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Presses Universitaires de France

Michelet, la soupe [with Discussion]


Author(s): Michel Serres
Source: Revue d'Histoire littéraire de la France, 74e Année, No. 5, Michelet (Sep. - Oct., 1974), pp
. 787-802
Published by: Presses Universitaires de France
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Accessed: 25-10-2015 14:01 UTC

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MICHELET, LA SOUPE

La Mer est un livred'histoire naturelle,- et de sciencesnaturel-


les. Un livre d'histoire, et un livre de sciences,c'est-à-direpour
nous, actuellement, un livre d'histoiredes sciences.L'anecdoteet
le pathétiquey cachentavec beaucoupd'éléganceune théoriecom-
plète de l'observation, aussi élaborée que celle de Maxwell,par
exemple.Une gnoseologiegénéraledont je ne parleraipas et un
systèmefortélaboré des commencements d'un savoir. Une epis-
temologieraffinée des pratiquesscientifiques, par mobilisationex-
haustivede toutesles régionsde l'encyclopédie. Comme si, pour
MicheletcommepourAugusteComte,les sciencesnaturellesétaient
toutela science.
La Mer construit une chaînedes êtres.Michelet,dans une note,
se défendd'avoirvoulu sérieusement la construire.D'une certaine
manière, cette chaîne est métaphorique, et nous allonsvoiren quel
sens.
Sa construction représenteune ontogenèseet une phylogenèse,
partielles déplacées.Nous verronscomments'opèrece déplace-
et
ment.D'autrepart,le savoirdontje parlaistoutà l'heureest pro-
duitau coursde cettegenèse,de sorteque la théoriedes commen-
cementsd'une scienceest donnéecommeun produitdes commen-
cementsde l'être; la natureest la sourceen retourde la connais-
sance de soi, elle est la sourcede la scienced'elle-même.
Enfin,la thèsephilosophiqueglobale est hylozoïste.De tradition
fortancienne, elle estramenéeauxsciencesdu temps,elle estproduite
commephilosophiepar une projectionde deux écoles: une pro-
jectiondu neptunisme, né en Allemagneau XIXesiècle,sur l'hété-
rogénie.Qu'est-ceque le neptunisme ? Une théoriequi affirme
que la mer est la
YUr-Suppe, soupe fondamentale, c'est-à-direla
matièreà partirde laquelletousles autresêtresmatériels sontissus.
D'autre part,Yhétéro génie, défendue à l'époque de Michelet par
Pouchet,défendla génération spontanée.Elle dit que tout vivant
est issu de la matière.Dès lors,Michelet,hylozoïste,applique les
deux enseignements l'un sur l'autre,le neptunisme de Wernersur
l'hétérogénie de Pouchet.L'Ur-Suppe,au sens neptunien,devient

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ce que nousappelonsaujourd'hui la Soupe prébiotique; le mélange


marin,l'étatpremierdu liquide,c'estl'étatprimitifde la vie. Pou-
chet prendle relaisde Wernersous la plume de Michelet,ou, si
l'on veut,Werners'ajoute commeconditionprimordialeà l'hété-
rogéniede Pouchet.La Mer, c'est la mère.Il est possibleque ce
résultatsoitatteintpar une lectureanalytique,
maisil est accessible
aussi bien par la sciencenaturelle.

Voici la Soupe au double sens,l'Ur-Suppedes géologues,et la


soupeprébiotique, savoirles conditions physicochimiques de la nais-
sancedes êtresvivants.De cettesoupeva émergerune suited'êtres
animés: plancton,corail, polypes,mollusques,poissons,mammi-
fères,cétacés,baleine...La baleinen'estpas le derniermaillonde
la chaînedes êtres; le dernier,c'est le lamantin.La baleine n'est
qu'un être imparfait, parce qu'il porteles mamellestrop bas. Au
contraire, le dugong,le lamantin, la sirène,la sirènenon
c'est-à-dire
pas comme animal mythique,mais comme animal actuellement
existant, portedes seins permanents haut placés, être parfaitpro-
duiten finde sériepar la soupe,Vénusanadyomène. D'où le cycle,
qui n'estpas parfaitsi on s'arrêteà la baleine,mais qui le devient
si on s'arrêteau dugong,le cycle suivant: d'une femme,la mer,
sortune femme,le lamantin ; d'une mèresortune mère.
La chaînedes êtresn'estpas linéaire; elle est circulaire,comme
le tempsde l'éternelretour,comptésur les récifscoralligènesdes
mersdu Sud,préparation de nouveauxcontinents pourl'humanité à
venir.Au senslittéral, il s'agitd'une génération circulairede l'éter-
nel féminin. Voilà le déplacementdontje parlaistoutà l'heure: la
chaîne des êtresdonne non pas un développement linéaire,mais
des invariants, des invariantsgénotypiques ; et le génotype,c'est
la féminité. Si c'est une erreur,dans le résultat,il ne fautpas se
cacherque, dans la méthode,Micheleta cherchéun arbregénoty-
pique invariant ; il a cherchéune invariancederrièrele développe-
mentphénotypique de la chaîne.
Voilà donc le but avoué,le développement de la chaînecirculai-
re, la miseen évidenced'une invariancestructurale dans la genèse.
Voilà donc le but de la terreen travail; le mottravailse déplace
sans cesse de son sens ouvrier,le travailartisanaldes mollusques,
à son sens génétique: la terreest en travail,travailde métamor-
phose,de transformation, de production, d'engendrement.
Quelles sont les conditionsd'émergencede ce but? Qu'est-ce
qui se passe au coursde ce travail? On rencontre,
dans la réponse
à cette question,la totalitédes régionsde l'encyclopédie.Autre-
mentdit,si on pose la question: « Qu'est-ceque la soupe prébio-
tique? Qu'est-ceque l'Ur-Suppe? Commentla soupe se comporte-
t-ellepourproduirecettechaînecyclique,c'est-à-direles invariants

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de la genèse? », il fauty répondrepar la totalitéde l'encyclopédie.


Aussibien au sens de Wernerqu'au sens prébiotique,la soupe
est essentiellement un mélange.De quoi est-ellele mélange? Nous
le verronstoutà l'heure.En toutcas, il ne sauraity avoirde mé-
lange sans un mouvement qui disséminele solutédans le solvant.
Ce mouvement doitêtreanalysécommetel. D'autrepart,pourpré-
parerla soupe,il fautdu feu,il fautun pot,il fautqu'elle bouille;
donc,il faut définirle chaudron,et il faut définirles puissances
du feu qui sontà l'œuvresous le chaudron; commeà la cuisine,
toutsimplement.
Ce n'estpas une figurerécente.Déjà, les textesvédiquesrecom-
mandaientd'utiliser une tellerecettepourla préparation de l'amrta
d'immortalité : il fallaitun pot, c'étaitla mer,on le barattaitau
moyend'un certainnombred'ustensiles,dont une montagne,on
définissait la naturedu mélange1. Et l'encyclopédie, qui est un
cycle, au moins depuisHegel, est maintenant la recettede la pré-
parationde la soupe.
Suivonsles rubriquesde la recette.
Premièrement, Micheletutilisedes conceptsde type géométri-
que. (A chaque régioncorrespondun modèle du temps; ainsi,en
find'analyse,on pourrapeut-êtrerépondrede manièreclaire et
distincteaux questionsqui ont été agitéestoutà l'heure.)
Pour en reveniraux modèles géométriques, Micheletobserve,
ce n'estpas trèsoriginal,que le cercle equatorialest le lieu géo-
métriquede certainsextrema ; de plus,d'extrema concernant le feu.
C'estle lieu géométrique des pointschauds,des extremaconcernant
l'eau et l'air: condensationde l'évaporationocéanique. Le cercle
equatorialest le lieu géométriquedes bords externes,des points
les plus chaudset les plus densesde la planète.Soit l'équateur.
Ce résultatnous est donnédeux fois: premièrement, par l'obser-
vationastronomique ; deuxièmement, par l'observation
géographique.
Par parenthèse, on obtientce résultatque les schémasgéomé-
triquessontde typenaturaliste, commec'étaitle cas chez Auguste
Comteet tousles positivistes.
De son côté,l'observation géographiquenous instruitd'un phé-
nomènenouveau par rapportà ce que nous dit l'astronomie.
L'océan Atlantiqueest bordé d'un cerclede volcanséteintsou en
activité; de la mêmefaçon,l'océan Pacifiqueest environnéd'une
circonférence analogue.Le cercle equatorialest orthogonal, d'une
certainemanière,à deux autrescercles,ceux que Micheletappelle
cerclesde feu,ceux des volcansatlantiqueset pacifiques.En gros,
ces deuxanneauxsontcentréssurl'Equateuret le coupenten deux

1. Figure archaïque de la question, car l'invariant génotypiqueest, précisément,immortel.


Et la mer-soupeest l'état « moderne» des boissons d'immortalité.Et Michelet, comme les
Vèdas, devra condamnerle voleur.

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points.Premièrement en un lieu donnéde la merdes Antilles,entre


Cuba et la Floride,à peu près,d'autrepartà Java.Ces deuxpoints
sontles centresdu monde,un apex de chaque côté; deux points
que Ton peut définirgéométriquement commedes maximamaxi-
morum.
Le premierfonctionne commecentredu mondedans La Monta-
gne; le second,dans La Mer,De sortequ'une géométrie sphérique
simple,mais relativement travaillée,puisqu'ilne s'agit pas seule-
mentde schéma,mais de lieu de pointsmaximamaximorum, une
géométrie simpleet une géométrie différentielledessinentles bords
du pot où doit se préparerla soupe.
Le lieu définidans la merdes Antilles,du côté d'Haïtiou Cuba,
est un lieu survalorisé parce qu'il est à l'intersection de troiscer-
cles,et non pas de deux.
La définition est fondamentale pour le restede la gnoseologie;
le centredu pot où va se mélangerla soupe est surle borddu pot,
et le centredu mondeest sur le bord du cercle.Ceci est trèsim-
portantpour comprendre la théoriede la connaissance.
J'ai dit, deuxièmement, que pour préparerla soupe, pour pré-
le
parer mélange, il fallait du mouvement ; la théoriegénéraledu
mouvement va nous aider à malaxer,à baratterla solution.Cette
théoriegénéraleest la mécanique.Sous l'anecdoteet sous le pathé-
tique, le textemobiliseavec beaucoup de précisiondes résultats
de mécaniquerationnelle bien connusà l'époque.
Pour mélanger,pourfairemouvoirle solvant,il fautdeux types
de mouvement : premièrement, il faut un mouvementhorizontal.
Il est assurépar les courants, les fleuvesde la mer,le Gulf-Stream
ou le Kuro-Shivo, et par les marées,généralement produitespar
des forcesastronomiques.
Il ne seraitque de surfaces'il n'étaitassocié à un mouvement
vertical,assurépar la houle, les tempêtes,que Micheletappelle
spasmes,en particulier par les cyclones,les ouragansmajeursde
formecirculaire.
Je reprendscettedistinction : les mouvements horizontaux, géné-
ralementissus de la mécaniquecéleste,expriméepar les résultats
de Laplace et de ses successeurs, sont soumis,nous dit Michelet,
à la loi de Chazallon.Cetteloi de Chazallon,publiéedans l'annuai-
re des maréespeu d'annéesavant la publicationde La Mer, est
une reprisede la loi d'Eulersur le mouvement des cordesvibran-
tes. Cettedernièreest écriteau moyendes équationsharmoniques,
aux dérivéespartiellesdu secondordre,et elle définitdes mouve-
mentssinusoïdaux.
Je reprendsmaintenant les résultatsque j'ai énoncés sous la
premièrerubrique: il s'agissaitd'une géométriesphérique,c'est-à-
dire de grandscerclestracéssur la surfacede la terre,et la défi-
nitiondes pointssur ces cerclesétaitune définition :
différentielle

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courbesde maximaet pointsde maximamaximorum. La géomé-


trieenseignaitun schémade cercles.Or, maintenant, dans l'étude
mécaniquedes mouvements horizontaux malaxantle mélange,on
obtientla loi d'Eulersurles cordesvibrantes, savoirune loi de com-
positionsinusoïdale, ensemblecohérentde composantes circulaires:
de nouveauun cerclede cercles.
Deuxièmement, des mouvements verticauxassurentle baratte-
mentdu solvant.Généralement issus du régimedes vents,soumis
à ce que Micheletappelle la loi des tempêtes,découvertepar
Maury; les tempêtes, les cyclones,qui sonteux-mêmes des spirales,
des cerclesde cercles,sontsoumisà un mouvement circulaire; ils
vontdans un sens sinistrogyre dans l'hémisphère Nord,et dans un
sens dextrogyre dans l'hémisphère Sud. Et de nouveau,la loi des
mouvements verticauxénoncequelque chose sur un cerclede cer-
cles.
Les schémasde type géométriqueet mécanique,sont de type
naturaliste.Il fautmaintenant examinerdes sciencesqui traitent de
la production de ces mouvements.
Troisdisciplines physiquesmobiliséesdans leursrésultatsles plus
récentstraitentjustementde cette question.
Premièrement, ce qu'AugusteComteappelle la barologie,c'est-à-
dire la sciencede la pressiondes poids. Cette sciencedécrittout
à Tento ur de l'Equateur,les hautes et les basses pressions.Les
ventscirculentdans chaque hémisphère selon des cycles,selon des
cerclesde cerclesque Micheletet Mauryontbienvus,maisqu'à ma
connaissanceEdmund Halley avait découvertsquelques dizaines
d'annéesauparavantà proposdes alizés. D'autre part,une théorie
de « la » cyclone(au féminin)dessinede nouveau un systèmede
cycles,cerclede cercles.Au bilande ce travailde typebarologique,
le mondeet la mersontfigurés par un modèlede typemécanique.
Le mondeest une machinestatiqueet dynamique.
La deuxièmedisciplinephysiquequi assure la productiondes
mouvements, est celle qu'AugusteComte appelait Yélectrologie,
théoriedes phénomènes électriques.Elle traitede la circulation du
fluideélectriqueSelondes bornes,à partirde centresà différence
de potentieldéterminée. De sorte que, deuxièmement, le monde
est une machineélectrique.Il était d'abordune machinestatique
et dynamique ; il est maintenant une machineélectrique.
Tout à l'heure,à partirdes schémasgéométriques de géométrie
et
sphérique différentielle, j'ai défini les de
points Javaou des An-
tillescommedes pointsmaximamaximorum. Dans le contextedes
sciencesoù le mouvement est non seulementdécritmais produit,
c'estjustement en ces pointsque se trouvele maximum de pression
au sens de la barologie,et le maximumde potentielau sens de
l'électricité.
Tout le mondesait que c'està Javaet dans les Antilles
que se forment les cyclones.Théorème: les pointsgéométrique-

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mentdéterminés commedes extremasontles pôles de deux circu-


lations: de la pression,de l'électricité.
Mais ceci n'est qu'un résultatde sciences connues d'Auguste
Comte,de sciencespositivistes et pas tellement neuves.
Le traitement le plus neuf concernela circulationthermodyna-
mique.De ce pointde vue,le vocabulairede Micheletest parfaite-
mentprécis: il parle de chaudière,il parle de source,il parle de
machineà vapeur.Soit à définir, par exemple,des courantscomme
le Gulf-Stream. Toute la questionest de savoircomment il est pos-
sible de dessinerune circulation dans la mer.Elle va d'une source
trèschaude,le pointmaximamaximorum à une source
des Antilles,
relativement froide; et, là-dessus,le vocabulaireest d'une préci-
sion exemplaire.La sourcefroidese trouveen Islande,parmiles
banquises,mais,selon le théorèmede Carnot,il ne fautpas que
cettesourcesoit absolumentfroide; il faut qu'elle soit seulement
relativement froide; par conséquentle courantva en Islande,mais
l'Islandeest une banquisesous un volcan.La sourceest bien rela-
tivement froide.
LorsqueMicheletétudieles courantsmarinsde l'Atlantique Nord,
il définit en précisionce qu'on appelle,à partirde 1824,en ther-
modynamique, un « cycle de Carnot». Le cycle de Carnotorga-
nise les fleuveset les courantsocéaniques.Pour ce qui concerne
l'autrehémisphère, un mêmecyclede Carnot,à partirde Java,trai-
tée commesourcechaude,va jusqu'auxbancsde polypesnoyésaux
mersdu Sud, considéréescommedes sourcesfroides.Le monde,
qui étaittoutà l'heureune machinestatiqueet une machineélec-
trique,devientune machineà vapeur.La mer fonctionne comme
une machineà vapeur,c'est elle qui réalisele barattement de la
soupe.
J'aitraitéde géométrie, de mécaniqueet de physique.Traitons,
au moinsrapidement, de chimie.Elle étudiela concentration de la
soupe, sa concentration en sels minéraux.Elle est, de nouveau,
maximumaux pointsmaximamaximorum, les centresdu monde,
Antilleset Java.La Montagnetraitedu pointde condensation ma-
ximaleen épices et en poisons,sur les montagneset sur les flancs
de l'île de Java.Il existedonc des pointsde condensation maximale
en sels minéraux, en épices et poisons.Us sontattirants et repous-
sants; autourd'eux,et suivantles cerclesde cerclesdéfinispar les
sciencesprécédentes, se disséminent dans le solvant,les sels miné-
raux.Pointsde condensation et cyclesde déplacement.Le monde
est désormaisune machinechimique.
Poursuivons l'analysedes sciences: voici la biologie.
Par la variationencyclopédique, les chosesse répètent,je peux
désormaisallervite.Les centresdéfinis toutà l'heurepar la géomé-
trie,la mécanique,la physiqueet la chimiesontdéfinis toutnaturel-
lementcommedes cœurs.Ces centressontdes cœurs,à mouvements

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de pulsation.Or,le cyclede Carnotétaitdéjà un mouvement à pul-


sation.Les centressontdes cœurspourla circulation vasculairedu
sang.La soupe n'estplus seulementune solutionde sels minéraux,
mais quelque chose commele sang de l'organisme qu'est la terre.
Les centres, par un raisonnement analogue,vontdevenirdes seins,
et des seinsà périodes,pour la circulation nourricière du lait. La
soupe est de lait. La merest constituée par des systèmesde voies
lactées; on peut, à l'intérieur de ce chaos, définirles lois de ces
voies,que l'astronomie n'a pas encoredécouvertespourla galaxie.La
dernièresciencea dépassé la première.Enfin,les centressont des
matrices, rythmées, pourla circulation à périodeslunai-
menstruelle,
Le mondeestfem-
res.D'où le cycle: la biologiebouclel'astronomie.
me. On pourrait supposerun décalageentreles sciencesditesphysi-
ques et les sciencesqui s'occupentdes êtresvivants.Il n'estpas dans
La Mer. Le mondeest une machinestatique,il est une machineà
pression,une machineélectrique,chimique,et à vapeur; le monde
est un organisme - cela sans contradiction.La philosophiefonda-
mentaleest l'hylozoïsme. Qu'est-ceque l'hylozoïsme, sinonun mé-
canismedoublé d'un vitalisme,de manièresynthétique et sans dé-
calage ? Il y a des modèles du
mécaniques monde,qui peuvent
passerpourdes modèlesélémentaires du temps,et des modèlesor-
ganicistes.Aux yeux de Michelet,la suite des régionsde l'ency-
clopédiemonnayela synthèseentrele mécanismeet le vitalisme.
Pourquoiles sciencesseraient-elles contradictoiresentreelles?
Ainsi,pour comprendre la soupe prébiotique,je n'ai plus qu'à
poser une simple addition :
1. Les centresdéfinispar des propriétés géométriques et différen-
tiellessontles pôles de la circulationdes mouvements en général.
2. Us sontles pôles de la circulation
des fluidesen généralpar le
jeu des hauteset bassespressions.
3. Ils sontles pôles positifet négatifde la circulationdes flux
électriques.
4. Ils sontles sources,chaudes et froides,du cycle de Carnot,
qui, lui, fonctionneà liquides quelconques.
5. Ils sont des concentrations pour la circulationdes solutions
salines.
6. Ils sontdes cœurspour la circulation du sang.
7. Ils sontdes seins ou des matricespour la circulationdu lait
ou la circulationmenstruelle où Ton retrouve,en cercle,le cycle
des planètes,et le premierfacteurde la somme.

La sommetotale des régionsde l'encyclopédies'énoncecomme


suit: IL EXISTE DES RÉSERVOIRS POUR LA CIRCULATION
DE LA SOUPE. Le mot réservoirest utiliséquatre ou cinq fois

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dans La Mer; il apparaîtpourla premièrefoisdans la théoriedes


machinesà feu de Carnot; Micheletle reprendpour définirles
pôles à maximamaximorum.
Il y a doncdes réservoirs pourla circulation de la soupe. Qu'est-
ce que la soupe? C'est la sommede tous les éléments analysésaux
régionssusditesde l'encyclopédie ; elle est à la fois du lait, du
sang,une solutionde sels minéraux, un flux électrique,etc.
Jereprendsla remarquedu débutconcernant l'analyse: on peut
dire que ces liquides sont survalorisés par Michelet,par son in-
conscient. Dans une considération analytiquedu texte,cela est pos-
sible, cela est même probable; mais le mot analytiquepeut être
prisdans son sens ordinaire: soitdonc la soupe prébiotique, on l'a-
nalyse dans ses constituantsessentiels. Or, ces constituants sont res-
pectivement traités la la
par mécanique, thermodynamique, et ainsi
de suite.Le liquidefondamental, donnépar le neptunisme de l'Ur-
Suppe, ou par l'hétérogénie de Pouchet, c'est tout simplement la
le
synthèse, mélange assuré par les mouvements horizontaux et
verticaux, la synthèseet le mélangede liquidesdéjà examinéspar
la sciencedu tempsdistributivement, selon les régionsde l'ency-
clopédie.L'observateur de la soupe est peut-êtreun voyeur,mais
c'estd'abordun savantencyclopédiste- Or le fondateur de la psycha-
nalyseétait aussi un analysteen ce sens tout à fait trivial.Vous
trouverezchez lui des modèlesphysicalistes distribuéscommeplus
haut.
La merest un mélange,une synthèse, une additiondonton peut
parlerde troismanières :
1. Commela sommedes concentrations présentesau réservoir : le
mélangetransporte la somme des éléments concentrés dans le ré-
servoir.
2. Il est mis en mouvement par la sommedes circulations issues
de ces réservoirs, barattépar la sommedes circulations.
3. La merest de naturetelle,qu'elle se trouveanalyséepar la
sommedes cyclesde l'encyclopédie. L'encyclopédie est un réservoir.
Dès lors,ma méthodeentredans l'encyclopédie : dans un cycle
de cycles.Elle s'ajoutetoutsimplement aux cyclesde cyclesque je
viensde définir dans chaque régionde laditeencyclopédie. D'où le
bilan des analogiesstructurales complètement stablessur la liste:
1. Il y a de la circulation en général,il y a des cycles,il y a des
il
spirales,bref, y a essentiellement des cerclesde cercles,définis
par des lois tellesque les équationsharmoniques, les lois sinusoï-
dales,les équationsaux dérivéespartielles, et ainsi de suite; l'éter-
nel retourest un cas singulierde la formeglobale.
2. Autrebilan des analogies: il existedes pointsà maximamaxi-
morum,des condensations, des concentrations, des réservoirs. D'où

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MICHELET, LA SOUPE 795

et réservoir.
deuxnotionstoutessimples: circulation, Ces deux no-
tionsdemeurent stablespar tous les départements
structuralement
chaque foisque j'ai traverséune région,
En effet,
de l'encyclopédie.
géométrie,mécanique,chimie,thermo-dynamique, biologie, etc.,
fai trouvéun modèle concretd'une circulationet d'un réservoir.
On retrouve le mêmeschemepar le cycleprimairede l'éternelre-
tourou le cycledernierde la génération: la soupe mèreengendre
la sirènemère.La femmeest le réservoir génétique.
Dès lors,la stratégiede l'explication se trouvecomplètement in-
versée.J'ai pris le texteet je l'ai analysédans son objet; or, ce
qu'il dit par déplacementset variationssur l'encyclopédie,c'est
de deuxconcepts: le RÉSERVOIR et la CIRCULATION,
l'itération
un ensembled'élémentsprésentsen un lieu déterminé et des opé-
rationsdistribuant ces élémentsdans un espace déterminé.Lors-
que je dis « ensembled'éléments, plus opérations sur ces éléments»,
je ne définispas, comme je l'ai dit toutà une
l'heure, structure, mais
je définisla structure,car la définition de la structure est bien un
ensembled'éléments munid'opérations.

Considérezmaintenant le réservoiret la circulation,


et posez-vous
des questionsdu genre: où est le réservoir ? Qu'est-ceque le ré-
servoir ? Comment est-ilformé? Qu'y a-t-ildans le réservoir ? Quels
en sontles éléments, quel est leur voisinage? Commentfonctionne
ce réservoir ? Est-ilstable ou métamorphique, ouvertou clos? Et
ainside suite...
Posez-vousune deuxièmesérie de questions: qu'est-ceque la
circulation ? Quels sontles élémentsqui circulent ? Quel est le sché-
ma du réseau de transport ? De quelle manièreles élémentscir-
culent-ilssur ce schéma? Selon quelle loi ? De façon stable ou
transformationnelle ? Et ainsi de suite...
Exemples réponses: le réservoirest le capital,la quantité
de
d'énergie, la constante de puissance,la réservepulsionnelle, et ainsi
de suite; ce qui passe sur le schémade la circulation généraleou
des cerclesde cerclesest la langue,la parole,les mots,le vocabu-
laire,les valeurs,l'argent, le désir.Exemplesde questionsannexes:
qu'est-cequi bloque la circulation, qu'est-cequi favorisela circu-
lation,qui ou quoi détientou formele réservoir, et ainsi de suite.
Par ces questionset ces réponses,variéesà plusieursvoix,vous re-
constituezl'ensembledes organonsinterprétatifs formésau xixe
siècle.
En répondant à la question: « Qu'est-ceque le réservoir ? Qu'est-
ce que la circulation ? », vous reconstituez l'ensemblede ce que
vous considérezcommeles organonsinterprétatifs. Et c'est pour-
quoi l'idée que j'ai expliqué un texte ne peut plus me venirà l'es-
prit,car il n'estplus questiond'expliquer Michelet par l'un ou Tau-

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tre de ces organonsinterprétatifs, ou par leur somme,puisque


les conditionsles plus généralesde formation de ces organonsse
trouventexplicitéesde façon claire et distinctedans le livre La
Mer; toutce que je puis faire,c'estd'appliquerles uns sur les au-
treslesditsorganons.L'applicationest une stratégieconforme, l'ex-
plicationest un à peu près archaïque.L'objet de l'explicationex-
plique en retourl'ensembledes méthodesqui devraientl'expliquer.
Alors,le but est de trouverla loi de ces variétésen regard.

Lorsque les scienceschimiquesou physiquesfaisaientdu travail


en laboratoire, au début du siècle,et lorsqu'ellesmanipulaient un
corps, elles fabriquaientdes outils du
indépendamment produit tra-
vaillé. Elles fabriquaient des filtresavec une matièredifférente de
celle de l'objetà filtrer.
Jusqu'au jour où on s'est le
aperçuque corps
mêmeque l'on travaillait, lorsqu'ilse présentaiten structurecristal-
line,étaitun filtre.On n'avaitpas besoind'unfiltre pourtravailler le
corps,puisque le corps lui-mêmeétait un filtre.On s'est aperçu
alors que la technologiede l'objetde la science,c'étaitl'objet de
la science.
J'enarriveexactement au mêmerésultat : la stratégiede la cri-
tique est dansl'objetde la critique.Il y a dans le textede Michelet
toutesles stratégiesdont j'ai besoin. Il me suffitde répondreà
deux simples questionsdégagées par l'analyse encyclopédique :
qu'est-ceque le réservoir ? qu'est-ceque la circulation ? Il n'est
pas besoind'importer des méthodespour lire le texte: la méthode
est dans le texte; le texteest auto-critique, auto-expliqué,auto-
appliqué. Ce n'estpas là un résultatsinguliermais toutà fait gé-
néralisable.Pourquoiy aurait-ilune dichotomie entreles textes: les
opérateurset les opérés? Il y a des textes,et voilà tout.
Michel Serres.

DISCUSSION
M. VlALLANEIX
Je remercieMichel Serres de son témoignagede philosophedes sciences,
mais aussi, commeses amis le savent,d'ancienofficier
de marine.Faut-il donc
considérerque Micheletfut le Lucrèce du romantisme, capable de poursuivre,
dans La Mer, le discoursscientifiquecontemporain?
M. Serres
Lucrèce deux fois, comme savant contemporain, mais aussi comme maté-
rialiste: la soupe est d'abordun ensembled'atomesau sens du De naturarerum.
M. VlALLANEIX
Avant de laisserla parole à l'auditoire,je signale aux historiensde la litté-
ratureque bien des recherchesmériteraient d'être entreprisesafin de corro-
de Michel Serres. Il existe, par exemple,
borer et d'illustrerl'interprétation
touteune correspondance entrePouchetet Michelet.Ils se sont expliqués Ion-

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MICHELET,LA SOUPE 797

guementsur la générationspontanée.Les lettresde Pouchet témoignentde


la soliditéde l'information recueilliepar l'auteur de La Mer. Une enquête
systématiquepermettrait d'apprécierla compétencede Michelet naturaliste,
qui est sans douteplus respectablequ'on ne l'a cru.
M. Serres
Je n'ai expliqué,dans cette intervention,que quelques pages de La Mer.
On pourraitanalysertout le livreselon une recherchede ce genre.Il présente,
par exempleune théoriede l'observationtrès avancée pour son temps, aux
deux premierschapitres.
M. Pomeau
J'ai été trèsintéressépar ce que vient de nous dire M. Michel Serres,et je
répondsà l'invitationque M. Viallaneixvient d'adresseraux historiensde la
littérature. Il me semble,en effet,(et je pense surtoutau début du propos de
M. Michel Serres)que ces images de YUr-Suppese trouvaientprésentesdans
la philosophiefrançaisedu xviir8siècle, et plusieurstextes me venaient à
l'espritpendant que vous parliez. D'ailleurs, l'idée même de la génération
spontanéea connuune renaissance,un renouveauau xvm6siècle, par suite des
perfectionnements du microscope,qui a permisde découvrirdes coloniesbacil-
laires et des microbes.
M. Viallaneix
Rappelons-nousque Michelet, dans L'Insecte, célèbre Swammerdam,le
« Galilée de l'infiniment
petit», et la « révolutiondu microscope».
M. Pomeau
II y eut au xvnr3siècle tout un débat sur cette générationspontanée,qui a
fait beaucoup de bruit,puisque des gens tels que Voltaire,qui ont l'habitude
d'agiterpas mal d'air autourd'eux,y ont participé.C'est toutela querelleentre
Voltaireet Needham sur les anguilles,c'est-à-diresur les bacilles. Je suppose
que toute cette thématique,toute cette problématiquedevait encore être pré-
sente dans l'opinionau temps de la jeunesse de Michelet,à une époque où
l'on continuaità lire beaucoup les textes du xvnie siècle; tout cela n'était
certainement pas oublié, car les expériencesde Spallanzani sur la question
de la générationspontanéeétaient décisives; mais en réalité,dans l'opinion,
elles n'ont pas tué la générationspontanée,et la querelle s'est poursuivie.
M. Serres
Elles n'étaientpas décisives; c'est Pasteur qui les a amélioréesde façon
décisive! Pasteurn'a faitau débutque reprendre les expériencesde Spallanzani.
M. Pomeau
Là, je parle en voltairiste.Voltaireles considéraitcomme décisives,contre
Needham.
M. Serres
Oui, ce n'étaitpas mal !
M. Pomeau
En tout cas, la générationspontanéecontinuaità bien se porter.
Vous avez parlé aussi à plusieursreprises,avec raison,de l'hylozoïsmede
Michelet.Or, il y a un représentanteminentde l'hylozoïsmeau xvnr3siècle,
qui est Diderot.
M. Serres
Ce n'est pas le même!

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798 REVUE D'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

M. Pomeau
Peut-êtreMicheletn'a-t-ilpas pu lire trèstôt les textesles plus remarquables
de Diderot,par exempleceux du Rêve de d'Alembert,qui n'ont été publiés
qu'assez tardivement.Mais on trouveraitdes élémentsde cette Ur-Suppe par
exemple dans le Telliamed de cet étonnantBernard de Maillet, consul de
France en Egypte. Il faudraitrevoirle texte.Et surtout,je pense à Buffon.
Il me semble qu'il y a dans l'Histoirede la terrede Buffon,dans cet effort
de Buffonpour prendreune vue globale du fonctionnement de la terre,une
même tendance,et je crois qu'il y a là quelque chose qui mériteraitd'être
précisépar rapportà Michelet.Je pose la questionaux spécialistesde Michelet,
et aux spécialistesde Micheletnaturaliste: est-ce qu'il s'est situé lui-même
par rapportà Buffonet par rapportaux idées de Buffon ?
Mlle Orr
Michelet connaissaitbien l'œuvre de Buffon,et il reprenaitdes passages,
par exemplecelui sur le vautour,presque mot pour mot.
M. Pomeau
Micheletutilise donc les descriptionsd'animauxde Buffon
?
M116Orr
Oui. Il se servaiten généralde la littérature et son
au lieu d'observations,
modèle était souventBuffon.
M. Pomeau
Mais il n'utilisepas les textesde Buffonsur la théoriede la terre,sur les
Époques de la nature?
Mlle Orr
Si, tout de même aussi.
M. Serres
Je ne connaispas ces choses-là.Il y a chez Buffonune théoriede la forma-
tion de la terre qu'on appelle généralement1'«hypothèsecatastrophique » :
une histoireà coupures.Michelet,quant à lui, est contreles hypothèsescatas-
trophiquesde la formationdes sols. Il dit même que l'histoireà coupures
est une histoirede la guerre,tandisque l'histoirecontinueest une histoirede
la paix.
Mlle Orr
Cela, c'était l'hypothèsede Cuvier sur Buffon !
M. Serres
Sans parlerde Buffon,il est pour les formations
géologiquescontinues.
Mlle Orr
Simplement,le mot « révolution » n'avait pas exactementchez Buffonle
sens qu'il a eu plus tard.
M. Michel Picard
Je voudraisposer troisquestions.Tout d'abord,je crainsd'avoir été un peu
inattentif,mais je ne comprendspas très bien ce que vous voulez dire par
votreconclusion,qui paraît très stimulante.Voulez-vousvraimentdire que la
méthoded'explicationd'un textese trouvedans ce texte?
M. Serres
Oui, j'ai voulu dire cela. Non seulementj'ai voulu le dire, mais je l'ai dit
plusieursfois!

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MICHELET,LA SOUPE 799

M. Picard
Alors,je ne puis en aucun cas vous suivre.Il s'agit de l'illusionempiriste:
toute critique implique une théorie de la littérature,une esthétique,une
philosophie...
Deuxièmement,a-t-on considéré La Mer comme un texte littéraireou
comme un textescientifique ? Cest une question que je pose, et je ne crois
pas du tout que nos réponseset nos appréciationspuissentêtre identiques.Il
y a là un passage épistémologiquequi ne peut se faire sans illégitimité, à
mon sens.
La troisièmequestionn'est pas à proprement parler une question,mais je
crois,une déduction,qui vientaprès les deux interventions brillantesque nous
venonsd'entendre.Il faut,je crois,conclureque Micheletavait une ignorance
ou une méconnaissance totalede ce que nous appelonsmaintenant, après Hegel
et Marx,la dialectique.
M. Serres
A la premièrequestion,je réponds oui. Pour la deuxième,voici. A-t-on
considéréles textesen questioncommedes texteslittéraires ou des textesscien-
tifiques ? avez-vousdemandé.Cette question,vous le pensez bien, n'en est pas
une vraie. Ce n'est pas une question d'epistemologieque de savoir s'il faut
légitimement ou illégitimement traverserladite frontière.C'est une question
institutionnelle. Elle tient,plus exactement,à la sottisede l'Université,qui a
pour but de nous apprendreles choses les plus bêtes, à savoir qu'il y a une
différence entreles disciplines.Que je sache, La Mer est un textequi peut être
lu de façon extrêmement rigoureusecommelivre de sciences,et qui peut être
lu le dimancheaprès-midi,les pieds en l'air, c'est-à-direcomme un texte de
plaisir ou de réjouissance.Mais, de toute façon, les textesscientifiquesaussi
peuventêtrelus avec beaucoup de plaisir! Il y a un partageentrele littéraire
et le scientifique dontje ne sais pas exactementce qu'il signifie, sinonquelque
chose de politique.
Troisièmequestion : il ignoraitla dialectique.Réponse : oui.
M. Picard
Je répondsbrièvementà propos de votre deuxièmepoint. Je ne crois pas
qu'il s'agisse d'une institution purementuniversitaire, et, s'il le faut, je me
feraile championde l'Universitépour la défendre.Je considèrecette distinc-
tion commefondamentale. Ou l'on envisageun textecomme littéraire, et l'on
y appréciedes qualitéslittéraires, ou bien on l'envisagecommescientifique, et
alors,dans le cas de Micheletqui faisaitappel à un certainnombrede disci-
plines aujourd'huipérimées,d'idéologies,il faudraitparler...
M. Serres
L'idéologie,il y en a toujours,même dans les textesmathématiques ! Tout
le monde en parle et personnevraimentne sait ce que c'est.
M. Picard
II y a une distinctionentrescience,art et idéologie.J'ajouteraiqu'il existe
une relationévidenteentrece que j'appelais l'illusionempiristeet ce saut épis-
témologiquement illégitime: c'est la méconnaissancedu textelittérairecomme
tel.
M. Serres
De toute façon,on peut considérercomme littérairesles textesde Poinsot
écritsà la manièrede Chateaubriand,et mieuxque lui. Est-ce un texte litté-
raire ou savant,le Timée de Platon?
M. Albouy
J'ai été tout à fait convaincupar votreanalyse,mais il me semble qu'il y
a une petitedifficulté, que je voudraisvous soumettre: quelle place faites-vous

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800 REVUE D'HISTOIRELITTÉRAIREDE LA FRANCE

aux finalistes
dans cetteétude? En effet,toutle mondele sait, à chaque page
de La Mer ou des œuvresnaturalistesde Michelet,le lecteur est invité à
s'émerveillersur la sagesse maternellede la nature,une sorte de providence
maternellequi se manifesteen parcouranttoute l'échelle, depuis les débuts
préhistoriquesjusqu'à l'histoirehumaine...Ce finalisme,pensez-vousque c'est
une additionidéologique,ou l'intégrez-vous à la gnoseologieque vous venez
d'analyser?
M. Serres
II me sembleque MlleLinda Orr,qui a parfaitement parlé de ces problèmes,
peut vous répondremieuxque moi. En fait,ce que je peux répondrepartiel-
lement,c'est que je croisavoir démontréque le poids du mécanismeest aussi
importantdans La Mer que le poids de l'organicisme. D'où l'hylozoïsme.
Mlle Orr
En effet,j'ai essayé de parlercontrela vision finalistede Micheletcomme
étanttropsimplepour résumersa pensée tardive.Il me semble que la spirale
anéantitaussi l'image d'un début et d'une fin,cette spiralequi peut s'étendre
à l'infini.Pourtant,la spiraleme gêne toujourspar ce qu'elle retientde stati-
que : elle se réduittropfacilementà une dialectiqueéternelleet on retombe
dans la même notiontraditionnelle et intemporelle.
M. Serres
II y a deux chosesdans le finalisme, je crois.Il y a premièrement son modèle
temporel,et deuxièmement l'excitationpathétique.
Pour ce qui concernele premier,étantdonné que le cycle est fermé,il est
assez difficiled'en définirun. Pour ce qui concernel'excitationpathétique,elle
est à son comble!
M. Albouy
Ce qui me frappe,c'est qu'il y a peut-êtreune sortede contradiction entre
les deux. Il y a tempsfermé,et en mêmetempsil y a le but toujourspoursuivi.
Quand la larve se transforme petit à petit en insecte,elle est peut-êtredans
cet entracteobscur que vous avez définitout à l'heure,mais il n'empêche
qu'on sait qu'elle deviendral'insecte,etc. Elle aboutira à ce qui est une
perfectionrelative,et cela continuera ; de sorteque même le temps cyclique
peut inclurece finalisme.Dans ses œuvresnaturalistesMicheletfait appel à
des doctrinesscientifiques qui normalement devraientêtre désespérantespour
lui, telles que celle de Darwin,et il transforme le darwinisme, je pense qu'on
sera d'accord là-dessus- dans L'Insecte, par exemple- en une véritable
doctrinefinaliste, apaisanteen ce sens que ce n'est pas le plus fortqui l'em-
porte,mais le meilleurqui, petit à petit,se dégage, triomphe,et amène ce
progrèsdont il parle toujours.N'y a-t-ilpas là une espèce de jeu, de contra-
diction?
Mlle Orr
Oui, Micheletest en fait doué d'une capacité exceptionnelle pour rassembler
et assimilerdes contradictions, dont l'exemplele plus étonnantest celui du
mariage entre l'idéologie progressisteinspirée de l'Amour et le darwinisme
définipar la survivancedes plus forts.Mais il n'y réussitpas toujours,car
la synthèsefonctionnebien dans une perspectivemétaphysiqueet globale
mais elle se défaitau niveau de la personnalitéintime.Les conséquencesdu
darwinisme,appliquées à la société et surtoutà l'individu,reviennenthanter,
troublerl'écrivain.Alors,plutôtque synthèse,il y a ambivalence.
M. Serres
Je crois qu'il y a erreur: le darwinisme, ce n'est ni la victoiredu plus fort
ni la victoiredu meilleur; c'est la victoirede celui qui fait le plus d'enfants.

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MICHELET,LA SOUPE 801

Mlle Orr
Micheletn'a pas tellementcomprisle systèmenon plus.
M. Serres
II n'a pas tellementcomprisDarwin. Il est très rare, d'ailleurs,qu'on le
comprenne.
Mme Françoise Gaillard
Vous avez montréqu'il y avait chez Michelet une survalorisation d'ordre
analytiquedes modèles scientifiques de son temps,c'est-à-direqu'une lecture
interprétative de son œuvre serait possible; mais, ensuite,en jouant sur les
mots,et souventde façon convaincante,vous avez prouvé qu'on pouvait s'en
tenir,pour comprendreLa Mer, à une analyse des systèmesscientifiques mis
en jeu, qui répétaitle tableau des disciplinesscientifiques de l'Encyclopédie.
C'est sur ce pointprécisque je m'interroge : quelle est la positionqu'occupe le
discours scientifiquedans votre systèmed'interprétation ? Il fait figure de
terminusad quem de l'interprétation alors qu'on peut se demanders'il n'y
a pas une part d'élaborationfantasmatiquedans la constitutionmême des
modèles scientifiques.
Je sais ce que cette hypothèsepeut avoir de dangereux; on risque de tom-
ber dans le Jungismeet de reconstituer le mythed'un Inconscientcollectif,
matricede tous les systèmesde pensée. Cependanton peut s'interroger sur la
signification idéologiqueet libidinaled'une vision du monde qui s'exprimeen
termesde thermodynamique ou en termesde mécanique; aussi bien la psycha-
nalyseaurait-elleun rôle important à jouer dans l'epistemologie des disciplines
scientifiques. Je ne crois pas qu'on puisse se contenterde la faire intervenir
(pourmieuxl'éliminer)au seul niveau de la survalorisation subjectivede modè-
les qui en eux-mêmesresteraient neutres.
Par ailleursje suis toutà fait d'accord avec vous lorsquevous montrezqu'il
existe des modèles interprétatifs (tel que celui de la thermodynamique au
xixe siècle) qui permettent de penserà la fois la philosophiedes sciences,la
philosophiede l'histoireet même la constitution des modèles narratifs... Une
découvertescientifique(la thermodynamique) fonctionnecomme formematri-
cielle pour les autres systèmesde pensée. Contrairement à ce que fait M.
Foucault,vous introduisezune hiérarchisation des systèmesde représentation,
la matricescientifiqueétant le systèmemodelantgénéral des autres discours
qui le reflètent structuralement.Il apparaît donc, dans votre exposé, que le
modèle scientifique se trouvedans une positionde transcendancepar rapport
à tous les autressystèmes,notammenttextuels,qui le reproduisent. Ceci pose
la questionde l'originede la constitution de ce modèle même et par là même
de son articulationaux autresdiscours.
Pour que votre méthode d'analyse textuellesoit pleinementconvaincante,
il faudraitl'assortird'une réflexion sur les conditionsde possibilitéd'émergence
du modèle scientifique lui-même.
Il n'en restepas moinsque votreidée que le textecontientson propresys-
tème d'explicationme paraît tout à fait juste.
M. Serres
Mon but n'a pas été d'expliquerMicheletpar Freud, mais plutôtFreud par
Michelet! C'est tellementplus amusant.
Deuxième réponse : sur l'utilisationdu mot transcendantal. Je m'excuse :
quand on ne se pose pas la question de l'émergenced'un problèmedonné,
on ne pose pas le problèmetranscendantal. Au contraire,quand on se pose la
questionde la constitution du modèle en question,on est au niveau transcen-
dantal; commeje ne me suis pas posé la questiondes conditionsd'émergence,
Qu'est-ceque le transcen-
dans le transcendantal.
je n'étaispas, par définition,

Revue d'histoire littéraire de la France (74* Ann.), lxxiv. 51

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802 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

tantal? C'est l'ensembledes conditionsde possibilitéd'une situationdéter-


minée,in subjecto...
Deuxièmement, si j'ai paru donnerd'abord les modèlesscientifiques,
ce n'est
pas pour moi une questionde hiérarchie.J'ai trouvéplus simplede commencer
par là. J'auraispu commencerdans l'autresens. Il n'y a pas, à mon avis, de
prédominancedu modèle scientifique sur les autresdiscours.Il y a seulement
une comparaisonpossible.

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