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LE PEUPLE SPECTATEUR ET L’ÉMANCIPATION DÉMOCRATIQUE : SUR

LA SENSIBILITÉ POPULISTE EN LITTÉRATURE

Federico Tarragoni

Presses universitaires de Rennes | « Raison publique »

2014/2 N° 19 | pages 199 à 222


ISSN 1767-0543
ISBN 9782753534483
DOI 10.3917/rpub.019.0199
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-raison-publique1-2014-2-page-199.htm
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Le peuple spectateur et l’Émancipation
dÉmocratique :
sur la sensibilitÉ populiste en littÉrature

Federico Tarragoni 1
199
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« Un peuple qui donne la parole aux poètes sur les affaires de l’État est un peuple abêti »
(Louis Veuillot à propos de V. Hugo, 1859).

Le populisme est aujourd’hui l’un des concepts les moins maîtrisés et les plus
critiquables des sciences sociales. Concept magique permettant d’assimiler tout en
discréditant, de condamner tout en désignant, il semble condamné à ne susciter
que la répulsion du savant. L’hyper-extension de ses usages – médiatiques, intellec-
tuels, ordinaires – ainsi que la normativité non explicitée qui le traverse, le rendent
plus proche d’une « doxologie 2 » que d’un produit de la raison scientifique.
Ces défauts – porteurs d’une histoire 3 – ont par ailleurs pour effet de jeter un
voile sur la genèse du mot qui a été le réceptacle de tant de passions intellectuelles
et politiques. Avant même d’être transposé dans le lexique des sciences politiques,
puis de faire l’objet d’une appropriation sauvage par l’invective politique, le mot
« populisme » a désigné une école, ou si l’on préfère une sensibilité littéraire.
Introduit dans la langue française par L. Lemonnier en 1929 dans le souci d’en

1. Agrégé de sciences sociales, docteur en sociologie, Federico Tarragoni est maître de conférences à l’université
Paris 7-Denis Diderot (LCSP-Laboratoire du changement social et politique).
2. Pierre Bourdieu emprunte ce mot à Leibniz pour désigner ces discours dotés de la force de l’évidence et d’un
ensemble d’intellectuels « doxosophes », que doit combattre toute sociologie critique.
3. F. Tarragoni, « La science du populisme au crible de la critique sociologique : retour sur l’archéologie d’un
mépris savant du peuple », Actuel Marx, n° 54, octobre 2013, p. 56-70.
Federico TARRAGONI

faire le pilier d’un renouvellement du roman 4, le populisme identifie un parti-pris


littéraire : représenter de manière réaliste les classes populaires modernes, urbaines
davantage que rurales, dans le souci d’opposer la vie des « simples », des « pauvres
gens », à celle des « grands bourgeois » qui avait dominé la genèse du roman
moderne. Non seulement, disent les écrivains populistes, la bourgeoisie a mono-
polisé l’espace social du roman ; elle a donné ses lettres de noblesse à un « réalisme
et une psychologie littéraire artificiels 5 ». Entre Balzac et Flaubert, le souci réaliste
de la littérature moderne aurait été victime d’une représentation hémiplégique
du monde social, et ses personnages porteurs d’une psychologie fort inadaptée à
la modernité (que l’on songe à la place que le bovarysme revêt dans l’imaginaire
littéraire moderne).
Malgré ces partis-pris indissociablement littéraires et sociaux, réhabilitant sur
200 de nouvelles bases l’engagement réaliste de l’écrivain moderne 6, les frontières pro-
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prement littéraires de la sensibilité populiste demeurent assez floues. Le popu-
lisme, malgré la définition d’un Manifeste et d’un Prix dès 1931 7, ne débouche
guère sur un courant ou une avant-garde clairement définis et l’éphémère de
son apparition dans le cosmos littéraire n’a de pair que la violence qui l’oppo-
sa à des sensibilités littéraires proches, comme la littérature « prolétarienne »
d’H. Poulaille et de P. Hamp 8.
La sensibilité populiste en littérature est d’autant plus difficile à situer qu’elle
fait surface entre les années 1920 et 1930 à la confluence d’un triple mouvement :
le rêve romantique du xixe siècle, dans son agencement symétrique et tragique de
révolte et mélancolie et dans sa découverte de la plèbe insurgeante 9 ; le courant
réaliste-naturaliste, proposant une démonstration littéraire d’un question qui

4. Notamment dans son article « Un manifeste littéraire : le roman populiste » paru dans L’Œuvre du 27 août
1929. Cf. également L. Lemonnier, Populisme, Paris, La Renaissance du livre, 1931.
5. Ibid., p. 32.
6. Pour une systématisation de ces débats sur le réalisme en littérature, on verra P.-P. Pasolini, Dialogues en public,
Paris, Éditions du Sorbier, p. 7-10.
7. Devant récompenser toute œuvre romanesque qui « préfère les gens du peuple comme personnages et les
milieux populaires comme décors à condition qu’il s’en dégage une authentique humanité ». Cité dans
Ph. Roger, « Le roman du populisme », Critique, LXVIII, n° 776-777, janvier-février 2012, p. 7.
8. Pour un compte-rendu littéraire de ces controverses voir M. Ragon, Histoire de la littérature proléta-
rienne de langue française, Paris, Albin Michel, 1974. Pour une analyse historienne des (en)jeux d’étique-
tage propres au Roman populiste de Thérive et Lemonnier, nous renvoyons à la synthèse de M-A. Paveau,
« Le roman populiste : enjeux d’une étiquette littéraire », Mots, n° 55, juin 1998, p. 45-59. Encore faut-il
préciser que dans la constellation populiste des années 1920-1930 s’élabore une figure spécifique d’intellec-
tuel « allant au peuple », le clerc-ouvrier (S. Weil, M. Aumont, J. Valdour), à distinguer de l’écrivain issu des
milieux populaires et trouvant dans l’art une source d’ascension sociale (Navel, Poulailles).
9. M. Löwy et R. Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot,
coll. « Critique de la politique », 1992.
le peuple spectateur et l’émancipation démocratique…

taraude les bâtisseurs de la République (et les premiers sociologues), la « question


sociale 10 » ; enfin, le projet folkloriste, chargé entre le xixe et le xxe siècle de confé-
rer une réalité empirique à ces « communautés imaginées », les nations, qui consti-
tuent le parangon culturel de l’État moderne 11. Au romantisme d’un Hugo ou
d’un Michelet, le populisme de Thérive et Lemonnier reprend la volonté d’« aller
au peuple » par l’art ; au réalisme-naturalisme d’un Zola, il emprunte le souci du
réalisme, tout en le dépouillant d’une représentation « épique » de la misère 12 ; au
folklorisme d’un Van Gennep, il emprunte enfin un souci anti-formaliste dans la
description, une sorte de « degré zéro » de l’écriture au moment de donner une
chair sensible à la vie des « pauvres gens ». Aussi la sensibilité populiste ne semble-
t-elle pas s’épuiser dans le Roman populiste de Thérive et Lemonnier : elle semble
traverser deux siècles, avec ses questionnements, ses ambivalences et ses paradoxes.
Cette confluence de traditions littéraires nous oblige, par ailleurs, à un der- 201
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nier détour archéologique : au moment de saisir la spécificité de la sensibilité
populiste, pour éventuellement mieux comprendre le concept de « populisme
politique », on se rend compte que son lieu propre n’est pas la littérature. Malgré
le parti-pris proprement littéraire des fondateurs du Roman populiste, le lieu de
la sensibilité populiste est un lieu hybride entre esthétique et politique : c’est ce
constat qui en fait un sujet privilégié pour comprendre la relation entre art, espace
public et politique.
Une fois passée au crible de cette nouvelle hypothèse de travail – le chassé-
croisé d’esthétique et politique – la sensibilité populiste apparaît sous un angle
nouveau : elle semble avant tout le lieu d’un regard qui essaie de faire advenir
politiquement – par les vertus de la représentation – le sujet même qu’elle ambi-
tionne de regarder de près, de fouiller, de restituer « sans illusions, ni mytholo-
gies 13 » : le peuple. Faire un peuple par le pouvoir de la création ; dit autrement,
produire un collectif à travers une œuvre d’art : voici le dilemme qui traverse la
sensibilité populiste, et qui est propre à toute tradition littéraire répondant à
l’appel démocratisant de l’« art au peuple » par un surcroît de mobilisation, en
« allant au peuple » selon l’expression des narodniki russes 14. Dans ce dilemme,
10. Pour plus de détails, on verra J. Donzelot, L’invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Paris,
Le Seuil, 1994.
11. B. Anderson, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme [1983], traduit de l’an-
glais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, La découverte, 1996, et A.-M. Thiesse, La création des identités
nationales. Europe xviiie-xxe siècle, Paris, Le Seuil, coll. « L’univers historique », 1999.
12. A. Thérive, « Plaidoyer pour le naturalisme », Comœdia, 3 mai 1927.
13. Ibid., p. 6.
14. Occupant la scène intellectuelle et politique russe entre 1840 et 1880, les narodniki sont des intellectuels
d’extraction sociale élevée ou de la petite bourgeoisie souhaitant « aller au peuple », pour y trouver la
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extrêmement performatif pour la création littéraire, gît la problématique propre-


ment sociologique qui structure cet article. L’analyse de la triple matrice de la sen-
sibilité populiste – le projet de l’« art au peuple », la volonté d’« aller au peuple 15 »
et le souci de « représenter le peuple » – éclaire ainsi des questionnements propres
à la sociologie de l’art et à l’esthétique : comment une pratique artistique peut-elle
se convertir en pratique politique ? Comment une œuvre d’art peut-elle produire,
via le pouvoir de représenter 16, un collectif ? Quels décalages observe-t-on entre
l’espace public politique et l’espace public littéraire ? Peut-on penser des politiques
démocratiques de la littérature par le truchement des sujets représentés ?

Entre l’art et la démocratie, le peuple

La jonction entre esthétique et politique que l’on observe dans la sensibilité


202
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populiste est d’abord propre au peuple, sujet (in)visible des populismes et de
la démocratie. En ce sens, le peuple est le nom d’un collectif qui reste toujours
« à faire », tout en désignant l’opération esthétique d’un « repartage » du sensible
où le commun côtoie la communauté 17.
base d’une opposition culturelle à la modernisation occidentophile des tsars Catherine et Pierre le Grand
(à l’image du fondateur du narodnischestvo, T. Herzen). Le peuple des narodniki est ainsi la « Petite Mère
Russie », pensée à partir de l’idéal de la communauté paysanne des moujik (obscinia). Du populisme russe
des narodniki dérive d’abord un courant romantique, animé par le projet de faire advenir le peuple dans
l’art en l’absence d’une révolution véritablement populaire dans la Russie des années 1820-30 (l’expérience
décembriste étant éminemment bourgeoise). Un deuxième courant révolutionnaire (Tchernychevski) et
anarcho-terroriste (Bielinski, Netchaïev) procède de ce mouvement intellectuel, non sans influences sur la
pensée révolutionnaire de Lénine. Pour une histoire du narodnischestvo, voir F. Venturi, Les intellectuels, le
peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au xixe siècle [1952], Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
des histoires », 1972. Un intérêt supplémentaire de cet ouvrage réside dans la définition qu’il propose du
populisme, à rebours de toute clôture idéologique ; selon l’historien, le populisme ne constitue pas un
courant artistique à part entière, ni, a fortiori, une étape du développement matérialiste-dialectique de la
culture. Il correspond davantage à un moment nodal de la relation des intellectuels au politique. L’invention
d’une fiction collective, le peuple, exprime les paradoxes de cette relation, entre pensée et action, entre indi-
vidualisme anarchique et production d’une conscience collective.
15. Pour une analyse des paradoxes de ce « voyage » intellectuel voir J. Rancière, Courts voyages au pays du peuple,
Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du xxe siècle », 1990.
16. L. Marin, Politiques de la représentation, Paris, Kimé, coll. « Collège international de philosophie », 2005.
17. Ainsi dans l’outillage conceptuel de J. Rancière dans La mésentente, on repère déjà une jonction – avant
même le « tournant esthétique » amorcé par le philosophe dans les années 2000 – entre l’esthétique et le
politique autour du peuple. Le peuple est défini comme l’horizon collectif d’un litige porté par les « sans-
part » et l’opérateur d’une re-totalisation de la communauté. Il possède donc une double définition : nom du
collectif « à faire » à l’intérieur d’une communauté divisée, suite à la définition d’un nouveau « commun » ;
mot d’ordre d’un conflit porté par ceux qui sont exclus de la politique, dans le but d’en repartager les parts,
les places et les fonctions (J. Rancière, La mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p. 60-61).
Un peuple trouve sa genèse – en tant que nom du collectif « à faire » et mot d’ordre conflictuel des « sans-
part » – dans le « repartage » des aptitudes et des capacités qui échoient aux membres de la communauté.
Dans ce « repartage », la question de rendre visible une injustice, un tort, s’avère fondamentale. Faire un
le peuple spectateur et l’émancipation démocratique…

L’opération de mise en relation du peuple avec la politique, qui intéresse la


philosophie, celle qui met en relation le peuple et l’art, qui est d’ordre esthétique,
se répondent ainsi dans un jeu de miroirs : transformer la voix du peuple en loi
implique de savoir écouter et reproduire cette voix. S. Wahnich le remarque dès
l’introduction de son travail monumental sur la Révolution de 1790-1793, en
abordant le problème de la constitution d’un peuple par la création, la pratique
politique et la représentation :
La séquence [révolutionnaire] est celle, non pas du surgissement du peuple, mais de son insis-
tance décisive à obtenir des lois qui consacrent sa souveraineté. Or cette insistance n’est pas
abstraite, inscrite dans le ciel des idées. La demande de loi est esthétique, c’est-à-dire qu’elle
témoigne d’un rapport sensible au monde où les corps et les voix sont engagés et habités d’émo-
tions. Un opéra donc plutôt qu’une scène théâtrale, car ce qui se joue passe autant par ces corps
et ces voix que par le livret. […] Il s’agit à chaque fois de faire connaître les sentiments et les
émotions populaires, de faire entendre la voix du peuple afin qu’elle soit transmutée en lois 203
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justes 18.

Dans l’union de ces deux principes, politique et esthétique, se joue un dédou-


blement. D’une part, on essaie de faire advenir le peuple dans l’art et dans la
politique pour remettre en marche l’Histoire. L’opération d’écrire sur le peuple 19,
de le mettre en scène 20, traduit ici un volontarisme politique, dont la sensibilité
populiste livre les formes proprement esthétiques. D’autre part, le peuple apparaît
politiquement par la voie du « partage du sensible », à savoir la reconfiguration
des corps, des voix et des fonctions solidaire de la genèse d’un conflit 21. En se fai-
sant les vecteurs d’un conflit, les acteurs populaires repartagent le monde sensible
et y font émerger un peuple.

peuple implique avant tout de reconfigurer le visible et l’audible, de restructurer esthétiquement ce « système
d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y
définissent les places et les parts respectives », découpage qui « se fonde sur un partage des espaces, des temps
et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont
les uns et les autres ont part à ce partage » (J. Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris,
La Fabrique, 2000, p. 12).
18. S. Wahnich, La longue patience du peuple : 1792, naissance de la République, Paris, Payot, coll. « Critique de
la politique », 2008, p. 15 (nous soulignons).
19. Dans cette opération d’écriture du peuple, plusieurs voies doivent être identifiées : une voie littéraire, une
voie historienne et une voie poétique. Les trois se rejoignent dans l’écrivain « par excellence » du peuple,
J. Michelet, qui met en tension voix de l’historien et voix du peuple, en aboutissant à la reductio ad absur-
dum – ou à une prétérition inversée (car il s’agit de faire taire en rendant visible) – d’« écrire un peuple
silencieux ». Pour un approfondissement de ce paradoxe, voir G. Bollème, Le peuple par écrit, Paris, Le Seuil,
coll. « L’horizon historique », 1986.
20. F. Tarragoni, « Le peuple au théâtre d’Athènes à Brecht », dans N. Villacèque (dir.), Le spectacle de la
démocratie. Politique et théâtre à Athènes à l’époque classique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015
(à paraître).
21. J. Rancière, Le partage du sensible, op. cit., p. 23 sq.
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Les deux voies suivent des chemins symétriques et complémentaires : repré-


senter un peuple pour le faire exister et en repérer les traces dans la politique
des corps et des voix des acteurs populaires, se répondent dans un jeu de miroir.
Dans le premier cas, on construit un peuple en allant de l’art au politique, dans
le deuxième du politique à l’art. Le premier domaine est celui de l’intellectuel qui
écrit le peuple, le deuxième est celui de l’acteur conflictuel qui « devient peuple ».
S. Wahnich remarque cette duplicité esthético-politique du peuple dans
l’usage des émotions populaires pendant la révolution :
[L’insistance populaire] puise dans une colère assumée l’énergie nécessaire pour faire face à l’ad-
versaire dans des luttes de représentations qui déclarent que la perception sensible du monde
n’est pas universelle. La politique devient partage du sensible dans l’événement même et se dit
par le surgissement des émotions populaires. Non pas des émotions comme un déchainement
d’une animalité enfouie mais comme une faculté de juger dans l’événement, l’événement lui-
204 même 22.
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La colère devient jugement, le jugement populaire questionne la frontière po-
litique séparant des êtres capables de jugement et d’autres rejetés dans l’animalité,
et dans la brèche s’inscrit un peuple.
Ce dédoublement de la relation esthético-politique – création politique d’un
démos par l’art et irruption sensible du démos dans la politique – est porteur d’une
contradiction à l’origine même de la sensibilité populiste, sur laquelle il convient
de réfléchir d’emblée.
Si le peuple se constitue dans des pratiques qu’il faut rehausser via l’art
au niveau politique, ou via le politique au niveau de l’art, où le situer sociale-
ment ? Le peuple n’existerait-il que dans le regard et l’intention de l’historien,
de l’écrivain ou du poète qui désirent ardemment l’y voir, contribuer à sa lutte ?
Autrement comment distinguer une voix d’un cri 23, une faculté politique de juger
d’un déchainement a-politique, voire anti-politique, des besoins 24 ?

22. S. Wahnich, op. cit., p. 17.


23. Dans cette même perspective, voir C. Grenouillet et É. Reverzy, Les voix du peuple. xixe-xxe siècles, Strasbourg,
PUS, 2006. En réunissant historiens et littéraires, ce recueil insiste sur la question de la voix du peuple entre
cri et logos, et sur la manière dont l’œuvre d’art et/ou le discours historique peuvent faire office de traduc-
teurs de la langue du peuple en langue de la culture.
24. H. Arendt, Essai sur la révolution [1963], Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2010.
le peuple spectateur et l’émancipation démocratique…

Démocratiser l’art ou rendre la littérature populaire ?


Aux origines d’une sensibilité littéraire

La question centrale – et paradoxale, nous l’avons dit – de la sensibilité


populiste 25 est ainsi celle de représenter le peuple dans et par l’art. Cette question
traverse de nombreux courants esthétiques modernes – dont les relations en termes
de « champs littéraires » peuvent d’ailleurs être conflictuelles 26 –, du romantisme
au réalisme-naturalisme en passant par le folklorisme, jusqu’au roman populiste.
Cette sensibilité évoque, plus loin, des questions anciennes, comme la production
d’une communauté par l’art, questions que l’on retrouve dans le théâtre entre la
tragédie athénienne et le projet d’un théâtre du peuple dans les années 1830‑48 27.
Elle noue, par ailleurs, des liens étroits avec les arts et traditions populaires, qui
apparaissent comme un champ artistique à part entière en Angleterre et en
205
Allemagne (en 1846-50), parallèlement à la genèse d’une « idéologie populiste »
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en littérature 28, en devenant à la fin du siècle les arts and crafts. Elle n’est pas
sans évoquer, in fine, la question de l’existence d’une culture populaire, comprise
comme domaine en soi, ou comme une littérature pour le peuple 29.
Qu’est-ce qui se cache derrière ce réseau d’affinités ? Comment rendre plus
parlant sociologiquement ce souci commun de représenter le peuple dans et par
l’art ? Derrière le souci de représenter un peuple, il y a un projet, dont il faut
maintenant retracer la genèse et les contradictions, pour ensuite typologiser les
figures du peuple qui caractérisent la sensibilité populiste : le projet de la démo-

25. A. Vaillant, J.-P. Bertrand et Ph. Régnier préfèrent au mot « sensibilité » la catégorie d’« idéologie populiste »
transversale à plusieurs courants esthétiques et littéraires aux xixe et xxe siècles. C’est dans ces termes qu’ils
présentent l’idéologie populiste réunissant Hugo, Michelet et Sue dans leur Histoire de la littérature française
du xixe siècle. L’étiquette « populismes artistiques » possède en ce sens les mêmes tropismes que celle de « po-
pulismes politiques ». Il est utile de remarquer par ailleurs que les raisons poussant à contester la pertinence
de la catégorie de « populisme » sont les mêmes entre la critique littéraire et la science politique : caractère
flou du concept, confusion entre peuple et populaire, hésitation entre démagogie et démopédie (volonté
d’éduquer le peuple) de l’artiste ou du leader politique. Voir A. Vaillant, J.-P. Bertrand, Ph. Régnier, Histoire
de la littérature française du xix siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
26. Ainsi des relations conflictuelles entre le populisme (Thérive, Lemonnier, Dabit) et le naturalisme zolien,
et de celles entre populisme et prolétarianisme (Poulaille, Giono). Pour une présentation de l’histoire du
courant populiste et de sa postérité en ces termes – sans emprunter toutefois la sémantique bourdieusienne
des « champs » –, on se référera à Ph. Roger, art. cité, p. 16-23.
27. Voir J. Rancière, Les scènes du peuple (Les Révoltes logiques 1975-1985), Horlieu Éditions, 2003. Voir
également N. Jakobowicz, 1830. Le peuple de Paris, Révolution et représentations sociales, Rennes, PUR,
coll. « Histoire », 2009. Cf. F. Tarragoni, « Le théâtre du peuple en 1830. Faire un peuple par le spectacle ou
moraliser le parterre populaire? », Tumultes, mai 2014, p. 147-164.
28. Cf. supra note 25.
29. À l’instar de la Bibliothèque Bleue dès le xviie siècle. Pour une analyse de cette littérature, voir G. Bollème,
op. cit. Cf. également J. Migozzi, Boulevards du populaire, Limoges, PULIM, 2005.
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cratisation de l’art, entendue dans son sens étymologique premier, celui de pro-
duire un démos par l’art.

L’art pour le peuple, le peuple de l’art


L’idée d’un art populaire comme art patriotique si même elle n’avait pas été dangereuse me
semblait ridicule. S’il s’agissait de le rendre accessible au peuple, en sacrifiant les raffinements de
la forme, « bons pour des oisifs », j’avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce
sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens. À cet égard, un art populaire par
la forme eût été destiné plutôt aux membres du Jockey qu’à ceux de la Confédération générale
du travail ; quant aux sujets les romans populaires ennuient autant les gens du peuple que les
enfants ces livres qui sont écrits pour eux. On cherche à se dépayser en lisant et les ouvriers sont
aussi curieux des Princes que les princes des ouvriers 30.

Ce passage du Temps retrouvé de Proust, avec la verve critique et l’ironie caus-


206 tique qui distinguent l’auteur, fait en peu de lignes le tour de la question d’un
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« art pour le peuple ». En premier lieu, sa fâcheuse compromission avec un art
national ou patriotique. En deuxième lieu, son auto-dévalorisation comme pro-
duit du champ littéraire, à moins de faire de l’appauvrissement stylistique une
marque distinctive (ce que fera précisément le courant « populiste » de Thérive et
Lemonnier dans les années 1930). En troisième lieu, un malentendu plus profond :
à savoir que le public imaginé par les écrivains « populaires » en parallèle avec le
peuple raconté, mythifié, glorifié, ne correspond pas toujours au public réel de
l’œuvre. L’affinité étymologique, très significative en sociologie de la réception,
entre public et peuple 31 semble revêtir les allures du paradoxe pour tout art se
disant, à l’image de la démocratie, « du peuple, pour le peuple et par le peuple ».
Un art pour le peuple, en d’autres termes, alors même que le peuple n’en a
pas besoin et n’y a pas accès, comme le dira sans trop de détours et avec ironie
J. Giono dès la première page de sa Lettre aux paysans 32. Maintes raisons, sur les-
quelles nous aurons l’occasion de revenir, expliquent le divorce entre publics réels
et publics imaginés, peuple raconté et peuple réel, toutes évoquant la question
plus générale du dialogue impossible entre regard savant et regard autochtone

30. M. Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Arvensa éditions, 7 tomes, 2014, p. 2374.
31. L. Fleury, « Le public populaire du TNP de Vilar : une catégorie réalisée », dans Les peuples de l’art
(dir. J. Deniot et A. Pessin), tome II, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2005, p. 291-311.
32. « Oh ! Je vous entends ! en recevant cette lettre, vous allez regarder l’écriture et quand vous reconnaîtrez
la mienne, vous allez dire “qu’est-ce qui lui prend de nous écrire ? Il sait pourtant où nous trouver. Voilà
l’époque de la moisson, nous ne pouvons être qu’à deux endroits, ou aux champs ou à l’aire. Il n’avait
qu’à venir. À moins qu’il soit malade – ouvre donc – à moins qu’il soit fâché ?” » (Jean Giono, Lettre aux
paysans sur la pauvreté et la paix, dans Récits et essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1989, p. 523).
sur ce qui constitue « le propre » du peuple, son idiosyncrasie esthétique et cultu-
relle 33.
Comment concilier peuple et art ? Comment traduire les voix du peuple, sou-
vent nichées dans les silences de l’histoire, neutralisées et mises en échec par les
formes mêmes de l’œuvre d’art ? Par quel artifice faire parler une non-langue, la
langue des dominés, et la traduire en une « hyper-langue », la langue de l’art ?
Comment faire parler deux mondes que tout sépare, l’indignité du peuple et
l’auctoritas des auctores ?

Les matrices esthétiques du populisme littéraire : romantisme, folklorisme et


réalisme
Le romantisme, le folklorisme et le réalisme sont les principaux courants litté-
raires pour lesquels la question d’un « art au peuple » s’est posée de façon cruciale 207
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au xixe siècle, question qui en est venue à réunir des choix poétiques au demeu-
rant fort éloignés 34. Au moment même où le peuple se dépolitise et s’objective
dans les figures du pauvre et de la foule, entre les années 1840 et 1890 35, les arts
s’en saisissent dans un but proprement politique : le mettre en scène pour lui
ménager une porte d’entrée dans l’Histoire.
Trois types de mise en scène peuvent dès lors être observés : une création
romantique qui définit un populisme révolutionnaire ; une création folkloriste
qui définit un populisme identitaire ; une création réaliste-naturaliste qui définit
un populisme plébéien. Le peuple apparaît comme le sujet politique de l’Histoire
dans le premier cas, en réunissant un ensemble de vertus politiques cristallisées
dans la barricade révolutionnaire de 1830 et 1848 ; il définit le substrat popularo-
33. A. Gramsci éclaire dès 1933 ce paradoxe dans l’extrait suivant des Cahiers de prison : « Il me semble que le
problème doit être le suivant : comment créer un corps d’écrivains qui, du point de vue artistique, soient
au roman-feuilleton ce que Dostoïevski était à Eugène Sue et Soulié ou, pour le roman policier, ce que
Chesterton est à Conan Doyle ou à Wallace, etc. ? […] Les prémisses de la nouvelle littérature doivent être
nécessairement historiques, politiques, populaires ; elles doivent tendre à élaborer ce qui existe déjà, de façon
polémique ou de toute autre façon, peu importe ; l’important est que cette nouvelle littérature plonge ses
racines dans l’humus de la culture populaire telle qu’elle est, avec ses goûts, ses tendances, etc., avec son
monde moral et intellectuel, même s’il est arriéré et conventionnel. » A. Gramsci, Gramsci dans le texte
(dir. F. Ricci), Paris, Éditions sociales, 1975, p. 648-649.
34. Le lien entre ces trois courants de l’idéologie « populiste » est réaffirmé par C. Grignon et J.-C. Passeron,
Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Éditions de l’EHESS,
1989, p. 33. Les deux sociologues élaborent leur définition du populisme à l’intérieur d’une sociologie des
intellectuels et d’une sociologie de la culture. Ainsi, le populisme désigne une posture spécifique du savant
envers le populaire qui, prenant appui sur la contestation relativiste de l’ethnocentrisme de classe, inverse les
termes dominant-dominé en faisant du populaire le domaine de l’authentique, du beau et du bon.
35. S. Barrows, Miroirs déformants. Réflexions sur la foule en France à la fin du xixe siècle [1981], Paris, Aubier,
1990.
Federico TARRAGONI

ethnique des nations en voie de constitution, dans le deuxième ; il désigne un


conflit à partir de la question sociale et prolétarienne, dans le troisième.
Dans l’horizon du populisme romantique, plusieurs figures peuvent être dis-
tinguées : du poète allemand H. Heine aux narodniki russes, d’A. Pouchkine
au poète risorgimentale italien G. Carducci. Pour toutes ces figures la question
de l’appartenance à un courant populiste romantique a été posée, notamment
à partir du souci de l’intellectuel d’« aller au peuple », afin d’y trouver le fond
d’une beauté et d’une moralité parfaite, et de contribuer à sa révolution politique.
Cependant, dans l’impossibilité d’engager une comparaison virtuellement in-
finie, nous limiterons notre analyse du projet et des contradictions du popu-
lisme romantique à la France et à ses principales figures tutélaires, V. Hugo et
J. Michelet.
208 Le populisme hugolien, auquel A. Pessin a consacré un travail fondateur sur
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le mythe du peuple au xixe siècle 36, est, par les questions qu’il pose et les contra-
dictions dans lesquelles il sombre, un prototype du populisme romantique 37.
Dans Les Misérables, V. Hugo met en scène le peuple révolutionnaire à partir de
sa base sociale plébéienne 38 et de son lieu propre, la barricade, synonyme de la
brèche 39. Le peuple des barricades de 1832 est capable d’infléchir les équilibres
de la France monarchique grâce à la dignité morale dont il est porteur, mais aussi
en raison de sa proximité avec des conditions d’existence qui le rendent apte à
la révolte, à l’arrêt d’une histoire faite de passivité, de violence, de reproduction.
Cependant, cette même plebs qui « arrête » l’histoire en 1832 hésite entre gran-
deur historique et misère morale, entre sacrifice de soi et égoïsme foncier, entre
conflit et révolte. Aussi le peuple hugolien est-il toujours défini à la ligne de
crête de ces oppositions : être chtonien mais condamné à l’errance, digne mais
condamné à l’anonymat, capable de grandes prouesses morales et d’esprit de

36. A. Pessin, Le mythe du peuple et la société française du xixe siècle, Paris, PUF, coll. « Sociologie d’aujourd’hui »,
1992.
37. Le chapitre des Misérables intitulé « L’avenir latent dans le peuple » peut être considéré comme un manifeste
du populisme romantique : « Allez, philosophes, enseignez, éclairez, allumez, pensez haut, courez joyeux au
grand soleil, fraternisez avec les places publiques, annoncez les bonnes nouvelles, prodiguez les alphabets,
proclamez les droits, chantez les Marseillaises, semez les enthousiasmes ; arrachez des branches vertes aux
chênes. Faites de l’idée un tourbillon. Cette foule peut être sublimée. […] Ces pieds nus, ces bras nus, ces hail-
lons, ces ignorances, ces abjections, ces ténèbres, peuvent être employées à la conquête de l’idéal. Regardez
à travers le peuple et vous apercevrez la vérité. » V. Hugo, Les Misérables I [1862], Paris, Gallimard, coll.
« Folio », 1995, p. 754.
38. Ainsi convient-il d’insister, avec Alain Pessin, sur l’influence que la pensée de la plèbe de P.-S. Ballanche a
eue sur V. Hugo. A. Pessin, « Au temps du romantisme. France et Russie au xixe siècle », dans La tentation
populiste au cœur de l’Europe (dir. O. Ihl et al.), Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2003, p. 250.
39. A. Corbin et J.-M. Mayeur (dir.), La barricade, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997.
le peuple spectateur et l’émancipation démocratique…

sacrifice, mais aussi du comportement le plus monstrueusement utilitaire (les


Thénardier) ; être conscient mais sans projet, manifestant la plus haute dignité
morale dans la plus grande dégradation physique, être naturellement moral mais
devant être aidé moralement.
En voulant systématiser ces nombreuses oppositions, on peut dire que deux
grandes contradictions du peuple ressortent dans le projet populiste hugolien :

1. celle entre démos latent dans la barricade et plebs sans projet, entre conflit et
révolte, entre émergence d’une nouvelle part des sans-part qui oblige à retotaliser
la communauté et exigence d’une réparation contingente s’insérant « dans une
chaîne utilitaire » pour utiliser le langage de J. Rancière 40. Hugo partage cette
contradiction avec une tradition littéraire que l’on a pu désigner de « pessimiste »,
joignant les poétiques de Stendhal et Balzac 41. 209
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2. celle entre utopie du peuple (comme être moralement bon 42) et réalité socio-
logique du peuple de Paris (agrégat social oscillant entre le bien et le mal mais qui
penche, à cause des malheurs de l’organisation sociale cristallisés dans la Loi, vers
le vice et le crime). Hugo formule le paradoxe dans les termes du « syllogisme ren-
versé 43 » qui transforme le peuple « naturellement bon » en criminel « malgré lui ».

Comment rapprocher le peuple parisien de l’idéal qui le désigne dans l’art et


dans la politique ? Comment conjurer le « syllogisme renversé » qui, trouvant son
origine dans l’arbitraire de l’inégalité sociale, porte le peuple vers les bas-fonds,
vers la misère avant tout morale et spirituelle, et donc vers le crime, la violence
et l’émeute ? Comment conjurer ce syllogisme implacable amenant le peuple
à s’éloigner de lui-même et faisant, pour reprendre le lexique de L. Chevalier, de
40. J. Rancière, La mésentente, op. cit., p. 25-40.
41. Même si les deux écrivains partagent un intérêt pour les dynamiques du déclin social (davantage que pour
l’ascension), ce pessimisme revêt pour autant une fonction littéraire différente entre Stendhal et Balzac.
La place du peuple dans le récit découle, par ailleurs, de ce pessimisme littéraire : le peuple est tout entier
compris à l’intérieur de la tradition du « tableau des mœurs » et se voit chargé de conférer, par un ensemble
de figures pittoresques, un « effet de réel » à la topographie urbaine entendue comme topographie sociale
ou psychique. Ce sont ces deux éléments – topographie sociale chez Balzac et topographie psychique chez
Stendhal – qui intéressent principalement les deux auteurs, davantage que l’enquête sur les conditions de
vie populaire. Les acteurs populaires n’existent pas dans les romans de Balzac et Stendhal, mais constituent
le décor d’une toile de fond, la marque d’un espace qui reste et doit demeurer invisible, et qui est voué à
l’inertie historique. Pour le cas de Balzac, on se référera à l’analyse classique de L. Chevalier, « L’opinion
bourgeoise : Balzac », dans Classes laborieuses et classes dangereuses [1956], Paris, Pluriel, 1978, p. 614-646.
42. À propos du « gamin de Paris » qui incarne les qualités morales du peuple dans Les Misérables, Gavroche,
Hugo dit « C’est qu’il a dans l’âme une perle, l’innocence et les perles ne se dissolvent pas dans la boue ».
V. Hugo, op. cit., p. 733.
43. A. Pessin, Le mythe du peuple…, op. cit., p. 62-63.
Federico TARRAGONI

tout peuple une « classe dangereuse 44 » ? Ces contradictions sont liées : c’est en
raison de l’écart perçu entre idéalité et réalité sociale du peuple que l’artiste ne
peut pas trancher entre l’insurrection glorieuse et la révolte sans projet.
La solution hugolienne, et la solution du populisme romantique en général,
est la démopédie, le rapprochement de la naturalité sociale de la plebs et de l’idéa-
lité esthético-politique du démos par le truchement du savoir et de l’éducation.
Nous y reviendrons.
Force est de constater que ces mêmes contradictions se trouvent, apparem-
ment loin de la littérature, chez l’historien J. Michelet. Dans Le peuple, l’histo-
rien construit cette « personnification de la France » à l’image de deux idéalités,
le paysan et le soldat, le premier mû par le patriotisme, le deuxième par l’amour
de la terre 45. Cependant, ces figures ne possèdent aucune voix esthétique ou poli-
210 tique en soi. C’est l’historien qui, à travers l’« écoute » des archives, doit resti-
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tuer une intelligence à ces voix, en leur conférant un sens et une transcendance.
Dans la mesure où le peuple apparaît enserré dans un réseau de servitudes et
d’assujettissements volontaires, il incombe dès lors à l’historien d’en glorifier le
rôle historique : mais comment distinguer, une fois de plus, l’émeute de la révo-
lution, le « bon » peuple du « mauvais » ou, pour utiliser l’image de Michelet,
la bonne « sève » de la « tourbe » ? Comment distinguer, dans l’histoire de la révo-
lution française, la paysannerie glorieuse et la paysannerie réactionnaire, les sou-
lèvements des sans-culottes des déprédations des « septembriseurs 46 » ? Comment
44. Il convient de préciser que malgré la puissance sociale du « syllogisme renversé », aucun déterminisme n’est
décelable dans la chaîne hugolienne misère-crime-peine-fauve (comme semble le soutenir L. Chevalier dans
son interprétation sociologique des Misérables). Malgré la complicité perverse – mais jamais déterminante
en dernière instance – entre la misère ouvrière et la loi, l’hypothèse de V. Hugo sur la société française du
xixe siècle ne se propose guère d’alimenter l’imaginaire de la peur des classes laborieuses, qui traverse à la
même époque les romans-feuilletons et les romans policiers d’E. Sue. Par ailleurs, J. Rancière, sans citer
Hugo, mais à travers le détour de la « philosophie plébéienne » de G. Gauny et la synthèse qu’en propose
M.-R. Gundorff dans la Tribune des femmes en 1833, livre à l’analyse une version remaniée du « syllogisme
renversé » : « Le pauvre est né avec une âme ardente qu’il a besoin d’exalter, de répandre sur tout ce qui l’en-
toure : mais non, il n’est pas né pour cela ! Et vous voulez qu’au milieu de tout cela la haine ne germe pas en
son cœur » dit M.-R. Gundorrf. Ainsi, « À l’origine », glose Rancière, « se trouve non pas un manque, mais
un excès : l’impossibilité faite au prolétaire d’exister à la mesure de ses facultés, de son besoin d’expansion »
(J. Rancière, La nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Arthème Fayard, 1981, p. 101). Cette
version du « syllogisme renversé » insistant non pas sur le manque moral du peuple dû à l’arbitraire social de
la loi, mais au contraire sur l’excès moral que ce dernier entraîne, sur l’incapacité de la société à assouvir le
désir de liberté et d’épanouissement du peuple, convoque une définition nouvelle de la révolte populaire : la
révolte plébéienne n’est pas jaugée à l’aune d’un idéal révolutionnaire, mais elle est considérée comme une
politique populaire à part entière. Loin d’être « sans projet », loin de perpétuer l’ordre de la domination, la
révolte ouvre une brèche au cœur même de son fonctionnement.
45. J. Michelet, Le peuple [1846], Paris, Flammarion, coll. « GF », 1974.
46. Devant le dilemme de décrire les « septembriseurs », ces violents qui se rendirent responsables des pillages
de septembre 1792 – au même moment où le peuple français accomplissait son « sursaut patriotique »
le peuple spectateur et l’émancipation démocratique…

restituer, in fine, à ce nom collectif devenu désormais sujet de l’histoire une cohé-
rence dans l’archive, une harmonie malgré la discordance des voix, une dimen-
sion polyphonique malgré leur dissonance ?
Ces problèmes reviennent sans cesse dans l’Histoire de France de Michelet.
Si Hugo recourt à la fiction républicaine d’une « démocratie du savoir » pour
résoudre les contradictions du peuple qu’il met en scène, Michelet s’en remet
volontairement au rôle civique de l’historien. Malgré ces solutions, aussi bien
Hugo que Michelet ne cessent de se confronter au paradoxe de rendre visible
un absent, de représenter un inconnu. D’un côté, ils assument le fait de mettre
en scène le peuple dans une histoire écrite par et pour les élites, de l’autre ils se
sentent investis de la tâche de parfaire la moralité du peuple par l’art, tout en en
observant constamment les déboires, les perversions, les mesquineries.
Le problème du populisme romantique et révolutionnaire est donc, au fond, 211
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le problème de l’idéalisme esthétique et politique : réaliser une idée malgré le
pouvoir de désenchantement de la réalité, en préparer l’avènement sur un fond de
mélancolie, d’impossibilités, la concevoir comme une rupture mais sur la toile de
fond d’un passé difficile à renier 47 ; le révolté plébéien d’Hugo y côtoie le paysan
immobile de Michelet, la barricade le terroir, la modernité la tradition.
Ces paradoxes politiques du romantisme font signe vers le deuxième courant
qui s’est saisi de la question d’un « art au peuple » : le folklorisme. Au même
moment où le courant romantique conçoit le peuple comme idée esthético-
politique à réaliser, des hommes de lettres, des linguistes, souvent épris des mêmes
valeurs romantiques, optent pour une voie plus sensible à la création du peuple :
ils aspirent à dépasser les apories philosophiques de la position romantique par
un contact accru avec le réel, avec les sources culturelles du peuple. C’est la voie
du folklorisme. Celle-ci fournit dès lors au projet romantique quelques preuves
de l’existence de ce peuple « originaire » dont les traces auraient été effacées par
la marche du progrès et de la civilisation moderne. Les premiers folkloristes
sont ainsi les romantiques les moins « artistes », des hommes d’archives ou des
explorateurs qui tentent d’accorder le printemps des peuples de 1830 et 1848

entrant en guerre contre les puissances contre-révolutionnaires – J. Michelet distingue ainsi le bon grain
du « peuple » de l’ivraie de la « tourbe » ou de la « canaille » : « Il est curieux de savoir quels étaient les
massacreurs. Les premiers, nous l’avons vu, avaient été des fédérés, Marseillais, Avignonnais et autres du
Midi, auxquels se joignirent, si l’on en croit la tradition, quelques garçons bouchers, quelques gens de rudes
métiers, de jeunes garçons surtout, des gamins déjà robustes et en état de mal faire, des apprentis qu’on élève
cruellement à force de coups, et qui, en de pareils jours, les rendent au premier venu. » J. Michelet, Histoire
de la Révolution française [1847-1853], Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2007, p. 2353.
47. M. Löwy et R. Sayre, op. cit.
Federico TARRAGONI

au diapason de la préservation d’une tradition menacée par la modernisation


industrielle 48.
Le début du folklorisme, qui trouve par la suite ses lettres de noblesse dans
la linguistique et la philologie comparatives (la Grammaire allemande des Frères
Grimm en 1819, puis Bopp et Steinthal), la littérature des contes (les Contes de
l’enfance et du foyer des Frères Grimm), la narratologie (Potebnja, Veselovskij,
puis les formalistes russes), l’ethnomusicologie (Bartók) et l’anthropologie com-
parée (Van Gennep) se situe, selon A-M. Thiesse, dans Les chants de Fingal de
Macpherson, publiés entre 1760 et 1765 49. Ces chants, rédigés à partir de sources
gaéliques, écossaises et anglaises, créent de toutes pièces un peuple oublié par la
tradition occidentale moderne : un peuple gaélique (à l’origine de la nation an-
glaise) qui aurait conservé une tradition culturelle et politique souterraine, pour
212 trouver enfin une voix dans l’élégie du poète. Herder s’empresse de faire l’apologie
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de cette tentative de reconstituer l’« âme du peuple » anglais, en réclamant dès
1777 un « Macpherson tyrolien » ou « bavarois », un poète qui traduise en créa-
tion le fond culturel et national du peuple allemand 50.
On voit bien que ce premier folklorisme s’attelant à la tâche de produire des
épopées nationales, un récit des origines à partir de sources largement inventées,
n’a que peu à voir avec le folklorisme tel que la critique littéraire contemporaine
l’entend, le recueil savant des traditions, coutumes, chants et danses populaires à
partir de l’observation in situ. Ce premier folklorisme au xviiie siècle fonctionne
en quelque sorte comme une charnière entre l’exaltation nostalgique du peuple
des romantiques et le folklorisme « ethnographique » du xixe siècle 51. Ce der-
48. L’exemple prototypique en est l’anglais T. Carlyle.
49. A.-M. Thiesse, op. cit., p. 32-48.
50. Dans De la similitude des arts poétiques en moyen anglais et moyen allemand, Herder remarque que « tous les
peuples non policés chantent, agissent. Ils chantent leurs actions. Leurs chants sont les archives du peuple,
trésor de sa science et de se religion, de sa théogonie et de ses cosmogonies. […] Et même en Europe il y a
encore toute une série de nations laissées à l’abandon et non décrites. […] Et pourtant, il y a parmi eux bien
des personnes dont la fonction est d’étudier la langue, les mœurs, les modes de pensée, les vieilles supers-
titions et les coutumes de leur nation ! Et si elles le faisaient, elles fourniraient aux autres nations la plus
vivante des grammaires, le meilleur dictionnaire et l’histoire naturelle de leur peuple. Mais elles devraient
le faire dans la langue originelle et avec suffisamment d’éclaircissements, sans commentaires injurieux ni
moqueurs, sans non plus chercher à ennoblir ou enjoliver » (cité dans A.-M. Thiesse, op. cit., p. 39). Dans
cet extrait, Herder ouvre la voie à une histoire naturelle du peuple (volkskunde) contre l’esthétisation roman-
tique. Désormais le peuple ne doit plus être glorifié dans l’œuvre d’art en tant qu’idéalité, mais restitué dans
son essence immuable à partir de ses archives, la langue et le chant.
51. Il ne faut pas sous-estimer, dans ce passage, l’évolution du peuple d’un esprit – donc d’une créativité, d’un
élan, d’une source poétique tel que l’entendent les romantiques – à une vie, à une nature proprement biolo-
gique. Si les concepts de volksgeist hégélien (1793) et de volkseele (l’« âme du peuple » chez Arndt en 1806)
sont fils du volksdichtung d’Herder (la « créativité populaire »), cinquante ans plus tard Riehl souhaitera faire
une « histoire naturelle du peuple comme fondement d’une politique sociale ». À cette science, qu’il désigne
le peuple spectateur et l’émancipation démocratique…

nier associera plusieurs « explorateurs » provenant de différentes disciplines mais


travaillant tous sur les archives de la voix populaire, afin de faire apparaître un
peuple dans la continuité entre la langue des grands ancêtres (celle des épopées)
et le recueil des parlers populaires. Aussi en feront-ils partie des collecteurs de
contes et de « musicalités », d’arts et traditions populaires, de mœurs et cou-
tumes, de pratiques vestimentaires, de croyances, de proverbes, tous partageant
une rusticophilie savante 52. L’instruction publique, la généralisation de l’impri-
merie et l’émergence de lectorats nationaux facilitent la diffusion de cette « voix
du peuple » figée par les folkloristes à partir des archives du terroir : désormais
une conscience nationale, irriguée par de nouvelles pratiques culturelles (la visite
au musée des arts et traditions populaires), prouve enfin l’existence d’un peuple-
nation.
C’est ce folklorisme « ethnographique » qui se prête d’emblée à une étatisa- 213
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tion, à une muséification et à une patrimonialisation : en France, ce sera le cas de
l’Académie celtique qui élabore dès 1807 un copieux questionnaire à transmettre
aux érudits locaux afin d’élaborer une « statistique antique des Gaules » ; ailleurs,
ce sera la constitution d’un patrimoine folklorique national - jusqu’au paroxysme
des socialismes réels qui élaborent un « folklorisme d’État » comme partie pre-
nante de la propagande (à l’instar des « ancêtres daces » de Ceausescu).
Aussi de nouvelles contradictions font-elles surface, notamment au moment
de donner une concrétion visible au peuple par le biais des arts et traditions popu-
laires. Il s’agit plus particulièrement de l’écueil essentialiste. Gramsci le souligne
dès 1932-1933 dans ses « Notes critiques sur une tentative de manuel popu-
laire de sociologie » : dès lors que le folklore populaire fait l’objet d’un recueil
« savant et poussiéreux », il se prête à la sempiternelle tentation du savant de
le figer comme un objet d’étude et de le regarder d’en « haut 53 ». Essence du
dès 1858 avec le nom de volkskunde (« histoire naturelle du peuple »), il attribue quatre piliers, présents dès
le xviiie siècle chez Herder : stamm (souche, lignée), sprache (langue), sitte (coutumes), siedlung (habitat).
52. Débouchant sur deux synthèses importantes, celle d’A. Van Gennep (1937-1958) et d’A. Varagnac (1948).
Pour la notion de « rusticophilie savante », on se référera à M. Maget, « Problèmes d’ethnographie euro-
péenne », dans Ethnologie générale (dir. J. Poirier), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1968, p. 1271.
53. Gramsci propose ainsi une nouvelle méthodologie d’enquête philosophique pour le folklore. Ce dernier doit
être étudié en raison de son apport à la compréhension phénoménologique de la conscience populaire. L’étude
des arts et traditions populaires doit alimenter, dans cette perspective, une « folklorisation de la philoso-
phie », à savoir la prise en compte du « sens commun » dans l’élaboration, par les intellectuels, d’un nouveau
projet hégémonique susceptible de fédérer la classe ouvrière et, plus généralement, les subalternes. Antonio
Gramsci, Antonio Gramsci dans le texte, op. cit., p. 303-376. Cf. également F. Tarragoni, « Transcriptions
inter-atlantiques des consciences populaires : art et folklore chez Gramsci et Mariátegui », dans Arts et folk-
lore en Europe, en Amérique et en Afrique : regards croisés (dir. M. Cariz), Paris, Presses Universitaires de
Lorraine, Collection « EthnocritiqueS », 2014 (à paraître), p. 121-138.
Federico TARRAGONI

peuple et misère symbolique populaire communient dès lors dans cette fétichisa-
tion, qu’un demi-siècle plus tard M. de Certeau assimilera à la production d’un
« cadavre culturel » 54. Dans l’écueil essentialiste du folklorisme, un glissement est
visible : le peuple des folkloristes, loin d’être une objectivité, se présente comme
une construction intellectuelle portée par un regard conservateur. Le peuple est
immuable, il est le garant d’une continuité politique profonde malgré les « convul-
sions politiques » dont la Révolution a été le berceau (Bonald, de Maistre, Taine)
et dont le prolétariat est le légataire au xixe siècle 55.
À partir de ces nouveaux paradoxes, hérités par la sociologie des classes
populaires au siècle suivant 56, un troisième courant se saisit de la question de
« l’art au peuple » à cheval entre xixe et xxe siècle : le réalisme 57. Celui-ci propose
d’inverser le mouvement de « l’art au peuple ». Si le romantisme essaie de faire
214 advenir le peuple par l’art et le folklorisme supprime l’art pour archiver le peuple,
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le réalisme tente une synthèse des deux via une inversion du projet originaire :
du projet de l’« art au peuple », il s’agit désormais de passer à celui du « peuple
à l’art ».
À l’instar du folklorisme, le réalisme se constitue à partir d’une critique de
l’idéalisme romantique 58 : le peuple n’est pas une idéalité de l’artiste. Il est déjà-là.
Il s’agit alors de lui donner une concrétion visible, afin d’instruire l’État sur les
modalités de sa prise en charge, désormais sociale 59.
Le peuple de Zola, de Poulaille ou de Gorki se confond ainsi avec le peuple
des faubourgs, des bas-fonds, le peuple d’une misère qui tend à devenir la des-

54. « Les études désormais consacrées à cette littérature ont été rendues possibles par le geste qui la retire au
peuple et la réserve aux lettrés ou aux amateurs. Aussi n’est-il pas surprenant qu’ils la jugent « en voie de
disparition », qu’ils s’attachent maintenant à préserver des ruines, ou qu’ils voient le calme d’un en deçà de
l’histoire, l’horizon d’une nature ou d’un paradis perdu. En quêtant une littérature ou une culture popu-
laire, la curiosité scientifique ne sait plus qu’elle répète ses origines et qu’elle cherche ainsi à ne pas rencontrer
le peuple ». M. de Certeau, D. Julia et J. Revel, « La beauté du mort », dans La culture au pluriel [1970]
(dir. M. de Certeau), Paris, Christian Bourgeois, 1974, p. 45-46 (nous soulignons).
55. A.-M. Thiesse précise l’argument, en opposant la paysannerie des folkloristes au prolétariat urbain des
réalistes, porteur du conflit de classe. A.-M. Thiesse, op. cit., p. 160. Voir également J. Donzelot, op. cit.
56. C. Grignon et J.-C. Passeron, op. cit., p. 27-42.
57. Notre définition de « réalisme » s’appuie sur la révolution naturaliste d’E. Zola et son prolongement dans
la littérature plébéienne et prolétarienne au xxe siècle. D’où le choix de réunir dans ce courant les noms de
Zola, Poulaille, Guilloux, Guéhenno et Gorki. Une autre tradition réaliste existe en littérature, qui relie
Balzac et Stendhal, puis Flaubert et Proust. Pour plus de détails sur ce choix, voir A. Vaillant et al., op. cit.,
p. 453-461.
58. On trouve cette opposition à l’idéalisme romantique et au mythe bourgeois de « l’art pour l’art » dans
les manifestes fondateurs du naturalisme entre Goncourt et Zola. En témoigne également la réponse de
Goncourt à l’enquête d’Huret sur l’évolution littéraire de 1891, dans laquelle l’écrivain-critique confère à
l’art la tâche de « restituer une voix à des gens sans histoire en tuant le romanesque ».
59. J. Donzelot, op. cit.
le peuple spectateur et l’émancipation démocratique…

tinée naturelle et tragique des classes populaires. À l’écrivain réaliste la tâche de


montrer les rouages pervers de cette naturalisation 60. Le populisme réaliste tient
tout entier dans cette mission : donner à voir le peuple des « bas-fonds » en vertu
de l’« effet de réel » d’une poétique chargée, avant tout, de décrypter la logique
de sa production sociale. Car le peuple est un objet social mais, par la position
qu’il occupe dans la société, tend à s’y comporter comme un être de nature ; tel un
zoologue, l’écrivain est à l’affût de cette naturalité du social et la restitue via l’effet
de réel – cet effet qui donne à penser « en même temps qu’il donne à voir dans
l’écriture 61 ». Le populisme réaliste se rapproche ainsi de l’ambition sociologique,
en réunissant l’enquête sur les fondements sociaux de la domination, l’écriture
« naturalisante » fondée sur l’« effet de réel » et le militantisme de l’écrivain vis-à-
vis de la « question sociale 62 ».
Ces caractères du populisme réaliste le rendent d’ailleurs très populaire parmi 215
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les lecteurs parisiens du xixe siècle, pour un ensemble de raisons (accès de ces
« sauvages inconnus 63 » que sont les classes populaires à l’espace public via le
roman, popularité du roman-feuilleton 64, résonance avec les premières enquêtes
ethnographiques sur la condition ouvrière). Cependant, malgré l’unité apparente
entre un peuple et un public populaire assise sur la popularité du roman-feuille-
ton, le populisme réaliste demeure, comme ses parangons romantique et folklo-
riste, une production intellectuelle du peuple par et pour les élites. D’une part,
l’écrivain est amené à naturaliser le monde social qu’il décrit, en prolongeant
cette idée ancienne d’une « naturalité » du peuple 65. Désormais le « syllogisme
renversé » d’Hugo n’est plus une hypothèse littéraire, relevant du domaine de la
fiction ; il en vient à désigner une loi de nature prestructurant l’appréhension
du monde social par l’écrivain, tout en entérinant et en cristallisant les hiérar-
60. N. Wolf, Le peuple dans le roman français de Zola à Céline, Paris, PUF, 1990.
61. Zola recourt ainsi à l’hypotypose, figure mobilisant le discours indirect libre afin de conférer un « effet de
réel » aux scènes décrites. La vision du peuple qui ressort de la sélection de ces fragments de réalité, organisés
et rendus cohérents par le parti-pris naturaliste, n’est pourtant pas lointaine d’un misérabilisme de fond.
Le peuple de Zola doit aussi communiquer, sur le mode de l’évidence, la tristesse de la condition ouvrière.
N. Wolf, ibid. p. 35-42.
62. Cette affinité entre réalisme littéraire et construction sociologique débouche sur des tropismes simi-
laires, comme le souligne C. Grignon, « Composition romanesque et construction sociologique », dans
C. Grignon et J.-C. Passeron, op. cit., p. 205-227.
63. L’expression est d’E. Sue (cité dans A. Pessin, Le mythe du peuple, op. cit., p. 29).
64. J. Lyon-Caen insiste notamment sur la popularité des Mystères de Paris d’E. Sue, roman-feuilleton des années
1843-4 très lu par ces bourgeois se voulant « philanthropes » et proches de la cause morale et sociale du
peuple, et par des ouvriers socialistes qui manifestent leur admiration à l’auteur en envoyant de nombreuses
lettres. Voir J. Lyon-Caen, La Lecture et la vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006.
65. D. Cohen, La nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social (xviiie-xxie siècles), Seyssel, Champ Vallon,
2010. L’auteure fait remonter cette « naturalité » du peuple aux cadres sociaux de la pensée d’Ancien Régime.
Federico TARRAGONI

chies que ce même écrivain aspirait à critiquer. Comme le souligne à juste titre
J.-C. Passeron en rapprochant les poétiques sociales de Zola et Aragon, « le plaisir
de descendre doit quelque chose à celui de condescendre 66 ». D’autre part, le réa-
lisme est condamné, en vertu même de son inscription dans l’horizon intellectuel
de la question sociale, à en suivre les paradoxes. En voulant à tout prix sensibiliser
la République à la vie de ces « sauvages inconnus » que sont les classes populaires,
le populisme réaliste finit par dépolitiser le peuple, voix collective, pour le conver-
tir en pauvre, sans-voix anonyme 67.

Le champ contradictoire de la sensibilité populiste

À partir de ces nombreuses contradictions, les populistes romantiques,


folkloristes et réalistes proposent toute une panoplie de solutions.
216
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Les romantiques – Hugo et Michelet en tête – essaient de traduire ce peuple
« à faire », toujours en décalage par rapport à son fond social, comme une force
morale devant être élevée par le savoir, et son institution républicaine, l’école.
Les folkloristes trouvent une solution à l’écart entre regard savant et essence po-
pulaire en peaufinant le concept de « conscience culturelle ». Les réalistes, enfin,
essaient de rouvrir cette plèbe toujours susceptible de retomber dans son état de
nature, au conflit.
Les romantiques valorisent le peuple avant tout comme une force morale,
nous l’avons dit. En tant qu’incarnation d’une vertu et d’une innocence morale
toujours éphémères, car guettées par le « syllogisme renversé », le peuple ne trouve
son salut que dans le savoir. Non pas dans la conscience de sa domination, et de
la loi qui en perpétue les ressorts, comme le voudrait une théorie de la justice.
Mais dans ce savoir qui le rend conscient de sa gloire et de son rôle dans l’Histoire.

66. C. Grignon et J.-C. Passeron, op. cit., p. 60.


67. On trouve un prolongement significatif du populisme réaliste chez l’écrivain italien P.-P. Pasolini, qui s’auto-
définit dans ses Écrits corsaires « poète de la plèbe ». Si l’intellectuel et écrivain italien se situe dans la conti-
nuité des représentations romantiques du peuple « vertueux », sa poétique adopte résolument le tournant
réaliste dès le recueil poétique Les cendres de Gramsci. Il s’agit alors de présentifier par l’écriture un peuple qui
est déjà-là, dans le but de démocratiser la vie qui en émane. D’une part, le poète quête une démocratisation
impossible de la politique par l’art, de l’autre il essaie désespérément de démocratiser l’art en ménageant
un accès à ces « lucioles populaires » qui valent, en tant que fragments de conscience collective, comme un
antidote à l’aliénation de classe. Cependant, à l’instar du naturalisme zolien, le réalisme de Pasolini se heurte
à un paradoxe profond : celui de vouloir créer une langue poétique « pour le peuple » à partir d’une imitation
de ses types d’élocution, le poète mettant sa formation de dialectologue au service d’une novlangue popu-
laire. Il débouche ainsi dans Ragazzi di vita et Accattone sur une langue artificielle. Langue de l’expérience
populaire, elle n’est pourtant parlée par personne, comme le souligne dès 1971 I. Calvino en faisant de
Pasolini le poète de l’« Italietta », de la petite Italie passéiste et traditionnelle qui n’existe plus.
le peuple spectateur et l’émancipation démocratique…

Il s’agit alors de « travailler le peuple », comme le dit Hugo, par la média-


tion du livre et du savoir républicain. Ce n’est que par l’émergence d’un nou-
veau « peuple écolier » que la foule, « puissance sans projet » dont le symbole
anthropologique est le bagnard qui incorpore la chaîne, peut se transformer en
démos, compensant ses misères par une dignité nouvelle. Cette solution démopé-
dique n’est pas sans son symétrique, la dette de l’intellectuel envers son peuple,
qu’il paie en s’instruisant par une véritable pédagogie populaire. C’est un thème
qu’Hugo partage avec Michelet : « J’aspire violemment à descendre – dit Michelet
dans sa Lettre à E. Noël du 22 janvier 1851 – car je crois que c’est monter 68. »
Si le peuple ne peut dépasser ses contradictions qu’en s’instruisant, l’intellectuel
ne peut se dire tel qu’en intensifiant ses contacts avec la vie du peuple.
Cependant, cette proximité revendiquée de l’intellectuel populiste avec le
peuple n’est pas exempte de malentendus et de nouvelles désillusions. En té- 217
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moigne la torsion extrême du projet démopédique que l’on observe chez le dernier
Michelet. Malgré la tentative de faire du récit historique la « langue du peuple »,
les deux langues, celle de l’historien et celle du peuple, demeurent séparées par
un abîme infranchissable. « Si l’on ouvre mon cœur à ma mort – dit Michelet en
1869 – on lira l’idée qui m’a suivi : comment viendront les livres populaires ? […]
Je suis né peuple, j’avais le peuple dans le cœur […] Mais sa langue, ma langue,
elle m’était inaccessible. Je n’ai pas pu la faire parler 69. » Cet aveu d’impuissance
de l’historien rend compte de l’ambivalence foncière du projet démopédique des
romantiques : d’une part, ils veulent instruire, créer des livres populaires, afin de
faire ressortir la perfection morale du peuple ; de l’autre, ils ont conscience du
danger d’une telle entreprise, revenant à annexer à l’archipel symbolique de la
culture dominante l’autonomie du populaire. Le danger, en d’autres termes, de
convertir une différence de langage entre l’art et le populaire, en placage d’un
langage sur l’autre.
68. Michelet fait de cette proximité de l’intellectuel avec le peuple la condition sine qua non de la vérité du récit
historique. Comme il le souligne dans la suite de la Lettre, « Le monde a assez de parleurs, d’abstractions
vides ; celui qui trouvera aujourd’hui, celui qui atteindra l’idée nouvelle, c’est celui qui, au lieu de s’enfer-
mer dans ses rêves, ira cherchant dans le peuple. Allez autour des marchés, écoutez, voyez les foules. […].
Souvenez vous que Molière naquit dans un marché, que Dante s’asseyait au marché, observait, jugeait les
hommes… Plongez dans la vie, dans cette mer vivante du peuple, et alors seulement vous comprendrez les
livres, ou vous vous en passerez. » Cependant la question de l’articulation des deux langues, celle vivante du
peuple et celle morte des livres, n’est pas traitée par l’historien ; tout comme le paradoxe qu’il place à la fin
de sa lettre, qui ferait du savant du peuple un non-savant, quelqu’un qui en viendrait à abhorrer même le
caractère mortifère et pédant de la culture écrite (« ou vous vous en passerez »).
69. Les deux citations sont issues de G. Bollème, op. cit., p. 95 (nous soulignons). Que le lecteur observe
l’oscillation des actants entre « sa langue » et « ma langue », preuve d’une dernière dissociation tragique de
l’homme-Michelet avec son identité de savant « porte-parole du peuple ».
Federico TARRAGONI

Avec ces aveux tragiques d’impuissance, nous touchons à la fin du populisme


romantique : la démopédie chargée de colmater la brèche entre une idéalité esthé-
tique et une réalité sensible perd son sens. Comment instruire le peuple si la
langue de l’intellectuel n’appartient qu’à lui ? Pire encore : comment forger un
peuple par le savoir si le savoir finit par hiérarchiser, dominer, renier l’autonomie
symbolique du populaire ? Le populisme romantique achoppe sur le caractère
irrémédiablement misérabiliste du savoir chargé d’éduquer le peuple.
À d’autres paradoxes, d’autres solutions. À la discontinuité entre regard savant
et essence populaire, le populisme folkloriste propose, dès Fichte, la solution de
continuité d’une « conscience culturelle ». La contradiction à laquelle elle doit
répondre n’est pas des moindres : le peuple des folkloristes s’apparentant au
fond immuable de la nation, il ouvre deux lignes de fuite ; d’une part, même
218 s’il est considéré comme un fond objectif de la culture nationale, ce peuple n’en
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est pas moins largement inventé par les arts, à l’instar des chants élégiaques de
Macpherson. De l’autre, ce peuple, considéré d’emblée comme la vie profonde
d’une société en voie de modernisation, est destiné irrémédiablement à devenir
une ruine ou un musée.
Ainsi, à la suite de Fichte, A. Van Gennep systématise-t-il en homme de
science la solution de la conscience culturelle : la diffusion des recherches des folk-
loristes, dit-il, devrait rendre le peuple-nation conscient de son « âme » cachée,
incarnée dans le paysan du terroir. Le sentiment d’une unité culturelle, d’une
origine commune, résorberait ainsi l’écart entre le regard savant qui a produit ce
peuple immuable du terroir, et une objectivité qui lui résiste, entre la vie profonde
de la nation et sa muséification. Aussi le public des Musées d’arts et traditions
populaires se découvrirait-il peuple par le truchement du contact avec l’objet en
vitrine, témoignant d’un fond immémorial et immuable de la nation.
Mais force est de constater que cette « conscience culturelle » est, en fin de
compte, pensée comme une nouvelle essence par les folkloristes. L’essence du
peuple des premières enquêtes folkloriques se transfère ipso facto à l’objet du
Musée d’arts et traditions populaires. Entre les deux on ne repère aucune courroie
de transmission, en dehors des aveux et des espoirs des folkloristes eux-mêmes.
En définitive, rien ne nous dit que cette « conscience culturelle » existe, et que son
lieu d’exercice privilégié soit le Musée d’arts et traditions populaires.
Enfin, les réalistes. Ces populistes plus « plébéiens » décrivent leur peuple à
l’aide de l’« effet de réel », afin de sensibiliser l’élite républicaine à la question
sociale. Cependant, en vertu même du projet qui les meut, les écrivains réalistes
confinent le peuple à une « naturalité » en le soustrayant au domaine de l’action.
le peuple spectateur et l’émancipation démocratique…

La solution des réalistes à ce paradoxe est le conflit : malgré les apories touchant
leur définition du peuple, l’intellectuel écrivain parie sur l’appropriation politique
de son message de la part du sujet représenté, la plèbe, et sur l’avènement d’un
peuple révolté.
Cependant, cette définition du conflit n’est pas exempte de nouveaux
paradoxes. Reprenons, en guise d’exemple, la « langue prolétarienne » de
P.-P. Pasolini, prototype s’il en est d’« effet de réel ». Une telle langue semble esqui-
ver les écueils misérabilistes de son antécédent, la « langue historienne du peuple »
de Michelet, en vertu de l’inversion du « symbolisme » savant et du « symbo-
lisme » populaire. Au lieu de plaquer la langue de l’intellectuel sur la langue des
dominés, le poète dit construire une langue opposant les « cris » populaires à la
« parole » bourgeoise. En reprenant la célèbre distinction aristotélicienne entre la
phôné (le cri) et le logos (le discours), Pasolini inscrit clairement son projet d’une 219
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« langue prolétarienne » dans l’horizon du conflit, et de son universalité 70. Mais,
à travers l’inversion de la « langue du peuple » de Michelet, l’écrivain réaliste
dépasse les anciens paradoxes et sombre dans des nouvelles contradictions : le cri
devient pur, authentiquement populaire, et ne requiert plus la médiation de l’écri-
ture pour se transformer en œuvre. La voix populaire est transparente à elle-même
et l’artiste devient par-là un oracle. La tendance réaliste à essentialiser la voix du
pauvre, et à distinguer entre une authenticité populaire non corrompue par la
modernité – dont seul le savant serait le connaisseur – et le vacarme d’une masse
aliénée, finit par réduire le peuple à une prothèse de l’artiste-oracle. Aussi l’exal-
tation du populaire hésite-t-elle entre nouvel essentialisme, à l’image du fétiche
folkloriste (le Pasolini de l’Orestie africaine de 1971 71), et purisme plébéien.
En conclusion, le peuple des populismes littéraires semble voué au silence ou
à l’excès de voix. Un peuple écolier accédant à un savoir qui tend à le dominer, un
peuple « allant au Musée » qui cherche sa conscience dans des couloirs habités par
des fétiches muets et un peuple de dominés exalté davantage pour son authenti-
cité que pour sa capacité à se rebeller.

70. Comme le résume S. Valy, « Pasolini poète. La voix du peuple », Critique, n° 776-778, 2012, p. 47 :
« Pasolini met en place une poésie civique tendue vers l’universalité. Le cri du peuple, qui est aussi celui du
lecteur, y est porté par la forme fulgurante d’une pensée décisive » (nous soulignons).
71. En 1971, Pasolini conçoit une adaptation de la Trilogie d’Eschyle dans un village africain, seul environ-
nement capable de restituer, par son « vitalisme essentiel » et son « primitivisme anti-capitaliste », le ton
tragique de l’Orestie. Son Carnet de notes pour une Orestie Africaine nous livre ainsi une Afrique pensée avec
les tons du « bon sauvage », de la pureté tribale et populaire.
Federico TARRAGONI

Définition Contradiction Contradiction Dépassement Aporie


du peuple esthétique politique

Populisme Sujet de Idéalité vs Révolution vs Démopedie : Misérabilisme


romantique l’histoire à révolution Domination « un peuple
faire sociologique écolier »

Populisme Peuple Regard savant Tradition vs Conscience Essentialisme/


folkloriste immuable des vs objecti- Modernité culturelle : Fétichisme
paysans et du vité ethnogra- « un peuple
terroir phique allant au
Musée »
220
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Populisme Plèbe Naturel vs Plèbe vs Conflit : Purisme
réaliste social pauvre « un peuple
révolté »

Tableau 1 : Figures du peuple dans les populismes littéraires.

Conclusions :
Le peuple spectateur, l’Écrivain sur scÈne.
Quelles politiques dÉmocratiques de la littÉrature ?

Loin d’être des sphères sous le joug de la société, des « champs » sous l’em-
prise d’une hégémonie qui les dépasse, les arts contribuent à définir les contours
politiques du monde social, les espaces du dicible et de l’audible, les formes de
l’action qui y sont possibles : c’est ce que montre avec force l’itinéraire du peuple
dans la « sensibilité populiste ». C’est aussi en fonction de la définition imagi-
naire que les artistes ont donnée du peuple dans la seconde moitié du xixe siècle,
que l’apparition politique de ce même peuple a suivi certaines modalités et pas
d’autres (révolte romantique et nostalgie du peuple perdu, démopédie républi-
caine et volontarisme intégrateur, question sociale et rêve de la « communauté
populaire »).
Cependant, un décalage subsiste entre espaces publics politiques et espaces
publics littéraires. Une barrière insurmontable. Quelle qu’en soit sa figure propre,
le peuple reste le spectateur de ces opérations d’écriture. Un spectateur souvent
le peuple spectateur et l’émancipation démocratique…

muet, l’écrivain monopolisant paradoxalement l’espace scénique. Comme le


résume J. Rancière en glosant Michelet, « [L’écrivain] invente l’art de faire parler
les pauvres en les faisant taire, de les faire parler comme muets. La vanité des
humbles […] est ici soumise à une opération bien précise : l’historien les fait taire
en les rendant visibles 72. »
La relation entre l’écrivain et « son » peuple tourne donc curieusement
au paradoxe. Mais c’est la relation entre les deux, relation qui emprunte au théâtre
la modalité de la représentation 73, qui possède in fine quelque chose de profondé-
ment démocratique. On pourrait même dire que c’est cette relation qui contribue
à jeter un éclairage sur l’origine profondément démocratique du projet politique
populiste 74. La démocratisation politique aurait partie liée avec la création d’un
démos dans l’art, le savoir, l’idéal.
Quatre pistes sociologiques peuvent nous aider à problématiser ce caractère 221
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démocratique de la sensibilité populiste, renvoyant à autant de formes générales
d’une politique démocratique de la littérature.
En premier lieu, le projet de l’« art au peuple », quoiqu’aporétique, met le
cap sur la relation indissociable entre un public et un peuple, entre les collectifs
artistiques et les collectifs politiques.
En deuxième lieu, la question démocratique renvoie, comme nous l’avons dit,
à la théâtralité, à l’opération de la mise en scène et de la représentation. Ce que
montre le projet de l’« art au peuple », c’est qu’une démocratie ne peut fonction-
ner qu’en vertu de ce jeu constant de représentations par lequel un monde de
lecteurs, d’acteurs et de citoyens accède aux fictions de la scène démocratique – la
plèbe, le peuple, le prolétariat, la nation. Le politique démocratique apparaît ici
dans toute sa dimension de représentation, l’acteur devenant citoyen en vertu de
son faire-part du spectacle mis en scène, spectacle où l’individu côtoie des fictions
collectives.

72. J. Rancière, Les noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Le Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle »,
1992, p. 96.
73. L. Marin, De la représentation, Paris, Gallimard, coll. « Hautes Études », 1993.
74. À F. Venturi d’insister, dans sa Préface à l’édition italienne des Intellectuels, le peuple et la révolution, sur la
« page d’histoire du mouvement socialiste européen » que représente le populisme russe (narodnischestvo).
Le volontarisme progressiste de l’intelligentsia russe suffit, à son sens, pour caractériser le narodnischestvo
comme « profondément démocratique » (malgré les corruptions postérieures du projet). Dans une optique
proche, des travaux importants sur les populismes américains (étatsuniens et latino-américains) ont montré
que la tradition populiste renvoie à un progressisme de gauche. Cf. M. Kazin, The Populist Persuasion : an
American History, New York, Cornell University Press, 1998 et E. Laclau, La Raison populiste [2005], Paris,
Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2008.
Federico TARRAGONI

Une troisième possibilité a trait à la question de la littéralité elle-même du


projet de l’« art au peuple » : en déjouant le partage du sensible qui réservait aux
puissants la tragédie et les belles lettres et aux dominés la comédie et le théâtre de
boulevard, la sensibilité populiste crée un espace potentiellement démocratique.
En mettant à égalité contenus de l’œuvre et contenus de la vie populaire, elle relie
une représentation proprement démocratique de la vie sociale à une démocratie
du lecteur en pleine constitution entre 1830 et 1890 75.
Enfin, une dernière possibilité est celle qui pense les politiques démocratiques
de la littérature à travers le prisme du style : l’écart entre l’idéalité et la réalité du
peuple mis en scène s’avère ainsi emblématique de la hiérarchie entre le savant
et le populaire. Les rapports entre le savant et le populaire sont pétris de hiérarchies,
de jugements de valeur tendant à faire du peuple une production intellectuelle
222 à usage des dominants, la destinée d’un voyage très particulier dont les étapes sont
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scandées à l’avance par un regard et une violence symbolique, ceux du savant.
En ce sens, c’est le style lui-même, dans sa capacité à repartager le sensible, qui
permet à l’écrivain-sociologue de déjouer ces rapports de domination entre
peuple et savant. Les personnages d’Hugo et de Michelet, la créativité populaire
que les Frères Grimm, inspirateurs du populisme folkloriste, donnent à voir
dans les fables allemandes, la vivacité critique des figures plébéiennes de Zola
ou Poulailles, sont le produit de ce travail du style sur le monde social, auquel la
sociologie de l’art et de la culture n’accorde que trop peu d’importance 76.
Là gît toute la complexité du peuple au xixe siècle : idéalisé, mythifié, adoré,
rêvé, observé, catégorisé, étiqueté, fouillé, découpé 77, nous n’y avons accès que
par le prisme du regard savant. Mais les tropismes de ce regard ont participé de
sa définition comme sujet collectif d’une démocratie en voie de constitution, en
ajoutant aux contradictions de la démocratie celles de sa représentation sociale.

75. En ce sens le peuple devient représentable au moment où l’art renie le principe mimétique, solidaire d’un
ensemble de partages, de tressages, de hiérarchies. Aussi le peuple renvoie-t-il à l’anonyme, au « n’importe
qui » qui n’accède à la littérature qu’au moment où les anciens partages sont remis en question au xixe siècle.
Cf. J. Rancière, Politiques de la littérature, Paris, Galilée, 2007, p. 17-40. Pour une analyse de la littérature
moderne avec ce point de vue, de la genèse du roman à la refonte du contrat linguistique par Céline, l’on verra
N. Wolf, Le Roman de la démocratie, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 2003. Des affinités sont déce-
lables entre le modus demonstrandi de J. Rancière pour la littérature et celui de G. Didi-Huberman pour les
« peuples exposés » dans le cinéma au xxe siècle. Voir G. Didi-Huberman, « Peuples exposés, peuples figurants »,
De(s)générations, n° 9, septembre 2009, p. 7-17.
76. Avec des exceptions notables. Cf. B. Péquignot, Pour une sociologie esthétique, Paris, L’Harmattan, coll.
« Logiques sociales », 2000.
77. « Pour une analyse des différents domaines de savoir ayant permis d’objectiver le peuple au xixe siècle,
l’on verra N. Preiss, J.-M. Privat et J.-C. Yon, (dir.), Le peuple parisien au xixe siècle entre sciences et fictions,
Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2013.

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