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Pierre Sidon
Dans La Cause du Désir 2014/3 (N° 88) , pages 51 à 57
Éditions L'École de la Cause freudienne
ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040886
DOI 10.3917/lcdd.088.0051
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L
es anciens mots de la clinique sont sur la sellette, et la clinique elle-même se
désintègre. Plus que la prolifération de nouvelles catégories qui courent après le
réel, la notion même de diagnostic est remise en cause au profit de catégories
choisies par les patients eux-mêmes, comme l’explique Éric Laurent1. Nous
cheminons désormais dans un épais brouillard de diagnostics mouvants, reflet du rela-
tivisme des normes – qui sont du symbolique –, du « dynamisme pharmaceutique »
(Lacan) – qui touche au réel –, et des identifications au semblable – qui sont de l’imaginaire.
La Cause du désir no 88 51
L’expérience des addicts – Addictions en série
Après Freud qui compare hypnose et amour2, Otto Fénichel est constamment cité en
référence comme l’auteur de la notion de « toxicomanie sans drogue », et pour avoir fait
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2. Freud S. « Psychologie collective et analyse du moi » [1921], Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1968.
3. Fénichel O., La théorie psychanalytique des névroses, Paris, PUF, 1979, p. 461.
4. WHO (1969) Expert Committee on Drug Dependence, Technical Report Series, no 407, Genève, 1969, p. 6.
5. Peele S., Brodsky A., Love and Addiction, Taplinger, 1975. http://www.peele.net/
6. Diagnostic And Statistical Manual Of Mental Disorders, Fifth edition, American Psychiatric Association, 2013,
p. 485.
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Pierre Sidon, Love addicts
actuel directeur du NIMH7, souhaite substituer au DSM une nouvelle classification fondée
non pas sur la négociation mais sur les sciences dures. Spécialiste en neuroimagerie et en
biologie de l’attachement conjugal chez les campagnols, il n’hésite pas à se confier sur le
mystère de son propre attachement à son épouse8. Nul doute que l’addiction à l’amour
accède donc sous peu à la dignité de la pathologie. Mais sans attendre cette caution, le
syntagme love addict mène déjà une carrière fulgurante dans la littérature des how-to, les
témoignages, sur les blogs9, au cinéma, dans les séries télévisées et la chanson. De
nombreux groupes d’auto-support (les Anonymes) y sont consacrés. Dernièrement, un
documentaire danois s’intéresse à la question, et le débat s’invite à la télévision10. Succès
scientifique, succès populaire : un boulevard s’ouvre pour la catégorie.
Un diagnostic démocratique
Dans son ouvrage de 1975, Peele rejette d’abord la conception de l’addiction comme
maladie : il voit, dans l’addict le plus désinséré, l’héroïnomane SDF, un semblable, non
pas malade mais sujet d’une « expérience humaine commune », « familière à chacun,
que nous vivons tous, même si, dans certains cas, les plus virulents, elle atteint des
proportions qui menacent la vie ». Peele s’oppose à toute définition neurologique de
l’addiction : « l’addiction n’est pas une réaction chimique mais l’expérience qui résulte
de la réponse subjective routinière d’un individu à quelque chose qui possède une signi-
fication particulière pour lui – quelque chose, quoi que ce soit, qui le rassure et le conforte
tant qu’il ne peut vivre sans, même si cela ravage sa vie par ailleurs. » Mais l’ouvrage perd
vite de son intérêt lorsque Peele tente de définir l’addiction à l’amour comme « addic-
tion interpersonnelle » par opposition au vrai amour11.
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L’expérience des addicts – Addictions en série
L’épidémie
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Pierre Sidon, Love addicts
Enfin, même si cet autre auteur à succès dans le champ, Pia Mellody19, préfère le
terme de fantasy addiction – auquel nous ne saurions rester indifférents –, l’on ne peut
que prendre acte de l’installation du syntagme de love addiction dans le discours contem-
porain. De quoi le considérer comme un symptôme, au moins social.
Un mouvement anti-symptôme
Selon Jacques-Alain Miller, la toxicomanie est plus un symptôme social qu’un symp-
tôme individuel20. Quid de l’addiction à l’amour, si elle existe ? Certains se plaignent.
Mais cette plainte peut-elle se transmuter en symptôme ? Cela serait à mettre à l’épreuve
au cas par cas, ce qui n’est pas proposé par nos auteurs, ni dans Les sex addicts, livre d’en-
tretiens réalisés par une journaliste « spécialisée » dans les sex addicts, et commentés par
un psychanalyste : aucun risque de mettre ici en forme quelque symptôme individuel,
d’autant que le seul cas de type « dépendance affective » est traité par une interview du
couple qu’elle forme avec son propre partenaire sex addict21. Qui plus est, les sujets
présentés, qui décident de s’en remettre aux douze étapes des Anonymes22, « abdiquent »
leur singularité souffrante en rejoignant l’universel facile d’une mythique maladie. Les
voilà donc, malheureux réunis, par une opération semblable au performatif paulinien –
« tous vous êtes un » –, en cohorte indifférenciée par l’adversité. Dans ces cas, les armoi-
ries de la Communauté tentent de recouvrir le réel de l’abjection par l’alliance d’un scien-
tisme mêlé de religieux. De qui s’agit-il ?
De sujets en difficulté avec la séparation : de nombreuses situations qualifiées d’ad-
diction à l’amour laissent transparaître, derrière ce « rapport passionné à l’objet »23, des
situations de type : « objet dans la poche »24. La phénoménologie d’un amour fou voile
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19. Mellody P., auteur en 1989 avec Andrea Wells Miller de Breaking Free : A Recovery Workbook for Facing Codependence.
20. Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du
département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 2 avril 1997, inédit.
21. Op. cit., p. 173-214.
22. http://www.aafrance.fr/qui-sont-les-aa/la-methode-aa/40-les-12-etapes
23. Laurent É., « L’amour fou d’une mère », L’amour dans les psychoses, Paris, Seuil, 2004, p. 134.
24. Lacan J., « La formation du psychiatre et la psychanalyse », 10 novembre 1967, inédit.
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L’expérience des addicts – Addictions en série
en effet en 1956 : « À quoi tient la différence entre quelqu’un qui est psychotique et quelqu’un
qui ne l’est pas ? Elle tient à ceci, que pour le psychotique une relation amoureuse est possible
qui l’abolit comme sujet, en tant qu’elle admet une hétérogénéité radicale de l’Autre. »25
Quelle place reste-t-il enfin à la clinique des névroses faite des affres du désir ?
Confondue, dans ce processus de récusation généralisée de l’amour, avec les situations
précitées, elle perd toute chance de débrouiller la cause de son désir et n’a plus qu’à
rejoindre, dans une souffrance indifférenciée, la cohorte des folles de la Salpêtrière.
Dans les deux cas, qu’il soit fou et pathétique ou vrai mais rejeté comme pathologique,
l’amour reflue à mesure que croît la solitude du sujet contemporain : « le “Un” jouit tout seul
avec sa drogue, et toute activité peut devenir drogue… », nous dit J.-A. Miller dans le maga-
zine Le Point en 2011. Voilà donc ce qui rapproche réellement le love addict dudit toxicomane
qui, nous dit J-A. Miller, « se passe du partenaire sexuel et se voue au partenaire (a)-sexué du
plus-de-jouir ». On conclura après lui, comme pour la toxicomanie, que les formes d’addic-
tion à l’amour constitueraient bien aussi, dans tous les sens, un « anti-amour »26 !
25. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 287.
26. Miller J.- A., « La théorie du partenaire », Revue belge de psychanalyse Quarto, n°77, 2002, p. 6-33.
27. « Il est important de pouvoir traiter les souffrances causées par un amour dévorant » affirme Marc Valleur dans le
magazine Sciences humaines en Septembre 2012.
28. Cf. l’interview dans ce volume.
29. Valleur M., Matysiak J.-C., Le désir malade, Dans un monde libre et sans tabou, Paris, J.-C. Lattès, 2011, p. 35.
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Pierre Sidon, Love addicts
certains couples ont-ils chance de pouvoir renouveler, sous d’autres formes (triangulées
par l’intercession de la Puissance Supérieure), les impasses du rapport sexuel ?
Mais plus généralement l’on peut craindre l’apparition de ségrégations nouvelles dans
le traitement en douze étapes desdites addictions comportementales. D’abord du fait de
cette appellation qui passe sous silence la dimension idéique qui les sous-tend, fût-elle
inconsciente, voire forclose. On assisterait alors dans ce dernier cas à un redoublement
de la forclusion de l’inconscient souvent au principe des addictions – où l’addictologue
s’avère complice de son patient. Ensuite du fait du caractère anonyme de ces groupes,
prélude au processus de rebirth qui en constitue le principe, mais fait craindre un autre
redoublement, celui du mode de ségrégation en cause : médiée par l’objet, y compris
dans l’addiction au sexe, comme en témoigne par exemple Giulio Minghini, auteur du
roman autobiographique Fake30 : « j’étais devenu un produit »31. Dans ce cas, le seul nom
qui persiste, voire ré-émerge en réaction, est le Nom de Dieu.
Le transfert anyway
Du Un de l’itération qui fait la jouissance de l’addiction32, au Un de la Puissance Supé-
rieure, en passant par le Un de la maladie, ou le Un du self, l’on ne sort pas de l’ « auto »
de la jouissance : un corps, c’est ce qui se jouit33. Or, si l’amour c’est « le désir d’être Un »34,
dans l’addiction, « le Un dont il s’agit, précise Éric Laurent, n’est pas celui du faire Un de
l’amour mais du Un de l’itération »35. Se pourrait-il que ce soit bien l’époque de la science
qui, par son action corrosive des idéaux et la forclusion de la castration qu’elle opère, dénude
ainsi l’horreur de la jouissance, solipsiste en son essence ? Dans ce cas, l’addiction à l’amour
serait bien le symptôme social le plus ironique et le plus vrai de l’époque. Dès lors, que faire ?
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