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conceptuels et méthodologiques
Christophe Schmitt, Louis Jacques Filion
Dans Management & Avenir 2009/10 (n° 30), pages 207 à 226
Éditions Management Prospective Editions
ISSN 1768-5958
DOI 10.3917/mav.030.0207
© Management Prospective Editions | Téléchargé le 15/03/2024 sur www.cairn.info (IP: 41.158.164.81)
Résumé
En se développant et se focalisant sur des recherches autour de l’entrepreneur
(approche par les traits) et de ses actes (approche par les faits), la
recherche en TPE (très petite entreprise) s’est centrée sur ce qu’il convient
d’appeler le réel unique, paradigme des sciences naturelles classiques.
Ce positionnement à travers ce paradigme conditionne fortement la façon
de concevoir la recherche et les méthodes à mobiliser. Dans cet article,
nous proposons un regard différent sur la recherche en entrepreneuriat en
général, et la recherche en TPE en particulier. Pour cela, nous montrons qu’il
est possible d’envisager différemment le réel, autour du réel expérimenté.
L’approche du réel expérimenté nécessite de comprendre le cadrage
paradigmatique sous-jacent. La mobilisation du paradigme épistémologique
constructiviste radical offre aux chercheurs des perspectives nouvelles.
Dans cet article, nous suggérons que le réel expérimenté peut être mobilisé
à travers de situations entrepreneuriales qui facilitent la compréhension du
réel au niveau des acteurs de la TPE. La dernière partie de l’article propose
des repères méthodologiques pour aborder le réel expérimenté en contexte
de TPE. Trois principes sont mis en évidence pour y parvenir : le principe de
modélisation, le principe de facilitation et le principe de visualisation.
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voir devront le faire à partir d’un modèle mental différent de celui à partir duquel
la majorité des chercheurs abordent généralement la recherche.
Dans cet article, nous avons souhaité suggérer essentiellement deux scénarios
de telles approches. Après une première partie qui s’attache à présenter un cadre
conceptuel de réflexion permettant de comprendre le passage du réel unique au
réel expérimenté en recherche sur la TPE, une deuxième partie suggère une
façon d’aborder le réel expérimenté. Nous avons été amenés à introduire des
notions encore peu utilisées dans les recherches en matière de TPE : les notions
de situations entrepreneuriales et de représentations entrepreneuriales. À partir
de ces éléments, nous proposons, dans une troisième et dernière partie, un
certain nombre de repères méthodologiques pour faciliter une approche à partir
du réel expérimenté.
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H1 : Le PECR postule l’existence d’un réel expérimenté par des humains sans se prononcer sur
l’existence ou la non-existence d’un réel unique tel qu’il est ou pourrait être en lui-même, en dehors
de toute expérience humaine.
H2 : Le réel expérimenté par un humain est connaissable. En revanche, un humain ne peut pas
connaître rationnellement un monde réel au-delà de l’expérience qu’il en a.
Cette connaissance s’exprime sous la forme de constructions symboliques appelées représentations,
sans que nul ne sache si la représentation d’un réel expérimenté constitue une image semblable au
réel qui induit ce réel expérimenté.
Tiré d’Avenier et Schmitt (2008)
Si le réel expérimenté par les entrepreneurs offre un point d’entrée des savoirs
sur les TPE, de nouvelles questions s’offrent alors aux chercheurs. Elles peuvent
se résumer autour des trois orientations suivantes :
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Pour les tenants de la théorie des situations, une situation - entrepreneuriale dans
ce cas -, se produit dès que deux ou plusieurs individus se trouvent liés de façon
mutuelle et immédiate. La définition proposée par Fayolle est au mieux implicite
sur ce point. Il n’en demeure pas moins que les pratiques entrepreneuriales
amènent l’entrepreneur à être en présence d’individus (fournisseurs, clients,
28. Cette notion peut se retrouver dans les recherches portant sur les processus entrepreneuriaux. Mais, dans ce cadre de figure, la
notion de situation est souvent comprise comme centrée sur ‘l’objet entrepreneurial’ négligeant l’entrepreneur lui-même. En effet, cette
approche par les situations consiste à analyser l’action elle-même et ses composantes en la séparant de la personne en situation. Il
s’agit d’une réflexion sur l’action alors que nous proposons, dans la perspective des sciences de l’artificiel, une réflexion dans l’action.
29. Concernant la logique d’effectuation en entrepreneuriat, voir les travaux de Sarasvathy (2008).
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qui permettent une représentation de «l’agir situé et finalisé». Elle fait émerger
à la fois le sujet et la situation par une centration sur la représentation de l’agir
de l’entrepreneur par adaptation de ses intentions et actions à ses différents
environnements. Le sens n’est donc pas déjà dans les situations ; il est introduit
par des actes de représentation qui éventuellement exerceront une influence
sur les choix de situations qui contribuent de façon plus marquée au sens.
L’entrepreneur construit du sens dans et par les représentations de situations
en interaction avec son environnement. Le sens donné par un entrepreneur
à une situation n’est autre qu’une représentation de la situation qui, dans une
approche phénoménologique, permet de devenir une réalité sociale, consciente
ou non. L’entrepreneur ne se contente pas d’analyser la situation dans laquelle il
se trouve ; il la constitue véritablement, il la refaçonne, il la crée en quelque sorte.
Cela renvoie à ce qu’il convient d’appeler l’espace de problématisation (Simon,
2004 ; Schmitt et al., 2008 ; Sarasvathy, 2008). En se référant au paradigme
épistémologique constructiviste radical, la représentation d’une situation peut
être considérée « comme la mise en ordre et l’organisation d’un monde constitué
par nos expériences » (Glasersfled, 1988).
Cela signifie que les situations entrepreneuriales sont des espaces dits ouverts32,
ne comportant pas de solution pré-déterminée. Le travail de l’entrepreneur
consiste à délimiter cet espace de problématisation33 à partir duquel il construit
son devenir. En cela, l’entrepreneuriat, l’innovation, la créativité et l’invention se
situent dans la même famille (Lavoie, 1988). Dit autrement, l’entrepreneuriat peut
être considéré comme une action cognitive finalisée parmi tant d’autres. Des
pistes de recherche émergent autour de l’action cognitive et des domaines de
recherche qui se sont intéressés à l’action cognitive (les sciences cognitives, la
psychologie, …). Concernant la construction des représentations, les sciences
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32. Il existe aussi des espaces dits fermés, qui se caractérisent par l’énoncé du problème non seulement connu à l’avance, mais aussi
l’énoncé du problème comme indépendant de la personne qui est amenée à le résoudre.
33. « Toute entreprise de résolution de problème doit commencer par la création d’une représentation du problème, autrement dit
d’un espace de problème dans lequel la recherche de la solution pourra s’exercer. Bien sûr pour la plupart des problèmes que nous
rencontrons dans nos vies quotidiennes, personnelles ou professionnelles, nous récupérons simplement dans notre mémoire une
représentation que nous avons déjà utilisée dans une situation précédente et mémorisée. (…) Il arrive pourtant parfois que nous
rencontrions une situation qui ne semble pas pouvoir s’ajuster aux espaces de problèmes que nous avons rencontrés précédemment,
même en les étendant et en les transformant. Nous sommes alors confrontés à une tâche de découverte/invention qui peut être aussi
considérable que celle de la recherche d’une nouvelle loi naturelle. Si Newton put découvrir la loi de la gravitation, c’est parce qu’il
avait précédemment trouvé un nouveau mode de représentation, le calcul différentiel. (…). La plupart du temps, les problèmes de
représentation sont de difficulté intermédiaire entre la simple adaptation d’une représentation connue et l’invention d’un nouveau mode
de représentation » (Simon 2004 : 108).
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être consacrée pour préparer les futurs praticiens à exercer leurs divers rôles :
entrepreneur, décideur, manager, stratège, dirigeant et autres? C’est pourtant là
que peuvent être articulés les processus qui sont à la base de la structure de la
pensée, et à partir desquels l’action peut être conçue, puis mise en œuvre.
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Nécessité de Le chercheur
Objectifs de modéliser pour Développement d’outils
vu comme
la recherche relier et agir
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34. Rix (2007) décrit diverses techniques telles que l’autoconfrontation développée par Theureau (1992) dans le cadre théorique du
cours d’action, l’autoconfrontation croisée élaborée par Clot (1999) dans une optique d’analyse psychologique et de transformation du
travail, l’entretien d’explicitation (Vermersch, 1994) et l’entretien en re-situ subjectif (Rix, 2003 ; Rix et Biache, 2004).
35. Dans la suite de cet article, nous nous sommes intéressés aux méthodes basées sur le visuel. Ces méthodes sont peut mobilisées
en sciences de gestion et en entrepreneuriat, et méritent, nous semble-t-il, une attention plus importante.
36. Il s’agit de raisonnements tenus comme plausibles, mais non pour certains, et qui pourraient conduire à la détermination de
solutions satisfaisantes du problème évoqué (Le Moigne, 1990).
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37. Nous entendons par modélisation non pas la volonté de représenter fidèlement la réalité d’une situation, ce qui s’apparente au sens
de Lacroux (1999) à une recherche du «vrai», mais de permettre l’expression de son interprétation par les acteurs de l’entreprise pour
faciliter la compréhension de la complexité à des fins d’action.
38. Mission déjà soulignée par Hatchuel et Weill (1992) ainsi que par Checkland et Scholes (1990).
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- sur Alpha, chaque organisation est dotée d’un «engin» qui fournit automatiquement les réponses
adéquates à tous les problèmes qui peuvent surgir (raisonnement algorithmique). Lorsque cet engin
est en panne, l’organisation fait appel à un «réparateur» qui assurera les réglages nécessaires et
remplacera les éléments défectueux ;
- sur Bêta, chaque organisation construit ses outils avec les moyens dont elle dispose (raisonnement
heuristique). Ces organisations peuvent, en cas de difficulté, faire appel à un «facilitateur». «Le
facilitateur» ne vient pas apporter la solution, il se sert avant tout de sa position pour aider le
système à se donner une représentation réflexive de lui-même, à ne pas s’enfermer dans son point
de vue, à percevoir ce qui est peut être autrement, à redevenir acteur et créateur de son devenir.
De manière métaphorique, la planète Alpha considère l’intervention comme une expertise de la
situation alors que la planète Bêta la perçoit comme une construction de sens.
Tiré de Caillé (1991)
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abordée : « Pourquoi un diagramme vaut-il (parfois) dix mille mots ? »40. Les
schémas utilisés pour modéliser les actions des entrepreneurs ne sont pas
seulement descriptifs : ils visent à mieux se représenter, à simuler et à se projeter
dans l’avenir. Ces images ont donc une portée largement stratégique (Nicot,
1997). Nous voulons faire ici la proposition que les représentations graphiques
sont des supports tout à fait appropriés à l’intelligibilité de la complexité des
situations vécues en entreprise. Pour cela, nous articulons nos propos autour
des deux points suivants :
- la capacité de représentation des supports visuels. Les problèmes
rencontrés par les entrepreneurs sont dûs pour partie aux difficultés
éprouvées pour se représenter la situation à gérer. Face à l’aspect souvent
abstrait des déterminants des situations complexes, « particulièrement
pauvres en traits sémantiques figuratifs » (Denis, 1989), le visuel
permet de restituer toutes les nuances des représentations imagées en
mettant en perspective les différentes interactions du système étudié.
En définitif, une représentation discursive, comme le soulignent Piotet et
Sainsaulieu (1994), « est inadéquate parce qu’elle ne correspond pas au
mode dominant d’accès à l’information, elle est surtout inadéquate parce
qu’elle ne permet pas les réactions immédiates, le dialogue et l’apport
d’informations complémentaires, le développement d’une démarche
itérative indispensable à la compréhension du fonctionnement de toute
organisation ».
- le visuel, un mode de représentations réticulaires. L’utilisation de
représentations graphiques, à la différence de la présentation linéaire
d’un texte, permet d’articuler les éléments constitutifs du système entre
eux. Les réseaux de relations qui se construisent à l’aide de ces outils
facilitent la représentation des interactions, donc de la complexité des
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Conclusion
Dans cet article, nous avons cherché à mettre en évidence une approche
différente de la TPE à travers ce que nous avons appelé le réel expérimenté.
Dans une première partie, nous avons présenté non seulement ce que nous
entendons derrière cette notion de réel expérimenté, mais aussi les fondements
épistémologiques liés à cette notion. En effet, porter un regard différent sur la
TPE nécessite d’utiliser un autre cadre. Le cadre retenu renvoie au paradigme
épistémologique constructiviste radical (Glasersfeld, 1988). Ce changement de
cadre nous a amenés à nous interroger sur les modalités permettant d’aborder
ce réel expérimenté. Pour cela, nous nous sommes rapprochés d’une notion
largement mobilisée en sciences humaines : la logique des situations. À travers
les situations entrepreneuriales, nous avons montré l’importance de situer l’action
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