-
de l’accrois- truction d’êtres humains et des ressources environnemen-
sement des tales ne font qu’un ? Les « guerres propres » et les « frappes
ventes d’armes ciblées ou chirurgicales » n’existent que dans les communi-
des pays de qués des gouvernements belligérants.
l’UE dans les
pays en guerre,
voir Escola de La course aux ventes d’armes à tout prix
Cultura de Pau,
« The arms Le commerce des armes est en augmentation continue
trade and depuis les années 2000. Selon le SIPRI, sur la période
armed
60 2013-2017, le commerce mondial des armes a même
été de 10 % plus élevé qu’au cours de la période 2008-2012. conflict : An
Pas plus que pour les dépenses militaires intérieures aux analysis of
pays (Figure 2), on ne constate l’existence des moindres european
« dividendes de la paix » qui avaient été promis par ceux qui weapons
voyaient dans la fin du régime soviétique (nommé l’« empire exports to
countries in
du mal » par le président américain Ronald Reagan) et dans
armed conflict »,
l’arrivée de la mondialisation dominée par la finance, les ECP UAB,
sources d’une paix annonçant la « fin de l’histoire ». octobre 2017,
sur : escolapau.
Le commerce des armes – tout comme la production – uab.cat
est dominé par quelques grands pays. On y retrouve sans
surprise, les cinq membres permanents du Conseil de sécu- (14) Cité
dans Laurent
rité de l’ONU (CSNU) qui, sur la période 2013-2017, ont réa-
Lagneau,
lisé presque trois quarts des ventes d’armes (près de 80 % si
« Mme Parly
on inclut l’Allemagne). Ces pays, dépositaires de la légitimité invite à prépa-
de la « communauté internationale », sont en même temps rer les “guerres
ceux qui facilitent l’usage de la violence armée grâce à leurs d’après-de-
ventes d’armes. main” », Zone
militaire,
La structure des importations est un peu moins 17 février 2018,
concentrée. Les cinq premiers pays importateurs ont acheté sur : opex360.
35 % des importations d’armes entre 2013 et 2017, l’Inde et com/2018/02
l’Arabie saoudite comptant respectivement pour 12 % et 10 % /17/mme-
des importations totales sur cette période. parly-invite-
a-preparer-
Le commerce des armes constitue, pour utiliser le guerres-
langage des économistes, un marché « acheteur », manière dapres-demain
élégante de dire que les pays clients solvables sont courti-
sés par les quelques grands pays vendeurs d’armes qui se
livrent une concurrence qui utilise les offres alléchantes sur
le plan économique, en termes de prix mais aussi de com-
pensations industrielles et technologiques, le soutien poli-
tique apporté aux pays clients, y compris dans leurs actions
répressives contre leur population et enfin une corruption (15) Sam Perlo-
Freeman, How
qui fait du commerce des armes le plus grand contributeur
big is the inter-
à ces pratiques. Une étude publiée par deux économistes du national arms
FMI conclut que l’ampleur de la corruption est d’autant plus trade ?, Somer-
élevée que la part des dépenses militaires dans le budget ville Mass.,
et le PIB est importante. Au début des années 2010, l’ONG World Peace
Transparency International estimait que le montant de la Foundation,
corruption dans les industries de défense mondiales attei- octobre 2017,
gnait 20 milliards de dollars. p. 17, sur : sites.
tufts.edu/wpf/
En 2014, les ventes d’armes ont atteint envi- publications
ron 95 milliards de dollars (15). Ce montant est infé-
61
rieur à celui des échanges
mondiaux de certains
biens manufacturés : les
échanges mondiaux
d’automobiles ont été
plus de vingt fois supé-
rieurs, ceux de circuits
intégrés et composants
électroniques plus de
six fois, ceux de biens
pharmaceutiques et de
vêtements plus de cinq
fois (16).
Le commerce des
armes qui prospère n’en
(16) reflète pas moins l’influence des
Calculs systèmes militaro-industriels dans
faits à par-
les politiques gouvernementales et de
tir des données
celles-ci dans l’espace mondial. En fait, vendre
de l’Organisa-
tion mondiale des armes est une nécessité pour les pays qui dominent
du commerce le marché mondial et une ambition pour un nombre crois-
(OMC). sant de pays. Ils représentent pour les grands pays ven-
deurs d’armes une part non négligeable de leur production.
Les exportations d’armes ont représenté 28 % du chiffre
d’affaires de la France (sur la période 2011-2016) et 36 %
des productions d’armes de la Russie (en 2016) ; ces deux
pays sont donc particulièrement dépendants des ventes
d’armes. Les exportations d’armes ont représenté respecti-
vement 15 % et 23 % de la production d’armes des États-Unis
(en 2016) et du Royaume-Uni (en 2015-2016).
Les gouvernements des grands pays vendeurs d’armes

sont d’accord pour déclarer que les exportations soutiennent
l’économie nationale (encart 1). Alors même que ces pays
ont des structures industrielles et politiques très différentes,
cette convergence souligne la profondeur du militarisme qui
existe dans les pays les plus militarisés. Ce n’est pas ici le lieu
de préciser que l’argumentaire des effets bénéfiques de la
(17) C. Serfati, production d’armes est fortement discutable (17).
Le militaire, op.
cit. Les grands pays vendeurs d’armes encou-
ragent ainsi la course à l’équipement militaire des
62 pays acheteurs. La plupart des pays clients ont un
Encart 1. La justification économique des ventes d’armes.
« Il est clair que l’industrie de défense n’est pas seulement la locomotive de
notre économie, mais elle vient compenser la crise grave de notre industrie »
(Premier ministre adjoint de la Russie, 4 décembre 2017).
« Le Département d’État est conscient qu’une forte base industrielle de
défense et le stimulant qu’elle fournit à l’innovation sont essentiels pour les
intérêts des États-Unis » (Tina S. Kaidanow, secrétaire-adjoint du Bureau des
affaires politico-militaires du Département d’État des États-Unis, 13 sep-
tembre 2017).
« L’industrie de défense renforce l’économie de la connaissance et four-
nit une contribution essentielle et fructueuse au développement équilibré
de l’économie britannique » (ministère de la Défense britannique, « Industry
for defence and a prosperous Britain », Refreshing Defence Industrial Policy,
2017).
« L’industrie de défense est une composante essentielle de son autonomie
stratégique. Elle est aussi un facteur de compétitivité pour l’ensemble de l’éco-
nomie » (Loi de programmation militaire 2014-2019, France). v
nombre restreint de fournisseurs privilégiés, mais la diver-

sification des sources s’accroît et elle encourage une suren-
chère de la part des pays vendeurs. Au Moyen-Orient,
à la différence d’Israël, dont la source quasi exclusive est
l’industrie américaine, l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émi-
rats arabes unis et le Qatar ont de plus en plus recours à
d’autres fournisseurs bien qu’ils continuent d’acheter une
grande partie de leurs équipements aux États-Unis.
Les alliances politico-militaires sont déterminantes

dans les choix qui sont faits, comme le sont aussi les liens his-
toriques tissés au cours de la « guerre froide » qui perdurent
dans un tout autre contexte international. On mesure ici la
résilience des facteurs géopolitiques, qui continuent d’impo
ser des relations fortes dans le domaine de l’équipement
militaire. Ainsi, sur la période 2013-2017, la Russie a fourni
62 % des armes achetées par l’Inde, 59 % de celles ache-
tées par l’Algérie, et 21 % de celles achetées par l’Égypte. On
peut aussi attribuer la part importante de l’Arabie saoudite
dans les exportations britanniques (près de 50 % au cours
des années 2010) à l’influence de l’Angleterre sur ce
pays au cours du 20e siècle. Par ailleurs, plusieurs
63
armées de pays acheteurs se fournissent pour les plates-
formes (avions, chars, navires) auprès de certains pays et
intègrent des équipements (radars, électronique, etc.) ache-
tés dans d’autres pays (par exemple de nombreux sous-
marins chinois sont équipés de moteurs allemands et de
sonars français).
Un autre fait important est que des pays rivaux, qui

parfois se font même la guerre, acquièrent leurs matériels
auprès des mêmes pays. Les gouvernements français ont
souvent opéré ainsi et réussi à vendre des armes à des pays
ennemis. Au début des années 2000, le président C hirac a été
très combatif pour obtenir la levée de l’embargo sur les ventes
d’armes à la Chine décidé par l’Union européenne (UE). Toute-
fois, au même moment, les gouvernements français ont aussi
cherché à accroître les contrats d’armement avec d’autres
pays d’Asie (Singapour, Malaisie, Indonésie, Pakistan).
Cependant, c’est surtout l’Inde qui a fait l’objet d’une

attention particulière de la France en raison de son déve-
loppement économique rapide. La France réussit à vendre
simultanément à des couples de pays rivaux, Chine-Inde,
Inde-Pakistan. Elle n’est évidemment pas la seule à agir ainsi.
(18) « L’Arabie En 2017, la Saudi Arabian Military Industries (SAMI) a signé un
saoudite signe accord avec l’agence russe d’exportation d’armes qui ouvre la
un accord voie à l’achat de systèmes antiaériens. La SAMI déclare que
ouvrant la voie les transferts de technologie devront jouer un « rôle primor-
à l’achat de sys- dial dans la croissance et le développement de l’armée et de
tèmes antiaé- l’industrie militaire en Arabie saoudite » (18) puisque l’objectif
riens russes »,
du régime est d’arriver d’ici 2030 à une production nationale
RT France,
qui couvre 50 % des achats de matériels par le ministère de
5 octobre 2017,
sur : francais. la Défense saoudien contre 2 % aujourd’hui. Or, la Russie est
rt.com un soutien essentiel du régime syrien de Bachar el-Assad
et elle vend des systèmes d’armes au régime saoudien,
(19) Defence
industries in
engagé dans la guerre de la coalition anti-Assad On peut
Russia and aussi signaler qu’en dépit du conflit entre l’UE et la Russie sur
China : Players l’Ukraine, les ventes d’armes des pays de l’UE à la Russie ont
and strategies, augmenté de +222 % entre la période 2006-2010 et 2011-
Richard A. 2016 (19). Le traité sur le commerce des armes adopté en
Bitzinger & Nicu 2013 a donc peu d’effets sur l’addiction aux ventes d’armes
Popescu (eds.) : des grands pays exportateurs.
IssUE, 38,
décembre 2017,
sur : iss.
europa.eu
64
Le « moment 2008 »
et le rebond militaire de la France
Puisque cet article s’adresse principalement à un public
francophone, il n’est pas inutile de fournir quelques élé-
ments d’analyse sur la position de la France dans les enjeux
militaro-industriels mondiaux contemporains. D’abord

parce que la France occupe une position de premier plan
sur le plan géopolitique. Son siège de membre permanent au
Conseil de sécurité de l’ONU repose sur deux piliers : la force
de frappe nucléaire et l’influence qu’elle continue d’exercer
dans une partie de son ancien empire – l’Afrique subsaha-
rienne et dans une moindre mesure au Moyen-Orient. Elle
figure également aux premiers rangs du classement mon-
dial des producteurs et exportateurs d’armes. Ensuite, parce
qu’on assiste depuis quelques années à un rebond militaire
dont l’aspect spectaculaire est une intensification de ses
opérations militaires. Certes, la France n’a jamais cessé
d’intervenir depuis la vague de colonisation (années 1950
et début des années 1960) et ses interventions s’élèvent
à plus d’une centaine en Afrique. Toutefois, l’intervention
militaire en Libye destinée à renverser le régime de Kadhafi
(2011) a marqué un tournant. Elle a eu pour moteur politique
la France et la Grande-Bretagne, quoique elle n’aurait pas
eu cette ampleur sans les moyens militaires des États-Unis.
L’élimination du régime de Kadhafi a été suivie par d’autres
interventions majeures de la France en Afrique subsaha-
rienne (au Mali, en RCA) et en Syrie.
L’engagement militaire de la France hors de la métro-

pole est d’ailleurs bien supérieur au format prévu dans le
Livre blanc de 2013 et il produit un dépassement perma-
nent et considérable du coût des opérations extérieures
inscrit dans le budget de la Défense. Le livre blanc 2018 en
préparation affirme que la France est la première nation
européenne du point de vue de ses ambitions d’intervention
militaire, avec trois théâtres d’opérations et « une opération
de coercition majeure ».
L’implication militaire plus forte de la France s’inscrit

dans un contexte international profondément modifié depuis
la fin des années 2000. Le « moment 2008 », ainsi qu’on peut
l’appeler, résulte de trois changements profonds et
conjoints dans l’économie et la géopolitique mondiales.
65
Le déclenchement de la crise financière en 2007 a plongé
l’économie mondiale dans une « longue récession », dont cha-
cun peut mesurer dix ans après la dévastation sociale qu’elle
produit. Ensuite, les mouvements révolutionnaires populaires
se sont multipliés en Afrique et au Moyen-Orient. Les peuples
protestaient à la fois contre les effets mortifères des pro-
grammes d’austérité mis en œuvre à la suite des recomman-
dations de la Banque mondiale et du FMI et ils voulaient en
finir avec l’autoritarisme des régimes. Ils ont renversé – ou
a minima profondément fissuré – des appareils d’État dont
certains ne se maintenaient que grâce au soutien des grands
pays occidentaux. Enfin, le chaos qui s’est répandu et per-
siste avec plus ou moins de violence dans certains pays (par
exemple la Libye) a été accompagné d’un changement d’atti
tude des États-Unis. Il s’agit du troisième changement dans
la situation mondiale : l’enlisement des États-Unis en Afgha-
nistan et en Irak a en effet rendu l’administration Obama
réticente à de nouvelles interventions massives au sol. Il reste
à voir dans quelle mesure la forte hausse des dépenses mili-
taires consécutive à l’élection de Donald Trump (+10 % sur le
budget 2017) se traduira par une augmentation des inter-
ventions armées de la part des États-Unis.
(20) Ministry of Ce contexte a offert une opportunité à la France – liée

Defence, « UK en particulier à la nécessité pour les États-Unis de trouver
Armed Forces des alliés prêts à assumer une partie du « fardeau » de la
personnel gestion du désordre mondial – en même temps qu’une
deployments
contrainte, puisque les « printemps arabes » se sont dérou-
and military
presence of lés dans des pays sous forte influence de la France. Le
UK regular sursaut militaire de la France traduit sa singularité parmi
personnel », les grandes nations européennes. Le seul pays d’Europe
Ad Hoc Statis- auquel elle peut être comparée est le Royaume-Uni, dont la
tical Bulletin, puissance militaire est comparable à la France, et qui déploie
3 novembre un nombre légèrement supérieur de soldats à l’extérieur du
2016, sur : gov. pays (23 000 contre 20 000 (20) ). Cependant, des diffé-
uk
rences significatives existent. Alors que le Royaume-Uni
(21) Ministère inscrit sa présence mondiale dans le cadre d’une relation
de la Défense, étroite avec les États-Unis et dans le cadre de l’OTAN, la
Revue stra-
France réaffirme l’importance de son autonomie straté-
tégique de
défense et de gique, ce qui signifie un « engagement direct, où la France
sécurité natio- lance seule une intervention qui peut ensuite s’élargir et
nale, 2017, dont elle devient alors chef de file, comme illustré en
p. 76.
66 Afrique par l’opération Serval » (21).
Tab. 1. É
léments de comparaison entre l’Allemagne et la France.
Pays PIB Évolution de la Production Dépenses Dépenses Dépenses

(milliards part du pays manufac- R-D entre- militaires/ militaires/
d’€, 2017) dans les exporta- turière prises (rang PIB (en %, hab. (en €,
tions mondiales (rang UE, mondial, 2016) 2017)
(2009-2016) 2017) 2016)
Allemagne 3477 3,9 1 3 1,2 569

France 2465 -5,3 4 6 2,3 76 1
Source : auteur, à partir de données de la Banque mondiale, OMC, SIPRI, Eurostat et OTAN.
On observe que, dans une telle modalité d’interven-

tion, la reconnaissance par l’ONU vient ensuite : il s’agit d’un
comportement qu’on pourrait qualifier d’« unilatéralisme à
la française ». La présence en Afrique subsaharienne et à
Djibouti de plus d’un tiers des soldats positionnés à l’étran-
ger indique clairement que l’Afrique est la zone privilégiée
pour cette éventualité d’engagement unilatéral de la France.
La doctrine stratégique de la France revendique en

même temps l’autonomie stratégique et le développement
d’une défense européenne, une notion très flexible auquel
chaque État membre donne un contenu différent. L’horizon
européen est en effet nécessaire si la France veut conser-
ver son statut mondial. Son économie est profondément
imbriquée dans l’espace européen, avec lequel elle réalise
60 % de ses échanges commerciaux. Cependant, les perfor-
mances de son industrie se dégradent depuis des années
face à celles de la plupart de ses partenaires européens,
d’où vient d’ailleurs le plus gros déficit commercial (22). Cet (22) En 2016,
affaiblissement économique est particulièrement spectacu- les déficits com-
laire dans les relations avec l’Allemagne. Il constitue un enjeu merciaux de la
essentiel pour les développements de l’UE, puisque le couple France avec la
zone euro ont
franco-allemand en constitue le moteur. Le tableau 1 indique
été de 44,2 mil-
des classements nettement plus favorables à l’Allemagne liards d’euros
dans le domaine économique (trois premières colonnes) et contre 28,9 mil-
plus favorables à la France dans les domaines militaires liards d’euros
(trois dernières colonnes). avec l’Asie.
Une configuration de complémentarité, qui

n’est certes pas nouvelle mais qui est mieux dessinée
67
depuis la fin des années 2000, est désormais installée au
sein du couple franco-allemand. L’Allemagne consolide son
emprise sur l’économie de l’UE, alors que le militaire devient
une pièce maîtresse de l’« avantage compétitif » de la France.
Cet « avantage compétitif » produit des effets très nets sur la
spécialisation industrielle de la France. Les exportations (mili-
taires et civiles) des entreprises de l’armement (pour l’essen-
tiel les huit grands groupes français de l’armement) repré-
sentent plus d’un cinquième des exportations industrielles
totales de la France, ce qui peut expliquer l’acharnement des
gouvernements à promouvoir les ventes d’armes, en faisant
silence sur le risque de crimes contre l’humanité auxquelles
(23) Voir l’étude celles-ci pourraient l’exposer (23). La polarisation croissante
juridique du sur la production et les ventes d’armes est également confir-
cabinet Ancile mée par l’évolution des dépenses budgétaires. On observe
Avocats com- (tableau 2) que l’augmentation des dépenses de défense
mandée par (+15,9 %) pour la période 2017-2020 est nettement supé-
Amnesty Inter- rieure à l’augmentation générale du budget (+4,9 %) et à
national et
celle des budgets à finalité sociale (éducation, santé, travail).
l’ACAT (Actions
des chrétiens
pour l’abolition Tab. 2. É
volution du budget général et de quelques missions
de la torture) entre 2017 et 2020 (en %).
sur l’utilisation
des armes
vendues par la Crédits de paiement Taux de croissance
France à l’Ara-
Total 4,9
bie saoudite et
utilisée contre Défense 15,9
les popula-
tions du Enseignement scolaire 5,9
Yémen. Recherche et enseignement supérieur 5,0
Culture 3,0
Travail et emploi -17,0
Cohésion des territoires -1 7, 1
Source : auteur, à partir de la Loi n° 2018-32 du 22 janvier 2018 de

programmation des finances publiques pour les années de
2018 à 2022. Les prévisions s’arrêtent à 2020.
Certes, comme cela a été dit, le statut d’un pays dans

l’espace mondial repose sur sa compétitivité économique
et sa puissance diplomatico-militaire et les deux pays
68 leaders en Europe mobilisent ces deux atouts. Cepen-
dant, il n’est pas indifférent qu’un pays renforce sa compéti-
tivité par le truchement des exportations de biens industriels
comme l’Allemagne ou grâce aux ventes d’armes comme la
France. Les dynamiques internationales et nationales sus-
ceptibles de renforcer les « avantages compétitifs » respectifs
des deux pays sont en effet fort différentes, et celles qui
soutiennent la consolidation de l’« avantage-défense » de la
France sont inquiétantes.
69

Serfati, C. (2018) - La Mondialisation Armée. EcoRev', 46, Pp. 55-70. Https-::doi - Org:10.3917:ecorev.046.0055

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De la mondialisation de la guerre (1) Dernier

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