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Jean-Pierre Lebrun
Dans Connexions 2012/1 (n° 97), pages 77 à 92
Éditions Érès
ISSN 0337-3126
ISBN 9782749232089
DOI 10.3917/cnx.097.0077
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1. Texte écrit à partir d’une intervention faite à Bordeaux en novembre 2010 à l’invitation
d’Isabelle Morin.
2. « Nous avions aussi la perversion, mais elle ne pesait pas de la même façon dans la balance,
essentiellement pour la raison que les vrais pervers ne s’analysent pas vraiment et que donc,
ceux que vous rencontrez en analyse, sont des sujets présentant des traits pervers. La perversion
est un terme contestable qui a été mis en déroute par le mouvement gay. Cette catégorie tend
à être abandonnée. », J.-A. Miller, « Effet retour sur la psychose ordinaire », Quarto n° 94-95,
janvier 2009, p. 41.
3. J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 321.
4. « En effet, quoi que nous pensions de la catégorie d’états limites, celle-ci a été promue préci-
sément par des auteurs (Otto Kernberg) devant l’arrivée de nouveaux analysants qui mettaient la
cure en échec – ce que des sociologues ont aussitôt corrélé à l’organisation sociale néolibérale
Jean-Pierre Lebrun, psychiatre et psychanalyste, agrégé de l’enseignement supérieur de l’uni-
versité catholique de Louvain ; jp.lebrun@wol.be
CONNEXIONS 97/2012-1
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6. C. Melman, L’homme sans gravité, jouir à tout prix, entretiens avec J.-P. Lebrun, Paris,
Denoël, 2002, paru depuis en Folio essais, n° 453.
7. Cf. par exemple P.-H. Castel, « Y a-t-il une “nouvelle économie” du psychisme et de la
sexualité ? », Comprendre n° 6, 2005, p. 213-231. Mais aussi A. Ehrenberg, La société du
malaise, Paris, Odile Jacob, 2010, plus particulièrement les p. 221-256.
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12. Pour être honnête, j’ajouterai que j’ai, depuis, entendu des nuances de la part de collègues
de l’École de la Cause concernant la radicalité de ce propos : ainsi Pierre Malengreau d’avan-
cer : « Cette expression, au dire même de son inventeur qui est Jacques-Alain Miller, n’a pas la
prétention d’offrir une classe clinique de plus. Elle désigne un principe méthodologique, voire
épistémique. Cette expression a d’abord pour visée de suspendre le diagnostic. Elle intéresse
notre savoir sur la clinique, mais il n’est pas sûr qu’elle existe objectivement. […] Parler de
psychose n’est pas anodin. Le terme est discutable. Il fait référence à tout ce qui dans notre cli-
nique se situe à l’envers de la référence au père, à l’envers d’une psychanalyse conçue comme
élaboration de savoir. L’expression psychose ordinaire invite le clinicien à chercher dans les
détails du cas ce qui fait sa particularité hors toute catégorie clinique. Elle accentue l’attention
du clinicien pour les solutions symptomatiques propre à chacun. » Intervention à la journée de
Brest du 10 octobre 2010, inédit.
13. J. Mac Dougall, Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard, 1978.
14. Je renvoie pour étayer le lien du néolibéralisme et de la nouvelle économie psychique
à la parution sur le site de l’ALI de mon article Au-delà de s’opposer, résister ! À propos du
néolibéralisme, texte réécrit d’une intervention faite au 3e Congrès européen, Travail social et
psychanalyse, travail social : actes de résistance ?, Montpellier, octobre 2010.
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15. J.-P. Lebrun, « Une économie de l’arrière-pays », Che Vuoi ? n° 29, « L’erre de la jouis-
sance », 2008, p. 121-134.
16. Y. Bonnefoy, L’arrière-pays, Paris, Champ Flammarion, 1972.
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17. « La phase de lien exclusif à la mère, qui peut être nommée préœdipienne, revendique
ainsi chez la femme une importance bien plus grande que celle qui lui revient chez l’homme »,
S. Freud, « Sur la sexualité féminine » (1931), dans La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 144.
18. Ibid., p. 139.
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psychose), qu’il nous a déjà fait entendre à quel point toute cette évolu-
tion était plausible.
Je voudrais évoquer un premier texte qui date de 1958 lorsqu’il
déplie les trois temps de la métaphore paternelle : « Au premier temps,
il s’agit donc de ceci : le sujet s’identifie en miroir à ce qui est l’objet
du désir de la mère. C’est l’étape phallique primitive, celle où la méta-
phore paternelle agit en soi, pour autant que la primauté du phallus est
déjà instaurée dans le monde par l’existence du symbole, du discours et
de la loi. Mais l’enfant, lui, n’en attrape que le résultat. Pour plaire à la
mère, si vous me permettez d’aller vite et d’employer des mots imagés,
il faut et il suffit d’être le phallus 19. » Autrement dit, ça ne marche que
pour autant que c’est déjà inscrit dans le discours social. Ceci n’est pas
anodin car ceci veut dire qu’à l’époque où Lacan énonçait cela, il allait
de soi que tout cela était effectivement inscrit, avait cours ! Or, la thèse
que je soutiendrais volontiers, c’est que, précisément, cela n’est plus le
cas, car c’est bien cette primauté du phallus qui, aujourd’hui, est récu-
sée. On ne peut donc pas dire que, très tôt, Lacan n’ait pas été sensible
à l’incidence de ce qui dépasse la question de la subjectivité ou du sujet
à titre individuel.
Mais le texte sans doute le plus important sur cette question, c’est
la lettre de 1969 adressée à Jenny Aubry. Il s’y trouve une distinction
clinique qu’introduit Lacan, qui a été à tort identifiée comme ce qui dif-
férenciait la névrose de la psychose. Lacan écrit en effet que « le symp-
tôme, c’est là le fait fondamental de l’expérience analytique, se définit
comme représentant de la vérité. Le symptôme peut représenter la vérité
du couple familial. C’est là le cas le plus complexe, mais aussi le plus
ouvert à nos interventions. L’articulation se réduit de beaucoup quand le
symptôme qui vient à dominer ressortit à la subjectivité de la mère ».
Il y a donc une distinction à faire quand le symptôme de l’enfant arti-
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le réalisent, j’y reviendrai plus loin. Ce qui m’intéresse ici, c’est qu’à
ce moment-là déjà, en 1969, Lacan, en l’occurrence visionnaire, semble
nous indiquer une piste dans laquelle il n’explique pas du tout ce que
cela implique pour l’enfant d’être pris dans un tel scénario, mais il pré-
cise ce qu’il en est pour la mère qui lui fait occuper cette place. Or, je
soutiendrais volontiers que ce n’est pas la même chose pour un enfant
d’être l’objet a de la mère ou d’être son phallus. Cela ne va pas avoir les
mêmes incidences.
J’avancerais volontiers que nous avons aujourd’hui affaire, y com-
pris dans la clinique des adultes, à des gens qui, enfants, ont été non pas
le phallus mais l’objet a maternel, c’est-à-dire qu’ils ont servi à mettre la
mère à l’abri de la perte et non pas à combler son manque, ce qui n’est
pas la même chose cliniquement. Lacan n’avait pas pensé, même s’il
pensait déjà très loin, aux conséquences pour la génération d’après de
ce qu’il était en train de mettre en évidence.
De plus, lorsqu’on se réfère à la métaphore paternelle, il faut dire
qu’elle a été conçue dans l’enseignement de Lacan à un moment anté-
rieur à la distinction objet a/phallus. Qu’est-ce qu’une métaphore pater-
nelle qu’on repenserait en tenant compte de cette distinction ? Cette
idée qu’un enfant ne renvoie pas d’office au symptôme de la vérité d’un
couple parental mais est peut-être en train de ne renvoyer qu’à celle de
la mère – donc, sans être mis en position de phallus – qui implicitement
renvoie d’emblée à l’existence de la dimension symbolique, me paraît
capitale 22.
Voilà pourquoi j’ai été ravi de lire sous la plume d’Isabelle Morin
son idée qu’il y avait deux voies à l’humanisation : « La première dirait
qu’au commencement était la Chose, puis vinrent les mots. La seconde
considérerait que tout a commencé avec les mots qui font exister la
Chose. […] Qui est premier : le réel ou le symbolique 23 ? » Ce fut une
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22. Je renvoie à ce propos au livre de Malvine Zalcberg, Qu’est ce qu’une fille attend de sa
mère ?, Paris, Odile Jacob, 2010, p. 160 : « La femme a un recours de plus que l’homme pour
chercher une compensation à sa perte de jouissance : faire de ses enfants objets a, des objets
causes de son désir. L’enfant permet à la mère en tant que femme d’avoir accès en son fantasme
à l’objet cause de son désir […] L’enfant devient un “bouchon” pour la mère, un bouchon qui
comble son manque. » J’aurais personnellement préféré lire : l’enfant devient un bouchon pour
la mère, non pas un bouchon qui comble son manque, mais un bouchon qui lui permet d’em-
pêche son manque d’émerger. Voir aussi J.-P. Lebrun, note de lecture à propos de cet ouvrage
sur le site de l’ALI.
23. I. Morin, « Les mots et la chose », Psychanalyse n° 8, 2006, p. 5.
24. Ce qui permet de réinterroger toute la question du corps. Je renvoie, à ce sujet, à J.-P. Lebrun,
« La contrainte par corps », dans M. Bergès-Bounes et J.-M. Forget (sous la direction de), Le
corps, porte-parole de l’enfant et de l’adolescent, Toulouse, érès, 2011.
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que nous rencontrons, dont nous pensons qu’il ne s’agit pas de psychose,
parce que le Nom du père semble inscrit dans l’inconscient, la significa-
tion phallique est en place et pourtant quelque chose ne tient pas, comme
si la sortie de l’Œdipe n’avait pas permis que la métaphore paternelle
fonctionne même si elle est présente 28 ». Ce quelque chose qui ne tient
pas peut très bien venir de ce que c’est soutenu par un nommé à et pas
par un Nom-du-Père ; ce qui ne veut pas dire pour autant que ce dernier
n’est pas inscrit chez le sujet, mais que ce n’est pas sur lui que celui-ci
prend appui. S’il ne prend pas appui sur le trou, il est condamné à devoir
faire face, tôt ou tard, au fait que rien ne tient vraiment. La fonction
paternelle est présente mais elle n’est pas opérante.
Troisième incidence que j’épingle dans l’enseignement de Lacan :
ce qu’il avance dans son Séminaire sur Joyce de 1976, à savoir la for-
clusion de fait du père réel : « Est-ce que nous ne pouvons pas concevoir
le cas de Joyce comme ceci ? C’est à savoir que son désir d’être un
artiste qui occuperait tout le monde, le plus de monde possible en tout
cas, est-ce que ce n’est pas exactement le compensatoire de ce fait que
disons, que son père n’a jamais été pour lui un père. Que non seulement
il ne lui a rien appris, mais qu’il a négligé à peu près toute chose, sauf
à s’en reposer sur les bons pères jésuites, l’Église diplomatique. […]
Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose comme une, je dirais, compensa-
tion de cette démission paternelle ? De cette Verwerfung de fait, dans le
fait que Joyce se soit senti impérieusement appelé, c’est le mot, c’est le
mot qui résulte d’un tas de choses dans son propre texte, dans ce qu’il a
écrit ; et que ce soit là le ressort propre par quoi chez lui le nom propre,
c’est quelque chose qui est étrange. […] Le nom qui lui est propre, c’est
cela qu’il valorise au dépens du père. C’est à ce nom qu’il a voulu que
soit rendu l’hommage que lui-même a refusé à quiconque 29. »
Forclusion de fait donc. Entendons-nous bien, ce n’est pas pour
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28. I. Morin, « Destins actuels de la névrose infantile », Le bulletin freudien n° 56, 2010.
29. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome (1975-1976), séance du 10 février 1976,
version de l’ALI, mais également Paris, Le Seuil, 2005.
30. Je renvoie ici à ma lecture du propos d’Eschyle dans l’Orestie, J.-P. Lebrun, « L’homo-
parentalité, un pléonasme ? », La Revue lacanienne n° 3, 2009, p. 124-131.
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31. Je renvoie à ce propos à J.-P. Lebrun, « Le travail social des frères Dardenne », Cliniques
méditerranéennes n° 82, 2010, p. 183-197.
32. Cf. R. Gori, La dignité de penser, Paris, Les liens qui libèrent, 2011. Voir en particulier le
chapitre 1.
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Bibliographie