Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
PSYCHOTHÉRAPIE
Nicolas Duruz
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
© Martin Média | Téléchargé le 17/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
Anthropologie clinique,
psychopathologie et psychothérapie
Professeur
Nicolas Duruz
à l’Institut
de psychologie
de l’université
de Lausanne Face à la multiplicité des méthodes psychothérapeutiques, prendre un temps
Codirecteur de
l’Institut universitaire de réflexion critique sur le fondement des soins, et notamment dans les domaines
de psychothérapie
au département de la psychopathologie et de la psychothérapie, peut apporter un éclairage
de psychiatrie-CHUV,
Lausanne singulier dans la compréhension de l’homme souffrant. Tel est l’un des objectifs
de l’anthropologie clinique. Un détour historique de la notion, de son objet
et de ses visées, permet ici de mieux en circonscrire les contours.
L
cherchant à se déclarer supérieure aux souffrant (κλινη qui signifie « lit », en grec).
pas d’une utilité clinique immédiate, autres. Leur hyperspécialisation – effet Ainsi, une première manière de définir
puisqu’elles portent avant tout sur les partiel de cette diversité concurrentielle – l’anthropologie clinique pourrait être : une
fondements de la clinique. Elles interro- confère à leurs modèles une forme très pensée sur la pratique du soin auprès de
gent une conception des soins trop sou- abstraite et en décalage avec l’expé- l’homme souffrant. En proposer aujourd’hui
vent réduits à des techniques, humanisées rience de l’homme souffrant, au nom une définition sociohistorique qui délimi-
© Martin Média | Téléchargé le 17/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
18 L e J o u r n a l d e s p s y c h o l o g u e s n°258-juin 2008
le courant de la phénoménologie alle- Construire une clinique M. Heidegger qui pense l’homme comme
mande (E. Husserl et M. Heidegger) et conscience questionnante et signifiante
portée tout particulièrement par quatre
qui concerne l’homme (Dasein), puis H. Maldiney et son appré-
grands psychiatres-philosophes du milieu En travaillant à inscrire l’homme non à la hension de l’existence humaine comme
du xxe siècle (L. Binswanger, E. Minkowski, périphérie mais au cœur des soins, l’an- présence, ouverture à l’avant de soi, pour
E. Straus et V. Von Gebsattel), elle cherche thropologie clinique réagit à toute clinique citer un penseur proche de nous, l’anthro-
à constituer une psychiatrie et une méde- qui, se réduisant à une étude de mécanis- pologie phénoménologique nous invite à
cine scientifiques, qui puissent intégrer mes « sans âme », se contente d’enrober sa rencontrer l’homme concret et singulier,
l’expérience vécue du patient. En pays pensée et sa pratique d’un manteau d’hu- dans son expérience originaire d’être-
francophone, cette pensée s’est prolon- manisme. En termes plus précis, une telle au-monde. Celle-ci n’est pas réductible
gée grâce aux travaux des psychiatres anthropologie cherche à construire une à des figures abstraites, comme celles
A. Tatossian, G. Lantéri-Laura, J. Schotte, clinique du sujet humain, prioritairement de l’homme neuronal, en apprentissage,
pour ne citer qu’eux, se réclamant de à une clinique de ses fonctions. communicationnel, pulsionnel, etc., ni à
philosophes phénoménologues comme C’est sans doute le psychiatre suisse des fonctions de l’organisme transformées
M. Merleau-Ponty, E. Levinas, P. Ricœur, L. Binswanger (1881-1966) qui a balisé en instances agentielles, qui nous condui-
H. Maldiney et, plus largement, G. Can- le premier le chemin d’une anthropo- sent souvent à dire, par abus de langage,
guilhem, M. Foucault, etc. 2. logie clinique. Stimulé, entre autres, par la que le cerveau pense, la mémoire se sou-
contribution essentielle de S. Freud, envers vient, l’inconscient parle, alors que seul
Visées de l’anthropologie lequel il n’a pas ménagé ses critiques, tout l’homme concret et singulier pense, se
en lui témoignant jusqu’à la fin de sa vie souvient et parle.
clinique une amitié indéfectible, il défend l’idée, Le clinicien se doit toujours de garder à
De manière un peu schématique, nous dans plusieurs de ses écrits, comme par l’esprit que le diagnostic qu’il formule et
pouvons parler d’un triple objectif pour- exemple Zur Philosophischen Anthropologie le traitement qu’il conduit ne sont que des
suivi par l’anthropologie clinique. À l’in- ou Der Mensch in der Psychiatrie, que la sai- moments d’objectivation et de clarifica-
térieur de la psychiatrie et de la psycho- sie d’un trouble psychique relève de deux tion scientifiques dans un processus plus
logie clinique, elle propose une réflexion approches de l’homme qui doivent être englobant et directement humain, où sont
fondamentale tant sur le sens des soins utilisées en dialectique : le niveau de « l’his- engagées l’expérience de la souffrance du
et leur nature (visée pratico-éthique), que toire intérieure de la vie » (Innere Lebensges- patient et celle de sa rencontre avec le soi-
sur la construction et la limite des modè- chichte) et le niveau de ses « fonctions vita- gnant. De plus, le clinicien ne peut oublier,
les utilisés (visée épistémologique), ou les ». Ce deuxième niveau renvoie à ce que s’inspirant de la célèbre maxime d’Eschyle
encore sur l’articulation possible entre ces nous appellerions aujourd’hui « l’être bio- « παθει μαθοσ » (« se laisser enseigner par la
différents modèles (visée herméneutique psychosocial », ce composite de plusieurs souffrance »), que rien de ce qui arrive au
comparative). Dans sa visée pratique, l’an- fonctions ou variables étudiées séparé- malade ne lui est étranger à lui soignant.
thropologie clinique insiste sur la néces- ment par différentes disciplines (biologie Ainsi se trouve garanti le cadre éthique de
sité d’une clinique de l’humain concret moléculaire, physiologie, neurosciences, sa pratique, qui l’amène à rencontrer des
et singulier, en situation, différente d’une psychologie, sociologie, etc.), qui ont la hommes comme lui, partageant le même
clinique des fonctions dans laquelle elle plupart du temps tendance à s’ignorer, destin, en travail d’humanisation (notion
risque de s’aliéner. Par ailleurs, dialoguant voire à se méconnaître. La possibilité d’ar- de Mitmensch de L. Binswanger). Dans ce
sans réserve avec les sciences humaines, ticuler ces diverses fonctions entre elles contexte, on peut se questionner sur le
© Martin Média | Téléchargé le 17/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)
20 L e J o u r n a l d e s p s y c h o l o g u e s n°258-juin 2008
c’est l’invitation à interroger les différents dans les différents modèles de soins psy- connaissance comparée des autres, c’est
modèles « psys » quant à leur construc- chiques. C’est dire à quel point une for- simultanément la mise en perspective de
tion et légitimation sociales, à partir de mation de base en psychopathologie et soi-même.
catégories comme celles de pouvoir, psychothérapie ne devrait pas faire l’éco- Dans cet esprit, j’aime bien recourir à la
idéologie, contrôle social, polarité indi- nomie de cours en sciences humaines et métaphore de la langue, qui me permet
vidu versus collectif, etc. Par exemple, à la sociales. d’envisager les différentes méthodes
suite de M. Foucault et de R. Castel, sans psychothérapeutiques comme autant de
partager nécessairement leurs positions, Favoriser la comparaison langues construites dans des dynami-
M. Gauchet a bien montré comment des ques microculturelles spécifiques, ayant
grands moments de « mutation anthro-
et le dialogue chacune leur richesse. Viser à une langue
pologique » dans l’évolution de la société entre les modèles unique, à un modèle de psychothérapie
démocratique ont influencé la construc- De ce qui précède, il se dégage que générale, sorte d’esperanto thérapeutique,
tion des savoirs « psys ». Autour du thème tout projet anthropologique, quel que est aussi insensé que de vouloir imposer
de l’« individualisme démocratique », une soit son terrain, porte en lui les germes son modèle d’école comme le seul et
réflexion peut se poursuivre sur la fonc- d’une analyse comparative entre différen- l’unique (Duruz, 2006). En d’autres ter-
tion sociale du psychothérapeute, exer- tes pratiques humaines. L’anthropologie mes, l’ancrage identitaire, indispensable,
çant dans une société où prévalent la psy- clinique se donne donc également pour dans une langue-mère ne dispense pas de
chologisation et la « neuronalisation » des tâche d’étudier les ressemblances entre connaître d’autres langues. Au contraire.
existences humaines. C. G. Jung semblait les modèles psychopathologiques et psy- Comme l’écrivait J. W. Goethe : « Celui
être très clairvoyant quand il écrivait, en chothérapeutiques, ainsi que leurs diffé- qui ne connaît pas les langues étrangères ne
1945, dans L’Âme et la vie : « Depuis que les rences, spécificités et limites, avec l’idée sait pas parler la sienne. » On comprendra
étoiles sont tombées du ciel et que nos plus qu’ils sont portés chacun par des croyan- aisément dans ce contexte pourquoi un
nobles symboles ont pâli, une vie secrète règne ces en l’homme et des présupposés dif- enseignement de psychothérapie com-
dans l’inconscient. C’est pour cela que nous férents. En cela, elle se veut une science parée s’impose dans le cursus d’un futur
avons aujourd’hui une psychologie et que comparative, travaillant à une intégration psychothérapeute.
nous parlons d’inconscient. » critique des modèles mais sans syncré- Si la clinique, comme le soutient l’anthro-
On voit ainsi que, pour l’anthropologie tisme, à la faveur d’un dialogue confron- pologie clinique, est l’art des « repossibi-
clinique, il y a un passage obligé par les tatif entre eux. lisations » (Wiedermöglichung), ne faut-il
sciences humaines et sociales (philoso- Le clinicien est ainsi invité à préciser ses pas alors plusieurs méthodes psychothé-
phie, histoire, sociologie, linguistique, postures cliniques. C’est la visée tout à la rapeutiques pour donner la chance à tout
etc.), où l’apport plus spécifique de l’an- fois réflexive et herméneutique de l’an- homme, au visage figé par une souf-
thropologie culturelle et sociale, comme thropologie clinique : mieux se compren- france excessive, de retrouver l’expres-
de l’anthropologie politique, est détermi- dre comme psychothérapeute grâce au sion d’une vie humainement possible ?
nant. Les modèles sont ainsi mis en pers- détour par l’autre, en réalisant ainsi davan- Des « repossibilisations » dont aucune
pective et toute pratique apparaît dans sa tage les conceptions de l’homme, de la orientation n’a le monopole, mais au ser-
différence, invitée à reconnaître ses limi- société et de sa pratique professionnelle vice desquelles chacune peut faire valoir
tes. Certes, pour penser les fondements partagées ou non avec ses collègues. La sa contribution. ■
de la clinique des soins psychiques d’un
point de vue épistémologique, la phéno-
© Martin Média | Téléchargé le 17/12/2020 sur www.cairn.info (IP: 207.241.231.83)