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LE PRIX À PAYER
Lilia Mahjoub
2013/3 N° 85 | pages 22 à 28
ISSN 2258-8051
ISBN 978290504079
DOI 10.3917/lcdd.085.0022
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2013-3-page-22.htm
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L a question de l’argent en analyse, pour celui qui la demande, se présente avant tout par
le paiement et le prix des séances, et non pas directement par le rapport qu’il entretient avec
l’argent, comme si celui-ci n’avait rien à voir avec ce qui sera censé faire l’objet d’une analyse.
Le coût est d’ailleurs ce qui est considéré a priori comme un obstacle à la décision de
s’adresser à un analyste, non seulement parce que cela est onéreux, non remboursé
comme le sont les actes médicaux proprement dits, mais aussi parce que cela serait réservé
à une élite intellectuelle, voire à une certaine classe sociale.
La civilisation actuelle connaît un véritable bouleversement dans son rapport à l’ar-
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Dans son texte de 1913, intitulé « Le début du traitement », Freud note que « l’ana-
lyste ne conteste pas que l’argent doive, avant tout, être considéré comme un moyen de
vivre et d’acquérir de la puissance, mais il prétend qu’en même temps d’importants
facteurs sexuels jouent leur rôle dans l’appréciation de l’argent et c’est pourquoi il s’at-
tend à voir les gens civilisés traiter de la même façon les questions d’argent et les faits
sexuels, avec la même duplicité, la même pruderie et la même hypocrisie »2.
Le ton est ainsi donné par Freud qui a découvert l’inconscient et met en garde l’ana-
lyste pour qu’il traite les questions d’argent avec autant de franchise qu’il en attend
lui-même de son patient pour ce qui touche à la sexualité. L’analyste exprime donc spon-
tanément la valeur qu’il accorde à son temps, et ainsi que l’écrit Freud, « le praticien
montre [au patient] qu’il renonce à toute fausse honte »3, et qu’« on sait que le fait de
pratiquer un traitement à bas prix ne contribue guère à faire apprécier ce dernier »4.
L’argent, tout comme la sexualité, fait donc partie des sujets passés sous silence et il est
clair que, comme hier, la morale y est toujours mêlée, et s’est assortie de surveillance, de
contrôles divers, mais aussi de toutes sortes de sanctions.
En rapprochant l’argent de la sexualité, Freud met bien l’accent sur le fait qu’il relève
en soi d’une jouissance. Les excès en la matière, tels que l’avarice et, à l’opposé, la prodi-
galité en témoignent. C’est par ces traits que se saisit le rapport d’un sujet à sa jouissance
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2. Freud S., « Le début du traitement », La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1972, p. 90.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Freud S., L’Homme aux rats. Journal d’une analyse, Paris, PUF, 1974, p. 169.
6. Ibid.
7. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 291.
La Cause du désir no 85 23
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des yeux, a deux plaques de saleté, ce qui signifie qu’il est tombé amoureux non de ses
yeux, mais de son argent »8. Cet obscur objet de désir qu’est l’argent dévoile ainsi à quelle
jouissance il se trouve lié.
Nous pouvons aussi pointer que dans ce cas, et cela est vrai pour la majeure partie des
cas, l’argent, en tant qu’objet cédé dans l’analyse, fait bien partie du transfert et ouvre des
voies inédites, voire cruciales pour la mise au travail de l’inconscient.
Toutefois, Freud pratiquait des analyses « gratuites » avec des patients pauvres, mais
les « résistances » des patients lui semblaient décuplées et l’analyse interminable.
Aujourd’hui, les psychanalystes ont appris de l’enseignement de Lacan que la question
des résistances n’est pas le seul fait du patient et que l’analyste y est lui-même pour quelque
chose9. Laisser s’éterniser une situation, qui n’aurait dû être que transitoire, n’est pas
souhaitable dans une analyse. Car, ce qui y est attendu, c’est un acte de l’analyste pour
que se révèle ce qui est véritablement en jeu dans le transfert. Ladite pauvreté, la préca-
rité dirons-nous aujourd’hui, a fini par satisfaire le patient et ne lui permet plus de vouloir
se sortir d’un état dont il ne se pense pas responsable. L’analyste ne saurait en effet devenir
« un bien », une satisfaction substitutive, qui compenserait celle à laquelle il a renoncé
dans son existence.
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Sans cette autre raison, la psychanalyse se réduirait à « gagner sa vie », ce qui bien sûr n’est
pas à exclure, mais au vu de ce que le patient y dépose d’intime – soit cette chose impen-
sable qu’est l’inconscient –, une autre place, éthique, est requise pour le psychanalyste.
Le désir en dette
12. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 193.
13. Poe E. A., La lettre volée, Œuvres en prose, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951.
14. Ibid., p. 53.
15. Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud…, op. cit., p. 239.
16. Ibid.
17. Ibid.
18. Ibid.
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et du sang du fils de ce dernier. La fin de l’analyse serait alors un « Mange ton Dasein ! »19
faisant figure de monstrum horrendum pour l’analyste.
L’on sait, formule encore Lacan, que « l’argent ne sert pas seulement à acheter des
objets, mais que les prix […] ont pour fonction d’amortir quelque chose d’infiniment
plus dangereux que de payer de la monnaie, qui est de devoir quelque chose à quel-
qu’un »20. Car ce qui est en jeu dans le dépôt de ses histoires par l’analysant, de ces lettres
qui ne sont pas volées mais déposées, c’est la part prise par l’analyste, une part qui a son
prix pour que l’analysant n’y reste pas aliéné. Détenir la lettre, comme il en va du ministre
dans le récit d’E. A. Poe, « vous clôt le bec »21. Dans le cas de l’analyste, alors qu’il est juste-
ment attendu qu’il l’ouvre à bon escient, ce serait une position de jouissance qui le prive-
rait du pouvoir de son acte.
Le prix à payer est-il alors le prix de la jouissance, afin que celle-ci soit gaspillée et,
« dont il faut bien qu’elle aille quelque part […] sinon cela a toutes sortes de consé-
quences »22 ? Tel que nous l’avons souligné à propos de la lettre, la jouissance ne doit pas
être détenue, sauf à réduire son détenteur au silence mortifère, mais doit par contre
circuler pour arriver à destination, c’est-à-dire pour que l’analyste finisse par offrir à son
analysant « cet objet insensé que [Lacan a] spécifié du a »23.
19. Lacan J., « Le séminaire sur “la lettre volée” », op. cit., p. 40.
20. Lacan J., Le Séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud…, op. cit., p. 239.
21. Ibid. p. 238.
22. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 19.
23. Lacan J., « La troisième », La Cause freudienne, n° 79, octobre 2011, p. 14.
24. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 39.
25. Cf. Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, op. cit., p. 11.
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semblant mais qu’il ne réalisera en aucun cas pour celui qu’il écoute. Cet objet se
distingue en effet des produits en jeu dans les marchés du savoir.
26. Le Centre psychanalytique de consultations et de traitement (CPCT-Paris) fut créé en 2003 ; neuf autres CPCT virent
ensuite le jour dans les principales grandes villes en France.
27. Freud S., « Les voies nouvelles de la thérapeutique », La technique psychanalytique, op. cit., p. 140.
28. Ibid., p. 141.
29. Lacan J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers…, op. cit., p. 24.
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30. Freud S., « Les voies nouvelles de la thérapeutique », La technique psychanalytique, op. cit., p. 141.
31. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 49.
32. Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, op. cit., p. 235.
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