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LES UPANISHAD : SOURCE D’INSPIRATION ET DE LIBÉRATION POUR C.

G. JUNG

Aurélie Choné

Les Cahiers jungiens de psychanalyse | « Cahiers jungiens de psychanalyse »


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2018/1 N° 147 | pages 143 à 157
ISSN 0984-8207
ISBN 9782915781373
DOI 10.3917/cjung.147.0143
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cahiers-jungiens-de-psychanalyse-2018-1-page-143.htm
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cahiers jungiens de psychanalyse – 147

Les Upanishad :
source d’inspiration et de libération
pour C. G. Jung
Aurélie Choné* – Strasbourg
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L’idée de libération et d’union avec l’absolu (moksha) est au cœur de la spiri-
tualité indienne (hindouisme et jaïnisme), et particulièrement présente dans
les Upanishad, dont l’enseignement a été systématisé par la suite dans la philo-
sophie du Vedānta. Carl Gustav Jung s’est intéressé très tôt aux Upanishad et à
la tradition indienne dans son ensemble. Mais il s’y est penché avec un intérêt
accru à partir de sa rupture avec Freud en 1913. Pendant la crise existentielle
qu’il a traversée après cette séparation, il s’est confronté à ces textes avec plus
d’intensité encore que par le passé. Jung a découvert les Upanishad dès le début
du XXe siècle dans la collection Sacred Books of the East, une série de cinquante
volumes édités par les Presses Universitaires d’Oxford entre 1879 et 1910, qui
propose des traductions de textes sacrés de l’hindouisme, du bouddhisme,
du taoïsme, du confucianisme, du zoroastrisme, du jainïsme et de l’islam. Le
célèbre indianiste allemand Friedrich Max Müller, professeur à Oxford, inau-
gure la série en 1879 avec le premier tome de sa traduction des Upanishad, qui
contient notamment les Chandogya, Kena, Aitareya et Isa Upanishad. En 1884
paraît le second tome, comportant (entre autres) la traduction de la Katha, la
Mundaka, la Taittiriya et la Brihadaranyaka Upanishad 1. Selon F. M. Müller :
« Il n’existe pas dans le monde entier d’étude aussi profitable et aussi propre
à élever l’esprit que celle des Oupanishads. Elle a été la consolation de ma
* A. Choné est germaniste, conférencière et enseignant-chercheur à l’Université de Strasbourg.
1. The Upanishads, trad. de F. M. Müller, tome 1, 1879 : Chandogya Upanishad. Talavakara
(Kena) Upanishad. Aitareya Upanishad. Kausitaki Upanishad. Vajasaneyi (Isa) Upanishad. Tome 2,
1884 : Katha Upanishad. Mundaka Upanishad. Taittiriya Upanishad. Brhadaranyaka Upanishad.
Svetasvatara Upanishad. Prasña Upanishad. Maitrayani Upanishad. Presses Universitaires d’Ox-
ford, Sacred Books of the East, Oxford, 1879-1884.

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vie, elle sera la consolation de ma mort2. » Jung connaissait aussi la traduction
allemande du philosophe allemand Paul Deussen, grand ami de Nietzsche,
spécialiste de Schopenhauer et de la philosophie indienne : Sechzig Upanishad’s
des Veda, un classique depuis sa parution en 18973. Il avait également lu Die
Philosophie der Upanishad’s (1898) de Deussen4. Jung connaissait donc bien ces
textes dès le début du XXe siècle.
Jung cite les Upanishad dans l’ouvrage Métamorphoses et symboles de la libido
paru en 1912, qui sera l’une des causes de sa rupture avec Freud car il y déve-
loppe pour la première fois sa méthode personnelle d’interprétation symbo-
lique des produits de l’inconscient, notamment à partir de sa connaissance des
mythologies ; dans cet ouvrage apparaissent pour la première fois de nombreuses
références à des textes de la tradition indienne, au védisme, au brahmanisme, et
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dans une moindre mesure au bouddhisme. Jung se réfère aussi aux Upanishad
et à d’autres textes védiques et brahmaniques dans le Livre Rouge commencé
en 1913 ; on trouve une référence explicite au Shatapatha-Brahmana 2, 2, 4 et
deux illustrations portent des noms d’origine védique, tels que Brahmanaspati,
« Seigneur des prières », ou encore Hiranyagarbha, « l’embryon d’or » ; la rédac-
tion du Livre Rouge correspond à une phase visionnaire d’immersion dans l’in-
conscient, que l’on peut voir comme une instance maternelle après la rupture
de la relation paternelle avec Freud. Il est aussi question des Upanishad dans Les
Sept Sermons aux Morts (1916) qui poursuit cette phase d’introversion, dans les
Types psychologiques, ouvrage paru en 1921 qui marque l’aboutissement d’une
réflexion déjà commencée en 1913, ainsi que dans Le séminaire de psychologie
analytique de 1925 en anglais, paru en français en 20155.
À partir de 1928 Jung se tournera de plus en plus vers l’alchimie, après que
son ami Richard Wilhelm, missionnaire protestant et sinologue, lui ait fait
connaître Le Mystère de la Fleur d’or, un traité alchimique taoïste. L’alchimie
chinoise le renverra aux textes alchimiques occidentaux, où il trouvera une autre
source d’inspiration fondamentale – ce qui ne l’empêchera pas de continuer à
faire des références constantes aux traditions indiennes après 1929 ; plusieurs
essais de Jung seront spécialement consacrés à divers aspects des pensées orien-
tales, indiennes notamment. Parmi de nombreux textes, citons « Le yoga et

2. F. M. Müller, Introduction à la philosophie vedanta : trois conférences faites à l’Institut royal


en mars 1894, trad. de l’angl. par L. Sorg, Paris, Ernest Leroux, 1899, p. 10.
3. Sechzig Upanishad’s des Veda, aus dem Sanskrit von Paul Deussen, Leipzig, F. A. Brockhaus,
1897.
4. P. Deussen, Die Philosophie der Upanishad’s, Allgemeine Geschichte der Philosophie mit beson-
derer Berücksichtigung der Religionen (1894), Band I, Teil 2, Leipzig, 1898.
5. C. G. Jung, Introduction à la psychologie jungienne ; Le séminaire de psychologie analytique de
1925, Paris, Albin Michel, 2015.

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l’Occident » (1936), « Ce que l’Inde peut nous apprendre » (1939) (écrit après
le voyage en Inde de Jung en 1938), « À propos du personnage du saint en
Inde » (1944) et « À propos de la symbolique des mandalas » (1955)6. Jung se
réfère encore aux Upanishad dans des ouvrages tardifs comme Psychologie et
alchimie (1944), Aïon. Études sur la phénoménologie du Soi (1951) et Mysterium
Conjunctionis (1963).
Mon hypothèse est que les Upanishad représentent pour Jung une source
d’inspiration essentielle pour penser la notion de Soi, das Selbst en allemand,
une notion qu’il ne commencera vraiment à théoriser qu’à la fin des années
vingt, notamment dans Dialectique du Moi et de l’inconscient (Die Beziehungen
zwischen dem Ich und dem Unbewussten) paru en 1928. Cet article se propose
de montrer que bien avant cette première théorisation, Jung a puisé dans la
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tradition indienne, en particulier dans les Upanishad, des éléments substantiels
pour concevoir le Soi. Mais avant d’exposer plus en détail comment Jung lit et
interprète les Upanishad, présentons brièvement ces textes sacrés du brahma-
nisme, qui ne sont souvent pas faciles d’accès en raison de leur style répétitif,
fortement symbolique, et de leur langage hermétique qui relève moins de l’ana-
lyse rationnelle que du discours mythique.
Les Upanishad font partie de la shruti, qui signifie en sanskrit « audition »,
« oreille », « connaissance révélée » (en opposition à smriti, textes de la tradition).
C’est le nom donné à la révélation reçue par les grands sages des temps anciens,
les Rishi. La shruti, transmise uniquement oralement comprend les Veda (le
Rig-Veda, le Sama-Veda, le Yajur-Veda, noir et blanc, et l’Atharva-Veda) et leurs
prolongements : les Samhita, les Brahmana, les Aranyaka et les Upanishad ; les
Upanishad dites majeures sont aussi les plus anciennes, composées entre 800
et 500 avant notre ère. Chaque Upanishad se rattache à un Veda, par exemple
la Chandogya Upanishad au Sama-Veda. Les indianistes Max Müller et Louis
Renou situent la rédaction des textes védiques entre 1500 et 1200 avant notre
ère. Les Upanishad se trouvent à la fin du Veda et représentent le cœur du
Vedānta (qui signifie littéralement « fin du Veda »). Plusieurs écoles se rattachent
à la philosophie du Vedānta, la plus connue en Occident étant celle d’Adi
Shankara (800 après J.-C.), l’école de la non-dualité ou Advaita Vedānta.
Ainsi les Upanishad s’inscrivent dans un courant philosophique et religieux
particulier : le védisme. Tout en témoignant un profond respect pour cette
tradition, elles s’affranchissent du ritualisme védique. Elles évoquent déjà les
huit membres du yoga (ashtangayoga) et entament un processus d’intériori-
sation du sacrifice extérieur (pratiqué dans le védisme) au sacrifice intérieur :
le sacrifice de soi, qui mène à la libération. Les deux notions centrales des

6. Un grand nombre des essais de Jung sur ces sujets sont rassemblés dans l’ouvrage : C. G.
Jung, Psychologie et orientalisme, Paris, Albin Michel, 1985.

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Upanishad sont brahman et âtman. Le terme brahman apparaît dans le plus
ancien texte védique, le Rig-Veda, et qualifie d’abord le Soi suprême conçu
comme origine du Tout, qui culmine, dans le védisme, en Prajapati. Dans
l’hindouisme et plus particulièrement dans la métaphysique du Vedânta, il se
rapporte à la conscience cosmique présente en toute chose, à l’Absolu transcen-
dant et immanent, au principe ultime qui est sans commencement ni fin, sans
naissance ni mort. Le terme sanskrit âtman a la même racine que le verbe alle-
mand atmen (respirer) en allemand et signifie souffle, principe de vie, essence,
pure conscience d’être ou pur « je suis ». Il désigne traditionnellement le vrai
Soi, par opposition à l’ego (ahamkāra).
Le principe fondamental des Upanishad est que le brahman, la conscience
universelle, la réalité ultime, est de la même nature que la réalité de notre
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nature profonde, l’âtman, la conscience individuelle. Les « grandes paroles »
(mahāvākya) des Upanishad pointent l’identité entre la conscience individuelle
et la conscience universelle : « Prajnānam brahma » (Aitareya Upanishad, V.3) :
la conscience est le brahman. « Aham brahma asmi » (Brihadāranyaka Upanishad,
I.4.10) : je suis le brahman. « Tat tvam asi » (Chāndogya Upanishad, VI.8.7) :
tu es Cela. « Ayam ātmā brahma » (Māndûkya Upanishad, II) : cet âtman est
le brahman. Plusieurs images et analogies très parlantes évoquent cette idée
dans les Upanishad : « Toutes les rivières portent un nom et ont un tracé. Mais
une fois qu’elles se fondent dans l’océan, elles perdent leur identité de nom et
de forme sans perdre leur nature essentielle et s’unissent à l’eau de l’océan. »
(Mundaka Upanishad III, 2.8). Ou encore : « Après avoir mis du sel dans l’eau,
on ne le voit plus mais toute l’eau est salée. De la même manière, on ne voit pas
l’esprit, mais il imprègne tout. » (Chandogya Upanishad VI, 8.7). L’expérience
intime de cette prise de conscience nous libère de la souffrance ; la libération
finale, la réalisation de la réalité ultime, est appelée moksha dans l’hindouisme.
Tant que la prise de conscience de l’identité entre brahman et âtman n’est pas
réalisée, il y a renaissance, et souffrance.
Pour comprendre dans quel esprit les Upanishad sont transmises en Inde,
il est important de souligner qu’il s’agit d’un enseignement oral, transmis de
maître à disciple. Shruti signifie en sanskrit le fait d’entendre ; une Upanishad
est un texte appris par cœur par les brahmanes, puis récité et commenté devant
les disciples, qui écoutent et répètent. Le terme Upanishad signifie littérale-
ment le fait d’être assis aux pieds du Maître et de recevoir son enseignement
(de nishad, être assis ; upa, aux pieds du maître – sachant qu’il existe d’autres
étymologies possibles). Aujourd’hui, les occidentaux peuvent se faire une idée
de cette parole performative en chantant des mantras pendant certains cours de
yoga. En effet une grande majorité de mantras sont issus des Upanishad. Citons
par exemple le célèbre Shanti Mantra, extrait de l’Ishā Upanishad, présent aussi

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dans la Brihadanaryaka Upanishad, qui pointe l’identité entre le parfait à l’exté-
rieur de nous et le parfait à l’intérieur de nous : « Om/purnam adah/purnam
idam/purnat purnam udacyate/purnasya purnam adaya purnam/evavashishyate/
Om, Shanti, Shanti, Shanti » (Brihadaranyaka Upanishad, V,1.1) : « Om. La
perfection est là (dans l’univers). La perfection est ici (dans l’homme). Si une
partie de la perfection universelle se détache, elle engendre la même perfection.
Et cette perfection continue son chemin à travers les êtres. »
Jung n’aborde certainement pas les Upanishad dans un sens indien, à savoir
aux pieds d’un maître ; comme beaucoup d’occidentaux, il n’est pas très à l’aise
avec l’idée de gourou, à laquelle il associe un certain autoritarisme impliquant
pour le disciple d’abandonner sa volonté propre7. Le psychiatre a même refusé,
lors de son voyage en Inde en 1938, de rencontrer Shri Ramana Maharshi,
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l’un des plus grands saints indiens de son époque, jñāna-yogin dans la tradi-
tion de l’Advaita Vedānta, que son ami indianiste Heinrich Zimmer aurait tant
souhaité rencontrer. Jung aborde les Upanishad au prisme de sa psychologie,
en cherchant à établir des liens avec ses propres concepts, des parallèles avec
sa propre théorie psychique, dans un but thérapeutique : soigner ses patients.
Abordons à présent l’interprétation jungienne des Upanishad, et les
rapprochements opérés par Jung avec sa propre psychologie. Tout d’abord les
Upanishad fournissent à Jung des éléments pour sa théorie de l’inconscient ;
le fondateur de la psychologie analytique réinterprète la notion de brahman,
l’absolu métaphysique selon les Upanishad, pour formuler son modèle d’un
inconscient originel, producteur de toutes les formes de l’expérience. Le brah-
man apparaît chez Jung comme une sorte de « méga-sujet cosmique avec lequel
est appelé à coïncider le sujet individuel dans sa dimension transcendantale, le
Soi (ātman)8. » Il ne s’agit pas seulement d’un état, mais d’un processus en deve-
nir ; et Jung note qu’il est exprimé dans les Upanishad par des symboles de la
libido, ceux-là même qu’il a analysés dans Métamorphoses et symboles de la libido
(essai de 1912 complété en 1950 et paru sous le titre Les Métamorphoses de
l’âme et ses symboles) : ces symboles expriment le principe créateur des opposés,
la force génératrice et animatrice du monde. Pour ne donner qu’un exemple,

7. J. Vigne, Le Maître et le Thérapeute, Paris, Albin Michel, 1991, p. 30.


Soulignons qu’il existe, dans la tradition indienne, des acceptions très différentes du terme
« gourou » ; la différence est grande, par exemple, entre nos parents, qui sont nos « gourous »,
et le satgourou, qui s’est libéré dans cette vie. Rappelons également que le satgourou, l’être qui
a atteint l’absolu, est un phénomène très rare, et que, comme le souligne le psychiatre Jacques
Vigne : « ‘abandonner sa volonté propre’ n’a de sens que si on le fait entre les mains d’un être
qui a aussi abandonné la sienne, qui n’a plus d’ego. Sinon, il s’agit d’une exploitation réglée de
l’homme par l’homme, qu’elle soit grossière ou subtile. »
8. C. Maillard, « L’apport de l’Inde à la pensée de Carl Gustav Jung », L’Inde inspiratrice,
Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1996, p. 164.

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Jung cite ce passage du Shatapatha-Brahmana 2, 2, 4 où il est question de
Prajapati, le dieu créateur de la mythologie hindoue, Père ou Seigneur des créa-
tures, démiurge et géniteur, principe cosmique créateur que le fondateur de la
psychologie analytique associe à la libido en tant qu’énergie qui créée, forme
et engendre : « Prajapati au début était ce monde unique et il pensa : comment
puis-je me perpétuer ? et il se mit en peine, il exerça le tapas ; alors il engendra
de sa bouche Agni (le feu) [...]9. » ainsi que plusieurs autres dieux, le vent, etc. Il
s’agit donc d’un processus en devenir ; mais vers où mène ce processus ? Y-a-t-il
une orientation et un sens ? S’agit-il d’une force chaotique ou organisatrice ?
Pour qualifier ce processus créateur, Jung utilise dans les Types psychologiques
le terme sanskrit rita, qui signifie ordre stable, détermination, direction, loi
divine : « Le concept de brahman contient aussi celui de ritam (voie droite)
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de l’ordre universel. Dans le brahman, essence créatrice et fondement univer-
sels, les choses parviennent à la voie droite, car elles sont éternellement réso-
lues et recréées en lui ; du brahman provient toute évolution dans un sens
déterminé10. »
Rita apparaît pour Jung comme une source de libido dans laquelle est né Agni
ainsi que le reste du monde. Il s’agit d’un processus énergétique de transforma-
tion : « Cette voie est rita, la voie droite, de libido, courant d’énergie vitale, voie
déterminée où peut se produire un courant toujours renouvelé. »11 Cette phrase
des Types psychologiques rappelle la définition de l’inconscient dans Ma Vie :
« La totalité inconsciente me paraît donc être le véritable spiritus rector, l’esprit
directeur, de tout phénomène biologique et psychique. Elle tend à la réalisation
totale, donc, en ce qui concerne l’homme, à la prise de conscience totale12. »
Le spiritus rector fait écho au rita, au brahman donc, qui est la voie droite, qui
donne la direction. Jung indique que « la connaissance de soi est l’essence et
le cœur du processus13. » Comment cette connaissance de soi se déroule-t-elle
dans les Upanishad ? Jung montre qu’elle passe par le dépassement des paires
d’oppositions et que l’on peut y parvenir par la méditation, c’est-à-dire, pour
lui, par une attitude religieuse « introvertie ».
L’hindouisme utilise le terme dvandva pour exprimer les dualités et les
paires d’oppositions dans lesquels l’individu est sans arrêt pris : l’homme oscille
constamment entre le plaisir et la peine, le chaud et le froid, l’amour et la haine,
la santé et la maladie, le masculin et le féminin, etc. Face au constat qui est

9. C. G. Jung, Types psychologiques, Genève, Édition Georg, 1986, p. 198.


10. C. G. Jung, Types psychologiques, op. cit., p. 117.
11. C. G. Jung, Types psychologiques, op. cit., p. 206.
12. C. G. Jung, « Ma Vie ». Souvenirs, rêves et pensées, recueillis et publiés par A. Jaffé, trad.
R. Cahen et Y. Le Lay, Paris, Gallimard, 1973, p. 369.
13. Ibid., p. 369.

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fait d’un monde souffrant continuellement des oppositions, l’objectif est d’at-
teindre nirdvandva, qui signifie en sanskrit : non duel, libre, non influencé par
les paires d’oppositions : « La conception hindoue enseigne l’affranchissement
des opposés, c’est-à-dire de tous les états affectifs et attachements émotionnels à
l’objet. L’affranchissement a lieu par retrait de la libido de tous les contenus, ce
qui conduit à une introversion totale14. » Il existe pour Jung un perpétuel jeu de
compensation entre les opposés, notamment entre introversion et extraversion,
un perpétuel flux et reflux d’énergie. En Inde, le processus psychologique qui
conduit à une introversion totale est d’après Jung « [...] désigné par l’expression
caractéristique de tapas, dont le sens le plus exact serait ‘auto-incubation’. Cette
expression traduit excellemment l’état de méditation sans contenu dans lequel
la libido, en quelque sorte chaleur d’incubation, se trouve ramenée à son propre
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soi15. »
Toutes les fonctions s’étant complètement retirées de l’objet, il se produit
nécessairement à l’intérieur, un équivalent de la réalité objective, voire une
identité complète de l’intérieur et de l’extérieur, un dépassement de la dialec-
tique sujet/objet. Jung se réfère à Prajapati qui, dans le Rig-Veda (10, 121) créa
les mondes en exerçant tapas : « il s’échauffa en s’échauffant » (Sa tapo atapyata),
« ce qui veut dire que le couvant et le couvé ne sont pas distincts, mais un seul et
même être16. » Prajapati est Hiranyagarbha, l’œuf engendré de lui-même. Pour
qualifier cet état, Jung renvoie aussi à la grande déclaration de la Chandogya
Upanishad : tat tvam asi – qui affirme l’identité de la conscience individuelle et
de la conscience universelle, l’identité de l’âtman et du brahman. Tu (tvam) es
(asi) Cela (Tad), le Brahman, l’Absolu, le Soi universel. Pour Jung, le yoga qui
– rappelons-le – est très présent dans les Upanishad (il existe même une Yoga
Upanishad), est une technique consciente pour parvenir à l’état de tapas grâce
à la chaleur créatrice de l’auto-incubation ; c’est une méthode qui permet à la
libido de « rentrer en soi » et ainsi de se libérer des attachements aux opposés.
Tapas et yoga permettent d’établir un état intermédiaire d’où jaillissent les
facteurs créateurs et salvateurs. Quand les rapports avec l’objet s’introvertissent,
ils sont privés de leur valeur, et en plongeant dans l’inconscient, ils peuvent
entrer en contact avec de nouvelles associations et d’autres contenus incons-
cients. Le changement de perspective sur l’objet lui confère ainsi un nouvel
aspect ; il est comme recréé, rénové. Jung considère d’ailleurs le mythe cosmo-
gonique comme un excellent symbole du résultat de l’exercice de tapas ou de
yoga. Dans l’un des mythes égyptiens les plus connus, le mythe d’Osiris, le
roi d’Égypte, Osiris, est assassiné par son frère Seth, qui coupe son cadavre

14. C. G. Jung, Types psychologiques, op. cit., p. 115-116.


15. Ibid., p. 116
16. C. G. Jung, Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Paris, Le Livre de Poche, 1996, p. 630.

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en quatorze morceaux. Mais Isis, l’épouse d’Osiris, parvient à récupérer treize
morceaux, le dernier, le pénis, ayant été dévoré par les poissons du Nil – ce
qui sera à l’origine de la constitution de l’Animus d’Isis ou Phallus d’Isis17. Elle
reconstitue ainsi le corps d’Osiris, auquel elle insuffle à nouveau la vie grâce à
son charme et sa magie. L’homme lui aussi est en quelque sorte recréé, redis-
posé ou disposé autrement, après avoir plongé dans l’inconscient, avoir s’être
confronté à la présence numineuse des archétypes. De cette confrontation peut
émerger une solution inattendue à ses conflits intérieurs.
La conception brahmanique du problème des oppositions montre à Jung
qu’il est nécessaire de se libérer des opposés qu’offre la nature humaine pour
accéder à une nouvelle vie dans le brahman. Ce processus de réunification, de
réconciliation des opposés pour atteindre un niveau de conscience supérieur,
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Jung en a eu très tôt l’intuition en puisant dans la tradition indienne ; cette
idée d’intégration dialectique des contraires en une synthèse s’opérant à un
niveau supérieur est centrale dès 1916, dans des textes comme Les Sept Sermons
aux Morts18 et « La fonction transcendante »19 ; elle culminera plus tard dans
la symbolique alchimique de la conjunctio. Comme Jung le montre très bien
dans les Types psychologiques en 1921, les Upanishad regorgent de citations sur
le brahman et l’âtman comme union irrationnelle des opposés : être et non-
être, réalité et non-réalité, forme et sans-forme, immobilité et mouvement, etc.
Citons par exemple l’Ishâ Upanishad : « Cela est en mouvement, Cela est sans
mouvement ; Cela est lointain, Cela aussi est proche ; Cela est au-dedans de ce
tout, Cela aussi est hors de ce tout20. » Ou encore la Katha Upanishad I, 2, 20 :
« Le Soi (l’âtman) plus petit que le petit, plus grand que le grand est caché dans
le cœur de cette créature. Un homme libéré du désir et délivré des soucis voit
la majesté du Soi par la grâce du Créateur. Bien qu’il reste immobile, il voyage
au loin, bien qu’il gise immobile, il va partout. Qui, excepté moi, est apte à
connaître ce dieu qui réjouit et ne réjouit pas21 ? »

17. P. Solié, Psychanalyse et imaginal, Paris, Imago, 1980, p. 75.


18. C. G. Jung, « Les Sept Sermons aux Morts », Le Livre Rouge, version texte seul, Paris, l’Ico-
noclaste, 2012, p. 559-598.
19. C. G. Jung, « La fonction transcendante », L’Âme et le Soi, Paris, Albin Michel, 2004,
p. 151-178.
20. S. Aurobindo, Trois Upanishads, Ishâ, Kena, Mundaka, trad. révisée et complétée par
J. Herbert, Paris, Albin Michel, Spiritualités vivantes, 1972, p. 15.
21. Katha Upanishad I, 2, 20, cité par Jung dans les Types psychologiques, op. cit., p. 201.

150
L’âtman est traduit ici par le Soi, the Self par Max Muller22, das Selbst par
Paul Deussen23. Il est intéressant de constater que Jung utilisera justement le
terme de Soi pour exprimer quelque chose de semblable, en tout cas de tout
aussi paradoxal que l’âtman de la philosophie indienne. L’âtman est pour lui le
point central entre les opposés. Comme il le dit dans Le séminaire de psycholo-
gie analytique de 1925 : « [...] dans les Upanishads, contrairement au point de
vue chinois, l’accent n’est pas mis sur les opposés en tant que tels, mais sur le
processus créatif spécifique qui existe entre eux. On pourrait alors dire que la
perspective générale des Upanishads est moniste. L’Âtman est le point central
entre les opposés, qui sont presque considérés comme allant de soi24. »
Selon Jung, les Upanishad s’adressent à ceux qui ont dépassé la question
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des couples d’opposés, à ceux qui insistent beaucoup moins sur les opposés
eux-mêmes, comme dans le taoïsme par exemple (avec le yin et le yang) que
sur le centre qui se trouve entre les opposés. C’est pour cela que le fondateur
de la psychologie analytique, dans son séminaire de 1925, associe le taoïsme à
une conception dualiste de l’univers tandis que les Upanishad correspondraient
à une vision moniste – sachant qu’il s’agit juste d’une question de perspec-
tive selon lui puisque la libido oscille de toute façon en permanence entre les
opposés : « On dira que la libido est une ou qu’elle est double, selon que l’on
se concentre sur le flux ou sur les pôles opposés entre lesquels le flux circule.
On peut dire que l’opposition est une condition nécessaire au flux de la libido
si l’on a une conception dualiste de l’univers, mais on peut considérer que le
« flux » – l’énergie – est un, ce qui est moniste. [...] il y a donc à la fois unité et
dualité dans l’univers, et c’est une affaire de tempérament de choisir d’adopter
l’un ou l’autre des points de vue25. »
Ce centre entre les opposés dont parlent les Upanishad aide certainement
Jung à concevoir le Soi individuel – idée qui commence à prendre forme
en 1928 dans Dialectique du Moi et de l’inconscient, mais qui sera sans cesse

22. The Upanishads Part II, trad. M. Müller, « Katha Upanishad », Oxford, The Clarendon
Press, Sacred Book of the East, 1884, p. 11. “The Self (Âtman), smaller than small, greater than
great, is hidden in the heart of that creature. A man who is free from desires and free from grief, sees
the majesty of the Self by the grace of the Creator.”
23. Upanishaden. Die Geheimlehren des Veda, trad. P. Deussen, « Katha Upanishad », Peter
Michel (éd.), Wiesbaden, Marixverlag, 2006, p. 351. “Des Kleinen Kleinstes und des Großen
Größtes/Wohnt er als Selbst hier dem Geschöpf im Herzen/Frei von Verlangen schaut man, fern von
Kummer/Gestillten Sinnendrangs des Âtman Herrlichkeit.”
24. C. G. Jung, Introduction à la psychologie jungienne ; Le séminaire de psychologie analytique de
1925, op. cit., p. 164.
25. C. G. Jung, Introduction à la psychologie jungienne ; Le séminaire de psychologie analytique de
1925, op. cit., p. 171.

151
remaniée pour n’apparaître totalement conceptualisée qu’en 195026 – en distin-
guant entre le Moi comme centre du champ de la conscience et le Soi en tant
que centre de la personnalité (Mittelpunkt der Persönlichkeit) : « J’ai appelé ce
fameux centre de la personnalité le Soi. [...] On pourrait aussi bien dire du
Soi qu’il est ‘Dieu en nous’27. » – ce qui correspond parfaitement à la défini-
tion de l’âtman. La même année, en 1928 Jung lit le Mystère de la Fleur d’Or,
qui lui apporte la confirmation de ce qu’il pressentait depuis les années 1918-
1920 concernant le mandala et la circumambulation autour du centre, à savoir
que « le but du développement psychique est le Soi28. » Il écrit dans Ma Vie :
« Je savais que j’avais atteint, avec le mandala comme expression du Soi, la
découverte ultime à laquelle il me serait donné de parvenir29. » L’intuition d’un
centre, l’âtman, le Soi, le trésor caché au cœur de l’homme, Jung l’avait déjà eue
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dès 1918, à la fin de la guerre, en dessinant des mandalas, comme il le rapporte
dans Ma Vie30. Il se rend compte que pour découvrir ce trésor, il est nécessaire
grâce à un travail sur soi de libérer la conscience individuelle des multiples
projections identificatoires (à la persona, etc.) qui forment la périphérie du
mandala et qui lui voilent le Centre.
Jung relève plus tard une autre expression paradoxale du Soi en citant la
phrase célèbre de Saint Bonaventure : « Dieu est un cercle dont le centre est
partout et la circonférence nulle part. » (citation parfois attribuée à d’autres
auteurs). En 1938, la référence aux Upanishad est directe : “ I have chosen the
term ‘self ’ to designate the totality of man, the sum of conscious and unconscious
existence. I have chosen this term in accordance with Eastern philosophy, which for
centuries has occupied itself with those problems that arise when even the gods cease
to become human. The philosophy of the Upanishads corresponds to a psychology
that long ago recognized the relativity of the gods 31”. Et en 1944, Jung appelle Soi
non seulement le centre, mais également la totalité du psychisme d’un indi-
vidu, y compris l’inconscient : « le Soi n’est pas seulement le centre, mais aussi
la circonférence de la psyché, qui englobe conscient et inconscient ; il est le
centre de cette totalité, comme le moi est le centre de la conscience32. » Dans

26. C. G. Jung, L’Âme et le Soi. Renaissance et individuation, trad. C. Maillard, C. Pflieger-


Maillard et R. Bourneuf, Paris, Albin Michel, 1990.
27. C. G. Jung, Dialectique du moi et de l’inconscient, trad. R. Cahen, Paris, Gallimard, 1964,
p. 255.
28. C. G. Jung, « Ma Vie ». Souvenirs, rêves et pensées, op. cit., p. 228-229.
29. C. G. Jung, « Ma Vie ». Souvenirs, rêves et pensées, op. cit., p. 229.
30. C. G. Jung, « Ma Vie ». Souvenirs, rêves et pensées, op. cit., p. 228-229.
31. C. G. Jung, Psychology and Religion, The Terry Lectures, Yale University Press, 1938, Collected
Works, Vol. 11, p. 82.
32. C. G. Jung, Psychologie et alchimie, Paris, Buchet/Chastel, 1970, p. 59.

152
son essai Aïon. Études sur la phénoménologie du Soi (1951), Jung étudie le Soi
comme « totalité psychique transcendant le Moi ». Le Soi est à la fois l’origine et
le terme du processus d’individuation. Il unifie les polarités contraires.
À travers son centre et sa périphérie, le mandala symbolise parfaitement
l’unité et la diversité. Plus il avance, plus Jung établit de parallèles entre la
dynamique psychique et la réalisation de l’opus alchimique. Dans son œuvre
Mysterium conjunctionis. Études sur la séparation et la réunion des opposés
psychiques dans l’alchimie, Jung écrit : « Le mandala symbolise, grâce à son
centre, l’unité ultime de tous les archétypes, de même que la diversité du monde
des phénomènes, et il constitue par conséquent l’homologue empirique de
l’idée métaphysique de l’unus mundus33. » Le symbolisme du mandala est pour
Jung le correspondant psychologique de cette idée métaphysique, la synchroni-
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cité étant son équivalent parapsychologique. L’existence de coïncidences signi-
fiantes témoigne selon lui d’une unité entre des phénomènes dépourvus de lien
causal et l’amène à postuler une « base psychoïde » du réel, qui ne serait que
conditionnellement psychique et qui relèverait d’autres formes de l’être. L’unus
mundus exprime aussi cet aspect d’unité de l’être entre l’homme et l’univers
qui l’entoure, entre matière, psyché et esprit. Il correspond pour l’alchimiste
Gerhard Dorn au troisième et suprême degré de la conjonction, le but final
n’étant pas la production de la pierre, mais bien l’union de l’homme intégral
avec l’unus mundus. Pour Jung, ce troisième degré, cette union avec l’unus
mundus, correspond à « l’identité de l’Âtman personnel avec l’Âtman supraper-
sonnel34 », à savoir, en termes psychologiques, à une synthèse de la conscience
et de l’inconscient35 – sachant qu’il s’agit ici d’un inconscient collectif, qui
dépasse largement l’individu. On entre ici dans un domaine qui nous échappe
puisque, comme le dit Jung, « le résultat de cette conjonction est théorique-
ment impossible à représenter en ce qu’il provient de la combinaison d’une
grandeur connue avec un X36. »

Pour finir, récapitulons les différents aspects de la réception jungienne des


Upanishad. La notion de brahman l’aide à concevoir l’idée d’un inconscient
originel, producteur, animé d’une énergie créatrice tendant vers une fina-
lité, la conscience totale ; et aussi l’idée d’une réalité « psychoïde », au-delà de
l’espace, du temps et des lois de la causalité. Des pratiques comme yoga et
tapas le convainquent que l’hindouisme est une pratique religieuse introvertie

33. C. G. Jung, Mysterium conjunctionis. Études sur la séparation et la réunion des opposés
psychiques dans l’alchimie, trad. E. Perrot, Paris, Albin Michel, 1982, tome 2, p. 254.
34. C. G. Jung, Mysterium conjunctionis, op. cit., p. 339.
35. Ibid., p. 343.
36. Ibid., p. 343.

153
et le persuadent des richesses que l’on est amené à découvrir en se tournant
vers l’intérieur de soi. Le processus créatif qui existe entre les opposés dans les
Upanishad l’aide à concevoir l’idée d’un dépassement des polarités dans une
unité supérieure, et à penser ce dépassement en termes de flux énergétique,
de dynamique psychique. Le point central qui se trouve entre les opposés lui
donne l’intuition d’un centre unificateur de la psyché, le Soi, qu’il théorisera
plus tard, de même qu’il assimilera très tard, dans sa dernière œuvre, l’identité
entre âtman et brahman à la troisième phase de la conjunctio alchimique. Les
Upanishad ont donc été une source d’inspiration indéniable pour C. G. Jung.
Pourtant, sa réception se heurte à certaines limites. D’abord, Jung se situe
sur un plan psychique. Il aborde les Upanishad en tant que médecin, psychiatre
qui cherche à soigner les souffrances psychiques de ses patients. Or, dans le
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yoga et les Upanishad, la guérison psychique est la conséquence indirecte de la
méditation, de l’union avec brahman, elle n’est pas forcément recherchée pour
elle-même. Jung travaille avec un matériau de productions imagées de l’in-
conscient alors que les Upanishad nous font pénétrer, par un langage souvent
imagé certes, dans le monde de la méditation au-delà des images, au-delà de
toute forme. Le yoga est surtout pour Jung un moyen de recouvrer son calme
dans des situations de crise extrême, mais il ne fait pas sien son objectif de
délivrance (moksha), de totale liberté (kaivalya). Son but est plutôt de se relier
à la puissance créatrice de l’inconscient en se confrontant aux images et aux
voix de son âme, afin de se libérer des projections illusoires et d’intégrer en
lui différents aspects de sa personnalité, notamment sa part d’ombre et sa part
féminine. Ainsi il remarque en 1914 (peu après le début de la première guerre
mondiale), alors qu’il est assailli par un flot incessant de fantasmes : « J’étais
souvent tellement bouleversé qu’il me fallait, de temps en temps, recourir à des
exercices de yoga pour maitriser les émotions. Mais comme mon but était de
faire l’expérience de ce qui se passait en moi, je ne cherchais refuge en ces exer-
cices que le temps de recouvrer un calme qui me permît de reprendre le travail
avec l’inconscient. Dès que j’avais le sentiment d’être à nouveau moi-même,
j’abandonnais à nouveau le contrôle et laissais la parole aux images et aux voix
intérieures. Les Indiens, au contraire, utilisent le yoga dans le but d’éliminer
complètement la multiplicité des contenus et des images psychiques37. »
Cette différence est capitale pour comprendre la méthode thérapeutique de
Jung : « Seule l’expérience des archétypes, comparable à l’union au brahman
indien, permet de guérir des névroses en donnant accès au Soi. Ce processus
n’implique en rien la mort de la personnalité ; au contraire, il s’appuie sur un
moi ferme et stable, enrichi des contenus inconscients. Alors que le yogi, en

37. C. G. Jung, « Ma Vie ». Souvenirs, rêves et pensées, op. cit., p. 206.

154
s’identifiant au centre du mandala, renonce en méditant à l’illusion de l’indivi-
dualité pour revenir à la totalité universelle de l’état divin, l’analysant est amené
à vivre, au cours du processus d’individuation, une série de métamorphoses qui
le conduit toujours plus près du centre de la psyché qu’est le Soi38. »
Par ailleurs le brahman est pour Jung une grandeur irrationnelle, et par
là-même inintelligible. Le Soi est inconnaissable comme la chose en soi de Kant.
Or, l’Inde offre – semble-t-il – des exemples de personnes réalisées, libérées
des paires d’opposés, qui ont expérimenté l’identité entre âtman et brahman ;
des figures de grands saints qui ont expérimenté d’autres états de conscience,
une autre réalité, comme le contemporain de Jung Shri Ramana Maharshi de
Tiruvannamalai. Cette libération est difficilement concevable pour Jung, qui
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considère « la complète délivrance de la souffrance de ce monde » comme une
« illusion », car « la libération totale signifie (pour lui) la mort39. » Le fondateur
de la psychologie analytique se risque toutefois à parler de « psychoïde » quand
il essaie de dépasser la limite de ce qui est connaissable, mais il ne fait alors
que poser l’hypothèse d’une unité entre matière, psyché et esprit ; il ne s’agit
aucunement d’une affirmation métaphysique au sens des Upanishad. Quand
il parle du Soi, il s’agit d’une image de Dieu, et non du divin lui-même. Et
son interprétation du brahman comme inconscient originel s’éloigne beaucoup
de l’idée indienne de satcitananda – être, conscience pure, félicité. L’identité
âtman/brahman est profondément inconcevable pour lui. Elle n’est accessible
qu’à celui qui l’a expérimentée, qui est devenu lui-même brahman, qui a atteint
un niveau de conscience lui permettant de ne plus voir la réalité d’un point de
vue dual, mais de manière surplombante, élargie. Mais même s’il n’a pas expéri-
menté cette identité, Jung a fait plusieurs fois l’expérience numineuse du Soi (au
sens psychologique du terme), certaines images du Livre Rouge en donnent une
illustration saisissante, comme celle qui fait référence au Shathapata-brahmana
2.2.4, où l’on voit un homme se prosterner devant une force cosmique, toute-
puissante ; dans la tradition indienne, son attitude d’abandon complet rappelle
la posture de pranam – faire pranam signifiant s’offrir totalement à Dieu, offrir
tout ce qu’on est pour se remplir de la puissance divine qui se manifeste devant
soi40.

38. A Choné, Rudolf Steiner, Carl Gustav Jung, Hermann Hesse. Passeurs entre Orient et Occident,
Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2009, p. 209.
39. C. G. Jung, « Lettre à Subrahmanya Iyer », Correspondance 1906-1940, Paris, Albin Michel,
1996, p. 314-315.
40. L’Enseignement de Mâ Ananda Moyî, trad. J. Herbert, Paris, Albin Michel, p. 177. « Faire
pranâm signifie s’offrir totalement au Seigneur – offrir tout ce qui est en vous. Quel sera le
résultat d’un tel don ? Le vide laissé par cette offrande sera rempli par la puissance de Dieu. »

155
Ainsi la découverte et la lecture des Upanishad a permis à Jung de s’affranchir
à la fois des représentations occidentales et de l’emprise de Freud, à un moment
critique de sa vie qui correspond à la rédaction du Livre Rouge. Le fondateur de
la psychologie des profondeurs découvre que la vraie liberté consiste pour l’être
humain à connaître sa véritable nature et à accéder au Soi, ce qui lui permet de
briser ses dépendances. « Lorsque, après s’être séparé de Freud sur le statut du
religieux et du mythe dans la psychanalyse, Jung a peu à peu établi sa concep-
tion d’une réalité de l’âme, puis, comme il le dira dans Psychologie et alchimie,
de la réalité d’un monde propre à cette âme, il ne reviendra plus jamais sur cette
conquête décisive où se jouait pour lui, semble-t-il, un élément déterminant
de vérité »41, mais aussi – pourrions-nous ajouter – de liberté, car c’était pour
lui un moyen de se libérer d’une conception trop étroite de la libido et de se
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tourner vers son propre monde intérieur, le monde de son âme, avec lequel il
a commencé avant la première guerre mondiale à établir un dialogue intime.
Cette liberté véritable, qui est détachement des dépendances, est bien décrite
dans la Bhagavad-Gītā, autre lecture orientale qui marqua profondément
Jung42. Au chapitre III, le Seigneur Krishna présente ainsi l’état de plénitude
que goûte l’homme libéré de toutes les dépendances : « Mais pour l’homme
dont le bonheur ne provient que du Soi, qui est contenté dans le Soi, qui ne se
réjouit que dans le Soi, pour lui, il n’est pas d’action qu’il doive accomplir43. »
Ceci est la voie du Karma Yoga, le yoga de l’action : restant non-attaché, l’être
humain fermement établi dans le Soi « exécute toujours l’action qui est digne
d’être accomplie. » (Verset 19)
Le véritable gourou est donc pour Jung à l’intérieur de nous ; c’est le Soi,
qui nous guérit de nos dépendances et nous initie à la liberté. Au cours de ses
analyses des symboles du Soi, Jung a pointé l’indépendance radicale qui naît du
processus d’individuation. Dans le même ordre d’idée, le psychiatre américain
Edward Edinger commente ainsi la vision du trône divin dans L’Archétype de
l’Apocalypse : « affirmer que l’image du ‘roi’ est un symbole du Soi signifie que
pour chacun l’autorité ultime (si l’on en prend vraiment conscience) est située
à l’intérieur44. » Ceci soulève bien sûr le problème de la projection sur un objet
d’une dimension intérieure. La relation avec le Soi peut se présenter, au sein du
processus d’individuation, sous la forme d’une rencontre avec une figure divine.
Mais si l’on est inconscient de cette dimension de soi-même, on la projette sur

41. C. G. Jung, L’Âme et le Soi. Renaissance et individuation, op. cit. Présentation de l’éditeur.
42. Dans le Livre Rouge par ex., Jung cite un verset en anglais en marge d’un dessin représentant
Philémon.
43. Maharishi Mahesh Yogi, La Bhagavad Gita : nouvelle traduction commentée. Chap. 1 à 6,
Paris, Éditions de l’Âge de l’illumination, 1982.
44. Edward Edinger, L’Archétype de l’Apocalypse, La Fontaine de Pierre, 2012, p 71.

156
l’extérieur, et l’on perd son autonomie. Ce type de projection sur l’extérieur est
à l’origine des phénomènes sectaires de dépendance à un gourou (dans le sens
péjoratif d’emprise mentale que ce terme prend souvent en occident), ce qui
est tout le contraire de la finalité du processus d’individuation jungien ou du
chemin de libération (moksha) proposé par les Upanishad. En Inde, le gourou
n’est là que pour aider le chercheur à trouver son propre Soi, comme le rappelle
la grande sainte Mâ Ananda Moyî : « Régler sa vie selon les instructions du
gourou est le moyen qui conduit à la Réalisation du Soi45. »

Résumé : C. G. Jung découvre les Upanishad au début du XXe siècle. Ces textes
sacrés du brahmanisme thématisent les notions de brahman (conscience cosmique)
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et d’ âtman (conscience individuelle), la prise de conscience de l’identité entre brah-
man et âtman amenant la libération finale de l’âme (moksha). Cette contribu-
tion aborde les modalités, les résultats et les limites de la réception jungienne des
Upanishad ; elle montre que ces textes permettent à Jung de se libérer des représen-
tations occidentales et de l’emprise de Freud à un moment critique de sa vie.

Abstract: C. G. Jung discovered the Upanishads in the early 20th century.


These texts sacred to Brahmanism delve into the concepts of brahman (cosmic
consciousness) and âtman (individual consciousness). They teach that becoming
aware of the oneness of brahman and âtman leads to the ultimate liberation of
the soul (moksha). This article shows the means, results, and limitations of Jung’s
reading of the Upanishads. At a crucial point in his life, these texts enabled Jung to
free himself from Western representations and Freud’s domination.

Mots-clés : Âtman – Brahman – Brahmanisme – Dépendances – Gourou –


Inde – Jung – Libération – Mandala – Moksha – Soi – Upanishad – Yoga.

45. L’Enseignement de Mâ Ananda Moyî, op.cit., p. 214.

157

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