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Love addicts

Pierre Sidon
Dans La Cause du Désir 2014/3 (N° 88) , pages 51 à 57
Éditions L'École de la Cause freudienne
ISSN 2258-8051
ISBN 9782905040886
DOI 10.3917/lcdd.088.0051
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LOVE ADDICTS
Pierre Sidon

Il n’y a pas d’apparence, chez les animaux, ni de viols,


ni non plus de toutes ces complications,
tout ce baratin qu’on fait autour.
Ça se passe chez eux d’une façon pour tout dire civilisée.
Chez l’homme, ça fait ce qu’on appelle des drames [...].
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Par quoi bien sûr tout le malentendu [...].
Plût au ciel que les hommes fassent l’amour
comme les animaux, ça serait agréable.
Jacques Lacan, Conférence à Milan

La crise des classifications

L
es anciens mots de la clinique sont sur la sellette, et la clinique elle-même se
désintègre. Plus que la prolifération de nouvelles catégories qui courent après le
réel, la notion même de diagnostic est remise en cause au profit de catégories
choisies par les patients eux-mêmes, comme l’explique Éric Laurent1. Nous
cheminons désormais dans un épais brouillard de diagnostics mouvants, reflet du rela-
tivisme des normes – qui sont du symbolique –, du « dynamisme pharmaceutique »
(Lacan) – qui touche au réel –, et des identifications au semblable – qui sont de l’imaginaire.

Pierre Sidon est psychanalyste, membre de l’ECF.


1. Laurent É., « Intervention à l’inauguration du nouvel hôpital de Navarre », en vidéo à partir de 8’30 :
https://www.youtube.com/watch?v=D99IOoZ4BM4

La Cause du désir no 88 51
L’expérience des addicts – Addictions en série

Or à l’ère de la science, le souci du corps, de ce qui l’affecte et le traverse – la jouissance –,


se greffe sur le plus-de-jouir contemporain par excellence : le nouveau. Une fuite en avant
invente des jouissances toujours inédites et bouleverse non seulement les identités mais
aussi, en profondeur, le lien social. Le corps social, à l’instar des corps individuels
découpés par une géographie érogène réinventée par les appareillages, semble lui-même
morcelé par le déferlement de l’individualisme et de l’incommunicabilité des jouissances.
Que peuvent les idéaux élimés face à la jouissance qui a tout de l’autisme ? L’individu
contemporain est un individu morcelé, éparpillé, qui dérive entre des groupes aux iden-
tifications faibles fondées sur l’objet de consommation. Et c’est ainsi que si nous sommes
tous addicts, nous sommes tous aussi, de plus en plus, des Anonymes : serait-ce que là
où croît la jouissance à la place laissée vacante des idéaux pluralisés, corrélativement
grandit l’anonymat ?
S’il faut renoncer aux diagnostics et accepter les étiquettes issues des communautés de
jouissance, l’addiction postule au podium des autodiagnostics les plus prisés. Elle rivalise
avec la bipolarité, l’hyperactivité et l’autisme. L’usage de ce nom, « addict », s’étend, séduit
et infiltre le discours courant et pourrait peut-être, un jour, surclasser tous les autres diagnos-
tics de par son mode fonction-variable : « addict-à (x) ». De l’extension du domaine de la
toxicomanie aux addictions, jusqu’aux addictions « sans substance » (sexe, jeu, internet,
achats, etc.), parlerons-nous demain le langage de l’addiction pour tous les symptômes ?

La maladie d’amour 2.0

Après Freud qui compare hypnose et amour2, Otto Fénichel est constamment cité en
référence comme l’auteur de la notion de « toxicomanie sans drogue », et pour avoir fait
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entrer l’amour dans sa catégorie « névroses impulsives » en tant que « besoin absolu de
se sentir aimé »3. Du côté de la psychiatrie, c’est en 1964 que l’Organisation mondiale
de la Santé remplace le terme de toxicomanie par celui de dépendance, terme depuis
adopté par le DSM. L’OMS tente encore d’en donner une définition substantialiste en 1969
comme « interaction entre un organisme vivant et un produit »4, mais le terme de dépen-
dance ouvre néanmoins la voie à une extension sans limite de la catégorie. Cependant,
c’est le succès du signifiant addict (terme introduit en 1932 par Edward Glover) qui met
le feu aux poudres. L’ouvrage Love and Addiction5 des psychologues Stanton Peele et
Archie Brodsky, paru en 1975 aux USA, connaît un succès sans précédent et déclenche
une réaction en chaîne.
Si le concept d’« addiction » est jugé péjoratif par le DSM 6, la recherche neuroscienti-
fique, quant à elle, en cherche déjà la cause dans le cerveau et l’amour n’échappe pas à
sa curiosité. Thomas R. Insel, psychiatre chercheur en neurosciences du comportement,

2. Freud S. « Psychologie collective et analyse du moi » [1921], Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1968.
3. Fénichel O., La théorie psychanalytique des névroses, Paris, PUF, 1979, p. 461.
4. WHO (1969) Expert Committee on Drug Dependence, Technical Report Series, no 407, Genève, 1969, p. 6.
5. Peele S., Brodsky A., Love and Addiction, Taplinger, 1975. http://www.peele.net/
6. Diagnostic And Statistical Manual Of Mental Disorders, Fifth edition, American Psychiatric Association, 2013,
p. 485.

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Pierre Sidon, Love addicts

actuel directeur du NIMH7, souhaite substituer au DSM une nouvelle classification fondée
non pas sur la négociation mais sur les sciences dures. Spécialiste en neuroimagerie et en
biologie de l’attachement conjugal chez les campagnols, il n’hésite pas à se confier sur le
mystère de son propre attachement à son épouse8. Nul doute que l’addiction à l’amour
accède donc sous peu à la dignité de la pathologie. Mais sans attendre cette caution, le
syntagme love addict mène déjà une carrière fulgurante dans la littérature des how-to, les
témoignages, sur les blogs9, au cinéma, dans les séries télévisées et la chanson. De
nombreux groupes d’auto-support (les Anonymes) y sont consacrés. Dernièrement, un
documentaire danois s’intéresse à la question, et le débat s’invite à la télévision10. Succès
scientifique, succès populaire : un boulevard s’ouvre pour la catégorie.

Un diagnostic démocratique

Dans son ouvrage de 1975, Peele rejette d’abord la conception de l’addiction comme
maladie : il voit, dans l’addict le plus désinséré, l’héroïnomane SDF, un semblable, non
pas malade mais sujet d’une « expérience humaine commune », « familière à chacun,
que nous vivons tous, même si, dans certains cas, les plus virulents, elle atteint des
proportions qui menacent la vie ». Peele s’oppose à toute définition neurologique de
l’addiction : « l’addiction n’est pas une réaction chimique mais l’expérience qui résulte
de la réponse subjective routinière d’un individu à quelque chose qui possède une signi-
fication particulière pour lui – quelque chose, quoi que ce soit, qui le rassure et le conforte
tant qu’il ne peut vivre sans, même si cela ravage sa vie par ailleurs. » Mais l’ouvrage perd
vite de son intérêt lorsque Peele tente de définir l’addiction à l’amour comme « addic-
tion interpersonnelle » par opposition au vrai amour11.
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S’appuyant sur les conceptions baroques d’Erich Fromm (The Art of Loving), Peele
considère toute forme d’attachement excessif comme ayant un caractère addictif :
« Fromm considère que tout homme ou femme ne peut réussir à aimer qu’à condition
de s’être réalisé lui-même au point où il peut se soutenir de lui-même avec assurance. »
Pour Fromm, cité par Peele, aimer et être indifférent au reste du monde n’est pas aimer,
c’est faire preuve d’un « attachement symbiotique ou d’un égotisme au sens large »12.
L’ouvrage se conclut par un nouvel avertissement sur les dangers de la notion d’addic-
tion-maladie qui diminue l’autonomie (self-empowerment). Celle-ci serait la seule à même
de permettre aux sujets de se sortir de leur addiction considérée comme la croyance folle
dans une substance ou un partenaire, corrélative du doute que nous entretenons sur
nous-mêmes. Le remède vise à renforcer le moi : « notre but consiste en une conscience

7. National Institute of Mental Health, Institut national de la santé mentale, USA.


8. « Why do Voles Fall in Love ? », Robert Palmer, Emory Magazine, Printemps 1999, http://www.emory.edu/
EMORY_MAGAZINE/spring99/features_pgs/voles.html
9. Par exemple celui assez bien écrit d’une love addict, Tracy, qui a témoigné dans le documentaire de Pernille Rose
Grønkjær, http://thelovelyaddict.com/ (voir infra).
10. http://www.huffingtonpost.com/2012/10/22/love-addict-movie-explore_n_2002775.html
11. Peele S., Brodsky A., op. cit., chap. 4. Et Aaron Ben-Zeév, « In the Name of Love », Psychology Today, 2012,
http://www.psychologytoday.com/blog/in-the-name-love/201211/i-loved-him-too-much-be-him
12. Peele S., Brodsky A., « Erich Fromm: a positive concept of love », op. cit., chap. 4.

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L’expérience des addicts – Addictions en série

de soi (self-awareness) et en la réalisation de soi (self-realization) ». Comment ? L’originalité


initiale le cède alors à la banalité d’une association des dernières thérapies en vogue :
biofeedback, TCC, « pleine conscience » et l’hybride Cognitive Behavioral Education qu’on
peut pratiquer chez soi puisque « le client fait l’essentiel du travail par lui-même » : « by
himself or herself »13. Self : est-ce bien là le seul remède proposé auxdits « égotistes » sur
fond d’une clinique différentielle inexistante des embrouilles avec l’Autre ?

L’épidémie

L’ouvrage a néanmoins connu un succès phénoménal et suscité un nombre considé-


rable de me-too, mais l’on se contentera de citer ici l’autre énorme best-seller (plusieurs
millions d’exemplaires vendus), Women who love too much14, qui s’oppose au premier sur
l’idée de maladie et sur la promotion, corrélative, des traitements en douze étapes, les
fameux Anonymes combattus par Peele.
En 1987, Melody Beattie introduit, avec Codependent No More15, un resserrement du
champ : l’addiction à l’amour concerne l’attachement à un partenaire addict, trop aimé, jusqu’à
un degré sacrificiel. Mais le concept, la codépendance, est issu des Alcooliques Anonymes et
le traitement consiste donc, pour le proche de l’addict, à participer lui aussi à un groupe simi-
laire : CoDA (CoDependent Anonymous). Malades, conjoints, proches, enfants des malades, tous
sont recyclés dans les groupes d’anonymes dédiés, mais l’essentiel est qu’aimer sans retour un
être férocement indépendant fait accéder celui-ci au même rang de malade.
Plus près de nous, en 2011, l’épidémie diagnostique a produit un documentaire
danois tourné aux USA, Love Addict, Stories of dreams, obsession and longing, de Pernille
Rose Grønkjær16. Le film entrelace des témoignages hétérogènes de sujets aux prises avec
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leur partenaire. Malgré la minceur des témoignages, on ne peut que constater l’absence
d’une quelconque problématique de l’ordre du désir : chacun et chacune semblent aux
prises avec un Autre ravageant par rapport auquel il se retrouve en position d’objet. Tous
abdiquent toute singularité au profit du nom commun de love addict. Aucun profes-
sionnel ne vient commenter les séquences – excepté le thérapeute d’un des participants
qui occupe du coup une place similaire à lui. L’ensemble protéiforme et obscène est sans
commentaire à l’exception d’une musique mélancolique et de plans de coupe oniriques
montrant un petit garçon et une petite fille errants, instillant par là une seule idée, celle
de la réalisatrice, d’une solitude extrême au principe de ces destins.
En France, l’ouvrage Les sex addicts ne fait pas dans la poésie ni dans la littérature :
« Lorsqu’il y a souffrance dans l’amour, ça n’est pas de l’amour, c’est de la dépendance. »17
Les quelques autres articles ou ouvrages parus pèchent par leur pauvreté clinique ou par
l’abus des charmes des neuromédiateurs et de l’anatomie cérébrale18.
13. http://www.peele.net/treatment/index.html
14. Norwood R., Women Who Love Too Much, Mass Market Paperback, 1986.
15. Beattie M., Codependent No More : Stop Controlling Others And Start Caring for Yourself, 1987.
16. Love Addict, Stories of dreams, obsession and longing, Pernille Rose Grønkjær réalisatrice, http://loveaddictmovie.com/, 2011.
17. Sandis F., Dumonteix J.-B., Les sex addicts, Quand l’amour devient une drogue dure, Paris, Pocket, 2013.
18. Par exemple : « on peut voir très nettement s’illuminer un cerveau de la passion » déclare Michel Reynaud dans
L’amour est une drogue douce… en général, Paris, Robert Laffont, 2005, p. 154.

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Pierre Sidon, Love addicts

Enfin, même si cet autre auteur à succès dans le champ, Pia Mellody19, préfère le
terme de fantasy addiction – auquel nous ne saurions rester indifférents –, l’on ne peut
que prendre acte de l’installation du syntagme de love addiction dans le discours contem-
porain. De quoi le considérer comme un symptôme, au moins social.

Un mouvement anti-symptôme

Selon Jacques-Alain Miller, la toxicomanie est plus un symptôme social qu’un symp-
tôme individuel20. Quid de l’addiction à l’amour, si elle existe ? Certains se plaignent.
Mais cette plainte peut-elle se transmuter en symptôme ? Cela serait à mettre à l’épreuve
au cas par cas, ce qui n’est pas proposé par nos auteurs, ni dans Les sex addicts, livre d’en-
tretiens réalisés par une journaliste « spécialisée » dans les sex addicts, et commentés par
un psychanalyste : aucun risque de mettre ici en forme quelque symptôme individuel,
d’autant que le seul cas de type « dépendance affective » est traité par une interview du
couple qu’elle forme avec son propre partenaire sex addict21. Qui plus est, les sujets
présentés, qui décident de s’en remettre aux douze étapes des Anonymes22, « abdiquent »
leur singularité souffrante en rejoignant l’universel facile d’une mythique maladie. Les
voilà donc, malheureux réunis, par une opération semblable au performatif paulinien –
« tous vous êtes un » –, en cohorte indifférenciée par l’adversité. Dans ces cas, les armoi-
ries de la Communauté tentent de recouvrir le réel de l’abjection par l’alliance d’un scien-
tisme mêlé de religieux. De qui s’agit-il ?
De sujets en difficulté avec la séparation : de nombreuses situations qualifiées d’ad-
diction à l’amour laissent transparaître, derrière ce « rapport passionné à l’objet »23, des
situations de type : « objet dans la poche »24. La phénoménologie d’un amour fou voile
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donc bien souvent une autonomie aussi discrète que forcenée. Ainsi Christian, filmé dans
le documentaire, en voie de guérison de son addiction et pourtant sûr d’un amour qu’il
pense cette fois-ci réel et durable après seulement quelques rencontres. Son idéalisation
manifeste, favorisée par une relation à distance, s’écroule rapidement sur fond d’une rela-
tion, elle insubmersible : la relation à sa mère, chez qui il vit encore, illusionné sur son
indépendance au prétexte qu’il lui paye un loyer. Quant au père, retraité d’une errance
sexuelle compulsive, il admet : « nous avons développé un style parental incohérent. »
La structure de ces cas se manifeste donc en général par une phénoménologie mêlant,
à divers symptômes touchant au mental comme à la relation à l’Autre, plusieurs addictions
ou le passage de l’une à l’autre. La relation ravageante au partenaire trouverait une explica-
tion qu’une clinique puisant à de meilleures sources inscrirait ici au registre de l’érotomanie,
là à celui du pousse-à-la-femme, encore ailleurs dans le type de la mélancolie. Et Lacan avance

19. Mellody P., auteur en 1989 avec Andrea Wells Miller de Breaking Free : A Recovery Workbook for Facing Codependence.
20. Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire symptôme », enseignement prononcé dans le cadre du
département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 2 avril 1997, inédit.
21. Op. cit., p. 173-214.
22. http://www.aafrance.fr/qui-sont-les-aa/la-methode-aa/40-les-12-etapes
23. Laurent É., « L’amour fou d’une mère », L’amour dans les psychoses, Paris, Seuil, 2004, p. 134.
24. Lacan J., « La formation du psychiatre et la psychanalyse », 10 novembre 1967, inédit.

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L’expérience des addicts – Addictions en série

en effet en 1956 : « À quoi tient la différence entre quelqu’un qui est psychotique et quelqu’un
qui ne l’est pas ? Elle tient à ceci, que pour le psychotique une relation amoureuse est possible
qui l’abolit comme sujet, en tant qu’elle admet une hétérogénéité radicale de l’Autre. »25
Quelle place reste-t-il enfin à la clinique des névroses faite des affres du désir ?
Confondue, dans ce processus de récusation généralisée de l’amour, avec les situations
précitées, elle perd toute chance de débrouiller la cause de son désir et n’a plus qu’à
rejoindre, dans une souffrance indifférenciée, la cohorte des folles de la Salpêtrière.
Dans les deux cas, qu’il soit fou et pathétique ou vrai mais rejeté comme pathologique,
l’amour reflue à mesure que croît la solitude du sujet contemporain : « le “Un” jouit tout seul
avec sa drogue, et toute activité peut devenir drogue… », nous dit J.-A. Miller dans le maga-
zine Le Point en 2011. Voilà donc ce qui rapproche réellement le love addict dudit toxicomane
qui, nous dit J-A. Miller, « se passe du partenaire sexuel et se voue au partenaire (a)-sexué du
plus-de-jouir ». On conclura après lui, comme pour la toxicomanie, que les formes d’addic-
tion à l’amour constitueraient bien aussi, dans tous les sens, un « anti-amour »26 !

Nouveaux traitements, nouveaux maîtres

Dans sa conception monodimensionnelle qui n’admet plus aucune souffrance, l’ad-


dictologue trône comme mesure-étalon de la jouissance et étend l’empire de l’ataraxie.
Moraliste, il sait « doser » : « la passion est positive quand elle laisse encore le loisir de
gérer la vie quotidienne : elle dope et ne tue pas. Tout est question de dosage », affirme
Michel Reynaud. Et tandis qu’un Jean-Pol Tassin entrevoit la cause de l’addiction dans
l’existence de « circuits neuronaux » distincts – du désir et du plaisir –, d’autres croient
possible de couler des jours heureux à l’abri de la pulsion de mort27. S’agit-il d’un retour
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des sagesses antiques méprisant le pathos ? C’est ce que semble penser le psychiatre fran-
çais Marc Valleur28 tout en considérant que « le développement des addictions est paral-
lèle à l’affaiblissement des cadres moraux »29. Et d’impliquer la psychanalyse dans une
lecture à contresens de l’invigoration lacanienne : « ne pas céder sur son désir ». « Inter-
disez-leur l’amour alors ! C’est dangereux aussi l’amour ! », ironisait dernièrement la
journaliste Élisabeth Levy à la radio en réaction à un projet de prohibition de la cigarette.
Le traitement se résume en effet aux inflexions de la seule suggestion par essence
autoritaire de quelque maquillage up to date qu’elle se pare. Dans ce processus ortho-
pédique généralisé amené à devenir permanent par les bienfaits des objets connectés,
c’est un surmoi toujours plus féroce qu’on nourrit comme le démontre Freud dans son
Malaise dans la civilisation. Avec les traitements en douze étapes, la confusion grandit
lorsque le traitement réunit, comme c’est le cas notamment en France avec les DASA
(Dépendants Affectifs et Sex Addicts), les sex addicts aux love addicts. Mais peut-être

25. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 287.
26. Miller J.- A., « La théorie du partenaire », Revue belge de psychanalyse Quarto, n°77, 2002, p. 6-33.
27. « Il est important de pouvoir traiter les souffrances causées par un amour dévorant » affirme Marc Valleur dans le
magazine Sciences humaines en Septembre 2012.
28. Cf. l’interview dans ce volume.
29. Valleur M., Matysiak J.-C., Le désir malade, Dans un monde libre et sans tabou, Paris, J.-C. Lattès, 2011, p. 35.

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Pierre Sidon, Love addicts

certains couples ont-ils chance de pouvoir renouveler, sous d’autres formes (triangulées
par l’intercession de la Puissance Supérieure), les impasses du rapport sexuel ?
Mais plus généralement l’on peut craindre l’apparition de ségrégations nouvelles dans
le traitement en douze étapes desdites addictions comportementales. D’abord du fait de
cette appellation qui passe sous silence la dimension idéique qui les sous-tend, fût-elle
inconsciente, voire forclose. On assisterait alors dans ce dernier cas à un redoublement
de la forclusion de l’inconscient souvent au principe des addictions – où l’addictologue
s’avère complice de son patient. Ensuite du fait du caractère anonyme de ces groupes,
prélude au processus de rebirth qui en constitue le principe, mais fait craindre un autre
redoublement, celui du mode de ségrégation en cause : médiée par l’objet, y compris
dans l’addiction au sexe, comme en témoigne par exemple Giulio Minghini, auteur du
roman autobiographique Fake30 : « j’étais devenu un produit »31. Dans ce cas, le seul nom
qui persiste, voire ré-émerge en réaction, est le Nom de Dieu.

Le transfert anyway
Du Un de l’itération qui fait la jouissance de l’addiction32, au Un de la Puissance Supé-
rieure, en passant par le Un de la maladie, ou le Un du self, l’on ne sort pas de l’ « auto »
de la jouissance : un corps, c’est ce qui se jouit33. Or, si l’amour c’est « le désir d’être Un »34,
dans l’addiction, « le Un dont il s’agit, précise Éric Laurent, n’est pas celui du faire Un de
l’amour mais du Un de l’itération »35. Se pourrait-il que ce soit bien l’époque de la science
qui, par son action corrosive des idéaux et la forclusion de la castration qu’elle opère, dénude
ainsi l’horreur de la jouissance, solipsiste en son essence ? Dans ce cas, l’addiction à l’amour
serait bien le symptôme social le plus ironique et le plus vrai de l’époque. Dès lors, que faire ?
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Notre expérience nous rend confiant dans la possibilité que nous vérifions chaque
jour, d’un surgissement transférentiel malgré les solitudes forcenées que nous rencon-
trons. Il ne s’agit pas seulement du versant imaginaire de l’amour mais de quelque chose
du sujet-supposé-savoir qui souvent nous surprend dans les déserts de confiance retran-
chée que nous traversons. C’est bien souvent la source d’un lien réel qui, se nouant,
redonne chance au vrai amour d’instaurer un nouveau lien social pour ces sujets, défiant
les pronostics les plus pessimistes.
La psychanalyse, dernier refuge de l’amour ?

Retrouvez le site addicta.org, co-animé par Pierre Sidon

30. Minghini G., Fake, Paris, Allia, 2011.


31. https://www.youtube.com/watch?feature=player_embedded&v=BXseEd942Eo
32. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre de l’unviversité Paris
VIII, leçon du 30 mars 2011, inédit.
33. Lacan J., « La troisième », La Cause freudienne, n° 79, p. 11-33.
34. Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1974, p. 79.
35. « Subversion de la subversion », Radio Lacan, intervention au séminaire Théories du genre à l’ECF, juin 2014. À écouter
sur : www.radiolacan.com

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