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UNIVERSITÉS : RÉAPPRENDRE LA RESPONSABILITÉ COLLÉGIALE

La Découverte | « Revue du MAUSS »

2009/1 n° 33 | pages 288 à 305


ISSN 1247-4819
ISBN 9782707158079
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2009-1-page-288.htm
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288 L’UNIVERSITÉ EN CRISE. MORT OU RÉSURRECTION ?

Universités : réapprendre la responsabilité collégiale

Catherine Paradeise et Yves Lichtenberger

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Le terme « université » désigne, par son étymologie comme par
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son origine historique, une communauté de pairs, savants-ensei-


gnants, regroupés en un même lieu, organisés de façon autonome
et assumant en commun une même mission : la mise à jour et la
transmission de leurs savoirs.
Cette origine se perpétue à travers le monde dans l’existence de
grandes universités, communautés savantes autonomes, certaines
depuis le moyen âge, portant le nom du territoire où elles exer-
cent. La France a connu une histoire différente : la dissolution des
universités par la Révolution française au même titre que toutes
les corporations, puis le refus constant du pouvoir central de leur
redonner la main. Napoléon ne recréa d’universités françaises que
pour les mettre sous tutelle de l’Université française, véritable
ministère d’État. La IIIe, puis la IVe République, rétablirent un
certain pouvoir savant local qu’ils attribuèrent aux facultés cloison-
nées par discipline. Après le choc de mai 1968, la Ve République
se risqua, du bout des lèvres, à recréer des universités, veillant
localement à leur séparation entre sciences et sciences sociales et
humaines, et aussi souvent entre sciences « à droite » et sciences
« à gauche », répartition confortée par la loi de 1984 qui rétablis-
sait la prévalence de règles nationales sur les expérimentations
locales. On ne peut expliquer autrement que par cette histoire très
politique, et très largement déconnectée de toute considération
pédagogique ou scientifique, le découpage actuel des universités
à la française, les Lyon 1, 2 et 3, ou les Paris 1, 2… jusqu’à 13, ni
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celle de baptiser leur identité naissante à partir des années 1990 du


nom d’hommes illustres (pas de femme sauf Marie, épouse de Pierre
Curie). Soulignons ce premier point. Nos 86 universités existent
par ce processus, et il n’y a pas donc de raison particulière d’être
fier aujourd’hui de ces découpages qui n’ont jamais été le produit
de logiques endogènes au monde universitaire.
Une autre caractéristique bien connue du paysage français est sa
segmentation entre universités, écoles, grandes écoles et organismes
de recherche. Elle est née de la volonté du pouvoir central de déve-
lopper des organisations spécialisées là où les facultés refusaient
ou se révélaient incapables d’assumer les missions de formation

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technique et scientifique, puis administrative, dont le gouvernement
estimait nécessaire de doter le pays, de la création de l’école des
Ponts contre l’université de la Sorbonne à la création du CNRS
contre ou en l’absence de l’Université sur le terrain de la recher-
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che. Soulignons ce deuxième point. Il n’y a pas de raison d’être


fier aujourd’hui en France de ce découpage, ni de l’éloignement
qu’il instaure entre missions d’enseignement, de recherche et de
professionnalisation (élévation des qualifications professionnelles
et valorisation de la recherche). D’autant moins que le décalage
entre cet état des lieux institutionnels et l’état des choses réelles
s’est tellement modifié au fil des ans que son manque de pertinence
apparaît aujourd’hui criant.
Ce modèle particulier à la France, articulant centralisme étatique
et pouvoir local facultaire peu tempéré par l’existence d’associations
académiques nationales, dissociant production des élites du pays,
confiée aux écoles, excellence de la recherche scientifique, confiée
aux organismes et diffusion de masse du savoir, laissée principale-
ment aux universités, a aujourd’hui, de façon assez unanimement
constatée, atteint ses limites. Si nos élites restent certainement parmi
les meilleures au monde, elles se révèlent de plus en plus étriquées.
Leur homogénéité sociale croissante les replie sur elles-mêmes, et
les coupe de la société. Elles se révèlent plus aptes à réfléchir vite
qu’à innover. Ce qui est en cause n’est pas leur utilité mais leur
isolement et leur autoreproduction croissante. Si, contrairement
aux fausses vérités qu’assènent bien des propos flagellatoires, notre
recherche de pointe demeure à sa place dans la compétition inter-
nationale, il lui arrive pourtant d’abriter le meilleur et le moins
bon et de donner certains signes de faiblesse. Ce qui est en cause
290 L’UNIVERSITÉ EN CRISE. MORT OU RÉSURRECTION ?

n’est pas l’excellence de la recherche, mais l’absence de procédu-


res qui la maintiennent dans la course au savoir et à l’innovation.
Si les disciplines se sont montrées capables de fixer des normes
exigeantes, (encore que cela prête à discussion pour certaines), leur
cloisonnement les prive souvent des moyens de saisir les enjeux
nouveaux pour notre société et pour nos entreprises « fondées sur
la connaissance », enjeux plus souvent définis par des problèmes
que par les disciplines qu’ils traversent. Ce qui est en cause n’est
pas la nécessité des disciplines, mais leur difficulté à se renouveler
et leur faible engagement dans des projets transversaux. L’a bien
illustré la querelle entre les facultés de droit et Sciences Po : l’école

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revendiquait le droit de produire aussi des avocats, arguant que
ses élèves suivent autant d’heures de cours de droit que ceux des
facultés, qu’ils enrichissent d’une autre spécialisation, en santé,
management, propriété industrielle… indispensable dans la pratique
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internationale du droit.
Se trouvent ainsi réinterrogée la légitimité même du système
comme celle de ses composantes. Se trouvent posées à la fois des
questions d’organisation et de gestion. Si la question des dispositifs
et des procédures qui les rendent opérables est importante, plus
fondamentales sont les interrogations sur la légitimité des règles
dans un univers dont la performance repose sur la créativité et la
liberté des individus tout autant que sur leur engagement dans des
projets qui prennent sens dans leur attachement à des collectifs,
communautés scientifiques et communautés universitaires locales.
Se trouvent ainsi réactivées des questions maintes fois évoquées
dans l’histoire des professions à statut auxquelles on peut assimiler
la profession universitaire. La légitimité de la délégation de puis-
sance publique dont elles font l’objet, qui leur permet de s’extraire
des régulations tant marchandes que bureaucratiques, est fondée sur
leur capacité à construire les règles et normes qui garantissent aux
autorités politiques comme à leurs usagers qu’elles sont les mieux
placées, les mieux formées, les mieux autocontrôlées pour répondre
mieux que tout autre à la mission qui lui est confiée. À l’inverse,
les organisations corporatistes (ou professionnelles) deviennent
illégitimes lorsque les arrangements internes l’emportent sur le
souci des missions collectives, lorsqu’elles en viennent à considérer
qu’elles n’ont plus de compte à rendre qu’à elles-mêmes, que les
UNIVERSITÉS : RÉAPPRENDRE LA RESPONSABILITÉ COLLÉGIALE 291

autorités publiques concédant (et finançant) le privilège profession-


nel ne sont pas habilitées à les interroger sur l’accomplissement
de leurs missions. Ce sont alors, lorsqu’ils le peuvent, les usagers
qui votent avec leurs pieds, en quittant un navire incapable de les
conduire à bon port.
La pire des situations est atteinte lorsque le « contrôle collégial »
entre pairs soumis à la même charge (c’est le sens étymologique
du terme « collègue ») et donc à même de l’apprécier dans sa
particularité et sa globalité, dérive en « contrôle bureaucratique »
utilisant de façon scrupuleuse mais vidée de sens des règles dans
des jeux de pouvoir morcelant la responsabilité globale assumée

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par un collectif, collège, faculté, UFR ou établissement. C’est une
réalité dont témoignent, sans entrer dans le détail des faits, les inta-
rissables anecdotes dont le milieu est friand sur les turpitudes des
commissions de spécialistes, du CNU, des concours d’agrégation
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du supérieur ou des commissions du CNRS. On ne sortira évidem-


ment pas de la langue de bois et des jeux biaisés en la matière, en
se contentant d’« apprentissages en simple boucle », qui peuvent
accentuer les cercles vicieux bureaucratiques en prétendant les
amender par de nouvelles règles de contrôle, renforçant ici un rap-
port hiérarchique ou s’appuyant là sur des indicateurs mécaniques
de performance bibliométrique ou de fixation des services. On y
parviendra par un « apprentissage en double boucle », c’est-à-dire
en réinventant, à l’amont de ces règles, un fondement qui leur
donne sens et légitimité professionnelle. Nous suggérons que la
communauté universitaire se reconstitue en acceptant de s’incarner
localement (dans les départements, laboratoires, composantes, éta-
blissements) pour assumer à ses propres risques une responsabilité
globale. Responsabilité à l’égard des tutelles qui lui délèguent un
statut professionnel pour produire des biens publics tournés vers
des usagers qui sont en droit d’en réclamer le bénéfice, que ce soit
en termes de formation, d’accès à l’emploi, de résultats de recher-
che, de soutien à l’innovation, etc. – étudiants bien sûr, mais aussi
entreprises, régions, société tout entière. Cette réinvention des
universités dans leur sens originel, comme lieux concrets de régu-
lation territorialisé des activités universitaires, en lieu et place des
facultés, des écoles, des organismes, est à n’en pas douter l’enjeu
majeur de la période actuelle.
292 L’UNIVERSITÉ EN CRISE. MORT OU RÉSURRECTION ?

Le monde tel qu’il est

Morphologie et profession universitaires

Dans un texte récent1, Olivier Beaud reprend à son compte un


article de Jean Rivéro « grand juriste de droit public et fondateur en
France des libertés publiques », qui, en 1960, fait de la conscience
individuelle des professeurs le meilleur garant de l’accomplisse-
ment de ses devoirs professionnels. Rien n’est dit ici du rôle que
jouent la socialisation, le contrôle collégial et le rapport aux usa-
gers dans l’établissement et la garantie d’exercice de cette morale

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individuelle. Or tout cela a dramatiquement changé au cours des
cinquante dernières années.
Quelques faits trop souvent oubliés dans les débats actuels
suffisent à le rappeler. Il y avait en France 13 universités et
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150 000 étudiants en 1956, il y en a aujourd’hui respectivement


86 et 2,25 millions. Le public de l’enseignement supérieur a consi-
dérablement augmenté avec la croissance du pourcentage de chaque
classe d’âge reçu au baccalauréat (15 % vers 1960, 64 % en 2006).
Il s’est aussi transformé avec la démocratisation que traduisent
les taux d’accès (de 11 % en 1962 à 37 % en 1995) et les taux de
réussite au baccalauréat général (passant respectivement de 62 %
en 1962 à 84 % en 2003). Même si l’origine sociale continue de
peser fortement sur la probabilité d’obtenir le baccalauréat (59 %
des enfants d’ouvriers non qualifiés n’atteignent pas ce niveau,
contre seulement 16 % des enfants de cadres supérieurs), le taux
d’accès des enfants d’ouvriers à l’enseignement supérieur a été
multiplié par presque 4 entre 1985 et 2005 (de 10 % à 40 %), tandis
que celui des enfants de catégories sociales supérieures progressait
de 50 % à 75 %.
Le monde des universités a donc changé parce que son public
s’est transformé, dans ses compétences et ses aspirations. Cela est
d’autant plus vrai que le taux de chômage des jeunes, à peu près
inexistant dans la société de plein-emploi des années 1960, atteint
environ 23 % chez les 18 à 24 ans en 2006 (soit deux fois plus que
la moyenne nationale), encourageant les jeunes gens à poursuivre
les études dont on leur vante à juste titre les avantages en termes

1. Reproduit dans ce même numéro.


UNIVERSITÉS : RÉAPPRENDRE LA RESPONSABILITÉ COLLÉGIALE 293

d’accès au marché du travail, tout en les rendant souvent cyniques


envers les institutions de formation. Les universités, dont l’accès
est libre et (quasiment) gratuit, mêlent ainsi, en particulier dans les
premières années des cursus, des populations diverses, qui viennent
y chercher à des degrés divers un espace de sociabilité, un lieu
d’attente, le contact avec un libre savoir prodigué par des profes-
seurs éclairés, une formation leur ouvrant les portes du marché du
travail. Quatre horizons qui se confondaient fréquemment dans les
années 1960 et qui sont aujourd’hui largement découplés : hors des
« écoles » (droit et médecine) qui en font traditionnellement partie,
les universités ne peuvent plus se contenter de jouer le rôle qu’el-

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les possédaient alors et qui consistait à former principalement des
enseignants et des cadres intermédiaires de la fonction publique.
Le monde des universitaires a lui aussi changé. Comme ailleurs
en Europe, la massification étudiante a créé un énorme appel d’air
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en termes d’effectifs enseignants. Rien qu’entre 1992 et 2008,


ils se sont accrus de 60 % en même temps que leur structure se
modifiait radicalement. Ainsi, pendant que l’effectif des profes-
seurs croissait de 35 %, à peu près au même rythme que celui des
maîtres de conférences et des personnels du second degré détachés
dans l’enseignement supérieur, celui des personnels temporaires
augmentait de 120 %. Cet appel d’air s’est développé au détriment
de la croissance des personnels des organismes : depuis 1990, les
universités ont recruté 10 enseignants chercheurs chaque fois que
les organismes recrutaient un chercheur. Les personnels universi-
taires des universités et des grandes écoles se sont massivement
investis dans les activités de recherche. On a ainsi progressivement
assisté à une inversion des potentiels de recherche entre organismes
et universités. Ainsi, on estime que, aux alentours de l’an 2000,
un « laboratoire moyen » du CNRS comptait environ 35 % d’en-
seignants chercheurs, 24 % de chercheurs et 40 % de doctorants,
avec un poids beaucoup plus considérable des premiers et des
derniers en SHS. Ces glissements massifs ont eu pour conséquence
de peser très lourdement en faveur de la création d’unités mixtes
de recherche. Alors qu’elles représentaient en 1991 moins de 8 %
des effectifs des unités du CNRS toutes catégories confondues,
elles en formaient plus de 87 % en 2002. Ainsi, la massification, à
côté des graves inconvénients qu’elle a représentés en termes de
baisse des moyens investis par étudiant formé dans les universités
294 L’UNIVERSITÉ EN CRISE. MORT OU RÉSURRECTION ?

qui l’ont pour l’essentiel assumé depuis les années 1970, à côté
du trouble qu’elle a introduit dans la conception établie de l’en-
seignement universitaire, s’est aussi révélée une chance pour les
universités. Elle a en effet considérablement accru leurs forces de
recherche, ce qui les conduit aujourd’hui à discuter à égalité avec
les organismes, et à chercher à récupérer la maîtrise de politiques
de recherche longtemps restées sous la dépendance du ministère et
des organismes qui y prélevaient leur dîme, laissant le reste s’enliser
de lui-même sans pilotage.
Au final, le gâchis est énorme : coupure entre enseignement
et recherche au sein des universités, isolement des enseignants

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chercheurs les moins performants abandonnés à eux-mêmes, faible
considération de la diversification des demandes, sauf, au-delà des
deux premières années par la construction de filières profession-
nelles (DESS, écoles d’ingénieurs internes et plus tard licences et
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master professionnels).
Que ce soit du côté de l’enseignement ou du côté de la recher-
che, les missions des universités se sont donc démultipliées, en
même temps que se diversifiaient leurs publics et leurs personnels
et que s’accroissaient leurs tailles et le montant global de leurs
ressources, augmentant d’autant leur complexité organisationnelle.
Les horizons d’attente des établissements, des universitaires, des
étudiants se sont diversifiés, selon les sites (Paris intra muros vs.
province), les statuts des uns (professeurs, avec ou sans agrégation
du supérieur, maîtres de conférences, personnel du second degré,
personnels temporaires), les origines sociales des autres, les sec-
teurs disciplinaires et la variété de leurs liens identitaires avec la
formation des maîtres du secondaire, avec les professions à statuts,
avec la recherche de laboratoire, etc.
Loin de voir s’épanouir ce « principe d’égalité » professé par
Jean Rivéro, on assiste bien au contraire au développement de
tensions multiples qui s’enkystent dans la fiction juridique d’une
unité de statut. C’est le creusement des écarts entre grands secteurs
disciplinaires, les uns s’offensant que « le métier d’universitaire
(ne soit) plus centré sur l’enseignement (et la collation du grade
de docteur) dans la mesure où la recherche est mise à égalité avec
lui » (Beaud), les autres s’inquiétant au contraire du poids exces-
sif de l’enseignement sur les capacités de recherche et aiguisant
leur comparaison envieuse avec la condition des chercheurs des
UNIVERSITÉS : RÉAPPRENDRE LA RESPONSABILITÉ COLLÉGIALE 295

organismes. Ce sont les tensions entre l’« aristocratie du métier »,


celle des professeurs dans les disciplines et les sites où la puis-
sance des distinctions statutaires leur conserve les tâches nobles
d’enseignement avancé et d’encadrement doctoral, et les maîtres
de conférences, bientôt relayés par les personnels temporaires,
relégués dans « le sale boulot » des premières années, souvent sans
considération du poids que ces charges difficiles font peser sur la
construction de leur carrière. Ce sont les distances qui se creusent
entre les grandes (et bientôt très grandes) et petites universités, se
traduisant par exemple par de fortes tensions au sein de la CPU.
C’est ce dont témoignent par exemple les effets douloureux et

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souvent contre-productifs qu’engendre la redéfinition du modèle
d’allocation des ressources. En réduisant la part des moyens bud-
gétaires liés au nombre d’étudiants accueillis selon le système
Sanremo, définissant la recherche comme accompagnement de
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l’activité d’enseignement, point d’appui majeur du mandarinat, et en


accentuant la part des jugements externes appuyés principalement
voire exclusivement sur la qualité et la quantité de recherche pro-
duite, il fonctionne comme un puissant analyseur de la difficulté de
nombre d’universités à reconstruire leur propre manière d’articuler
leurs diverses missions.
La coexistence entre toutes ces variantes de contenu et de condi-
tions d’exercice du métier est d’autant plus difficile que la diversité
est vécue comme illégitime, la fiction de l’égalité faisant symbo-
liquement l’affaire de la plupart. Soit que les professeurs refusent
d’affronter une des fonctions où ils ne reconnaissent plus les raisons
de leur vocation, soit que d’autres apprécient les avantages de se
voir ainsi inclus dans la vaste catégorie indistincte des « enseignants
chercheurs » sans avoir eu besoin de recevoir l’onction professorale.
Affirmer l’évidente diversité du monde universitaire prend alors des
airs de révélation d’un secret de famille pourtant depuis longtemps
éventé, et rend suspect de vouloir précipiter une catastrophe annon-
cée, à vrai dire déjà largement advenue, celle de la perte d’un statut
et de la dégradation d’une image professionnelle. Que l’exercice
solitaire du métier se soit souvent doublé de la disparition de tout
échange et soutien professionnel n’est évidemment pas pour aider à
sortir de cette morosité malheureuse. Depuis longtemps, la réflexion
collective pédagogique s’est raréfiée et les réseaux de soutien se
sont dissous, sauf ceux, défensifs et bureaucratiques, qui gèrent les
296 L’UNIVERSITÉ EN CRISE. MORT OU RÉSURRECTION ?

carrières et la mesure du temps mais restent silencieux sur l’acti-


vité, au moins dans les premiers cycles du supérieur. La liberté de
parole, privilège majeur d’une profession protégée, se retourne alors
paradoxalement en son contraire, s’abîmant souvent, et d’autant
plus que les enjeux sont plus symboliques que matériels, dans de
petites mesquineries qui ne font pas honneur au milieu qui les porte.
Evidemment, cette absence de débat est gravement dommageable en
période d’incertitude identitaire et de conscience malheureuse des
universitaires, lorsque la sortie des impasses appelle à recomposer
une vision partagée de la profession et des enjeux universitaires,
pour cesser un vertigineux enlisement de tous dans la défiance géné-

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ralisée. Cette absence de débat participe par ailleurs à l’enclavement
d’un milieu très autocentré. Elle lui permet d’ignorer superbement
les évolutions internationales des contenus et des manières de faire
expérimentées ailleurs, et même tout près de nous en Europe, sur
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les plans pédagogiques, scientifiques, organisationnels. Sauf à les


disqualifier souvent d’un revers de main alors même que nos voisins
se transforment visiblement, et de façon de plus en plus rapide, en
concurrents très attractifs pour les plus brillants de nos étudiants
et de nos jeunes enseignants. On peut ainsi regretter que ni la CPU
ni les présidents d’universités n’aient su ou osé engager les débats
nécessaires sur des changements pourtant annoncés au sein des
établissements et avec leurs tutelles, concernant par exemple les
enjeux de l’enseignement supérieur, les évolutions internationales,
la redistribution des pouvoirs internes, la modulation des services
ou la réforme des modèles d’allocation budgétaire.
On voit par là combien le « principe d’égalité » comme fonde-
ment d’une régulation par des corps professionnels universitaires
nationaux a perdu en crédibilité sur le terrain. On voit aussi la
difficulté de faire exister une communauté universitaire locale dans
une situation, où faute de régulation assumée par tous, prévalent
les petits arrangements. On voit enfin la difficulté bien connue de
la réforme dans ce monde anomique par excès de règles et d’ex-
ceptions aux règles, où la variété des mécontentements dissimulés
derrière une fiction d’une communauté de métier universitaire,
n’attend généralement qu’une bonne occasion de s’additionner
dans une revendication globale. Si nos gouvernants sont à nos yeux
coupables d’avoir fourni cette occasion en accumulant les dossiers
ouverts sur des sujets sensibles, ils ne le sont pas d’avoir mis à
UNIVERSITÉS : RÉAPPRENDRE LA RESPONSABILITÉ COLLÉGIALE 297

notre agenda collectif la nécessaire question de l’autonomisation


des universités qui, en France comme ailleurs en Europe, avait été
préparée par trente années d’histoire universitaire.

Morphologie et organisation universitaires

Ce que montrent les propos précédents, c’est que la collégialité


professionnelle, que les facultés traditionnelles tenaient en France
de leur connivence avec la bureaucratie d’État plus que du déve-
loppement d’associations professionnelles puissantes (comme on
en connaît dans d’autres pays), est gravement insuffisante pour

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faire face à la multiplicité des fonctions et des statuts profession-
nels au sein des universités. Elle ne suffit pas à garantir la qualité
et la pertinence de la réponse des professionnels à la demande des
usagers multiples des universités, ceux qu’on nomme aujourd’hui
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les « parties prenantes ». Certes, la réponse à la question de savoir


ce que signifie « satisfaire les demandes » est compliquée, du fait
de l’asymétrie de savoir constitutive de la relation entre enseignants
et étudiants, du fait de la nécessité de protéger le caractère de bien
public de la connaissance contre les possibles appétits du secteur
privé ou de quiconque. Ce n’est pas une raison pour ne pas tenter
d’y répondre en faisant comme si elle n’existait pas. Ce choix ne
pourrait que précipiter la crise de l’enseignement supérieur public
en amplifiant par exemple le mouvement de fuite déjà bien engagé
des meilleurs étudiants, non plus seulement vers les classes prépa-
ratoires et les écoles du secteur privé en pleine expansion au niveau
national, mais aussi vers les universités étrangères.
Puisque l’enseignement supérieur français tire l’essentiel de ses
ressources du financement public, il est parfaitement légitime de
s’interroger sur les formes de régulation – dans les établissements et
dans leurs relations à leurs tutelles – propres à répondre aux énormes
transformations qu’ont connues les universités depuis les années
1960. La réponse de la loi LRU ne fait ici pour une large part, ici
comme ailleurs, que couronner institutionnellement un ensemble de
transformations incrémentales qui ont progressivement et discrète-
ment transformé le paysage depuis trois décennies. Elle repose sur
une architecture de gouvernance multi-niveaux. Entre l’universitaire
et la tutelle, elle interpose l’établissement ancré dans son territoire,
qu’elle dote des ressources nécessaires à l’exercice de son autonomie,
298 L’UNIVERSITÉ EN CRISE. MORT OU RÉSURRECTION ?

c’est le principe de Liberté. Elle modifie l’articulation de l’établisse-


ment à sa tutelle en substituant à la dotation a priori en ressources et
au contrôle en conformité, des mécanismes d’allocation fondés sur la
qualité a priori de son projet et l’évaluation de sa réalisation a poste-
riori, c’est le principe de Responsabilité. Le primat du local comme
source de régulation est ainsi affirmé, sous contrôle de règles et inci-
tations définies nationalement. Ni le diagnostic, ni la préconisation ne
sont récents ! Qu’on relise le manifeste « pour la qualité de la science
française » publié en 1994 par Pierre Merlin et Laurent Schwartz
pour capitaliser une décennie de réflexions du mouvement du même
nom. On y retrouvera toutes les dispositions mises en forme par la

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loi LRU. On voit ailleurs dans l’histoire des universités américaines,
allemandes, britanniques, norvégiennes, etc., dont la réalité comme
organisations territorialisées est incontestable, que la localisation est
évidemment compatible avec la qualité des prestations académiques,
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l’attractivité des formations, la qualité de la recherche, la liberté de


pensée et le bonheur du corps professoral. La localisation ne se traduit
dans ce « localisme » que craignent certains que si les choix locaux,
quels qu’ils soient, n’engendrent aucune conséquence ni positive ni
négative. Que ce soit en termes d’attractivité (c’est ce que produit
par exemple la sectorisation des inscriptions dans les universités,
ou l’opacité publique sur le contenu de leur « boîte noire ») ou en
termes de financement (c’est ce que produisent les dotations non
connectées à une évaluation fiable, professionnelle, interne et/ou
externe, du contenu de la « boîte noire2 »). On peut même penser
que le développement de la localisation pourrait encourager, dans
le monde académique comme dans le monde administratif, le déve-
loppement d’associations professionnelles plus puissantes que celles
que nous pratiquons assez généralement en France.
Pourquoi la territorialisation est-elle une solution plutôt qu’un
problème ? Une première façon de répondre consiste à reprendre
toute l’argumentation de la sociologie des sciences qui montre
empiriquement l’interdépendance entre travail de science et travail
d’organisation. Nous n’y insisterons pas, tant cette démonstration a
été amplement faite. Sauf pour renvoyer à la lettre, rendue célèbre
par Bruno Latour dans La Science en action, qui révèle les efforts

2. Ayant dit cela, on n’est évidemment pas quitte du vaste problème de l’évaluation
que nous laissons pour l’essentiel de côté dans ce texte.
UNIVERSITÉS : RÉAPPRENDRE LA RESPONSABILITÉ COLLÉGIALE 299

de Pasteur pour capter l’attention du ministre du Commerce en


lui expliquant pourquoi, au nom de l’intérêt national en matière
d’exportation, il doit déverser sur lui les mannes qui lui permettront
de financer, d’organiser, de réaliser, de faire connaître ses travaux.
Certaines disciplines ou certains savants solitaires peuvent-ils se
dispenser de ressources et d’organisation pour produire du savoir,
sans mutiler leurs moyens d’investigation et de preuve et sans gas-
piller un temps précieux ? Sans doute, mais cette situation est rare,
et de plus en plus, hors quelques disciplines qui ne pâtissent pas
d’être exercées à domicile avec pour seules armes du papier et un
crayon. La relation entre activités techniques et organisationnelles et

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activités scientifiques est-elle de pure subordination ? Certainement
pas, cela a aussi été amplement démontré. À cet égard, la co-localisa-
tion est une ressource scientifique majeure. Elle offre une meilleure
connaissance des opportunités, elle accroît la réactivité à l’offre de
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ressources, elle construit une culture de coopération entre gestion-


naires et scientifiques qui économise le temps de chacun, elle permet
des économies d’échelle, elle constitue en elle-même une force
politique qui affirme le sérieux de l’institution porteuse d’un projet
scientifique au sens large ou au sens restreint. Les diverses activités
d’un universitaire sont interdépendantes, ces tâches qu’il peut être
tenté de nommer des « préoccupations subalternes » – donc confiées
à des « employés » – sont aussi celles qui lui apportent étudiants,
financements, relations scientifiques et professionnelles en activant
sa notoriété professionnelle, pédagogique et scientifique. Il ne s’agit
certes pas de tout faire soi-même, mais de savoir constituer et uti-
liser les ressources techniques et administratives localisées d’une
organisation nommée université.
On peut encore souligner les vertus de la territorialité en s’at-
tachant aux missions de formation universitaires. On a coutume
aujourd’hui de distinguer trois fonctions de formation, grossièrement
associées à trois cycles universitaires, renvoyant à trois types de
publics. Seule une petite minorité d’étudiants reste polarisée par la
vie de l’esprit, par la recherche scientifique et par les études doc-
torales. Que les débats actuels (au moins publics) laissent de côté
cette question peut paraître curieux alors même qu’il s’agit d’un
sujet majeur tant du point de vue de l’organisation des formations
que des identités professionnelles des universitaires. Leur malaise
inexprimé tient largement au désarroi sur le sens de leur mission
300 L’UNIVERSITÉ EN CRISE. MORT OU RÉSURRECTION ?

face à des populations d’étudiants qui ne sont pas ce qu’ils devraient


être pour complaire à la vision que ces universitaires ont d’eux-
mêmes et à l’enseignement où ils se reconnaissent. Sous couvert
du principe d’égalité entre les enseignants d’une part, les étudiants
de l’autre, cette vision consiste à nier la diversité et à revendiquer
l’uniformité institutionnelle. La posture est vertueuse et républicaine
dans son principe. Mais s’acharner à affronter la diversité de fait
des établissements, des publics, des enseignants avec des principes
uniformes engendre un haut niveau de frustration chez nombre d’uni-
versitaires. Quand on regarde la situation de plus près, on aperçoit
que, derrière la majesté des principes, grouille un monde de petits

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arrangements locaux ou disciplinaires. S’y règle entre soi, selon des
rapports de pouvoir, la division du travail entre la piétaille chargée du
« sale boulot » – celui qui concerne les étudiants tels qu’ils sont – et
l’aristocratie du métier – qui tire bénéfices intellectuels, matériels
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et symboliques de la quintessence des étudiants, lorsqu’ils finissent


aux niveaux les plus avancés des cursus, élimination par l’échec
aidant, par ressembler à ce qu’ils devraient être. Ainsi, comme sou-
vent en France, derrière la façade de l’égalité formelle, se déroule
le jeu tragique de l’inégalité réelle, au détriment en particulier des
étudiants en début de cursus et des enseignants les moins gradés.
Au prix également de coûts considérables en termes d’image de
l’université et de gâchis moraux et matériels majeurs.
Depuis au moins quinze ans, chacun sait que le décret de 1984 qui
ordonne les « services » ne tient plus la route. En théorie il est rigi-
dement calé sur l’année, il s’applique aux individus et ne permet pas
de mutualisation au sein d’une formation ou équipe de recherche,
il mesure de façon tatillonne l’enseignement et fait de la recher-
che une activité personnelle quasi privée, il interdit de prendre en
compte dans le service les heures effectuées en formation continue
ou en formation à distance, etc. En pratique il est depuis longtemps
contourné, pour autant que l’agent comptable l’accepte (il le fait
souvent en connaissance de cause) et que l’université ait les moyens
de le supporter. Ainsi, les universités intensives en recherche qui ont
des effectifs au-delà de leur charge d’enseignement pratiquent depuis
longtemps, au gré des responsables de formation, des directeurs de
composantes ou des présidents, des modulations des services de
leurs enseignants, avec parfois des règles établies par les conseils
et parfois en toute opacité.
UNIVERSITÉS : RÉAPPRENDRE LA RESPONSABILITÉ COLLÉGIALE 301

Cette hypocrisie a contribué depuis longtemps à privilégier les


petits arrangements et à déprofessionnaliser le fonctionnement quo-
tidien des universités, puisqu’elle rend plus efficace, dans un monde
sans sanction ni gratification liée aux responsabilités assumées, de
s’entendre personnellement avec le ministère, le président ou son
directeur de composante pour améliorer ses conditions de travail et
accroître ses moyens, que de faire valoir le fruit de son travail, sous
toutes ses formes.
Deux autres postures sont concevables pour faire face à la diver-
sification des publics en prenant acte de l’irréalisme du principe
d’égalité et de l’irréversibilité de la diversification au sein des uni-

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versités. Elles déclinent la diversité des fonctions universitaires selon
deux modes polaires, par site ou par mission. On constate que la
pratique des universités dans le monde mixe plus généralement ces
deux pôles. On rencontre fréquemment des universités cumulant
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une activité intensive en recherche dans certains domaines, assor-


tie de formations de haut niveau à la recherche, avec une activité
intensive en enseignement dans d’autres domaines desservant dif-
férents niveaux de demande de professionnalisation. Les universités
peuvent explicitement spécialiser leurs recrutements (ou certains
d’entre eux) en vue de fonctions de recherche ou d’enseignement
tiré par la recherche, ou en vue de fonctions d’enseignement au
niveau « collégial ». Une fois n’est pas coutume, c’est le cas des
PRAG en France en ce qui concerne la seconde mission. Quant à
la première, elle ne s’exprime dans notre pays que sur un mode
mineur et dissimulé dans les règles d’équivalence de service selon
les types d’enseignement. Dans nombre de pays, la mobilité inter-
établissements, souvent condition de promotion statutaire, est aussi
un moyen par lequel se construit la spécialisation des personnels sur
les diverses missions universitaires. Elle apparie talents et ambitions
des enseignants et diversité des emplois à pourvoir à travers les
choix croisés des établissements et des personnes, et la négociation
explicite des conditions de travail et de rémunération, assez géné-
ralement inscrite dans des cadres normatifs globaux construits par
la loi, le règlement ou la coutume.
Les organisations universitaires ne peuvent assumer la diversité
si elles ne disposent pas des outils qui leur permettent de mettre en
relation leurs moyens et leurs objectifs. Agir stratégiquement, c’est
accepter de ne pas tout faire à la fois, choisir son identité propre en
302 L’UNIVERSITÉ EN CRISE. MORT OU RÉSURRECTION ?

se dotant d’enjeux et en évaluant et en construisant les ressources


nécessaires pour accomplir les missions qui en découlent. Il ne peut
donc y avoir de diversification explicite sans autonomie ni respon-
sabilité des établissements. Et assumer la diversité est aujourd’hui
nécessaire, sauf à considérer contre toute évidence que l’expansion
des publics des universités n’est désirable ni pour leurs usagers, ni
pour le pays, ni pour les établissements.
L’autonomie fait du gouvernement universitaire une affaire qui
requiert des compétences dépassant le simple bon sens et la diplo-
matie. Ce qui pose naturellement la question des tensions et des
modalités d’articulation entre les dimensions organisationnelles

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et professionnelles de l’activité universitaire. Il ne sert à rien de
décréter cette tension nulle et non avenue, ou de la nier en rejetant
les efforts d’organisation aux « employés » de l’université. Qui dit
organisation, choix et arbitrage dit travail politique, au sens noble
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du terme. Les universitaires doivent s’emparer à bras-le-corps de ce


travail, construire par la délibération, sur leur territoire propre, les
dispositifs et procédures qui permettront aux universitaires d’évi-
ter de tomber « sous la coupe des instances locales » (O. Beaud) ou
des agences nationales d’évaluation, comme le redoutent tous ceux
qui, dénonçant la corruption de tout pouvoir, professent la défiance
comme seule modalité de réaction. Les universitaires doivent passer
de la réaction à l’action, ce à quoi les invite l’autonomie en les décou-
rageant d’externaliser plus longtemps sur l’État les conséquences de
leurs actes. Encore faut-il qu’ils acceptent ce pari de la responsabilité.
Cela exige de construire des espaces de délibération, de décision,
d’évaluation de l’action, appuyés sur des statuts, des procédures et
des responsabilités décisionnaires et gestionnaires. La contestation
de la loi LRU met l’accent sur l’insuffisante des corps intermédiaires
dans les universités et dénonce l’excès de pouvoir des présidents.
C’est ignorer que, au-delà des possibles insuffisances et maladresses
des textes, ces corps intermédiaires ne peuvent exister et remplir leur
mission qu’en se saisissant du travail local d’élaboration des arènes
offrant les cadres aux débats civilisés (« respectueux de la civilité »)
qui devraient animer la vie des universités. Ainsi, imaginer qu’un
président pourrait devenir un potentat naturellement malveillant et
décidant seul de tout, c’est ignorer ce que nous dit la connaissance
accumulée sur les organisations (en particulier universitaires) et sur
les relations professionnelles. Sauf à faire de l’espace universitaire
UNIVERSITÉS : RÉAPPRENDRE LA RESPONSABILITÉ COLLÉGIALE 303

le lieu du combat de tous contre tous, ou à refuser le jeu de la déli-


bération interne pour reporter la responsabilité vers les tutelles, le
président ne peut ni garantir et arbitrer l’élaboration conjointe des
procédures internes, ni impulser le projet stratégique de l’université
sur la seule base des textes fixant ses compétences et celles des
Conseils. Le consentement au débat ordonné par des communautés
internes est une condition tout aussi essentielle de possibilité du
check and balance au sein de l’établissement.
Les évolutions organisationnelles en cours prennent ainsi sens
par la diversification des publics universitaires, par la transformation
des manières de produire et de diffuser le savoir. En contribuant à

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la montée en puissance des universités, elles font cruellement voir
l’insuffisance des corps intermédiaires qui alimente une culture de
défiance. Qu’on pense par exemple au CNU comme produit typique
de cercle vicieux bureaucratique engendré par la défiance envers
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des jurys de thèse (pourtant eux-mêmes composés de professeurs


reconnus aptes à la fonction), conduisant à redoubler l’obtention
du grade de docteur d’une procédure de qualification (où d’autres
universitaires, cette fois-ci élus et nommés bureaucratiquement)
contrôlent donc le travail des précédents. Cette défiance n’aurait
pas lieu d’être (ni donc cette fonction du CNU) si chaque université
recrutant un titulaire de thèse devait supporter les conséquences de
ses choix, entre autres en termes budgétaires.
Le problème d’aujourd’hui est avant tout celui de la rénovation
de la culture universitaire du vivre ensemble. C’est par là que passe
la reconstruction de régulations assumées, capables de mettre fin aux
ambiguïtés et aux hypocrisies d’où procèdent les petits arrangements
et les cercles vicieux, ouvrant la voie à des recompositions profes-
sionnelles capables de porter la variété des façons d’exercer le métier
et d’assumer la redéfinition des frontières des établissements.

La possibilité d’une réforme ?

Le système français d’enseignement supérieur et de recherche,


avec son architecture très particulière, a donc atteint un double point
de non-retour : la fin du modèle facultaire qui a perduré dans les
universités ; la fin du modèle de la spécialisation des établissements
par mission. La conscience s’en est établie progressivement, chez
304 L’UNIVERSITÉ EN CRISE. MORT OU RÉSURRECTION ?

les présidents d’universités (voir les prises de position constantes


de la CPU) aussi bien que dans le monde politique (voir les rapports
convergents de parlementaires de droite et de gauche) au travers
de quelques soubresauts à partir des années 1980. Conscience tout
d’abord du besoin massif d’élévation de qualification profession-
nelle de la population, conscience ensuite d’un besoin de transmis-
sion d’une culture d’innovation liant diffusion des connaissances
et des pratiques de recherche. Voilà ce qui a poussé les forces
d’un pays qui y était a priori peu disposé à donner un rôle pivot
au système universitaire dans la reconfiguration du paysage, en
cherchant à la fois à en reconstruire l’organisation institutionnelle

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et le fonctionnement interne.
Trois étapes méritent d’en être rapidement rappelées. En 2001 la
LOLF, loi d’organisation des finances publiques, instaurant un
débat contractuel quadriennal entre ministère et établissements sur
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leurs projets. En 2002-2005, le LMD, simple accord-cadre inter-


gouvernemental européen, redéfinissant l’ensemble des diplômes
universitaires à partir non plus de leur durée d’étude mais de leur
finalité professionnalisante. 2006, la loi Recherche et la création
de l’ANR, de l’AERES, des PRES et EPCS, des RTRA et des
fondations partenariales, des instituts Carnot…
Aussi la loi LRU marque-t-elle plus une continuité qu’une
rupture du processus de réforme. Elle n’en est pas pour autant
l’aboutissement. La première étape, celle de la réforme de la gou-
vernance des établissements a été franchie sans trop de difficultés
tant le fonctionnement antérieur des conseils s’était de lui-même
décrédibilisé. La seconde étape, qui s’engage seulement, celle de
l’application à l’intérieur des établissements de ces principes de
liberté contractuelle et de responsabilité était évidemment plus
attendue, soit pour enfin mieux déployer les forces d’un établisse-
ment, soit pour y régler des comptes liés aux tensions accumulées
et toujours contournées depuis au moins vingt ans.
Cette seconde étape butte sur deux difficultés repérables dans
tout processus de décentralisation nécessitant pour réussir de se voir
approprié par des acteurs locaux dans des jeux complexes.
La première concerne la capacité de l’administration centrale à
clarifier les missions dévolues et le système d’allocation correspon-
dant, et à redonner la main aux établissements pour sur élaborer et
mettre en œuvre les règles locales. Des conseils d’administration
UNIVERSITÉS : RÉAPPRENDRE LA RESPONSABILITÉ COLLÉGIALE 305

stratégiques, où dominent les enseignants chercheurs élus, ont été


mis en place avec un pouvoir régulateur incarné par leur président
élu. Mais en même temps, là où il aurait été logique d’instaurer a
posteriori un rôle de régulation des bonnes pratiques et des excès,
a été réaffirmée a priori la fonction réglementaire des décrets.
Pendant près de deux ans, au lieu d’un débat local s’appuyant sur
des spécificités partagées et confrontant la diversité des acteurs
impliqués, le débat s’est focalisé sur les pressions exercées sur le
ministère, chacun durcissant son identité catégorielle.
La seconde difficulté concerne la capacité des acteurs à s’en-
tendre localement pour partager des objectifs, au bénéfice de leur

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réussite autant qu’au risque de leurs échecs, autrement dit l’exis-
tence d’une identité et d’une culture d’établissement. Celle-ci, plus
développée dans les grandes universités dites de sciences, celles
où, comme dans les grandes écoles, on définit son rang par son
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établissement d’exercice ou d’obtention du diplôme, reste faible


dans les autres établissements. Tout au long de cet article, nous
avons évoqué la crainte de leurs enseignants de voir l’inégalité de
fait devenir en plus formelle.
Ces difficultés non surmontées éclairent largement l’extrême
tension des mouvements en cours, car ils touchent à l’identitaire,
au plus profond de chacun. Elles éclairent également l’irrationalité
des débats et des alliances entre ce qu’il est trop simple de décrire
comme des modernisateurs et des conservateurs. Chacun s’y trouve
comme privé de lui-même, enfermé dans son statut national, mais
dépourvu faute d’être resté en prise avec les évolutions qui le ren-
dait pertinent, faute d’être porteur de la fierté qui l’accompagnait,
faute de disposer de règles lui permettant de faire valoir son réel
engagement dans son établissement…
Moment difficile, sauf à espérer que ces difficultés stimulent
en contrepoint le besoin d’une confrontation au sein des établisse-
ments, appuyés sur leur projet débattu et décidé de façon collégiale,
entre corps et disciplines appelés à accorder leur apport autour de
leurs missions communes et à les réarticuler dans un espace régulé
en commun, sans perdre l’efficacité propre à chacun. Bref à voir se
créer de vraies universités !

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