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L'inachèvement

nr

NOUVELLE REVUE DE PSYCHANALYSE

Numéro 50, automne 1994


© Éditions Gallimard, 1994.
Au moment voulu

Avec ce recueil s'achève, s'inachève la NRP.


Il s'agit là d'une décision qui ne fut pas prise, on s'en doute, à
la légère. À une décision il est toujours possible a posteriori de
trouver des motifs. Ils peuvent être convaincants. Mais a-t-on jamais
l'assurance que ce sont eux qui ont entraîné la décision? Par
exemple, celle de quitter sa ville, de changer de métier, celle de se
marier ou de mettre fin à son analyse.
En la circonstance, il n'y a aucune raison objective qui puisse
justifier l'interruption de la publication. La revue, comme on dit,
« marche bien ». Lectorat fidèle, abonnés nombreux, éditeur satisfait.
L'équipe rédactionnelle qui choisit les thèmes, rédige l'argument,
sollicite les collaborations, aide, si nécessaire, les auteurs à la mise
au point de leurs textes, bref, assure de bout en bout la fabrication
des numéros accomplit depuis des années ces tâches en y
prenant plaisir. Quant au Comité dont le rôle, essentiel tout un
temps, s'est réduit quand l'importance du travail a rendu indis-
pensable la constitution de cette équipe, il n'a pas varié dans sa
composition. Seul Michel Schneider, qui fut des nôtres entre 1981
et 1988, nous a quittés le jour où il a été appelé à d'autres
fonctions. Et il a fallu que la mort vienne pour que Masud Khan,
notre « corédacteur étranger », nous fasse défaut, lui à qui la NRP
doit tant.

Si on connaît bien des revues que leur insuccès ou des dissensions


internes vouent à l'éphémère, si on en connaît d'autres qui persé-
vèrent indéfiniment dans leur être ou leur moindre être, il est
L'INACHÈVEMENT

exceptionnel qu'une revue s'arrête alors que l'intérêt qu'elle suscite


n'a pas fléchi.
Alors pourquoi? nous demande-t-on ici ou là. À nos lecteurs,
à nos auteurs qui nous ont fait part de leur surprise, de leur
déception aussi, à l'annonce de la fin de la revue, qui leur appartient
autant qu'à nous-mêmes, nous devons des comptes à défaut d'une
explication (je répète qu'il n'y en a aucune qui puisse les ou nous
satisfaire).

Produire une revue est facile pour peu qu'un éditeur ce fut
le cas en ce qui nous concerne vous fasse confiance. Y mettre un
terme l'est moins. Je m'étais dit dès le départ que le jour où la force
de l'habitude l'emporterait sur. l'amour des commencements, il
serait bon de marquer au moins un temps d'arrêt. Or, aujourd'hui,
s'il n'y a pas lassitude, si le goût de travailler pour la revue n'a pas
décliné, quelque chose n'est plus au rendez-vous. Quelque chose
qui pourrait s'appeler le désir de la fonder, à chaque fois comme au
premier jour.
Notre propos n'a jamais été de mettre sur le marché une revue
de psychanalyse supplémentaire. Il n'en manquait déjà pas en 1970
et depuis lors leur nombre s'est accru. À la réflexion, car nous n'en
étions pas conscients à l'époque, l'intitulé du premier numéro
définissait assez bien l'intention Incidences de la psychanalyse. Ou
cet autre, une douzaine d'années plus tard Le trouble de penser.
Sans doute voulions-nous, pour en avoir fait, chacun à notre manière,
l'expérience, mettre en évidence, non par des débats d'idées ou de
savantes gloses mais par des contributions où chacun parlerait en
son nom et avec sa voix propre, ce par quoi la pensée issue de
Freud et de la pratique analytique modifiait « incidences» et
« trouble » toute pensée, quel que soit l'objet sur lequel elle s'exerce.
Et, à l'inverse, en s'ouvrant à d'autres à des philosophes, des
AU MOMENT VOULU

historiens, des ethnologues, des écrivains parfois la revue entendait


aussi inviter les analystes à sortir de leur huis clos. C'est une chose
bien étrange que ces spécialistes, si l'on peut dire, de l'altérité se
montrent si réticents face à ce qui s'énonce ailleurs et vient d'ailleurs.
S'ils s'emploient, souvent sans vergogne, à s'annexer d'autres terri-
toires la littérature notamment ils consentent plus difficilement
à se laisser déloger de leurs propres certitudes. À chacun son credo,
pas question d'y toucher!
Alors, interdisciplinaire la NRP? La qualifier ainsi serait à
mes yeux se méprendre. Nous ne sommes pas des fervents de
l'interdisciplinarité. Ce vilain mot m'évoque la maîtresse de maison
qui invite à sa table un écrivain de renom, un éminent savant,
un homme politique que sais-je ? convaincue que d'une pareille
assemblée ne pourra naître qu'une conversation étincelante! Or
que se passe-t-il? Ces grands esprits n'échangent que des lieux
communs. Tel est le risque encouru par toute interdisciplinarité
proclamée celui de se regrouper dans le lieu du commun alors
qu'on espérait que s'affirment des singularités dans ce qu'elles ont
d'irréductible.

Aussi bien demandions-nous toujours quand nous faisions appel


à des auteurs qui n'étaient pas de notre quartier qu'ils ne se soucient
pas de « faire psychanalytique ». Il revenait à chacun d'eux d'inventer
sa méthode, de tracer son chemin et au lecteur de découvrir si les
chemins, en se recoupant, en dessinaient un autre qui n'était pas
balisé d'avance. Quant aux analystes, nous attendions d'eux, sans
toujours l'obtenir, qu'ils ne confondent pas le lecteur inconnu avec
leurs collègues supposés partager le même savoir. Et puis, qui oserait
se prétendre titulaire de l'inconscient?
De là le principe le seul sans doute d'une revue assez soucieuse
de son indépendance pour n'être l'organe d'aucune école et ne
relever d'aucune institution qui n'a cessé depuis l'origine de nous
guider. Un parti pris plutôt prendre le parti des mots de la langue
commune, écarter, au moins dans le choix des titres, les termes
répertoriés comme techniques. La richesse de sens des premiers est
L'INACHÈVEMENT

telle il suffit d'ouvrir le bien nommé Trésor de la langue fran-


çaise que leur puissance d'évocation est quasi infinie. Ils sont
neutres aussi par rapport aux différents savoirs constitués, n'appar-
tenant à aucun d'eux. Ils sont à même de provoquer la pensée, de
lui imprimer un mouvement, d'opérer un placement, fût-il léger,
des concepts auxquels nous nous accrochons d'autant-plus que notre
objet n'est pas maîtrisable, voire saisissable.
Assurément nous pourrions poursuivre dans cette voie. Ce ne
sont pas les « thèmes » qui manquent ni les interrogations. Il nous
a semblé pourtant que la voie étant désormais frayée après vingt-
cinq ans, un quart de siècle, ce n'est pas rien! d'autres pouvaient
aussi bien ou mieux que nous s'y engager et du coup en modifier
le cours.
Des trois mots qui constituent le titre de la NRP c'est le mot
« Nouvelle» qui justifiait le plus l'entreprise. Non que nous prati-
quions le culte du nouveau rien ne nous était au contraire plus
éloigné que le souci de nous montrer à tout prix « actuels ». Mais
faire advenir du neuf à partir du plus ancien, faire vaciller ce qui
en chacun de nous est institué, faire confiance au mouvement et se
défier du système, se vouloir éclaireur obstiné de ce qui est pour
soi-même obscur, n'est-ce pas là la visée de l'analyse que, sur un
autre terrain, celui de l'écrit, nous nous sommes assignée? Il n'est
pas certain qu'en se perpétuant, sans se fixer, au moment voulu et
contre toute « raison », une limite, la NRP eût toujours été nouvelle
comme elle a rêvé de l'être et, mais c'est à nos lecteurs d'en juger,
comme peut-être elle l'a été.
Avoir choisi « L'Inachèvement » pour titre de cet ultime numéro
n'est pas seulement un clin d'œil complice. Nous espérons dans un
proche avenir trouver une formule différente de celle d'une revue
et susceptible d'assurer à l'esprit qui a animé la NRP un nouveau
commencement.

À tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, nous ont


accompagnés au fil des années auteurs, célèbres ou nouveaux
venus, lecteurs, savants ou profanes, représentants et libraires,
AU MOMENT VOULU

amis à ceux, nombreux, qui nous ont fait savoir combien la revue
allait leur manquer, nous disons notre gratitude.
Et ceci quand le train entre en gare, le voyage n'en est pas
pour autant fini!

J.-B. P.

Ceux qui souhaiteraient compléter leur collection de la NRP peuvent demander à leur
libraire les numéros qui leur manquent. Tous ont été réimprimés ou le seront dans les mois
qui viennent.
TABLE

AU MOMENT VOULU

Argument 11

Roger Grenier La frivolité ou la mort 15


J.-B. Pontalis Le souffle de la vie 25
Jean-Claude Rolland L'esprit délié de la mort 35
Jean Starobinski Le regard des statues 45

François Gantheret Traces et chair 65


Laurence Kahn « La jouissance ne s'observe pas » 93

Edmundo Gômez Mango Les Heures 115


Guy Rosolato Transfert. Sur les traces de la suggestion 131
André Green Vie et mort dans l'inachèvement 155
Max Dorra Illuminations de Gôdel et théorème de Rimbaud 185
Didier Anzieu Un exemple d'attaques contre l'achèvement d'une
oeuvre 201

Michel Schneider Noir désir 205


Pierre Pachet Le temps de bâcler 213

Alain Boureau Terminator, ou le désir d'achever 219


Jean-François Lyotard C'est-à-dire le supplice 227
Georges Didi-Huberman Le travail d'inachever, ou l'anthropomorphisme
déchiré selon Georges Bataille 237

Michel Gribinski Le sentiment congénital 263


Jean-Claude Lavie Fax à fax 277
ARGUMENT

« Chef-d'œuvre » de l'artisan qui lui vaudra d'être admis dans sa corporation,


œuvre accomplie de l'artiste qui lui vaudra d'accéder à la postérité, système philosophique
ordonné où tout se lie et se tient, où pas une pièce ne manque, phalanstère, ciel étoilé,
délire paranoïaque, autant de représentations, parmi bien d'autres, de l'achèvement.
Certes on peut préférer l'esquisse au tableau fini, les Pensées de Pascal sous leur
forme fragmentée, reste que les termes mêmes d'esquisse ou de fragment se réfèrent à
une « belle totalité » sans faille, à une perfection non atteinte mais qui pourrait, qui
devrait l'être. Le chef-d'œuvre inconnu.
Freud lui-même, longtemps après Vasari, tient l'inachèvement de nombreuses
œuvres picturales de Léonard pour un symptôme dont il s'efforce dans Un souvenir
d'enfance. de trouver le sens et les sources.
Le culte de l'achevé a été célébré pendant des siècles. Il supposait une forme
pleine, le respect des proportions, des règles de construction le tout au service de
l'amour du Beau. Même le détail auquel nous sommes si attentifs aujourd'hui, au
point d'y être parfois plus sensibles qu'à la figuration globale, devait concourir à
rehausser l'ensemble de l'œuvre.
Ne serions-nous pas désormais, à l'inverse, voués non plus au culte de l'œuvre
achevée, devenue objet d'admiration consensuelle et béate au musée, mais à ce qu'on
pourrait appeler une culture de l'inachèvement?
Giacometti serait ici une référence exemplaire. Lui qui tenait régulièrement ses
œuvres pour manquées, qui écrivait qu'« une sculpture ne peut être finie ni parfaite »
et se donnait pour mot d'ordre « Jamais pour la forme, ni pour la plastique, ni pour
l'esthétique, mais le contraire. Contre, absolument. Jeu oui, érotique oui, inquiet oui,
destructeur oui » (Écrits, p. 135). Giacometti dont on a pu dire que la discontinuité
« la ligne fluide, légère, emportée, mais perdue, reprise, gommée, multipliée, aventu-
reuse » était son moyen de saisir le réel.
N'est-ce pas alors non seulement l'idée de chef-d'œuvre, fût-il maintenu hors de
portée, mais celle d' œuvre, fût-elle « ouverte », qui se trouve contestée? L'inachèvement,
l'impossibilité essentielle d'aboutir se voient inscrits dans la production elle-même.
L'INACHÈVEMENT

Le mouvement, que ce soit celui de la main du peintre ou de la pensée du philosophe,


prend le pas sur le résultat final.
Finir pour nous n'est plus l'équivalent d'achever, avec ce que le mot comporte
de mise à mort. Décider de mettre un terme à un livre, à un tableau, à cette cure
n'implique pas qu'avec le point final c'est fini mais bien que quelque chose d'autre
commence. Si « restaurer les capacités d'aimer et de travailler » est une finalité avouée
de l'entreprise psychanalytique ou, mieux que restaurer, en découvrir de nouvelles
n'est-ce pas de l'opposé d'un achèvement qu'il s'agit? La décision de conclure va de
pair avec ce que Flaubert appelait l'impossibilité, ou le refus, de conclure.

Modèle freudien prévalent, maintes fois répété l'être humain naît prématuré,
« il est moins achevé que la plupart des animaux lorsqu'il est jeté dans le monde »
détresse originaire (Hilflosigkeit) qui assure la prévalence de l'autre, et d'abord de la
mère, dans la constitution du psychisme.
Un tel modèle, mais dégagé de ses références embryologiques et anatomiques
explicites chez Bolk (cité par Freud), ne se retrouve-t-il pas chez d'autres auteurs?
C'est l'inachèvement, pour Lacan, qui place l'humain dans une « déhiscence » au sein
de la nature et le conduit à des sauts ou des « drames » où se jouent le stade du
miroir en étant le prototype des passages précipités de l'insuffisance à l'anticipation.
Mais prend-on suffisamment la mesure du terme choisi par Freud? Keit marque
l'état, Hilf est l'aide et los signifie parti, détaché. La Hilflosigkeit est l'état dans
lequel se trouve subjectivement le petit d'homme lorsque, objectivement, l'aide qui était
ou pourrait lui être apportée s'est détachée, éloignée elle aurait donc été avant de
n'être plus. Du moins le croit-il. Ou le rêve-t-il, et nous avec lui. Ou bien serait-ce
que nous sommes impuissants à penser un négatif premier?
Freud fait dépendre de cette prématuration et de la détresse consécutive « le besoin
d'être aimé qui n'abandonnera plus jamais l'homme ». L'inachèvement semble ainsi
pouvoir fournir un support tant aux modalités de la constitution narcissique qu'à la
nécessité et aux vicissitudes des relations objectales.

Il y a à l'œuvre dans la pensée freudienne une formidable puissance d'inachè-


vement. Un inachèvement revendiqué « Je comprends fort bien, écrit Freud à
Groddeck, pourquoi l'ics ne vous suffit pas pour trouver que vous pouvez vous passer
du ça. Il en va de même pour moi, sauf que j'ai un talent particulier pour le
contentement fragmentaire. »
On ne compte pas tout au long de l'œuvre les avertissements de cet ordre, allant
du refus de toute « vision du monde » à l'ironie affectueuse à l'égard de Lou Salomé,
ARGUMENT

la grande « compreneuse », en passant par la mise en cause du « sentiment océanique ».


La pensée boite et n'avance qu'en boitant. L'harmonie n'est assurément pas son fort
ni la résolution des contradictions son objectif
Mais Freud n'a pas été pour autant un idolâtre du fragment, de cet art qui, loin
de produire toujours des « fusées », est souvent fait de « rognures et de lambeaux »,
comme l'écrit Pascal Quignard. « Contentement fragmentaire », soit. Mais les ouvrages,
les articles argumentés se succèdent jusqu'aux derniers jours, tout comme, dans les
analyses, les « constructions » et, dans la théorie, les « échafaudages ».
On est frappé de voir comment tant de théoriciens, après Freud, ont cédé, eux, à
l'illusion de produire des systèmes achevés. Lacan lui-même, pourtant parleur déroutant
et maître du suspens, en est venu, avec le temps, à grand renfort de nœuds borroméens
et de mathèmes, à vouloir boucler la boucle. Ceux-là font des disciples les kleiniens,
les lacaniens, les bioniens. captés, au point d'en être prisonniers, par l'image unifiée
de la théorie etlou du Maître. Ferenczi, Winnicott, s'ils ont pu inspirer tel ou tel,
n'ont pas fait école.
Théoriser sans systématiser, n'est-ce pas obéir au mouvement de la cure, selon
l'image cinétique de la spirale qu'évoque Jean Laplanche, cette spirale qui passe et
repasse par les mêmes aplombs mais chaque fois d'un point de vue différent? N'est-
ce pas aussi admettre la finitude sexuation du corps, castration, différence des
générations, séparation du tout de soi, mort sans pour autant faire du manque,
alors érigé en absolu, notre nouveau dieu?
Le paradoxe est que, si nous voulons reprendre indéfiniment notre course vers des
objets d'amour, de pensée, de travail à inventer, nous n'avons d'autre moteur que la
recherche de la plénitude impossible, quel que soit le nom qu'on lui donne. Giacometti,
encore « Je ne sais si je suis un comédien, un filou, un idiot ou un garçon très
scrupuleux. Je sais qu'il faut que j'essaye de copier un nez d'après nature. » Extrême
modestie ou désir fou? Rien qui ressemble en tout cas au renoncement, aucune trace
de dépit. Non « Il faut que j'essaye. » Un morceau de visage, oui (et pas n'importe
lequel! Lire Le nez de Giacometti par Jean Clair) et « d'après nature », ou pour de
vrai, comme disent les enfants.
Ce n'est plus à l'idéal que se mesurent l'art et la pensée mais à ce qu'il y a de
plus réel dans le réel.

Notre propos n'est pas de faire l'éloge de l'inachèvement, de ne reconnaître quelque


mérite qu'à l'inachevé. Récuser, par exemple, la possibilité de ce que Ferenczi appelait
une « analyse complète » ne conduit pas à privilégier l'analyse interminable, pas plus
que constater la fin des systèmes, eux-mêmes mortels, n'implique que la vérité ne
saurait être atteinte que par aphorismes ou encore que l'esprit n'est actif et ingénieux
que dans le Witz.
L'INACHÈVEMENT

N'oublions pas que l'inachèvement peut être aussi un symptôme (et nous retrouvons
le début de cet argument) la procrastination et l'inépuisable doute obsessionnels,
l'insatisfaction incessante de l'hystérique, la nostalgie mélancolique de l'objet à jamais
perdu sont autant de signes que le préfixe négatif de l'inachèvement est alors le seul
vainqueur. Et pourtant « Dans l'éclatement de l'univers que nous éprouvons, prodige!
Les morceaux qui s'abattent sont vivants. » Parole de poète (René Char) qui devrait
être la nôtre.

N.R.P.
Roger Grenier

LA FRIVOLITÉ OU LA MORT

La mort et la frivolité nous condamnent à l'inachèvement.


Dans une note pour Le Premier homme, Albert Camus écrit « Le livre doit
être inachevé. » Projet esthétique que le destin a accommodé à sa manière.
En littérature d'ailleurs, et plus généralement en art, l'inachevé a une forte
tendance à devenir le posthume. Alors que Roger Martin du Gard écrivait Le
lieutenant-colonel de Maumort, qu'il voyait que son roman se gonflait de digressions
sans fin, et qu'il sentait ses forces décliner, il finit par se soumettre, ou se réjouir,
à l'idée que Maumort serait posthume. Il imagina un subterfuge pour que son
interminable roman soit publiable. Il fallait simplement que son inachèvement soit
expliqué par la mort du héros, sinon de l'auteur
« C'est un ouvrage qui pourra, sans inconvénient, être interrompu à n'importe
quel moment, puisque c'est, fictivement, la correspondance d'un septuagénaire,
dont la mort peut survenir d'un jour à l'autre. Quel que soit l'état où je laisserai
le manuscrit, il suffira, pour lui donner une terminaison plausible d'ajouter quelques
lignes à la rédaction de Maumort, et d'y joindre une note explicative.»
Martin du Gard a seulement hésité entre donner à son roman la forme
d'un journal ou celle d'une correspondance. Dans les deux cas, son truc fonction-
nait.
Kafka, lui, nous laisse Le Château inachevé pour de bon. Il se compare à un
homme qui aurait une maison délabrée, faite de ses souvenirs, et s'en servirait
pour prendre des matériaux afin de construire une autre maison, ses romans. Mais
les forces lui manquent au milieu du travail, de sorte qu'il se retrouve avec une
maison à moitié démolie, et l'autre inachevée.
Passons sur À la recherche du temps perdu, œuvre dont une partie est
posthume et que l'on peut considérer comme achevée ou inachevée, à l'image
de la vie, car on peut imaginer que son auteur, eût-il vécu dix ans, vingt ans,
trente ans de plus, n'aurait cessé de la corriger, la retoucher, la gonfler. La
véritable œuvre inachevée, c'est Musil qui nous la laisse avec L'homme sans
qualités, cet admirable chantier.
L'INACHÈVEMENT

Pascal Pia m'a raconté que Jacques de Lacretelle et Jean Cocteau, tout en
suivant l'enterrement de Radiguet, discutaient de la façon dont ils allaient terminer
Le Bal du comte d'Orgel.
Le tempérament singulier de Witold Gombrowicz, aidé il faut le dire par les
fantaisies de l'Histoire, a donné lieu à une œuvre à la fois inachevée et achevée.
En 1939, Gombrowicz publie dans les journaux polonais un feuilleton Les Envoûtés.
Il le signe d'un pseudonyme, Z. Niewieski. Roman gothique, mais en même temps
« grotesque », au sens que l'on donne à ce mot dans la littérature polonaise, c'est-
à-dire chargé d'une forte dose de dérision. Mais c'est l'invasion allemande. Les
journaux cessent de paraître. On ne connaîtra pas la fin des Envoûtés.
Gombrowicz n'avoue qu'en 1969 être l'auteur du roman qui paraît enfin en
1973, en langue polonaise, mais en France, aux éditions Kultura, et toujours sans
la fin.
On pensait que Gombrowicz, invité à l'inauguration d'une liaison maritime
entre la Pologne et l'Amérique du Sud, et arrivé le 21 août 1939 à Buenos Aires,
sans prévoir qu'il y resterait vingt-quatre ans, avait pris ainsi la route de l'exil en
n'ayant pas encore terminé son feuilleton qu'il aurait, comme c'est souvent le cas,
écrit au fur et à mesure. Mais, plus récemment, on a appris que, dans une petite
ville de Pologne, un journal aurait continué à paraître après l'invasion et aurait
publié le feuilleton jusqu'au bout. Ce qui confirmerait ce dont on se doutait un
dénouement heureux, puisque les deux principaux envoûtés, Walchak et Maya,
sont délivrés du Mal et enfin capables de reconnaître qu'ils s'aiment.

« Je gravis quelques sommets et ayant jeté les yeux sur la vallée.» Ainsi
s'interrompt un texte imprimé par un autre singulier Polonais. Suit une indication
manuscrite
« Le Comte Jean Potocki a fait imprimer ces feuilles à Pétersbourg en 1805,
peu avant son départ pour la Mongolie (lors de l'envoi d'une Ambassade pour la
Chine), sans titre ni fin, se réservant de le continuer ou non dans la suite, quand
son imagination, à laquelle il a donné dans cet ouvrage une libre carrière, l'y
inviterait. »
Le comte revint de Chine et écrivit la suite de ce qui allait être Manuscrit
trouvé à Saragosse. Le texte authentique, écrit en français, traduit en polonais,
retraduit en français, en partie perdu, retrouvé, pillé, peut-il être considéré comme
achevé ? Sa structure même est conçue pour vous donner le vertige d'un cauchemar
sans fin. Il s'agit de récits qui s'emboîtent les uns dans les autres, et qui racontent
pourtant tous la même histoire, celle d'un homme qui tombe dans le lit que
partagent deux sœurs enchanteresses. Après avoir goûté ces délices mais n'était-
ce pas un songe? il se réveille dans un charnier, sous un gibet. Cette situation
se multiplie comme si elle ne pouvait pas connaître de terme. « Comme si, écrit
Roger Caillois, des miroirs maléfiques la reflétaient inlassablement. »
LA FRIVOLITÉ OU LA MORT

Il ne faut pas confondre inachevé et abandonné, Lucien Leuwen par exemple.


Abandonné sans doute parce que Stendhal savait qu'il ne pourrait jamais le publier,
tout au moins jamais tant que durerait ce qu'il appelle « l'expérience actuelle »,
c'est-à-dire tant que Louis-Philippe serait roi des Français, et lui-même fonction-
naire. On peut s'interroger, comme Claude Roy, sur « notre désir naïf de savoir
comment ça finit Les intentions de Stendhal nous sont pourtant connues,
claires le héros finissait par retrouver l'héroïne, l'imbroglio noué par le docteur
Du Poirier pour les séparer se dénouait, Lucien et Mme de Chasteller étaient
heureux et avaient beaucoup d'enfants. Très bien. Mais ce qui nous taquine aussi,
ce n'est pas seulement de ne pas savoir où nous aurions été (nous le savons, en
gros), c'est de savoir comment l'auteur allait se tirer des difficultés qu'il avait
rencontrées ».

Au xvne siècle, à la fin du Page disgracié, roman plus ou moins autobiographique,


Tristan L'Hermite annonce que les aventures de son héros ne sont pas finies, et
il promet encore deux volumes. Il mourra douze ans plus tard sans les avoir écrits.
Il produira des tragédies, des poèmes, une pastorale, autant dire rien de personnel.
Sans doute parce qu'au cours de ses premières aventures, le page qui ressemble à
l'auteur, a pris en haine « beaucoup de diverses sociétés» et ne veut plus hanter
les hommes que rarement. Mélancolique, désabusé, il a choisi le silence.

Le Journal intime est l'œuvre qui, de par son principe même, sera inachevée,
puisque seule la mort de l'auteur, si bavard avec lui-même, va en interrompre le
cours.

« Je veux la gloire! » écrit la petite Marie Bashkirtseff dans son journal. Et elle
s'empresse d'ajouter « Ce n'est pas ce journal qui me la donnera. Ce journal ne
sera publié qu'après ma mort, car j'y suis trop nue pour me montrer de mon
vivant.» Mais elle l'écrit jusqu'au bout de ses forces. Elle est mourante et Jules
Bastien-Lepage, peintre comme elle, mourant lui aussi, se fait porter à son chevet.
L'un et l'autre se désespèrent de ne plus pouvoir peindre
« Misère de nous! Et que de concierges se portent bien! Émile est un frère
admirable. C'est lui qui descend et monte Jules sur ses épaules jusqu'à leur
troisième étage. Moi, j'ai dans Dina un dévouement pareil. Depuis deux jours, mon
lit est au salon; mais comme il est très grand et divisé par des paravents, des poufs
et le piano, on ne s'en aperçoit pas. Il m'est trop difficile de monter l'escalier.»
Onze jours plus tard, le 31 octobre 1884, elle était morte.

Rousseau, dans ses promenades, prenait des notes sur des cartes à jouer. Voici
ce que l'on peut lire sur l'une d'elles
L'INACHÈVEMENT

« Tandis qu'à pas lents la mort s'avance et prévient le progrès des ans, tandis
qu'elle me fait voir et sentir à loisir ses tristes approches.»
Le côté inachevé de cette phrase qui promettait le balancement d'une période,
en renforce le sens.
Dans leur inachèvement, Les Rêveries du promeneur solitaire sont aussi un
journal. La dixième promenade tourne court. Pour qui aime Rousseau, elle n'en
reste pas moins la plus émouvante
« Aujourd'hui de pâques fleuries il y a précisément cinquante ans de ma
première connoissance avec Madame de Warens. »

Philippe Lejeune a publié une enquête sur le journal personnel, Cher Cahier
Certains ont commencé leur journal après une déception sentimentale, autrement
dit pour prolonger ce qui est fini. L'un d'eux parle de « cette femme à présent
écartée de ma vie, que je voudrais garder encore au-delà de la séparation ».
Un homme de quarante ans assure que le journal est une forme de travail de
deuil, bien qu'il distingue entre ce qu'il écrit dans ses carnets et ce qu'il dit sur
un divan
«Toi, vivant à côté de moi, qu'ai-je besoin de le dire puisque je le vis. Toi
absente, je cherche désespérément à te prolonger en t'écrivant. Dans ces carnets,
je psalmodie les destructions quotidiennes, les cassures, les fractures, les morts
répétées qui jalonnent mon existence, les deuils. Avec les mots qui prolongent
ceux que j'ai aimés, je creuse leur tombe, je les enterre, je les tue une seconde fois
puisque le silence, lui, témoignait de leur existence. Mais aussi, et en même temps,
je rends la mienne mon existence un peu moins invivable du vide qu'ils ont
laissé, puisqu'en les enterrant, je me libère d'eux, et par mon écriture, je nie encore
pour un moment ma propre mort.»
Plusieurs proclament leur ferme intention d'écrire leur journal jusqu'au bout.
Une femme de soixante-seize ans envisage même qu'on enterre les restes de son
journal (elle en a déjà détruit une partie) avec sa propre dépouille. Une autre
femme, quarante-deux ans, écrit carrément « Je crois que tout journal (toute
activité d'archivage) se réfère, bien sûr, à une image de soi, mais aussi et surtout
à une représentation de la mort. C'est bien la question de la mort qui est à
l'arrière-plan de tout journal intime »
Que veut dire Nerval, dans son énigmatique sonnet, Artémis, qu'il a aussi
pensé appeler « Ballet des heures » ?

La Treizième revient. C'est encor la première;


Et c'est toujours la seule ou c'est le seul moment

1. Gallimard, collection «Témoins».


LA FRIVOLITÉ OU LA MORT

Car tu es reine, ô toi! la première ou dernière?


Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant?

L'inachevé devient ici éternel retour.

De façon paradoxale, une vision mystique de la perfection, comme celle de


Bruno Schulz, dans Le Livre, semble incompatible avec tout achèvement « (.) il
y a des choses qui ne peuvent pas arriver entièrement, jusqu'au bout. Elles sont
trop grandes pour tenir dans un événement, trop splendides. Elles essaient seulement
d'arriver, elles tâtent le sol de la réalité les supportera-t-il? Et tout de suite elles
reculent, craignant de perdre leur intégrité dans une réalisation imparfaite. »
Sylvie Germain, dont l'inspiration est souvent proche de celle de Bruno Schulz,
soutient que l'inachèvement est le propre de l'écriture
« II y a des aboutissements, mais sont-ils des achèvements ? Écrire, c'est
s'aventurer à l'infini dans un espace qui relève aussi bien du désert, de la forêt,
des marais, du labyrinthe, de la mer; on se fraye un chemin, on sème des mots,
des images, on poursuit un but dont en fait on ignore tout. On va, et on est
perpétuellement dans l'inachevé, comme lorsqu'on marche vers l'horizon l'horizon
se déplace à mesure. »

Certaines amours n'en finissent pas de finir, s'effilochent. On se promet que


bientôt on vaincra les obstacles, on pourra vivre ensemble. Mais l'échéance est
toujours retardée. On continue à prononcer les mêmes phrases, à se faire les mêmes
promesses, en y croyant chaque fois un peu moins. Le grand amour devient comme
une coquille vide.
Au contraire, il arrive que ceux qui avaient cru vivre une aventure passagère
se trouvent pris dans les filets d'un amour qui ne finira plus. Ainsi les personnages
de La Dame au petit chien « Il voyait clairement que leur amour n'était pas près
de s'épuiser, qu'il finirait Dieu sait quand. Anna s'attachait de plus en plus à lui,
elle l'adorait, il eût été impensable de lui dire que tout cela devait avoir une fin;
et d'ailleurs elle ne l'aurait pas cru.» La vie nouvelle, la vie à deux qu'ils se sont
mis à souhaiter si fort leur paraît loin, bien loin et « le plus compliqué, le plus
difficile ne faisait que commencer ».
D'autres ont plus naïvement l'impression que rien n'est jamais terminé. Dans
le domaine amoureux, les tribulations de la vie se chargent à leur place d'interrompre
leurs passions. Mais elles ne sont que suspendues. De nouvelles circonstances, des
retrouvailles, pourraient les faire reprendre. Du moins c'est ce qu'ils croient.
Ne sommes-nous pas nombreux ainsi? Nos morts et ceux qui nous ont quitté,
nous continuons à vivre avec eux, dans notre for intérieur, à les aimer, les détester,
nous brouiller, nous réconcilier. Nous reprenons l'histoire le jour où elle a cessé.
L'INACHÈVEMENT

Nous essayons d'en imaginer la suite. Notre relation ne finira qu'avec nous. C'est
bien plus que le simple souvenir qui fait dire au héros des Palmiers sauvages
« Ainsi quand elle eut cessé d'être, la moitié du souvenir cessa d'être également;
et si je cesse d'être, alors tout souvenir cessera d'être aussi. Oui (.) entre le chagrin
et le néant, c'est le chagrin que je choisis. »

Dans Peter Ibbetson, l'amour triomphe de la séparation et même de la mort.


Mais, à la fin, le journal de Peter s'interrompt au milieu d'une phrase « En
premier lieu je veux.» Comme si l'auteur avait compris que malgré tous ses
efforts pour déployer sa fable brillante et émouvante, on retombait toujours dans
la loi commune de l'inachevé.

Pénélope et sa tapisserie, c'est l'inachèvement mis au service de l'amour le


plus fidèle. Ulysse a beau traîner en route, par punition divine (ou pour des raisons
plus frivoles), elle défera la nuit ce qu'elle a fait le jour, sans fin. Au fait, le roi
d'Ithaque enfin de retour, que devient la tapisserie ? À jamais inachevée, sans doute.

Un thème familier aux romantiques est l'amour mort-né, où le coup de foudre


et la séparation sont simultanés, où une seconde suffit à embraser et à désespérer
deux cœurs. C'est le comble de l'inachèvement. « Un éclair. puis la nuit! » s'écrie
Baudelaire dans À une passante

« Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais! »

La passante de Baudelaire est en grand deuil, sans doute veuve, comme


l'Andromaque du Cygne, ce grand poème sur la perte, l'exil, la défaite, tout ce qui
interrompt le cours d'une vie.
Avant Baudelaire, la rencontre fugace, porteuse d'amour et de désespoir, avec
une passante, est déjà mise en scène dans un conte de Pétrus Borel, Dina, la belle
Juive.
Par deux fois, Tchékhov évoque une telle scène d'une beauté aperçue et
aussitôt perdue. Dans la nouvelle Beautés, qui est en fait un récit autobiographique.
Et aussi dans une lettre où il raconte qu'il a aperçu, à la fenêtre du premier étage
d'une gare, une femme « languissante et belle » « J'ai attrapé une inflammation
du cœur et j'ai passé mon chemin.»

Anatole France parle de « tous les bonheurs de l'inachevé et de l'involontaire ».


Mais, en littérature, le champion de l'inachèvement, c'est Flaubert. Les amours
toujours avortées d'Emma Bovary, la grande passion inaccomplie de Frédéric
Moreau et de Mme Arnoux qui s'étend sur une vie entière, l'insatiable appétit
encyclopédique de Bouvard et de Pécuchet.
LA FRIVOLITÉ OU LA MORT

Je me demande si je n'aime pas encore mieux les romans qui finissent dans
un murmure, comme Tendre est la nuit. Dans le dernier chapitre, nous recevons
des nouvelles du héros, Dick Diver, mais de plus en plus vagues et intermittentes.
On apprend qu'il s'est installé comme médecin à Buffalo, puis à Batavia dans l'État
de New York, puis à Lockport, où il lui serait arrivé quelques ennuis, puis à
Geneva, dans la région des Finger Lakes, ou « dans cette partie du pays, que ce
soit dans une ville ou dans une autre ». Les nouvelles et le roman s'arrêtent là.
Ce qui n'empêche pas Nicole de déclarer « J'ai aimé Dick et je ne l'oublierai
jamais.» À quoi son nouveau mari répond, avec bon sens « Mais bien sûr. Pourquoi
l'oublierais-tu ?
»

Les quatre esclaves inachevés, de l'Accademia de Florence, ne sont qu'à moitié


arrachés au marbre. Michel-Ange, volontairement, n'a pas fini de les dégager de
leur gangue. L'esprit n'arrive pas à échapper à la matière. Ainsi que l'écrit Élie
Faure « Quand il avait fait la moitié d'un colosse, le colosse était dépassé, d'autres
tourments, d'autres victoires, d'autres défaites réclamaient leur tour. Il n'achevait
presque jamais ses statues, ses ensembles monumentaux.» Et, de façon plus
profonde
« La grandeur de Michel-Ange, c'est d'avoir compris et d'avoir dit que le
bonheur définitif ne nous est pas accessible, que l'humanité cherche le repos pour
ne plus souffrir et, pour ne pas mourir, se replonge dans la souffrance dès qu'elle
a trouvé le repos.»
Chez Rodin aussi, les œuvres restent parfois volontairement inachevées, pour
laisser une chance à l'imagination.

Henri Michaux a choisi, pour épigraphe de Passages, cette sentence du


Tsuredzure Gusa
« Dans les palais d'autrefois, on laissait toujours un bâtiment inachevé,
obligatoirement. »

Dans son beau livre d'entretiens, Quelque part dans l'inachevé formule
empruntée à Rilke Vladimir Jankélévitch répond à Béatrice Berlowitz, à propos
de la musique
« On comprend pourquoi la musique, ayant pour dimension naturelle la
temporalité, porte plus ou moins la marque de l'inachèvement tout ce qui se
déroule dans la succession temporelle, même quand il s'agit d'une danse ou
d'une pièce gaie, distille à un moment ou à un autre quelques gouttes de
mélancolie. »
Mais si la musique est dans le temps, « il n'est pas moins vrai qu'elle rend
insensible la misère de l'écoulement temporel. La musique transporte et retient
L'INACHÈVEMENT

le musicien dans une sorte de présent éternel où la mort ne compte plus; mieux,
elle est une façon de vivre l'invivable de l'éternité ».
Pour rester sous le signe de Rilke, je pense à ce vers

« Mais être ici, abandonné sur les montagnes du cœur. »

Au lieu de dépenser son imagination à se demander pourquoi Schubert a


laissé sa plus célèbre symphonie inachevée (il a seulement ébauché le scherzo et
n'en a orchestré que neuf mesures), on ferait mieux de se demander pourquoi il
a choisi la tonalité de si mineur, créatrice de mystère et de désespoir. Et si l'on
aime les énigmes, celle de l'Inachevée est moins grande que celle de la Symphonie
de Gmunden-Gastein, oeuvre fantôme, dont on ne sait toujours pas si elle a existé
ou non.

Une trop grande ambition aboutit parfois à une œuvre que l'auteur ne pourra
mener à bout la Somme de théologie, Le Capital.

Vers la fin de sa vie, Georges Dumézil s'accusait de manquer de sérieux


« Mon vrai travail devrait être en ce moment de m'occuper de l'Oubykh, l'une
des quarante langues du Caucase. »
Elle n'était plus parlée que par une seule personne.
« Il serait sage pour moi d'abandonner tout le reste pour m'atteler uniquement
à cette tâche. Mais je manque de courage. Je ne suis vraiment pas consciencieux.»
Dumézil est mort. Le dernier villageois aussi. Et l'Oubykh avec eux.

Bossuet parle de « ce je ne sais quoi d'achevé que les malheurs ajoutent aux
grandes vertus ».

Pour le vieux psychologue Paul Janet, le sentiment d'inachèvement est une


maladie qui s'appelle l'incomplétude.

Ma sœur avait vingt et un ans et elle était mourante. Elle avait des confidences
à me faire, et moi aussi. Je lui avais récemment écrit que ma vie conjugale
traversait une grave crise. Elle me demanda ce que j'avais voulu dire par ces mots.
Mais il y avait toujours ma mère ou d'autres personnes à son chevet et nous ne
pouvions nous parler librement. Je lui répondis
Rien. Je t'expliquerai plus tard.
Mais bientôt elle se mit à souffrir et à délirer. Elle appelait quelqu'un sans
que je puisse comprendre si c'était moi ou un autre. Elle dit aussi
Je sais bien que je.
LA FRIVOLITÉ OU LA MORT

Phrase inachevée qui déjà, dès ses premiers mots, était insoutenable. Je reprends
très souvent en imagination notre dialogue interrompu et je ne cesse de penser
qu'elle et moi avons perdu le seul confident dont nous avions besoin.

Quel est le pire? Être inachevé ou être fini?

Un chien inconnu se met à vous suivre dans la montagne. Puis soudain, il


rebrousse chemin. On ne l'intéresse plus.

ROGER GRENIER
J.-B. Pontalis

LE SOUFFLE DE LA VIE

« Vous autres, vous croyez avoir tout fait lorsque


vous avez dessiné correctement une figure et mis chaque
chose à sa place [.].Je ne sens pas d'air entre ce bras
et le champ du tableau; l'espace et la profondeur
manquent; cependant tout est bien en perspective [.].].
Mais malgré de si louables efforts, je ne saurais croire
que ce beau corps soit animé par le souffle tiède de la
vie. »

Balzac, Le Chef-d'œuvre inconnu

On prête à Picasso ce mot. Un peintre l'invite dans son atelier, lui montre
une de ses toiles, demande qu'elle soit examinée avec indulgence « J'y travaille
encore, ce n'est pas fini.» Et Picasso, féroce « Il serait humain de l'achever.»
Picasso s'installa tout un temps rue des Grands-Augustins dans les lieux mêmes
où Balzac a placé Frenhofer aux prises avec sa « belle noiseuse» pour, in fine, y
brûler toutes ses toiles. Mais c'est Cézanne qui dira « Frenhofer, c'est moi.»
Picasso, lui, est un démiurge ou un diable, celui qui désunit il fabrique, il joue,
il casse, il déforme, il disloque et défigure. Il ne prétend pas être Dieu créateur à
partir de rien, mais faire concurrence à Dieu; il le défie, multipliant inlassablement
les formes, les styles, les procédés, peignant, sculptant, dessinant, caricaturant. Ce
fut sa manière à lui, jeune indéfiniment, d'avoir affaire à l'inachèvement toujours
commencer ou bien poursuivre une série jusqu'à l'épuisement du motif.
Frenhofer, ce vieux fou, veut créer une femme de chair, une femme qui
respire, qui bouge, qui ne soit pas une créature mais une création. Il veut créer La
Femme, la posséder lui seul. Condition abolir la toile. L'incarnation exige la
destruction de l'image peinte, le meurtre de la peinture et du peintre.
L'INACHEVEMENT

Une vie ne s'achève qu'avec le meurtre, qu'avec la mort qui est un meurtre.
Notre chance « Cette façon qu'a la vie de ne pas finir ses phrases », écrit Claude
Roy. Nos vies ne sont qu'une suite de phrases en suspens, qu'une succession de
détours, qu'un déploiement de ruses pour ne pas avoir à inscrire nous-mêmes le
point final. Impossibilité de conclure, de me conclure. Tchekhov a pu dire « Je
meurs » (ich sterbe). Personne ne peut dire « Je suis mort.»

Le médecin dit « C'est fini.» Le regard se fixe, le cœur a cessé de battre,


l'air, le sang ne circulent plus, le corps se rigidifie, en un instant se nomme
cadavre, chose sans nom. C'est l'achèvement de tout mouvement.
Mobilité du corps, de l'esprit, de l'âme. Se sentir inachevé, se vouloir inachevé.
Il serait inhumain d'achever.

Les œuvres complètes ne peuvent être que posthumes. Si je consens à déposer


le mot « Fin»à la dernière page de mon livre, c'est que je pressens que le moment
est venu d'en écrire un autre. Si je mets fin à un amour, c'est qu'il a cessé de me
donner de la vie, qu'il m'en prive au contraire. Je ne respire plus à travers lui,
l'air est devenu irrespirable, j'étouffe. Il est temps de changer d'air.

Remettre à demain, temporiser, retarder le moment de la décision ce n'est


pas le moment, ce n'est jamais le moment, c'est trop tôt, c'est trop tard, il est
urgent d'attendre. Procrastinateurs, malades de la perfection sont experts en cet
exercice. Toujours surseoir à l'action, comme si dans toute action était inscrit
l'irrémédiable, comme si, en elle, peut-être même dans le moindre geste, se
dissimulait quelque chose comme un meurtre. Ce sera fait, une fois pour toutes.
Alors se garder la possibilité de revenir en arrière, de faire que ce ne soit pas
arrivé. On n'y parvient pas, on reste sur place. Étrange pour éviter l'irrémédiable,
l'inéluctable, pour conjurer la mort, pas d'autre issue que d'être déjà mort, immobile.
Comment admettre que le temps soit irréversible, qu'il n'y a pas moyen d'être
maître du temps ? Si puissante que soit notre mégalomanie, elle achoppe là-dessus.
Nul ne peut tuer le temps.

Exemples, entre autres, d'heureux inachèvements.


L'état amoureux, in statu nascendi le trouble que suscite son apparition, les
émois qui l'accompagnent, la douleur exquise du vague à l'âme, la crainte que
l'amour ne s'estompe quand il cessera d'être indéterminé, perdra le flou de ses
contours pour prendre consistance et forme (une forme). Toute forme est finie. La
LE SOUFFLE DE LA VIE

plénitude espérée risque de décevoir l'attente, alors plutôt maintenir l'inassouvis-


sement, différer la réalisation.
La musique, celle du moins qu'aime Jankélévitch et dont il a su parler
comme personne.
Le temps de l'adolescence, après, quand il s'est éloigné, rarement pendant.

Il y a ruines et ruines. Celles propices à la douce mélancolie, à la nostalgie


le monument temple, château, donjon, abbaye. déjà sacré ou noble à l'origine,
s'en trouve encore rehaussé, acquiert plus de noblesse, accède à la pure beauté,
devient plus sacralisé, de n'être plus ce qu'il a été, d'avoir perdu, avec l'épreuve
du temps, sa fonction, sa raison d'être et d'être pourtant toujours là, maintenu non
dans son intégralité surtout pas! mais dans ce qui l'a fait être. Il y a toute une
tradition picturale des ruines et des naufrages alliance de la peinture et des ruines
dans leur pouvoir d'évocation de ce qui n'est pas, de ce qui n'est plus observable
de part en part sous nos yeux.
Mais errer dans une ville bombardée, sinistrée, dans un quartier détruit, déserté
de ses habitants nous accable. Mais la vision d'un chantier laissé à l'abandon nous
indigne elle ne sera donc jamais finie cette maison! Pourquoi ne pas avoir achevé
sa construction? Quelle faillite! Elle est morte avant d'être née, elle est déchet
misérable sans être parvenue au statut émouvant de relique, de vestige.

Différencier l'esquisse, le fragment, l'aphorisme, la maxime. Les différences


sont telles entre ces « formes brèves» que, bien loin de les confondre en un même
genre, on devrait les opposer les unes aux autres.

L'esquisse, comme l'état amoureux, redoute, retarde la clôture du fini. Ce


n'est pas que le pinceau, le crayon, la plume se soient arrêtés en chemin ils n'ont
pas voulu que le chemin s'arrête. Leur charme vient de là. Presque tout demeure
possible. Qu'elle représente un paysage, un visage, une corbeille de fruits, l'esquisse,
aussi vive que flâneuse, a la grâce de l'éphémère, elle aimerait faire apparaître ce
qui est voué à disparaître, donner sa chance à ce qui passe, conjoindre la précarité
et l'éternel, figurer sans le fixer le temps variable le nuage et sa forme toujours
mobile, la barque sur le rivage, prête à repartir. Venise et sa lagune. L'esquisse ne
saurait ni reproduire ni se reproduire.
Mise en regard du tableau fini dû au même peintre et ayant le même « sujet »,
elle ne sera considérée par certains et souvent par l'artiste lui-même que comme
une approximation, elle leur paraîtra timide, mal assurée, incertaine. Mais, tout
aussi bien, le tableau pourra paraître figé, bon à contempler, à admirer, à analyser
L'INACHÈVEMENT

mais impuissant à susciter la rêverie. Tout y est, il n'y manque rien. Si il manque
l'air.

Le premier homme Camus eût assurément remanié, recomposé, réécrit son


roman. D'être inachevé, comme le fut sa vie, absurdement interrompue, lui confère
un pouvoir d'émotion, un naturel qu'on ne retrouve pas toujours dans ses livres
maîtrisés, construits. Le premier homme son « premier » livre, tout entier adressé
à une mère sourde, illettrée, pauvre de mots et de mémoire mais sans qui, je le
crois, Camus ne serait jamais devenu un écrivain.
Écrire à partir de ce qui ne se dit pas. Peindre ce que l'oeil ne saurait observer.
Rendre perceptible l'air qui nous permet de respirer, de vivre, nous qui, par
bonheur, sommes nés inachevés.

Pascal Quignard porte un jugement sévère sur ce qui relève de l'art du


fragment « Cette manie harcelante qu'il porte [La Bruyère] à ce qu'il laisse se
détacher de lui par petits morceaux, cette attention au déchet, cette polissure du
lambeau.»
À l'extrême opposé, les romantiques allemands. Ils inventent le fragment
comme genre littéraire, philosophique, poétique (la distribution même de ces
qualificatifs n'est plus de mise).
Le fragment goutte de lumière, étincelle, éclair, Witz, grain de pollen, fusée.
Comment décider? Déchet ou pierre précieuse délivrée de sa gangue? Éclat
jailli de l'éclatement d'une forme qui dissimule, « censure », interdit qu'on y aille
y voir ou maigre morceau d'un tout improbable qui serait, lui aussi, bien peu de
chose. Diamant étincelant de l'esprit ou crotte d'un corps avare? J'hésite.
Je pressens bien en quoi le choix, par exemple, d'une écriture fragmentaire
peut témoigner d'une incapacité à lier, à assembler les morceaux, à assurer unité
et continuité. Avec les fragments, il n'y aurait, au mieux, que des commencements.
Des ensemencements, en série, pas de lente gestation, des commencements qui
sont leur propre fin. Après un fragment de trois lignes, un blanc, puis un autre
fragment, un autre blanc et ainsi de suite. Séance courte, écourtée d'une analyse
qui ne finira jamais. Inspiration, parfois, mais par brèves saccades. On coupe, on
découpe, on ne laisse pas au temps sa respiration.
Mais je vois aussi bien, davantage même, dans l'écriture fragmentaire je
pense à Novalis indissolublement un refus et une affirmation.
Refus de la belle totalité, de l'harmonie, de toute synthèse où, en fin de
parcours, la dialectique aidant, viennent se réconcilier et se neutraliser les contraires.
Refus de l'ordre du discours qui raisonne, argumente, enchaîne les propositions,
anticipe l'objection, procède par conjonctions de coordination, de subordination,
tient dur comme fer à sa cohérence. Le lecteur, le spectateur ne doivent pas
s'égarer. Ils sont priés d'entrer dans l'édifice et d'y rester.
LE SOUFFLE DE LA VIE

Affirmation du discontinu, de la coexistence des contraires et peut-être, avant


tout, affirmation de l'hétérogène dans le fragment, comme dans l'Einfall, comme
dans la bribe, le lambeau de rêve se condensent des pensées issues des sources les
plus diverses. C'est cette condensation qui assure au produit son extrême densité
et son opacité. Ça ne veut rien dire, répond la logique. Ça dit tout, déclare
l'interprète « sauvage » du lapsus, du rêve, du symptôme. Ça veut dire quelque
chose, murmure à nos oreilles l'inconscient qui sait ce qu'il veut.

Les Fragments de Novalis des illuminations (Rimbaud) de l'esprit (les Carnets


de Vinci, les Cahiers de Valéry).

Les fragments, même si leur contenu n'a rien d'obscur, ont quelque chose
d'énigmatique. Ils produisent dans un premier temps un effet de sidération.
Certitude qu'ils disent, questionnement sur ce qu'ils veulent dire. L'étrangeté du
lieu d'où ils émanent nous importe plus que leur éventuel destinataire. Le fragment
est délivré sans adresse. Et son autorité n'est pas assignable à un auteur.

L'aphorisme a d'autres prétentions. Il vise à faire tenir le tout en une formule.


Un seul aphorisme devrait suffire pour qu'y soit énoncée toute la vérité.
Il est le plus souvent destructeur (Nietzsche, Cioran), destructeur des illusions,
des faux-semblants, des mensonges. Il dénonce nos aveuglements avec sa lumière
noire. Par sa brièveté, sa force, il revêt l'allure d'un fragment, mais l'allure
seulement. Car, loin de témoigner de la dislocation, du déplacement de la pensée,
il est tout d'une pièce, il affirme c'est ainsi.
Insensiblement, il se rapproche de la maxime qui, elle, est encline à en
imposer, voire à prescrire. Aphorisme et maxime veulent moins dérouter l'esprit
que le frapper, ils énoncent des vérités frappantes. L'ennui est que l'effet produit
reste souvent le même si on inverse le sens de la formule (on peut s'exercer à ce
jeu avec La Rochefoucauld, avec Chamfort).

Trop fragmentaires en vérité sont le monde et la vie


Il faut que j'aille consulter un Herr Professor
Lui seul saura recomposer la vie
En faire un système clair et distinct
Avec ses bonnets de nuit
Et les morceaux de sa robe de chambre
Il bouchera les trous de l'édifice du monde

Herr Professor Freud aimait citer ces vers de Heine (les trois derniers surtout,
jamais le second.).
Que la psychanalyse ne propose pas, se refuse à proposer une vision du monde,
L'INACHÈVEMENT

une Weltanschauung, Freud n'a cessé de l'affirmer contre tous ceux qui aspirent à
la synthèse, que ce soit celle du moi ou de la théorie (l'aspiration est la même
unifier. Si le conflit est admis il doit être résolu, la tempête dominée par le maître
à bord).
Que le propre édifice qu'elle a construit, le remaniant, ajoutant une pièce ici,
abattant un mur là, sans toutefois en mettre en cause les fondements pulsion,
Œdipe, refoulement que cet édifice doive demeurer inachevé, lacunaire, n'est-
ce pas ce qui est méconnu quand la passion théorique est confondue avec l'esprit
de système? (Le Kleinisme, le Lacanisme je ne dis pas Lacan. Winnicott lui-
même qui a su mieux que quiconque faire l'éloge de l'adolescence, cet âge par
excellence de l'inachèvement, et qui savait jouer de l'humour n'a-t-il pas à la fin
de sa vie cédé à cette tentation?)
Une théorie psychanalytique qui prétendrait se suffire à elle-même la
suffisance théorique boucler la boucle serait par nature inadéquate à son objet.

Renoncer à la croyance antique qu'il existe un ordre du monde dans lequel


l'homme s'insère ou auquel il s'adapte conduit non sans souffrance à abandonner
l'idée qu'il y aurait du moins un ordre de l'esprit. Ce serait là la quatrième
« vexation », la moins acceptable, à ajouter aux trois vexations recensées par Freud.
L'esprit, l'âme humaine sont aussi peu cohérents, aussi déchirés, fracturés, que le
monde extérieur. Le professeur Freud est bien résolu à ne pas « boucher les trous »,
ni de l'âme ni du monde.
Incompatible avec la psychanalyse, la réalisation du Tout, de l'Un. Lier ses
pensées entre elles, les organiser, oui, mais sous condition de laisser venir et
d'accueillir l'Einfall qui les désorganise et les délie la pensée inopinée, étrangère,
le cas qui contredit nos théories les plus assurées, la dissonance qui brise l'harmonie.
Notre amour de l'ordre résulte de notre terreur du chaos, de l'effondrement
définitif de tout l'édifice, issue si redoutée que l'informe, ce qui n'obéit pas à une
forme définie, nous effraie.
Nos croyances, celles auxquelles nous sommes accrochés comme des toxico-
manes à leur substance, sont notre moyen de pallier la faillite de l'ordre de l'esprit.

L'analyse aller du souvenir, construit, reconstruit, inventé, de notre « capital»


de souvenirs avec ses revenus, vers la trace infime mais persistante, et, longue,
imprévisible poursuite, aller d'une trace à l'autre dans l'espoir toujours différé,
souvent déçu, de parvenir enfin au but, de le toucher; convertir mon histoire, telle
que je me la raconte comme une succession, un enchaînement d'événements, en
un entrecroisement de lignes, autrement enchaînantes, où je ne me retrouve plus;
renoncer à la cause un traumatisme, un deuil, une mère déprimée, un père
séducteur, une infirmité physique. qui me livrerait la clé de mon destin; percevoir
LE SOUFFLE DE LA VIE

en quoi l'image et la théorie que j'ai de moi-même n'ont pour fonction que de
me servir.
Ainsi va l'analyse qui n'est alors qu'une lente épreuve de la désillusion ou,
pire, une dure école du renoncement. Oui, elle serait cela s'il existait dans
l'inconscient, dans l'infantile, quoi que ce soit qui puisse s'apparenter au désir de
renoncer. Mais l'inconscient ne renonce jamais, il exige son dû, il est sans mesure
et cela s'appelle le transfert qui est une folie une folie d'achèvement, amour et
meurtre mêlés, un « achevé d'imprimer» (ou un permis d'achever) comme il est
indiqué à la dernière page d'un livre.
Le transfert est en cela l'analogon du rêve où le Wunsch émet la folle prétention
d'être exaucé accomplissement, réalisation, comblement. Pour trouver son achè-
vement, il consent, dans le rêve comme dans le transfert, à se présenter déformé,
déplacé devinez où je me cache. Mais, dans le rêve, il reste image dans le
transfert, il s'incarne. Mais, dans le rêve, le désir est mobile, migrateur, l'air qu'il
chante sur des scènes multiples varie selon les jours et les nuits alors que, dans le
transfert, il s'immobilise et se refuse, avec son insistante monotonie, à changer
d'air.
Comment la répétition de ce qui n'a jamais été obtenu et qui, dans la réalité
on ne le sait que trop, on ne sait que cela ne peut pas l'être parviendra à se
muer en ce qui, dans la lignée de Winnicott, a pu justement être nommé illusion,
mais illusion créatrice ? C'est là l'essence, la finalité du travail, du jeu de l'analyse
pour peu que les deux protagonistes parviennent à se déprendre de l'emprise
transférentielle, emprise sans quoi il peut y avoir de l'inconscient déchiffrable mais
pas d'inconscient en acte, furieusement actuel.

« Ils aperçurent dans un coin le bout d'un pied qui sortait de ce chaos de
couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme; mais un
pied délicieux, un pied vivant!»
La présence aperçue de ce pied délicieux intrigue fort Porbus et le jeune
Nicolas Poussin. Il intriguera plus encore les commentateurs-interprètes du Chef-
d'oeuvre inconnu.
Comment se détachant de la « muraille de peinture », de la « multitude de
lignes bizarres », des « couleurs confusément amassées », seul le bout du pied.
Autrement, rien à voir.
« Apercevez-vous quelque chose?
Non, et vous ?
Rien. »
Dans ce rien à voir, je trouve un écho à ce qui fut, des années durant,
l'étrange tourment de Frenhofer, lui interdisant de mettre un terme à son tableau.
L'INACHÈVEMENT

Que dit le « vieux fou » dans son ambition démesurée de créateur « C'est cela et
ce n'est pas cela. Que manque-t-il ? Un rien mais ce rien est tout» (je souligne).
Faudrait-il ce petit quelque chose pour que cette femme forme un tout, pour
qu'elle ne soit plus seulement une femme mais La Femme qui incarnerait le Tout
et rendrait vaine la peinture, réduisant celle-ci à la nature morte? Mais c'est le
peintre qui va au-devant du rien de la mort.

« D'où vient cette insuffisance de la vie?» se lamente la rêveuse Emma, la


femme à la fenêtre revenue de ses illusions de la mystique de l'amour. D'où vient
le « sentiment d'incomplétude » dont se plaignent, à moins qu'ils ne le chérissent,
les psychasthéniques de Janet? De notre hantise du meurtre (achever)? De notre
aspiration à ce que donnerait l'amour sans fin la plénitude qui signerait la fin de
nos errements, nous permettrait de réunir nos fragments d'existence?
Le destin héroïque, incendiaire, de Frenhofer nous fascine, nous qui trouvons
dans l'inachèvement le souffle de la vie, et notre permis de vivre, et le plaisir
d'être en mouvement, de respirer, de changer d'air.

Entre l'achèvement et l'inachèvement, ce que Pessoa a nommé l'intranquillité.

J.-B. PONTALIS

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Honoré de Balzac, Le Chef-d'œuvre inconnu.


Albert Camus, Le Premier Homme, Gallimard, 1994.
Jean-Paul Corsetti, « Éloge du fragment », Avant-propos des Carnets de Joseph Joubert,
Gallimard, 1994.
Florence Delay, Petites formes en prose après Edison, « Textes du xxe siècle », Hachette, 1987.
Georges Didi-Huberman, La Peinture incarnée où l'on trouve une analyse subtile et savante
du Chef-d'œuvre inconnu, Minuit, 1985.
André Green, Révélations de l'inachèvement, Flammarion, 1992 (une analyse du « Carton»
de Londres de Léonard de Vinci).
Vladimir Jankélévitch et Béatrice Berlowitz, Quelque part dans l'inachevé, « Folio Essais »,
Gallimard, 1978.
Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L'Absolu littéraire, particulièrement la
première section intitulée « Le fragment », Seuil, 1978.
LE SOUFFLE DE LA VIE

Novalis, Œuvres complètes, vol. II, intitulé « Les Fragments» (mais c'est dans le premier
volume « Romans Poésies Essais » que figure « Pollen » Blütenstaub, le seul recueil de
fragments publié du vivant de Novalis).
Georges Perros, Papiers collés, 1, 2, 3, « L'imaginaire », Gallimard, 1986, 1989, 1994.
Pascal Quignard, Une gêne technique à l'égard des fragments, Fata Morgana, 1986.
Claude Roy, « Pages d'écrivain », in Nouvelle Revue Française, n° 498-499, juillet-août 1994.
Jean-Claude Rolland

L'ESPRIT DÉLIÉ DE LA MORT

Le fragment, mode littéraire singulier, est le noyau dur du « marais» roman-


tique. Friedrich Schlegel qui en inaugure l'exercice s'inspire d'une tradition avérée
il a lu les aphorismes de Chamfort. Mais si le contenu du fragment reste aphoristique,
il renonce, quant à sa forme, à la finitude de la concision et opte pour
l'inachèvement le fragment est une pensée brisée, rompue juste avant l'envol. Et
son rythme lui vient de la réflexion qui, doublant le thème, médite l'acte d'écriture,
son projet et son adresse. Dans le temps très éphémère de sa production, le fragment
romantique s'impose comme une sur-écriture qui prétend capter dans sa compulsion
le génie de l'esprit qui l'inspire, et dans sa répétition le désir de se transmettre à
l'âme romantique qui est par définition l'âme sœur, l'âme du condisciple. Tendue
par une sur-réflexion, tendant à une métacommunication, la sur-écriture du fragment
transcende l'écriture littéraire comme, dans la cure analytique, la parole reliée aux
formations de l'inconscient et asservie à l'adresse transférentielle transcende le
discours ordinaire. Le fragment serait la partie dure de la production romantique
allemande, dans le sens où il introduit une modernité du langage dont Freud et
la doctrine analytique hériteront et qu'ils prolongeront.
Le recueil de fragments que Novalis publiera de son vivant portera le titre de
Pollens, en allemand Blutenstaub qui signifie littéralement « poussières végétales» 1.
S'y succèdent, associativement, des propositions, des Einfàlle obscures ou limpides,
brèves ou plus longuement développées, sans autre lien qu'une harmonique secrète
qui défait l'attention du lecteur, extasie sa pensée, et délie de leur sommeil des
représentations inconnues de lui et parfois déplaisantes. Cet effet de lecture
définirait bien le fragment dans le sens où, d'un bout à l'autre de son destin, il est
inscrit dans une dynamique de la division, de la dispersion, produit, moyen et
cause de celle-ci, et dans le sens où, bien avant que d'être système d'écriture ou
moyen littéraire, il est une pratique de l'esprit et pratique spirituelle plutôt
qu'intellectuelle mais les deux termes dans le romantisme sont appelés à se

1. Novalis, Œuvres complètes, I, Gallimard, 1975.


L'INACHÈVEMENT

confondre. Le fragment est un Witz; il déclenche du Witz. Ainsi manifeste-t-il


l'esprit dans sa puissance d'ensemencement. Il est son efflorescence, son pollen. Il
faudra cependant attendre Freud pour que soit dévoilée ce qu'avec le fragment le
romantisme ne fait qu'annoncer la solidarité de l'esprit et d'Éros. La mode
fiévreuse du fragment, inaugurale du mouvement, sera rapidement et violemment
censurée par l'autre Schlegel, le frère, Wilhelm, héraut, gardien et sans doute
fossoyeur du romantisme. Rien ne permet de penser que le romantisme est un
précurseur de l'analyse. Mais on peut affirmer que Freud a, lui, surmonté les
résistances auxquelles le romantisme a succombé aussitôt qu'il a prétendu reconnaître
et expliciter les forces obscures d'où jaillit l'esprit.
Des commentateurs du romantisme, Ricarda Huch est celle qui insiste avec
le plus de force sur le fait que, avant d'être un mouvement littéraire, le romantisme
visait essentiellement à être un mouvement culturel', une entreprise de changement
du réel comme l'ont été récemment le surréalisme, le dadaïsme. La littérature,
parce que, par ses écrits, elle résiste à la ruine du temps peut nous faire méconnaître
qu'il y eut une « pratique» romantique dont elle n'était au départ qu'une des
manifestations. Il est certes difficile de nous représenter la nature de cette pratique
et d'en discerner le projet jusqu'à savoir même à quoi elle tendait, d'une révolution
ou d'une restauration. On sait cependant qu'elle s'appliqua à la philosophie (dont
elle était d'ailleurs issue), à la médecine (l'homéopathie d'Hanemann en est sans
doute la survivance), à la politique, à la religion. et à la littérature qui, avant
d'évoluer pour son propre compte sur un mode toujours plus romanesque et
fantastique, fut l'enjeu d'une pratique romantique et d'une théorie de cette pratique
ainsi en est-il du fragment. Comparer, dans le but de les affilier, romantisme et
psychanalyse peut relever de la facilité, voire d'une obscure complaisance pour les
analogies la communauté de langue dans laquelle ces mouvements se sont
développés est d'une évidence suspecte; de même leur contiguïté temporelle, si on
l'identifiait trop vite à une continuité historique. Mais cette comparaison trouverait
sa pertinence si on la rapportait au destin similaire qui incombe au rapport de la
pratique et de sa littérature dans ces deux mouvements une pratique œuvrant à
un certain changement de l'homme et du monde y est contrainte à se transposer
dans un travail d'écriture où elle trouve les moyens de se théoriser et une voie
possible de se transmettre, mais y encourt le risque d'être débordée, recouverte et
effacée par le génie littéraire de cette écriture. L'âme romantique s'est progressi-
vement dissoute dans les productions chenues du romantisme finissant. Le même
destin guette l'écriture analytique que son objet spécifique déshabite. À une identité
d'expression aussi précise qui voit la manifestation refouler l'objet qui la meut,
l'élaboration secondaire masquer l'inachèvement de l'écriture fragmentaire, et la
littérature se muer en symptôme, doit correspondre une communauté de la quête

1. Ricarda Huch, Le romantisme allemand, Pandora, 1978.


L'ESPRIT DÉLIÉ DE LA MORT

à laquelle le mouvement romantique et la science analytique s'affrontèrent à leurs


origines.

Le romantisme se définit et chacun en est d'accord par son origine


géographique le romantisme est d'abord allemand. Quand il faut évoquer son
essaimage, l'usage appelle une désignation qui est encore géographique, le roman-
tisme anglais ou le romantisme français. Ses commentateurs savants et rigoureux
vont encore plus loin en en spécifiant ses tendances d'après les villes où elles
prirent naissance il y a ainsi le romantisme d'Iéna, de Weimar, de Heidelberg et
de Berlin. L'insistance de ce géographisme est surdéterminée. Le romantique,
l'auteur comme le héros de sa fiction, est un Wanderer il s'arrache aux pays de
ses pères, à sa Heimat, gagne les villes inconnues et les pays lointains, traversant
plaines et forêts, gravissant les montagnes, parcourant les grottes obscures, s'enfon-
çant dans les galeries des mines d'or ou de pierres précieuses. Il voyage fiévreusement,
indéfiniment, dans la réalité comme dans sa fiction littéraire les Hymnes de
Holderlin descendent les cours du Rhin et du Neckar, sa prosodie vole au-dessus
d'une Grèce tout intérieure qu'il ne vit jamais de ses yeux. Mais Holderlin alla,
pour de bon, à Bordeaux et en revint à pied, et Jean-Pierre Lefebvre a superbement
montré les traces géophysiques que ce voyage a imprimées dans les mots des
poèmes comme « Le proche lointain » ou « Fêtes de la paix» 1. Caspar David
Friedrich fait son autoportrait en peintre errant avec casquette de voyage, canne
de marcheur et chevalet au dos. Le même réalise le poignant tableau, dit de La
descente du Rhin, figurant une barque glissant au fil du fleuve sur laquelle deux
amoureux se tiennent enlacés, un homme joue de la flûte, un autre écrit sur un
carnet, un autre encore contemple le paysage, le rêve sans doute. Aimer, rêver,
composer, écrire tout en se déplaçant concourent à une geste romantique idéale qui
réfère l'homme à l'espace et assimile l'émotion à la mobilité. Comme l'accomplit si
harmonieusement le paysage romantique dit « idéal» qui déploie à l'infini un espace
que l'œil devra parcourir, à la poursuite du détail romantique par excellence que
le tableau contient toujours, ruine de vieux châteaux, oratoire délabré, croix solitaire
souffrant sous la neige et qui surgit, soudain, comme le but mythique assigné à cette
fuite du regard. Le paysage romantique, le Landschaft, manifeste une dramatisation
de l'espace propre au romantisme qui représenterait l'homme comme voué à l'errance,
ce que la langue anglaise a inscrit dans son concept même de paysage landscape,
fuite de l'espace, fuite dans l'espace. Le déplacement est l'essence même de l'expé-
rience romantique qui est, comme Philippe Lacoue-Labarthe l'a bien défini, Erfah-
rung plus que Erlebnis 2. Et sans doute s'est-il, là, inspiré de Goethe, du Wilhelm
1. Jean-Pierre Lefebvre, « Les yeux de Hôlderlin », in Cahier de l'Herne, n° 57, 1989.
2. Philippe Lacoue-Labarthe, La poésie comme expérience, Bourgois, 1986.
L'INACHÈ VEMENT

Meister que les romantiques ont lu et commenté et qui décrit le voyage comme le
moteur essentiel de la Bildung, de l'éducation de l'homme; mais sans doute s'inspire-
t-il aussi de l'obscure tradition propre à l'Occident médiéval du pèlerinage vers les
lointains lieux de culte et de la croisade en Terre sainte que le romantisme renouvelle
ou par quoi il trahirait, peut-être, sa volonté de restauration.
Mais l'Erfahrung romantique, l'expérience comme déplacement qui fait de
l'espace sa référence, c'est avant tout dans le voyage intérieur qu'elle déploie sa
spécificité et sa nouveauté le rêve romantique est en règle un voyage, le rêveur
marche. Henri d'Ofterdingen, l'unique roman de Novalis, s'ouvre par le récit d'un
rêve; Henri rêve qu'il parcourt des contrées merveilleuses puis découvre la fleur
bleue. Au réveil, il décide de quitter la maison paternelle et entreprend un voyage
infini, plein de péripéties que la fiction romanesque ne différencie guère du voyage
onirique; la mort prématurée de Novalis fera que le roman et le voyage restera
inachevé triple identification du rêve au lieu et à l'espace, de la vie ou sa fiction
au voyage, de l'écriture au déplacement; mais identification aussi de la mort à
l'inachèvement. Le voyage romantique serait infini jamais achevé; la mort seule
l'interrompt, l'inachève. De même qu'est infini l'espace de l'âme que la marche
jamais achevée de l'esprit éclaire à mesure qu'elle progresse, que le rêve illumine
quand, au même moment, le monde extérieur s'éteint. Les romantiques n'ont pas
découvert l'espace intérieur, ils ont pensé l'intérieur comme espace et deviné qu'il
ne devient visible qu'à condition qu'on le parcourt comme on parcourt le monde,
mais qu'à condition aussi qu'on ferme les yeux sur celui-ci. J.-B. Pontalis a cité ce
mot de Friedrich « Clos ton œil physique afin de voir d'abord ton tableau avec
l'œil de l'esprit, ensuite fais monter au jour ce que tu as vu dans la nuit 1.» Pour
les romantiques, l'âme est un monde, elle est l'envers du monde; elle est comme
lui un espace, l'espace qui se découvre quand on le répudie, et le rêve est un lieu
de cet espace, non pas le lieu où sa visibilité se manifeste mais le lieu où dans
l'invisible, du visible se donne soudain à voir.
Cette prégnance du lieu, de l'espace, du transport et du déplacement se
retrouve, avec la même intensité sensorielle, chez Freud et d'abord dans la
représentation qu'il se fait du discours organisant la cure analytique. J.-B. Pontalis
traduit subtilement la parenté qui lie, face au regard requis pour la perception de
l'espace intérieur de l'âme, romantisme et psychanalyse lorsqu'il cite encore,
pendant quasi symétrique de la citation précédente de Friedrich, un extrait de
l'article de Freud « Le début du traitement» relatif à la métaphore du train
« Comportez-vous, dit Freud à l'analysant, à la manière d'un voyageur qui, assis
près de la fenêtre de son compartiment, décrirait le paysage tel qu'il se déroule à
une personne placée derrière lui 2. » Lorsque Freud, à l'aube de sa découverte de

1. J.-B. Pontalis, La force d'attraction, « La Librairie du xx' siècle », Le Seuil, 1990.


2. J.-B. Pontalis, « Le compartiment de chemin de fer », N.R.P., n° 40, automne 1989.
L'ESPRIT DÉLIÉ DE LA MORT

la psychanalyse et sous l'impulsion de Breuer, laisse parler ses « névropathes », il


est surpris de ce que, très régulièrement, dans le décours de leurs discours, celles-
ci en viennent à évoquer leurs rêves. Et il est bien vrai la pratique analytique
nous en fournit tous les jours la démonstration que le rêve, son souvenir, son
expérience (car le rêve est re-rêvé quand le patient en fait le récit) surgissent
inopinément après que s'est produite une lente dérive du discours. Comme si
parler était marcher et comme si le rêve occupait, dans l'espace psychique, un lieu
étranger à la conscience auquel celle-ci n'accédait qu'en demandant à la parole de
lui en faire la description. Sur la force de la métaphore spatiale dans la théorie
freudienne, point n'est besoin d'insister elle est assez explicite dans les concepts
de déplacement, de topique, de transfert. Elle est littéralement triomphante dans
le fameux aphorisme quelque peu héraclitéen, presque un fragment « Psyché est
étendue, ne le sait pas.»

Freud a-t-il hérité du romantisme sa représentation de l'espace intérieur?


Non! Il suffit pour s'en convaincre de l'écouter car c'est à la tradition tout à fait
opposée « du grand Fechner et de sa psychophysique» qu'il affirme emprunter
« l'hypothèse que la scène où se meut le rêve est bien autre que celle de la vie de
représentation éveillée » car, ajoute-t-il, « nulle autre supposition ne permet de
comprendre les particularités du rêvel ». La question de la filiation entre romantisme
et psychanalyse est aussi insistante qu'impertinente, elle devient hautement ambiguë
lorsqu'elle s'applique au rêve. Albert Béguin a pu convaincre, un temps, que les
deux mouvements se reliaient étroitement dans un intérêt commun pour le rêve 2.
Seulement, là où les romantiques, Novalis le premier, étaient fascinés par ce que
le rêve ouvrait d'aventures nouvelles à l'esprit et conquérait de terrains inconnus
de l'âme où l'être allait étendre son Lebensraum, Freud, arrêté par l'énigme à
déchiffrer, vit dans le rêve un déguisement hallucinatoire de pensées somme toute
ordinaires que l'interprétation reconduit dans le familier de l'esprit. Là où le
romantisme parle de Traum, Freud parle de Deutung, et cette dissymétrie dans le
traitement du rêve explique que romantisme et psychanalyse aient eu, à partir d'un
même intérêt pour la vie de l'esprit, des projets et des destins si opposés.
Reste cependant l'espace psychique que le rêve dramatise. Une même expé-
rience de l'espace intérieur unit les deux mouvements, imposant à Freud comme
au romantique la représentation de l'espace comme le fond même de l'esprit, sa
Gestalt sur laquelle image et langue, parole et écriture se déploient secondairement
comme mouvement. Seulement, là encore la question du lieu du rêve, de son
étrangeté, sera traitée bien différemment par les uns et par les autres. Pour le
romantique, le rêve marque un lieu absolument étranger, fantastique, effrayant ou

1. S. Freud, L'interprétation des rêves, PUF, 1960, p. 455.


2. Albert Béguin, L'âme romantique et le rêve, José Corti, 1939.
L'INACHÈVEMENT

merveilleux qui, comme le détail du paysage romantique évoqué tout à l'heure,


appelle au voyage intérieur et lui assigne un but mythique, une destination qui est
tantôt salut, tantôt perdition. Aussi longtemps qu'il se contente d'ériger cette
topique imaginaire et poétique de l'esprit, le romantisme reste la philosophie
déroutante que nous aimons. Il dégénère en idéologie, en mysticisme et il est
important de se souvenir que le concept de romantisme tend dans le langage
commun à se confondre avec cette évolution lorsque, déjà chez Novalis, l'étrangeté
du rêve, de son lieu condamne le héros à s'y sacrifier, appelant à terme,
nécessairement, l'exacte contre-idéologie qui condamne l'étranger au sacrifice. À
la représentation romantique d'une étrangeté de l'espace intérieur s'articule logi-
quement une position de l'étranger fermée à toute conciliation et insinuant les
impératifs virtuels du sacrifice du soi ou de la destruction de l'autre. Sur les avatars
historiques, tragiques du romantisme allemand, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-
Luc Nancy ont dit l'essentiel'.
À la représentation romantique de l'espace intérieur sans doute trop hâtive,
trop intuitive et trop peu précautionneuse, Freud fera subir, avec la découverte de
l'inconscient et du refoulé, un renversement qui est, au fond, et comme l'a bien
montré Laurence Kahn 2, un redressement l'inconnu, pour Freud, n'est pas un
inconnaissable; l'étrangeté n'est que ce qui n'est plus familier, c'est l'Unheimlich,
concept psychanalytique majeur et d'ailleurs taillé sur mesure quand il s'agit pour
Freud de dialoguer, à travers Hoffmann, avec le romantisme. La topique freudienne
de l'âme redresse radicalement les positions du soi et de l'étranger avec la
psychanalyse, l'être n'a plus pour projet ou destin de se confronter tragiquement,
dans la persécution ou le désespoir, à l'idée ou l'idéal de l'étranger, il travaille à
s'y découvrir et à s'y reconnaître. L'étranger tel qu'il est redéfini par Freud est le
même inhumé dans l'infantile de l'individu et de l'espèce, qui revient fantasmati-
quement et de façon fragmentaire dans l'insistance de la répétition, et que le
processus discursif de la cure réinscrit dans la logique du désir. Là où le romantisme
tendait à exclure, l'analyse travaille à inclure l'enjeu pour la civilisation est dans
l'un et l'autre cas radicalement divergent.

Mais les choses ne sont pas si simples. Blütenstaub, l'artifice de la traduction


littérale de poussière végétale a le mérite de le dévoiler, manifeste l'attrait de la
pensée romantique vers un point de rupture et de tension entre inanimé et vivant,
mort et efflorescence. Pour la mentalité romantique, l'esprit naît de la rencontre

1. Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy, L'absolu littéraire, Le Seuil, 1978.


2. « Présenter l'invisible », exposé inédit fait par Laurence Kahn, Centre Thomas-More, sur le
thème Freud et les romantiques, 7 et 8 mai 1994.
L'ESPRIT DÉLIÉ DE LA MORT

avec la mort. De l'expérience de la mort paradoxale Erlebnis découlerait la


substance même de la pensée, acte à la fois de sa reconnaissance et de sa dénégation.
Le fragment 69 est explicite « Au paroxysme de la douleur survient parfois une
paralysie de la sensibilité. L'âme se désagrège; de là, le froid mortel, le libre jeu
de la pensée, ce feu roulant de mots d'esprit et la raillerie perpétuelle de cette
forme de désespoir. Rien ne subsiste, aucun penchant l'homme est là, dressé
uniquement comme une force maléfique. Et sans plus nulle connexion avec le
reste du monde, c'est lui-même qu'il ronge et peu à peu dévore, étant, de son
propre principe, et misanthrope et misothée.» L'esprit romantique est et ce qui
nie la mort en en triomphant, et ce qui la prolonge, la mime, l'incarne, ce qui lui
est substantiellement identique. Tout comme le mot allemand Geist, le mot français
esprit a gardé mémoire de cette parenté, rassemblant dans le même vocable le sens
d'âme et celui de revenant. La proximité étymologique de l'allemand Geist et de
l'anglais Ghost a sans doute la même signification.
Aussi, et parce qu'il est né de la rencontre avec la décomposition organique,
parce qu'il en est sa mimésis spirituelle, l'esprit est voué à la décomposition, à la
fragmentation infinie des systèmes que la nature, dans son obscure, chaotique et
immortelle efflorescence, ne cesse d'édifier. Il y a, dans la pensée romantique, une
sourde et complexe dialectique et beaucoup d'asymétrie entre sa conception
renforcée chez les Schlegel par une étroite fréquentation de la tradition hindouiste
d'une nature immortelle, éternelle qui, entre chaos et figure, régénère perpé-
tuellement toute chose; et, d'autre part, sa conception de l'âme qui surgit en ce
point de rupture qu'est la mort naturelle, entre déconstruction et régénération,
moment éphémère et instable, et à qui elle offre la métamorphose de sa temporalité,
de sa spiritualité et de sa tragédie. La mort produit l'esprit, l'esprit conçoit la mort
cette solidarité de l'esprit et de la mort que dramatise la pensée romantique éclaire,
si on l'accepte, qu'elle soit déchirée à un autre niveau par une étrangeté radicale
de l'esprit et de la nature. L'esprit naît de lui-même; il s'auto-représente; il est
condamné à s'auto-observer. Il s'est arraché à la nature, il n'est en rien sa créature.
Son essence lui viendrait tout entière de l'acte originaire par quoi il a répudié la
nature. On doutera de l'amour que le romantique voue à la nature, non pas de sa
sincérité mais de sa simplicité le romantique n'habite pas la nature, il y erre en
quête d'une réconciliation d'avance impossible, désespérée. Le charme en a été
rompu une fois pour toutes par l'esprit désormais condamné, au mieux à conjurer
son étrangeté, l'ensorcelant, la peuplant d'automates, au pire à la simuler lorsque
s'est avérée la conscience de sa perte. Hoffmann comprend que l'étudiant Nathanaël
de « L'homme au sable» déplace sur la marionnette Olympia l'amour qu'il portait
à Clara aussitôt qu'avec « l'œil de l'esprit» il voit que cet être de nature est
déshabité par la vie. L'auteur s'en ouvre, en aparté, au lecteur « Clara ne pouvait
pas être regardée comme belle; c'était l'opinion de toutes les personnes qui, par
état, s'entendent à juger en fait de beauté. Cependant les architectes louaient les
L'INACHÈVEMENT

proportions exactes de sa taille, les peintres trouvaient son dos, ses épaules et sa
poitrine presque trop chastement formés; mais tous s'amourachaient de sa chevelure
à la Madeleine et radotaient beaucoup sur son teint dont le coloris rappelait celui
des figures de Battoni. L'un d'eux, véritable original, comparait singulièrement les
yeux de Clara à un lac de Ruysdaël, dans lequel se mirent l'azur du ciel sans
nuages, les forêts et les plaines fleuries d'un riche paysage. » La compulsion à l'art,
à l'artifice, à l'idéalisation esthétique par laquelle le romantique apaise une nature
qui n'est justement plus une Heimat nous bouleverse.
De cette présence de la mort qui n'est en rien une complaisance les signes
visibles foisonnent devant l'âme romantique dans la place que lui accorde l'intrigue
romanesque, dans le développement du fantastique, dans la tonalité mélancolique
des thèmes musicaux, picturaux ou poétiques. Mais c'est l'écriture du fragment
qui en manifeste l'expression la plus épurée parce qu'elle la sublime spirituellement
dans son mouvement le fragment, par sa forme littéraire, suit la marche de l'esprit
dans sa mimesis de l'œuvre de mort; comme l'esprit est l'analogon de la mort, le
fragment est l'analogon de l'esprit; il contraint la pensée à défaire les systèmes
que par entropisme, par une tendance au retour à la nature, elle ne cesse de
construire. Le Witz qui l'anime se veut défi à la nature, au destin. Il est pratique
de l'ironie et on sait que c'est justement par l'écriture du fragment que Friedrich
Schlegel arrivera à cet autre concept essentiel à la pensée romantique.
Le fragment, répétons-le, constitue un genre quantitativement minime de la
production romantique. Il est le fait de quelques auteurs, Schlegel, Novalis,
Schleiermacher. Mais la fragmentation, dans la littérature romantique, déborde
largement le strict genre du fragment. Il est rare en effet qu'à une lecture attentive,
l'œuvre romantique ne laisse apparaître l'hétérogénéité de sa composition, la
désarticulation des séquences narratives qui lui valent ce rythme saccadé par lequel
l'automate le plus réussi se différencie du vivant. Voyez Lucinde, voyez Henri
d'Ofterdingen, voyez surtout « L'homme au sable », ce conte apparemment si dense
et si homogène qui accumule, mais ne joint pas, confession autobiographique,
genre épistolier, récit narratif tantôt au passé, tantôt au présent. Le fragment
comme genre doit être tenu comme le paradigme de la littérature romantique, et
la fragmentation comme le paradigme d'une écriture par laquelle l'esprit romantique
exalterait sa filiation spéculaire à la mort. Le romantique est bien l'enfant de la
nuit.
Rapprochons-en l'étrange définition de l'âme qui vient sous la plume de Freud
dans « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort ». J'extrais d'un passage
particulièrement obscur les quelques propositions qui le conduisent à cette défini-
tion

Il « voudrait limiter et corriger l'affirmation des philosophies» selon laquelle


« l'énigme intellectuelle posée à l'homme des origines par l'image de la mort l'avait
L'ESPRIT DÉLIÉ DE LA MORT

contraint à la réflexion et était devenue le point de départ de toute spéculation ».


C'est « le conflit de sentiments ressenti lors de la mort de personnes aimées et, en
même temps, étrangères et hostiles, qui a fait naître l'esprit de recherche [.]en
premier lieu la psychologie [.].L'homme ne pouvait plus tenir la mort à l'écart
[.]mais il ne voulait pourtant pas la reconnaître parce qu'il ne pouvait se représenter
mort lui-même. Aussi s'engagea-t-il dans des compromis, accepta que la mort fût
aussi pour lui, mais contesta sa signification en tant qu'anéantissement de la vie [.].
1.
Près du cadavre de la personne aimée, il imagina les esprits et sa conscience de
culpabilité née de la satisfaction qui s'était mêlée au deuil fit que ces esprits créés
tout d'abord devinrent de mauvais démons devant lesquels on ne pouvait qu'être
en proie à l'angoisse ».

J'isole de ces préliminaires la conclusion fulgurante et sidérante à laquelle Freud


aboutit « Les altérations dues à la mort l'amenèrent à concevoir la division de
l'individu en un corps et une âme à l'origine plusieurs âmes; ainsi donc ses
pensées suivaient un cours parallèle au processus de décomposition déclenché par
la mort. »

Conclusion sidérante parce qu'elle semble balayer, comme d'un revers de la


main, le système que Freud n'a cessé de construire, déconstruire et reconstruire,
depuis l'Esquisse jusqu'à la fin de l'œuvre, d'un appareil psychique animé par le
sexuel et freiné par une résistance dans laquelle il ne reconnaîtra que tardivement
le travail de déliaison d'une pulsion de mort. Rapprocher la psychanalyse du
romantisme n'aura été ni arbitraire ni anecdotique si cela nous permet de lever
cette sidération. Freud aurait-il manifesté là incidemment son romantisme ? Comme
peut-être il le manifesterait aussi il faudrait le relire à cette aune dans ce texte
de fin de vie qu'est Analyse avec fin et sans fin ? J'entends par romantisme la
fulgurance qu'a l'esprit de s'identifier à l'œuvre de mort. Au-delà du mouvement
philosophique ou littéraire qui s'y identifie, le romantisme manifesterait-il la douleur
de l'âme quand l'esprit qui l'anime s'est disjoint de ses sources sexuelles et ne
s'essaie plus qu'à lutter contre la mort et la catastrophe comme en témoigne la
clinique de l'obsessionnel dont la pensée rumine la violence d'un au-delà du
principe de plaisir et ne travaille plus qu'à isoler et comme en témoigne aussi
qu'on ait pu parler paradoxalement d'un romantisme de Paul Celan, dès lors que
sa poétique oppose à l'indicible d'Auschwitz non pas les mots de la langue mais
ses césures' ? Considérations. est une méditation accablée sur les malheurs de la
guerre. Analyse sans fin. un texte de l'agonie. Le romantisme surgirait-il chaque
fois qu'Éros faiseur de système disparaît? Le mépris des systèmes par lequel débute
Pollens de Novalis trahirait-il le dénuement de la pensée, son repli lorsque l'esprit
est affronté aux temps du malheur ou voué à leur annonciation?

JEAN-CLAUDE ROLLAND

1. Jacques Derrida, Shiboleth, «Pour Paul Celan», Galilée, 1986.


Jean Starobinski

LE REGARD DES STATUES

La mélancolie sur la place

Pourquoi toutes ces statues dans les paysages de la mélancolie? Pourquoi, au


signal donné en 1912 par Giorgio de Chirico, toutes ces grandes scènes de
mélancolie dans la peinture du début de notre siècle? Les peintres n'avaient pas
à s'expliquer sur leurs intentions expresses. Les poètes, prenant le relais, laissaient
à ces images leur caractère énigmatique. Pierre Jean Jouve termine son poème
intitulé « La mélancolie d'une belle journée» (1927) en évoquant la « mort
prochaine cette statue Qui bouge en remuant lourdement ses seins relevés ».
Ces peintures et ces poèmes sont les vanités de l'art de notre siècle. Ils ont
généralement pour théâtre la ville, mais une ville menacée de ruine, ou vidée de
ses habitants. L'architecte qui a construit ses arcades est mort. On ne bâtira plus.
« Et que six millions d'habitants aient passé par ici Sans y demeurer vraiment
plus d'une heure! Ô Dieu, il y a beaucoup trop de mondes inanimés », dit encore
Jouve dans le même poème l. Les statues de Chirico règnent sur des décors presque
vides où de rares acteurs circulent sans se rencontrer. Magritte tente un exorcisme
ironique, en douant ses statues d'un pouvoir de lévitation, sous un ciel qui ne pèse
rien (la peinture n'a pas de poids).
Oui, pourquoi cette dissémination des statues dans les territoires de la peinture
et de la poésie? On peut conjecturer quelques motifs, mais il faudra multiplier les
conjectures, aucune n'étant vraiment décisive. Une statue dans un tableau, c'est
assurément un point nodal dans l'organisation de l'espace pictural, un appel que
le regard spectateur ne peut ignorer il faut s'y arrêter, s'y attarder. Ainsi changent

1. Pierre Jean Jouve, «La mélancolie d'une belle journée », Les Noces, dans Œuvre, t. 1, Paris,
Mercure de France, 1987, p. 147.
L'INACHÈVEMENT

les rapports internes de l'œuvre; la statue établit dans le silence du tableau un


volume compact, redoublant le silence. Elle est une représentation dans la
représentation, une autre œuvre à lire dans l'espace de l'œuvre. Elle ne s'inscrit
pas seulement dans les rapports perspectifs, elle est indicatrice de rapports temporels.
Comme les architectures, son achèvement (ou son inachèvement, sa dégradation)
fait contraste avec tout ce qui, autour d'elle, paraît appartenir au temps de la vie
corruptible. S'il y a des figures vivantes à ses côtés, elle en définit ou modifie le
statut les personnages autour des statues remplissent, de par cette société, des
rôles imposés ils deviennent, en leur compagnie, des dévots méditatifs ou des
collectionneurs, des artistes ou des passants éphémères. Et surtout, l'image de pierre
établit avec les images de chair un contraste où est inévitablement impliquée une
pensée de la vie, de la mort et de la survie.

Une projection P?

On suppose volontiers que l'artiste figure ou conjure sa propre pétrification


en représentant la statue de la mélancolie. Frappé d'étrangeté, menacé de paralysie
au plus intime de sa vie, il dresse l'image de ce sentiment dans l'espace extérieur
et lui donne corps. Dans la fameuse Melanconia de Chirico, la statue au regard
baissé ne regarde personne. En plein jour, elle est un solennel soulèvement de
l'obscurité, complice des longues ombres portées. Son opacité, son aveuglement
répandent la solitude autour d'elle. Sa présence produit de l'absence. Le relief de
l'œil ouvert laissait attendre un rapport visuel, mais ce rapport sitôt imaginé est
contredit par une massive négation. Selon les conséquences requises par la logique
même de l'absence de regard, d'autres figures de Chirico, les personnages-
mannequins, perdront le relief du visage ils ont pour tête un ovoïde lisse, ou une
dérisoire tige verticale. Une face est-elle nécessaire, quand il n'est plus question
de rendre regard pour regard? Cette perte de relation entre regardant et regardé
est encore un aspect de l'expérience mélancolique. Le sujet mélancolique, privé
d'avenir, tourné vers le passé ravagé, éprouve la plus grande difficulté à recevoir
et à rendre un regard. Incapable de faire face, il a le sentiment que le monde est
aveugle à sa misère. Il se sent déjà mort dans un monde mort. Le maintenant figé
règne au-dehors comme au-dedans. Et le sujet mélancolique attend que lui soit
adressé un message d'apaisement, qui réparerait le désastre intérieur et lui ouvrirait
les portes d'un futur. Mais il n'a autour de lui que des êtres qui lui ressemblent,
et il désespère de ce déni du regard. Ou plutôt il ne désespère ni n'espère, il
souhaite obscurément avoir l'énergie de désespérer

1. Voir l'étude de Jean Clair, « Sous le signe de Saturne, notes sur l'allégorie de la Mélancolie »,
Cahiers du Musée national d'art moderne, 7/8, 1981, pp. 177-207.
LE REGARD DES STATUES

Châtiments et récompenses

Peut-on s'arrêter à cette première interprétation ? Elle suppose trop facilement


la similitude, la ressemblance spéculaire, le redoublement du sentiment en son
exacte image fabulée. Comme si la statue au regard de ténèbre était le répondant
visible du mutisme intérieur. C'est privilégier la composante narcissique de la
mélancolie. C'est trop bien pondérer le ne pas voir et le ne pas être vu en retour.
Est-ce suffisamment faire la part de la dissymétrie ? Car le propre des états dépressifs
les plus « profonds », c'est de désirer l'image de soi sans parvenir à l'obtenir, c'est
de sentir l'écart entre soi et toute image possible. Quelques fables de la métamorphose
et de la disparité nous en parlent.
Ne regardez pas certains spectacles, votre corps deviendrait animal ou statue!
Ces spectacles portent la mort, il faut fermer les yeux. La femme de Loth, se
retournant pour regarder Sodome en flammes, devient statue de sel (et la loi
interdira de façonner des simulacres). La femme de Loth a bravé un interdit en
regardant derrière elle Respiciensque uxor eius post se, versa est in statua salis 1.
Anaxarète voyant, du haut de son palais, passer le convoi funèbre d'Iphis qui
s'est donné la mort pour elle, se pétrifie. Elle est punie d'avoir méprisé un
prétendant de basse naissance. « Peu à peu la dureté du marbre, qui fut toujours
dans son cœur, envahit ses membres », commente Ovide, qui ajoute que cette
statue prendra le nom de Venus prospiciens, Vénus qui regarde devant soi 2. Regarder
devant soi, en l'occurrence, n'est pas moins fatal que regarder derrière soi, quand
c'est Sodome qui brûle. Respiciens et prospiciens se font un singulier écho, dans la
mémoire de la latinité païenne et biblique qui a été langage commun durant tant
de siècles.

Surtout, ne vous exposez pas à certains regards. Il n'y a pas que les yeux
terribles de Méduse qui soient pétrifiants. Les dieux sont terribles pour ceux qui
prétendent les surpasser. Niobé défie Latone et veut qu'on lui accorde les honneurs
d'une déesse. La colère d'Apollon frappe de mort les quatorze enfants de Niobé,
et Niobé elle-même n'est bientôt plus qu'une pierre qui pleure. Faut-il comprendre
en « moralisant» librement Ovide que la punition de ceux qui croient en leur
propre perfection, en leur beauté achevée, c'est de les recevoir?

Or, sitôt qu'on peut imaginer pareil passage de la vie à la mort, n'est-il pas
permis de rêver un passage inverse, de la mort à la vie, de la pierre à la chair?
Les statues sont filles de la main guidée par le regard. L'artificieux Dédale,

1. Genèse, XIX, 26.


2. Ovide, Métamorphoses, livre XIV, v. 698-761.
L'INACHÈVEMENT

croyait-on, fut le premier qui ouvrit les yeux des statues. Et quel immense peuple
de statues voyantes, à partir de l'inventeur mythique, s'échelonne dans les avenues
de l'histoire!
Car certaines statues sont si parfaites qu'elles paraissent contenir une vie
imminente et une force prête à se mettre en mouvement. Il en est qui s'animent
pour accomplir une vengeance surnaturelle, telle la statue du Commandeur qui
punit le Burlador. Il en est aussi qui deviennent capables d'amour, et de cruelle
jalousie. Mérimée, sur ce thème, reprend un vieux mythe et en fait La Vénus
d'Ille. Une autre statue de Vénus devient une séduisante chasseresse dans le
Marmorbild d'Eichendorf. Le fantastique des automates n'est pas éloigné Savoir
que l'âme vivante est fragile conduit à imaginer l'implacable supériorité de ce qui
n'a pas d'âme. Réciproquement, rencontrer le pesant vouloir, le pas têtu de la
matière minérale, c'est ressentir de manière extrême l'imperfection de notre
fluctuante existence.

Reconsidérons l'un des mythes d'origine de la sculpture Pygmalion. Comme


le mythe d'origine du dessin (la fille de Dibutade traçant sur la muraille l'ombre
de son amant qui va partir 2), il met en œuvre le désir amoureux aux prises avec
l'absence. En l'occurrence, la sculpture est l'ouvrage d'un désir détourné, différé,
transféré c'est un désir qui souhaite se réaliser sans avoir à connaître l'effroi de
rencontrer le désir d'un être différent de soi. Il faut rétablir l'histoire de Pygmalion
dans tout son contexte Ovide raconte qu'il vivait dans le célibat, sans compagne,
parce qu'il éprouvait du dégoût (offensus vitiis) pour les crimes des femmes de son
pays, les impures Propétides qui furent les premières à trafiquer de leur corps 3.
Le sang se retira de leur visage en même temps que la pudeur. Le châtiment
décrété par Vénus les fit devenir pierres. Pygmalion, chastement, sculpte non le
marbre, mais l'ivoire. Si tel est le matériau, on imagine que sa statue possédait
plutôt la dimension d'une poupée, à moins qu'il ne fût supposé travailler par pièces
rapportées et ajustées; le voici bientôt enflammé d'amour pour l'image qu'il a
façonnée

1. Dans la foison des exemples du passage à la vie, il ne faut pas oublier ceux où l'éveil sensible
est celui de l'ouïe, conjointement avec le pouvoir de parler. La statue du Commandeur entend l'invitation
blasphématoire adressée par Don Juan, et elle lui répond. Un poème (247) de Michel-Ange fait parler
sa Nuit de la chapelle Medici celle-ci réclame le silence, une voix trop forte pourrait l'éveiller
Caro m'è 'l sonno, e più l'esser di sasso,
non veder, non sentir m'è gran ventura
mentre che'l danno e la vergogna dura
perà non mi destar, deh, parla basso.
2. Pline l'Ancien, Histoire naturelle. livre XXXV, 43, I.
3. Le texte porte corpora cum forma.
LE REGARD DES STATUES

Son heureux ciseau, guidé par un art merveilleux, donne à l'ivoire de neige
une forme que jamais femme ne reçut de la nature, et l'artiste s'éprend de son
œuvre. Ce sont les traits véritables d'une vierge; on l'aurait crue vivante; et sans
la pudeur qui la retient, on la verrait se mouvoir tant l'art disparaît par l'effet
même de l'art.

Le désir pygmalionien pense le lecteur moderne ne peut supporter le risque


d'aller à la rencontre de l'inquiétant déchaînement féminin. Il souhaite ne pas
sortir de soi, et pourtant étreindre un objet vivant qui réponde à sa passion. N'aurait-
il pas le privilège, par son extrême ardeur, d'animer le marbre ou l'ivoire et d'en
faire une compagne merveilleuse? Pour peu que les dieux accordent leur consen-
tement, l'art conjurerait la peur d'affronter une vie extérieure. La faveur divine,
permettra qu'un regard amoureux, né dans la matière opaque, soit rendu au
sculpteur à travers une paupière qu'il aura lui-même dessinée dans la pierre.
Pygmalion, selon le récit, ayant de ses mains formé une figure parfaite, lui voua
un parfait amour. Vénus récompensa son vœu l'ivoire respira et rendit les baisers;
la statue « leva la lumière de ses yeux vers la lumière extérieure », et « vit en même
temps », dit Ovide, « le ciel et son amant ».
Mais qu'advient-il dans la descendance de Pygmalion? L'histoire qui fait suite,
dans le récit d'Ovide, est celle de Myrrha, amoureuse de son père Cinyre (l'un des
fils de Pygmalion); la fille se glisse dans la couche du père, alors qu'il est ivre, au
soir d'une fête. De cette union incestueuse naîtra Adonis. Singulier accouchement.
Myrrha, transformée en arbre, donne naissance à travers son écorce à cet enfant
d'une beauté parfaite. Des larmes odorantes ruisselleront à jamais le long de ce
tronc. Comme l'étrange venue au monde de la statue de Pygmalion, la conception
et la naissance d'Adonis marquent d'un signe très singulier l'exception et la part
de monstruosité qui vont de pair avec la perfection'.

Que la peinture, la sculpture, l'opéra de l'époque des Lumières surtout en


France aient si souvent repris l'histoire de Pygmalion, c'est la preuve surtout de
l'attrait qu'exerçaient, à ce moment, les images de la condition corporelle et de
l'éveil sensoriel. Le mythe s'est prêté à une nouvelle interprétation.
Falconet ne fut pas le seul à façonner dans la pierre l'instant où une statue
sort de son immortalité figée pour entrer dans l'existence mortelle, et surtout pour

1. Ovide, Métamorphoses, livre X, v. 220-502. Hasard ou dissémination des mythes? L'union


incestueuse de Myrrha avec son père ivre fait penser aux filles de Loth. J. G. Frazer, dès 1906, dans
Adonis Attis Osiris, a rattaché aux cultes d'Aphrodite-Astarté l'histoire de Pygmalion, de Cinyre et de
Myrrha. La prostitution des Propétides n'est pas étrangère à cet ensemble de cultes du Moyen-Orient.
Un historien ancien, Philostephanus, dit que Pygmalion a sculpté une statue de Vénus. La préface que
Frazer écrit pour la troisième édition de son ouvrage, en 1914, est émouvante. Il doute qu'il parvienne
à résoudre les problèmes de sa recherche. C'est une tâche inachevable, à laquelle il s'obstine sans
raison, car quelque chose d'inconnu, en lui, l'incite à combattre l'ignorance.
L'INACHÈVEMENT

rendre des baisers à celui qui lui a donné sa forme. L'imagination de son époque
tout au moins de ses élites « éclairées » trouvait là de quoi satisfaire à la fois
un parti pris esthétique de parfaite imitation de la nature, et un besoin de glorifier
le plaisir charnel. L'artiste père unique de la bien-aimée produite par ses mains
aura mérité son bonheur quasi incestueux
Rousseau, qui dans sa jeunesse avait ébauché un opéra sur le mythe d'Anaxarète 2,
composa vers la fin de sa vie une « scène lyrique» dont le héros est Pygmalion,
c'est-à-dire l'artiste qui s'aime lui-même dans son œuvre et qui brûle d'être aimé
en retour par celle-ci (Rousseau est le premier à la nommer Galathée) 3. Dans
cette scène accompagnée de musique qui eut un large succès, le regard désirant
franchit tous les obstacles. Au début du mélodrame, la statue est voilée. Pygmalion
pressent que son regard sur la statue sera mêlé d'effroi. Il accomplit « en tremblant»
le geste du dévoilement. Elle lui paraît inachevée. Il prend son ciseau, et n'ose
pourtant toucher au marbre. Des « traits de feu » lui semblent sortir de la trop
parfaite statue. Le sentiment d'inachèvement ne le quitte pas. Seulement l'achè-
vement dont il rêve désormais n'exige plus un progrès du travail sur la matière
c'est le passage à la vie. Pour que la statue s'anime, le sculpteur donnerait jusqu'à
sa propre vie. Seulement cette fusion ou transfusion de vie est inacceptable pour
le désir. Le regard s'abolirait « Si j'étais elle, je ne la verrais pas, je ne serais pas
celui qui l'aime!» Et tout un jeu de regards, bientôt réciproques, se développera
au moment où la statue commence à devenir vivante. La vérité de la métamorphose
sera attestée par un geste de la statue, une main qu'elle tend, saisie et baisée par
le sculpteur. C'est la naissance du toucher. Juste auparavant, selon les indications
scéniques, aura étincelé la rencontre par le regard « Galathée s'avance vers lui et
le regarde. Il se lève précipitamment, lui tend les bras, et la regarde avec extase.»
La vérité du sentiment est le grand article de foi de Rousseau. Lui qui se dit
chrétien, il n'accepte pas les miracles de l'Évangile, mais il attribue à la « voix »
du sentiment une autorité souveraine. Or le mythe de Pygmalion, dans son

1. En épigraphe de son Esprit des lois. Montesquieu extrait d'Ovide l'expression qui désigne une
progéniture produite sans mère Prolem sine maire creatam (Métamorphoses, livre II, v. 553). Ajoutons
que, tout au moins dans une ébauche d'André Chénier, le désir féminin pour la statue masculine
produit une métamorphose en sens inverse. Une jeune fille, étreignant amoureusement la statue d'un
adolescent, devient statue elle-même. Une peinture de Delvaux en est l'exacte illustration (sans doute
involontaire). Il est vrai que l'héroïne de Chénier n'est pas l'auteur même de la statue.
2. Le fragment ne va pas jusqu'à l'entrée en scène d'Iphis lui-même.
3. Rousseau n'attribue qu'assez discrètement à son personnage la gynophobie qui marque si
nettement le Pygmalion d'Ovide, effrayé par l'inconduite des Propétides et façonnant sa compagne de
ses propres mains. Mais il n'est pas malaisé de discerner cette gynophobie chez Rousseau lui-même,
aussi bien dans les conseils prodigués à Emile qu'en maint épisode des textes autobiographiques. Il ne
se sent en sécurité qu'à l'intérieur de la sphère du moi. À la fin du mélodrame de Rousseau, Galathée,
dans un premier geste, « se touche et dit Moi ». Puis elle touche Pygmalion, en disant « avec un
soupir Ah! encore moi ».
LE REGARD DES STATUES

expression mélodramatique, permet de conférer valeur d'évidence à la puissance


active du sentiment. Le sentiment, non content d'avoir créé « l'image de ce qui
n'est pas », exige et obtient que cette image accède à l'être, qu'elle quitte le règne
des objets inertes pour entrer dans celui de la vie. La réciprocité vivante imaginée
par Rousseau résulte de la perfection de la statue, mais transmue cette désirable
perfection en beauté mortelle, la livre au temps, donc à la mort possible. Et l'on
peut ajouter l'orgueil de la rêverie de toute-puissance trouvera la punition dans
sa satisfaction même.

Une voie inverse est imaginable la statue qu'on détruirait retournerait aussi
au temps. Sa forme parfaite s'effacerait, l'indétermination reprendrait le dessus. La
poétique des ruines a donné de ce retour aux herbes folles une illustration
considérable. Plus radicalement, et dans un sens dès lors tout matérialiste, Diderot
(dans Le Rêve de d'Alembert) imagine de mettre en poudre une statue de Falconet,
sans doute celle qui représente Pygmalion aux pieds de Galathée. La poudre de
marbre mêlée à la terre deviendrait sève et plante, la plante digérée par l'animal
ou l'homme deviendrait chair. La sensibilité, présente à l'état inerte dans la pierre,
passerait à l'état actif dans le corps vivant. Cette hypothèse, hardiment défendue
par Diderot, franchit avec une imprudente témérité l'intervalle qui sépare la
matière inorganique et la vie organique. Elle peut conduire à penser que la vie
est obscurément latente dans la matière elle-même, et que tout est esprit. Elle peut
aussi laisser entendre qu'il suffit que de la matière soit présente dans l'univers la
vie en résultera, indifféremment monstrueuse ou harmonieuse, sans qu'il soit besoin
d'invoquer aucune divinité ni aucune âme. Prévaudrait alors le cycle indéfini de
la décomposition et de la recomposition. Loin d'être le développement d'un esprit,
la vie dès lors se réduira à une combinaison de la matière. Ce qui laisse imaginer
l'infini recommencement de la vie, au sein d'un univers conçu comme un océan
de vie.

Murs qui voient, cieux vides

La vie est-elle l'oeuvre d'une volonté artiste? Est-elle une efflorescence


spontanée et souvent monstrueuse de la matière livrée à l'infini hasard? Dans les
premières décennies du romantisme, ces deux versions de l'engendrement de la
vie seront présentes dans l'imagination des poètes.
Mais dans le cas de Gérard de Nerval, une autre bipolarité se manifeste, et
qui s'exprimera à nouveau par des images de regards et de statues, relayant les
images de l'époque précédente. L'expérience nervalienne oscille entre l'intuition
d'un foisonnement du sens et celle d'un effondrement de la vie universelle. La
folie, pour Nerval, a consisté à se sentir vivre tantôt dans un monde sursaturé de
L'INACHÈVEMENT

signes, tantôt dans la déroute de la signification. Et pour formuler ces intuitions


contradictoires, Nerval, en des images d'une extraordinaire intensité issues confu-
sément de toutes les mythologies, a constamment recouru à l'opposition matricielle
du regard et des ténèbres.
L'espoir d'une communion panpsychique, chez lui, est parfois si exigeant,
qu'il croit deviner, proche d'éclore, un pouvoir de vision qu'exercerait la pierre
brute, avant même qu'aucun sculpteur n'ait fait d'elle une statue. Le tercet final
de « Vers dorés » l'affirme avec solennité

Crains, dans le mur aveugle, un regard qui t'épie


À la matière même un verbe est attaché.
Ne la fais pas servir à quelque usage impie!

Souvent dans l'être obscur habite un Dieu caché


Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s'accroît sous l'écorce des pierres

Comment mieux convertir en regard « l'être obscur » ? Comment mieux dire que
les ténèbres ne sont jamais absolument ténébreuses? En certains lieux chargés de
mystère, comme Schœnbrunn, combien désirante a été l'attention portée par Nerval
aux statues! Ce qui peut sourdre d'elles est assurément un regard, mais davantage
encore un don maternel. Ainsi à Vienne « J'adorais les pâles statues de ces jardins
que couronne la Gloriette [italiques de Nerval] de Marie-Thérèse, et les chimères
du vieux palais m'ont ravi mon cœur pendant que j'admirais leurs yeux divins et
que j'espérais m'allaiter à leur sein de marbre éclatant »
Un personnage de Nerval, Fabio, amoureux de la cantatrice Corilla, se compare
lui-même à Pygmalion. Il monologue « Ainsi que Pygmalion, j'adorais la forme
extérieure d'une femme; seulement la statue se mouvait tous les soirs avec une
grâce divine, et, de sa bouche, il ne tombait que des perles de mélodie. Et
maintenant voici qu'elle descend à moi 3.» Ce jour-là, en effet, il reçoit la promesse
de la rencontrer, pour la première fois, hors du théâtre. Lors de la très brève scène
de la promesse, l'actrice l'a regardé « L'éclair de ses yeux me traversait le cœur,
de même qu'au théâtre, lorsque son regard vient croiser le mien dans la foule.»
Il verra donc, « pour la première fois à la lumière du jour », dans un jardin de
Naples, celle qu'il adore sur la scène. Il s'attend à rencontrer la statue dans la
proximité vivante. Mais Corilla se présente sous l'habit d'une pauvre bouquetière,
que Fabio, « trop poète », ne sait pas reconnaître. Il a beau voir un « pied charmant»

1. Gérard de Nerval, Les Filles du Feu,« Les Chimères ŒM~re! complètes, sous la direction de
Jean Guillaume et de Claude Pichois, Paris, Pléiade, t. III, p. 651.
2. Gérard de Nerval, Pandora, Œ~rM complètes, Paris, Pléiade, t. III, 1993, pp. 655-656.
3. Corilla, O.C., t.III, p. 422.
LE REGARD DES STATUES

un pied de statue qu'on lui montre sur un « banc de marbre ». Il l'évince, en


lui disant qu'il n'aime que la seule actrice. La bouquetière ne redevient pour lui
Corilla qu'au moment où elle commence à chanter la voix apporte trop tard la
preuve d'une identité'. Fabio n'avait d'abord perçu qu'une vague ressemblance.
Corilla fait la leçon à son amoureux elle n'a pas été aimée pour elle-même. Car
elle n'a jamais été qu'un rêve pour un spectateur ébloui dans sa loge par l'héroïne
d'opéra. Corilla refuse de lui appartenir son amour à lui « a besoin de la distance
et de la rampe allumée Qu'il reste désormais à distance!
Dans Aurélia, l'un des rêves racontés fait apparaître trois fées tisserandes, et
entraîne Nerval à la suite de l'une d'elles. Celle-ci se perd, hors d'un parc, dans
un espace à demi sauvage. « De loin en loin s'élevaient des massifs de peupliers,
d'acacias et de pins, au sein desquels on entrevoyait des statues noircies par le
temps.L'image des statues appelle, comme à Schœnbrunn, celle des fluides
désaltérants « J'aperçus devant moi un entassement de rochers couverts de lierre
d'où jaillissait une source d'eau vive, dont le clapotement harmonieux résonnait sur
un bassin d'eau dormante à demi voilée des larges feuilles de nénuphar.Guidant
toujours le rêveur, la figure féminine « entoura gracieusement de son bras nu une
longue tige de rose trémière puis « se mit à grandir sous un clair rayon de
lumière attirant avec elle tout le jardin. Elle finit par échapper au regard. Et la
scène s'assombrit. Le narrateur éprouve alors la détresse d'un terrible abandon

Je la perdais ainsi de vue à mesure qu'elle se transfigurait, car elle semblait


s'évanouir dans sa propre grandeur « Oh, ne fuis pas, m'écriai-je. car la nature
meurt avec toi! »
Disant ces mots, je marchais péniblement à travers les ronces, comme pour saisir
l'ombre agrandie qui m'échappait, mais je me heurtai à un pan de mur dégradé,
au pied duquel gisait un buste de femme. En le relevant, j'eus la persuasion que
c'était le sien [italiques de Nerval]. Je reconnus des traits chéris, et portant les
yeux autour de moi, je vis que le jardin avait pris l'aspect d'un cimetière. Des voix
disaient « L'Univers est dans la nuit »

Le « clair rayon de lumière n'a pas persisté. Le mur aveugle, cette fois, n'est plus
habité par un regard, comme le proclamaient les « Vers dorés L'expansion-
disparition de l'immense figure féminine, sa chute sous la forme d'un buste parmi
les « statues noircies ont pour suite immédiate l'annonce de l'obscurcissement

1. Le grand trouble, dans la folie de Nerval, concerne la reconnaissance des identités. Les identités
humaines et divines migrent de personne à personne. Reconnaître une personne dans une autre peut
être une illusion, et il le sait. Ne pas reconnaître, une faute impardonnable.
2. Dans un autre texte de Nerval, c'est la mère divine, Isis, qui « disparaît et se recueille dans sa
propre immensité[italiques de Nerval]. Voir Les Filles du Feu, dans O.C., III, p. 620. Mais c'est aussi
la Treizième, et donc Artémis.
3. Aurélia, O.C., III, p. 710.
L'INACHÈVEMENT

cosmique. Est-ce trop présumer que de voir dans le monde enténébré la transposition
cosmologique du buste gisant à terre et des statues noircies? C'est alors la nuit du
monde qui serait le regard de la statue.
Dès lors, le malheur, pour le héros du rêve, n'est pas seulement d'avoir perdu
de vue la « dame » qui le guide, d'être devenu incapable (en raison de quelle faute ?
de quel manque enfantin de force?) de la poursuivre et de la rejoindre le malheur,
c'est qu'une nuit substantielle ait envahi le monde. Il ne reste que « des voixqui
déclarent la mort du monde. Et le pire malheur est que, tout ensemble, le monde,
les figures divines, Dieu lui-même aient perdu tout regard.
L'anxiété est à son comble quand les ténèbres sont éprouvées comme un flot
maléfique envahissant l'univers. D'où venues? De la face du Dieu mort. Nerval,
dans un autre texte, évoque une nuit qui « rayonne » du plus profond de l'univers.
Son foyer est l'orbite qui ne contient plus ce qui, dans un âge antérieur, avait été
l'Œil vivant et éclairant. S'inspirant expressément du fameux « songede Jean-
Paul' (« Elftes Blumenstück » de Siebenkas), Nerval fait dire par le Christ, au mont
des Oliviers

En cherchant l'œil de Dieu, je n'ai vu qu'un orbite


Vaste, noir et sans fond; d'où la nuit qui l'habite
Rayonne sur le monde et s'épaissit toujours.

Le monde est livré à la « froide nécessité La tête de mort, dans les tableaux de
vanités du xviie siècle, invitait le spectateur à diriger ses pensées vers un plus haut
destin spirituel. Mais à quoi bon tourner son regard au-dessus de la terre? Voici
l'orbite vide qui règne désormais dans la profondeur de l'espace, annonçant que la
loi matérielle la nuit est la seule maîtresse. Dans cette Vanité suprême, le
crâne n'est plus celui d'un mortel anonyme contemplé par le pénitent, il occupe
la place qui était celle même de Dieu. « Mais nul esprit n'existe en ces immensités »,
lit-on à la strophe précédente. Si ce n'est la leçon dernière du poème (et de Nerval,
dont le rêve est sans terme à travers morts et renaissances), c'est du moins la voix
d'une tentation désolée. Et c'est l'opposé absolu du « pur esprit » des « Vers dorés »
qui, « comme un œil naissant », était deviné « sous l'écorce des pierres ».

1. Voir Claude Pichois, L'image de Jean-Paul Richter dans les lettres françaises, Paris, Corti, 1963.
2. « Les Chimères. Le Christ aux oliviers », Les Filles du Feu, O.C., III, pp. 648-651. Il faudrait
examiner tout le développement du poème, et le sauvetage, au dernier vers, de« celui qui donna l'âme
aux enfants du limon ». Rappelons-le, dans la série des « Chimères x comme dans celle des Petits
châteaux de Bohême, les « Vers dorés » sont toujours en position finale. Et à l'une des dernières pages
d'Aurélia, on lit « Tout vit, tout agit, tout se correspond; les rayons magnétiques émanés de moi-même
ou des autres traversent sans obstacle la chaîne infinie des choses créées; c'est un réseau transparent
qui couvre le monde, et dont les fils déliés se communiquent de proche en proche aux planètes et aux
étoiles <. (O.C., III, p. 740).
LE REGARD DES STATUES

Le contraste entre les deux poèmes de Nerval n'exprime pas une ambivalence
propre au seul Nerval. Cette ambivalence reparaît chez Baudelaire. Il suffit de
confronter deux poèmes des Fleurs du mal « Correspondances », et « Les aveugles ».
Le premier de ces poèmes élève une image de la nature où « l'homme passe à
travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers ». Mais
dans le second, le poète s'identifie aux aveugles qui lèvent vers le ciel vide « leurs
globes ténébreux ». Si le poète, quant à lui, n'est pas privé de la faculté de
« contempler » le geste pathétique des aveugles, il est « plus qu'eux hébété et il
sait qu'ils n'ont rien à découvrir dans les hauteurs célestes « Que cherchent-ils au
Ciel, tous ces aveugles? » Le poète a donc prêté sa voix tour à tour à l'intuition
d'une surréalité où circulerait un sur-regard, et à la hantise d'une cécité universelle,
où l'aveuglement des hommes aggraverait la vacuité d'un espace infini déserté par
la divinité. Dans ce « tableau parisien », ténèbres célestes et ténèbres humaines se
multiplient les unes par les autres. Comment ne pas remarquer, de surcroît, que
les aveugles, dans ce sonnet, sont dits « pareils à des mannequins » ? Non vraiment
des statues, mais ce que deviennent les statues, quand elles sont privées de regards,
comme il adviendra dans les tableaux de Chirico.
Baudelaire aura ainsi inscrit dans son livre la présence d'un regard universel
issu d'une « forêt de symboles », pour pouvoir plus durement en dire la perte. Ce
non-regard n'est toutefois pas un terme final. Dans l'avant-dernière strophe du
poème conclusif « Le Voyage » c'est la Mort, « vieux capitaine », qui est apostrophée,
comme si elle était le dernier confident, le seul complice

Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,


Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons!

Une source de lumière, figure claire, se détache sur l'immense fond obscur. Un
foyer rayonnant reste éveillé, dans l'imminence du naufrage, et c'est le « cœur »
de ceux qui se précipitent vers « l'Inconnu ».

II

« Quel regard dans ces yeux sans prunelle!»

Baudelaire est sans doute le poète qui a le plus obstinément interrogé le regard
des statues. Les admirables pages consacrées à la sculpture dans le Salon de 1859
L'INACHEVEMENT

sont particulièrement importantesDès le début de ce texte, les statues exercent


une surveillance et un commandement silencieux

Au fond d'une bibliothèque antique, dans le demi-jour propice qui caresse et


suggère les longues pensées, Harpocrate, debout et solennel, un doigt posé sur sa
bouche, vous commande le silence. [.]Apollon et les Muses, fantômes impérieux,
dont les formes divines éclatent dans la pénombre, surveillent vos pensées, assistent
à vos travaux, et vous encouragent au sublime.

(Lecteur psychanalyste, vous serez peut-être tenté de lire dans ce commandement


celui du refoulement, et de la perlaboration.) Mais voici, à la page suivante du
même texte, d'autres commandements encore. Sur les places publiques, les person-
nages sculptés figures de poètes, de soldats, de savants ou de saints sont les
signes d'une transcendance du devoir, ou de la tyrannie du surmoi

Sur les places publiques, aux angles des carrefours, des personnages immobiles,
plus grands que ceux qui passent à leurs pieds, vous racontent dans un langage
muet les pompeuses légendes de la gloire, de la guerre, de la science et du martyre
Les uns montrent le ciel, où ils ont sans cesse aspiré, les autres désignent le sol
d'où ils se sont élancés. Ils agitent ou contemplent ce qui fut la passion de leur
vie et qui en est devenu l'emblème un outil, une épée, un livre, une torche, MM!
lampada! Fussiez-vous le plus insouciant des hommes, le plus malheureux ou le
plus vil, mendiant ou banquier, le fantôme de pierre s'empare de vous pendant
quelques minutes, et vous commande, au nom du passé, de penser aux choses qui
ne sont pas de la terre.

Le commandement peut s'exprimer aussi dans la supplication d'un mort, « fantôme


décharné et magnifique », soulevant « l'énorme couvercle de son sépulcre pour vous
supplier, créature passagère, de penser à l'éternité ».
Les statues féminines, dans leurs exemples imaginés, sont toutes associées à
l'eau ou aux larmes

Au détour d'un bosquet, abritée sous de lourds ombrages, l'éternelle Mélancolie


mire son visage auguste dans les eaux d'un bassin, immobiles comme elle. Et le
rêveur qui passe, attristé et charmé, contemplant cette grande figure aux membres
robustes, mais alanguis par une peine secrète, dit: Voilà ma sœur! [.]
Et au coin de cette allée fleurie qui mène à la sépulture de ceux qui vous sont
encore chers, la figure prodigieuse du Deuil, prostrée, échevelée, noyée dans le

1. Baudelaire, Œ complètes, éd. par Claude Pichois, t. II, Paris, Pléiade, pp. 669-671. Pour une
vue générale, lire Marcel Raymond, « Baudelaire et la sculpture «, dans Être et dire, Neuchâtel, La
Baconnière, 1970, pp. 167-177.
2. On lit dans Mon ea?Mr mis à nu « Il n'y a de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre
et le soldat. O.C., I, p. 693.
LE REGARD DES STATUES

ruisseau de ses larmes, écrasant de sa lourde désolation les restes poudreux d'un
homme illustre, vous enseigne que richesse, gloire, patrie même, sont de pures
frivolités, devant ce je ne sais quoi que personne n'a nommé ni défini, que l'homme
n'exprime que par des adverbes mystérieux tels que peut-être, jamais, toujours! et
qui contient, quelques-uns l'espèrent, la béatitude infinie, tant désirée, ou l'angoisse
sans trêve dont la raison moderne repousse l'image avec le geste convulsif de
l'agonie.
L'esprit charmé par la musique des eaux jaillissantes, plus douce que la voix des
nourrices, vous tombez dans un boudoir de verdure, où Vénus et Hébé, déesses
badines qui présidèrent quelquefois à votre vie, étalent sous des alcôves de feuillage
les rondeurs de leurs membres charmants qui ont puisé dans la fournaise le rose
éclat de la vie.

À l'évidence, ces statues sont sororales et maternelles. On vient de reconnaître dans


Vénus et Hébé les doubles de la « Pomone de plâtre » et de la « vieille Vénus qui
apparaissent dans l'admirable poème adressé par Baudelaire à sa mère (« Je n'ai
pas oublié, voisine de la ville ».). D'autres échos se laissent percevoir dans les
Fleurs. L'allégorie du Deuil fait penser à la fois à « l'immense majesté des
« douleurs de veuve d'Andromaque (« Le Cygne », dans les « Tableaux parisiens »)
et au « magnifique fleuvedes pleurs de la « vraie face » dans la description
poétique d'une statue qui tient un masque souriant à la main'. Baudelaire, dans
le texte-promenade du Salon de 1859 que nous venons de parcourir de façon
discontinue, a ménagé l'apparition alternante de personnages qui commandent
impérieusement (à la limite, ils exercent une tyrannie), et de figures féminines
marquées par le regret ou la douleur comme le fut la Niobé légendaire, et qui
sont à la fois des figures de la fécondité « robusteet des victimes pathétiques.

Quel que soit le geste, dans le commandement comme dans le chagrin,


l'éternité est de la partie. La statue surpasse la temporalité humaine et marque
une supériorité ontologique. Les statues sont l'en-soi de la gloire ou du chagrin.
Du fait de leur achèvement, elles éveillent dans le spectateur la culpabilité de son
inachèvement. En langage intime, dans le texte de Baudelaire, les statues imposent
le devoir d'écrire, ou rappellent le chagrin de la mère. Et Baudelaire d'ajouter,
après sa magnifique énumération de sculptures exemplaires

Ici, plus qu'en toute autre matière, le beau s'imprime dans la mémoire d'une
manière indélébile. Quelle force prodigieuse l'Égypte, la Grèce, Michel-Ange,
Coustou et quelques autres ont mise dans ces fantômes immobiles! Quel regard
dans ces yeux sans prunelle!

1. « Le Masque », d'après une œuvre du sculpteur Ernest Christophe, poème XX des Fleurs du
mal.
L'INACHÈ VEMENT

Il s'agit là d'une écriture (le beau « s'imprime »), mais d'une écriture tracée
dans la mémoire par le regard issu de la pierre. Le message que la forme a imposé
à la pierre et que celle-ci imprime dans la mémoire on vient de le constater
est une invitation à penser au-delà des choses de la terre à « l'éternité à la
« béatitude infinie », à l'indéfinissable qui ne peut être exprimé qu'adverbialement
« peut-être, jamais, toujours ». C'est une leçon héritée des Vanités baroques. La
perfection visible de la statue (dont le matériau est la terre même) renvoie le
regard imparfait des humains vers les perfections immatérielles de la promesse
théologique.

« Avec sa jambe de statue»

On sait combien l'invention de Baudelaire se plaît à rapprocher les contraires


sans les réconcilier c'est un art de l'oxymore. Baudelaire pouvait être particuliè-
rement attiré par celui qui consiste à attribuer le regard à un œil sans prunelle.
Et l'expression que nous venons de relever ici n'est pas une trouvaille occasionnelle.
C'est chez Baudelaire un motif insistant. Il convient, notamment, d'en relever les
liens avec l'idée qu'il propose de la modernité.

Nulle part, en effet, l'oxymore n'est plus évident que lorsque le poète, dans
son essai sur Constantin Guys, définit le beau et la modernité « Le beau est
toujours, inévitablement, d'une composition double 1. La modernité, c'est le
transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel
et l'immuable 2.» Des inventions passagères de la mode, l'artiste, comme un « parfait
chimiste3 », saura « extraireune beauté mystérieuse, capable d'éternité. Alors « la
modernité sera « digne de devenir antiquité L'image de la statue antique
affleure dans cet essai, lorsque Baudelaire évoque les gravures de mode de l'époque
révolutionnaire « L'idée que l'homme se fait du beau s'imprime dans tout son
ajustement [.]L'homme finit par ressembler à ce qu'il voudrait être. Ces gravures
peuvent être traduites en beau et en laid; en laid, elles deviennent des caricatures;
en beau, des statues antiques 5. » Il n'y a rien d'incompatible, dans cette beauté
statuaire, avec l'attrait que peuvent exercer des tissus nouveaux, tout récemment
produits par nos fabriques. Par exemple, suggère Baudelaire, une « étoffe [.]
soulevée, balancée par la crinoline ou les jupons de mousseline empesée ». Soulever,

1. Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, O.C., t. II, p. 685.


2. Op. cit., p. 695.
3. J'emploie l'expression qui apparaît dans le projet d'épilogue (O.C., Pléiade, 1.1, p. 192) « Soyez
témoin que j'ai fait mon devoir Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte,»
4. Ibid.
5. Op. cit., p. 684.
LE REGARD DES STATUES

balancer! L'on a reconnu ici le geste de l'extraordinaire « Passante L'oxymore


est cette fois une statue qui marche (« avec sa jambe de statue »). La passante est
dite « agile et noble » et l'on pense aussitôt à l'agilité et à la noblesse que l'un des
premiers poèmes des Fleurs du mal attribuait, avec de volontaires fausses notes,
aux habitants d'une idéale antiquité peuplée de statues « J'aime le souvenir de
ces époques nues, Dont Phœbus se plaisait à dorer les statues. Alors l'homme
et la femme en leur agilité Jouissaient sans mensonge et sans anxiété, Et, le
ciel amoureux leur caressant l'échine, Exerçaient la santé de leur noble machine »
Le poème « À une passanteétablit initialement le fond du vacarme urbain.
Pour le lecteur qui a parcouru les Fleurs du mal, la femme « en grand deuil » de
ce sonnet rappelle les autres endeuillées, les autres femmes au regard qui tue et
qui sont parfois des figures de pierre (notamment dans les poèmes XVII, XVIII,
XX, XXXIX, etc. des Fleurs du mal). Elle est donc, dans la rue de Paris, dans
l'acuité du présent, la descendante des allégories que sont « La Beauté (XVII) et
« Le Masque(XX). De plus, dans le contexte historique multiséculaire du genre
poétique du sonnet, la passante en grand deuil est la descendante de la dame en
blanc, de la Béatrice destinée à rejoindre l'éternité, il grande secolo du canzoniere
de la Vita Nuova. Il faut relire la scène où Béatrice adresse un premier salut au
poète. La prose de Dante raconte une rencontre dans la rue « Ne l'ultimo di
questi die avenne che questa mirabile donna parve a me, vestita di colore bianchissimo,
in mezzo di due gentil donne, le quali erano di più lunga etade; e passando per una
via, volse li occhi verso quella parte ov'io era molto pauroso, e per la sua ineffabile
cortesia, la quale è oggi meritata il grande secolo, mi salutoe molto vituosamente,
tanto che me parve allora vedere tutti li termini de la beatitudine. » Une confrontation
de la scène racontée par Dante, du sonnet qui lui fait suite, avec le sonnet de
Baudelaire donnerait lieu à un infini commentaire différentiel. Qu'il suffise de
rappeler qu'après la rencontre dans la rue, Amour apparaît en rêve à Dante
Amour en personne tient en sa main le cœur du poète, dont se repaîtra la dame
destinée elle-même à la mort, et c'est cette vision nocturne qu'évoque le sonnet
italien « M'apparve Amor subitamente, CM! essenza membrar mi dà orrore.»
La rue (nella via) apparaît donc dans la prose introductive de Dante, mais ce n'est
pas une rue qui fait violence au poète, comme ce sera le cas dans le sonnet des
Tableaux parisiens. Les deux gentil donne escortant Béatrice auront disparu et fait
place, chez Baudelaire, à la seule rue hurlante, singulier collectif lu aujourd'hui
comme un synonyme de la foule. Mais la soudaineté, le sursaut sont communs aux
deux sonnets au subitamente de Dante répond, à des siècles de distance, le

1. Les Fleurs du mal, XCIII, « À une passante Sur les rapprochements biographiques et littéraires
appelés par ce poème, voir l'édition Crépet-Blin des Fleurs (Paris, José Corti, 1942), pp. 460-461. Le
commentaire de « À une passante constitue l'épilogue du livre de Jérôme Thélot, Baudelaire. Violence
et poésie, Paris, Gallimard, 1992.
2. Les Fleurs du mal, V.
L'INACHÈVEMENT

soudainement de Baudelaire. La réflexion à ce propos ne doit pas s'en tenir au seul


rappel de l'instantanéité de l'innamoramento en coup de foudre, ni seulement
observer comment, chez les deux poètes, la perte s'inscrit dès l'évocation de la
rencontre.

À UNE PASSANTE

La rue assourdissante autour de moi hurlait.


Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d'une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l'ourlet;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.


Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l'ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair. puis la nuit! Fugitive beauté


Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité?

Ailleurs, bien loin d'ici! trop tard! jamais peut-être!


Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais!

Le mot « statue », en fin de vers, conclut la longue phrase descriptive initiale.


Reportant son regard sur le vers suivant, le lecteur découvre le sujet « Moi », qui
se dresse et s'antépose, comme provoqué par la découverte de la forme parfaite de
la jambe. S'il y a choc dans ce poème, c'est dans la séquence statue-moi. En
écoutant la musique sous-jacente, on peut entendre aussi, à bien plaire, deux
pronoms personnels tu-moi, et plus lointainement l'impératif tue-moi. Les mots
qui se suivent ne sont séparés que par la ponctuation, c'est-à-dire par le point final
de la phrase descriptive, et l'écart de position d'une ligne à l'autre, entre dernière
et première syllabes de deux alexandrins successifs. Il y a donc ici tout ensemble
contact et rupture. Pour y voir plus clair, contentons-nous de souligner la disposition
graphique des deux extrêmes. Cela donne

statue.

[.]statue.
Moi, je buvais [.]

Le regard du poète, à l'instant de la plus grande proximité, remonte brusquement


de la jambe à l'œil, pour rencontrer la merveille que sera le regard d'une statue
qui marche et qui, dans l'« escrimeparfaite d'une rime riche, « tue ». On retiendra
LE REGARD DES STATUES

que le premier quatrain a déjà offert deux rimes féminines centrales en -tueuse
« majestueuse », « fastueuse ». Pour l'intelligence du texte, il ne faut certes pas
démembrer les mots en phonèmes, mais pour l'inconscient du lecteur comme pour
celui du poète, ces rimes ne sont pas innocentes'.
Statue. Moi, je buvais. Devons-nous, dans l'intervalle des mots, quand le
regard du poète se porte de la jambe à l'œil, imaginer une « perte de l'aura »,
comme le suggérait Walter Benjamin à propos des Tableaux ~arM/~M ? J'y verrai,
quant à moi, l'exact équivalent de l'état de peur où se trouve Dante (molto pauroso)
dans la rue, et de l'orrore à l'aspect d'Amour allégorisé dans le rêve, dont parlent
le récit introductif et le sonnet de Dante. Et ce serait donc là, chez Baudelaire,
plutôt, un retour de l'aura, sur fond de banalité chaotique. Assurément évidente
est la pétrification du poète, la crispation qui fait de lui une autre statue,
momentanée. Comme si, de ce fait, la passante possédait un pouvoir médusant. Et
comme si, face à la beauté antique ainsi renouvelée, le poète comparable à « un
extravagantse sentait figé dans sa propre caricature (selon la théorie des
transformations antithétiques énoncée dans l'essai sur Guys). De même que Nerval,
plus naïvement, désirait être allaité par les statues-chimères de Schœnbrunn, le
poète boit le redoutable breuvage que dispense l'œil de la passante non la substance
nourricière, mais l'impalpable poison, la fascination dangereuse et la magie d'une
mise à mort. Or paradoxalement, à travers ce qui promettait la mort dans ce regard,
le poète s'est senti « renaître ». Singulière et rapide succession des contraires! Plus
rapide encore est la succession de l'éblouissement et de la cécité « Un éclair.
puis la nuit! » En ce moment culminant, le poème renouvelle et rend suraiguë
une opposition que nous avions rencontrée chez Nerval et dans d'autres textes de
Baudelaire. Opposition entre une toute-voyance spirituelle (proclamée dans certains
poèmes) et la noirceur (dans d'autres poèmes) qui envahit l'univers entier du fond
de l'orbite du Dieu mort. Opposition entre lumière et ténèbres qui n'a d'égale en
intensité que l'énigmatique annonce faite par Nerval, dans sa dernière lettre, de
son imminent suicide « La nuit sera noire et blanche.» Le fond toutefois sur
lequel s'enlève l'apparition de la passante, n'est qu'un lieu terrestre la « rue
assourdissante ». Plus d'horizon théologique dans la scène de rue, sinon quand

1. Assurément, je ne mets pas ces surentendus ou sous-entendus sur pied d'égalité avec le sens
obvie. Je laisse aux pervers le plaisir de les proposer à la place du sens obvie, au nom de la polysémie
des phonèmes et du pullulement des homonymes. On ne peut se dispenser de reconnaître un sens
prioritaire, sous peine d'accueillir tous les contresens. Les variantes de lecture ou d'écoute que j'évoque
ici sont bel et bien des malentendus. Leur donner trop d'importance, les laisser prévaloir, ce serait
abolir la source de lumière au nom de son halo et défigurer la poésie. Mais c'est le propre aussi de la
poésie de comporter à chaque instant, dans son sillage, une traînée scintillante de malentendus. Les
consonnes d'appui d'une rime sont aussi importantes que son genre masculin ou féminin.
2. « Ueber einige Motive bei Baudelaire », dans Charles Baudelaire, éd. par Rolf Tiedemann,
Frankfurt, Suhrkamp, pp. 103-149 et en particulier p. 119; en français, Charles Baudelaire, trad. J. Lacoste,
Paris, 1979, pp. 169-171. Voir K. Stierle, Der Mythos von Paris, München, Hanser, 1993, pp. 789-811.
L'INACHÈVEMENT

apparaît fugitivement l'hypothèse d'un revoir « dans l'éternité réfutée au vers


suivant par un « jamaisque l'italique rend irrévocable Tout se contracte dans
un laps de temps extrêmement bref et entre deux seuls personnages. Il y a bien
un ciel dans « À une passante mais il est dans l'œil même de la femme.
Et, selon le principe de l'association des contraires, cette prunelle contient
l'immensité de « l'ouragan ». Mais nul théâtre angélique ou infernal, et point
d'entités personnifiées ni d'allégories déclarées par leurs majuscules, comme en
contiennent tant d'autres poèmes de Baudelaire.
Si le poème aujourd'hui nous touche si profondément, c'est bien parce qu'il
ne parle que de l'ici-bas, et d'un amour qui n'a pas eu lieu. II narre à l'imparfait
ce qui fut proximité pour devenir aussitôt distance. Le poème, qui commence dans
le fortissimo du vacarme extérieur, s'achève dans le pianissimo d'une apostrophe
murmurée, point d'orgue qui éternise un inachèvement. Vaine apostrophe, qui sait
qu'elle n'atteindra pas sa destinataire, et qui parcourt toutes les dimensions du
temps. Après l'imparfait et le passé narratifs, après le futur interrogatif (« ne te
verrai-je plus ~?), l'unique vers où apparaît le présent grammatical marque le point
temporel où les deux passants se sont déjà éloignés l'un de l'autre, vers des
destinations qu'ils ignorent tous deux. « Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je
vais.» Dans le monde antique idéalisé, nous l'avons vu, les amants s'étreignaient,
ils « jouissaient sans mensonge et sans anxiété x. Ici, dans l'avant-dernier vers de
« La passante », le chiasme de l'énoncé, loin d'unir les deux êtres, les écarte l'un
de l'autre. Le « je » est en situation initiale et finale dans le vers, les deux « tu»
sont au centre, avec la seule syllabe « fuisintercalée. L'afflux imaginé de l'espace
(« bien loin ») et du temps (« trop tard ») a désormais produit la séparation. Le « je»
est comme divisé entre son ignorance et son mouvement sans but. Au double
regard de la rencontre a succédé le double non-savoir.
Le regard du poète reste obstinément fixé sur une image disparue. « Ô toi que
j'eusse aimée, ô toi qui le savais!» La surprenante invocation du dernier vers tente
de retenir le passé et d'en recomposer le sens. Telle une fiction que la conscience
constituerait avec les éléments mnésiques qui lui restent. C'est l'acte de la retentio,
selon la terminologie des phénoménologues. Le premier mouvement d'une recon-
naissance de la perte et de l'ignorance (« j'ignore », « tu ne sais ») est ainsi démenti
la perte n'est plus acceptée. La perte fait l'objet d'une dénégation, ce qui permet
d'adresser à l'image aimée, trop tard, un reproche monologué « Toi qui le savais! »
Les derniers mots du poème affirment pour la première fois une pensée de la
passante, or cette pensée n'est que le miroir imaginaire du sentiment qui s'énonce
trop tard dans la déclaration du poète. L'amour veut survivre, mais ne le peut que
dans le temps verbal du conditionnel passé. Il se conjugue, cet amour, sur le mode

1. L'éternité, c'était aussi, dans le texte théorique du Salon de 1859, l'horizon de la sculpture, et
ce texte regroupait aussi les deux adverbes « peut-être et« jamais ».
LE REGARD DES STATUES

d'une ranimation fantasmatique de l'impossible. Prise au piège du regret, la parole


du poète renverse en un illusoire savoir (« toi qui le savais ») ce qui avait été le
constat trop évident d'un non-savoir (« tu ne sais »). Cet attachement à un passé
désormais impossédable, cette inaptitude à s'en détacher, cette volonté d'inverser
l'impossibilité en un fantôme de possibilité, c'est sans doute l'une des plus
magnifiques expressions qui aient jamais été données de la conversion de l'état
amoureux en état mélancolique. Je n'en parle pas ici comme d'un fait biographique,
mais comme d'une magistrale mise en scène poétique d'un événement dont nous
ne saurons jamais s'il a été vécu autrement que dans la composition du poème

La Vénus, le sphinx

Souhaiterait-on que Baudelaire nous le dise de manière plus explicite? Il le


fait par le détour, cette fois, de l'allégorie, dans le poème en prose « Le Fou et la
Vénus ». Sous le regard du poète-narrateur, dans le décor d'un parc opulent
surchauffé par un grand soleil d'été, un fou de cour, « un de ces bouffons volontaires
chargés de faire rire les rois », s'afflige au pied d'une colossale statue de Vénus.
Les parcs où Watteau et Fragonard ont dressé des statues analogues sont plus
ombreux. Mais Baudelaire a besoin de tracer sa figure sombre sur fond d'intense
luminosité. Dévoré de tristesse, le fou implore l'amour de la statue. Il « lève des
yeux pleins de larmes vers l'immortelle Déesse

Et ses yeux disent « Je suis le dernier et le plus solitaire des humains, privé
d'amour et d'amitié, et bien inférieur en cela au plus imparfait des animaux.
Cependant je suis fait, moi aussi, pour comprendre et sentir l'immortelle Beauté!
Ah! Déesse! ayez pitié de ma tristesse et de mon délire! »
Mais l'implacable Vénus regarde au loin je ne sais quoi avec ses yeux de
marbre1.

La séparation est infinie. Par la force des choses, les deux regards n'ont pu se
rencontrer, contrairement à ceux du couple fugitif qui se croise dans la rue
parisienne. Le regard de la statue colossale a toujours été fixé au loin, tout en
restant noyé dans l'opacité du marbre. La supplication du bouffon mélancolique
ou hystérique selon le gré de notre interprétation méconnaît la dure réalité de
la pierre. Le suppliant s'obstine dans un appel qui ne peut qu'être frustré, et qui
paraît se complaire dans la douleur de la frustration. La scène du parc, dans un

1. « Le fou et la Vénus Le Spleen de Paris, VII, O.C., I, pp. 283-284. L'allégorie, dans ce texte,
concerne l'art. À titre de comparaison, il convient de relire la scène dernière du Conte d'hiver de Shakespeare,
où Hermione, fausse statue, descend du piédestal pour révéler qu'elle est restée vivante. Dans la Préface
récemment publiée pour sa belle traduction (Mercure de France, 1994), Yves Bonnefoy analyse le « débat
sur l'art » contenu dans ce texte admirable, et notamment la scène de la statue (pp. xx-xxn).
L'INACHÈVEMENT

décor et sous des vêtements d'un esthétisme délibérément anachronique, est la


version statique de la déclaration d'amour rétrospective du poète à la passante
disparue. Mais l'indifférence de la statue définitive prend ici, de façon beaucoup
plus accentuée, le sens d'une hostilité cruelle. Cette Vénus, qui est dite implacable,
appartient à la grande famille des tyrans baudelairiens. D'autres statues ne sont
pas moins implacables; ainsi la Beauté, « belle comme un rêve de pierre », et dont
l'œil « sait fasciner ces dociles amants' comme l'œil de la passante.
L'expérience mélancolique est au premier chef un condensé d'agression et de
souffrance, et elle est en même temps, nous l'avons vu, une sensation de déperdition
vitale, de pétrification. La statue et son regard sont aptes à figurer synthétiquement
tous ces éléments. Baudelaire, dans « Spleen », à la fin de ses successives attributions
de rôles, s'est figuré lui-même sous les espèces d'un « granit entouré d'une vague
épouvante, Assoupi au fond d'un Sahara brumeux ». Il s'est vu et senti devenir
un « vieux sphinx ignoré du monde insoucieux ». L'une des inventions de son
imagination mélancolique fut donc non seulement de dresser tout un groupe de
statues, mais encore de les rejoindre. Ni en pleine ville, toutefois, ni dans le parc
d'un château, mais dans le plus profond exil, où le regard se perd dans une
brumeuse indétermination. La seule ressource est de chanter à la tombée de la
nuit, « aux rayons du soleil qui se couche2 ».
JEAN STAROBINSKI

1. Les Fleurs du mal, XVII, U.C., 1.1, p. 21.


2. Les Fleurs du mal, LXXVI, O.C., t.I, p.73. J'ai plus amplement traité cet aspect dans
«L'immortalité mélancolique", Le Temps de la réflexion, III, 1982, pp. 231-251. Cet allongement de
sphinx se retrouve aussi, de manière plus distante et ludique, dans les tercets des « Chats qui jouent
sur la relativité dimensionnelle. Les attributions successives de rôle, ici, concernent bien entendu
l'animal. Or les chats sont les êtres explicitement désignés comme objet d'amour pour « les amoureux
fervents et les savants austères ». Ce n'est pas abuser de la poétique freudienne que de reconnaître la
part très grande du moi qui s'investit et se projette dans cet objet d'amour. Le poème a beau être de
type « parnassien », la composante d'autofiguration, comme partout chez Baudelaire, est considérable.
Baudelaire est assurément un « amoureux fervent », mais c'est un amoureux qui aspire à posséder les
qualités du savant. Disons alors que les deux catégories d'amants des chats fusionnent en ce qu'ils
aiment. En effet, Baudelaire n'a cessé de revendiquer pour l'artiste et pour lui-même les qualités de
« l'âme sainte et conjointement celles du savant austère (il a voulu être « parfait chimiste », il évoque
les « austères études » du poète, l'« austère enchantementque recherche le sculpteur, etc.). Il y a lieu
de réfléchir sur le rôle de la conjonction f! dans tout ce poème délibérément mineur. Voir plus haut
la note 3, p. 42. Après tant de commentateurs qui se sont acharnés sur « Les Chats je ne voudrais
porter ces remarques que d'une main très légère, et dans les catacombes d'une note finale à ce travail
inachevé. Un examen du poème « À une madone « et du récit en prose « Une mort héroïque » aurait
dû trouver sa place ici. Sur « À une madone », on lira deux études recueillies dans Baudelaire. Les
Fleurs du mal. L'intériorité et la forme, Paris, Sedes, 1989 Pierre Dufour, « Formes et fonctions de
l'allégorie dans la modernité des Fleurs du mal », pp. 135-137, et John E. Jackson, «L'économie de la
haine », pp. 149-159. Sur « Une mort héroïque je renvoie à ma propre étude « Bandello et Baudelaire
(le prince et son bouffon)dans Le mythe d'Étiemble, Paris, Didier, 1979, pp. 251-259. Il y a beaucoup
à y ajouter.
François Gantheret

TRACES ET CHAIR

1 NOIR, C'EST NOIR

Lorsqu'un chien courant, de ceux qui sont capables de suivre les traces d'un
gibier bien après qu'il est passé, sur de très longues distances, et que les chasseurs
nomment « chiens de grand pied », finit par perdre la piste, à la nuit tombée, il fait
retour à son point de départ, parfois sur des dizaines de kilomètres, en retrouvant ses
propres traces. On dit qu'il prend son contre-pied. Les vieux chasseurs ne voient
aucune malice dans cette expression très ancienne. S'il se fait tard, et que le chien
n'est pas revenu, ils laissent leur veste de chasse au point de départ, assurés de l'y
retrouver endormi le lendemain. Ils ne sont pas étonnés de la chose elle-même. Elle
a pourtant de quoi surprendre de si minimes indices, semés à toute allure pendant
la course, il y a des heures de cela, et retrouvés presque sans hésitation. Il semble
qu'il y ait une voie directe, sans relais de pensée au sens où nous l'entendons, entre
la perception de la trace la plus infime, quelques molécules d'odeur, et la motricité
de l'animal. Voir ces chiens en action est toujours impressionnant le nez quête, d'un
coup s'oriente à droite ou à gauche, le reste suit.
Et on se prend à soupirer ah! si j'étais ainsi capable de revenir sur mes
propres traces, avec cette aisance. Mais il faudrait pour cela que je me désencombre
de ma conscience, de ma fichue mécanique à penser mes pensées, si lente, si
lourde, qu'elle me fait perdre presque tout de mes expériences passées, et ne m'en
restitue que des fragments erratiques, tronqués, flous, la plupart du temps
inutilisables. Pouvoir ainsi, sans hésitations, parcourir à rebours mon histoire.
Mais sans doute, si je le pouvais comme ce chien, ce serait au prix de n'en rien
savoir. Tout passerait dans ce court-circuit immédiat entre truffe et pattes, mais
qui, en nous, quelle instance assisterait à cela pour s'en réjouir? Consolons-nous
donc c'est notre infirmité qui fait notre conscience, et nous pensons faute de
pouvoir flairer.
Mais nous devons bien, parfois, revenir sur nos traces, même laborieusement
et malaisément. Nous en savons la difficulté dans l'analyse, à laquelle Freud a
toujours assigné comme but, envers et contre tout, après et au-delà de la faillite
L'INACHÈVEMENT

de l'affirmation d'un traumatisme sexuel réel chez l'hystérique, la levée de l'amnésie.


Mais nous savons aussi que le retour du passé, lorsqu'il se produit, n'est pas du
tout de l'ordre de la mémoire que j'appellerai « opérative », celle qui me permet,
si tout va bien, de retrouver mes lunettes ou la route que j'ai empruntée il y a
quelques années. C'est que les traces dont il s'agit, celles qui nous importent parce
qu'elles sont les clés de notre histoire secrète, celles-là sont sous les scellés du
refoulement, et que leur retrouvaille, quand elle a lieu, est d'un genre bien
particulier. Ce n'est pas, bien souvent, quelque chose de vraiment nouveau, et
pourtant c'est radicalement nouveau. C'était là, à portée de main, sous notre nez,
nous en avions l'usage, mais pas le bon usage. C'est un état totalement différent
qui s'instaure, brusquement.
Georges Perec en parle éloquemment. « Je voulais écrire, il fallait que j'écrive,
que je retrouve dans l'écriture, par l'écriture, la trace de ce qui s'était dit (et toutes
ces pages recommencées, ces brouillons inachevés, ces lignes laissées en suspens
sont comme des souvenirs de ces séances amorphes où j'avais cette sensation
innommable d'être une machine à moudre des mots sans poids) L'écriture,
pour lui, redoublant, reprenant et se confondant avec la recherche, dans la parole
sur le divan, des traces; et dans l'épreuve de la même difficulté, de la même vanité.
Jusqu'au jour où « Simplement quelque chose s'est ouvert et s'ouvre la bouche
pour parler, le stylo pour écrire; quelque chose s'est déplacé, quelque chose se
déplace et se trace, la ligne sinueuse de l'encre sur le papier, quelque chose de
plein et de délié.»
S'est ouvert et s'ouvre, s'est déplacé et se déplace, passé et présent confondus,
non point passé vu du présent, mais passé présent dans le présent. Mais pour en
venir à ce moment, il y a, il en témoigne, une dépossession nécessaire, et à laquelle
nous ne sommes guère prêts à consentir. Passé le temps, dira-t-il, du bavardage
qui ne rencontre que le silence de l'analyste, le moment où « tout devint méfiance,
mes mots comme son silence », à proximité de l'imminence du changement, Perec
est saisi d'une étrange compulsion. Il tient un journal, où il note le plus banal du
quotidien mangé trois œufs, fait recoudre un bouton. Et il classe, tout, même ce
qui n'a plus aucune utilité. Dans la « panique de perdre mes traces », écrit-il. Il y
a des traces à perdre, pour en retrouver d'autres, plus importantes et plus secrètes.
Comment comprendre cela?

Cet homme pour qui j'ai de la sympathie, que je voudrais aider à quitter cette
galère où il rame depuis si longtemps, c'est pour la millième fois que j'entends le
récit des difficultés qu'il rencontre. Comment la situation, la tâche qu'il affronte

1. Penser/Classer, «Textes du xx° siècle », Hachette, 1985, pp. 60-62.


TRACES ET CHAIR

est compliquée, obscure, combien il est découragé, fatigué, abattu, combien il n'y
comprend rien.
« J'ai failli ne pas venir à cette séance (du matin). À huit heures et demie je
n'étais pas encore levé. Tout ce qui m'attend en sortant d'ici. Une fois de plus je
vais me retrouver entre mon supérieur hiérarchique et les gens que je dois
administrer comme entre marteau et enclume. Et je n'arrive pas à vraiment
comprendre ce que veulent les uns et les autres. C'est vraiment trop dur, trop
ardu. Comment font les autres ? Et ici même, comment font les autres, en analyse ?
Je dis tout ce qui me vient, vous ne dites rien, j'ai l'impression que je devrais
parler autrement, mais comment? Je n'en sais rien, il y a quelque chose que je ne
comprends pas. Je suis découragé, c'est trop ardu!»
Le plus souvent, en moi, accablement. Ou irritation parfois, pensées
« méchantes » « Mon pauvre ami, huit heures et demie, pour se lever, comme
c'est dur! Que la vie est donc rude! Que tout cela est ardu!» Dur, rude, ardu je
fais jouer ces mots si semblables et qui reviennent si souvent. Rien n'en sort. Il
continue, pendant ce temps, sa longue plainte contre l'incompréhensible complexité
de ce monde et sa fatigue à tenter de s'y retrouver. Il s'agit cette fois de ses
enfants, de son fils adolescent qui est bien difficile à comprendre. « Si j'avais su, je
n'aurais pas fait d'enfants, c'est vraiment trop ardu, les enfants.» Encore!
Qu'est-ce donc qui m'irrite ainsi? Je voudrais comprendre, et en sortir. Lui
aussi. Nous en sommes au même point tous les deux. Si quelque chose m'irrite
réellement, en ce moment, c'est que c'est présent ici en ce moment. C'est-à-dire dans
sa parole, dans l'actualité de sa parole.
Mes métaphores à usage personnel, pour penser cela, sont d'ordre visuel. Il
me montre des scènes, que je me représente, que je contemple avec lui, et qui me
désespèrent comme lui. Des scènes, ou plutôt toujours la même, indéfiniment
recommencée, qu'il s'agisse de son travail, de sa femme, de ses enfants, de l'analyse.
Une scène peinte avec des mots. Les mots sont là pour me faire voir ce qu'ils
évoquent. Mais s'ils suscitent en moi, réellement et actuellement, irritation et
accablement, le motif de mes affects ne peut être qu'en eux, seule réalité
actuellement présente. Ce qui est vraiment là, ce n'est pas le représenté, scènes et
personnages; ce sont les touches de peinture. Les mots.
Je l'abandonne un moment. Combien de temps ? Je ne sais quelques secondes ?
Quelques minutes ? La « touche de peinturem'a fait penser à une interview de
Jean Renoir, vue la veille à la télévision. En toute piété filiale, il y comparait son
travail de cinéaste à celui de son père peintre, pour affirmer que le peintre va plus
profond, creuse bien davantage que tout autre artiste, parce qu'il n'a que cela à sa
disposition, la touche de peinture. Alors que le cinéaste joue sur la lumière, le son,
l'acteur, le montage et bien d'autres choses encore, et qu'à chercher ainsi en
extension, dans la multiplicité des techniques, cette apparente richesse le prive de
L'INACHEVEMENT

ce qui fait la force du peintre devoir faire travailler en intensivité sa seule


ressource la touche de peinture.
Retour à mon patient. L'ai-je vraiment quitté ? Je ne saurais dire, tant ce qu'il
évoque en ce moment est identique à ce qui précédait. Question touche de peinture,
me dis-je avec un ricanement intérieur et un peu sarcastique, c'est noir sur noir!
Noir et Re-noir! Le Portugal, le pays où le noir est couleur, dit une affiche. Je
l'entends dire, une fois de plus, que tout cela est trop ardu. Sans bien savoir
pourquoi, je répète « Ardu ».
Il fait silence. Le mot résonne. Coupé de ses connexions habituelles qui, n'eût
été sa répétitivité, le faisaient passer presque inaperçu, il s'isole et prend une
densité singulière. Après un temps, le patient dit: « C'est curieux! Quand vous
avez prononcé ce mot, je l'ai entendu comme dans mon enfance, en Bretagne. En
breton, ar-du signifie le noir.»
J'ai un léger vertige, moi qui suis passé par noir et Re-noir. Je me souviens
alors que je savais, pour une part, ce qu'il vient de me dire. Je ne connais
strictement rien au breton, mais, il y a fort longtemps, une relation de travail qui
s'appelait Quidu et plaisantait volontiers sur son patronyme et ne m'en voudra
donc pas de la nommer ici avait mentionné que celui-ci signifiait « chien noir ».
D'où j'avais déduit, avec raison semble-t-il, que Qui signifiait chien, et Du noir.
Quant à lui, c'est sur tout autre chose qu'il associe sur un souvenir rappelé
par cette trace verbale qui vient de se désigner comme telle. Sa mère, entr'aperçue
nue dans la salle de bains, l'énigme de ce qu'il n'a fait qu'entrevoir et qui reste
en cet état indifférencié le-noir-au-bas-de-son-ventre.

Flaubert soupirait « Quand est-ce qu'on écrira au point de vue d'une blague
supérieure, c'est-à-dire comme le Bon Dieu les voit d'en haut ? » Il y a quelque
chose de la blague, à nous voir immobilisés, lui comme moi, dans cette célébration
d'un mystère, ce noir énigmatique dont, l'un et l'autre, nous maintenons dans le
malaise, l'irritation et la souffrance, la présence opaque, indifférenciée. Nos positions
respectives dans cette configuration sont-elles très différentes? Oui, et non.
Oui, elles sont différentes, de cette différence marquée par Freud dans
Constructions dans l'analyse « Nous savons tous que l'analysé doit être amené à se
remémorer quelque chose qu'il a vécu et refoulé, et les conditions dynamiques de
ce processus sont si intéressantes qu'en revanche l'autre partie du travail, l'action
de l'analyste, est reléguée à l'arrière-plan. De tout ce dont il s'agit, l'analyste n'a
rien vécu ni refoulé; sa tâche ne peut pas être de se remémorer quelque chose.

1. G. Flaubert, Préface à la vie d'écrivain, Seuil, p. 90.


TRACES ET CHAIR

Quelle est donc sa tâche? Il faut que, d'après les indices (Anzeichen) échappés à
l'oubli, il devine ou plus exactement il construise ce qui a été oublié'. »
Voilà pour la différence. Mon patient répète, en place de se remémorer. Il
répète opiniâtrement l'investissement d'une trace mnésique, il est immobilisé devant
elle, avec elle, dans elle qui se dit ar-du, le noir. Mais je fausse les choses en
employant « se dit si cette trace est présente dans le mot utilisé dans le discours
manifeste, elle y est d'une présence subreptice. Le mot ardu est tout à la fois
honnête représentation de mot renvoyant à la représentation de chose correspon-
dante, le concept d'« arduïté », et en même temps mot-chose, mot traité comme
une chose, chose en présence. En ce qui me concerne, moi l'analyste, et selon
Freud, il ne s'agit pas de traces (Spuren) mais d'indices (Anzeichen); et mon
attention flottante aurait dû depuis longtemps désarrimer ce signe verbal, le mot
ardu, ou la syllabe du, de la chaîne du discours manifeste, et tel un Sherlock
Holmes ou le Dupin cher à Lacan, fort de quelques autres indices également
grappillés de-ci, de-là, flairer le substantif dans l'adjectif, la lettre volée dans la
lettre exposée, et deviner, voire construire le morceau d'histoire oublié par mon
patient. Ou, à tout le moins, faire beaucoup plus tôt ce que j'ai, je ne sais encore
comment ni pourquoi, fini par faire extraire et présenter cet indice avec une
mine suffisamment interrogative pour que le voleur, je veux dire l'inconscient,
s'écrie « Damned! Je suis fait! » et avoue son forfait.
Or, ce n'est pas ce qui s'est passé, du moins pas pendant fort longtemps. Je suis
resté aussi paralysé devant sa répétition que lui devant, dans ce qu'il répète. Qu'est-
ce donc qui m'a empêché, moi qui n'ai « ni vécu ni refoulé ce dont il s'agit, de
repérer, de flairer l'indice dans le signe du discours manifeste, et de le relever?
(d'autant que j'ai ici pu m'apercevoir que je « savaissa valence de signe latent). Et,
seconde question, qu'est-ce qui me fait, sortant de ma surdité, le dé-signer?
Ce qui m'a empêché il faut bien penser que de quelque manière je suis
preneur de cette célébration occulte; c'est-à-dire que les mots qui me sont adressés
dessinent ici même une figure inaperçue et toute-puissante, au moment même où
ils se donnent pour ce qu'ils prétendent être, des mots qui évoquent (une difficulté
professionnelle, un malheur conjugal, etc.). Et que cette figure ainsi dessinée mais
inaperçue, « m'intéresse ».
Les mots sont tout à fait aptes à ce genre de blague. On en fait régulièrement
l'expérience dans les supervisions. De ce qui se joue dans l'analyse, l'analyste
participe, et il le porte lui-même avec ses mots, dans ses mots d'analyste parlant
de cette analyse, il le porte dans la supervision et en saisit le superviseur. Ce peut
être d'ailleurs, notons-le car cela est tout autant valable dans l'analyse elle-même,
dans les mots en tant que tels, dans la « substance » des mots (effet de type « ar-
du » ou « du »), ou par les mots, par leur agencement, leur traitement, voire leur

1. « Constructions dans l'analyse «, in Résultats, idées, problèmes II, PUF, pp. 270-271.
L'INACHÈVEMENT

rétention, la forme de leur disposition ou de leur rétention. Que tel analyste me


submerge, moi superviseur, d'une foule de mots, m'étourdisse et me laisse impuissant
à endiguer en moi ce flot d'informations, ou au contraire que tel autre livre en
cinq minutes le contenu de trois séances, puis se taise en attendant que je me
débrouille avec ça et lui livre une clé qui bien entendu m'échappe totalement,
cela a sans doute à voir avec la personnalité même de l'analyste, avec ses habitus
personnels et in fine avec son histoire personnelle; mais tout autant avec ce qui se
joue dans l'analyse elle-même. Ce sont les moments féconds d'une supervision,
ceux où l'on peut délier en signes ce qui immobilise le travail et où l'on voit cette
signification entendons-le au sens actif de dotation de sens, Deutung remonter
en aval, dans l'analyse elle-même, et y produire effet d'interprétation.
Revisitons un instant Constructions dans l'analyse, et en particulier ce qui
précède immédiatement le passage que j'ai cité. La traduction française permet
mal, à mon sens, de saisir ce dont le texte freudien est porteur. Elle propose en
effet d'entendre que « le travail analytique consiste en deux pièces entièrement
distinctes, qui se jouent sur deux scènes séparées et concernent deux personhages
dont chacun est chargé d'un rôle différent1 ». Je dois dire que ce passage m'a
toujours laissé perplexe. Deux personnages, deux rôles, deux pièces, deux scènes,
où diable ces deux-là vont-ils pouvoir se rencontrer? Car, aussi distincts qu'ils
soient, il faudra bien qu'à un moment l'un parle à l'autre de leur enjeu commun,
le transfert, et que l'autre l'entende! Si Dupont est le Lorenzaccio de Musset au
Français, et Durand le Hamm de Beckett à l'Atelier, quelle parole peut, ce soir,
les relier?
Reprenons le texte allemand « Hier werden wir daran gemahnt Ici nous
devons nous rappeler dass die analytische Arbeit que le travail analytique aus
zwei ganz verschiedenen Stücken besteht, se compose de deux morceaux, deux
parties (ne nous hâtons pas de traduire par « pièces au sens théâtral, bien que
cette traduction soit licite) entièrement différents, dass sie sich auf zwei ~oM~t~K
.Sc/MM~ïf.s~K vollzieht, qu'il s'exécute, s'effectue, se célèbre en deux lieux scéniques
séparés, (le sujet de vollzieht est « le travail analytique », et non les « deux pièces »,
comme la traduction française le propose) an zwei Personen vor sich geht, se
déroule au niveau de deux personnes; l'inélégant « au niveau de » traduisant
cependant au mieux le an freudien von denen jedem eine andere Aufgabe zugewiesen
ist. dont chacune est chargée d'une tâche différente. (et non d'un « rôle »,
comme la prégnance de la métaphore théâtrale entraîne la traduction française à
écrire).

1. Op. cit., p. 270. Cette traduction est ancienne, et nécessairement à remettre en chantier. Mais
c'est jusqu'à présent la seule dont nous disposions, c'est sur la mise en scène qu'elle effectue car toute
traduction est mise en scène que, pour la plupart d'entre nous, nous avons réfléchi, imaginé. J'ajouterai
que la métaphore théâtrale, si insistante en français, est absente de la traduction anglaise de la Standard
Edition cf. SE 23, p. 258.
TRACES ET CHAIR

Voilà qui prend un tour quand même différent. Il y a un objet unique, « le


travail analytique », qui occupe deux personnes chargées d'une tâche différente
(Aufgabe est le devoir au sens scolaire) en se présentant à elles selon deux parties
différentes sur deux scènes séparées. J'ajoute à cela que Schauplatz (la fameuse
andere Schauplatz, « l'autre scène du rêve de la Traumdeutung, a une connotation
légèrement différente de « scène » en français. Patrick Lacoste avait justement fait
remarquer que le français traduit indistinctement par « scène trois mots freudiens
Schauplatz, lieu scénique; Szene, la scène qui s'y déroule, et Situation, « mouvement-
temps de l'âme qui se donne à la conscience comme étrangère à elle-même1 ». Il
faut même y adjoindre un quatrième, die Bühne, la scène sur laquelle s'agitent les
« personnages psychopathiques ». En allemand, « l'orientationde Schauplatz est,
par la prégnance de schauen, regarder, celle de place où est sollicité le regard (zur
Schau dienen être là pour la montre; zur Schau tragen afficher). Cette singularité
d'orientation disparaît dans l'amalgame français.
Cela, qui peut paraître rébarbatif et secondaire, a son importance. Voici nos
deux protagonistes, non plus jouant des rôles sur des scènes, mais regardant-
contemplant. Regardant quoi ? Ce qui leur est donné à voir, à voir dans l'entendu,
« le travail analytique c'est-à-dire, à mon sens, la parole telle que la libre
association et l'attention également flottante la dé-lient, font « tremblerl'évocation
de l'actuel et de l'ancien. En quoi, dans cette contemplation, sont-ils différents?
Une autre métaphore freudienne peut nous aider à le comprendre. Il s'agit de la
« Rome éternelle », image de l'intemporalité de l'inconscient que Freud emploie
dans Malaise dans la civilisation Tous les monuments, de tous les temps, y sont
présents ensemble, en tous leurs états successifs depuis la fondation de la Ville.
Rappelons-nous Perec et le passé présent dans le présent. Y a-t-il plus belle
affirmation de l'immanence des traces?
Mais qui pourrait voir cela ? Le Bon Dieu de Flaubert, celui qui voit « d'en
hautet rit. Ou celui de Leibniz, « géométral de toutes les perspectives ». Ou
Freud, quand il décide de sauter le pas de la métapsychologie et qu'il déclare tout
à trac, dans « L'inconscient » « Il ne nous reste pas d'autre solution en psychanalyse,
que de déclarer l'ensemble des processus psychiques en soi inconscients.» Mais,
on le voit bien, c'est là prétention démiurgique d'un affranchissement des limites
de la conscience. Freud métapsychologue se prend pour le Bon Dieu ou du moins
entretient des rapports très étroits avec lui, Hans l'a d'ailleurs remarqué. Aux
simples mortels, il donne cependant un « tuyau », qui m'a toujours semblé bizarre.
Devant cette Rome de tous les temps superposés et présents à la fois, cette
Ville impensable, il suffirait, dit-il, d'un « changement dans le point de vue
(Standpunkt, le point où l'on se tient) et la direction du regard (B~c~nc/~MMg) »

1. P. Lacoste, « Scène, l'autre mot », NRP 44, 1991, p. 264.


2. S. Freud, Malaise dans la civilisation, PUF, p. 13.
L'INACHÈVEMENT

pour qu'apparaisse tel ou tel des états antérieurs. Voilà qui n'est guère « logique »,
si du moins la logique a quelque place dans cette affaire. C'est cependant une
indication précieuse voir un autre temps, c'est regarder d'une autre place que de
celle du moi assigné à résidence. Tel serait le travail de l'analyste se décaler par
rapport à l'angle selon lequel s'organise la parole et, de ce fait, voir les autres
temps, les « autres scènes voir les traces dans leur présence actuelle. Car elles
sont là, mais à l'insu du patient et il revient à l'analyste de les lui désigner.
À son insu, cela signifie que, si elles sont bien présentes dans le paysage, elles
ne sont pas distinguées, pensées comme des percepta. Ainsi, dans mon exemple,
« le noirn'est présent que subrepticement dans l'adjectivité de ardu, mot qui
mène une double existence. Sur la scène de la conscience réflexive, il désigne la
difficulté accablante de la vie. Sur l'autre scène, celle d'une perception qui ne se
connaît pas, il ne dé-signe pas, il est le-noir-au-bas-du-ventre. À moi, analyste, de
le dé-signer. Ce que je fais quand, relevant « ardu », je l'isole, je le laisse en attente
d'autres connexions que celles de la chaîne consciente, je mets du vide autour. Sur
cette scène, je le dé-signifie, j'en fais un signifiant qui a perdu son signifié et qui,
à ce moment-là, dé-connecté, est très exactement un « signifiant énigmatique »
perçu comme tel.
Yves Bonnefoy décrit ainsi le temps poétique dans l'usage particulier du mot,
dit-il, c'est « le niveau du signifié qui s'irréalise, se fragilise, entre le signifiant
toujours actif (.) et le référent soudain extraordinairement proche, soudain ici aux
dépens même de nous' Notons que, tout au long de ces années d'analyse, le
référent était, en présence, dans le signifiant. De façon permanente et latente, des
signifiants engagés dans notre pensée consciente sont ainsi habités de présence
inaperçue, une poésie en puissance nous occupe, en attente de surgissement.
En bonne orthodoxie linguistique, et plus largement sémiologique, c'est là une
hérésie, que d'affirmer la présence du référent dans le signifiant. Le référent, c'est-
à-dire l'objet même que l'acte de parole convoque devant la pensée, est radicalement
extérieur, étranger au domaine sémiologique. Le signifiant, de quelque nature qu'il
soit, n'est que pure différence et, par le jeu de cette différence, action de découpage
du continuum de la pensée en concepts, les signifiés. Que cela convoque à la
pensée un objet-référent, non point le concept d'arbre, mais cet arbre singulier qui
est derrière la maison, cela n'a plus rien à voir avec la linguistique, c'est « de la
psychologie disent les linguistes. C'est donc absent de l'objet dont ils s'occupent.
Eh bien, il nous faut peut-être leur donner tort. Cachée dans le signifiant « pur
il y a une présence inaperçue, vibrant secrètement, une présence qui ne se donne
à voir qu'à celui qui pourrait opérer ce léger changement « de point de vue et de
direction du regard » auquel appelle Freud devant la Rome éternelle. Il y a une

1. Y. Bonnefoy, Préface à Haïku, Fayard, 1978, p. xx.


TRACES ET CHAIR

« chair » du signifiant, et cette chair, ce sont les traces dont il est porteur à notre
insu.
Donner tort aux linguistes, ou en tout cas donner tort à ceux qui veulent
appuyer la psychanalyse sur une conception purement formaliste du signifiant. Je
rejoins ici J.-B. Pontalis lorsqu'il s'interroge « Quand Lacan assimile la représen-
tation à la trace, c'est-à-dire tend à effacer tout ce qui dans la représentation serait
reliquat d'image mais aussi ce qui en elle vise à rendre présent puis quand il
réduit la trace au signifiant qu'il soit identifié comme verbal ou, surtout chez
certains disciples, comme non verbal ne change rien à l'affaire n'y a-t-il pas là,
en fin de compte, malgré les apparences, une dévaluation de la fonction du
langage'?"»
Cette face énigmatique des signifiants « travaillela psyché, exerce sur elle,
en elle, un effet permanent de séduction (au sens que lui donne Laplanche). Notre
activité de pensée consciente est tentative d'épuiser cette irritation d'origine
inconnue, ce prurit qu'est l'inconscient. Nous pensons pour trouver, nous donner,
nous administrer des preuves, en lesquelles nous espérons vainement apaiser
la fatigue de penser. Alors que l'apaisement, c'est-à-dire le plaisir, ne pourrait venir
que du surgissement, devant les yeux de la pensée, de la présence occultée. Un
tel surgissement ne peut être que ponctuel, instantané, il est ouverture indue qui
immédiatement se referme, mais non sans que subsiste la trace, une nouvelle trace,
de cet avatar. Il est le propre du mot d'esprit, du moment de l'émotion esthétique
comme de l'interprétation.
L'invraisemblable A~rMMg, que pour être fidèle à la langue il faudrait tra-
duire, plutôt que par « changement par un néologisme substantif comme
« étrangement », voire « autrement» au sens de « acte de se faire autre », cet
étrangement à soi-même donc que postule Freud pour percevoir dans la Rome
éternelle la présence inaltérable du passé, ce déplacement hors de soi-même qui
conserverait la mémoire d'avoir été cet autre, on en trouvait déjà l'intuition chez
Leibniz, déjà cité ici (ce qui n'a rien pour étonner sur ces points capitaux de la
perception et de la mémoire, il vient s'opposer au mathématisme cartésien.
« L'étendue suffisait à Descartes, à Leibniz il faut la vie », annotait Boutroux~). Et
cela, curieusement, sur la même image de la perception de la ville, comme si ces
questions appelaient irrésistiblement le regard sur la résidence des hommes.
« Et comme une même ville regardée de différents côtés paraît toute autre, et
est comme multipliée perspectivement; il arrive de même que par la multiplicité
infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne
sont pourtant que les perspectives d'un seul, selon les différents points de vue de
chaque monade 3.
1. J.-B. Pontalis, La Force d'attraction, Seuil, p. 99.
2. E. Boutroux, in Leibniz, La Monadologie, Delagrave, 1983, p. 174, n. 1.
3. Op. cit., § 57, p. 173.
L'INACHÈ VEMENT

Ajoutons, de Leibniz toujours, cette considération pour nous capitale « Ce


n'est pas dans l'objet, mais dans la modification de la connaissance de l'objet, que
les monades sont bornées. Elles vont toutes confusément à l'infini, au tout; mais
elles sont limitées et distinguées par les degrés des perceptions distinctes. (.) Une
Âme ne peut lire en elle-même que ce qui y est représenté distinctement, elle ne
saurait développer tout d'un coup tous ses replis, car ils vont à l'infini1.
Nous dirons donc ici Freud leibnizien, anticartésien, mais en notant que la
proposition freudienne ne se limite pas à imaginer une transgression des limitations
spatiales du moi percevant ce dé-bordement vers l'essence est pour lui, tout autant
sinon même principalement, un dé-bordement temporel vision de l'actualité de la
trace.

Ne nous faut-il pas penser la possibilité d'un tel débordement, aussi déraison-
nable soit-il, si nous devons accorder quelque crédit à l'idée que, convoqués par la
parole de l'autre à regarder avec lui son propre paysage, nous puissions par quelque
action qui nous soit propre l'amener à voir la trace du passé dans l'actualité de ses
mots?
Je me réfère souvent, comme à un modèle éblouissant, à cette interprétation
bien connue de Winnicott relatée dans « La créativité et ses origines À un
patient homme, il dit un jour « Je suis en train d'écouter une fille. Je sais
parfaitement que vous êtes un homme, mais c'est une fille que j'écoute et c'est à
une fille que je parle. Je dis à cette fille vous parlez de l'envie du pénis.»
Cela n'est que la première partie de l'intervention, son ouverture. Le patient
y réagit par ce commentaire « Si je me mettais à parler de cette fille à quelqu'un,
on me prendrait pour un fou.» Alors vient la seconde partie de l'intervention, une
remarque qui, nous dit Winnicott, le surprit lui-même « Il ne s'agissait pas de
vous qui en parlez à quelqu'un; c'est moi qui vois la fille et qui entends la fille
parler alors qu'en réalité c'est un homme qui est sur mon divan. S'il y a quelqu'un
de fou, c'est moi.
Cette remarque a suffisamment libéré le patient de l'emprise interne de la
parole de l'autre en lui, à partir du moment où l'analyste l'assumait comme parole
de l'autre en lui, pour qu'il puisse dire qu'il se sentait maintenant sain dans un
environnement fou. « Cette folie qui était la mienne, commente Winnicott, lui
avait permis de se voir comme une fille, mais de ma place. »
N'est-ce point là très exactement l'exemple de ce saut étonnant, par lequel
Winnicott parvient à accepter d'être l'autre de celui qui parle et, dans cette
acceptation et par cette acceptation, l'en délivrer? N'est-ce point l'exemple même
que ce changement de place, cette Anderung, cet « étrangement est surgissement
de l'actuel du passé de la folie maternelle dans la parole présente?

1. Op. cit., pp. 175-177.


2. D.W. Winnicott, in y~M et Réalité, Gallimard, 1971, pp. 102-105.
TRACES ET CHAIR

Mais comment cela est-il possible? Comment pouvons-nous accepter d'être


je ne dis pas seulement de voir, de désigner, mais bel et bien d'être la trace
ignorée de l'autre? Ou, ce qui revient au même et va de pair, que l'autre soit ma
trace inaperçue? Que toute parole leurrée de l'un soit vérité ignorée de l'autre?
Cela ne va pas sans toute la difficulté du paradoxe. Le même Winnicott qui dit,
je l'ai noté au passage, qu'il s'est surpris à s'entendre dire « C'est moi qui suis
fou », écrit deux pages plus loin « Le point crucial résidait justement dans cette
interprétation que, je dois l'avouer, j'eus du mal à me permettre de faire.» Avoir
du mal à dire ce que l'on se surprend à s'entendre dire! Ne connaissons-nous pas,
dans notre activité d'analystes, dans notre pensée d'analystes au travail, la présence
déroutante, déboussolante de ce paradoxe?
Si nous le tenons pour réel, il nous faut, pour tenter de l'élaborer plus avant,
faire appel au concours antagoniste et simultané de deux instances l'une qui
pousse, force le passage, surprend; et l'autre qui résiste, est surprise, forcée et
éprouve de la crainte et du déplaisir. Rien d'autre au fond, dira-t-on, que le
mécanisme du lapsus ou de l'acte manqué? Oui et non. Car dans le moment dont
nous nous préoccupons, il y a une certaine acceptation, même malaisée, à laisser
passer ce qui surprend. « J'eus du mal à me permettre de la faire on a du mal,
mais on se permet.
Et puis surtout ce qui surgit alors, c'est de l'autre. De l'autre de moi dans
moi, sans doute. Mais aussi de l'autre de l'autre dans moi. Il n'y a pas seulement
porosité momentanée entre deux instances du même espace psychique, mais aussi
et surtout entre deux espaces psychiques « normalementétanches l'un par rapport
à l'autre.
Et la porosité entre deux espaces psychiques, c'est une maladie, une folie.
Une maladie que Winnicott, encore lui, nous a permis de penser, sous la forme
de la « préoccupation maternelle primaire Une « maladie normale », transitoire,
une hypersensibilité qui permet à la mère de ressentir en elle les besoins du tout
petit enfant et d'y répondre.
La thèse winnicottienne est bien connue et je n'y insisterai pas que la mère
soit défaillante à assurer cette fonction primaire, qu'elle ne puisse supporter cette
fragilisation, voire la dissolution temporaire des limites du moi qu'elle suppose, et
ce qui est vécu par l'enfant est, non point frustration nous n'en sommes pas là
dans cette proto-constitution du moi et de l'objet mais sentiment d'annihilation.
Car c'est bien de proto-constitution du moi qu'il s'agit, et toute la dialectique
winnicottienne est là, trop souvent écrasée par l'idée de la mère toute-bonne de
tels avatars ne sauraient manquer, mais il faut pouvoir en revenir, les élaborer
« La première organisation du moi provient du vécu des menaces d'annihilation

1. D.W. Winnicott, « La préoccupation maternelle primaire in De la pédiatrie à la psychanalyse,


Payot, 1969.
L'INACHÈVEMENT

qui n'entraînent pas l'annihilation et dont on se remet à chaque fois », écrit encore
Winnicott
Mon hypothèse est la suivante pour que l'analyste puisse supporter, mettre
en œuvre ce moment paradoxal où il laisse parler de l'autre en lui, il faut que la
dépendance absolue de ce moment primaire puisse être réactivée, ne fût-ce qu'un
instant, et même si ce n'est pas sans mal. Car « reconnaître l'absolue dépendance
à la mère et sa capacité de préoccupation maternelle primaire, selon le terme dont
on la désigne, relève d'une élaboration extrême et d'un niveau que même les adultes
n'atteignent pas toujours. On ne reconnaît généralement pas la dépendance absolue
du début, et c'est ce qui engendre la peur de la FEMME, que l'on trouve aussi bien
chez les hommes que chez les femmes
Que cela soit nécessaire pour que puissent advenir des moments proprement
analytiques, j'en verrai l'indice dans ces nécessités d'analyses secondes, chez des
analystes désemparés par une certaine stérilité de leur pratique, par le sentiment
de ne pas pouvoir mettre en œuvre plus qu'une action psychothérapique, parce
que leur organisation personnelle ne leur permet pas une telle mise en péril de la
clôture du moi, et que leur première analyse, qui a pu parfaitement se dérouler
dans des sphères psychiques supposant l'intégrité du moi, ne les a pas conduits
même fugitivement à ces moments de régression extrême de la dépendance absolue.
Il nous faut, analystes hommes ou femmes, pouvoir accepter la FEMME malade
d'omnipotence en nous pour nous permettre, le temps de la surprise, le surgissement
des traces de l'autre qui habitent les mots qu'il nous confie.

Revenons à mon patient, confronté à l'ardu de l'existence, pour nous poser


une autre question. La permanence de la trace est là, chez lui, sous les espèces
d'un signifiant désignifié; d'un morceau de langage perdu caclié dans le langage.
Et alors qu'il s'agite et se débat dans la mobilité de son langage conscient, nous
pouvons le penser immobilisé devant, dans son idolâtrie de l'ar-du; dans une
hallucination permanente de l'ar-du, que nous pourrions comparer à la satisfaction
hallucinatoire du rêve il y a du mouvement dans le rêve, des gestes et des
déplacements, plus ou moins cohérents, et des affects divers également. Mais nous
savons que tout cela, produit de l'élaboration secondaire, peut en droit être ramené
à une contemplation immobilisée, à la permanence intemporelle de la satisfaction
hallucinatoire d'un désir sexuel, infantile, refoulé. La permanence de l'ar-du est
celle d'une épine irritative, certes, d'une énigme « qu'est-ce que ce noir qu'elle a
au bas du ventre ? », mais aussi de sa « résolution », sa désactivation. Ce n'est pas

1. Op. cit., p. 173.


2. Id., ibid.
TRACES ET CHAIR

« pourquoi n'a-t-elle pas de pénis comme moi ? », mais « le-noir-au-bas-de-son-


ventre ». Quelque chose et pas rien.
Quand j'ai, tout à l'heure, évoqué ce moment d'analyse où ardu est entendu
et lié au souvenir, je n'ai pas précisé ceci le souvenir lui-même, la vision fugitive
de la mère nue, avait déjà été mentionné par le patient, à plusieurs reprises dans
la cure. Mais comme un souvenir qui devait être pointé, dont il y avait des raisons
intellectuelles de penser qu'il s'agissait de quelque chose d'important, sans autre
effet. Et quels qu'aient été, à ces moments, mes efforts, mes relances, les constructions
que j'ai proposées, rien de significatif n'en était alors résulté, aucun déploiement
nouveau dans la parole du patient, à la faveur de cette évocation. Il a fallu que
nous passions par l'entendu de cet ardu pour qu'enfin se greffe, ou se re-greffe,
toute une nouvelle organisation des représentations.
Point donc de fulgurant surgissement d'une scène oubliée, point de dévoilement
spectaculaire d'une vision enfouie. Je n'ai, dans ma pratique clinique, jamais eu
de telles expériences. Et je crois même que cela, pendant longtemps, m'a
confusément préoccupé peut-être n'étais-je donc pas un « bon » analyste, puisque
je n'obtenais pas de tels résultats? Nos débats internes avec l'idéal peuvent nous
rendre aveugles ou sourds. Je me dis maintenant, plus sereinement il n'y a pas
de souvenirs refoulés1à proprement parler. Le mode opératoire du refoulement, ce
n'est pas la disparition d'une image, d'une scène, d'une représentation c'est la
rupture des connexions entre cette représentation et d'autres représentations. Et
ces connexions sont langagières.
Avant d'aller plus loin dans l'examen de ce qu'implique une telle proposition,
un mot encore sur le moment où ar-du a été entendu et lié au souvenir. S'il n'y
a pas surgissement d'un souvenir enfoui, qu'est-ce qui se passe donc, qui me fasse
tenir ce moment pour interprétatif?
Ce qui se passe est de l'ordre d'une libération. Le monde est resté le même,
mais il est vu, lu, habité, parcouru autrement. Rien n'est nouveau et tout est neuf.
Les connexions qui se rétablissent en libèrent d'autres, sous-traitantes des premières.
Retrouver la trace, ce n'est pas voir l'empreinte mon patient, je l'ai dit, pouvait
évoquer cette scène de la salle de bains. Mais dans une sorte de redoublement du
contenu du souvenir dans le rapport au souvenir, il ne pouvait que rester sans
pensées devant elle. Retrouver la trace, c'est rouvrir les sentiers dont l'empreinte
n'est que l'indice erratique, et pouvoir de nouveau les parcourir.

Lorsque nous disons que les connexions rompues par le refoulement sont
langagières, faisons-nous autre chose que répéter Freud quand, dans sa réflexion

1. Formulation que je dois à J.-B. Pontalis, au cours d'une discussion privée sur ces questions.
L'INACHÈ VEMENT

sur l'inconscient et reprenant l'alternative une représentation inconsciente qui


devient consciente, change-t-elle d'état, ou de lieu? il en dépasse l'indécidable par
cette réponse « ce que, dans les névroses de transfert, le refoulement refuse à la
représentation repoussée (c'est) la traduction en mots qui doivent rester connectés
à l'objetM. Apportons-nous quelque chose de plus à cette formulation que nous
pourrions tous psalmodier en chœur tant elle est connue ? Peut-être une nuance
car nous voyons ce rétablissement des connexions dans un double registre. Connexion
que je me représenterais volontiers « verticaleentre représentation-chose et
représentation de mot, sans doute; mais aussi, et de ce fait, connexions « horizon-
tales » entre représentations. Mais cela est, je le pense, impliqué dans le dévelop-
pement freudien. Celui-ci aligne une série de questions et de réponses que je
reprends rapidement.
Question pourquoi la rupture de connexion entre représentation-chose et
représentation de mot entraîne-t-elle l'inaccessibilité à la représentation refoulée?
Réponse parce que seuls les mots sont capables de restituer la qualité de l'expérience
perceptive originaire. Qu'est-ce donc que cette « qualité » dont le problème
tourmente Freud depuis /ËMf~M?/? C'est ce que le modèle énergétique mis en
place ne permet guère de prendre en compte. C'est l'odeur, le timbre, le goût, la
densité, c'est ce qui fait lien entre présence sèche et impact émotionnel, c'est la
chair manquante au signifiant. C'est l'aura de la trace.
Question pourquoi donc les mots, qui ne sont après tout eux aussi que les
restes de perceptions verbales anciennes Freud ne variera pas là-dessus, depuis
la proposition de la lettre 52 « Cette conscience cogitative secondaire, qui apparaît
plus tardivement, est probablement liée à la reviviscence (Belebung) hallucinatoire
de représentations verbales2» pourquoi donc les mots qui ne sont eux aussi que
des traces réinvesties sont-ils plus à même de fournir cette chair de la représentation,
cette fameuse qualité? Question d'autant plus pertinente que, nous l'avons vu, la
trace mnésique verbale peut parfaitement fonctionner comme une représentation-
chose inconsciente. Ardu est représentation de mot plus représentation de chose
d'une part, et mène parallèlement une carrière assidue et inconsciente de repré-
sentation-chose.
La réponse freudienne à cette question est lapidaire, pas très claire et porte
sur deux aspects l'actualité du langage, et la « relation » 3.
Actualité « .la pensée fonctionne dans des systèmes qui sont si éloignés des
restes perceptifs originaires qu'ils n'ont plus rien conservé des qualités de ceux-ci
et ont besoin pour devenir conscients d'un renforcement par de nouvelles qualités ».
En d'autres termes, le langage, même s'il repose sur des restes mnésiques verbaux,
mène une vie actuelle et de ce fait fournit des qualités vivantes.
1. G.W.X, p. 300; fr. O.C. XIII, p. 240.
2. Aus den ~4~/a~M. p. 186; fr. NaMM~ce.p. 155.
3. « L'inconscient., G.W.X, pp. 301-302; fr. O.C. XIII, p. 241.
TRACES ET CHAIR

Second aspect les « relations « .le lien avec des mots permet de doter de
qualités des investissements qui ne pouvaient apporter avec eux aucune qualité
tirée des perceptions elles-mêmes, parce qu'ils correspondent seulement à des
relations entre les représentations d'objet ». Qu'est-ce que cela signifie ? Que
l'engrangement mnésique se fait par systèmes d'associations, que ce qui est conservé
n'est pas le percept lui-même, mais la relation entre un trait perceptif et un autre,
à la manière d'un ordinateur; et sans plus d'âme, sans plus de « qualité que dans
un ordinateur.
Le mot, donc, apporterait la chair manquante à ce squelette, à ce réseau de
relations. Comment le fait-il? En d'autres termes, qu'est-ce que parler?
Parler, c'est indiquer, désigner avec tout ce que porte ce « désigner o, mise
en signes, pour l'autre, de ce monde intérieur comme extérieur, et index pointé
sur ces signes. Quand, en ce moment, j'écris, je tente à chaque mot de désigner,
de montrer, de faire voir clairement quelque chose que je porte en moi.
Non pas que ce quelque chose me soit clair à moi-même au contraire.
Paradoxalement, c'est parce que ce n'est pas clair pour moi que je parle, pour
dire regardez, voyez-vous ce que je sens ? Ne pouvez-vous me dire,de votre point
de vue, ce dont il s'agit? Je parle pour qu'on me dise le vrai sur moi, sur ce que
je porte en moi. Chaque mot est adresse, voire supplique. Et comme on fait silence,
comme on ne répond pas à ma supplique comment le ferait-on, sauf à me et se
leurrer d'un « Je vous ai compris! » je suis obligé d'ajouter d'autres mots. Telle
est la vertu du silence de l'analyste il ne répond pas à la supplique, il ne comprend
pas, obstinément.
Ce que je veux faire passer en parlant, c'est ce qui me manque de moi à moi-
même que j'ai en moi, mais sous une forme qui ne m'en permet pas l'accès. La
qualité, la chair, la présence, j'attends donc du mot que j'adresse, de celui qui
l'entend, qu'elles me soient redonnées; elles sont dans ce qui manque au mot, et
dont je demande restitution. Je cours à l'échec, forcément! Mais sans doute ce qui,
inéluctablement, manquera, aura une autre forme d'absence qu'avant d'avoir fait
cette tentative.
Quel peut être ce retour? Sûrement pas celui que j'espère, que je désire. Car
tel est le désir qu'il n'y ait plus à parler. Mais peut-être, dans le meilleur des cas
et si je n'ai pas saturé ma parole de prétendues certitudes, quelque chose qui serait
de l'ordre de on ne m'a certes pas compris, mais ce qui manque à comprendre,
voilà comment il m'est proposé de l'explorer.
Et, si on me fait ce retour, sans doute j'en serai consterné c'est donc cela,
qu'ils voient et me proposent de voir, dans ce qui manque à mes mots? Mais je
ne m'y reconnais pas! C'est à eux, ce n'est pas à moi, ce n'est pas moi! C'est de
l'étranger! Chacun, dans sa parole qui enchaîne sur la mienne et dont j'attends
restitution et même si tous se taisent il suffit que j'adresse chacun dit l'étranger
à moi, dans moi.
L'INACHÈVEMENT

Un patient, gravement obsessionnel, est tout à fait conscient du mécanisme


d'annulation sans cesse à l'œuvre en lui, et qui obère douloureusement ses capacités
psychiques. À peine a-t-il une pensée et l'a-t-il communiquée que ce qui suit est,
implacablement « Remarquez, je dis cela, mais on pourrait aussi bien dire l'inverse! »
Et s'ensuit toute une rationalisation pour asseoir l'égale pertinence de l'un et l'autre
énoncé. Il lui arrivera, subissant une fois de plus ce mécanisme démoniaque, de
s'écrier, humoristique et terriblement sérieux « Mais qu'on intervienne! Qu'on me
dise! Dites-moi, vous! Qu'on mette de l'ordre! Mais que fait la police? » Et je me
tais, bien sûr. Mais c'est là qu'on voit que le silence de l'analyste, s'il est indispensable
pour que se précise la demande, ne suffit pas. Il faut un mouvement de plus, qui
serait celui de l'interprétation. Mais avec de tels patients, on peut attendre très
longtemps l'opportunité d'un tel mouvement, d'autant que l'attention à la longue
s'émousse et que, sans doute, nous manquons souvent de telles opportunités et
que mais c'est là question de transfert, de notre participation au transfert il
n'est pas certain que nous ayons très envie, au fond, d'opérer un tel mouvement.
Un souvenir d'enfance a été plusieurs fois évoqué. Il est dans cet état
« désactivé dont j'ai parlé, mais il dit en même temps assez bien l'essentiel du
scénario œdipien, tout dans la rage, le dépit et le défi. Il a trois ans environ, il est
tard, son père conduit la voiture, on rentre d'un dîner chez des amis. Il est à
l'arrière, étendu sur la banquette, la tête posée sur les cuisses de sa mère. Parfois
celle-ci se penche un peu en avant et il peut sentir la douceur de son sein sur son
visage.
Son père se retourne, jette un coup d'œil et dit « Allons! Ne t'endors pas,
redresse-toi, on arrive Et il ajoute, à l'intention de la mère: « Ne le laisse pas
s'endormir!» Et celle-ci obtempère et l'assoit à côté d'elle! Ce qui se passe alors
est net quant au fait, mais complexe, confus et incertain quant aux éprouvés aux
qualités qui l'accompagnent. Le fait il pisse dans sa culotte. Mais que ressent-
il ? Deux lignes hétérogènes d'association sont toujours présentes, quand ce souvenir
refait surface et que je le sollicite l'une, du côté de la rage, de la destruction et
du défi au père. L'autre, du côté de la volupté agréable chaleur de ce liquide qui
lui coule le long des cuisses et, en résonance, émois d'ordre érotique.
Les séances sont émaillées de défis, de provocation à mon égard. Ainsi
pourquoi ne lui donné-je pas le code de la porte palière de l'immeuble, l'obligeant
ainsi à sonner et s'annoncer à l'interphone? Et s'il ouvrait lui-même? D'ailleurs,
il a repéré ce code en regardant entrer un habitant de l'immeuble, tandis que lui-
même poireautait en attendant ma réponse. « C'est bien permis, non? Il n'y a pas
de loi contre ça! On n'avait qu'à ne pas me le mettre sous les yeux, moi je n'ai
rien demandé! Remarquez, on pourrait aussi bien dire l'inverse que c'est du vol,
TRACES ET CHAIR

du vol de code. Ah! Toujours la même chose, j'en ai assez, mais que fait la
police? Ces séances sont des galères, j'en sors plus mal en point que lorsque
j'arrive. Heureusement, il y a Saint-Sulpice!»
Car, après chaque séance, il va faire un tour à Saint-Sulpice, tout proche de
chez moi. Il n'est pas croyant, mais il éprouve là une paix, une douceur, un
bonheur indicibles. Tout est calme, harmonieux, tout est à lui et pour lui. Il s'y
sent apaisé et réconcilié avec lui-même, c'est l'inverse de ces séances d'enfer.
L'inverse, toujours l'inverse. Le paradis saint-sulpicien, inverse de l'enfer
analytique. Je pense au sentiment océanique: qu'en dit Freud, déjà? Je patauge
dans les signifiés. Et ce qu'éventuellement je lui renvoie, dans cet ordre d'idées, il
ne cesse de me dire que c'est bien ça, en effet. Que c'est la douceur du sein
maternel heureusement retrouvée après la torture des séances, et la nique au père,
à moi, bien sûr, c'est tout à fait ça! Oui, oui, vous avez raison! « Quoique,
remarquez, on pourrait aussi bien dire l'inverse! »
J'ai raison, donc j'ai tort. Car s'il se reconnaît bien dans ce que je lui dis
entendre dans ses paroles, c'est que je n'ai certes pas désigné l'étrange et l'étranger
en elles, en lui. Ce qui signifie que c'est le même qui parle; que ma parole n'est
pas l'autre de la sienne. Et il poursuit, implacablement identique à lui-même.
Je rêvasse. Je me dis que, bien sûr, je n'ai rien à attendre d'une telle
intervention, qui porte sur le contenu et ne se situe en rien dans le transfert.
Quoique, remarquez. C'est bien en sortant des séances, de l'enfer des séances,
qu'il va à Saint-Sulpice retrouver le bonheur. Oui, mais. Suffit-il d'énoncer cela
pour l'en arracher? L'en arracher? Pourquoi voudrais-je l'en arracher? Quoique,
remarquez. Quand je pense en ces termes, ne suis-je pas le père qui se retourne
et intervient?
Le doute obsessionnel me saisit, moi aussi. Je dois bien être agité par quelque
chose du même ordre que ce qui l'agite, lui, mais quoi? J'éprouve, c'est vrai, une
certaine complaisance, et même par identification un certain plaisir lorsqu'il évoque
la douceur des genoux j'évite de penser cuisses et du sein de sa mère. Je n'ai
pas le même souvenir, moi, c'est plutôt mes confidences se limiteront à cela
l'épaule et le cou, la douceur de la peau du cou contre lequel, petit garçon, je me
blottis. Non, pas de père jaloux qui intervienne. Mais une impression trouble et
contradictoire l'odeur de la poudre de riz. Qui me ravissait et me suffoquait tout
à la fois. Perdre le soufHe, jouissance et mort rassemblées.
C'est en surimpression à ces rêveries que, continuant à l'écouter, j'entends une
fois de plus qu'heureusement, il y a Saint-Sulpice. Et je rejoins Winnicott dans ce
que j'éprouve alors, d'étonnement à dire ce que je m'entends dire, et de difficulté
à le dire j'en ai presque le rouge au front! « Remarquez, on pourrait dire
l'inverse Pisse su'l'sein »
Silence, tout à fait inhabituel, pour le reste de la séance. Sur ce jeu de mots,
il ne reviendra que bien plus tard. Sauf une brève allusion à la séance suivante,
L'INACHÈVEMENT

pour dire, l'ingrat, qu'en m'entendant il a eu honte pour moi. Et qu'il a éprouvé
deux choses contradictoires une difficilement résistible envie de fou rire, et une
sorte de colère à mon égard on n'a pas idée de se livrer à de telles gamineries!
Mais, par la suite, chaque fois que reviendra le « Remarquez, on pourrait dire
l'inverse. », il s'interrompra immédiatement « Non, je ne peux plus jouer à cela! »
Le mécanisme d'annulation cédera peu à peu, avec ce qu'il portait en lui, non
seulement de défensif, mais aussi d'acting de la jouissance.
C'est bien dans les mots, dans l'actualité intersubjective des mots, dans un
mouvement qui porte sur la matérialité du trajet verbal, que se retrouvent et
s'éprouvent les qualités qui manquaient au souvenir. C'est là que la trace est
vivante, qu'elle n'est pas seulement un indice sec et mort, mais retrouve son aura.
En employant ces mots, je m'aperçois que je retrouve une proposition de Walter
Benjamin, qui me revient souvent en mémoire « La trace est l'apparition d'une
proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l'a laissée. L'aura est l'apparition
d'un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l'évoque. Avec la trace, nous
nous emparons de la chose; avec l'aura, c'est elle qui se rend maîtresse de nous»

J'ai, au début de cet article, fait appel à Perec, cherchant à re-tracer dans
l'écriture ce qui s'était dit dans l'analyse, redoublant dans la recherche des mots
écrits la difficulté, la vanité même de cette tentative de toutes les séances faire
autre chose que « moudre des mots sans poids ». Bien sûr, Perec était écrivain, et
c'est dans l'écriture qu'il s'éprouve, qu'il souffre et qu'il cherche. Et qu'un jour,
dit-il, il trouve. Ou plutôt, qu'il est trouvé. D'autres en ont fait et en feront
l'épreuve dans d'autres activités, vitales pour eux. Mais je crois que l'écriture est
plus, en la matière, qu'un exemple contingent; qu'elle est, comme on dit volontiers,
un « paradigme ». En d'autres termes, que c'est, toujours, dans le processus analytique,
d'une écriture qu'il s'agit.
À quoi l'écrivain s'affronte-t-il? Il a en lui un projet, un propos, des images
qu'il veut transcrire pour les voir et les faire voir. Mais il fait, très vite, l'expérience
que cela ne saurait suffire; qu'une telle transcription, entendue sous sa forme la
plus simple, reste stérile. Du moins s'il s'agit, pour reprendre une opposition à la
mode, non pas d'un homme écrivant, mais écrivain, c'est-à-dire créateur dans le
langage lui-même. Eh bien! L'homme qui s'affronte à cela « cherche ses mots ». Il
lui en vient, et d'aucuns qui peuvent lui sembler assez exacts pour traduire son
propos. Mais le plus souvent dans un vague sentiment d'inadéquation. À quoi? Il
ne saurait le dire. Tout se passe comme si l'exigence d'exactitude par rapport à
l'idée qu'il s'agit de traduire cédait le pas à une exigence d'un autre ordre, qui

1. W. Benjamin, Paris capitale du A-c/& Le Livre des Passages, éd. du Cerf, 1989, p. 464.
TRACES ET CHAIR

émanerait du langage lui-même. Ce n'est pas tant qu'il n'aurait pas « trouvé » le
mot mais que le mot ne s'est pas présenté, imposé. Et ce n'est que de lui faire
de la place, de lui laisser l'espace de son apparition, qu'enfin, peut-être, il viendra
et s'imposera.
Et ce qui vient et qui s'impose n'est le plus souvent pas le plus lisse, le plus
poli, qui poursuit harmonieusement ce qui précède et annonce heureusement ce
qui va suivre, ce qui « devrait » suivre c'est au contraire un mot porteur d'une
anomalie, d'une rugosité. Un mot qui égratigne le lisse et ouvre à des directions
non prévues. Mais c'est celui-là qu'il faut écrire, avec surprise et inquiétude.
Ce que poursuit, ce faisant, l'écrivain, c'est le projet de porter dans le monde
extérieur, devant lui, et au-delà de donner à voir, à entendre, à lire, la réplique
aussi exacte que possible de la trace qui l'habite. Mais les images claires ne sont
pas la trace, au contraire, elles sont tentatives de la combler, d'en éteindre l'irritation,
par l'apparition de la chose elle-même. Ce à quoi l'écrivain fait place, s'il accepte
le deuil permanent de cette apparition, c'est à l'incertitude de la trace, à ce qui
lui manque pour être la chose; et ce qui manque, c'est ce qui fait poursuivre
la quête de ce qui reste, et continue à être étranger. Et ce ne sera jamais ça,
bien sûr, mais cela aura toujours à voir avec ça. Ces mots, je les emprunte à
J.-B. Pontalis « (.) les traces celles dont sont faites notre mémoire et notre
histoire, les traces de pas qui vont bientôt s'effacer sur le sable nous ne les
découvrons, les scrutons, les suivons qu'en tant qu'elles viennent de quelque lieu
inconnu, aimé ou criminel, et nous attendons d'elles qu'elles nous mènent quelque
part, qui ne sera jamais ça, définitivement, mais qui aura à voir avec ça
Quelqu'un récemment faisait remarquer, à propos d'un écrit, cette qualité
particulière qui semble être celle des écrivains d'origine et de langue maternelle
étrangères, lorsqu'ils écrivent en français. Une sorte de capacité supplémentaire
d'évocation, d'appel pour le lecteur à des mouvements intimes, secrets, délicats. Et
je me faisais la réflexion, pensant à des patients eux aussi d'origine étrangère, qu'il
en allait de même en analyse. Que leurs mots, même s'ils pensent en français et
manient parfaitement la langue, portent cependant cette frange de légère incertitude,
cette imperceptible rugosité qui les rend messagers de l'étranger.
Font-ils en cela, l'écrivain comme l'analysant, autre chose que l'animalcule
freudien, celui d'« Au-delà. qui, par l'intermédiaire de ses organes des sens,
de ses « antennes », va tâter, flairer dans le monde extérieur, prélever et « déguster x
de minimes excitations, pour les comparer à ce qu'il porte en lui de traces
d'expériences antérieures, et puis se retire en une sorte de pulsation dans l'auto-
perception de laquelle Freud voit, on le sait, le fondement même de la notion de
temps.

1. J.-B. Pontalis, La force d'attraction, op. cit. p. 55.


2. « Au-delà du principe de plaisir G.W. XIII, pp. 27-28; fr. Essais de Psychanalyse, PBP, pp. 69-
70 la même proposition sera reprise par Freud dans le « Bloc-Notes.» et dans « La (Dé-)négation ».
L'INACHÈVEMENT

Or, n'est-ce pas au temps que Freud demandait de rendre compte de la


fameuse question de la qualité? L'appareil monté par lui était bien à même de
gérer des quantités d'excitation venues du monde extérieur, de les engranger en
traces; mais les qualités? Il lui a fallu, on le sait, « inventerune autre donnée:
la « période une oscillation, une pulsation sans transport matériel; et qui ne laisse
pas de traces, c'est-à-dire qui manquera à la trace. Seuls les mots, dira-t-il, peuvent
redonner la qualité. Pourquoi? J'ai déjà abordé cette question. Je peux maintenant
en reformuler autrement la réponse parce que les mots, il faut les chercher. Et
répéter, dans cette recherche, les tâtonnements, les dégustations successives et
successivement déçues de l'animalcule.
Un mot de plus, sur ce problème de la qualité tel qu'il est traité dans
« L'Esquisse Je suis souvent resté perplexe devant la proposition freudienne que
je viens de rappeler. Toute l'Esquisse, en effet, mais aussi et plus largement toute
la démarche freudienne s'appuie, obstinément, sur la solennelle et fondatrice
affirmation physicaliste il n'y a, dans le monde extérieur, que masses et énergie.
D'où viennent donc ces « qualités » des représentations? Cette période qui est
censée les apporter ? Jusqu'à ce que je me formule les choses ainsi la qualité n'est
pas dans le monde extérieur, nous la créons dans et par la forme pulsatile de notre
recherche. Et ce qui a conduit à la trace, et s'en absente aussitôt, il nous faut le
re-créer. Retrouver dans et par les mots le tâtonnement initial. La véritable
retrouvaille n'est pas tant celle de la chose, que du mouvement vers la chose; de
ce qu'il trace d'espoirs et de déceptions.
Prenons alors ici la mesure d'un étonnant chiasme il y eut jadis, il y a
toujours, des sensations, des qualités, «dégustées", et dans cette dégustation la
génération d'une ébauche du temps et d'une ébauche des significations. Sartre en
rendait hommage à l'auteur de la Phénoménologie de la ~rc~f~M « Il n'y a,
Merleau-Ponty l'a bien montré (.), de qualités ou des sensations si dépouillées
qu'elles ne soient pénétrées de signification. Mais, ajoutait-il, le petit sens obscur
qui les habite, gaieté légère, timide tristesse, leur demeure immanent ou tremble
autour d'elles comme une brume de chaleur; il est couleur ou son Mais elle
passe, la qualité, la sensation, elle passe rapidement, fugitivement, elle est conscience
primaire illuminée au passage, elle ne laisse pas de traces sur la couche transparente
du Bloc-Notes magique, et ce qui s'inscrit et dure est un réseau de stries sans âme
dans la cire sous-jacente. Et les mots qui tentent de la retrouver, les mots qui sont
signification sèche, il faut, pour qu'ils apportent avec eux la « gaieté légère la
« timide tristesse qu'ils laissent trembler autour d'eux la même brume de chaleur,
que l'on devine dans l'hésitation de la plume au-dessus du papier.
Quand l'écrivain laisse s'opérer la quête pulsatile du mot, quand il s'efface
devant cette obligation d'accueillir ce qui lui semble plus requis par une nécessité

1. J.-P. Sartre, Situations II, Gallimard, p. 60.


TRACES ET CHAIR

extérieure, qui serait inhérente au langage, que par son propre projet, il ne fait
rien d'autre qu'exercer cette fonction poétique qui est une des dimensions du
langage, sans doute celle qui est la plus. ardue à saisir, en laquelle et par laquelle
le langage se centre. sur lui-même Alors mais, je le soutiens, cela vaut tout
autant pour la parole dans l'analyse alors il laissera, dans un acte d'écriture, de
parole, non des preuves de la vérité de son assertion, mais des traces de son chemin,
et nous appellera à les suivre. Et cette fonction poétique, je la crois à l'œuvre chez
Freud lui-même son œuvre n'est pas, comme nous souhaiterions le croire,
administration de preuves ce serait un leurre que beaucoup utilisent et auquel
beaucoup succombent mais longue semée de traces. « Un poète, écrivait René
Char, doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font
rêver 2.»

1. R. Jakobson, « Linguistique et poétique », in Essais de linguistique générale, Minuit.


2. R. Char, « Les compagnons dans le jardin in La Parole en archipel, Gallimard, 1962, p. 86.
H BRUME ET POUSSIÈRE

Le soleil se levait. À l'est, à l'extrémité du boulevard Saint-Germain, une coulée


de lumière, &rM~M6MMK~
Il s'arrête, la plume du stylo suspendue au-dessus de la feuille. « Coulée », ça
ne va pas. Il ne saurait dire pourquoi, mais une partie obscure de lui-même ne se
satisfait pas du mot. Non! Ce n'est pas une question de satisfaction, peut-être
même au contraire « coulée » coule trop bien. Son regard quitte le mot, la feuille,
et erre sur le bureau. Un livre, en attente du rayon qui l'accueillera dans la
bibliothèque. Côté littérature, ou côté essais? Essais et erreurs, pense-t-il, vague
sourire, et il laisse dériver ses yeux. Une note, pense-bête téléphoner à X. Suivent
un numéro de téléphone, et une indication abrégée dont le sens, maintenant, lui
échappe « prod. ». Son attention se resserre qu'a-t-il voulu dire par là, « prod. » ?
Il pense produit, production, tout en sachant parfaitement que ce n'est pas cela,
mais ça ne fait rien, il se laisse le penser quand même, une sorte de nécessité de
laisser s'user la pensée. « Tu uses ton temps », pense-t-il avec un vague sentiment
de culpabilité.
II revient à la feuille, à la trop liquide coulée. Trop liquide? Trop lisse,
d'ailleurs, une fois que ça coule, que faire sinon se laisser emporter, s'y laisser
couler ? « Coulée aarrêté sa plume, il n'y a rien à écrire à la suite, coulée achève
l'image, la clôt, mais aussi la tue, achève la pensée comme le coup de feu dans la
nuque. Après, repos.
Tu uses ton temps, c'était la parole de son père, lorsqu'il le voyait, petit
garçon, rêvasser. À quoi? Il n'aurait su le dire, et c'était même son plus grand
malaise que répondre? Alors qu'il n'a même plus souvenir de la minute précédente!
À quoi penses-tu? C'est ce que lui demande parfois la femme qu'il aime. Il
n'a que deux réponses possibles en tête à toi, c'est un mensonge; à rien, c'est
ridicule. Il opte pour le ridicule, et elle s'éloigne en secouant la tête.
Ç'aurait été drôle, de répondre « à toiàson père il en aurait été estomaqué!
Dommage de n'y avoir pas pensé, en ce temps-là. Mais il était bien trop mal à
TRACES ET CHAIR

l'aise pour imaginer quelque chose de cet ordre. Il a toujours eu l'esprit de


l'escalier; certaines marches ont cinquante ans de haut.
« À toi », ç'aurait été un mensonge ? Non, mais l'exact contraire de la vérité.
Et l'exact contraire de la vérité n'est pas le mensonge, qui est une autre vérité.
L'exact contraire, parce que la « vraieréponse, il le sait maintenant, eût été «À
tout, sauf à toi.»
À tout, sauf à ce père rapide, actif, nerveux, d'amour sans cesse exigeant. À
tout ce qui est hors de cette exigence qui l'animait, à ce qui est flânerie et inutilité,
à tout l'indistinct, l'inutile, l'inachevé, qu'on lui demandait sans cesse de quitter
pour être lui. Il ne sait plus si ce « être lui », cela signifie être moi, ou être lui?
Le flou entoure une place vide, l'enserre et la dessine. La bonne réponse eût peut-
être été « À (pas) toi!»
Le premier livre qu'il a écrit, il en a dédicacé l'exemplaire qu'il s'est réservé
« À moi, pour la vie. »
Son père écrivait des éditoriaux, dans le bulletin d'une association dont il
s'occupait, activement bien sûr. Il y fulminait souvent contre l'inertie des pouvoirs
publics, contre la bureaucratie improductive et paralysante. L'un d'eux se terminait
par ces mots « Être efficace ou disparaître.» Bon, s'était-il dit, se dit-il, je disparais!
Il raye « coulée et les trois mots qui suivent, et un autre mot se prononce,
s'entend dans la brume des mots possibles, dans la foule indistincte et grouillante
de tous les mots « brume », justement.
Brume, c'est gris, non? Alors qu'à l'est du boulevard Saint-Germain, c'est
éblouissant de lumière rose. Brume de lumière. Brume rose de lumière rose.
myriades de micro-gouttelettes de lumière rose vibrant immobiles. On ne peut
pas écrire cela!
Trop tard. Ça n'a peut-être plus rien à voir avec le « vraiboulevard Saint-
Germain aux premières heures du jour, mais maintenant c'est de ça qu'il s'agit.
Ça qui agit. Coulée s'éloigne, coulée est partie, brume est là. Pas encore écrit.
Peut-être pas encore vraiment partie, coulée ? (Faut-il écrire « parti », ou
« partie » ? Le mot « coulée », ou la chose coulée?) En tout cas, « coulée », c'est ce
qu'aurait écrit son père. Il a retrouvé de vieux cahiers, du temps où celui-ci était
à l'École normale d'instituteurs. Le seul de son village à avoir obtenu la bourse
qui permettait de quitter la vie paysanne, le destin paysan, qui rendait glorieux et
un peu étranger. Des cahiers de poèmes, très beaux, presque du. Supervielle? Il
ne se souvient pas vraiment des poèmes de Supervielle, Jules, mais le nom s'impose,
rond, achevé, peut-être à cause de « Super » ?
De très beaux poèmes, très bien calligraphiés, chaque mot choisi, exact, poli.
La plus belle langue, écrite par un fils de paysans pour des paysans qui n'ont pas
les mots. Qui ont des mots, mais qui pensent sans cesse en les prononçant que ce
ne sont pas les vrais, les beaux, ceux que possèdent les gens de la ville, de la radio
L'INACHÈVEMENT

et des livres. Et lui les a eus pour eux, pour leur revanche, leur gloire, leur
accomplissement, leur achèvement en lui.
A-t-il réussi, le père, dans sa mission ? Oui. Bien. Très bien comme dit en
roug&, dans la marge du cahier, l'annotation portée par le professeur de français
de l'Ecole normale. Très bien. Il a poursuivi, toute sa vie, ainsi. Il fallait que ce
soit encore mieux. L'achevé jamais assez achevé, l'exigence.
Penser cela. à l'envers? Quand, le matin, il se retourne, quand il quitte l'est
du boulevard Saint-Germain et regarde de l'autre côté, à l'ouest, comme tout est
net, trop net! Les arêtes vives des toits de zinc, au loin, si loin, la ville surlignée.
Les troncs des arbres, dont les yeux touchent l'écorce même à cette distance
impossible où ils se confondent en palissade, l'un contre l'autre, dans la courbe où
disparaît le boulevard.
Penser cela à l'envers très bien, trop bien. Au moment où il rendait aux
siens les mots qui leur manquaient, à ce moment même où il écrivait selon leur
désir, il s'éloignait d'eux, il les quittait. Méchante ironie plus on convient, moins
on convient. Plus on se fait conforme à ce qui leur manque, à eux qui nous ont
faits et qui nous aiment comme la meilleure part d'eux à venir, plus on leur
devient étranger. Et l'on imagine que ce malaise croissant est dû à une insuffisance,
que ce « très bien » est encore pas assez bien, et l'on s'acharne à s'achever. Alors
que c'est trop, sans cesse davantage trop! Ah! Que l'amour est donc impossible!
La brume. La plume hésite encore. La brume de l'est. À l'est du village, il
y avait le cimetière. Pourquoi « il y avait » ? Il y a toujours à la sortie du village,
dans les champs noyés de la brume du matin. Il y a des stèles blanches, ou noircies.
Ou noires, d'emblée, ça vieillit mieux. Et des noms gravés. Dans la brume du
matin, là-bas à l'est, il y a des noms, des mots précis et invisibles d'ici.
Dans la poudre de lumière (« poudre », maintenant?), dans la poudre aveuglante
gisent des mots qui sont des noms de morts. Ce sont eux, peut-être, qui dégagent
cette vibration? D'eux qu'émane ce qui lui trouble la vue?
Les morts sont exigeants, les morts exagèrent. Il leur faut des mots, qui les
achèvent. Il se souvient, il avait dix ans peut-être? Le vieil instituteur de son père
était mort. Un petit village dans la montagne, l'enterrement dans le cimetière au
pied de l'église. Son père avait prononcé l'éloge funèbre, un discours longuement,
soigneusement préparé, chaque mot pesé, l'amour de la langue que celui-là,
justement, lui avait inculqué. Il avait dit la sagesse, la rigueur, la bonté sans
faiblesse du vieil homme. Ce qu'il lui devait, ce que des centaines d'enfants devenus
hommes lui devaient. C'était l'hiver, le groupe des parents et amis, une trentaine
de personnes, était immobile, pétrifié, il n'y avait pas de vent et la terre était gelée.
Les mots roulaient dans le froid, précis, ronds, finis, ils repoussaient l'émotion en
la disant. Il s'en souvient très bien une fois ou deux, la voix de son père avait
tremblé, mais les mots suivants l'avaient raffermie.
Pourquoi son père avait-il tenu à l'emmener? Pour lui montrer l'exemple de
TRACES ET CHAIR

la piété filiale? Ils avaient été invités dans la famille, ensuite, pas vraiment un
repas, l'heure ne s'y prêtait pas, une collation, avec du vin chaud. Il y avait une
foule de gens dans la pièce surencombrée, un feu de cheminée qui flambait haut
et clair, et un brouhaha intense. Il ne connaissait personne, il était figé, parfois on
s'adressait à lui et il était incapable de répondre. Une femme était venue près de
lui, il ne se souvient plus du tout de son visage, si elle était jeune ou vieille, laide
ou belle, peut-être n'avait-il même pas osé la regarder. Il ne se rappelle que son
silence, et la main qu'elle avait posée légère sur sa tête, et surtout, oui surtout,
l'odeur fraîche de ses vêtements, cette odeur du linge à la campagne, jadis, du
temps des lavoirs parfums mêlés de savon, d'eau claire et des sachets de lavande
dans l'armoire.
Poudre de lumière. Suffocante. Poudre de riz! Sa mère maintenant. Vertige
du petit garçon qui perdait le souffle au creux de l'épaule de sa mère, tout contre
son cou.

Voilà donc pourquoi les mots viennent et s'imposent? Pour ramener avec eux
ce qui est perdu depuis longtemps? Pour redonner odeur, douceur, profondeur
aux souvenirs toujours trop secs, décharnés, morts? Pour faire revivre?
Il écrit poudre. « Une poudre de lumière, brusquement. » C'est vrai, qu'il
éprouve cette sorte de suffocation lorsqu'il regarde à l'est, le matin, sur le boulevard
Saint-Germain. Trop de beauté foisonnante. Et qu'il y a regret et soulagement
mêlés, à se tourner vers le froid, la rigueur, la précision de l'ouest. C'est donc
pour cela qu'il écrit, faire et refaire ce trajet d'est en ouest, de sa mère à son père,
du trop de chair à l'épure du regret? Mais celui-là, son lecteur, à qui il destine
les mots, que peut-il y trouver ? Il n'était pas à l'enterrement, et sa mère n'utilisait
peut-être pas de poudre de riz. (D'ailleurs, ça se perd, la poudre de riz. Est-ce que
ça existe même encore?)
Et pourtant, il écrit « poudre ». Pour l'hésitation que porte ce mot, pour les
franges d'incertitude qui le bordent. Pour l'appel qu'il emporte avec lui. C'est à
cela qu'ils servent, les mots qu'on adresse. Chacun d'eux supplie voyez-vous?
sentez-vous? Chacun d'eux réclame qu'on l'achève, qu'on lui rende tout ce qui
lui manque pour être le souvenir. Aucun lecteur ne lui répondra, sans doute. Ou,
si cela arrivait. C'est arrivé, d'ailleurs! Il s'en souvient les commentaires d'amis,
après son premier livre. Rien, il n'y retrouvait rien qui soit de lui, à lui. Il avait
adressé des mots pour qu'on lui donne de ses nouvelles, et il se retrouvait plus
seul qu'avant. Chacun s'était engouffré dans les failles des mots, s'y était promené
à sa guise, à son gré. Avec ses images, ses souvenirs, son histoire. Autres, radicalement
autres. Et pourtant, ce sont ses mots à lui, qu'il a risqués, qu'il a ouverts.
Des mots ouverts voilà ce qu'il veut, ce qu'il doit écrire. Des mots qui
emportent avec eux de l'inconnu et s'en vont le proposer à d'autres, lecteurs,
auditeurs. Des mots ombrés d'énigme irrésolue. Qui portent des traces de lointains
passages, de très anciennes fréquentations perdues de vue. « Seules les traces font
L'INACHÈVEMENT

rêver. Mais comment être assuré de faire rêver? Ces traces sont les siennes, il
peut entr'apercevoir mais c'est au prix de cette plume suspendue ce qui est
jadis passé par là et s'y agite encore. Et qui d'ailleurs, et parce qu'il hésite et tente
de voir, se déplace et se transmue. Ainsi maintenant il va rayer « poudrequi s'est
trop éclairé, un autre mot insiste et réclame, « poussière Et « poussière s'il ne
l'écrit pas tout de suite et ne le laisse pas aller son chemin, va très vite s'effacer,
s'estompe même déjà, parce qu'il commence à savoir d'où il vient et ce qu'il porte
il parle des morts dans la brume de l'est.
Chaque mot qui vient est un rêve, qu'il ne faut pas interroger. À trop
questionner les rêves, on risque des réponses, et le rêve s'évanouit, l'inconnu s'en
va loger ailleurs. Laisser partir le rêve, le confier tel qu'il est. Tous les échanges
de mots sur cette terre, toute cette circulation sonore réglée, ordonnée, efficace,
quelqu'un mais qui? parmi les fous ou les dieux? pourrait peut-être y entendre
comme un immense bruissement de rêves qui se fréquentent, se croisent, s'entre-
choquent. Un essaim de rêves. Et celui qui pourrait le percevoir saurait aussi
pourquoi les humeurs soudaines et inexplicables, pourquoi les amours et les refus,
qui semblent nous traverser venus d'ailleurs, et qui viennent des mots, de l'ailleurs
des mots.
Mais ce mot qu'il adresse, et dans ce mot ce rêve qu'il laisse partir, son
destinataire en a-t-il quelque usage? Que peut-on faire du rêve d'un autre, que
peut vous faire le rêve d'un autre?
Le plus souvent rien. Des mots s'en vont inachevés, peuplés d'absence, et sont
reçus plats, trop éclairés de face, sans mystère. Du moins apparent. Le rêve de
l'autre dérange, parce qu'il sollicite le nôtre et nous avons bien assez à faire avec
les urgences pour nous laisser déranger et nous disons agacés « Précise ta pensée!»
C'est ainsi qu'on tente sans cesse de tuer les rêves, dans les écoles Précisez votre
pensée! Celui qui écrit Très bien dans la marge du poème, celui-là n'a rien voulu
entendre. Rien prendre en lui, du rêve de l'enfant. Ne pas prêter à cela, est-ce
possible? Ne pas consentir, ne pas participer à la destruction, au meurtre du rêve
dans l'achèvement du mot?
Mais celui qui a écrit Très bien dans la marge du poème, s'en va-t-il indemne,
malgré son air suffisant et satisfait? N'emporte-t-il pas un regret, amené par les
mots et qui dure au fond de lui, continue sourdement son travail de messager
porteur d'une missive indéchiffrable? Le mot ne va-t-il pas resurgir, quand le
sommeil relâchera les traits du visage, quand la stature ne sera plus tenue et qu'il
y aura un peu de place à l'intérieur pour qu'il palpite de nouveau, le mot, que
son cœur se relance et ses ailes s'agitent un peu?
C'est peut-être cela qui tient ensemble les hommes. Ils croient que c'est par
intérêt; mais l'intérêt auquel ils pensent, à lui seul les déchire autant et davantage
qu'il ne les unit, les fait plus meurtriers qu'aimants. Non, ce qui les tient vraiment
ensemble (tant que ça dure!), c'est sans doute ce souterrain voyage des rêves dans
TRACES ET CHAIR

les mots qui les emportent. Et qui fait que chacun, même très obscurément, sait
qu'il ne rêve que parce qu'il y a d'autres hommes qui parlent.
Il revient à la feuille, à la plume, à l'arbre, à l'oiseau. Hésitation, « poussière »,
maintenant, oui ou non? Aller et retour entre dedans et dehors, entre la rumeur
dedans et le signe dehors. Le temps de la rentabilité en souffre, un autre temps
s'ouvre pas très rigoureux, injure à toute horloge. Un battement. La palpitation
de la rumeur interne qui se donne à sentir, s'enfle, se syncope, se retire, revient,
le trajet hésitant de la plume approchant le papier, s'écartant, faisant retour, traçant
enfin puis barrant, ses remords, ses audaces; inachèvement sans regrets, la vie
même. Un temps pas parfait, le temps de l'imparfait.
Il revient un peu en arrière le soleil se levait. Quelque chose reste là suspendu.
La marquise sortit à cinq heures c'est un fait, brut et sans restes. D'autres faits
sans doute vont suivre et s'ensuivre, mais celui-là est enregistré net et clair. La
marquise sortait à cinq heures souvent sans doute, peut-être même tous les jours.
Qu'est-ce qui la faisait sortir, la marquise? Quel ressort à cette habitude? Il y a
plus à en dire, à en penser. Peut-être la marquise ne savait-elle pas elle-même
pourquoi elle sortait si quotidiennement à cinq heures. Quels acteurs, en coulisse?
Dans l'imparfait murmure la langueur des habitudes provinciales, l'épaisseur ombrée
des destins étirés dans le temps ralenti.
Le soleil se levait le temps s'étend, il est de tous les matins, d'une aube
presque arrêtée et bruissante en elle-même. L'imparfait, c'est le passé toujours
présent dans le présent, le passé qui ne s'est pas achevé et entraîne le présent avec
lui dans la quête d'une clôture et d'un repos.
Depuis qu'il s'est assis à sa table, une heure, au moins, s'est écoulée. ou peut-
être trois? Il ne vérifiera pas, ce serait tout arrêter. D'ailleurs il n'a ni montre ni
pendule dans cette pièce. Le temps ne s'est pas arrêté pour autant, au contraire,
il naît.

Et qu'est-ce qui naît, dans ce temps du début du temps? Qu'est-ce qui naîtra,
peut-être ? (parce que, jusque-là. pense-t-il avec un sourire sans amertume). Qu'est-
ce qu'il doit. chercher? construire? trouver? inventer? exhumer? Et pour qui?
et pourquoi?
Il y a les paroles, les écrits, les images qui servent à la mécanique des hommes
qui informent sur l'état de ce monde qu'ils partagent, sur ses dangers et ses bonnes
occasions, et même sur les façons de le comprendre pour le transformer. Vie
« quotidienne », techniques, sciences.
Il y a les paroles, les écrits, les images qui servent les désirs des hommes, qui
cherchent à attirer ou à blesser, à dominer ou à séduire. Vie « affective », amour
et haine mêlés, politique.
Il y a les paroles, les écrits, les images qui tentent de servir la nécessité,
haletante chez celui qui les produit, d'être vu, distingué, contemplé. Pas tant d'être
aimé que pris en considération. Qui présentent, re-présentent sans relâche un
L'INACHÈ VEMENT

portrait sans cesse plus poli, travaillé, complété. M'avez-vous bien vu, enfin? Dans
toute ma beauté, ma subtilité, ma complexité harmonieuse? Ceux-là tous les
hommes, plus ou moins édifient avec un bonheur inégal mais jamais complet
leur ~M~r~ l'œuvre d'eux-mêmes, de leur vivant.
Et dans toutes ces paroles, dans tous ces écrits, ces images, il y a nécessité et
volonté d'achever, de saturer chaque signe adressé. L'idéal étant le signe plein,
rond, auto-suffisant, n'ayant rien à demander aux autres signes pour être enfin le
Signe qui les contient tous, le Signe des signes. L'idéal, c'est l'ultime implosion,
le trou noir né d'une densification du Signe telle qu'il absorbera tout signe passant
à sa portée et n'en rendra rien il ne fera plus signe. Repos.
Mais, dans toutes ces paroles, ces écrits, ces images, aussi et en même temps,
autre chose, qui est un étonnant mystère la nécessité de faire naître ce qui est en
attente, dans les limbes, en suspens d'existence. Qui est une absence dans le monde
et la nécessité qu'elle prenne forme, et cette nécessité faufile les douleurs égoïstes
sans s'y confondre, elle est la nervure étrangère insistante de chacun et de tous,
elle réclame une existence nouvelle, un nouvel humain, différent.
Dans la poussière de lumière de l'est, pense-t-il, dans cette aveuglante vibration
qui sourd des morts là-bas ensevelis, c'est peut-être d'eux que vient cette nécessité ?
Eux qui demandent à reprendre vie pour combler les points de suspension sur
lesquels s'est inachevée leur existence? Mais si c'est de cela qu'il s'agit, s'il y a un
éternel retour, c'est qu'il y a un éternel échec à jamais pouvoir les remplir et les
effacer, les points de suspension.
À cela, peu ou prou, le sachant ou non, en sourdine ou de façon affirmée,
tous s'emploient, bon gré mal gré. Tous essaient, même les plus mécaniques, les
plus affamés d'amour, les plus statuaires d'eux-mêmes, tous essaient de faire naître
un autre homme, nouveau. Et même si c'est pour s'y achever et y éteindre leur
douleur, même si c'est malgré eux, ce sera autre qu'eux. Les plus lucides, les plus
consciemment attelés à cette tâche, le disent, pour eux-mêmes et pour tous les
autres. Un fou de peinture mais ce pourrait être un fou d'écriture, ou un fou
de musique ou. d'amour? le confiait: « Peindre, c'est chercher le visage de
ce qui n'a pas de visage. »
Il revient à sa page, il relit Le soleil se levait. À l'est, à l'extrémité du boulevard
Saint-Germain, une poussière de lumière, &rM~M~MëKf. Il raye brusquement.

FRANÇOIS GANTHERET
Laurence Kahn

« LA JOUISSANCE NE S'OBSERVE PAS»

« Souvent la perfection dans les œuvres d'art empêche l'âme de les agrandir.
N'est-ce pas le procès gagné par l'esquisse contre le tableau fini, au tribunal de
ceux qui achèvent l'œuvre par la pensée, au lieu de l'accepter toute faite Sous
la plume de Balzac, ce procès est celui gagné contre toute attente par la folie de
Gambara, musicien en quête d'une théorie physique universelle des sonorités et
de l'harmonie. Certes, les effets obtenus par le « Panharmonicondont ce héros
est l'inventeur peuvent parfois être aussi grandioses que ceux d'un orchestre. Mais
vient un moment où l'imperfection de cette singulière machine, qui voudrait
rassembler en un seul instrument la production de tous les sons et appréhender la
musique dans son essence, arrête, limite les développements du compositeur alors,
la pensée de Gambara « paraît plus grande ». Grandeur dont témoigne sa sensibilité
enfiévrée, ou plutôt grandeur suggérée par sa passion, car celle-ci gagne les
auditeurs, et se profile alors en pensée l'achèvement d'une forme que la réalisation
de l'idée entravait.
Dans une lettre à madame Hanska 2, Balzac précise que Gambara, Massimilla
Doni et Louis Lambert sont trois études d'un même état « l'œuvre et l'exécution
tuées par la trop grande abondance du principe créateur » trois études qui lui
ont finalement dicté Le c/!6/M!~ inconnu. Lequel demeure inconnu non parce
que, durant sept ans, l'artiste garde secrète la composition qui doit réunir la totalité
de ses découvertes picturales ce quelque chose qui fait que l'air est vrai et que,
cherchant un tableau, on rencontre une femme mais parce que, dans l'œuvre
finalement dévoilée, nul ne voit de chef-d'œuvre hormis l'artiste lui-même, lequel
à dire vrai n'en voit encore un que parce que la pensée et la mémoire d'une
perfection autrefois brièvement atteinte occupent depuis lors sa vue et dérobent à
son regard la vision de l'anéantissement. L'incendie de la passion créatrice a

1. H. de Balzac, Gambara, in La comédie humaine, L'intégrale, VI, Paris, Seuil, 1966, p. 603.
2. Lettre de Balzac à Madame Hanska du 24 mai 1837, citée dans la postface du C/i~Mf~
inconnu, illustrations de Picasso, Paris, Skira, 1966.
L'INACHÈVEMENT

métamorphosé en ruines la merveille de vie qui s'échappait des esquisses prépa-


ratoires admirées dans l'atelier. Des décombres, de l'amas de nuances indécises, du
chaos de couleurs confuses qui résultent de la recherche exaltée de la profondeur,
seul un fragment émerge encore. Ultime rescapé de la lente et progressive
destruction, le bout d'un pied nu, délicieux, vivant, arrache à Poussin et Porbus,
pétrifiés tout à la fois par la muraille de peinture et la splendeur du reste, cette
exclamation « Il y a une femme là-dessous!»
Réaliser coûte que coûte la perfection ravage l'œuvre. Peu importe la nature
de celle-ci. C'est la recherche de la complétude parfaite, du « rien ne manque »,
c'est la possession réelle d'une totalité sans lacune qui provoque la chute, déclenche
le fiasco. Avec Massimilla DoM!, Balzac nous affirme qu'il en est de même de
l'œuvre d'amour, lorsque la plus belle, la plus noble, la plus désirable des femmes
n'est plus, une fois possédée car c'est bien cela qui manquait! qu'une maîtresse
engrossée. L'amant voulait tout, « l'idée et la forme », et tout se désintègre.
Frenhofer, le peintre, est lui aussi un amant épris de sa créature, plus belle, plus
complète, plus animée que le plus beau des modèles. Et la folie s'empare de
Lambert lorsque à l'idéalisme pur de sa théorie des anges et de l'être intérieur,
viennent soudain s'adjoindre la rencontre amoureuse et le sensualisme le plus aigu,
lorsque la prodigieuse activité de cette âme qui se dévorait elle-même trouve le
terrain d'une réalisation où pourraient enfin se conjoindre en une totalité parfaite
puissance du cœur, puissance des sens et puissance de la théorie. Mais cette forme
complète précisément n'advient pas. Les visions se font débris, fragments, phrases
inachevées dont l'autre bribe reste dans un monde inconnu. « La vie de cet
immense cerveau craque de toutes parts comme un empire trop vaste.» Le pouvoir
créateur vole en éclats. Louis Lambert est « un être incomplet par trop de force
ou par faiblesse
Il faut pouvoir lâcher pour tenir ensemble, savoir renoncer au tout pour
accéder à la réunion et supporter que la réalisation se tienne toujours en deçà de
l'aboutissement parfait, illusoirement promis par l'excès. Il faut octroyer à celui-
ci, ou lui sacrifier, ce qu'il exige d'inachèvement nécessaire pour que sa puissance
de vie, son élan, encerclés dans un acharnement immobile, ne se retournent pas
en puissance de mort. Mais la force de cet excès, tous dangers dénoncés, ne lâche
pas sa prise. « Peut-être aurais-je pu transformer en un livre complet ces débris de
pensées, compréhensibles seulement pour certains esprits habitués à se pencher sur
le bord des abîmes, dans l'espoir d'en apercevoir le fond conclut le narrateur de
Louis Lambert.
Tentation inébranlable que celle de la complétude, de l'achèvement elle ne
cesse de dominer l'inachèvement, ou plutôt elle en est l'horizon inflexible. Freud,
brièvement, décrit parfaitement cette tension dans laquelle se tient toute création

1. H. de Balzac, Louis Lambert, in La comédie humaine, L'intégrale, VII, Paris, Seuil, 1965, p. 323.
« LA JOUISSANCE NE S'OBSERVE PAS»

de pensée, la sienne en particulier, lorsque, dans son Autoprésentation, il évoque


successivement « la croissance interne de la psychanalyse » ce qui fait que « ces
représentations (topiques) et d'autres semblables font partie d'une superstructure
spéculative de la psychanalyse, dont chaque pièce peut être sacrifiée ou échangée
sans dommage ni regret, dès l'instant où une insuffisance a été avérée et la
« tentative d'une métapsychologie» dans laquelle il se lança « Cette tentative resta
à l'état d'ébauche, je l'interrompis au bout de quelques traités (" Pulsions et destins
de pulsions Refoulement L'Inconscient Deuil et mélancolie etc.), et
j'ai sans doute bien fait, car le temps d'une telle fixation théorique n'était pas
encore venu À ce carrefour, entre immobilisation et déplacement~, se tient le
dilemme fixer la théorie, tenir la pensée sur elle-même, l'enclore pour qu'elle
s'offre d'un coup au regard, empêcher la modification, transformer le durable en
définitif sont autant d'opérations qui manifestent l'espoir de ne pas avoir à y
revenir, mais qui, sitôt formé le dessein d'achèvement, rencontrent de plein fouet
l'insuffisance. Et c'est au cœur même de la tentative que l'insuffisance fait retourner
le projet à l'état d'ébauche. À ce carrefour le temps.
On peut objecter, certes, que Freud identifie la source de l'impossibilité non
pas au-dedans mais au-dehors de l'entreprise, que ce sont « les choses à rapporter
plus proches de l'observation » qui jettent le trouble et soulignent les lacunes, qu'en
somme, face au plein de l'expérience laquelle, quel que soit son caractère
restreint, figure à cet instant le tout de ma perception du monde les lacunes sont
toujours celles de la théorie. Mais cela laisserait supposer que, si théorie et pratique
déterminent deux champs distincts, l'observation appartient à la sphère de la
pratique. À l'appui de la première partie de l'argument, ces remarques de Freud
« Voilà à quoi nous amène la théorie à laquelle nous ne pouvons renoncer sans
une contrainte irrécusable. Mais qu'en dit l'expérience ? ou encore « On peut
dire que l'analyse (.) a toujours raison en théorie, mais pas toujours en pratique »
Ces remarques, issues de « L'analyse finie, infinie », disent clairement que l'ina-
chèvement est la conséquence de la remise en branle du travail par l'expérimentation
du monde, par son épreuve. Mais il faut leur adjoindre la sorte d'excuse invoquée
par Freud lorsque, confronté au problème du « domptagepulsionnel et de la
liquidation « durable et définitive du conflit, il pousse en avant le point de vue
économique en axant la formulation de la question sur la force jusqu'alors non
mentionnée et dont semble pourtant dépendre l'issue du traitement. « J'ai ici
l'impression que je devrais avoir honte de toutes ces discussions pesantes, ce qu'elles
disent étant connu depuis longtemps et allant de soi. Effectivement nous nous
sommes toujours comporté comme si nous savions cela, à cette réserve près que
1. S. Freud, Sigmund Freud présenté par lui-même, Paris, Gallimard, 1984, p. 99.
2. J.-Cl. Rolland, « L'esprit délié de la mort dans ce même numéro, supra p. 36.
3. S. Freud, « Analyse finie, infinie », in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985, pp. 242 et
245.
L'INACHÈ VEMENT

dans nos représentations théoriques nous avons négligé la plupart du temps de


tenir compte du point de vue économique dans la même mesure que des points de
vue dynamique et topique
C'est le point de vue qui change la vision, et le point de vue est théorique.
Or l'observation, contrairement à l'expérience qui est constituée d'un ensemble
d'« impressions », exige le point de vue et s'organise par conséquent à partir de la
théorie. Ainsi Freud peut-il soutenir au début de « L'Homme aux loups » qu'un
cas pris isolément « pourrait tout enseigner si l'on était en état de tout concevoir
et si l'on n'était pas obligé par l'inexpérience de sa propre perception de se
contenter de peu Parce que l'expérience de la perception tout à la fois dépend
de la conception et édifie la conception, et que l'on ne peut espérer en finir avec
les transformations du regard, l'ouverture des vues qu'elle met en œuvre, le
nouvellement-dit faisant écho à l'autrement-vu renverse sans cesse le projet
d'achèvement. Et ceci n'est pas une affaire de savoir « nous le savions déjà
mais une affaire de « mesure ». Merleau-Ponty aurait dit une affaire de « relief
d'« ombreset de « lignes de force « d'architecture des signes3 » là où l'obser-
vation et l'expression se tiennent au plus près par le modelage, où il est vain de
démêler, dans l'entrelacs, dans le chevauchement, ce qui est encore expression des
choses et déjà expression du paysage intérieur, et où, quant à nous, nous butons
sur l'insoluble difficulté d'assembler, dans un discours à la fois unique et différencié,
la présentation pratique et la conception théorique. À cette charnière où l'observation
supporte momentanément l'excès, le débordement des objets sur sa vue et où la
vue se ramasse en expérience perceptive, décrire implique déjà le décentrement et
le regroupement des objets et des mots, c'est-à-dire la construction. Mais une
construction sans achèvement possible « puisque la perception est infinie ». Au
carrefour du temps, la croissance de la théorie ne peut donc être conçue comme
seul effet de la croissance de l'expérience pratique elle est d'abord le produit de
la croissance de la théorie sur elle-même, par le chemin de cette « genèse perceptive
du sensque détermine la rencontre de la vie et du développement sédimentaire
de la pensée. Merleau-Ponty, reprenant les mots de Valéry, écrit le temps est « le
corps de l'esprit ».
Tout « Analyse finie, infinie » est le produit d'un tel réseau temps du processus
analytique, temps de son élucidation théorique, point de vue de l'évaluation
rétroactive; analyse incomplète, analyse définitivement terminée, analyse inachevée;

1. Ibid., p. 241.
2. S. Freud, « À partir de l'histoire d'une névrose infantile Œ~ffM complètes/Psychanalyse, XIII,
Paris, PUF, 1988, p. 8.
3. M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, pp. 21-31; cf. « Le langage indirect et les
voies du silence", pp. 49-104, passim, ainsi que la lecture de ce texte et de L'oeil et l'esprit, par
J.-B. Pontalis dans « Présence, entre les signes, absence in Entre le rêve et la douleur, Paris,
Gallimard, Tel, 1977, pp. 63-78.
« LA JOUISSANCE NE S'OBSERVE PAS»

durabilité de la guérison et limitation des exigences lesquelles sont promues


tantôt par la théorie et tantôt par les changements de la pratique quantités de
temps virtuel (raccourcir le temps de l'analyse), de temps réel (on en fixe
inflexiblement le terme), de changement (quantité observable, en fait une qualité,
trompeuse de plus, voir Nestory), de force (quantité, elle, inobservable, en fait
théorique). Et au centre, le partiel « modifications partielles « immobilisation
partielle en arrière « transformation partielle « insuccès partiel le partiel saisi
entre le complet et l'incomplet, le parfait et l'imparfait, le définitif et le temporaire,
le partiel dont le constat ne résulte pas de l'expérience l'expérience ne fait que
constater « l'inconstance de l'action de l'analyse » mais procède de la construction
d'un principe d'incomplétude qui semble régler l'ensemble de la croissance dans
le développement libidinal, les substitutions successives de phases ne se font jamais
par transformation complète de l'organisation précédente; des restes de la fixation
antérieure survivent sous forme de fragments. Ceci est vrai de l'individu comme
de l'humanité, et ceci est vrai de la pensée et de ses croyances. Ceci est vrai du
travail de l'analyse, et ceci est vrai de la théorie de l'analyse. N'est-il pas dit ailleurs
que « qui s'entendrait à neutraliser encore plus radicalement ses conceptions
congénitales pourrait à coup sûr découvrir un plus grand nombre de ces choses »
qui sont entre le ciel et la terre ? Entendons bien à celui-là, capable de transformer
sans restes l'architecture de sa vision, il serait permis d'observer tout le paysage.
Mais les points de vue aussi sont hantés par les fragments réminiscents de la vision.
Donc, pas d'achèvement possible, rien que des formes transformantes, de la
théorie qui conquiert lentement le territoire des points de vue et des points de vue
qui modifient lentement l'édifice de la théorie. Mais reste la tentation elle exige
son dû. Constatons que, si Freud laisse à l'état d'ébauche le projet d'une « fixation»
en 1916, c'est en 1917 qu'il s'étonne soudain qu'à la simple « Introduction à la
psychanalyse projetée, se soit substituée une somme théorique dont il déplore de
plus « les lacunes », et qu'« ayant entrepris d'initier à une matière encore en plein
développement, encore très incomplète le regret final de l'oeuvre est curieusement
celui de l'incomplétude de l'exposé À la même époque, « L'Homme aux loups »
le surachèvement de « L'Homme aux loups », le surachèvement par surconstruction
des pièces manquantes, par comblement des lacunes, avec élucidation d'un rêve
d'angoisse « sans aucun reste », « présentation d'une vue d'ensemble « réussite de
la synthèse et ultime regroupement chronologique des événements. Plus que toute
autre histoire de cas, ce récit réalise le souhait d'un puzzle entièrement reconstitué.
Et pourtant, précise Freud, cette histoire d'une névrose infantile a été obtenue
comme un produit marginal au cours de l'analyse d'une maladie contractée dans
un âge plus mûr, et il fallut donc la « recomposer à partir de bribes encore plus

1. S. Freud, «À partir de l'histoire d'une névrose infantile", op. cit., p. 10.


2. S. Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, PBP, 1968, p. 441.
L'INACHÈVEMENT

petites que celles dont on dispose habituellement pour la synthèse Enfin, toujours
à la même époque, alors que la tentation de l'assemblage achevé semble battre son
plein, « Les considérations actuelles sur la guerre et sur la mortamorcent déjà la
grande transformation topique liée à la prise en considération de la pulsion de
mort, scellant du même coup l'inachèvement du premier temps.
Peu importe que la guerre et l'ébranlement provoqué par le surgissement de
ce nouveau point de vue soient ou non pour quelque chose dans la tentative de
fixation il y a conflit dans la pensée, non pas seulement conflit de concepts, mais
conflit de postures. Un conflit de postures dont les aller et retour, avec ajouts et
notes, entre « L'Homme aux loups » et les Conférences d'introduction permettent de
mesurer l'intensité et l'ampleur. Il porte sur le statut de la construction, et il
engage non seulement la recomposition de la réalité mais précisément sa fixation.
II est à double fond, l'établissement de ce que l'analyste observe renvoyant
constamment à l'établissement de ce que le patient a observé. Il concerne non
seulement le devenir psychique de cette vision mais le devenir théorique de cette
vue. Le statut de l'observation la question est-ce la chose même qui fut saisie
par le regard ou bien autre chose que l'enfant a observé et déplacé ensuite sur ses
parents?, noue et tend la relation entre ce qui fut perçu, la position des amants
étant « particulièrement favorable à l'observation » c'est-à-dire à l'observateur, et ce
qui fut saisi, la découverte supposant que des catégories de perception transforment
le vécu en compréhension. Sur le versant de la réalité, la disposition du coitus a
tergo « permettait au spectateur l'inspection des organes génitaux offrant à son
investigation sexuelle la possibilité de fantasmer la castration. Et sur le versant de
la construction, il fallut bien que « les impressions recueillies au cours de la scène »
se meuvent en une perception distincte. D'où vient la perception? Freud nous
répond clairement pas de la scène elle-même. Et ceci est même la raison principale
pour laquelle on peut concevoir indifféremment que la scène est réelle ou fantasmée.
Dans tous les cas, réalité matérielle de l'événement ou réalité psychique, elle a
donné lieu après coup à un réinvestissement et à une transformation, qu'il s'agisse
du remaniement de la chose même ou du remaniement d'expériences successives
dont les images mnésiques furent ultérieurement transférées

1. Si la réflexion de Merleau-Ponty dégage ce corps«en avantdans l'étrangeté du monde,


qu'advient-il, dans la suite des modèles freudiens de l'appareil psychique, d'une des premières notations,
celle concernant « les signes de perceptions, premier enregistrement des perceptions, tout à fait incapable
de devenir conscient et aménagé suivant les associations simultanées » (lettre du 6 décembre 1896)? Est-
ce la dérivation théorique de ce Tasten du monde, fragmentant la simultanéité en discontinuité, qui
deviendra pour Freud catégorie a priori du temps? C'est cette simultanéité qui, pour Merleau-Ponty,
ouvre l'interrogation de la peinture « sur la genèse secrète et fiévreuse des choses dans notre corps ».
Ajoutons seulement que Freud supprima, dans la discussion d'Au-delà sur la catégorie du temps en
relation avec le mode de fonctionnement de Cs, cette phrase « L'autre abstraction qui se laisse rattacher
au fonctionnement de Cs n'est pas l'espace mais la matière, la substance(cité par I. Grubrich-Simitis,
Zurück zur Freudstexten, Fischerverlag, Francfort, 1993, p. 206).
« LA JOUISSANCE NE S'OBSERVE PAS»

Le remaniement est remaniement de « l'impression » en vision. Mais, en deçà


de l'observation qui est déjà saisie du monde, il y a le saisissement par le monde,
saisissement en attente d'avènement. Le remaniement du visible dans le temps fait
basculer l'instantané de l'expérience en forme perceptible, par un double effet
d'après-coup. Et ce qui vaut pour le patient vaut pour le théoricien Entre
« L'Homme aux loups » et les Conférences d'introduction, qu'est-ce qui a été
remanié? Pourquoi deux sites? À quoi tient le mouvement de l'un à l'autre, sinon
que deux vues s'y chevauchent en se métamorphosant? Si Freud n'a pas fait,
« dans l'intervalle de temps entre la première rédaction de l'histoire et cet ajout,
les nouvelles expériences précisément qui [l]'auraient obligé à une modification de
[sa] conception initiale 2. », n'est-ce pas l'optique elle-même qui a subi le chan-
gement, et la présentation du dessin du rêve témoigne de l'investissement scopique
de la scène par Freud.
L'après-coup est l'oeuvre du temps parce qu'il est l'œuvre du corps. Un corps
qui mute dans le temps, non seulement sous la forme du développement de ce
qui était inachèvement initial, mais sous l'aspect des déplacements constants des
zones érogènes investies. Une mutation qui ne cesse de modifier l'architecture de
la vision, qui, pour le patient, en trois phases temporelles, a recomposé les
« impressions » en objet sexuel de son investigation puis en description par des
mots dicibles, et qui, pour l'analyste, d'un site à l'autre, a entraîné l'élaboration de
la découverte de la scène selon une nouvelle perspective le premier état de la
vision « il a vu ce que je voisaccompagné de « à quel moment a-t-il vu ?
se transforme en un « qu'a-t-il réellement vu ? pour aboutir au « par quel moyen
lui fut-il permis de voir? Et le ressort originaire de l'accès à la vue occupe
soudain la fonction de point de fuite du tableau, déplaçant du même coup la scène
figurée dans le tableau. Ainsi la refonte visuelle, parce qu'elle est un processus
incessant, inachevé, inachevable, semble-t-elle nous entraîner « sur le bord des
abîmes, dans l'espoir d'en apercevoir le fond c'est-à-dire sur la pente de l'origine.
Est-ce parce que celle-ci correspond à la seule forme de clôture possible, au seul
amarrage définitif que l'on puisse envisager?
L'originaire rencontre régulièrement la « préparation à comprendre non pas
sous la forme d'un supplément de savoir, mais sous celle d'une préformation

1. Je rejoins ici le point de vue de Michel Gribinski à propos du Fait psychanalytique, lorsqu'il
considère que « c'est la même démarche qui organise notre acte et la pensée de notre acte, ou que la
pratique de la clinique n'est pas différente de la pratique de la théorie ». Le fait psychanalytique comme
sa théorie s'édifient par construction dans une zone intermédiaire, indistincte, qui recouvre sans cesse
réalité et invention langagière, « la construction donnant forme à la matière brute transférentielle
affective et « l'interprétation n'étant qu'un des temps d'un long récit d'inventions, qui s'élabore malgré
nous, et mieux encore avec nous, à mesure que le transfert nous en permet l'exportation à partir de
l'histoire de la séance vers l'histoire du patient » (séminaire animé conjointement par M. Gribinski et
M. Neyraut, 1993-1994).
2. S. Freud, « À partir de l'histoire d'une névrose infantile », op. cit., p. 57.
L'INACHÈVEMENT

universelle de la saisie, par laquelle sont fondées les possibilités ultérieures de


métaphore et de déformation. Mais ce recours à l'hypothèse de l'origine qu'il
s'agisse des figurations de la langue fondamentale, des images symboliques ou de
l'architecture fantasmatique universelle liée à la scène primitive s'organise
toujours, à un moment donné, autour d'un changement de territoire, et donc de
perspective. L'opération qui engage le franchissement du pas de l'adulte à l'enfant
et au primitif, et de l'individu à l'espèce, paraît alors arrimer la colonne temporelle
par sa base, sous la forme d'une construction qui assure à la pensée une sorte
d'aptitude initiale à l'édification visuelle, tandis que les vues, elles, seront aux prises
avec le travail, le temps et la métamorphose. Que l'ultime développement de Freud
à la fin de « L'Homme aux loups » concerne finalement les schèmes qui « assurent
la mise en place des impressions » schèmes instinctuels qui, compte tenu de la
virulente digression contre Jung qui vient de se tenir, doivent aussi être entendus
au sens du schématisme kantien, c'est-à-dire cette sorte de déictique qui assure la
référence possible en permettant la « visée » du phénomène, puissance originelle
de produire a priori non le concept, mais la « vue le « dessinde l'objectivité,
c'est-à-dire la forme de l'objet connaissable cet ultime développement apparaît
comme un formidable déplacement par lequel est relancé le conflit des postures
entre la fixation de la scène et le remaniement de la vision, entre la fixation de la
théorie et le remaniement du point de vue, lorsque au sommet du conflit il faut
trancher entre réalité matérielle et réalité psychique, la voie empruntée, en appui
sur le fait que « cette histoire de malade n'est pas à sa fin aboutit à une décision
d'indécision que saisit à rebours cet achèvement par l'origine. Comment ne pas
rapprocher cette double trajectoire de celle qui termine « Analyse finie, infinie »,
lorsque, aux prises avec le « sans finde l'analyse, son inachèvement nécessaire,
Freud rencontre le roc d'origine, et conclut « On a souvent l'impression, avec le
désir de pénis et la protestation virile, de s'être frayé un passage à travers toute la
stratification psychologique, jusqu'au roc d'origine et d'en avoir ainsi fini avec
son travail.Entre la fixation de l'origine comme fin du travail pour la pensée et
la disposition inexorable de l'inachèvement, le tableau du monde paraît alors se
diviser. En son centre, un noyau dur, insaisissable, indicible cela même que
l'Homme aux loups assistant à la scène ne peut « voir lance impitoyablement
la quête en avant tandis qu'elle cherche son point d'appui en arrière. De sorte que
l'inobservable, échappant à la vue et à la construction de la vue, s'éclipse entre les
deux trajectoires de pensée, l'une s'arrimant à la visibilité de la différence des sexes
et l'autre à l'invisibilité de l'origine historique 2. En ce sens, l'inobservable n'est

1. Corinne Enaudeau, « L'exhibitio chez Kant", Cahiers philosophiques, n° 59, juin 1994, pp.40-
41.
2. Michel Gribinski, dans Le fait psychanalytique, évoque « l'agnosie qui est le vice de la pensée
de l'origine de sorte qu'il faut tenter toujours à nouveau d'en reconnaître l'objet. Et l'invisible, ici, a
un sens sexuel précis et leurrant qui fait répondre à la question de l'origine par la question des orifices
« LA JOUISSANCE NE S'OBSERVE PAS»

pas l'invisible, mais son envers par excès de présence. Une présence saisissante que
nous ne cessons de convertir en absence, en défaut, en repli afin de lui donner
forme par déplacement. Mais reste notre impuissance à faire figurer le trouble de
la vue dans le tableau.

« Il n'est pas inopportun d'avertir que, des répartitions de la libido qui se


fabriquent durant et grâce au traitement, nous ne pouvons tirer aucune conclusion
directe quant au placement de la libido durant la maladie. À supposer que nous
ayons réussi à régler heureusement le cas grâce à la fabrication et à la résolution
d'un puissant transfert paternel sur le médecin, la conclusion que le malade a
souffert antérieurement d'une telle liaison inconsciente de sa libido au père serait
fausse. Le transfert paternel est seulement le champ de bataille sur lequel nous
nous sommes rendu maître de la libido; la libido du malade venant d'autres
positions s'est orientée de ce côté-là. Ce champ de bataille ne doit pas nécessairement
coïncider avec une des places fortes de l'ennemi. La défense de la capitale ennemie
n'a pas besoin d'avoir lieu juste sous ses portes. C'est seulement, après que nous
avons à nouveau résolu le transfert que l'on peut reconstruire en pensée la
répartition de la libido qui avait existé durant la maladie'. »
Entre la construction édifiée dans le transfert et la reconstruction édifiée après
résolution du transfert, il y a non seulement l'écart entre ce qu'il est permis de
voir et ce que l'on ne peut que bâtir en pensée, entre ce que l'on communiquera
ici et ce qui s'avérera ensuite l'arrière-fond des sources, mais il y a l'écart d'une
orientation, laquelle détermine un déplacement. Discours clausewitzien, m'a-t-on
fait remarquer. Soit. Mais il faut alors convenir que ce discours tactique concerne
directement la technique, et que sa première conséquence est de diviser les points
de vue sur le transfert d'un côté celui de son maniement, de l'autre celui de sa
théorie. Cette division a pour seconde conséquence que le transfert ne serait pas
la chose même mais sa déformation, et pour troisième que la construction inachevée,
inachevable dans la cure se distingue d'une autre construction qui serait complète,
sources comprises, hors la cure. Cela ne va pas de soi.
Dans les premiers textes techniques où Freud aborde la question du maniement
du transfert en rapport avec la répétition, le transfert apparaît comme « l'espace
d'ébats 2» que l'analyste offre à l'automatisme de répétition et à la faculté
d'accomplissement hallucinatoire propre à l'inconscient, tout à la fois espace
circonscrit, limité, isolé, et lieu d'une liberté quasi totale pour l'expression

1. S. Freud, Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, G.W., XI, p. 474.


2. Tummelplatz « Erinnern, Wiederholen und Durcharbeiten », G.W., X, p. 134; cf. à propos des
ébats des motions inconscientes sur l'aire du rêve, Die Traumdeutung, in G. W, II/III, p. 573.
L'INACHÈVEMENT

pulsionnelle qui apparaîtra là de la manière la plus intense, la plus sauvage. Ce


« domaine intermédiaire », qui trouve une nouvelle figuration sous la forme des
couches de cambium, « couche intermédiaire entre l'arbre et l'écorce », que sont
les rééditions des conflits anciens dans l'actualité de la relation au médecin, est
présenté comme le lieu de l'observation par excellence « Cette nouvelle édition
de l'ancienne affection, on l'a suivie dès le début, on l'a vue naître et se développer,
et on s'y oriente particulièrement bien parce que l'on se tient soi-même, en tant
qu'objet, en son centre l. » Et l'orientation est alors une orientation du regard de
l'analyste dans un espace qui est conjointement celui de la maladie artificiellement
créée du transfert et celui de la réédition du même sous la forme d'un cliché
immuable des relations pathogènes. Mais l'une se superposant à l'autre, la résolution
de la première engendre la dissolution des secondes.
Cette conception du transfert entre « réincarnation» et « nouvelle fabrication»
traverse l'ensemble de l'œuvre tour à tour, le conflit pathogène trouve un
« nouveau sens» par la simple transformation de l'adresse, c'est-à-dire par orientation
du patient vers l'analyste; et le nouveau conflit pathogène délivre toujours le même
sens, c'est-à-dire le sens le plus ancien, car il n'est que « conflit rafraîchi ».
Alternative qui cesse d'en être une, dès lors que la compulsion de répétition nous
assure que ce qui vient à la surface est toujours la réplique du plus enfoui.
Cependant, deux problèmes au moins demeurent en suspens. D'une part, c'est
lorsque la configuration perçue dans le transfert doit être « montrée» au patient
que le champ d'observation de l'analyste se meut en champ de bataille. Bataille de
la résistance, soit, où s'affrontent le « voir» de l'analyste et l'« agir» du patient,
mais où la vue, l'orientation du regard de l'analyste sur ce champ, semble alors
entrer en tension avec l'orientation du champ par l'adresse du patient. Le second
problème, directement lié à cette double orientation laquelle dessine précisément
le cadre du maniement du transfert est alors celui de l'éventuelle déformation,
de l'éventuelle défiguration du transfert, laquelle exigerait une sorte de redressement
rétrospectif de la vue pour accéder, dans l'après-coup, au tout. Or, à regarder de
près le texte précédemment cité des Conférences d'introduction, on est conduit à se
demander si l'exemple proposé par Freud, celui d'un transfert paternel, doit être
conçu comme le noyau de la réincarnation transférentielle par le fait de cette
orientation et de ce maniement du transfert, ou bien s'il est l'axe de toute
réincarnation parce qu'il est en son fond l'axe de l'adresse essentielle. Problème
qui rejoint en trace directe les questions soulevées dans « Analyse finie, infinie » au
sujet de l'inachèvement de l'analyse. D'un côté, il y a ce qu'il est permis de voir
à l'analyste au cours du traitement, et il ne lui est pas permis de tout voir, ce
qui demeure inactuel restant invisible, éventuellement la part négative du transfert;
et de l'autre, l'une des plus fortes résistances de transfert concerne toujours la

1. S. Freud, Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, G.W., XI, p. 462.


« LA JOUISSANCE NE S'OBSERVE PAS»

position du patient par rapport au sexe paternel, qu'il s'agisse du refus énergique
de se soumettre à cette puissance ou du désir sans espoir de l'acquérir. La résistance
la plus forte peut-elle demeurer invisible? La complication de la pensée de Freud
autour de l'inachèvement de l'analyse est ici considérable la limitation de l'espace
du transfert expliquerait que l'analysé lui-même ne puisse y « loger tous ses conflits »
et que par conséquent l'analyse soit vouée à l'incomplétude. Mais, par ailleurs,
l'impression d'en avoir fini avec notre travail tient au fait que « la forme sous
laquelle la résistance [la plus forte] apparaît, que ce soit ou non en tant que
transfert, importe peu. Ce qui est déterminant, c'est que la résistance ne laisse se
faire aucune modification, que tout reste en l'état 1 ». Incomplétude encore, mais,
cette fois, sous la forme d'un inachèvement qui transcende le transfert, au point
que cette résistance, cause première de la limitation, peut ne pas apparaître sur le
champ de bataille.
Admettons que l'analysé ne puisse loger tous ses conflits dans l'aire limitée
du transfert. Est-il cependant concevable que cette résistance-là « n'extériorise » pas
le conflit entre transfert négatif et transfert positif, c'est-à-dire entre soumission
amoureuse et haine pleine de défi ? Et qu'est-ce que cette résistance qui n'apparaîtrait
pas sous forme de transfert? Par ailleurs, si l'on conçoit l'axe paternel du transfert
comme une « orientation » de la libido liée au déplacement du champ de bataille,
comment accorder cette conception avec le sentiment d'avoir atteint la strate
première, la strate d'origine, le terminus post quem du travail? Comment imaginer
que la rencontre, dans l'analyse, de l'angoisse de castration ne se tienne pas sur le
territoire libidinal princeps de la guerre, puis de la reconstruction en pensée? Ne
s'agit-il pas justement d'une des portes principales de la capitale ennemie?
Dès « La dynamique du transfert », le statut du transfert paternel est saisi dans
ce resserrement. S'il est tout à fait normal et compréhensible que l'investissement
libidinal du patient « insère le médecin dans l'une des séries psychiques que le
patient a formées jusque-là », néanmoins « cela correspond aux relations réelles
avec le médecin lorsque, pour cette mise en série, l'imago paternelle (selon
l'heureuse expression de Jung) devient déterminante2 ». Comment entendre ces
« reale Beziehungen » ? De quel réel s'agit-il, lorsqu'il est dit aussitôt après que le
transfert n'est pas lié à ce prototype mais qu'il peut s'effectuer d'après l'imago
maternelle ou l'imago fraternelle? La réalité se trouve au croisement de l'expérience
par l'analyste de l'attitude du malade à l'égard du substitut paternel qu'il est, et
d'une théorie du silence associatif. La réalité est celle d'une configuration de la
résistance telle que le maniement du transfert la rencontre. Elle est celle du défi.
Un défi qui fait se taire le patient « lorsqu'il soutient que rien ne lui vient plus à

1. S. Freud, «Analyse finie, infinie», in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985, pp. 248
et 267.
2. S. Freud, « Zur dynamik der Übertragung G. W., VIII, pp. 365-366.
L'INACHÈVEMENT

l'esprit' », et un défi qui donne à penser à l'analyste qu'il est justement question
de lui dans ce silence 2. Parce que, lorsque s'arrête le mouvement associatif, on
pense que quelque chose du tissu complexuel (du contenu du complexe) était
propre à être transféré sur la personne du médecin, que le transfert a donc fourni
l'association suivante et qu'« il se dénonce par le signe de la résistance, l'arrêt »,
on verra dans ce silence « la répétition d'une attitude homosexuelle » qui se faufile
en avant comme résistance à chaque remémoration. « L'analysé ne raconte pas
qu'il se souvient avoir été opposant et incrédule (unglaübig) contre l'autorité des
parents, mais il se comporte d'une telle manière contre le médecin 3. » Se taire est
sa manière de se souvenir.
Or, c'est dans ce contexte, et sous la forme d'une note, qu'apparaît pour la
première fois la mise en garde développée plus tard dans les Conférences d'intro-
duction « Mais de cela, on ne doit pas conclure à la signification particulièrement
pathogène de l'élément choisi pour la résistance de transfert. Quand, dans une
bataille, on combat avec un acharnement particulier pour la possession d'un certain
petit clocher ou d'une ferme isolée, on n'a pas besoin de supposer que l'église est
une sorte de sanctuaire national ou que la maison cache le trésor de l'armée. La
valeur des objets peut être simplement tactique, et éventuellement n'acquérir du
crédit que dans cet unique combat 4. » En somme une valeur circonstancielle, et
la circonstance de l'opposition tient seulement au fait que, du complexe pathogène
dont on se rapproche, « c'est d'abord la partie du complexe la plus apte au transfert
qui est poussée en avant dans la conscience ». Ceci peut se répéter un nombre
incalculable de fois dans l'analyse, il n'en restera pas moins que nous n'avons
affaire là qu'à un épisode conflictuel particulier, lequel n'apparaît comme l'enjeu
de la guerre tout entière que parce qu'il est l'enjeu de la levée du refoulement.
Cette particularité tient au fait que « l'idée de transfert s'est frayé un passage
jusqu'à la conscience avant toutes les autres possibilités associatives, parce qu'elle
donne aussi satisfaction à la résistance5 ». Freud voit dans l'idée de transfert un
« compromis » entre les exigences de la résistance et les exigences du travail de
recherche. Mais que l'on introduise la figure du père dans ce champ de forces,
elle apparaît alors, et toute « l'orientation» transférentielle avec elle, comme un
compromis entre le complexe inconscient et l'exigence de la censure elle remplit
exemplairement la condition d'être à la fois une représentation représentant la
motion refoulée et une représentation censurant la motion refoulée. Et c'est parce
qu'elle accomplit parfaitement la double tâche de réinvestissement et de contre-
investissement qu'elle devient ainsi le clocher que l'analyste pourra prendre pour

1. S. Freud, «Erinnern, Wiederholen und Durcharbeiten », G.W., X, pp. 129-130.


2. « Zur dynamik der Übertragung », op. cit., pp. 368-369.
3. « Erinnern, Wiederholen und Durcharbeiten », op. cit., p. 129.
4. « Zur dynamik der Ùbertragung », op. cit., p. 369.
5. Souligné par moi.
« LA JOUISSANCE NE S'OBSERVE PAS»

un sanctuaire. Un sanctuaire qui semble élevé à la mémoire du père, mais pour


autant que, le transfert étant conçu comme un « agir» qui prend la place de la
remémoration, celui-ci a été aussi « orienté » par l'élément « réel» de la relation,
l'autorité de l'analyste.
Ne rabattons pas trop hâtivement cet élément réel sur son équivalent dans le
travail du rêve qu'est le reste diurne. Considérons la difficulté à faire tenir dans
une même pensée le transfert et ses idées comme compromis déformé au sens
où l'on parle de déformation et de création du symptôme ou de déformation des
formations de l'inconscient' et le transfert et sa passion comme l'irruption du
feu lui-même dans l'incendie de l'action. Du côté de la déformation, l'ancrage du
maniement; et du côté de l'incendie, la revendication obstinée, aveugle, « la bêtise
du transfert » pour reprendre les mots de J.-B. Pontalis, « qui exige la livre de
chair ». Du côté de la déformation, les transformations 2, mais aussi les déplacements
imaginaires, l'illusion créatrice, les liens du jeu et des correspondances que décrit
Aline Petitier, « distants, multiples, se substituant à la haute stature du père dans
l'espace, à sa complétude et à son unicité 3 »; et du côté de l'incendie, l'intrans-
formable, l'indomptable qui toujours veut les saucisses, les quenelles et refuse
l'ersatz. Ce sont deux points de vue sur le transfert entre lesquels nous vacillons
constamment, deux points de vue qui, du côté de l'analyste, tantôt dessinent la
silhouette d'une technè, avec sa dimension la plus privée de savoir-faire, de tactique,
d'instant propice, de « bricolage » intime et polysémique, imagé et personnel
dimension elle-même saisie dans les exigences pulsionnelles et le système de
refoulement propres à l'analyste et tantôt imposent la représentation de l'incar-
nation en masse compacte dans laquelle nous sommes pris par la répétition.
Je dis incarnation, mais Freud, lui, parle de « réincarnation» dans l'Abrégé, et
toute la complication semble logée dans le « ré- » de ce renouvellement. Entre le
retour du même et la nouvelle production, c'est lui qui donne du fil à retordre à
la science analytique, non simplement parce que l'édition du « cliché » est édition
réorientée, mais au moins autant parce que le réel de la position de l'observateur
charge d'un poids considérable, encombrant, ce qui va advenir comme réalité

1. Freud semble bien placer sur le même plan l'Entstellung du transfert et toutes les autres formes
d'Entstellungen, lorsqu'il écrit « Plus une cure analytique dure longtemps et plus le malade a reconnu
clairement que les défigurations du matériel pathogène ne lui procurent à elles seules aucune protection
contre le dévoilement, plus il se sert logiquement de l'unique sorte de défiguration, qui lui apporte à
l'évidence les plus grands avantages, la défiguration par le transfert. Ces circonstances orientent vers
une situation dans laquelle tous les conflits devront être vidés sur le terrain du transfert » (« Zur dynamik
der Ubertragung », pp. 369-370). Le transfert est à la fois l'agent de la déformation, le territoire de la
déformation et le matériel pathogène déformé.
2. Les termes umschaffen et Umarbeitung reviennent constamment sous la plume de Freud, par
exemple, dans les « Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse », in G.W., XI, p. 462.
3. Je me réfère à la conférence d'Aline Petitier, « Le terne aujourd'hui », prononcée aux Entretiens
de Vaucresson en juin 1994.
L'INACHÈVEMENT

psychique faisant l'événement du transfert. Encombrant, car c'est bien sous ce jour
qu'il surgit à l'extrême fin des Conférences d'introduction. Alors que, durant des
centaines de pages, Freud a tenté devant des contradicteurs particulièrement
résistants de démontrer l'existence de nouveaux faits, les faits psychiques incons-
cients que, malgré la difficulté propre à la science psychanalytique, il a tenté
d'asseoir sa démonstration sur un système de preuves où seraient distinguées
l'observation des faits et l'adéquation de la théorie à ces faits' que, durant ces
mêmes centaines de pages, il a régulièrement buté au même point de passage à
savoir que le fait psychique est construit par la théorie elle-même, et que l'objet
de référence et l'interprétation de l'objet se constituent d'un seul tenant; et qu'enfin,
comble de la difficulté, il est apparu que le seul fait était en fin de compte celui
de la déformation, issu du travail psychique, on s'attendrait à voir le transfert, en
tant que phénomène présentable, observable, poussé en avant comme ressort
démonstratif. D'autant plus que l'ultime preuve de l'existence de l'inconscient,
celle qui doit emporter la conviction des contradicteurs, est justement la censure
ajointée à l'expérience de la résistance, le levier étant alors « Si l'on résiste, c'est
bien qu'il y a quelque chose à cacher. »
Or il n'en est rien. Le fait nouveau du transfert, ce fait auquel nous n'étions
pas préparé, « nous oblige à une correction humiliante pour notre scientificité ».
Et Freud insiste au sujet de cet événement que nous reconnaissons à contrecœur
« Ce qui est utile à la thérapeutique porte préjudice à la recherche 2. » Où est le
dommage? Ces remarques apparaissent comme une rupture dans le fil de la
démonstration freudienne, au moment précis où l'auteur vient d'aborder la question
des représentations d'attente. Question technique donc, et la technique doit résoudre
la difficulté de la transformation de l'inconscient en conscient là où le patient
serait tout prêt à placer l'un à côté de l'autre. Elle doit faire de « cette lutte entre
des forces qui ne sont pas sur le même sol psychologique» un affrontement entre
des combattants qui entrent en contact. Ce sol sera celui de la résistance que l'on
placera sous les yeux du patient, interprétant « à la bonne place» ce qui s'oppose
à la reconnaissance du refoulé inconscient. Mais comment mettre sous les yeux?
Et comment voir? « Si je vous dis regardez le ciel, vous y verrez un aérostat, vous
trouverez celui-ci beaucoup plus facilement que si je vous enjoins de regarder là-
haut pour voir si vous découvrez quelque chose. »
C'est en ce point précis que le transfert est encombrant parce que les
représentations d'attente, comme moyen technique, supposent une force qui donne
à l'analyste le pouvoir de faire entendre ce qu'il veut montrer, et parce que le
principe même de cette force met à mal la neutralité du champ d'observation,
utile à la théorie. « Un étudiant qui regarde pour la première fois dans un

1. Cf. L. Kahn, « Les contradicteurs », in NRP, n° 48, automne 1993.


2. Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, G. W., XI, pp. 459 et 470.
« LA JOUISSANCE NE S'OBSERVE PAS»

microscope est instruit par le maître de ce qu'il doit voir, sinon il n'y voit absolument
rien, bien que ce soit là et visible. » Mais voilà, ce qui est une des conditions de
l'enseignement des sciences est une humiliation pour la psychanalyse. Car, sitôt
posée l'hypothèse de ce pouvoir, surgit la suggestion, laquelle est une bonne affaire
pour les contradicteurs. Une suggestion véhiculée par l'amour, et le transfert
comme tout amour est un acte de foi. Avec la croyance, fin de l'argumentation
l'influence règne, et, avec elle, la confiance aveugle. Tout ce que l'analyste dit est
« révélation », et l'ensemble se retournera en incrédulité.
Le transfert ne serait pas si encombrant si les vues issues de l'observation de
l'analyste rencontraient simplement « l'intelligence» du patient, laquelle est comptée
par Freud au nombre des forces en présence dans le combat contre la résistance.
Mais, lorsque le conflit est à son sommet, « l'analysé a besoin d'une puissante
impulsion qui influence la décision dans le sens conduisant à la guérison, sens
désiré par nous ». Ce sens désiré par nous est le sens dans lequel s'exercent notre
suggestion et notre autorité 1. Certes, c'est l'amour de transfert qui « habille» le
médecin d'autorité, mais l'analyste a besoin du poids de cette autorité conférée par
l'amour, non seulement pour que s'opère un changement dans le champ homéo-
stasique des forces en jeu dans l'appareil, mais justement pour arracher la part
d'attention nécessaire à la prise de conscience dans la levée de refoulement.
L'autorité, qui est celle de tout maître, de tout Lehrer, est là à notre service, quoi
qu'il en coûte à notre éthique de la liberté et quoi qu'il en coûte à l'asepsie du
champ opératoire. Entre la neutralité nécessaire à la science et le maniement utile
au traitement, il y a donc conflit 2, conflit interne pour l'analyste, un conflit dont
ne viendra pas à bout quelque « toilette contre-transférentielle» par laquelle on se
garderait de mésuser du pouvoir, car, en son fond, c'est un conflit de points de
vue au centre duquel se tiennent les représentations d'attente, écartelées entre les
buts contradictoires de la recherche et de la guérison, de l'observation et de
l'efficacité de l'acte. Et que l'on évite la collusion que serait « la recherche de la

1. Ibid., pp. 463 et 470-471. Les références concernant l'importance de la suggestion et de


l'influence, avec diverses modulations, sont innombrables, par exemple dans Au-delà du principe de
plaisir (trad. fr., Paris, Payot, p. 57), dans Freud présenté par lui-même (trad. fr., Paris, Gallimard, p. 72),
dans V Abrégé (trad. fr., Paris, PUF, pp. 42-43), dans « Analyse finie, infinie » {Résultats, idées, problèmes,
II, Paris, PUF, p. 263), etc.
2. « C'est un des titres de gloire du travail analytique que recherche et traitement coïncident, se
rencontrent en lui. Mais la technique qui sert l'un s'oppose pourtant d'un certain point de vue à
l'autre.À l'époque de ces « Conseils aux médecins sur le traitement analytique », l'opposition des
points de vue se résolvait dans la prescription de ne pas spéculer prématurément, de s'abstenir de toute
élaboration scientifique au cours de la cure, et l'avertissement concernait le danger du modelage de
l'écoute et du maniement du transfert par la théorie. À l'époque des Conférences d'introduction,
l'avertissement est inverse ne pas prendre les effets réciproques des actions de l'analyste et du patient
pour la capitale du territoire en guerre concerne le danger d'appréhender le champ modelé par le
maniement du transfert comme théorie du transfert.
L'INACHÈVEMENT

guérison », n'apaise pas le différend. Il tient à un changement de signe du mode


de penser de l'analyste, qui, lui aussi, est aux prises avec un faire qui sans cesse
oriente, déplace, déroute son dire. On peut imaginer que c'est au moment où se
profile cet acte de maniement par l'analyste, que, dans l'accomplissement du geste,
viennent aussi se précipiter les représentations-but qui ont, à son insu, organisé
son écoute des représentations-but dont la part consciente se présenterait toujours
sous la forme inverse de la déprise, du suspens, de l'ouverture, de l'acceptation de
se laisser prendre en demeurant sans dessein, mais dont la part inconsciente a
nécessairement maille à partir avec les figures privées, inconscientes de la prise
intime. Dans le « avoir en main » de la Handhabung, du maniement, il y a aussi
l'accomplissement de cette prise. Comment l'acte d'observer en resterait-il indemne ?
N'est-ce pas lorsque tout veut demeurer en l'état que nous avons le sentiment d'en
avoir fini avec notre travail? N'est-ce pas lorsque tout s'oppose à une quelconque
modification que nous faisons l'hypothèse de la résistance la plus forte, même si
celle-ci ne se présente pas sur le champ de bataille en tant que transfert? C'est
bien parce que nous ne pouvons plus rien faire que nous vient la pensée que la
strate d'origine est cette fois atteinte. L'acte de l'analyste, et son effet limité, est
aussi le point de vue par lequel celui-ci aborde l'inachèvement de l'analyse. Mais
la limitation de cette action engendre elle-même une double architecture. Dans la
visibilité du déplacement transférentiel (le champ de bataille), se dessine la mise
en forme de l'amour pour le clocher paternel qui catalyse, déforme, transforme
tous les amours et toutes les luttes, les ouvrent aussi bien à la création mobile et
incessante, et les limites de ce champ, malgré l'incomplétude, pourront être
repoussées par la reconstruction en pensée. Mais dans l'invisibilité de la résistance
la plus forte, qui s'oppose aussi hors le transfert, on devine la silhouette la plus
haute, celle de l'autre, « cet Autre inoubliable préhistorique qui plus tard n'est
jamais rejoint », et dont Michel Gribinski montre clairement comment, dans
l'ébauche de la théorie du transfert qu'est déjà la lettre à Fliess du 6 décembre
1896, cette personne psychique vers laquelle se déroule le récit de la construction
« n'est pas non plus rejoignable par l'analyste, et [que] c'est en cela que la
construction est ouverte sur de l'inconnaissable et de l'inatteignable ». Ce destinataire
hors la vue est le point de fuite à l'horizon de l'inachèvement.
Ancêtre, père de la préhistoire personnelle, figure indéterminée et invisible de
la protection et du jugement, figure idéale et figure terrifiante, il confronte au plus
près la psychanalyse à la croyance religieuse, nous menaçant constamment de faire
basculer l'intelligibilité de l'incarnation sur le versant d'une théologie négative
parce que ce destinataire originaire est non seulement trop grand, trop fort pour
lui, le patient, mais parce qu'il est trop grand, trop fort pour moi, l'analyste, et
que, de la sorte, il domine, hors le champ de bataille transférentiel, l'adresse des

1. Le fait psychanalytique, cinquième séance de travail.


« LA JOUISSANCE NE S'OBSERVE PAS»

deux protagonistes. Mais que le territoire du combat se tienne justement loin des
portes de la capitale, que la relation réelle à l'autorité et la dissymétrie dont elle
témoigne aient aussi déterminé cette orientation par déformation, on voit alors le
champ de bataille se resserrer dans les limites de la « lutte » contre la résistance,
et la lutte, même menée jusqu'à la paralysie des combattants, n'est pas le meurtre.
Quelles que soient la puissance de l'emprise et la force de la mortification, c'est
en termes de déplacement ou ceux inverses de mobilité pétrifiée que se
présentent les actes psychiques et les gestes de la pensée, la prise par l'analyste
s'opposant à la prise par le patient, la saisie de l'observation de l'un affrontant la
saisie de l'amour de l'autre. Et que la puissance de la figure qui domine invisiblement
la scène fasse connaître à chacun l'accablement, ne nous permet sans doute pas
d'assembler purement et simplement en une totalité les deux espaces, l'aire limitée
du domptage et la zone imprésentée de l'indomptable, de faire apparaître l'acca-
blement sous les traits d'un retournement dépressif et salvateur par lequel se
réconcilieraient les deux points de vue. Si l'un des aspects de la fonction totalisatrice
de la pensée hégélienne consistait à introduire la mort sous la forme de la Terreur
et du meurtre dans les avatars du progrès de la conscience de soi jusqu'à la
réalisation de l'esprit', Freud pensa la déchirure inguérissable de l'humanité en
resituant justement le meurtre originaire sur le versant de cet « inéducable» que
la conscience ne domptera pas. La vacillation se tient dans cet écart, ce divorce.
Elle naît d'une division par laquelle ce qu'il nous est permis de construire à partir
de l'observation et grâce au déplacement et ce que l'on peut reconstruire en pensée
se diffractent dans notre pensée. Elle fait pivoter celle-ci entre deux axes, l'orientation
du transfert et l'adresse originaire, mais, au centre, centre que sujets observateurs
nous occupons en tant qu'objet, notre vue se trouble, et demeure l'inobservable,
quelle que soit la hardiesse de la pensée. Est-ce justement parce que notre champ
de vision est un outil, et son sol notre méthode? Parce que, comme le dit Freud,
« nous orientons sur nous l'instrument avec lequel nous voulons agir2 », et que,
d'un coup, le transfert, l'instrument en question, semble subir un sort voisin de
celui de la conscience d'être à la fois le moyen et l'objet, cela même se refusant
à toute totalisation. Un tel resserrement ne cesse de trouver ses ouvertures, entre
la « déduction» et l'action, entre la construction et la déliaison, entre l'actuel et le
temps antérieur. Une ouverture par transport, et le transport est travail associatif,
ou par exportation, et l'exportation est historique les deux à la fois, ces vecteurs
donnant au champ sa profondeur. Mais la saisie, son instant, son tremblement, son
désordre, s'éclipse dans cette diffraction, laissant notre vue aux prises avec
l'inachèvement.

1. Cf. les deux conférences d'Alexandre Kojève, « L'idée de la mort dans la philosophie de Hegel »,
in Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, pp. 529-575.
2. Remarque qui vient au centre des démêlés de Freud avec la suggestion, Vorlesungen zur
Einführung in die Psychoanalyse, G.W., XI, p. 469.
L'INACHÈ VEMENT

« Quand les enfants pressentent, au cours de leur investigation sexuelle, que


l'adulte, dans ce domaine mystérieux et pourtant si important, est capable d'une
chose grandiose qu'il leur est refusé de savoir et de faire, un désir impétueux
s'éveille en eux d'être capable de la même chose, et ils en rêvent sous la forme
du vol ou confèrent cet habillage de désir à leurs rêves ultérieurs de vol 1.» Cette
chose grandiose, dont Léonard l'artiste ne parvenait à délier le secret sous la forme
d'une énigme, déborda lentement les limites de sa peinture, se nouant sans cesse
à d'innombrables problèmes, et Léonard le chercheur, ne se résolvant plus à
« limiter sa revendication, à isoler l'œuvre d'art, à l'arracher au grand ensemble
auquel il savait qu'elle appartenait », en vint à abandonner ses oeuvres, à ne plus
les achever ou à les déclarer inachevées. Le peintre de l'oiseau, vautour ou milan,
devint un chercheur en aéronautique. La chose si grande, dont la quête passionnée
s'était mue en poussée de savoir, avait changé « la position de ses intérêts et la
nature de son travail psychique », et la réorientation du regard qui s'ensuivit
détruisit l'œuvre comme horizon possible de la totalité, fût-elle momentanée.
« L'intérêt étranger » qui dérouta ainsi l'œil du peintre était celui d'un enfant,
l'enfant Léonard, qui cherchait encore et sans répit à voir ce qu'il ne parvenait à
montrer en une seule forme et dont le regard voulait percer le secret en
approfondissant le tableau du monde. Magnifiques esquisses variant à l'infini les
points de vue pour un seul motif, épreuve silencieuse de l'œuvre au-dedans de
lui-même chaque fois, le geste décisif tardait davantage.
« Un coït est observable, la jouissance ne s'observe pas », écrit J.-B. Pontalis
dans La force d'attraction. Le transfert, son étrangeté, son altérité radicale, la
difficulté que nous avons à le cerner et à le transmettre viennent d'être évoqués.
Pourtant il n'est pas l'unique affaire des analystes qui ne font que s'inscrire dans
la série du prêtre, du médecin, du professeur et du maître. Et Pontalis poursuit
« Autant de figures moins d'autorité, comme on le dit parfois hâtivement, que de
détenteurs de secret secret de l'âme, du corps, du savoir, du pouvoir sur l'esprit.
L'analyste, en ceci plus proche des parents, étant supposé, lui, détenir le savoir
sexuel (mais cela est déjà inscrit dans les figures précédentes). Savoir qui, pour
l'enfant assurément, pour l'adulte aussi bien, transcende tout savoir ce que
méconnaît en son principe la sexologie savoir qui ne peut pas se représenter ou
ne se représente que de manière génialement déformée (les théories
sexuelles ") 2. » L'enfant aura observé le coït, l'adulte aura assisté à la naissance

1. S. Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987, p. 162; je me suis
constamment référée à la préface de J.-B. Pontalis,« L'attrait des oiseaux ».
2. J.-B. Pontalis, La force d'attraction, Paris, Seuil, 1990, p. 72.
« LA JOUISSANCE NE S'OBSERVE PAS»

la jouissance et l'origine échapperont pourtant à la fixation de la représentation et


laisseront indéfiniment ce savoir incomplet.
Pourtant, le « génie » des théories sexuelles infantiles ne vient-il pas à bout de
cette incomplétude? Peut-être, mais à condition de considérer que le génie de sa
déformation tient lui-même à un état inachevé de l'enfant, et que son prix est
celui de la paralysie. La propension à ne pas parvenir au terme est le symptôme
universel de tous les enfants qui, refusant d'accorder foi aux fables des adultes,
rencontrent d'un coup, sur le chemin de l'investigation sexuelle, l'incrédulité,
l'autonomie psychique, le soupçon de l'acte sexuel et l'incomplétude de leur propre
constitution sexuelle 1. C'est cet inachèvement-là qui engendre l'inachèvement de
leurs théories, créées « en harmonie et en dépendance de leur organisation libidinale
incomplète2 », laquelle les contraint à l'abandon. Et ce premier échec laisse pour
trace paralysie et dépression. D'ailleurs, à regarder de près « La conquête du feu »,
ne voit-on pas que les mythologies de nos ancêtres se distinguent radicalement des
théories sexuelles infantiles précisément sur ce point? Alors que l'enfant croit
pouvoir réunir les deux fonctions, uriner et éjaculer, en une seule représentation
l'homme produit des enfants en urinant dans la femme l'adulte primitif qui,
lui, a observé le caractère absolument incompatible des deux actes édifie des mythes
où s'opposent le feu et l'eau. Pour qu'il soit interdit de pisser sur les cendres,
encore faut-il que la constitution psychosexuelle soit achevée 3. La théorie sexuelle
infantile rôde autour de la jouissance et de l'origine mais sa déformation ne
s'empare pas du secret. Elle aboutit le plus souvent, par inhibition ou par rumination,
à l'asservissement.
Mais cette version n'est pas retenue pour décrire le symptôme d'inachèvement
de Léonard, car la paralysie du geste de l'artiste ne tenait justement pas à la perte
de la liberté de sa pensée mais tout au contraire à son développement, à sa
puissance, à son invasion. C'est l'excès de la pensée qui provoquait le combat, le
tremblement devant la grandeur de l'art et la fuite inattendue devant l'oeuvre. Un
excès que le ralentissement tentait de juguler, mais qui ne permettait pourtant pas
de circonscrire dans l'œuvre immobilisée le grand mouvement d'investigation qui
se nouait sans relâche autour d'elle. Ce mouvement qui échappait à la fixation,
s'élevait contre la figuration, l'ébranlait, manifestant l'infigurable secret sur sa
lisière. Pourtant tout semblait rassemblé en elle. Non seulement la géniale
déformation de la théorie sexuelle infantile mais encore la peinture de la jouissance.
Non seulement les traces de la mère au pénis déposée dans l'image-devinette de
la légende du vautour, « l'inscription de la synthèse de l'histoire» avec deux mères,
le destin libidinal de l'homosexualité et les formes molles et attirantes des garçons.
1. S. Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, op. cit., p. 83.
2. « Analyse finie, infinie », op. cit., p. 249.
3. S. Freud, « Sur la prise de possession du feu », in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985,
pp. 191-196.
L'INACHÈVEMENT

Mais encore le sourire étrange, ensorcelant et énigmatique que l'artiste posait sur
le visage des femmes peintes, le sourire du ravissement bienheureux de la jouissance.
La devinette, on la devina. Mais le sourire, lui, saisit et déborde encore la vue de
ceux qui veulent l'admirer. Est-ce lui qui faisait reculer Léonard? Est-ce pour lui
que Léonard déclara le portrait de Mona Lisa inachevé? Était-ce bien le portrait
qui souffrait de n'être pas abouti?
Freud, consacrant tout un chapitre du Souvenir d'enfance de Léonard de Vinci
à ce sourire, en décrit le trajet, de l'énigme de la jouissance féminine jusqu'à la
plénitude de la satisfaction maternelle. Toujours, il est la marque de l'accomplis-
sement et, toujours, il se range au nombre de signes de l'expression des motions
les plus secrètes de l'artiste. Il manifeste d'abord l'opposition qui régit la vie
amoureuse de la femme, « la tendresse pleine d'abandon et la sensualité d'une
exigence sans égard, dévorant l'homme comme quelque chose d'étranger ». Puis,
sourire ensorcelant du petit Bacchus accompagné d'un regard mystérieusement
triomphant, il trahit la possession du secret d'amour par l'enfant. Entre la figuration
dissimulée de la théorie sexuelle infantile et le déplacement du sourire de la mère
à l'enfant, les deux signifiant tout à la fois que la mère possédait l'objet du
ravissement et qu'il était l'enfant émerveillé et émerveillant de cette mère sans
lacune, quelle fissure a fait voler en éclats l'image créée? Ou plutôt d'où est venu
le tremblement face à la grandeur? Est-ce parce que avant de se resserrer
sereinement sur l'aire occupée par l'enfant, ce sourire semblait dévorer l'homme
comme quelque chose d'étranger? Est-ce parce que l'intérêt étranger de celui qui
voulait sans répit arracher à Dieu et à la Nature le secret de leur accouplement,
l'intérêt de cet enfant toujours en quête bien que follement aimé par la mère,
rencontra soudain cet autre étranger, si puissant et si lointain que le regard de ces
femmes semble aujourd'hui encore se poser à peine sur l'observateur de leurs
visages, s'échappant au-dedans pour aller rejoindre l'autre. Un regard représenté
mais qui ne pouvait que détourner l'observation vers le point invisible de leur
fuite.
Suivons Freud pas à pas les images peintes tout à la fois dessinent la théorie
sexuelle infantile, une mère au pénis, tracent le destin libidinal de l'enfant,
l'homosexualité, et ploient sous le joug de l'infinitude du secret dont la théorie
infantile, malgré la réunion en un du masculin et du féminin, n'est pas venue à
bout. Et ces figurations expulsent de leur totalité le chercheur qui en vient à les
abandonner. Comme le père l'abandonna. Et l'abandon, par-delà l'illumination du
sourire, délimite alors l'aire de l'affrontement à la grandeur. Le symptôme de
Léonard n'est pas une inhibition, c'est le signe d'une conquête, ou plutôt d'une
reconquête, lorsque l'investigation sexuelle infantile, initialement mue par l'absence
du père et le rôle problématique qu'il convenait d'attribuer aux hommes dans la

1. Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, op. cit., p. 133.


« LA JOUISSANCE NE S'OBSERVE PAS»

venue des bébés, outrepasse la limitation de la théorie sexuelle infantile, reprend


sa forme de question, et, contre la paralysie qui affecte tous les enfants chercheurs,
délie le mouvement de la pensée en liberté. Ou plutôt le symptôme de Léonard
n'en est un que dans la mesure où la paralysie progressive du geste du peintre
apparaît comme l'effet de l'inachèvement de la théorie de l'enfant. Mais la même
paralysie est en même temps l'effet de l'affrontement à la grandeur face à la
composition de l'image. Le regard qui se détourne dénonce l'isolation de l'œuvre
et sa fixation, et le tremblement révèle déjà son appartenance au grand Zusam-
menhang et l'attraction d'Éros, « le mainteneur de tout ce qui vit ». Conflit de
vision au sein même de l'œuvre peinte, conflit de points de vue dans l'œil de
l'artiste, conflit qui se précipite dans l'ensorcellement du sourire, tout à la fois
sourire représenté, fixé comme est fixée la déformation de la théorie sexuelle
infantile, et sourire génial qui s'approche au plus près de l'inobservable. Et le
sourire, malgré sa hardiesse, n'est jamais assez achevé.
La hardiesse veut conquérir ce qui fait perdre la vue, mais le sourire, lui, est
dans le champ de la vision Une hardiesse qui, pourtant, soutient le défi et refuse
l'immobilisation car elle n'a pas été inhibée par le père et n'a pas connu
l'intimidation. Tel est le cadeau de l'absence paternelle la défection de son autorité
n'a pas contraint au respect des Anciens, elle a ouvert la voie à la liberté de
l'entendement contre le support des croyances et des théories déjà constituées. Mais
ce cadeau, en vérité, ne tient pas à l'absence, car celle-ci enchaîne. Il résulte du
renoncement. Et si l'abandon des œuvres est le symptôme reproduisant l'abandon
du père, si leur inachèvement « imite » de manière préjudiciable la fuite paternelle
et le laissé-pour-compte de l'enfant, le renoncement enflamme la quête passionnée
de l'enfant et sa révolte contre la fable.
Le renoncement divise la figure du père dans le champ orienté de l'autorité,
il donne accès à l'insoumission, à la rivalité irreligieuse, à la recherche, à l'invention,
au jeu, à la transformation. Et à la lisière des tableaux comme dans l'insatiable
exploration de la Nature et des mystères de la création, sa grandeur fait trembler.
Freud évoque cette division sous forme d'importance négative et positive, de
conséquence funeste pour l'artiste et heureuse pour le chercheur. Mais si la
réalisation heureuse de la recherche apparaît comme « l'ultime et suprême épa-
nouissement de [cette] personnalité », n'est-ce pas justement parce que la rencontre
avec l'étranger inaccessible trouva, par le déplacement de l'art à la science, le
terrain de son épreuve et que, dans l'orientation par l'autorité de ce terrain, la

1. « Le peintre vit dans la fascination, écrit Merleau-Ponty. Ses actions les plus propres ces gestes,
ces tracés dont il est seul capable, et qui seront pour les autres révélation, parce qu'ils n'ont pas les
mêmes manques que lui il lui semble qu'ils émanent des choses mêmes, comme le dessin des
constellations. Entre lui et le visible, les rôles inévitablement s'inversent. C'est pourquoi tant de peintres
ont dit que les choses les regardent. » (L'œil et l'esprit, Paris, Gallimard, 1985, p. 31.)
L'INACHÈVEMENT

liberté pouvait fonder son champ de bataille celui, déplacé, de l'observation du


monde.
Mais la jouissance, elle, ne s'observe pas. Elle saisit, s'empare, accomplit. En
bloc, elle brouille la vue. Et si, parfois, le regard peut l'envisager, ce n'est qu'au
travers des rejetons qu'elle a poussés vers la conscience par transfert. Rejetons qui
se présentent en morceaux, et nous « oscillons constamment entre un petit fragment
d'analyse du ça et un petit fragment d'analyse du moi ». Bribes de souvenirs dont
nous complétons les lacunes. Interprétations incomplètes, « puisque toute espèce
de construction est incomplète et ne saisit qu'une parcelle de la vérité oubliée »,
que le refus du patient peut toujours concerner la partie non encore dévoilée, que
son accord ne pourrait être obtenu que par la présentation de « la vérité entière 1 ».
Mais précisément, ce sont les fragments que l'on peut soumettre à l'entendement,
qui autorisent l'achèvement par la pensée, qui laissent libre le cours de la construction
et ouvertes les métamorphoses des points de vue. Les fragments, parce qu'ils
assurent le fractionnement en petite quantité, et que l'inachèvement du fragmentaire
apparaît alors comme la condition de la création. Non que la jouissance ne se mêle
pas de la partie. Mais c'est à l'insu de tous qu'elle oeuvre, à l'insu de l'artiste et
du psychanalyste, à l'insu du poète et du scientifique, moteur de la création qui
se refuse au regard. Car, pour peu qu'elle se présente en personne le feu aux
joues, on découvre alors que son embrasement a consumé le travail, et que
l'accomplissement complet, sans déplacement ni suspens, n'a épargné de l'anéan-
tissement, du retour au zéro, qu'un fragment justement. Entre l'arrêt du geste de
l'artiste devant la limitation essentielle du tableau et la quête toujours relancée de
l'inventeur en proie à l'illimitation de la nature, le trajet de Léonard, disons
plutôt le récit de l'inachèvement raconté par Freud ébauche une forme de
division par laquelle la pensée peut s'affronter à l'origine et à l'autre, en s'épargnant
peut-être le tribut de la paralysie devant la grandeur et la puissance. Ainsi le
sourire ensorcelait, la pensée batailla mais les écrits furent chastes.
L'inachèvement, notre lot, notre lot d'origine, est aussi notre ruse. Celle qui
nous délivre de la folie d'une conclusion pleine et parfaite, celle qui nous place
jusqu'à la fin sous le signe des suites, celle qui parfois, nous déliant de l'attrait de
la totalisation, nous accorde l'audace de chercher du regard le mouvement qui fait
tenir le tout ensemble.

LAURENCE KAHN

1. S. Freud, «Constructions dans l'analyse », in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985,
p. 275.
Edmundo Gômez Mango

LES HEURES

SUR LE TEMPS DU TRANSFERT

Au psychanalyste de la vie moderne.

Si breve é 'l tempoe 'l penser si veloce.


Pétrarque

Première heure. Un drame incertain et suspendu

J'ordonnais mes papiers, mes notes. Je finissais d'écrire un des exposés que je
pensais lire à Montevideo, ma ville natale. Je n'étais pas content de la fin, je
cherchais l'idée qui pouvait mieux parachever ma pensée. Le souvenir est arrivé,
impromptu. Une « idée» m'est venue, mais était-ce celle d'une fin, ou d'un
commencement, d'une introduction? Il s'agissait d'un passage de Claudel que
j'avais lu la veille, en rentrant du Châtelet, où, pour la première fois, j'avais vu et
entendu un opéra de Wagner, le premier acte de la Tétralogie, L'or du Rhin.
J'étais encore ému par l'étrange magie de cette musique, capable de saisir, dans la
modernité de son chant, les figures archaïques de l'origine, quand j'ai lu le
paragraphe suivant

« À droite. Les lieux déserts sont remplis pour nous d'oracles et de vestiges. Il
y a des drames engagés à l'aurore de l'histoire et qui n'arrivent à leur sens
qu'aujourd'hui. Des acteurs morts il y a mille ans, c'est à notre bénéfice qu'ils
jouaient cette espèce de pièce incertaine et suspendue.
À gauche. Et nous-mêmes souvent sans le savoir agissons et parlons en prophétie.
Seuls les gens qui viendront après nous comprendront ce que quelqu'un par nous
a dit pour eux1.»

1. P. Claudel, « En auto par un soir d'automne sur une route du Japon. » « Richard Wagner. Rêverie
d'un poète français », Figures et paroles. Œuvres en prose, Paris, Pléiade, Gallimard, 1965.
L'INACHÈVEMENT

L'Einfall dérange. Comment dans un travail sérieux, dans un développement


plus ou moins logique, faire place à ce qui vient, impromptu, sur-le-champ, sans
préavis, à gauche ou à droite? S'agit-il d'un autre temps, celui du hasard, de
l'occasion, de la circonstance, qui s'opposerait, ou se tiendrait en tension, avec le
temps long, du travail orienté vers un but, de l'élaboration patiente? L'expérience
psychanalytique nous en apprend quelque chose; la règle fondamentale dit ouvre-
toi à ce qui vient, accueille ce qui frappe à ta porte, dis oui à cette pensée, à ce
mot, surtout s'ils ont l'air cocasse, vagabond, impertinent, étrange. Il s'agit bien
d'un des versants de la temporalité psychique que nous pouvons saisir dans l'analyse
celui qui se tourne vers le temps ouvert de l'incidence, de ce qui n'a pas d'histoire
apparente, de ce qui arrive et de ce qui nous croise. Le « patient », qui prétend
rester dans un temps solide, historique, où il voudrait construire en allant vers le
passé le salut de l'avenir, refuse, se détourne, a peur d'entrer en lice, de s'engager
dans ce temps fortuit de l'occasion, du fugitif, du passager. Le « patient» le sait,
ou l'apprend très vite l'incidence conduit elle est le meilleur « conducteur » de
l'énergie psychique vers la découverte et le déploiement du transfert.
Il y aurait donc eu un drame de l'aube, disons initial, dans lequel un sujet
s'initiait à sa propre histoire, qui ne pouvait être déjà que celle des autres. Une
cure commence dans ce pressentiment oui, un drame a eu déjà lieu, une scène
s'est déjà présentée et représentée dans l'enfance de cette femme ou de cet homme,
il y a très longtemps, dans l'aurore d'une histoire. Mais nous avons aussi l'intuition,
la prémonition que le sens de cette « pièce » n'est pas encore dévoilé, que ce drame
d'enfance, incertain et suspendu dans l'arrière-fond de l'infantile, essaiera de façon
contradictoire, à travers le travail d'analyse, d'approcher et de fuir, de parvenir et
de s'éloigner du sens ou des sens ou du non-sens que le drame porte en lui comme
ses énigmes. L'expression poétique indique une dynamique temporelle, une force
qui le fait avancer et se déployer dans le temps le drame des commencements
ignore son sens, son orientation, son adresse; ses acteurs jouaient pour un public
absent, qui n'était pas encore dans la salle, ou pour l'enfant, qui regardait et
écoutait, qui était à la fois sur scène, dans un recoin obscur où il subissait l'action,
et hors scène, dans la mesure où il ne comprenait pas ce qui se passait, ce qui se
« représentait », sans savoir encore que lui-même était déjà un acteur. L'enfant
l'infans encore sans parole? en scène, et les adultes, les autres, jouaient entre
eux mais aussi pour un public à venir l'enfant devenu adulte, qui se tourne en
arrière et vers lui-même, les autres devenus des morts-fantômes, des morts-vivants
qui regardent et parlent en lui; et peut-être l'analyste qui écoute dans son activité
propre, dans sa scène de parole et de pensée. Le drame désorienté des commen-
cements avance à la recherche d'un sens qu'il ignore; ce point ou nœud aveugle,
de non-savoir, est le moteur du temps, celui qui fait que la représentation aille de
l'avant, celui qui constitue son avenir, et qui confère à son déploiement le caractère
d'une quête. Ce drame incertain et suspendu, indatable et désorienté, inachevé dès
LES HEURES

le commencement, se temporalise, se fait lui-même histoire, et trouve dans le trajet


de ses traces la génération de son propre sens. Mais ce n'est peut-être que la
génération qui viendra plus tard et qui occupera à son tour l'avant-scène, qui
pourra véritablement engendrer les sens et les non-sens des traces de ces pas, des
mots que d'autres disaient par eux, mais pour nous.

Deuxième heure. Trois hommes dans le temps

Cet homme se dispose à chanter un air qu'il connaît. Avant de commencer,


son attente se porte sur l'ensemble du chant, son attention est une tension présente
dirigée vers le futur, vers un acte, le chant, qui n'est pas encore, mais qui commence
à être dans cette attraction qui s'exerce sur lui. Quand l'homme commence à
chanter, l'air attendu passe et devient du passé; l'activité psychique du chanteur
se « distend », se partage ou se répand sur sa mémoire, accrue de ce qui vient
d'être chanté, et sur son attente, tendue vers ce qui reste encore à être vocalisé.
C'est à travers l'attention, présente, que transite ce qui était futur pour devenir
passé. Dans la mesure où l'acte présent avance et que le transit s'accomplit, l'attente
s'abrège, la mémoire s'accroît, et la première s'épuise quand l'action tout entière
est passée dans la deuxième
Ainsi Augustin pensait et disait le « transit », le passage du temps, dans des
pages mémorables des Confessions, des pages qui n'ont pas passé, et qui contenaient
des pans entiers des développements modernes de la philosophie du temps. Nous
lui sommes surtout redevables de l'approfondissement radical de la notion du temps
humain, intérieur ou de l'âme. L'homme sait que le temps psychique est court ou
long, qu'il existe une longue attente du futur et un long souvenir du passé; ce
temps humain, différent de celui du cosmos, des astres ou du calendrier, n'est que
dans l'âme; s'il peut être éprouvé et mesuré, c'est parce que c'est en elle qu'il
trouve sa réalité dans la distentio animi, cette activité-passivité psychique qui peut
à la fois se distendre et se tendre, dans l'attention, l'attente et la mémoire. Les
trois dimensions du temps s'articulent dans un seul mais triple présent le présent
du passé, le présent du futur, le présent du présent. Ce présent humain qui est,
dans la conception théologique d'Augustin, en correspondance avec l'éternité de
Dieu est le produit ou le résultat du transit, du rythme actif et passif de l'intentio
et de la distentio, ce qui à la fois rassemble et disperse l'activité de l'âme.
L'impression, le vestige, la trace sont dans l'âme quand l'activité de celle-ci les
réveille, les appelle, quand l'agir de l'attention les manifeste, les présente; le passé

1. Saint Augustin, Confessions, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, ch. xxvm, p. 278. Je tiens compte
de la traduction et du commentaire de ce passage proposé par P. Ricoeur, Temps et récit, Paris, Le
Seuil, 1983, t. 1, p. 39.
L'INACHÈVEMENT

qui serait ainsi toujours inachevé, jamais totalement passé est une affection
(passive) activement produite'.

Cet homme (le deuxième) veut faire passer le temps le plus rapidement
possible. Il est arrivé trop tôt à la petite gare de campagne; il doit attendre pendant
quelques heures l'arrivée du train. Il ne sait pas quoi faire; il n'a pas envie de lire
le bouquin qu'il a dans sa poche; il essaie de réfléchir à ce problème qui l'intéressait,
à cette discussion de la veille. Il s'assied mais se lève aussitôt, il marche par les
alentours déserts, il retourne à la gare, vérifie les horaires, regarde sa montre un
quart d'heure seulement s'est écoulé. Il retourne à son siège, fait des figures, écrit
sur le sable, se souvient d'une anecdote qui le fait sourire, soupire et regarde
encore sa montre. Cet homme s'ennuie, il veut faire passer le temps, il est, disons,
presque mort d'ennui, et pour cela il veut tuer le temps, il rêve d'un passe-temps
qui ferait disparaître le temps qui le sépare encore de l'arrivée du train. Il voudrait
rendre légère et mobiliser la moras, la lenteur, la torpeur de ce maintenant qui
traîne et qui ne veut pas passer. Avec le passe-temps il veut s'occuper à ou de
quelque chose, il prétend se livrer à une occupation artificielle, il craint d'être
désoccupé, vacant, ressentir en lui un vide laissé par les choses qui ne s'occupent
plus de lui, qui ne l'intéressent point. L'ennui porte en lui le danger mortifère du
désœuvrement.
C'est à peu près ainsi qu'Heidegger introduit sa méditation sur l'ennui 2,
comme ton, tonalité, Stimmung caractéristique de l'homme et du temps. Sa structure
est intimement liée à celle du Souci. Le présent est ici le temps de la préoccupation,
du commerce quotidien avec les choses données, à portée de la main, maniables.
Il n'est plus, comme dans l'image augustinienne, l'instance principale, ordonnatrice
et génératrice des autres dimensions temporelles. Le temps essentiel est celui qui
advient, qui s'ouvre comme possibilité, qui se déploie comme projet; dans la
temporalisation heideggerienne, les trois dimensions temporelles sont conçues
comme des ek-stases, où l'« avoir été » et le « présenter» sont orientés par et pour
l'avenir.

La troisième image d'un homme dans le passage du temps nous est plus
familière. Il s'agit d'un jeune, pauvre et orphelin, à la recherche d'un travail, qui
se dirige chez un éventuel employeur. Chemin faisant, il rêve éveillé, il imagine
qu'il est accepté, qu'il plaît au patron, qu'il devient indispensable, qu'il se marie
avec sa ravissante fille, de telle sorte que, lorsqu'il frappe à la porte de l'employeur

1. P. Ricœur rappelle que Kant rencontrera « la même énigme d'une passivité activement produite»
avec l'idée de Selbstaffektion, dans la Critique de la raison pure, P. Ricoeur, op. cit., p. 40.
2. M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1992. J'ai pris
l'image convoquée dans le texte, du paragraphe 23 du chapitre n, intitulé « Le fait d'être ennuyé et le
passe-temps pp. 145-164.
LES HEURES

inconnu, il est déjà le directeur de l'entreprise. « Vous voyez remarque Freud


sur un tel exemple comment le désir utilise une occasion du présent pour ébaucher
une image d'avenir d'après le modèle du passé'. » Le rêveur diurne a récupéré,
dans et par sa fantaisie, ce qu'il avait déjà possédé dans son enfance amour et
protection, tendresse et abri.
Le temps freudien se trame, se tisse dans le désir et la fantaisie. Nous sommes
encore une fois devant cette « trinité » temporelle, les trois ekstases, mais ce qui
est ici décisif est son articulation, son ordonnance, sa dynamique l'incidence,
l'occasion, la circonstance du présent, réveille un souhait du passé, qui ébauche
une scène d'avenir, cherche à s'accomplir dans le projet, le futur. C'est dans le
paragraphe qui précède l'exemple que nous venons d'évoquer, où Freud parvient
à expliciter, dans le mouvement d'un raccourci saisissant, le noyau de sa conception
de la temporalisation psychique « Le rapport de la fantaisie au temps est de
manière générale très important. On peut dire qu'une fantaisie flotte en quelque
sorte en trois temps, les trois moments de notre activité représentative. Le travail
psychique se rattache à une impression actuelle, une occasion dans le présent qui
a été en mesure de réveiller un des grands désirs de l'individu; à partir de là, il
se reporte sur le souvenir d'une expérience antérieure, la plupart du temps infantile,
au cours de laquelle ce désir était accompli; et il crée maintenant une situation
rapportée à l'avenir, qui se présente comme l'accomplissement de ce désir,
précisément le rêve diurne ou la fantaisie, qui porte désormais sur lui les traces
de son origine à partir de l'occasion et du souvenir. Passé, présent, avenir donc,
comme enfilés sur le cordeau du désir qui les traverse 2.»
La relation qui s'établit entre fantaisie, désir et temps, est-ce seulement un
« rapport », un lien ? Cette relation peut être envisagée comme un rapport de
condition nécessaire, comme une véritable production. C'est l'activité du fantasme,
de l'imagination animée par le désir, le phantasieren, qui consiste à lier les trois
moments temporels du « représenter »; c'est dans cette activité elle-même où siège,
s'assure et demeure l'unité des temps; le désir est le cordeau, la flèche, mais encore
la substance, la synstasis, ce qui fait tenir ensemble les trois ekstases du temps, ce
qui permet qu'ils puissent s'écarter en se déployant et se rassembler en se présentant,
dans un seul et même mouvement.

1. S. Freud, « Le créateur littéraire et la fantaisie », L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris,


Gallimard, Traductions nouvelles, 1985, p. 39.
2. S. Freud, ibid., p. 39. J. Laplanche a commenté ce paragraphe in « Temporalité et traduction.
Pour une remise au travail de la philosophie du temps », La révolution copernicienne inachevée, Paris,
Aubier, 1992, p. 317 et suiv. Cf., dans le même volume, le débat, sur cet article, de M. Dayan, P. Fédida,
J. Gagey.
L'INACHÈVEMENT

Troisième heure. L'image et le récit

La temporalisation freudienne est ainsi un procès d'activation de la fantaisie


par le désir. Que cette caractérisation du temps psychique survienne dans l'étude
que Freud consacre au Dichter et au Phantasieren n'est pas fortuit. Le rêve diurne,
le déploiement de la fantaisie animée par le désir, est un petit roman, un conte
bref, une activité psychique analogue à celle du Dichter, le « faiseur », l'artisan,
celui qui fabrique des fictions. L'« insurpassable sagesse » de la langue, rappelle
Freud, a tranché depuis longtemps l'image onirique de la nuit, et celle du rêve
diurne sont faites, construites, avec le même matériau, la fantaisie. C'est encore le
modèle du rêve qui nous aide à penser l'entrecroisement de cette triple activité de
l'image, de la parole et du désir, de cette nouvelle trinité du « représenter »
psychique. Du rêve nocturne nous ne retenons que son récit; de l'image de la
nuit, presque toute visuelle, ne nous reste que le conte de la veille, presque tout
invisible. Les images ont disparu quand elles peuvent se raconter. Le rêveur
dans toutes les cultures souhaite raconter son rêve, et rendre ainsi public un
événement essentiellement privé. On pourrait émettre l'hypothèse que sans rêve il
n'y aurait pas de récit, et que la narration a sa source originaire, son point de
jaillissement, dans l'activité de l'image, dans la puissance hallucinatoire de l'ima-
gination. La Dichtung, l'opération de la diction poïétique, qui trame et figure le
poème, se nourrit et se ressource dans cette imagination primitive. Pourrait-on
concevoir le poème dans un autre espace, dans un autre rythme que celui qui
s'instaure dans l'intimité de la parole et de l'image? Mais cette intimité est déjà
séparation, déhiscence. Le poème semble jaillir de ce déchirement initial il
s'éloigne, mais sans cesser de contempler l'image mère; il éclate en ses fragments
pour se libérer mais en gardant la clarté de cette fascination. Le poème est éclair
et fragment parce qu'il veut préserver la lueur de l'imagination hallucinante dont
il provient. Sa parole ne peut ni ne veut encore entrer dans le récit, s'ordonner
dans la séquence temporelle de la narration; c'est dans le degré de déhiscence, de
séparation entre l'image et la parole que s'engendre la différence des genres.
L'image pure, totalement arrachée à l'écoulement temporel des mots, installée
dans l'instant d'un maintenant absolu, est-elle pensable? L'image fascinante, qui
capte et qui ravit, rend muet. L'image peinte, quand elle incarne cette puissance
de l'imagination native, ne peut se contempler que dans le silence des mots. La
photo serait sa caricature ou son fantôme. L'instantané veut arrêter l'instant. On
a voulu apparaître « dans » cet instant, et s'arracher au temps pour se souvenir,
pour se faire soi-même souvenir; on a « posé » son corps, on s'est mimé soi-même
dans un geste immobile, on est « sorti» hors de soi et du temps pour entrer dans
la photo, dans l'instant. La pose est une dépossession, elle se constitue pour l'autre,
LES HEURES

pour l'objectif. Cet arrêt du mouvement est un simulacre d'un arrêt de mort; en
lui, signale Roland Barthes dans un de ses plus beaux livres, le sujet se sent devenir
objet, il vit comme une micro-expérience de la mort, de la parenthèse et «je
deviens vraiment spectre1 ». La pose est encore l'instant où le temps se pose, pose
lui-même, en laissant la marque, la trace, l'estampille de l'époque, de l'époché de
sa propre suspension.
L'image est inquiète, elle s'éloigne mais elle revient aux mots; elle s'arrête
dans l'instant pour s'écouler à nouveau dans le devenir. La scène d'enfance préserve
cette ambivalence de la force imageante originaire. L'analyste est souvent le témoin
des tentatives de cette scène pour se mettre en discours, en paroles, pour être dite
et racontée; elle veut à la fois se montrer et se cacher, se manifester et se voiler,
elle subit le jeu de la stratégie du désir transférentiel. À certains moments, rares,
on sent l'image remonter jusqu'à la parole, on écoute son ana (en remontant)
mnésis elle devient légère, elle perd du poids, du lest, elle se rend mobile, elle
rentre dans le rythme de la langue, se « poïétise », entraînant avec elle comme
l'aura d'un amour enfantin. On se sent là presque saisi par le temps du transfert.

Quatrième heure. Le temps du transfert

Peut-on modifier le passé? Est-ce que Dieu aurait le pouvoir de changer le


passé de la vie d'un homme? Pier Damiani, cardinal, évêque d'Ostie, né vers 1007
à Ravenne, s'était, paraît-il, posé la question. Dante le rencontre au septième ciel,
celui de Saturne, où séjournent s'éternisent les esprits contemplatifs; c'est le
ciel du silence; le poète veut savoir pourquoi c'est précisément elle, l'âme de Pier,
celle qui a été prédestinée par Dieu pour venir lui parler 2. Selon Borges, ce
théologien soutient, dans son traité De omnipotentia, contre Aristote et Frédégaire
de Tours, que Dieu peut faire en sorte que ne soit pas ce qui une fois a été. Oscar
Wilde affirme que le christianisme, avec le pardon des péchés, a permis d'abolir
le passé. Mais la Somme théologique, comme le font presque tous les théologiens,
nie que Dieu puisse faire en sorte que le passé n'ait pas été. Dans « L'autre mort»
(El otro muerto), Borges raconte l'histoire d'un gaucho qui meurt deux fois, et qu'il
nomme, en hommage au théologien et au personnage de Dante, Pedro Damian;
il avait été à Masoller (Uruguay) un lâche sur le champ de bataille, quand il était
très jeune; il avait vécu toute sa vie, de retour à Entre Rios (Argentine) son pays
natal, en retrait, plein de honte, comme une ombre, avec le secret espoir d'une
deuxième bataille où il pourrait être un brave; déjà vieux, sur son lit de mort,

1. R. Barthes, La chambre claire, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard-Le Seuil, 1980, p. 30.
2. Dante Alighieri, La Divina Comedia, Paradiso, Canto XXI, Milano, U. Hoepli, 1964.
L'INACHÈ VEMENT

dans le délire de l'agonie, il revient au combat, il revit la bataille, il prend la tête


de la charge finale et meurt comme un vaillant soldat
Pour Freud non plus le passé n'est pas immodifiable et pour toujours irrévocable.
C'est ce qui est explicité dans la notion de « l'effet d'après-coup » ou Nachtrâglichkeit.
On le sait (et c'est peut-être l'apport le plus original de Freud à la pensée du
temps) un événement passé peut être réélaboré, réinscrit, re-signifié par un
événement psychique ultérieur; les deux séquences séparées ne sont pas liées ou
mises en relation selon une conception simplement linéaire et chronologique du
temps, ou une conception mécaniciste de la causalité psychique; pour la psycha-
nalyse, le présent n'est pas déterminé, une fois pour toutes, par le passé. L'après-
coup, la possibilité de ce que Freud désigne comme une efficacité « posthume »,
implique une interaction complexe entre les séquences psychiques qui se succèdent;
ni le premier ni le deuxième temps ne peuvent se comprendre séparément;
l'événementiel est à situer dans la relation, l'action réciproque ou l'interdépendance
de l'entre-deux. Jean Laplanche a signalé qu'il s'agit ici d'une caractéristique
spécifique de l'objet psychanalytique, qu'il faut deux traumatismes pour en faire
un, et qu'on ne pourrait, dans une « observation », même analytique, « pointer du
doigt» le traumatisme 2. Le premier temps est traumatique seulement quand le
deuxième est survenu, et quand l'évolution, le changement ou la modification
vécus par le sujet entre les deux séquences permettent que la première acquière
une nouvelle signification. Le deuxième événement active, revivifie la trace du
premier, source de l'excès d'excitation qui génère le refoulement et le symptôme.
La temporalisation freudienne est marquée par l'existence et l'interaction
complexe et réciproque des deux temps. Le deuxième est celui de la scène
d'enfance, des fragments de souvenirs remémorables; ses contenus sont des
formations de compromis, élaborations des traces d'événements psychiques précé-
dents, productions de la fantaisie, souvenirs de couverture; ils émergent comme
des îlots, comme des séquences fragmentées, dans un flux psychique incessant,
dans un renvoi sans fin d'une scène à une autre scène. Nous pouvons écouter
chaque séquence narrative comme le contenu manifeste d'un rêve, qui a été produit
par des procédés analogues à ceux qui sont mis en œuvre par le travail du rêve.
Il s'agirait d'une temporalisation psychique de type onirique.
Le premier temps est celui de l'épouvante, de l'horreur, du Schreck, de la
jouissance hallucinatoire et confusionnelle, expériences encore sans nom et innom-
mables l'infans, sans langage, les subit sans pouvoir leur conférer un sens. Le
vestige de l'événement de ce premier temps est, lui aussi, de nature complexe;
Freud le nomme de différentes façons première impression, expérience vécue,

1. J. L. Borges, « L'autre mort », L'Aleph, Œuvres complètes, Paris, Pléiade, Gallimard, p. 603, et les
notes, p. 1 629.
2. J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1987, p. 88.
LES HEURES

première trace, impression sensible. Mais il est inobservable, irreprésentable; nous


ne pouvons que l'inférer ou l'induire. Ce sont des événements réels, qui ont eu
lieu dans ce temps du désabri, de déréliction, de l'état de détresse originaire, de la
violence fondatrice, de YHilflosigkeit; premier temps de l'inachèvement du petit
d'homme, de sa prématuration innée. Est-ce que les événements de ce premier
temps ont laissé des traces? Est-ce que ces détachements premiers, déchirements
constitutifs, n'annulaient pas quand ils se produisaient, la capacité de la surface
psychique en gestation, immature, de les enregistrer, de les retenir? L'intensité,
l'excès de cet événement primordial, de l'Ur du primitif, seraient comme des
lumières aveuglantes qui empêchent de voir, des « présences» excessives et
confusionnelles qui ne peuvent pas être « représentées ». Peut-on concevoir une
autre marque de la présence qui ne soit pas la trace ou le vestige, qui ne soit pas
non plus les ruines d'un total écroulement? Il s'agirait des présences non
représentables, non inscrites dans le système mnésique mis en œuvre par la
remémoration; des représentations toujours inconscientes, qui n'ont jamais pu être
représentées par le sujet, et qui constituent le noyau d'attraction premier, la force
d'aspiration primitive de ce que Freud a voulu penser comme refoulement
originaire Un « négatif premier », un détachement absolu, où une présence
irreprésentable s'installe comme le point aveugle, d'inconnu, point de perspective
du système de représentations, lieu et objet des opérations de la remémoration et
du refoulement proprement dit (toujours secondaire). Il est à la fois l'immémorable
et l'inoubliable, et le fonds de la mémoire et de l'oubli. La scène des origines,
nous le savons, est impensable. Le manque, l'absence, la négativité de ce premier
temps se confond, dans notre effort de pensée, avec la passivité, le négatif, le
manque de l'abandon, de la détresse, de cette première affection, passion originaire,
de notre passé. C'est sur cet arrière-fond de présence irreprésentable et inoubliable
que viendront s'inscrire les traces du deuxième temps.

Mais le premier et le deuxième temps ne sont pensables qu'à partir du


troisième, celui du transfert. C'est la première caractérisation que nous pouvons
faire de ce dernier il constitue l'expérience à partir de laquelle la temporalisation
psychique, du point de vue analytique, peut être conçue. C'est le temps du
« fantasmer» théorique, de la construction analytique, aussi bien pour le patient,
qui pourra réexaminer ses premières théories sexuelles infantiles, les fictions de sa
propre version ou versions de son histoire, que pour l'analyste, qui « construira »
la théorie sur ou de son patient, qui pourra repenser ses théories analytiques dans
le fonctionnement même de la cure.

1. « II est tout à fait plausible que des facteurs quantitatifs comme une trop grande force de
l'excitation et l'effraction du pare-excitations soient les premières occasions où se produisent les
refoulements originaires. » S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1965, p. 10.
L'INACHÈVEMENT

Aucune description phénoménologique ne pourrait rendre compte de la


temporalisation psychique mise en oeuvre dans une cure. Ni l'effet d'après-coup
ni cette autre forme du travail du temps en analyse, la Durcharbeitung, la
perlaboration, ne peuvent être mises entre parenthèses, suspendues dans leur
contexte événementiel où elles sont repérables, le transfert. On peut décrire le
temps des séances, on peut établir des périodes ou des phases dans le déroulement
d'une cure. Mais le temps du transfert échappe à ces tentatives de mise en forme
séquentielle; il s'agit d'un temps qui ne peut pas être saisi ou représenté par ou
dans une structure narrative. « Le transfert ne se raconte pas, ne s'écrit ni se
traduit, il n'est pas un texte », remarque J.-B. Pontalis il est ce qui fait raconter,
écrire et traduire la psychanalyse. Le temps du transfert est toujours au présent, il
ouvre le temps actuel, contemporain, partagé de la séance, à l'inactuel d'un passé
qui n'a pas passé, au temps inachevé de l'enfance, celui de la perte, du manque
et de l'absence. La situation transférentielle permet, et c'est cela qui constitue sa
force et son énigme, sa productivité, sa capacité dans les meilleurs des cas de
générer le changement, d'accéder à ce temps de l'enfance, non pas comme une
histoire qu'on peut raconter au passé (la remémoration), non pas seulement comme
une répétition purement agie, qui réutiliserait les voies déjà tracées de ce qui a été
frayé, celles de l'habitude (l'automatisme de répétition); le transfert est le « domaine
intermédiaire entre la maladie et la vie réelle », « une tranche de vie réelle », « un
événement réel» qui vient interrompre une représentation théâtrale, une répétition
du refoulé « comme expérience vécue dans le présent », « un fragment de la vie
sexuelle infantile » on pourrait poursuivre la série des citations freudiennes bien
connues, pour insister sur le caractère « présent », « réel » du temps du transfert,
comme une présence réelle du temps de l'enfance. Cette réminiscence, cette
anamnèse, cette remontée, cette reviviscence, cette activation des présences réelles
de l'enfance, noyau profond de la temporalisation analytique de la cure, ne peut
se confronter qu'avec leur absence.
Le sentiment, fort, de présence qui s'impose à nous dans le transfert, ne peut
se déployer que dans l'absence même de la chose, de l'objet, qui jadis avait donné
lieu à la trace; c'est d'elle réactivée, revivifiée que nous vient, maintenant, la
présence. Le très lointain devient ainsi le très proche. La présence transférentielle
rend possible l'absence comme expérience (le père n'est plus là, mais, oui, sa
présence, quand ce fils ou cette fille l'aiment ou le haïssent dans le transfert). Dans
cette démesure de la présence transférentielle cette ouverture infinie vers l'autre
les présences lointaines du passé deviennent l'intimité la plus proche. Nous
sommes, encore une fois, frappés d'étrangeté dans le présent du transfert nous
nous livrons à cette distance instable du loin et du proche; le temps du transfert
est cette distance elle-même ce distare qui nous sépare et nous approche de

1. J.-B. Pontalis, La force d'attraction, Paris, Le Seuil, 1990, p. 13.


LES HEURES

l'enfance; en elle ses figures sont à la fois au plus loin et au plus près. Dans ce
temps sans histoire de nos histoires infantiles, dans ce temps sans dates du présent
du transfert, l'étrangeté elle-même est présence.
La présence réelle de l'absence s'ouvre ainsi au temps premier, celui de
l'abandon et du désabri. Le temps du transfert reprend celui de l'inachèvement,
de la détresse, non pas pour en finir, mais pour le poursuivre et le ressaisir dans
l'activité poïétique de la parole. La parole perdue de l'analyse, qui ne fait ni œuvre
ni texte, dans sa furtive passagèreté, dans son caractère éphémère, rehausse
l'indestructibilité du désir qui la nourrit. Entre ces deux formes extrêmes de la
temporalité psychique, l'éphémère et l'indestructible, le transfert se fait présent; il
est ce qui rend présentes les images de l'enfance et l'absence où elles demeurent.
Il permet la mise en œuvre lente et silencieuse, comme une vague de fond,
invisible, de la perlaboration, du Durch, du passer et du passage des mots et des
représentations; ils n'atteindront jamais la présence vers laquelle ils vont, ils passent
pour s'en approcher et pour s'en éloigner. C'est leur passage, animé par le présent
réel du transfert, qui permet, parfois, la retranscription des traces, la retraduction
des inscriptions, qui peuvent créer les conditions d'un ressourcement subjectif. Ces
paroles en passage, migrantes, qui refont sans cesse le travail de la perte inhérent
au langage, qui reprennent à leur compte la tâche de la finitude comme toujours
réouverte, ne peuvent plus se remémorer, elles se disent pour oublier et pour
pouvoir reconnaître dans le trajet dessiné par leurs traces, leur seul sens, leur seule,
précaire, orientation. Le passage ne peut pas s'arrêter, s'achever, se fixer; il peut
disparaître dans l'horizon qu'il a lui-même ouvert, pour resurgir ailleurs, sous une
autre forme. Le passage des mots vers la présence réelle de l'image infantile dans
son absence, c'est l'écriture elle-même. Écrire une autre forme de rendre au
présent l'absence dans l'intimité d'un autre.

Cinquième heure. Fragments

Les Heures, Die Horen c'était le nom de la revue fondée par Friedrich von
Schiller en 1794; Johann Fichte, Karl Humboldt, Johann Herder, Friedrich Jacobi,
Wilhelm Schlegel mais surtout Johann W. von Goethe, furent ses collaborateurs
les plus assidus. Le nom choisi pour cette publication souhaitait la mettre sous
l'invocation des trois déesses, filles de Zeus et Thémis Eunomia (le bon ordre, la
discipline), Dikè (la justice), Eurènè (la paix).
Il s'agissait en réalité des divinités grecques des saisons, que les Athéniens
appelaient avec des mots qui évoquaient les activités de pousser, de croître, de
fructifier; une traduction latine abusive « Horae » a « refoulé» ce contenu plus
vaste, et ce n'est que tardivement qu'elles personnifièrent les heures du jour. Elles
sont les sœurs des Moires, des Destinées. À l'Olympe elles jouent des rôles divers
L'INACHÈ VEMENT

elles sont les veilleuses des portes de la demeure divine, elles détellent les chevaux
du char d'Héra et du Soleil; avec les Charites, elles sont les suivantes d'Aphrodite
et de Dionysos. On les a souvent représentées comme trois jeunes filles, pleines de
grâce, tenant à la main une fleur ou une plante. Une d'entre elles épousera Zéphyr,
le vent de l'Ouest, le vent du Printemps; ils auront un fils, Carpos, le fruit 1.
Freud s'est occupé des Heures, ainsi que des autres groupes des sœurs, dans
son interprétation du motif du « choix des coffrets ». On s'en souvient la troisième
sœur réunissait dans une seule figure la contradiction extrême de la vie et de la
mort elle était à la fois la femme belle, aimante et fidèle (Portia, Psyché, Cordélia)
et la mort elle-même. Cette ancienne ambivalence, cette puissante coincidentia
oppositorum (qu'on retrouvait déjà dans les déesses orientales, Mères chthoniennes
génitrices et destructrices) peut être mise au service du déni de la mort. L'homme
croit décider, son choix porte sur la troisième, l'amour et la vie. Il masque, par
un total et consolateur renversement, le fait le fatum que c'est la mort qui
l'appelle et le choisit, inexorable, inévitablement.
Le motif ancien subit, dans les légendes et les œuvres littéraires analysées par
Freud (le choix de Pâris, Le marchand de Venise, Le roi Lear, entre autres), la
même transformation signalée par les historiens des mythes à propos des Nornes
et des Moires, d'une part, et les Heures, d'apparition plus tardive, d'autre part. Le
premier groupe sororal, aduste et sévère, insistait sur la nécessaire acceptation du
devenir, sur le rapport de l'homme avec la finitude et la mort. Les Nornes, déesses
nordiques, « celles qui murmurent », tiraient leurs noms de l'ancien werden, devenir.
Atropos, la troisième Parque, veut dire l'Inexorable, mais aussi celle qui arrête le
tropos, le mouvoir, ce qui tourne 2.
Les heures et les Moires sont les Fileuses les dernières trament le destin
humain, les chemins qui vont vers la disparition; les premières tissent le retour du
même, le renouveau d'un éternel présent. Le déni de la mort ne consiste pas à ne
pas tenir compte du fait évident que les formes vivantes, biologiques ou culturelles,
sont vouées à la disparition; il porte essentiellement sur la signification de cet
événement, il est animé par l'intention, le souhait, fou et désespéré, de « ravir à la
mort sa signification de suppression de la vie3 ». On ne peut pas admettre l'illusion
de « tuer la mort »; on ne pourrait pas non plus, aveuglés par l'irreprésentable de
notre propre disparition, ravir à la vie et à l'amour sa signification d'un retour et
d'une affirmation du vivant. Les Asras, rappelait Freud, étaient les êtres qui
mouraient en même temps que meurent ceux qu'ils aiment. C'est le destin de la
mélancolie. Mais c'est aussi une des sources de la douleur du deuil « vivre» la
mort de l'autre aimé, la suppression de la vie de ce que l'on aime.
1. P. Grimai, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1951.
2. Cf. les notes et la traduction nouvelle (B. Féron) de « Le motif du choix des coffrets »,
L'inquiétante étrangeté et autres essais, op. cit.
3. S. Freud, « Actuelles sur la guerre et la mort », Œuvres complètes, Paris, PUF, 1988, XIII, p. 148.
LES HEURES

Les Heures, revue littéraire mensuelle, parut pendant deux ans. Elle fut
l'aboutissement, la manifestation la plus importante de ce qu'on a appelé le
Classicisme allemand, cet admirable mouvement d'idées, cette atmosphère spiri-
tuelle, esthétique et éthique, propre à cette époque. Mais peut-être un de ses effets
le plus remarquable a-t-il été la naissance et le développement de l'amitié de
Goethe et de Schiller, active et fructueuse non seulement pour les deux hommes,
mais encore pour la culture allemande dans son ensemble. On peut lire l'« auto-
biographie» de cette relation dans leur correspondance 1. Elle donna lieu encore
aux Xénies, « les présents de l'hospitalité », une création poétique commune. Quand
Goethe, déjà vieux, décida de publier leur correspondance, il disait à Johann
P. Eckermann « Amis comme nous l'étions, Schiller et moi, liés depuis des années,
ayant les mêmes intérêts, en contact journalier et en échange d'idées constant,
nous vivions si intimement l'un et l'autre, qu'il ne saurait être question, à propos
de telle ou telle pensée, de savoir si elles reviennent à celui-ci ou à celui-là. Nous
avons composé de nombreux distiques en commun. Souvent l'idée était de moi et
Schiller faisait les vers; souvent il arrivait le contraire; souvent aussi Schiller faisait
un vers et moi l'autre. Comment peut-il être ici question du mien et du tien 2 ? »
Les Heures passèrent et furent vite oubliées par le triomphe d'une nouvelle
revue, L'Athenaeum, qui réunissait, autour des frères Schlegel, le meilleur du jeune
romantisme allemand (Novalis, Johann Tieck, Wilhelm Wackenroder, Friedrich
Schelling, Friedrich Schleiermacher.). Les trois volumes de cette revue parurent
de 1798 à 1800. Ce groupe où les femmes jouèrent un rôle important connut,
lui aussi, l'enthousiasme d'une vie intellectuelle partagée. Il s'agissait de se livrer
à la « symphilosophie », à la « sympoésie », aux « pensées mêlées »; cette communauté
romantique était animée par le plaisir de l'échange, du mélange et de l'amitié. Les
Fragments de l'Athenaeum étaient présentés parfois comme une œuvre collective
et anonyme, comme « un art sans nom3 ».
Le « drame incertain et suspendu» du commencement est un Bruchstuck, une
pièce rompue. L'analyste travaille avec des fragments psychiques le récit, toujours
incomplet, d'un rêve; le souvenir, toujours en morceaux, d'une scène; des
manifestations ou des indices, partiels, du transfert. La réalité psychique est ainsi
fragmentaire, comme si l'inachèvement originaire du sujet humain retrouvait, à
travers cette fragmentation constitutive, sa persistance et son prolongement, son
actualité.
Son instrument lui-même s'ordonne à ce régime du fragmentaire écouter,
d'une attention égale, les « éléments » du discours, être sensible au « discret », au
détail, aux parties, au furtif qui tend à disparaître dans la dispersion des mots; la

1. La amistad entre dos genios, Buenos Aires, éd. Elevaciôn, 1946.


2. Conversations de Goethe avec Eckermann, Paris, Gallimard, 1988, p. 262.
3. Cf. Ph. Lacoue-Labarthe, J.-L. Nancy, L'absolu littéraire, Paris, Le Seuil, 1978.
L'INACHÈVEMENT

méthode analytique vise, elle-même, à séparer ce qui se présente comme fausse


connexion, à déconstruire les complétudes suspectes qui veulent effacer le lacunaire.
La « construction » de l'analyste, son activité de langue et de pensée, ne vise pas
non plus une globalité de sens, une compréhension sans reste; elle se satisfait
quand elle parvient à penser certains aspects d'une névrose infantile, ou à raconter,
plus simplement, une petite histoire de l'enfance du patient, ou à saisir et mettre
en évidence s'il le faut les « fragments» d'expérience sexuelle, remémorés en
acte dans le temps du transfert.
Le fragment psychique peut nous apparaître comme une ruine, le débris
« visible » de l'écroulement d'une organisation psychique arrêtée dans son élan,
frappée par le refoulement, immobilisée par la fixation et la régression libidinale.
Il peut se concevoir aussi comme le rejeton qui pousse et repousse, qui tend à
surgir, de l'activité de l'inconscient. Souvent nous le ressentons comme ruine et
esquisse, comme une ébauche et un achèvement. L'analyste doit accepter non
seulement de travailler avec des fragments, mais encore il doit découvrir et suivre
le travail du fragment; il impose une temporalité intermittente, erratique, de
manifestation et d'occultation, rythmée par le fort, qui renvoie loin, et le da qui
fait réapparaître tout près. Quelle « direction» de cure pourrait s'instaurer pour
diriger ce mouvement fait d'élans et d'interruptions, d'arrêts et de remises en
marche, d'achèvements qui mobilisent ce qui semblait définitivement stagné? Le
temps de la psychanalyse est celui de la modernité, au sens de Baudelaire, qui l'a
presque inventée l il est fait de l'éphémère et du roc, du passager et de
l'indestructible, en lui « le bond du tigre à l'intérieur du passé» (Walter Benjamin)
est toujours possible et attendu. Le transitoire, le fugitif, le contingent l'analyste
comme le poète ne peut pas se passer de cet « élément relatif, circonstanciel »,
celui qui permet de mesurer « l'invariable, l'éternel ». Sa sensibilité doit être
disponible à la mode, au modo, au « tout juste, à l'instant, au maintenant, à l'heure
actuelle », elle s'ouvre vers « l'impression », l'accueille et la reçoit, reprend ses
scintillements, ses éclaboussures, ses taches, qui, après un temps long de latence
et de réélaboration, de perlaboration, reviennent et s'expriment sous de nouvelles
formes et par des combinaisons inédites. C'est à travers l'infinition du moderne,
l'inachèvement de l'éphémère, que le mouvement vers le passé devient appropriation
et appartenance. Appartenance à quoi, appropriation de qui? Non pas, certes, de
l'étranger qui nous habite et qui, possédé, cesserait d'être. Appartenance et
appropriation, alors, du rapport de risque et de défi que nous entretenons,
passionnément, avec lui. C'est en cette relation avec « l'intime étranger » cette

1. Le substantif modernité apparaît pour la première fois chez Chateaubriand dans Les mémoires
d'outre-tombe. Chez Baudelaire ce terme acquiert la valeur d'une nouvelle esthétique (« Le peintre de
la vie moderne »). Cf. H.R. Jauss, « La modernité dans la tradition littéraire et la conscience d'aujourd'hui»
in Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.
LES HEURES

interruption incessante que nous périssons et que nous recommençons. D'où


vient cette étrangeté de l'arrivée et du départ, de la fin et du commencement?

Pourquoi, depuis que j'ai commencé à rédiger ces pages, le souvenir de ce


poème insiste-t-il, vient et s'en va pour réapparaître encore? Il s'approche de très
loin, d'un temps de vacance, de jeunesse, quand j'avais découvert les poètes du
dolce stil novo. Il ne s'agit pas, cette fois-ci, d'un Einfall, mais d'un mouvement
d'association qui se relie avec ce que j'écris aujourd'hui par des voies plus obscures
et sinueuses. J'avais pensé, dans l'éblouissement de ma jeune lecture, qu'il s'agissait
d'un des plus beaux sonnets qu'il m'était arrivé de lire. Un sonnet? N'est-ce pas
l'opposé du fragment, de l'inachevé, cette petite forme parfaitement finie, et toujours
composée selon les lois rigoureuses de la rhétorique? Une petite forme mais qui
peut faire pressentir, dans l'acceptation de ses limites, l'infini de la poésie. Il s'agit
d'une des Rimes de Dante, dédiée à Guido Cavalcanti, mais aussi à Lapo Gianni,
et à leurs compagnes, monna Vanna, monna Lagia, et à une troisième femme,
peut-être Béatrice (l'énigme de son identité divise les commentateurs). Guido et
Lapo faisaient partie de ce mouvement étrange et merveilleux qui fit trembler la
poésie de la fin du Moyen Âge dans une diaphane clarté. Ils partageaient une
même expérience, celle de l'amour, qu'ils nommaient dolcezza. Il ne s'agissait pas
d'un sentiment individuel, mais d'une réalité extérieure faite de la langue et de la
pensée de leur temps. Ils éprouvaient, au plus intime, le surgissement d'une
expérience étrange qui ne leur appartenait pas, dans laquelle ils s'égaraient, joyeux
sans rien comprendre; ils écrivaient, émerveillés, cette naissance d'un « gai savoir»
qui dictait à chacun une poésie de tous.
Le sonnet de Dante s'inspire d'une composition provençale appelée plazer
elle consistait à mettre en vers une rêverie diurne, un scénario du bon plaisir. La
circonstance de cet article a éveillé en moi un ancien désir, porté par la rime, qui
s'en va vers le futur dans le temps ouvert et inachevé du voyage, et du ragionam
d'amore, l'entretien d'amour

Guido, i vorrei che tu e Lapo ed io


fossimo presi per incantamento
e messi in un vassel, ch'ad ogni vento
per mare andasse al voler vostro e mio;
si que fortuna od altro tempo rio
non ci potesse dare impedimento,
anzi, vivendo sempre in un talento,
di stare insieme crescesse '1 disio.
E monna Vanna e monna Lagia poi
con quelle ch'è sul numer de le trenta,
con noi ponesse il buono incantatore
L'INACHÈVEMENT

e quivi ragionar sempre d'amore,


e ciascuna di lor fosse contenta,
si come i'credo che saremmo noi

(Guido, je voudrais que toi et Lapo et moi fussions un jour pris par
enchantement, et mis en un vaisseau qui par tout vent courût la mer à mon gré
comme au vôtre; de telle sorte que ni fortune ni saison ennemie puissent nous
donner aucun empêchement, mais que vivant toujours dans un seul accord, crût
en nous le désir d'être ensemble. Et qu'avec nous le bon enchanteur eût mis dame
Vanna et dame Lagia, et celle qui a siège au nombre trente; et là sans fin tenir
propos d'amour, et chacune d'entre elles en serait contente, comme aussi, je crois,
nous le serions tous trois 2.)

EDMUNDO GÔMEZ MANGO

1. Dante Alighieri, La Vita Nuovae Le Rime, Bologna, Zanichelli, 1964, p. 125.


2. Dante, Œuvres complètes, Paris, Pléiade, Gallimard, 1964, p. 130 (traduction modifiée).
Guy Rosolato

TRANSFERT

SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION

Il arrive que la suggestion dans la pratique analytique soit passée sous silence
par des travaux théoriques pertinents. Elle n'est abordée, non sans raison, qu'à
propos du transfert Pourtant on ne saurait nier les effets psychiques et somatiques
obtenus d'une manière active par des injonctions verbales ou indirectement par
l'influence d'un exemple, d'un milieu et de ses idéaux. La chose est plutôt banale.
Encore faut-il, pour définir plus précisément la suggestion, y inclure le pouvoir
d'une relation de domination qui s'impose, et la mise en jeu parfois d'un scénario
provoquant la surprise, évoquant surtout l'orgasme, et en général du type « mort
et résurrection », régression suivie de réanimation. Ainsi, dans l'hypnose ou les
transes, aussi minimes soient-elles, ou avec les manipulations dans les groupes, les
sectes, avec leurs sorciers, et lors des « possessions» et des exorcismes, s'affrontent
la vie et la mort, dans un dépassement rénovateur. Mais surtout il convient d'y
inclure l'adhésion mentale résultant d'une suggestion indirecte et latente qui affermit
une croyance irrationnelle portant sur des pensées allant au-delà d'un inconnu
insupportable et de sa butée pour se livrer à des fantasmes tenus pour des réalités.
Or, on ne saurait nier que la suggestion peut produire des effets bénéfiques
et que nombre de thérapies qui ne dépendent exclusivement que d'elle l'utilisent
largement et ne s'en réclament pas.
Qu'il s'agisse de méthodes d'injonctions revigorantes pour vaincre les obstacles
psychiques, pour libérer les émotions ou l'énergie, pour prescrire le symptôme afin
de le maîtriser, en en percevant les paradoxes et les inconvénients, à chaque fois
cependant une compréhension rigoureuse du psychisme particulier du sujet est
tenue à l'écart.
Dans d'autres techniques le pouvoir d'un produit absorbé va de pair avec
l'autorité de celui qui le donne, et ceci depuis les drogues des médecines
traditionnelles, jusqu'à l'homéopathie actuelle. Dans ce dernier cas l'absorption

1. Ainsi le terme ne figure pas dans le Vocabulaire de la psychanalyse, J. Laplanche et J.-B. Pontalis,
PUF, 1967. Mais bien sûr il est présent dans l'article sur le transfert.
L'INACHÈVEMENT

d'une matière toxique est captivante par le renversement dépourvu de danger que
constitue la très faible dose, allant tout bonnement jusqu'à l'absence à grande
dilution du produit prescrit.
Et les méthodes d'activation du corps et de l'esprit, comme l'ergothérapie, ou
l'art-thérapie ne constituent qu'un détournement à l'égard des souffrances et des
symptômes ou, au mieux, une préparation à une relation verbale avec un
psychothérapeute. Mais tout échange avec autrui, par le sport, le travail ou le jeu,
affermit l'individu par l'appui communautaire.
On trouve donc couramment la suggestion dans tous les procédés d'influence,
depuis la publicité jusqu'aux modes d'orientation; que l'on songe par exemple à
l'engagement dans une science, alors que sont ignorés au départ les réelles
dispositions que l'on peut avoir pour son exercice, et les difficultés, les satisfactions
ou les déboires que l'on y trouvera.
On a tendance à ne pas penser aux effets de la suggestion au cours même de
la relation analytique, comme s'ils étaient inexistants, ou, parce que imperceptibles
dans leur fonctionnement, oubliés.
Car, notons-le, pour qu'ils atteignent toute leur puissance, ils doivent absolument
distraire des mécanismes psychiques qui les soutiennent, écarter ceux-ci par un
refoulement entretenu, autorisé, afin de faire subir à la raison elle-même un
sacrifice où le mouvement d'abolition puis de récupération, selon le modèle précité
« de mort et de résurrection », comme d'un miracle, trouve dans la croyance un
dépassement de l'inconnu, et spécialement celui de la mort. Cette opération rejoint
le fantasme originaire d'un retour au sein maternel pour accéder à une régénération;
j'en ai décrit naguère la conjonction avec le mythe de l'immortalité et du paradis'.
On constate dans toutes ces fascinations la force active des fantasmes originaires
qui sont au cœur des grands mythes humains je nommerai encore la scène primitive,
sexuelle, inaugurant toute création; la séduction comme point de départ de toute
révélation, encore sexuelle; enfin la castration comme paradigme du sacrifice. De
sorte que cette « influence »qui sert à définir en général la suggestion se doit de
rester imprécise et floue, de favoriser l'oubli 3, le refoulement, plutôt que la
remémoration 4, et spécialement de ces fantasmes et de ces mythes. Car elle ne

1. Cf. «Les fantasmes originaires et leurs mythes correspondants », dans la Nouvelle Revue de
Psychanalyse, 1992, n°46, pp. 223-246.
2. Cf. F. Roustang, Influence, Éd. de Minuit, 1990.
3. E. Glover donne comme exemple l'attitude du praticien de médecine générale qui, ne s'intéressant
pas à la « vérité psychologique », conseille de changer de vie et de trouver d'autres centres d'intérêt,
aidant ainsi le refoulement et le contre-investissement, affirmant par une « influence éthique, morale
ou rationaliste » indirecte, ou par des recommandations de pleine autorité, parfois d'ordre magique,
qu'une action bienfaisante sur les symptômes est assurée. Cf. Technique de la psychanalyse (1955), PUF,
1958, p. 427 sq.
4. Cf. A. Konicheckis, «Oh! cruelle destinée», «Considérations sur la référence à l'hypnose et à
la suggestion en psychanalyse », Psychanalyse à l'Université, n° 54, 1989, pp. 39-60.
TRANSFERT SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION

peut être saisie hors des repères de la psychanalyse. Et ceux qui se détournent de
celle-ci sont bien obligés, et ne se privent pas, d'employer ses descriptions en les
gauchissant sous une autre terminologie (par exemple avec l'identification, devenue
« mimétisme» ').
Pourtant Freud a toujours reconnu la présence de la suggestion dans la cure,
à telle enseigne que pour lui le transfert en est une manifestation, tant dans son
émergence que dans son évolution.
« nous admettons volontiers que les résultats de la psychanalyse se fondent
sur la suggestion, [écrit-il dans son texte de 1912, sur La dynamique du transfert "]
toutefois il convient de donner au terme de suggestion le sens que Ferenczi (1909)
lui a attribué la suggestion est l'influence exercée sur un sujet au moyen des
phénomènes de transfert qu'il est capable de produire. Nous sauvegardons l'indé-
pendance finale du patient en n'utilisant la suggestion que pour lui faire accomplir
le travail psychique qui l'amènera nécessairement à améliorer durablement sa
condition psychique 2. »
Et quelques années plus tard, dans l'Introduction à la psychanalyse, en 1917,
il affirmait que la technique analytique découvrait « à nouveau la suggestion sous
la forme du transfert3 ».
Aujourd'hui, comme hier, les relations sociales de type transférentiel où,
comme le précise Freud dans Psychologie des masses et analyse du moi, une
soumission hypnotique à l'égard du meneur assure une identification entre les
individus, de même que des fixations à un guérisseur, à un gourou, ont pour
résultat une exaltation que l'on peut dire amoureuse, devenant facilement passion-
nelle. Un film de Satyajit Ray, Le Saint, montre bien comment de nos jours de
tels transports s'enclenchent. Mais faut-il aller chercher l'exotisme de l'Inde et
de l'Orient alors que l'on rencontre souvent de tels phénomènes autour de nous?
Effectivement, une prise en charge de l'inconnu par le meneur et ses croyances
favorise une idéalisation dont nous verrons les enjeux. Si une telle dépendance
entraîne les pires conséquences quand il s'agit de tyrans totalitaires, il n'en demeure
pas moins que la société fonctionne également dans une perspective de justice et
de liberté quand le meneur en concrétise les idéaux.
Il est évident qu'une compréhension précise de la suggestion et de l'hypnose
passe par l'étude du transfert, telle que la psychanalyse l'a poursuivie en de
multiples observations qui décèlent les caractéristiques des relations intersubjectives
à partir des souvenirs du passé, des fantasmes spécifiques, des conflits et des
interdits. Car l'interprétation est la mise en évidence du désir et des potentialités de
sens propres à l'inconscient dans l'expérience même de la relation analytique. Je
1. Cf. ouvrage coll., La suggestion. Hypnose, influence, transe, Les empêcheurs de penser en rond,
1991.
2. Dans De la technique psychanalytique, PUF, 1953, SE, XII, p. 106.
3. Cf. Payot, 1951, p. 478.
L'INACHÈVEMENT

souligne ces derniers mots parce qu'ils vont à l'essentiel de la démarche freudienne.
Ce qui peut être dit pour le transfert vaut pour la suggestion, sans quoi celle-ci
ne peut que rester dans une imprécision que les thérapeutes qui l'utilisent
s'appliquent, certes, à maintenir.
Mais la psychanalyse a également décrit, outre le transfert positif, un transfert
négatif, et surtout les rapports et les passages de l'un à l'autre. Il faut bien dire, à
la suite de Laplanche que le terme de négatif ne connote pas seulement l'apparition
de sentiments hostiles, mais surtout le blocage de la cure engagée, ce qui peut se
voir également avec des transferts positifs quant aux affects'.
Gérard Bonnet n'a pas manqué dans son livre de bien situer le transfert en
fonction de l'hypnose, de la suggestion et de la constitution du symptôme 2. De
même Valabrega rappelle que le transfert, « découverte fondamentale de la
psychanalyse », « est la première conceptualisation rigoureuse, attestée, expérimen-
tale de la suggestibilité ». Et, dit-il, la suggestion. a « des rapports de causalité
interne avec la séduction d'une part et, d'autre part, avec la sujétion, c'est-à-dire
l'assujettissement et l'aliénation3 ».
Il importe donc de désigner les mécanismes qui organisent le transfert car
leur analyse permet de progresser dans la compréhension de ses différentes
manifestations et des résistances qui en découlent, ce qui permet ainsi d'avoir accès
au désir inconscient.
Je proposerai de reconnaître une triade transférentielle qui rend compte
fondamentalement de la relation analytique à savoir, la demande d'amour,
l'idéalisation et l'identification.

Demande d'amour

L'amour visé par la demande doit être entendu dans son sens le plus vaste
érotique et sexuel bien sûr, mais aussi comprenant toute la gamme de sentiments
positifs comme la sympathie, l'amitié, ou l'admiration, le respect. Mais j'y adjoindrai
certainement la confiance, la possibilité d'avoir foi en l'autre ou en une vérité,
disons globalement l'assentiment. Cette relation basale prend d'ailleurs en religion,
dans le christianisme en particulier, le poids d'une vertu théologale, la charité, qui
implique l'aide et les dons au prochain. La relation à Dieu est d'amour, en
réciprocité.
Mais en mettant l'accent sur la demande il s'agit d'une aspiration centripète
les signes de l'amour en tant que sentiment inclinent à espérer quelque bienfait,
variable selon chacun. Dans la cure ce qui est attendu en première instance est la

1. Cf. Problématiques, V, Le baquet. Transcendance du transfert, PUF, 1987, p. 247.


2. G. Bonnet, Le transfert dans la clinique psychanalytique, PUF, 1991, p. 61 sq. et 308.
3. J.-P. Valabrega, La formation du psychanalyste, Nouvelle éd., Payot, 1994, p. 242.
TRANSFERT SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION

disparition des symptômes, encore que ceux-ci, d'une manière détournée, tentent
de faire naître des sentiments, telle la pitié, et gardent de ce fait leur inertie.
Toutefois cette demande d'amour, qui peut s'isoler dans un cercle narcissique,
doit être envisagée selon la relation entre « être aimé » et « aimer » la demande
d'amour est aussi une offre de son propre amour dans une imbrication aux
potentialités complexes et fertiles. La confiance, l'adhésion parfois enthousiaste, la
conviction, quant aux propositions supposées du psychanalyste, viennent aider le
travail en cours.
L'évolution de l'enfant se nourrit de ces échanges tout à fait concrets que
comporte l'amour. La mère aime son enfant dans la joie qu'il lui apporte par
le fruit qu'il est d'elle à partir de son couple amoureux et sexuel, et par les
qualités qu'il acquiert avec son aide. L'enfant aime sa mère, dès les premiers
apaisements et les premiers sourires, à la mesure de ses besoins satisfaits. Cette
circulation passe nécessairement par une communication de signifiants, d'abord
analogiques, de démarcation, et qui, en tant que tels, sont d'abord énigmatiques.
Par leur progressive identification il est loisible de voir se dégager la demande
d'amour qui ne se réduit pas à la seule réponse directe aux besoins physiologiques.
Déjà sur le plan oral l'attente calme de l'aliment met en jeu l'amour. Ce suspens
est une acclimatation où le cri, sans être aboli, reste un appel possible qui ne
se résume pas en une agressivité première. On trouve donc initialement un
double versant, une double orientation qui donneront issue à l'amour et à la
haine. Mais c'est principalement avec l'éducation sphinctérienne que l'enfant,
pour être aimé, mais aussi pour s'identifier à l'adulte, s'astreint à régler ses
besoins ce don devient aussi une preuve de son amour, lequel démontre qu'il
s'affranchit des satisfactions immédiates. Dans ce contrôle les sentiments de haine
qui s'expérimentent parallèlement sont retenus et refoulés, ce qui correspond à
l'apprentissage de la rétention anale.
Il y a donc, outre la relation entre aimer et être aimé, celle qui joint l'amour
à la haine, l'un surmontant l'autre, ou donnant lieu à un renversement, ou encore
à l'ambivalence d'un chevauchement.
On voit que la demande d'amour se distingue, selon la perspective lacanienne,
du besoin, mais aussi du désir lequel se dégage en s'affranchissant de la dépendance
et en se centrant à travers l'amour, comme dans toute activité mentale ou physique,
par la puissance des signifiants en appel de sens, sur l'inconnu qui entraîne à la
progression et à la découverte grâce à un « objet de perspective ». Moyennant quoi
s'organisent des plaisirs plus élaborés par les sublimations'.
La demande d'amour découle d'une séduction originaire2 grâce aux signifiants
1. Pour plus de précisions voir mon texte « L'inconnu dans l'expérience du désir », dans l'ouvrage
collectif: Les voies de la psyché. Hommage à Didier Anzieu, Dunod, 1994, pp. 145-162.
2. Jean Laplanche a souligné la portée de la séduction en rapport avec les signifiants énigmatiques.
Cf. Nouveaux fondements pour la psychanalyse, PUF, 1987, p. 89 sq.
L'INACHÈVEMENT

reçus, d'abord énigmatiques dans leur isolation mais qui conduisent, au-delà des
besoins physiologiques, à des qualités propres à susciter l'amour, pouvant avoir une
valeur accrue par des effets de substitution qualités physiques, et surtout mentales
et morales répondant aux idéaux transmis. À la limite la demande d'amour stipule
même de n'avoir rien à proposer, à être aimé « sans raison », ce qui démontrerait
la puissance de l'amour, n'étant plus tributaire de qualités, pour ne concerner que
l'être qu'exprime le sujet. L'Autre à qui s'adresse la demande est alors le garant
d'un tel amour pur, où se profile la mort comme enjeu suprême.
Mais au plus direct de la demande d'amour les preuves de ces sentiments chez
l'autre sont guettées dans certains signes d'adhésion, de satisfaction ou de joie
souvent, comme dans le transfert, les apaisements obtenus en retour, la disparition
des souffrances, du mal-être, servent cette attente.
Comme nous venons de le voir chez l'enfant, les sacrifices relatifs aux besoins
immédiats soutiennent la demande. Or la sexualité leur donne une spécificité
remarquable; en effet, elle est marquée par l'interdit parental à travers les signifiants
la concernant; mais aussi elle se distingue des autres besoins qui existent dès la
naissance, et qu'on ne saurait abolir, alors qu'elle peut être tout au long de la vie,
et même lors de l'épanouissement de l'adolescence, tenue à l'écart, par exemple
avec les prescriptions d'un ascétisme religieux.
Le sacrifice anal trouve avec la sexualité un terrain illimité de refoulements,
devenant une preuve d'amour qui répond d'ailleurs aux règles et aux interdits,
toujours présents et promulgués dans une société, qui légalisent l'inconnu sexuel
propre aux parents et que l'enfant expérimente pendant sa longue période de
maturation. La surenchère des sacrifices caractérise les comportements névrotiques
relevant du masochisme dont il faut bien souligner l'importance des différentes
motivations qui l'animent. Cette tendance à se punir, à rechercher inconsciemment
la souffrance, dépend évidemment de la culpabilité, qui peut être réelle en fonction
de fautes commises, mais qu'un Surmoi sévère ne pardonne pas. Plus tyrannique,
une culpabilité fantasmatique ne laisse pas de répit. Mais j'insiste toujours sur
l'omnipotence de la pensée qui est au cœur du masochisme non seulement elle
s'efforce de devancer toutes les souffrances et les malheurs imaginables, tels qu'ils
pourraient être subis, imposés par les autres, en offrant des auto-sacrifices pour
obtenir du Surmoi un pardon, mais elle a le pouvoir de toujours accroître cette
peine. En outre elle reste maîtresse et autonome pour le choix, le moment et la
durée, la rigueur de ces épreuves. Et dans le fond il s'agit bien de forcer par cette
demande masochiste l'amour d'une autorité parentale par le relais du Surmoi.
On voit donc que tout rapport humain passe nécessairement par ces voies
qu'emprunte la relation amoureuse. Une question se pose dès lors quelle est la
dynamique qui depuis l'enfance régit ce développement ? Pour ma part je désignerai
l'élaboration des signifiants et du sens qui suit le développement mental depuis les
TRANSFERT SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION

premières relations à la mère et tel que John Bowlby1 en a décrit les étapes avec
l'opposition entre l'attachement et la séparation.
C'est ici que la verbalisation des souvenirs et des fantasmes, c'est-à-dire du
passage des signifiants analogiques aux signifiants digitaux, a une importance
capitale pour comprendre la grande variété des glissements et des fixations cognitifs
et logiques qui sont propres à chaque sujet et qui se révèlent justement avec la
demande d'amour dans le transfert.
Ainsi, pour résumer cette question cruciale, je dirai que l'attachement devient
source de symptômes par défaut ou par excès. Dans le premier cas, les traumatismes
infantiles par absence parentale, maternelle au premier chef, par défaillances
affectives ou inadéquation aux besoins et à la demande, rendent fragile ou même
impossible cet attachement. Les angoisses, la peur et les phobies, les colères qui
en résultent entretiennent en retour les fantasmes jusque dans leurs formes
originaires. Mais la complexité des situations ne doit pas être minimisée quand on
sait que des mécanismes de renversement, principalement avec le masochisme
(comme je viens de l'indiquer), donnent au traumatisme ainsi qu'aux fantasmes
(surtout de destruction, spécialement refoulés) un pouvoir de fixation que le sujet
exploite contre ses parents ainsi se sent-il dégagé d'une responsabilité d'action au
prix d'une culpabilité souvent inconsciente. La violence fondamentale dont parle
très justement Bergeret est maintenue dans une haine consciente ou qui reste
dissimulée dans la demande d'amour elle-même, transformant celle-ci en une
exigence inextinguible. De sorte que l'attachement peut être une quête tourmentée
et douloureuse.
Par excès et dans des relations satisfaisantes, au contraire, il rend la séparation
laborieuse. Les deux formes de narcissisme, rétracté ou trophique, en proviennent.
Mais les fantasmes de castration et de deuil, le rejet de l'inconnu, perturbent
l'accomplissement de la séparation.
Cependant la relation entre attachement et séparation est dialectique, car,
comme Bowlby le précise, le premier n'est nullement aboli par le second lors d'une
évolution harmonieuse des investissements où les substitutions des personnes et des
idéaux élargissent les liens heureux de l'enfance par une transformation qui n'est
autre que celle de l'amour en prise avec la réalité.
Ce tableau de la dynamique affective que je viens de brosser visait à rappeler
la continuelle présence et la force de l'éros jusque dans ses manifestations les plus
destructives. La demande d'amour est toujours en jeu lors des engagements
thérapeutiques, quels qu'ils soient. Elle impulse un élan positif dès le départ par
la confiance donnée, par la seule acceptation d'un projet qui favorise la suggestion
organisée l'amour ainsi offert appelle en retour l'amour espéré.

1. Dans ses trois volumes Attachement et perte. 1. L'attachement (1969); 2. La séparation. Angoisse
et colère (1973); 3. La perte. Tristesse et dépression (1980), PUF, 1978, 1978, 1984.
L'INACHÈVEMENT

Seule la psychanalyse donne les moyens de prendre conscience du fonction-


nement psychique dans la relation même du transfert en atteignant le plus
particulier, le plus spécifique de l'activité mentale, telle qu'elle s'est constituée
d'une manière unique pour chacun par cette démarche le désir se libère d'une
gangue d'interdits, ou à l'inverse devient-il vivable selon un monde où s'accordent
le plaisir, la réalité et la Loi.
Pratiquement le transfert s'appuie donc sur cette prime alliance, posée par
l'intention d'entrer dans une relation tout à fait exceptionnelle, qui est d'accepter
le principe de parler librement, en disant le plus intime de ses pensées et de sa
vie, sans qu'il y ait toutefois une réciprocité venant de l'analyste.
Se livrer ainsi, voire, selon certains profils, se confesser, ou s'adonner à des
attitudes de soumission ou de sacrifice, c'est aussi poursuivre une séduction
amoureuse qui est l'envers de celle où domine une présentation avantageuse de
soi dans des images qui écartent toute faiblesse et toute faille, surtout morale.
La portée de l'amour dans le transfert a été étudiée par les psychanalystes
contemporains, dans une vue régulatrice, en comparaison avec l'amour « normal »
et avec les formes névrotiques dans leur dimension œdipienne, tout en tenant
compte du contre-transfert érotique, lequel serait (d'après Otto Kernberg 1) beaucoup
plus négligé que le contre-transfert agressif. On a aussi examiné les conditions
d'une saine situation amoureuse à savoir, pour M. S. Bergmann 2, la référence à
la réalité, l'intégration harmonieuse des différentes polarisations sur plusieurs
personnes, la distance prise à l'égard d'un objet incestueux, le dépassement d'une
quête de symbiose avec un objet premier en deçà de toute déception.
Pour ma part, en mettant l'accent sur la demande d'amour dans le transfert
je veux faire saillir l'effet initial de la suggestion (d'ailleurs incontestablement induit
par la détente « hypnotique» du divan), où non seulement la libre association est
acceptée avec les règles qui situent le « cadre », mais où la potentialité de sens de
l'inconscient est reçue pour une compréhension de son travail en progrès.
Quand on songe aux refus et aux refoulements qui vont à l'encontre de cette
élucidation, en altérant aussi bien la logique de la pensée que l'accès à la réalité,
on ne saurait négliger l'aide qu'apporte la relation analytique par la demande
d'amour, sollicitée avec ce don et cette collaboration.
Le passé, par la mémoire et les souvenirs, se transfère sur ces demandes qui
prennent ainsi sens dans la cure.
Il importe, en outre, de pouvoir percevoir les formes positives et négatives du
transfert, mais surtout leur évolution, leurs passages significatifs entre elles.
Et tout d'abord il y a lieu de détecter les risques d'éclosion délirante on
1. Cf. une traduction récente: « L'amour dans le setting analytique », dans l'ouvrage collectif: Les
voies de la psyché, op. cit., pp. 199-216.
2. « On the Intrapsychic Function of Falling in Love », The Psychoanalytic Quarterly, n° 1, 1980,
pp. 56-77.
TRANSFERT SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION

sait comme la formule « Je l'aime il (ou elle) m'aime» dirige les états passionnels,
l'érotomanie, et sur le versant négatif, les positions paranoïaques
Plus souvent la demande d'amour, qu'elle s'exprime sobrement au début de
la cure, ou parfois d'emblée intensément, est tributaire du type névrotique
(hystérique, avec des renversements dramatiques, ou obsessionnel avec une constance
indéfinie recouvrant une hostilité de fond). Ces reproductions, ces répétitions
constituent la névrose de transfert. Évidemment le sexe de l'analyste et de l'analysant
induit des transferts plus franchement amoureux en cas de différence, et la référence
au Père Idéalisé ou au Père Symbolique est mise en jeu d'une manière directe
pour les psychanalystes masculins. En cas de même sexe le transfert se marque de
respect et d'admiration, mais aussi de haine, sans compter l'incidence des fantasmes
homosexuels.
Bien souvent une relative indifférence semble répondre à la réserve de
l'analyste. Pourtant les rêves et les fantasmes montrent bien plus que l'espoir dans
l'attente. De plus, une structure narcissique entraîne des transferts idéalisants que
Heinz Kohut a bien décrits sous trois formes, en fusion par le soi grandiose, en
jumelage à l'alter ego, en miroir 2.
Ces transferts prennent souvent une allure stationnaire, la demande d'amour
ne cherchant qu'à maintenir la relation spéculaire. Mais ces situations stables
n'excluent pas des mouvements d'acting out et des transferts latéraux par un
déplacement, un dédoublement ou une mobilité de la demande d'amour. Dans le
passé les sentiments fixés aux membres de la fratrie, à des amis d'enfance, influent
sur ces glissements qui amorcent une séparation, serait-elle laborieuse.
Avec le transfert négatif nous abordons l'inversion de cette adhésion tellement
utile à la collaboration de travail. C'est tout d'abord une résistance à reconnaître
les désirs refoulés, les conflits douloureux. Elle peut d'ailleurs s'imposer dès le
départ, préalablement à tout traitement et détourner de la psychanalyse, pour
longtemps, si ce n'est pour toujours. Dans une cure engagée elle se manifeste à
certains moments cruciaux, évolue dans la perlaboration, en comportant des silences,
des rejets, des découragements dépressifs et des répétitions perçues comme stériles.
La réaction thérapeutique négative peut survenir, comme Freud l'avait observée,
justement après une amélioration clinique. Et la convergence de ces difficultés qui
œuvrent en tant que contre-suggestion ne doit pas pour autant faire ignorer les
mécanismes en cause. Ceux-ci existent en filigrane dans tout transfert, même le
plus franchement positif. Et l'analyste s'emploie à les déceler. J'en évoquerai les
trois principales.
1. En premier lieu je désignerai à nouveau et mettrai en exergue le masochisme

1. Cf. mon texte « Paranoïa et scène primitive », dans mes Essais sur le symbolique, Gallimard, 1969
(et coll. « Tel », 3° éd., 1994), pp. 199-241.
2. H. Kohut, Le Soi (1971), PUF, 1974.
L'INACHÈVEMENT

vu l'importance du champ qu'il occupe dans toute la clinique. Il se développe,


comme je l'ai indiqué, à partir d'une demande d'amour et de la culpabilité relative
à des actes condamnés ou à des fantasmes puisque l'intention seule peut suffire à
la mettre en branle. C'est l'assurance d'une omnipotence de la pensée qui assume
non seulement la responsabilité mais aussi à partir du repentir, la quête du pardon,
de la réparation, de la réconciliation par rapport à autrui, et de l'expiation par
rapport à soi-même. C'est la base d'une attitude morale que le masochisme maîtrise
en faisant du sujet l'ordonnateur qui choisit souverainement les modalités de la
peine.
2. Une perspective sadique en découle ici la haine surpasse l'amour, encore
que, sourdement, une demande d'amour persiste comme une gageure malgré tous
les comportements qui devraient provoquer le rejet. Tous les fantasmes de
destruction, par l'évocation de tuer et de voir mourir, bref par la mort de l'autre,
se raffermissent de la virtualité masochiste où l'on s'enorgueillit de pouvoir s'imposer
en retour à soi-même les plus grands sévices, qu'ils soient recherchés dans des
situations à risque, ou dans l'attrait pour la guerre, et jusqu'au suicide.
La projection sur l'analyste de cette agressivité vise à le décourager dans sa
pratique et ses appuis théoriques, même et surtout si l'analysant doit en pâtir.
3. Enfin les analyses interminables, voisines des réactions thérapeutiques
négatives, imposent quand même l'idée d'une séparation impossible ici la demande
d'amour devient une demande absolue, « malgré tout », qui persiste dans une
intemporalité où l'attachement est d'autant plus affirmé que le malaise compense
la culpabilité issue de cette inertie et reste un appel à un soutien thérapeutique
persistant et inconditionnel.
Dans toutes ces formes de transfert négatif, la contre-suggestion annule le
minimum d'adhésion qui est nécessaire pour poursuivre un effort de recherche, et
de cohérence logique. Il en résulte que les repères psychanalytiques la sexualité,
la castration, l'œdipe, les structures orales, anales et génitales, entre autres sont
systématiquement rejetés. Il est vrai que pour un parti pris sceptique tout projet
de pensée, serait-il strictement scientifique, se réduit à une illusion, ce qui incline
certains, tout étant pour eux également factice, à se détourner de la raison et à
attendre, même dans l'analyse, les procédés magiques les plus soumis à l'imaginaire
de la suggestion.
L'analyste se trouve alors confronté à une « double entrave » soit d'avoir à
s'obstiner dans un affrontement duel avec des moyens technologiques d'interprétation
pour ramener le masochisme aux organisations et mécanismes qui ont marqué
spécifiquement la vie ou encore en approchant de cet amour désespéré qui a
conduit au repli et au statu quo narcissique soit de reconnaître des limites à son
entreprise et de faire la part de l'inconnu qui là, comme dans toute science, indique
une butée.
Dans ce dernier cas il est loisible de penser également qu'une telle fixation
TRANSFERT SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION

peut servir à l'analysant (ici mal nommé) pour conserver, réalité ou prétexte, un
équilibre narcissique que des interprétations « sauvages » risqueraient d'ébranler ou
de faire basculer dans des décompensations catastrophiques.
L'issue de cette double entrave se dessine en assumant ces deux versants à la
fois par des prises de conscience, et de découverte, grâce à une mobilité dans les
« cinq axes de la psychanalyse» l.
Mais on sait que, par ailleurs, une reprise de cure, ultérieurement, avec un
autre analyste peut débloquer la situation, permettant d'aborder de l'extérieur le
transfert premier, quitte parfois à ce que l'analysant se considère comme le
vainqueur du premier thérapeute, ou fasse de celui-ci un pôle de projection
agressive, non sans que, dans certains cas, une culpabilité redoutable n'en résulte
et n'aboutisse à des obtusions mélancoliques. Reste que dans toutes ces relations
une connivence intersubjective quant au fantasme, serait-elle reconnue et employée
comme leurre, peut relancer un transfert positif, voire un nouvel amorçage de la
suggestion.
Or ce parcours dans les renversements de l'amour, où la demande d'amour va
de pair avec la faculté d'aimer, où la haine peut surgir,nous conduit à ce qui ne
saurait être tenu à l'écart de ces fascinations, et qui se manifeste dans toute relation
humaine, pour n'être précisément appréhendé que dans le transfert à savoir, la
dynamique des idéalisations.

Idéalisation

Je voudrais mettre en relief leur impact social dès l'enfance dans les relations
premières avec les parents. Ceux-ci reflètent effectivement les idéaux de leur
communauté, de leur milieu.
Très rapidement, et dès la phase orale, l'enfant perçoit sa mère comme une
puissance bénéfique et maléfique, dispensatrice ou privative de satisfactions quant
à ses besoins, mais aussi d'un amour qui les dépasse. On sait comme le père, en
tant que tiers, permet un dégagement de ce lien duel, offrant un repère symbolique
en étant l'objet du désir de la mère, tout en ouvrant l'accès aux lois sociales.
L'enfant affronte donc les signifiants qui lui sont énigmatiques en premier et qui
prennent sens petit à petit. Les interdits, au premier chef sexuels, mais également
tous les usages, ainsi que les restrictions des pulsions immédiates, deviennent, par
les avantages qu'ils procurent, le foyer d'une idéalisation. Le pouvoir des parents
est magnifié et leurs règles de vie servent de modèles valorisés. Ainsi se forment
deux types d'idéalisation l'un qui porte à l'extrême la fantasmatisation des désirs

1. Cf. Jean Mélon, « Clinique et théorie chez Guy Rosolato », dans Psychanalyse à l'Université,
n° 30, 1983, pp. 243-262.
L'INACHÈVEMENT

et l'omnipotence de la pensée, ce qui nourrira le Moi Idéal; et l'autre qui reconnaîtra


une puissance extérieure, elle-même grandiose. Et celle-ci deviendra la garante de
la précédente, comme prolongement du même Moi Idéal; ou bien, tenant compte
progressivement de la réalité il y aura introjection des lois pour atteindre grâce à
elles plus efficacement les plaisirs selon les exigences de la réalité ainsi s'organise
l'Idéal du Moi.
Par ailleurs un autre déplacement se dessine les défaillances du Père réel
Idéalisé poussent à les compenser soit sur un autre Père Idéalisé, maître scolaire,
ou proche, ou meneur, soit sur une divinité, ou sur des idéaux. Le Père Symbolique,
ou Père Mort, est au-delà des évaluations et des affrontements du Père Idéalisé,
ou Père Tué; il est dans le champ de la Loi, c'est-à-dire du symbolique, du
signifiant et du langage.
L'idéalisation se définirait donc comme « le processus psychique par lequel les
qualités et la valeur de l'objet sont portées à la perfection'». Or, l'objet en question,
être qui s'affirme comme modèle accepté et recherché, agit par ses propres idéaux
admirés sur ceux du sujet et sur son organisation.
Cette idéalisation s'affermit par la convergence de la fantasmatique intime et
souvent secrète ou inconsciente du sujet avec les qualités reconnues de l'objet.
Une des propriétés des fantasmes est de mettre en scène les désirs débarrassés
de tout obstacle et dans une omnipotence sans limites. Ils soutiennent cependant
les projets humains en leur traçant une voie schématique vers des satisfactions
virtuelles. Et lorsqu'une personne ou un système apparaissent comme ayant permis
de faire passer dans la réalité ces aspirations, la projection se porte sur eux par un
accroissement des qualités perçues, c'est-à-dire par idéalisation. En retour une
« influence » agit sur le sujet en s'en remettant à l'objet idéalisé on adopte d'autant
mieux ses aspirations, ses idées, ses signifiants majeurs, qu'ils entrent en résonance
avec les fantasmes les plus omnipotents, quoique leur réalisation reste peu concevable
pour une critique rationnelle. L'influence exercée va de pair avec une traite sur
l'avenir, et par conséquent avec un incroyable qui implique une confiance, on dira,
certes, une foi 2, puisque, en définitive, on ne peut, obsessionnellement, tout prévoir
de la vie, ni d'une recherche scientifique à laquelle on s'adonne. La relation
d'inconnu est alors prise en charge par cet objet de perspective que devient l'objet
idéalisé.
Mais il ne faut pas négliger de voir la grande aspiration à la liberté que tous
les fantasmes, quels qu'ils soient, même les plus apparemment astreignants et
masochistes, expriment. Cette liberté est invoquée contre les souffrances et les
tracas de l'existence, contre le mal et la mort, et principalement contre une autorité
1. Cf. Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, 1967.
2. Cf. J. Laplanche, « Introduction au volume collectif Colloque international de psychanalyse,
Montréal (3-5 juillet 1992), PUF, 1994, p. 11.
G. Bonnet avait aussi mis en relief dans son livre cet impact de la foi.
TRANSFERT SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION

répressive. De sorte que l'objet idéalisé, s'il présente une telle éventualité, s'il laisse
espérer un changement, que ce soit par une révolution, ou au contraire par
l'établissement d'une stabilité jamais atteinte jusque-là, devient le représentant d'une
libération efficace. Le narcissisme, si on l'entend comme la structure qui, en se
défaisant de toute dépendance, parfois jusqu'à se complaire dans cette solitude
qu'Épicure ou Schopenhauer portaient aux nues, poursuit également un idéal de
liberté. De sorte que, paradoxalement, le sujet narcissique peut idéaliser un objet,
donc subir son influence, dans un transfert, toutefois particulier (cf. Kohut), s'il y
trouve un garant, de préférence grandiose, d'une quelconque liberté, indispensable
au travail de création.
Il y a donc une réciprocité dans l'idéalisation le fantasme d'omnipotence
trouve un support réel de qualités dans l'objet, lesquelles sont portées à la perfection;
et le Moi, quoique en retrait par rapport à tant de valeur, parfois même amoindri
par cette projection, comme Freud le décrit dans l'amour, attend cependant des
avantages, pour lesquels il accepte une dépendance et se soumet aux « influences ».
Il faut admettre que la suggestion acceptée vise aussi une libération et bien
souvent par rapport à un savoir traditionnel, une médecine officielle, une autorité
que l'on rejette. Mais si l'objet idéalisé est lui-même ramené à ce champ d'exclusion
il peut advenir qu'il subisse le même sort, saisi par la contre-suggestion et le
transfert négatif.
Il est donc important de déceler les idéaux qui ont régi dans leur ampleur
sociale l'existence de l'analysant, ayant gardé leur pouvoir, et qui de ce fait
alimentent le transfert.
En ce qui concerne les personnes, nous avons vu que les déplacements
d'idéalisation ont un revers puisque celle qui est remplacée se trouve en partie
dépréciée. Le père réel, même idéalisé, s'agenouille devant le Père divin.
Toutefois, on reconnaîtra que les idéaux les plus courants visent l'insertion et
la réussite sociales, les satisfactions libidinales, et le pouvoir, parfois à n'importe
quel prix et quels que soient les moyens. Ce serait se gruger singulièrement que
de minimiser ces aspirations prosaïques, voire cyniques, nourries par une violence
secrète.
La coopération du Ça, de ses fantasmes, avec le Moi Idéal conduit à idéaliser
un meneur dont la principale qualité espérée peut n'être que la force invincible.
Mais le contrôle du Surmoi et de ses interdits bride ces dispositions et entretient
du coup les conflits. Il oriente aussi l'Idéal du Moi vers la réalité et les nécessités
sociales.
Partant de là on doit s'interroger sur les idéaux qui sont mis en cause dans le
transfert en tenant compte des deux pôles d'un côté l'espoir d'un déchaînement
des désirs, et de l'autre les exigences sociales et les interdits qui s'y opposent et
créent toutefois les alliances et les communautés dont les sublimations conduisent
à de réelles satisfactions.
L'INACHÈVEMENT

En choisissant un analyste pour une cure, la confiance et la demande d'amour


posent une idéalisation préalable de la psychanalyse, par ce qu'on peut en savoir,
et de l'analyste par sa réputation et par ses écrits.
Ce qui est attendu de l'analyse, au-delà d'une disparition des symptômes et
de la souffrance, au-delà de souhaiter recevoir des conseils, être orienté passivement,
se révélera, en fait, le plus souvent d'une manière imprévisible, au fur et à mesure
des prises de conscience qui cernent les désirs. Toute parole de l'analyste sera
scrutée et les moindres signes exploités dans la mesure où ils pourraient révéler
des idéaux communs.
Et c'est ainsi que le transfert est modelé par les idéaux sexuels de l'analysant
pour une relation de réciprocité. J'en ai décrit jadis les principales figures en
fonction de leur objet de perspective et de leur relation d'inconnu 1. Je les cite
(1) le sexualisme, centré sur le rapport sexuel pour une quête d'un savoir sexuel;
(2) la perversion, avec la forme paradigmatique du fétiche, qui recouvre, cache, la
différence des sexes; (3) l'amour, comme alliance et pacte, complétant les pouvoirs
du corps; (4) la passion, dont le Moi Idéal ne se défait pas de la violence; (5) et
l'amour mystique, où le cadavre concrétise l'inconnu comme Autre apophatique.
L'un ou l'autre de ces idéaux infiltre la demande d'amour constitutive du
transfert selon une modalité propre, se différenciant, de plus, en organisations
névrotiques, perverses ou psychotiques.
Cependant, de première importance sont dans le transfert les idéaux sociaux
qui se répercutent sur le psychanalyste et sa pratique. Car ils centrent la quête de
résonance amoureuse de l'analysant. Et surtout ils ouvrent à une compréhension
des conflits et des activités mentales qui distingue la psychanalyse de toutes les
autres méthodes. En effet, ils regroupent en eux les interdits surmoïques, une
destructivité fondamentale, et une portée de réalisation sociale des désirs. Examinons-
les dans les cinq champs où ils se développent.
1. Les religions, tout d'abord, offrent, par l'espoir qu'elles entretiennent, les
moyens de surmonter la mort, et par l'incroyable de leurs croyances, parfois
parallèles et aberrantes par rapport aux orthodoxies, l'alliance de leurs communautés.
Sans doute pourra-t-on y voir une illusion, dont il faut cependant reconnaître
l'efficacité dans sa pérennité millénaire. De plus le judéo-christianisme a entraîné
dans son aire géographique une évolution rationnelle et scientifique où s'insère le
freudisme (et, faut-il ajouter?, nulle part ailleurs). Même si des résistances à l'égard
de la psychanalyse persistent, l'attrait d'une liberté de penser, voire d'une trans-
gression, anime le transfert. Sachant que même chez l'incroyant peut se maintenir
ce que j'avais appelé une « croyance de duplicité », disons une croyance latente, là
encore une séduction fantasmatique se déploie. Mais les interdits religieux sont
nombreux; ils font une morale puissante, source de conflits et de complexes. Le

1. Cf. « Idéaux sexuels », dans La relation d'inconnu, Gallimard, 1978, pp. 177-198.
TRANSFERT SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION

catholicisme régit spécialement la vie sexuelle qui acquiert le statut paradoxal


d'une sacralisation en négatif où ce qui doit être refoulé vient nourrir d'autant plus
le désir et ses expansions du coup y a-t-il un recours justifié à la psychanalyse,
mais aussi refus sous le prétexte et la crainte d'un sexualisme abusif et envahissant.
Quant à la destruction, malgré l'accent mis sur l'amour, elle a le champ libre dans
les conflits et les guerres de religion. Et si la psychanalyse prend une tournure de
religion laïque, de semblables luttes entre chapelles entraînent les fidèles, et colorent
le transfert.
2. Avec la politique sont gérés l'économie, la justice et la liberté, les conflits
militaires. Ici les interdits ont des conséquences redoutables avec, au maximum, la
prison, voire la déportation ou la mise à mort. Et la destruction prend une force
collective dans les combats entre nations ou dans les révolutions et les guerres
civiles. L'idéalisation du meneur, des théories qu'il défend, produit une identification
des fidèles entre eux, disposés alors aux plus grands sacrifices, ce qui renforce en
retour l'entreprise du maître. Mais tout organisme social, y compris celui des
psychanalystes, implique des actions politiques. Elles assurent un progrès par des
changements, ayant à assumer également la conservation des valeurs.
3. Les idéaux esthétiques sont rien moins que mineurs par rapport aux autres.
Ils ont leurs règles et leurs interdits, leurs combats contre des systèmes réprouvés.
Une communion qui exalte la vie se crée face à l'œuvre, de quelque nature qu'elle
soit, quand l'effet de jubilation est partagé. Selon certains psychanalystes une
découverte poïétique dans le courant de la cure induit un accord, une communication
privilégiée, que l'on peut dire esthétique, favorisant l'introspect. Là encore il y
aurait lieu de désigner un mode d'influence reconnu.
4. Je donnerai une place élective aux idéaux philosophiques car ils regroupent
au sens le plus large et le plus pragmatique, même en dehors de tout savoir, et
pour tout le monde, les stratégies qui façonnent les modes de vie pour réaliser les
désirs, atteindre le bonheur, la sagesse ou la vérité.
Mais, d'une manière plus spécialisée, les idéaux philosophiques travaillent à
mettre à l'épreuve rationnelle, logique et comparative, les concepts de tous les
autres systèmes. De plus ils bâtissent une éthique indépendante des croyances et
des traditions morales, pouvant d'ailleurs leur servir de caution. Les interdits sont
ceux que dicte la raison, et la violence concerne les systèmes qui ne résistent pas
à l'examen critique et qui tombent en désuétude.
La richesse de ces idéaux est celle de la pensée elle-même, d'une raison
sachant reconnaître l'inconnu et progressivement gagner sur lui.
5. Enfin les idéaux scientifiques apportent des découvertes qui transforment et
améliorent la condition humaine. Les interdits dépendent d'une exigence de rigueur
dans la recherche. Quant à la destruction elle est liée aux progrès technologiques
dans le champ de l'armement et des retombées écologiques.
La psychanalyse est une science dans la mesure où elle ne se contente pas
L'INACHÈVEMENT

des effets de la suggestion, où elle décèle les activités et les mécanismes mentaux
sous-jacents, et surtout la subtilité des relations humaines grâce aux signifiants,
sachant par cette voie spécifique, depuis Freud, mettre en évidence les désirs
inconscients grâce à une méthode d'interprétation symbolique dont le modèle est
celle des rêves découverte que l'on peut dire scientifique.
Les idéaux ainsi regroupés sont à distinguer des idéalisations qui ont tendance
à n'être que sexuelles ou ne concerner qu'une personne, en l'occurrence dans le
transfert, le psychanalyste. Au contraire les idéaux orientent, comme Freud l'a
décrit dans « Pour introduire le narcissisme» 1, vers un autre but que la satisfaction
sexuelle, tout en ne l'abolissant pas dans le refoulement, et créent des liens sociaux
par le fait que les objectifs sont communs à la collectivité ainsi se définit la
sublimation où les désirs contribuent aux exigences d'une réalité sociale et visent
un inconnu de conquête.
L'opposition entre le Surmoi, interdicteur et agressif, le Moi Idéal, mégalo-
maniaque et narcissique, et l'Idéal du Moi harmonisé au principe de réalité, les
trois en fonction du Moi et du Ça, aide à rendre compte des perturbations
psychopathologiques, mais aussi de toute dynamique psychique.
En décrivant jadis un complexe de croyance2 j'avais tenté de montrer les excès
des idéaux où l'on trouve le culte rendu à l'autorité ou au maître, à la pensée
magique faiseuse de miracles, lorsque les idéaux théoriques imposent un mani-
chéisme, un dogme de révélation qui interdit de penser, et une dévalorisation de
tout savoir, de toute interprétation taxée de suggestion, hormis le dire du maître.
Ce « complexe de croyance» est en fait constitutif de toutes les idéologies.
De sorte que dans l'empan entre idéalisation et idéaux, entre idéologie et
sublimation se confortent les affinités, imaginaires ou symboliques, sur lesquelles
table l'analysant pris dans son transfert.
Et s'il s'agit d'une analyse « didactique », c'est-à-dire, le terme en serait-il
banni, avec une intention de devenir analyste, d'entrée de jeu, ou virtuellement,
dans le non-dit, ou s'affirmant au fur et à mesure, les idéaux supputés ou devinés,
venant renforcer l'Idéal du Moi, deviennent des repères pour la pratique en cours.
Chacun des cinq champs d'idéaux sert de repère, scientifique et philosophique
avant tout, mais sans négliger le politique quand un pouvoir implique un système
de « formation » par une accession à des grades; et d'une manière plus tangente,
les champs esthétique ou religieux (ici par de secrètes sympathies) deviennent un
terrain propice au transfert et à la suggestion.
Mais par le fait qu'ils dépassent la relation analytique et qu'ils ont une ampleur
sociale, pour des liens que noue l'amour au sens large précédemment indiqué, un

1. La vie sexuelle, PUF, 1969, p. 98.


2. Cf. mon texte « La scission que porte l'incroyable », dans Éléments de l'interprétation, Gallimard,
1985, p. 192 sq.
TRANSFERT SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION

mouvement de transposition, de « transfert de transfert », amène le dégagement qui


peut être attendu au terme d'une analyse.
Cependant il arrive qu'une idéalisation négative se dissimule sous le couvert
des plus fortes admirations; elle est aussi active dans d'apparentes absences de
transfert.
Enfin un idéal de force toute-puissante, au-delà de toute loi, magnifie la révolte
et la négation, jusqu'à faire de soi-même une victime.
Cependant les « réactions négatives », de même que toute passivité concentrée
dans les cures interminables doivent aussi être comprises comme des fixations
invincibles à une image idéalisée, toutefois prisonnière de la relation pour laquelle
toute terminaison serait une rupture destructive. Mais je reviendrai sur la perspective
qui passe souvent inaperçue et que j'ai tracée tout à l'heure. Dans tous ces creux,
ces trous noirs du transfert, siège, paradoxalement, une aspiration secrète à la liberté,
qui se dissimule sous toutes les autres explications, pour ne pas livrer ce sur quoi
elle se centre, à savoir, une indépendance à l'égard des aspirations et des attentes
probables, supputées, de l'analyste, contre lesquelles elle tendrait à s'affirmer. Cette
liberté, au narcissisme dominant, parfois chèrement payée, peut se révéler au cours
d'une seconde analyse, surtout quand elle apparaît par son exclusivité en concurrence
avec toute autre liberté de pensée ou de vie. Elle est cependant, dans ce que
Laplanche appellerait le « transfert en creux 1, le moteur d'une ouverture par
l'énigmatique, vers ce que je désigne comme l'inconnu qui n'est détectable
finalement que par les signifiants qui le concrétisent.
Mais ces différentes idéalisations que je viens de parcourir bien rapidement
soutiennent des identifications où se renforcent et le transfert et l'effet de la
suggestion, que ce soit en positif ou en négatif.

Identification

Cette troisième voie de la triade gagne à être comparée à deux fonctions


voisines qui la précèdent et préparent son installation et qu'il ne faut pas confondre
entre elles.
C'est d'abord l'incorporation, opération exclusivement fantasmatique où une
pénétration dans le corps propre se fait par une entrée orale, anale, ou sexuelle
ou par une effraction cutanée. Une maîtrise de l'objet, qu'il soit bon ou mauvais,
est ainsi tentée, en le conservant d'une manière imaginaire dans telle ou telle
partie du corps, en même temps que toute blessure ou pénétration forcée est

1. Cf.«Du transfert: sa provocation par l'analyste», dans La révolution copernicienne inachevée,


Aubier, 1992, pp. 416-437.
L'INACHÈVEMENT

contrôlée. Ces fantasmes sont plus archaïques que l'identification; ils l'amènent et
s'en défendent à la fois leur apparition dans la cure sert à cela.
La deuxième fonction est l'introjection des fragments de l'objet, des idées et
principalement des signifiants sont adoptés, même isolés dans leur morcellement,
mais en étant inclus dans les mécanismes mentaux afin d'étendre la maîtrise
spatiale.
L'identification ne se produit que par le rassemblement des introjections quant
à un objet total, pouvant être délimité en tant qu'autre; ainsi la communauté de
ressemblance s'affirme dans les modes de pensée, par le langage et le symbolique
en communication, et par les comportements du sujet qui en découlent.
Certes les identifications viennent accompagner la demande d'amour et les
idéalisations centrées sur l'analyste et ses idéaux, avant même l'engagement dans
la cure.
Or ce qui se transfère ressort des identifications du passé, en premier lieu
selon la différence des sexes, au parent du même sexe, mais pas seulement, et
selon la différence des générations. Le Moi ainsi structuré a la faculté de participer
à des affects, des sentiments, à l'angoisse partagée, et bien sûr à des idéaux.
En outre la transmission, dont on parle tant à propos des générations successives
de psychanalystes, renvoie nécessairement à la relation entre parents et enfants,
dont on ne saurait écarter tous les fantasmes de fécondation, de naissance, de
formation éducative et bien sûr de séparation, alors que se maintiennent les valeurs
appartenant aux idéaux collectifs. Ces fantasmes, je tiens à le souligner, concernent
certainement le psychanalyste au long de son contre-transfert et pas seulement
l'analysant.
Deux formes d'identification méritent l'exergue pour leur fréquence et pour
l'accord mental qu'elles tissent a contrario de l'agressivité dont elles sont chargées.
Je nommerai d'abord l'identification projective. Par le fait qu'elle est projective
les qualités mégalomaniaques dessinent un profil positif, quoique imaginaire, de
l'objet, qui apprivoise l'inconnu de l'autre. En ce sens il y a adaptation on reconnaît
l'autre dans la mesure où on l'infiltre de son Moi Idéal. À l'inverse, la projection
des défauts, souvent majorés, contrôle tout autant l'autre, soit en se libérant d'un
mal ainsi rejeté, soit en arguant de communes défaillances. Les fantasmes de
pénétration destructive et d'intrusion dominatrice ont largement été décrits par
Melanie Klein.
L'identification projective que l'on observe dans certains cas, ou à certains
moments de l'analyse, établit quand même un lien, mais peut aussi bloquer cette
« concordance» transférentielle qui nous intéresse ici. De même, si le psychanalyste
est valorisé comme substitut du Père Idéalisé, il en résulte parfois une impossibilité
de s'identifier à lui. Car ce meneur omnipotent retient et dissimule les fantasmes
de meurtre du père, déportés par renversement sur le fils comme dans les mythes
TRANSFERT SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION

du monothéisme, et qui, ainsi que je l'ai décrit', se composent en montage


sacrificiel, auquel peut se rattacher la réaction thérapeutique négative, et même
jusqu'aux limites de la dépression ou de l'évocation suicidaire.
Or le sentiment inconscient de culpabilité qui sous-tend ce processus doit être
rapproché, et Freud le signale expressément z, d'un sentiment emprunté par
« identification à une autre personne qui fut jadis l'objet d'un investissement
érotique ». Mais la déception et l'agressivité consécutive à l'égard de cet objet
reproduisent la même culpabilité et la même insatisfaction qui avaient déjà été
éprouvées par celui-ci.
L'autre type d'identification, fort important et maintenant bien connu depuis
la description d'Anna Freud, est l'identification à l'agresseur. Elle est constitutive
du Surmoi, on le sait, en rapport avec le Moi Idéal, et reproduit d'abord vers
l'extérieur, puis vers le Moi, les comportements qui ont servi de modèle. Là encore
la culpabilité sado-masochiste y a sa source.
Ces formes que l'on peut dire « négatives » assurent cependant, voire dans les
fixations paranoïaques, une relation d'accord, de « concordance » avec l'autre.

On aura compris que la triade que je viens d'exposer est indispensable


pour rendre compte du transfert et de la suggestibilité. À ce titre elle a une place
centrale dans la cure analytique. Mais, par ailleurs, elle organise toutes les
thérapeutiques psychologiques, à l'insu, le plus souvent, de leurs protagonistes. Et
cette méconnaissance contribue, de plus, aux résultats positifs dans la mesure où
le refoulement maintenu est nécessaire aux bénéfices secondaires, où l'inconnu
d'une méthode marginale et inexplicable rationnellement selon des critères scien-
tifiques vient renforcer le pouvoir mystérieux d'un thérapeute et de ses objectifs
devenus « objets de perspective ».
La psychanalyse, par l'accès à cette triade, peut donner une compréhension
des ressorts transférentiels et en suivre l'évolution et les changements dans toutes
les relations du sujet.
Ainsi la demande d'amour qui s'adresse originellement à la mère se transforme
par des substitutions d'objets idéalisés, par des modifications de cet amour (vers
l'amitié, l'admiration, le respect), pour en venir à cette constatation de Freud « que
la relation analytique est fondée sur l'amour de la vérité, c'est-à-dire sur la
reconnaissance de la réalité, et qu'elle exclut tout faux-semblant et tout leurre3 ».
Les idéalisations s'enrichissent des sublimations engagées dans les réalités
sociales.

1. Dans mon livre sur Le sacrifice, PUF, 1987, p. 171 sq.


2. Cf. « Le moi et le ça », dans les Œuvres complètes, XVI, PUF, p. 293.
3. « L'analyse avec fin et l'analyse sans fin », dans Résultats, idées, problèmes, II, PUF, 1985, p. 263.
L'INACHÈVEMENT

Enfin les identifications prennent une dimension d'alliance par rapport aux
précédentes transformations.
Mais le transfert, par son pouvoir d'acceptation, même de la suggestion, est
un puissant moyen pour vaincre les résistances venant du Ça et de l'inconscient,
défaire les conflits entre le désir et les défenses, bref pour dépasser la fixation
propre aux névroses. Et c'est encore le transfert, inversement, qui conduit à accepter
les nécessités de la réalité et de la Loi. Je citerai à nouveau Freud en disant que
« le transfert positif (.) est le motif le plus fort pour que l'analysé participe au
travail analytique commun1 ».
En outre, la spécificité de la démarche psychanalytique exige d'aller plus loin
que la mise au jour des mécanismes de la suggestion, c'est-à-dire non seulement
des constituants de la triade que je viens de présenter, mais de retrouver, pour
chaque sujet le parcours unique qui les a établis. Ainsi se manifeste l'amplitude du
transfert qui s'étend sur
le passé en répétant, donc en permettant de déceler les difficultés éprouvées
(traumatismes, conflits) et les acquis, à travers les relations affectives, les interdits
et les fantasmes;
le présent car dans l'engagement du transfert une expérience unique est
faite grâce à un vécu dans la relation analytique, à une action possible qui dépasse
les replis défensifs imaginaires ou théoriques et qui suivent une évolution, un
processus où ce qui est réellement éprouvé et agi se différencie de la vie fantasmatique,
avec ses virtualités et ses spéculations. La mise en relief des fantasmes originaires
dans la constitution des mythes doit être poursuivie jusque dans les croyances
magiques et superstitieuses si présentes dans leur pouvoir de suggestion.
-Moyennant quoi, pour le futur, une fin de l'analyse, un dégagement du
transfert est concevable à la place d'une suggestion latente où persiste une
dépendance, à la place d'une contre-suggestion hostile qui n'en est que le
renversement et la défense, se libère une confiance, en soi-même, capable de
jugement et de critique, ou plus exactement un assentiment. Ferenczi avait bien
vu que l'enfant subit une profonde suggestion éducative soit par intimidation
paternelle, soit par séduction et tendresse maternelles 2. Et pour s'en détacher un
travail de deuil doit s'être accompli deuil de certaines illusions de l'enfance, tant
d'omnipotence que de dépendance close, deuil vécu de l'analyse et de l'analyste.
Mais deuil dépassé et non entretenu dans une sourde souffrance. Cette élaboration
passe par celle des rapports entre la castration, le sacrifice et la pensée de la mort,

1. Id., p. 248.
2. Il va même jusqu'à considérer que le transfert qui en résulte est « un mécanisme psychique
caractéristique de la névrose » et « sous-tend la plupart des manifestations morbides ». Cf. « Transfert et
introjection », dans S. Ferenczi, Œuvres complètes, t.I, Payot, 1968, pp. 93-125.
Cf. aussi Mireille Cifali, « De l'hypnose à l'écoute », dans l'ouvrage collectif Quelques pas sur le
chemin de Françoise Dolto, Seuil, 1988.
TRANSFERT SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION

pour une saisie de la finitude. Une « transpositiondu transfert s'affirme ainsi;


l'ennui des répétitions, et la passivité qui aspire à un retour au sein maternel en
attente d'une résurrection concédée, cèdent le pas aux découvertes du désir. Mais
il suffit que celles-ci soient lancées sans en attendre une interminable production,
la transmission se faisant par elles entre le psychanalyste et l'analysant, en réciprocité.
Il n'en demeure pas moins que dans certains cas un sentiment d'inachèvement
peut persister. Il s'agit tantôt d'une fixation à l'analyste, comme pour en faire un
prisonnier, tantôt d'un équilibre atteint qui ne souffre pas d'être remis en cause
par de trop pénibles élucidations quant au désir. Cela n'exclut pas qu'ultérieurement
une reprise avec le même analyste ou avec un autre puisse, comme je l'ai dit,
remettre en jeu le transfert, pour aborder les formes négatives de la triade, haine,
désidéalisation et refus de toute identification autre que dans la révolte et le rejet.
L'utilisation de la suggestion dans l'analyse n'a certes pas échappé aux pionniers,
Freud ou Ferenczi. Parce qu'elle est continuellement présente, malgré toutes les
précautions qui peuvent être prises, il a fallu s'efforcer d'en contenir les déborde-
ments. Freud déjà refusait « la tentation de jouer, à l'égard du malade, le rôle du
prophète, du sauveur d'âme, du messie
La mise en place du « cadre », d'entrée par un contrat tacite, est maintenant,
avec ses interdits, une constante de la cure. Je renverrai au texte que je lui ai
consacré naguère 2.
Je citerai l'usage du divan favorisant l'auditif, la parole et surtout les
représentations au détriment du visuel immédiat; je dirai les réserves de l'analyste,
le secret sur sa vie, ses idéaux, pour ne point manifester ses désirs, ce qui
nécessite de ne pas se prendre dans une relation duelle, la mise à l'écart d'une
référence directe à la réalité, afin, grâce à une neutralité bienveillante, de ne
pas infléchir le libre cours des associations. Pour Daniel Lagache, s'inspirant
d'Ida Macalpine, la situation analytique, par son cadre, provoque le transfert 3.
Pour Laplanche c'est en effet la neutralité de l'analyste qui, plus que de révéler
le transfert, le produit 4.
Il faut cependant reconnaître que ce contrôle de la suggestion et le dégagement
du transfert se font en pratique de différentes manières. Les cinq axes de la
psychanalyse que j'ai eu l'occasion de décrire peuvent servir de repères pour ces
discriminations.
La psychanalyse technologique, par ses capacités d'interprétation, offre les
meilleures cautions pour révéler les désirs inconscients et les mécanismes mentaux,

1. Cf. « Le moi et le ça », op. cit., p. 293.


2. « La pratique son cadre, ses interdits dans Psychanalyse à l'Université, n° 47, 1987, pp. 469-
486.
3. D. Lagache, « Le problème du transfert dans Le transfert et autres travaux psychanalytiques,
PUF, 1980, pp. 1-114.
4. Op. cit. Problématiques, V, p. 273 sq.
L'INACHÈVEMENT

et pour suivre dans ses différents cheminements la triade du transfert. Toutefois


on ne saurait écarter la puissance de suggestion que prennent le savoir analytique,
devenant l'absolu du « supposé savoir », et les théories, surtout pour les analystes
en formation. De même les techniques qui conseillent les interprétations systé-
matiques, précoces et fréquentes, et avec Melanie Klein leur recours à des fantasmes
archaïques de pénétration dans le corps maternel pour des attaques et des combats
violents, imposent leurs thèmes avec force par leurs répétitions. S'il y a malgré
tout une possibilité de dialogue et de critique, par la parole et la confrontation des
interprétations, à l'inverse l'entêtement doctrinaire arrive à se heurter à des réactions
de transfert négatif et de contre-suggestion devant à leur tour être élaborées.
La psychanalyse logodynamique, qui a les faveurs du milieu analytique français
et qui a été perfectionnée par lui, a l'avantage de ne pas faire une psychanalyse
« appliquée» de théories et de rester au plus près de l'énonciation et du processus
du sujet. Sa spécificité tient au fait que selon la judicieuse observation de Laplanche
« le sujet humain est un sujet auto-interprétant, auto-théorisant et auto-symboli-
sant'w.
J'ajouterai que cette faculté se manifeste dans l'association libre par le
déploiement des signifiants verbaux, digitaux, s'articulant avec les signifiants
analogiques des représentations. Mais, bien sûr, l'idéalisation entre en jeu pour
éviter les prises de conscience trop douloureuses. Cette technique garde son style
propre à condition que l'analyste préserve un sens d'orientation par ses interventions,
même au minimum, en ne négligeant pas justement la découverte des complexes
profondément refoulés. Il importe qu'à ce libre exercice verbal de l'analysant
réponde une ouverture théorique de l'analyste dans un large éventail d'écoute.
Avec la psychanalyse au négatif, qui grosso modo s'emploie à vaincre
l'imposition systématique des interprétations, l'analyste accepte, comme Bion l'a
proposé, un vide de la pensée et de son désir. La découverte est ainsi amenée
à la surprise reçue par un accueil sans réserve. Le risque ici est que le
dépouillement évoquant le zen fasse du psychanalyste un gourou, un maître et
un modèle absolu pour un transfert invincible. Les séances ultracourtes, les
paroles énigmatiques, favorisent alors une suggestion massive par fixation de la
triade sur sa personne.
De même avec la psychanalyse idéaloducte, une théorie du psychanalyste en
tant que maître tout-puissant, si elle ne souffre aucune critique, impose un idéal
cohérent sur lequel s'appuyer mais risque d'être le moteur d'une suggestion
permanente, voire irréductible.
Enfin devant les difficultés qui ne manquent pas d'apparaître malgré toutes
les systématisations une psychanalyse traK~ëM!~ essaie de trouver de nouvelles
issues. Ferenczi s'y était employé avant toutes les tentatives de ces dernières

1. Cf. Nouveaux fondements pour la psychanalyse, PUF, 1987 (1990), p. 158.


TRANSFERT SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION

décennies. Il avait essayé successivement les techniques actives (pour assumer le


déplaisir), puis les pratiques de suppléance et de compensation réparatrice, enfin
et dans le sillage de Reich les techniques libératrices d'expression corporelle. Ces
différentes solutions proposées ont fait florès depuis; elles ont en commun la
prescription systématique, la suggestion volontaire et active, au détriment d'une
libre élaboration de sens par le langage. L'effet transgressif, d'opposition à une
pratique classique, joue en faveur de l'idéalisation et relance la triade transférentielle.
Ferenczi affirmait qu'« on n'a le droit de suggérer que la vérité sans doute,
mais encore faut-il donner à celle-ci les moyens de s'élaborer en dehors d'une
simple injonction autoritaire.
Ce trajet rapide dans les cinq axes de la psychanalyse nous montre donc que
par le choix pratique qui est fait de chacun d'eux, selon les nécessités du cas
clinique, et selon les affinités et l'expérience de l'analyste, avec des variations et
des passages admissibles, la manière de traiter le transfert et la suggestion
correspondante comporte différentes solutions.
Mais je voudrais souligner, pour terminer, la fonction primordiale de la sexualité
précisément dans la triade transférentielle. Au cœur de la demande d'amour, des
idéalisations, des identifications, nous retrouvons toujours cette recherche autour
d'un inconnu qui s'est constitué chez l'enfant pendant sa longue période de
maturation. Les interdits qui imposent une Loi quant à l'inceste et au meurtre du
père afin de conduire à une séparation de la cellule parentale pour s'ouvrir au
monde extérieur, maintiennent ce secret, où les signifiants sexuels émis d'abord
par la mère, reçus comme énigmatiques, renforcent cet inconnu et en même temps
focalisent la curiosité sur lui. En outre, seul l'accès à une expérience sexuelle
vécue, après les années d'attente d'une maturité physiologique, offre la révélation
de sensations spécifiques, de signifiants analogiques qui viennent enfin donner sens
aux autres signifiants tant analogiques que digitaux progressivement établis à partir
du corps propre et de la relation avec autrui. C'est là, dans la sexualité, que se
situe, comme la psychanalyse a su le voir, le noyau de l'initiale quête vers l'inconnu
que l'esprit poursuit par de successifs introspects répondant à des expériences
vécues et qui s'élaborent grâce aux pouvoirs du langage. Lui seul détecte et nomme
cet inconnu, lui seul accomplit ce « transport », cette méta-phore qui fait travailler
le sens, au long du transfert, pour de bénéfiques transformations.
En définitive, toute activité humaine, et parce qu'elle s'insère dans une vie
sociale, met en jeu une « influence » toute décision, tout engagement vers l'avenir,
serait-ce dans une activité scientifique, suppose une acceptation de l'inconnu et
donc une confiance en ce qui se propose et en ce qui adviendra. J'appelle volontiers
cette sympathie préalable un assentiment en lui se manifeste une animation de la
triade transférentielle, par laquelle la psychanalyse offre la possibilité de se libérer

1. S. Ferenczi, « Suggestion dans (après) l'analyse », ŒMtv&! complètes, t. IV, Payot, 1982, p. 308.
L'INACHÈVEMENT

tant de l'intimidation par une autorité, ou d'une dépendance à une séduction


bienveillante, que des formes négatives dominées par le rejet.
L'assentiment serait par conséquent une négation de la négation, une négation
d'un rejet primordial, au-delà d'un cri qui fait irruption dans la déréliction, puis
du refoulement et des figures du négatif, assentiment par lequel se maintient
l'ouverture à la vie ainsi qu'à l'inconnu recueilli dans un plaisir renouvelé par la
découverte et l'expérience.

GUY ROSOLATO
André Green

VIE ET MORT DANS L'INACHÈVEMENT

Il n'est que de creuser mon sujet avec douceur et


patience en laissant reposer fièvres et inquiétudes comme
au cours des anciens mois d'enchantement! Il ne fait
que se dessiner, luire et chatoyer, trop beau, trop
intéressant; il ne fait que planer là, trop riche dans
sa plénitude et ayant tropà donner et à payer; il ne
se présente que trop admirablement, trop vivement,
trop droit, carré, vivace comme une petite Action
organique et efficiente.
Henry James, Carnets

Ainsi en a décidé son capitaine la navigation de la Nouvelle Revue de


Psychanalyse « s'inachève M. Pour avoir fait partie de son équipage et servi à son
bord en lui donnant le meilleur de mes forces pendant quelques années, posant
sac à terre, j'écraserai un regret. Même si l'on m'assure que finir n'est pas toujours
équivalent d'achever. Reste qu'il me faudra appareiller sur un autre bateau et me
consoler avec mes souvenirs.

Ce n'est pas moi qui le nierai, l'inachèvement est bien un thème qui mérite
la réflexion psychanalytique. Achever c'est finir, avec une nuance libératrice, surtout
lorsqu'on atteint un but. La tâche projetée s'est réalisée en accord avec ce qui était
attendu pour son accomplissement, il n'y a plus rien à y ajouter, elle a atteint le
moment où son objectif existe enfin par lui-même, le sentiment du « fini» qu'elle
procure est source de félicité. Mais le langage a d'étranges courts-circuits, puisque
achever veut dire aussi tuer. C'est le même mot qui signifie l'accès à l'existence
pleine, mûre, autonome, et celui qui signe le temps du passage hors de ce monde.
L'idée d'achèvement est donc entendue soit comme terminaison d'un processus de
L'INACHÈVEMENT

croissance, soit comme arrêt définitif de l'existence. On pourrait croire que l'idée
de fin est neutre et qu'elle s'applique indifféremment au travail de la vie ou à
celui de la mort. Ce serait minimiser, pour le premier sens, qu'achever va de pair
avec un sentiment de plénitude accomplie, exaltante, qui est le fond même de cet
état, alors que, dans l'autre cas, il faut prendre toute la mesure d'un silence qui
tombe comme un arrêt, livrant au néant ce qui, jusque-là, était animé d'une
potentialité d'être. Il ne s'agit donc pas de simples connotations contextuelles, mais
de résonances contradictoires intrinsèques, qu'on ne peut ramener à un point focal
unique.

Considérons un moment l'inachèvement comme interruption d'un ouvrage qui


n'a pas été au bout de sa course. Ce sort peut se rencontrer en diverses circonstances.
La première, évidente, sera due à la mort de l'ouvrier l'Abrégé de Psychanalyse
interrompu par la disparition prochaine de Freud. La seconde, bien différente, est
une interruption volontaire, décidée par l'auteur, par suite d'un sentiment d'insa-
tisfaction devant le résultat obtenu, même si celui-ci en émerveille d'autres le
Carton de Londres de Léonard de Vinci. Ce carton prend place dans une série de
représentations du thème des Metterzae (les « sainte Anne en tierce », selon
l'expression proposée par Jean Laplanche), la plupart demeurées à l'état d'esquisses
qui aboutiront à la solution définitive de la sainte Anne du Louvre. Cependant le
Carton de Londres est loin de se présenter comme une simple ébauche, l'avancement
de l'oeuvre est en fait très poussé. Elle porte néanmoins des traces patentes
d'inachèvement. L'option définitive, la sainte Anne du Louvre, témoigne de ce
que Léonard s'est rangé à d'autres solutions picturales pour le thème qu'il se
proposait de traiter. Cette dernière, bien que beaucoup plus avancée que le carton
qui l'a précédée, était aussi, à ses yeux, inachevée. C'est pourquoi il l'a gardée
auprès de lui jusqu'à sa mort. Freud était fondé à penser que si l'inachèvement
était bien un symptôme de Léonard, ce thème-là nous ouvrait un accès privilégié
à la compréhension de son inhibition. Car si l'oeuvre du Louvre, en dépit de sa
réussite, attend encore quelque chose du pinceau de Léonard, celle de Londres est
un fusain, généralement préparatoire à un tableau, qui ne donnera jamais lieu à
sa transposition en une œuvre peinte. Elle est à la fois inachevée et comme
désavouée par lui. Cet inachèvement-là relève d'une autre explication que celui
de la sainte Anne du Louvre. L'œuvre a été abandonnée, à mon avis, parce qu'elle
laissait trop transparaître les fantasmes inconscients de Léonard en rapport avec
ses théories sexuelles infantiles'. L'analyse picturale m'a permis d'y déceler un
étrange effet d'optique, véritable acte manqué de sa création, qui donne l'illusion

1. Voir André Green, Révélations de l'inachèvement, Flammarion, 1991.


VIE ET MORT DANS L'INACHÈVEMENT

qu'un membre fait saillie entre deux jambes largement écartées, attribuées par
erreur à sainte Anne, pendant de ce qui se laisse interpréter comme un pubis.
Cette échappée de l'inconscient de Léonard c'est du moins ainsi que je comprends
cette bizarre impression est favorisée par la position de la Vierge sur les genoux
de sainte Anne qui, en outre, a une expression masculine, très différente de ses
autres représentations dans les études que Léonard en a faites ou dans le tableau
du Louvre, contrastant fortement avec la douceur du visage de la mère de Jésus.
D'autres indices vont dans le même sens, suggérant que la théorie sexuelle sur
l'existence du pénis maternel s'est frayé un chemin jusqu'à l'oeuvre. Voilà qui nous
fait comprendre que l'achèvement d'une œuvre ne consiste pas à tout exposer de
ce qui habite la vision de son créateur, mais à réaliser un équilibre entre ce qui
est nécessaire à la faire vivante, suggestive, mystérieuse et ce qu'il convient, selon
l'esthétique de l'époque, de taire 1. Il y a donc des cas d'« outre-achèvement qui
peuvent être une menace pour l'œuvre. Celle-ci n'est en fait ni inachevée, ni
surachevée, elle est tout simplement manquée. L'inachèvement du Carton dont la
beauté est reconnue par tous elle a même été jugée par certains supérieure à
celle de la sainte Anne du Louvre n'est que le masque qui empêche de voir le
« trop-perçu », la représentation inconsciente interne venue parasiter l'œuvre.
Léonard est un homme qui ne sait pas « rester en place ». Il est sans cesse sollicité
par sa curiosité et sa créativité qui n'est pas uniquement picturale. Mais si c'est
dans sa peinture que nous sommes frappés par sa lenteur et son inhibition, c'est
parce qu'elle engage sa vision de lui-même. S'il ose ouvrir le corps des morts pour
y plonger son regard, il dessine mal les génitoires de la femme, observables à l'œil
nu et ne s'intéresse guère à la « cosa mentaleque ses yeux voient en deçà de
leur projection sur la toile.
Considérons un autre cas celui où l'œuvre commencée est impossible à
poursuivre malgré le désir de son auteur. Ce sera le sort de Le sens du passé
d'Henry James Le roman resté inachevé, dont le titre est significatif (le héros
est un historien), est comparé par James avec une de ses dernières nouvelles
publiées Le coin charmant. En fait, le parcours entre l'achevé et l'inachevé est
plus sinueux qu'il ne paraît. L'entrée des Carnets du 9 août 1900 fait état d'une
véritable impasse dans la conception du Sens du passé que James voudrait « aussi
simple(!) que Le tour d'écrou. Le rapprochement des deux titres mériterait peut-
1. Hans Bellmer se serait réjoui de cette inadvertance. Mais il est vrai qu'il l'aurait provoquée.
2. Henry James, Le sens du passé, trad. John Lee, Éditions de la Différence. Les trois premiers
livres ont été écrits en 1899-1900, le quatrième en 1914-1915 peu avant la mort de l'écrivain. Léon
Edel trouve que l'oeuvre est imprégnée d'autobiographie. Et John Lee ajoute « Quels que soient les
rapports à établir avec l'homme Henry James, il est certain que l'écrivain a doté ses personnages d'une
problématique et d'une approche semblables à la sienne(p. 23). Ne pourrait-on invoquer un« contre-
transfert esthétiquelorsque l'artiste voit sortir de son oeuvre l'homme qu'elle ne peut que contenir
mais qui doit se fondre en elle, ou se disperser, être à tous égards, à tous les sens du mot
méconnaissable. même pour lui.
L'INACHÈVEMENT

être d'être creusé. La clé de voûte de l'oeuvre devait résider dans l'effet de « terreur «
révélée qui fait du héros qui la subit lui-même une source de terreur, révélation
bien plus importante que la précédente. On risque de se tromper si on comprend
ce rapport dans les termes de successivité terrorisé, le personnage en deviendrait
terrorisant. Car James dit bien que le personnnage est cette source de terreur. Cette
situation sera reprise six à sept ans après et cette fois menée jusqu'au bout,
apparemment sans difficulté, dans Le coin charmant'.Ce que James n'avait pu
développer dans le cadre du voyage dans le passé qui mettrait son héros effectivement
en rapport avec la famille de ses ancêtres anglais de près d'un siècle avant, il peut
apparemment l'accomplir par le moyen d'une rencontre terrifiante, mais cette
fois différente le héros revient aux Etats-Unis après un exil volontaire avec le
fantôme d'un ancêtre qui hante une maison dont il hérite et qui suscite l'angoisse
et l'effroi, moins par son appartenance au royaume des morts que parce qu'il est
la représentation de ce que le héros imagine qu'il aurait pu devenir s'il était resté
au foyer, parmi les siens un homme riche, puissant, agressif. Il porte cependant
des marques de souffrance et d'amputation. On pourrait mettre ce « dépassement »
au compte du fait que l'autre est ici une figure ostensiblement paternelle, source
possible d'identification, mais avec une préservation de la différence entre l'apparition
et le héros. Alors que dans Le sens du passé, à la fin du Livre II rédigé lors de la
première tentative en 1900, cet écart est supprimé. Le héros observe une peinture
dont le personnage semble d'abord fuir son regard, se retournant « à l'intérieur du
tableau ». À la fin, le personnage du tableau quitte son cadre, circule dans la pièce
et fait face au visiteur, lui présentant son visage qui, « il en fut confondu, était le
sien2 ».
Remarquable est le fait que James reviendra à son roman en panne, alors qu'il
lâche une autre œuvre qui n'ira pas non plus vers son achèvement La Tour
d'ivoire. En 1914, méditant à nouveau sur son projet, il se rappelle à cette occasion
qu'au moment où il écrivait Le coin charmant, il avait eu l'impression qu'il pillait
le sujet, à l'époque seulement ajourné, du Sens du passé et qu'il pourrait le regretter
plus tard. Le but du Sens du passé était d'ailleurs autrement ambitieux celui de

1. H. James, Histoires de fantômes, trad. L. Servicen. La nouvelle a pour titre dans cette édition
« Le coin plaisant ». Nous avons préféré la mentionner sous le titre le plus courant qui lui est donné.
Cf. pp. 139 et 145-147. Voir notre analyse dans Corps et création, sous la direction de J. Guillaumin,
Presses Universitaires de Lyon, «Le double fantôme », pp. 139-155. Ce texte annonce une suite qui
reste à venir.
2. Loc. cit., p. 107. Dans le livre II la parenté des deux oeuvres est incontestable. Si le thème du
rapport entre le modèle et sa traduction peinte est maintes fois traité par James, il n'est nulle part
accompagné, comme ici, de celui d'une remontée dans le temps. Le séjour de James en Amérique en
1905 réveille son désir de revenir sur ses années de jeunesse. « II s'agit de savoir ce que je veux à
présent et comment j'ai besoin de revenir sur le passé. » Carnets, le 29 mars 1905, p. 353, présentés par
0. Matthiessen et K. B. Murdoch, trad. L. Servicen, Denoël, 1954. Selon Edel, l'idée du Coin charmant
date du début août 1906, un an après son retour.
VIE ET MORT DANS L'INACHÈVEMENT

la double conscience, après fusion des identités du narrateur et du portrait ancestral


incarné, de chacun des protagonistes, la conscience d'être tout à la fois l'autre et
lui-même accompagnée de l'impression produite sur les autres, qui perçoivent
confusément cette anomalie. James a en fait quitté le monde littéraire des fantômes
pour déboucher sur celui de la possession aliénée. Le thème des relations entre la
personne de l'auteur et écrivain n'est pas nouveau. Il se complique singulièrement
quand s'ajoute la dimension historique du passé qui reprend vie, au risque de
l'aliénation, puisque le héros est hanté par une histoire qui n'est pas la sienne mais
celle de ses aïeux. En fait l'épreuve est initiatique, à l'origine de ce retour au
berceau de la famille l'éloignement en quête d'aventure a été exigé par une veuve
pour mettre à l'épreuve son prétendant trop passif. La longue note des Carnets en
1914 montre explicitement la parenté délibérée de l'esprit des deux œuvres de la
nouvelle achevée et du roman impossible à mener à terme 1. Ce qu'expose cette
note trahit une méprise. Car les relations entre les deux œuvres ne permettent à
aucun moment de constater ce triomphe même temporaire sur l'alter ego. Il faut,
pour retrouver la trace d'une telle situation, se tourner vers le récit du cauchemar
de la Galerie d'Apollon, raconté dans l'autobiographie de l'auteur2 avec des accents
triomphalistes. Si l'on sait la date de la rédaction de l'ouvrage (1911), de retour
d'un voyage aux États-Unis après la mort de William, James ne précise pas la date
du cauchemar. Celui-ci pourrait avoir mis fin à une période dépressive. Edel
suppose qu'il fut fait en 1910, qui est justement l'époque où il se proposa, a
posteriori, de dater l'action du Sens du passé lorsqu'il y retravailla en 1914. En vain
il tentera de tout reprendre en un plan détaillé en 1917, alors qu'il y a longtemps
qu'il n'écrit plus ni romans ni nouvelles. Il ne parviendra pas à surmonter l'obstacle.
La veille de la maladie qui devait l'emporter et qui lui fit traverser des moments
confuso-délirants, il y travaillait encore.
Tout inachèvement n'est pas signe de l'arrêt du travail créateur. C'est bien le
contraire qui se produit dans les premières étapes d'une création. C'est alors dans
un état d'esprit libre de toute gêne et délibérément que l'artiste travaillera de
manière provisoire brouillons, esquisses, canevas ne visent qu'à projeter des idées
(littéraires, picturales, musicales, etc.) pour explorer le motif, laisser le champ libre
à la spontanéité, s'essayer, « pour voir ». Ces tentatives pourront recueillir la matière
précieuse d'un jaillissement dont l'oeuvre achevée ne retrouvera pas toujours le

1. Carnets, p. 406. « Mon idée la plus secrète, c'est que l'aventure de mon héros renverse la situation
comme je crois l'avoir appelée en effarant un fantôme ou quoi que ce soit, une apparition qui le
visite ou le hante, par ailleurs qualifiée pour l'épouvanter lui et ainsi mon héros remporte une sorte
de victoire en se donnant l'apparence ou l'évidence d'avoir impressionné ce personnage ou cette présence
encore plus terriblement qu'il n'en a été lui-même affecté. En cela consiste l'analogie. Le revers de
la médaille est un sentiment d'égarement, de solitude, d'exil.
2. H. James, Mémoires d'un jeune garçon, trad. Christine Bouvart, Rivages, 1990, pp. 274 sqq.
L'INACHEVEMENT

secret. Mais ces petits miracles ne se produisent-ils pas à la faveur d'un relatif
désengagement de l'artiste?

Lors de mes premières réflexions sur ce thème qui n'étaient pas tout à fait
les premières puisque j'avais écrit à ce sujet sur Léonard je me suis dit
qu'« inachèvement », tout comme « inconscient », pourrait renvoyer à l'idée d'un
travail du négatif et aurait pu figurer dans l'ouvrage que j'avais consacré à la
question Cela suppose que l'on prenne en compte la distinction entre le non-
achevé et l'inachevé, comparable à celle entre le non-conscient et l'inconscient.
Quand on parle d'inachevé, on ne pense guère à ce à quoi on fait référence en
évoquant l'inconscient. La connotation négative est, en ce cas, largement recouverte
par le contenu du concept d'inconscient qui ajoute quelque chose à ce que permet
de connaître la seule conscience. Avant Freud, l'inconscient mises à part quelques
intuitions romantiques ne désignait que ce qui n'était pas conscient. Il se pourrait
alors qu'il faille distinguer de même un non-achevé comme simple contraire de
l'achevé et un inachevé comme forme latente grosse d'un achèvement potentiel,
achèvement dont le terme, tout aussi inconnaissable qu'inconnu, donnerait, par
hypothèse, un résultat qu'on ne saurait identifier avec celui de l'achèvement tel
qu'on peut le supposer à partir d'indices pris sur le non-achevé. À ce titre, une
esquisse est inachevée mais son achèvement inconcevable. Sa virtualité rend toute
hypothèse sur son aboutissement aléatoire.
Le travail du négatif, dont je fais l'hypothèse, aurait donc l'intérêt de ne pas
tenir l'inachevé pour un simple état, mais de le considérer comme le temps d'une
élaboration dont l'issue serait non déterminée.
Si l'on excepte le cas où le projet est interrompu par la mort, on remarque
que les autres doivent être appréciés à la lumière des sentiments de plaisir ou de
déplaisir que l'œuvre suscite. Lorsque survient le déplaisir, l'explication habituelle
qu'on en donne vient de la déception causée par la discordance entre les « intentions »
de l'artiste qui n'existent qu'à l'état virtuel et leur réalisation. Mais en vérité
on s'aperçoit vite que c'est entre deux états de lui-même que se joue la partie.
D'ailleurs lorsque l'œuvre parvient à l'achèvement, la satisfaction est de courte
durée. Aucun artiste ne considère jamais son oeuvre comme achevée. Même quand
il a atteint le point le plus élevé de son art. Shakespeare ne s'arrête pas après
Hamlet, ni Watteau après L'embarquement pour Cythère ou Berg après Wozzeck
C'est que l'achèvement ou l'inachèvement concernent moins le résultat du travail,
l'opus, que la soif de créer de son auteur. Faire une œuvre, ce n'est pas seulement
mener jusqu'au bout un travail, si difficile soit-il, c'est se donner pour tâche de

1. A. Green, Le travail du négatif, Éd. de Minuit, 1993.


VIE ET MORT DANS L'INACHÈVEMENT

mettre un certain ordre dans la confusion du monde et le désordre de l'être (même


quand on entreprend d'en transmettre un écho). Et comme ceux-ci sont moins un
état de fait à modifier qu'un état d'esprit à entretenir, l'agitation se renouvelant
sans cesse, aucun achèvement n'est possible, sauf à congédier ce souci, et aucun
inachèvement ne peut jouer longtemps le rôle d'un havre où l'on ferait halte pour
souffler.
Quel que soit le résultat auquel elle est parvenue, la création ne s'arrête
qu'avec la mort du créateur, sauf tarissement de la source (Rimbaud). On n'est
plus devant l'inachevé, car tout est consommé. Et parfois même renié. Il y a donc
de l'imprévisible dans l'inachevé, mais il n'y en a pas moins quant au destin de la
création, lorsque celle-ci parvient à l'achèvement, car il y a peu de chances que
celui qui a poursuivi cette chimère sa vie durant puisse jamais se reposer sur ses
lauriers quand il connaît la réussite. Ces états ne se définissent pas selon des
critères fixes mais en fonction d'un échange entre le créateur et les produits créés,
engendrant des effets qui n'échappent pas à l'inattendu en raison des relations
entre les sources inconscientes qui animent l'œuvre, et le travail conscient qui leur
impose ses choix formels plus ou moins en accord avec le traitement réservé à ces
dernières. C'est donc du côté de la dynamique pulsionnelle et des ébranlements
qu'elle imprime que sera apprécié l'entretien de la quête vers l'accomplissement
de l'œuvre. Ce dont l'œuvre a besoin pour se nourrir peut aussi bien l'empoisonner,
comme ce qu'elle craint de rencontrer peut, pour en prévenir l'angoisse, retenir le
souffle indispensable à son animation.

L'inachèvement qui fait suite à la contrainte à l'abandon par déplaisir se


produit comme dévoiement des conditions qui présidaient à l'inachèvement, comme
contrainte à la poursuite de la quête de la création par plaisir. À quoi rattacher ce
basculement ? Que le résultat de l'oeuvre soit « achevé » ou non est moins important
que le sentiment, l'idée d'avoir été « plus loin ». Car une œuvre, qu'elle soit encore
en cours d'élaboration ou qu'elle soit parvenue à un état qu'on juge très abouti,
peut laisser penser à son auteur qu'elle est encore porteuse de réserves, ce que ses
amateurs ne soupçonnent pas toujours. Le déplaisir qui surgit est celui d'un
désaccord avec soi-même. Il est signe de la présence d'un conflit qui ne peut ni
être approché davantage, ni être l'objet d'un compromis. Ce qu'on interprète
comme signe d'impuissance ou condition fatale (rien jamais ne peut connaître ce
destin d'achèvement qui n'appartient qu'aux dieux) noie dans cette généralité le
conflit qui habite toute création, partagée entre ce qu'elle dit dévoiler pour atteindre
à la nouveauté et ce qui, dans les sources mêmes de celle-ci, côtoie ce qui ne
saurait franchir la barre du silence.
En somme le vrai critère est celui du mouvement qu'appelle le consentement
L'INACHÈVEMENT

pour poursuivre le dialogue avec l'objet du travail et celui de la résistance qui


s'oppose à ce commerce avec soi-même qui prend racine dans l'inconscient. À la
limite Braque finira par se détacher de ce qui fut le centre de son intérêt fervent,
l'objet dont il a indéfiniment exploré les propriétés, pour ne plus s'intéresser qu'à
l'espace d'où émerge son apparition.
Dire de l'inconscient qu'il est sans fond, sans limites, sans forme, interdit de
lui appliquer les catégories de l'achevé et de l'inachevé. Toutefois, on ne peut
oublier que ses manifestations sont animées d'un désir qui veut voir ses demandes
exaucées pleinement. Si la pulsion est en quête de satisfaction et ne s'arrête qu'elle
ne l'ait obtenue, si, comme Freud le soutient, elle est « exigence de travail »,
lorsqu'un tel travail arrive au but recherché, ne peut-on parler d'achèvement, si
éphémère qu'il soit? Car tel est le paradoxe du concept de pulsion puisqu'en lui
se rencontrent deux aspects l'idée d'une exigence d'autant plus forte qu'elle est
supposée venir d'une source aveugle (l'excitation endosomatique) et l'idée du
produit d'un travail. L'exigence de l'excitation se mue en mesure de l'exigence de
travail, celui-ci mettant en relation deux dimensions hétérogènes l'une à l'autre,
celle de cet ébranlement venu du corps ou des sens et celle du mode de travail de
l'esprit, dans les fonctions qui le relient au corps. On voit qu'il faut rendre
compatibles l'exigence corporelle sensible qui veut être obéie et la régulation
implicite de son partenaire qui la travaille. On peut appliquer ces réflexions à
l'activité créatrice qui est sans conteste animée par un même sentiment d'exigence
interne mais doit, lorsque celle-ci « prend forme », se traduire par la mesure de
l'exigence de travail entre l'origine du besoin de créer et sa traduction dans le
langage propre de l'art qui implique la translation en un autre univers. Chacun
des deux se conçoit, plus ou moins facilement, séparément. C'est le rapport entre
les deux qui se dérobe à une saisie théorique. Toute demande de satisfaction
définitive est donc une quête illusoire d'achèvement total, puisque, bientôt, le désir
ne tardera pas à réapparaître. La conception de la perte de l'objet primaire est ce
qui permet de rendre compte rétroactivement de l'entretien de la quête et de ce
qui l'exacerbe, toute satisfaction se mesurant au fantasme de celle qui aurait été
si l'âge d'or, supposé antérieur à cette perte, avait duré. Ce mirage empreint de
nostalgie est une construction mythique rétrospective. On peut le trouver au fond
de ces soifs d'absolu qui hantent la création. Prenons garde de vouloir le dissiper
à la hâte, puisqu'il sert d'aiguillon pour franchir la barrière qui ouvre sur une
liberté sans limites. Déroutant sa course, modifiant ses buts, déplaçant les objets de
son désir, acceptant d'entrer dans le champ des activités socialement valorisées, ce
qui n'est guère plus qu'un passeport pour s'autoriser à explorer un questionnement
relatif au monde ou à lui-même, le sujet accepte les compensations que lui offrent
les produits de sa recherche et qui recueillent au passage une prime de plaisir.
Mais le fantasme qu'un jour le but pourrait être atteint demeure actif dans
l'inconscient, anime la poursuite de la recherche, pour le meilleur et pour le pire.
VIE ET MORT DANS L'INACHEVEMENT

Ce qui veille sur la nécessité d'inachèvement c'est l'obscur sentiment que l'achè-
vement de l'œuvre pourrait coïncider avec le terme de toute création, ne laissant
plus au créateur d'autre issue que le dessèchement.

Jusque-là nous n'avions en tête que le modèle de la création artistique. Mais


d'autres peuvent nous donner à réfléchir, celui de la science, par exemple. Quand
il mesure l'étendue de notre ignorance et le caractère si limité du savoir, comment
le scientifique ne serait-il pas sensible à tout ce qui sépare la science d'une
explication totale du monde. Mais ce but-là est par définition abandonné. Si la
science peut ne pas être trop mécontente de ses acquisitions, c'est justement parce
qu'elle ne se donne pour objectif que de résoudre des problèmes limités, susceptibles
de contrôle et de vérification. C'est cette progression à petits pas qui lui a permis
d'acquérir le formidable capital de savoir dont elle s'enorgueillit.
Le scientifique d'aujourd'hui ne peut assurer son travail qu'en pratiquant le
clivage. Il sait que son approche du réel ne peut être que limitée, partielle,
incomplète. Il en tire même une certaine gloire puisqu'il a, de ce fait, renoncé
aux systèmes explicatifs globaux qui sont tous plus ou moins d'essence religieuse.
Et quand il se tient à l'écart de ces tentations, il se félicite d'avoir consenti au
sacrifice d'une Weltanschauung pour accorder la priorité à son besoin d'exactitude
ou de rigueur. Toutefois, s'il paraît accepter ainsi l'inachevé, c'est tout autrement
que l'artiste. Il s'y soumet, mais il ne lui accorde aucune confiance. Il n'attend
rien de lui, il n'espère aucun message de cet au-delà. Il est aux prises avec
l'inconnu, un inconnu opaque et muet, pas avec l'inachevé. Entre l'ignorance et
le savoir, il n'y a pas d'intermédiaire. Tout fragment gagné sur l'ignorance doit au
contraire faire l'objet d'une connaissance complète. Quand elle ne l'est pas, elle
doit au moins comporter l'inventaire de ce qui reste à connaître. Jamais l'inachè-
vement ne peut être ici une source d'espoir, une promesse de richesse à venir.
Voir les choses autrement, c'est s'exposer à de grands dangers. Aucun théorème
ne serait démontré, aucune expérience vérifiée, aucun raisonnement généralisable.
Achèvement et objectivation sont complémentaires. En envisageant la question sous
un angle différent, on comprend qu'objectiver c'est désubjectiver. C'est bien au
sujet qu'il faut rattacher la possibilité de concevoir l'inachèvement autrement que
comme une insuffisance, en le reconnaissant comme un attribut positif de l'infini.
Ne peut-on se prévaloir de ce que la science contemporaine a dépassé ce
préjugé en introduisant, dans la description d'un phénomène, le rôle de l'obser-
vateur ? On prendrait donc ainsi en compte une variable qui serait à rattacher au
sujet. En fait le sujet en question n'est considéré que dans la mesure strictement
réduite à ce qui intervient dans le cadre d'une expérience dépendante de paramètres
L'INACHÈVEMENT

contrôlables Voilà donc où nous conduit une réflexion sur les relations entre le
sujet et l'achèvement. Celui-ci n'est ni achevé ni inachevé, mais a la propriété de
se clôturer ou de rester ouvert, en fonction des situations relatives aux tâches qu'il
se propose d'accomplir et de l'horizon qui permet de les situer. C'est ce qui permet
de comprendre que seule importe la perpétuation du mouvement imprimé par
l'impulsion au travail et que celui-ci peut se servir de chaque étape, quelle que
soit sa conformité aux canons de sa discipline, pour entretenir le plaisir d'aller
plus loin, en direction de l'infini. Il en est ainsi depuis que la création a cessé de
se confiner au domaine où elle était autrefois limitée. Non qu'il s'agisse d'entonner
le chant de la créativité générale et universelle, mais par la prise de conscience
que créer est une propriété essentielle de toute activité psychique.
Il est probable qu'achèvement et inachèvement alternent leurs effets eupho-
risants dans la création artistique. On peut être surpris que la science, pour le
détail, et la religion, pour l'ensemble de la connaissance, poursuivent le même
idéal d'achèvement. Il ne suffit pas de reconnaître que la diversité des activités
humaines met tour à tour à profit le but de l'achèvement et de l'inachèvement.
C'est moins l'idée d'une unité complémentaire qu'il faut adopter que celle qui
nous rend attentifs à toutes les occasions qui s'offrent à une dérive permanente de
leurs stratégies. Car il s'en faut de beaucoup que l'éthique ascétique de la
connaissance règne sans partage. Lorsqu'on sort des conditions moyennes de
l'expérimentation, nombreux sont les scientifiques qui expriment à haute voix leur
adhésion à tel système religieux qui n'est pas forcément celui qui leur a été
transmis dans l'enfance. Et ceux qui font état de leur conviction sont loin de
couvrir la totalité de ceux qui pensent de cette manière. Est-ce pour tenter de
combler l'écart entre la pensée scientifique et la spéculation épistémologique que
de nouveaux paramètres ont été introduits pour penser autrement les rapports de
l'achèvement et de l'inachèvement ~? L'idée d'hypercomplexité s'efforce de montrer
le caractère prématurément clos de certaines démarches 3. Dans un autre domaine,
certaines religions font valoir, par rapport à d'autres, la nécessité de repousser
certaines limitations qui pourtant ne sont guère perçues comme telles par ceux
qui y croient en rapport avec le caractère trop restreint, peut-être trop
anthropomorphique des religions occidentales, et de reculer encore notre intuition
de l'infini. Ne serait-ce pas une explication de la vogue actuelle du bouddhisme
dans les pays de tradition chrétienne?
Il manque à notre réflexion une dimension qui nous montre que nous ne

1. En revanche, l'épistémologie scientifique ne manquera pas de soulever les problèmes relatifs à


l'effet de clôture. Voir les travaux de F. Varela.
2. A. Green, « Méconnaissance de l'inconscient », in L'inconscient et la science, sous la direction de
R. Dorey, Dunod, 1991, pp. 140-220.
3. Voir Les théories de la complexité, autour de l'oeuvre de H. Atlan, sous la direction de E. Fogelman,
Soulié, Le Seuil, 1991 et E. Morin, Introductionà la pensée complexe, ESF, 1990.
VIE ET MORT DANS L'INACHÈVEMENT

pouvons nous contenter des pensées que nous auront inspirées l'art et la science.
C'est celle de la clinique, parce que celle-ci, mieux que n'importe quelle autre
démarche, nous fera témoins du rapport de la psyché à elle-même, plus précisément
de la façon dont celle-ci n'a plus d'échappatoire possible et devient captive de son
propre traitement.

Examinons quelques cas où les problèmes d'inachèvement se présentent à


l'analyste. Ils nous serviront d'exemples. Avant de nous porter vers les tableaux qui
placent l'inachèvement au premier plan, ne peut-on rappeler que celui-ci fut, de
manière implicite, aux origines de la psychanalyse? L'hystérie s'est longtemps
cachée derrière l'écran de fumée de l'exubérance de sa pathologie. « Elle en jette »,
comme on dit aujourd'hui. Tout est appel à l'autre où celui-ci vient se précipiter,
victime de l'illusion du désir qui ferait de lui l'objet qui manque à la complétude,
à l'achèvement, de l'hystérique. Pourtant, après Freud, Lacan dira justement
« L'hystérique est désir de désir insatisfait.Et pour cause pour l'hystérique,
quand c'est fait, ce n'est plus à faire et, si ce n'est plus à faire, c'est que le désir
est mort. La conversion survient quand il s'agit d'empêcher un fantasme d'aller au
bout de sa course. L'affect « étranglé », les névroses actuelles sont le produit de la
stagnation d'un procès. Mais il y a des cas plus exemplaires encore. Combien
frappant et combien constante sa symptomatologie est le tableau de la névrose
obsessionnelle (que Freud fut le premier à décrire comme névrose constituée,
jusque-là on ne connaissait que des obsessions). Quand on propose aujourd'hui la
dénomination de névrose de contrainte, on marque l'aspect de force qui sous-tend
les idées obsédantes, au-delà des traits attribués au caractère de l'obsédé l'indécision
ou la procrastination. Qui se rappelle les fameuses observations d'Esquirol, de Von
Gebsattel ou de Freud réunies par une parenté qui surmonte les différences des
époques et des systèmes d'explication sent bien que l'apaisement attendu par le
sentiment du devoir accompli ou de la mesure de protection adoptée, est
rigoureusement impossible à atteindre. Les rituels de vérification contre toutes
sortes de dangers (l'intoxication, la contagion, l'accident, la mort en fin de compte)
n'atteignent jamais de terme. Tout empêchement à exécuter les rituels venus de
tiers parents ou conjoints estimant que « ça suffit » déclenche une angoisse
insurmontable. Les religieux envoient au psychiatre leurs catéchumènes trop
scrupuleux qui n'en ont jamais fini avec leur interminable confession. L'inachè-
vement ici ne saurait être dissocié des questions relatives à l'agressivité et à la
mort. Ce qui donne à penser est que Freud finit par comprendre que les défenses
secondaires des obsessionnels, les rites sans fin destinés à apaiser leur Surmoi
impitoyable, dissimulent en fait des satisfactions déguisées. Celles dont l'expression
pulsionnelle directe est interdite ont trouvé refuge sous ce travestissement. Sans
L'INACHÈVEMENT

aller jusqu'à la constitution d'une névrose obsessionnelle (ou de contrainte) organisée,


l'inachèvement peut paralyser toute tâche dont l'aboutissement entraînerait une
satisfaction d'ordre œdipien ou narcissique. Ne reste plus alors que le plaisir,
inconscient, du masochisme.
Y. est chercheuse. Elle réussit, en cours de psychothérapie, à mener à bien sa
thèse de troisième cycle, arrêtée. Le résultat est si prometteur qu'on lui recommande
de publier celle-ci, moyennant certaines transformations, plus de forme que de
fond, pour que la thèse devienne un livre. C'est l'échec le plus désespérant. J'avais
bien quelques idées sur les raisons qui l'empêchaient d'aboutir. Nous avions vu
que ce travail prenait une valeur symbolique à la fois réparatrice de son image et
offensive à l'égard de ses collègues. Ce livre était, sans distance métaphorique, une
image d'elle-même. Il devait en outre démontrer aux autres qu'elle n'était pas si
nulle qu'elle le paraissait et même devenir une arme où l'on devinait sans peine
que c'étaient les autres qui devaient se sentir minables. Les séances en face à
face égrenaient les mêmes plaintes indéfiniment répétées, sans que rien ne
permette d'entrer dans le détail de ce qui se passait entre ma patiente et son
ouvrage. Enfin je pus me rendre compte que rien n'était achevable parce qu'elle
soumettait son texte à la pire des tortures de façon stérile. Elle souhaitait en
améliorer la forme, mais aucune forme ne la laissait en paix. Écrivait-elle « Il
semble que. » qu'elle barrait ces mots et écrivait par-dessus, « Il paraît que. ».
Inutile de dire qu'à une révision ultérieure, « Il semble que. » devenait à nouveau
préférable. Lorsqu'elle réussissait à avancer un peu, elle était bientôt saisie par
l'idée qu'au train où elle allait, l'intérêt de son livre disparaîtrait parce que son
contenu ne serait plus d'actualité. Je fus rendu responsable de lui avoir laissé
espérer qu'elle pourrait parvenir à réaliser son projet.
Les souvenirs relatifs à un dressage sphinctérien, particulièrement conflictuel
et largement érotisé par la mère, ne manquaient pas. Mais il me semblait avoir
affaire ici à une forme d'analité primaire dont les conflits renvoient à bien autre
chose qu'à la classique relation anale'. Le narcissisme y joue un bien plus grand
rôle. Lorsque la patiente consentait à en dire un peu plus sur ses angoisses, on
pouvait remarquer deux situations majeures. La première se rapportait à l'idée que,
si elle réussissait son travail seule, elle risquait de me perdre. Au cours d'une
séance elle me dit « Hier, j'ai pu avancer dans la rédaction d'un chapitre. Mais
j'étais désolée parce que je ne vous avais plus derrière moi et je ne pouvais plus
imaginer que vous me souteniez et m'encouragiez en me disant Allez, vas-y,
c'est bien, continue, avance! » Angoisse de séparation, angoisse de perte sont
facilement repérables ici, mais aussi angoisse d'autonomie, libre de toute autorité.
Il ne faudrait cependant pas sous-estimer, derrière les apparences de relation duelle,

1. A. Green, « L'analité primaire dans la relation anale in La névrose obsessionnelle, Monographies


de la Revue Française de Psychanalyse, 1993, pp. 61-83.
VIE ET MORT DANS L'INACHEVEMENT

la triangulation qui met en jeu ce tiers qu'est le travail entre l'analysant et l'analyste.
L'identification au père ne pouvait se faire que sur le mode de l'échec. L'autre
type d'angoisse était plutôt de type persécutoire. La mère était présente en elle
sous la forme de celle qui ne faisait appel à sa fille que pour achever les tâches
déplaisantes. Ma patiente, dans son propre travail, veillait jalousement sur ses idées
et leur expression écrite, constamment préoccupée par les agissements obscurs de
collègues, malhonnêtes et exploiteurs, qui ne rêvaient que de l'en déposséder ou
d'ajouter indûment leur nom à une publication dont le mérite lui revenait
exclusivement. Elle me rappelait les oiseaux de proie qui, ayant réussi à capturer
une bête, affirment leur propriété sur le corps de la victime en y posant la patte
mais ne commencent jamais à s'en délecter avant d'avoir scruté l'environnement
afin de s'assurer qu'aucun autre rapace n'est dans les parages, prêt à ravir sa prise
à l'éphémère vainqueur. On devine encore ici l'angoisse de perte, en un sens
différent. Ce qui risque d'être perdu c'est ce qui vient d'être gagné. Le gain expose
à la perte, alors qu'en n'étant en possession de rien on ne risque guère d'être
dépossédé. De même à ne rien espérer, on ne saurait souffrir d'aucun manque.
Parce qu'elle se sentait inachevée sur tous les plans, elle se barricadait derrière le
devoir de l'achèvement de tout.
Quelque chose risque toujours de se perdre l'objet dont on dépend et à qui
on rattache sa propre existence, ou celui auquel on a soi-même donné existence.
Dans les deux cas, ce qui est menacé, c'est une unité en couple celle où l'on
occupe la place de celui qui, capable d'achever sa séparation en devenant le sujet
d'une tâche à achever, achève de ce fait et du même coup l'objet dont il vient à
peine de se distinguer, ou celle de celui qui, donnant naissance à un objet séparé,
voue ce dernier à être achevé par des tiers.
Parmi ses souvenirs d'enfance, elle disait avoir beaucoup souffert de ce que,
s'acquittant d'une tâche souvent une corvée à la demande de ses parents et
ayant quelques difficultés à la terminer, ceux-ci, au moment où le travail était
presque à son terme, lui disaient « Laisse, je vais le faire », lui donnant l'impression,
en ayant pris le relais aux toutes dernières étapes, d'annuler tout ce qu'elle-même
avait accompli. En somme le (dé)plaisir préliminaire, à vie. Le plus remarquable
était sans doute son absolue incompréhension de ce que voulait dire le verbe
associer. « Je ne peux pas faire deux choses à la fois, penser et parler.» Sauf à de
très rares moments où elle le faisait spontanément, sans s'en rendre compte. Seul
était déterminant pour elle le caractère plaisant ou ressenti par elle comme
déplaisant, de l'interprétation que j'étais amené à lui proposer. Je dois ajouter
qu'elle était venue à moi après avoir lu un de mes ouvrages sur le narcissisme qui,
dit-elle, était le seul livre de psychanalyse à lui avoir parlé. Elle n'a jamais exprimé
ouvertement d'envie à ce sujet à mon égard rien qu'une admiration un peu triste,
lui faisant mesurer combien elle se sentait loin d'atteindre à un résultat comparable
mais comment ne pas penser que son échec douloureux avait rapport avec
L'INACHÈVEMENT

l'envie? Douloureux échec, oui, c'est bien le mot qui convient plus qu'aucun autre,
car combien de fois ne m'a-t-elle pas raconté que, face à son sentiment d'impuissance
elle pouvait passer des heures et des heures à chercher le mot juste, sans y
réussir elle pleurait alors jour et nuit. Ce qu'on ne peut manquer d'interpréter
comme une souffrance de ne pouvoir être à la hauteur de son idéal du Moi, a
pour contrepartie une totale inconscience à l'égard d'un plaisir de souffrir en
s'offrant en victime expiatoire d'un objet sadique dont aucune trace ne permet de
cerner la présence, cette négativité lui conférant pour ainsi dire une existence
intemporelle. On peut deviner ici que l'achèvement n'est en rapport ni avec la
nécessité d'arriver à un but ni avec l'entretien de la poussée qui ouvrira de
nouveaux champs de recherche ou d'investigation. J'en arrivai même à me demander
si l'inhibition était dans son cas interprétable seulement par le déplacement d'une
action interdite, toute réalisation étant conçue comme transgressive. J'avais plutôt
le sentiment d'être le témoin d'une sorte de duel à mort dans le seul domaine de
son existence où elle témoignait d'une activité progressive. Sa psychothérapie mise
à part, tout le reste paraissait frappé d'immobilité ou confiné à des obligations
strictement codifiées. C'était me montrer combien les engagements plus personnels
étaient menacés par cette ombre de mort qu'on devinait dans les fantasmes relatifs
au travail. Peut-être justement parce qu'il n'est d'activité proprement créatrice qui
n'implique l'acceptation d'un deuil celui de l'identité du créateur et de sa créature.
Mais cette vision clinique nous montre aussi, par rapport à cet enjeu qui n'est pas
toujours aussi transparent, que toute tâche susceptible de recevoir un investissement
important est constamment sollicitée par des courants imprévisibles et appelle en
retour toutes sortes de manœuvres pour tenter d'en conjurer la catastrophe ou tout
au moins d'en contrôler la trajectoire qui peut à tout moment quitter la route.
Les liens qui unissent la névrose obsessionnelle à la mélancolie sont bien
établis depuis Abraham. Qui ne connaît ces deuils qui s'éternisent, la vie ne
reprenant son cours normal que très au-delà de ce qui s'observe à l'ordinaire. Et
la clinique psychanalytique contemporaine ne nous a que trop habitués à rencontrer
ces cas où, alors que les symptômes de surface n'en laissent rien paraître, le
transfert révèle l'existence d'une blessure dont jamais on n'a guéri. Face à ces
figures de l'inachèvement n'en rencontre-t-on pas d'autres qui seraient à l'opposé ?
Cet achèvement après lequel l'obsessionnel court, le paranoïaque ne réussit-il pas,
dans son délire, à l'atteindre? La systématisation de sa construction intellectuelle
pourrait le laisser croire, mais comment ne pas entendre dans ce titanesque effort
pour faire tenir debout la cohérence de la vision délirante, une tentative désespérée
pour combler les failles du Moi, conjurer le retour de ces « moments féconds du
délire sur lesquels Lacan insistait avec raison, où le réel vacille, rejeter le plus loin
possible ce sentiment de fin du monde qui ouvre sous les pas du délirant les
gouffres de l'anéantissement? Et si tous ne vont pas jusque-là, rappelons-nous ces
VIE ET MORT DANS L'INACHEVEMENT

hurlements que poussait Schreber et qui disent assez sur quel socle vermoulu
s'édifiait son délire.
Déjà, en considérant les diverses situations d'inachèvement que la création
permet d'observer, nous avons remarqué qu'elles prennent un sens différent selon
la connotation de plaisir ou de déplaisir qui les accompagne. La psychopathologie
nous fait témoins de situations où ce déplaisir va jusqu'à la souffrance, sans même
que soient déclenchés les signaux d'angoisse, préventifs de la douleur psychique.
A cet égard, on peut rappeler que Freud a opposé l'inhibition au symptôme et à
l'angoisse, car, lorsque ce phénomène reste dans des formes modérées, il ne se
manifeste que sous la forme d'un empêchement, qui évite le conflit avec le Surmoi,
puisque manque le mouvement qui pousse à la satisfaction du désir.

Avec quels outils penser l'inachèvement en psychanalyse? Nous avons déjà


invoqué la référence à l'inconscient comme source intarissable de désirs qui visent
à leur accomplissement, c'est-à-dire à l'achèvement de l'insatisfaction quand bien
même il s'agit d'un fantasme qui n'a guère de chance de se voir réalisé. Reste que
cette situation générale peut se voir compliquée et engendrer un surcroît de
souffrance. Pour quelles raisons?
La plus facile à évoquer est la fixation. Plus forte est la fixation, plus tentante
sera la régression qui trouvera refuge à ce point d'arrêt, plus difficile sera la reprise
du mouvement évolutif. Il ne faut cependant pas en conclure trop vite que l'allusion
à la fixation et à la régression implique nécessairement une vision normative des
choses. L'accès au niveau œdipien va de pair avec une plus grande liberté de
choix, d'orientations, de perspectives. Alors que, par exemple, la fixation anale
restreint les possibilités et augmente la contrainte. Névrose de contrainte, névrose
qui met au premier plan l'obligation d'agir, de penser de telle ou telle manière,
toujours imposée, appelant comme rétorsion le doute stérilisant.
D'autres aspects sont en cause que nous avons remarqués en passant. Parmi
ceux-ci, le narcissisme. On sait l'importance chez le narcissique des considérations
relatives à l'idée de la totalité parfaite, achevée, autosuffisante. La belle forme est
un idéal à atteindre qui exerce sur le miroir du narcissisme l'attraction d'un aimant.
Telle est sa version la plus classique. Mais il en est une autre plus subtile et
d'expression apparemment contraire. Pour certains sujets narcissiques c'est l'achè-
vement qui est menaçant. Car parvenir à l'achèvement c'est du même coup cerner
une forme établie, une fois pour toutes et c'est, de ce fait, la rendre entièrement
repérable par ses contours donc aussi plus exposée comme une cible à détruire.
Ainsi, en montrant ce que l'on est et comment on l'est, s'exposer à être saisi,
agrippé, interrogé, mis en question. C'est aussi tracer ses frontières, dire que l'or.
L'INACHÈVEMENT

n'est que cela, pas moins, mais pas plus. Borges disait qu'il était intolérable de
n'être que ce que l'on est.
Restent enfin des formes plus pernicieuses. Elles n'ont pas été reconnues
d'emblée. Elles ont pris naissance dès que Freud se résolut à admettre l'existence
de la pulsion de mort, vouant le sujet à transformer l'admirable supercherie de
Pénélope en projet aveuglément destructeur de soi.
Toutes les configurations symptomatiques que nous avons évoquées se pro-
duisent dans un contexte où domine l'idée que l'achèvement de l'acte est le
déplacement de l'accomplissement de « l'action spécifique », interdite. L'inachève-
ment est le témoin d'un compromis entre le désir de la réalisation du souhait
prohibé et sa défense. Entre le vœu et la tendance à agir complètement le désir,
s'étalent tous les jalons qui peuvent freiner son parcours. Plus est prononcée la
propension à l'acte, comme dans la névrose de contrainte, plus forte sera l'expression
du conflit dont l'inachèvement sera révélateur.
Cependant Freud devait, « au-delà du principe de plaisir », retenir une hypothèse
audacieuse celle qu'impose l'observation de phénomènes qui n'évitent pas le
déplaisir mais semblent ne pas être arrêtés par sa survenue, voire la rechercher.
C'est le cas de la compulsion de répétition. Or l'analyse des situations qui voient
s'exercer son emprise laisse penser que la récurrence de la répétition pourrait être
interprétée comme le résultat d'un non-épuisement de leur noyau causal. Il y a
bien longtemps, Lagache avait rapproché le transfert de l'effet Zeigarnik, décrit en
psychologie, qui tentait d'expliquer la répétition des tâches inachevées S'il est
vrai que le transfert est un phénomène beaucoup plus mystérieux, l'inachèvement,
en ce cas, vient nous signifier que rien, jamais, ne saurait être entièrement dépassé
de ce qui a marqué notre immaturité. Comme si nous étions voués à revivre nos
désirs inassouvis, à nous heurter aux mêmes causes d'échec, à rechercher la
satisfaction des mêmes besoins fondamentaux, et à tenter, jour après jour, de guérir,
autant de leur inlassable résurrection que de la souffrance de nous sentir toujours
aussi impatients, aussi obstinés et enfin aussi difficiles à contenter. Nous ne faisons
pas que naître inachevés, nous passons notre vie à le demeurer, pour nous donner
motif (poussés en avant?) à tendre la main à notre inaccessible origine.
Nous venons de rencontrer la portée ontologique de l'inachèvement si sensible
dans l'attitude des humains à l'égard de la mort. Il est inacceptable qu'un être
aimé disparaisse à jamais, qu'il ne soit plus, définitivement. Cela suffit à expliquer
le caractère quasi indispensable de toutes les idées religieuses concernant la vie
après la mort. À l'opposé, ces destins singuliers de l'inachèvement que nous montre
la psychopathologie. Remarquons que les deux principaux exemples sur lesquels
nous nous sommes appuyés, la névrose obsessionnelle et la mélancolie, comptent
la mort au centre de leur problématique. Achevée ou inachevée, une tâche peut

1. D. Lagache, « Le transfert", in Revue française de Psychanalyse, 1952.


VIE ET MORT DANS L'INACHÈVEMENT

valoir aussi bien pour l'une ou l'autre de ces deux possibilités car ce qui compte
n'est pas le point où le projet s'est terminé, mais celui d'où il repartira.
Dans les deux cas, c'est la vie, dans son indétermination, qui ne s'arrête pas.
En revanche, ce qui, inachevé, est destiné à le rester toujours parce que le
mouvement de la vie l'a déserté, cela est mort et bien mort. Il semble bien en
effet que l'inachèvement soit une des modalités du travail du négatif. Car que l'on
songe à son incidence biologique ou à la longue dépendance du petit enfant
humain par rapport à l'état des jeunes animaux, c'est toujours l'idée qu'un
supplément de travail est nécessaire pour arriver à un état qu'on puisse considérer
comme parvenu à maturité. Cependant ce qui manque à notre achèvement d'humain,
ce n'est pas seulement que nos fonctions vitales dépendent de l'assistance de l'autre
mais aussi que cette assistance ne prend son sens qu'à être d'amour. Il arrive bien
un moment où cette dépendance cède la place à une autonomie mais l'amour, lui,
ne parvient à aucune étape qui permette de se passer d'autrui. A-t-on bien réfléchi
sur cette synonymie proposée par Freud pulsions de vie ou d'amour ? Si la raison
d'être de l'amour est dans cet inachèvement, alors on ne peut dissocier ce dernier
d'une élaboration permanente qui lie passé et avenir, attente pour la survie et
espérance pour abolir toute incomplétude! C'est encore l'idée d'un travail que nous
avons rappelée en évoquant la définition de la pulsion. Et quand nous abordons la
question de la symptomatologie, nous n'avons pas de peine à retrouver derrière
l'idée de contrainte l'obligation à un incessant labeur de défense contre l'angoisse
et la destructivité dans la névrose obsessionnelle. Pour la mélancolie c'est encore
plus évident travail du deuil. Et comme dit Freud, le monde que le délirant
construit n'est pas meilleur mais au moins peut-il y vivre.
Soit, mais pourquoi le négatif? Le négatif est une donnée incontournable du
psychisme, parce que, si la vie pulsionnelle en est le fondement, ce que nous en
percevons dans l'existence ordinaire ne laisse subsister celle-ci que filtrée par le
refoulement et les défenses dont le rôle est de mettre fin, à sa manière, à une
revendication inacceptable ou de la refuser dans sa forme initiale. La vision que
nous avons de nous-mêmes se donne donc à l'état négativé et ne peut être rétablie
dans sa positivité qu'en imaginant ce que nous serions, tous refoulements levés, ce
qui est aussi inconcevable que d'imaginer l'achèvement d'un inachevé. Au mieux,
le désir s'est rangé du côté de la vie, ayant opté pour l'espoir d'une satisfaction,
même incomplète, que les processus primaires ont pour vocation de réaliser, la
sublimation de relayer, l'essentiel étant assuré par le maintien des investissements,
c'est-à-dire la poursuite du mouvement d'appropriation des sources de plaisir, du
partage qui les divise et les multiplie, et des liaisons du Moi, tâche intrinsèque à
sa propre activité.
Il est d'autres cas de figure où le négatif de l'interdit, ou de l'impossible, n'est
jamais surmonté, où aucune consolation n'est acceptable, où toute frustration est à
la fois intolérable et inoubliable et où, par une étrange inversion des valeurs, seul
L'INACHÈVEMENT

le négatif est réel (Winnicott). Par voie de conséquence, de manière tout à fait
inconsciente, la psyché subit une aimantation irrésistible par le négatif. La
compulsion de répétition aidant, négatif et inachevé deviennent synonymes, parce
que l'inachèvement sera la solution grâce à laquelle tout, enfin, s'achèvera.
L'inachèvement devenu l'ordinaire n'est plus l'état qui seulement empêche d'avan-
cer, mais ce qui est anticipation d'une chute irrémédiable. On conçoit la tentation,
devant le sentiment d'une telle malédiction, de trancher le nœud gordien. Ce qui
« porterale transfert, ce sera ce double mouvement par lequel la poussée
pulsionnelle cherche encore à réaliser ce qui est en elle inaccompli et, simulta-
nément, ce qui travaille négativement la structure inconsciente, qui peut en arriver
à subvertir totalement le projet d'Éros.

Le suicide est le paradigme de l'inachèvement puisqu'il pousse à décider de


se retirer de la vie avant le terme fixé par la nature ou le destin. Tout ce qui a
été développé à son sujet, argumenté, soutenu, n'épuise pas son mystère. On le
devine, le suicidant est, au moment de commettre l'acte terminal, en proie à la
nuit la plus impénétrable, sous le coup de la vision la plus irrévocablement
implacable de sa situation. Sa souffrance est telle que, n'imaginant aucun répit,
n'espérant aucun allègement, il fait coïncider son sentiment de clôture contraignante
avec la trajectoire de la vie. Qu'il y ait là matière à soupçonner un meurtre
psychique, cela est bien probable. Depuis qu'il a fait l'objet d'études psychopatho-
logiques, on a remarqué le lien du suicide au sentiment d'un temps arrêté, figé,
désanimé, longtemps avant que la mort n'emporte le sujet. Mais ceci peut encore
s'interpréter comme une défense. Arrêter le temps, c'est avoir prise sur l'immaî-
trisable, empêcher que la douleur ne s'aggrave, que l'image de soi ne devienne
encore plus haïssable. Mettre fin au temps, c'est freiner une plongée dans les
gouffres, pire que la mort, et s'opposer à une déchéance sans rémission. Le suicide
serait alors l'achèvement du temps pour conjurer l'effroi du pire.
Qu'est ce pire, plus redoutable que n'importe quel autre danger ? On s'épuiserait
à envisager toutes les affres possibles qui peuvent assaillir celui qui préfère
interrompre sa vie.
Deux idées me reviennent à cette occasion. L'analyse sans fin, donc indéfiniment
inachevée, serait due, selon Freud, au refus de la féminité, dans les deux sexes. Si
j'interprète aujourd'hui le sens d'une telle affirmation, je le comprends, en rattachant
au féminin l'idée de la passivité bien que ces termes soient loin d'être synonymes
et la précision donnée par Freud « dans les deux sexes » s'éclairera par le fait
que les deux sexes ont pour objet premier une femme, la mère. Le rejet de la
« passivité » pourrait donc signifier la crainte du retour à une situation de dépendance
VIE ET MORT DANS L'INACHÈVEMENT

maternelle totale1. Ce serait le comble de la régression, l'antichambre d'une sorte


d'anéantissement. Ainsi, ce qui autrefois était évocateur du paradis perdu de
l'enfance prend ici une coloration infernale. S'agit-il d'éviter l'abolition de toute
initiative d'activité par où s'éprouve un sujet et de se soustraire à l'imposition de
la seule volonté maternelle? Ou de s'éloigner du danger de vivre une relation qui
a pu être ressentie comme excessivement mauvaise? Doit-on penser, au contraire,
que cette peur d'aller si loin dans la régression est celle de voir se répéter ce qui
a pu être souffert dans la séparation avec l'objet primaire qui s'en est suivie et la
déréliction de ce qui a été ressenti lors de sa perte? Ou bien, dernière hypothèse,
n'avons-nous pas affaire ici à un colossal contre-investissement qui négative les
bonheurs les plus poussés qu'il ait jamais été donné de vivre? Questions ouvertes.
L'autre pensée qui se rappelle à moi est celle-ci. Dans son article sur « La
crainte de l'effondrement2 », Winnicott a soutenu l'idée que la catastrophe redoutée
a déjà eu lieu et que c'est, en fait, son retour qui est craint, c'est-à-dire le sentiment
prévalent à l'époque qu'aucun objet ne pouvait y répondre et « tenir l'enfant qui
dégringolait dans le vide. Les opinions de Freud et de Winnicott me paraissent se
rejoindre. Elles donnent à l'inachèvement un sens nouveau puisque c'est une telle
issue qu'il s'agit de retarder alors, voire de compenser en se donnant l'illusion de
pouvoir décider soi-même d'empêcher un désastre ou d'y échapper. Mais, par un
renversement du rapport de forces induit par le désespoir, c'est justement par un
acte qui consacre définitivement la suspension de toute suite à venir, que ce qui
s'achève a pour résultat d'être préféré à ce que réserve l'inachèvement de la vie.
Le suicide serait la répétition de cette situation qui freine la précipitation dans la
faille ouverte d'une terre qui s'entrouvre pour vous y engloutir.
P. était le fils d'un médecin de grande réputation qui s'était fait une notoriété
dans le traitement, non psychanalytique, des hystériques qu'il guérissait autoritai-
rement. Il avait des amis qui, eux, avaient sauté le pas séparant la médecine de la
psychanalyse. Enfant, P. se souvient d'avoir été profondément impressionné en
voyant entrer dans sa maison, où se trouvait aussi le cabinet médical, des malades
qui, amenés sur des brancards, repartaient sur leurs jambes. Il était né sous
l'occupation. Sa mère avait dû se cacher en province, en raison de ses origines.
P. n'a donc vu son père que de manière intermittente et fugace durant sa toute

1. Il est clair que «passivité"est mieux rendu par Hilflosigkeit. Cependant, je crois que si Freud
préfère souligner la passivité c'est que l't7/?o~e!t est dépassable par le développement. La passivité
qui se rencontre dans des situations où elle n'a plus de part laisse néanmoins se profiler son image.
Encore une fois, Freud préfère la référence à une constante même s'il faut tenir compte d'importantes
modifications que d'invoquer une cause « originaire qui n'est active qu'à un stade si précoce soit-il.
De même les idées récentes sur l'activité du bébé dès la naissance contestent cette passivité inférée par
Freud tout comme la possibilité d'un état narcissique primaire. C'est vraiment faire bon marché de la
situation d'impuissance originelle dont l'inachèvement est le corrélat.
2. D. W. Winnicott, « La crainte de l'effondrement », in Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1975, XI,
pp. 35-44.
L'INACHÈVEMENT

première enfance. Par la suite, la mésentente entre ses parents ne cessa d'augmenter,
donnant lieu à des disputes violentes où il arrivait au père de reprendre des
arguments racistes à l'égard de son épouse. Quand P., enfant unique jusque-là, eut
atteint une dizaine d'années, la mère recueillit à son foyer un garçon de sa proche
famille devenu orphelin, qui était donné en exemple à tous égards. Lorsqu'il
parvint à l'adolescence, son père présenta un état dépressif, soigné sans succès
pendant longtemps, avec les moyens de l'époque, qui, à la longue, se révéla être
la manifestation inaugurale d'une maladie d'Alzheimer qui évolua lentement mais
de la façon la plus catastrophique, entraînant une lamentable décrépitude et une
impotence croissante. Qui plus est, il fut hospitalisé dans une maison de santé à
l'étranger, sa famille ne lui rendant visite que de manière intermittente, jusqu'à sa
mort. P. avait gardé un bon souvenir de son père dans les années d'enfance, bien
que leurs rapports fussent assez distants. Il lui arrivait de l'accompagner à la chasse
et avait un sentiment de complicité avec lui. Sans qu'il traversât une période,
nettement caractérisée, de deuil, il fut très affecté par cette perte.
Il était d'une grande intelligence, mais, dès l'université, se trouva engagé dans
des conduites d'échec et de démission. Un jour, à un examen de philosophie, il
voulut remettre copie blanche et quitter la salle prématurément. L'assistant qui
surveillait l'épreuve et qui le connaissait, le rattrapa, l'obligea à demeurer à sa table
et à composer. Bien entendu, il eut une excellente note, mais on ne bénéficie pas
toujours de circonstances aussi favorables.
Son père lui avait laissé un héritage qui l'amena à disposer de beaucoup
d'argent. Il se révéla incapable d'avoir un métier et eut une conduite dissipée en
rapport avec un alcoolisme que diverses thérapeutiques n'avaient pas réussi à
juguler. Il avait été suivi par plusieurs psychothérapeutes qu'il avait lâchés au bout
de quelques mois. Ceux-ci avaient été recommandés par un ami de la famille,
psychanalyste, qui, le connaissant trop, ne pouvait s'en occuper lui-même.
Bientôt ce fut mon tour, désigné par ce collègue qui avait été mon maître. Après
avoir établi avec P. une relation qui me semblait meilleure que celles qu'il avait
eues jusque-là, et l'avoir senti intéressé par ce qui se passait dans la thérapie, je
pris le risque que je ne prendrais sans doute pas aujourd'hui de lui proposer
de s'allonger, tout en assurant une présence interprétative soutenue. Je pus alors
assister au déploiement d'un transfert homosexuel très défendu et à l'apparition,
dans sa relation à la jeune femme qu'il fréquentait, d'une jalousie pathologique.
Bientôt son comportement devint si insupportable que la jeune femme avec qui il
vivait eut une liaison avec un autre homme, à l'étranger, et partagea son temps
entre ses deux amants, tout en demeurant très attachée à lui et très touchée par
l'intensité de son angoisse. Par ailleurs, les conflits avec sa mère s'intensifièrent et
leurs relations ne furent pas sans rappeler celles de son père avec son épouse. Au
moment où j'avais commencé à m'occuper de lui, il était déjà divorcé d'une femme
qui portait les marques d'un choix œdipien et était père d'une petite fille qu'il
VIE ET MORT DANS L'INACHÈVEMENT

chérissait énormément, forcé à son grand dam de confier son éducation à sa propre
mère, ce qui lui donnait le sentiment qu'elle devrait subir les mêmes erreurs dont
il estimait avoir été victime. Bientôt il commença à manquer les séances de plus
en plus fréquemment et finit par interrompre la cure. Après un intervalle de deux
ans, il revint me voir dans un état qui me sembla aggravé. Je lui recommandai de
poursuivre avec quelqu'un d'autre. C'était une grossière erreur, je le vois bien, sans
doute due à mon contre-transfert pour une part importante et aux circonstances
qui ne me laissaient pas d'autre choix, pour une part aussi. Il ne donna pas suite.
Il continua à rester en contact avec moi, me téléphonant de temps à autre, aux
heures les plus imprévisibles, parfois même au milieu de la nuit, sujet à de fortes
angoisses sans doute « Green ? Ici P. Comment allez-vous ? Qu'est-ce que vous
devenez?» Suivait une conversation assez générale. Quand j'en avais la possibilité
et que je le sentais « en demande », je lui disais de venir me voir, en lui fixant un
rendez-vous aussi rapproché que possible. Je constatais sa détérioration progressive.
Il avait l'œil vitreux, le teint jaunâtre, et allumait sa cigarette avec le bout de la
précédente. Il disait « Je ne fume pas, je biberonne.» Ayant eu un accident grave,
on lui retira son permis de conduire et il fut hospitalisé pour désintoxication. On
constata des signes pouvant faire craindre à l'avenir une polynévrite. Il vint me
voir à sa sortie, sur ce mode pseudo-amical et refusant toute forme de thérapie
suivie, et je crois bien que j'étais alors englobé dans ce refus. Il n'avait toujours
aucune activité professionnelle, témoignant à travers des proches d'un certain
intérêt pour le théâtre d'avant-garde, encore capable de tenir des propos brillants
et décousus sur ce sujet. Il me fit part d'une décision. Si à l'avenir, il se trouvait
dans l'impossibilité de marcher, du fait de l'éclosion et de l'extension de la
polynévrite menaçante, il était déterminé à disparaître. Il ne supporterait en aucun
cas, me dit-il, de retomber dans la dépendance de sa mère, comme il imaginait
que ce serait le cas. Je compris qu'il avait le fantasme d'être ramené à la condition
de bébé. Qu'il but comme un tout-petit, il pouvait accepter de se voir ainsi, mais
à condition d'avoir son autonomie, d'aller et venir. Mais être à nouveau la proie
du maternage, ça jamais! J'étais, bien entendu, attentif à la surdétermination qui
le poussait à cette sortie. Comment n'aurais-je pas pensé à la démence terminale
de son père, se déplaçant à petits pas, livré à ses infirmiers, évocation tragique de
celui qui, dans l'enfance, incarna l'image du thaumaturge et du magicien qui
faisait lever les mourants et leur rendait la marche? Comment, après ce que son
transfert avait révélé de son homosexualité, n'aurais-je pas mis en relation sa
paralysie fantasmatique et celle des patients de son père? Mais toutes ces causes
me renvoyaient en pointillé sa dépendance incoercible et sans remède à l'alcool,
son incapacité à acquérir une autonomie, son accrochage à l'objet qui n'avait d'égal
que la façon dont il prenait la fuite quand il ne provoquait pas celle de l'autre.
Au fond, tout se passait comme si toutes les conduites pathologiques antérieures
L'INACHÈVEMENT

avaient eu un caractère d'inachèvement jusqu'à ce qui provoqua le terme de son


parcours régressif.
Un jour, alors qu'il était à pied, il fut à peine heurté par une voiture. Il
interpréta l'incident comme le résultat d'une perte de réflexes de sa part. Il crut
alors que la polynévrite était en développement. Il se rendit chez un armurier,
commanda un fusil « pour tuer du gros gibier », alla dans un bistro pour boire une
dernière bière sans doute, son fusil enveloppé dans du papier journal, s'enferma
dans les toilettes et se tira un coup de fusil dans la bouche. Il avait ainsi arrêté le
processus régressif qui le ramenait aux premiers temps de sa vie.
Arrêt du temps ? Oui. Mais en arrière encore plus qu'en avant. L'inachèvement
peut parer au pire, le pire étant de revivre les commencements.

Nous avons parcouru les champs de la création artistique, de la découverte


scientifique, de la psychopathologie, puis nous avons vu, dans le transfert, une
figure ontologique de l'inachèvement et, dans le suicide peut-être au-delà de
l'horizon de la clinique son issue la plus paradoxale. Rien ne serait plus éloigné
de notre esprit que de conclure en opposant un inachèvement salutaire, prometteur
et ouvert, à un inachèvement symptôme d'impuissance et de stérilité. Même si, à
première vue, les choses peuvent se présenter ainsi en surface, on ne peut classer
de cette manière les manifestations de l'inachèvement qu'à la condition de leur
refuser toute analyse un peu réfléchie. Ni état fixé ni entité isolée, la simple
évocation du mot montre bien que l'inachèvement est une notion qui doit être
évaluée par sa relation au mouvement du temps. Indissociable de l'idée d'un but
à atteindre ou d'un terme vers lequel tend un processus, comment penser l'inachevé
indépendamment de cet horizon, au-delà de lui-même, quand bien même il demeure
à l'état de pure virtualité? C'est alors la façon dont nous remplissons cet avenir
qui n'aura pas été, qui rétro-agit sur l'inachevé. En somme, l'inachèvement ne
peut se tenir dans les frontières où s'arrête le cours de ce qui, d'une manière ou
d'une autre, avait encore, devant lui, la trajectoire du possible. Dès lors, le problème
cesse d'être celui de l'inachèvement seul et devient celui des rapports entre
achèvement et inachèvement. Toute qualification positive ou négative peut faire
l'objet d'un renversement; aussi, plutôt que d'en rester aux cas où l'on assiste au
glissement d'un seul des deux termes à son opposé, préférerai-je la réflexion qui
s'astreint à l'évaluation de leur rapport. Qu'est-ce à dire? Certes pas qu'il faille
conclure à un relativisme sceptique qui pousserait à penser que tout est possible
et son contraire. C'est ce que pourrait suggérer le défense de l'idée que l'inachè-
vement, loin d'être le symptôme d'une incapacité, serait, au contraire, le signe
d'une disponibilité infinie, soucieuse de ne jamais boucher, toujours trop tôt,
l'accueil de ce qui est encore à être et qu'à l'inverse, les valeurs traditionnellement
VIE ET MORT DANS L'INACHEVEMENT

accordées à l'achèvement, loin de signer l'aboutissement d'un travail fécond,


pousseraient à voir se refermer sur lui un discours qui n'en aurait pas terminé
avec ce qu'il a à dire. L'un et l'autre des deux termes de l'alternative me paraissent
toujours susceptibles de prendre le pas sur son opposé. Les relations du couple
ainsi dégagé ne sont pas simples. Il ne s'agit pas d'une banale paire de contraires
l'on fait jouer en mettant l'accent, tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre de ces termes.
Pas plus qu'on ne devrait concevoir leur rapport sur le mode des paires contrastées
de Freud. Car, ce qui détermine cette relation, nous l'avons vu de mille manières,
c'est son rapport au temps.
Si beaucoup d'insuffisances demeurent dans la conception psychanalytique du
temps, une chose est cependant certaine en aucun cas une conception exclusi-
vement linéaire du développement temporel ne saurait répondre au questionnement.
Mais on ne peut tourner le dos à celle-ci purement et simplement. Ce qui fait la
difficulté, c'est qu'une telle expérience psychologique existe bel et bien et faut-
il le préciser ? qu'elle est la première appréhension intuitive, et la plus résistante
à l'examen, des manifestations psychiques conscientes. Les problèmes commencent
lorsqu'il s'agit de concevoir les rapports qui lient ce constat de la vie consciente
avec tout ce que nous apprend par ailleurs l'investigation du psychisme auquel
on peut rattacher l'alternative achevé-inachevé révélant l'existence d'autres
modèles de fonctionnement (après-coup, répétition, intemporalité de l'incons-
cient, etc.). Il faudra remettre à une autre occasion l'exposé d'une conception qui
représente tous ces aspects. Cependant on peut, d'ores et déjà, coiffer l'ensemble
de ceux-ci sous l'angle de la voie du développement orienté par la flèche du temps,
dont aussi bien l'achèvement que l'inachèvement font partie (en fait seul l'achè-
vement est ici à prendre en considération, l'inachèvement n'en étant qu'un de ses
cas de figure). On l'opposerait à une autre conception qui dépasserait cette visée
marquée exclusivement par son orientation vers une fin, en se présentant tout
autrement, passant par-dessus les limitations de la vectorisation précédente. C'est,
à mon avis, ce que permet de considérer le couple progression-régression. Il mérite
qu'on le conçoive dans toute son extension. Il a été défendu par Freud d'abord, à
propos du rêve, dans le modèle du chapitre VII de la Traumdeutung. Rappelons-le
durant le sommeil, quelques idées cherchent à progresser vers le pôle moteur se
préparant à devenir des actes. C'est la fermeture de ce pôle qui les oblige à
régresser pour prendre les formes de souvenirs visuels et, au lieu de connaître
l'accomplissement que leur donnerait leur « accès à la motricité » achèvement de
l'activité consciente font de leur inachèvement vertu et, passant par le travail du
rêve, réalisent une forme différente d'accomplissement obéissant à d'autres exigences
que celle de la vie consciente. Si ceci est bien connu des psychanalystes, on
n'accorde pas toute son importance au fait que le point de départ du rêve se trouve
dans le refus d'un certain nombre d'excitations de s'abolir dans la régression du
Moi un reste, un résidu d'excitations liées à des fantasmes de désir, refoulé durant
L'INACHÈVEMENT

l'état de veille dont le sommeil ne vient pas à bout. Or, de ce fait même, durant
l'état de veille, c'est-à-dire en plein régime de progrédience, des éléments seront
considérés, après coup, comme porteurs d'une disposition à la régrédience. La dualité
progrédience et régrédience ne peut être limitée à l'opposition veille-sommeil. La
veille admet qu'en son sein existent des formations discrètes, et non identifiées
comme telles, qui vont s'organiser plus tard selon un mode régrédient et que le
sommeil comportera également des tendances progrédientes qui, elles aussi, ne
sont pas susceptibles d'être reconnues comme telles véhiculant des idées vers la
destination qui, à l'état de veille, serait considérée comme le terme de leur itinéraire.
D'où la notion que dans le couple inachèvement-achèvement chacun inclut
en lui-même une part de ce qui est constitutif de l'autre. Et c'est donc bien
pourquoi, comme je l'avançais plus haut, l'on ne peut considérer les deux sens
d'achever commencer à être et mourir comme de simples déterminants affectés
à un terme neutre (la fin) mais comme faisant partie de leur nature intrinsèque.
De même achèvement et inachèvement devront être pensés simultanément. Une
conséquence d'importance capitale est que, si l'on admet la solidarité des deux
éléments du couple et que l'on y rattache leur nature intrinsèquement complé-
mentaire (ce qui ne veut pas dire dans des proportions égales, mais qui interdit
toute idée de composants indemnes de leur opposé) et qu'on la soumet à la catégorie
d'un temps divisé, bidirectionnel, on peut espérer sortir de l'impasse qui guette
notre réflexion. Ici encore, pas plus que la nature composite de chaque élément
du couple ne doit entraîner l'idée d'une neutralisation réciproque bloquant les
interrelations entre les deux mais doit servir au contraire à enrichir notre conception
de leurs rapports contradictoires, de même la défense d'un temps bidirectionnel
ne renvoie nullement à un temps immobile. Il ne suffit pas de substituer le temps
bidirectionnel au temps orienté, mais il importe de ne jamais perdre de vue qu'il
s'agit d'une relation conflictuelle entre la temporalité orientée selon la flèche du
temps et l'autre, celle du temps qui œuvre dans l'inconscient et n'y est pas soumise
et dont le rêve donne la figure dialectique. Qui plus est, une telle conflictualité
est elle-même l'expression des rapports entre liaison et déliaison et entre création
et destruction. La référence à la vie et à la mort y est donc indirecte, car il s'agit
d'abord de vie et de mort de l'activité psychique. Et lorsque certains cas la mort
physique s'y rapporte, dans les maladies psychosomatiques, par exemple, on est
frappé des rapports qu'on constate avec certaines organisations psychiques marquées
par des processus associatifs intrapsychiques mort-nés, qui, d'ailleurs, peuvent être
compatibles avec l'activité créatrice, préservée par clivage. Ainsi on sera attentif au
fait que les organisateurs du vivant sont soumis à l'irréversibilité de la flèche du
temps mais que le psychisme humain peut, lui, s'y soustraire du fait de l'inconscient.
Il n'en lâche pas pour autant ses attaches avec ce qui le lie aux systèmes vivants,
mais dépasse certaines limites créant des phénomènes originaux.
En envisageant le domaine de la création, nous avons laissé de côté les cas
VIE ET MORT DANS L'INACHÈVEMENT

d'inachèvement dus à la mort de l'auteur. Et pourtant, lorsque nous portons notre


regard sur la mort de certaines grandes figures du patrimoine culturel disparues à
un âge encore jeune, nous ne pouvons échapper à l'impression que certains d'entre
eux ont payé un lourd tribut à la témérité de leur effort investigateur. Par un
raisonnement simplificateur, le fait que nous disposions aujourd'hui de moyens
scientifiques et médicaux capables de prévenir la mort nous fait attribuer celle qui
a atteint précocement ces créateurs à des causes accidentelles qui auraient abrégé
leur vie. Nous n'osons pas penser qu'ils soient morts d'autre chose que de la seule
action de causes létales connues. On peut aussi imaginer que rien n'est plus venu
en eux s'opposer à un travail de la mort qui les a livrés à tout ce qui vient grossir
les bataillons funèbres. Et quand, par la suite, nous avons évoqué les cas
d'inachèvement subis ou choisis, nous n'avons pu tenir pour neutre qu'il était
impossible de les comprendre indépendamment du conflit sous-jacent aux sentiments
de plaisir et de déplaisir. En son fond, l'état de déplaisir, lorsqu'il accompagne
l'inachèvement créateur, n'est guère différent de l'état de déplaisir névrotique.
Seuls changent les rapports de ces affects avec la centralité du conflit inconscient
et ses médiations. « En son fondne veut pas dire qu'ils sont identiques mais qu'ils
relèvent des mêmes processus autrement organisés. Surtout, nous prenons conscience
que la création n'est pas une activité dont la progression avance ou s'arrête sans
cause mais qu'elle est en tous moments une activité à risque, aléatoire, dont chaque
étape peut susciter une régression qui fait stagner le processus, voire l'arrête. Elle
prend la forme d'un jeu où l'avancée, tandis qu'elle résout certains problèmes
formels, peut rencontrer, entièrement à son insu, le nœud conflictuel qui s'opposera
à toute mise au jour ultérieure de ce qui de loin laisse émerger la création à partir
des mélanges obscurs des forces pulsionnelles, des fantasmes inconscients, des
souvenirs refoulés de tout contingent dont on peut comparer l'action à celle de
ces restes diurnes doués de capacités régressives et sémantiques qui seront à l'origine
de la construction du rêve.
Que dire alors de ceux qui feront de l'inachèvement une ligne de conduite ?
Chacun, qui a eu l'occasion de fréquenter ces artistes, ne peut ignorer que leur
angoisse majeure aucune autre, même beaucoup plus invalidante, n'est plus
redoutable est celle de voir se tarir leur capacité créatrice. Peu importe ici le
sens inconscient que recèle cette angoisse, contentons-nous, pour le moment, de
souligner qu'elle est leur préoccupation essentielle et, quand bien même leur travail
ne porte aucune marque de fléchissement, ils sont talonnés par leur évaluation de
ce qu'ils produisent. Faut-il alors s'étonner qu'ils rusent avec le danger en s'imposant
une ligne de conduite esthétique qui aille dans ce sens? L'essentiel, pour eux, en
agissant ainsi est de thésauriser une réserve de désirs, de comparer l'association

1. Nous avons tenté d'analyser ce trait chez Proust, en rapport avec un noyau maternel. Voir « La
réserve de l'incréable », in La déliaison, Les Belles Lettres, 1992.
L'INACHÈVEMENT

entre le fini d'une œuvre et la fin possible de toute œuvre à venir. Car la tentation
est permanente de voir survenir le glissement qui donne à l'idée de ce qui s'achève
le sens qui la rapproche du fond qui signe son épuisement. Alors l'issue sera celle-
ci il faut vouloir l'inachèvement. Cette ruse peut être si efficace que les produits
inachevés qu'ils font exister peuvent créer l'illusion d'un achèvement consommé.
Ceci parce que l'inachèvement ne porte pas sur un refus d'aller au bout de leur
travail mais est une autre manière de regarder l'oeuvre ou de la donner à voir
pour transférer le sens de son accomplissement chez son amateur. Se tenir en deçà,
en réserve, de tout accomplissement, c'est s'épargner l'angoisse d'être sous la
sanction la plus impardonnable, celle qu'on ne peut imputer qu'à soi-même. À ce
que l'on est plus qu'à ce qu'on fait. Il ne reste plus, pour s'aimer, que la prudence
qui évite la chute lorsqu'on a pris le parti de jeter tout ce qu'on a dans la balance,
parce qu'on a mis sa foi dans son projet. C'est ce que le créateur refait à chaque
fois, et jamais une fois pour toutes, avec le désir non seulement de finir mais aussi
l'ombre de ce qu'il redoute, qu'il en ait fini, à jamais, avec sa possibilité de
poursuivre sa quête. Et lorsque ce sont ceux-là mêmes qui défendent l'inachèvement
qui poussent à l'extrême le souci d'achever ce qu'ils produisent, n'est-on pas ici
comme devant une hybris latente, où apparaît la crainte de déchaîner la colère
d'un dieu?
Et puisque nous savons qu'il y a des structures psychiques « au-delà du
principe de plaisiret que certaines d'entre elles sont interprétées par l'analyste
comme la recherche d'un plaisir inconscient de souffrir, ce qui est farouchement
nié par les intéressés, faut-il s'étonner de l'attitude qui s'imposera l'inachèvement
comme un but avoué, choisi, élu, qui détourne par ce moyen la conscience de
la souffrance et se rend aveugle à l'angoisse? N'y a-t-il pas là quelque relent
de superstition? Car aucun créateur, nous l'avons dit, ne tient jamais sa tâche
pour achevée. Et il n'a guère besoin d'une théorie, ni même d'une justification
quelle qu'elle soit, pour se trouver des raisons de poursuivre son travail. Dès
lors qu'il éprouve le besoin de fétichiser, ce qui est au fond même de son
attitude créatrice, c'est, toutes explications d'ordre artistique reconnues, sans doute
que quelque menace rôde, peut-être inséparable de la démarche transgressive de
la création.
La possibilité de la dérive peut alors porter tout autant sur l'inachèvement,
en lui faisant subir une paralysie douloureuse, que sur l'achèvement après que
le labeur est insidieusement sorti des voies fascinantes, périlleuses, sur lesquelles
il s'était aventuré pour ne plus être que l'ombre de sa visée ou sa caricature.
La problématique du couple achèvement-inachèvement ne doit pas commettre
l'erreur de confondre l'acte qui s'y rapporte avec le mouvement qui le porte, le
dépasse, lui survit. Entre le mouvement et l'acte, se tisseront de subtils échanges.
Mais ce que l'inachèvement laisse pressentir n'a plus qu'un rapport indirect à
VIE ET MORT DANS L'INACHÈ VEMENT

l'acte progrédience et régrédience n'existent pas sans le mouvement qui fait


bouger le sens 1.

Peut-on, de ces réflexions, tirer quelques indications sur la vocation des écrits
des psychanalystes? Force est de constater que la production psychanalytique voit
fleurir un grand nombre de genres, du plus poétique au plus prosaïque. Une
interrogation à ce sujet ne s'impose que parce que les divergences d'opinion parmi
les psychanalystes conduisent parfois à des prises de position qui n'échappent pas
toujours à une sorte de prescription moralisatrice sur ce qu'il est convenable de
penser ou à quelle théorie il faut se ranger, quand on ne dicte pas la façon
« vraiment psychanalytique » de s'exprimer. Limitons ici nos remarques à la question
qui nous occupe.
Il ne fait pas de doute qu'il existe, au sein du mouvement psychanalytique,
des écrits dogmatiques venant de groupes conquérants. Point n'est besoin de discuter
très longtemps du contenu ou de la forme des idées qu'ils véhiculent, leur caractère
militant suffit à les condamner. même s'ils ont raison, car le poison du militantisme
ne pourra que détruire la part de vérité qu'ils peuvent contenir puisque leur
production ne consiste plus qu'à nourrir leur foi. Ce sont en effet des systèmes
achevés.

La théorie psychanalytique tient à la fois de la création, du savoir scientifique


(bien que la psychanalyse ne soit pas une science) et de la clinique. La coexistence
de ces trois ordres de connaissance pondère chacun d'entre eux, pris isolément et
confère à l'ensemble une perspective nécessairement ouverte. Création, elle l'est
du fait de l'écart théorico-pratique qui construit ces idées, à distance des faits qui
sont toujours enregistrés par la conscience mais sont compris selon les coordonnées
de l'inconscient. Cette création doit cependant être clairement distinguée des
créations artistiques qui, pour être riches d'une certaine connaissance de l'incons-
cient, ne peuvent faire plus que mettre sur la voie de celui-ci, parce que la
compréhension qu'elles appellent relève d'une correspondance intuitive, ou d'une
sensibilité à leur vérité, mais non d'une connaisance et même d'une reconnaissance
de l'inconscient. Car il faut à l'intelligence la venue au jour de ses sources, de ses
buts, de sa poussée, de son objet, de tout ce qui a appelé la construction d'un
appareil (théorique) psychique, comme fiction promise au travail qui dépasse le
simple effet de résonance. Nombreux sont aujourd'hui ceux qui pensent que ce

1. F. Varela, Connaître les sciences cognitives, trad. P. Lavoie, Le Seuil, 1988, fait remarquer que
les seuls organismes à posséder un système nerveux sont ceux doués de motricité. On pourrait étendre
cette observation à l'existence d'un psychisme ayant internalisé la motricité et enfin faire l'hypothèse
que celui de l'homme a acquis la propriété de s'affranchir des limites du temps irréversible par
l'attribution aux mouvements représentationnels de la bidirectionnalité.
L'INACHÈVEMENT

langage nuit en fait au psychanalyste par ses possibilités de sclérose. Je ne vois


guère le moyen de dénouer le lien qui lie l'avancée de la connaissance avec un
ensemble organisé d'idées. De la science, le psychanalyste n'adopte ni les procédés
ni les méthodes, mais peut-être est-il nécessaire de ne pas cesser d'y penser, pour
mettre des limites à l'arbitraire possible de l'imagination créatrice de l'action
psychanalytique. Il n'est que trop vrai que sa pratique la rapproche de l'art, aussi
doit-elle tenir ferme à un mode de pensée qui résiste à la séduction formelle, au
mystère charmé de la lecture ou de l'écoute, pour proposer à la démarche
intellectuelle des idées dont l'articulation donne une image cohérente et convain-
cante du fonctionnement psychique. Les enfants ne progressent-ils pas à coups de
théories sexuelles infantiles? Enfin le travail du psychanalyste a besoin de la
référence à la clinique car il n'échappe pas plus que celui de l'artiste ou du
scientifique à ces blocages ou à ces « outrances » (les outre-achèvements) et à ses
dérives à l'égard desquelles nous sommes très mal protégés. Là encore, cette
pondération entre les démarches artistique, scientifique et clinique, devrait empêcher
que le psychanalyste trop souvent ne pèche par excès d'unilatéralité.
On ne saurait passer sous silence qu'il existe dans le mouvement psychanalytique
actuel un mouvement antithéorique qui incline à une phénoménologie psychana-
lytique, ouvertement ou insidieusement. Rien ne résiste alors à l'effet incomparable
de cette manière de s'adresser à l'esprit de ceux à qui on parle en leur offrant la
version « parée de ce qui a été perçu, senti, évoqué par la conscience du
psychanalyste. Je parle ici de phénoménologie au sens large, au-delà de sa
signification philosophique. Ce que je désigne est une attitude méfiante à l'égard
des idées, toujours soupçonnées de mettre les scellés sur ce qu'apprend l'écoute
psychanalytique ou d'exercer une tyrannie dogmatique. « Ça n'empêche pas
d'exister », a entendu Freud. On oublie d'ajouter qu'il y a un codicille à ce
jugement: «Si seulement on savait ce qui existe Ce n'est pas cette prévention
qui est critiquable, c'est, à mon sens, ce qui lui est préféré. Aux idées hégémoniques,
on préférera, pour éclairer le discours de l'inconscient perçu à travers les mots de
l'analysant, une autre manière de dire. Cette « autre manière n'est pas moins
porteuse d'idéologie, bien qu'elle s'avance masquée.
Une théorie fausse se réfute, elle peut être amendée, rectifiée, remplacée. Une
absence de théorie ne relève ni de l'achèvement ni de l'inachèvement. Elle est en
effet hors du temps, ses productions ne connaissent que le prodige de l'instant,
réussi ou raté, et, en tout cas, évanoui sitôt terminé.
On ne manque pas de souligner les professions de foi de Freud, méfiant à
l'égard des systèmes trop globaux. S'il est vrai qu'il n'est d'examen de l'inconscient
que de détail, jamais Freud n'a manqué au devoir de mise en ordre aussi complète
que possible de ses découvertes. À quoi travaille-t-il à sa mort? À cette oeuvre
dont la puissance de synthèse laisse pantois chez un homme de son âge un
« Abrégé de psychanalyse » dont chaque ligne ne prend sens qu'à être insérée dans
VIE ET MORT DANS L'INACHÈVEMENT

son ensemble dont le but est nettement celui de rassembler un modèle réduit et
achevé de la psychanalyse. Et quand la maladie l'arrête-t-elle? Au moment où,
venant de rédiger un chapitre inhabituellement substantiel sur le monde extérieur,
Freud se prépare à faire part du progrès des connaissances sur le monde intérieur.
Je crois bien qu'il s'agit ici d'inachèvement, parce que les formulations qu'il
s'apprêtait à avancer, du fait même de la nouveauté du caractère inhabituellement
étendu du chapitre précédent, comportaient quelques propositions déconcertantes
pour les lecteurs habitués à connaître ses idées
Comment mieux conclure qu'en rappelant la définition en trois parties qu'il
a lui-même donnée de la psychanalyse dans l'article de l'Encyclopédie de 1922.
Les deux premières sont d'un style limpide, leur contenu est évident elles ont
trait à son statut de procédé et à la méthode utilisée pour son application
thérapeutique. La dernière est rédigée de façon particulièrement circonspecte. La
psychanalyse est aussi le nom « d'une série de vues psychologiques acquises par
cette voie qui croissent progressivement pour se rejoindre en une discipline
scientifique nouvelle2 ». Jamais achevée, toujours à achever.

ANDRÉ GREEN

1. J'en trouve une trace dans ce texte lui aussi inachevé, « Some elementary lessons on ~cAo<Ma/;yw
où Freud évoque le caractère de plus en plus éloigné du sens commun des concepts psychanalytiques.
Je pense qu'il s'agit là d'une anticipation de la part de Freud. Voir La folie privée, 1991, chap. 1.
2. S. Freud, O.C., XVI, 183.
Max Dorra

ILLUMINATIONS DE GÔDEL
ET THÉORÈME DE RIMBAUD

L'avenir dira la théorie contient plus de folie que


je ne le voudrais, ou la folie plus de vérité que d'autres
ne sont aujourd'hui disposés à le croire.
Sigmund Freud

Peu de livres m'irritent autant que Godel Escher ~c/! 1.


Hofstadter, si astucieux pourtant et de bonne volonté, m'agace avec sa fausse
décontraction, son humour d'intelligence artificielle. Pas clair, le pire, malgré les
intentions affichées. Joli bouquin, tout de même, graphiquement, il faut être juste.
Comme dans beaucoup d'ouvrages de ce genre, l'auteur enchevêtre ce qu'il
maîtrise bien par exemple la théorie des nombres, l'informatique et des
considérations plus ou moins péremptoires sur la « pensée la « conscience », le
« moi Sans oublier l'omniprésent « cerveau » dont, curieusement, il paraît ignorer
la spécialisation des hémisphères.

L'air du temps. Le Dictionnaire des idées reçues en cette fin de siècle. La


fétichisation de la science notamment, et la problématique « sciences dures »/
« sciences mollesoù dans la série logique-mathématique-physique Gôdel, le
« fascinant logicien », serait la référence suprême, le dur de dur.
Il faut parler de théorie pourtant, en parler en ce moment où l'on nous ressasse
que « les idéologies sont mortes », leur « effondrementétant confondu avec celui
du mur de Berlin.

1. Théorie et fantasme Althusser. Une nouvelle définition de la « science»

La parution posthume d'écrits d'Althusser est peut-être une occasion de


réfléchir sur le contenu latent des théories, sur la hiérarchie des théories.
1. D. Hofstadter, Godel Escher Bach, InterÉditions, 1984.
L'INACHEVEMENT

Althusser, à propos de la psychanalyse, parle de « théories régionales » et de


« théories générales ». Il écrit dans une lettre

« Ainsi un protocole de pratique analytique (tel épisode d'une cure rapporté par
un analyste) pour être compris comme tel, situé et rapporté au mécanisme qui le
produit, suppose le recours à la théorie régionale de la psychanalyse, qui elle-même
suppose le recours à la théorie générale. Dans le texte que tu vas lire, l'accent est
mis sur le caractère absolument indispensable du recours à la théorie générale, et
sur le fait que (c'est là son drame théorique) la théorie régionale analytique ne
dispose pas encore de sa théorie générale, car elle ne sait pas encore de quelle théorie
générale elle dépend. J'essaie de dire laquelle et je montre que cette théorie générale
est la combinaison de deux théories générales, une connue (le matérialisme
historique) et l'autre encore insoupçonnée ou presque, en tout cas à ce jour
confondue soit avec la linguistique, soit avec la psychanalyse (cette confusion se
trouve même chez Lacan), la théorie générale du signifiant, qui étudie les
mécanismes et les effets possibles de tout discours (signifiant). Si tout cela est vrai,
malgré son aridité, cela devrait faire l'effet d'une bombe »

Certaines théories « incomplètes » selon Gôdel « régionales o dans la


terminologie d'Althusser dans leur inachèvement, leur brisure, ne retrouvent-
elles une continuité que par le truchement de quelque chose d'autre qui les
enveloppe, les englobe?

Peut-être, en ce qui concerne la psychanalyse, la « théorie générale n'était-


elle pas là où Althusser la croyait. Dans L'avenir dure longtemps, son autobiographie,
livre-cri rédigé vingt ans après ce texte, il tente de mettre au jour quel philosophe
l'a fait avant lui? les fantasmes sous-jacents à sa démarche théorique. Et c'est
peut-être cela, telle une « proposition autoréférentielle » de Gôdel, qui, ouvrant son
discours, pourrait indiquer une théorie plus générale.
Il analyse par exemple ce qui, inconsciemment, l'avait attiré dans le marxisme,
le matérialisme

1. L. Althusser, extrait d'une lettre à Franca (13 septembre 1966), in Écrits sur la Psychanalyse,
Stock/Imec, 1993, pp. 114-115.
2. «. tous les grands systèmes qui ont été utilisés pour formaliser les mathématiques répondent
aux hypothèses du théorème de Gôdel. Ce théorème affirme que, dans de tels systèmes, il existe des
propositions indécidables, c'est-à-dire des propositions qui ne sont ni dérivables ni réfutables. [.]Gôdel
démontre ce théorème en construisant effectivement une proposition de ce type. Selon son sens intuitif,
cette proposition affirme d'elle-même qu'elle est non dérivable dans le système. [.]La proposition
indécidable de Gôdel est bâtie sur le modèle du paradoxe du menteur. [.]Cela signifie que, pour
démontrer la non-contradiction d'un système formel, il est nécessaire de faire appel à des procédés de
preuve qui sont étrangers au système et donc, en un sens, plus puissants que ceux dont il se sert [une
métathéorie "]. » J. Ladrière, Les limites de la formalisation, in J. Piaget, Logique et connaissance
scientifique, Pléiade, Gallimard, 1967, pp. 316-317.
ILLUMINATIONS DE GODEL ET THÉORÈME DE RIMBAUD

« Ce fut par mon corps que j'y adhérai. [.]un rapport vrai à la réalité nue [.]
je trouvai une pensée qui prenait en compte le primat du corps actif et travailleur
sur la conscience passive et spéculative, et pensai ce rapport comme le matérialisme
même [.]Dans l'ordre de la pensée pure (où régnaient encore en moi l'image et
le désir de ma mère), je découvrais enfin ce primat du corps, de la main et de son
travail de transformation de toute matière qui me permettrait de mettre fin à mon
déchirement interne entre mon idéal théorique, issu du désir de ma mère, et mon
propre désir qui avait reconnu et reconquis dans mon corps mon désir d'exister
pour moi, ma propre façon d'exister

Theôrein observer, contempler. Une théorie, c'est ce qui permet de regarder,


et qui vous donne ou vous rend un regard.
Dans les papiers d'Althusser, il y a, inachevée, une théorie générale des
discours. « Deux Théories générales combinées », c'est peut-être ça en réalité
l'intuition fondamentale. Une sorte de théorie-chimère. Il faut lire attentivement
La découverte du Docteur Freud, édité dans Écrits sur la psychanalyse, texte
qu'Althusser considère comme « mal foutu » et qui avait été publié malgré son
interdiction.

« Freud ne nous a pas donné de théorie scientifique de l'inconscient. Mais il


nous a donné autre chose non seulement une description du matériel analytique
recueilli au cours des cures, mais une tentative prodigieusement émouvante de
penser les résultats de ses expériences. [.]Jamais il ne considère les hypothèses
théoriques qu'il propose comme définitives. Il ne peut pas s'en passer car il essaie
de penser au sens fort ce qu'il fait et ce qu'il observe. Mais jamais il ne pense
avoir une hypothèse définitive, c'est-à-dire une hypothèse vraiment scientifique.
C'est pourquoi il change d'hypothèse, et cela jusqu'à la fin de sa vie. Paradoxalement,
la preuve la plus profonde de l'esprit véritablement scientifique de Freud, sa
critique, son antidogmatisme se révèle dans sa méfiance instinctive à qualifier de
scientifiques au sens fort les formulations provisoires auxquelles il atteint, pour
rendre compte de faits qui sont pourtant incontestables, et qui sont d'une convergence
impressionnante.
Je pense qu'une relecture de toute l'oeuvre de Freud à partir de l'hypothèse
que je viens d'énoncer doit enfin permettre de comprendre la nécessité du paradoxe
d'une pensée, à la fois profondément scientifique, mais en même temps prodigieu-
sement prudente, d'une pensée inébranlable, mais en même temps multiforme,
d'une pensée qui ne cesse de dire la même chose, et de l'approfondir, mais en
même temps le dit sous des formes chaque fois renouvelées, et chaque fois
déconcertantes 2. »

1. L. Althusser, L'avenir dure longtemps, Stock/Imec, 1992, pp. 207-208.


2. Op. cit., pp. 204 et 206.
L'INACHÈVEMENT

« Scientifique » ou « philosophique pour rester souple devant l'inimaginable,


une théorie doit-elle être une sorte de cercle brisé, un anneau de clés toujours prêt
à accueillir d'autres anneaux de clés, de nouvelles théories?

2. Théories et modèles. Tout modèle a d'abord été une association

Il y a deux manières de formaliser une théorie, dit Ladrière. La méthode


extrinsèque consiste à décrire la classe des propositions formant la théorie en se
référant à un certain domaine d'objets, supposé donné, muni d'une structure, bref
à un modèle. La méthode intrinsèque consiste à isoler, au sein de la théorie, une
classe particulière de propositions, appelées axiomes, que l'on peut énumérer
effectivement, et à fournir des règles au moyen desquelles on peut obtenir toutes
les propositions de la théorie au moyen de celles-là. Une théorie présentée sous
cette forme est ordinairement appelée un système formel. La première méthode
peut être baptisée méthode sémantique, la seconde méthode syntaxique. « Une théorie
étant décrite sémantiquement, on peut se demander comment l'axiomatiser, c'est-
à-dire comment la décrire syntaxiquement et inversement, une théorie étant
donnée sous forme axiomatique, on peut se proposer d'en donner la sémantique »

Cette problématique la théorie et son modèle donne peut-être une clé


un modèle de compréhension des pages d'Althusser à propos de l'absence chez
Freud de « théorie scientifique définitive qui eût risqué de le rendre « aveugle
aux faits eux-mêmes ».
Pour que les théories ne se referment pas, qu'elles restent capables de se
remanier sans cesse pour s'adapter aux faits nouveaux, peut-être faut-il précisément
qu'elles comportent de l'inachevé, une incomplétude 2
Chacun, en douce, se fabrique sa théorie. À partir de la perception, se forge
une représentation dont la forme a priori, plus ou moins consciente, est une
théorie l'écriture, l'inscription d'un modèle. Une théorie des symboles et une
syntaxe une formalisation pour communiquer. Un modèle, c'est-à-dire des
structures et une sémantique, une métaphore pour se représenter
1. J. Ladrière, « Le théorème de Lôwenheim-Skolem », Cahiers pour l'analyse, 10, La formalisation,
Éd. du Seuil, 1969, p. 109.
2. «. comme tout appareil, l'appareil théorique gagne à ne pas fonctionner trop bien.
J.-B. Pontalis, « Pour introduire à une réflexion sur la fonction de la théorie en psychanalyse in Entre
le rêve et la douleur, coll. « Connaissance de l'inconscient Gallimard, 1977, p. 138.
3. «. le schéma proposé par Bohr qui assimilait le système atomique à un système planétaire en
miniature [.]Les intuitions sont très utiles elles servent à être détruites. [.]Le schéma de l'atome
proposé par Bohr il y a un quart de siècle a, dans ce sens, agi comme une bonne image il n'en reste
plus rien. Mais il a suggéré des non assez nombreux pour garder un rôle pédagogique indispensable
dans toute initiation. Ces non se sont heureusement coordonnés; ils constituent vraiment la microphysique
contemporaine.G. Bachelard, La philosophie du non, PUF, 1970, pp. 138-140.
ILLUMINATIONS DE GODEL ET THËORËME DE RIMBAUD

La diversité des modèles, chez un même auteur, ne fait peut-être que refléter,
signaler le niveau auquel a été stoppée, précisément par une théorisation, la
démarche associative. Car un modèle est toujours une métaphore', c'est-à-dire une
association. Et le plaisir d'un chercheur quand il imagine un modèle n'est sans
doute pas très éloigné de cette joie singulière un « bonheur d'expression » que
procure la métaphore. « Pendant deux heures, je restai joyeusement éveillé, les
paires d'adénine résiduelle valsant devant mes paupières closes. [.]je venais de
trouver pour l'ADN une belle structure totalement différente de celle de Pauling.
[.]Maurice n'eut pas besoin de regarder le modèle plus d'une minute pour
l'aimer 2. »
Les théories successives que représentent, par exemple chez Freud, des
« topiques » successives ne seraient alors que la traduction syntaxique, pour agir
et pour percevoir, de la souplesse adaptative d'une sémantique.

« On ne pense que sous des métaphores », disait Althusser, et Lacan « la


science est une idéologie de la suppression du sujet ». Ces énoncés sont complé-
mentaires. De même qu'il y a des souvenirs-écrans, il y a des théories-écrans qui,
pour stopper la maille associative, amarrent avec le statut de modèle des métaphores,
empêchant les associations d'aller à toute vitesse sous les mots réveiller une ancienne
douleur
Le mot lui-même, à la limite, peut être une métaphore pétrifiée. « Je me
rappelle ce que disait Emerson le langage est de la poésie fossile. Il disait que
chaque mot est une métaphore. On s'en rend compte lorsqu'on cherche un mot
dans le dictionnaire. Tous les mots sont des métaphores ou de la poésie fossile,
autre métaphore 4.
Les « intégristes redoutent le moindre fait nouveau, la plus minime contra-
diction, parce qu'ils risqueraient de lézarder la théorie à laquelle ils s'agrippent.

1. « Magendie affirmait Je vois dans le poumon un soufflet, dans la trachée un tuyau porte-
vent, dans la glotte, une anche vibrante. », « La découverte par Harvey de la circulation du sang [.]
avait reposé, en partie, sur l'utilisation explicite de principes de cette sorte. Le coeur fonctionne comme
une pompe, les valvules des veines comme des portes d'écluse, etc. » G. Canguilhem, Études d'histoire
et de philosophie des sciences, Librairie philosophique J. Vrin, 1968, pp. 149 et 227.
2. J. D. Watson, La double hélice, Robert Laffont, 1968, pp. 183 et 201.
3. Le matériel « ensembliste » du modèle (la syntaxe étant un matériel « arithmétique ») comporte
toujours en effet démon de l'analogie ce danger. Cf. A. Badiou, Le concept de modèle, Maspero, 1969,
p. 55 « De ce point de vue, et pour l'essentiel, il faut dire la syntaxe est une discipline arithmétique,
la sémantique une discipline ensembliste. » Et L. Apostel, Syntaxe. Sémantique et pragmatique, in Logique
et connaissance scientifique, Pléiade, Gallimard, 1967, pp. 297 et 299 «. Il [Carnap] mentionne, dans
son Introduction to Semantics, qu'on peut considérer le mot syntaxe comme équivalent à une théorie
générale de l'ordre. [.]Dès l'abord, un fait nous frappe immédiatement cet univers logique [la
sémantique] est toujours décrit au moyen de la théorie des ensembles. »
4. Borges, in Conversations a~ec y.-L.Bor~ à l'occasion de son ~aMM!t~rM!r~ présentées par
Willis Barnstone, Éd. Ramsay, 1984, p. 183.
L'INACHÈVEMENT

Une théorie dévoyée peut ainsi devenir un écran total. Elle n'est plus alors
qu'un symptôme.

3. La « science véritable » est celle de la relation entre les êtres

ce génie que chacun déploie dans la relation


interpersonnelle.
Jacques Lacan, Le moi dans la théorie de Freud et
dans la technique de la psychanalyse.

La véritable « science », c'est peut-être celle qui s'efforce d'ordonner la


formidable violence méconnue inconsciente d'une rencontre. De substituer
au choc d'un accord plaqué la caresse d'un accord arpégé.
Un repérage où des antennes se hasardent. Essais, erreurs. Si l'on expérimente,
il faut raisonner, si on raisonne, il faut expérimenter 1. On dirait que toute l'histoire
des sciences se joue en accéléré, dans le va-et-vient des a priori rectifiés, entre
deux êtres qui « font connaissance ».
Une certaine conception du monde est perçue d'abord, un code différent du
mien où l'autre semble puiser ses mots, appuyer ses valeurs, système qui apparaît
et se précise à la façon dont sa parole aborde, affronte les difficultés, les conflits.
Une première différence est là, évidente sous la politesse, malgré les négociations
où se joue la liberté d'un moi, ce fleuret moucheté, moucheté par l'autre.
Mais, simultanément, se fait jour non pas entre lui et moi, mais chez lui
une deuxième différence tenant à son degré d'acceptation de son propre code, ce
code qui lui vient de sa famille et que le plus souvent son milieu confirme, tout
en l'affinant. Il s'y soumet, ou au contraire rechigne à y adhérer totalement. Et
son style, ses rythmes singuliers portent la marque de cette harmonie, ou la trace
de ces dissonances.
La différence du troisième genre, c'est précisément, entre lui et moi, dans le
corps à corps d'une rencontre, le gradient, l'écart entre nos deux révoltes, nos
différences du deuxième genre. Ce qui, au-delà des distances objectives (sexes,
classes, âges), peut faire de deux êtres instantanément, quasi instinctivement,
selon que chacun a senti chez l'autre un collaborateur ou un résistant des
ennemis ou des alliés. Ennemis ou alliés dans cette lutte où chacun, plus ou moins,
se bat pour échapper à sa propre syntaxe. Complicité profonde, parfois. Petite

1. C'est ainsi que Bachelard décrit une démarche scientifique « Quel que soit le point de départ
de l'activité scientifique, cette activité ne peut pleinement convaincre qu'en quittant le domaine de
base: si elle expérimente, il faut raisonner; si elle raisonne, il faut expérimenter."G. Bachelard, Le
nouvel esprit scientifique, PUF, 1934, p. 7.
ILLUMINATIONS DE GODEL ET THÉORÈME DE RIMBAUD

flamme fraternelle. Court-circuit de l'humour. Imprévu d'une mélodie, lorsqu'elle


s'arrache à un accord sur lequel elle s'est un moment appuyée. Cellule rythmique,
mouvement qui s'exprime dans un comportement, par des mots, un geste soudain
de l'épaule qui semble dire « Ma théorie est incohérente, voyez, elle n'admet
aucun modèle on peut donc s'en libérer.» Et du même coup indiquerait à l'autre
un chemin possible.

Les sexes, interdits/permis par les codes, sont les vestiges ambigus, miraculeu-
sement intacts, d'une enfance rebelle au dressage. Preuve en acte, lorsqu'ils se
joignent, que la différence du troisième genre a été pour un temps abolie. Leur
histoire est celle d'une syntaxe blessée, qui peut, désamarrée, resémantisée par le
plaisir ou la honte, filer à nouveau vers l'enfance.

Cette « science », pourtant si fine, si rigoureuse, de la relation entre les êtres,


l'affect quand il surgit, la surprend, la mettant en face de ses insuffisances, de son
essentielle incomplétude. C'est que l'identification est son instrument décisif. Or
l'identification est une opération sur des associations (un acteur, par exemple, travaille
son rôle) qu'elle suscite, agence, « monte » en douce. C'est tout le passé d'un
individu son histoire qui est alors utilisé, mine de rien, pour tenter de
comprendre l'autre. Ce passé, « oublié » dans l'aveuglement de l'instant, l'affect qui
bouleverse, parfois douloureusement, se charge d'en rappeler l'invisible présence.
Si la science des relations entre les êtres est peut-être la « science véritable », c'est
précisément parce que l'affect et ses déplacements, bref l'émotion, sont toujours là
pour rappeler le réel. Un savoir le « tact » est ainsi obligé, au risque de souffrir,
de constamment se heurter à ses propres limites.

4. La logique se brise sur le théorème de Rimbaud

La logique se présente comme l'« étude des conditions de la vérité et, dit
Piaget, « en deuxième approximation, la logique est l'étude des conditions formelles
de la vérité 1 ». Il faut s'arrêter sur ce mot car toute formalisation s'effectue à partir
de symboles; or le terme même de symbole comporte une redoutable ambiguïté.
Analogique pour Saussure et Freud, le symbole est conventionnel, arbitraire pour
Peirce et Lacan. Distinction capitale. Si symbole est employé dans l'acception
analogique, un code est inutile, la convention, donc le groupe, peut s'effacer. Si
c'est l'acception conventionnelle qui est retenue, comme c'est le cas en logique et
tout au long de ce texte l'analogique, donc l'individu et ses associations
disparaissent derrière les nécessités opératoires.

1. Logique et connaissance scientifique, op. cit., p. 3. L'italique est de moi.


L'INACHÈVEMENT

La définition même de la logique étude des conditions formelles de la vérité


l'enferme donc à double tour dans la méconnaissance.
1. Méconnaissance de la nature réelle de la vérité, qui n'est, comme l'histoire
des sciences le montre bien', qu'une spécialité régionale, un horizon défendu par
un groupe.
2. Risque d'une nouvelle illusion groupale 2, celle des logiciens, appuyée sur
un code de reconnaissance les symboles même de leur formalisation. Formalisation
(de style mathématique), intimidante car elle suppose pour être comprise comme
toute formalisation la nécessité d'apprendre la définition, la signification de
chaque symbole. Le symbolique est toujours d'abord un dressage 3.

Sa définition supposant l'axiome 4 « il existe des conditions permettant de


définir le vrai », la logique est aussi une idéologie de l'abolition des différences.
Différences entre les groupes dont chacun défend sa vérité mais aussi différences
individuelles.
Car le désir d'objectivité, la « volonté de faire science entraîne pour un
individu l'interdiction de « rêver > d'associer, bref de se révolter contre le code.
Une disparition de la différence du deuxième genre. Abolition du « sujet », et de
l'angoisse où quelque chose du « sujet » se manifeste, proteste.
Bref, un déni du conflit insupportable et de la violence « incompréhensible

Retour à Godel.
Ses propositions indécidables sont, on l'a vu, des propositions autoréférentielles.
Certaines théories sont « incomplètes » parce qu'elles contiennent une proposition
autoréférentielle, une proposition qui dit par exemple « je ne suis pas dérivable
(des axiomes de la théorie) » bref qui comporte une certaine représentation d'elle-
même.
Or l'existence dans une théorie de cet élément réflexif, autoréférentiel, appelle,

1. Voir à cet égard la position de P. Feyerabend et D. Bloor, dont fait état I. Stengers in L'invention
des sciences modernes, Éd. La Découverte, 1993, p. 69 et note 1, p. 195.
2. D. Anzieu, « L'illusion groupale », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°4, 1971, p. 73.
3. « II en résulte [pour Wittgenstein] que la contrainte logico-mathématique n'est pas fonda-
mentalement différente de n'importe quel autre type de contrainte sociale, ce qui explique que
l'apprentissage des nombres et du calcul, par exemple, ne soit pas autre chose qu'un impitoyable
dressage et que la société sanctionne par des moyens divers, qui vont de la simple réprobation de
l'entourage à l'asile d'aliénés les violations de l'ordre logique.J. Bouveresse, « Philosophie des
mathématiques et thérapeutique d'une maladie philosophique », Cahiers pour l'analyse, op. cit., pp. 188-
189.
4. l'illusion (c'est-à-dire l'axiome erroné sous-jacent). K. Godel, « La logique mathématique de
Russel », Cahiers pour l'analyse, i6id, p. 96.
5. I. Stengers, La volonté de faire science, coll. « Les empêcheurs de penser en rond Éd. des
Laboratoires Delagrange, Paris, 1992.
ILLUMINATIONS DE GODEL ET THÉORÈME DE RIMBAUD

rend nécessaire c'est ce que démontre Gôdel une nouvelle théorie, une
« métathéorie », qui puisse envelopper la première.

Hasardons une première hypothèse le théorème de Rimbaud « je est un


autre » pourrait être l'indispensable contrepoint du théorème de Gôdel.
« Je suis menteur. » La signification de cette proposition est paradoxale, certes,
mais pas son sens « je est menteur ». Autrement dit un être ne se résume pas,
ne se limite pas à un je les moi qui le composent sont multiples, et parmi ces
moi, l'un ment. Indécidable logiquement, cet énoncé ne l'est pas en réalité.
Il faut être un logicien « plus mort qu'un fossile « surmort pour ne pas
comprendre qu'un toxicomane, quand il confie « tous les toxicomanes sont
menteurs », dit vrai, car il n'appartient pas, dans l'instant de cet énoncé, au groupe
des toxicomanes. Identifié au code de son interlocuteur (un médecin, par exemple),
il parle dans cette relation, dans ce code.
Quand un Crétois dit que tous les Crétois sont menteurs (inusable énoncé que
se sont transmis religieusement des générations de logiciens), il se situe hors du
groupe des Crétois. La proposition n'est pas « indécidable », elle est vraie, mais
parce qu'elle émane déjà d'un autre groupe, un autre code, une autre théorie qui
dépasse, englobe la première métagroupe ou métathéorie un regard qui dit « je
est un autre ».

Théorème, « je est un autre » ? Pourquoi pas. L'énoncé, en tout cas, dérive,


découle, pour Rimbaud, d'une évidence, celle de la création « Cela m'est évident
j'assiste à l'éclosion de ma pensée [.] la chanson est si peu souvent l'œuvre, c'est-
à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur [.] Et aussi « C'est faux de
dire Je pense on devrait dire on me pense 4.»
Une évidence et une colère, celle d'un garçon de seize ans «. les vieux
imbéciles [n'ont] trouvé du moi que la signification fausse.»

Y aurait-il, dans Rimbaud et son « théorème », plus de « science », de savoir


sur la réalité, plus de données nouvelles dans ses lettres à Demeny et à Izambard,
que dans tous les travaux de Gôdel, Carnap et Church?

1. « II faut être académicien, plus mort qu'un fossile, pour parfaire un dictionnaire, de quelque
langue que ce soit. » A. Rimbaud, lettre à P. Demeny, in ŒMWM complètes, Pléiade, Gallimard, 1972,
p.252.
2. « La théorie serait aux deux bouts de la chaîne, au plus près de la logique propre à l'inconscient,
et au plus loin, quand elle prétend persévérer dans l'être d'un corps théorique voué à une surmort
plutôt même qu'à la survie. » J.-B. Pontalis, op. cit., p. 138.
3. A. Rimbaud, lettre à Demeny, op. cit., p. 250.
4. A. Rimbaud, lettre à Izambard, op. cit., p. 249.
L'INACHÈVEMENT

5. Les théories et les groupes

Theoria « observation, contemplation », certes, mais


theôria signifie aussi « procession ».

Chaque fois que l'on parle de groupe, il y a comme en ce qui concerne les
rêves une difficulté préalable l'amnésie dont on est quasi constamment frappé
à l'égard de ce qui s'y passe.

Deuxième hypothèse il y a isomorphisme entre les théories et les groupes.


L'histoire même des théories nous apprend quelque chose d'essentiel dont la
logique qui ne se préoccupe pas d'histoire ne parle jamais, à savoir que toute
théorie devient immanquablement un système. De même que se constituent des
doctrines religieuses, politiques, philosophiques avec leurs dogmes, leurs hérésies,
leur orthodoxie.
« Quand l'hypothèse est soumise à la méthode expérimentale, dit Claude
Bernard, elle devient une théorie, tandis que si elle est soumise à la logique seule
elle devient un système [.]Une doctrine est donc une théorie que l'on regarde
comme immuable et que l'on prend comme point de départ de déductions ultérieures
que l'on se croit dispensé de soumettre désormais à la vérification expérimentale 1. »

Premier point commun (noter ces on que répète, curieusement, Claude


Bernard) théories et groupes tendent à se dérober à l'épreuve du réel, à sortir du
sillon, à dé-lirer.
Tout groupe ne tend-il pas à se refermer sur lui-même, à devenir un club, à
la limite une secte?

Deuxième similitude.
Les groupes, comme les théories, cherchent leur complétude et leur cohérence.
Ils ont tendance, pour se perpétuer dans leur être, à figer les emplois, à fixer les
rôles. Groupes-écrans, ils stoppent ainsi les associations dont chacun de ces rôles
est un montage.
Le modèle qui garantit la cohérence d'un groupe, c'est en effet la pièce qui

1. Claude Bernard, Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Flammarion, 1952, p. 291.


Les italiques sont de moi.
ILLUMINATIONS DEGÔDELETTHËORËME DE RIMBAUD

s'y joue. Une représentation, où les acteurs telles des propositions' peuvent être
vrais ou jouer faux. La cohérence du groupe est sans cesse mise en cause ou
garantie par cette représentation.
Des rôles s'y articulent, dont chacun représente, est signifié par un ~/)/o!,
lui-même dérivé d'« hypothèses de base » (Bion 2), l'axiomatique du groupe un
certain répertoire.
Le répertoire, c'est pour un théâtre ou pour une troupe une limite, celle des
pièces « possibleset des pièces « impossibles ». Ce sont des batailles furieuses qu'il
faut livrer quand on essaye d'élargir un répertoire; Hernani n'en est qu'un exemple
parmi bien d'autres. Car tout le monde le sent bien le débat esthétique n'est ici
qu'un prétexte. La nature réelle d'un répertoire est idéologique et il y a des
répertoires dominants. Or l'enjeu est vital et nous concerne tous c'est l'extension
de la gamme des identifications, des rôles possibles.

Ce qui correspond dans le groupe à une proposition indécidable, ni vraie ni


fausse, ni dérivable ni réfutable, une proposition autoréférentielle, c'est l'individu
lui, vous, moi. L'individu resté dans le réel, récusant tout emploi, disant « Ce
groupe ne me résume pas je n'en suis pas dérivable même si, irréfutablement,
j'en fais partie.»

Julien Sorel est, à cet égard, dans tous les groupes qu'il traverse chez son
père, au séminaire, dans la famille de Rênal, puis de La Mole 3 un merveilleux

1. «. la grande ambition de Pirandello faire qu'en un instant, en quelques secondes, un axiome


devienne un personnage. » G. Macchia, La caduta della luna, Mondadori, Milan, 1973. On parle souvent,
d'ailleurs, d'« individus » pour désigner certaines catégories d'expression d'un système formel.
2. W. R. Bion, Recherches sur les petits groupes, PUF, 1965, p. 22 « [.]l'activité du groupe est à
peu près vide de tout contenu intellectuel. [.]des propositions sont acceptées comme des données de
fait, ce qui prouve une absence complète de tout jugement critique. Pour bien s'en rendre compte, il
faut que le lecteur réalise que lui-même lit ce récit en toute tranquillité, en toute liberté de jugement. Telle
n'est pas la situation du groupe. Malgré son aspect superficiel, la situation est chargée d'émotions qui
exercent sur l'individu une influence puissante et souvent inaperçue. « Et p. 41 « La mentalité du
groupe est l'expression unanime de la volonté du groupe, à laquelle l'individu contribue de façon
inconsciente, mais qui le met mal à l'aise chaque fois qu'il pense ou agit en désaccord avec les hypothèses
de base [basis assumptions]. [.]un mécanisme d'intercommunication destiné à garantir l'accord de la vie
du groupe avec les hypothèses de base. La culture du groupe est fonction du conflit entre les désirs de
l'individu et la mentalité du groupe. » P. 105, enfin « Le groupe a recours à la composition d'une bible
lorsqu'il se sent menacé par une idée dont l'acceptation entraînerait un progrès chez les individus
composant le groupe. » Les italiques sont de moi.
3. « Je ne veux pas vous faire quitter votre habit noir, et je suis accoutumé au ton plus amusant
que j'ai pris avec l'homme portant l'habit bleu », dit M. de La Mole à Julien. Stendhal, Le Rouge et le
Noir, Romans et nouvelles, t. 1, Pléiade, Gallimard, 1952, p. 482. En changeant de groupe, et au fil des
groupes (donc des répertoires) qu'il traverse, Julien modifie le sens de sa propre image. Changeant
d'emploi, il change de rôle (le terme de rôle revient constamment sous la plume de Stendhal). Paysan
d'allure frêle, un peu féminine (le « physiqued'un certain emploi dans une certaine troupe) à côté
L'INACHÈVEMENT

exemple de proposition indécidable. C'est même, en grande partie, cette oscillation


du personnage, ce vacillement de flamme, qui garde vivant, « moderne » le roman
de Stendhal.

Réfuté dans son groupe, celui des neurologues viennois, Freud, pour soigner
ses patients, doit se frayer un chemin singulier il passera par sa propre histoire.
Au moment où il entreprend son auto-analyse, lorsque, après avoir autopsié des
corps, il décide d'ouvrir ses rêves, Sigmund écrit à Wilhelm « Celui de mes
malades qui me préoccupe le plus, c'est moi-même. Ma petite hystérie, très aggravée
par le travail, s'est un peu atténuée. [.]Cette analyse est plus malaisée que
n'importe quelle autre [.]Malgré tout, je crois qu'il faut la continuer et qu'elle
constitue, dans mon travail, une indispensable pièce intermédiaire 1. » De cette
« proposition auto-référentielle », stupéfiante pour l'époque, sortira au fil des années
une théorie du sens, une métathéorie du « non-conscient » la « métapsychologie
Et aussi, Freud n'étant pas reconnu par la Société des médecins de Vienne tant
sont liés dans leur histoire les théories et les groupes un « métagroupe », la
Société psychanalytique de Vienne.

Rêve, théorie, groupe il y a, entre la démarche de Freud et celle de Godel,


une certaine homologie. Freud associe à partir de fragments d'un rêve. Gôdel
opère sur les propositions d'une théorie. Dans le premier cas le rêve « des
représentations de mots [des signifiants] sont traitées comme des représentations
de choses [des signifiés] ». Même processus, mais inversé, chez Godel. Pour
« arithmétiser la syntaxe », il assigne (de façon bijective) un nombre entier à
chaque prédicat d'un système formel; il peut ainsi en « numéroter » toutes les
propositions (notamment les propositions autoréférentielles). Un codage. Lorsque
le système formel est la théorie des nombres, chaque nombre a donc un
double statut « signifié» dans la proposition qui le qualifie, « signifiant» lorsqu'il
sert à numéroter cette proposition. Il y a ainsi, entre le rêve (son interpré-

de ses rudes géants de frères, il devient « l'intellectuel dans la famille de La Mole. Mais il est une
autre scène, plus secrète, où Julien n'est pas Julien, et encore moins le fils Sorel. Dans ce théâtre
imaginaire, il a certes le corps chétif, l'émotion prompte, la mémoire prodigieuse, et une froideur
conquise mais comme Bonaparte à son âge. Il refusera donc tous les rôles qu'on lui offrira. Même
refus des rôles chez Mathilde (quoique, à la rigueur, celui de Mme Roland aurait pu lui convenir.)
qui, elle, est à l'insu de tous Marguerite de Navarre. C'est peut-être cela qui réunit Julien et Mathilde,
ces marginaux passionnés, la différence du troisième genre.
1. S. Freud, lettre à W. Fliess du 14 août 1897, La Naissance de la psychanalyse, PUF, 1979, p. 189.
L'italique est de moi.
2. « l'édifice psychanalytique théorique et institutionnel, corps de doctrine et corps de bâtiment. »
J.-B. Pontalis, op. cit., p. 133.
ILLUMINATIONS DE GODEL ET THÉORÈME DE RIMBAUD

tation par Freud) et la logique (son traitement par Gôdel), un isomorphisme


une bijection avec partie commune. Dans le rêve (au cours de son interpré-
tation), les signifiants sont traités comme des signifiés, pour associer et remon-
ter par isomorphismes successifs, de structures en structures, en faisant au passage
sauter quelques cloisons, vers un affect minimum de code, maximum de
sens. En opérant par « symbolisations de symbolisations », Gôdel démontre qu'il
y a des limites à la formalisation et qu'il peut être nécessaire de sortir d'une
théorie en imaginant un système formel plus puissant qui l'enveloppe. Chez
Freud, une « désymbolisation » permet de retrouver des structures perdues. Chez
Gôdel, une « métasymbolisation » fait concevoir une hiérarchie de théories, un
ordre méconnu.
Signifiés employés comme signifiants, énoncés momifiés devenus signes de
reconnaissance, mots de passe, n'est-ce pas aussi mimétisme du groupe aidant
la formule même de la « langue de bois », la clé de son insidieuse violence
minimum de sens, maximum de code?

Troisième similitude.
Théories et groupes comme peut-être toute syntaxe recèlent un ordre
caché axiomatique, hiérarchique que seul un mouvement de révolte peut
démasquer. Un mouvement qui dit non. Non à l'axiome des parallèles, non aux
« données immédiates de la conscience », non à X ou à Y. Ce non ne se contente
pas de faire exploser une syntaxe, il laisse éclater un modèle. La géométrie
riemannienne, par exemple, peut alors se mettre à la disposition de la relativité
généralisée et des calculs de trajectoire pour fusées interplanétaires. Le rêve,
grâce aux associations, peut s'ouvrir et se déployer. Quant aux groupes, eux aussi
explosent avant d'essaimer.

1. Par exemple dans la « syntaxe » d'une ville ses différentes cartes possibles. Cartes des rues, des
souterrains, ou des sens interdits. Mais aussi, lorsqu'on veut acheter un appartement, la carte des prix
au mètre carré par arrondissement. Un classement implacable.
L'INACHÈVEMENT

6. Il y a une illusion théorique, comme il y a une illusion groupale

0 mathématiques concises, par l'enchaînement


rigoureux de vos propositions tenaces et la constance
de vos lois de fer [.]vos figures symboliques tracées
sur le papier brûlant, comme autant de signes mysté-
rieux, vivants d'une haleine latente, que ne comprend
pas le vulgaire profane [.]les mathématiques contiennent
tant d'imppsante grandeur et tant de vérité incontes-
table [.]Ô mathématiques saintes, puissiez-vous, par
votre commerce perpétuel, consoler le reste de mes jours
de la méchanceté de l'homme et de l'injustice du
Grand-Tout!
Lautréamont

L'illusion théorique tous s'entendre sur une base commune. L'irréfutable


formalisé dans une langue que personne ne conteste.
Chaque proposition d'une théorie ne semble-t-elle pas dire, comme un individu
dans un groupe « On est tous pareils, tous dérivables à partir d'axiomes, donc tous
dans le vrai.» Pas de place ici pour une proposition non dérivable, fausse.
Le caractère « définitif » du vrai s'exprime bien dans le style de la logique
« Tout énoncé. » On croit entendre le fameux « Tout condamné à mort aura la
tête tranchée. Style péremptoire, faussement rassurant sécuritaire. Quand on
entend « .si et seulement si. », on imagine le doigt vengeur du logicien, castrateur
castré des associations, se nourrissant avec avidité des symboles de la certitude,
dans une langue d'intimidation qui fonctionne comme une came 1.

Pendant plus de deux mille ans, les Éléments d'Euclide, archétype de la théorie
axiomatisée, ont ainsi fasciné mathématiciens et philosophes notamment Kant.
Gauss lui-même, l'universel Gauss, précurseur en matière de géométries non
euclidiennes, était terrorisé à l'idée de sortir du « groupe Ne faut-il pas chercher

1. Il faut citer ici la « preuve ontologique de l'existence de Dieu émise par Gëdel, qu'il commença
apparemment à faire connaître en 1970 ». Elle comporte dix-huit lignes et commence par l'axiome
« Une propriété est positive si et seulement si sa négation est négative. » Suivent quatre axiomes, deux
théorèmes et trois définitions, avant le théorème final « II existe nécessairement un x tel que x
ressemble à Dieu.» Hao Wang, Kurt Godel, Éd. Armand Colin, 1990, pp. 194-195.
2. « à partir de 1813, Gauss développe cette étrange géométrie, tout à fait différente de la nôtre
[.]entièrement conséquente en elle-même Gauss n'a rien publié sur le sujet. J'appréhende les
clameurs des Béotiens si je voulais exprimer complètement mes vues écrit-il à son ami Bessel (1829). »
A. Dahan-Dalmedico, J. Peiffer, Une histoire des mathématiques, Éd. du Seuil, 1986, p. 154.
ILLUMINATIONS DE GÛDEL ET THÉORÈME DE RIMBAUD

là, l'obstacle épistémologique bachelardien, plutôt que dans un « instinct de conser-


vation de la pensée ?>

Bref, l'ensemble théorie-modèle (syntaxe-sémantique) peut être mis en corres-


pondance avec un groupe. L'image du moi reste mobile, provisoire, multiple
donc libre si elle réussit à voyager entre le fantasme (inconscient) d'un individu
et un emploi dans le répertoire (méconnu) d'un groupe. Par son interprétation, ses
variations, voire ses improvisations, l'agilité de ses modulations, sans cesse un rôle
s'invente, à chaque instant se joue la liberté d'une parole et d'une écoute.
Le désir sous-jacent aux géométries non euclidiennes ou à l'écriture d'un livre,
ce pourrait être, un stade de plus, le désir de se créer un groupe imaginaire, un
métagroupe. Pour sortir de son groupe, et par là même à partir d'un autre emploi,
dans un autre répertoire s'inventer une nouvelle image du moi fragment d'un
nouveau code, d'une métathéorie qui n'existe pas encore. S'en sortir.

7. Plaidoyer pour une théorie inachevée

1. La « science véritable », la plus rigoureuse, la plus souple, est celle de la


relation entre les êtres. Pour tenter de s'adapter à l'autre, à sa courbure singulière
refusant tous les modèles, on se repère à la différence. Pas de science du réel sans
une théorie de l'angoisse.
2. Il y a isomorphisme entre théories et groupes. Ce qui n'est pas étonnant
puisque
toute théorie est une classe de propositions2 suscitant tôt ou tard une « croyance
mobilisatriceo,
et que tout groupe se constitue en syntaxe méconnue pour un certain
nombre d'individus, individus dont le comportement peut être alors une fois
cette syntaxe repérée en partie prévu.
3. Le groupe se ferme, tendant à devenir une secte dans le même temps que
la théorie se boucle, devient une idéologie.
4. L'individu dans un groupe correspond dans une théorie à la proposition
indécidable, celle qui énonce « je ne suis ni dérivable ni réfutable ».
5. Ce qui signifie (théorème de Rimbaud, « je est un autre »)
je ne suis pas dérivable, pas réduit à ma place dans ce groupe, en réalité,

1. G. Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, Librairie philosophique J. Vrin, Éd. de poche,


1993, p. 13 et G. Canguilhem, op. cit., pp. 176-177.
2. J. Ladrière, op. cit., p. 109 « Une théorie est une classe particulière de propositions d'un langage,
considérées comme vraies. »
3. I. Stengers, op. cit., p 130.
L'INACHÈVEMENT

groupe à qui pourtant, irréfutablement je étant aussi un des fragments de


ce groupe je appartient;
corollaire de Freud « le moi est le véritable lieu de l'angoisse
6. Grâce à cette ambivalence, est sauvegardée dans le groupe une certaine
souplesse l'interchangeabilité du rôle qu'on est censé y tenir.
De ce rôle (un montage inconscient de sa propre mémoire), un individu peut
sortir
par une représentation apparemment anodine, mystérieusement insistante, objet
ou mot d'un rêve, madeleine ou pavé mal équarri, ces riens qui permettent de
tout retrouver une transerelle 2;
par un détail gênant les 8' d'écart dans la prévision par Kepler (selon la
théorie) de la position de Mars 3, par exemple. Ce détail ne signale pas, comme
une transerelle, l'invisible présence d'une représentation passée inconsciente. Il
annonce le neuf, du futur encore méconnu, l'émergence du réel. En disant « Mars
n'est pas là où vous l'attendiez », il invite à refondre la théorie quitte à changer
de groupe.
7. Pour se perpétuer dans leur être, les groupes et les théories ont tendance
à se refermer. C'est que le symbolique marche à l'inflation, au bluff, à quelque
chose d'irrattrapable une fois lancé. Tirant des chèques sur l'avenir, les groupes
devenus sectes et les théories pétrifiées en systèmes fonctionnent à l'illusion
d'immortalité. Toujours endettés, ils sont à la merci d'une demande de rembour-
sement anticipé. D'où ces airs intimidants, ces réactions de prestance, cette force
de dissuasion par peur d'être démasqués.

MAX DORRA

1. S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, PUF, 1951, p. 65.


2. M. Dorra, «La double inconscience », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 48, 1993, pp. 213 et
215, repris dans Le masque et le rêve, Flammarion, 1994, pp. 123 et 202.
3. «. si j'avais cru pouvoir ignorer ces huit minutes, j'aurais accommodé comme il convenait mon
hypothèse. Mais il n'était pas permis de les ignorer et ces huit minutes montrent la voie d'une réforme
complète de l'Astronomie.J. Kepler, Astronomia Nova, II, Cap. 19, cité in Les Somnambules,
A. Koestler, Calmann-Lévy, 1960, p. 307.
Didier Anzieu

UN EXEMPLE D'ATTAQUES
CONTRE L'ACHÈVEMENT D'UNE ŒUVRE

Rémy rapporte un rêve

Une partie de boules. Une première boule immobile, posée à terre. Une seconde boule
la heurte de plein fouet, la chasse et s'immobilise à sa place. Quelqu'un dit « C'est
un carreau. »

Rémy ajoute « C'est tout. Je ne vois ni spectateur, ni joueur, ni autres boules,


ni cochonnet. Je sais seulement qu'il y en a. Mais mon appareil visuel, par un
effet de zoom, n'a cadré que les deux boules. » Je suis amateur de pétanque. Rémy
doit inconsciemment le savoir son rêve établit une connivence entre nous.

Le besoin de comprendre ce rêve étrange, inhabituel, sans personnages ni


scénario, l'a réveillé à demi. Allongé, les yeux fermés, il réfléchit, réflexion qu'il
reprend au lever et qu'il continue le lendemain. Il a l'impression de poursuivre
un sens insaisissable, en multipliant les hypothèses, comme chaque fois qu'on
n'arrive pas à trouver la bonne.
Depuis plusieurs semaines, il relit Proust. Il se sent enveloppé de sensations
vives, par son style, et fasciné par le récit des premiers jeux charnels d'Albertine
avec le narrateur. Il a même sauté des pages interminables décrivant les réceptions
chez la duchesse de Guermantes pour retrouver plus vite les amoureux à l'action
dans la chambre du timide Marcel, ébloui de plaisir. Un premier sens du rêve lui
semble clair trop clair pour ne pas rester problématique tirer un coup, rentrer
dedans, sauter la fille, s'envoyer en l'air, le théâtre des deux boules, et jusqu'au
cochonnet absent comme chose et présent comme mot, tout cela relève d'un
registre sexuel préconscient où dominent les associations verbales. La première
boule représenterait les fantasmes sexuels stimulés en lui par la lecture de la
Recherche et qu'il faut déloger pour faire place à un travail plus sérieux. En effet,
il a publié plusieurs articles. Il se sent l'esprit vide, stérile, ce qui le met de
L'INACHÈVEMENT

mauvaise humeur. Il voudrait écrire son premier livre, qui achèverait, comme le
bouquet d'un feu d'artifice, la série de ses textes, œuvres d'esprit réputées supérieures
aux œuvres de chair. Rémy souffre de son prénom. Do-ré-mi, scandaient ses
camarades à l'école, ajoutant La Pucelle!
Une idée se présente à lui, concernant son ascendance sa gouvernante avait
pris la place de sa mère auprès de son père quand il était encore tout petit. Elle
l'avait à la fois repoussée hors du domicile et laissée sur le carreau. Voilà qui
précise l'hypothèse sexuelle.
À la même séance, un autre souvenir lui revient. Au cours de grandes vacances
passées pour la première fois au bord de la mer, il avait appris deux choses à
jouer à la pétanque avec un petit voisin, et à caresser les filles, avec une petite
voisine. Une rengaine de l'époque, de Tino Rossi, croit-il, chante dans sa mémoire
« Une partie de pétanque, ça fait toujours plaisir ».
J'évoque à Rémy une autre possibilité, désagréable à envisager ce n'est pas
lui qui fait sauter la partenaire ou l'adversaire, c'est lui qu'on fait sauter. Ceci
expliquerait mieux le caractère angoissant du rêve, l'équivalent inversé du jeu
freudien de la bobine. Il « saute sur un terrain miné ». Il « reste sur le carreau de
la mine ». Rémy abonde dans ce sens.
Il termine sa séance sur une interrogation Pourquoi appelle-t-on « carreau»
cette configuration du jeu de boules? Je ne le sais pas plus que lui. Chacun de
notre côté, nous consultons les dictionnaires. Nous découvrons que « carreau» et
« carré» ont même étymologie, d'où dérivent carrelage, carreau des halles, carrelet,
losanges des carreaux au jeu de cartes. À l'origine, le carreau est un trait lancé
par l'arbalète, gros et court, dont le « fer» (l'extrémité pointue) a quatre pans,
c'est-à-dire une figure « carrée ». L'« arbalète» comprend un arc, une corde et un
support en bois portant un cric à ressort qui permet de bander l'arc très fort. Cette
machine de guerre, plus précise et plus puissante que l'arc, fut si perfectionnée
qu'elle causait des blessures effroyables et qu'elle fut en principe interdite par le
concile de Latran (1139); meurtrière jusqu'à cent pas (soixante-quinze mètres), elle
ne perçait pas une armure mais produisait des chocs parfois mortels.
Rémy associe avec le jeu de billard, qui se passe sur une table. Il faut soit
effleurer la boule de l'adversaire et marquer des points, soit la heurter vivement
et la « décaniller ». Un problème savant quelle est la cause de l'arrêt de la première,
de la mise en mouvement de la seconde boule? Comment l'énergie se transmet-
elle de l'une à l'autre? Comment transmettre son élan à ses écrits? Je lui fais
remarquer son besoin de fuir l'arbalète, dangereuse et interdite, et de la remplacer
par une inoffensive partie de billard!
Rémy se donne l'interprétation qui lui convient de son rêve, comme Descartes
fit pour le sien il bande ses forces, il chasse l'inertie, il va mettre dans le mille,
faire œuvre novatrice, parfaite.
Ce « carreau » boulistique fonctionnerait-il comme la madeleine de Proust?
CONTRE L'ACHÈVEMENT D'UNE ŒUVRE

Rentré chez lui, une diarrhée insistante le vide de ses forces. Il sort pour se rendre
à une librairie qui s'appelle « L'arbre à lettres » il feuillette des encyclopédies. Il
photocopie des illustrations qu'il me montre concernant l'arbalète, il évoque son
perfectionnement, ses carreaux dangereux, les autres projectiles qu'elle peut lancer
à toute force jusqu'à près de cent mètres et qui font sauter en l'air, tomber à la
renverse, exploser le corps de l'ennemi. L'arbalète est un arc à balles ou à boulets
autant qu'à flèches un petit canon individuel portatif. En même temps Rémy
s'aperçoit qu'il dérive en dévidant « l'écheveau » de ses associations Il a rêvé de
boules non de boulets de pétanque non de guerre médiévale ni de l'histoire
des armes.

Le week-end commence un long week-end tranquille de deux jours et demi


complets, sans obligations particulières urgentes. Il supporte mal cette liberté qui
donne un temps vide non pas un temps vidé de ses contenus, mais un temps
qui vide activement l'esprit de ses pensées et de ses projets, un temps videur,
destructeur.

Ce serait une bonne chose, se dit-il, de relire les passages qu'il a fait
dactylographier en vue de son livre, de retrouver l'élan qui le soutient et, sur sa
lancée, de poursuivre le processus d'écriture. Mais il a du mal. Il lui faudrait une
machine à écrire directement les pensées.
Arrivé à la fin de sa relecture, il décide contre toute raison d'écrire directement
sur les pages « pour gagner du temps ». Il les rature, les griffonne, les malmène.
Une frénésie destructrice se saisit de lui. Il souille son texte, il attaque ce qu'a
rédigé la secrétaire avec soin, il lui en veut de son absence pourtant normale
pour un week-end. Une expression lui vient il « salope» son travail et, à travers
celui-ci, elle et lui. De s'en rendre compte accroît sa rage. Aller jusqu'au bout de
l'échec, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à détruire, jusqu'à l'orgasme noir qui
mettra un terme à son mouvement d'anéantissement, à sa réaction créatrice négative.
Il se fait honte.

Il se reprend. Ce n'est pas trop grave, il retirera du dossier les pages saccagées
et les dictera à nouveau en s'excusant auprès de la secrétaire. Il comprend comment
les créateurs détruisent leur oeuvre. La haine réclame son dû de plaisir. Il a déchiré
jadis un cahier où il notait ses poèmes. Soulagement de l'excitation déchargée.
Contemplation bête des morceaux détruits de l'objet en cours d'achèvement.

À la séance suivante, il revoit son rêve resté vivace. Tout d'un coup comme
le coup d'un joueur invisible qui fait sauter la boule une idée nouvelle se présente
à lui.

Au jeu de boules, chaque joueur doit faire arriver ses boules au plus près du
cochonnet. Deux figures exceptionnelles peuvent survenir le carreau déjà
examiné qui chasse la boule trop bien placée et le « téton », quand la grosse
boule s'arrête tout contre le cochonnet qu'on appelle le « petit » celui-ci « tète ».
L'INACHÈVEMENT

Pas plus que « carreau », il ne figure sous ce sens boulistique dans les dictionnaires.
Son père, sa nouvelle femme l'ont enlevé du sein maternel qui l'allaitait.
Je fais remarquer que le plus évident est le moins visible. Il n'y a personne
dans son rêve, ni rien d'autre qu'une boule. Il est cette boule enfant unique, dans
les deux sens du terme. Quel rival prendrait sa place? Il se déclare tranquille. La
gouvernante proclamait volontiers qu'elle avait été opérée, qu'elle était stérile. S'il
n'écrit plus de choses intéressantes, il deviendra à son tour stérile, il perdra sa
place. et la boule.
Rémy hait ce livre en cours qu'il a le plus grand mal à achever, et, s'il
l'achève, qu'il lui faudra soumettre à un comité de lecture. Il redoute pire qu'un
refus une attaque contre sa valeur personnelle, une mise en question de son
identité, un sabordage de sa créativité. Son inconscient lui fait préférer détruire
lui-même son livre plutôt que le voir détruit par quelqu'un d'autre.
Comment mettre un point final à cet article tout en le laissant inachevé ? Mon
esprit me propose le rêve éveillé suivant un vieil homme se penche sur un
grimoire posé devant lui sur la table. Il regarde la gravure reproduite sur la
couverture elle représente un vieil homme qui se penche sur une gravure posée
devant lui sur la table. Un sourire illumine son visage et le tableau. Le vieil
homme ouvre le grimoire les pages sont blanches, le registre est vierge. Le livre
est à écrire. Le vieil homme éclate de rire. Sur la première page il note un titre-
programme
On n'achève pas l'écheveau.

Face à l'expérience du vide, du néant intérieur, le moi se défend en multipliant


les interprétations pour capter ce vide, ce néant dans une enveloppe de pensées,
interminable comme la psychanalyse.

DIDIER ANZIEU
Michel Schneider

NOIR DÉSIR

La perfection formelle de La Ronde de Schnitzler allie la mécanique du destin


au tremblé de la vie. La logique des figures est subvertie par un dialogue en
constant déséquilibre. La ronde est immobilisée par l'angoisse et figée par la
trahison, sans cesser d'avancer vers son propre inachèvement. La forme se déroule
implacablement, comme l'ordre sexuel ou l'ordre social le veulent, et pourtant, en
dessous, la souffrance et la mort sont à l'œuvre. Noir désir dans les plis du rose
viennois. Heinrich Mann, qui fut à Vienne son ami, nomma Schnitzler « un poète
de la mort ». Ce qu'il dit de lui s'applique au contenu de La Ronde « Avec sa
légèreté, sa mélancolie, son esprit, son exaltation, il savait que toute intrigue
chemine vers la mort, comme par automatisme, comme si nul poète ne pouvait
l'arrêter. Un homme qui aimait la gloire a poussé la plus gaie des pensées jusqu'à
l'orée de la tombe, tout comme le fit Vienne, sa ville, à supposer qu'elle pensât.»
Schnitzler avait en fait un double problème à résoudre représenter par
l'enchaînement logique un équivalent de la mécanique sociale qui s'engrène sur
les sujets sexuels, mais aussi gripper la trop parfaite progression de la machine en
donnant une chair et une singularité aux figures, sans lesquelles on aurait un traité
ou une démonstration, non une pièce de théâtre. Comment montrer dix personnages
en faisant dix dialogues ? La combinatoire ne laisse qu'une solution dix scènes à
deux personnages dont l'un revient dans la première et la dernière, la prostituée.
Ce dernier choix n'est évidemment pas sans signification. La prostitution est bien
l'envers de la morale sexuelle civilisée, le corps de la putain le lieu géométrique
où échouent tous les désirs et toutes les classes de la société. À la dernière scène,
le comte lui donne l'argent que le soldat lui avait refusé à la première. Tout est
dans l'ordre, la boucle est bouclée.
Mais comment faire que l'intrigue avance malgré cette loi de symétrie? Trois
thèmes permettent en fait à Schnitzler d'éviter l'immobilisation de la chaîne qui
se produirait aussitôt si le désir et l'amour de A pour B coïncidaient avec l'amour
et le désir de B pour A La déchirure du désir, la différence des sexes, la fuite du
temps.
L'INACHÈVEMENT

La déchirure du désir

L'inachevé de La Ronde n'est pas la conséquence de l'insatisfaction du désir.


Le désir est au principe de sa rotation, et l'insatisfaction ce qui fait tourner sans
fin le manège des personnages et des actions dix personnages, mais seulement
trois actions séduire, prendre, abandonner. Si l'on n'est jamais trois dans les scènes
de La Ronde, chaque personnage, aimant et aimé, désirant et désiré, est pourtant
toujours pris simultanément dans deux relations superposées. Le premier personnage
de la scène suivante est le second de la précédente. L'un garde dans les bras de
son nouveau partenaire l'empreinte du précédent. L'autre a déjà en vue le remplaçant
de l'objet actuel.
Mais la faille n'est pas d'abord entre les êtres. Il s'agit d'un dédoublement en
chacun plutôt que d'une impossibilité de rencontrer l'autre. « Le Viennois, le
véritable Viennois, écrivait Hermann Bahr, n'a lui-même envie de rien. Il a
seulement envie d'avoir envie. Et cela au plus haut point; c'est ce qu'il cherche
partout. Cela lui manque. Il faut d'abord lui apporter une tension, une direction. »
Le mouvement d'ensemble de la ronde naît donc d'abord de l'absence de
phase ou d'harmonie entre trois mouvements internes à la chaîne. En premier
lieu, la chaîne de la langue, chaîne d'amour où chacun formule la demande qui
le fait tenir (dans tous les sens du terme) à l'autre. En dessous, ou au-dessus, cela
dépend, en tout cas à côté, la chaîne des corps, chaîne du besoin sexuel dans sa
dimension biologique, est réglée par les pulsions, une partie du corps de chacun
s'attachant à une partie du corps de l'autre. Entre les deux, formant avec elles une
tresse, la chaîne de désir accouple les êtres comme ça vient, comme se peut,
désaccordant les corps et les cœurs.
Le désir, qui est l'au-delà de la demande et du besoin, vient délier les éléments
de chaque maillon pour l'ouvrir au suivant, relançant la ronde sur le point de
s'arrêter dans le bonheur d'être aimé ou la satisfaction d'avoir joui. « Il y a, disait
Freud, quelque chose dans la nature même de la pulsion sexuelle qui n'est pas
favorable à la réalisation de la pleine satisfaction 1. » Curieusement, on retrouve, à
propos des désirs de bien et non des mauvais désirs, la même idée d'un principe
cruel d'inachèvement dans le discours chrétien, chez un Bossuet, par exemple.
Chaque fois qu'il est saisi d'une demande de retraite ou de mortification qu'il juge
intenable de la part d'une des femmes dont il est le directeur, Madame du Mans,
Madame de la Guillaumie, Madame d'Albert de Luynes, il fait une réponse
semblable à celle adressée en 1691 à Sœur Cornuau de Saint-Bénigne « Votre

1. S. Freud, La Vie sexuelle, PUF, 1969, p. 64.


NOIR DÉSIR

désir est de ceux que Dieu envoie à certaines âmes pour les exercer, sans vouloir
jamais leur en donner l'accomplissement'. »
Entre les deux partenaires d'une scène, l'amour voudrait déchaîner ce que le
désir enchaîne, et boucler sur le plein d'une liaison l'évidement multiple des liens.
Entre le second partenaire d'une scène et le premier de la suivante, le désir
déchaîne ce que l'amour avait presque enchaîné.
Ainsi concaténée, la ronde est une longue phrase dont les verbes, tantôt aimer,
tantôt désirer, cassent le sens et interdisent toute linéarité A aime B, qui désire
C, qui aime D, etc. Cela donne la prostituée aime le soldat qui désire la femme
de chambre qui aime le jeune homme qui désire la jeune femme qui aime son
mari qui désire la grisette qui aime le poète qui désire l'actrice qui aime le comte
qui désire la prostituée.
Si l'on ajoute à cet emmêlement de la chaîne signifiante la forme négative de
certaines propositions la jeune femme aimerait ne pas désirer le jeune homme
qui lui-même désirerait seulement l'aimer, on mesure la force qui agrippe d'amour
et de désir chacun à son dissemblable.
Qu'est-ce qui fait tourner la ronde? Éros ou Thanatos? L'amour ou le désir?
Le désir, à coup sûr, et parce que, justement, il n'est pas seulement du côté d'Éros.
Le désir est cette force toujours en mouvement, pour des raisons qui tiennent à la
structure temporelle de son déploiement (pour Freud il est une « réalisation
hallucinatoire de son but » prenant le passé pour le futur), ainsi qu'à la structure
spatiale de son jeu (Lacan le définit comme manque de son objet).
Que rien ne soit trouvé qui n'ait déjà été perdu et que tout ce qui se trouve
soit perdu aussitôt, voilà ce qui fait tourner à la recherche d'eux-mêmes les
personnages de La Ronde. Même si le mouvement, parti de A (la prostituée),
revient à A, ce n'est qu'en apparence que tout revient au même. La ronde n'est
pas un véritable cercle, mais une spirale car, à la fin, la prostituée revient en
position d'objet, alors qu'elle avait ouvert le bal en position de sujet du désir. Ce
A retrouvé n'est donc pas A mais A', situé en un autre plan de la spirale, un peu
en dessous ou au-dessus.
La phrase, la chaîne, est parcourue par les deux figures de la rhétorique de
l'inconscient que Lacan dégagea. D'abord, la métaphore (la substitution, pour un
personnage, d'un nouvel objet au précédent, les qualités de l'un étant transportées
dans son substitut), et ses corrélats condensation, surimpression, symptôme, névrose.
La métonymie, ensuite (connexion de chaque personnage au suivant, au prix de
l'élision du désirant par l'objet désiré), avec ses corrélats déplacement, effacement,
fantasme, perversion. Ces deux axes, vertical et horizontal, concourent à construire
l'espace du rapport amoureux. Pour chacun des personnages de La Ronde, qui est
une sorte de figuration artistique de la chaîne signifiante, tous les objets se valent,

1. J.-B. Bossuet, Lettres de piété, in Œuvres complètes, édition Lefevre de 1836, tome XI, p. 320.
L'INACHÈVEMENT

aucun ne sera jamais le bon, l'objet initial maternel hors d'atteinte, mais conservé
au coeur de la métaphore. Mais aussi, chaque objet nouveau est paré de l'attrait
de la trouvaille et exerce le charme de la présence vraie.
Ainsi se répète de scène en scène cette vérité qu'on n'a pas de désir pour un
sujet (pour un sujet, on éprouve de l'amour), et pas non plus pour un objet (d'un
objet on subit le besoin), que désirer, c'est viser dans l'autre, mais aussi en soi-
même, le moment où le sujet est défait, au double sens désuni et vaincu. La
Ronde ne parle que d'une chose « le manque de l'être dans la relation d'objet1 ».
La possession de l'autre dépossède de soi. Le désir est cette double disjonction je
suis lorsque je n'ai pas; lorsque j'ai, je ne suis plus.

La différence des sexes

La méprise entre les sexes vient accélérer le tournoiement du manège, chacun


refusant ce que l'autre veut donner et donnant ce que l'autre n'attend pas. Dans
La Ronde, chacun semble dire à son partenaire d'un instant « Je te demande de
me refuser ce que je t'offre, parce que ce n'est pas ça.» Cette formule de Lacan
noue l'amour (offre et demande) et le désir (ratage, refus). L'attitude des deux
sexes devant le désir et l'amour pourrait se schématiser ainsi les femmes, voulant
l'amour, en passent par le désir; les hommes, voulant le désir, se résignent à
l'amour. Ainsi, chaque maillon se noue à l'autre en croyant l'utiliser à ses propres
fins, mais tous deux tirent en sens opposés. La ronde avance néanmoins, par les
hommes et dans le sens des hommes.
L'amour n'est aimé que des saints et des femmes, perdantes dans la comédie
sexuelle. Nul doute, Schnitzler prend le parti des femmes. De toutes les femmes,
vendeuses ou oisives, danseuses et comtesses, serveuses ou cantatrices, les fraîches
comme les vieillies, les cruelles avec les"abandonnées, les salies et les pures, toutes
les consentantes victimes. Victimes rrroins des jeunes bourgeois hésitants ou des
vieux riches rassasiés, dont on ne saurait même pas dire qu'ils les séduisent, que
de la morale sexuelle civilisée qu'elles partagent et contre laquelle s'élevait ce
mouvement Jung Wien auquel l'écrivain appartenait.
Dans La Ronde, les femmes ne savent pas ce qu'elles veulent. Il fait toujours
trop nuit ou trop clair, trop chaud ou trop froid. Elles voudraient qu'on leur dise
« je t'aime » (la femme de chambre, la grisette), ou bien elles arrêtent ces mots sur
les lèvres de l'amant qui allait les dire (la femme mariée, l'actrice). Aux désirs
pluriels, occasionnels, défectifs, qui se résument dans le constat triste « ça n'est
pas ça », elles cherchent à opposer l'arrêt d'amour, l'immobilité des cœurs dans
l'instant, la loi d'amour, qui dit « c'est ça, c'est là, c'est lui ».

1. J. Lacan, Écrits, Seuil, 1966, p. 515.


NOIR DÉSIR

Elles trouvent qu'il y a bien peu d'amour et bien trop de lits dans ce monde
couches de feuilles mortes d'un sous-bois, divans de peluche d'un séparé dans un
hôtel chic, plume et satin des chambres bourgeoises, peaux de bêtes sur le sol
d'une cage d'actrice. Mais peu importe. Puisqu'elles sont ailleurs, toujours, pourquoi
ne pas s'y laisser conduire par les hommes? Eux savent ce qu'ils veulent, ou
croient le savoir le désir, toujours. Et elles feignent de les croire.
La scène II de La Ronde commence quand le soldat et la femme de chambre
s'éloignent du bal Swoboda, entre deux danses, pour faire l'amour, acte par lequel
se nouent les deux chaînes de la demande et du désir, mais expression pleine de
malentendu et d'ambiguïté l'amour qu'on attend, ou celui qu'on fait? Les femmes
lui donneraient plutôt le sens de dire l'amour et les hommes celui de faire le sexe.

La femme de chambre « Dis-moi au moins que tu m'aimes.»


Le soldat « Tu ne l'as pas senti, Mam'selle Marie ? »
Il rit.

Deux réunis en un ne font jamais un, mais un moins quelque chose. La


fusion des êtres, au moment où l'on croit qu'elle va arrêter le mouvement, relance
la danse. Le soldat laisse en plan la fille et retourne au bal Swoboda en séduire
une autre.

Mais, dans cette arithmétique folle, désir et demande, sexe et amour ne


s'affrontent pas comme l'homme et la femme. Ce serait trop simple, car chacun
des partenaires mêle sans cesse l'un et l'autre. Porté par les femmes, le désir qu'il
n'y ait que de l'amour est bien un désir, et la demande des hommes qu'il n'y ait
que du désir est bien une demande.
La ronde n'a rien du cercle pur de l'éternel retour du même, parfaite révélation
du monde zoroastrien. Elle ne tourne que par la cassure, le quiproquo, la rupture
et le malentendu. Le lien reliant à l'autre est le lien rompu de la pulsion sexuelle,
la coupure entre l'objet et la satisfaction. Qui fait tourner la ronde, finalement?
Le destin? Dieu? Non, ce n'est pas comme chez Ophuls un deus ex machina. Un
démon, peut-être, celui de la répétition. Dans la machinerie du désir, les amants
ne sont que des rouages, et sur la scène, chacun fait de l'autre un miroir et un
paravent. Ce n'est pas, comme le dit Freud, « l'anatomie [qui] est le destin », c'est
le désir.
Lacan a montré comment, dans la chaîne asservissant les corps aux mots, le
signifiant (par exemple le blanc sur bleu du corsage de la femme de chambre pour
le jeune homme, ou bien le souvenir d'une maîtresse morte pour le mari de la
femme infidèle) n'est pas ce qui représente un sujet (le désiré) pour un autre sujet
(le désirant). Le signifiant est « ce qui représente le sujet pour un autre signifiant ».
Le désirant y est tout autant assujetti que le désiré, ignorant ce nœud de signification
et de représentations en partie inconscientes éparpillées entre l'un et l'autre.
L'INACHÈVEMENT

Cette analyse est irréfutable en ce qui concerne la relation d'objet (la relation
de désir), qui désubjective les deux partenaires. En revanche, lorsque Lacan semble
en faire un absolu, il passe à côté de la relation d'amour dans laquelle, malgré
tout, le signifiant représente un sujet pour un autre sujet. C'est d'ailleurs de
l'engrenage douloureux de ces deux relations, l'une assujettissante, l'autre subjec-
tivante, que naissent les tensions internes à chaque maillon de la chaîne et le
mouvement incessant qui boucle l'ensemble sur lui-même. Parler de « faire l'amour »
pour désigner ce rapport n'est pas seulement dissimuler sous une oblativité
introuvable la violence de l'emprise qui noue un corps à l'autre.
La tradition monastique chrétienne ouvre peut-être d'autres voies pour ne pas
demeurer prisonnier du dilemme amour ou désir, dont Freud nous dit bien qu'il
n'est qu'un ravalement, le plus commun il est vrai, de la relation amoureuse, et
dont Lacan semble faire un absolu avec son « il n'y a pas de rapport sexuel ». Un
théologien du XIIe siècle, Hugues de Saint-Victor, proposait une conception per-
mettant de penser à la fois la course de désir et l'arrêt d'amour « si l'amour est
désir, il doit courir bien; s'il est joie, il doit se reposer bienl ».
Certes, cruelle est la chasse dont La Ronde donne la représentation scénique
civilisée, où l'on est toujours dans les brisées d'un autre, chasseur ou bête, où la
curée n'est que pour les chiens et ne console pas le veneur d'avoir fait buisson
creux. Mais je suppose que même le « furet », comme Lacan nommait le désir
et qu'est-ce que La Ronde, si ce n'est un grand jeu de furet où l'on se passe l'un
à l'autre un objet de telle façon qu'il échappe toujours à la personne qui doit le
saisir? cet animal joueur, voleur et tueur, a tout de même un nid au bois joli.

La fuite du temps

Dans quel sens le désir fait-il tourner la roue de l'amour? Vers l'avant ou
l'arrière ? Comme le rêve, le désir sexuel déguise le passé en avenir. Le mouvement
de la ronde « nous mène dans l'avenir, puisqu'il nous montre nos désirs réalisés;
mais cet avenir, présent pour le rêveur, est modelé, par le désir indestructible, à
l'image du passé2 ». On aura reconnu les mots par lesquels Freud conclut son
Interprétation des rêves, exactement contemporaine de La Ronde.
Toujours spectateurs d'eux-mêmes, les personnages semblent assister à une
représentation, entrer en scène après avoir pénétré dans les coulisses de leur propre
destin. « Je vais jouer le comte, le soldat, la prostituée ou la femme de chambre »,
se disent le comte, le soldat, la prostituée ou la femme de chambre. Ils n'éprouvent

1. Hugues de Saint-Victor, De substantia dilectionis (La réalité de l'amour), in Six opuscules spirituels,
éditions du Cerf, Paris, 1969, p. 91.
2. S. Freud, L'Interprétation des rêves, PUF, 1967, p. 527.
NOIR DÉSIR

rien de personnel, seulement les sentiments que leur dicte l'image de la situation
qu'ils sont en train de répéter plus que de vivre.
Alors, chaque conquis se faisant à son tour conquérant, au sein de ce jeu de
miroir instable qu'on appelle une rencontre, la hantise monotone et mécanique
des conquêtes reploie en un cercle de fuite la ligne d'ordinaire droite et symétrique
tracée entre deux amants. Chaque personnage est à la fois présent et irréel, donneur
de bonheur et fantôme d'absence. Chaque scène se parle au présent et s'entend
au passé. Le cercle n'est pas un principe d'ordre, mais, sous un éclairage intense
et lointain, un mystère amer. Passe, impair et manque. La roulette folle continue
sa course. Personne ne sortira de la ronde des heures, et pourtant, sous ce
dérèglement de répétition et de doubles, une immobilité globale fixe l'ensemble.
« La valse est la musique radicalement fataliste », écrivait Otto Weininger, qui
voyait dans son mouvement circulaire « le mouvement immoral par excellence. Il
se satisfait de lui-même, exclut la recherche d'autre chose, répète le même itinéraire
indéfiniment, bref, du point de vue moral, il est pire que le mouvement d'avant
en arrière, qui a au moins pour lui de n'aller que dans cette direction, donc d'avoir
un sens. Tourner en rond est dépourvu de sens et de but. La danse est d'ailleurs
un mouvement féminin; plus précisément, c'est le mouvement de la prostitution »
Sous ce puritanisme antiféminin quelque chose d'essentiel est vu ici. La Ronde est
aussi une ronde, une danse, qui n'a en effet d'autre sens que la répétition et
l'emprise, l'accouplement de corps en perte d'eux-mêmes et le vertige des âmes.
Mais qu'y a-t-il hors du cercle de la ronde? La mort, le trou du temps,
l'inexistence. Dans presque chaque scène, au moment de s'aimer, les corps tombent
à terre, plus qu'ils ne s'étendent.

Le soldat «Par ici. Viens là. »


La fille « Pas question, si on glisse on est à la flotte. »

La femme de chambre « Gare, il y a quelque chose. J'allais tomber. »

La jeune femme « Au revoir. Si je rencontre quelqu'un dans l'escalier, je tombe


raide. »

L'époux « Les filles pauvres sont destinées à tomber toujours plus bas. Il n'y a
pas de rémission. »
La jeune femme se serre tendrement contre lui « Tomber ainsi peut sembler
agréable. »

La grisette « La tête me tourne. »


Le mari « Agrippe-toi à moi.»
La grisette « Pourquoi m'as-tu lâchée ? »

1. Otto Weininger, Des fins ultimes, cité in Nike Wagner, Arthur Schnitzler, Un guide pour Vienne,
éditions Beba Nanterre Amandiers, 1984, p. 45.
L'INACHÈVEMENT

De la ronde des heures, du grand cadran du monde, tous détournent les yeux
et préfèrent former, comme les aveugles dans la parabole peinte par Bruegel, le
cercle non fermé de ceux qui tombent. Les hommes et les femmes jouent dans le
noir, même en pleine lumière. Après tout, la ronde est aussi un jeu, un jeu
d'enfants qui se tiennent par la main. Pour ne pas se perdre, ou pour prendre
l'autre, qui sait? Ce jeu a deux fonctions unir et exclure. Unir ceux qui forment
le cercle et tenir l'abandon et la mort au-dehors. Comme le dit Anatole, dans une
petite pièce de Schnitzler « On est tellement abattu par la peur de mourir, et
voilà que tout d'un coup la vie est là, plus brûlante que jamais. Plus trompeuse
que jamais! »
Au pied de la Grande Roue du Prater, sorte de grande ronde verticale,
s'étendait un parc d'attractions, le Wurstel. C'est là que se passe la scène II de La
Ronde. En 1906, Schnitzler écrivit une petite pièce pour théâtre de marionnettes,
Zum Grossen Wurstel, qui se déroule justement à cet endroit. Un spectacle se joue
devant un public qui intervient au fur et à mesure de l'intrigue. Comme souvent
chez Schnitzler, celle-ci part de la gaieté et file vers la tragédie. Quand apparaît la
mort, le public demande qu'elle soit changée en Wurstel, le Guignol local. Au
comble de la confusion, le délégué d'un pouvoir inconnu vient couper tous les fils
des marionnettes, même ceux de la mort, même ceux, invisibles, de certains
spectateurs. Puis, les marionnettes se relèvent et le spectacle reprend depuis le
début. « Nous voulons la fin, la fin », crie le public.
Mais la fin est ce qui manque toujours, après que les fils des marionnettes ont
été tranchés, après que les acteurs et l'auteur ont été fauchés par une lumière, un
ange, un silence.

MICHEL SCHNEIDER
Pierre Pachet

LE TEMPS DE BÂCLER

« J'ai quelquefois l'impression que la nécessité d'ache-


ver est devenue, en quelque sorte, une fin de [en?] soi.
yg ~)6K~6 NMX ~MH ~M6 ~'N! ~:M~ /OM~Më /a: ~~Mf6, a
Je pense aux buts que j'ai visés lorsque j'ai débuté, à
la confiance avec laquelle je me proposais d'accomplir
une oeuvre véritable. Tandis que j'étais occupé à ce
travail, le monde s'est chargé de mille fois plus de
~~MCfMM. POM~MO: C6!f~ O~MMMM ~M: ?M6 ~MC
destruction. Pourquoi cette
contre toute destruction, obsession
comme quimedresse
si j'étais nommé pro-
tecteur du monde ?. »

Elias Canetti, Le territoire de l'homme, Réflexions


1942-1972, trad. Armel Guerne, Albin Michel, 1978,
p. 235 [écrit peu de temps avant l'achèvement du
manuscrit de Masse et Puissance].

Douleur de l'inachèvement

L'inachèvement est d'abord à supposer qu'il puisse être aussi autre chose
une douleur.
Celle de l'enfant à qui, lors de l'examen du certificat d'études, on arrache sa
copie d'arithmétique incomplète il était en train de réfléchir aux moyens d'aborder
le problème et n'a pas vu le temps passer. Celle de la candidate qui supplie, des
larmes coulent sur ses joues écarlates « Laissez-moi au moins écrire une phrase
de conclusion! » On voudrait être assez disponible pour lui expliquer que cette
phrase ne changerait rien, ne cacherait rien. Mais peut-être que si; peut-être
qu'une conclusion éloquente, une trouvaille, un effet brillant peuvent transfigurer
un texte, jeter un éclat rétrospectif sur toutes les phrases précédentes, en habiller
la pauvreté. Comment être sûr du contraire?
Ces souffrances scolaires sont terribles. Il faudra leur survivre, ravaler sa honte,
les oublier même, tout en sachant que les oublier, c'est être condamné à les porter
toujours en soi, en devenant définitivement non pas quelqu'un qui ne sait pas
L'INACHÈVEMENT

conclure (de cela on pourrait se glorifier, en se faisant à la rigueur assister par un


fabricant de conclusions), mais quelqu'un qui ne sait pas mettre son temps à profit.
Un gaspilleur de temps.
Ces circonstances fiévreuses le temps touche à son terme, il faut finir, dans
les bruits de chaises, les avertissements des surveillants, les tempes qui battent,
l'envie d'être dehors, sous les arbres, d'en avoir fini suscitent une honte, une
tentation, une crainte bâcler.
Celui qui bâcle finit, oui, mais à quel prix! Il accepte de proposer ce qui à
ses propres yeux est de mauvaise qualité. Il place le désir de finir, de finir à temps,
d'être en règle avec cette contrainte, au-dessus même de l'estime qu'il désire
pouvoir se porter. Il produit délibérément un objet sans valeur. Mais le pire n'est
peut-être pas là le pire, c'est que le bâcleur risque de maintenir une sorte de lien
caché avec ce qu'il a fait, parce qu'il l'a fait. Et si ça n'avait été pas si mal que
ça, se dit-il le jour de la proclamation des résultats, quand ses pieds l'entraînent
du côté du lieu fatidique. Comment être sûr que c'était absolument sans valeur?
D'abord j'en ai oublié l'essentiel (je l'ai oublié activement, je continue à l'oublier),
et puis c'était de moi peut-être que dans ces moments de panique où je ne
m'appartenais plus, un dieu a dessiné avec ma plume des lignes inspirées?
L'examinateur, qui n'est pas moi, y verra peut-être ce qui m'échappe des signes
de savoir, de réflexion, de sagesse.
En bâclant, je fais corps avec moi, je soude une solidarité excessive qui consiste,
non pas positivement à me soucier de mes propres intérêts, mais négativement
à refuser de me considérer, de me voir. Je bâcle je suis moi, et rien que moi.
Je fais corps avec l'inachèvement de mon travail, et je l'obture, y compris à mes
propres yeux.

L'adhésion à soi

Mais qu'est-ce qui fait si peur au candidat, et le pousse à supplier le surveillant,


ou à bâcler, en trichant avec sa propre conscience? Quand il demande un délai
supplémentaire, quand il recouvre sa copie avec son bras, pour la soustraire encore
un peu au regard, on dirait qu'il hésite entre deux cris « Ce qui est écrit là, ce
n'est pas tout à fait ça» et, plus profondément « Ce qui est écrit là, ce n'est pas
tout à fait moi. » En fait, il est vain de chercher à déceler dans les moments de
bâclage, vaguement délinquants ou carrément criminels, la trace de pensées
distinctes. Au contraire, tout y est confus, sous le signe de l'adhésion à soi, de la
peur d'avoir à se détacher de soi et à se voir. On dirait, bizarrement, que dans ces
moments d'affolement, la peur d'échouer recule, et que le candidat, aveuglé, dans
son avidité d'être en règle, lance cette demande absurde « Laissez-moi le temps
de bâcler! »
LE TEMPS DE BÂCLER

« Bâcler» n'est pas que la négation d'un verbe d'action. Je me suis demandé
un moment si l'on pouvait imaginer un verbe « inachever », lui trouver un sens,
lui donner un complément. Pourrait-on parler d'« inachever» une œuvre, au lieu
de simplement la laisser inachevée ? « Bâcler» donne au moins l'antonyme de ce
verbe imaginaire. Avec ce paradoxe c'est un souci excessif d'en finir qui fait
bâcler, une sorte d'aptitude excessive à décider, ou à croire décider. « Relisez-
vous » conseille-t-on au bâcleur, d'un ton paterne. Mais justement, il ne veut plus
se relire, prendre le temps de remettre en suspens chaque phrase, chaque mot,
pour en évaluer la justesse. Il ne veut que le temps d'en finir. Ce qu'il lui faut à
ce moment-là, ce sont des emplâtres, des bouts de langage ou de pensée qui ne
tiennent pas solidement, qui ne feront illusion qu'à un regard rapide, lui-même
pressé d'en finir, un regard qui vérifie précipitamment si tout est là, si la chose
est formellement conforme, s'il y a une réponse quelle qu'elle soit à chacune
des questions du problème.
Ce qui se rejoue ainsi, en accéléré, dans les dernières minutes du temps
imparti, ou dans les quelques minutes de supplément arrachées au surveillant
indulgent, c'est une relation au temps déjà active dans les heures précédentes. Loin
de manquer de temps, comme il se le fait croire temporairement, le bâcleur refuse
le temps (je laisse de côté le cas, pas du tout exceptionnel, où le candidat s'aperçoit
in extremis qu'il a oublié de regarder le verso du sujet, ou comprend en terminant
sa copie qu'il avait mal compris l'énoncé, de même que le cas des examens en
temps très limité, où c'est la nécessité de répondre instantanément qui paralyse);
plus exactement le bâcleur a refusé le temps disponible. S'il est vrai, comme le
suggèrent divers écrivains (Fénelon, Maine de Biran, Baudelaire, Heidegger), que
l'être de l'homme se révèle dans sa relation malheureuse au temps, éclairer ce qui
se passe quand on bâcle serait aussi précieux que de scruter l'ennui, ou l'angoisse.
Car dans les épreuves dont je parle (les examens scolaires), le temps est disponible,
assez disponible et débordant pour inquiéter celui qui en hérite « Vous avez trois
heures.» Le jour de l'examen, c'est le moment ou jamais. Mais voici que ce
moment se distend, se dérobe, se réfugie dans un futur proche, certes, mais dont
on est séparé. Ce n'est que dans trois heures, et il faudrait savoir se lancer dans
un effort qui commencerait tout de suite, parce qu'on aurait compris que l'assignation
d'un délai n'empêche pas le moment décisif d'être déjà là. Savoir profiter d'un
délai suppose de se détacher de soi-même pour devenir son propre chef de travaux,
en se divisant, une partie active dès à présent, d'autres mises en réserve pour plus
tard. À l'inverse, le bâcleur ne peut pas se sentir mobilisé dès l'ouverture de la
séance. Il musarde, certes pas dans l'insouciance comme le lièvre de La Fontaine,
il musarde dans l'angoisse, attendant le moment de libérer ses forces. Le signal de
ce moment lui est donné par la conscience qu'il est déjà tard, qu'il est déjà trop
tard. Il est alors requis de venir à la rescousse, mais à la rescousse de rien, puisque
précisément il lui est impossible de se démultiplier. Faisant corps avec le cœur de
L'INACHÈ VEMENT

lui-même, n'imaginant pas qu'il puisse être autre chose, il ne lance ses (dernières)
forces dans la bataille que pour les y détruire. À ce moment-là il voit avec horreur,
ou croit voir, ce qu'il aurait pu et dû faire s'il avait eu le temps, c'est-à-dire s'il
avait accepté de se lancer dans le temps. S'il l'a refusé, ce n'est pas par vanité,
comme le lièvre trop sûr de sa vélocité (bien que cette forme de sottise entre
sûrement aussi en compte). C'est parce qu'il a eu peur d'être contaminé par la
successivité du temps, et de s'y perdre, dans une douloureuse distensio animi. Or
la chose à faire, à œuvrer, n'est que dans le temps; elle ne peut être œuvrée dans
l'instant (in no time). Précisément oeuvrer (comme jouer, lire, écouter, être attentif)
supprime la conscience du temps, l'abolit au profit de la relation à ce qui est visé.
On pourrait même dire qu'oeuvrer consiste certes à viser l'achèvement, mais en se
tenant dans l'inachevé. C'est ainsi qu'Aristote décrit la construction d'un temple
(Éthique à Nicomaque, X, 3, 1174a20 et s.), selon un processus que V. Goldschmidt
oppose au déroulement d'une action dramatique, celui de l'action tragique, par
exemple 1. La construction du temple « aboutit bien à une totalité où sont conservées
toutes les parties successivement élevées. Mais le mouvement même de la construc-
tion n'y laisse aucune trace, pas plus que les échafaudages qui avaient entouré
l'édifice il court après une fin qu'il repousse toujours plus loin et il cesse au
moment même où il l'a atteinte; l'inachèvement qui fait tout son être ne survit pas
à la perfection qu'il s'était épuisé à préparer2 ». Édifier une oeuvre achevée, c'est se
tenir dans l'inachèvement, et c'est renoncer d'avance à ce que cet inachèvement
se survive.
Le bâcleur, lui, est obsédé par l'idée de finir, et c'est ce qui lui donne l'illusion
de décider il semble agir, faire des gestes, lancer des phrases. Il pérore, il conclut.
En fait, bien sûr, il ne décide rien, et se contente d'acquiescer à ce qui est déjà
là, dans sa tête, dans l'air, sur le papier. Soit qu'il écrive des phrases déjà écrites,
soit qu'il renonce à rien modifier de ce qui a été posé, à y toucher.

Rien n'est achevé

Ces distinctions une fois esquissées ou rappelées, il faudrait savoir les brouiller,
les atténuer sans les effacer, de façon à les garder dans notre mémoire ou dans

1. V. Goldschmidt, Temps physique et temps tragique chez Aristote, Vrin, 1982, p. 409-412. De ce
livre, Goldschmidt voulait bannir tout tragique « au sens romantique ou existentialiste » (p. 7). Le fait
qu'il ait achevé son manuscrit et l'ait remis à l'éditeur la veille de sa mort ne manque pas en effet
d'une grandeur antique, sans toutefois nous interdire tout à fait d'être sensibles à la protestation muette
contre la cruauté de la loi que cette séquence d'événements suggère. On notera qu'avec beaucoup de
cohérence, Goldschmidt traduit par « achevé » et « inachevé » ce que d'autres (comme Tricot) traduisent
par « complet » et « incomplet ».
2. Ibid., p. 409. C'est moi qui souligne.
LE TEMPS DE BÂCLER

notre culture, tout en nous tenant dans notre monde, celui où la foi dans l'œuvre
a été ébranlée, en particulier par l'œuvre même de Freud. Non seulement parce
que Freud aide à voir combien l'œuvre vient répondre à un besoin de croire, voire
d'adorer la totalité artificielle qui promet de nous consoler de la perte originaire.
Mais aussi par son propre exemple, celui d'un style de pensée qui renonce à
totaliser, qui construit et reconstruit et qui, même s'il se souvient avec nostalgie
de la forme achevée, à la française, celle des conférences de Charcot, par exemple 1,
« aime avant tout traiter un sujet de façon fragmentaire », sans projeter sur les faits
de la nature le fantôme trop humain de « l'exécution conséquente d'un dessein
unique2 ». En revenant sur les derniers moments du travail, qu'on a évoqués plus
haut à propos du bâcleur et du candidat pressé par le temps, on peut mieux se
représenter la façon dont l'artiste, en un emportement qui n'est pas toujours
magistral, s'emploie à finir, à choisir, à décider. Il est peu vraisemblable que
l'artiste, tel qu'on peut se le représenter aujourd'hui, mette fin à son travail parce
qu'il a, comme le pensait Aristote, « atteint la fin ». Il semblerait que la mise en
question des contours de l'œuvre (en même temps que celle de son inscription
dans un genre) en soit venue à toucher l'achèvement lui-même. On le voit chez
un écrivain comme Joubert, à l'orée de l'époque post-révolutionnaire, partagé entre
la conception classique de la nécessité de formes assurées, et son penchant pour
les délimitations incertaines

« Un cercle n'est pas un contour. Un contour est un cercle indécis et légèrement


ondoyant. Mathématiques poëtiques!
Achever! Quel mot. On n'achève point quand on cesse et quand on déclare
fini 1. »

Et il est tenté même de désigner l'achèvement comme un pur effet esthétique,


ressortissant au désir du spectateur, et donc à sa responsabilité, non à celle de
l'écrivain

« Peut-être est-il vrai que l'esprit du lecteur aime à achever et qu'il ne faut lui
donner que ce qu'il faut pour achever facilement et être rappelé de lui-même à
l'ouvrage, etc. Je finis trop 4. »

Ainsi, ce n'est quelquefois que par un geste arbitraire que l'artiste peut parvenir
à se soustraire au mouvement d'hésitation indéfinie dans lequel son travail l'enferme,
et qui risque de faire du champ où il agit un cimetière d'idées et de formes

1. S. Freud, « Charcot» [1893], in Résultats, Idées, Problèmes, t. I, p. 67-68, PUF, 1984.


2. « Discussion sur l'onanisme » [1912], Résultats. t.I, p. 178.
3. Écrit en 1808, Joseph Joubert, Pensées, choix et intr. par G. Poulet, 10/18, 1966, p. 228.
4. Texte de 1802, ibid., p. 134.
L'INACHÈVEMENT

invisibles. Il est vrai que ce geste, si entier et impossible à justifier qu'il soit, n'est
qu'en apparence précipité. L'artiste, alors, n'impose rien à l'oeuvre qu'il conclut.
Il répond plutôt bravement à son appel, quand elle demande à être achevée. Il ne
lui ajoute rien, ne prétend pas, en achevant, rompre définitivement avec l'inachè-
vement, simplement épargner l'inexistence à ce qui a été posé.

« Échois, mensonge état final,


allons, abats-toi.
viens, par mon arrière-
gorge, par mes restrictions,
mes lèvres qui doutent.
dépose-toi, maintenant,
éclat pauvre, poudre de givre
sur les mots qui, encore virtuels, luisaient,
plus vrais, surgissant pour se refondre, effervescents,
mais qui, sans la peau de froid que tu leur es devenue,
n'auraient comme jamais été »

En finir, on l'entend ici, c'est savoir renoncer à mille possibles, à des promesses,
à ce que le poète ressent comme l'effervescence du non encore définitif. De cette
effervescence renoncée, tout au plus espère-t-il que quelque chose se sera conservé,
une fois le poème figé dans le « froid ». Paradoxalement, c'est l'inachèvement que
l'oeuvre veut alors préserver, c'est par lui qu'elle veut être protégée de l'inexistence.

PIERRE PACHET

1. Claude Mouchard, « Ici », Le Nouveau Commerce, 1986, p. 52.


Alain Boureau

TERMINATOR, OU LE DÉSIR D'ACHEVER

Peut-on parler sereinement de l'achèvement dans la dernière livraison d'une


revue qu'on a aimée et dont la fin procède d'un pur décret de clôture, sans que
les circonstances éditoriales ni l'usure intellectuelle n'aient laissé se construire
l'idée consolante d'une fin naturelle et inévitable? Le comité de rédaction n'a pas
achevé une moribonde ni abrégé ses souffrances; il n'a pas argué, non plus, de
l'accomplissement d'un programme défini. La revue se suicide, mais à la romaine,
ou à la Montherlant, en se fixant un terme de maturité cinquante parutions, à
l'image des cinquante ans qui précèdent la vieillesse antique. L'ami stoïcien qui,
par décision froide, ouvre des veines encore vigoureuses, suscite l'admiration et
l'irritation sa séparation hautaine nous prive d'une présence forte, plus forte que
la mort, en pointant notre informe désir de durer. Nous, les survivants, nous voici
plongés dans ce dérisoire appétit de continuité qui fait, par exemple, qu'au terme
d'un colloque bien conduit et achevé, ou de vacances heureuses avec un groupe
de rencontre, nous notons fébrilement des adresses qui ne seront jamais utilisées,
pour nous donner l'illusion que des moments intenses nous ont inclus dans une
perpétuité virtuelle, pâle substitut de l'immortalité.
Pour saluer cette fin élégante, la rédaction nous invite nous les lecteurs-
auteurs que les arguments thématiques incitaient à pratiquer la perpétuité innocente
de la vie dans la revue à réfléchir sur l'achèvement. Par là, elle nous désigne la
voie de la résignation admirative et nous oriente vers les éloges alternés du terminé
et de l'interminable, dans une dialectique sans fin qui assoit la nécessité d'en finir
au fil d'une collaboration longue, vous voilà face à vous-même; poursuivez sans le
beau format carré, sans la typographie et le prestige familiers, sans la compagnie
noble de l'humanisme ouvert de la revue, sans cette participation modérée et
amicale à la psychanalyse. Hors du nid!
Pour ma part, je laisserai parler la frustration plus que l'admiration ainsi
commencera mon travail de deuil. C'est sans doute avec un peu d'agressivité que
je retourne la question implicitement posée pourquoi voulez-vous continuer?
qu'est-ce qui peut soutenir ce désir que ça continue? en demandant pourquoi
L'INACHÈVEMENT

voulez-vous clore? quel est ce désir d'en finir maintenant? Écartant l'impavide
débat sur l'achèvement et l'inachèvement, je voudrais esquisser la figure de celui
qui désire achever, que je nommerai le « terminator ». Certes, la référence à Arnold
Schwarzenegger apporte peu à cette esquisse; mais, par la revendication d'une
action héroïque, connotée par le suffixe néo-latin « ator », le mot cerne mieux
mon personnage que le vocable « termineur », d'emblée péjoratif.
Le terminator entend mettre un terme à un état des choses; il n'attend pas la
fin, le pourrissement, ni l'épuisement. Par là, il donne sens à l'écoulement du
temps, à l'aléa des processus. En achevant, en plaçant le terme final, il désigne
aussi le terme premier dissipant le brouillard des origines, il définit un commen-
cement. Car le terminator a aussi l'amour des commencements. Proclamant l'empire
de la volonté sur la contingence, le triomphe héroïque du construit sur le donné,
le terminator revendique une maîtrise; on ne saurait donc le considérer sur le
mode caractériel. Son désir réalise une virtualité de la personnalité humaine dont
on peut repérer la cristallisation fonctionnelle dans une série de types abstraits qui
forment paradigme. On a évoqué, plus haut, le stoïcien de la mort volontaire qui,
rétroactivement, désigne le terme initial de sa vraie vie le moment ou sa volonté
lucide l'âge de raison commença à s'exprimer. Dans ce paradigme, on fera
volontiers entrer le romancier qui est le seul à connaître la fin de l'histoire dès
son début. L'analyste participe de cette série en décidant de la fin d'une analyse,
il transforme le cours sinueux d'un long entretien indéfini en un texte, doté d'un
début la première séance et d'une fin l'analyse est terminée. Autre occurrence
possible, récemment disparue de l'horizon humain le révolutionnaire, qui tente
de mettre un terme à une situation sociale dont il montre que l'équilibre apparent
tient à un déséquilibre initial installé par un groupe ou une classe d'acteurs.
Pour donner un peu de consistance à cette esquisse, je m'installerai en ma
posture habituelle dans la revue, celle du médiéviste qui va et vient entre son petit
domaine singulier et la généralité du thème ouvert à la communauté de lecteurs-
auteurs c'est dire toute la nostalgie éprouvée; ce travail de particularisation et de
généralisation m'a toujours été très précieux. J'évoquerai donc, en guise de
terminator, un grand scolastique franciscain de la fin du XIIIe siècle, Pierre de Jean
Olivi, dont je commençais à parler dans l'antépénultième numéro de la revue et
dont la description « fédéraliste» de la structure de la personnalité humaine me
paraissait évoquer annoncer? préparer? celle de Freud Décidément rétif à
l'achèvement, je continue la trame d'une petite perpétuité qui s'arrêtera contre
mon gré la suite de ce portrait à épisodes aurait été proposée pour le numéro 53
ou 54.
Au XIIIe siècle, certains franciscains décident d'en finir avec le christianisme.

1. A. Boureau, « Pierre de Jean Olivi et le semi-dormeur. Une élaboration médiévale de l'activité


inconsciente », Nouvelle Revue de Psychanalyse, 48, 1993, pp. 231-238.
TERMINATOR, OU LE DÉSIR D'ACHEVER

Une histoire capitale doit s'achever. Pour Pierre de Jean Olivi, le nombre choisi
n'est pas 50 mais 13; la prédication aux infidèles les Sarrasins lancée par saint
François, ange du sixième sceau, a signalé l'avant-dernier temps de l'Église et du
monde « Et c'est sans doute parce que cela a commencé à s'accomplir au xme siècle
à partir de la Passion du Christ, parce qu'Il apparut aux Mages au treizième jour
de sa naissance et parce qu'Il envoya Barnabé et Paul vers les nations la treizième
année après sa Passion, c'est donc pour cette raison et en vue de ce mystère que
François se rendit auprès des Sarrasins la treizième année après sa conversion 1.»
Ce texte de l'Exposition de la Règle des Frères mineurs, rédigé vers 1288, importe
d'abord parce qu'il s'agit là du premier découpage de l'histoire en termes de siècles
à partir du Christ, même si le mot employé n'est pas « siècle » (saeculum), mais
« centenaire » (centenarium). Cette innovation ne sera reprise, avec le succès que
l'on sait, qu'au xvie siècle 2. Certes, l'idée d'un calcul de la fin des temps est aussi
ancienne que le christianisme et que l'attention portée aux chiffres de l'Apocalypse.
Mais l'originalité de Pierre de Jean Olivi tient à deux faits d'abord le calcul n'est
plus opéré à partir de l'année de la création du monde, mais à partir de la Passion
du Christ. Le décompte ne fait donc pas appel aux infinies supputations sur le
moment de la Création et sur l'âge du monde, accessibles aux seuls savants et sans
cesse remises en cause, mais à un comput exotérique et partagé depuis Denys le
Petit, au viie siècle, la référence chronologique à la naissance du Christ est devenue
courante et a triomphé progressivement dans les chroniques et les annales.
D'autre part, l'achèvement du christianisme ne tient plus à une usure du
monde ni à l'aboutissement nécessaire d'une série de catastrophes, mais à la clôture
d'un projet divin commencé au moment de l'incarnation. Certes, la fin du monde
arrive lors d'un septième âge, selon le rythme obligé donné par le texte de
l'Apocalypse c'est l'ouverture du septième sceau qui provoque le processus final
orienté vers le Jugement dernier. Mais, pour Olivi, les six âges accomplis au
xme siècle sont définis comme les étapes d'une histoire christologique. Les six âges
du monde se composent ainsi temps de la « lumière évangélique », temps des
martyrs, temps du culte public sous Constantin, temps des anachorètes, temps des
moines, temps de la mendicité franciscaine 3.
Cet aspect exotérique et christologique de l'histoire du monde manifeste le
deuxième trait original du comput d'Olivi l'achèvement du monde se fonde sur
une activité volontaire et humaine, même si le soutien du Saint-Esprit paraît
nécessaire. Les étapes de l'histoire ne sont plus simplement révélées par des signes
mais bien construites par des fondations humaines sur le modèle initial fourni par

1. J'utilise l'édition de David Flood, Peter Olivi's Rule Commentary, Franz Steiner, Verlag GMBH,
Wiesbaden, 1972. Le texte cité se trouve page 193. Désormais, je renvoie à cette édition par le terme
Olivi suivi du numéro de page.
2. Voir Daniel Milo, Trahir le Temps (Histoire), Paris, Belles Lettres, 1991.
3. Olivi, p. 195.
L'INACHÈ VEMENT

le Dieu-Homme et posé en terme premier du processus. L'achèvement de l'histoire


christique constitue un haut fait, une décision héroïque et difficile chaque âge
exige une plus complète perfection. Olivi montre la silhouette de l'annonciateur
de l'achèvement, le proto-terminator François.
Celui qui clôt le cycle christique doit nécessairement recevoir quelque trait
de divinisation et refléter en lui le commencement christique. Le Christ, en effet,
est « l'alpha et l'oméga, le principe et la fin» de l'histoire salutaire'. François tient
lieu, sinon du Christ de l'achèvement Jésus lui-même se manifestera lors de la
Parousie du moins du Christ du dernier inachèvement. La tradition franciscaine
a dépeint François en « alter Christus(nouveau ou second Christ) les formes de
l'analogie, particulièrement denses dans l'épisode de la stigmatisation au mont
Arverne, furent soigneusement répertoriées, classées et développées et aboutirent,
un siècle plus tard, au volumineux traité de Barthélemy de Pise sur la conformité
de François et du Christ 2. Mais cette conformité pouvait prendre deux sens, comme
l'a montré récemment l'étude de Chiara Frugoni sur l'invention des stigmates 3.
Un courant institutionnel, majoritaire dans l'ordre, accordait à cette analogie le
statut honorifique d'une récompense participative, alors qu'une minorité plus
radicale, parmi les franciscains, donnait un sens fonctionnel et réel à la ressemblance.
Olivi se situe dans cette dernière mouvance pour lui François, au-delà de
toute dignité métaphorique, est bien l'ange apocalyptique qui ouvre le sixième
sceau en fondant l'ordre dont le texte de fondation la Règle est lui-même
scellé par les stigmates. Cette règle réitère l'Évangile, en manifestant le même sens
selon une forme neuve. Pour Olivi, la Règle vise à instaurer un « état» (status) qui
doit se comprendre à la fois comme forme de vie religieuse et comme réalisation
pratique du sixième et pénultième âge du monde. Cet « état» vise bien un
achèvement, fin et accomplissement, nommé « perfection évangélique » (perfectio
evangelica). Les frères sont donc les apôtres nouveaux du nouveau Christ, acteurs
de la fin programmée par le principe. Chronologiquement, le parfait évangélique,
venu après François, doit donc construire le véritable achèvement. L'« état» des
parfaits désigne très concrètement le groupe des élus qui vivront le septième âge
de l'histoire du salut. En 1273, dans ses Collationes in Hexaemeron, saint Bonaventure,
ministre général de l'ordre, avait estimé que la population de ce septième âge serait
de 144 000 habitants 4. Olivi, en 1288, paraît moins soucieux de la démographie
que de la qualification de cette ultime société humaine.
C'est peut-être sa posture d'ultime terminator qui définit le plus complètement

1. Ibid.
2. Barthélemy de Pise, De Conformitate Vitae Beati Francisci ad Vitam Domini Jesu Redemptoris,
édité par M. Bihl, Analecta Franciscana, t. V, 1917.
3. Chiara Frugoni, Francesco e l'invenzione delle stimmate. Una storia per parole e immagini fino a
Bonaventura e Giotto, Turin, Einaudi, 1993.
4. Voir J. Ratzinger, Die Geschichtstheologie des heiligen Bonaventura, Munich, 1959.
TERMINATOR, OU LE DÉSIR D'ACHEVER

l'unité de la pensée complexe d'Olivi. Son souci minutieux d'établir le libre arbitre
à la racine de la personnalité humaine se relie probablement à sa théorie sur la
possibilité d'accélérer la fin de l'histoire chrétienne, grâce à l'action décidée et
volontaire d'une minorité évangélique qui se coupe du monde pour en hâter la
fin. Le combat d'Olivi pour la pauvreté absolue dans l'ordre franciscain dérive
précisément de cette volonté de dresser la frontière de l'« état» évangélique par
rapport au siècle le parfait évangélique, révolutionnaire professionnel, ne doit se
laisser piéger par aucune attache; or la plus insidieuse d'entre elles est constituée
par l'institution la question des attaches affectives ou charnelles avait été depuis
longtemps mesurée, sinon maîtrisée, par la tradition ascétique chrétienne.
L'Exposition sur la Règle des Frères mineurs, citée plus haut, offre un exemple
particulièrement clair de cette posture du terminator. Le texte commenté et expliqué
est celui de la Règle franciscaine enregistrée (bullata) par le pape Honorius III en
1223 1. L'histoire des diverses règles et instructions demeure complexe, malgré des
décennies d'érudition contemporaine. Quelques règles non officielles, dont nous
n'avons conservé qu'une version, avaient précédé le texte de 1223. François fut
constamment partagé entre le désir de donner une autonomie complète à son ordre
et la nécessité de l'approbation pontificale. Il n'est pas sûr que le texte approuvé
ait complètement satisfait son auteur.
En 1226, peu de temps avant sa mort, François rédigea un Testament qui
radicalisait la Règle et, en outre, interdisait formellement toute modification et
tout commentaire apporté à la Règle et au Testament. Il ne s'agit pas là d'une
angoisse de fondateur à l'approche de la mort le texte de la première règle non
officielle de François, composé vers 1221, comportait déjà cette exigence d'immu-
tabilité. Le saint se percevait en exécuteur testamentaire de la nouvelle alliance,
en rédacteur du dernier texte 2. François ne se pose pas lui-même en « autre
Christ », mais il en laisse entrevoir la possibilité le chapitre premier de la Règle
la définit comme réitération urgente de l'Évangile. Au moment du Testament,
François cache ses stigmates tout en en permettant, bon gré mal gré, la révélation
à un petit nombre de compagnons proches. Et cette volonté de laisser un texte
définitif, inamendable, oméga de l'alpha évangélique, fait de lui un terminator.
Dans le milieu franciscain, la concurrence se fit forte autour de cette position
de maîtrise terminale. François avait requis qu'aucune fonction d'Interprète ne
vienne succéder à celle d'Instituteur et ne transforme le texte ultime en lettre à
vivifier par l'esprit. Mais son interdiction fut constamment enfreinte, et d'abord
par le pontificat Grégoire IX, protecteur et ami de l'ordre, peu de temps après la
mort de François, promulgua en 1230 la bulle Quo elongati qui introduisait du jeu

1. Le texte de la Règle de 1223 peut se lire dans François d'Assise, Écrits, édité par Th. Desbonnets,
J.-F. Godet, T. Matura et D. Vorreux, Paris, Le Cerf, 1981, pp. 180-189.
2. La règle de 1221 et le Testament se trouvent dans la même édition (voir note 1 ci-dessus),
pp. 123-179 et pp. 204-218.
L'INACHÈVEMENT

dans la Règle et levait l'interdiction de l'adaptation ou du commentaire. Le pape


ne faisait que répondre à une demande du chapitre général de l'ordre, qui ne
pouvait s'accorder sur l'application de la Règle et délégua six frères à Rome pour
obtenir un arbitrage officiel. Le pape, tout en se référant à sa longue familiarité
avec le saint, sortait du processus eschatologique, implicite chez François, explicite
chez les franciscains radicaux, en notant qu'en 1226, date du Testament, le saint
n'avait pas autorité sur l'ordre, dont il avait abandonné le ministère général'.
Cinquante ans plus tard, en 1279, un autre pape, franciscain et proche de la
minorité radicale de l'ordre, Nicolas III, prenait, dans la bulle Exiit qui seminat,
avec l'appui et les conseils d'Olivi, la liberté d'enfreindre à nouveau le précepte
terminateur de François. Dans l'ordre même, une série de commentaires à la Règle
furent rédigés. Quels en étaient les enjeux? Il s'agissait avant tout de répondre à
une inadaptation de fait la Règle avait été composée à un moment où l'ordre
était minuscule; ainsi, la faiblesse de structures de délégation de pouvoir devenait
patente depuis que les couvents de mineurs s'étaient multipliés à l'échelle
européenne. Les mêmes raisons, augmentées du poids de la routine institutionnelle,
faisaient que les prescriptions de pauvreté absolue et d'ascèse paraissaient caduques
à la majorité des frères. Au début des années 1240, l'exposition des Quatre Maîtres
quatre docteurs délégués par le ministre général tentait de concilier la lettre
de la Règle et les conditions nouvelles d'un ordre puissant, bien implanté dans
l'université et dans les cours. D'autres franciscains (Hugues de Digne, Jean Peckham)
poursuivaient cette lecture-interprétation de la Règle 2.
Donc, en 1288, Pierre de Jean Olivi n'innove pas en commentant la Règle.
Comme ses prédécesseurs, il prétend se limiter à un rôle d'annotateur (expositor)
qui ne glose ni ne modifie le sens du texte. Comme eux, il donne du jeu à la
Règle en y distinguant les préceptes infrangibles les conseils facultatifs et
les exhortations optatives. Comme eux, il différencie la lettre, nécessairement
soumise à des contraintes de forme, de l'intention de François. On peut saisir assez
facilement le sens de ses interventions sur la Règle il appuie fortement tout ce
qui tient à la pauvreté absolue grâce à une lecture littérale du chapitre IV « Que
les frères ne reçoivent pas d'argent » et du chapitre VI « Que les frères ne
s'approprient rien ». Inversement, il contourne savamment le chapitre V « De la
manière de travailler ». Ce chapitre de la Règle prescrit le travail manuel, alors
que, pour Olivi, l'étude l'emporte en nécessité et en dignité sur l'activité manuelle.
François écrivait « Que les frères à qui le Seigneur a donné la grâce de travailler
travaillent fidèlement et dévotement, de telle sorte qu'ayant écarté l'oisiveté ennemie

1. Voir H. Grundmann, « Die Bulle Quo elongati Papsts Gregors IX », Archivum Franciscanum
Historicum, 54, 1961, pp. 3-25.
2. Voir L. Oliger, Expositio Quattuor Magistrorum super Regulam Fratrum Minorum (1241-1242),
Rome, 1950 et D. Flood, Hughes of Digne'sRule Commentary, Grottaferrata, College Saint Bonaventure,
1979.
TERMINATOR, OU LE DÉSIR D'ACHEVER

de l'âme, ils n'éteignent pas l'esprit de sainte oraison et de dévotion que les autres
choses temporelles doivent servir. » L'injonction de François ne présente guère
d'ambiguïtés. Le Testament de 1226 précise davantage encore le travail manuel
est obligatoire. François donne son propre exemple et ordonne que ceux qui ne
savent rien faire de leurs mains en entrant dans l'ordre apprennent un métier.
Olivi manipule finement la lettre de la Règle en donnant à la proposition relative
« à qui le Seigneur a donné la grâce de travailler » un sens restrictif et déterminatif
« La grâce de travailler, c'est-à-dire la technique, la force et l'efficacité ou la
compétence adéquates à quelque travail manuel ou artisanal. » La proposition
subordonnée « de telle sorte que. » a un sens plutôt final chez François le travail
manuel permet de maintenir l'esprit de dévotion contre la paresse'. Pour Olivi,
cette proposition restreint et modalise le précepte travaillez dans la mesure
seulement où l'esprit de dévotion n'en souffre pas. D'ailleurs, cet « esprit» devient
pour lui le Saint-Esprit, qui précisément habite le parfait évangélique quand il
s'ouvre à la contemplation, en partie par l'étude.
Ne voyons pas de duplicité dans cette façon d'accommoder une règle dont on
proclame le caractère intangible. La posture de terminator n'a rien d'affecté ni de
trompeur. Dans les années 1280, Olivi a la certitude d'une adéquation entre le
texte de 1223 et la possibilité proche d'une accélération de la fin du sixième âge.
Mais à la volonté efficace des parfaits évangéliques, s'oppose l'inertie ou l'hostilité
de ceux qui, dans l'ordre, évacuent le contenu évangélique de la Règle et reviennent
à l'âge monastique. L'interprète bavarde, banalise, édulcore. Seul le terminator
littéraliste garde le regard fixé sur les deux termes du processus capital. Les
querelles sur la pauvreté et sur la nécessité du travail manuel qui renvoient au
statut monastique sont à l'ordre du jour depuis les années 1260 et menacent de
dissoudre la possibilité du terme final, tel qu'il apparaît dans la Règle.
Olivi ne se confond donc pas avec la cohorte des adaptateurs de la Règle. Il
se pose en ultime clarificateur et prétend arrêter définitivement le flot des
interprétations, au seuil d'un septième âge qui n'aura plus besoin de la Règle
puisque l'élection des évangéliques aura déjà eu lieu. Il ne donne que la règle de
la Règle, sans revendiquer d'éminence personnelle le terminator n'est pas interprète,
mais gestionnaire rigoureux du processus demeuré trop implicite. Olivi semble se
targuer d'une maîtrise propre son exposition, à une quinzaine de reprises, renvoie
à ses Questions évangéliques, rédigées avant 1280, qui traitent des matières de la
Règle selon un ordre thématique. Mais ces références ne sont livrées que pour
plus de précision dans l'explication; l'auteur n'en donne de résumés que dans la
mesure exacte où ses analyses soutiennent la lettre de la Règle. Car, à la différence
de ses prédécesseurs Olivi prône un respect absolu de la lettre de la Règle, expliquée
sans aucun appel à une source extérieure le droit, les circonstances, les habitudes

1. Olivi, pp. 145-158.


L'INACHÈVEMENT

ou les traditions. Tout est dans la lettre, dans sa synonymie avec l'Évangile ou
dans sa conformité avec l'Esprit-Saint, coauteur du texte. Les préceptes disciplinaires
de 1223 ne doivent plus circuler, bourgeonner ou se flétrir le seul effort légitime
est d'en marquer la coïncidence entre l'alpha et l'oméga, entre le début l'Évangile
et la fin l'approche du septième âge.
La liste de 1223 est textualisée les douze chapitres signalent la référence
apostolique, mais aussi les deux fois six jours de la Création et du gouvernement
du monde. Chaque détail d'une Règle souvent bien empirique et bien aléatoirement
composée reçoit la justification minutieuse d'un symbolisme spéculaire. L'exposition
du premier chapitre donne à la Règle le statut ontologique d'une substance
composée sur le modèle de l'être humain. Pour Olivi, le début du chapitre I, qui
définit l'ordre et sa relation au pontificat et au ministère général, « pose trois
fondements universels » le premier est la « définition substantielle» de l'ordre dans
son enracinement fondamental. Or l'être humain, comme substance, se définit
ontologiquement par sa racine (radix), le libre arbitre. Les deux autres fondements
décrivent la relation à (status ad) des déterminations capitales, mais accidentelles
par rapport à la substance. La relation au pontificat se présente comme « le
rassemblement (colligantia) de tout le corps en direction de sa tête universelle1 ».
Or, dans l'anthropologie d'Olivi, la colligantia dénote précisément l'activité produite
par la substance humaine à partir de sa racine existentielle. Le troisième fondement
relation au ministère général renvoie à l'unité (unitas), résultat fonctionnel de
la colligantia. La Règle a donc le statut substantiel et surnaturel qui en fait l'image
du processus qu'elle clôt « Considérez donc la solennité de cette règle quant à sa
production, à la volonté qu'elle appelle, à son approbation, à sa confirmation et à
son achèvement 2. » La production (editio) dénote la rédaction par François; la
volonté qu'elle appelle (requisitio) évoque l'adhésion volontaire lors du vœu
franciscain. L'approbation et la confirmation renvoient à l'enregistrement
d'Honorius III, à la stigmatisation de François et aux clarifications de Grégoire IX
et Nicolas III. L'achèvement (conscriptio) pourrait bien décrire le processus de co-
ré-écriture incluant l'Esprit-Saint et Pierre de Jean Olivi, qui fait retourner l'oméga
franciscain vers l'alpha évangélique. Olivi énonce l'achèvement de la Règle en
manifestant son inachèvement la conscriptio est à la fois le terme ce qui est
circonscrit et le processus ce qui est écrit avec. C'est ce qui rend plus humain
le terminator dans sa rigueur hautaine en achevant, il s'interroge sur l'inachèvement.
(À suivre.)

ALAIN BOUREAU

1. Ibid., p. 116-117.
2. Ibid., p. 115.
Jean-François Lyotard

C'EST-À-DIRE LE SUPPLICE

UNE GLOSE DE L'EXPÉRIENCE INTÉRIEURE

L'alpha et l'oméga, il savait tout, pouvait tout. N'avait désir de rien, puisque
aucun manque. Pourquoi même avait-il fait le monde et nous? Comme ça, pour
accomplir sa puissance, pour la manifester? Mais à qui, puisqu'il était seul, sans
autre? Et quelle puissance s'il était parfait, acte pur? Et comme disait Augustin,
quand donc cria-t-il Fiat lux, puisqu'il ignorait le temps, début, fin? On inventa,
et c'était scabreux, qu'il était aussi tout amour et avait travaillé une semaine à
faire son œuvre par complaisance. Scabreux s'il aimait, il n'était donc pas tout.
Et ce repos. Il était fatigué? Allons.
S'il était tout, il n'aimait pas, il n'avait rien même à savoir. Dieu ignore. « Et
Il ignore, II s'ignore lui-même (.). Il n'a de connaissance que de Son néant, c'est
pourquoi Il est athée, profondément» (121 '). Même pas cette connaissance il est
athéos.
C'est-à-dire que moi le bavard je n'ai rien à dire de cela « Dieu dernier mot
voulant dire que tout mot, un peu plus loin manquera» (49). Silence donc. Paix
de la théologie négative?
Guerre au contraire. L'homme « est supplication, guerre, angoisse, folie » (49).
Quand voit-on cesser l'imploration parce qu'on lui a prouvé que son objet n'est
rien? Elle désespère. Mais qui mieux qu'Athéos, encore, a la mesure du
désespoir? «Mon désespoir n'est rien, mais celui de Dieu! (.) Nous reculons,
de possible en possible, en nous tout recommence et n'est jamais joué, mais en
Dieu dans ce saut de l'être qu'Il est, dans son une fois pour toutes ?
Nul n'irait au bout de la supplication sans se placer dans la solitude épuisante
de Dieu» (48).
Il faudrait aller « au bout» de la supplication ? Et pourquoi ? Parce que sinon,
c'est « le péché inexpiable » « se faire le complice de l'inertie ». La « déchéance »,
la « désertion ». Qui ne s'avance pas, « dépouillé de leurre et de crainte (.) si loin

1. Les chiffres entre parenthèses renvoient à Georges Bataille, à L'Expérience intérieure (1943 et
1954), Gallimard, coll. « Tel », 1992.
L'INACHÈVEMENT

qu'on ne puisse concevoir une possibilité d'aller plus loin », celui-là « concourt à
donner à l'homme un destin méprisable» (52).
Désir de désirer quand même, bien sûr, mais volonté de concevoir l'absence
jusqu'à la limite du concevable, là où l'intelligence se rétracte.
Eh bien, n'avons-nous pas dans nos répertoires culturels ce qu'il faut pour
que l'entendement confesse sa banqueroute? Inutile d'inventorier l'archive de la
démence, c'est celle du sacré, innombrable.
Reprenons avec plus d'exactitude. « Se demander devant un autre par quelle
voie apaise-t-il en lui le désir d'être tout? Sacrifice, conformisme, tricherie, poésie,
morale, snobisme, héroïsme, religion, révolte, vanité, argent? ou plusieurs voies
ensemble? ou toutes ensemble? (.) N'importe qui, sournoisement, voulant éviter
de souffrir se confond avec le tout de l'univers, juge de chaque chose comme s'il
l'était, de la même façon qu'il imagine, au fond, ne jamais mourir. Ces illusions
nuageuses, nous les recevons avec la vie comme un narcotique nécessaire à la
supporter. Mais qu'en est-il de nous quand, désintoxiqués, nous apprenons ce que
nous sommes? perdus entre des bavards, dans une nuit où nous ne pouvons que
haïr l'apparence de lumière qui vient des bavardages. La souffrance s'avouant du
désintoxiqué est l'objet de ce livre» (10).
Aveu est peu dire. Que tout soit perdu, il faut que la pensée s'exerce à cette
panique « Ne plus se vouloir tout est tout mettre en cause » (10). De l'inachèvement
absolu, de la violence du Qu'importe? qui résultent de l'anéantissement du Tout,
on ne prend pas la mesure par la folie ordinaire. (Pour quoi, par exemple, Bataille
écarta Breton.) L'intellect est requis au constat de l'inintelligible, le corps convoqué
à l'épreuve de son excession, l'âme pliée de force à l'animalité inane.
Suicide? Mais non, c'est renâcler à la tâche. « Mourir de ne pas mourir »,
plutôt.
« Dieu qui vois mes efforts, donne-moi la nuit de tes yeux d'aveugle » (53).
Dieu mort, c'est l'indistinction. Rien ne touche à son achèvement, ni même ne
l'envisage. C'est cela que la pensée doit envisager et toucher, sous peine d'infamie.

Bataille cherche ceci « accomplir » l'inaccomplissement même. C'est-à-dire


l'inaccomplir à même. D'où l'expérience. (Mieux qu'Hamlet, trop symptomal dans
la mélancolie, jusqu'avec sa dramaturgie concertée.)
Le régime de cette quête est donné par le refrain du Dieu-est-mort, bien
connu, mais repris singulièrement sur le mode de l'expiation. Ce motif initial est
exposé à la fin du livre dans les termes suivants (c'est le § 125 du Gai Savoir)
« Dieu est mort! Dieu est resté mort! et nous l'avons tué! Comment nous consoler,
nous, les meurtriers des meurtriers? Ce que le monde possédait de plus sacré a
saigné sous nos couteaux: qui nous lavera de ce sang? (.) La grandeur de cette
C'EST-A-DIRE LE SUPPLICE

action n'est-elle pas trop grande pour nous? Ne sommes-nous pas tenus de devenir
nous-mêmes des dieux, afin d'en paraître dignes?» (176).
Devenir nous-mêmes des dieux, le programme est équivoque. Des dieux tout
court, ou des dieux morts assassinés ? Dieux tout court, très facile, nous le sommes
devenus. Je veux dire nous les membres du G7. Tranquilles athées, « satisfaits
d'un monde achevé sans Dieu », nous jouissons de notre développement et en
exerçons la convoitise sur le monde économie sans perte. On n'y demande aucun
sacrifice, sauf rentable. Le sacrifice est aussi désuet que Dieu, mort avec lui. Nous
pouvons nous croire tout.
Bataille lit autrement le sacrifice de Dieu « Le sacrificateur lui-même est
touché par le coup qu'il frappe, il succombe et se perd avec sa victime» (176) Les
bonnes âmes, libres-penseurs et entrepreneurs libres, s'assurent que c'est fini,
s'assurent de la sécurité que Cela est achevé, son meurtre aussi, tournent la page
(l'histoire est un livre), passent au chapitre des achievements sécularisés.
Mais le dernier sacrifice qui achève l'Un-Tout, qui achève aussi l'autorité de
sacrifier (c'était en son nom), répand comme une épidémie (réveille l'endémie) du
non-Un, du non-Tout, « l'angoisse devant un monde inachevé, inachevable, à jamais
inintelligible » (176).
Il est de la vérité de ne pas se laisser dévoyer, not to have itself purloined. Elle
insiste, c'est sa probité, celle de l'angoisse. Une honnête philosophie de l'absurde,
la sagesse des nations (« on n'en finit jamais ») n'avèrent pas l'inachèvement galopant,
elles le dérobent. Comme à la vérité du Tout, il fallait le travail de l'Erfahrung
hégélienne, de même à celle du non-Tout Bataille consacre le supplice de
l'« expérience ».
Mégalomanie? Si c'est une paranoïa (désignation burlesque en l'occurrence),
elle est plutôt micromaniaque. Le paysan qui écrase de sa grosse semelle les terrils
de taupe dans son potager, il ne sait pas qu'il sacrifie. « Je préfère me tenir à la
petite aveugle qui, dans le drame, a le rôle majeur, celui d'agent du sacri-
fice» (177).
La vieille taupe, Marx se trompait sans doute en la félicitant. Il comptait sur
un succès. Kafka était plus probe éperdue dans son terrier jamais achevé, la nuit
l'angoisse. C'est sa dignité. C'est l'indignité du préfixe « sur- ». Si nous avons tué
le Tout, alors nous sommes tués avec. Et rien n'est au-dessus, sur-réalité ou sur-
vie. « Dieu reste mort. » L'achevé sacrifié, reste l'inachevé. Quelle expérience peut
l'avérer, au lieu de l'oublier ou de le subir?
Une chose n'est pas sujette à doute dans la manière de Bataille la vérité
s'expie. Coûte cher, c'est peu dire, c'est parler en banquier. Est hors de prix. Si
bien que, Dieu-est-mort signifierait-il fin du sacrifice, plus rien à sacrifier, liberté
chérie, éprouver cette fin en vérité exigerait encore expiation. L'« expérience» de
Bataille est le sacrifice dû à la vérité de la désuétude moderne (on comprend qu'ici
L'INACHÈVEMENT

postmoderne est plus ajusté, le moderne est encore tragique), dû à la vérité


contemporaine qu'il n'y a jamais lieu, opportunity, à sacrifice.
À défaut d'honorer cette dette envers l'inachèvement, on est voué à la
« chiennerie » l'usage de n'importe quoi, et son revenu. Bataille la nomme aussi
« avarice » (Ezra Pound « usure »). Par exemple nous « faisons usage » des mots, du
langage. Notamment dans notre bavardage. Georges Bataille, voulez-vous expliquer
en quelques mots pour nos téléspectateurs ce qu'est votre « expérience intérieure » ?
(on reviendra là-dessus, en finissant). Nous faisons usage des mots mais de n'importe
quoi (qu'importe?), corps, esprits, biens, soleils et nuits; asservis à des fins (enjoyment,
fric).
Alors que l'inachèvement, puanteur du cadavre de Dieu, c'est la fin des fins.
L'in-projet. Objet abjeté, abject. L'expérience, si elle veut avérer l'inachèvement,
ignore la servilité exigée par le projet, l'utile-à, le bon-pour. Elle est souveraine.
Comme l'écriture, est-il dit dans La littérature et le mal.

Elle n'est pas autorisée. L'expérience intérieure est l'autorité, répond Blanchot
à l'angoisse de Bataille. C'est pourquoi elle doit s'expier, ajoute-t-il. Comme la
littérature.
Revenons au point de l'intelligence. L'expérience de l'inachèvement doit être
menée en toute lucidité. Or ce « doit », ce « mener », ce « tout » de la clairvoyance
(dans la nuit) en appellent à un but. On projette donc encore, on projette de ne
pas projeter? Ruse fameuse de la raison, refaire de l'achèvement à venir avec
l'inachèvement, domestiquer la souveraineté. Le logos, raison et volonté, croient en
Dieu, exigent qu'il soit servi, moyennent les choses à sa fin, monnaient à son
compte. Mort ou vif, quelle différence? Dieu a toujours été les deux.
« La pensée (à cause de ce qu'elle a au fond d'elle), il faut l'enterrer vive. Je
la publie la sachant d'avance méconnue, devant l'être » (179). (Aurai-je le temps
d'un mot, pour finir, sur la publication de l'expérience?)
Même la pensée de l'éternel retour, vous pouvez l'enterrer, celle dont Nietzsche
eut l'extase aux bords du lac de Silvaplana. « Il pleura trop c'étaient des larmes
de jubilation » (177). Je pleure aussi à m'imaginer auprès de son rocher. N'empêche
que l'idée d'éternel retour, je n'y trouve « rien qui puisse m'émouvoir », « elle laisse
la meilleure volonté indifférente » (ibid.). Vous pensez le temps selon une hypothèse
circulaire? pourquoi pas, « rien n'est changé» (178). (Le Cercle vicieux de Klossowski
rendra l'éternel retour à l'intensité singulière, à la souveraineté de Bataille.)
Le cercle de la raison hégélienne paraît plus redoutable à l'expérience de
l'inachèvement. Il peut en être la figure parfaite, ligne n'ayant ni terme ni origine
et dont chaque point n'est qu'évanescence. Car la dérivée d'un instant ponctuel
est incluse dans la détermination de celui-ci. Déterminer l'instant, c'est le supprimer
C'EST-A-DIRE LE SUPPLICE

comme terme, aux deux sens. N'est-ce pas, ce devenir, le paradigme de l'inachè-
vement ? Et l'Erfahrung hégélienne, modèle du différer absolu, n'est-elle pas déjà
et à suffisance, l'expérience du Dieu-est-mort? Même le sacrifice y est, et le
sacrifice du sacrifice.
N'empêche, se dit Bataille, que c'est bouclé premier tour, la réalité, pour
soi; second tour, la conscience de la réalité, en soi pour nous. Qui, nous? la
communauté philosophale, dont c'est le vieux job de légitimer ce qui est. Le
philosophe se fait Knecht pour passer Meister. Cela s'appelle travail, Kojève l'a
appris à Bataille, travail du négatif. Mais ça, se dit le déicide, je reconnais, c'est le
travail de Jésus, la passion, la rémission. Mais Dieu-est-mort ne veut pas dire la
crucifixion, il veut dire qu'on n'a plus besoin de rémission ni de s'excuser ou de
se faire excuser par son fils devant aucun père.
Ce qu'il en est de la réalité, je le sais. Le philosophe-prêtre, Hegel par
excellence, m'explique que mon savoir est méprise, et que voici la nécessité vraie
de ce qu'il en est. Alors le déicide demande « Pourquoi faut-il qu'il y ait ce que
je sais ? Pourquoi est-ce une nécessité? (.) Le savoir absolu, circulaire est non-
savoir définitif, À supposer en effet que j'y parvienne, je sais que je ne saurais
maintenant rien de plus que je ne sais» (128, 127).
Philosophie morte aussi, avec Dieu. Avec toute légitimation. On lui oppose
ici un savoir obtus, d'une taupe, d'un relapse, aveugle aux lumières qu'il a connues.
Quel savoir?
Que l'existence est irréductible à la connaissance. Qu'elle ne se déduit pas.
On aura beau la pardonner, elle est impardonnable. Tache aveugle dans l'enten-
dement. La taupe qui fait la nique à la chouette. (Même pas la chouette n'a pas
vu la taupe.) Sa tache aveugle, l'œil de l'esprit peut l'ignorer tant qu'il s'agite à
mettre en acte son discernement. Mais avec Dieu-est-mort, il ne s'agit justement
plus de faire dire à l'existence ce qu'elle est (et pourquoi). Mais qu'elle soit,
simplement, quelle qu'elle soit, qu'il y ait de l'être, comme on disait, cela, ce n'est
peut-être pas un savoir, ou bien c'est le seul vrai, en tout cas étonnement, et
angoisse si l'on est désintoxiqué. Un vrai non-savoir, où l'entendement bute. Qui
n'est pas sans rapport avec le Dasein heideggerien mais à sa différence ne s'obtient
« qu'après toutes les réponses concevables, aberrantes ou non» que la pensée donne
à la question de l'existence. L'angoisse et même l'extase de l'existant expriment le
fait ontologique de sa déréliction. Elles ne prennent valeur qu'à résulter du sacrifice
des raisons que l'on confère à l'existence. Tout ce que l'esprit peut construire pour
légitimer celle-ci doit être méthodiquement déconstruit.
De là le paradoxe « L'expérience intérieure est conduite par la raison
discursive. La raison seule a le pouvoir de défaire son ouvrage, de jeter bas ce
qu'elle édifiait (.). L'exaltation naturelle ou l'ivresse ont la vertu des feux de
paille. Nous n'atteignons pas, sans l'appui de la raison, la sombre incandes-
L'INACHÈVEMENT

cence » (60). Déconstruction, non pas destruction. Comme chez Denys l'Aréopa-
gite, théologie négative après la positive.
L'inachèvement doit être parfait autant que doit l'être l'achèvement.
Il peut arriver qu'on perde la notion des choses, de soi, des distinctions. Qu'on
éprouve un sentiment immédiat de l'être dans son absence, lieux perdus, temps
perdus. Une véranda, beau soir d'été « ruissellement vaporeux », félicité indéter-
minée (130-131). Ou bien, le bonheur « incomplet », nostalgique que les trois arbres,
dans Les jeunes Filles procurent à Marcel sur la route de Balbec, comme un
rendez-vous manqué avec l'existence nue (165 et sq.).
Faux-semblants, ces extases, béates et angoissées. Le Je y trouve son compte,
à ces assoupissements de rencontre, il s'en souviendra (il écrira Le Temps retrouvé,
la Cinquième Promenade). (Et L'Expérience intérieure. On y reviendra.) Ces
expériences recèlent, réservent « l'absurde ruée de l'ipse voulant devenir le tout ».
Elles préparent la possession de l'expérience par le savoir; l'expérience de la
dépossession fait office de moment dans le procès d'appropriation du tout par la
pensée. L'inachèvement est surmonté dans sa stupidité, dès lors simple prix à payer
pour que la connaissance soit totale. La blessure du déicide n'attend pas longtemps
sa cicatrisation pour raison dialectique.
L'extase mystique souffre d'une déficience analogue. Le ravissement n'ouvre
pas une fenêtre sur la mort, il fait miroir au Je (68-69). Plus grave reste la menace
endémique que fait peser sur l'expérience intérieure le principe même de son
projet. Le projet est inscrit dans le discours comme sa finalité si l'inachèvement
est voulu comme expérience, celle-ci n'acquiert-elle pas le statut d'un achèvement?
Même transitoire, surtout transitoire, la voici hantée déjà par la dialectique
discursive.
Menace bénigne, riposte Bataille, l'expérience est souveraine, c'est elle qui fait
servir le discours à sa parfaite désautorisation. Lui impose le sans-fin comme sa
fin. Le concept ici ne fait qu'introduire à la nuit. Une fois touchée l'éblouissante
cécité, le Knecht s'éclipse (69).

L'expérience de l'inachèvement pure « Dans l'obscurité profonde, un âpre


désir de voir quand, devant ce désir, tout se dérobe » (144).
Sans ce désir, le sans-fin étant fourni à l'occasion de quelque extase, le don
ne vaut pas épreuve. Syncopes spirituelles, spasmes de la débauche ou du rire,
angoisses d'agonie, on perd la tête, mais ce n'est pas l'acéphalie ontologique.
Acéphale l'est seul (seule) qui aura désiré (voulu) la nuit « jusqu'au bout ».
La question est celle du bout. Il n'est pas, ne saurait pas être un terme si c'est
l'inachèvement de tout qui doit s'y achever. Il est suprêmement inachevé.
Suprêmement ? Non la butée stupide et lucide, solitude, séparation de tout,
C'EST-À-DIRE LE SUPPLICE

horreur, d'une bête aveugle dans le souterrain, qui n'est jamais le sien. Va-et-vient
qui se heurte aux parois inconnues. Souveraine bassesse.
Le bout n'est pas non plus la figure et le geste du « bout» du Tout-savoir
qu'est le cercle l'alpha et l'oméga confondus. L'expérience intérieure trouve son
bout dans une ellipse, aux deux sens du mot. L'ellipse est la figure de la supplique
« Fais-moi voir l'insu » dans sa déception inévitable. L'insu s'éclipse tu veux encore
savoir, misérable! Alors l'œil aveugle qui veut voir dans la nuit est renvoyé à sa
tache aveugle, « révulsé ». Et ça recommence.
L'inachèvement comme expérience, c'est l'histoire de l'œil. De quoi rire.
Pour voir ce qu'il ne peut pas voir (le champ absent comporté par sa tache
aveugle), l'œil a besoin d'un objet. On ne voit que des objets. Mais un objet en
quoi se concentre l'inachèvement du monde que laisse Dieu-est-mort. Inachèvement
se dit ici souvent glissement, «l'incessant glissement du tout au néant» (137)
(Bataille ajoute « Si l'on veut, le temps. » C'est une concession le temps ne fait
pas la discrimination entre Dieu et sa mort. Au contraire il n'est que mort de
Dieu et Dieu ressuscitant.)
Il faut à l'œil un objet qui dramatise l'anéantissement sans remède. Il ne peut
manquer d'être l'image spéculaire de l'ipse, lui-même engagé dans son glissement
vers rien. Mais image vertigineuse puisque, serait-ce une compagne de luxure, une
foule riant à mourir, un Chinois écorché vif, elle fixe à la fois ce qui est là et la
nullité de ce qui est là. Le point est la plus simple, la plus minime de ces figures
inconsistantes objet spatial sans dimension. Comme « le silence est un mot qui
n'est pas un mot et le souffle un objet qui n'est pas un objet» (29).
« Ceci reste du point, même effacé, qu'il a donné la forme optique à
l'expérience» (138).
Comment effacé ? Comme une « personne », la personne que le point focalise
sur lui mon semblable, ma semblable quand, foudroyée par la jouissance,
l'épouvante, le fou rire, où s'éprouve la bêtise absolue d'exister, cette personne
« rayonne des bras, crie, se met en flammes» (137).
L'expérience de l'inachèvement a besoin du « cadre optique » formé par l'œil
qui veut voir à tout prix (celui de son sacrifice) et de ce point, pur être-là irrelatif,
qui va se consumer en rien. Figure de la dissipation, non-sens sensible et sensuel.
Sans cet objet en voie d'abjection, sans son éclipse et l'instant d'extase qu'elle
procure, l'expérience de la nuit serait celle d'un endormissement, doux état
hypnagogique où la dureté du Dieu-est-mort s'assoupit. (Nihilisme passif, disait
Nietzsche.)
L'objet s'éclipse, les repères, le monde, et moi s'enflamment et crient. « Seules
les jambes qui tenaient debout (.) gardaient un lien avec celui que j'avais été le
reste était jaillissement enflammé, excédant, libre même de sa propre convul-
sion(148).
Cette flamme, note-t-il le lendemain, « ne se connaît pas elle-même, elle est
L'INACHÈVEMENT

absorbée dans son propre inconnu (.). Sans cette soif de non-savoir, elle cesserait
aussitôt. La flamme est Dieu, mais abîmé dans la négation de soi-même » (148).
L'achèvement de l'inachèvement est consomption. De toi, l'objet, devenu point
focal, et de moi le sujet, réduit à un œil-loupe. Il s'agit de faire brûler les restes
du Dieu sacrifié, c'est-à-dire les existences insensées. Le bout de la nuit, c'est la
nuit embrasée. Obscénité des femmes, brûlure des mictions, inflammation pas de
point de fusion, mais la fusion du point, et du regard qui pointe. Car le dispositif
optique flambe aussi. L'œil se révulse, que le valet discoureur et penseur avait
prêté à la volonté d'expérience. Il s'« exorbite » (145). Et l'œil, l'œuf, la glande,
éjectés, viennent se faire absorber par toutes les embouchures des femmes.
Je ne dis pas que l'existence dénudée après que Dieu est mort exige pour
s'éprouver dans son inachèvement la castration des organes du savoir et la furie
des ventres. Ni que la Chose, toujours inachevée, déchaîne son appétit dévorant
sur les orphelins parricides.
Bataille, quant à lui, quand il revêt son smoking de penseur, tout en le
désavouant, allègue l'animalité. Il rêve sous ce mot d'immanence absolue « L'animal
est dans le monde comme de l'eau à l'intérieur de l'eau 1.» Quand un animal en
mange un autre, c'est comme une vague, dans le continuum de la communication
archaïque, qui un instant recouvre une autre vague.
La mer inachevée. La dévoration du distinct par les flammes et par les
ménades, a-t-elle son idéal dans le repas tranquille que la mer animale fait d'elle-
même ? Son horizon plutôt, une ligne de fusion à quoi l'expérience intérieure reste
asymptote. La mer ignore le sacrifice, son innocence n'est pas coupable.
L'exorbitation, il faudra en recommencer l'épreuve le dispositif optique
nécessaire à la mise à feu, comme une loupe, en répéter l'exercice. L'expérience
n'achève l'inachèvement qu'en s'inachevant. Le point et l'œil sont les foyers d'une
ellipse, l'expérience les fait basculer sans reste au néant. Seul le désir reste, de
répéter. L'ellipse devient la matrice d'une pulsation, culbute récurrente. L'anus au
ciel, par intermittence.

Je glose, Bataille écrit. On rapporte. On rapporte ce qui n'a pas de rapport.


L'inachèvement est le rapport insaisissable. On fait rapport d'un état des choses,
des lieux, de l'âme. Mais sans parler de leur essence, il faut au moins qu'ils aient
quelque apparence, une forme achevée transitoire. Alors un instantané? Mais
l'inachèvement achevé, c'est-à-dire inachevé, est foudroyant comme une apparition.
On peut clicher un éclair. Mais entre la foudre comme expérience et son image
fixée, l'écart est ontologique. Ce n'est pas que l'une soit plus authentique que

1. Théorie de la religion (1948), Gallimard, coll. « Idées », 1973, p. 25.


C'EST-À-DIRE LE SUPPLICE

l'autre. Avec Dieu-est-mort, la question de l'original ou de l'originaire n'a plus


lieu. Pourtant la photographie (ou le rapport) de la foudre reconduit immanqua-
blement cette question de l'auctoritas.
La relation de l'expérience intérieure en mots prête le flanc à la même
suspicion. Le discours est une narcose, il externalise la violence intime et la
désarme. Il peut « souffler la tempête (.), au coin du feu le vent ne peut
glacer» (25). C'est la différence de l'expérience avec la philosophie, que le glacial
vous brûle « Ce qui compte n'est plus l'énoncé du vent, c'est le vent » (ibid.).
(Bataille savait-il quelque chose des camps en 1942-1943? La différence, nous la
voyons c'est Hegel à l'appel, sur la place de Birkenau dans l'aube de janvier.) Les
mots endorment l'horreur, ensablent la nudité. La cruauté de la « contestation »,
la volonté du « pas-tout » le discours la met en absence et la totalise en processus,
au coin du feu. C'est l'office des mots de se mettre au service de toute expérience
et de destituer sa souveraineté. Les valets passent les seuils en ricanant. L'inachè-
vement, déclare le logos sécularisé, ce n'est pas l'autre, la stupeur silencieuse, qui
peut l'être, c'est moi, mon infini « mauvais ».
Il faudrait arracher les mots à leur office servile, à leur dialectique valet-
maître. « De la poésie, je dirai maintenant qu'elle est, je crois, le sacrifice où les
mots sont victimes » (156). Une poésie qui serait « le contraire de son nom» (173).
Une « perversion du langage », plus encore que « l'érotisme n'est celle des fonctions
sexuelles » (ibid.). Même Proust qui paie son œuvre du sacrifice de sa vie, dont
« l'œuvre ne fut pas seulement ce qui conduisit l'auteur au tombeau, mais la façon
dont il mourut » (175) même l'auteur du Temps retrouvé découvre dans « la
reconnaissance », dans « la minute affranchie de l'ordre du temps » (163), un
apaisement suffisant à sa « volonté de possession» (162).
Et la « poésie déchue » (170), où les images sont sans doute retirées au domaine
servile, laisse encore place à une possession, la jouissance des ruines sacrifice
mesuré. L'« anéantissement » évoqué par Breton dans le Second Manifeste « avait
dès les premiers mots belle allure» (171).
L'écriture qui seule vaut expérience intérieure (et ne vaut pas pour elle) se
motive de la nullité de son motif, résilie son autorité et ne jouit pas de cette
résiliation, se hasarde terrifiée à son abjection. L'infantilisme de Kafka, le « mal»
du parricide, exige non pas son projet comme dans le discours sadien mais son
sacrifice l'« innocence coupable », dans La littérature et le mal, fait doublet à
l'inachèvement achevé, pour ainsi dire. Les récits de Bataille dramatisent la scène
obscène.
Mais L'Expérience intérieure qui n'est pas une « histoire », même si le livre en
raconte quelques-unes esquissées ne peut pas se prévaloir (si j'ose dire) d'une
telle inautorité. Ce n'est pas non plus un ouvrage de théorie, comme il arrive que
Bataille en écrive, sans oublier ce qu'ils ont de dérisoire. C'est plutôt une méditation.
Qui prend soin (mederi) de façon récurrente, itérative (meditari), d'un exercice par
L'INACHÈVEMENT

lequel le corps et la pensée ensemble cherchent à se dérober à la médiation (des


finalités, des légitimités). Méditation de l'immédiat.
Non pas s'exercer à penser le mal c'est le projet constant du bien-penser. Ni
le mal que procure l'exercice de penser c'est le travail du négatif. Mais mal
penser. Exposer l'écriture réflexive elle-même, et non la force de dramatiser des
scènes qui est inhérente au langage, exposer l'écriture au periculum que comporte
l'experimentum de l'angoisse et de l'extase au périr.
Le livre est ainsi l'objet d'un souci, d'une déception, d'une fatigue, d'un
désordre de la pensée qui en sont la substance immatérielle. « Je traîne en moi
comme un fardeau le souci d'écrire ce livre. En vérité je suis agi» (75).
Pourquoi tenter d'écrire l'expérience de l'inachèvement? Elle «n'est pas
ineffable, mais je la communique à qui l'ignore sa tradition est difficile» (10).
Néanmoins inévitable on est tenu. Par quoi ? Par la toute-puissance du discours ?
« Sans doute, le discours est projet, mais il est davantage encore cet autre, le lecteur,
qui m'aime et qui déjà m'oublie (me tue), sans la présente insistance duquel je ne
pourrais rien, je n'aurais pas d'expérience intérieure » (75).
Celle-ci exige le dispositif optique. L'autre y est « présent» comme moi, réduits
tous deux à presque rien, bientôt fusionnés en un seul brasier. Enfin fusionnés?
Pas même fois par fois, fréquentativement.
Toute solitaire qu'elle soit, l'expérience intérieure se tient sur le seuil de ce
que Bataille nomme ailleurs « communication forte ». Communauté évanescente
des meurtriers, débiles ou fous encore le paralogisme de l'inachèvement.
La tradition de l'expérience à autrui était inscrite dans le dispositif de
l'expérience. Inscrite plus qu'écrite, il est vrai « Écrite n'est guère que l'introduction
de l'orale» (10). L'inachevé, comme le souffle (qui est son motif au même titre
que la flamme), transite par bouche à bouche.

JEAN-FRANÇOIS LYOTARD
Georges Didi-Huberman

LE TRAVAIL D'INACHEVER,
OU L'ANTHROPOMORPHISME DÉCHIRÉ
SELON GEORGES BATAILLE

La disproportion dans l'anthropomorphisme

Georges Bataille aura, dans Documents, mené un bien étrange combat. Il


voulut s'attaquer de toutes les façons possibles à la « Figure humaine », comme il
disaitIl voulut décomposer les formes traditionnelles de l'anthropomorphisme,
exaspérer toute image de l'homme pour en mieux ruiner l'idée, pour ruiner avec
celle-ci toute la tradition, chrétienne et iconographique, de l'anthropomorphisme
divin lui-même. Il voulut introduire dans la représentation humaine qui abonde
dans l'illustration de la revue un malaise toujours destiné à tirer cette représentation
vers le bas, ou par le bas. Il lui arriva ainsi, parmi bien d'autres procédures, de tirer
l'anthropomorphisme « par le petit bout », si j'ose dire, mais de tirer si fort que le
« petit bout» allait devenir très vite le « gros bout visuel », assez inquiétant, de trois
monstrueux gros plans photographiques occupant chacun toute une page réalisés
par Jacques-André Boiffard trois énormes « bouts du pied », pour illustrer, et presque
envahir, l'article signé par Bataille sur « Le gros orteil 2» (fig. 1-2 et 5).
Ce qui frappera sans doute le lecteur de cet article, confronté brusquement à
la première double page de photographies en très gros plan, c'est le rapport à la
fois évident et divergent du texte et de l'image l'image, certes, prend le texte au
mot de son titre « Le gros orteil », au singulier, c'est exactement ce que montre
chaque photographie, rien d'autre ne contextualisant ni ne différenciant cette
unique vision d'organe mais il semble en même temps que le texte et l'image
cherchent à toucher ou à déstabiliser le lecteur par des voies apparemment fort
différentes. Le texte de Bataille, dès le début, manie la polarité, la différence, la

1. G. Bataille, « Figure humaine », Documents, 1929, n° 4, pp. 194-201. Les articles de Bataille pour
Documents ont été réunis dans les Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970-1988, I, pp. 159-274. Mon
propos étant articulé sur le travail de montage figuratif qui accompagne, prolonge et quelquefois précède
les textes eux-mêmes, je préfère me référer à la réédition en fac-similé, présentée par D. Hollier,
Documents, Paris, J.-M. Place, 1991.
2. ID., « Le gros orteil », ibid., 1929, n° 6, pp. 297-302.
L'INACHÈVEMENT

différenciation le gros orteil serait, à l'en croire, « la partie la plus humaine du


corps humain, en ce sens qu'aucun autre élément de ce corps n'est aussi différencié
de l'élément correspondant du singe anthropoïde »; puis, il se différencie dans
l'humain en ce que l'homme, se « figurant » voué pour les choses élevées, « le
regarde comme un crachat sous prétexte qu'il a ce pied dans la boue »; enfin,
Bataille organise tout le reste de son analyse sur les polarités du « hautet du
« bas », de « l'idéal » et de « l'ordure ». polarités qui, en fait, ne délivreront rien
moins qu'une théorie de la séduction, pensée comme « va-et-vient» brutal de la
« beauté idéale » et de ce qu'exprime fatalement le gros orteil dans toute « Figure
humaine », à savoir « l'œuvre d'une discorde violente des organes1 ».
Les clichés photographiques, au contraire, ne représentent rien de ces polarités
ou de ces différenciations il n'y a pas un gros orteil comparé, que sais-je, à un
visage ou à une main; il n'y a qu'un gros orteil, tout seul, brutal, en gros plan.
Boiffard, par ce choix, répondait en fait scrupuleusement au vœu bataillien, exprimé
en conclusion de l'article, de ne pas transposer de ne pas « poétiser» ou
métaphoriser, de ne pas rendre « surréel » ou surréaliste ce que le « retour au
réel» permettait seul d'obtenir, à savoir ce sens aigu de la disproportion que Bataille,
pour finir, exprimait en ces termes

« Un retour à la réalité n'implique aucune acceptation nouvelle, mais cela veut


dire qu'on est séduit bassement, sans transposition et jusqu'à crier, en écarquillant
les yeux les écarquillant ainsi devant un gros orteil 2. »

Or, ce que la photographie littéralement disproportionnée de Boiffard (ce portrait


de pied qui grossit de manière très phallique et hypocondriaque ce qui est petit,
alors qu'ordinairement une photographie est faite pour réduire ce qui est grand,
un portrait en pied, par exemple), ce que cette image réussit à mettre en œuvre et
à présenter n'est autre qu'une situation qu'elle se refuse à représenter, mais qu'elle
induit concrètement dans l'espace de la revue et c'est, justement, la disproportion
elle-même. Lorsque nous nous trouvons devant ces clichés, ayant tourné la première
page de l'article, nous ne demeurons pas seulement stupéfaits devant l'organe isolé
sous notre regard; nous éprouvons aussi toutes les polarités décrites par Bataille,
parce que le pouce de notre main, encore posé sur la page de la revue, fait crier
la polarité du haut et du bas, du noble et de l'ignoble. Pouce contre pouce, le
semblable contre son semblable disproportionné car l'ignoble orteil, ici, est au moins
quatre fois plus gros que notre propre pouce. Il accuse donc « performativement »
les disproportions évoquées par Bataille. D'autre part, les dimensions du cliché,
son cadrage, son fond noir, tout cela qui est offert à la représentation d'un gros
orteil est généralement le privilège. des visages, des portraits. Nous sommes

1. ID., ibid., pp. 297-302.


2. ID., ibid., p. 302.
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE

d'ailleurs devant ces orteils comme face à face, pour la simple raison que la taille
du cliché est, en gros si j'ose dire celle d'un visage humain. C'est comme si
l'image avait été pensée de façon à exhiber cet autre du visage qui pourtant nous
regarde, et pour cela nous fait écarquiller les yeux comme un petit poisson devant
un gros, comme si nous allions être dévorés.
Une telle association n'est ni gratuite ni simplement « littéraire ». Elle dit avec
précision ce sur quoi Bataille conclut son propre article, et même reprendra dans
bien d'autres textes postérieurs. Elle énonce les fondements théoriques d'une
certaine conception de l'efficacité imaginaire. Elle se trouve d'autre part, histori-
quement, étayée par plusieurs éléments significatifs avec lesquels elle doit être mise
en relation. Nommons-en quelques-uns. Le premier est un témoignage de Michel
Leiris, signalant que les photographies de Boiffard reproduisaient « des gros orteils
amis'», comme si cette « galerie d'orteils » deux masculins et un féminin
relevait encore du genre « portrait de groupe », selon une sorte de renversement,
ou de nouvelle mauvaise blague adressée aux fameux portraits du groupe d'André
Breton 2. Le second élément est une photographie contemporaine d'Eli Lotar et
de Jean Painlevé (tous deux collaborateurs de la revue Documents), photographie
qui, selon un dispositif absolument similaire à celui du « Gros orteil» de Boiffard,
représentait une pince de homard s'avançant, en très gros plan, vers le spectateur3
(fig. 3). Le sens prédateur de l'image elle-même ne faisait plus ici aucun doute
« pied» et « gueule» menaçante tout à la fois, la pince du homard parvenait à
réunir en tant justement que lieu animal les deux éléments de la polarité
humaine suggérée par Bataille dans son article. Boiffard lui-même, dans le cadre
de Documents, devait utiliser le même genre de gros plan pour illustrer, et de façon
fort significative, l'article de Bataille sur la « Bouche », article qui, dans son contenu,
reprend exactement les mêmes polarités humaines (noble/ignoble, haut/bas) et la
même mise en avant de l'organicité animale (cette « proue des animaux» dont
Bataille parle si bien)4 (fig. 4).
Le résultat esthétique de cette opération était de produire un gros plan qui ne
fût pas un détail plutôt quelque chose qui valait pour le tout et, plus encore, qui
se rendait capable d'absorber le tout, de le dévorer, et d'exister par soi-même, fût-
ce monstrueusement; comme si un gros orteil, une bouche ouverte, parvenaient à
s'imposer en tant que formes, voire en tant que faits menaçants à part entière. Non
seulement Bataille et Boiffard rejoignaient ici une donnée essentielle de l'esthétique
contemporaine en particulier l'esthétique cinématographique d'Eisenstein5

1. M. Leiris, « De Bataille l'impossible à l'impossible Documents », Critique, 1963, n° 195-196, p. 690.


2. Cf. La Révolution surréaliste, 1929, n°_12, p. 73.
3. A. Lionel-Marie et A. Sayag (dir.), Éli Lotar, Paris, Musée national d'Art moderne/Centre
Georges-Pompidou, 1993, n° 42 du catalogue.
4. G. Bataille, « Bouche », Documents, 1930, n° 5, pp. 298-300.
5. Je reviendrai ailleurs sur ce rapport, à première vue étonnant, mais essentiel à mes yeux. Sur
L'INACHÈ VEMENT

mais encore ils renversaient exactement les données traditionnelles de l'esthétique


du détail, celles contenues dans le vieil adage ex ungue leonem qui postulait la
déduction possible du tout au vu de la partie, fût-elle l'ongle d'un orteil.
Ainsi Bataille opposait-il, à l'harmonique loi d'une « proportion » entre le détail
(l'ongle) et le tout (le lion), la disproportion irritante de la partie (l'orteil) jouant,
contre le tout (la « Figure humaine »), son obscur jeu de « basse séduction ». Il
n'est, pour s'en rendre compte, que de voir Bataille prendre ici un plaisir sournois
à exhiber l'image, très « sale » et contrastée, violente, d'un gros orteil censé
appartenir à un « sujet féminin de vingt-quatre ans » (fig. 5). Or, l'histoire qu'il nous
raconte en contrepoint de cette image un amoureux de la reine incendiant le
palais pour voler le privilège de la prendre dans ses bras, et surtout de lui toucher
le pied, privilège ou audace qu'il devait payer de sa vie2 cette histoire « illustrée»
d'un gros plan montre bien que, du bout du pied, on ne peut pas vraiment déduire
une configuration d'ensemble, encore moins une harmonie, mais seulement
l'expérience clivée d'un « va-et-vient de l'ordure à l'idéal et de l'idéal à l'ordure3 ».
La jeune « reine» de vingt-quatre ans photographiée par Boiffard était peut-être
d'une grande beauté; mais son orteil isolé, quatre ou cinq fois agrandi, ne nous
aura donné à voir, selon les termes mêmes de Bataille, qu'« ignominie », « inquiétude
sexuelle » et « basse séduction ». De même la jeune femme photographiée criante,
visuellement saisie au point central de son visage elle devenait irreconnaissable
et « inconnaissable », littéralement inconnue, dans la proximité imposée de ce point
même ou plutôt de ce trou et nul, regardant sa photographie, ne pouvait bien

le gros plan qui ne serait pas un « détail », cf. parmi bien d'autres textes S.M. Eisenstein, Mémoires
(1946), trad. J. Aumont, M. Bokanowski et C. Ibrahimoff, Paris, Julliard, 1989, p. 195 (sur la « conception
du rôle du gros plan, non plus comme détail informatif, mais comme élément susceptible d'éveiller
dans la conscience et les sentiments du spectateur l'idée d'un tout »).
1. « On reconnaît le lion à sa griffe », ou « C'est à partir de l'ongle que l'on peut déduire le lion
tout entier ». L'adage servit autant à une théorie du détail (la partie se déduit du tout) qu'à une théorie
du style individuel (on reconnaît à certains traits la main du grand artiste).
2. G. Bataille, « Le gros orteil », Documents, 1929, n° 6, p. 300 « La pudeur du pied s'est développée
excessivement au cours des temps modernes et n'a guère disparu qu'au xixe siècle. M. Salomon Reinach
a longuement exposé ce développement dans l'article intitulé Pieds pudiques, insistant sur le rôle de
l'Espagne, où les pieds des femmes ont été l'objet de l'inquiétude la plus angoissée et ainsi la cause de
crimes. Le simple fait de laisser voir le pied chaussé dépassant la jupe était regardé comme indécent.
En aucun cas il n'était possible de toucher le pied d'une femme, cette privauté étant, à une exception
près, plus grave qu'aucune autre. Bien entendu, le pied de la reine était l'objet de la prohibition la plus
terrifiée. Ainsi, d'après Mme d'Aulnoy, le comte de Villamediana étant amoureux de la reine Élisabeth
imagina d'allumer un incendie pour avoir le plaisir de l'emporter dans ses bras Toute la maison qui
valait cent mille écus fut presque brûlée, mais il s'en trouva consolé lorsque profitant d'une occasion
si favorable il prit la souveraine dans ses bras, et l'emporta dans un petit escalier. Il lui déroba là
quelques faveurs et ce qu'on remarqua beaucoup en ce pays-ci, il toucha même à son pied. Un petit page
vit cela, rapporta la chose au roi et celui-ci se vengea en tuant le comte d'un coup de pistolet. »
3. ID., ibid., p. 297.
1-2. J.-A. Boiffard, Gros orteil, sujet masculin, 30 ans.
Article «Le gros orteil», Documents,
1929, n° 6, p. 298-299 (hauteur 21 cm).

3. E. Lotar et J. Painlevé, Pince de homard, vers 1929.


Paris, Musée national d'Art moderne
Centre Georges Pompidou.
4. J.-A. Boiffard, «. La terreur et la souffrance atroce font de la bouche l'organe des cris déchirants
n.
Article « Bouche », Documents, 1930, n° 5, p. 298 (hauteur 21,5 cm).

5. J.-A. Boiffard, Gros orteil, sujet féminin, 24 ans.


Article « Le gros orteil», Documents, 1929, n° 6, p. 301.

6. J.-A. Boiffard, Statue de Louis XIV, par Coysevox (place des Victoires).
Article « Pygmalion et le sphinx », Documents, 1930, n° 1, p. 40.

7. Chute d'une cheminée haute de 60 mètres, banlieue de Londres.


Article « Cheminée d'usine », Documents, 1929, n° 6, p. 329.
8. E. Lotar, Aux abattoirs de La Villette.
Article « Abattoir
»,
Documents, 1929, n° 6, p. 328.

9. Fox Follies, dans Documents, 1929,


n° 6, p. 344.

10. E. Lotar, Aux abattoirs de La Villette.


Article « Abattoir »,
Documents, 1929, n° 6, p. 330.
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE

sûr « juger» de son faciès ou de sa beauté. Visage si proche qu'il rendait tout
portrait impossible (fig. 4).
En réalité, les choix figuraux de ce genre de « documents » (lumière, cadrage,
mouvement, profondeur de champ, etc.) étaient tous orientés vers une efficacité
d'effraction introduite contre tout jugement de goût, et même contre tout commerce
normal, contre toute « entente» iconographique, avec le monde visible en général.
Le fragment organique était là tellement grossi, tellement hors proportion, qu'il se
défigurait lui-même, et empêchait l'imagination du tout dont il s'arrachait. Il se
rapprochait tellement qu'il empêchait toute mise en perspective, touchait l'œil,
dévorait le regard et comme « document », comme « réel », comme image de
dislocation produisait pour finir une image capable de transgresser l'image, je veux
dire capable de transgresser ou de déborder l'imagination elle-même (l'imagination
surréaliste, en particulier). Comment ne pas songer, devant cette bouche photogra-
phiée par Boiffard devant cette « proue » animale, devant cette langue que l'on
croit d'abord discerner, mais qui, fixement regardée, empêche toute claire locali-
sation, devant ces marques blanches, ces taches explosives suggérant lumière, salive
ou sperme, devant ce mélange extraordinaire de fixité et de dynamisme dans
l'image comment ne pas songer à la vision traumatisante du tréfonds du visage,
qui fait l'ombilic du fameux rêve freudien de « l'injection d'Irma », et au sujet
duquel, significativement, Lacan n'a rien trouvé de mieux que d'en appeler à
l'informe bataillien lui-même?

« Cela va très loin. Ayant obtenu que la patiente ouvre la bouche [.], ce qu'il
voit au fond, ces cornets du nez recouverts d'une membrane blanchâtre, c'est un
spectacle affreux. Il y a à cette bouche toutes les significations d'équivalence, toutes
les condensations que vous voudrez. Tout se mêle et s'associe dans cette image, de
la bouche à l'organe sexuel féminin, en passant par le nez [.].Il y a là une
horrible découverte, celle de la chair qu'on ne voit jamais, le fond des choses,
l'envers de la face, du visage, les secrétats par excellence, la chair dont tout sort,
au plus profond même du mystère, la chair en tant qu'elle est souffrante, qu'elle
est informe, que sa forme par soi-même est quelque chose qui provoque l'angoisse.
Vision d'angoisse, identification d'angoisse, dernière révélation du tu es ceci Tu
es ceci, qui est le plus loin de toi, ceci qui est le plus informe. [.]Dans le rêve de
l'injection d'Irma, le sujet se décompose, s'évanouit, se dissocie en ses divers moi
[.]au-delà de toute intersubjectivité. C'est tout spécialement sur le plan imaginaire
que cet au-delà du rapport intersubjectif est atteint. Il s'agit d'un dissemblable
essentiel, qui n'est ni le supplément ni le complément du semblable, qui est l'image
même de la dislocation [.].Dans certaines conditions, ce rapport imaginaire atteint
lui-même sa propre limite »

1. J. Lacan, Le Séminaire, II. Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse
(1954-1955), Paris, Le Seuil, 1978, pp. 186, 208-210. On notera que Lacan n'explicite pas sa référence,
pourtant évidente, à l'« informebataillien.
L'INACHÈVEMENT

Le démenti de l'anthropomorphisme

Le « document », au sens bataillien, serait donc une façon, pour l'image et le


rapport imaginaire, d'atteindre leurs propres limites. Or, le « document» n'est pas
une vision de rêve c'est une vision de réel une bouche trop concrète pour faire
« bonne figure », un orteil trop peu rêvé pour séduire « hautement » qui cherche,
dans une certaine présentation ou contruction visuelle, à produire cette « insubor-
dination matérielle », ou ce symptôme, dont l'image représentative sert d'ordinaire
d'écran, et même d'appareil refoulant. Le « document », dans sa construction même,
permettrait donc de restituer au visuel sa valeur d'effraction, sa valeur de symptôme.
Voilà pourquoi, en lisant l'article sur « Le gros orteil », il nous faut probablement
établir une relation directe entre le choix formel du très gros plan et les références
textuelles données par Bataille au monde psychopathologique de l'« inquiétude
sexuelle », de la perversion fétichiste et des bizarres fixations rituelles qu'à la suite
de Salomon Reinach il se plaît à consigner dans son texte 1.
Lorsque, dans sa dernière contribution écrite par Documents, Bataille défiera
« n'importe quel amateur de peinture d'aimer une toile autant qu'un fétichiste
aime une chaussure2 », il achèvera d'opposer la violence du désir à la convenance
du goût, les dressant l'une contre l'autre comme deux manières antithétiques de
s'approcher des choses visuelles, ou plutôt d'être touché par elles. Qu'est-ce donc
qui se joue, dans ce « gros orteil» imposé au beau milieu d'une « revue d'art »,
dans l'inconvenance de sa propre laideur et de sa propre disproportion, si ce n'est
une mise hors de soi de l'esthétique classique en général? Le détail, que cette
esthétique admet et vénère jusque dans l'amour des ruines et des fragments
allégorisés, devient ici quelque chose d'autre, et d'autrement redoutable masse et
gros plan, qui n'est pas « sauvé du désastre » et de la défiguration songeons au
« pied vivant» surgi de la « muraille de peinture », dans la catastrophe fameuse du
Chef-d'œuvre inconnu mais qui, au contraire, consomme le désastre et met en
oeuvre la défiguration elle-même 3. Ce sens extrême et inapaisable du « morceau »
organique décomposant la « Figure humaine », Bataille, curieusement, le rencontrera
plus tard, et d'une façon bien plus concrète que tout ce qu'il avait pu produire

1. G. Bataille, « Le gros orteil Documents, 1929, n° 6, pp. 297-302, citant p. 300 le texte étonnant
de S. Reinach, « Pieds pudiques » (1903), Cultes, mythes et religions, Paris, Leroux, 1922 (éd. revue), I,
pp. 105-110.
2. G. Bataille, « L'esprit moderne et le jeu des transpositions », Documents, 1930, n° 8, pp. 490-491.
3. Sur la dialectique du détail et du « pan » tactile, défiguratif, symptomal dans Le Chef-d'œuvre
inconnu de Balzac, cf. G. Didi-Huberman, La Peinture incarnée, Paris, Minuit, 1985, pp. 28-62, 92-115.
Sur l'esthétique classique du détail, cf. D. Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture,
Paris, Flammarion, 1992.
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE

dans Documents. C'est au milieu de la guerre, en effet, qu'écrivant Le Mort, il aura


été le témoin d'une scène atroce, dont le récit, inédit de son vivant, tourne autour
d'un pied, significativement et dans la même phrase qualifié de « chose
humaine » et de « nudité inhumaine »

« Il y a de toute façon le rapport le plus étroit entre Le Mort et le séjour en


Normandie du malade tuberculeux que j'étais; en Normandie, non loin du village
de Tilly [.]j'étais malade, dans un état obscur, d'abattement, d'horreur et
d'excitation. Il est difficile d'imaginer la boue des petites routes défoncées, où je
circulais mal chaussé, sur une bicyclette. Je prenais alors, mais seul, la plupart de
mes repas chez les paysans. Je me souviens en particulier d'avoir entendu un jour
un avion dont le moteur avait des ratés. Le bruit du moteur fut suivi d'un choc
violent. Je pris ma bicyclette. Je finis par trouver l'endroit où cet avion allemand
était tombé. Il brûlait au milieu d'un immense verger (des pommiers) plusieurs
arbres étaient calcinés et trois ou quatre morts, projetés autour de l'avion, s'étalaient
dans l'herbe. Sans doute un Anglais venait-il d'abattre un peu plus loin, dans la
vallée de la Seine, cet avion ennemi, qui ne put que s'abattre un peu plus loin.
Le pied d'un des Allemands avait été dénudé par l'arrachement de la semelle de
la chaussure. Les têtes des morts, me semble-t-il, étaient informes. Les flammes
avaient dû les toucher; ce pied seul était intact. C'était la seule chose humaine
d'un corps, et sa nudité, devenue terreuse, était inhumaine la chaleur du brasier
l'avait transfigurée; cette chose n'était pas cuite, ni calcinée dans l'empeigne sans
semelle de la chaussure, elle était diabolique mais non, elle était irréelle, dénudée,
indécente au dernier degré. Je restai longuement immobile ce jour-là, car ce pied
nu me regardait.
(La vérité, je crois, n'a qu'un visage celui d'un démenti violent. La vérité n'a
rien de commun avec des figures allégoriques, avec des figures de femmes nues
mais ce pied d'un homme qui vivait tout à l'heure avait, lui, la violence la
violence négative de la vérité. Autrement dit, la vérité n'est pas la mort dans
un monde où la vie disparaîtrait, la vérité serait, en effet, ce « n'importe quoi »,
qui suggère une possibilité, mais qui, du même fait, la retire. Et sans doute, à
travers l'immensité, une possibilité éternelle, indéfinie, subsiste, mais puisqu'en moi
(en celui qui écrit), ce pied annonce la disparition terrifiante de ce qui est
désormais je ne verrai plus ce qui est que dans la transparence du pied qui,
mieux qu'un cri, en annonce l'anéantissement. ') »

L'article de 1929 sur « Le gros orteil» ne possède pas, bien sûr, la qualité
singulière de ce témoignage bouleversé sur le désastre et la « disparition terrifiante
de ce qui est ». Mais les deux textes ont en commun la certitude éprouvée,
mais aussi théoriquement exprimée que la vérité ne se lit pas dans les signes,
mais surgit (et se délite) dans les symptômes. La « violence négative» dont parle

1. G. Bataille, Manuscrit d'une préface inédite à Le Mort (1944?), Œuvres complètes, op. cit., IV,
pp.364-365.
L'INACHÈVEMENT

Bataille serait la caractéristique même de ce surgissement, où riment les mots


« violence » et « vérité ». Mais Bataille précise aussi, de façon fort dialectique « La
vérité n'est pas la mort », elle n'est pas le négatif absolu (qui entraînerait
l'anéantissement de la violence elle-même). En tant que « démenti violent », elle
n'est donc pas l'anéantissement comme tel, seulement son « annonce », dit-il
seulement son symptôme. Un « quelque chose », un « n'importe quoi » visuel
notamment où se fixe passagèrement la chose perdue, la chose à perdre. Tel est
le symptôme, dont le texte de 1929 donne une présentation plus légère et plus
ironique, en faisant correspondre au gros plan « envahissant » de Boiffard un modèle
esthésique et non plus esthétique, du moins au sens traditionnel du terme un
modèle symptomal par excellence, qui est celui de la douleur inattendue quand
elle nous prend par un bout, fût-ce le bout du pied, la douleur nous prend
entièrement, nous « envahit », c'est-à-dire qu'elle atteint déjà notre schéma corporel,
notre « Figure humaine »

« Aveugle, tranquille, cependant, et, méprisant étrangement son obscure bassesse,


un personnage quelconque prêt à évoquer en son esprit les grandeurs de l'histoire
humaine, par exemple quand son regard se porte sur un monument témoignant
de la grandeur de son pays, est arrêté dans son élan par une atroce douleur à
l'orteil parce que, le plus noble des animaux, il a cependant des cors aux pieds,
c'est-à-dire qu'il a des pieds et que ces pieds mènent, indépendamment de lui, une
existence ignoble »

Il faut savoir qu'au-delà de l'article lui-même, Boiffard put offrir à son ami
Bataille, deux ou trois mois plus tard, l'image exacte, le « document » manquant
de ce contraste (fig. 6) un beau monument parisien, qui clôt l'illustration d'un
texte de Robert Desnos, et surtout qui sert de contre-motif direct à l'article de
Bataille sur l'« Espace », en face duquel il exhibe sa haute stature, quand l'article
lui-même ne fait qu'évoquer l'espace en termes de murs écroulés 2. Notons aussi
que la disproportion elle-même le contraste violent entre l'organe et le monument
fut, pour Bataille, l'occasion d'une critique acerbe du modèle architectural
classique, en tant qu'il correspondrait à la tentative, par excellence idéaliste, de
proportionner l'organique et le monumental. C'est pourquoi Bataille considérait
l'architecture classique comme la « physionomie officielle » des sociétés occidentales,
leur « Figure humaine» élevée au rang d'une indestructibilité « statique et domi-
nante », ainsi que d'une « ordonnance mathématique » imposée à la matière il
aura fini par nommer cela, brutalement, « la chiourme architecturale3 ».

1. Io., « Le gros orteil Documents, 1929, n° 6, p. 300.


2. ID., « Espace », ibid., 1930, n° 1, p. 41 (la photographie de Boiffard est imprimée juste en face,
p. 40).
3. ID., « Architecture ibid., 1929, n° 2, p. 117. Sur la « métaphore architecturale» décomposée par
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE

Insistons à nouveau sur le caractère dialectique de cette opération pourtant


brutale le modèle architectural classique est, certes, critiqué comme une variante
de l'anthropomorphisme, une gigantesque et prétentieuse donc dérisoire « Figure
humaine » de pierres assemblées. Mais il n'est pas révoqué pour autant. Si la vérité
« n'a qu'un visage celui d'un démenti violent », alors il fallait maintenir dans
Documents le motif architectural, quitte à le démentir constamment par une série
de contrastes et de disproportions où l'on ne s'étonnera pas de voir surgir encore
l'élément organique lui-même, qui intervient à double titre dans cette économie.
D'abord, l'architecture est montrée dans ce qu'on pourrait appeler ses propres
symptômes, ses maladies, ses défaillances, bref toutes les catastrophes qui pourraient
faire d'elle une chose mortelle, périssable, cassable, défigurable et c'est la prison
écroulée qui illustre l'article « Espace »; ou bien la cheminée d'usine qui s'abat
dans un mouvement si étrange qu'il dut littéralement ravir Bataille prise dans sa
chute dérisoire, la cheminée exhibe en effet directement sa fêlure volume coupé,
comme un membre qu'on tranche et perd du même coup cette verticalité, cette
hauteur ou « élévation » qui fait toute sa gloire d'édifice (tel un personnage prêt à
se reconnaître lui-même comme « le plus noble des animaux », et perdant tout à
coup sa verticalité d'humainl (fig. 7).

La découpe dans l'anthropomorphisme

Mais il y a plus. Bataille a voulu faire surgir la disproportion de l'organique


et de l'architectural là même où il ne serait pas venu à l'idée d'un historien de la
Gazette des Beaux-Arts de parler d'« architecture ». Cette nouvelle disproportion,
c'est aux abattoirs de La Villette que Bataille est d'abord allé la chercher, avec
l'aide d'Éli Lotar, qui devait réaliser là quelques images extraordinaires 2. Celle
qui, en pleine page, fait front au texte de Bataille (fig. 8) pourrait presque se
regarder comme une mise en abyme des gros plans d'orteils publiés quelques pages
en amont, dans le même numéro de Documents à la découpe du gros plan répond
ici un plan « moyen », ou « normal », mais qui justement fait intervenir la découpe
comme objet de la représentation elle-même, non comme son procédé. Nous
sommes passés d'une découpe-artifice à une découpe-sacrifice, si je puis dire, celle
qui fait voir à Georges Bataille « une coïncidence bouleversante entre les mystères

Bataille, cf. D. Hollier, La Prise de la Concorde. Essais sur Georges Bataille, Paris, Gallimard, 1974,
pp. 29-106.
1. G. Bataille, « Espace », Documents, 1930, n° 1, p. 42; ID.,« Cheminée d'usine », ibid., 1929, n° 6,
p. 329.
2. ID., « Abattoir », ibid., 1929, n° 6, pp. 328-330. Des images de ce reportage photographique, non
publiées dans Documents, ont été exposées par A. Lionel-Marie et A. Sayag (dir.), Éli Lotar, op. cit.,
pp. 81-83.
L'INACHÈVEMENT

mythologiques et la grandeur lugubre caractéristique des lieux où le sang coule 1 ».


L'acte de « couper» en un sens s'est éloigné il n'est plus « à même l'image », en
quelque sorte, il n'est plus l'acte du cadre lui-même, il est désormais à l'intérieur
du cadre, et jouit d'un éloignement perspectif mais, dans un autre sens, il s'est
rapproché, puisqu'il se donne ici comme un « document» direct de ce que couper
veut dire, un document de boucherie, c'est-à-dire de mise en pièces des corps en
leurs différents « morceaux », organes ou « abats ».
D'une page à l'autre de ce numéro six de Documents, donc, une nouvelle
« ressemblance cruelle », une nouvelle « ressemblance disproportionnelle » pieds
coupés par un cadre, pattes coupées par une hache s'est produite et développée,
tout entière orientée vers l'idée d'une mise en avant par découpe des extrémités
« basses» du corps. Or, la « coïncidence bouleversante» énoncée par Bataille peut
ici se généraliser, d'une certaine façon, et s'étendre au rapport même qui s'établit
entre le processus d'image la mise en œuvre de ses choix formels, notamment de
son échelle ou de son cadrage et ce que montre l'image, ce résultat d'image
proposé par Éli Lotar. Faire des images, c'est bien tailler dans les corps, et non pas
seulement représenter les corps. C'est faire de la ressemblance produite œuvrée
un « exercice de cruauté », comme Bataille le dira plus tard de l'activité artistique
en général 2. Déjà, dans Documents, il se sera plu à noter bien d'autres coïncidences
de la même sorte, par exemple la coïncidence de « l'origine du musée moderne »
et du « développement de la guillotine3 ».
Mais surtout, dans le même numéro de la revue, cette fois-ci quelques pages
en aval de l'article « Abattoir », nous trouvons une image qui n'illustre aucun texte
en particulier, mais qui vient incontestablement boucler le rapport d'images déjà
établi entre l'article sur « Le gros orteil» et celui sur l'« Abattoir » il s'agit d'une
photographie qui montre cinq paires de jambes féminines coupées. par un rideau
de scène dans une revue hollywoodienne destinée au Moulin-Rouge et intitulée
Fox Follies4 (fig. 9). Voilà donc que l'« usine à lanternesdu cinéma américain et
des revues pour jeunes danseuses de tap dancing se trouve tirée à son tour du côté

1. G. Bataille, «Abattoir», Documents, 1929, n° 6, p. 329, dont la première phrase est celle-ci:
« L'abattoir relève de la religion en ce sens que des temples des époques reculées (sans parler de nos
jours de ceux des hindous) étaient à double usage, servant en même temps aux implorations et aux
tueries. »
2. ID., « L'art, exercice de cruauté » (1949), Œuvres complètes, op. cit., XI, pp. 480-486. Cet article
fut écrit, notons-le en passant, pour ces « tailleurs de corps » par excellence que sont les médecins
(première publication Médecine de France, 1949, n° 4, pp. 21-27, où le texte était abondamment illustré).
3. ID., « Musée », Documents, 1930, n° 5, p. 300 « D'après la Grande Encyclopédie, le premier musée
au sens moderne du mot (c'est-à-dire la première collection publique) aurait été fondé le 27 juillet 1793
en France par la Convention. L'origine du musée moderne serait donc liée au développement de la
guillotine. »
4. Documents, 1929, n° 6, p. 344. Ce film fera l'objet d'un compte-rendu dans le numéro suivant:
M. Leiris, « Fox Movietone Follies of 1929 », Documents, 1929, n° 7, p. 388.
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE

d'une cruauté que Bataille, dans un texte inédit de cette époque, explicitait si
parfaitement qu'on retire presque, à le lire, l'impression qu'il aurait pu prolonger
en le disproportionnant, bien sûr le texte sur l'« Abattoir » dans ce que Bataille
appelle « L'Usine à Folies », l'usine de nos spectacles quotidiens (comme l'abattoir
serait l'usine de nos repas quotidiens), il n'y a certes que des rideaux de scène ou
des trucs de magiciens pour couper les corps en morceaux; mais le point commun
réside peut-être dans ce mot « étalage », que Bataille emploie tout près des mots
« crudité et « criant », comme pour faire se ressembler, l'espace d'un ou de deux
mots, l'étalage spectaculaire avec l'étal des bouchers, comme pour décliner, sur
deux modes antithétiques, l'expression bien française tour à tour grivoise et
terrifiante de chair fraîche.

« Le spectacle des Folies-Bergère, quel qu'il soit, correspond certainement plus


qu'aucun autre au goût le plus vulgaire, dans le sens le plus séduisant du mot. Le
fait que l'on y néglige toute autre chose que la splendeur des femmes et des
lumières, l'absence de véritables vedettes, suffit à placer une telle production bien
au-delà des différentes distractions proposées à notre amusement. Mais plus que
tout autre élément sans doute, une sorte de tare, un mauvais goût plus criant
qu'ailleurs, une crudité plus grossière dans l'étalage, donnent un éclat et une
fascination extraordinaire à ces luxueuses super-revues »

Là où Raymond Queneau, dans un article de 1930 sur la « conjonction de la


paire de ciseaux et du pot de colle », tirait l'étalage et la découpe du côté de
l'humour, fût-il noir Georges Bataille, lui, préférait donc enfoncer le clou d'une
plus directe cruauté (fût-elle, jusqu'à un certain point, « joviale »). Car c'est bien à
un « exercice de cruauté que Bataille se livrait ici, dans sa façon de produire les
ressemblances, c'est-à-dire de réunir sous un certain rapport des images antithétiques,
et de provoquer la pensée dans le choc même des antithèses agitées. Peut-on
concevoir deux lieux plus antithétiques que l'avant-scène du Moulin-Rouge (un
théâtre, des paillettes) et l'arrière-cour de La Villette (un abattoir, des abats)? Sans
doute pas. Mais Bataille, dans ses textes comme dans les décisions figuratives qui
les accompagnent à titre de « documents », aura créé des liens critiques de
ressemblance, qui contraignent le lecteur à cet hétérogène-là penser l'avant-scène
du théâtre comme l'arrière-cour de quelque chose d'immonde, penser l'arrière-
cour de l'abattoir comme l'avant-scène de quelque chose d'éclatant. Penser le
contact entre le charme de corps cadrés (l'usine à lanternes) et l'horreur de corps
découpés (l'usine à repas); penser l'unité de la chair à voir (séduction) et de la

1. G. Bataille, « L'Usine à Folies aux Folies-Bergère » (1929), ŒMWM complètes, op. cit., II, p. 120.
Le texte était, sans aucun doute possible, destiné à Documents, et peut-être au numéro qui nous intéresse
ici.
2. R. Queneau, « What a Life! », Documents, 1930, n° S, pp. 283-285.
L'INACHÈVEMENT

chair à manger (voracité); penser la réciprocité d'une «découpe-artifice~(le


spectacle) et d'une « découpe-sacrifice » (la mise à mort); penser la similitude de
l'étalage (jambes de stars) et de l'étal (pattes de veaux); penser, enfin, que, du
spectacle mis en scène à la tuerie organisée, c'est quelque chose comme un ballet
défigurant que les « figures humaines » finissent par se donner à elles-mêmes.
Une danse, donc. La cruauté pensée comme une chorégraphie. Non seulement
Bataille choisit ses motifs en insistant toujours sur les mouvements corporels, les
mises en place, les « revues » noce provinciale, rite sauvage, revue des Black
Birds, des Folies-Bergère ou du Moulin-Rouge, contre passage en revue de trente
pattes d'animaux morts mais encore l'approche visuelle qu'il privilégie dans
l'illustration de son article sur l'« Abattoir» relève bien de quelque chose comme
une chorégraphie ce ne sont pas les bouchers en tant que « figures » qui sont
photographiés par Éli Lotar, mais plutôt leur travail, c'est-à-dire leurs mouvements,
leur danse autour d'un animal à peine égorgé (fig. 10). N'oublions pas, d'autre part,
que l'un des articles les plus éprouvants écrits par Bataille dans Documents concerne
tout à la fois le sacrifice humain, l'abattage des animaux. et la danse mythologique
dûment illustrée qu'exécute la déesse Kâlî, dont le culte exige tant de spectacles
sanglants

« Les sacrifices à la déesse atteignent dans ce seul temple [de Calcutta] de cent
cinquante à deux cents chevaux par jour. Les animaux sont décapités d'un seul
coup de coutelas par les prêtres. Le sang ruisselle sur les dalles, raconte Katherine
Mayo, les tambours et les gongs devant la déesse éclatent frénétiquement. Kâlî!
Kâlî! Kâlît, crient à la fois tous les prêtres et les suppliants, dont quelques-uns se
jettent la face contre terre sur le pavé du temple. Une femme s'est précipitée en
avant et jetée à quatre pattes pour laper le sang avec sa langue. Une demi-douzaine
de chiens pelés et galeux, horriblement défigurés par des maladies sans nom,
plongent leurs museaux avides dans la mare de sang qui s'allonge.
Dans le Népal, les orgies de sang sont d'ailleurs incomparablement plus horribles
que dans la péninsule. Au début du xixe siècle, on immolait encore deux hommes
de haut rang tous les douze ans on les enivrait, on leur tranchait la tête, on
dirigeait le jet de sang sur les idoles. Aujourd'hui on égorge encore en grand
nombre des bûmes dont le sacrifice est, selon Sylvain Lévi, un cauchemar
inoubliable [.]. 1.
Kâlî est la déesse de l'épouvante, de la destruction, de la nuit et du chaos. Elle
est la patronne du choléra, des cimetières, des voleurs et des prostituées. Elle est
représentée ornée d'un collier de têtes humaines coupées, sa ceinture est faite
d'une frange d'avant-bras humains. Elle danse sur le cadavre de Civa son époux,
et sa langue, d'où le sang du géant qu'elle vient de décapiter dégoutte, est
complètement tirée hors de la bouche [.].La légende rapporte que sa joie d'avoir
combattu et vaincu les géants la porta à un tel degré d'exaltation que sa danse fit
trembler et osciller la terre »

1. ID.,< Kâlî », Documents, 1930, n° 6, p. 368.


LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE

Or, cette dernière description cette description mythologique réunit en


fait les deux éléments que Bataille avait jusque-là tenté de rapprocher plus ou
moins librement d'une part la découpe optique de son propre corps que toute
danseuse, par ses mouvements, induit dans l'imagination de ses spectateurs; d'autre
part la découpe organique matérielle, sanglante que le sacrificateur effectue sur
le corps de sa victime, ou que le bourreau effectue sur le corps du supplicié. Plus
tard, en 1939, Bataille donnera de celui-ci une extraordinaire définition « choré-
graphiqueet nietzschéenne « Celui qui danse avec le temps qui le tue » Art
de la cruauté (le sacrifice comme producteur d'images) ou cruauté de l'art (l'image
comme lieu d'un sacrifice), c'est, dans les deux cas, la basse séduction organique et
mortifère qui, ici comme ailleurs, aura requis l'inquiétude de Bataille

« Mais quelles raisons avons-nous d'être séduits par la chose même qui pour nous
signifie, d'une façon fondamentale, un dommage, qui même a le pouvoir d'évoquer
la perte plus entière que nous subirons dans la mort 2? »

Le symptôme dans l'anthropomorphisme

Ce dommage, cette perte, nous pouvons, fût-ce à titre d'hypothèse, les nommer
génériquement « symptôme » un symptôme dans l'anthropomorphisme. Il est
hautement significatif que, dans le tout premier texte de Bataille écrit pour
Documents, le mot symptôme ait fait son apparition pour qualifier, presque
ontologiquement, cette configuration spécifique des rapports entre les formes que
nous nommons le style. Le style, écrivait donc Bataille, doit être tenu, non pour
une affaire d'élégance ou de pure et simple histoire de l'art, mais pour « le
symptôme d'un état de choses essentiel3 ». Un « état de choses essentiel » une
« chose de l'être » visuellement manifestée, selon Bataille, dans la mise en catastrophe
des « formes académiques par les « formes démentes », dans l'« extravagance
positive » d'une « succession d'images violentes » nommée tour à tour déjà
dislocation ou altération de la « Figure humaine 4 »

« Que s'il faut donner une valeur objective aux deux termes ainsi opposés [formes
académiques et formes disloquées], la nature, procédant constamment en opposition
violente par rapport à l'un d'entre eux, devrait être représentée en constante révolte

1. Io., « La pratique de la joie devant la mort » (1939), Œ~w~ complètes, op. cit., I, p. 554.
2. In., « L'art, exercice de cruauté » (1949), Œ~WM complètes, op. cit., XI, p. 483. Il faut se souvenir
que saint Augustin avait posé la même question exactement à propos du même genre de rapport
(spectacle-tuerie), c'est-à-dire à propos des jeux du cirque. Cf. Augustin, Les Confessions, VI, 7, 11-13,
trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, ŒMM-M, XIII, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, pp. 541-547.
3. G. Bataille, « Le cheval académique Documents, 1929, n° 1, p. 27.
4. Io., ibid., pp. 27-30.
L'INACHÈ VEMENT

contre elle-même tantôt l'effroi de ce qui est informe et indécis aboutissant aux
précisions de l'animal humain [.]; tantôt, dans un tumulte profond, les formes les
plus baroques et les plus écœurantes se succédant. Tous les renversements qui
paraissent appartenir en propre à la vie humaine ne seraient qu'un des aspects de
cette révolte alternée, oscillation rigoureuse se soulevant avec des mouvements de
colère et, si l'on envisage arbitraitement en un temps réduit des successions de
révolutions qui ont duré sans fin, battant et écumant comme une vague dans un
jour d'orage.
Sans doute il est difficile de suivre le sens de ces oscillations à travers les avatars
historiques. [.]Mais les altérations des formes plastiques représentent souvent le
principal symptôme des grands r~M~r.M~MMM»w

Bataille, certes, n'a pas fait un sort exclusif encore moins une théorie
explicite à ce mot de symptôme. Il dit « symptôme », mais il dit bien d'autres
choses encore il dit « extravagance positiveou « exaspération des formes; il dit
« métamorphose « va-et-vient » ou « répercussion il dit encore « altération
« écart ou « décomposition il dira plus tard « chance », « malheur » ou « mal
« excès » ou « expérience », « transgressionou « dépense improductive De telles
formulations ne sont pas strictement équivalentes, bien sûr; mais elles désignent
toutes, me semble-t-il, une économie symptomale des formes à laquelle l'esthétique
bataillienne se sera vouée entièrement 2. Telle est donc la torsion interne que
Bataille, une fois son hypothèse posée, fait subir à l'idée même de dialectique des
formes dire symptôme, en ce contexte, c'est dire, d'abord, l'impossibilité ou
l'embrasement destructeur, selon une image proposée à la même époque par
Eisenstein de la synthèse dans le processus dialectique.
Il est fort significatif, à ce titre, que Bataille fasse presque toujours transiter,
chez son lecteur, la compréhension traditionnelle du symptôme « phénomène
insolite dans la constitution matérielle des organes ou dans les fonctions, qui se
trouve lié à l'existence d'une maladie, et que l'on peut constater pendant la vie
des malades », selon la définition de Littré vers une compréhension essentiellement
dialectique, qui en fait le passage obligé l'insolite obligé ou l'anormal obligé,
pourrait-on dire de toute relation, de toute « communication de toute forme
donnée. Dans l'article sur « Le gros orteil », par exemple, le symptôme apparaît,
on l'a vu, sous l'espèce la plus triviale et la plus inoffensive qui soit, celle des cors
aux pieds qui arrêtent l'esthète idéaliste dans son élan admiratif pour les choses
élevées, et lui rappellent, par souffrance interposée ou imposée, « que ces pieds

1. lD.M.,p.31. Je souligne.
2. Je préfère dire symptomal, afin d'insister sur l'aspect formel, critique et « intransitif » de cette
notion, plutôt que symptomatique, qui désignerait le « contenu clinique » et la valeur « transitive » du
symptôme (symptôme telle ou telle maladie). Et je remercie Pierre Fédida de m'avoir guidé vers ce
choix terminologique.
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE

[qu'il veut ignorer] mènent, indépendamment de lui, une existence ignoble Or,
ce simple incident symptomatique prend très vite figure, dans le texte bataillien,
d'une nécessité ou d'une souveraineté souveraineté du symptomal qui s'expriment
dans un jugement très général où chacun, avec ou sans cors aux pieds, sera
désormais concerné chacun d'entre nous, en effet, aura subi à un moment ou à
un autre ce que Bataille nomme l'« œuvre d'une discorde violente des organes »,
le simple spasme du rire, ou l'« inquiétude sexuelle » à quoi se réfère, selon lui, la
« secrète épouvante causée à l'homme par son pied Le résultat de ces réflexions
d'ordre déjà psychanalytique et, en tout cas, d'ordre anthropologique, sera, on le sait,
de développer une théorie dialectique de la séduction « mouvement de va-et-
vient de l'ordure à l'idéal et de l'idéal à l'ordure » dont l'exemple final, non par
hasard, se donnera dans ce symptôme du voir qu'est l'acte d'« écarquiller les yeux,
jusqu'à en crier
Mais le meilleur exemple de cette « dialectique symptomale », le plus clair en
tout cas quant à sa forme, demeure celui par lequel s'organise toute l'argumentation
de l'article sur la « Bouche c'est ici le texte entier, dans son extrême concision,
qui fait la démonstration de ce que serait une dialectique symptomale, une
dialectique privée de synthèse. Premier temps « La bouche est le commencement
ou, si l'on veut, la proue des animaux dans les cas les plus caractéristiques, elle
est la partie la plus vivante, c'est-à-dire la plus terrifiante pour les animaux
voisins 4. » Parce qu'il donne l'amorce même de l'article, cet éloge de la bouche
« sauvage « vivanteàl'extrême et « terrifiantepour cela, fait office d'une thèse
abruptement défendue par Bataille. Le second moment, quelques lignes plus loin,
est bien entendu développé comme antithèse « Chez les hommes civilisés, la
bouche a même perdu le caractère relativement proéminent qu'elle a encore chez
les hommes sauvages Or, le troisième moment n'envisage en aucun cas
l'« élévation ou l'apaisante « réconciliation logique de cette situation contradic-
toire. Celle-ci, au contraire, se précipite et s'exaspère contact et contraste mêlés
dans quelque chose qu'il faut bien nommer le moment du symptôme, et que
Bataille aime référer aux « grandes occasions [de] la vie humaine », ces moments
décisifs, déchirants, où la réconciliation n'est justement plus possible, et vole en
éclats dans l'éclat du symptôme

« Et dans les grandes occasions la vie humaine se concentre encore bestialement


dans la bouche, la colère fait grincer les dents, la terreur et la souffrance atroce
font de la bouche l'organe des cris déchirants. Il est facile d'observer à ce sujet

1. G. Bataille, « Le gros orteil », Documents, 1929, n° 6, p. 300.


2. Io., ibid., pp. 297, 302.
3. ID., ibid., pp. 297, 302.
4. ID., « Bouche », ibid., 1930, n° 5, p. 299.
5. ID., ibid. Bataille parle plus loin de « bouche close, belle comme un coffre-fort « (p. 300).
L'INACHÈVEMENT

que l'individu bouleversé relève la tête en tendant le cou frénétiquement, en sorte


que sa bouche vient se placer, autant qu'il est possible, dans le prolongement de
la colonne vertébrale, c'est-à-dire dans la position qu'elle occupe normalement dans
la constitution animale. Comme si des impulsions explosives devaient jaillir direc-
tement du corps par la bouche sous forme de vociférations

On commence ici d'entrevoir l'espèce d'ontologie où Bataille finira, dans Le


Coupable notamment, par situer une telle décomposition symptomale de la « Figure
humaine ». Là où un clinicien positiviste aurait vu dans cette « forme de vocifé-
rations » l'élément par excellence d'une antithèse de l'humain songeons par
exemple à la répulsion fascinée des médecins du xixe siècle devant les vociférations
d'hystériques, dont on cherchait obstinément la référence mimétique, chiennes ou
louves, hyènes ou truies2 Bataille, lui, considère le symptôme comme le lieu
accidentel, inapaisable et momentané, d'un contact cependant essentiel de la
ressemblance et de la dissemblance dans l'humain. Il faut donc convenir que la
vérité de la « Figure humaine » s'ouvre dans le symptôme, tout à la fois déchirée,
démentie et révélée par lui, terriblement bestiale (au plus loin de moi, du moins
puis-je le croire tant que le symptôme ne me renverse pas) et terriblement humaine
(terriblement proche, puisque définissant ce qui m'échoit, à moi et à mon semblable).
Avant de faire un pas de plus dans cette paradoxale ontologie du symptôme,
constatons ce fait, frappant à la relecture, que tous les textes de Bataille dans
Documents, sous ce même style de « dialectique sans synthèse manifestent
l'exigence et la souveraineté de ce qu'on pourrait nommer ici les formes du
symptomal Il y a d'abord les symptômes au sens classique, les indices, choisis
souvent pour leur côté extrême ou aberrant, de pathologies caractérisées c'est
l'homme qui, sans savoir pourquoi, se jette à terre pour manger la pâtée du chien,
dans l'article «Métamorphose~; c'est « la déraison [d']un jeune homme qu'un
petit chat couché regardait et qui tenant, par hasard, dans sa main, une cuiller à
café, eut tout à coup envie de prendre un œil dans la cuiller 4 »; c'est la jeune
fille qui demande à son curé de la crucifier réellement et qui, satisfaite, mêle ses
« cris de douleur » à ses invraisemblables « cris de joie 5 »; c'est encore le « malheur»
de Crépin, son amour trop vicieux pour les baisers au chocolat, son crime sanglant,
le ratage de son suicide et la monstrueuse mutité de sa bouche emportée 6; c'est,
enfin, le doigt arraché de l'automutilateur, le soleil fixé et l'oreille coupée de
Vincent Van Gogh, à propos de qui Bataille, admirablement, parle du symptôme

1. ID., ibid., pp. 299-300.


2. G. Didi-Huberman, Invention de l'hystérie. Charcot et l'iconographie photographique de la
Salpêtrière, Paris, Macula, 1982, pp. 253-258.
3. G. Bataille, « Métamorphose », Documents, 1929, n° 6, pp. 333-334.
4. ID., « Œil Friandise cannibale », ibid., 1929, n° 4, p. 216.
5. ID. (?), « Bonjour (frères) », ibid., 1930, n° 5, p. 299.
6. ID., « Malheur », ibid., 1929, n° 5, pp. 275-278.
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE

comme de la « nécessité de se jeter ou de jeter quelque chose de soi-même hors de


soi », ce « mécanisme psycho ou physiologique [pouvant] dans certains cas n'avoir
pas d'autre terme que la mort
Les formes du symptomal se repèrent, en second lieu, dans tous ces textes de
Bataille écrits pour Documents, à travers ce qu'on pourrait nommer une véritable
symptomatologie des formes elles-mêmes. Formes naturelles, d'abord (évidemment, et
sans pudeur, passées par Bataille au crible du fantasme) ce sont les « salissures du
pollensur la fleur, la « tache veluede ses organes sexués, le côté « ignoble et
gluantde ses racines 2; ce sont les formes écrasées de l'hippopotame symptôme
d'affaissement dans la forme mesurée du « cheval académique » ou du chameau,
formes définies comme « quelque chose qui est au point le plus critique de toute
vie, là où l'impuissance est la plus pénible> c'est, bien sûr, l'araignée, introduite
par Bataille comme paradigme même de l'informe 4; ce sont, en général, tous les
« écarts de la nature ces formes monstrueuses sans lesquelles l'homme lui-même
ne peut sérieusement éprouver sa propre ressemblance, fût-ce au prix d'un « malaise»
souverain Ne nous étonnons pas, dans cet ordre de pensée, que le « bas
matérialisme de Bataille ait pu voir dans la matière même dont l'homme est fait
comme le symptôme éprouvant la mise en crise de ce à quoi l'homme s'imagine
ressembler
Au-delà des formes naturelles et de leur inévitable propension tératologique,
c'est l'espace lui-même que Bataille aura voué aux pouvoirs du symptôme l'espace
n'est plus à concevoir comme fini ou infini, forme a priori ou construction a
posteriori questions de « philosophes-papas il est à éprouver simplement, aux
deux sens du mot « expérience », dans le vertige, dans la suite sans fin, toujours
imprévisible, de ses accidents, de ses « discontinuités », comme l'écrit Bataille
prisons qui s'écroulent ou poissons qui se dévorent, singes déguisés en hommes ou
hommes masqués par le signe de leur propre disparition Ailleurs, c'est dans la
simple ligne de cassure d'une cheminée en train de s'écrouler que Bataille aura
cherché un point symptomal d'où « voir naître de façon concrète l'imagequi
importe et qui terrifie Il. Documents peut encore se lire comme une vaste sympto-
matologie des formes culturelles, un repérage formaliste des malaises dans la
civilisation depuis les hideuses figurines votives de Notre-Dame-de-Liesse jusqu'aux
charmants « empoisonnementshollywoodiens, depuis les petites danseuses du
1. Io., «La mutilation sacrificielle et l'oreille coupée de Vincent Van Gogh », ibid., 1930, n°8,
pp. 456-457.
2. Io., « Le langage des fleurs », ibid., 1929, n° 3, pp. 162-164.
3. Io., « Le cheval académique », ibid., 1929, n° 1, p. 29. ID., « Chameau », ibid., 1929, n° 5, p. 275.
4. ID., « Le cheval académique », ibid., 1929, n° 1, p. 29. ID., « Informe », ibid., 1929, n° 7, p. 382.
5. ID., « Les écarts de la nature », ibid., 1930, n° 2, pp. 79-82.
6. ID., « Homme », ibid., 1929, n° 4, p. 215 et n° 5, p. 275.
7. Io., « Espace », ibid., 1930, n° 1, p. 41.
8. Io., « Cheminée d'usine ibid., 1929, n° 6, pp. 329-332.
L'INACHÈVEMENT

Châtelet qui « puent la naphtalinejusqu'aux « orgies de sang » dédiées en Inde à


la danseuse Kâlî; depuis l'abattoir « mauditdans l'espace de la ville et « mis en
quarantaine comme un bateau portant le choléra jusqu'au « besoin terrifiantque
sécrète, non seulement une photographie de meurtre à Chicago, mais encore la
plus « moche des aventures des Pieds Nickelés
Mais tous ces exemples, tous ces documents du « symptôme dans la civilisation »,
ne sont encore, si l'on peut employer ici une terminologie hégélienne, que dans
la dimension d'un en-soi, d'un insu. Tout le mouvement de la pensée bataillienne
consiste, par-delà cet état de faits, à revendiquer pour soi, entre savoir et non-
savoir, la souveraineté du symptôme, à vouloir la subir et à en jouer pour en faire
ŒMfr~ façon de la déjouer en la respectant. Voilà pourquoi Bataille oppose si
souvent ce que j'ai nommé le démenti esthésique sa valeur de vérité d'épreuve,
de vérification par l'inattendu à une consolation esthétique trop attendue, trop
illusoire et vaine, de formes inoffensives. Ce que Bataille aura exigé des formes,
et plus exactement de toute « dialectique des formes », ne fut donc surtout pas de
nous réconcilier une fois de plus avec la beauté, la consolatrice beauté. C'était au
contraire la possibilité ou la « chanced'un retour du r~/OM/ë qu'il convoquait,
chez Picasso ou Miré, par exemple, dans la puissance visuelle, « offensive ') ou
« offensante », des formes plastiques. S'il faut encore parler comme je le crois
d'une esthétique de Georges Bataille, alors il faut préciser qu'il s'agit, résolument,
d'une esthétique du démenti de toute coM~o/a~'oM esthétique. En bref, d'une esthétique
de la mise en symptôme.
On le ressent déjà lorsque, dans l'article sur la « Figure humaine », Bataille
oppose à l'anthropomorphisme canonique toutes les « formes concrètes de la
disproportion l'« apparition fortuiteet virulente de toutes les antithèses possibles
à l'image que l'homme se fait en général de lui-même 3. On le ressent également
dans sa convocation de la hantise, dans son souhait de « bousculer les choses et
d'écœurer », dans la mise en contact obstinée des valeurs esthétiques avec les
épreuves défigurantes du symptôme formes contre déformations, yeux séduisants
contre tranchants de rasoirs, musées des Beaux-Arts contre invention de la guillotine,
« rhétoriques contre « terreurs », « transpositions symboliquescontre « émotions

1. ID. (?), « Notre-Dame-de-Liesse », ibid., 1929, n° 5, p. 282. Io., « Lieux de pèlerinage Hollywood »,
ibid., 1929, n° 5, pp. 280-282. ID., « Le Tour du monde en quatre-vingts jours », ibid., 1929, n° 5, pp. 260-
262. ID., « Kâlî », ibid., 1930, n° 6, p. 368. ID., « Abattoir », ibid., 1929, n° 6, p. 329. ID., « X marks the
spot », ibid., 1930, n°7, pp. 437-438. ID., « Les Pieds Nickelés., ibid., 1930, n°4, pp. 215-216.
2. Rappelons cette précision, donnée par Freud « Ce n'est pas le refoulement lui-même qui
produit des formations de substitut ou des symptômes, mais [que] ceux-ci [doivent se comprendre] en
tant qu'indices d'un retour du re/OM~» S. Freud, « Le refoulement(1915), Métapsychologie,
trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1968, pp. 57-58. Cf. également la formule de
Lacan « Le symptôme est ici le signifiant d'un signifié refoulé de la conscience du sujet. Symbole écrit
sur le sable de la chair. » J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 280.
3. G. Bataille, « Figure humaine », Documents, 1929, n°4, pp. 196-197.
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE

violenteset regards à bouleverser'. Bataille finira même, de façon fort provocatrice,


par opposer une esthétique du remède, en quelque sorte gérée par des professionnels
de la bonne santé mentale et « culturelle », à une paradoxale esthétique du mal
irréductible aux négations faciles (non dialectiques) du dadaïsme, par exemple
esthétique que l'on retrouvera, vingt-cinq ans plus tard, revendiquée comme on le
sait dans le domaine littéraire en général

« On entre chez le marchand de tableaux comme chez un pharmacien, en quête


de remèdes bien présentés pour des maladies avouables. [.] [Or,] ce qu'on aime
vraiment, on l'aime surtout dans la honte et je défie n'importe quel amateur de
peinture d'aimer une toile autant qu'un fétichiste aime une chaussure 3.

Bataille lui-même fut pourtant cet amateur de peinture qui se disait prêt à
« pousser des cris de porc devant [les] toilesde Salvador DalI 4. C'est qu'il voyait
un travail du symptôme dans le jeu des formes, à condition que ce « jeufût
« décisif » et « répercussif », comme il disait, c'est-à-dire capable d'une efficacité
d'incarnation et de conflit un « jeu lugubre » où « la dislocation des formes entraîne
celle de la pensée Voilà pourquoi Bataille ne cessa pas, dans Documents, de
rechercher ces « jeux « ou ces « dialectiquesde formes susceptibles à ses yeux
d'exprimer et de transmettre de subir et d'imposer la puissance symptomale
de l'altération décisive ces « jeux », ces « dialectiques » sans synthèse, il les trouva
dans les « destructions successives « propres à l'art dit « primitif »; il les trouva dans
l'« agitation protéique du panthéon manichéen, ainsi que dans le « sentiment
d'horreur décisifsque lui suggérait le noyé de Saint-Sever; il les trouva surtout
dans la « voie ouvertepar la peinture moderne, seule « chanced'après lui
« d'échapper aujourd'hui à la chiourme » idéaliste 6. La « peinture pourrie » de
Picasso, la « foule d'éléments décomposés chez Mirô ou encore le « merveilleux
jeu d'imageschez Masson, voilà donc qui permettait, aux yeux de Bataille, de
briser enfin la vitrine des petits pharmaciens-marchands de tableaux 7.
À travers tous ces exemples, une exigence obstinément s'est faite jour, la plus
1. Io., «Poussière », ibid., 1929, n°5, p. 278. ID., « Esthète », ibid., 1930, n°4, p. 235. ID., «Œil
Friandise cannibale », ibid., 1929, n°4, p. 216. ID., «Musées, ibid., 1930, n°5, p. 300. ID., «L'esprit
moderne et le jeu des transpositions ibid., 1930, n° 8, p. 489.
2. ID., La Littérature et le Mal (1957), Œ~f~ complètes, op. cit., IX, pp. 169-316.
3. ID., « L'esprit moderne et le jeu des transpositions », Documents, 1930, n° 8, pp. 490-491.
4. ID., « Le Jeu lugubre », ibid., 1929, n° 7, p. 372.
5. ID., ibid., p. 369.
6. ID., « L'art primitif », ibid., 1930, n°7, p. 396. ID., «Le bas matérialisme et la gnose », ibid.,
1930, n° 1, p. 4. ID., « L'Apocalypse de Saint-Sever », ibid., 1929, n° 2, p. 79. ID., « Architecture », :&
1929, n° 2, p. 117.
7. Io., « Soleil pourrie ibid., 1930, n°3, pp. 173-174. ID., «Joan Mirô peintures récentes. ibid.,
1930, n° 7, p. 399. ID., « Pascal Pia, André Masson ibid., 1930, n° 6, p. 376.
L'INACHÈVEMENT

paradoxale, la plus radicale qui se puisse adresser au monde de l'art ce qu'exige


Bataille de toute «dialectique des formes~n'est autre qu'une exaspérante
exaspérante car constamment à la limite d'une séduction et d'une horreur volonté
de symptôme. L'esthétique de Bataille dans Documents est une esthétique de la
« volonté de symptôme comme quinze ans plus tard son ontologie se définira
elle-même, à la suite de Nietzsche, comme une ontologie de la volonté de c~MCë
Les positions théoriques respectives de ces deux « volontés paradoxales elles ne
doivent rien, évidemment, à ce que pouvait en entendre Schopenhauer, dont on
sait qu'il fut raillé et littéralement renversé par la critique nietzschéenne 2 se
recouvrent d'ailleurs avec une telle précision qu'il n'est pas exagéré, je pense, de
parler chez Bataille d'une véritable ontologie du symptomal, qui marque à la fois
tout ce que cette pensée, dès 1929-1930, devait à la métapsychologie de Freud,
mais aussi tout ce en quoi elle pouvait se démarquer d'une pensée clinique du
symptôme en tant que tel 3.
Pourquoi donc parler d'une ontologie? Parce que le symptôme dont parle
Bataille, le symptôme qu'« exige » Bataille, n'est pas réductible au symptôme de telle
ou telle maladie qui empêcherait telle ou telle personne de « vivre » ou d'« être
Certes, il s'agit de quelque chose qui empêche de « vivreou d'« être » normalement,
qui ruine la normalité, qui déchire la « vieou l'« être Mais c'est quelque chose
qui ruine la normalité, qui déchire, en tant même que symptôme d'être, vie
symptomale de l'être. Lorsque Bataille, dès le premier numéro de Documents, parle
du symptôme comme révélant un « état de choses essentiel4 », il veut déjà dire que
le symptôme, dont la « formations'identifie avec le mouvement même de l'informe,
« déclasse » et « dément )' l'idée humaniste qu'on se fait en général d'être être un
humain, être humain et la ramène à cette lourde vérité nommée par lui « la
situation imbécile consistant à être La tâche essentielle d'une dialectique des
formes serait dès lors, à strictement parler, de rendre malades les formes comme
la tâche d'une écriture « décisive serait, non seulement de donner des besognes
aux mots, mais encore de les rendre malades, de les écœurer, de leur donner le

1. ID., Sur Nietzsche. Volonté de chance (1945), ŒM~rM complètes, op. cit., VI, pp. 93-136.
2. F. Nietzsche, La Généalogie de la morale (1887), trad. I. Hildenbrand et J. Gratien, ŒM
philosophiques complètes, VII, Paris, Gallimard, 1971, pp. 294-296.
3. Abordant récemment la question d'une « structure théorique du symptôme », Pierre Fédida notait
d'emblée la stabilité (clinique) de la notion, et sa difficulté problématique à un autre niveau (métapsy-
chologique) de connaissance « La définition de ce qu'on nomme symptôme en psychopathologie peut,
aujourd'hui, à la fois être tenue pour remarquablement stable tant elle correspond à la tradition
commune d'une connivence entre manifestation d'un trouble et sa lecture par le clinicien qui l'observe
dans le discours de son savoir et, d'autre part, cette définition est rendue immédiatement problématique
si l'on prend en compte (.) la féconde difficulté de cette définition du symptôme.P. Fédida, Crise
et contre-transfert, Paris, PUF, 1992, p. 227.
4. G. Bataille, « Le cheval académique », Documents, 1929, n° 1, p. 27.
5. ID., « Le Tour du monde en quatre-vingts jours », ibid., 1929, n° 5, p. 260.
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE

vertige de ce que faire signe veut dire parce que la tâche essentielle d'un art en
général n'est autre, aux yeux de Bataille, que de « communiquer » ou de « répercuter »
la maladie, le malaise, le mal d'être.

La volonté d'inachèvement et l'anthropomorphisme déchiré

Or, cette maladie, qui prend mille formes et nous épuise de ses mille pièges
ou crevasses, peut cependant se dire d'un seul mot, choisi par Bataille comme titre
d'un de ses textes les plus beaux, les plus extrêmes, les plus entiers et c'est le mot
coupable, justement, mot par excellence de l'inachèvement Le Coupable, texte
tout à la fois autobiographique et théorique, écrit pendant la guerre, évoque bien
sûr la figure même de son auteur, celui qui dans Documents avouait déjà que « ce
qu'on aime vraiment, on l'aime surtout dans la honte Mais Le Coupable doit
aussi s'entendre dans un sens physique et formel, théorique et processuel, comme
on dirait « l'interminable » ou « l'inachevable », par exemple. Il éclaire absolument,
me semble-t-il, toute l'activité figurale et théorique de Documents. Lorsque Bataille
coupe l'homme de son pied, lorsqu'il l'isole de son cri ou lui arrache un œil-
« friandise cannibale », il ne prétend rien d'autre, dans l'écriture comme dans la
visualité des gros plans, que restituer à la « Figure humaine », dans le temps même
où il la décompose, sa condition essentielle, d'être essentiellement coupable. Voilà
pourquoi le psychique (la culpabilité) et l'organique (la coupure) sont à ce point
indissociables chez Bataille; voilà pourquoi la « Figure humaine loin d'être
détruite par lui ou simplement niée, se voit plus exactement livrée au travail
dialectique de l'inachèvement mis en figures. Voilà pourquoi on peut, sans se
contredire, parler du caractère entier du caractère sans détour qu'occupe le
processus du coupable dans l'esthétique comme dans l'ontologie de Georges Bataille,
dans sa pratique figurale comme dans sa théorie ou dans sa paradoxale méthode
philosophique.
L'Expérience intérieure, livre écrit dans les mêmes années que Le Coupable,
énonçait déjà clairement l'essentiel: l'homme, y lisait-on, n'échappe pas au
symptôme, signe de son insuffisance, qui fait surgir en lui « une dissociation de
soi-même angoissante, une disharmonie, un désaccord définitifs3 ». « L'homme ne
peut, par aucun recours, échapper à l'insuffisance » cela veut dire que la seule
décision humaine qui vaille, le seul acte « décisif », éthique ou esthétique, est cette
volonté d'inachèvement que Bataille n'aura, en fait, jamais cessé de maintenir, fût-

1. ID., Le Coupable (1944), Œ~ffM complètes, op. cit., V, pp. 235-392 (et, plus particulièrement,
pp. 279-286, 383-387).
2. lo., « L'esprit moderne et le jeu des transpositions », Documents, 1930, n° 8, p. 490.
3. Io., L'Expérience intérieure (1934), ŒMWM complètes, op. cit., V, p. 108.
L'INACHÈ VEMENT

ce au prix de toutes les incompréhensions de ses contemporains (Sartre, par


exemple).

« À l'encontre. Ne plus se vouloir tout est tout mettre en cause. [.] Nous ne
sommes pas tout, n'avons même que deux certitudes en ce monde, celle-là et celle
de mourir. [.]Dès lors commence une expérience singulière. L'esprit se meut
dans un monde étrange où l'angoisse et l'extase se composent. [.]Ce qui caractérise
une telle expérience, qui ne procède pas d'une révélation, où rien non plus ne se
révèle, sinon l'inconnu, est qu'elle n'apporte jamais rien d'apaisant»

On comprendra mieux, à lire ces quelques lignes, en quoi pouvait consister


le processus lui-même dialectique d'une telle volonté d'inachèvement. « Expé-
rience singulière que cette volonté d'expérience lorsque Bataille nous dit qu'en
elle « l'angoisse et l'extase se composent il veut dire, je pense, que l'angoisse et
l'extase association rendue célèbre en psychopathologie par le grand livre de
Pierre Janet 2 composent là une configuration qui dépasse, et l'extase au sens
strictement religieux, et l'angoisse au sens strictement clinique. Le symptomal
bataillien se distingue de l'extase au sens religieux en ce qu'il n'implique, à quelque
moment que ce soit de son processus, aucune croyance, aucune espérance « rien
d'apaisant écrit bien Bataille c'est-à-dire aucune soumission à la figure d'un
supposé « maître » de nos inachèvements. Voilà pourquoi Bataille, dès le début de
L'Expérience intérieure, distingue ce qu'il entend par « expérience » de tout vécu
confessionnel ou même « mystique Voilà pourquoi il n'hésite pas, un peu plus
loin, à écraser toute notion du divin sur celle d'une essentielle « maladie (.)
qu'introduit en nous la sensation d'inachèvement
Le symptomal bataillien se distingue d'autre part de l'angoisse mais aussi du
« symptôme au sens clinique, dans la mesure où il se donne comme la
revendication d'une méthode et comme un « faire-œuvre loin de se réduire au
désœuvrement et à l'arrêt des processus que supposent en général les dysfonction-
nements à quoi la psychopathologie tente de remédier. Bataille, en quelque sorte,
tentait de susciter une expérience symptomale qui pût éviter, et la croyance des
« fous de Dieu et l'aliénation que les cliniciens patentés observent dans l'inachè-

l.lD.MJ.,p.lO.
2. P. Janet, De l'angoisse à l'extase, Paris, Alcan, 1926-1928 (2 vol.).
3. G. Bataille, L'Expérience intérieure, op. cit., p. 15: « J'entends par expérience intérieure ce que
d'habitude on nomme expérience mystique les états d'extase, de ravissement, au moins d'émotion
méditée. Mais je songe moins à l'expérience confessionnelle, à laquelle on a dû se tenir jusqu'ici, qu'à
une expérience nue, libre d'attaches, même d'origine, à quelque confession que ce soit. C'est pourquoi
je n'aime pas le mot mystique.»
4. ID., ibid., p. 98 « L'être n'est nulle part. (.) Je vois aujourd'hui le lien essentiel de cette
maladie à ce que nous tenons pour divin la maladie est divine (.) à partir de l'angoisse
qu'introduit en nous la sensation d'inachèvement.»
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE

vement d'autrui (c'est l'espèce d'inférence triviale, voire de tautologie, que l'on
reconnaît dans une formule du type « Vous avez un symptôme, donc vous avez
une maladie »). Bataille tentait de faire du symptôme une question d'être et non
d'avoir (l'avoir et en souffrir, ne plus l'avoir et se porter mieux). Ce faisant, il
tentait de revendiquer l'attitude « souveraine » par excellence peut-être impossible,
au sens qu'il donnait à ce mot, mot de toute exigence authentique attitude qui
devait faire de l'extase une position irréligieuse, et de la maladie une épreuve non
pas subie absolument, mais susceptible, jusqu'à un certain point, de construction
esthétique une méthode formelle quant à l'inachèvement.

« Méthode signifie violence faite aux habitudes de relâchement. [.] Ni la rigueur


ni l'artifice ne sont humiliants. La méthode est une nage à contre-courant. Le
courant humilie les moyens d'aller contre lui me sembleraient encore agréables
s'ils étaient pires. Les flux et les reflux de la méditation ressemblent aux mouvements
qui animent la plante au moment où la fleur se forme. L'extase n'explique rien,
ne justifie rien, n'éclaire rien. Elle n'est rien de plus que la fleur, n'étant pas moins
inachevée, pas moins périssable. La seule issue prendre la fleur et la regarder
jusqu'à l'accord, en sorte qu'elle explique, éclaire et justifie, étant inachevée, étant
périssable

« Au moment où la fleur se forme.Le lecteur de Bataille, devant cette


écriture volontairement non argumentative, ne peut qu'éprouver l'étrange familiarité
le trait de ressemblance de ce paradigme « floralde l'extase avec tout ce dont
il était déjà question, dans Documents, à propos du « Langage des fleurs la même
articulation du pathétique et du morphologique, la même insistance sur les motifs
du flux et du reflux; la même fascination pour la mise en mouvement des formes,
formations et déformations rythmiquement alternées; la même « issue » du périssable
et de l'inachèvement. C'est donc comme en filigrane que la fleur « extatiquedu
Coupable se pare ici des attributs visuels évoqués quinze ans plus tôt dans l'article
de Documents le centre informe de toute forme « tache velue des organes
sexués » de la fleur l'« élégance diaboliqued'une forme capable de signifier la
beauté même, et néanmoins de se « réduire à une loque »; jusqu'à cette expérience
typiquement « extatiquedu marquis de Sade « enfermé avec les fous, qui se faisait
porter les plus belles roses pour en effeuiller les pétales sur le purin d'une fosse
Ce qu'il faut comprendre de tels motifs est encore lié, je pense, à l'exigence
de ce que Bataille nommait dans Documents et ne nommait plus dans Le Coupable
une « dialectique des formes ». Ces motifs combinés éclairent la stratégie
fantasmatique du texte sur les fleurs et, symétriquement, ils éclairent l'aspect
esthétique, formel, du texte sur l'extase. Ils trouvent peut-être leur prolongement

1. Io., Le Coupable, op. cit., p. 265.


2. ID., « Le langage des fleurs », Documents, 1929, n° 3, pp. 160-164.
L'INACHÈVEMENT

le plus déchirant pathétique et morphologique là encore mêlés dans un épisode


directement lié à l'agonie de Laure, et où jouent ensemble, dialectiquement, tous
les éléments fondamentaux de cette esthétique bouleversée de Georges Bataille
l'accueil et le rejet de la beauté, la « séduction à la limite de l'horreur le jeu
cruel des ressemblances, l'ouverture défigurante des formes, la réciprocité déchirante
du regard, où toute forme décisive regarde son spectateur en l'embrassant pour
ainsi dire dans un mouvement de perte et de hors-de-soi

« Pendant l'agonie de Laure, je trouvai dans le jardin alors délabré, au milieu


des feuilles mortes et des plantes flétries, une des plus jolies fleurs que j'ai vue
une rose, couleur d'automne à peine ouverte. Malgré mon égarement, je la
cueillis et la portai à Laure. Laure était alors perdue en elle-même, perdue dans
un délire indéfinissable. Mais quand je lui donnai la rose, elle sortit de son étrange
état, elle me sourit et prononça une de ses dernières phrases intelligibles Elle
est ravissante me dit-elle. Puis elle porta la fleur à ses lèvres et l'embrassa avec
une passion insensée comme si elle avait voulu retenir tout ce qui lui échappait.
Mais cela ne dura qu'un instant elle rejeta la rose de la même façon que les
enfants rejettent leurs jouets et redevint étrangère à tout ce qui l'approchait,
respirant convulsivement.
12 octobre.
Hier, dans le bureau d'un camarade de travail, alors que celui-ci téléphonait,
j'éprouvais de l'angoisse et sans que rien ne puisse être aperçu, je me trouvai
absorbé en moi-même, les yeux fixés sur le lit de mort de Laure (celui où je me
couche maintenant chaque soir). Ce lit et Laure se trouvaient dans l'espace même
de mon cœur ou plus exactement mon cœur était Laure étendue sur ce lit dans
la nuit de la cage thoracique Laure achevait de mourir à l'instant où elle éleva
l'une des roses qu'on venait d'étendre devant elle, elle l'éleva devant elle avec un
mouvement excédé et elle cria presque d'une voix absente et infiniment douloureuse
La rose! (Je crois que ce furent ses derniers mots.) Dans le bureau et pendant
une partie de la soirée la rose élevée et le cri restèrent longtemps dans mon co?Mr.
La voix de Laure n'était peut-être pas douloureuse, elle était peut-être simplement
déchirante. Au même instant je me représentais ce que j'avais éprouvé le matin
même prendre une fleur et la regarder jusqu'à l'accord. C'était là une vision »

Il serait sans doute épuisant de donner à ces lignes bouleversées le commentaire


qu'elles méritent. Je n'en retiendrai que cette circulation de la fleur « à peine
ouverteportée devant les yeux, en surplomb, puis rejetée et s'étiolant aussi vite,
du dedans, que la cage thoracique de Laure, être de beauté, être mourant devant
qui Bataille s'obstine à observer, à admirer presque, à voir jusqu'à la lie les formes
de cette décomposition, qu'il finira par mettre en dedans de soi, pour y habiter, s'y

1. Io., Note inédite en marge du Coupable, op. cit., p. 512. Cf. également le texte intitulé « La
rosace », et repris avec d'autres dans l'édition des Écrits de Laure, par J. Peignot et le Collectif Change,
Paris, Pauvert, 1977, pp. 303-310.
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE

lover, s'y coucher exactement comme dans le lit de la morte. L'espèce de cruelle
gaieté par laquelle Bataille avait mené, dans Documents, toute son œuvre de
décomposition de la « Figure humaine » trouve ici son destin le plus cru. « Rendre
malades » les formes canoniques de l'anthropomorphisme, cela, au fond, ne pouvait
qu'être l'œuvre de quelqu'un lui-même « rendu malade » par la décomposition de
la « Figure humaine » (celle de son propre père, en premier lieu, puis de sa mère 1).
La volonté de symptôme et le travail d'inachèvement décisions théoriques majeures
de l'esthétique bataillienne, exprimées dans cette paradoxale « dialectique des
formes » dominée par le mouvement même de l'informe n'étaient au fond que
l'accueil et la construction d'une cruauté éprouvée en chaque ressemblance humaine.
Voilà pourquoi on pourrait considérer comme un « dernier mot » de toute cette
tentative l'expression que Bataille, dans Le Coupable, revendique au-delà de la
dialectique hégélienne, qui n'est d'après lui qu'une dialectique de l'achèvement
sous l'espèce d'un anthropomorphisme déchiré

« Dans la représentation de l'inachèvement, j'ai trouvé la coïncidence de la


plénitude intellectuelle et d'une extase, ce que je n'avais pu atteindre jusque-là. Je
me soucie peu d'arriver à mon tour à la position hégélienne suppression de la
différence entre l'objet qui est connu et le sujet qui connaît (bien que cette
position réponde à la difficulté fondamentale). De la pente vertigineuse que je
monte, je vois maintenant la vérité fondée sur l'inachèvement (comme Hegel, lui,
la fondait sur l'achèvement), mais il n'y a plus là d'un fondement que l'apparence!
Je me trouve glorieux porté par un mouvement descriptible, si fort que rien
ne l'arrête, et que rien ne pourrait l'arrêter. C'est là ce qui a lieu, qui ne peut être
justifié, ni récusé, à partir de principes ce n'est pas une position, mais un
mouvement maintenant chaque opération possible dans ses limites. Ma conception
est un anthropomorphisme déchiré. [.]En toute réalité accessible, en chaque être,
il faut chercher le lieu sacrificiel, la blessure. Un être n'est touché qu'au point où
il succombe, une femme sous la robe, un dieu à la gorge de l'animal du sacrifice

GEORGES DIDI-HUBERMAN

1. Cf. M. Surya, Georges Bataille, la mort à /'<BM~r~ Paris, Gallimard, 1992, pp. 11-49.
2. G. Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 261.
Michel Gribinski

LE SENTIMENT CONGÉNITAL

UN OBSTACLE À LA CONSTRUCTION

1. L'homme est le modèle du monde

La construction en analyse place le sujet dans la généralité de l'espèce humaine.


Ainsi l'exemple donné par Freud en 1937expose-t-il à grands traits qu'à peine
le petit d'homme, pourtant né d'un père et d'une mère, a eu le temps de se croire
unique, survient un intrus qui anéantit sa prétention et déplace sa croyance. Dans
son absolue indifférence à l'égard de qui la compose, l'espèce afflige le sujet d'une
rancœur dont l'objet ne pourra jamais être que substitutif; car les intentions de
l'espèce sont inconnues, ou plutôt elle se moque d'avoir ou non des intentions. La
construction freudienne est, jusque dans son énoncé, d'une généralité telle qu'un
certain nombre d'analystes la tiennent en attente, sans prendre de véritable décision
quant à ce que Freud en dit. En effet, dans l'article de 1937, Freud écrit « Le
terme de construction (par rapport à celui d'interprétation) est de beaucoup le plus
approprié pour rendre compte de notre technique et cette affirmation presque
conclusive de sa pensée technique mène généralement parmi nous une sorte
d'existence atténuée et inconséquente.
Effectivement, cet exemple n'est pas attrayant, et son énoncé non plus 2, qui
en redouble et presque en mime le contenu il est pour ainsi dire indifférent,
détaché et péremptoire. Vous avez longtemps cru que, vous avez alors pensé, vous
aviez tel âge, c'est ainsi. Cet énoncé ingrat et sans manières se meut à peine, il
semble dépourvu d'imagination, des mots fermés, entre deux eaux juste des mots

Les citations en épigraphes sont de Léonard de Vinci. Je les dois, ainsi que certaines données
biographiques, à la lecture du Léonard de Vinci, Biographie de Serge Bramly, Éditions J.-C. Lattès, 1988.
1. S. Freud, « Constructions en analyse », Résultats, idées, problèmes, t. II, PUF, 1985.
2. « Jusqu'à votre n" année vous vous êtes considéré comme le possesseur unique et absolu de
votre mère; à ce moment-là, un deuxième enfant est arrivé et avec lui une forte déception. Votre mère
vous a quitté pendant quelque temps et, même après, elle ne s'est plus consacrée à vous exclusivement.
Vos sentiments envers elle sont devenus ambivalents, votre père a acquis une nouvelle signification
pour vous (« et ainsi de suite », écrit Freud).
L'INACHÈVEMENT

qui paraissent dire à chacun et à tous ce fut et c'est ainsi. De plus, comme la
généralité de nos histoires éveille ce que la théorie a de plus légendaire, Freud
choisit le « cas » oedipien, banal et sans surprise, de la désillusion amère du petit
garçon. Avec arrogance, une construction affirme notre modeste appartenance à la
loi commune de la théorie analytique et de la vie la construction en analyse n'a
rien d'aimable, et nous avons eu suffisamment de mal à admettre que Je était un
autre pour tolérer avec simplicité l'idée que tous les Je sont dans ce cas. Nous ne
voulons d'autres que nous-mêmes. Pourtant, cela ne nous empêche pas de nous
identifier à ceux qui, ne voulant, eux non plus, d'autres qu'eux-mêmes, prennent
superbement le risque de revendiquer le statut d'exception. Nous sommes tous
uniques, mais quelques-uns, choisis à cet effet, le sont plus que moi, et tous les
autres le sont beaucoup moins.

2. OK ne peut avoir ni moindre ni plus grande


seigneurie que la seigneurie de soi-même

« Voici l'hiver de notre déplaisir.» Richard III s'ouvre sur le célèbre monologue
âpre où le futur roi se décrit durement il est grossièrement embouti, tronqué,
bâclé avant terme, il est à peine mi-bâti. « Voici l'hiver de notre déplaisir ce
pourrait être un glorieux été de paix, mais pour Gloucester le boiteux, pour celui
qui épie son ombre contrefaite au soleil, la saison de la vie n'est que discontent
déplaisir, et matière à grief il est unfinished, inachevé. Les chiens aboient après
sa claudication et lui-même avec eux quelle femme voudrait d'un homme inachevé?
Mais quelle femme, en ce monde où l'on respire, n'a pas retenu son souffle, émue
en vérité par l'inachèvement d'un homme des hommes? Lady Anne l'apprendra
bientôt.
Dans le texte sur « Les exceptionsoù Freud cite en allemand le monologue
de Richard 777 unfinished est traduit par verwahrlost qui ne veut pas dire inachevé,
mais laissé à l'abandon ou négligé. Et quand, un peu plus haut, Freud parle de
l'homme inachevé 2, c'est dans un tout autre sens l'homme inachevé est celui qui
n'a pas respecté la réalité nécessaire, l'urgence de la vie. Il est inachevé parce qu'il
n'a pas renoncé à l'immédiateté du principe de plaisir, il a l'inachèvement de
l'enfance et il ne les quittera, enfance et inachèvement, qu'en renonçant. Mais
certains, à qui le destin a imposé une souffrance congénitale, certains innocents
de leur peine prétendent à l'exception et refuseront de renoncer. Parmi eux, dans
une de ces listes freudiennes singulières, pêle-mêle des névrosés dont on ne peut

1. G. W, X, p. 368.
2. Der unfertige Mensch.
LE SENTIMENT CONGÉNITAL

raconter l'histoire, le peuple juif Richard III, les femmes. Les femmes, écrit
Freud dans un style shakespearien, se considèrent « raccourcies d'un morceau ».

3. L'amour seul me fait souvenir

Une femme aux manières moins sonores mais qui pas plus que Gloucester
n'aimait l'amour disait ne pouvoir se représenter son sexe autrement qu'avec le
sentiment qu'elle n'était pas finie. C'était un sentiment congénital, plus inquiet
qu'amer, qui semblait devoir offrir un refuge physique aux lacunes de la mémoire,
un sentiment délicat que son corps se terminait là sans être terminé. D'ailleurs
elle étendait gentiment sa préoccupation aux hommes eux « faisaient fouillis
c'était drôle, elle en avait des accès de rire, et cela avait quelque chose de consolant
qui recouvrait les à-côtés plus gênants de cette expression. En effet, des idées liées
au désordre et d'autres qui se rattachaient aux diverses activités de fouiller suivaient
de près l'évocation du « fouillis masculin, et ses pensées s'embrouillaient, elle
perdait le fil perdre le fil était sa représentation de la scène primitive. Cela lui
rappelait ses refus comiques et répétés d'apprendre le fonctionnement du corps. Il
n'y avait d'anatomie que féminine et imparfaite, ou masculine et mal descriptible.
Plus que l'anatomie, le mouvement servait à établir des différences le mouvement
masculin était dérisoire, tellement prévisible, dépendant d'un mécanisme rudimen-
taire. II suffisait de remonter le ressort, et ça se déroulait au mieux comme ces
programmes d'appareils ménagers à option éco, universel, délicat et au pire
comme le mouvement à la fois convenu et inquiétant des automates; du mouvement
d'homme qui vous rendait la chose encore plus éloignée ou qui, simplement,
interférait. Mais interférait avec quoi? On naissait fille, c'était comme ça, consti-
tutionnel. Était-on vraiment obligé de penser en style « Sélection du reader's digest»
qu'on devenait femme par un homme et par le mouvement de sa. patate?!
Le mot avait été trouvé par l'enfant gourmande quand elle guettait le moment
du coucher de son père et que le vêtement de nuit découvrait fugacement un bout
de la nudité paternelle. Elle pouffait oh! la patate! j'ai vu la patate! Visuellement
c'était informe à souhait, et cela confondait agréablement les intérêts liés aux
divers orifices du corps, une vraie consolation qui occupait avec toute la densité

1. «Je ne veux pas non plus traiter de l'évidente analogie entre la déformation du caractère
consécutive à un état maladif prolongé au cours de l'enfance et le comportement de peuples entiers au
passé chargé de souffrances. (« Quelques types de caractères dégagés par le travail psychanalytique
chapitre « Les exceptions », in L'Inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, Traductions nouvelles,
1985.)
Rébus musical Amo re sol la mi fa re mi ra re, où Léonard représenta « amo» par le dessin de
son sens italien un. hameçon. Freud n'en aurait pas non plus désavoué la suite la sol mi fa sol lecita,
lui seul me stimule.
L'INACHÈVEMENT

uniforme du féculent le carrefour des questions et des théories orificielles de cette


enfant devenue adulte. Mais, pour elle-même, il n'y avait pas de mot ni de forme,
juste un état, et l'idée monotone du corps non terminé (à la différence de Gloucester
les épithètes manquaient) pouvait donner une sorte de malaise muet et il ne fallait
pas s'y attarder.
L'exemple de cette femme est peut-être trop discret pour introduire le sentiment
congénital de l'inachèvement; au trop d'images de Richard III, elle opposait une
atonie, une difficulté un inachèvement de la représentation (mais toute
représentation ne se ressent-elle pas d'être la fin psychique d'une message toujours
suspendu?). Surtout il manque à l'exemple de cette femme le préjudice intolérable,
le soulèvement contre le principe de réalité, la rage solitaire. Elle n'aimait pas les
monologues. Mais elle n'aimait pas non plus la loi commune, et elle se voulait
véritablement à part. Il y avait donc mieux à faire que des discours rageurs de
songe-creux au miroir, et plutôt que de perdre son temps et sa dignité à exposer
son dépit en même temps que sa prétention d'avoir des privilèges sur autrui, elle
préférait les exercer. L'analyse devint de plus en plus claire, comme on le dit d'un
œuf non fécondé, et mes constructions firent de plus en plus « fouillis qu'elle
traitait avec une gentillesse souriante. Sa réussite professionnelle fut soudaine et
considérable, et elle mit fin en même temps à la relation amoureuse qui la
bouleversait, et qui était ce pour quoi elle était venue à l'analyse. Durant le court
laps de temps qu'elle nous accorda avant d'arrêter, il apparut que tout cela ne
changeait pourtant rien au sentiment d'être inachevée, et elle reconnaissait en elle
l'idée singulière d'un destin du passé, qui est un caractère propre au sentiment
d'avoir subi un préjudice constitutionnel. Un destin du passé, ce que Freud appelle
un « destin antérieur de la vie formule où le destin a l'allure de quelque chose
d'intermédiaire qui se serait installé entre deux histoires naturelles, brisant le fil
d'humilité qui les relie et empêchant le sujet d'accueillir dans sa propre histoire
l'héritage de celle de ses géniteurs. Un dommage à la fois anti et anté-naturel, qui
empêche le mouvement du souvenir entre réalité et fiction, et qui donne une
expression à ce que la sexualité des parents a de contre nature.

4. Ne pas mentir sur le passé

Et pas seulement celle des parents. On sait comment Léonard parle du


« fouillismasculin: « [la verge] possède parfois une intelligence en propre; en
dépit de la volonté qui désire la stimuler, elle s'obstine et agit à sa guise, se
mouvant parfois sans l'autorisation de l'homme ou même à son insu; [.]elle ne
suit que son impulsion; souvent l'homme dort et elle veille et il arrive que l'homme

I. « Les exceptions op. cit.


LE SENTIMENT CONGÉNITAL

est éveillé et elle dort; maintes fois l'homme veut se servir d'elle qui s'y refuse
maintes fois elle le voudrait et l'homme le lui interdit 1 ». « La nature, écrit-il aussi,
perdrait l'espèce humainesi elle n'était sans retenue ni parures, ni beaux visages.
Léonard de Vinci est un homme inachevé idéal. D'abord parce qu'il a en
quelque sorte tout fait, ensuite parce que personne ne peut prétendre avoir le
« dernier mot »sur ce qu'il n'a jamais fini de faire. Le Souvenir d'enfance de
Léonard de Vinci est un livre qui fait rêver et lorsqu'on l'ouvre, on va à de certains
endroits, comme dans ces nuits où on a le temps, nuits de vacances qui se terminent
par des rêves que l'on reprend à plaisir pour les continuer encore un peu. Grâce
à quoi le début du rêve et celui du livre passent quelque peu inaperçus. Il est
bien possible que notre « amour des commencements » quoi de plus paradoxa-
lement complet et achevé qu'un commencement? nous épargne la peine des
débuts. Car les débuts sont en fait plutôt vexants. Sans même parler de l'inter
urinas et faeces de nos premiers instants, le début d'une pensée personnelle vient
après ou plutôt malgré des années de travail; l'analyse a été entreprise dans la
gêne d'un symptôme stupide et mesquin; la rencontre de l'aimée fut de pur hasard.
Le début du Souvenir J~M/aKC~ n'est pas souvent commenté. Les objets
habituels vous et moi de la recherche des médecins de l'âme sont, dit Freud
à la première ligne, « médiocres », ~<c/c/! veut dire débile, malingre, déficient,
et dans le langage courant, faiblard. Et quelques lignes plus bas, « nous » voici
taxés d'insuffisance. Mais quand vient un Grand de l'espèce humaine. Or, ce qui
me semble toujours insuffisant, ce n'est pas le matériel humain ordinaire, c'est la
trace des souvenirs à partir desquels nous développerons la construction en analyse.
Et d'une certaine façon, plus cette trace déficiente est insatisfaisante, incomplète,
médiocre et plus la construction qui s'impose à moi est (me semble) fournie, dense,
concrète je vois les choses comme si j'y étais. La table de la cuisine qui est au
centre de telle scène presque complètement refoulée dans l'oubli, j'en vois la patine,
l'encoche ancienne sur le pied carré, je prends contact avec le crissement un peu
irritant de la toile cirée, mon œil s'arrête sur la marque décolorée laissée par la
casserole trop chaude et en en suivant pour la dixième fois le contour, je m'étonne
de pouvoir m'absenter si simplement de la tempête d'émotions, de la rage indicible,
de la honte qui brûle les oreilles, et de pouvoir à la fois souffrir de mon drame et
mesurer son insignifiance; je cligne des yeux, c'est la tourmente, je recligne des
yeux, plus rien n'importe spécialement. Mon drame je veux dire le drame du

1. Carnets, T. I, coll. « Tel », Gallimard 1987, p. 104 et p. 128.


2. J.-B. Pontalis, préface à S. Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Gallimard, « Folio
bilingue », 1991. Peut-on avoir le dernier mot sur les pères? En contrepoint à la question de l'auto-
engendrement maternel chez Léonard, la préface de J.-B. Pontalis pourrait se lire comme une étude
sur l'inaboutissement de toutes les filiations paternelles les pères incertains auxquels on ne cesse plus
de s'adresser avec une conviction absolue (les mères, certissimes, que nos traités remplissent de derniers
mots).
L'INACHÈVEMENT

patient est décidable. Je le vois avec sa lassitude d'enfant, qui pleurait et


s'intéressait à pleurer. Je dis (à qui?), je peux lui dire vous êtes fâché et découragé
que je ne veuille pas répéter mon intervention de la fin de la séance précédente,
qui pourtant devrait être pour vous et non pour moi, mais, dans cette scène où
vous aviez quatre ans, lorsqu'en gigotant sur la chaise en paille rageusement
repoussée de la table de la cuisine, vous refusiez de manger les poires cuites à la
cannelle à cause du silence satisfait de votre frère, l'intrus de toujours, qui en avait
plus et que vous mesuriez la qualité de l'amour maternel à la quantité de
cuillerées, n'appreniez-vous pas que le chagrin, à force, finissait par valoir une
demi-poire de plus, et peut-être même celle que vous convoitiez (celle avec la
tige)? Et qu'obtenir ce que vous valait votre chagrin ne valait rien, puisque c'était
obtenu et non donné?. On me répond la chaise était en bois et je n'ai jamais
mangé de telles poires, mais tandis que je vous écoutais, je pensais à ma tristesse
inexplicable lorsque j'entends le coup de sonnette, pourtant tellement désiré, de
Aude. Est-ce que le chagrin me serait resté nécessaire, qui me rend éternellement
ma mère qui rend ma mère éternelle?
Quand j'exporte, si je peux dire de tout mon cœur, une situation transférentielle
dans une construction du passé de mon patient, l'obstacle narcissique est vite
franchi (de tout mon cœur j'entends d'ici les murmures de mes collègues; ils ont
raison).

5. Misérables mortels, ouvrez les yeux!

Freud s'est identifié à Léonard, cela a été plus d'une fois relevé; et à mesure
des recherches, on s'aperçoit à quel point sa construction est erronée Auparavant
je pensais qu'il importait peu que Léonard ne soit pas resté cinq ans avec sa mère,
mais quelques mois; je glissais rapidement sur le fait que la Anna Metterza, loin
d'être un motif rare, ait été une représentation quasi obligatoire un must à la
fin du xv** siècle; il m'était désagréable, sans plus, que la planche anatomique du
coït, si convaincante pour la construction freudienne, fût en réalité une lithographie
de 1830 par Wehrt, d'après une gravure de Bartolozzi éditée en 1812, où les deux
graveurs avaient ajouté des détails que Freud utilise. Il m'était égal de savoir que
l'imprimerie n'avait pas encore franchi les Alpes, ou que la fameuse notation il
sole non muove fût une note technique sur des jeux de lumières et non une
connaissance précopernicienne; il m'était égal que le vautour fût un milan, et la
déesse égyptienne Mout, ramenée dans les bagages d'un oiseau volage d'avant les
langues, avait évidemment donné naissance à l'appellation de la Mutter allemande.
Je crois qu'il m'eût été indifférent d'apprendre que Léonard n'avait jamais existé

1. Voir la biographie de Léonard de Vinci, S. Bramly, op. cit.


LE SENTIMENT CONGÉNITAL

aucun défaut congénital n'aurait pu faire obstacle à la construction freudienne,


elle était parfaite, elle « fonctionnait » comme l'écrit J.-B. Pontalis qui rassemble
plaisamment les arguments et les dénégations des zélateurs. Et à présent? (mais à
présent que quoi?) À présent, je pense que la construction fonctionne parce qu'elle
est fausse. Et que ce qu'il en reste de vrai, en particulier concernant l'énigme de
l'inachèvement des œuvres, celle « dusourire, et celle aussi de la sexualité de
Léonard ne « fonctionne » pas, qu'il ne s'agit plus de cela, mais qu'elle est vivante,
qu'elle existe dans cet état singulier, essentiel, de l'analyse où la réalité psychique
et l'événement réel se rencontrent et se reconnaissent et produisent du nouveau
des hypothèses au lieu d'une réassurance sur la machine à produire.
Il me semble que le sentiment congénital de Léonard de Vinci d'être une
exception faisait si bien obstacle à la construction qu'elle s'y est brisée, en un
puzzle où toutes les pièces sont à leur place, sans un manque, un achèvement
parfait (et faux) appelé par l'énigme de l'inachèvement chez Léonard. Mais la
construction en analyse est essentiellement inachevée, toujours reprise sous un
angle différent à la faveur du matériel nouveau qu'elle suscite, elle a renoncé à
l'accès aux inscriptions mnésiques, auxquelles seul le patient aura éventuellement
affaire et éventuellement sans même le savoir. La construction ne fait qu'exposer,
mais inlassablement, que le temps a passé et que l'usage des fausses connexions
où s'enlisent et se perdent tant d'énergie, de conduites et de pensées n'a désormais
plus de nécessité autre qu'imaginaire. La construction est renoncement à toute
synthèse.

6. Alienissimo

Moins complète lorsqu'on considère ses erreurs, la construction du Souvenir


~M/aMCë. acquiert de la sorte, me semble-t-il, un caractère plus proche de l'analyse,
aussi en ce que l'analyste y fait l'expérience du dessaisissement. Cette construction
qui s'échappe acquiert cette poésie muette, expression de Léonard pour définir la
peinture, qui pourrait aussi désigner la qualité particulière à l'expérience psychique
du rêve, du souvenir et des lacunes de leur mémoire. Moins parfaite, la construction
retrouve son humanité et ses intentions faire sortir l'inachèvement de sa fixité,
donner une perspective temporelle à l'unfertige Mensch, à l'homme inachevé et,

Étranger absolu ainsi se décrit Léonard menacé d'être déshérité, dans les brouillons des lettres
qu'il n'envoie pas à sa famille.
1. Dans sa préface, J.-B. Pontalis, qui relève cette belle expression de poésie muette, oppose l'analyse
par Paul Valéry de l'inachèvement chez Léonard à celle de Freud. « En soulignant chez le peintre,
écrit-il, la difficulté à terminer ses œuvres et son indifférence à leur sort, en tenant pour une infirmité
la diversité extrême de ses intérêts, et surtout en supposant un conflit (au bénéfice final de la première)
entre l'investigation scientifique et la production artistique, Freud ne s'est-il pas mépris autant sur les
L'INACHÈVEMENT

si grand homme soit-il, l'introduire à la généralité. Freud écrit en effet à la première


page du Souvenir. que la psychanalyse « estime qu'il n'est personne de si grand
que ce lui soit une honte de subir les lois qui régissent avec une égale rigueur les
conduites normales et pathologiques ».
Personne ? Sauf celui qui, revendiquant le statut d'exception, se place à l'écart
des lois communes et de leur rigueur. L'Alienissimo écrit dans ses carnets cette
phrase empruntée à Ovide et à Ulysse « Je doute, ô Grecs, qu'on puisse faire le
récit de mes exploits, quoique vous les connaissiez, car je les ai faits sans témoin,
avec les ténèbres de la nuit pour complice.Sans vouloir étouffer sous plus de
feuilles ce muet patient de papier qu'est Vinci, voici quelques traits qui plaident
en faveur de l'existence en lui du sentiment congénital par lequel il récuse la
généralité de la construction et son humanité. D'abord le préjudice congénital
Léonard est retiré à sa mère à l'âge de quelques mois, au plus dix-huit, âge
ordinaire du sevrage, qui correspond à la date du mariage de Caterina si l'enfant
fut, comme l'écrit Freud, l'unique consolation de sa mère, alors Antonio, l'époux,
et les cinq enfants qu'il lui fait sans attendre et coup sur coup (quatre filles et un
garçon, le premier naît l'année même du mariage) furent aussi, chacun, son unique
consolation. Léonard laisse peut-être une indication vengeresse de cette multiple
unicité lorsqu'il écrit dans ses carnets « L'homme qui accomplit le coït avec
retenue et mépris fait des enfants irritables et indignes de confiance; en revanche,
si le coït se fait avec grand amour et grand désir des deux côtés, l'enfant sera de
grande intelligence, et plein d'esprit, de vivacité, et de grâces. » Les « exceptions »
ont subi une souffrance congénitale, et en gardent un sentiment amer d'innocence
Serge Bramly relève un certain nombre de devinettes prophétiques que Léonard
s'amuse à composer à la fin du siècle. Si leur solution est dérisoire leur énoncé
ne l'est pas « Les temps d'Hérode reviendront, car les enfants seront arrachés à
leur mère nourricière et mourront de grandes blessures infligées par des hommes

idéaux de la Renaissance que sur le génie propre de Léonard? L'exemple du cavallo de bronze pour
la statue équestre de Francesco Sforza, jamais achevé, va-t-il dans ce sens? Le cheval devait être
grandeur nature. Celui que Vinci finit par réaliser en terre glaise, dix ans après la commande, mesure
7,20 mètres de haut. Les deux années suivantes se passent en investigations, en « opérations de l'esprit »
(Valéry) pour trouver comment couler le colosse en bronze d'une seule pièce. Encore deux ans et les
moules sont prêts. Mais le bronze ne sera pas coulé. Huit ou dix ans plus tard, Léonard, qui projette
de détourner l'Arno (1503) et de relier l'Europe à l'Asie (1504) par le moyen d'un pont d'une seule
arche de 240 mètres jetée au-dessus de la Corne d'Or dont il envoie le projet à Bajazet, est interpellé
un jour qu'il passe piazza Santa Trinità, à Florence on veut son opinion sur certains vers de Dante.
Survient Michel-Ange. Léonard (pressé, courtois ou provocant?) "Voici Michel-Ange qui va vous les
expliquer. » Michel-Ange, avec colère « Explique-les toi-même, toi qui as fait le modèle d'un cheval
que tu n'as pas été capable de couler en bronze, et que, pour ta honte, tu as abandonné. Et ces idiots
de Milanais t'ont fait confiance ? » Les idéaux de la Renaissance, dans cette anecdote, n'en tiennent-ils
pas quand même aussi pour l'achèvement de l'oeuvre idéale?
1. Les réponses, dans l'ordre: les chevreaux; les animaux dont on tire le fromage; les noix, les
olives et les glands; les ânes; les arbres qui offrent leur sève à des greffes.
LE SENTIMENT CONGÉNITAL

cruels »; « Le lait sera retiré aux petits enfants « Beaucoup d'enfants seront
arrachés des bras de leur mère, avec des coups impitoyables, puis mutilés « On
verra des pères et des mères prendre bien plus soin de leurs beaux-enfants que de
leur propre fils
Mais que l'Enfant et la Mère soient encore l'un à l'autre, comme un couple
dans une lumière toute ronde, et on verra les Mages plus contraints à l'adoration
qu'abandonnés en elle, plus écrasés qu'agenouillés, Mages atterrés aux visages
tourmentés, presque effrayants, tandis qu'à l'écart, debout, regardant hors du tableau
inachevé de L'Adoration des Mages, un jeune homme qui a les traits du peintre se
détourne. Le souvenir d'enfance, noté en 1505, affirme la même volonté d'être à
part, d'être ailleurs il a pour Léonard valeur de présage, il annonce un « destin
d'exception » Meyer Schapiro y insiste ainsi que sur la forme voulue, le « motif
littéraire constant » de ce genre de « présage revendiqué à l'âge d'homme, forme
positive du destin préjudiciel antérieur de la vie. Et c'est bien d'un milan qu'il
s'agit dans la notation intitulée « L'envie(« Bestiaire du manuscrit /~), sept ou
huit ans avant la notation du souvenir des coups de queue entre les lèvres « On
dit du milan que, lorsqu'il voit dans son nid ses enfants par trop engraisser, il leur
donne des coups de bec au flanc, par envie, et les laisse sans nourriture.»
L'imagination de l'analyste s'envole aisément à cette lecture. Mais qu'est-ce qui,
chez Léonard de Vinci, ne donne pas libre cours? Et qu'est-ce qu'une investigation
intentionnelle ne pourrait ramener de ces milliers de notations (dont il voulait
faire des traités, autre projet inabouti)? À commencer par leur écriture en miroir,
naturelle congénitale qui fournit à ce gaucher un accès solitaire à soi-même.
Il y a enfin l'indifférence et la cruauté prenons garde aux « anges incarnés »
que n'aurait pas reniées Gloucester par exemple, l'accompagnement des
condamnés à mort pour dessiner des visages angoissés; la fonction activement
remplie de conseiller militaire de César Borgia; cette conversation avec un vieillard
quelques heures avant sa mort, et sa dissection immédiate pour chercher de quoi
meurt celui qui meurt de rien.

7. Jour de sainte Marie de la neige


ce5 (ou 6?) août 1473

Et à mon tour, moi qui n'ai pas qualité pour m'inscrire à l'Academia vinciana
des commentateurs, et qui n'ai même jamais eu la curiosité de regarder à quoi
ressemblaient un milan et sa coda, me voici en train de disséquer ou d'« achever »
sur l'autel de la construction psycho-sexuelle celui que, plus sagement, Ralph

1. In Style, artiste et société, Gallimard, 1982.


2. Ainsi Benvenuto CeUint qualifie-t-il Léonard (S. Bramly, op. cit).
L'INACHÈVEMENT

Steadman soupçonna d'avoir inventé une forme entièrement nouvelle de sexualité


et. d'en avoir emporté le secret dans la tombe Tout d'un coup en effet, tout va
dans mon sens de l'abréviation terrible du patronyme « di Ser Piero » en di. s. p. ero
(dispero je désespère), à la note qui accompagne l'invention du scaphandre
« N'enseigne pas, et seul tu excelleras les traces orgueilleuses d'un homme qui
voulut s'appartenir (« Si tu es seul, tu seras tout à toi ») s'organisent comme je
l'entends. Heureusement, quelque chose me rappelle à moi; à mesure que je
m'absorbe dans l'immensité codex atlanticus de la passion investigatrice et que
je me perds dans la transparence complaisante de trop de notes, je me retrouve
ailleurs sur la scène des « histoires vraiesqui naissent des biographies, malgré
elles et à contretemps et auxquelles ces gros livres doivent leur charme passé.
Heureusement, quelque chose d'un emportement dans la biographie de Léonard,
être emporté par l'inachèvement de la construction de la vie être emporté par
une vie fait soudain perdre de vue qu'on voulait savoir et comprendre.
Au dos d'une feuille où il esquisse, près de la maison de son père, le paysage
de la campagne environnante, un jour où il rend visite à Caterina, Léonard écrit
jo. morando. ~M~. sono. chontento. Moi m'arrêtant chez Antonio, je suis content.
Il a vingt et un ans, Antonio est le mari de Caterina. La phrase est écrite en clair,
de gauche à droite. Au-dessous, un visage souriant. Encore au-dessous et à droite,
effleurant du pied, à peine, un paysage ébauché, un homme semble voler; il est
nu, il fait de grands pas dans les airs, il « arpente le ciel Cette notation en paix,
et cet homme d'air avec le temps le temps aussi, aux multiples fonds, de ma
lecture-, je sais moins de choses et je m'allège. À la fin de mon histoire vraie,
moi aussi peut-être, moins lourd que l'air, chontento.

8. Si tu fais huit miroirs ~/aM.

Le fétichiste surpris, et submergé par l'excitation de sa surprise, se ressaisissait


de l'absence de pénis maternel dans une économie bien comprise en se délivrant
de ce qui, chez sa mère (mais ne pourrait-on dire chez l'Autre, et rendre à la
majuscule, pour une fois, son innocence?) lui semblait un inachèvement congénital.
Mais tout le bénéfice allait à l'Innocente, car lui ne faisait qu'échanger une
vulnérabilité commune contre une vulnérabilité incarnée. Aimer, pour lui, c'était
croire, exclusivement. Les fétichistes ont disparu, après avoir répandu leur semence
et fécondé la théorie, et en particulier, bien que discrètement, la théorie de la
formation du souvenir. En se demandant pourquoi le substitut du pénis (supposé)

1. « Communication » personnelle de l'auteur de Moi Léonard de Vinci (Aubier-Montaigne, 1983).


2. L'expression est de S. Bramly, qui fait remarquer les trois traits rares l'écriture non inversée,
la date portée sur le dessin, exceptionnelle comme l'est aussi l'innocence de l'exclamation, je suis
content, dans les écrits de Léonard.
LE SENTIMENT CONGÉNITAL

manquant n'est pas, de façon décisive, un représentant des symboles du pénis,


Freud, dans le texte sur le fétichisme, écrit « Il semble bien plus que l'on a affaire
à un processus qui rappelle la halte du souvenir dans l'amnésie traumatique.»
C'est en effet l'impression précédant le traumatisme qui sera retenue la chaussure,
le pied, la jarretière, ou le « petit détail dans la petite culottecomme le disait
joliment un patient en désignant ainsi une broderie très attendue. « Ici aussi,
continue Freud, l'intérêt demeure comme laissé en chemin(mes italiques).
On s'intéresse peu au motif du choix du souvenir, et beaucoup plus au motif
du choix de son déguisement, bien que l'étude du souvenir-écran ne montre (de
ce point de vue) que l'œuvre du travail en quelque sorte habituel de l'inconscient
un vestige de la réalité est déformé et déplacé à partir d'un événement qui fait
retour après coup, et il est invité dans le passé par une trace mnésique qui va à
sa rencontre. La halte du souvenir, cette belle explication imagée, semble avoir été
négligée. Peut-être vient-elle trop tard, trop d'années après le texte autobiographique
de Freud sur le souvenir, à l'explication moins imagée et plus visuelle des fleurs
jaunes dans la prairie et passé à l'histoire de la psychanalyse? Peut-être le
fétichisme et l'amnésie traumatique sont-ils désormais considérés comme des
curiosités? Ou plus simplement, il se peut que notre intérêt pour le choix du
souvenir ait fait place à notre passion, toute léonardienne, pour le fonctionnement
des appareils qui le traitent l'appareil, entre autres, de la mémoire et ses défauts.
À l'objet, nous préférons le mouvement et la lacune (ah, le battement des cils
manquants sur la paupière de Monna Lisa; ah, l'abolissement mallarméen de l'objet
mot où s'achève la rusée fécondation fétichiste; ah, ou plutôt aïe! la réflexivité de
la pensée, et ses apnées parfois paragraphées et numérotées!).
Mais, puisque toutes les névroses sont fixées au facteur de l'accident traumatique,
et sur ce point sont en « complète concordanceavec les névroses traumatiques 1,
toutes les amnésies le sont de même, ainsi que tous les souvenirs où l'amnésie se
condense et se réfugie. Traumatique, on le sait, veut dire pour Freud économique;
la vie psychique ne peut soudain plus gérer l'excès d'excitation que lui impose un
événement vécu.
Car il y a un événement vécu, qui s'établit entre ce que Freud appelle « de
petites réalités ou des « riens réels et les « traces indélébiles dans la vie
psychique L'événement est au principe de la construction en analyse. Serge
Viderman a soutenu un point de vue radicalement différent « Peu importe, écrivait-
il dans La construction de l'espace analytique, ce qu'a vu Léonard (rêve ou souvenir),
peu importe ce qu'a dit Léonard (vautour ou milan), ce qui importe c'est que
l'analyste, sans égard à la réalité, ajuste et assemble ces matériaux pour construire
1. Leçon XVIII de l'Introduction à la psychanalyse, G. W, XI, pp. 283 et 284.
2. Un souvenir d'enfance. édition bilingue, op. cit., pp. 112 et 113, note ajoutée en 1919 en réponse
à Havelock Ellis.
3. Ibid., pp. 152 et 153.
L'INACHÈVEMENT

un tout cohérent qui ne reproduit pas un fantasme préexistant dans l'inconscient


du sujet, mais le fait exister en le disant'. » En abandonnant l'événement, en
mettant tout l'accent sur une vérité du fantasme indépendante de tout fondement
historique, Viderman ne nous a-t-il pas proposé de retransformer la coda de l'oiseau
pour ainsi dire en codice, codex ou code dont l'analyste, drôle d'oiseau, doit trouver
la combinaison?

« Aimer, c'est parler écrit Morand dans Vingt-cinq poèmes sans oiseaux. Il
peut arriver que le sentiment congénital du patient soit hésitant, sans préjudice
visible, et qu'il laisse la place au goût du Moi pour l'apparence. Le patient peut
alors ne pas échapper à une fusion aimante et magnifique avec un grand Tout,
monde de paroles qui lui renvoie son image infiniment. S'il devient psychanalyste
à son tour, il aimera beaucoup ses propres paroles, et divisera son auditoire
certains croiront en lui comme en l'objet fétiche, tandis que de nombreux collègues
s'ennuieront en l'écoutant. Cette issue somme toute inoffensive dépend aussi du
destin du sentiment congénital de son propre analyste (destin qu'en l'occurrence
j'imagine raisonné). Il peut arriver que le patient rencontre chez son analyste une
prétention à être exceptionnel. Le sentiment congénital du patient, pour peu qu'il
soit alors légèrement inventé (par exemple pour satisfaire les besoins de l'angoisse
de castration) peut l'entraîner vers une confusion, moins magnifique, avec le
sentiment congénital plus authentique de son analyste. Si cet autre patient devient
psychanalyste à son tour, il aimera beaucoup parler, mais ne décentrera pas sa
parole et ses collègues s'ennuieront aussi, en l'écoutant aimer et parler.
Dans les moments où nous nous prenons pour une exception, nous barrons
l'histoire du patient elle est laissée en chemin, transformée en « codex analyticus ».
Le psychanalyste dont le sentiment congénital est toujours actif est un obstacle à
la construction en analyse.

Si tu fais huit miroirs plans. Celui qui se met à l'intérieur de ces miroirs
construits selon telle et telle dimension et assemblés verticalement, pourra, écrit
Léonard de Vinci, se voir une infinité de fois. Une infinité d'images de soi dans
toutes les directions. Un océan (d'images) de soi qui vous plonge dans un monde
dont la maîtrise imaginaire méconnaît le « rien réel » qui la fait achopper, et

1. Cf. le chapitre VI de La construction de l'espace aM<)'t<~t<& Mais peu n'importait pas à Freud,
qui écrivait par exemple « Il y a plein accord avec notre interprétation de la fantaisie du vautour si
trois ans au moins, peut-être cinq, de la vie de Léonard se sont écoulés avant qu'il pût échanger sa
mère solitaire contre un couple parental.»
LE SENTIMENT CONGÉNITAL

désavoue l'événement vécu qu'elle remanie ainsi jusqu'à en faire un événement


mort. Le monde entier, exploré et laissé en chemin par Léonard de Vinci s'est-il
montré à lui sous la forme d'un souvenir reproduit « une infinité de fois » ?
Rendons-nous de plus en plus coupable si Léonard était resté cinq ans avec
Caterina et non quelques mois, son sentiment congénital aurait versé au sentiment
océanique, qui en est la forme endémique, miroitante, douce et atténuée, la
guérison inachevée.

Les études de Léonard de Vinci sur le vol des oiseaux, et ses propres tentatives
pour voler (on suppose deux fois, de nuit sans doute « avec les ténèbres de la
nuit pour complice ») font penser qu'il laissa à d'autres le soin d'étudier la halte
de l'oiseau. La brève halte pour que le souvenir prenne son envol.

MICHEL GRIBINSKI
y~K-C/CM~ Lavie

FAX À FAX

Les êtres vivants inorganiques n'échappent pas à la


mort, même s'ils vivent bien plus longtemps que nous.
C.C.

Chère M.L.

Votre dernier fax me met à rude épreuve. Je comprends que la New-Yorkaise


que vous êtes, soucieuse de savoir ce qu'on pense de Rorty en France, ait voulu
par civilité s'enquérir aussi de mon sentiment sur cet auteur. La question ne me
met pas en question. Elle m'oblige, cependant, à vous révéler que je ne cherche
plus à jauger le monde du Savoir qui m'entoure. Chaque jour, la mode me prodigue,
comme à vous, sa ration d'écrits et d'enseignements. Des doctrines plus ou moins
nouvelles se côtoient, s'enchevêtrent ou s'affrontent. Toutes veulent convaincre et
séduire. Toutes m'invitent à prendre leur parti, comme si j'étais à même de me
faire une opinion sur elles! Les inepties qu'il m'arrive d'entendre à propos de
l'étroit domaine dans lequel je me situe me retiennent d'y aller des miennes sur
ce qui ne m'est pas familier.
S'il m'est difficile d'accepter ce que je ne peux comprendre, il ne m'est pas
plus facile de comprendre ce que je ne peux accepter. Le ramassis disparate qui a
fini par s'implanter dans mon esprit m'impose des façons de voir qui m'engagent
dans des combats, si ce n'est des croisades, dont je ne peux éviter d'être la recrue
obstinée. Quand j'observe, dans une réunion, la véhémence que peut susciter le
sujet le plus quelconque, je suis tenté d'en rire tant que ne surgit pas en moi la
plus vive intolérance envers ce que je crois entendre. Le pire, alors, est que je
ressens le besoin frénétique d'intervenir dans une bataille dont je ne suis que le
témoin. Me voilà soudain personnellement agressé par l'expression d'une opinion
dont je ne me soucierais pas qu'elle s'impose dans la pièce à côté. Je n'ai jamais
compris pourquoi, jadis, la valetaille se battait jusqu'à se faire occire horriblement,
L'INACHÈVEMENT

mais ce devait être du même ordre que ce qui me pousse à défendre des idées qui
ne me concernent que des plus indirectement. Petit homme, me voilà, plein de
suffisance, en train de me mettre au service de la Vérité. Mon cœur s'échauffe. Il
est de la plus haute importance que l'honorable auditoire entende, sur-le-champ,
ce dont j'ai mission de l'informer. Pour son salut, évidemment. Je ne vous parle
pas là des grands débats d'idées, dont on peut croire qu'ils changeront le Monde.
Non, cela concerne tous les palabres dont l'importance ne tient qu'à ma seule
présence, et pas moins en privé que sur le forum. Pour ceux dont je suis, le Café
du Commerce est un petit Capitole. Je bénis le Ciel de ne pas m'avoir donné la
capacité d'argumenter, seulement celle de jeter un cri dont le dérisoire m'apparaît
aussitôt.
Ne croyez pas que je tente d'incarner une position raisonnable, ce serait
méconnaître ce dont j'essaie de me défendre. Mon attitude implique trop de
démission pour que je puisse la valoriser. Elle n'est qu'un effort chimérique pour
restreindre l'ardeur partisane qui, à tout propos, me conduit à joindre mes aboiements
à ceux des autres. Même seul, devant la Très Sainte Télé qui me relie au monde
en m'en retranchant, je peux prendre feu pour une cause ignorée l'instant d'avant,
avec une énergie qui me fera horreur le calme revenu, parce que ça en restera là.
Ce qu'on pense de Rorty en France, ou ce que j'en pense moi-même, ou ce que
je peux penser de ce qu'on pense de lui, n'est jamais pour moi qu'un remue-
méninges intérieur sans prise sur quoi que ce soit. Dans le même temps où mes
doigts pianotent cela, je sais que cette apparente distance ne m'éloigne de rien et
que je ne peux pas plus échapper au sens de ce qui m'entoure que d'avoir prise
sur mes propres gènes. Je sais aussi que le parti de se refuser à tout parti est le
plus fallacieux parti qui soit. J'ai, comme tout homme, à porter une empreinte
paternelle. Impossible d'échapper à ce pouvoir intraitable, dès lors qu'on pense.
S'attacher à s'en distancer montre une dépendance aussi enracinée que de s'y
soumettre. De toute façon, sauf à se réfugier dans la folie, on ne peut penser
qu'avec les outils qui nous ont été légués, inculqués, imposés par nos prédécesseurs
immédiats. Nos vérités procèdent de liens qui n'ont rien d'universel, leur rigueur
est bien relative. Défendre les idées qu'on a tétées voue à se dresser contre ceux
qui se sont nourris ailleurs, lesquels nous le rendent bien. Je ne vois guère le
moyen d'échapper à cela, pas plus que je ne discerne le sens que cela aurait. C'est
peut-être que ma réticence n'ait aucun sens qui me plaît. L'aliénation protège de
l'asservissement. Il y a une vanité donquichottesque dans mon refus. Le plaisir
qu'il me donne vaut bien celui de ceux qui s'enorgueillissent des pensées dont ils
sont prisonniers. Ma démission est une affirmation comme une autre, même si
c'est une révolte de papier mâché. La vassalité qu'elle dénonce n'est pas celle qui
nous soumet au langage. Elle en a l'apparence, parce qu'il en est la matière.
Quelque mot qui me vienne, serait-ce pour nier, je profère une affirmation que je
FAX À FAX

ne pourrais justifier qu'en m'appuyant sur une autre, qui n'aura pas plus de pouvoir
libératoire. Il n'y a pas que le cercle à être vicieux.
Le pire n'est pas là. Quand j'affirme, non seulement j'affirme, mais j'atteste.
Et si je crois savoir ce que j'affirme, j'ignore ce que j'atteste. N'importe quel parleur
a partie liée avec ce qu'il avance, qu'il soit philosophe ou marchand d'amulettes.
Ce qui est évident pour qui a quelque chose à vendre l'est moins pour qui énonce
simplement ses opinions. Ce qui est louche, c'est que nos façons de voir, on ne
les vend pas, on les donne. Nos sentences requièrent toutefois qu'on les partage.
Sur le divan analytique, quoi que dise celui qui est simplement en position de
devoir énoncer ce qui lui vient à l'esprit, le moins de ce qu'il en attend est que
ce soit accepté. C'est d'ailleurs ce qui est fait, même si le biais de l'interprétation
en recentre la portée. La psychanalyse s'est édifiée sur l'étonnant constat de Freud,
devenu évidence, que ce qui vient à l'esprit sert les raisons actuelles de son
surgissement. Pour l'analyste, l'essentiel d'une parole est dans sa dédicace et
l'allégeance qu'elle implique. Discerner avec quoi parler a partie liée n'est pas
simple pour autant. Cela fait intervenir derrière un contenu qui accapare l'attention,
le dessein de sa formulation. La parole a une finalité actuelle plus ou moins
évidente, que celui qui la prononce peut néanmoins reconnaître. L'astreinte
atemporelle à laquelle cette parole s'est conformée est, elle, plus difficile à concéder.
La complexe relation aux parents y est présente jusque dans la matérialité des
mots. On est lié à ce qu'on dit par ce qu'on représente. Toute parole se voit
narcissisée, et qui écoute un récit ou une conférence peut partager le plaisir que
prend celui qui parle. Ce sera moins certain, si ce plaisir procède d'un candide
accaparement. Si ce que je vous dis, Aristote, Einstein ou Freud se trouvent l'avoir
« aussidit, je peux me délecter de savoir à qui vous risquez de vous affronter. De
ce qu'on affirme, un père n'est jamais loin. Mais le plaisir pris à travers lui est
moins partageable, parce qu'on s'y réfère à son seul profit. À chacun son maître,
les lâches seront bien gardés.
Tout compte fait, défendre avec ardeur ses idées, c'est ressembler à l'esclave
qui est fier du pouvoir qui l'enchaîne. Qu'à cela il n'y ait guère d'alternative,
n'oblige pas pour autant à s'en réjouir et à en rajouter. L'affrontement de multitudes
au sort étranger à celui de la bataille tenait peut-être au plaisir de se battre. Et
voilà que je fais pareil dans un combat dont l'oriflamme que je sers me place sous
la représentation leurrante d'apparentes vérités, dont j'aperçois rarement ce qui me
lie à elles. Si l'Aristote, là mentionné, ne nous avait pas légué son histoire d'A et
de non-A, je serais peut-être moins chicaneur. C'est pour évincer en moi des
pensées discordantes que je les combats au-dehors. Aussi je devrais me demander
ce qui présentement me pousse, pour que me viennent énergie et plaisir à fourbir
un tel boniment. Les idées qui nous mènent usent de bien des subterfuges pour
qu'on les soutienne avec une ardeur qui masque notre dépendance. Captifs d'elles,
nous ne pouvons les abandonner qu'au prix de l'angoisse, voire d'un sentiment de
L'INACHÈ VEMENT

folie, alors que les servir peut nous donner un plaisir toujours renouvelé, même à
être usurpé. La manne inépuisable de points de vue à défendre nous offre à tout
moment l'illusion à la fois de paraître celui que nous croyons être et de contester
celui pour qui nous ne voulons pas être pris. Dans le domaine de la pensée, il n'y
a rien de mieux que la satisfaction hallucinatoire du désir. Il n'y en a pas d'autre!
Les assertions que je suis en train de promouvoir, au moment même où je
crois les dénoncer, visent le plaisir de vous faire accepter mon indigeste philippique.
Mais, peut-être qu'au contraire vous vous inquiéterez de ce qui peut bien animer
ces lignes, en plus de mon besoin de blatérer jusqu'à ce que mort s'ensuive. Avant
d'y venir, remarquez que je ne suis pas loin de répondre à votre question concernant
Rorty, car un esprit de révolte cynique semble l'animer, à travers un discours aussi
mal tenable que celui-ci, et que je me réjouis de découvrir chez d'autres, pour me
tenir chaud. À le tenir de façon plus radicale, ce genre de propos a dû en faire
interner plus d'un. Vous dire alors ce que je pense de Rorty ne présente aucun
intérêt, car il va s'inscrire parmi tous les fabricants de pipeaux qui, par leur
séduction, aliéneront les générations futures, si elles en jouent. Comment ne pas
succomber à l'idée qu'un savoir insufflé au plus grand nombre est une vérité. Une
croyance ne disparaît qu'au prix de celle qui la ruine. Puisque vous me parlez
aussi de Derrida qui, paraît-il, fait des ravages chez vous, ce qu'il y a à « déconstruire»
dans toute information, qu'elle vienne de Dieu ou de Coca-Cola, ce n'est rien de
ce qui la constitue, mais ce qui nous pousse à la gober. Il y aura toujours un
monde infranchissable entre la certitude et la réalité. Reste que beaucoup d'auteurs
semblent croire à un dépoussiérage possible des certitudes, qui ferait apparaître le
noyau d'or pur qu'elles contiendraient. L'or pur, s'il existe, ne réside que dans
l'intention ce n'est pas parce que mon idée est vraie que j'y crois, mais parce que
je suis poussé à y croire qu'elle est vraie! Ne nous différencie du délirant que la
capacité de changer de discours. Ce qui est plus facile à dire qu'à faire.
Maintenant, pour en arriver à ce qui suscite la présente diatribe, voici le
moteur de sa stupéfiante rédaction. Sachez que je la rédige à la vitesse de l'éclair
sur mon Macintosh retrouvé. Je voulais mettre à l'épreuve cet engin rétif, et voir
s'il peut, depuis qu'il a un nouveau disque dur, supporter les pires élucubrations
de mon esprit sans que cela fasse sauter ses plombs remis à neuf. Cela s'est
concocté sous la forme d'un fax à vous adressé, parce que j'étais sous le coup de
votre question. Je vais vous l'envoyer en remerciement des vôtres que j'ai toujours
le plus grand plaisir à recevoir.
Bien à vous.
J.-C.L.
FAX À FAX

Cher J.-C.L.
Je rentre du marché, les bras chargés de fleurs. Votre fax arrive dans le calme
de mon petit déjeuner. Son flot vengeur vient se glisser entre ma tasse de thé et
mes toasts. Il est à peine huit heures ici, mais cette fois il semble y avoir plus
qu'un décalage horaire entre nous. Je ne me sens pas prise par votre combat. Je
vois mal de quoi vous voulez me convaincre et guère mieux après quoi vous en
avez. Vous n'allez quand même pas me faire le coup du non-savoir vous vous
compromettez trop avec la rhétorique. Votre profession de non-foi ressemble à un
tour de physique amusante, qui montre sous un jour inattendu une banale loi
naturelle. Qu'on ne puisse rien affirmer. Soit! Mais vous ne manquez pas de
l'affirmer sans rire! Répandre que le vrai-savoir serait de ne rien savoir est du Lao-
Tseu tout craché. Rappelez-vous « La doctrine qui s'énonce n'est pas la vraie
doctrine. » Il y a bien deux mille cinq cents ans que le doute a été promu comme
idéal! Votre non-conviction en la conviction respecte trop logique, grammaire et
orthographe pour entamer mes convictions. Je ne pense pas que vous dénonciez
l'évanescente vanité de toute pensée l'évolution des idées et la diversité des
cultures le proclament déjà à l'évidence. Votre « diatribeserait-elle un écho de
l'éternel doute masculin sur la paternité que rien ne peut certifier ? Encore
qu'aujourd'hui. Ou bien n'est-ce qu'une variante de votre perplexité à décider si
la tolérance doit tolérer l'intolérance? Malgré le plaisir que je peux prendre à vous
lire, je ne distingue pas ce matin à quoi vous m'exhortez. Est-ce à ne plus croire
en ce qu'affirment, entre autres, Rorty ou. vous-même ? Expliquez-moi, expliquez-
vous.

Répondez-moi.
M.L.

Chère M.L.

Je vois que vous avez pris mon fax au sérieux et au pied de la lettre. Vous
avez bien fait, car il s'est rédigé comme il est venu sous mes doigts un long cri
du cœur, imprévu et révélateur. Et voilà que vous me demandez de faire cela
même que je dénonce et de m'en expliquer avec les termes dont je veux rejeter
l'emprise. Vous ne voyez pas quel combat je mène ni où je veux en venir. Croyez
bien que je déplore ce manque de discernement. J'escomptais plus ou moins être
éclairé, en l'occurrence, sur ce qui tend à me faire dépenser parfois beaucoup
d'énergie sans trop savoir à quoi elle s'acharne. Depuis un an, la correspondance
que nous entretenons, quand ça nous chante, n'a peut-être pas de meilleure fin
que de se prêter à la recherche de sa raison d'être. Ces fax, qui s'étirent sous
L'INACHÈVEMENT

l'Atlantique et qui font apparaître leur copie fidèle au cœur d'un continent lointain,
dans le même temps qu'ils se déroulent, sont plus vifs que n'importe quel courrier,
mais pas moins aveugles que n'importe quelle parole. Sait-on jamais à qui on parle,
même devant le visage le plus familier ? Que nous ne nous soyons jamais rencontrés
laisse apercevoir à quoi peut servir l'interlocuteur à qui ne nous relie que notre
besoin de parader. Vous me priez de m'expliquer, alors que je comptais sur votre
sagacité pour donner un sens à ma jérémiade sur les polémiques, auxquelles nous
devrions assister comme aux jeux du cirque sans être, Dieu merci, soi-même dans
l'arène. Et voilà que vous me demandez pourquoi je descends dans l'arène, et
même pourquoi je la crée. Si le KGB ou la CIA, sans compter les autres oreilles
indiscrètes, à l'affût de tout ce qui se transmet par les voies sous-marines ou
satellitiques, s'ingénient à décrypter nos fax, sans doute y chercheront-ils une
finalité plus prosaïque que celle que nous serions à même de leur imputer. À quoi
servent tant de discussions auxquelles nos professions nous font assister, sinon à
faire circuler le sang des débatteurs. C'est un sport qui en vaut bien un autre, avec
ses coups fourrés et ses astuces de vieux canaque.
Dans la circonstance présente, le malentendu est venu de vous avoir commu-
niqué ce qui m'était venu sous les doigts pour tester mon ordinateur juste réparé.
Sans vouloir vous offenser, vous n'étiez là qu'un prétexte, comme le sont les
lecteurs à venir pour tout auteur. Ainsi, l'interlocutrice inconnue que, bien avant
notre correspondance, je vous ai fait être parmi d'autres, était une abstraction assez
floue, entièrement à mon usage. Qu'il y a un peu plus d'un an, vous soyez tombée
par hasard sur mon « Qui. je? », à la bien modeste diffusion, dans une bibliothèque
d'Austin (Texas), où rien ne le prédisposait à atterrir, relevait de ce qu'il ne m'était
pas possible d'imaginer. Je me demande encore qui a bien pu se débarrasser aussi
élégamment de mon livre
Tout aurait dû en rester là. Dans les limbes. Une lecture provoque rarement
plus qu'un marmonnage intérieur, qui ramène le lecteur à son propre entendement
des choses. Or vous, réaliste en diable, avez entrepris de m'écrire, puis de me
répondre et de me déranger, me persécutant en mon nom par votre fonctionnement
étranger au mien, même quand il me semble au plus proche du mien. De façon
inattendue, en me renvoyant mes affirmations, vous ne vous défendez pas d'elles,
parce qu'elles ne vous menacent pas. Vous voulez me comprendre et, par chance,
vous n'y parvenez pas, sinon vous ne me donneriez pas l'occasion de m'expliquer.
Ce n'est pas l'accord qui inspire le plus. Peu d'hommes ont eu le courage ou
l'inconscience de reconnaître que c'est pour porter ombrage à quelque figure
dérangeante qu'ils ont édifié leur œuvre. Einstein est un de ces rares spécimens à

On m'a appris, depuis, que mon livre n'avait pas été donné à la Bibliothèque en question, mais
qu'il avait été réellement demandé par des étudiants. On m'a aussi précisé que, ne sachant souvent pas
quoi demander, ceux-ci cochent un titre sur dix (cinquante ou cent) des listes qui leur sont proposées.
FAX À FAX

ne pas avoir craint d'écrire que c'était pour embarrasser Poincaré qu'il a eu l'esprit
de sa découverte. Freud, pourtant inventeur du « roc de l'esprit de contradiction»
ne s'est, à ma connaissance, pas justifié ainsi. Quant à moi, ça n'est pas parce que
je ne trouve rien de génial à dire que je n'ai pas pour autant moins envie
d'importuner. Depuis que j'ai expérimenté, comme nourrisson, ce mode de me
faire reconnaître, je ne l'ai jamais trop abandonné. Et voilà que, pour vous, j'existe
sans vous déranger, parce que je ne détruis pas vos plates-bandes éloignées. Sans
doute, seuls vos interlocuteurs américains ont-ils le pouvoir de vous troubler. En
tant que lointain européen, je ne peux guère incarner qu'un esprit quelque peu
saugrenu, si ce n'est attardé. Votre regard sur moi est plus celui d'une ethnologue
que d'une semblable. Mes cris ne sont que des chuchotements exotiques à cette
distance, bien qu'un fil miraculeux nous relie. Mais puisque vous m'avez pris au
mot, je dois vous répondre, sous peine de voir se dégonfler la baudruche de ma
parole, fût-elle de refus ou de révolte. Je vais donc tenter de vous offrir un discours
logique, derrière lequel vous croirez plus facilement me saisir que sous ce texte
décousu. Auparavant, une question Que pensez-vous des « êtres vivants inorga-
niques » ?
À vous lire.
J.-C.L.

Cher J.-C.L.

?????
M.L.

Chère M.L.

Vous tombez des nues! J'ai donc bien fait de vous poser la question, plutôt
que d'aller directement à mon propos. Les « êtres vivants inorganiquesvous
déconcertent. Leur existence a pourtant été révélée par un chercheur américain.
Ainsi, vous n'auriez pas lu Carlos Castagneda. Et moi qui pensais que toute la
gente universitaire américaine s'était nourrie de ses surprenants écrits! Il n'est
malheureusement pas possible de résumer une oeuvre qu'il y a mille façons de
comprendre et que chacun lit à sa façon. Sachez seulement que ce sociologue
californien s'est mis en quête, dans les années 70, au cœur du Mexique, des traces
d'une ancienne tradition toltèque. Pensant les trouver auprès d'un vieil Indien sous
la forme d'une cosmogonie inédite, il s'est trouvé embarqué dans l'apprentissage
initiatique de procédures mentales assez éloignées des nôtres. Fasciné par ce qu'il
pressentait découvrir, il s'est astreint à suivre pendant des années une pratique
difficile. Il a rendu scrupuleusement compte de ses épreuves dans une succession
L'INACHÈVEMENT

de livres, écrits et parus au long de sa recherche. Ses nombreux lecteurs ont pu


suivre sa laborieuse approche de certaines techniques de pensée, pour nous
inconcevables, parce que trop étrangères à la conscience que nous avons de notre
psychisme.
La dénomination d'êtres vivants inorganiques appartient à la tradition étudiée.
Elle est reprise comme telle par Castagneda. Elle a tout pour nous consterner. Elle
représente à nos yeux une sorte d'animisme, lequel comme nous en sommes fiers
a depuis longtemps disparu de nos têtes chenues. Castagneda rapporte pourtant,
avec détails à l'appui, la rencontre réelle faite par lui, sous la conduite de son
maître, de ces êtres qui défient son imagination. Je vous rappelle qu'il s'agit d'un
universitaire, faisant un travail scientifique, dont le but est de faire connaître le
détail de ses recherches sur le terrain. C'est au cours d'affrontements présentés
comme véritablement homériques, qu'il nous décrit comment il a perçu l'existence
de ces êtres insoupçonnés de lui, et comment il a été amené à défier leur terrifiant
pouvoir. Malgré la saisie des affres vécues par l'auteur, celui qui le lit peut le faire
avec la tranquille distance de qui n'est pas directement concerné de tels êtres
n'existent pas dans son univers, Dieu soit loué! Or, je vais essayer de vous le
montrer, ces êtres invisibles existent bel et bien dans notre monde occidental,
pragmatique à souhait. Ils y ont une réalité aussi assurée que celle de la face
cachée de la Lune, que nous ne pouvons apercevoir directement. Ces êtres nous
entourent dans notre vie quotidienne, à laquelle ils participent activement. Pour
tout dire, nous ne pourrions vivre sans eux, sans leur influence permanente, aussi
bénéfique que toxique. Ils nous tiennent en leur total pouvoir. Quand vous aurez
saisi qui ils sont, vous resterez effarée d'avoir méconnu leur substantielle existence.
Très chère M.L., en ce point de votre lecture, si vous pensez que, la chaleur de
l'été aidant, j'ai la tête fêlée, vous serez peut-être tentée d'en rester là. Vous n'auriez
pas complètement tort, car si vous continuez, vous ne serez plus tout à fait la
même après m'avoir lu.
Nous, Occidentaux pragmatiques donc, nous n'aimons pas penser à ce qui
nous fait penser. Ce ne sont pas les théories qui nous manquent, mais penser nous
donne le sentiment d'être le maître d'oeuvre de nos pensées. Malgré les travaux
des psychologues et des neurologues, nous nous sentons les organisateurs de notre
vie mentale, jusqu'à en être fiers ou nous en sentir coupables. Tout en sachant
que ce n'est pas tout à fait vrai, nous faisons comme si, faute d'avoir les moyens
de faire autrement. Saisir par la pensée ce qui anime notre pensée n'est, chez nous,
guère accessible que par la psychanalyse, sa doctrine, et la présence active d'un
tiers pour nous ouvrir à ce que nous ne saurions démêler sans lui. C'est, pareillement,
à travers d'innombrables rencontres avec son maître indien et la reprise de son
passé, que Castagneda s'est ouvert à une perception étonnante du fonctionnement
psychique. Les êtres vivants inorganiques lui ont été décrits comme des êtres qui
rôdent en permanence autour des hommes, qu'ils guettent pour en faire leur proie.
FAX À FAX

Ce qui les rend dangereux, c'est que leur emprise est difficilement perceptible.
Ces êtres vivants inorganiques ont un autre nom, Castagneda rapporte qu'on les
appelle aussi des « alliés parce que l'homme en tire l'essence non seulement de
son pouvoir quotidien, mais aussi de sa raison d'être. L'inquiétante contrepartie est
que ces « alliés » puisent sans retenue l'énergie humaine, dont ils ont absolument
besoin pour vivre. Si nous n'y prenons pas expressément garde, ces êtres peuvent
obtenir notre sacrifice et nous exploiter jusqu'à la mort. Le pire étant que c'est
avec notre plein accord. Ignorer ou ne pas mesurer leur pouvoir sur nous non
seulement ne nous en protège pas, mais nous laisse complètement à leur merci.
Après les avoir découverts, on se rend compte qu'on ne peut se passer d'eux, tout
au plus peut-on tenter de choisir ceux à qui on est prêt à se sacrifier. Le plus
souvent on ne peut que constater leur pleine emprise sans pouvoir s'en dégager,
ni seulement en avoir envie.
Êtes-vous toujours là, chère M.L., ou bien ce fax a-t-il été remisé sans plus
dans vos archives? J'ai de la difficulté à en décider. Malgré l'impossibilité cette
fois de vous halluciner en train de me lire, il me faut continuer. Ces êtres naissent,
se développent et, tout comme nous, connaissent des moments de force comme de
faiblesse. La mort est leur inévitable destin, mais ils ont une durée de vie sans
commune mesure avec la nôtre. Durant des siècles, avec des hauts et des bas, ils
peuvent survivre, plus ou moins s'affaiblir, disparaître ou. se rétablir. Ils n'ont
d'autre fonction que de se mettre au service des hommes, mais ils les exploitent
autant qu'ils les préservent.
Quel charabia que tout cela pour notre esprit réaliste qui croit, pourtant, dur
comme fer aux virus ou aux ondes qu'il n'a jamais vus, mais dont il ne perçoit
que les effets. Je doute que cette étonnante description ait déjà pu prendre place
dans votre organisation du monde. La dénomination d'êtres vivants inorganiques
vous déroute, elle n'est pourtant pas plus extravagante que la référence freudienne
à un inconscient se dérobant à la saisie, qui gérerait nos vies et dont nous ne
pourrions que percevoir les effets. Malgré leur aspect délirant, si ce n'est quelque
peu paranoïaque, il est possible de ramener ces êtres vivants inorganiques à des
modes de pensées qui nous sont tout à fait familiers. Je vais vous en donner une
interprétation qui en aplatit sensiblement la force, mais qui n'en est pas moins
effarante, sans qu'elle veuille en exclure d'autres, évidemment.
Si vous avez eu la charité de me suivre, vous admettrez, et cela va vous
remettre en territoire familier, que Dieu puisse être considéré comme un de ces
êtres. Combien de dieux, aux pouvoirs les plus divers et les plus barbares, se sont
maintenus en vie grâce à leur emprise sur les hommes. Pour disparaître ensuite.
Plus prosaïquement les dogmes, chrétien, judaïque, musulman, bouddhique et.
tous les autres, ne sont-ils pas des alliés dominateurs et secourables? Les recours
qu'ils offrent requièrent seulement de se plier à leurs exigences. Ces entités, certes,
n'existent que pour ceux qui y « croient », d'où leur besoin de l'énergie des hommes
L'INACHÈVEMENT

pour naître, se développer, évoluer. Ce qui justifie leur appellation de vivants, c'est
qu'ils sont doués de conscience en ce sens que, sensibles au monde extérieur et
au sort qu'on leur fait, ils y réagissent, se défendent pour se maintenir en vie. On
ne peut considérer ces alliés comme de purs concepts sans perdre leur assistance.
Le croyant accepterait-il d'envisager que c'est lui-même qui invente sa croyance à
sa mesure, à tout moment ? Il a besoin de cet objet (le mot est plus rassurant) dont
l'existence est extérieure à lui, pour se situer dans l'Univers, profiter de son pouvoir,
le cruel autant que le charitable, y organiser sa pensée et. se tenir en laisse.
Croire qu'il est possible de se libérer de ces allégeances en les répudiant est
illusoire. Se débarrasser de l'une ne libère pas des autres. Et il y en a une infinité.
Si les dieux ne sont qu'une part facultative de la vie humaine, ils ont beaucoup
de congénères laïcs, dont il est plus malaisé de se défendre. Nous vivons entourés
par des ensembles conceptuels de toutes sortes, qui naissent, se maintiennent,
s'épanouissent et exercent, à notre insu, leur totale emprise sur nous. Comment
nous en passer, que ce soit pour choisir un dentifrice au fluor ou pour nous pâmer
devant un tableau abstrait. En vertu de quoi, pour la plus infime chose, nous serait-
il possible de nous situer, si ce n'était en nous soumettant à des références auxquelles
nous attribuons le pouvoir de nous guider avec sûreté, tant qu'elles ont cours.
Chacun de nous est dans la dépendance des siennes, sur lesquelles il n'a pas
beaucoup d'emprise, sauf à en changer et pas en toute liberté. Ce à quoi nous
pouvons nous référer répond à la nécessité de ne pas nous faire délirer, c'est-à-
dire de constituer une caution extérieure. Le monde qui nous entoure, que nous
croyons voir par nous-mêmes, nous n'en voyons que ce que ces ensembles de
cohérence nous font voir. L'image que nous avons de nous, de notre corps, de
notre esprit, pour sembler objective, n'en est pas moins faite de représentations à
la durée de vie fluctuante. Quand on apprend qu'il a fallu attendre Harvey au
XVIIe siècle pour savoir que le sang circulait, ça vous le glace! Existe-t-il une réalité
hors de son évocation? L'homme ne sait que ce à quoi sa pensée est inféodée,
ramassis de doctrines, présentes sous forme de bribes éparses de savoir, auxquelles
sans s'en rendre compte il est soumis pour penser et exercer son esprit le plus
critique. C'est ce qui constitue ses alliés. Les servir tous n'est pas facile. Ils sont
exclusifs et susceptibles. Si certains s'associent, d'autres se combattent. En nous,
évidemment, puisqu'ils n'ont d'autre réalité que celle que chacun leur donne, ce
qui ne diminue pas notre dépendance pour autant. S'il nous répugne de donner à
ces ensembles idéologiques, aussi disparates qu'insaisissables, le qualificatif de
« vivants c'est que nous confondons ce terme avec celui d'organique, par habitude.
Castagneda rapporte bien que c'est nous qui donnons vie à ces moules de pensée,
et qu'ils ont besoin de notre énergie pour se maintenir vivants. Le Marxisme s'est
fait impérialement servir. L'énergie humaine qu'il a mise à sa dévotion et à son
service est inestimable. Les sacrifices qu'il a exigés, pour fantastiques qu'ils aient
pu être, n'ont pu l'empêcher d'en prendre un bon coup dans l'aile. Après tant et
FAX À FAX

tant d'autres dogmatismes. Peut-être renaîtra-t-il? À dire vrai, il ne semble pas


tout à fait mort. Ce n'est pas son gigantisme qui est fascinant, c'est l'inaccès à sa
tête pensante, car il en avait mille et mille. Même les plus élevées d'entre elles
avaient à compter avec la vie, l'inertie ou l'enthousiasme de ce corps aux millions
de cellules.
Chère M.L., je ne cherche pas à vous faire prendre pour une vessie vivante
ce qui ne serait qu'une lanterne inanimée. Je tente, en m'appuyant sur cette
extraordinaire métaphore des êtres vivants inorganiques, de vous faire sentir à quoi
sont attachés nos partis pris, nos opinions sincères, nos pensées les plus importantes
comme les plus insignifiantes. « Allié » est un raccourci de langage, associant à
l'existence des idéologies la chaîne que constitue notre rapport à elles. Les
discussions de salon, comme celles des scientifiques sont un bel exemple du
fantastique pouvoir sur nous des idées qui nous propulsent ou nous retiennent. On
peut renoncer à une amitié pour un parti pris. Dans les conflits d'opinions, c'est
en faveur d'idéologies que nous nous battons, prêts à jurer que ce n'est pas à notre
profit personnel. Défendre ses idées est valorisé, se sacrifier pour elles, révéré.
Pour ma part, ce n'est pas, comme vous le croyez, les affirmations que
j'incrimine, mais ce à quoi nous sert d'affirmer. Ce n'est pas aux convictions que
j'en ai, mais au crédit que nous leur attribuons pour justifier n'importe quoi.
Considérer les options idéologiques comme vivantes ou non est secondaire au
regard de leur usage partisan. Vous me dites que je répète toujours la même chose,
c'est vrai. C'est dans l'espoir de finir par arriver à me persuader, sans y parvenir
jamais, que mes pensées ne m'appartiennent pas. Au mieux je les emprunte, au
pire je les subis.
Dans le domaine qui nous est plus familier, vous aurez déjà deviné que la
névrose est l'exemple parfait de l'allié devenu intempestif. L'option enfantine, qui
nous a fait choisir une attitude défensive comme alliée, est depuis belle lurette
obsolète. Elle reste, pourtant, toujours active en nous, nous astreignant à lui être
fidèle, au prix, parfois, de beaucoup d'énergie. L'allié en question est souvent une
bribe de certitude enfantine qui s'est implantée parce qu'elle semblait salvatrice, à
la seule condition de s'y asservir « Si je fais ainsi, ça ira bien », ou « Si je ne fais
pas ceci ou cela, rien de mal n'arrivera. La dépendance qui en résulte est parfois
telle qu'il faut avoir recours à la difficile et longue procédure de la psychanalyse
pour espérer la voir céder. La plus vive angoisse peut surgir à pressentir les choses
sous un autre jour. Ce serait le sens des combats homériques de Castagneda pris
par l'angoisse de voir se volatiliser le monde des certitudes qui l'inséraient dans sa
vie quotidienne. Mais qu'en est-il alors de toutes les alliances qui ne nous dérangent
pas? Certains hommes se targuent de n'avoir, au long de leur vie, jamais changé
leurs façons de voir et sont fiers de cette constance. À qui croient-ils dédier pareille
fidélité? Est-ce aux mânes de leurs ancêtres, à l'imago de leur pays, aux dieux de
L'INACHÈVEMENT

leur religion, ou à quelque autre entité tutélaire avec laquelle ils croient avoir
conclu un marché honorable, qui les emprisonne autant qu'il les promeut?
Les guerres de religion, les divergences de la science mobilisent aisément les
hommes, elles donnent un sens à leur vie. Pour d'autres, ce sera les autos miniatures.
Chacun mesure à son aune le monde dans lequel il est pris. Le fondamental de
l'un n'est que futilité pour l'autre. C'est de façon quasi inextricable que nous nous
référons sans cesse, sans même nous en rendre compte, à tel ou tel allié. pour
penser. Nous croyons délibérer en notre nom, alors que nous ne sommes que le
reflet d'exigences qui luttent en nous, hors desquelles la raison nous échapperait.
Ce serait la folie. Et « n'est pas fou qui veutenseignait quelqu'un qui voulait
qu'on le soit à sa manière. Si nous réussissons à ne pas trop souffrir d'être parfois
déchirés intérieurement, c'est parce que nous portons le combat au-dehors. Ainsi
naissent les discordances entre les hommes, plus préoccupés de se convaincre que
de se comprendre. Nous pouvons avoir recours à nombre d'arguties, pour éviter
de voir s'évanouir le pouvoir que nous accordons à ce qui nous assure. L'intolérance,
le racisme de la pensée, serait un facteur de notre équilibre « Ces gens nous
valent bien, pas ce qu'ils pensent! » Aussi, les conflits idéologiques doivent-ils
remonter à la nuit des temps, des temps humains en tout cas. Ils ne finiront que
quand aucun homme ne soutiendra plus ce qui le soutient. En attendant, c'est
dans son inachèvement permanent que l'œuvre humaine trouve le gage de sa
survie.
Chère M.L., je vous écris un fax, pas un livre. Ma divagation sur les êtres
inorganiques de Castagneda veut simplement vous faire apercevoir combien les
hommes sont attachés à leurs idées et se mettent bien plus au service de celles-ci
qu'ils n'en disposent à leur gré. Si je devais vous exhorter à quelque chose, ce
serait à prendre de temps à autre la peine de discerner tout ce à quoi vous êtes
obligée de vous inféoder pour penser. La tâche est rude, si ce n'est impossible.
Mais cette tentative, pour peu qu'on la répète, a néanmoins la vertu de nous inciter
à ne pas trop nous identifier à l'amalgame disparate, supposé être notre allié, qui
en est venu à nous asservir en douceur jusqu'à soumettre pleinement nos jugements.
Si « Je » est un autre, « jeest bien plus encore un piège. Il y a peut-être des
bénéfices à croire qu'on est ce qu'on pense et qu'on n'est pas ce qu'on ne pense
pas. De cette courte vue, source du refoulement, il résulte pas mal de servitudes
aussi. La fierté et la culpabilité ne sont que moindres maux, au regard de l'énorme
résistance à changer changer d'idées serait perdre son identité. Notre grande
réticence à entendre le point de vue des autres peut s'assimiler à notre peur d'être
détruit. Il ne faut pas croire que ce qui nous attache à nos idées serait toujours de
l'ordre narcissique comme il le semble, c'est bien plus souvent de l'ordre conjuratoire.
La prétention idéologique de notre intellect masque l'attente fantasmatique qui
préside au choix de ses options. Le fait de prendre parti pour ce qu'on pense
émane moins de l'amour de soi que d'une vertu propitiatoire attribuée aux pensées.
FAX À FAX

Penser est moins souvent une réflexion qu'un acte de foi. Les idées qu'on soutient
visent une alliance avec ce à quoi cela semble nous apparenter. C'est en cela que
la parabole d'un pacte avec des « alliés » fait pressentir une fonction transférentielle
à la pensée. D'où ce besoin que nous avons de parler pour ne rien dire et pourtant
signifier. Comme je le fais présentement! « Je ne sais pas pourquoi, mais ça me
soulage de vous avoir dit ça! » Qui ne s'est jamais entendu dire cela?
C'est peut-être ce que vous auriez pu deviner à la lecture de mon fol essai du
Macintosh révisé. Vous m'auriez suggéré que ma propension à ne pas croire en
ceci ou cela pouvait n'être que la conséquence de n'avoir pas cru en mon père.
Le procès que je semble faire aux idées serait alors la poursuite de celui fait aux
siennes. Ne pouvoir me fier à aucune certitude serait le prix encore à payer pour
avoir cessé de croire en lui sur la voie illusoire de m'en affranchir. M'entendre
dire cela ne m'aurait pas humilié. Je l'aurais même complété fortement. Ne serait-
ce pas, aussi et bien plus tôt, ma mère au pouvoir de laquelle j'aurais cessé de
croire pour je ne sais quel manque de sa part? Contraint, dès lors, à vivre à mes
risques et périls, je ne me serais plus fié à rien. À cela, il faudrait encore ajouter
l'essentiel. Derrière la vision fluctuante que j'ai pu avoir de mon père, j'ai pressenti
au contraire quelque chose de totalement intangible qui m'aurait infiniment plus
dérangé que le faillible. Et chez ma mère, pareillement. J'aurais soigneusement
évité de le reconnaître autant chez l'un que chez l'autre, parce que cela m'aurait
donné un insupportable sentiment de perdition. Ce quelque chose, avec quoi je ne
suis pas encore trop au clair aujourd'hui, était cela même qui les avait réunis et
qui les unissait toujours. En tout cas assez pour m'avoir fait! Peut-être souffrirais-
je toujours d'avoir dû naître, et de n'être encore, que comme un produit occasionnel
de ce qui les avait soudés?
Et pour vous, serait-ce l'inverse qui aurait prévalu? Avez-vous le sentiment
d'avoir été l'objet premier de votre père, après l'avoir été de votre mère ? Chercheriez-
vous alors, désespérément, en intellectuelle que vous êtes devenue, à remplacer
cette présence fiable par une conception des choses à laquelle vous pourriez vous
abandonner en toute sécurité, dans une quiétude parfaite enfin retrouvée?
Malheureusement pour vous comme pour moi, les « alliés » investis par chacun
sont plus prometteurs que donneurs. I1& nous piègent dans une quête sans fin, car
rien d'actuel ne saurait éteindre nos attentes passées. À cause de cet objet perdu
que nous n'avons jamais eu et que nous n'aurons jamais, nous sommes voués à
rester des enfants inachevés.

Votre J.-C. LAVIE


Composé et achevé d'imprimer
par l'Imprimerie Floch
à Mayenne, le 7 novembre 1994.
Dépôt légal novembre 1994.
Numéro d'imprimeur 36442.
ISBN 2-07-074006-4 Imprimé en France.
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