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LA NOMINATION SANS AUTRE

Luis Izcovich

Érès | « L'en-je lacanien »

2009/1 n° 12 | pages 39 à 52
ISSN 1761-2861
ISBN 9782749210766
DOI 10.3917/enje.012.0039
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Luis IZCOVICH
La nomination sans Autre
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Donner-nom
Un des débats fondamentaux soulevés par S. Kripke dans son livre
Naming and Necessity 1 porte sur la possibilité ou non de substituer à un
nom propre une description particulière. La thèse classique est qu’on
associe à un nom propre une famille ou un faisceau de descriptions. C’est
pour s’écarter de cette conception que Kripke introduit la notion de dési-
gnateur rigide, qui désigne, dans tous les mondes possibles, le même
objet. Par exemple, les noms propres sont des désignateurs rigides. Cela
veut dire que, contrairement à Frege ou à Russel, Kripke prend parti pour
l’existence d’un écart entre le nom propre et la description. Alors que
pour les deux premiers auteurs le nom propre est le substitut d’une des-
cription dont il est le synonyme, pour Kripke le nom propre ne signifie pas
la même chose que le faisceau de descriptions. Considérer les noms
propres comme des désignateurs rigides revient à poser le nom propre
comme intraduisible et désignant un être unique.

Luis Izcovich, psychanalyste à Paris, membre de l’École de psychanalyse des Forums du


champ lacanien.
1. S. Kripke, Naming and necessity. Il a été traduit par La logique des noms propres, Paris,
éditions de Minuit, coll. « Propositions », 1980.
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La distinction faite par Kripke entre la fixation d’une référence et le


désignateur rigide permet de percevoir chez Lacan l’écart entre la fonc-
tion du Nom-du-Père et la nomination. Le Nom-du-Père assure la réfé-
rence, procède à la fixation d’un nom commun, alors que la nomination
se situe dans une autre perspective, relative au nom propre faisant émer-
ger une singularité. Le nom propre est à considérer ici non pas comme le
nom propre qu’un sujet a, mais comme le nom d’une singularité qui se
passe de l’Autre. En ce sens, la nomination sans Autre – c’est la thèse que
je soutiens – est le seul remède face aux noms qui viennent toujours au
sujet en provenance de l’Autre et qui nécessairement sont arbitraires et
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donc plus ou moins éphémères. Encore faut-il démontrer ce que serait une
nomination sans Autre.
Commençons par situer la place du Nom-du-Père dans l’enseigne-
ment de Lacan et comme distincte de celle de la nomination. L’intro-
duction du Nom-du-Père est ce qui permet à Lacan d’envisager le lien au
père à partir d’une fonction et non à partir d’une personne. Il poursuit
ainsi la conception introduite par Freud avec le concept d’Œdipe. Alors
que Freud introduit un premier écart par rapport au père biologique en
se référant au type de lien de l’enfant avec son père, Lacan creuse cette
proposition en abordant la fonction paternelle en termes de discours. Il
balaye ainsi toute une conception clinique qui centrait le devenir de l’être
humain en termes de présence ou d’absence du père. Lacan a ainsi
donné une primauté au symbolique et c’est ce qui permet de poser qu’un
signifiant bien précis, celui du Nom-du-Père, prendra pour le sujet la
place d’un nom. C’est ce qui permettra à un sujet de nommer et surtout
de nommer ce qui n’existe pas. Autrement dit, c’est ce qui permet au sujet
d’affronter les contingences.
Lacan a bien formalisé cette perspective avec la métaphore pater-
nelle, dont la fonction est de répondre au désir énigmatique de l’Autre.
Comment ? En nommant le phallus désiré par l’Autre, ce qui permet au
sujet de s’extraire de sa position d’objet : « L’Autre veut ce phallus, donc
je ne suis pas son objet. » Le pouvoir du Nom-du-Père est ainsi de
conjoindre le symbolique et l’imaginaire, laissant pourtant le nom de
jouissance, soit la jouissance du sujet, exclu dans cette perspective. Du
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fait que l’opération par laquelle un sujet intègre le Nom-du-Père implique


l’adoption d’un signifiant de l’Autre, ce que le Nom-du-Père nomme est
toujours déjà déterminé. Lacan est sur ce point explicite, l’opération Nom-
du-Père est ce que Freud a posé et sa fonction radicale est de donner un
nom aux choses 2. Donner un nom est une opération qui relève du sym-
bolique et qui est relative au père, au père en tant que nommant, donnant
un nom aux choses.

Nom-du-Père et identification
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À propos du Nom-du-Père chez Lacan, il y a ce qui reste constant et
ce qui change. Ce qui ne change pas réside dans le fait de le substituer
à l’Œdipe freudien. Remarquons à présent une distinction interne dans
l’œuvre de Lacan, indice de la progression. Le Nom-du-Père est conçu au
départ comme un signifiant inclus dans le symbolique et corrélé au père
symbolique. Il suffit de se rapporter au séminaire de Lacan du mois de
janvier 1958, soit au moment où il vient de rédiger son texte « D’une
question préliminaire à tout traitement de la psychose ». Lacan pose l’exis-
tence de quelque chose qui autorise le texte de la loi : « C’est ce que j’ap-
pelle le Nom-du-Père, c’est-à-dire le père symbolique 3 », lui donnant le
statut d’Autre de l’Autre. Le père exerce sa fonction en tant que mort.
Lacan distingue ainsi le père en tant que géniteur de ce que le père peut
représenter dans l’imaginaire d’un sujet, de l’efficace de sa fonction.
Celle-ci relève du signifiant et requiert deux conditions : la possibilité d’y
accéder et un savoir-faire pour le mobiliser. Le cas du petit Hans est sur
ce point éclairant. Il dispose du signifiant Nom-du-Père mais son incapa-
cité à le mobiliser se traduit en ce que Lacan désigne comme une
« angoisse d’assujetissement ».
Précisons. Ce qui caractérise l’être humain, dans une perspective
logique, est le fait que, avant d’être sujet, il est, comme le propose Lacan,
assujet. Plus exactement, « l’enfant s’ébauche comme assujet 4 », selon
la formule de Lacan. Être assujet veut dire être en position d’objet qui

2. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXII, R.S.I., inédit, séance du 11 mars 1975.


3. J. Lacan, Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 146.
4. Ibid., p. 189.
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satisfait le désir de la mère. Ce qui opère le passage d’assujet au sujet


est le signifiant. Dans ce sens, on comprend que Hans, assujetti au
caprice de l’Autre maternel, soit dans l’angoisse. Le fait de disposer du
signifiant du Nom-du-Père ne le dispense pas de l’angoisse, qui relève,
dans son cas, d’un déficit de mobilisation de ce signifiant. Alors, qu’est-
ce qui rend compte du fait que Hans possède le Nom-du-Père ? Essentiel-
lement la possibilité de substitution, soit de poser le cheval comme sup-
pléance à la carence, non du père, mais de sa fonction. La cristallisation
du symptôme sous la forme d’un signifiant phobique est ce qui supplée à
la fonction du père. Puis, comme le montre Lacan à partir du dernier rêve
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de Hans, celui-ci fabrique un être imaginaire, le plombier, pour le désas-
sujettir. Les effets en sont l’instauration d’une peur, mais qui lui permet de
se déplacer de façon sécurisée.
La thèse de Lacan est que cela est possible parce que l’Autre de
Hans, la mère, est dans un certain rapport à la parole du père. Autrement
dit, c’est la mère qui est en condition de faire intervenir le seul signifiant
du père, le Nom-du-Père. Il n’est donc pas question, pour Lacan à cette
époque, d’envisager la causalité à partir des rapports entre le père et la
mère. Ce dont il s’agit, c’est de la place qu’elle réserve à sa parole à lui.
Ce qui devient déterminant est la possibilité que quelque chose barre le
caprice de la mère. En faisant du Nom-du-Père le support de la loi, Lacan
fait de ce signifiant le fondateur d’un ordre dans l’articulation signifiante.
Il est en position d’autorisation de l’ensemble. C’est pourquoi le recours
à l’étude de la phobie et de son équivalent, la fonction du totem, est fon-
damental. Cela démontre que, de même que dans le totem, la phobie
concerne un signifiant à tout faire et que le « sujet trouve dans ce signi-
fiant ce qu’il est 5 ». Une thèse se dégage : faute de pouvoir mobiliser le
Nom-du-Père, reste au sujet le symptôme.
Reprenons la distinction entre le Nom-du-Père et la nomination par un
autre biais. Elle se met en évidence dans l’identification. Le Nom-du-Père
ordonne les identifications et permet au sujet de se représenter. En premier
lieu, le sujet accède à une représentation à partir de l’identification au trait
unaire, point d’appui des identifications qu’il va prélever de l’Autre. Freud

5. Ibid., p. 310.
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l’avait montré avec l’identification première et énigmatique. C’est une


identification au père qui n’est pas médiatisée par la mère. C’est une
identification à un nom du père. Ainsi, pour Freud, le père relève de l’Un,
donc du complet. C’est une façon pour Freud de revenir, en 1920, au
repas totémique qui permet d’incorporer le père. Dans une perspective
solidaire de celle-ci, le Nom-du-Père, pour Lacan, prenant en charge la
structure trouée de l’Autre, a aussi une fonction de compléter. Comment
ne pas s’apercevoir que, de même pour Freud que pour Lacan entre
1953 et 1963, le père est une suppléance à l’Autre et qu’en même temps
sa constitution dépend d’un trait que le sujet extrait de l’Autre ?
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La dignité et la causalité
Maintenant, une question se pose : peut-on affirmer que l’accès au
Nom-du-Père, et donc à la métaphore paternelle, pour un sujet relève
d’une opération discursive à dissocier complètement de celui qui est en
position d’incarner le père pour le sujet (qu’il soit biologique ou non) ?
Logiquement la réponse est oui, car l’accès à ce signifiant relève
d’une insondable opération de discours. Lacan a développé et forgé, à
partir de là, la métaphore paternelle. Néanmoins, à plusieurs reprises
dans son enseignement, il aborde la question du père du désir, à distin-
guer du père de la jouissance, et les conséquences que cela entraîne
pour la vie d’un sujet. Cette dimension est patente dès le séminaire La
relation d’objet, quand il définit la fonction du père comme étant celle de
transmettre le droit au phallus, ce que Lacan fait dépendre de l’exercice
légitime du phallus du côté du père. Cette proposition est convergente de
l’idée du père comme étant celui qui jouit légitimement d’une femme.
Cette perspective de 1957 est reprise presque vingt ans plus tard, à
partir de la question d’« Un père [qui] n’a droit au respect sinon à
l’amour 6 ». Lacan évoque trois conditions permettant à un homme d’être
digne de ce mérite : faire d’une femme la cause de son désir, que cette
femme lui soit acquise pour faire des enfants et que de ceux-ci il prenne
soin paternel.

6. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXII, R.S.I., op. cit., séance du 21 janvier 1975.
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Entre ces deux dates, nous avons la dernière leçon du séminaire


L’angoisse, où Lacan annonce, de façon explicite et très certainement
pour la première fois, son programme consistant à passer du Nom-du-
Père aux noms du père. Dans ce contexte, il s’interroge, à propos du désir
du père : « Dans la manifestation de son désir, le père, lui, sait à quel a
ce désir se réfère. Contrairement à ce qu’énonce le mythe religieux, le
père n’est pas causa sui, mais sujet qui a été assez loin dans la réalisa-
tion de son désir pour le réintégrer à sa cause 7. » Concluons sur ce point :
le père qui réintègre le désir à sa cause est en position optimale de trans-
mettre le Nom-du-Père ; je veux dire par là, de créer les conditions de pos-
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sibilité de la transmission. Cela met en évidence que l’effectuation de la
métaphore paternelle n’est pas une opération qui dépend uniquement du
désir maternel. Que le père soit digne de respect sinon de l’amour n’est
pourtant pas une condition unique, et parfois certaines conditions énig-
matiques de discours permettent l’accès à ce signifiant. C’est ce qui
relève de l’insondable dans la structure du sujet.

S’en servir et s’en passer


Le fait que le Nom-du-Père provienne de l’Autre explique qu’il puisse
orienter le désir mais qu’à l’occasion, par les identifications qu’il déter-
mine, il puisse devenir une entrave. Quelle meilleure preuve que celle de
l’identification qui devient symptomatique ? Donc, l’identification, dans
son essence, nomme, représente, mais ne dit rien sur l’être de jouissance
du sujet. C’est là que la nomination est requise.
Lacan formule la distinction entre le Nom-du-Père et la nomination
encore autrement : « C’est en tant que le Nom-du-Père est aussi le père
du nom que tout se soutient, ce qui ne rend pas moins nécessaire le symp-
tôme 8. » Tout se soutient en effet dans la mesure où le sujet accède à la
métaphore paternelle. Par là, le capitonnage entre le signifiant et le signi-
fié produit un arrêt dans la chaîne signifiante, empêchant sa dérive. Mais

7. J. Lacan, Le séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, séance du 3 juillet 1963,
p. 389.
8. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, séance du
18 novembre 1975.
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le pas de Lacan est de poser que le capitonnage, résultat de la méta-


phore paternelle, n’est pas suffisant sans le recours au symptôme. Cela
permet de saisir une formulation capitale présente dès le séminaire Les
formations de l’inconscient : « Le Nom-du-Père, il faut l’avoir, mais il faut
aussi savoir s’en servir 9. »
Cela indique que la perspective concernant la présence ou l’ab-
sence du Nom-du-Père, bien qu’essentielle, est réductrice. Il faut noter que
la formule de Lacan met l’accent sur la nécessité de « savoir s’en servir ».
Comment ne pas voir une correspondance avec la proposition plus tar-
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dive de Lacan à propos du devenir du symptôme dans l’expérience ana-
lytique et de la nécessité de savoir y faire ? En définitive, on perçoit une
constante chez Lacan sur le fait que le Nom-du-Père n’est pas suffisant
sans le savoir-faire du symptôme. C’est cela que veut dire l’expression de
Lacan à propos du Nom-du-Père, « savoir s’en servir ».
Et comment ne pas percevoir que le point culminant de cette formu-
lation se trouve dans la proposition : « La psychanalyse, de réussir, prouve
que le Nom-du-Père, on peut aussi bien s’en passer. On peut aussi bien
s’en passer à condition de s’en servir 10. » Contrairement à la formule
dans Les formations de l’inconscient, l’essentiel ici est qu’on peut « s’en
passer ». La dévaluation théorique du Nom-du-Père est ainsi affirmée, et
ce qui devient crucial est la façon dont se déclinent les différentes formes
du « s’en passer ». Après avoir considéré que le Nom-du-Père est le com-
plément nécessaire et suffisant à la structure, Lacan pose les limites de sa
fonction. Une question s’impose : pouvons-nous considérer que le nom
propre peut fonctionner comme le complément au Nom-du-Père permet-
tant de nommer un être unique ? La réponse est non, et Lacan est expli-
cite là-dessus. Tout d’abord quand il pose que, pour le névrosé, « son nom
propre l’importune ». Il « est au fond un Sans-Nom 11 ».

9. J. Lacan, Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 156.


10. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., p. 136.
11. J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir » dans Écrits, Paris, Seuil, 1966,
p. 826.
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Clinique différentielle du Sans-Nom


C’est pourquoi l’alternative, pour le sujet, est de se faire un nom ou
de l’effacer. Effacer son propre nom, afin d’ériger le nom d’un élu mis en
position de l’Un, est une issue possible. Cela revient à sauver le père
comme recours au manque irréductible concernant l’être du sujet, que
Lacan désigne par « l’être en défaut », et qui indique le manque structurel
chez l’être parlant. Se faire un nom, à l’opposé, n’est pas la quête de l’Un
d’exception ni chercher à ce que son nom soit reconnu par l’Autre. C’est
plutôt nommer l’être de jouissance, la seule voie possible étant la nomina-
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tion dans un processus qui ne relève pas d’une volonté du sujet.
La thèse pose donc une disjonction entre nom propre et nomination.
Non seulement le nom propre ne suffit pas à la nomination, mais en plus,
paradoxalement, son effet chez le sujet est que son nom propre « l’im-
portune ». Il constitue une anti-nomination. Ce point est repris par Lacan
à propos de Joyce, ce qui consiste en une poursuite de la même thèse
mais par son contraire, à savoir passer d’un Sans-Nom à se faire un nom.
Il devient nécessaire de distinguer un Sans-Nom relatif au manque du
sujet divisé d’un Sans-Nom comme conséquence de la forclusion. Les deux
induisent une position d’anonymat mais différemment. Le sujet divisé est un
Sans-Nom du fait d’un manque de structure, le manque d’un signifiant qui
puisse donner l’essence qui échappe au sujet. C’est pourquoi, tant qu’il
croit au phallus comme complément du manque, le névrosé poursuit sa
quête. En même temps, il peut s’apercevoir de la vanité de la course qui
peut dès lors se transformer en impasse. Parce que, avant tout, le névrosé
souhaite montrer qu’il n’est pas quelconque. Souvent cela se traduit en
symptôme névrotique : tout faire pour passer du quelconque à quelqu’un.
Cela reste possible le temps de l’identification. Car l’identification – nous
l’avons déjà indiqué – suppose un signifiant qui représente le sujet. Elle
met le sujet à l’abri de l’anonymat, mais c’est à partir d’un signifiant qui lui
vient de l’Autre. De plus, l’identification s’avère toujours insuffisante pour
représenter un sujet, c’est ce que les débuts d’une analyse attestent. Le
sujet attend, par le déchiffrage, d’être délivré de son manque-à-être.
Remarquons que la pratique analytique prend sérieusement en compte
cette dimension en considérant que l’issue au manque-à-être ne passe pas
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La nomination sans Autre —— 47

par un effet consistant à devenir « un comme les autres ». C’est ce que


démontre Lacan, qui corrèle le désir de l’analyste à un sujet qui est quel-
qu’un. Être quelqu’un est l’opposé d’être Sans-Nom.
Venons-en au Sans-Nom comme effet de la forclusion. Il peut pren-
dre différentes formes. Soulignons les pôles opposés. Le schizophrène est
un Sans-Nom qui peut aller jusqu’à rejeter toute inscription venant de
l’Autre. Cela peut se traduire par un refus de tout idéal ainsi que de toute
forme d’identification. Au Sans-Nom peut se conjoindre, dans les cas
extrêmes, le fait de pouvoir se passer de la reconnaissance sociale.
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Il en va autrement pour le paranoïaque, pour qui la position d’ex-
ception passe souvent par se faire un nom. S’explique ainsi l’affinité de
cette structure avec le « pousse-à-la-femme ». En devenant La femme, ou
en l’aimant, cas de l’érotomanie, le sujet fait exister la femme d’exception,
et par là se fait un nom.
Remarquons que, si Joyce est un Sans-Nom, il ne l’est pas parce
qu’il est importuné. Lacan, à propos de Joyce, propose la Verwerfung de
fait, comme « le ressort propre par quoi chez lui le nom propre c’est
quelque chose qui est étrange 12 ». Il se déduit qu’il n’y a pas une cause
unique au Sans-Nom.
Joyce est sans nom mais « chargé de père 13 ». Être chargé de père
apparaît non pas comme la conséquence d’une faute paternelle mais
comme l’effet de la démission du père. La correction à cela est passée
non pas par l’assomption de son nom, mais par le fait de l’illustrer 14. De
façon logique, plutôt que croire au père, Joyce valorise le nom : « Le nom
qui lui est propre, c’est cela qu’il valorise aux dépens du père. C’est à ce
nom qu’il a voulu que soit rendu l’hommage que lui-même a refusé à qui-
conque 15. » On perçoit donc la distance entre le nom commun comme
effet du Nom-du-Père et reflet d’un sens, et le nom propre comme hors
sens et hors interprétation.

12. J. Lacan, Le séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, op. cit., séance du 10 février 1976.
13. Ibid., séance du 18 novembre 1975.
14. Ibid.
15. Ibid., séance du 10 février 1976.
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Fuite de sens et jouissance


D’un côté nous avons le sens, de l’autre ce qui fuit. Le sens sert à
nommer, ce qui explique la quête du sujet pour le sens. Et la nomination ?
Elle sert à nommer ce qui échappe. Nous pouvons saisir le lien entre le
Nom-du-Père et le sens à partir du symptôme, suivant la définition que
Lacan donne de la conversion hystérique comme identique au désir 16.
Comme le Nom-du-Père qui ordonne le rapport entre désir et loi, il existe
une « coalescence du désir avec le symptôme 17 ». Il s’agit d’un effet
inducteur du Nom-du-Père, dont les conséquences se vérifient dans la
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position du phallus dans l’imaginaire. Cette articulation entre le Nom-du-
Père dans le symbolique et ses effets sur le phallus au niveau imaginaire
met en évidence l’existence d’une fonction qui vise à coupler les registres
symbolique et imaginaire, mais qui laisse en plan la dimension d’une
jouissance qui selon Lacan à cette époque est liée à l’imaginaire. L’usage
du terme de jouissance narcissique dans le texte « D’une question pré-
liminaire… » en constitue une preuve.
Venons-en aux raisons qui justifient que Lacan complexifie le statut
du Nom-du-Père. Notons, d’une part, que Lacan pluralise les noms, pas-
sant aux Noms-du-Père, et, d’autre part, qu’il cerne le statut du réel. Le
point de départ de ces changements est l’affirmation selon laquelle il n’y
a pas l’Autre de l’Autre. La conséquence qui s’impose est de dévaluer la
fonction du Nom-du-Père. Il n’est plus l’Autre de l’Autre, et donc sa fonc-
tion n’est plus celle de la garantie. L’autre conséquence, pour Lacan, est
d’introduire la notion d’un Autre réel. Le Nom-du-Père devient ainsi une
identification réelle à l’Autre réel.
Cette perspective que Lacan souligne dans le séminaire R.S.I.
démontre qu’il ne considère plus le Nom-du-Père comme une opération
interne au symbolique. Plus exactement, Lacan change le statut du sym-
bolique, passant d’un symbolique comme chaîne signifiante à un symbo-
lique défini comme trou. Poser l’identification réelle à l’Autre réel indique
l’insondable de l’intrusion du Nom-du-Père dans la structure. C’est cela

16. Lire à ce propos J. Lacan, Le séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit.,
p. 336.
17. Ibid., p. 337.
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qui permet peut-être d’expliquer que, d’un côté, Lacan maintient le Nom-
du-Père au singulier et que, de l’autre, il le généralise. Il maintient le singu-
lier pour indiquer sa fonction radicale et sa constitution comme identifi-
cation réelle à l’Autre réel. Si en même temps il le pluralise pour proposer
trois formes de Noms-du-Père, c’est parce qu’elles nomment l’imaginaire,
le symbolique et le réel.

Noms-du-Père et nomination
Autre chose est la nomination. Elle vise à nommer un réel, la jouis-
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sance qui ex-siste au symbolique et permet ainsi de nouer l’imaginaire et
le symbolique au réel. On peut soutenir que donner-nom est au dit ce que
la nomination est au dire. Par le dire de la nomination, nommer devient
« n’hommer 18 ». En effet, la distinction entre le Nom-du-Père comme le
père nommant et la nomination prend toute sa forme quand Lacan pose
que n’hommer est un acte. Ce n’hommer n’est pas autre chose qu’une
décision inconsciente. Et si Lacan met le n’hommer du côté de l’acte, c’est
parce que cela relève du signifiant mais avec une condition spéciale,
celle de produire un trou.
Poser qu’il y a un nombre indéfini de noms du père et en même temps
qu’il y a le Nom-du-Père suppose que le nombre puisse être indéfini à
condition qu’il se noue à un endroit précis, désigné par Lacan comme
étant un trou déterminant la structure. Ainsi est posée l’équivalence entre
le Nom-du-Père et le trou, en tant qu’il donne la consistance à la structure.
On peut percevoir que Lacan passe du Nom-du-Père comme ce qui com-
plète le symbolique et forge la structure à la structure qui relève du trou. La
fonction du trou est de nouage, mais Lacan ajoute : « Un trou, ça tour-
billonne, ça engloutit plutôt hein, puis il y a des moments où ça recrache.
Ça recrache quoi ? Le Nom. C’est le Père comme Nom 19. »
Si Lacan conjoint le trou et le Nom-du-Père, sans poser que l’un est
cause de l’autre, il reste à savoir ce qui fait trou dans la structure. C’est là
que Lacan place la nomination comme « la seule chose dont nous soyons

18. Lire à ce propos J. Lacan, Le séminaire, Livre XXII, R.S.I., op. cit., séance du 18 mars
1975.
19. Ibid., séance du 15 avril 1975.
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sûrs que ça fasse trou 20 ». Cette proposition est à relier à une autre : « Il
n’est pas obligé que ce soit au trou du symbolique que soit conjointe la
nomination 21. »
En extrayant le Nom-du-Père de sa fonction d’élément à la fois
interne et en position de garantir l’ensemble, il devient indispensable,
pour Lacan, d’introduire le quatrième élément qui fasse tenir symbolique,
imaginaire et réel. C’est là la fonction de la nomination. Elle n’est pas,
forcément, couplée au symbolique. Et pour le démontrer, Lacan distingue
les nominations imaginaire, symbolique et réelle, qu’il connecte respecti-
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vement à la triade freudienne inhibition, symptôme et angoisse.

Nominations
La nomination imaginaire trouve à s’exemplifier avec la notion de
référent utilisée par les logiciens pour saisir ce qu’ils imaginent être le réel.
Il s’agit donc de viser le réel à partir d’une nomination qui trouve son sup-
port dans l’imaginaire. Ce n’est pas que la nomination imaginaire nomme
l’imaginaire, mais, comme l’indique Lacan, c’est à partir d’un orifice que
le corps en tant qu’imaginaire se constitue et se noue au symbolique et au
réel. Encore faut-il s’apercevoir que l’orifice n’est pas le trou et que c’est
l’inhibition de la pensée qui rend possible le nouage entre les registres.
Quant à la nomination symbolique, quelque chose émerge dans le
symbolique et devient nomination. Lacan connecte cette nomination au
symptôme, ce qui démontre encore une fois l’écart entre le Nom-du-Père
et le symptôme. Le Nom-du-Père nomme l’imaginaire, le symptôme noue
symbolique, imaginaire et réel. Finalement, la nomination réelle est rela-
tive à l’angoisse. Elle fait trou dans la représentation et rappelle au sujet
le rendez-vous avec le désir.
À partir de la distinction entre ses trois formes de nomination, une
question s’impose : y a-t-il prévalence d’une ou d’une autre forme de
nomination en ce qui concerne la fin de l’analyse ? Il me semble que,
quand Lacan postule la fin de l’analyse en termes d’identification au

20. Ibid., séance du 15 avril 1975, p. 163.


21. Ibid., séance du 15 avril 1975.
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La nomination sans Autre —— 51

symptôme, il privilégie en même temps la nomination par le symptôme. Et


je trouve que c’est cohérent avec le statut qu’il donne au symptôme à la
fin de son enseignement, où il passe du symptôme comme métaphore au
symptôme comme lettre. Il définit la fonction du symptôme comme « ce
qui de l’inconscient peut se traduire par une lettre, en tant que seulement
dans la lettre, l’identité de soi à soi est isolée de toute qualité 22 ». De
même que dans sa conférence « La troisième », il montre que l’identité de
soi à soi, propriété de la lettre, est ce qui permet l’accès au réel. Lacan
est formel, puisqu’il soutient, dans cette conférence, que c’est uniquement
à partir de la lettre que nous avons accès au réel. D’ailleurs, on s’aper-
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cevra de l’affinité entre la proposition « l’identité de soi à soi » et le réel
du symptôme. C’est ce qui justifie l’articulation entre la lettre comme nomi-
nation et l’identification au symptôme au terme du parcours analytique.
C’est ce qui permet de soutenir que, si le déchiffrage de l’incons-
cient fait reculer le champ du symptôme, celui-ci reste comme la marque
irréductible qui a valeur de nom pour le sujet. Il semble dès lors possible
de soutenir que la lettre du symptôme est ce qui extrait le sujet de son
manque-à-être en lui procurant la seule identité possible. Ce serait le vrai
nom propre du sujet, et, comme pour tout nom propre, il relève de l’in-
traduisible, donc de l’ininterprétable, car il est sans signification. En ce
sens, la lettre fait nomination parce qu’elle fait trou.
Nous postulons donc qu’il existe une nomination à la fin du par-
cours analytique. Cette nomination relève non pas du Nom-du-Père mais
de la réduction du symptôme. Elle noue le savoir produit au cours d’une
analyse à la jouissance, comme reste de l’irréductible du symptôme. Il est
dès lors légitime d’admettre que la visée de l’expérience analytique est
de savoir non pas ce qui peut se lire de l’inconscient – ce qui est, bien
entendu, présent tout au long de la cure – mais ce qui peut s’écrire.
Le logicien Peter Strawson considérait qu’on juge un système de
nomination au succès de sa fonction. Si l’on applique cette prémisse à
notre développement, on devrait pouvoir démontrer que la nomination en
psychanalyse constitue l’alternative au « Sans-Nom » du névrosé. C’est

22. Ibid., séance du 21 janvier 1975.


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ce que le dispositif de la passe permet de vérifier. Le sujet accède, au


terme du parcours analytique, à un nom. Que la lettre fasse identité est
cohérent avec l’idée de Lacan selon laquelle la lettre, à la différence du
signifiant, ne fait pas semblant. Autrement dit, c’est la seule assurance que
la nomination n’est pas relative à ce qui provient de l’Autre.
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