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L'âge de la Terre

Book · September 2020

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0 359

1 author:

Jacques Treiner
LIED/PIERI Université Paris-Diderot
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Jacques Treiner

L’âge de la Terre ?

1
La question du début

Nous le savons depuis plus de 50 ans : la Terre a 4,5


milliards d’années.

Comment sommes-nous parvenus à cette


connaissance ? Comment pouvons-nous avoir accès à une
durée qui défie toute perception intuitive du temps ?
Comment les scientifiques donnent-ils sens à un tel chiffre ?
Comment les sciences expérimentales procèdent-elles pour
l’atteindre, puisque l’époque envisagée est évidemment hors
d’atteinte de toute expérience directe ?

Donner un âge, c’est repérer un début. Mais quand les


choses commencent-elles ? Puisque rien ne surgit du néant, il
y a toujours un avant, et l’acte de naissance lui-même s’étend
sur une certaine durée. Il faut donc dire un mot de l’acte de
naissance, qui est un processus, et non un point sur la ligne du
temps.

Ce processus, ici, c’est la formation d’une étoile – le


Soleil - et du système planétaire qui l’accompagne. En
permanence, au sein des galaxies, au hasard des turbulences
qui les animent, des portions de matière interstellaire, gaz et
poussières, se contractent sur elles-mêmes et donnent
naissance à des étoiles nouvelles, accompagnées d’un
ensemble de planètes et d’autres objets, astéroïdes et
comètes, qui gravitent autour d’elles. Les astrophysiciens
savent reconnaitre, dans notre galaxie, les zones de formation
d’étoiles nouvelles.

2
L’âge de la Terre comporte donc une indétermination
liée à la durée du processus. Mais ce flou offre un avantage.
Puisque tous les événements ayant pris place au cours de la
formation du système solaire sont contemporains, l’âge de la
Terre est aussi celui de tous les objets célestes qui forment la
famille du Soleil : non seulement Mercure, Vénus, La Terre,
Mars, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune et Pluton ; mais aussi
la ceinture des astéroïdes, vestiges d’une planète ratée entre
Mars et Jupiter, d’où nous viennent la plupart des météorites ;
et encore, plus loin, un peu au-delà de Neptune, la ceinture de
Kuiper, sur une étendue allant de 20 à 50 fois la distance
Terre-Soleil, anneau de petits corps célestes bien plus
nombreux que la ceinture des astéroïdes, comprenant
plusieurs milliers d’objets de diamètre supérieur à 100 km et
dont Pluton, pense-t-on aujourd’hui, est issu ; et enfin le
nuage d’Oort, réservoir de comètes aux trajectoires
s’allongeant presque jusqu’à mi-distance de l’étoile la plus
proche du Soleil, Alpha du Centaure, à 4,2 années de lumière.

De toute cette famille, les seuls membres auxquels


nous ayons un accès direct sont les météorites tombées sur la
Terre. Or, aussi surprenant que cela puisse paraître, prendre
une roche terrestre pour déterminer l’âge de la Terre n’est pas
une bonne idée. Une météorite fait mieux l’affaire. Car les
météorites sont des objets inertes qui n’ont pas évolué depuis
leur formation, alors que la Terre, planète active, recycle
régulièrement sa croute terrestre dans le magma sous-jacent.
Par conséquent, la solidification d’une roche sur Terre a
toujours été plus récente que la formation de la planète :
dater cette solidification ne donne pas l’âge de la Terre. Plutôt
que d’étudier un caillou ramassé sur un chemin, il est donc

3
plus fiable de dater des météorites venues des régions les plus
lointaines du système solaire – et l’on trouve d’ailleurs qu’elles
ont toutes à peu près le même âge.

La vedette, en l’occurrence, revient à coup sûr à la


météorite du Meteor Crater, en Arizona, tombée il y a
quelques 25000 ans, et qui a joué, par sa composition
particulière, un rôle clef dans la première détermination
précise et stable de l’âge de la Terre, en 1955. Et la météorite
Allende, tombée au Nord du Mexique le 8 février 1969, a
permis d’en augmenter la précision.

La valeur communément acceptée aujourd’hui par les


scientifiques est 4,5672 milliards d’années. (La durée de
formation du système planétaire est, elle, estimée à quelques
dizaines de millions d’années, et c’est sur ce processus-là que
se concentrent les recherches actuelles).

Comment en est-on arrivé à cette valeur ?

Le cheminement présente, comme souvent, un intérêt


aussi grand que le point d’arrivée, notamment parce que le
milliard d’années, comme évoqué ci-dessus, se situe en dehors
de la perception immédiate, sensorielle, du temps. La façon
dont le cerveau humain est parvenu à appréhender des
échelles de temps bien au-delà de l’expérience immédiate du
monde n’est pas l’aspect le moins fascinant de la question de
l’âge de la Terre.

4
Comment la question de l’âge de la Terre

devint-elle une question scientifique ?

Les origines selon les mythes

L’interrogation sur les origines est probablement aussi


ancienne que l’apparition de la conscience et de la faculté
d’abstraction chez l’homme. Bien avant qu’ils aient développé
un regard scientifique sur le monde, les hommes se sont
emparés de la question des origines, et y ont répondu par
toutes sortes de récits, dont nous n’avons que des bribes à
travers les variantes recueillies : les mythes. Qu’ils soient ou
non d’origine religieuse, chacun à sa façon nous dit comment
vivre ensemble toujours à travers un ensemble de valeurs qui
se dégagent de récits fondateurs dont la dimension poétique
est souvent primordiale.

Les mythes prétendent par nature à une visée globale :


ils organisent en ensembles d’une infinie variété les grands
invariants de la condition humaine : la vie, la mort, l’amour,
l’amitié, le bien, le mal, la jalousie, l’individu, le groupe, la
violence …

Mais les premières questions auxquelles ils tentent


d’apporter des réponses concernent le monde, notre propre
existence, notre origine : le monde a-t-il un commencement,
ou a-t-il toujours existé ? Comment l’espèce humaine est-elle
apparue ? Les mythes proposent ainsi différentes
cosmogonies, c’est-à-dire différents récits de la genèse du
monde – s’il y a un début - ou bien celui de sa régénérescence

5
périodique (par exemple dans la cosmogonie indienne), qui se
prolongent par une genèse de l’espèce humaine.

En Occident, la Bible offrit pendant des siècles un


moyen de dater l’origine du monde. En effet, après les
épisodes bien connus de la Genèse, on y trouve une
description de toutes les générations qui se sont succédées
jusqu’aux événements pour lesquels nous avons quelques
traces historiques dans les textes babyloniens. Il suffisait donc,
de remonter les générations pour avoir accès au temps zéro …
si l’on acceptait l’idée de personnages pouvant vivre plusieurs
centaines d’années (969 ans pour Mathusalem, 930 ans pour
Adam, 950 ans pour Noé etc.).

Johannes Kepler, au début du 17ème siècle, parvint à


dater par ce procédé l’origine du monde à 3993 AJC, tandis
que Newton, à la fin du même siècle, proposa 3998 AJC. Mais
le record de précision fut obtenu sans conteste par un évêque
anglican, James Ussher, qui, dans ses Annales du monde,
(1658) data le temps zéro au soir du 22 octobre 4004 AJC …

Changement de paradigme dans la lecture des mythes

Les mythes ont réponse à tout, mais ils n’expliquent


rien. C’est là que, tôt ou tard, ils entrent en conflit avec cet
autre mouvement de l’esprit qui questionne le monde : la
démarche scientifique. La science, elle, ne livre pas de récit
global, mais cherche à expliquer, modestement au départ.
Ainsi que le dit François Jacob, « le début de la science
moderne date du moment où aux questions générales se sont
substituées des questions limitées ; où au lieu de se demander :
comment l’Univers a-t-il été créé ? , de quoi est faite la
matière ? , quelle est l’essence de la vie ? , on a commencé à

6
se demander : Comment tombe une pierre ? Comment l’eau
coule-t-elle dans un tube ? Quel est le cours du sang dans le
corps ? » Très vite, cette démarche, a priori moins ambitieuse
que l’autre, contredit ce que disaient les mythes, et notre
sujet, l’âge de la Terre, fut un exemple de ce type de conflit. En
effet, dès que certains savants, au 17ème siècle, eurent l’idée
de rechercher des chronomètres dans les phénomènes
naturels, des contradictions apparurent avec les estimations
basées sur la Bible – si nous nous référons à ce grand texte
fondateur.

Comment les résoudre ?

Toutes les religions ont connu ce moment de


basculement qui se règle en général par une réinterprétation
du mythe dans un sens métaphorique. Galilée pour la tradition
chrétienne, Avéroès pour la tradition musulmane, et
Maïmonide pour la tradition juive proposent, chacun avec ses
propres mots, une attitude commune ; Galilée, dans sa lettre à
Christine de Lorraine, la présente avec une amusante clarté :
comme Dieu est à la fois créateur du Texte et créateur de la
Nature, il ne peut exister de contradiction entre les deux. Or,
nous prenons connaissance des phénomènes naturels par nos
sens, notre faculté d’abstraction, les mathématiques. Le
processus est (facilement) contrôlable. Par conséquent, s’il
nous semble parfois qu’il y a discordance entre le Texte et
l’approche par la raison, c’est que nous comprenons mal le
Texte – puisque nous contrôlons la raison. Il faut donc prendre
le Texte dans un sens métaphorique, et mettre notre
incompréhension sur le compte du décalage historique : le
Texte a été écrit à une certaine époque, pour une population
déterminée.

7
Spinoza, dans son Traité théologico-politique, est peut-
être celui qui a exprimé avec le plus de force logique la
nécessité d’interpréter le texte religieux (jusqu’à souligner les
difficultés liées à la traduction). Il propose de considérer la
Bible comme une œuvre littéraire, qui, comme toute œuvre
littéraire, parle de la société dans laquelle vivent ceux qui l’ont
conçue et pour qui, selon Spinoza, le « style poétique » était
d’un effet plus fort que « la manière des historiens
politiques ». Il est donc vain de chercher dans le Texte une
histoire du monde. Utilisons la Raison qui, elle, se trouve sous
le feu permanent de la critique, et permet de corriger les
éventuelles erreurs.

Ce changement de paradigme dans la lecture des


mythes, qui prendra plusieurs siècles à se stabiliser (les
mouvements créationnistes d’aujourd’hui maintiennent
encore une lecture littérale de la Bible), aura évidemment des
conséquences considérables, puisque la voie sera dorénavant
ouverte à une approche scientifique de la Nature.

La recherche de chronomètres objectifs

Ainsi, Edmund Halley (dont la comète porte le nom) eut


en 1715 l’idée que la salinité de la mer était due à l’apport des
rivières, qui dissolvent sels et minéraux des terrains que, petit
à petit, elles érodent. Comme l’eau qui s’évapore des océans
ne contient pas de sel, celui-ci s’accumule au cours des âges.
Halley ne savait pas comment chiffrer le rythme de cette
accumulation, et par conséquent il était incapable de chiffrer
le commencement du processus, mais l’idée, contre intuitive
car l’eau des rivières parait douce, est superbe. Il se trouve

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qu’elle est en grande partie fausse, car d’autres mécanismes
entrent en jeu pour expliquer la quantité de sel contenu dans
les mers, mais la démarche est exemplaire.

De façon semblable, l’étude des dépôts sédimentaires,


dès la fin du 17ème siècle, donna accès aux grandes échelles de
temps, aux temps longs. La première étape consistait à
reconnaitre que les fossiles marins trouvés dans des couches
géologiques ne sont pas d’étranges formes spontanées de
cristallisation des roches, mais bien des restes d’organismes
vivants indiquant que les terrains où on les trouve se sont
formés dans le passé au fond des océans, puis ont été poussés
hors de l’eau par de formidables mouvements ascendants.
Ensuite, on chercha à mesurer les vitesses de sédimentation
dans des lacs, afin de les extrapoler à des sédiments
océaniques. L’échelle du million d’années fut obtenue de cette
façon par Buffon – qui se garda bien de la publier, car elle
risquait de trop choquer ses contemporains.

L’idée qui connut le plus de développements fut sans


doute la suivante : lorsqu’on s’enfonce dans la Terre, la
température augmente. La valeur actuelle, 1° C tous les 30
mètres en moyenne, est suffisamment grande pour avoir été
observée dès que des mines furent creusées dans le sol. La
température atteint donc le millier de degrés à 30 km de
profondeur. D’où l’idée que la Terre est un globe constitué de
roches en fusion qui se refroidit par sa surface. Plus le temps
passe, et plus la température de surface diminue. Buffon,
encore lui, se mit en tête d’explorer cette idée en observant
comment un globe porté à haute température se refroidit. Il fit
construire une forge dans son domaine de Montbard, situé
dans une région où le minerai de fer était exploité depuis des

9
siècles. Des globes de différentes tailles étaient portés au
rouge, et l’on observait le temps de refroidissement. Comme il
ne disposait pas de thermomètre, Buffon procéda par
toucher : il mesura le temps qu’il fallait pour qu’il fût possible
de toucher le globe sans se brûler, puis le temps pour
atteindre la température ambiante. L’extrapolation au globe
terrestre (dont la taille est connue depuis Eratosthène, au 3 ème
siècle avant JC) était sans doute hasardeuse, mais toujours est-
il qu’elle lui donna l’échelle de la centaine de milliers d’années.

Comme ces diverses méthodes faisaient voler en éclats


les estimations basées sur le décompte des générations de la
Bible, Buffon se montra prudent dans la publication de ses
chiffres : il valait mieux, disait-il, « être plat que pendu ».

L’idée du refroidissement d’un globe initialement porté


à des milliers de degrés sera reprise par Joseph Fourier au
début du 19ème siècle, puis par Kelvin dans la seconde moitié
du siècle. Comme ce fut l’occasion d’un conflit passionnant
entre physique et géologie, nous allons l’examiner en détail.

Le conflit Kelvin-Darwin

Il est rare que deux scientifiques de premier plan,


chacun dans sa discipline, vivant à la même époque et dans le
même pays, se confrontent sur une question fondamentale
sans parvenir à la résoudre.

C’est pourtant ce qui se passa dans la seconde moitié


du 19ème siècle entre Lord Kelvin (William Thompson jusqu’en
1892) et Charles Darwin sur la question de l’âge de la Terre.
Kelvin, utilisant (presque) tout ce que la physique de son

10
temps pouvait apporter, estimait cet âge dans une fourchette
allant de quelques dizaines à quelques centaines de millions
d’années. Darwin et les géologues de son temps ne
disposaient pas d’échelle de temps précise, mais ils étaient
convaincus que l’évolution des espèces, les dépôts
sédimentaires, l’érosion des massifs montagneux etc.
s’étalaient sur des échelles de temps bien supérieures. Ils
avaient raison, mais sans pouvoir le prouver, et Darwin
mourut en 1882 sans le savoir. Kelvin vécut assez longtemps (il
mourut en 1907) pour être témoin de la découverte de la
radioactivité, laquelle fournit, comme nous le verrons plus
loin, un chronomètre meilleur que les siens, et permit à la
physique et la géologie de se réconcilier.

Comment se présenta ce désaccord, qui prit parfois des


aspects polémiques ?

L’âge de la Terre selon Kelvin

En 1847, Kelvin, pour estimer l’âge de la Terre, prolonge


les idées de Newton et de Buffon : la Terre est initialement
une masse de roche en fusion qui se refroidit par sa surface.
Mais au lieu de se contenter de la température de surface,
Kelvin s’intéresse à la façon dont la température augmente
avec la profondeur. Appelons gradient de surface
l’augmentation de température en fonction de la profondeur
(1° C tous les 30 mètres). Au début de l’existence de la Terre, il
devait être beaucoup plus élevé, car les roches sous-jacentes
s’étaient moins refroidies. Au cours du temps, ce gradient
diminue, et lorsque la Terre se sera complètement refroidie, la
température sera uniforme, et le gradient sera nul. Si l’on est
capable de calculer la façon dont une boule uniformément
chaude se refroidit au cours du temps, on peut relier
11
directement le gradient de surface au temps écoulé. Or Kelvin
est capable de faire ce calcul. Il a à sa disposition la théorie de
Fourier sur la propagation de la chaleur, et sa propre habileté
mathématique à résoudre des problèmes. Quels sont les
ingrédients du modèle et de la théorie ?

Le modèle : une boule de 6400 km de rayon


initialement à 3900 °C, température de la roche en
fusion, qui perd son énergie par conduction thermique
à travers la matière supposée rigide.

La théorie : celle de Fourier concernant la propagation


de la chaleur dans un solide.

C’est tout ce dont Kelvin a besoin pour relier


quantitativement la valeur du gradient thermique à l’âge de la
Terre. A l’aide de cette relation, il déduit l’âge de la Terre de la
valeur connue du gradient. Compte tenu des incertitudes sur
les propriétés thermiques des roches, Kelvin obtint un âge
compris entre 20 et 400 millions d’années. La marge était
large, certes, mais le milliard d’années était exclu.

L’âge du Soleil selon Kelvin et Helmholtz

Cette première estimation reçut le renfort d’un calcul


de l’âge du Soleil, obtenu à partir d’une interrogation relative
à l’origine de l’énergie solaire. D’où vient cette énergie ?
Quelles transformations, au sein du Soleil, ont pour effet de
produire en permanence ce rayonnement ?

Le nom d’Hermann von Helmholtz est associé à ces


questions. C’est lui qui mit l’accent, dans la seconde moitié du
19ème siècle, sur ce qui deviendra la loi de la physique, peut-
12
être la plus fondamentale de toutes, selon laquelle l’énergie
n’est ni créée ni détruite. Elle peut seulement changer de
forme. Comment ces considérations s’appliquent-elles au
Soleil ?

Au milieu du 19ème siècle, on connait la masse du Soleil


(d’après le mouvement des planètes) et son rayon (d’après sa
distance et son diamètre apparent). Il est sa propre source de
lumière (au contraire de la Lune qui réfléchit la lumière du
Soleil), et il rayonne comme tout corps porté à une certaine
température. D’où lui vient cette température ?

Emmanuel Kant et Pierre-Simon de Laplace avaient


déjà imaginé la formation du soleil à partir d’une masse de gaz
interstellaire qui s’effondre sur elle-même par attraction
gravitationnelle. Cet effondrement comprime le gaz, qui
s’échauffe, et sa pression augmente. Et le soleil doit son
équilibre à l’opposition entre cette tendance à l’effondrement
et la pression interne de l’étoile. Equilibre apparent,
cependant : comme le Soleil rayonne, cette perte d’énergie
tend à le refroidir et donc à diminuer la pression, et la
contraction gravitationnelle peut reprendre. En réalité, le
Soleil se contracte en permanence, et l’émission de
rayonnement est continue.

Il est possible de calculer, par les lois de la mécanique,


sans connaitre la durée écoulée, l’énergie que le Soleil a ainsi
rayonnée entre la situation initiale (un gaz diffus et froid) et la
situation actuelle (le même gaz chaud et contracté sous la
forme du Soleil). On peut également mesurer l’énergie reçue
sur Terre, et, de là, calculer l’énergie que le Soleil émet chaque
seconde. On peut donc estimer son âge, en divisant l’énergie
totale rayonnée par l’énergie émise chaque seconde.
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Dans la théorie que nous venons de résumer, l’origine
de l’énergie solaire est donc la gravitation. C’est ainsi que
Kelvin et Helmholtz calculèrent que le Soleil avait commencé à
rayonner il y a environ 25 millions d’années. Ces calculs étaient
compatibles avec ceux du refroidissement de la Terre, dont ils
réduisaient d’ailleurs la marge d’incertitude. Kelvin disposait
donc là d’arguments forts pour affirmer que la formation du
système solaire remontait à moins de 100 millions d’années.

Darwin et les géologues

Or, cette estimation ne convenait pas du tout aux


géologues de son époque, dont le cadre de pensée était
l’Uniformitarisme. Un de ses théoriciens le résumait par
l’aphorisme : « Aucune de trace de début, aucune perspective
de fin ». Les géologues devaient s’intéresser aux
transformations, pas à l’origine. A cette époque, ils ne
disposaient d’ailleurs pas de méthodes de datation absolue
des roches ou des couches géologiques : lorsqu’ils examinaient
des coupes naturelles (falaises, canyons etc.), ils ne pouvaient
établir que des ordres de succession, en suivant le principe de
bon sens selon lequel les couches sédimentaires se déposent
dans l’ordre chronologique, à quoi s’ajoute l’hypothèse que
des roches qui contiennent les mêmes fossiles, en des endroits
différents, sont contemporaines. Pour pouvoir chiffrer le
temps géologique, il faut disposer de phénomènes
quantifiables. Combien de temps prend l’érosion d’un massif
montagneux ? Le dépôt par sédimentation d’une couche d’un
kilomètre d’épaisseur ?

Darwin et Huxley, son plus ardent défenseur, se


situaient résolument dans le temps long. Ils se seraient bien
accommodés d’une Terre éternelle en constante
14
transformation. Darwin ne voulait pas être pressé par un
temps autre que celui de la biologie. Les calculs de Kelvin lui
étaient « odieux », il les percevait comme des « attaques
terribles », intimement persuadé, sans pouvoir le prouver, que
le temps de l’évolution se chiffrait en centaines de millions
d’années, et non en dizaines. C’est aussi que ses observations
l’avaient mis sur la piste d’un mécanisme interne à la vie elle-
même, les mutations au hasard, qui reçoivent la sanction de
l’environnement, la sélection naturelle. Darwin était persuadé
que cette évolution était lente. Kelvin et Helmholtz, pour leur
part, abordaient cette question avec une désinvolture
étonnante : la vie, pour eux, était une caractéristique
fondamentale de la matière. Elle pouvait très bien être venue
d’ailleurs, transportée par les météorites. Svante Arrhénius
popularisera cette idée sous le nom de « panspermie ». On
conçoit que ce genre d’idée, dont le mérite est de replacer la
Terre dans l’Univers, mais le défaut d’être à l’opposé de toute
observation de terrain, aient heurté de plein fouet Darwin et
ses amis qui avaient pris pour principe de base de s’affranchir
de toute hypothèse ad hoc. Le dialogue n’était plus possible.

Néanmoins le prestige de Kelvin était tel que ses


estimations s’imposeront, et la plupart des géologues finiront
par s’y ranger. Ainsi John Jolly, en 1899, reprend la question de
Halley : le sel de la mer a été apporté au cours des âges par les
rivières qui érodent les dépôts minéraux continentaux. En
estimant la quantité apportée chaque année par les fleuves, et
en divisant le stock actuel par l’apport annuel, on obtient une
durée. Jolly obtient une valeur d’environ 100 millions
d’années. A la fin du 19ème siècle, l’Uniformitarisme ne tient

15
plus : non seulement le temps n’est pas éternel, mais, de plus,
il n’est pas très long.

De l’importance des hypothèses d’un calcul

Pourtant Kelvin avait tort : les trois hypothèses de base


de ses calculs étaient fausses ! Pour les deux premières, il ne
pouvait pas le savoir, mais l’histoire de la troisième est très
intéressante :

1. Il supposait que l’origine de l’énergie solaire était la


gravitation.

2. Il supposait qu’il n’existait aucune source de chaleur


interne à la planète autre que le magma initial.

3. Il supposait explicitement que la chaleur se propageait


dans la Terre uniquement par conduction, et
n’envisageait pas de mouvement de convection
interne.

Kelvin, tout d’abord, ne pouvait imaginer que l’origine de


l’énergie solaire ne se trouve pas dans la gravitation, mais
dans les réactions de fusion nucléaire qui se déroulent au
centre du Soleil. L’hypothèse ne fut formulée explicitement
par Jean Perrin qu’en 1919, et il fallut attendre les années
1930 pour que la succession des réactions de fusion soit
élucidée. Ce fut l’apport de Hans Bethe, qui obtint le prix
Nobel pour cela, puis celui de Charles Critchfield, en 1938.

Pour la seconde hypothèse, Kelvin ne pouvait pas non plus


savoir que la Terre contient des substances radioactives,
principalement uranium et potassium, dont la désintégration
s’accompagne de dégagement de chaleur : la Terre dispose
donc de sources internes. La radioactivité ne fut découverte
16
qu’en 1896. Cette raison est souvent donnée comme
invalidant le calcul de Kelvin. Mais si l’on examine la question
de plus près, ce n’est que partiellement vrai, car la quantité de
chaleur produite par la radioactivité interne n’est pas
suffisante pour maintenir le gradient de surface élevé que l’on
observe.

C’est en fait l’argument de la convection qui était le bon,


mais, curieusement, il ne fut pas invoqué par les géologues –
signe, sans doute, de leur réticence à entrer dans le monde de
la physique. Un des anciens assistants de Kelvin, John Perry,
souleva l’objection en 1895. La convection, c’est-à-dire un
déplacement de matière accompagnant des différences de
température dans un fluide, est un mécanisme de transport
d’énergie bien plus efficace que la conduction, qui désigne une
propagation de chaleur dans un milieu fixe. Or, si la
température interne du globe se chiffre en milliers de degrés,
est-il raisonnable de maintenir l’hypothèse d’une Terre
entièrement solide ?

Si l’on inclut la convection, le gradient de surface diminue


avec le temps moins vite qu’en l’absence de convection, car de
la chaleur est en permanence apportée de l’intérieur vers la
surface par déplacement de matière. Autrement dit, pour une
même valeur du gradient de surface, on trouve que le temps
écoulé est plus grand. Devant l’impossibilité d’un calcul exact
incluant la convection, John Perry considéra le modèle
suivant : i) la conduction thermique n’a lieu que dans la croûte
terrestre, sur une épaisseur de 50 à 100 km ; ii) à l’intérieur, la
convection, qui mélange la matière fluide, homogénéise la
température en permanence. Il trouve alors que le gradient

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thermique actuel est compatible avec un âge de la Terre de
plusieurs milliards d’années !

Mais Perry ne parvint pas à convaincre Kelvin, celui-ci


maintint son hypothèse d’une Terre solide, et l’argument de la
radioactivité, sous l’autorité de Rutherford, prévalut. Si les
idées de Perry avaient été mieux comprises, les
représentations mentales que les géologues se faisaient de la
Terre auraient été différentes dès le début du 20ème siècle, et
l’on peut se demander si la théorie de la tectonique des
plaques, fondée justement sur les mouvements de convection
interne, n’aurait pas été acceptée bien plus tôt… !

18
Les déterminations modernes

de l’âge de la Terre

Elles reposent toutes sur la propriété de désintégration


radioactive de certains noyaux atomiques. Là aussi, la loi qui
permet de calculer l’âge de la Terre est d’une simplicité
étonnante, mais cette simplicité ne s’acquiert qu’après une
plongée dans la structure intime de la matière.

La table des éléments

Toute la matière qui nous entoure, y compris celle qui


nous constitue, est formée à partir de 92 types de briques que
sont les atomes : c’est ce qu’on appelle la table des éléments,
ou tableau de Mendeleiev, du nom de celui qui, le premier,
eut l’idée de les classer d’après les similitudes de leurs
propriétés chimiques.

Chaque atome est constitué d’un noyau et d’électrons.


Le noyau contient deux sortes de nucléons : les protons
(portant une charge électrique) et les neutrons
(électriquement neutres). Le nombre d’électrons est égal au
nombre de protons et leur charge est opposée. Un élément
chimique est caractérisé par le nombre de protons de son
noyau. Ainsi le plus simple de tous les noyaux est l’hydrogène,
qui ne contient qu’un seul proton. Le suivant est le noyau
d’hélium, qui contient deux protons. Le plus gros de tous, le
noyau d’uranium, en contient 92. Pour un même nombre de

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protons, on trouve dans la nature des noyaux avec différents
nombres de neutrons : c’est ce qu’on appelle les isotopes de
l’élément. Ainsi, le noyau de carbone, le plus abondant,
comporte 6 protons et 6 neutrons, c’est ce qu’on appelle le
carbone-12 (12 = 6 + 6), mais il existe aussi, en beaucoup plus
faible quantité (environ 1 sur un million de millions), le
carbone-14, dont le noyau comporte 6 protons et 8 neutrons
(14 = 6 + 8). Dans le cas de l’uranium, on trouve des isotopes
avec un nombre de neutrons compris entre 134 et 148, soit
depuis l’uranium-226 (226 = 92 + 134) jusqu’à l’uranium-240
(240 = 92 + 148).

Limites de stabilité et radioactivité

Mais il n’existe pas sur Terre de noyaux avec plus de 92


protons. Pourquoi ? Pourquoi n’y a-t-il pas de noyaux avec 500
ou 1000 protons ?

C’est que les protons, électriquement chargés, se


repoussent. Lorsque leur nombre augmente, cette répulsion
tend à déstabiliser le noyau, et au-delà d’une limite, qui se
trouve être égale à 92, cette répulsion ne parvient plus à être
compensée par l’interaction nucléaire attractive entre les
nucléons. L’édifice nucléaire devient instable : il se fragmente
de diverses façons pour atteindre des configurations stables.
Lorsqu’il se divise en deux fragments de tailles à peu près
égales, on dit que le noyau fissionne. Lorsque le noyau initial
expulse un ensemble de 2 protons et 2 neutrons (un noyau
d’hélium), on dit qu’il s’agit d’une radioactivité Lorsque le
noyau expulse un électron (un neutron du noyau se change
alors en proton), c’est une radioactivité . Enfin, divers
processus de réorganisation des nucléons dans un noyau
s’accompagnent d’émission de rayonnement
20
électromagnétique très énergétique qu’on appelle
rayonnement γ. Tous les noyaux proches de la limite de
stabilité sont des émetteurs , et γ. Dans les émissions et
l’élément chimique initial change de nature, puisque le
nombre de protons change. On dit aussi que le noyau se
désintègre.

La radioactivité comme chronomètre

La désintégration d’un noyau instable est un processus


aléatoire, au sens où il est impossible de prévoir l’instant où il
va se désintégrer. Mais si l’on considère un ensemble de
noyaux identiques, on constate que le temps nécessaire pour
que ce nombre soit divisé par deux est une constante,
caractéristique du noyau en question. Autrement dit, si l’on
part, à un instant quelconque, d’un ensemble de N noyaux, le
temps qu’il faut pour que ce nombre soit divisé par deux (et
que par conséquent la moitié des noyaux se soient
désintégrés) est indépendant de N. Soit τ cette durée, qu’on
appelle « demi-vie » ou « période ». Cela signifie qu’au bout
d’une durée τ, le nombre de noyaux restant est divisé par
deux, au bout de 2τ, il est divisé par quatre, au bout de 3τ, il
est divisé par huit etc. Ceci est une propriété caractéristique
d’une décroissance exponentielle.

Résultat remarquable, l’aléatoire du processus


individuel s’accompagne d’un déterminisme pour l’ensemble
des noyaux.

La datation au carbone-14 (C-14)

Cette loi permet d’utiliser la radioactivité comme


chronomètre. Prenons un exemple : la méthode de datation
au C-14. Sa demi-vie, mesurée en laboratoire, est de 5730 ans.
21
Il disparait donc de façon continue en se transformant en
azote-14, mais il est régénéré en permanence en haute
atmosphère par interaction du rayonnement cosmique avec
les noyaux d’azote de l’air, si bien que sa proportion est à peu
près constante au cours du temps (elle varie un peu avec
l’intensité du rayonnement cosmique). Tous les organismes
vivants ont du C-14 dans la même proportion, car le gaz
carbonique de l’air est absorbé par les plantes lors de la
photosynthèse, et par les animaux qui se nourrissent de ces
plantes ou par des animaux carnivores.

Dans le corps humain, par exemple, cela fait chez un


adulte environ 4000 désintégrations par seconde. Mais comme
nous renouvelons en permanence notre carbone par la
nourriture, la proportion de C-14 reste constante, et égale à
celle qu’elle est dans l’air : environ 1 noyau de C-14 pour mille
milliards de noyaux de C-12 !

Lorsqu’un organisme meurt, le métabolisme cesse, et


le C-14 n’est plus renouvelé. Par conséquent sa proportion
diminue, et cette diminution se fait selon la loi connue de
décroissance radioactive. Imaginons alors que l’on cherche à
dater un morceau de tissu antique. Il suffit de mesurer la
proportion de C-14 qu’il contient pour déterminer le moment
où le matériau dont il est fait a été prélevé (plante, laine etc.).
Si l’on trouve, par exemple, que la proportion a diminué de
moitié, c’est que le tissu date de 5730 ans ! C’est aussi de cette
façon que l’on a pu déterminer que le « suaire de Turin » ne
datait pas de l’époque romaine mais du Moyen Âge. La
datation au carbone-14 est une technique régulièrement
utilisée par les archéologues, les préhistoriens et les
paléontologues.

22
Des chronomètres pour toutes les échelles de temps

Chaque noyau instable est caractérisé par une demi-vie


particulière. Et il se trouve, cadeau de la nature, que ces demi-
vies couvrent toutes les échelles de temps. Les demi-vies des
noyaux les plus instables peuvent durer moins d’une seconde
et celles des noyaux les moins instables des milliards d’années.
Par exemple, les deux isotopes les plus abondants de
l’uranium, l’uranium-235 (U-235) et l’uranium-238 (U-238),
ont des demi-vies de respectivement 700 000 ans et 4,5
milliards d’années. Voilà des durées bien adaptées à la mesure
des temps longs ! On ne pourrait pas, en effet, utiliser le C-14
pour estimer des âges supérieurs à quelques dizaines de
milliers d’années, car tous les noyaux de C-14 auraient disparu.

Au passage, une remarque : dans le minerai naturel


d’uranium, l’abondance de l’U-235 est de 0,7 %, les 99,3 %
restants étant de l’U-238. Si l’on imagine qu’au début de la
formation de la Terre, ces deux isotopes étaient en
proportions voisines, la faible proportion de l’U-235
aujourd’hui est une indication que l’âge de la Terre doit être
de plusieurs milliards d’années, de sorte que l’U-235 ait eu le
temps de « décroitre » beaucoup plus que l’U-238.

La méthode uranium-plomb pour l’âge de la Terre

Donnons tout de suite l’idée de la méthode, avant d’en


percevoir les subtilités. L’uranium est radioactif par émission α
et il laisse comme résidu un noyau de plomb, stable. Si l’on
détecte dans une roche de l’uranium et du plomb, il est

23
logique de penser qu’une partie de ce plomb résulte de la
désintégration de l’uranium (du plomb dit radiogénique) et
s’est accumulé dans la roche au cours du temps. Et comme on
connait la loi de désintégration, on peut calculer le temps
écoulé depuis la fermeture de la roche, c’est-à-dire le moment
où elle a cessé tout échange de matière avec son
environnement.

La difficulté tient à ce que la roche pouvait déjà


contenir du plomb au moment de sa fermeture. Quelle partie
du plomb présent dans une roche est-elle radiogénique ? S’il y
a beaucoup plus de plomb, en proportion, que dans les roches
contenant très peu d’uranium, on peut négliger la fraction
initiale, mais quand on n’est pas dans ce cas ?

De plus, dans la pratique la méthode se complique car


nous avons vu que le minerai d’uranium contient deux
isotopes, tous deux radioactifs.

L’U-235 émet en cascade 7α, et laisse un noyau stable


de plomb-207, c’est-à-dire un noyau avec 82 protons et 125
neutrons. L’U-238 émet en cascade 8α et laisse un noyau
stable de plomb-206, contenant 82 protons et 124 neutrons.
Comme les demi-vies des deux isotopes de l’uranium sont
connues, la mesure de l’abondance des deux isotopes du
plomb dans une roche ne permet-elle pas de remonter à l’âge
de cette roche ?

La réponse est négative pour la raison de base indiquée


plus haut : comment savoir s’il n’y avait pas présence de ces
deux isotopes du plomb au moment de la formation de la
roche ? Comment distinguer le plomb initial du plomb
radiogénique ? De plus, dans la nature, on trouve aussi du

24
plomb-204, avec 82 protons et 122 neutrons, qui n’est pas
radiogénique (c’est-à-dire qui ne provient pas de la
désintégration de l’uranium). Enfin, pour des raisons
techniques, ce sont des rapports de concentration que l’on sait
mesurer : Pb-207/Pb-204 et Pb-206/Pb-204. La question est
donc : quelles étaient les valeurs de ces deux rapports lors de
la formation du système solaire et de la Terre ?

La réponse est double : d’une part, contrairement à ce


que semble dire le bon sens, il n’est pas nécessaire de
connaitre la composition initiale pour déterminer l’âge des
roches ; d’autre part, les scientifiques ont tout de même
réussi à la déterminer ! Astuce dans le premier cas, coup de
chance dans le second.

Astuce

Les noms d’Alfred Nier et de Fritz Houtermans sont


attachés à la méthode dite des isochrones, mise au point dès la
découverte des deux isotopes de l’uranium, en 1939. Ils ont
l’idée de représenter sur un graphique le rapport des
concentrations actuelles Pb-207/Pb-204 et Pb-206/Pb-204
l’une en fonction de l’autre. Pour une météorite donnée, cela
donne un point. Ces points sont différents pour différentes
météorites, car la quantité de plomb radiogénique dépend de
la quantité d’uranium initial, or le rapport U/Pb-204 n’a
aucune raison d’être le même partout. Mais Alfred
Nier montre, à l’aide des équations de radioactivité, que si les
météorites ont le même âge, alors les différents points doivent
se placer sur une droite, et que la pente de la droite obtenue
s’exprime très simplement en fonction de l’âge T. C’est ce qui
permet de s’affranchir de la connaissance de la composition
initiale de la météorite.
25
En 1955, Clair Patterson, du California Institute of
Technology, utilise cette méthode et analyse cinq météorites
en provenance du Mexique, de l’Iowa, du Kansas, d’Australie
et d’Arizona. Il trouve qu’effectivement les points
représentatifs de ces roches se disposent bien sur une droite,
et à partir de la mesure de la pente, il trouve un âge de 4,55
milliards d’années, avec une incertitude de 70 millions
d’années. Il complète son analyse avec celle des sédiments
océaniques, trouve que les points représentatifs se placent
également sur la droite des météorites, et conclut que la Terre
et les météorites se sont donc formées à la même époque à
partir de la même matière première primitive.

Chance

Clair Patterson a aussi de la chance avec la météorite


de l’Arizona. Il s’agit d’une météorite qui s’est écrasée sur
Terre il y a environ 25000 ans et y a formé un cratère
d’environ 1,2 km de diamètre. C’était une météorite de fer, et
l’on estime que pour former un cratère de cette taille, sa
masse devait être de l’ordre de cent mille tonnes, ce qui
correspond à une sphère d’environ 25 m de diamètre. Ce
Méteor Crater est toujours visible aujourd’hui, car, étant situé
dans une région devenue très sèche, il a été épargné de
l’érosion.

L’analyse des fragments récupérés de cette météorite a


révélé une particularité : elle contient si peu d’uranium que le
plomb généré par celui-ci est en trop petite quantité pour
avoir perturbé les quantités initiales qui s’y trouvaient. Les
proportions des isotopes du plomb que contient cette
météorite sont donc globalement celles de la nébuleuse
primitive : comme si, pour cette météorite, le temps ne s’était
26
pas écoulé. Cela a permis de calibrer d’autres datations par la
même méthode.

27
Questions ouvertes

Depuis plus de cinquante ans, l’âge de la Terre fait donc


partie, avec sa taille et sa distance au Soleil, des données de
base concernant l’identité de notre planète. Il s’agit d’une
connaissance stabilisée, au sens où l’ensemble des chercheurs
travaillant dans le domaine s’accordent sur sa valeur. Elle ne
fait – disons le mot – plus de doute.

Plus de doute ?

Arrêtons-nous un instant sur cette idée, apparemment


contraire à la tradition scientifique qui, se situant à l’opposé
de la croyance, insiste souvent sur la valeur du doute. Mais le
doute, en science, n’est pas un doute de principe ; lorsqu’il
s’exerce, c’est toujours un doute circonstancié. Ce n’est pas un
doute contemplatif, mais un doute qui engage vers une voie
de recherche. Douter de tout n’est pas plus scientifique que ne
douter de rien. Raymond Poincaré disait que l’une et l’autre
attitude avaient en commun qu’elles « nous dispensent de
réfléchir ».

Qu’est-ce qui pourrait nous faire douter de la valeur


moderne de l’âge de la Terre ?

Nous avons vu qu’elle reposait essentiellement sur la


radioactivité. Interrogeons-nous :

1) les lois de la radioactivité sont-elles bien établies ?

28
2) étaient-elles les mêmes il y a 4,5 milliards
d’années ?

Questions parfaitement légitimes, et auxquelles on


peut répondre par l’affirmative. En effet, non seulement les
lois de la radioactivité ont été passées au crible des chercheurs
qui les ont établies et de leurs successeurs, mais elles
constituent de plus la base sur laquelle des activités sociales
très diverses sont fondées : toute utilisation de la radioactivité,
en médecine, dans l’industrie, dans les centrales nucléaires
etc., est une confirmation des lois de la radioactivité, car ces
activités ne fonctionneraient pas si les lois étaient fausses : des
accidents se produisent quand on ne les respecte pas. Il ne
s’agit donc pas d’un domaine réservé à quelques chercheurs
coupés du monde, affairés dans leur tour d’ivoire, s’adonnant
aux délires les plus caricaturaux. Une connaissance, lorsqu’elle
est stabilisée, est confirmée à chaque instant par les milliers,
voire les millions de personnes qui l’utilisent, parfois (souvent)
sans le savoir, sans savoir par exemple ce qu’est un noyau
atomique. De façon analogue, la théorie de la relativité
générale est confirmée à chaque instant par les millions de
gens qui utilisent des GPS, car la précision de l’instrument ne
peut être obtenue sans tenir compte des effets de relativité
générale (effet de la gravité terrestre sur la propagation des
signaux électromagnétiques).

Quant à savoir si les lois de la physique n’ont pas


changé au cours du temps, il s’agit d’un domaine de recherche
bien réel, qui remonte à l’un des grands physiciens du 20 ème
siècle, co-fondateur de la mécanique quantique, P.A.M. Dirac.
Dirac est l’un des premiers à s’être interrogé sur les
conséquences qu’aurait une variation lente, mais réelle, des

29
lois de la physique (lente, car si elle était rapide, on l’aurait
remarquée depuis longtemps). Mais à ce jour, aucun indice
expérimental n’a été trouvé à l’appui de cette idée. C’est cette
constance des lois de la physique qui met l’âge de la Terre à la
portée d’une approche expérimentale d’aujourd’hui.

Le doute scientifique s’exerce là où la recherche est en


cours, où le consensus scientifique, parmi les chercheurs
travaillant sur une question particulière, n’est pas encore
obtenu. Pour la question qui nous occupe, il s’agit de la phase
initiale de formation du système solaire, dont certains aspects
ne sont pas encore bien compris : comment la matière initiale,
informe dans la galaxie, se contracte-t-elle pour donner
naissance à une étoile et des planètes ?

Donnons deux illustrations de cette évolution : au


début, il s’agit d’une masse de gaz et de poussières qui, à la
suite d’un événement brutal comme l’explosion d’une
supernova, commence à se contracter sur elle-même.
L’ensemble de cette masse est nécessairement animé d’un
mouvement de rotation globale, car le contraire, un
effondrement sans rotation globale, serait une situation
totalement improbable. On peut alors montrer que petit à
petit, la matière va prendre la forme d’un disque. En effet,
parallèlement à l’axe de rotation, les constituants vont se
rapprocher car rien n’empêche la gravitation de jouer, alors
que perpendiculairement à l’axe, un équilibre s’établit entre
gravitation et force centrifuge. L’évolution favorise les
collisions entre constituants initiaux et peu à peu de petits
objets se forment et grossissent par agrégation.

Mais la durée de ce processus, dont l’aboutissement


est la formation d’un ensemble de planètes, est encore
30
incertaine. Et le mécanisme-même pose encore question, car
une collision peut tout aussi bien former un objet plus gros,
par collage des projectiles, que les fragmenter en éléments
plus petits. Par quel mécanisme précis le collage l’emporte-t-
il ?

La question est en partie ouverte. Peut-être attirera-t-


elle un jeune lecteur. Son actualité tient à ce que les progrès
de l’astronomie observationnelle nous donnent accès, depuis
le milieu des années 1990, à d’autres systèmes planétaires.
Nous en connaissons aujourd’hui quelques centaines, et ce
nombre augmente en permanence, ainsi que la précision des
détails que nous sommes capables d’en percevoir.

En trouverons-nous qui ressemblent à notre système


solaire ?

31
Glossaire

Gravitation : une des interactions fondamentales de la nature,


par laquelle des masses s’attirent mutuellement.

Rayonnement thermique : toute substance émet un


rayonnement électromagnétique (lumière) dont la gamme de
fréquences dépend de la température : infrarouge à basse
température, visible dans l’échelle de la centaine au millier de
degrés, ultraviolet à très haute température.

Conduction thermique : phénomène de transport de chaleur


dû à des écarts de température, sans transport de matière.

Convection : transport de matière dans un fluide, dû à des


différences de densité ou des écarts de température.

Isotope : des noyaux atomiques ayant le même nombre de


protons mais des quantités différentes de neutrons sont dits
isotopes du même élément chimique.

Radioactivité ou émission α : certains noyaux atomiques


émettent spontanément un noyau d’hélium (2 protons, 2
neutrons), appelé « particule α » avant que sa nature ait été
élucidée. Le nom est resté.

Demi-vie, ou période radioactive : durée au bout de laquelle la


moitié d’un ensemble de noyaux radioactifs s’est désintégrée.

32
Bibliographie

La Terre, des mythes au savoir, Hubert Krivine, 2011, Ed.


Cassini.

L’âge du monde, Pascal Richet, 1999, Ed. Seuil

33
Table des matières

La question du début 2

Comment la question de l’âge de la Terre devint une question


scientifique ? 5

Les origines vues par les mythes 5

Changement de paradigme dans la lecture des mythes 6

La recherche de chronomètres objectifs 9

Le conflit Kelvin-Darwin 11

L’âge de la Terre selon Kelvin 11

L’âge du Soleil selon Kelvin et Helmholtz 13

Darwin et les géologues 14

De l’importance des hypothèses d’un calcul 16

Les déterminations modernes de l’âge de la Terre 19

La table des éléments 19

Limites de stabilité et radioactivité 20

La radioactivité comme chronomètre 21

La datation au carbone-14 21

Des chronomètres pour toutes les échelles de temps 22

La méthode Uranium-Plomb pour l’âge de la Terre 23

Questions ouvertes 27

Glossaire 31

Bibliographie 32

Table des matières 33

34

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