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2011/2 N° 134 | pages 119 à 131
ISSN 0984-8207
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Christine Maillard* – Strasbourg
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Nous lisons le Livre Rouge comme un document majeur de l’histoire des
idées dans le monde germanique et dans cette Europe des trois premières décen-
nies du XXe siècle, qui voit s’accomplir d’importantes mutations idéologiques,
sociétales, scientifiques et artistiques5. Il est indissociable de ces contextes et de
ce temps spécifique de la civilisation européenne. Mais son discours, comme
celui de tout grand texte, dépasse cet horizon temporel pour parler aux époques
futures. Resté inaccessible pendant près de cent ans, il est découvert à présent
et pour notre présent.
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Quel que soit le niveau de lecture pour lequel opte l’interprète du Livre
Rouge, il sera confronté à la centralité du discours sur la religion, présent dans
toutes ses parties, Liber primus, Liber secundus et Épreuves. Consacré à cette
grande mutation de la conscience collective qu’apporte la fin du deuxième
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Dans chacune de ces trois parties, le thème de l’« à-venir » est un fil conduc-
teur et la vision majeure. L’à-venir fait partie de ces notions à forte récurrence,
spécifiques au lexique du Livre Rouge, qui tissent l’écheveau de son sens. Comme
5. Cf. les études réunies in Christine Maillard (éd.), Art, sciences et psychologie. Autour du “Livre
Rouge” de Carl Gustav Jung (1914-1930), Recherches germaniques, hors-série n° 8, Strasbourg,
2011.
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nous l’avons souligné6, elles ne seront pas reprises sous la même forme lexicale
dans l’œuvre scientifique du psychologue, mais elles fonctionnent comme un
ensemble de métaphores pour ses notions psychologiques. Dès le début de
Liber primus apparaissent les notions de l’esprit de ce temps (Geist dieser Zeit),
opposé à l’esprit des profondeurs (Geist der Tiefe), désignant deux mentalités
antinomiques, deux attitudes de la conscience en fonction desquelles le sujet
perçoit des dimensions différentes de la réalité : l’homme qui vit dans la dimen-
sion sociale et y recherche sa place est accaparé par l’« esprit de ce temps » et
l’adaptation à ses normes, qui le détourne de nombreuses choses plus simples
et fait de lui un être déterminé. Y sont exposées aussi celles du sens (Sinn),
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du contre-sens (Widersinn) et du sur-sens (Übersinn), dont les deux dernières,
créations verbales de Jung, ne sont pas lexicalisées. Comprendre ce que signifie
« la voie de l’à-venir », c’est d’abord entrevoir à quel point ces différentes notions
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Mais à quelle réalité renvoie, dans le Livre Rouge, ce qui est désigné comme
« à-venir » ? Et quel est ce chemin, cette voie (Weg) qui conduit à ce qui est à
la fois un nouvel état de la conscience individuelle et une nouvelle forme de
l’image du divin, le « Dieu à venir » (der kommende Gott) ?
Jetant ses racines dans un passé immémorial, jouant avec les mythes de
plusieurs civilisations, le Livre Rouge est un livre tourné vers l’avenir. Il n’est pas
le seul dans son époque. Un exemple extraordinaire de cette tension vers une ère
nouvelle est donné dans le magnifique texte de l’écrivain autrichien Hermann
Broch (1886-1951), auteur de La Mort de Virgile7 (1945), qui évoque la tran-
sition d’une époque à une autre de la conscience et plus particulièrement de
la conscience religieuse, à travers cette formule extraordinaire qui traverse le
roman en filigrane : « noch nicht und doch schon » – qui désigne ce qui « n’est
pas encore là », mais qui « pourtant est déjà présent », et qui fait l’objet de cette
faculté, si importante dans le contexte de l’œuvre de Broch : le pressentiment
121
intuitif (Ahnung). Une vingtaine d’années avant Broch, Jung réfléchissait lui
aussi sur les crises et les transformations de la conscience et de la culture euro-
péenne ; et comme le fera l’auteur de la Mort de Virgile, il place son œuvre sous
le signe d’une spiritualité liée à cette vision de l’« à-venir ». Le Virgile de Broch
évoque le passage du monde antique à l’ère chrétienne, mais fait de celui-ci un
symbole de tout passage majeur d’un état à un autre, et dont la portée dépasse
le plan historique pour concerner le présent. Le Livre Rouge de Jung quant à
lui a pour objet le passage du monde chrétien à un autre stade de la conscience
religieuse, celui du « Dieu à venir », un stade post-chrétien.
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Le thème du passage, de la transition, avec par exemple la fréquente méta-
phore du pont (Brücke), est lui aussi omniprésent dans les textes du Livre Rouge :
« la voie, le pont, le passage » (LR, p. 239) évoquent des accents nietzschéens
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8. Voir, par exemple, Bernadette Malinowski, Das Heilige sei mein Wort. Paradigmen prophe-
tischer Dichtung von Klopstock bis Whitman, Wurzbourg, Königshausen & Neumann, 2002 ;
Heinrich Schmidinger [éd.], Die Bibel in der deutschsprachigen Literatur des 20. Jahrhunderts,
2 volumes, Mayence, 1999. Sur le prophétisme comme phénomène social, cf. Ulrich Linse,
Barfüssige Propheten : Erlöser der Zwanziger Jahre, Berlin, Siedler, 1983.
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Gîtâ : le Sage, dit-il, « ne désire pas être conducteur du char, car il sait que la
volonté et le dessein atteignent certes des objectifs, mais qu’ils perturbent le
devenir de l’avenir9 » (LR, p. 311). Il ne s’agit pas d’œuvrer, au moyen d’idéo-
logies, à faire naître un avenir global, pensé à l’échelle d’une société, mais de
parvenir à une modification de la conscience collective par une nouvelle attitude
individuelle. Dans ce processus, la confrontation avec l’altérité est essentielle :
« [...] la véritable voie ne va pas vers les hauteurs, mais vers les profondeurs, car
seul l’autre en moi me conduit au-delà de moi-même » (LR, p. 293). Aussi le
moi, protagoniste principal du Livre Rouge, sera-t-il confronté en permanence
avec des personnages d’étrangers, des figures issues de l’inconscient et qui ne
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sont pas familières à l’univers diurne qui obéit aux règles de l’« esprit de ce
temps ».
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9. Dans la Bhagavad-Gîtâ, Krishna, le Seigneur, est le conducteur du char du guerrier Arjuna.
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intérieure qu’il avait eue lors d’un voyage, et à travers plusieurs rêves10. Ces
mêmes précisions sont données dans Liber primus (LR, p. 230 sq.) et l’on peut
se risquer à affirmer que le Livre n’aurait probablement pas vu le jour en dehors
de ce contexte. Le Livre propose ensuite des développements sur la signifi-
cation de cette guerre, non pas en termes de causalité, mais en considérant
qu’elle possède des finalités. L’auteur du Livre Rouge interprète la guerre qui se
déchaîne en Europe comme un événement intérieur, qui concerne les individus
composant les peuples en conflit :
« Or l’esprit des profondeurs veut que cette guerre soit comprise comme une
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dissension dans la propre nature de chaque homme. » (LR, p. 253)
On notera ici que cette interprétation est dite expressément procéder de
l’« esprit des profondeurs », c’est-à-dire de cet « autre » point de vue sur les choses
apporté par les facultés intuitives et irrationnelles de l’âme. Là où l’« esprit de
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ce temps » voit en la guerre quelque chose qui concerne les peuples, la collision
d’intérêts d’ordre politique ou identitaire et de visées nationalistes, l’« esprit des
profondeurs » situe la guerre sur le plan de la subjectivité, qui touche également
l’auteur lui-même : « Parce que je portais la guerre en moi, j’en ai eu le pres-
sentiment. » (LR, p. 241). L’événement collectif devient métaphore pour une
crise des consciences, un conflit intérieur et un bouleversement psychique. Il
en va de même, selon le locuteur du Livre Rouge, des actes qui contribuèrent à
déclencher cette guerre :
« Ces anonymes qui de nos jours assassinent des princes sont des prophètes
aveugles qui représentent dans les choses ce qui ne vaut pourtant que pour
l’âme. L’assassinat des princes nous enseigne que le prince en nous, le héros,
est menacé. Ne nous occupons pas de savoir s’il faut voir en cela un bon ou un
mauvais signe. » (LR, p. 239)11
Le discours sur la guerre mondiale dans le Livre Rouge de Jung s’inscrit dans
un vaste ensemble de prises de position sur ce conflit et sa nécessité, qui furent
le fait de nombreux intellectuels dans l’Allemagne de l’époque et d’écrivains
qui, à partir de 1914, voient en ce conflit non pas un simple fait politique, mais
un événement de l’ordre de l’« esprit », une « catharsis » susceptible de conduire
l’Allemagne hors de la crise et de faire passer la collectivité de l’état de « société »
10. Erinnerungen, Träume, Gedanken von C. G. Jung, herausgegeben und eingeleitet von Aniela
Jaffé, Zurich/Olten, Walter 1979 (10 éd.), p. 178 sqq. (Traduit en français sous le titre : Ma vie :
Souvenirs, rêves, pensées, Paris, Gallimard 1973/1991).
11. Allusion à Gavrilo Princip, Serbe qui assassina le prince héritier François-Ferdinand d’Au-
triche le 28 juin 1914.
124
(Gesellschaft) à celui de « communauté » véritable (Gemeinschaft)12. Ils déchan-
teront rapidement, une fois le conflit engagé. Chez le Suisse Jung, qui n’a pas
les mêmes présupposés identitaires et qui aborde ces événements dans la pers-
pective de phénomènes psychiques, la Guerre est vue ici comme un processus
cathartique de transformation qui préside à l’à-venir, et mise en relation avec la
thématique, importante dans le Livre Rouge, du sacrifice (Opfer) :
« Le temps n’est pas encore venu. Mais il doit venir avec ce sacrifice sanglant.
Tant qu’il est possible d’assassiner son frère au lieu de soi-même, le temps n’est
pas venu. Des choses terribles doivent se produire avant que les hommes ne
mûrissent. Mais l’homme ne mûrira pas autrement. C’est pourquoi tout ce qui
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se passe actuellement doit être ainsi, afin que le renouveau puisse venir. » (LR,
p. 239)
Les passages de Ma vie qui évoquent le début de la Première Guerre mondiale
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L’idée d’une « religion de l’avenir » n’est pas une invention de Jung, beau-
coup s’en faut. Elle est formulée au terme d’un siècle de débats sur la religion,
12. Pour une synthèse sur cette question, cf. Eva Horn, « Krieg und Krise. Zur anthropologischen
Figur des Ersten Weltkriegs », in Gerhart von Graevenitz (éd.), Konzepte der Moderne, Stuttgart/
Weimar, Metzler 1999, p. 633-655.
13. Sigmund Freud, Zeitgemässes über Krieg und Tod (1915), in Freud, Kulturtheoretische
Schriften, Frankfurt am Main, S. Fischer, 1974, p. 33-60.
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depuis les recherches sur La Vie de Jésus de D. F. Strauss (1835) et L’Essence de
la religion de Ludwig Feuerbach (1845) jusqu’à la « mort de Dieu » proclamée
par Nietzsche14. L’idée d’une « religion de l’avenir » prend toute son importance
en particulier chez un philosophe qui compta beaucoup pour Jung, Eduard
von Hartmann (1842-1906), auteur de la Philosophie de l’Inconscient (1869),
mais aussi de L’Autodestruction du christianisme et la religion de l’avenir (1874)
et de La Religion de l’esprit15 (1882). Jung a bien connu ces textes, œuvres d’un
auteur très populaire en son temps puis tombé dans l’oubli16. Les développe-
ments du Livre Rouge sur l’évolution de la conscience religieuse de l’homme
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dans le contexte chrétien procèdent directement de ces lectures tout comme
de la culture religieuse riche et complexe de Jung. Cette vision de l’évolution
religieuse s’appuie sur une conception spécifique de la figure du Christ, centrale
dans le Livre Rouge, et de son rôle. L’imitation du Christ – notamment par la
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14. Sur tout ce contexte, cf. Jean-Marie Paul, Dieu est mort en Allemagne. Des Lumières à
Nietzsche, Paris, Payot, 1994.
15. Eduard von Hartmann, Philosophie des Unbewußten, Berlin, 1869 ; Die Selbstzersetzung des
Christentums und die Religion der Zukunft, Berlin, 1874 ; Die Religion des Geistes, Berlin, 1882 ;
Das religiöse Bewußtsein der Mensch heit im Stufengang seiner Entwicklung, Berlin, 1882.
16. Jung cite Eduard von Hartmann dès les conférences qu’il a données entre 1896 et 1899 à
la corporation « Zofingia ». Cf. C. G. Jung, Die Zofingia-Vorträge. Zürich/Düsseldorf, Walter
Verlag, 1997.
17. LR, p. 292 sq.
126
voie du Christ sera amené à le faire en dehors de toute appartenance à une
religion institutionnelle :
« Mais si je dois véritablement comprendre le Christ, il me faut reconnaître
que le Christ n’a vraiment vécu que la vie qui lui était absolument propre et
qu’il n’a suivi personne. Il n’a imité aucun modèle.
Par conséquent, si je suis véritablement la voie du Christ, je ne suis personne,
je n’imite personne, mais je suis mon propre chemin, et d’ailleurs je ne me dirai
plus chrétien. » (LR, 293)
Ce texte se poursuit en évoquant expressément l’idée d’une prophétie
nouvelle, concernant une nouvelle forme de religion :
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« D’abord je voulais imiter le Christ, le suivre en continuant certes à vivre
ma vie mais en observant ses commandements. Une voix en moi s’éleva pour
s’y opposer et entendit me rappeler que même ce temps qui est le mien avait ses
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prophètes qui s’insurgent contre le joug dont le passé nous charge. Et je ne fus
pas en mesure de concilier le Christ et le prophète de ce temps. » (LR, p. 293)
Ces représentations sont étroitement corrélées au thème des « trois âges » liés
aux trois personnes de la Trinité – Père, Fils, Saint-Esprit – tel qu’il apparaît
18. Sur ce sujet, cf. Christine Maillard, « “Aion”. Zur Vorstellung einer “nachchristlichen” Zeit im
Spätwerk C.G. Jungs », in Hans-Jörg Knobloch/ Helmut Koopmann (éds.), Fin de siècle – Fin
du millénaire. Endzeitstimmungen in der deutschsprachigen Literatur, Tübingen, Stauffenburg
Verlag, 2001, p. 135-145.
127
dans les écrits prophétiques de Joachim de Flore19. Le Livre Rouge y fait de
directes – et néanmoins obscures – allusions :
« Terrible est la puissance du Dieu. Tu dois en apprendre plus à ce sujet. Tu
es dans la deuxième ère. La première ère a été surmontée. Nous sommes à l’ère
du règne du Fils que tu appelles le dieu-crapaud. Une troisième ère suivra, l’ère
de la répartition et de la puissance équilibrée. » (Annexe C, LR, p. 370)
Le troisième règne, celui de l’Esprit-Saint dans la tradition joachimite, est
celui de l’« Évangile éternel ». Tout au long de son œuvre, Jung se référera à ces
visions du moine calabrais Joachim, et son œuvre s’inscrit dans cette tradition
de réception du joachimisme dans la pensée occidentale20.
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Pourtant le discours de Jung sur le passage du christianisme au post-chris-
tianisme ne se situe pas dans une perspective d’histoire des religions, mais dans
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un discours sur la psyché et ses crises, et dans une visée éthique. La question
que se pose Jung dans toute son œuvre de psychologue de la religion pourrait se
formuler ainsi : à quelle fin la psyché individuelle et collective produit-elle des
représentations religieuses, et plus précisément des représentations concernant
le passage à une nouvelle ère ? Celui de ses ouvrages qui se préoccupe le plus
intensément de cette question est Aïon, dont le sous-titre, Contributions à une
symbolique du Soi, ancre ce volume dans le champ psychologique21. Le nouvel
« éon » est pour le psychologue le temps d’une métamorphose de la conscience
collective, qui pourra advenir à la mesure des métamorphoses individuelles qui
se seront accomplies dans le processus qu’il appellera « individuation » et dans la
réalisation du Soi. Tel est bien l’enjeu du discours du Livre Rouge, qui fait une
grande place à la notion d’« accomplissement » (Vollendung) :
« Le temps est venu à présent où chacun doit accomplir sa propre œuvre de
rédemption. L’humanité a avancé en âge et un nouveau mois a commencé. »
(LR, p. 356)
Ce que confirme le commentateur Jung dans l’une des annexes explicatives
au Livre Rouge :
« Celui qui ne va pas au bout du principium individuationis ne devient pas
un Dieu, car il ne peut supporter d’être unique. » (Annexe C, LR, p. 370)
19. Cf. Marjorie Reeve, Joachim of Fiore & the Prophetic Future : A Medieval Study in Historical
Thinking, Gloucester, Alan Sutton Publishing, 1999 ; Marjorie Reeve/ Warwick Gould, Joachim
of Fiore and the Myth of the Eternal Evangel in the Nineteenth Century, Oxford, The Clarendon
Press, 1987.
20. Cf. Henri de Lubac, La Postérité spirituelle de Joachim de Flore, Paris/Namur, Lethielleux,
1979/1980, 2 vol. ; curieusement, l’auteur n’évoque pas Jung.
21. C. G. Jung, Aion. Beiträge zu einer Symbolik des Selbst. Gesammelte Werke (= G.W.), Walter :
Olten/Freiburg im Breisgau, vol. 9/2.
128
Les « morts » dont il est question dans les Sept Sermons aux Morts sont, quant
à eux, des « inaccomplis » ou des « inachevés » (Unvollendete 22), et c’est pourquoi
ils ont besoin de l’enseignement du personnage clé du Livre Rouge, Philémon.
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Indiens appellent un “gourou”23. » Sa relation au thème de l’à-venir confère à
ce personnage toute sa dimension dans le Livre Rouge. Philémon, dont il est
dit qu’il « possède la sagesse des choses à venir » (LR, p. 314), apparaît pour la
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première fois dans la deuxième partie de Liber secundus, où il est dit être un
vieux magicien. Son évocation dans le texte est accompagnée d’une impres-
sionnante iconographie (LR, p. 154) : Philémon y est représenté sous les traits
d’un vieillard ailé, et cette image est assortie d’un commentaire manuscrit en
marge, faisant fonction d’exergue ; Jung a ici reporté à la main deux versets
de la Bhagavad-Gîtâ qui comportent la double idée d’un changement d’âge
du monde et de l’apparition d’une nouvelle forme de la divinité, d’un nouvel
avatâra, venu rétablir l’ordre (dharma) menacé par le déclin et le chaos de cette
fin d’une grande époque cosmique24. Le personnage de Philémon est donc
ici directement associé au motif de l’advenir d’une nouvelle époque et d’une
nouvelle image divine, dont il se fait l’annonciateur dans les textes qui suivent.
Une autre caractérisation de Philémon est empruntée au Second Faust de
Goethe25, avec le motif du vieux couple qu’il forme avec son épouse Baucis,
et leur hospitalité, eux qui accueillent, sans savoir qu’il s’agit d’eux, les dieux
fatigués du chemin parcouru. Dans le même temps, il est porteur d’une signi-
fication religieuse, puisqu’il est dit de lui :
« Tu n’es pas chrétien et pas non plus païen, tu es un accueillant inhospita-
lier, un hôte pour les dieux, un survivant, un éternel, le père de toutes les vérités
éternelles. » (LR, p. 316)
129
Philémon réapparaît dans la troisième partie du Livre, Épreuves, où il est le
locuteur des Sept Sermons aux Morts26 et également leur commentateur, entre
chaque Sermon, pour en expliciter le sens à son interlocuteur, le moi. Il apporte
alors des réponses quant à la définition de cet état « à-venir » et quant aux valeurs
qui lui sont associées. Il énonce le changement majeur qui caractériserait cette
ère nouvelle de la conscience : un rapport modifié au vécu religieux et à ce qu’il
est convenu d’appeler « Dieu ». Les multiples visages du divin sont l’un des
thèmes majeurs des Sept Sermons aux Morts, où coexistent la Déité au-delà de
toute représentation, le Dieu Abraxas qui réunit les contraires, bien et mal, et
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la multiplicité des dieux et des démons27. À son interlocuteur qui s’offusque de
le voir défendre le polythéisme, Philémon répond :
« Mais le mois de ce Dieu [unique] touche à sa fin. Un nouveau mois est à la
porte. Et c’est pourquoi il fallait que tout fût ainsi, et c’est aussi pourquoi tout
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26. Dans la version publiée séparément (et reprise dans Erinnerungen) les Sermons sont décla-
més par Basilide le gnostique. Cf. Christine Maillard, Les Sept Sermons aux Morts de Carl Gustav
Jung, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1993.
27. Épreuves, LR, p. 346 sqq.
130
développée dans les Types psychologiques 28, dont le travail est en préparation
durant ces mêmes années :
« La parole, signe et symbole, sort par la bouche. Si la parole est un signe,
elle ne signifie rien. Mais si elle est un symbole, alors elle signifie tout. [...] Le
symbole est cette parole qui sort par la bouche, qu’on ne prononce pas, mais
qui remonte des profondeurs du Soi comme une parole de force et de détresse
et qui se pose sur la langue inopinément. Il s’agit d’une parole étonnante et qui
semble peut-être déraisonnable, mais on l’identifie comme le symbole au fait
qu’elle est étrangère à l’esprit conscient. Lorsqu’on accepte le symbole, c’est
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comme si s’ouvrait une porte qui mène dans une nouvelle pièce dont on igno-
rait auparavant l’existence. » (LR, p. 311)
La « vie symbolique » dont il est ici question est d’abord celle de l’individu
engagé sur la voie que Jung, dans le cadre de sa psychologie, appellera « indi-
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