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LE PEUPLE ET SON ORACLE.

UNE ANALYSE DU POPULISME SAVANT À


PARTIR DE MICHELET

Federico Tarragoni

Armand Colin | « Romantisme »

2015/4 n° 170 | pages 113 à 126


ISSN 0048-8593
ISBN 9782200930172
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Federico Tarragoni

Le peuple et son oracle. Une analyse du


populisme savant à partir de Michelet

Concept piège guetté par son infinie élasticité empirique ainsi que par sa forte
normativité, le populisme semble aujourd’hui largement délégitimé dans les sciences
sociales, la philosophie et les études littéraires. Dans ses usages de sens commun, il
désigne une manière d’en appeler au peuple, en flattant ses « bas instincts » et en
gagnant ses faveurs à travers l’illusion, la séduction, la démagogie. Cette définition
du populisme, qui plonge ses racines dans la définition du « sophiste-démagogue »
de Platon et Aristote, a d’ailleurs conduit de nombreux chercheurs à lui récuser tout
droit de cité dans l’univers savant1 .
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Une manière de reconstruire le concept est pourtant de revenir à sa « source »
génétique : à savoir de répertorier l’univers idéologique, l’ensemble des discours ou
des expériences politiques dans lesquels il a trouvé son origine au XIXe siècle, avant
son apparition « officielle » dans la langue française avec le Manifeste du Roman
populiste de Thérive et Lemonnier2 (1929). Cette opération permet de reconstruire
un concept qui « veut tout dire » aujourd’hui, en l’assignant clairement à un contexte
social et historique d’émergence. Le sociologue qui parcourt l’histoire de l’idée (ou de
l’idéologie) populiste se trouve ainsi confronté à un dilemme. Si un certain nombre
d’expériences politiques peuvent clairement être référées à l’idéologie populiste,
comme le mouvement des fermiers (Grangers) étatsuniens dans les années 1890 ou le
péronisme argentin un demi-siècle plus tard3 , son fond génétique doit davantage à
l’effort d’un ensemble d’intellectuels romantiques russes et européens d’« aller vers le
peuple » dans les années 1840-1880. L’une des formes élémentaires du populisme
politique serait donc le « populisme savant » : de ce point de vue, le populisme russe
(narodnischestvo), seule manifestation historique du phénomène qui fait l’objet d’un
certain consensus, constituerait la première jonction, dans l’histoire contemporaine,
entre un « populisme des intellectuels » et un « mouvement politique populiste » assis
sur la paysannerie.

1. Pierre-André Taguieff, « Le populisme et la science politique », dans Les Populismes, Jean-Pierre


Roux (dir.), Paris, Perrin, 2007, p. 17-60.
2. Marie-Anne Paveau, « Populisme : itinéraires discursifs d’un mot voyageur », Critique, 2012,
n° 776-77, p. 75-84.
3. Guy Hermet, Les Populismes dans le monde. Une histoire sociologique XIXe -XXe siècle, Paris,
Fayard, 2001, p. 167-247.

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En France, c’est Le Peuple (1846-7) de Michelet4 qui accomplit une opération


similaire5. Tout en proposant une analyse « sociologique » avant l’heure des classes,
des rapports sociaux et des formes de domination6 , Le Peuple est entièrement centré
sur les modes d’existence de la partie « la plus méconnue » et pourtant la « plus
importante » de la société française contemporaine. Ce peuple méconnu est l’objet
du voyage intellectuel de l’historien : en se rendant dans ses lieux d’existence, en
en répertoriant les passions et les élans, les désirs et les utopies, Michelet souhaite
contribuer à la production d’un peuple politique. En d’autres termes, approfondir, à
travers les logiques du savoir, la marche de la démocratie.
Pour ce faire, il ne cesse de se confronter à deux questions cruciales : « Qu’est-ce
qu’un peuple ? » et « Qu’est-ce que veut dire parler du peuple en histoire ? » Face à cet
objet insaisissable et vertigineux qu’est le peuple, le savant n’a de cesse de se remettre
en question, de se repositionner en tant que porteur d’un savoir. Trois peuples
apparaissent dès lors clairement : un peuple interlocuteur du texte, impliquant une
transformation profonde de l’historien en tant que porteur neutre d’un savoir ; un
peuple social et empirique, où l’historien se fait éclaireur des structures de domination,
des sociabilités et des éthoï traversant le monde social ; un peuple politique et émancipé
enfin, qui n’apparaît qu’à la condition de changer le regard savant sur les dominés et
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d’appeler à la constitution d’un sujet politique. Ces éléments permettent de situer
Le Peuple dans l’horizon d’un « populisme savant » au milieu du XIXe siècle et de
réfléchir, par-là, aux rapports ambivalents qu’entretient le peuple politique avec la
démocratie, largement impensables aujourd’hui.

4. Jules Michelet, Le Peuple, Paris, GF-Flammarion, 1974 [1846].


5. Il importe de souligner, en ce sens, que Michelet ne lut pas les narodniki avant 1850-1851, période
à laquelle, suite à sa rencontre avec Herzen, il se familiarisa avec la littérature populiste dont il décria par
ailleurs le mythe du « communisme agrairien ». Voir Michel Cadot, « Les amitiés polonaises, russes et
roumaines de Michelet », Cahiers Romantiques, 2001, n° 6, p. 139-141.
6. Précisons d’emblée la signification de ce statut de « précurseur » de Michelet pour la sociologie.
Écrit un demi-siècle avant la naissance de la méthode sociologique sous la plume de Durkheim, Le Peuple
n’adopte, malgré l’évocation d’une « enquête sur le vif » dans la Préface adressée à Quinet (p. 59), aucune
méthode d’enquête, ni monographique, ni statistique, que l’on pourrait référer à la sociologie. Cependant,
de nombreux passages que l’historien consacre à la stratification de la société française contemporaine,
aux conduites de vie propres aux différentes classes, aux rapports de domination qui les structurent, aux
processus de longue durée qui font évoluer les cadres mentaux et culturels, relèvent étroitement de la
démarche sociologique. Comme chez son contemporain A. de Tocqueville, les classes, les groupes ou les
individus auxquels l’historien donne la parole, entre Le Peuple et l’Histoire de la Révolution française
dont le chantier l’occupera immédiatement après, ne sont pas des « monades » suspendues dans le ciel
des idées. Leur agir est socialement produit, en ce sens qu’il est incompréhensible en dehors d’une
analyse, indissociablement sociographique et morale, de l’évolution de la société. La méthode que nous
suivrons pour le démontrer croisera ainsi l’histoire de la pensée sociologique et l’approche socio-critique
des textes littéraires développée par Philippe Hamon dans son « Avant-propos », au Peuple parisien au
XIXe siècle entre sciences et fictions (Nathalie Preiss, Jean-Marie Privat, Jean-Claude Yon (dir.), Strasbourg,
Presses Universitaires de Strasbourg, 2013, p. 13-20). Des compléments sur la nécessité d’une approche
interdisciplinaire pour saisir les catégories politiques traversant Le Peuple, se trouvent dans le Dossier
« Comment lire Le Peuple ? » (dir. Paule Petitier), Textuel, 2005, n° 47.

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Le peuple et son oracle 115

LE PEUPLE INTERLOCUTEUR
Comme le dit Michelet au début du Peuple, toute étude sérieuse du peuple ne peut
être que le produit d’une transformation intérieure de l’observateur et du narrateur,
d’une sorte de metanoia. Cette metanoia, qui émancipe le savant de la carcasse froide
du savoir, de l’objectivité sans vie des faits historiques compilés et répertoriés dans les
statistiques, est la condition pour approcher le vrai contenu du peuple, et donc pour
l’émanciper de ses tutelles sociales. Dans le dialogue entre l’historien et le peuple, on
assiste ainsi à une double émancipation : celle de l’historien qui s’émancipe du savoir
et celle du peuple qui s’émancipe à travers le savoir7 .
Pour un « fils du peuple » comme Michelet, la metanoia, la transformation
intérieure propédeutique à l’étude du « vrai peuple », commence par la remémoration.
Aussi l’historien doit-il se faire écho, à son corps défendant, des « souffrances,
des travaux », bref « de la vie » du peuple, en s’écoutant soi-même8 . L’activité de
remémoration, qui emprunte dans la Préface adressée à Quinet la forme d’une
autobiographie intellectuelle9 , permet également de questionner le rôle du savant en
tant que porte-parole du peuple10 . Si le savant peut parler du peuple, c’est que son
identité n’a pas été dénaturée par l’expérience de l’ascension sociale, par la volonté de
s’intégrer à une autre classe :
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J’ai crû comme une herbe entre deux pavés, mais cette herbe a gardé sa sève, autant
que celle des Alpes. Mon désert dans Paris même, ma libre étude et mon libre
enseignement, [...] m’ont agrandi, sans me changer. Presque toujours, ceux qui
montent, y perdent, parce qu’ils se transforment ; ils deviennent mixtes, bâtards ;
ils perdent l’originalité de leur classe, sans gagner celle d’une autre. Le difficile
n’est pas de monter, mais, en montant, de rester soi11 .
Bref, le difficile est, pour le savant issu du peuple, de « rester peuple ». Rester
peuple tout en montant socialement permet d’accorder une expérience de l’origine
et une connaissance de tout le spectre social. C’est ainsi que, en faisant revivre ses
souvenirs, l’historien peut faire parler toute la société à travers ses « voix intérieures ».
Mais le processus n’a rien de l’anamnèse platonicienne. Il ne s’agit pas d’approcher
l’« idée vraie » du peuple, son eidos, par une transformation intérieure du savant.
Il s’agit de l’aborder comme le lieu d’une polyphonie sociale, comme le commun
d’un ensemble de voix peuplant l’organisation sociale et historique. Car le propre
du peuple est d’être doté d’une voix, d’un ensemble de discours vrais sur les sorts
sociaux ; l’histoire, insensible à cette voix, peut retrouver la polyphonie d’un siècle

7. Pour un approfondissement de cette relation, voir Paule Petitier, Jules Michelet : L’homme histoire,
Paris, Grasset, 2006.
8. Le peuple constitue ainsi l’un des thèmes majeurs de l’existence de Michelet, telle qu’il la livre
dans son Journal. Voir Paul Viallaneix, Michelet, les travaux et les jours, 1798-1874, Paris, Gallimard,
1998.
9. Jules Michelet, ouvr. cité, p. 64-72.
10. Voir Paul Viallaneix, La Voie royale. Essai sur l’idée de peuple dans l’œuvre de Michelet, Paris,
Flammarion, 1971.
11. Jules Michelet, ouvr. cité, p. 72.

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en lui ménageant une place. Ici l’on découvre le principal point de raccord entre Le
Peuple et la critique des narodniki russes : il échoit au savant de réhabiliter le point
de vue du peuple au sein d’un discours (l’histoire) qui semble, par ses propres règles
de fonctionnement, y faire obstacle. Michelet évoque ainsi comme « fait digne de
toute attention », « l’immense acquisition du linge de coton qu’ont faite les ménages
pauvres vers 1842, quoique les salaires aient baissé12 », qui relève selon lui d’un
« progrès des valeurs de propreté », à savoir d’un « progrès dans la moralité » tout
court. Ce phénomène, que les historiens se penchant uniquement sur les statistiques
ou les données économiques ont tu, témoigne d’un changement profond de la culture
des classes populaires13 (notamment via le rôle dirigeant de la femme14 ) et donc,
selon Michelet, de leur élévation morale progressive. Le peuple est le moteur de ces
changements majeurs de la société et de la culture : l’historien doit les prendre en
compte afin de saisir un siècle dans toute sa « polyphonie » interne. Ce que vise
Michelet est donc l’intégration dans le savoir historique du « point de vue » du peuple,
ce même point de vue qui tend à disparaître d’une scène historique projetée vers le
progrès, la modernité et ses protagonistes, les classes dominantes. Si cette proposition
aura peu d’échos dans la science historique française, dominée par le positivisme
méthodologique, on en trouve toutefois l’esprit, plus d’un siècle plus tard, dans les
travaux anglo-saxons de l’history from below, qui partagent son idée de réhabiliter le
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point de vue historique des dominés, des « sans voix15 ».
En parlant à la place d’un absent, d’un sans-langage (autrement dit d’un
« enfant16 »), Michelet essaie de donner une voix au peuple17 . Il reconnaît les hautes
qualités intellectuelles, éthiques et politiques qu’une telle opération requiert. D’autres
n’en seraient pas capables ou récuseraient la tâche :
[...] je parle parce que personne ne parlerait à ma place. Non qu’il y ait une foule
d’hommes plus capables de le faire, mais tous sont aigris, tous haïssent. Moi,
j’aimais encore... Peut-être aussi savais-je mieux les précédents de la France ; [...]
j’arrivais aux questions avec le désintéressement des morts. Je souffrais d’ailleurs

12. Ibid., p. 59.


13. On retrouve cette même hypothèse d’analyse dans l’enquête que consacre M. Halbwachs soixante-
dix ans plus tard aux comportements économiques de la classe ouvrière. Maurice Halbwachs, La classe
ouvrière et les niveaux de vie, Paris, PUF, 2011 (1912).
14. Dans une note en bas de page, l’historien souligne ainsi qu’« il semble que la famille, je parle
surtout de la femme, ait voulu avant tout, rendre propre, attachant, agréable, le petit intérieur qui dispense
d’y aller [au cabaret, lieu spécifique, dans le sens commun, d’inscription du peuple]. De là aussi le goût
des fleurs qui descend aujourd’hui dans des classes voisines de la pauvreté » (Jules Michelet, ouvr. cité,
p. 60-61).
15. Voir Edward P. Thompson, « History from below », Times Literary Supplement, 7 avril 1966.
Howard Zinn, Une Histoire populaire des Etats-Unis. De 1492 à nos jours, Paris, Agone, 2003.
16. « Un enfant, pour peu qu’il soit libre, suit précisément la route que suivent les peuples enfants »
(Jules Michelet, ouvr. cité, p. 68). L’analogie entre le peuple et l’enfance (in-fans), et entre le peuple et
ces peuples-enfants que sont les peuples sauvages et barbares (ibid., p. 193), est centrale dans le dispositif
argumentatif de Michelet. Le populisme du savant consiste à donner une voix à un absent et à faire
grandir un être sans conscience historique (tout comme l’enfant grandit et devient adulte). Voir également
p. 183-186.
17. Geneviève Bollème, Le Peuple par écrit, Paris, Seuil, 1986, p. 91-104.

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bien plus qu’un autre du divorce déplorable que l’on tâche de produire entre les
hommes, entre les classes, moi qui les ai tous en moi18 .
D’autres encore, plus attirés par le « spectaculaire » ou l’accidentel de l’existence
humaine, ont produit une fausse peinture du peuple, comme certains artistes
romantiques que Michelet vise implicitement derrière les catégories des « grands
dramaturges » et « peintres de mœurs », passés en revue dans le chapitre « L’instinct
du peuple, peu étudié jusqu’ici19 ». Ces « artistes du peuple », dit Michelet, sont
conduits par leurs intérêts artistiques20 à décrire le peuple à partir de ses violences
situées, de ses dérèglements accidentels, de ses misères locales : ils dépeignent ce
faisant un « peuple exceptionnel », qui n’en devient pas moins l’étalon normatif à
partir duquel le peuple dans son ensemble est jugé et stigmatisé. Ils perdent de vue ce
faisant la « vraie » idée du peuple, à savoir sa « grande harmonie ». Aussi le peuple en
vient-il à désigner les hautes qualités éthiques (comme l’« esprit de sacrifice » ou la
« dignité dans la misère ») qui, partagées par les membres d’une Nation21 situés en
bas de l’échelle sociale, permettent à la guerre intestine entre classes de ne pas éclater.
C’est ici que gît la véritable nature du peuple, à savoir le seul fond immuable que l’on
peut lui attribuer22.
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LE PEUPLE SOCIAL OU EMPIRIQUE
Il reste à comprendre quelles sont les assises sociales du système de valeurs
propre au peuple. Michelet identifie plusieurs « foyers sociaux » permettant de faire
d’un ensemble d’individus un peuple : la terre, la propriété, le droit et les relations
économico-productives. À cet égard, loin de relever de la « peinture des mœurs », Le
Peuple s’inscrit parfaitement dans la démarche des sciences sociales naissantes.
La terre et la propriété « relèvent le cœur d’une foule », dit Michelet, en créant
le sentiment d’une destinée commune et d’un partage, et donc les fondements d’un
groupe social et politique bien identifiable. Il est ici une confusion majeure dans
laquelle on tient Le Peuple : on tend à penser que l’historien arrime le peuple à la

18. Jules Michelet, ouvr. cité, p. 73.


19. Ibid., p. 151-155. Pour un éclairage sur les romanciers visés par Michelet (Sand, Sue et Balzac),
voir Paul Viallaneix, « Préface », dans Le Peuple, p. 21-23.
20. L’historien fait de l’intérêt artistique un tropisme du regard : « Le peintre, l’homme de l’art pour
l’art, vient, regarde, et ce qui lui plaît, ce sont justement ces mousses... Moi, je voudrais les arracher. Ceci
[le peuple], peintre qui passez, ce n’est un pas un jouet d’art, voyez-vous, c’est un autel » (ibid., p. 154).
21. Il faut préciser à cet égard que le patriotisme dont Michelet revêt Le Peuple est de nature davantage
civique que nationaliste. Bien que certains passages attestent d’une valorisation agonistique de la France
contre des nations « concurrentes » dans la marche du progrès, comme l’Italie, l’Angleterre, la Russie et
l’Allemagne (ibid., p. 74), la nation demeure, dans le prolongement de Sieyès, l’horizon collectif et politique
de vie d’un peuple constitutionnel, d’un peuple ayant choisi les mœurs et les institutions démocratiques.
22. En ce sens, l’opération de dénaturalisation du peuple à laquelle s’attelle Michelet est foncièrement
ambiguë. Pour autant que le peuple soit doté d’une nature morale, ses membres ne sont pas des êtres de
nature, des individus purement instinctifs et passionnels, incapables de raison. Ce n’est pas un hasard si,
peu après s’en être pris aux « peintres du peuple » qui « naturalisent l’accidentel », Michelet souligne,
en référence aux foules populaires urbaines, que « Ceux qui vivent [dans la ville] ne vivent nullement
d’une vie instinctive et naturelle ; ce sont des hommes cultivés, qui observent bien ou mal, et bien ou mal
réfléchissent. [...] Les effets d’une culture raffinée ne sont là que trop visibles » (ibid., p. 153).

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terre, dans un sens presque métaphysique. Or, sa démarche est bien, au contraire,
celle des sciences sociales : il s’agit de comprendre comment l’amour pour la terre qui
caractérise l’ethos du peuple a pu surgir socialement et historiquement. C’est ici que
l’évolution du statut de la propriété terrienne, la question des droits fonciers et des
inégalités fiscales, ont toute leur place23 .
Où est donc le peuple ? Loin de pouvoir être « territorialisé » ou réduit à une classe
particulière d’individus, le peuple est une force qui modèle l’espace social. Produit
d’un ensemble de relations de domination, il possède un système de valeurs dont les
« foyers sociaux » sont la terre, la propriété, le travail (agricole, artisanal, industriel),
système de valeurs qui lui permet de renverser, dans les situations révolutionnaires,
ces mêmes relations de domination. Être aux multiples facettes, pouvant se cristalliser
dans le paysan, l’artisan, le soldat, le prolétaire ou le fonctionnaire pauvre, le peuple
n’identifie ainsi aucun groupe social particulier. Il désigne au contraire l’ensemble des
relations d’interdépendance entre ces différents groupes opposés, par la frontière
dominants-dominés, à l’élite : relations de production et de consommation, de
coopération professionnelle et de concurrence, de proximité sociale et de distinction,
d’association et de séparation, de hiérarchisation ou encore de migration. En ce sens,
s’il y a bien en creux de l’analyse un peuple empirique, celui-ci ne peut guère être
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essentialisé ; il désigne, de manière nominale, l’ensemble des processus sociaux qui,
transformant les sociétés traditionnelles en sociétés modernes, peuvent s’observer à
l’échelle de leur sujet premier : le peuple.
Si le paysage est le témoin de ces évolutions24 , la machine en est le point de
cristallisation. Point de cristallisation ouvert au politique : tout en étant une force
d’asservissement, comme Marx le montrera « scientifiquement » dans Le Capital, la
machine est selon Michelet un « agent du progrès démocratique25 ». Elle asservit le
peuple (sous sa forme de « prolétaire ») tout en rendant plus accessibles les produits
textiles, qui peuplent les foyers populaires et réduisent le sentiment d’indignité de
leurs membres. Derrière la machine se cache ainsi l’ensemble des contradictions qui
traversent le peuple français, entre l’accroissement socio-économique des inégalités et
un progrès politique de l’« égalité visible » :
[...] la machine, qui semble une force tout aristocratique par la centralisation des
capitaux qu’elle suppose, n’est pas moins, par le bon marché et la vulgarisation de
ses produits, un très puissant agent du progrès démocratique, elle met à la portée
des plus pauvres une foule d’objets d’utilité, de luxe et même d’art, dont ils ne
pouvaient approcher. [...] Ces changements qu’on croit futiles, ont une portée
immense. Ce ne sont pas là de simples améliorations matérielles, c’est un progrès
du peuple dans l’extérieur et l’apparence, sur lesquels les hommes se jugent entre
eux ; c’est, pour ainsi parler, l’égalité visible. Il s’élève par-là à des idées nouvelles
qu’autrement il n’atteignait pas ; la mode et le goût sont pour lui une initiation

23. Ibid., p. 79-93.


24. Voir les passages consacrés au cas ardéchois (ibid., p. 84) et aux migrations ville-campagne (ibid.,
p. 93).
25. Ibid., p. 97.

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dans l’art. Ajoutez, chose plus grave encore, que l’habit impose à celui même qui
le porte ; il veut en être digne, et s’efforce d’y répondre par sa tenue morale26 .
La « dure condition », dit Michelet, qu’il faut accepter en échange de ce peuple
producteur, consommateur et égalitaire est d’« avoir, au milieu d’un peuple d’hommes,
un misérable peuple d’hommes-machines, qui vivent à moitié » et surtout « [qui]
n’engendrent que pour la mort, et ne se perpétuent qu’en absorbant sans cesse
d’autres populations qui se perdent là pour toujours27 ». Les affinités entre ce passage
et les descriptions de la « puissance mortifère du capital » de Marx, vingt ans après,
sont saisissantes. Mais il ne faut pas perdre de vue le « point de vue du peuple »
qui caractérise si spécifiquement l’analyse de l’historien. Tendant à l’égalité dans un
monde moderne et capitaliste structurellement inégalitaire, tendant à la dignité dans
un monde qui l’exproprie de ses qualités humaines, le peuple se trouve à un carrefour :
il est appelé, en quelque sorte, à dépasser politiquement les contradictions sociales
qui le structurent.

LE PEUPLE POLITIQUE OU ÉMANCIPÉ


Le peuple politique est indissociable du conflit révolutionnaire. Mais celui-ci
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n’en montre, en quelque sorte, que la « pointe de l’iceberg ». Il n’en est, autrement
dit, que la manifestation la plus visible. L’émancipation du peuple commence à
travers les résistances, disséminées ou individualisées, conscientes ou inconscientes, à
l’imperium de la machine. Michelet explique ainsi que les bruits, les cris, les élans de
vitalité dont le peuple fait preuve à la sortie de l’usine sont une réaction normale à la
standardisation, à l’ennui, à l’automatisme de l’industrie moderne :
Il ne faut pas se détourner. Il faut entrer dans la manufacture, quand elle est
au travail, et l’on comprend que ce silence, cette captivité pendant de longues
heures, commandent à la sortie, pour le rétablissement de l’équilibre vital, le bruit,
les cris, le mouvement. Cela est vrai surtout pour les grands ateliers de filage et
de tissage, véritable enfer de l’ennui. [...] Le cœur bat-il dans cette foule ? Bien
peu, son action est comme suspendue ; il semble, pendant ces longues heures,
qu’un autre cœur, commun à tous, ait pris la place, cœur métallique, indifférent,
impitoyable, et que ce grand bruit assourdissant dans sa régularité, n’en soit que
le battement. [...] L’atelier mécanique, c’est le règne de la nécessité, de la fatalité.
[...] L’homme se sent là si peu homme, que dès qu’il en sort, il doit chercher
avidement la plus vive exaltation des facultés humaines, celle qui concentre le
sentiment d’une immense liberté dans le court moment d’un beau rêve28.

26. Ibid., p. 97.


27. Ibid., p. 98.
28. Ibid., p. 99-101. Dans sa théorie du « feu de camp », Halbwachs insiste en 1912 sur ce même
mécanisme. La classe ouvrière retrouve dans les sociabilités culturelles du bistrot ou du cabaret, l’assurance
de son humanité, qu’elle perd tous les jours dans un travail qui aliène, isole et réifie. Elle se rapproche
ce faisant des « valeurs centrales de la civilisation » (le « feu de camp »), monopolisées par les classes
supérieures (ouvr. cité).

Romantisme, n° 170
120 Varia Federico Tarragoni

Afin de contrer l’aliénation et supporter l’identité négative produite par le travail


machinisé, la classe ouvrière doit retrouver une sociabilité et une vie en dehors de
l’usine. C’est en dehors de l’usine que la « foule » ouvrière, dont le cœur bat au rythme
métallique de la machine pendant le travail, redevient peuple, en se redécouvrant
un cœur humain et collectif. Ceci d’autant plus, ajoute Michelet dans la suite de
l’extrait, que les possibilités concrètes d’émancipation se rétrécissent avec le passage
d’un peuple d’artisans à un peuple d’ouvriers soumis à la loi de la machine, dans la
mesure où « Le travail solitaire du tisserand [était] bien moins pénible. Pourquoi ?
c’est qu’il pouvait rêver. La machine ne comporte aucune rêverie, nulle distraction29 ».
Derrière cette « rêverie », comme l’a brillamment montré Jacques Rancière dans son
travail sur l’émancipation ouvrière30 , gît un ressort fondamental de la production
d’un peuple politique : l’émancipation commence précisément quand on remet en
cause le « partage du sensible31 » qui assigne les individus à une fonction, un statut et
un ensemble de capacités données32 .
Michelet juxtapose cette première acception de l’émancipation du peuple à l’idée,
systématisée dès 1844 par Marx dans les Manuscrits économico-philosophiques, d’une
émancipation de la classe ouvrière par la réappropriation du travail, synonyme de
réarticulation du matériel et du spirituel. Le cas des lollards, tisserands mystiques du
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Moyen Âge qui, « tout en travaillant, [...] chantaient à voix basse, ou du moins en
esprit », témoigne de la possibilité pour l’ouvrier de produire du spirituel à partir du
matériel : « Le soir, il se trouvait souvent qu’avec la toile, s’était tissée, aux mêmes
nombres, un hymne, une complainte33 . » Il en va ainsi pour l’ouvrier de la possibilité
de reprendre le plein contrôle de la « jouissance de son âme34 », ainsi que la liberté
morale35 dont la machine le dépossède. Ce qui réunit dès lors les Lollards et les
différentes expériences d’émancipation ouvrière au XIXe siècle, comme les tisserands
de Spitafield en Angleterre36 , c’est précisément la réarticulation du matériel et du
spirituel, de l’individu et de la communauté, par laquelle un peuple se constitue
contre les relations de domination sociale, de sujétion à la machine, de subordination
symbolique.

29. Jules Michelet, ouvr. cité, p. 99.


30. Jacques Rancière, La Méthode de l’égalité, Paris, Bayard, 2012, p. 299-300.
31. Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La fabrique, 2000.
32. Cette émancipation se manifeste avec d’autant plus de force que la rêverie se noue, dans certains
cas, à la lecture ou à l’écriture : « Pendant le travail, et le plus inconciliable de tous avec l’étude, parmi le
roulement, le tremblement de vingt métiers un malheureux fileur que j’ai connu, mettait un livre au coin de
son métier, et lisait une ligne chaque fois que le chariot reculait et lui laissait une seconde » (Jules Michelet,
ouvr. cité, p. 110). Le cas de la « poésie ouvrière » de Ch. Poncy, dont Michelet cite la Préface de G. Sand,
illustre parfaitement la possibilité d’une émancipation intellectuelle entendue comme rupture du « partage
du sensible » : « Le Parnasse est envahi ; les illettrés en ont forcé la porte ; et cet audacieux peuple, qui ne
songeait naguère qu’à raser châteaux et bastilles, vient maintenant bâtir des temples aux Muses sur le sol
fécondé de son sang et de ses sueurs » (ibid., p. 111).
33. Ibid., p. 99.
34. Ibid., p. 100.
35. Ibid., p. 104-5.
36. Ibid., p. 100. Ici Michelet est très proche de la notion de « communauté de destinée » sur laquelle
insistera un siècle plus tard E. P. Thompson dans sa magistrale histoire de la conscience ouvrière anglaise.
Voir Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, 2012 [1963], p. 531-
588.

2015-4
Le peuple et son oracle 121

VERS UNE DÉFINITION DU POPULISME SAVANT


Les propositions de Michelet dans Le Peuple semblent dessiner un horizon
idéologique assez structuré. Le propos de l’historien est de dévoiler les lois de la
domination qui pèsent sur les dominés pour fonder leur mouvement d’émancipation.
Dans ce processus, le savant ne reste pas à l’écart, dans une « tour d’ivoire »
intellectuelle : il se redéfinit lui-même en profondeur, en repensant son propre
rapport au monde social, aux injustices le parsemant, et au savoir. Ces opérations
dessinent une idéologie spécifique, qui se structure en Europe au XIXe siècle : le
« populisme savant ». Son origine se situe, comme l’a montré Franco Venturi dans
un travail séminal en histoire des idées, en Russie entre les années 1840 et 188037.
Le populisme est, selon Venturi, une idéologie d’intellectuels (intelligencija)
d’extraction sociale moyenne et élevée, les narodniki, souhaitant plonger au cœur
de la paysannerie russe, et idéalisant son cadre de vie communautaire (l’obscinia).
Dans ce mouvement, il s’agit pour ces intellectuels romantiques de se rapprocher
des conditions de vie du peuple, de le créditer d’un droit d’entrée dans la sphère du
savoir, de l’art et de la littérature et de contribuer, ipso facto, à la production d’un
peuple politique opposé à l’autocratie tsariste, à partir de la figure du paysan révolté,
le moujik38 .
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À la suite de l’analyse de Venturi, une définition de « populisme savant » apparaît
clairement : il s’agit d’une idéologie traversant le champ intellectuel, artistique et
littéraire du romantisme européen au cours de la première moitié du XIXe siècle,
structurée par l’impératif d’« aller au peuple39 ». Né en Russie à partir de la réaction
post-révolutionnaire européenne, ce « populisme savant » féconde à son tour la
culture romantique, notamment en Angleterre (chez Carlyle, Arnold et Morris40 )
et en France (Michelet, Sue, Hugo, Sand) dès les années 1840, et connaît un
mouvement ascendant suite au Printemps des peuples, en 184841 . Le peuple de
ces intellectuels romantiques est le peuple-nation, mais repensé à travers son fond
plébéien, dont il s’agit d’accompagner le mouvement démocratique : c’est ce qui
distingue le « populisme savant » du nationalisme dans cette période de consolidation
des identités nationales42 .

37. Franco Venturi, Les intellectuels, le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au
XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1972 (1952).
38. Ibid., Tome I, p. 54-55.
39. Et également par la création d’une nouvelle fonction de « porte-parolat intellectuel ». Voir Pierre
Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p. 132-151.
40. Armand Mattelart, Éric Neveu, Introduction aux Cultural Studies, Paris, La Découverte, 2003,
p. 7-13.
41. Venturi insiste sur cette circulation d’idées et de référents politiques entre l’Europe et la Russie.
Le populisme serait ainsi une « page d’histoire du mouvement socialiste européen », témoignant des « liens
profonds qui unissaient les populistes [Herzen, Bakounine, Cernysevskij, Isutin, Lavrov et Tkacëv] à
l’Europe du XIXe siècle » (Franco Venturi, ouvr. cité, tome I, p. 8-21).
42. Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales. Europe XVIIIe -XXe siècle, Paris, Seuil,
1999. À propos de Michelet, dans ce même souci de distinction de populisme et nationalisme, A. Aramini
parle de « populisme radical » (Aurélien Aramini, « Les deux conceptions micheletiennes de la foule. De
la prise de la Bastille aux massacres de septembre », dans La Foule, Elena Bovo (dir.), Besançon, Presses
Universitaires de Franche-Comté, 2015, p. 55-72).

Romantisme, n° 170
122 Varia Federico Tarragoni

Si en Russie, c’est le nihilisme révolutionnaire qui lui porte un coup fatal, vers les
années 1880, c’est le socialisme et le nationalisme qui le remplacent progressivement
comme idéologies politiques structurées en Europe43 . On en trouvera pourtant
une « réédition », mais loin du romantisme, dans le projet du « roman populiste »
d’A. Thérive et L. Lemonnier des années 1930. Leur entreprise consiste en effet
à réhabiliter, dans un esprit de réalisme littéraire, le point de vue des « hommes
ordinaires, quelconques, banaux » dans le roman, monopolisé, dans sa représentation
du monde social, par la psychologie des élites. Cependant, les formes de l’ancien
« populisme savant » ne sont plus là : les intellectuels ne souhaitent plus, comme
leurs ancêtres romantiques, « aller au peuple », mais le décrire sans aucune ambition
politique44 .
C’est ainsi davantage le rapport de l’intellectuel au peuple qu’une pensée de ce qu’est
le peuple, qui définit le « populisme savant » à l’âge romantique. Il serait impossible
dans le cadre de cet article – et ce n’est pas son propos – d’analyser les circulations
d’idées, de textes et de pratiques qui, en ce milieu du XIXe siècle en Europe, ont
permis la légitimation d’un tel rapport des intellectuels aux dominés. Notre objectif
ici, beaucoup plus modeste, est de signaler que, en dépit des différences des contextes
socio-historiques, certaines conclusions de Venturi sur le narodnischestvo russe siéent
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parfaitement à la pensée micheletienne du peuple. Cela permet de revenir à nouveaux
frais sur l’idéologie populiste des romantiques européens, sur laquelle différents
travaux ont mis l’accent en insistant sur la diffusion du « mythe du peuple45 ».
Cependant, cette idéologie populiste ne peut plus être réduite à une élaboration
discursive à partir d’un mythe, aussi fécond et évocateur soit-il. Elle doit désormais
être interprétée, comme le montre Venturi sur le narodnischestvo, comme un type de
relation spécifique entre l’intellectuel, le social et le politique qui peut être synthétisée
par les deux énoncés performatifs : « Allez au peuple ! » et « Faites vous peuple ! ».
Car les populistes essaient de produire ce même peuple qu’ils décrivent à travers
le savoir, l’art, la création littéraire. Il ne s’agit donc pas simplement de décrire un
peuple déjà là, un peuple-nation étroitement articulé avec une plèbe, un prolétariat ou
des classes populaires, mais de contribuer à sa production politique. Voici le problème
qui tenaille les écrivains populistes au XIXe siècle : sous quelles formes – rhétoriques,
discursives, performatives – entrelacer la description littéraire et historienne du peuple
et sa production politique ? Comment faire en sorte que ce que le savant dit sur le
peuple puisse servir aux dominés pour se constituer en peuple ?
Si ce problème s’avère structurel, c’est en premier lieu en raison de la position
spécifique qu’occupe le « peuple interlocuteur » dans l’idéologie du populisme savant,

43. Sa fin peut également être imputée à la resémantisation progressive du « peuple » romantique
en « masse » à la fin du XIX e siècle. Voir Federico Tarragoni, « L’“art de(s) masse(s)” synonyme de
démocratisation de l’œuvre d’art ? Le point de vue de W. Benjamin », dans L’Europe en mouvement 1870-
1913. Analyses comparatistes d’une évolution culturelle, Charles Brion (dir.), Rennes, Presses Universitaires
de Rennes, coll. « Enquêtes et documents », 2015 (à paraître).
44. Federico Tarragoni, « Le peuple spectateur et l’émancipation démocratique : sur la sensibilité
populiste en littérature », Raison publique, 2014, n° 19, p. 199-222.
45. Alain Pessin, Le Mythe du peuple et la société française du XIXe siècle, Paris, PUF, 1992.

2015-4
Le peuple et son oracle 123

position trahie par le passage du sens actif (le savant qui dit au peuple ce qu’il est)
au sens pronominal (le peuple qui se fait lui-même). En effet le propre de l’appel
savant au peuple est de changer, avec l’horizon d’un peuple à faire, les rapports entre
la sphère du savoir et le monde social : il s’agit, ni plus ni moins, de changer le
peuple tout en repensant les frontières du savoir46 . Mais comment ce changement
se produit-il ? Par le dévoilement savant des conditions de l’oppression du peuple,
menant à une prise de conscience ? Par la revendication d’une proximité entre le
savant et les dominés, ce qui laisserait présupposer que toute œuvre intégrant le
« point de vue du peuple » puisse être gage d’émancipation sociale ? Par l’inversion
des valeurs qui, au cœur de l’arbitraire culturel des classes dominantes, condamnent
le peuple à l’infériorité symbolique et les élites à la supériorité ?

POPULARISER LE SAVANT ET ÉLEVER SPIRITUELLEMENT LE PEUPLE


Ces différentes pistes ont toutes été parcourues par les analyses qui, en sociologie,
en histoire et en littérature, se sont penchées sur les relations entre le savoir, l’art
et le peuple47 . Le Peuple de Michelet met au jour, à cet égard, trois opérations du
populisme savant qui, tout en remettant en perspective ces différentes pistes, en
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pointent des traits communs. La première opération a trait au regard que l’historien
ou l’écrivain posent sur le monde social, et sur cet amas de contradictions, le peuple,
qui à lui seul en synthétise tous les ressorts, en livre toutes les clefs. Le savant populiste
souhaite « aller au peuple » afin de dissiper le malentendu qui le condamne au silence,
à l’infériorité, à l’indignité. Il s’agit dès lors de restituer les conditions de vie du peuple
en expliquant les raisons sociales et historiques du regard négatif que les élites portent
sur lui. Ce n’est pas le peuple qui est déraisonnable, mais le regard qui l’assigne à
la déraison. Ce regard, hémiplégique, tait les exploits, le courage, les structures de
domination qui président à l’action du peuple pour le rendre responsable de son
malheur et de son irrationalité. La première opération du populisme savant consiste
donc à changer le regard sur les dominés, en se donnant les moyens de déconstruire
les formes sociales et historiques de ce même regard. L’exemple suivant en constitue
un bon exemple :
L’homme fatigué du travail, entre confiant dans cette boutique ; il l’aime comme
sa maison de liberté ; eh bien ! qu’y trouve-t-il ? la honte. Le mélange spiritueux
qu’on lui vend sous le nom de vin, produit, dès qu’il est bu, l’effet qu’une double
et triple quantité de vin n’eût pas produit ; [...] Qui n’a le cœur percé, en voyant
quelquefois, l’hiver, une pauvre vieille femme, qui a bu le poison pour se réchauffer,
et qu’on livre, en cet état, pour jouet à la barbarie des enfants ?... Le riche passe,

46. Ce que montre avec force Rancière à propos de Michelet en réduisant toutefois cet appel à un
« voyage misérabiliste » au cœur du peuple. Voir Jacques Rancière, Courts voyages au pays du peuple,
Paris, Seuil, 1990, p. 91-135.
47. La première piste porte l’empreinte du marxisme, la deuxième trouve son origine dans la
« littérature prolétarienne » (Poulaille) et la troisième a été introduite en sociologie de la culture par
Claude Grignon, Jean-Claude Passeron (dir.), Le Savant et le populaire. Populisme et misérabilisme en
sociologie et en littérature, Paris, Éditions de l’EHESS, 1989.

Romantisme, n° 170
124 Varia Federico Tarragoni

et dit « Voilà le peuple ! ». [...] La masse est bonne ; n’en jugez pas par l’écume
qui surnage48.
Si la société adopte un regard biaisé, injuste sur le peuple, c’est surtout, comme le
montre l’extrait, qu’elle est incapable de prendre conscience de ses vraies conditions
de vie. Ici gît le deuxième ressort du populisme savant : la quête du vrai implique
d’imbriquer une étude fouillée des conditions de vie des classes inférieures avec la
mise au jour des formes de domination et de liberté qui les caractérisent de près.
Une société capable d’assimiler cette « vérité du peuple » peut se réconcilier avec
elle-même, en conférant à ce peuple retrouvé la tâche politique fondamentale de
l’approfondissement de la démocratie. Derrière le peuple, en somme, on trouve les
structures de domination, les inégalités, les hiérarchies, les impensés dont toute société
moderne se leurre et qui empêchent de poursuivre la marche de la démocratisation.
Il s’agit alors de « tendre la main [au peuple] » et former « de bonne heure avec
lui l’alliance de la régénération commune [...] en recueillant la pensée populaire49 ».
L’histoire contribue à cette nouvelle alliance démocratique :
Pour ma part, j’espère bien que ma science, ma chère étude, l’histoire, ira se
ravivant à cette vie populaire, et deviendra par ces nouveaux venus, la chose grande
et salutaire que j’avais rêvée. Du peuple, sortira l’historien du peuple50.
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On trouve ici le troisième ressort du populisme savant, au cœur même de l’appel
au peuple. Le populiste souhaite contribuer à la production politique du peuple en
changeant le regard que la société porte sur lui, en réconciliant la société avec ses
contradictions, et en appelant le peuple à se former. Or l’appel du savant populiste
est double : il est adressé aux savants qui, étrangers à la vie du peuple, se leurrent
d’un savoir sans vie, d’un savoir mort et sans utilité. Il est adressé, deuxièmement,
au peuple lui-même qui peut se réapproprier ce savoir refondu à son contact, pour
s’émanciper politiquement. C’est à travers ce double rouage que l’appel populiste
peut produire un peuple politique :
Hommes de livre, sachez bien que cet homme sans livre et de faible culture a en
récompense une chose qui en tient lieu ; Il est maître en douleurs. [...] Les hommes
élevés dans nos scolastiques modernes ne renouvelleront pas le monde... Non,
ce sont les hommes d’instinct, d’inspiration, sans culture, ou d’autres cultures
(étrangères à nos procédés et que nous n’apprécions pas), ce sont eux dont l’alliance
rapportera la vie à l’homme d’étude51 .
C’est l’accord entre un individu pourvu de savoir, mais incapable d’action, et
un peuple dépourvu de savoir, mais doté d’expérience qui scelle le contrat populiste.
Derrière ce contrat, il y a une forte potentialité démocratique : le populiste semble
affirmer que rien n’oppose ni ne hiérarchise ex ante la sphère du savoir et de l’art,
relevant du haut, et celle de l’expérience, de l’action ou du travail, relevant du bas.

48. Jules Michelet, ouvr. cité, p. 122-130.


49. Ibid., p. 139.
50. Ibid., p. 139.
51. Ibid., p. 112-138.

2015-4
Le peuple et son oracle 125

C’est au moment où cette frontière est remise en cause, ou qu’elle se fêle, qu’un
peuple démocratique peut apparaître. Le rôle du savant est ainsi moins de fournir aux
dominés la conscience de leur domination, que de départager le sensible qui les assigne
à la domination en mutilant leur expérience52 . Il doit conférer une intelligibilité à
des pratiques qui, partiellement étrangères à la sphère du savoir, sont pourtant plus à
même de mettre en mouvement l’histoire par le fait d’actualiser une praxis :
La pensée réfléchie n’arrive à l’action que par tous les intermédiaires de délibération
et de discussion ; elle arrive à travers tant de choses que souvent elle n’arrive pas. Au
contraire, la pensée instinctive touche à l’acte, est presque l’acte ; elle est presque
en même temps une idée et une action. Les classes que nous appelons inférieures,
et qui suivent de plus près l’instinct, sont par cela même éminemment capables
d’action, toujours prêtes à agir. [...] L’économie des paroles profite à l’énergie des
actes53 .
Ce lien que le populisme savant entretient avec la démocratie est réaffirmé dans
la Préface à la réédition du Peuple de 1866, qui insiste sur le « droit » des catégories
propres à l’expérience populaire :
Ce que (ce livre) a d’important, d’ailleurs, n’a pas changé. Ce qu’il dit du droit de
l’instinct des simples, et de l’inspiration des foules, des voix naïves de la conscience,
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subsiste et restera comme la profonde base de la démocratie54 .
Ici apparaissent également les limites du projet du populisme savant. Si celui-ci
se propose de construire le « droit » des catégories de l’expérience populaire, de la
vie du peuple, celles-ci demeurent construites toujours en opposition à la sphère de
la conscience ou de la réflexivité : c’est le droit de l’instinct ou de la naïveté, de la
simplicité, tout au plus de l’inspiration ou de la sagesse. Bien que le savant populiste
ne se propose pas de livrer au peuple la conscience de sa domination, celui-ci demeure
pensé comme l’antithèse d’un savoir réflexif, de la « réflexion persévérante55 ». Le
peuple sait ; mais il ne sait pas qu’il sait ou ne dispose pas des outils, langagiers56 et
« scolastiques », pour codifier ce savoir et le mettre à la disposition de la société.
L’originalité de Michelet a été d’approfondir la tension entre la volonté de
supprimer l’écart entre le savant et le peuple, en « popularisant » le savant et en élevant
spirituellement le peuple, et la conscience tragique de ce même écart, avatar de celui
entre le savoir et l’expérience. C’est ce qui fait dire à Michelet que sa tentative de se
convertir en « historien du peuple » est guettée par l’échec, ou qu’elle est en tout cas
fondée sur un « malentendu » :
J’ai [dans le peuple] tout mon passé, ma vraie patrie, mon foyer et mon cœur...
Mais bien des choses m’ont empêché d’en prendre l’élément le plus fécond. La
culture tout abstraite qu’on nous donne, m’a longtemps séché. Il m’a fallu de

52. Voir Jacques Rancière, Le Partage du sensible, ouvr. cité.


53. Jules Michelet, ouvr. cité, p. 160.
54. Ibid., p. 247.
55. Ibid., p. 146.
56. Cette question, liée au statut d’« enfant » du peuple, est approfondie par Paul Viallaneix dans
« Les silences de l’histoire », Romantisme, 1975, n° 10, p. 53.

Romantisme, n° 170
126 Varia Federico Tarragoni

longues années pour effacer le sophiste qu’on avait fait en moi. Je ne suis arrivé à
moi-même qu’en me dégageant de cet accessoire étranger ; je ne me suis connu
que par voie négative. Voilà pourquoi, toujours sincère, toujours passionné pour
le vrai, je n’ai pas atteint l’idéal de simplicité grandiose que j’avais devant l’esprit...
À toi, jeune homme, à toi reviennent les dons qui m’ont manqué57 . [...] Oui,
il y a malentendu. Eux [Les gens du peuple] méconnaissent les puissances de
l’étude, de la réflexion persévérante, qui font les inventeurs. Nous [Les savants]
méconnaissons l’instinct, l’inspiration, l’énergie qui font les héros58 .
C’est sur cette contradiction, au fond, que bute le populisme savant59 ainsi que
son frère cadet, le populisme politique. Le populiste se propose de faire un peuple,
tout en reconnaissant la brèche insurmontable entre les modalités par lesquelles il le
forge (par le savoir ou le discours politique) et celles par lesquelles le peuple se fait
lui-même (par l’instinct ou l’action). Michelet souhaite plonger, avec ses catégories
propres, celles de l’historien et du savant, au cœur de la vie du peuple, mais il ne peut
aspirer qu’à, tout au plus, une « histoire imparfaite ». Son échec ne fait pourtant que
rehausser la valeur indissociablement savante et politique de sa tentative. C’est l’utopie
du voyage intellectuel au peuple, et les contradictions qui le guettent de près, qui
font de Michelet un parfait représentant de la tradition romantique européenne, au
double titre de porte-parole de l’idéologie populiste qui la traverse et du « populisme
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intellectuel » qui la structure profondément.

(Université de Paris 7-Denis Diderot)

57. En note, Michelet précise « Mais je dois l’aider d’avance et le préparer, ce jeune homme. Voilà
pourquoi je continue mon histoire » (ouvr. cité, p. 140). Le populisme savant tient tout entier dans
cette « préparation du peuple » qui, aussi imparfaite soit-elle, contient en elle-même les conditions de
l’éveil politique.
58. Ibid., p. 140-146.
59. Venturi retrouve cette contradiction dans le narodnischestvo, notamment dans le constat de
Dobroljubov d’un « fossé entre la tâche de l’intelligencija et sa position réelle », dans la « satire de Tkacëv
contre l’orgueil des intellectuels », ainsi que dans sa croisade contre les impensés de la catégorie de progrès
par laquelle le savant se rapporte au peuple (Franco Venturi, ouvr. cité, t. I, p. 25).

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