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PSYCHANALYSE GRATUITE ?

LE PRIX À PAYER

Lilia Mahjoub

L'École de la Cause freudienne | « La Cause du Désir »

2013/3 N° 85 | pages 22 à 28
ISSN 2258-8051
ISBN 978290504079
DOI 10.3917/lcdd.085.0022
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2013-3-page-22.htm
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Psychanalyse gratuite ? Le prix à payer


Lilia Mahjoub

L a question de l’argent en analyse, pour celui qui la demande, se présente avant tout par
le paiement et le prix des séances, et non pas directement par le rapport qu’il entretient avec
l’argent, comme si celui-ci n’avait rien à voir avec ce qui sera censé faire l’objet d’une analyse.
Le coût est d’ailleurs ce qui est considéré a priori comme un obstacle à la décision de
s’adresser à un analyste, non seulement parce que cela est onéreux, non remboursé
comme le sont les actes médicaux proprement dits, mais aussi parce que cela serait réservé
à une élite intellectuelle, voire à une certaine classe sociale.
La civilisation actuelle connaît un véritable bouleversement dans son rapport à l’ar-
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gent. Il n’y a pas un jour sans que les médias n’en parlent. À coups de scandales, de
faillites d’entreprises, de licenciements massifs, de perte de pouvoir d’achat, de dettes
d’État, l’argent est omniprésent et impose son pouvoir comme ses exigences sur les esprits
comme sur les corps.
En France, depuis les années soixante-dix, le compte bancaire fait partie des outils
budgétaires de tout un chacun. « L’industrialisation de l’activité bancaire et la bancari-
sation de masse ont été décidées et organisées par l’État à une époque où les grandes
banques de dépôts étaient nationalisées et l’économie encore largement encadrée. »1
Depuis, l’économie s’avère un pouvoir qui n’est point au service des usagers des
banques, mais à celui de flux économiques nationaux et internationaux que seuls – et
encore ? – semblent comprendre et appréhender les spécialistes en la matière.
Le système bancaire est depuis quelques décennies le soubassement de la circulation
de l’argent – il en constitue même le centre de contrôle. Contrôler l’argent, c’est contrôler
la jouissance des biens, et nous voyons qu’historiquement tous les niveaux de ce contrôle
ne sont mis en place que depuis quatre décennies. Ce système qui conjugue pouvoir,
contrôle et surveillance, est bien sûr à relier à l’industrialisation de la fin du XIXe siècle,
c’est-à-dire à l’essor du capitalisme, contexte dans lequel est née la psychanalyse.

Lilia Mahjoub est psychanalyste, membre de l’ECF.


1. Lazarus J., L’épreuve de l’argent, Paris, Calmann-Lévy, 2012, p. 19.

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Lilia Mahjoub, Psychanalyse gratuite ? Le prix à payer

La jouissance liée à l’argent

Dans son texte de 1913, intitulé « Le début du traitement », Freud note que « l’ana-
lyste ne conteste pas que l’argent doive, avant tout, être considéré comme un moyen de
vivre et d’acquérir de la puissance, mais il prétend qu’en même temps d’importants
facteurs sexuels jouent leur rôle dans l’appréciation de l’argent et c’est pourquoi il s’at-
tend à voir les gens civilisés traiter de la même façon les questions d’argent et les faits
sexuels, avec la même duplicité, la même pruderie et la même hypocrisie »2.
Le ton est ainsi donné par Freud qui a découvert l’inconscient et met en garde l’ana-
lyste pour qu’il traite les questions d’argent avec autant de franchise qu’il en attend
lui-même de son patient pour ce qui touche à la sexualité. L’analyste exprime donc spon-
tanément la valeur qu’il accorde à son temps, et ainsi que l’écrit Freud, « le praticien
montre [au patient] qu’il renonce à toute fausse honte »3, et qu’« on sait que le fait de
pratiquer un traitement à bas prix ne contribue guère à faire apprécier ce dernier »4.
L’argent, tout comme la sexualité, fait donc partie des sujets passés sous silence et il est
clair que, comme hier, la morale y est toujours mêlée, et s’est assortie de surveillance, de
contrôles divers, mais aussi de toutes sortes de sanctions.
En rapprochant l’argent de la sexualité, Freud met bien l’accent sur le fait qu’il relève
en soi d’une jouissance. Les excès en la matière, tels que l’avarice et, à l’opposé, la prodi-
galité en témoignent. C’est par ces traits que se saisit le rapport d’un sujet à sa jouissance
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sexuelle, c’est-à-dire à l’objet de son fantasme comme à celui de certaines de ses pulsions.
Le cas de l’Homme aux rats5 montre comment celui-ci se sépare de sa jouissance, en
payant Freud et en livrant le signifiant « rat » qu’il fait équivaloir à de la monnaie, soit
au florin.
Lorsque Freud lui indiqua au départ ses honoraires, il s’était dit : « Pour chaque
couronne, un rat pour les enfants. »6 En allemand, Ratten, signifie « rat » et Raten, « paie-
ment partiel ». Pour ce patient, Ratten voulait dire Raten, ce qu’il prononçait d’ailleurs
de la même façon. Le rôle de l’argent, via le règlement des séances, fut donc déterminant
dans cette cure, et ce, d’entrée de jeu.
À ce propos, Lacan parlera de « don symbolique » de la parole dans l’analyse, un don,
dans ce cas, « gros d’un pacte secret […] et dont la portée se révèlera plus tard à l’équiva-
lence symbolique que le sujet institue dans sa pensée, des rats et des florins dont il rétribue
l’analyste »7. Il soulignera, de plus, le rôle déterminant que joua dans le déclenchement de
sa névrose la proposition de mariage avec une jeune fille de la famille, par la mère du
patient, le faisant alors répéter ce qui a présidé à l’histoire du mariage de son père.
L’équivalence argent-rat aboutira enfin à une autre équivalence, celle à l’objet anal,
avec « la saleté » que le patient mentionne dans un rêve où la fille de Freud, « à la place

2. Freud S., « Le début du traitement », La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1972, p. 90.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Freud S., L’Homme aux rats. Journal d’une analyse, Paris, PUF, 1974, p. 169.
6. Ibid.
7. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 291.

La Cause du désir no 85 23
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L’argent : totem et tabou

des yeux, a deux plaques de saleté, ce qui signifie qu’il est tombé amoureux non de ses
yeux, mais de son argent »8. Cet obscur objet de désir qu’est l’argent dévoile ainsi à quelle
jouissance il se trouve lié.
Nous pouvons aussi pointer que dans ce cas, et cela est vrai pour la majeure partie des
cas, l’argent, en tant qu’objet cédé dans l’analyse, fait bien partie du transfert et ouvre des
voies inédites, voire cruciales pour la mise au travail de l’inconscient.

La psychanalyse n’est pas une prestation

Toutefois, Freud pratiquait des analyses « gratuites » avec des patients pauvres, mais
les « résistances » des patients lui semblaient décuplées et l’analyse interminable.
Aujourd’hui, les psychanalystes ont appris de l’enseignement de Lacan que la question
des résistances n’est pas le seul fait du patient et que l’analyste y est lui-même pour quelque
chose9. Laisser s’éterniser une situation, qui n’aurait dû être que transitoire, n’est pas
souhaitable dans une analyse. Car, ce qui y est attendu, c’est un acte de l’analyste pour
que se révèle ce qui est véritablement en jeu dans le transfert. Ladite pauvreté, la préca-
rité dirons-nous aujourd’hui, a fini par satisfaire le patient et ne lui permet plus de vouloir
se sortir d’un état dont il ne se pense pas responsable. L’analyste ne saurait en effet devenir
« un bien », une satisfaction substitutive, qui compenserait celle à laquelle il a renoncé
dans son existence.
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Le manque de cet objet qu’est l’argent ne saurait d’ailleurs nous faire oublier qu’il ne
peut être pris en considération que par rapport à sa présence réelle. Se distinguent en effet
plusieurs statuts du manque, à savoir imaginaire, symbolique et réel. C’est dire comme
il est important de les différencier pour que le rapport au désir ne soit pas écarté. En ce
sens, le manque d’argent ne représente pas seulement un simple élément de la réalité.
Freud aperçoit bien cet aspect dans sa pratique gratuite, lorsqu’il écrit que : « L’absence
de l’influence corrective du paiement présente de graves désavantages ; l’ensemble des
relations échappe au monde réel ; privé d’un bon motif, le patient n’a plus la même
volonté de terminer le traitement »10. Il convient alors de s’interroger sur la position de
l’analyste dans une telle situation, c’est-à-dire sur la satisfaction qu’il en tire lui-même.
La psychanalyse, de par son éthique, ne saurait être mise au rang des nombreux
services à la disposition du bien-être des personnes, ce qui en ferait une profession comme
une autre : « Y a-t-il des cas, se demandait Lacan, où une autre raison vous pousse à être
analyste que de s’installer, c’est-à-dire de recevoir ce qu’on appelle couramment du fric,
pour subvenir aux besoins de vos à-charge, au premier rang desquels vous vous trouvez
vous-mêmes […]. Il faut avouer que la question (la question d’une autre raison) est
exigible pour supporter le statut d’une profession, nouvelle-venue dans l’hystoire. »11

8. Freud S., L’Homme aux rats..., op. cit., p. 181.


9. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil,
1978, p. 267.
10. Freud S., « Le début du traitement », op. cit., p. 92.
11. Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 572.

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Lilia Mahjoub, Psychanalyse gratuite ? Le prix à payer

Sans cette autre raison, la psychanalyse se réduirait à « gagner sa vie », ce qui bien sûr n’est
pas à exclure, mais au vu de ce que le patient y dépose d’intime – soit cette chose impen-
sable qu’est l’inconscient –, une autre place, éthique, est requise pour le psychanalyste.

Le désir en dette

Reportons-nous, à ce sujet, à l’illustration12 que donna Lacan en 1964 lors de son


Séminaire, au moyen de cercles d’Euler figurant l’un la bourse, l’autre la vie. Faire équi-
valoir la bourse avec la vie, reviendrait à mettre ces deux valeurs dans un même cercle et
dès lors ce serait méconnaître le manque qui se creuse entre les deux, et qui écorne la
bourse comme la vie, quand il s’agit de choisir entre les deux.
Choisir entre la bourse ou la vie est en effet un choix aliénant que l’analyste aura mis
lui-même à l’épreuve dans sa propre analyse. Avoir fait une analyse, au prix souvent d’une
privation mettant en jeu le manque réel, et non plus seulement imaginaire, lui aura
permis d’accéder à la cause de son désir qui n’est saturée par aucun autre bien que celui
d’être désirant.
Il y a un autre exemple que je convoquerai à propos de la gratuité, celui avancé par
Lacan à propos de Dupin qui, dans La lettre volée13, reçoit une seconde visite du préfet
désireux de lui demander conseil. Dupin qui l’a écouté, lui rapporte alors l’histoire
suivante : un certain personnage riche, et néanmoins avare, forma le projet, au cours
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d’une conversation ordinaire en société, de soutirer au médecin Abernethy une consul-
tation médicale gratuite, et ce, en lui parlant de son cas, comme si c’était celui d’un indi-
vidu imaginaire. Alors qu’il demandait, après son exposition, que prendre dans un tel cas,
le médecin lui répondit : « Que prendre ? […], mais prendre conseil à coup sûr »14. Le
préfet en fut décontenancé et ayant bien reçu le message, proposa à Dupin de lui payer
la somme de cinquante mille francs. Ce que Dupin accepta aussitôt, pour lui donner en
échange la lettre tant convoitée. Lacan interroge cet acte et en déduit que : « Dupin, qui
était jusque-là un merveilleux personnage, d’une lucidité presque outrée, est devenu un
petit traficoteur […] [et qu’] à partir du moment où il reçoit des honoraires, il tire son
épingle du jeu »15. En d’autres termes, s’« il a touché du fric, il n’y est plus pour rien »16.
Lacan en vient donc à ce qui se passe pour les psychanalystes qui passent leur temps
« à être les porteurs de toutes les lettres volées du patient, [qui se font] payer plus ou
moins cher »17 et nous invite à réfléchir à ceci : « si nous ne nous faisions pas payer, nous
entrerions dans le drame d’Atrée et de Thyeste qui est celui de tous les sujets qui viennent
nous confier leur vérité »18. Cette tragédie pleine de malédictions et d’horreurs, se termine
par un funeste repas, celui offert par Atrée à son frère Thyeste et qui est fait de la chair

12. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 193.
13. Poe E. A., La lettre volée, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951.
14. Ibid., p. 53.
15. Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud…, op. cit., p. 239.
16. Ibid.
17. Ibid.
18. Ibid.

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L’argent : totem et tabou

et du sang du fils de ce dernier. La fin de l’analyse serait alors un « Mange ton Dasein ! »19
faisant figure de monstrum horrendum pour l’analyste.
L’on sait, formule encore Lacan, que « l’argent ne sert pas seulement à acheter des
objets, mais que les prix […] ont pour fonction d’amortir quelque chose d’infiniment
plus dangereux que de payer de la monnaie, qui est de devoir quelque chose à quel-
qu’un »20. Car ce qui est en jeu dans le dépôt de ses histoires par l’analysant, de ces lettres
qui ne sont pas volées mais déposées, c’est la part prise par l’analyste, une part qui a son
prix pour que l’analysant n’y reste pas aliéné. Détenir la lettre, comme il en va du ministre
dans le récit d’E. A. Poe, « vous clôt le bec »21. Dans le cas de l’analyste, alors qu’il est juste-
ment attendu qu’il l’ouvre à bon escient, ce serait une position de jouissance qui le prive-
rait du pouvoir de son acte.
Le prix à payer est-il alors le prix de la jouissance, afin que celle-ci soit gaspillée et,
« dont il faut bien qu’elle aille quelque part […] sinon cela a toutes sortes de consé-
quences »22 ? Tel que nous l’avons souligné à propos de la lettre, la jouissance ne doit pas
être détenue, sauf à réduire son détenteur au silence mortifère, mais doit par contre
circuler pour arriver à destination, c’est-à-dire pour que l’analyste finisse par offrir à son
analysant « cet objet insensé que [Lacan a] spécifié du a »23.

Le prix de la renonciation de jouissance


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Dès lors, que dirons-nous de ces centres psychanalytiques où la psychanalyse, appli-
quée à la thérapeutique, est gratuite ? Est-ce dire que la position de l’analyste ne relève-
rait pas de l’éthique de la psychanalyse, et serait au mieux ravalée au rang d’une
psychothérapie reposant sur la suggestion ?
Lacan désignait le savoir comme étant aussi le prix. Si le prix s’incarne quelques fois
dans l’argent, le savoir aussi vaut de plus en plus de l’argent. C’est ce qui devrait nous
éclairer. « Ce prix est le prix de quoi ? C’est clair – c’est le prix de la renonciation à la
jouissance »24.
Or, c’est par la renonciation à la jouissance que nous pouvons avoir accès à un petit
bout de savoir, en l’occurrence le savoir inconscient, celui en jeu dans le discours analy-
tique. Dès lors, le transfert peut tout à fait se mettre en place dans un traitement dit
gratuit, avec une supposition de savoir qui y est à l’œuvre. En effet, le sujet dépose à
travers ce qu’il dit ce qui a trait à sa jouissance, soit ses lettres, sa litter25 – Lacan souli-
gnant par ce terme la valeur de déchet de la lettre.
La renonciation à la jouissance aura pour effet, dans le discours de l’analyste, l’émer-
gence de l’objet a, c’est-à-dire quelque chose dont l’analyste occupera la position de

19. Lacan J., « Le séminaire sur “la lettre volée” », op. cit., p. 40.
20. Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud…, op. cit., p. 239.
21. Ibid. p. 238.
22. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 19.
23. Lacan J., « La troisième », La Cause freudienne, n° 79, octobre 2011, p. 14.
24. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 39.
25. Cf. Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, op. cit., p. 11.

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semblant mais qu’il ne réalisera en aucun cas pour celui qu’il écoute. Cet objet se
distingue en effet des produits en jeu dans les marchés du savoir.

L’objection à l’impuissance du maître

Le Centre psychanalytique de consultations et de traitement de Paris26, création de


l’École de la Cause freudienne, en 2003, est un lieu dont le projet est en rupture avec ces
marchés car, pour ce traitement où le paiement en argent n’est pas de mise, il s’agit d’of-
frir la possibilité d’un accès au discours psychanalytique à ceux qui s’y adressent et qui
sont le plus souvent dans l’incapacité, notamment pécuniaire, de s’adresser à un psycha-
nalyste dans le privé. C’est le sujet de l’inconscient – à distinguer de l’individu – qui est
alors en question.
Parier sur le sujet, sur ses effets, et ce, au prix d’une renonciation à la jouissance, est
cela même que celui qui prendra la parole mettra à l’épreuve. Ceci ne sera pas possible
de façon indéfinie, mais pour un temps déterminé, ce qui répondra à l’objection faite par
Freud sur la gratuité du traitement qui engendrerait résistances et cure interminable.
Si ce Centre fut créé, ce n’est pas seulement pour que les personnes en état de préca-
rité aient droit à un secours psychique, car, comme le préconisait Freud eu égard à l’im-
mense misère névrotique qu’il constatait déjà à son époque, il ne fallait pas abandonner
celle-ci « aux efforts impuissants de charitables particuliers »27. Il ajoutait : « les premiers
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instituts de ce genre seront dus à l’initiative privée, mais il faudra bien qu’un jour ou
l’autre la nécessité en soit reconnue »28.
Aujourd’hui, si l’initiative de ce Centre est bien accueillie, elle n’a cependant pas
encore réussi à faire reconnaître sa nécessité, ainsi qu’en témoigne la préférence accordée
à des thérapies dont les résultats, souvent forcés et illusoires, se fondent sur le conseil, la
suggestion et la rééducation des comportements. Les financeurs de ces thérapies ne
parient pas sur le savoir de l’inconscient, ils en sont pour la plupart ignorants. Il en va
ainsi du « vrai maître [qui] ne désire rien savoir du tout – il désire que ça marche »29.
Ce qui marche, c’est le résultat obtenu, qu’importe qu’il soit une sorte d’orthopédie,
un placébo adaptatif, selon le modèle social d’une époque donnée. La jouissance des symp-
tômes de ces personnes souffrantes restera intouchée et continuera alors de faire ses dégâts.
L’administration, sauf interlocuteur éclairé, veut remplir ses grilles d’évaluation avec des
résultats en apparence positifs, quitte à ce que ceux-ci soient éphémères et sans cesse à
reproduire. Car ce qui est souhaité par elle, c’est que tous ceux qui sont en rupture avec
la société, pour cause de souffrance ou de « maladie », rentrent dans l’ordre, travaillent, se
taisent et coûtent le moins possible à cette société. Il s’agit dans ce cas d’un ordre moral
lié au pouvoir du maître capitaliste qui promet le bonheur à ceux qui travaillent.

26. Le Centre psychanalytique de consultations et de traitement (CPCT-Paris) fut créé en 2003 ; neuf autres CPCT virent
ensuite le jour dans les principales grandes villes en France.
27. Freud S., « Les voies nouvelles de la thérapeutique », La technique psychanalytique, op. cit., p. 140.
28. Ibid., p. 141.
29. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers…, op. cit., p. 24.

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L’argent : totem et tabou

La rencontre avec un psychanalyste, si brève et gratuite soit-elle, n’a pas l’obligation


de tel ou tel résultat prédéterminé. Le psychanalyste, en ce sens, ne colmatera pas ce qui
ne va pas, avec sa personne, voire son être. Il ne sera en aucun cas un bien substitutif qui,
loin d’entamer la jouissance, au contraire la complèterait.
La gratuité de cette démarche n’est pas considérée comme allant de soi, elle est intégrée,
voire interrogée dans le dispositif. Et il n’est pas rare qu’assez rapidement aient lieu certains
effets, tels que la reprise d’une activité professionnelle, une réappropriation du lien social,
et partant, la chance de poursuivre un travail analytique dans d’autres conditions, c’est-à-dire
en payant cette fois avec de l’argent, et ailleurs que dans le lieu où il fut amorcé. C’est un
pas immense qui sera dès lors franchi, car comme le notait Freud, les personnes pauvres sont
moins prêtes à renoncer à leur souffrance « parce que la dure existence qui les attend ne les
attire guère et que la maladie leur confère un droit de plus à une aide sociale »30.
Si l’analyste praticien, qui accueille cette souffrance, « offre » quelque chose à celui
qui fait ce pas, c’est une voie possible à ce qui cause son désir, soit à cet objet qu’il ne
réalise en aucun cas pour son patient, tel un bien, mais qui permettra désormais à ce
dernier de poursuivre au-delà.
Le discours de l’analyste ne saurait se fermer sur lui-même, et c’est pour cela qu’il se
doit d’être ouvert aux maux qui agitent notre époque. J’y vois là le prix que l’analyste a
de son côté à payer, en intervenant dans ce Centre. Non seulement, il y est bénévole, mais
il paye le prix du savoir, celui de rendre compte de sa pratique, afin que ce dont il s’est
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fait le destinataire puisse circuler et ne reste pas lettre morte.
Cette pratique ne consiste pas en l’application d’une quelconque méthode, mais
comme ce qui relève du discours de l’analyste. « Ce discours, formulait Lacan, j’ai essayé
de le construire dans sa relation fondamentale au savoir »31. Et c’est de cette construction
que l’analyste ne saurait faire l’économie.
Voilà pourquoi ce travail, s’il est dit gratuit quant à son accès, ne l’est pas au niveau de
celui qui attend – de la part de ceux qui s’y engagent, tant de l’analyste que du possible
« analysant » – d’y mettre le prix. C’est encore dire que la valeur du patient excède la préca-
rité de sa situation, qu’il y a un au-delà de celle-ci et que l’analyste pour sa part ne se réduit
pas non plus au réceptacle de la misère du monde, qu’il ne ferait de la sorte que renforcer.
Ainsi, la pratique au Centre, procédant « si peu que ce soit d’effets psychanaly-
tiques »32, engagera celui qui s’y coltine à reconnaître ces effets dans le travail mis en
œuvre dans et autour du Centre proprement dit, à savoir dans le contrôle de cette
pratique, mais aussi dans la réflexion et l’élaboration qui en sont faites en vue de sa mise
au jour et de sa transmission. Séminaires, colloques, journées d’études et publications
sont en ce sens régulièrement réalisés.

30. Freud S., « Les voies nouvelles de la thérapeutique », La technique psychanalytique, op. cit., p. 141.
31. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 49.
32. Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, op. cit., p. 235.

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