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Federico Tarragoni
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Le populisme est aujourd’hui l’un des concepts les moins maîtrisés et les plus
critiquables des sciences sociales. Concept magique permettant d’assimiler tout en
discréditant, de condamner tout en désignant, il semble condamné à ne susciter
que la répulsion du savant. L’hyper-extension de ses usages – médiatiques, intellec-
tuels, ordinaires – ainsi que la normativité non explicitée qui le traverse, le rendent
plus proche d’une « doxologie 2 » que d’un produit de la raison scientifique.
Ces défauts – porteurs d’une histoire 3 – ont par ailleurs pour effet de jeter un
voile sur la genèse du mot qui a été le réceptacle de tant de passions intellectuelles
et politiques. Avant même d’être transposé dans le lexique des sciences politiques,
puis de faire l’objet d’une appropriation sauvage par l’invective politique, le mot
« populisme » a désigné une école, ou si l’on préfère une sensibilité littéraire.
Introduit dans la langue française par L. Lemonnier en 1929 dans le souci d’en
1. Agrégé de sciences sociales, docteur en sociologie, Federico Tarragoni est maître de conférences à l’université
Paris 7-Denis Diderot (LCSP-Laboratoire du changement social et politique).
2. Pierre Bourdieu emprunte ce mot à Leibniz pour désigner ces discours dotés de la force de l’évidence et d’un
ensemble d’intellectuels « doxosophes », que doit combattre toute sociologie critique.
3. F. Tarragoni, « La science du populisme au crible de la critique sociologique : retour sur l’archéologie d’un
mépris savant du peuple », Actuel Marx, n° 54, octobre 2013, p. 56-70.
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4. Notamment dans son article « Un manifeste littéraire : le roman populiste » paru dans L’Œuvre du 27 août
1929. Cf. également L. Lemonnier, Populisme, Paris, La Renaissance du livre, 1931.
5. Ibid., p. 32.
6. Pour une systématisation de ces débats sur le réalisme en littérature, on verra P.-P. Pasolini, Dialogues en public,
Paris, Éditions du Sorbier, p. 7-10.
7. Devant récompenser toute œuvre romanesque qui « préfère les gens du peuple comme personnages et les
milieux populaires comme décors à condition qu’il s’en dégage une authentique humanité ». Cité dans
Ph. Roger, « Le roman du populisme », Critique, LXVIII, n° 776-777, janvier-février 2012, p. 7.
8. Pour un compte-rendu littéraire de ces controverses voir M. Ragon, Histoire de la littérature proléta-
rienne de langue française, Paris, Albin Michel, 1974. Pour une analyse historienne des (en)jeux d’étique-
tage propres au Roman populiste de Thérive et Lemonnier, nous renvoyons à la synthèse de M-A. Paveau,
« Le roman populiste : enjeux d’une étiquette littéraire », Mots, n° 55, juin 1998, p. 45-59. Encore faut-il
préciser que dans la constellation populiste des années 1920-1930 s’élabore une figure spécifique d’intellec-
tuel « allant au peuple », le clerc-ouvrier (S. Weil, M. Aumont, J. Valdour), à distinguer de l’écrivain issu des
milieux populaires et trouvant dans l’art une source d’ascension sociale (Navel, Poulailles).
9. M. Löwy et R. Sayre, Révolte et mélancolie. Le romantisme à contre-courant de la modernité, Paris, Payot,
coll. « Critique de la politique », 1992.
le peuple spectateur et l’émancipation démocratique…
peuple implique avant tout de reconfigurer le visible et l’audible, de restructurer esthétiquement ce « système
d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y
définissent les places et les parts respectives », découpage qui « se fonde sur un partage des espaces, des temps
et des formes d’activité qui détermine la manière même dont un commun se prête à participation et dont
les uns et les autres ont part à ce partage » (J. Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris,
La Fabrique, 2000, p. 12).
18. S. Wahnich, La longue patience du peuple : 1792, naissance de la République, Paris, Payot, coll. « Critique de
la politique », 2008, p. 15 (nous soulignons).
19. Dans cette opération d’écriture du peuple, plusieurs voies doivent être identifiées : une voie littéraire, une
voie historienne et une voie poétique. Les trois se rejoignent dans l’écrivain « par excellence » du peuple,
J. Michelet, qui met en tension voix de l’historien et voix du peuple, en aboutissant à la reductio ad absur-
dum – ou à une prétérition inversée (car il s’agit de faire taire en rendant visible) – d’« écrire un peuple
silencieux ». Pour un approfondissement de ce paradoxe, voir G. Bollème, Le peuple par écrit, Paris, Le Seuil,
coll. « L’horizon historique », 1986.
20. F. Tarragoni, « Le peuple au théâtre d’Athènes à Brecht », dans N. Villacèque (dir.), Le spectacle de la
démocratie. Politique et théâtre à Athènes à l’époque classique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015
(à paraître).
21. J. Rancière, Le partage du sensible, op. cit., p. 23 sq.
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25. A. Vaillant, J.-P. Bertrand et Ph. Régnier préfèrent au mot « sensibilité » la catégorie d’« idéologie populiste »
transversale à plusieurs courants esthétiques et littéraires aux xixe et xxe siècles. C’est dans ces termes qu’ils
présentent l’idéologie populiste réunissant Hugo, Michelet et Sue dans leur Histoire de la littérature française
du xixe siècle. L’étiquette « populismes artistiques » possède en ce sens les mêmes tropismes que celle de « po-
pulismes politiques ». Il est utile de remarquer par ailleurs que les raisons poussant à contester la pertinence
de la catégorie de « populisme » sont les mêmes entre la critique littéraire et la science politique : caractère
flou du concept, confusion entre peuple et populaire, hésitation entre démagogie et démopédie (volonté
d’éduquer le peuple) de l’artiste ou du leader politique. Voir A. Vaillant, J.-P. Bertrand, Ph. Régnier, Histoire
de la littérature française du xix siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
26. Ainsi des relations conflictuelles entre le populisme (Thérive, Lemonnier, Dabit) et le naturalisme zolien,
et de celles entre populisme et prolétarianisme (Poulaille, Giono). Pour une présentation de l’histoire du
courant populiste et de sa postérité en ces termes – sans emprunter toutefois la sémantique bourdieusienne
des « champs » –, on se référera à Ph. Roger, art. cité, p. 16-23.
27. Voir J. Rancière, Les scènes du peuple (Les Révoltes logiques 1975-1985), Horlieu Éditions, 2003. Voir
également N. Jakobowicz, 1830. Le peuple de Paris, Révolution et représentations sociales, Rennes, PUR,
coll. « Histoire », 2009. Cf. F. Tarragoni, « Le théâtre du peuple en 1830. Faire un peuple par le spectacle ou
moraliser le parterre populaire? », Tumultes, mai 2014, p. 147-164.
28. Cf. supra note 25.
29. À l’instar de la Bibliothèque Bleue dès le xviie siècle. Pour une analyse de cette littérature, voir G. Bollème,
op. cit. Cf. également J. Migozzi, Boulevards du populaire, Limoges, PULIM, 2005.
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cratisation de l’art, entendue dans son sens étymologique premier, celui de pro-
duire un démos par l’art.
30. M. Proust, À la recherche du temps perdu, Paris, Arvensa éditions, 7 tomes, 2014, p. 2374.
31. L. Fleury, « Le public populaire du TNP de Vilar : une catégorie réalisée », dans Les peuples de l’art
(dir. J. Deniot et A. Pessin), tome II, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », 2005, p. 291-311.
32. « Oh ! Je vous entends ! en recevant cette lettre, vous allez regarder l’écriture et quand vous reconnaîtrez
la mienne, vous allez dire “qu’est-ce qui lui prend de nous écrire ? Il sait pourtant où nous trouver. Voilà
l’époque de la moisson, nous ne pouvons être qu’à deux endroits, ou aux champs ou à l’aire. Il n’avait
qu’à venir. À moins qu’il soit malade – ouvre donc – à moins qu’il soit fâché ?” » (Jean Giono, Lettre aux
paysans sur la pauvreté et la paix, dans Récits et essais, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1989, p. 523).
sur ce qui constitue « le propre » du peuple, son idiosyncrasie esthétique et cultu-
relle 33.
Comment concilier peuple et art ? Comment traduire les voix du peuple, sou-
vent nichées dans les silences de l’histoire, neutralisées et mises en échec par les
formes mêmes de l’œuvre d’art ? Par quel artifice faire parler une non-langue, la
langue des dominés, et la traduire en une « hyper-langue », la langue de l’art ?
Comment faire parler deux mondes que tout sépare, l’indignité du peuple et
l’auctoritas des auctores ?
36. A. Pessin, Le mythe du peuple et la société française du xixe siècle, Paris, PUF, coll. « Sociologie d’aujourd’hui »,
1992.
37. Le chapitre des Misérables intitulé « L’avenir latent dans le peuple » peut être considéré comme un manifeste
du populisme romantique : « Allez, philosophes, enseignez, éclairez, allumez, pensez haut, courez joyeux au
grand soleil, fraternisez avec les places publiques, annoncez les bonnes nouvelles, prodiguez les alphabets,
proclamez les droits, chantez les Marseillaises, semez les enthousiasmes ; arrachez des branches vertes aux
chênes. Faites de l’idée un tourbillon. Cette foule peut être sublimée. […] Ces pieds nus, ces bras nus, ces hail-
lons, ces ignorances, ces abjections, ces ténèbres, peuvent être employées à la conquête de l’idéal. Regardez
à travers le peuple et vous apercevrez la vérité. » V. Hugo, Les Misérables I [1862], Paris, Gallimard, coll.
« Folio », 1995, p. 754.
38. Ainsi convient-il d’insister, avec Alain Pessin, sur l’influence que la pensée de la plèbe de P.-S. Ballanche a
eue sur V. Hugo. A. Pessin, « Au temps du romantisme. France et Russie au xixe siècle », dans La tentation
populiste au cœur de l’Europe (dir. O. Ihl et al.), Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2003, p. 250.
39. A. Corbin et J.-M. Mayeur (dir.), La barricade, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997.
le peuple spectateur et l’émancipation démocratique…
1. celle entre démos latent dans la barricade et plebs sans projet, entre conflit et
révolte, entre émergence d’une nouvelle part des sans-part qui oblige à retotaliser
la communauté et exigence d’une réparation contingente s’insérant « dans une
chaîne utilitaire » pour utiliser le langage de J. Rancière 40. Hugo partage cette
contradiction avec une tradition littéraire que l’on a pu désigner de « pessimiste »,
joignant les poétiques de Stendhal et Balzac 41. 209
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tout peuple une « classe dangereuse 44 » ? Ces contradictions sont liées : c’est en
raison de l’écart perçu entre idéalité et réalité sociale du peuple que l’artiste ne
peut pas trancher entre l’insurrection glorieuse et la révolte sans projet.
La solution hugolienne, et la solution du populisme romantique en général,
est la démopédie, le rapprochement de la naturalité sociale de la plebs et de l’idéa-
lité esthético-politique du démos par le truchement du savoir et de l’éducation.
Nous y reviendrons.
Force est de constater que ces mêmes contradictions se trouvent, apparem-
ment loin de la littérature, chez l’historien J. Michelet. Dans Le peuple, l’histo-
rien construit cette « personnification de la France » à l’image de deux idéalités,
le paysan et le soldat, le premier mû par le patriotisme, le deuxième par l’amour
de la terre 45. Cependant, ces figures ne possèdent aucune voix esthétique ou poli-
210 tique en soi. C’est l’historien qui, à travers l’« écoute » des archives, doit resti-
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restituer, in fine, à ce nom collectif devenu désormais sujet de l’histoire une cohé-
rence dans l’archive, une harmonie malgré la discordance des voix, une dimen-
sion polyphonique malgré leur dissonance ?
Ces problèmes reviennent sans cesse dans l’Histoire de France de Michelet.
Si Hugo recourt à la fiction républicaine d’une « démocratie du savoir » pour
résoudre les contradictions du peuple qu’il met en scène, Michelet s’en remet
volontairement au rôle civique de l’historien. Malgré ces solutions, aussi bien
Hugo que Michelet ne cessent de se confronter au paradoxe de rendre visible
un absent, de représenter un inconnu. D’un côté, ils assument le fait de mettre
en scène le peuple dans une histoire écrite par et pour les élites, de l’autre ils se
sentent investis de la tâche de parfaire la moralité du peuple par l’art, tout en en
observant constamment les déboires, les perversions, les mesquineries.
Le problème du populisme romantique et révolutionnaire est donc, au fond, 211
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entrant en guerre contre les puissances contre-révolutionnaires – J. Michelet distingue ainsi le bon grain
du « peuple » de l’ivraie de la « tourbe » ou de la « canaille » : « Il est curieux de savoir quels étaient les
massacreurs. Les premiers, nous l’avons vu, avaient été des fédérés, Marseillais, Avignonnais et autres du
Midi, auxquels se joignirent, si l’on en croit la tradition, quelques garçons bouchers, quelques gens de rudes
métiers, de jeunes garçons surtout, des gamins déjà robustes et en état de mal faire, des apprentis qu’on élève
cruellement à force de coups, et qui, en de pareils jours, les rendent au premier venu. » J. Michelet, Histoire
de la Révolution française [1847-1853], Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2007, p. 2353.
47. M. Löwy et R. Sayre, op. cit.
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peuple et misère symbolique populaire communient dès lors dans cette fétichisa-
tion, qu’un demi-siècle plus tard M. de Certeau assimilera à la production d’un
« cadavre culturel » 54. Dans l’écueil essentialiste du folklorisme, un glissement est
visible : le peuple des folkloristes, loin d’être une objectivité, se présente comme
une construction intellectuelle portée par un regard conservateur. Le peuple est
immuable, il est le garant d’une continuité politique profonde malgré les « convul-
sions politiques » dont la Révolution a été le berceau (Bonald, de Maistre, Taine)
et dont le prolétariat est le légataire au xixe siècle 55.
À partir de ces nouveaux paradoxes, hérités par la sociologie des classes
populaires au siècle suivant 56, un troisième courant se saisit de la question de
« l’art au peuple » à cheval entre xixe et xxe siècle : le réalisme 57. Celui-ci propose
d’inverser le mouvement de « l’art au peuple ». Si le romantisme essaie de faire
214 advenir le peuple par l’art et le folklorisme supprime l’art pour archiver le peuple,
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54. « Les études désormais consacrées à cette littérature ont été rendues possibles par le geste qui la retire au
peuple et la réserve aux lettrés ou aux amateurs. Aussi n’est-il pas surprenant qu’ils la jugent « en voie de
disparition », qu’ils s’attachent maintenant à préserver des ruines, ou qu’ils voient le calme d’un en deçà de
l’histoire, l’horizon d’une nature ou d’un paradis perdu. En quêtant une littérature ou une culture popu-
laire, la curiosité scientifique ne sait plus qu’elle répète ses origines et qu’elle cherche ainsi à ne pas rencontrer
le peuple ». M. de Certeau, D. Julia et J. Revel, « La beauté du mort », dans La culture au pluriel [1970]
(dir. M. de Certeau), Paris, Christian Bourgeois, 1974, p. 45-46 (nous soulignons).
55. A.-M. Thiesse précise l’argument, en opposant la paysannerie des folkloristes au prolétariat urbain des
réalistes, porteur du conflit de classe. A.-M. Thiesse, op. cit., p. 160. Voir également J. Donzelot, op. cit.
56. C. Grignon et J.-C. Passeron, op. cit., p. 27-42.
57. Notre définition de « réalisme » s’appuie sur la révolution naturaliste d’E. Zola et son prolongement dans
la littérature plébéienne et prolétarienne au xxe siècle. D’où le choix de réunir dans ce courant les noms de
Zola, Poulaille, Guilloux, Guéhenno et Gorki. Une autre tradition réaliste existe en littérature, qui relie
Balzac et Stendhal, puis Flaubert et Proust. Pour plus de détails sur ce choix, voir A. Vaillant et al., op. cit.,
p. 453-461.
58. On trouve cette opposition à l’idéalisme romantique et au mythe bourgeois de « l’art pour l’art » dans
les manifestes fondateurs du naturalisme entre Goncourt et Zola. En témoigne également la réponse de
Goncourt à l’enquête d’Huret sur l’évolution littéraire de 1891, dans laquelle l’écrivain-critique confère à
l’art la tâche de « restituer une voix à des gens sans histoire en tuant le romanesque ».
59. J. Donzelot, op. cit.
le peuple spectateur et l’émancipation démocratique…
chies que ce même écrivain aspirait à critiquer. Comme le souligne à juste titre
J.-C. Passeron en rapprochant les poétiques sociales de Zola et Aragon, « le plaisir
de descendre doit quelque chose à celui de condescendre 66 ». D’autre part, le réa-
lisme est condamné, en vertu même de son inscription dans l’horizon intellectuel
de la question sociale, à en suivre les paradoxes. En voulant à tout prix sensibiliser
la République à la vie de ces « sauvages inconnus » que sont les classes populaires,
le populisme réaliste finit par dépolitiser le peuple, voix collective, pour le conver-
tir en pauvre, sans-voix anonyme 67.
La solution des réalistes à ce paradoxe est le conflit : malgré les apories touchant
leur définition du peuple, l’intellectuel écrivain parie sur l’appropriation politique
de son message de la part du sujet représenté, la plèbe, et sur l’avènement d’un
peuple révolté.
Cependant, cette définition du conflit n’est pas exempte de nouveaux
paradoxes. Reprenons, en guise d’exemple, la « langue prolétarienne » de
P.-P. Pasolini, prototype s’il en est d’« effet de réel ». Une telle langue semble esqui-
ver les écueils misérabilistes de son antécédent, la « langue historienne du peuple »
de Michelet, en vertu de l’inversion du « symbolisme » savant et du « symbo-
lisme » populaire. Au lieu de plaquer la langue de l’intellectuel sur la langue des
dominés, le poète dit construire une langue opposant les « cris » populaires à la
« parole » bourgeoise. En reprenant la célèbre distinction aristotélicienne entre la
phôné (le cri) et le logos (le discours), Pasolini inscrit clairement son projet d’une 219
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70. Comme le résume S. Valy, « Pasolini poète. La voix du peuple », Critique, n° 776-778, 2012, p. 47 :
« Pasolini met en place une poésie civique tendue vers l’universalité. Le cri du peuple, qui est aussi celui du
lecteur, y est porté par la forme fulgurante d’une pensée décisive » (nous soulignons).
71. En 1971, Pasolini conçoit une adaptation de la Trilogie d’Eschyle dans un village africain, seul environ-
nement capable de restituer, par son « vitalisme essentiel » et son « primitivisme anti-capitaliste », le ton
tragique de l’Orestie. Son Carnet de notes pour une Orestie Africaine nous livre ainsi une Afrique pensée avec
les tons du « bon sauvage », de la pureté tribale et populaire.
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Conclusions :
Le peuple spectateur, l’Écrivain sur scÈne.
Quelles politiques dÉmocratiques de la littÉrature ?
Loin d’être des sphères sous le joug de la société, des « champs » sous l’em-
prise d’une hégémonie qui les dépasse, les arts contribuent à définir les contours
politiques du monde social, les espaces du dicible et de l’audible, les formes de
l’action qui y sont possibles : c’est ce que montre avec force l’itinéraire du peuple
dans la « sensibilité populiste ». C’est aussi en fonction de la définition imagi-
naire que les artistes ont donnée du peuple dans la seconde moitié du xixe siècle,
que l’apparition politique de ce même peuple a suivi certaines modalités et pas
d’autres (révolte romantique et nostalgie du peuple perdu, démopédie républi-
caine et volontarisme intégrateur, question sociale et rêve de la « communauté
populaire »).
Cependant, un décalage subsiste entre espaces publics politiques et espaces
publics littéraires. Une barrière insurmontable. Quelle qu’en soit sa figure propre,
le peuple reste le spectateur de ces opérations d’écriture. Un spectateur souvent
le peuple spectateur et l’émancipation démocratique…
72. J. Rancière, Les noms de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Paris, Le Seuil, coll. « La Librairie du xxie siècle »,
1992, p. 96.
73. L. Marin, De la représentation, Paris, Gallimard, coll. « Hautes Études », 1993.
74. À F. Venturi d’insister, dans sa Préface à l’édition italienne des Intellectuels, le peuple et la révolution, sur la
« page d’histoire du mouvement socialiste européen » que représente le populisme russe (narodnischestvo).
Le volontarisme progressiste de l’intelligentsia russe suffit, à son sens, pour caractériser le narodnischestvo
comme « profondément démocratique » (malgré les corruptions postérieures du projet). Dans une optique
proche, des travaux importants sur les populismes américains (étatsuniens et latino-américains) ont montré
que la tradition populiste renvoie à un progressisme de gauche. Cf. M. Kazin, The Populist Persuasion : an
American History, New York, Cornell University Press, 1998 et E. Laclau, La Raison populiste [2005], Paris,
Le Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2008.
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75. En ce sens le peuple devient représentable au moment où l’art renie le principe mimétique, solidaire d’un
ensemble de partages, de tressages, de hiérarchies. Aussi le peuple renvoie-t-il à l’anonyme, au « n’importe
qui » qui n’accède à la littérature qu’au moment où les anciens partages sont remis en question au xixe siècle.
Cf. J. Rancière, Politiques de la littérature, Paris, Galilée, 2007, p. 17-40. Pour une analyse de la littérature
moderne avec ce point de vue, de la genèse du roman à la refonte du contrat linguistique par Céline, l’on verra
N. Wolf, Le Roman de la démocratie, Paris, Presses universitaires de Vincennes, 2003. Des affinités sont déce-
lables entre le modus demonstrandi de J. Rancière pour la littérature et celui de G. Didi-Huberman pour les
« peuples exposés » dans le cinéma au xxe siècle. Voir G. Didi-Huberman, « Peuples exposés, peuples figurants »,
De(s)générations, n° 9, septembre 2009, p. 7-17.
76. Avec des exceptions notables. Cf. B. Péquignot, Pour une sociologie esthétique, Paris, L’Harmattan, coll.
« Logiques sociales », 2000.
77. « Pour une analyse des différents domaines de savoir ayant permis d’objectiver le peuple au xixe siècle,
l’on verra N. Preiss, J.-M. Privat et J.-C. Yon, (dir.), Le peuple parisien au xixe siècle entre sciences et fictions,
Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2013.