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ANTHROPOLOGIE CLINIQUE, PSYCHOPATHOLOGIE ET

PSYCHOTHÉRAPIE

Nicolas Duruz

Martin Média | « Le Journal des psychologues »

2008/5 n° 258 | pages 18 à 21


ISSN 0752-501X
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-le-journal-des-psychologues-2008-5-page-18.htm
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DOSSIER
L’anthropologie clinique

Anthropologie clinique,
psychopathologie et psychothérapie

Professeur
Nicolas Duruz
à l’Institut
de psychologie
de l’université
de Lausanne Face à la multiplicité des méthodes psychothérapeutiques, prendre un temps
Codirecteur de
l’Institut universitaire de réflexion critique sur le fondement des soins, et notamment dans les domaines
de psychothérapie
au département de la psychopathologie et de la psychothérapie, peut apporter un éclairage
de psychiatrie-CHUV,
Lausanne singulier dans la compréhension de l’homme souffrant. Tel est l’un des objectifs
de l’anthropologie clinique. Un détour historique de la notion, de son objet
et de ses visées, permet ici de mieux en circonscrire les contours.

es réflexions qui suivent ne sont

L
cherchant à se déclarer supérieure aux souffrant (κλινη qui signifie « lit », en grec).
pas d’une utilité clinique immédiate, autres. Leur hyperspécialisation – effet Ainsi, une première manière de définir
puisqu’elles portent avant tout sur les partiel de cette diversité concurrentielle – l’anthropologie clinique pourrait être : une
fondements de la clinique. Elles interro- confère à leurs modèles une forme très pensée sur la pratique du soin auprès de
gent une conception des soins trop sou- abstraite et en décalage avec l’expé- l’homme souffrant. En proposer aujourd’hui
vent réduits à des techniques, humanisées rience de l’homme souffrant, au nom une définition sociohistorique qui délimi-
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en surface, mais ne dépassant pas au bout de laquelle, pourtant, ces modèles ont terait son concept est prématuré, tant les
du compte une entreprise ingénieuriale. été construits. Depuis plusieurs années, influences qui la constituent sont variées et
À la fois professeur d’université et prati- j’éprouve le besoin de revenir aux sour- peu intégrées dans un courant de pensée
cien psychothérapeute, je suis frappé par ces et de conduire en lien avec d’autres homogène. Acceptons donc que la déno-
la diversité des méthodes psychothéra- collègues une réflexion de fond, réunie à mination « anthropologie clinique » n’est
peutiques qui se concurrencent, chacune ce jour sous la désignation d’« anthropo- pas à ce jour une appellation contrôlée1. Ce
logie clinique ». Cette dernière est à la base qui ne la rend pas pour autant inopérante.
1. Cette expression fut utilisée une fois en d’une des options de l’actuel master en L’important est qu’il existe une réflexion
1974 par le psychiatre et psychanalyste psychologie à l’université de Lausanne, suffisamment critique sur les fondements
belge J. Schotte pour désigner option qui dispense, en particulier, des des soins, en particulier dans les domaines
une « doctrine de la condition humaine enseignements en phénoménologie clini- de la psychopathologie et de la psychothé-
en tant que pathique ». Elle est à l’origine que, sciences humaines et sociales, et en rapie. C’est ce à quoi veut servir l’anthropo-
de son projet d’anthropopsychiatrie, qu’il psychothérapie comparée. logie clinique.
développera par la suite dans le cadre
de son enseignement à l’université
catholique de Louvain en Belgique. Une définition Une brève histoire des idées
Le linguiste et épistémologue J. Gagnepain,
professeur à Rennes, a recouru à cette Étymologiquement, l’expression « anthro- La direction de recherche anthropolo-
expression de manière plus soutenue pologie clinique » met en relation, d’un côté, gique a été introduite en psychiatrie par
et substantielle que J. Schotte une pensée sur l’homme (anthropo-logie) L. Binswanger en 1930 et en médecine
pour fonder méthodologiquement et, de l’autre, le monde de la clinique, de interne et neurologique à la même épo-
sa théorie de la médiation. la pratique des soins auprès de l’homme que par V. Von Weizsäcker. Chevillée dans

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le courant de la phénoménologie alle- Construire une clinique M. Heidegger qui pense l’homme comme
mande (E. Husserl et M. Heidegger) et conscience questionnante et signifiante
portée tout particulièrement par quatre
qui concerne l’homme (Dasein), puis H. Maldiney et son appré-
grands psychiatres-philosophes du milieu En travaillant à inscrire l’homme non à la hension de l’existence humaine comme
du xxe siècle (L. Binswanger, E. Minkowski, périphérie mais au cœur des soins, l’an- présence, ouverture à l’avant de soi, pour
E. Straus et V. Von Gebsattel), elle cherche thropologie clinique réagit à toute clinique citer un penseur proche de nous, l’anthro-
à constituer une psychiatrie et une méde- qui, se réduisant à une étude de mécanis- pologie phénoménologique nous invite à
cine scientifiques, qui puissent intégrer mes « sans âme », se contente d’enrober sa rencontrer l’homme concret et singulier,
l’expérience vécue du patient. En pays pensée et sa pratique d’un manteau d’hu- dans son expérience originaire d’être-
francophone, cette pensée s’est prolon- manisme. En termes plus précis, une telle au-monde. Celle-ci n’est pas réductible
gée grâce aux travaux des psychiatres anthropologie cherche à construire une à des figures abstraites, comme celles
A. Tatossian, G. Lantéri-Laura, J. Schotte, clinique du sujet humain, prioritairement de l’homme neuronal, en apprentissage,
pour ne citer qu’eux, se réclamant de à une clinique de ses fonctions. communicationnel, pulsionnel, etc., ni à
philosophes phénoménologues comme C’est sans doute le psychiatre suisse des fonctions de l’organisme transformées
M. Merleau-Ponty, E. Levinas, P. Ricœur, L. Binswanger (1881-1966) qui a balisé en instances agentielles, qui nous condui-
H. Maldiney et, plus largement, G. Can- le premier le chemin d’une anthropo- sent souvent à dire, par abus de langage,
guilhem, M. Foucault, etc. 2. logie clinique. Stimulé, entre autres, par la que le cerveau pense, la mémoire se sou-
contribution essentielle de S. Freud, envers vient, l’inconscient parle, alors que seul
Visées de l’anthropologie lequel il n’a pas ménagé ses critiques, tout l’homme concret et singulier pense, se
en lui témoignant jusqu’à la fin de sa vie souvient et parle.
clinique une amitié indéfectible, il défend l’idée, Le clinicien se doit toujours de garder à
De manière un peu schématique, nous dans plusieurs de ses écrits, comme par l’esprit que le diagnostic qu’il formule et
pouvons parler d’un triple objectif pour- exemple Zur Philosophischen Anthropologie le traitement qu’il conduit ne sont que des
suivi par l’anthropologie clinique. À l’in- ou Der Mensch in der Psychiatrie, que la sai- moments d’objectivation et de clarifica-
térieur de la psychiatrie et de la psycho- sie d’un trouble psychique relève de deux tion scientifiques dans un processus plus
logie clinique, elle propose une réflexion approches de l’homme qui doivent être englobant et directement humain, où sont
fondamentale tant sur le sens des soins utilisées en dialectique : le niveau de « l’his- engagées l’expérience de la souffrance du
et leur nature (visée pratico-éthique), que toire intérieure de la vie » (Innere Lebensges- patient et celle de sa rencontre avec le soi-
sur la construction et la limite des modè- chichte) et le niveau de ses « fonctions vita- gnant. De plus, le clinicien ne peut oublier,
les utilisés (visée épistémologique), ou les ». Ce deuxième niveau renvoie à ce que s’inspirant de la célèbre maxime d’Eschyle
encore sur l’articulation possible entre ces nous appellerions aujourd’hui « l’être bio- « παθει μαθοσ » (« se laisser enseigner par la
différents modèles (visée herméneutique psychosocial », ce composite de plusieurs souffrance »), que rien de ce qui arrive au
comparative). Dans sa visée pratique, l’an- fonctions ou variables étudiées séparé- malade ne lui est étranger à lui soignant.
thropologie clinique insiste sur la néces- ment par différentes disciplines (biologie Ainsi se trouve garanti le cadre éthique de
sité d’une clinique de l’humain concret moléculaire, physiologie, neurosciences, sa pratique, qui l’amène à rencontrer des
et singulier, en situation, différente d’une psychologie, sociologie, etc.), qui ont la hommes comme lui, partageant le même
clinique des fonctions dans laquelle elle plupart du temps tendance à s’ignorer, destin, en travail d’humanisation (notion
risque de s’aliéner. Par ailleurs, dialoguant voire à se méconnaître. La possibilité d’ar- de Mitmensch de L. Binswanger). Dans ce
sans réserve avec les sciences humaines, ticuler ces diverses fonctions entre elles contexte, on peut se questionner sur le
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l’anthropologie clinique s’intéresse éga- est le fait d’un regard émergeant, celui que besoin d’ajouter sans fin de nouveaux dia-
lement, dans une visée épistémologique, propose l’anthropologie phénoménologi- gnostics au catalogue des troubles psy-
aux diverses conceptions de l’être humain que – le premier niveau – , invitant à saisir chiques, qui s’alourdit à chaque révision
engagées dans les soins psychiques, à ce composite dans une visée holistique : du dsm. Parler sous forme acronymique
leur « anthropologie » implicite. À l’aide l’homme en situation, en train d’advenir à des thada, toc, ptsd, et bientôt des tdpm
de l’anthropologie phénoménologique lui-même, en travail d’humanisation. Pour (trouble dysphorique prémenstruel), en dit
et s’appuyant tout particulièrement sur faire vite, on pourrait dire que l’apport des déjà long sur la manière de considérer le
les apports de l’anthropologie culturelle sciences dites « régionales », parce que patient. De plus, le recours forcené à des
et sociale et de l’anthropologie politi- s’intéressant à des fonctions de l’homme questionnaires validés pour diagnostiquer
que, elle interroge les croyances naturel- (l’homo natura de L. Binswanger) et obéis- ces nouveaux troubles et à des protocoles
les dont se soutient tout modèle. Enfin, sant à une logique toujours réductrice thérapeutiques contrôlés pour les traiter
l’anthropologie clinique s’inscrit dans une propre à l’evidence-based medicine, a besoin nous fait glisser insensiblement vers une
tradition herméneutique selon laquelle il d’être « réanimé » par une approche de clinique des fonctions. Ne voyons-nous
n’y a pas de transparence dans la compré- l’homo existens, obéissant, quant à elle, à pas apparaître dans certains de nos servi-
hension de soi. C’est grâce au passage par ce que certains commencent à appeler la ces des panneaux signalant une clinique
les autres, à l’interprétation de leur œuvre, « narrative-based medicine ».
que l’on accède à la compréhension de sa Avec E. Husserl déjà qui prônait le retour 2. Cf. Duruz et coll., 2007, « Jalons
propre existence. La visée comparative aux choses elles-mêmes (zu den Sachen pour une anthropologie clinique », Actes
herméneutique ouvre ainsi sur un dialo- selbst), en vue de réancrer nos modèles enrichis du Colloque international de
gue possible entre les psychothérapeutes et nos pratiques dans l’expérience (Erfah- 2005, Psychiatrie, sciences humaines,
et leurs modèles. rung) du monde de la vie (Lebenswelt), avec neurosciences, 5 (1).

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DOSSIER
L’anthropologie clinique

de la mémoire, du langage, de l’âge technico-rationnelles et holistiques, etc.).


avancé, comme si l’on pouvait soigner Prenant le parti de se limiter à la clinique
des fonctions ou des âges de la vie ? Là psychopathologique et psychothérapeu-
plus que jamais, une phénoménologie de tique, dont elle ne veut pas restreindre
la souffrance et de la rencontre humaine, toutefois la pratique au seul champ médi-
catégories centrales d’une anthropologie cal, l’anthropologie clinique se propose
clinique, se fait ressentir. Celle-ci se donne également de penser les fondements de
précisément pour tâche de travailler à une cette clinique à partir d’une interrogation
théorie générale de la clinique, élaborant sur l’homme qui y est rencontré : quel est
les notions de santé et de pathologie, de cet homme souffrant psychiquement que
souffrance et de crise, de diagnostic et de la pratique clinique diagnostique et traite ?
soin, de psychisme en lien avec celles de Quelles sont les diverses conceptions de
corps et de société, etc. Dans ce sens, un l’homme impliquées dans ces multiples
cours de phénoménologie clinique dans cliniques des praticiens en psychopatho-
les études de base en psychopathologie logie et en psychothérapie ?
et psychothérapie me semble de la plus Si l’anthropologie clinique puise premiè-
haute importance. rement dans l’anthropologie phénomé-
nologique inaugurée par le psychiatre
Penser les fondements suisse L. Binswanger, selon lequel il s’agit
de « mettre l’homme en situation » dans la
Penser une clinique de l’homme en souf- science psychiatrique (cf. Der Mensch in
france d’humanisation et en voie de der Psychiatrie), elle a donc également
refondation, de manière à rendre vivant pour objectif de dégager les différentes
et concrétiser ce que les modèles ris- mises en forme de l’acte diagnostique et
quent toujours d’aplatir avec leurs dispo- thérapeutique du soin psychique dans
sitifs techniques et hyperspécialisés, tel les diverses cultures, comme à l’intérieur
est le premier objectif de l’anthropologie d’une même culture. En cela, elle s’inspire
clinique. Mais quelque chose de plus est et s’enrichit des études de l’anthropo-
signifié par le terme « anthropologie » logie culturelle et sociale pour laquelle les
dans cette expression. Un lien doit être fait notions identitaires de différence, d’alté-
avec l’anthropologie culturelle et sociale, rité, de valeur, d’appartenance, etc., sont
à laquelle plusieurs pensent immédiate- centrales. Elle considère les diverses prati-
ment lorsqu’ils entendent parler d’anthro- ques de soins comme autant de microcul-
pologie clinique. Explicitons une articula- tures animées chacune par des croyances
tion possible. différentes en l’homme, qui infléchissent
On peut dire que tout discours anthropo- leurs « théories » sur le mal-être, le fonc-
logique – pensons, par exemple, à l’an- tionnement psychique et le soin. Si toute
thropologie médicale ou de la santé, pratique sociale se déploie en fonction
comme à l’anthropologie politique ou de représentations socialement valori-
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historique (certains auteurs y verraient sées au détriment d’autres, organisatrices
autant de domaines d’une anthropologie ainsi du lien et de l’ordre social, il en est
générale pensée à partir de l’anthropo- de même pour les pratiques psychothéra-
logie culturelle et sociale) – vise à inter- peutiques : les psychothérapeutes d’une
roger l’objet de son étude – ici, la méde- même orientation se réunissent autour de
cine, la santé, le politique ou l’histoire – à croyances communes portant sur l’indi-
partir de la question de leurs différentes vidu, celui-ci appréhendé essentiellement
actualisations humaines. Ainsi, l’anthro- par les uns comme capable de maîtrise et
pologie sociale et culturelle – la mère des de contrôle, par les autres comme livré
anthropologies – se donne pour tâche au tragique de l’existence, en proie à des
de comprendre l’homme de telle ou telle conflits intérieurs qui lui sont inhérents, ou
culture pour en arriver à une théorie géné- encore par d’autres comme un être-avec,
rale de la culture constituée d’invariants constitué par ses appartenances 3.
culturels, mais toujours actualisés dans Grâce à l’anthropologie culturelle et
des formes spécifiques de culture. Dans sociale, l’anthropologie clinique est mise
ce même sens, l’anthropologie médicale en garde contre le développement d’une
3. C’est ce que j’ai cherché à dégager, et de la santé, dont l’anthropologie cli- théorie générale de l’Homme, idéale et
entre autres, dans plusieurs méthodes nique est proche, consiste à interroger affranchie de tout ancrage socioculturel.
psychothérapeutiques présentées l’homme sain et malade dans les diverses C’est le même message, quoique un peu
dans le Traité de psychothérapie pratiques médicales existantes (locales et différent, que lui transmet l’anthropo-
comparée (2002). exotiques, conventionnelles et parallèles, logie politique dont elle s’inspire aussi. Ici,

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c’est l’invitation à interroger les différents dans les différents modèles de soins psy- connaissance comparée des autres, c’est
modèles « psys » quant à leur construc- chiques. C’est dire à quel point une for- simultanément la mise en perspective de
tion et légitimation sociales, à partir de mation de base en psychopathologie et soi-même.
catégories comme celles de pouvoir, psychothérapie ne devrait pas faire l’éco- Dans cet esprit, j’aime bien recourir à la
idéologie, contrôle social, polarité indi- nomie de cours en sciences humaines et métaphore de la langue, qui me permet
vidu versus collectif, etc. Par exemple, à la sociales. d’envisager les différentes méthodes
suite de M. Foucault et de R. Castel, sans psychothérapeutiques comme autant de
partager nécessairement leurs positions, Favoriser la comparaison langues construites dans des dynami-
M. Gauchet a bien montré comment des ques microculturelles spécifiques, ayant
grands moments de « mutation anthro-
et le dialogue chacune leur richesse. Viser à une langue
pologique » dans l’évolution de la société entre les modèles unique, à un modèle de psychothérapie
démocratique ont influencé la construc- De ce qui précède, il se dégage que générale, sorte d’esperanto thérapeutique,
tion des savoirs « psys ». Autour du thème tout projet anthropologique, quel que est aussi insensé que de vouloir imposer
de l’« individualisme démocratique », une soit son terrain, porte en lui les germes son modèle d’école comme le seul et
réflexion peut se poursuivre sur la fonc- d’une analyse comparative entre différen- l’unique (Duruz, 2006). En d’autres ter-
tion sociale du psychothérapeute, exer- tes pratiques humaines. L’anthropologie mes, l’ancrage identitaire, indispensable,
çant dans une société où prévalent la psy- clinique se donne donc également pour dans une langue-mère ne dispense pas de
chologisation et la « neuronalisation » des tâche d’étudier les ressemblances entre connaître d’autres langues. Au contraire.
existences humaines. C. G. Jung semblait les modèles psychopathologiques et psy- Comme l’écrivait J. W. Goethe : « Celui
être très clairvoyant quand il écrivait, en chothérapeutiques, ainsi que leurs diffé- qui ne connaît pas les langues étrangères ne
1945, dans L’Âme et la vie : « Depuis que les rences, spécificités et limites, avec l’idée sait pas parler la sienne. » On comprendra
étoiles sont tombées du ciel et que nos plus qu’ils sont portés chacun par des croyan- aisément dans ce contexte pourquoi un
nobles symboles ont pâli, une vie secrète règne ces en l’homme et des présupposés dif- enseignement de psychothérapie com-
dans l’inconscient. C’est pour cela que nous férents. En cela, elle se veut une science parée s’impose dans le cursus d’un futur
avons aujourd’hui une psychologie et que comparative, travaillant à une intégration psychothérapeute.
nous parlons d’inconscient. » critique des modèles mais sans syncré- Si la clinique, comme le soutient l’anthro-
On voit ainsi que, pour l’anthropologie tisme, à la faveur d’un dialogue confron- pologie clinique, est l’art des « repossibi-
clinique, il y a un passage obligé par les tatif entre eux. lisations » (Wiedermöglichung), ne faut-il
sciences humaines et sociales (philoso- Le clinicien est ainsi invité à préciser ses pas alors plusieurs méthodes psychothé-
phie, histoire, sociologie, linguistique, postures cliniques. C’est la visée tout à la rapeutiques pour donner la chance à tout
etc.), où l’apport plus spécifique de l’an- fois réflexive et herméneutique de l’an- homme, au visage figé par une souf-
thropologie culturelle et sociale, comme thropologie clinique : mieux se compren- france excessive, de retrouver l’expres-
de l’anthropologie politique, est détermi- dre comme psychothérapeute grâce au sion d’une vie humainement possible ?
nant. Les modèles sont ainsi mis en pers- détour par l’autre, en réalisant ainsi davan- Des « repossibilisations » dont aucune
pective et toute pratique apparaît dans sa tage les conceptions de l’homme, de la orientation n’a le monopole, mais au ser-
différence, invitée à reconnaître ses limi- société et de sa pratique professionnelle vice desquelles chacune peut faire valoir
tes. Certes, pour penser les fondements partagées ou non avec ses collègues. La sa contribution. ■
de la clinique des soins psychiques d’un
point de vue épistémologique, la phéno-
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ménologie nous offre déjà un instrument :
la méthode de la « réduction » qui consiste
à suspendre, à mettre entre parenthèses,
à jeter le doute (époché) sur l’attitude
« naturelle » que nous avons envers la réa-
lité, et qui nous fait oublier que c’est à tra-
vers un regard spécifique sur elle qu’elle
nous apparaît telle. Collés à nos modèles,
nous avons tendance à « naturaliser » nos
connaissances, alors que, selon la belle
expression d’E. Husserl, il s’agit « de faire
vœu de pauvreté en matière de connaissance »
pour ne pas nous aliéner dans des modè-
les trop absolus. Mais la réduction risque
d’être une méthode encore trop philoso-
phique ou abstraite. C’est pourquoi l’an-
thropologie culturelle et sociale, comme
l’anthropologie politique, sont au regard
de l’anthropologie clinique des voies émi-
nemment privilégiées pour dégager les
« anthropologies » implicites à l’œuvre

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