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Produire une revue est facile pour peu qu'un éditeur ce fut
le cas en ce qui nous concerne vous fasse confiance. Y mettre un
terme l'est moins. Je m'étais dit dès le départ que le jour où la force
de l'habitude l'emporterait sur. l'amour des commencements, il
serait bon de marquer au moins un temps d'arrêt. Or, aujourd'hui,
s'il n'y a pas lassitude, si le goût de travailler pour la revue n'a pas
décliné, quelque chose n'est plus au rendez-vous. Quelque chose
qui pourrait s'appeler le désir de la fonder, à chaque fois comme au
premier jour.
Notre propos n'a jamais été de mettre sur le marché une revue
de psychanalyse supplémentaire. Il n'en manquait déjà pas en 1970
et depuis lors leur nombre s'est accru. À la réflexion, car nous n'en
étions pas conscients à l'époque, l'intitulé du premier numéro
définissait assez bien l'intention Incidences de la psychanalyse. Ou
cet autre, une douzaine d'années plus tard Le trouble de penser.
Sans doute voulions-nous, pour en avoir fait, chacun à notre manière,
l'expérience, mettre en évidence, non par des débats d'idées ou de
savantes gloses mais par des contributions où chacun parlerait en
son nom et avec sa voix propre, ce par quoi la pensée issue de
Freud et de la pratique analytique modifiait « incidences» et
« trouble » toute pensée, quel que soit l'objet sur lequel elle s'exerce.
Et, à l'inverse, en s'ouvrant à d'autres à des philosophes, des
AU MOMENT VOULU
amis à ceux, nombreux, qui nous ont fait savoir combien la revue
allait leur manquer, nous disons notre gratitude.
Et ceci quand le train entre en gare, le voyage n'en est pas
pour autant fini!
J.-B. P.
Ceux qui souhaiteraient compléter leur collection de la NRP peuvent demander à leur
libraire les numéros qui leur manquent. Tous ont été réimprimés ou le seront dans les mois
qui viennent.
TABLE
AU MOMENT VOULU
Argument 11
Modèle freudien prévalent, maintes fois répété l'être humain naît prématuré,
« il est moins achevé que la plupart des animaux lorsqu'il est jeté dans le monde »
détresse originaire (Hilflosigkeit) qui assure la prévalence de l'autre, et d'abord de la
mère, dans la constitution du psychisme.
Un tel modèle, mais dégagé de ses références embryologiques et anatomiques
explicites chez Bolk (cité par Freud), ne se retrouve-t-il pas chez d'autres auteurs?
C'est l'inachèvement, pour Lacan, qui place l'humain dans une « déhiscence » au sein
de la nature et le conduit à des sauts ou des « drames » où se jouent le stade du
miroir en étant le prototype des passages précipités de l'insuffisance à l'anticipation.
Mais prend-on suffisamment la mesure du terme choisi par Freud? Keit marque
l'état, Hilf est l'aide et los signifie parti, détaché. La Hilflosigkeit est l'état dans
lequel se trouve subjectivement le petit d'homme lorsque, objectivement, l'aide qui était
ou pourrait lui être apportée s'est détachée, éloignée elle aurait donc été avant de
n'être plus. Du moins le croit-il. Ou le rêve-t-il, et nous avec lui. Ou bien serait-ce
que nous sommes impuissants à penser un négatif premier?
Freud fait dépendre de cette prématuration et de la détresse consécutive « le besoin
d'être aimé qui n'abandonnera plus jamais l'homme ». L'inachèvement semble ainsi
pouvoir fournir un support tant aux modalités de la constitution narcissique qu'à la
nécessité et aux vicissitudes des relations objectales.
N'oublions pas que l'inachèvement peut être aussi un symptôme (et nous retrouvons
le début de cet argument) la procrastination et l'inépuisable doute obsessionnels,
l'insatisfaction incessante de l'hystérique, la nostalgie mélancolique de l'objet à jamais
perdu sont autant de signes que le préfixe négatif de l'inachèvement est alors le seul
vainqueur. Et pourtant « Dans l'éclatement de l'univers que nous éprouvons, prodige!
Les morceaux qui s'abattent sont vivants. » Parole de poète (René Char) qui devrait
être la nôtre.
N.R.P.
Roger Grenier
LA FRIVOLITÉ OU LA MORT
Pascal Pia m'a raconté que Jacques de Lacretelle et Jean Cocteau, tout en
suivant l'enterrement de Radiguet, discutaient de la façon dont ils allaient terminer
Le Bal du comte d'Orgel.
Le tempérament singulier de Witold Gombrowicz, aidé il faut le dire par les
fantaisies de l'Histoire, a donné lieu à une œuvre à la fois inachevée et achevée.
En 1939, Gombrowicz publie dans les journaux polonais un feuilleton Les Envoûtés.
Il le signe d'un pseudonyme, Z. Niewieski. Roman gothique, mais en même temps
« grotesque », au sens que l'on donne à ce mot dans la littérature polonaise, c'est-
à-dire chargé d'une forte dose de dérision. Mais c'est l'invasion allemande. Les
journaux cessent de paraître. On ne connaîtra pas la fin des Envoûtés.
Gombrowicz n'avoue qu'en 1969 être l'auteur du roman qui paraît enfin en
1973, en langue polonaise, mais en France, aux éditions Kultura, et toujours sans
la fin.
On pensait que Gombrowicz, invité à l'inauguration d'une liaison maritime
entre la Pologne et l'Amérique du Sud, et arrivé le 21 août 1939 à Buenos Aires,
sans prévoir qu'il y resterait vingt-quatre ans, avait pris ainsi la route de l'exil en
n'ayant pas encore terminé son feuilleton qu'il aurait, comme c'est souvent le cas,
écrit au fur et à mesure. Mais, plus récemment, on a appris que, dans une petite
ville de Pologne, un journal aurait continué à paraître après l'invasion et aurait
publié le feuilleton jusqu'au bout. Ce qui confirmerait ce dont on se doutait un
dénouement heureux, puisque les deux principaux envoûtés, Walchak et Maya,
sont délivrés du Mal et enfin capables de reconnaître qu'ils s'aiment.
« Je gravis quelques sommets et ayant jeté les yeux sur la vallée.» Ainsi
s'interrompt un texte imprimé par un autre singulier Polonais. Suit une indication
manuscrite
« Le Comte Jean Potocki a fait imprimer ces feuilles à Pétersbourg en 1805,
peu avant son départ pour la Mongolie (lors de l'envoi d'une Ambassade pour la
Chine), sans titre ni fin, se réservant de le continuer ou non dans la suite, quand
son imagination, à laquelle il a donné dans cet ouvrage une libre carrière, l'y
inviterait. »
Le comte revint de Chine et écrivit la suite de ce qui allait être Manuscrit
trouvé à Saragosse. Le texte authentique, écrit en français, traduit en polonais,
retraduit en français, en partie perdu, retrouvé, pillé, peut-il être considéré comme
achevé ? Sa structure même est conçue pour vous donner le vertige d'un cauchemar
sans fin. Il s'agit de récits qui s'emboîtent les uns dans les autres, et qui racontent
pourtant tous la même histoire, celle d'un homme qui tombe dans le lit que
partagent deux sœurs enchanteresses. Après avoir goûté ces délices mais n'était-
ce pas un songe? il se réveille dans un charnier, sous un gibet. Cette situation
se multiplie comme si elle ne pouvait pas connaître de terme. « Comme si, écrit
Roger Caillois, des miroirs maléfiques la reflétaient inlassablement. »
LA FRIVOLITÉ OU LA MORT
Le Journal intime est l'œuvre qui, de par son principe même, sera inachevée,
puisque seule la mort de l'auteur, si bavard avec lui-même, va en interrompre le
cours.
« Je veux la gloire! » écrit la petite Marie Bashkirtseff dans son journal. Et elle
s'empresse d'ajouter « Ce n'est pas ce journal qui me la donnera. Ce journal ne
sera publié qu'après ma mort, car j'y suis trop nue pour me montrer de mon
vivant.» Mais elle l'écrit jusqu'au bout de ses forces. Elle est mourante et Jules
Bastien-Lepage, peintre comme elle, mourant lui aussi, se fait porter à son chevet.
L'un et l'autre se désespèrent de ne plus pouvoir peindre
« Misère de nous! Et que de concierges se portent bien! Émile est un frère
admirable. C'est lui qui descend et monte Jules sur ses épaules jusqu'à leur
troisième étage. Moi, j'ai dans Dina un dévouement pareil. Depuis deux jours, mon
lit est au salon; mais comme il est très grand et divisé par des paravents, des poufs
et le piano, on ne s'en aperçoit pas. Il m'est trop difficile de monter l'escalier.»
Onze jours plus tard, le 31 octobre 1884, elle était morte.
Rousseau, dans ses promenades, prenait des notes sur des cartes à jouer. Voici
ce que l'on peut lire sur l'une d'elles
L'INACHÈVEMENT
« Tandis qu'à pas lents la mort s'avance et prévient le progrès des ans, tandis
qu'elle me fait voir et sentir à loisir ses tristes approches.»
Le côté inachevé de cette phrase qui promettait le balancement d'une période,
en renforce le sens.
Dans leur inachèvement, Les Rêveries du promeneur solitaire sont aussi un
journal. La dixième promenade tourne court. Pour qui aime Rousseau, elle n'en
reste pas moins la plus émouvante
« Aujourd'hui de pâques fleuries il y a précisément cinquante ans de ma
première connoissance avec Madame de Warens. »
Philippe Lejeune a publié une enquête sur le journal personnel, Cher Cahier
Certains ont commencé leur journal après une déception sentimentale, autrement
dit pour prolonger ce qui est fini. L'un d'eux parle de « cette femme à présent
écartée de ma vie, que je voudrais garder encore au-delà de la séparation ».
Un homme de quarante ans assure que le journal est une forme de travail de
deuil, bien qu'il distingue entre ce qu'il écrit dans ses carnets et ce qu'il dit sur
un divan
«Toi, vivant à côté de moi, qu'ai-je besoin de le dire puisque je le vis. Toi
absente, je cherche désespérément à te prolonger en t'écrivant. Dans ces carnets,
je psalmodie les destructions quotidiennes, les cassures, les fractures, les morts
répétées qui jalonnent mon existence, les deuils. Avec les mots qui prolongent
ceux que j'ai aimés, je creuse leur tombe, je les enterre, je les tue une seconde fois
puisque le silence, lui, témoignait de leur existence. Mais aussi, et en même temps,
je rends la mienne mon existence un peu moins invivable du vide qu'ils ont
laissé, puisqu'en les enterrant, je me libère d'eux, et par mon écriture, je nie encore
pour un moment ma propre mort.»
Plusieurs proclament leur ferme intention d'écrire leur journal jusqu'au bout.
Une femme de soixante-seize ans envisage même qu'on enterre les restes de son
journal (elle en a déjà détruit une partie) avec sa propre dépouille. Une autre
femme, quarante-deux ans, écrit carrément « Je crois que tout journal (toute
activité d'archivage) se réfère, bien sûr, à une image de soi, mais aussi et surtout
à une représentation de la mort. C'est bien la question de la mort qui est à
l'arrière-plan de tout journal intime »
Que veut dire Nerval, dans son énigmatique sonnet, Artémis, qu'il a aussi
pensé appeler « Ballet des heures » ?
Nous essayons d'en imaginer la suite. Notre relation ne finira qu'avec nous. C'est
bien plus que le simple souvenir qui fait dire au héros des Palmiers sauvages
« Ainsi quand elle eut cessé d'être, la moitié du souvenir cessa d'être également;
et si je cesse d'être, alors tout souvenir cessera d'être aussi. Oui (.) entre le chagrin
et le néant, c'est le chagrin que je choisis. »
Je me demande si je n'aime pas encore mieux les romans qui finissent dans
un murmure, comme Tendre est la nuit. Dans le dernier chapitre, nous recevons
des nouvelles du héros, Dick Diver, mais de plus en plus vagues et intermittentes.
On apprend qu'il s'est installé comme médecin à Buffalo, puis à Batavia dans l'État
de New York, puis à Lockport, où il lui serait arrivé quelques ennuis, puis à
Geneva, dans la région des Finger Lakes, ou « dans cette partie du pays, que ce
soit dans une ville ou dans une autre ». Les nouvelles et le roman s'arrêtent là.
Ce qui n'empêche pas Nicole de déclarer « J'ai aimé Dick et je ne l'oublierai
jamais.» À quoi son nouveau mari répond, avec bon sens « Mais bien sûr. Pourquoi
l'oublierais-tu ?
»
Dans son beau livre d'entretiens, Quelque part dans l'inachevé formule
empruntée à Rilke Vladimir Jankélévitch répond à Béatrice Berlowitz, à propos
de la musique
« On comprend pourquoi la musique, ayant pour dimension naturelle la
temporalité, porte plus ou moins la marque de l'inachèvement tout ce qui se
déroule dans la succession temporelle, même quand il s'agit d'une danse ou
d'une pièce gaie, distille à un moment ou à un autre quelques gouttes de
mélancolie. »
Mais si la musique est dans le temps, « il n'est pas moins vrai qu'elle rend
insensible la misère de l'écoulement temporel. La musique transporte et retient
L'INACHÈVEMENT
le musicien dans une sorte de présent éternel où la mort ne compte plus; mieux,
elle est une façon de vivre l'invivable de l'éternité ».
Pour rester sous le signe de Rilke, je pense à ce vers
Une trop grande ambition aboutit parfois à une œuvre que l'auteur ne pourra
mener à bout la Somme de théologie, Le Capital.
Bossuet parle de « ce je ne sais quoi d'achevé que les malheurs ajoutent aux
grandes vertus ».
Ma sœur avait vingt et un ans et elle était mourante. Elle avait des confidences
à me faire, et moi aussi. Je lui avais récemment écrit que ma vie conjugale
traversait une grave crise. Elle me demanda ce que j'avais voulu dire par ces mots.
Mais il y avait toujours ma mère ou d'autres personnes à son chevet et nous ne
pouvions nous parler librement. Je lui répondis
Rien. Je t'expliquerai plus tard.
Mais bientôt elle se mit à souffrir et à délirer. Elle appelait quelqu'un sans
que je puisse comprendre si c'était moi ou un autre. Elle dit aussi
Je sais bien que je.
LA FRIVOLITÉ OU LA MORT
Phrase inachevée qui déjà, dès ses premiers mots, était insoutenable. Je reprends
très souvent en imagination notre dialogue interrompu et je ne cesse de penser
qu'elle et moi avons perdu le seul confident dont nous avions besoin.
ROGER GRENIER
J.-B. Pontalis
LE SOUFFLE DE LA VIE
On prête à Picasso ce mot. Un peintre l'invite dans son atelier, lui montre
une de ses toiles, demande qu'elle soit examinée avec indulgence « J'y travaille
encore, ce n'est pas fini.» Et Picasso, féroce « Il serait humain de l'achever.»
Picasso s'installa tout un temps rue des Grands-Augustins dans les lieux mêmes
où Balzac a placé Frenhofer aux prises avec sa « belle noiseuse» pour, in fine, y
brûler toutes ses toiles. Mais c'est Cézanne qui dira « Frenhofer, c'est moi.»
Picasso, lui, est un démiurge ou un diable, celui qui désunit il fabrique, il joue,
il casse, il déforme, il disloque et défigure. Il ne prétend pas être Dieu créateur à
partir de rien, mais faire concurrence à Dieu; il le défie, multipliant inlassablement
les formes, les styles, les procédés, peignant, sculptant, dessinant, caricaturant. Ce
fut sa manière à lui, jeune indéfiniment, d'avoir affaire à l'inachèvement toujours
commencer ou bien poursuivre une série jusqu'à l'épuisement du motif.
Frenhofer, ce vieux fou, veut créer une femme de chair, une femme qui
respire, qui bouge, qui ne soit pas une créature mais une création. Il veut créer La
Femme, la posséder lui seul. Condition abolir la toile. L'incarnation exige la
destruction de l'image peinte, le meurtre de la peinture et du peintre.
L'INACHEVEMENT
Une vie ne s'achève qu'avec le meurtre, qu'avec la mort qui est un meurtre.
Notre chance « Cette façon qu'a la vie de ne pas finir ses phrases », écrit Claude
Roy. Nos vies ne sont qu'une suite de phrases en suspens, qu'une succession de
détours, qu'un déploiement de ruses pour ne pas avoir à inscrire nous-mêmes le
point final. Impossibilité de conclure, de me conclure. Tchekhov a pu dire « Je
meurs » (ich sterbe). Personne ne peut dire « Je suis mort.»
mais impuissant à susciter la rêverie. Tout y est, il n'y manque rien. Si il manque
l'air.
Les fragments, même si leur contenu n'a rien d'obscur, ont quelque chose
d'énigmatique. Ils produisent dans un premier temps un effet de sidération.
Certitude qu'ils disent, questionnement sur ce qu'ils veulent dire. L'étrangeté du
lieu d'où ils émanent nous importe plus que leur éventuel destinataire. Le fragment
est délivré sans adresse. Et son autorité n'est pas assignable à un auteur.
Herr Professor Freud aimait citer ces vers de Heine (les trois derniers surtout,
jamais le second.).
Que la psychanalyse ne propose pas, se refuse à proposer une vision du monde,
L'INACHÈVEMENT
une Weltanschauung, Freud n'a cessé de l'affirmer contre tous ceux qui aspirent à
la synthèse, que ce soit celle du moi ou de la théorie (l'aspiration est la même
unifier. Si le conflit est admis il doit être résolu, la tempête dominée par le maître
à bord).
Que le propre édifice qu'elle a construit, le remaniant, ajoutant une pièce ici,
abattant un mur là, sans toutefois en mettre en cause les fondements pulsion,
Œdipe, refoulement que cet édifice doive demeurer inachevé, lacunaire, n'est-
ce pas ce qui est méconnu quand la passion théorique est confondue avec l'esprit
de système? (Le Kleinisme, le Lacanisme je ne dis pas Lacan. Winnicott lui-
même qui a su mieux que quiconque faire l'éloge de l'adolescence, cet âge par
excellence de l'inachèvement, et qui savait jouer de l'humour n'a-t-il pas à la fin
de sa vie cédé à cette tentation?)
Une théorie psychanalytique qui prétendrait se suffire à elle-même la
suffisance théorique boucler la boucle serait par nature inadéquate à son objet.
en quoi l'image et la théorie que j'ai de moi-même n'ont pour fonction que de
me servir.
Ainsi va l'analyse qui n'est alors qu'une lente épreuve de la désillusion ou,
pire, une dure école du renoncement. Oui, elle serait cela s'il existait dans
l'inconscient, dans l'infantile, quoi que ce soit qui puisse s'apparenter au désir de
renoncer. Mais l'inconscient ne renonce jamais, il exige son dû, il est sans mesure
et cela s'appelle le transfert qui est une folie une folie d'achèvement, amour et
meurtre mêlés, un « achevé d'imprimer» (ou un permis d'achever) comme il est
indiqué à la dernière page d'un livre.
Le transfert est en cela l'analogon du rêve où le Wunsch émet la folle prétention
d'être exaucé accomplissement, réalisation, comblement. Pour trouver son achè-
vement, il consent, dans le rêve comme dans le transfert, à se présenter déformé,
déplacé devinez où je me cache. Mais, dans le rêve, il reste image dans le
transfert, il s'incarne. Mais, dans le rêve, le désir est mobile, migrateur, l'air qu'il
chante sur des scènes multiples varie selon les jours et les nuits alors que, dans le
transfert, il s'immobilise et se refuse, avec son insistante monotonie, à changer
d'air.
Comment la répétition de ce qui n'a jamais été obtenu et qui, dans la réalité
on ne le sait que trop, on ne sait que cela ne peut pas l'être parviendra à se
muer en ce qui, dans la lignée de Winnicott, a pu justement être nommé illusion,
mais illusion créatrice ? C'est là l'essence, la finalité du travail, du jeu de l'analyse
pour peu que les deux protagonistes parviennent à se déprendre de l'emprise
transférentielle, emprise sans quoi il peut y avoir de l'inconscient déchiffrable mais
pas d'inconscient en acte, furieusement actuel.
« Ils aperçurent dans un coin le bout d'un pied qui sortait de ce chaos de
couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme; mais un
pied délicieux, un pied vivant!»
La présence aperçue de ce pied délicieux intrigue fort Porbus et le jeune
Nicolas Poussin. Il intriguera plus encore les commentateurs-interprètes du Chef-
d'oeuvre inconnu.
Comment se détachant de la « muraille de peinture », de la « multitude de
lignes bizarres », des « couleurs confusément amassées », seul le bout du pied.
Autrement, rien à voir.
« Apercevez-vous quelque chose?
Non, et vous ?
Rien. »
Dans ce rien à voir, je trouve un écho à ce qui fut, des années durant,
l'étrange tourment de Frenhofer, lui interdisant de mettre un terme à son tableau.
L'INACHÈVEMENT
Que dit le « vieux fou » dans son ambition démesurée de créateur « C'est cela et
ce n'est pas cela. Que manque-t-il ? Un rien mais ce rien est tout» (je souligne).
Faudrait-il ce petit quelque chose pour que cette femme forme un tout, pour
qu'elle ne soit plus seulement une femme mais La Femme qui incarnerait le Tout
et rendrait vaine la peinture, réduisant celle-ci à la nature morte? Mais c'est le
peintre qui va au-devant du rien de la mort.
J.-B. PONTALIS
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Novalis, Œuvres complètes, vol. II, intitulé « Les Fragments» (mais c'est dans le premier
volume « Romans Poésies Essais » que figure « Pollen » Blütenstaub, le seul recueil de
fragments publié du vivant de Novalis).
Georges Perros, Papiers collés, 1, 2, 3, « L'imaginaire », Gallimard, 1986, 1989, 1994.
Pascal Quignard, Une gêne technique à l'égard des fragments, Fata Morgana, 1986.
Claude Roy, « Pages d'écrivain », in Nouvelle Revue Française, n° 498-499, juillet-août 1994.
Jean-Claude Rolland
Meister que les romantiques ont lu et commenté et qui décrit le voyage comme le
moteur essentiel de la Bildung, de l'éducation de l'homme; mais sans doute s'inspire-
t-il aussi de l'obscure tradition propre à l'Occident médiéval du pèlerinage vers les
lointains lieux de culte et de la croisade en Terre sainte que le romantisme renouvelle
ou par quoi il trahirait, peut-être, sa volonté de restauration.
Mais l'Erfahrung romantique, l'expérience comme déplacement qui fait de
l'espace sa référence, c'est avant tout dans le voyage intérieur qu'elle déploie sa
spécificité et sa nouveauté le rêve romantique est en règle un voyage, le rêveur
marche. Henri d'Ofterdingen, l'unique roman de Novalis, s'ouvre par le récit d'un
rêve; Henri rêve qu'il parcourt des contrées merveilleuses puis découvre la fleur
bleue. Au réveil, il décide de quitter la maison paternelle et entreprend un voyage
infini, plein de péripéties que la fiction romanesque ne différencie guère du voyage
onirique; la mort prématurée de Novalis fera que le roman et le voyage restera
inachevé triple identification du rêve au lieu et à l'espace, de la vie ou sa fiction
au voyage, de l'écriture au déplacement; mais identification aussi de la mort à
l'inachèvement. Le voyage romantique serait infini jamais achevé; la mort seule
l'interrompt, l'inachève. De même qu'est infini l'espace de l'âme que la marche
jamais achevée de l'esprit éclaire à mesure qu'elle progresse, que le rêve illumine
quand, au même moment, le monde extérieur s'éteint. Les romantiques n'ont pas
découvert l'espace intérieur, ils ont pensé l'intérieur comme espace et deviné qu'il
ne devient visible qu'à condition qu'on le parcourt comme on parcourt le monde,
mais qu'à condition aussi qu'on ferme les yeux sur celui-ci. J.-B. Pontalis a cité ce
mot de Friedrich « Clos ton œil physique afin de voir d'abord ton tableau avec
l'œil de l'esprit, ensuite fais monter au jour ce que tu as vu dans la nuit 1.» Pour
les romantiques, l'âme est un monde, elle est l'envers du monde; elle est comme
lui un espace, l'espace qui se découvre quand on le répudie, et le rêve est un lieu
de cet espace, non pas le lieu où sa visibilité se manifeste mais le lieu où dans
l'invisible, du visible se donne soudain à voir.
Cette prégnance du lieu, de l'espace, du transport et du déplacement se
retrouve, avec la même intensité sensorielle, chez Freud et d'abord dans la
représentation qu'il se fait du discours organisant la cure analytique. J.-B. Pontalis
traduit subtilement la parenté qui lie, face au regard requis pour la perception de
l'espace intérieur de l'âme, romantisme et psychanalyse lorsqu'il cite encore,
pendant quasi symétrique de la citation précédente de Friedrich, un extrait de
l'article de Freud « Le début du traitement» relatif à la métaphore du train
« Comportez-vous, dit Freud à l'analysant, à la manière d'un voyageur qui, assis
près de la fenêtre de son compartiment, décrirait le paysage tel qu'il se déroule à
une personne placée derrière lui 2. » Lorsque Freud, à l'aube de sa découverte de
proportions exactes de sa taille, les peintres trouvaient son dos, ses épaules et sa
poitrine presque trop chastement formés; mais tous s'amourachaient de sa chevelure
à la Madeleine et radotaient beaucoup sur son teint dont le coloris rappelait celui
des figures de Battoni. L'un d'eux, véritable original, comparait singulièrement les
yeux de Clara à un lac de Ruysdaël, dans lequel se mirent l'azur du ciel sans
nuages, les forêts et les plaines fleuries d'un riche paysage. » La compulsion à l'art,
à l'artifice, à l'idéalisation esthétique par laquelle le romantique apaise une nature
qui n'est justement plus une Heimat nous bouleverse.
De cette présence de la mort qui n'est en rien une complaisance les signes
visibles foisonnent devant l'âme romantique dans la place que lui accorde l'intrigue
romanesque, dans le développement du fantastique, dans la tonalité mélancolique
des thèmes musicaux, picturaux ou poétiques. Mais c'est l'écriture du fragment
qui en manifeste l'expression la plus épurée parce qu'elle la sublime spirituellement
dans son mouvement le fragment, par sa forme littéraire, suit la marche de l'esprit
dans sa mimesis de l'œuvre de mort; comme l'esprit est l'analogon de la mort, le
fragment est l'analogon de l'esprit; il contraint la pensée à défaire les systèmes
que par entropisme, par une tendance au retour à la nature, elle ne cesse de
construire. Le Witz qui l'anime se veut défi à la nature, au destin. Il est pratique
de l'ironie et on sait que c'est justement par l'écriture du fragment que Friedrich
Schlegel arrivera à cet autre concept essentiel à la pensée romantique.
Le fragment, répétons-le, constitue un genre quantitativement minime de la
production romantique. Il est le fait de quelques auteurs, Schlegel, Novalis,
Schleiermacher. Mais la fragmentation, dans la littérature romantique, déborde
largement le strict genre du fragment. Il est rare en effet qu'à une lecture attentive,
l'œuvre romantique ne laisse apparaître l'hétérogénéité de sa composition, la
désarticulation des séquences narratives qui lui valent ce rythme saccadé par lequel
l'automate le plus réussi se différencie du vivant. Voyez Lucinde, voyez Henri
d'Ofterdingen, voyez surtout « L'homme au sable », ce conte apparemment si dense
et si homogène qui accumule, mais ne joint pas, confession autobiographique,
genre épistolier, récit narratif tantôt au passé, tantôt au présent. Le fragment
comme genre doit être tenu comme le paradigme de la littérature romantique, et
la fragmentation comme le paradigme d'une écriture par laquelle l'esprit romantique
exalterait sa filiation spéculaire à la mort. Le romantique est bien l'enfant de la
nuit.
Rapprochons-en l'étrange définition de l'âme qui vient sous la plume de Freud
dans « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort ». J'extrais d'un passage
particulièrement obscur les quelques propositions qui le conduisent à cette défini-
tion
JEAN-CLAUDE ROLLAND
1. Pierre Jean Jouve, «La mélancolie d'une belle journée », Les Noces, dans Œuvre, t. 1, Paris,
Mercure de France, 1987, p. 147.
L'INACHÈVEMENT
Une projection P?
1. Voir l'étude de Jean Clair, « Sous le signe de Saturne, notes sur l'allégorie de la Mélancolie »,
Cahiers du Musée national d'art moderne, 7/8, 1981, pp. 177-207.
LE REGARD DES STATUES
Châtiments et récompenses
Surtout, ne vous exposez pas à certains regards. Il n'y a pas que les yeux
terribles de Méduse qui soient pétrifiants. Les dieux sont terribles pour ceux qui
prétendent les surpasser. Niobé défie Latone et veut qu'on lui accorde les honneurs
d'une déesse. La colère d'Apollon frappe de mort les quatorze enfants de Niobé,
et Niobé elle-même n'est bientôt plus qu'une pierre qui pleure. Faut-il comprendre
en « moralisant» librement Ovide que la punition de ceux qui croient en leur
propre perfection, en leur beauté achevée, c'est de les recevoir?
Or, sitôt qu'on peut imaginer pareil passage de la vie à la mort, n'est-il pas
permis de rêver un passage inverse, de la mort à la vie, de la pierre à la chair?
Les statues sont filles de la main guidée par le regard. L'artificieux Dédale,
croyait-on, fut le premier qui ouvrit les yeux des statues. Et quel immense peuple
de statues voyantes, à partir de l'inventeur mythique, s'échelonne dans les avenues
de l'histoire!
Car certaines statues sont si parfaites qu'elles paraissent contenir une vie
imminente et une force prête à se mettre en mouvement. Il en est qui s'animent
pour accomplir une vengeance surnaturelle, telle la statue du Commandeur qui
punit le Burlador. Il en est aussi qui deviennent capables d'amour, et de cruelle
jalousie. Mérimée, sur ce thème, reprend un vieux mythe et en fait La Vénus
d'Ille. Une autre statue de Vénus devient une séduisante chasseresse dans le
Marmorbild d'Eichendorf. Le fantastique des automates n'est pas éloigné Savoir
que l'âme vivante est fragile conduit à imaginer l'implacable supériorité de ce qui
n'a pas d'âme. Réciproquement, rencontrer le pesant vouloir, le pas têtu de la
matière minérale, c'est ressentir de manière extrême l'imperfection de notre
fluctuante existence.
1. Dans la foison des exemples du passage à la vie, il ne faut pas oublier ceux où l'éveil sensible
est celui de l'ouïe, conjointement avec le pouvoir de parler. La statue du Commandeur entend l'invitation
blasphématoire adressée par Don Juan, et elle lui répond. Un poème (247) de Michel-Ange fait parler
sa Nuit de la chapelle Medici celle-ci réclame le silence, une voix trop forte pourrait l'éveiller
Caro m'è 'l sonno, e più l'esser di sasso,
non veder, non sentir m'è gran ventura
mentre che'l danno e la vergogna dura
perà non mi destar, deh, parla basso.
2. Pline l'Ancien, Histoire naturelle. livre XXXV, 43, I.
3. Le texte porte corpora cum forma.
LE REGARD DES STATUES
Son heureux ciseau, guidé par un art merveilleux, donne à l'ivoire de neige
une forme que jamais femme ne reçut de la nature, et l'artiste s'éprend de son
œuvre. Ce sont les traits véritables d'une vierge; on l'aurait crue vivante; et sans
la pudeur qui la retient, on la verrait se mouvoir tant l'art disparaît par l'effet
même de l'art.
rendre des baisers à celui qui lui a donné sa forme. L'imagination de son époque
tout au moins de ses élites « éclairées » trouvait là de quoi satisfaire à la fois
un parti pris esthétique de parfaite imitation de la nature, et un besoin de glorifier
le plaisir charnel. L'artiste père unique de la bien-aimée produite par ses mains
aura mérité son bonheur quasi incestueux
Rousseau, qui dans sa jeunesse avait ébauché un opéra sur le mythe d'Anaxarète 2,
composa vers la fin de sa vie une « scène lyrique» dont le héros est Pygmalion,
c'est-à-dire l'artiste qui s'aime lui-même dans son œuvre et qui brûle d'être aimé
en retour par celle-ci (Rousseau est le premier à la nommer Galathée) 3. Dans
cette scène accompagnée de musique qui eut un large succès, le regard désirant
franchit tous les obstacles. Au début du mélodrame, la statue est voilée. Pygmalion
pressent que son regard sur la statue sera mêlé d'effroi. Il accomplit « en tremblant»
le geste du dévoilement. Elle lui paraît inachevée. Il prend son ciseau, et n'ose
pourtant toucher au marbre. Des « traits de feu » lui semblent sortir de la trop
parfaite statue. Le sentiment d'inachèvement ne le quitte pas. Seulement l'achè-
vement dont il rêve désormais n'exige plus un progrès du travail sur la matière
c'est le passage à la vie. Pour que la statue s'anime, le sculpteur donnerait jusqu'à
sa propre vie. Seulement cette fusion ou transfusion de vie est inacceptable pour
le désir. Le regard s'abolirait « Si j'étais elle, je ne la verrais pas, je ne serais pas
celui qui l'aime!» Et tout un jeu de regards, bientôt réciproques, se développera
au moment où la statue commence à devenir vivante. La vérité de la métamorphose
sera attestée par un geste de la statue, une main qu'elle tend, saisie et baisée par
le sculpteur. C'est la naissance du toucher. Juste auparavant, selon les indications
scéniques, aura étincelé la rencontre par le regard « Galathée s'avance vers lui et
le regarde. Il se lève précipitamment, lui tend les bras, et la regarde avec extase.»
La vérité du sentiment est le grand article de foi de Rousseau. Lui qui se dit
chrétien, il n'accepte pas les miracles de l'Évangile, mais il attribue à la « voix »
du sentiment une autorité souveraine. Or le mythe de Pygmalion, dans son
1. En épigraphe de son Esprit des lois. Montesquieu extrait d'Ovide l'expression qui désigne une
progéniture produite sans mère Prolem sine maire creatam (Métamorphoses, livre II, v. 553). Ajoutons
que, tout au moins dans une ébauche d'André Chénier, le désir féminin pour la statue masculine
produit une métamorphose en sens inverse. Une jeune fille, étreignant amoureusement la statue d'un
adolescent, devient statue elle-même. Une peinture de Delvaux en est l'exacte illustration (sans doute
involontaire). Il est vrai que l'héroïne de Chénier n'est pas l'auteur même de la statue.
2. Le fragment ne va pas jusqu'à l'entrée en scène d'Iphis lui-même.
3. Rousseau n'attribue qu'assez discrètement à son personnage la gynophobie qui marque si
nettement le Pygmalion d'Ovide, effrayé par l'inconduite des Propétides et façonnant sa compagne de
ses propres mains. Mais il n'est pas malaisé de discerner cette gynophobie chez Rousseau lui-même,
aussi bien dans les conseils prodigués à Emile qu'en maint épisode des textes autobiographiques. Il ne
se sent en sécurité qu'à l'intérieur de la sphère du moi. À la fin du mélodrame de Rousseau, Galathée,
dans un premier geste, « se touche et dit Moi ». Puis elle touche Pygmalion, en disant « avec un
soupir Ah! encore moi ».
LE REGARD DES STATUES
Une voie inverse est imaginable la statue qu'on détruirait retournerait aussi
au temps. Sa forme parfaite s'effacerait, l'indétermination reprendrait le dessus. La
poétique des ruines a donné de ce retour aux herbes folles une illustration
considérable. Plus radicalement, et dans un sens dès lors tout matérialiste, Diderot
(dans Le Rêve de d'Alembert) imagine de mettre en poudre une statue de Falconet,
sans doute celle qui représente Pygmalion aux pieds de Galathée. La poudre de
marbre mêlée à la terre deviendrait sève et plante, la plante digérée par l'animal
ou l'homme deviendrait chair. La sensibilité, présente à l'état inerte dans la pierre,
passerait à l'état actif dans le corps vivant. Cette hypothèse, hardiment défendue
par Diderot, franchit avec une imprudente témérité l'intervalle qui sépare la
matière inorganique et la vie organique. Elle peut conduire à penser que la vie
est obscurément latente dans la matière elle-même, et que tout est esprit. Elle peut
aussi laisser entendre qu'il suffit que de la matière soit présente dans l'univers la
vie en résultera, indifféremment monstrueuse ou harmonieuse, sans qu'il soit besoin
d'invoquer aucune divinité ni aucune âme. Prévaudrait alors le cycle indéfini de
la décomposition et de la recomposition. Loin d'être le développement d'un esprit,
la vie dès lors se réduira à une combinaison de la matière. Ce qui laisse imaginer
l'infini recommencement de la vie, au sein d'un univers conçu comme un océan
de vie.
Comment mieux convertir en regard « l'être obscur » ? Comment mieux dire que
les ténèbres ne sont jamais absolument ténébreuses? En certains lieux chargés de
mystère, comme Schœnbrunn, combien désirante a été l'attention portée par Nerval
aux statues! Ce qui peut sourdre d'elles est assurément un regard, mais davantage
encore un don maternel. Ainsi à Vienne « J'adorais les pâles statues de ces jardins
que couronne la Gloriette [italiques de Nerval] de Marie-Thérèse, et les chimères
du vieux palais m'ont ravi mon cœur pendant que j'admirais leurs yeux divins et
que j'espérais m'allaiter à leur sein de marbre éclatant »
Un personnage de Nerval, Fabio, amoureux de la cantatrice Corilla, se compare
lui-même à Pygmalion. Il monologue « Ainsi que Pygmalion, j'adorais la forme
extérieure d'une femme; seulement la statue se mouvait tous les soirs avec une
grâce divine, et, de sa bouche, il ne tombait que des perles de mélodie. Et
maintenant voici qu'elle descend à moi 3.» Ce jour-là, en effet, il reçoit la promesse
de la rencontrer, pour la première fois, hors du théâtre. Lors de la très brève scène
de la promesse, l'actrice l'a regardé « L'éclair de ses yeux me traversait le cœur,
de même qu'au théâtre, lorsque son regard vient croiser le mien dans la foule.»
Il verra donc, « pour la première fois à la lumière du jour », dans un jardin de
Naples, celle qu'il adore sur la scène. Il s'attend à rencontrer la statue dans la
proximité vivante. Mais Corilla se présente sous l'habit d'une pauvre bouquetière,
que Fabio, « trop poète », ne sait pas reconnaître. Il a beau voir un « pied charmant»
1. Gérard de Nerval, Les Filles du Feu,« Les Chimères ŒM~re! complètes, sous la direction de
Jean Guillaume et de Claude Pichois, Paris, Pléiade, t. III, p. 651.
2. Gérard de Nerval, Pandora, Œ~rM complètes, Paris, Pléiade, t. III, 1993, pp. 655-656.
3. Corilla, O.C., t.III, p. 422.
LE REGARD DES STATUES
Le « clair rayon de lumière n'a pas persisté. Le mur aveugle, cette fois, n'est plus
habité par un regard, comme le proclamaient les « Vers dorés L'expansion-
disparition de l'immense figure féminine, sa chute sous la forme d'un buste parmi
les « statues noircies ont pour suite immédiate l'annonce de l'obscurcissement
1. Le grand trouble, dans la folie de Nerval, concerne la reconnaissance des identités. Les identités
humaines et divines migrent de personne à personne. Reconnaître une personne dans une autre peut
être une illusion, et il le sait. Ne pas reconnaître, une faute impardonnable.
2. Dans un autre texte de Nerval, c'est la mère divine, Isis, qui « disparaît et se recueille dans sa
propre immensité[italiques de Nerval]. Voir Les Filles du Feu, dans O.C., III, p. 620. Mais c'est aussi
la Treizième, et donc Artémis.
3. Aurélia, O.C., III, p. 710.
L'INACHÈVEMENT
cosmique. Est-ce trop présumer que de voir dans le monde enténébré la transposition
cosmologique du buste gisant à terre et des statues noircies? C'est alors la nuit du
monde qui serait le regard de la statue.
Dès lors, le malheur, pour le héros du rêve, n'est pas seulement d'avoir perdu
de vue la « dame » qui le guide, d'être devenu incapable (en raison de quelle faute ?
de quel manque enfantin de force?) de la poursuivre et de la rejoindre le malheur,
c'est qu'une nuit substantielle ait envahi le monde. Il ne reste que « des voixqui
déclarent la mort du monde. Et le pire malheur est que, tout ensemble, le monde,
les figures divines, Dieu lui-même aient perdu tout regard.
L'anxiété est à son comble quand les ténèbres sont éprouvées comme un flot
maléfique envahissant l'univers. D'où venues? De la face du Dieu mort. Nerval,
dans un autre texte, évoque une nuit qui « rayonne » du plus profond de l'univers.
Son foyer est l'orbite qui ne contient plus ce qui, dans un âge antérieur, avait été
l'Œil vivant et éclairant. S'inspirant expressément du fameux « songede Jean-
Paul' (« Elftes Blumenstück » de Siebenkas), Nerval fait dire par le Christ, au mont
des Oliviers
Le monde est livré à la « froide nécessité La tête de mort, dans les tableaux de
vanités du xviie siècle, invitait le spectateur à diriger ses pensées vers un plus haut
destin spirituel. Mais à quoi bon tourner son regard au-dessus de la terre? Voici
l'orbite vide qui règne désormais dans la profondeur de l'espace, annonçant que la
loi matérielle la nuit est la seule maîtresse. Dans cette Vanité suprême, le
crâne n'est plus celui d'un mortel anonyme contemplé par le pénitent, il occupe
la place qui était celle même de Dieu. « Mais nul esprit n'existe en ces immensités »,
lit-on à la strophe précédente. Si ce n'est la leçon dernière du poème (et de Nerval,
dont le rêve est sans terme à travers morts et renaissances), c'est du moins la voix
d'une tentation désolée. Et c'est l'opposé absolu du « pur esprit » des « Vers dorés »
qui, « comme un œil naissant », était deviné « sous l'écorce des pierres ».
1. Voir Claude Pichois, L'image de Jean-Paul Richter dans les lettres françaises, Paris, Corti, 1963.
2. « Les Chimères. Le Christ aux oliviers », Les Filles du Feu, O.C., III, pp. 648-651. Il faudrait
examiner tout le développement du poème, et le sauvetage, au dernier vers, de« celui qui donna l'âme
aux enfants du limon ». Rappelons-le, dans la série des « Chimères x comme dans celle des Petits
châteaux de Bohême, les « Vers dorés » sont toujours en position finale. Et à l'une des dernières pages
d'Aurélia, on lit « Tout vit, tout agit, tout se correspond; les rayons magnétiques émanés de moi-même
ou des autres traversent sans obstacle la chaîne infinie des choses créées; c'est un réseau transparent
qui couvre le monde, et dont les fils déliés se communiquent de proche en proche aux planètes et aux
étoiles <. (O.C., III, p. 740).
LE REGARD DES STATUES
Le contraste entre les deux poèmes de Nerval n'exprime pas une ambivalence
propre au seul Nerval. Cette ambivalence reparaît chez Baudelaire. Il suffit de
confronter deux poèmes des Fleurs du mal « Correspondances », et « Les aveugles ».
Le premier de ces poèmes élève une image de la nature où « l'homme passe à
travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers ». Mais
dans le second, le poète s'identifie aux aveugles qui lèvent vers le ciel vide « leurs
globes ténébreux ». Si le poète, quant à lui, n'est pas privé de la faculté de
« contempler » le geste pathétique des aveugles, il est « plus qu'eux hébété et il
sait qu'ils n'ont rien à découvrir dans les hauteurs célestes « Que cherchent-ils au
Ciel, tous ces aveugles? » Le poète a donc prêté sa voix tour à tour à l'intuition
d'une surréalité où circulerait un sur-regard, et à la hantise d'une cécité universelle,
où l'aveuglement des hommes aggraverait la vacuité d'un espace infini déserté par
la divinité. Dans ce « tableau parisien », ténèbres célestes et ténèbres humaines se
multiplient les unes par les autres. Comment ne pas remarquer, de surcroît, que
les aveugles, dans ce sonnet, sont dits « pareils à des mannequins » ? Non vraiment
des statues, mais ce que deviennent les statues, quand elles sont privées de regards,
comme il adviendra dans les tableaux de Chirico.
Baudelaire aura ainsi inscrit dans son livre la présence d'un regard universel
issu d'une « forêt de symboles », pour pouvoir plus durement en dire la perte. Ce
non-regard n'est toutefois pas un terme final. Dans l'avant-dernière strophe du
poème conclusif « Le Voyage » c'est la Mort, « vieux capitaine », qui est apostrophée,
comme si elle était le dernier confident, le seul complice
Une source de lumière, figure claire, se détache sur l'immense fond obscur. Un
foyer rayonnant reste éveillé, dans l'imminence du naufrage, et c'est le « cœur »
de ceux qui se précipitent vers « l'Inconnu ».
II
Baudelaire est sans doute le poète qui a le plus obstinément interrogé le regard
des statues. Les admirables pages consacrées à la sculpture dans le Salon de 1859
L'INACHEVEMENT
Sur les places publiques, aux angles des carrefours, des personnages immobiles,
plus grands que ceux qui passent à leurs pieds, vous racontent dans un langage
muet les pompeuses légendes de la gloire, de la guerre, de la science et du martyre
Les uns montrent le ciel, où ils ont sans cesse aspiré, les autres désignent le sol
d'où ils se sont élancés. Ils agitent ou contemplent ce qui fut la passion de leur
vie et qui en est devenu l'emblème un outil, une épée, un livre, une torche, MM!
lampada! Fussiez-vous le plus insouciant des hommes, le plus malheureux ou le
plus vil, mendiant ou banquier, le fantôme de pierre s'empare de vous pendant
quelques minutes, et vous commande, au nom du passé, de penser aux choses qui
ne sont pas de la terre.
1. Baudelaire, Œ complètes, éd. par Claude Pichois, t. II, Paris, Pléiade, pp. 669-671. Pour une
vue générale, lire Marcel Raymond, « Baudelaire et la sculpture «, dans Être et dire, Neuchâtel, La
Baconnière, 1970, pp. 167-177.
2. On lit dans Mon ea?Mr mis à nu « Il n'y a de grand parmi les hommes que le poète, le prêtre
et le soldat. O.C., I, p. 693.
LE REGARD DES STATUES
ruisseau de ses larmes, écrasant de sa lourde désolation les restes poudreux d'un
homme illustre, vous enseigne que richesse, gloire, patrie même, sont de pures
frivolités, devant ce je ne sais quoi que personne n'a nommé ni défini, que l'homme
n'exprime que par des adverbes mystérieux tels que peut-être, jamais, toujours! et
qui contient, quelques-uns l'espèrent, la béatitude infinie, tant désirée, ou l'angoisse
sans trêve dont la raison moderne repousse l'image avec le geste convulsif de
l'agonie.
L'esprit charmé par la musique des eaux jaillissantes, plus douce que la voix des
nourrices, vous tombez dans un boudoir de verdure, où Vénus et Hébé, déesses
badines qui présidèrent quelquefois à votre vie, étalent sous des alcôves de feuillage
les rondeurs de leurs membres charmants qui ont puisé dans la fournaise le rose
éclat de la vie.
Ici, plus qu'en toute autre matière, le beau s'imprime dans la mémoire d'une
manière indélébile. Quelle force prodigieuse l'Égypte, la Grèce, Michel-Ange,
Coustou et quelques autres ont mise dans ces fantômes immobiles! Quel regard
dans ces yeux sans prunelle!
1. « Le Masque », d'après une œuvre du sculpteur Ernest Christophe, poème XX des Fleurs du
mal.
L'INACHÈ VEMENT
Il s'agit là d'une écriture (le beau « s'imprime »), mais d'une écriture tracée
dans la mémoire par le regard issu de la pierre. Le message que la forme a imposé
à la pierre et que celle-ci imprime dans la mémoire on vient de le constater
est une invitation à penser au-delà des choses de la terre à « l'éternité à la
« béatitude infinie », à l'indéfinissable qui ne peut être exprimé qu'adverbialement
« peut-être, jamais, toujours ». C'est une leçon héritée des Vanités baroques. La
perfection visible de la statue (dont le matériau est la terre même) renvoie le
regard imparfait des humains vers les perfections immatérielles de la promesse
théologique.
Nulle part, en effet, l'oxymore n'est plus évident que lorsque le poète, dans
son essai sur Constantin Guys, définit le beau et la modernité « Le beau est
toujours, inévitablement, d'une composition double 1. La modernité, c'est le
transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel
et l'immuable 2.» Des inventions passagères de la mode, l'artiste, comme un « parfait
chimiste3 », saura « extraireune beauté mystérieuse, capable d'éternité. Alors « la
modernité sera « digne de devenir antiquité L'image de la statue antique
affleure dans cet essai, lorsque Baudelaire évoque les gravures de mode de l'époque
révolutionnaire « L'idée que l'homme se fait du beau s'imprime dans tout son
ajustement [.]L'homme finit par ressembler à ce qu'il voudrait être. Ces gravures
peuvent être traduites en beau et en laid; en laid, elles deviennent des caricatures;
en beau, des statues antiques 5. » Il n'y a rien d'incompatible, dans cette beauté
statuaire, avec l'attrait que peuvent exercer des tissus nouveaux, tout récemment
produits par nos fabriques. Par exemple, suggère Baudelaire, une « étoffe [.]
soulevée, balancée par la crinoline ou les jupons de mousseline empesée ». Soulever,
1. Les Fleurs du mal, XCIII, « À une passante Sur les rapprochements biographiques et littéraires
appelés par ce poème, voir l'édition Crépet-Blin des Fleurs (Paris, José Corti, 1942), pp. 460-461. Le
commentaire de « À une passante constitue l'épilogue du livre de Jérôme Thélot, Baudelaire. Violence
et poésie, Paris, Gallimard, 1992.
2. Les Fleurs du mal, V.
L'INACHÈVEMENT
À UNE PASSANTE
statue.
[.]statue.
Moi, je buvais [.]
que le premier quatrain a déjà offert deux rimes féminines centrales en -tueuse
« majestueuse », « fastueuse ». Pour l'intelligence du texte, il ne faut certes pas
démembrer les mots en phonèmes, mais pour l'inconscient du lecteur comme pour
celui du poète, ces rimes ne sont pas innocentes'.
Statue. Moi, je buvais. Devons-nous, dans l'intervalle des mots, quand le
regard du poète se porte de la jambe à l'œil, imaginer une « perte de l'aura »,
comme le suggérait Walter Benjamin à propos des Tableaux ~arM/~M ? J'y verrai,
quant à moi, l'exact équivalent de l'état de peur où se trouve Dante (molto pauroso)
dans la rue, et de l'orrore à l'aspect d'Amour allégorisé dans le rêve, dont parlent
le récit introductif et le sonnet de Dante. Et ce serait donc là, chez Baudelaire,
plutôt, un retour de l'aura, sur fond de banalité chaotique. Assurément évidente
est la pétrification du poète, la crispation qui fait de lui une autre statue,
momentanée. Comme si, de ce fait, la passante possédait un pouvoir médusant. Et
comme si, face à la beauté antique ainsi renouvelée, le poète comparable à « un
extravagantse sentait figé dans sa propre caricature (selon la théorie des
transformations antithétiques énoncée dans l'essai sur Guys). De même que Nerval,
plus naïvement, désirait être allaité par les statues-chimères de Schœnbrunn, le
poète boit le redoutable breuvage que dispense l'œil de la passante non la substance
nourricière, mais l'impalpable poison, la fascination dangereuse et la magie d'une
mise à mort. Or paradoxalement, à travers ce qui promettait la mort dans ce regard,
le poète s'est senti « renaître ». Singulière et rapide succession des contraires! Plus
rapide encore est la succession de l'éblouissement et de la cécité « Un éclair.
puis la nuit! » En ce moment culminant, le poème renouvelle et rend suraiguë
une opposition que nous avions rencontrée chez Nerval et dans d'autres textes de
Baudelaire. Opposition entre une toute-voyance spirituelle (proclamée dans certains
poèmes) et la noirceur (dans d'autres poèmes) qui envahit l'univers entier du fond
de l'orbite du Dieu mort. Opposition entre lumière et ténèbres qui n'a d'égale en
intensité que l'énigmatique annonce faite par Nerval, dans sa dernière lettre, de
son imminent suicide « La nuit sera noire et blanche.» Le fond toutefois sur
lequel s'enlève l'apparition de la passante, n'est qu'un lieu terrestre la « rue
assourdissante ». Plus d'horizon théologique dans la scène de rue, sinon quand
1. Assurément, je ne mets pas ces surentendus ou sous-entendus sur pied d'égalité avec le sens
obvie. Je laisse aux pervers le plaisir de les proposer à la place du sens obvie, au nom de la polysémie
des phonèmes et du pullulement des homonymes. On ne peut se dispenser de reconnaître un sens
prioritaire, sous peine d'accueillir tous les contresens. Les variantes de lecture ou d'écoute que j'évoque
ici sont bel et bien des malentendus. Leur donner trop d'importance, les laisser prévaloir, ce serait
abolir la source de lumière au nom de son halo et défigurer la poésie. Mais c'est le propre aussi de la
poésie de comporter à chaque instant, dans son sillage, une traînée scintillante de malentendus. Les
consonnes d'appui d'une rime sont aussi importantes que son genre masculin ou féminin.
2. « Ueber einige Motive bei Baudelaire », dans Charles Baudelaire, éd. par Rolf Tiedemann,
Frankfurt, Suhrkamp, pp. 103-149 et en particulier p. 119; en français, Charles Baudelaire, trad. J. Lacoste,
Paris, 1979, pp. 169-171. Voir K. Stierle, Der Mythos von Paris, München, Hanser, 1993, pp. 789-811.
L'INACHÈVEMENT
1. L'éternité, c'était aussi, dans le texte théorique du Salon de 1859, l'horizon de la sculpture, et
ce texte regroupait aussi les deux adverbes « peut-être et« jamais ».
LE REGARD DES STATUES
La Vénus, le sphinx
Et ses yeux disent « Je suis le dernier et le plus solitaire des humains, privé
d'amour et d'amitié, et bien inférieur en cela au plus imparfait des animaux.
Cependant je suis fait, moi aussi, pour comprendre et sentir l'immortelle Beauté!
Ah! Déesse! ayez pitié de ma tristesse et de mon délire! »
Mais l'implacable Vénus regarde au loin je ne sais quoi avec ses yeux de
marbre1.
La séparation est infinie. Par la force des choses, les deux regards n'ont pu se
rencontrer, contrairement à ceux du couple fugitif qui se croise dans la rue
parisienne. Le regard de la statue colossale a toujours été fixé au loin, tout en
restant noyé dans l'opacité du marbre. La supplication du bouffon mélancolique
ou hystérique selon le gré de notre interprétation méconnaît la dure réalité de
la pierre. Le suppliant s'obstine dans un appel qui ne peut qu'être frustré, et qui
paraît se complaire dans la douleur de la frustration. La scène du parc, dans un
1. « Le fou et la Vénus Le Spleen de Paris, VII, O.C., I, pp. 283-284. L'allégorie, dans ce texte,
concerne l'art. À titre de comparaison, il convient de relire la scène dernière du Conte d'hiver de Shakespeare,
où Hermione, fausse statue, descend du piédestal pour révéler qu'elle est restée vivante. Dans la Préface
récemment publiée pour sa belle traduction (Mercure de France, 1994), Yves Bonnefoy analyse le « débat
sur l'art » contenu dans ce texte admirable, et notamment la scène de la statue (pp. xx-xxn).
L'INACHÈVEMENT
TRACES ET CHAIR
Lorsqu'un chien courant, de ceux qui sont capables de suivre les traces d'un
gibier bien après qu'il est passé, sur de très longues distances, et que les chasseurs
nomment « chiens de grand pied », finit par perdre la piste, à la nuit tombée, il fait
retour à son point de départ, parfois sur des dizaines de kilomètres, en retrouvant ses
propres traces. On dit qu'il prend son contre-pied. Les vieux chasseurs ne voient
aucune malice dans cette expression très ancienne. S'il se fait tard, et que le chien
n'est pas revenu, ils laissent leur veste de chasse au point de départ, assurés de l'y
retrouver endormi le lendemain. Ils ne sont pas étonnés de la chose elle-même. Elle
a pourtant de quoi surprendre de si minimes indices, semés à toute allure pendant
la course, il y a des heures de cela, et retrouvés presque sans hésitation. Il semble
qu'il y ait une voie directe, sans relais de pensée au sens où nous l'entendons, entre
la perception de la trace la plus infime, quelques molécules d'odeur, et la motricité
de l'animal. Voir ces chiens en action est toujours impressionnant le nez quête, d'un
coup s'oriente à droite ou à gauche, le reste suit.
Et on se prend à soupirer ah! si j'étais ainsi capable de revenir sur mes
propres traces, avec cette aisance. Mais il faudrait pour cela que je me désencombre
de ma conscience, de ma fichue mécanique à penser mes pensées, si lente, si
lourde, qu'elle me fait perdre presque tout de mes expériences passées, et ne m'en
restitue que des fragments erratiques, tronqués, flous, la plupart du temps
inutilisables. Pouvoir ainsi, sans hésitations, parcourir à rebours mon histoire.
Mais sans doute, si je le pouvais comme ce chien, ce serait au prix de n'en rien
savoir. Tout passerait dans ce court-circuit immédiat entre truffe et pattes, mais
qui, en nous, quelle instance assisterait à cela pour s'en réjouir? Consolons-nous
donc c'est notre infirmité qui fait notre conscience, et nous pensons faute de
pouvoir flairer.
Mais nous devons bien, parfois, revenir sur nos traces, même laborieusement
et malaisément. Nous en savons la difficulté dans l'analyse, à laquelle Freud a
toujours assigné comme but, envers et contre tout, après et au-delà de la faillite
L'INACHÈVEMENT
Cet homme pour qui j'ai de la sympathie, que je voudrais aider à quitter cette
galère où il rame depuis si longtemps, c'est pour la millième fois que j'entends le
récit des difficultés qu'il rencontre. Comment la situation, la tâche qu'il affronte
est compliquée, obscure, combien il est découragé, fatigué, abattu, combien il n'y
comprend rien.
« J'ai failli ne pas venir à cette séance (du matin). À huit heures et demie je
n'étais pas encore levé. Tout ce qui m'attend en sortant d'ici. Une fois de plus je
vais me retrouver entre mon supérieur hiérarchique et les gens que je dois
administrer comme entre marteau et enclume. Et je n'arrive pas à vraiment
comprendre ce que veulent les uns et les autres. C'est vraiment trop dur, trop
ardu. Comment font les autres ? Et ici même, comment font les autres, en analyse ?
Je dis tout ce qui me vient, vous ne dites rien, j'ai l'impression que je devrais
parler autrement, mais comment? Je n'en sais rien, il y a quelque chose que je ne
comprends pas. Je suis découragé, c'est trop ardu!»
Le plus souvent, en moi, accablement. Ou irritation parfois, pensées
« méchantes » « Mon pauvre ami, huit heures et demie, pour se lever, comme
c'est dur! Que la vie est donc rude! Que tout cela est ardu!» Dur, rude, ardu je
fais jouer ces mots si semblables et qui reviennent si souvent. Rien n'en sort. Il
continue, pendant ce temps, sa longue plainte contre l'incompréhensible complexité
de ce monde et sa fatigue à tenter de s'y retrouver. Il s'agit cette fois de ses
enfants, de son fils adolescent qui est bien difficile à comprendre. « Si j'avais su, je
n'aurais pas fait d'enfants, c'est vraiment trop ardu, les enfants.» Encore!
Qu'est-ce donc qui m'irrite ainsi? Je voudrais comprendre, et en sortir. Lui
aussi. Nous en sommes au même point tous les deux. Si quelque chose m'irrite
réellement, en ce moment, c'est que c'est présent ici en ce moment. C'est-à-dire dans
sa parole, dans l'actualité de sa parole.
Mes métaphores à usage personnel, pour penser cela, sont d'ordre visuel. Il
me montre des scènes, que je me représente, que je contemple avec lui, et qui me
désespèrent comme lui. Des scènes, ou plutôt toujours la même, indéfiniment
recommencée, qu'il s'agisse de son travail, de sa femme, de ses enfants, de l'analyse.
Une scène peinte avec des mots. Les mots sont là pour me faire voir ce qu'ils
évoquent. Mais s'ils suscitent en moi, réellement et actuellement, irritation et
accablement, le motif de mes affects ne peut être qu'en eux, seule réalité
actuellement présente. Ce qui est vraiment là, ce n'est pas le représenté, scènes et
personnages; ce sont les touches de peinture. Les mots.
Je l'abandonne un moment. Combien de temps ? Je ne sais quelques secondes ?
Quelques minutes ? La « touche de peinturem'a fait penser à une interview de
Jean Renoir, vue la veille à la télévision. En toute piété filiale, il y comparait son
travail de cinéaste à celui de son père peintre, pour affirmer que le peintre va plus
profond, creuse bien davantage que tout autre artiste, parce qu'il n'a que cela à sa
disposition, la touche de peinture. Alors que le cinéaste joue sur la lumière, le son,
l'acteur, le montage et bien d'autres choses encore, et qu'à chercher ainsi en
extension, dans la multiplicité des techniques, cette apparente richesse le prive de
L'INACHEVEMENT
Flaubert soupirait « Quand est-ce qu'on écrira au point de vue d'une blague
supérieure, c'est-à-dire comme le Bon Dieu les voit d'en haut ? » Il y a quelque
chose de la blague, à nous voir immobilisés, lui comme moi, dans cette célébration
d'un mystère, ce noir énigmatique dont, l'un et l'autre, nous maintenons dans le
malaise, l'irritation et la souffrance, la présence opaque, indifférenciée. Nos positions
respectives dans cette configuration sont-elles très différentes? Oui, et non.
Oui, elles sont différentes, de cette différence marquée par Freud dans
Constructions dans l'analyse « Nous savons tous que l'analysé doit être amené à se
remémorer quelque chose qu'il a vécu et refoulé, et les conditions dynamiques de
ce processus sont si intéressantes qu'en revanche l'autre partie du travail, l'action
de l'analyste, est reléguée à l'arrière-plan. De tout ce dont il s'agit, l'analyste n'a
rien vécu ni refoulé; sa tâche ne peut pas être de se remémorer quelque chose.
Quelle est donc sa tâche? Il faut que, d'après les indices (Anzeichen) échappés à
l'oubli, il devine ou plus exactement il construise ce qui a été oublié'. »
Voilà pour la différence. Mon patient répète, en place de se remémorer. Il
répète opiniâtrement l'investissement d'une trace mnésique, il est immobilisé devant
elle, avec elle, dans elle qui se dit ar-du, le noir. Mais je fausse les choses en
employant « se dit si cette trace est présente dans le mot utilisé dans le discours
manifeste, elle y est d'une présence subreptice. Le mot ardu est tout à la fois
honnête représentation de mot renvoyant à la représentation de chose correspon-
dante, le concept d'« arduïté », et en même temps mot-chose, mot traité comme
une chose, chose en présence. En ce qui me concerne, moi l'analyste, et selon
Freud, il ne s'agit pas de traces (Spuren) mais d'indices (Anzeichen); et mon
attention flottante aurait dû depuis longtemps désarrimer ce signe verbal, le mot
ardu, ou la syllabe du, de la chaîne du discours manifeste, et tel un Sherlock
Holmes ou le Dupin cher à Lacan, fort de quelques autres indices également
grappillés de-ci, de-là, flairer le substantif dans l'adjectif, la lettre volée dans la
lettre exposée, et deviner, voire construire le morceau d'histoire oublié par mon
patient. Ou, à tout le moins, faire beaucoup plus tôt ce que j'ai, je ne sais encore
comment ni pourquoi, fini par faire extraire et présenter cet indice avec une
mine suffisamment interrogative pour que le voleur, je veux dire l'inconscient,
s'écrie « Damned! Je suis fait! » et avoue son forfait.
Or, ce n'est pas ce qui s'est passé, du moins pas pendant fort longtemps. Je suis
resté aussi paralysé devant sa répétition que lui devant, dans ce qu'il répète. Qu'est-
ce donc qui m'a empêché, moi qui n'ai « ni vécu ni refoulé ce dont il s'agit, de
repérer, de flairer l'indice dans le signe du discours manifeste, et de le relever?
(d'autant que j'ai ici pu m'apercevoir que je « savaissa valence de signe latent). Et,
seconde question, qu'est-ce qui me fait, sortant de ma surdité, le dé-signer?
Ce qui m'a empêché il faut bien penser que de quelque manière je suis
preneur de cette célébration occulte; c'est-à-dire que les mots qui me sont adressés
dessinent ici même une figure inaperçue et toute-puissante, au moment même où
ils se donnent pour ce qu'ils prétendent être, des mots qui évoquent (une difficulté
professionnelle, un malheur conjugal, etc.). Et que cette figure ainsi dessinée mais
inaperçue, « m'intéresse ».
Les mots sont tout à fait aptes à ce genre de blague. On en fait régulièrement
l'expérience dans les supervisions. De ce qui se joue dans l'analyse, l'analyste
participe, et il le porte lui-même avec ses mots, dans ses mots d'analyste parlant
de cette analyse, il le porte dans la supervision et en saisit le superviseur. Ce peut
être d'ailleurs, notons-le car cela est tout autant valable dans l'analyse elle-même,
dans les mots en tant que tels, dans la « substance » des mots (effet de type « ar-
du » ou « du »), ou par les mots, par leur agencement, leur traitement, voire leur
1. « Constructions dans l'analyse «, in Résultats, idées, problèmes II, PUF, pp. 270-271.
L'INACHÈVEMENT
1. Op. cit., p. 270. Cette traduction est ancienne, et nécessairement à remettre en chantier. Mais
c'est jusqu'à présent la seule dont nous disposions, c'est sur la mise en scène qu'elle effectue car toute
traduction est mise en scène que, pour la plupart d'entre nous, nous avons réfléchi, imaginé. J'ajouterai
que la métaphore théâtrale, si insistante en français, est absente de la traduction anglaise de la Standard
Edition cf. SE 23, p. 258.
TRACES ET CHAIR
pour qu'apparaisse tel ou tel des états antérieurs. Voilà qui n'est guère « logique »,
si du moins la logique a quelque place dans cette affaire. C'est cependant une
indication précieuse voir un autre temps, c'est regarder d'une autre place que de
celle du moi assigné à résidence. Tel serait le travail de l'analyste se décaler par
rapport à l'angle selon lequel s'organise la parole et, de ce fait, voir les autres
temps, les « autres scènes voir les traces dans leur présence actuelle. Car elles
sont là, mais à l'insu du patient et il revient à l'analyste de les lui désigner.
À son insu, cela signifie que, si elles sont bien présentes dans le paysage, elles
ne sont pas distinguées, pensées comme des percepta. Ainsi, dans mon exemple,
« le noirn'est présent que subrepticement dans l'adjectivité de ardu, mot qui
mène une double existence. Sur la scène de la conscience réflexive, il désigne la
difficulté accablante de la vie. Sur l'autre scène, celle d'une perception qui ne se
connaît pas, il ne dé-signe pas, il est le-noir-au-bas-du-ventre. À moi, analyste, de
le dé-signer. Ce que je fais quand, relevant « ardu », je l'isole, je le laisse en attente
d'autres connexions que celles de la chaîne consciente, je mets du vide autour. Sur
cette scène, je le dé-signifie, j'en fais un signifiant qui a perdu son signifié et qui,
à ce moment-là, dé-connecté, est très exactement un « signifiant énigmatique »
perçu comme tel.
Yves Bonnefoy décrit ainsi le temps poétique dans l'usage particulier du mot,
dit-il, c'est « le niveau du signifié qui s'irréalise, se fragilise, entre le signifiant
toujours actif (.) et le référent soudain extraordinairement proche, soudain ici aux
dépens même de nous' Notons que, tout au long de ces années d'analyse, le
référent était, en présence, dans le signifiant. De façon permanente et latente, des
signifiants engagés dans notre pensée consciente sont ainsi habités de présence
inaperçue, une poésie en puissance nous occupe, en attente de surgissement.
En bonne orthodoxie linguistique, et plus largement sémiologique, c'est là une
hérésie, que d'affirmer la présence du référent dans le signifiant. Le référent, c'est-
à-dire l'objet même que l'acte de parole convoque devant la pensée, est radicalement
extérieur, étranger au domaine sémiologique. Le signifiant, de quelque nature qu'il
soit, n'est que pure différence et, par le jeu de cette différence, action de découpage
du continuum de la pensée en concepts, les signifiés. Que cela convoque à la
pensée un objet-référent, non point le concept d'arbre, mais cet arbre singulier qui
est derrière la maison, cela n'a plus rien à voir avec la linguistique, c'est « de la
psychologie disent les linguistes. C'est donc absent de l'objet dont ils s'occupent.
Eh bien, il nous faut peut-être leur donner tort. Cachée dans le signifiant « pur
il y a une présence inaperçue, vibrant secrètement, une présence qui ne se donne
à voir qu'à celui qui pourrait opérer ce léger changement « de point de vue et de
direction du regard » auquel appelle Freud devant la Rome éternelle. Il y a une
« chair » du signifiant, et cette chair, ce sont les traces dont il est porteur à notre
insu.
Donner tort aux linguistes, ou en tout cas donner tort à ceux qui veulent
appuyer la psychanalyse sur une conception purement formaliste du signifiant. Je
rejoins ici J.-B. Pontalis lorsqu'il s'interroge « Quand Lacan assimile la représen-
tation à la trace, c'est-à-dire tend à effacer tout ce qui dans la représentation serait
reliquat d'image mais aussi ce qui en elle vise à rendre présent puis quand il
réduit la trace au signifiant qu'il soit identifié comme verbal ou, surtout chez
certains disciples, comme non verbal ne change rien à l'affaire n'y a-t-il pas là,
en fin de compte, malgré les apparences, une dévaluation de la fonction du
langage'?"»
Cette face énigmatique des signifiants « travaillela psyché, exerce sur elle,
en elle, un effet permanent de séduction (au sens que lui donne Laplanche). Notre
activité de pensée consciente est tentative d'épuiser cette irritation d'origine
inconnue, ce prurit qu'est l'inconscient. Nous pensons pour trouver, nous donner,
nous administrer des preuves, en lesquelles nous espérons vainement apaiser
la fatigue de penser. Alors que l'apaisement, c'est-à-dire le plaisir, ne pourrait venir
que du surgissement, devant les yeux de la pensée, de la présence occultée. Un
tel surgissement ne peut être que ponctuel, instantané, il est ouverture indue qui
immédiatement se referme, mais non sans que subsiste la trace, une nouvelle trace,
de cet avatar. Il est le propre du mot d'esprit, du moment de l'émotion esthétique
comme de l'interprétation.
L'invraisemblable A~rMMg, que pour être fidèle à la langue il faudrait tra-
duire, plutôt que par « changement par un néologisme substantif comme
« étrangement », voire « autrement» au sens de « acte de se faire autre », cet
étrangement à soi-même donc que postule Freud pour percevoir dans la Rome
éternelle la présence inaltérable du passé, ce déplacement hors de soi-même qui
conserverait la mémoire d'avoir été cet autre, on en trouvait déjà l'intuition chez
Leibniz, déjà cité ici (ce qui n'a rien pour étonner sur ces points capitaux de la
perception et de la mémoire, il vient s'opposer au mathématisme cartésien.
« L'étendue suffisait à Descartes, à Leibniz il faut la vie », annotait Boutroux~). Et
cela, curieusement, sur la même image de la perception de la ville, comme si ces
questions appelaient irrésistiblement le regard sur la résidence des hommes.
« Et comme une même ville regardée de différents côtés paraît toute autre, et
est comme multipliée perspectivement; il arrive de même que par la multiplicité
infinie des substances simples, il y a comme autant de différents univers, qui ne
sont pourtant que les perspectives d'un seul, selon les différents points de vue de
chaque monade 3.
1. J.-B. Pontalis, La Force d'attraction, Seuil, p. 99.
2. E. Boutroux, in Leibniz, La Monadologie, Delagrave, 1983, p. 174, n. 1.
3. Op. cit., § 57, p. 173.
L'INACHÈ VEMENT
Ne nous faut-il pas penser la possibilité d'un tel débordement, aussi déraison-
nable soit-il, si nous devons accorder quelque crédit à l'idée que, convoqués par la
parole de l'autre à regarder avec lui son propre paysage, nous puissions par quelque
action qui nous soit propre l'amener à voir la trace du passé dans l'actualité de ses
mots?
Je me réfère souvent, comme à un modèle éblouissant, à cette interprétation
bien connue de Winnicott relatée dans « La créativité et ses origines À un
patient homme, il dit un jour « Je suis en train d'écouter une fille. Je sais
parfaitement que vous êtes un homme, mais c'est une fille que j'écoute et c'est à
une fille que je parle. Je dis à cette fille vous parlez de l'envie du pénis.»
Cela n'est que la première partie de l'intervention, son ouverture. Le patient
y réagit par ce commentaire « Si je me mettais à parler de cette fille à quelqu'un,
on me prendrait pour un fou.» Alors vient la seconde partie de l'intervention, une
remarque qui, nous dit Winnicott, le surprit lui-même « Il ne s'agissait pas de
vous qui en parlez à quelqu'un; c'est moi qui vois la fille et qui entends la fille
parler alors qu'en réalité c'est un homme qui est sur mon divan. S'il y a quelqu'un
de fou, c'est moi.
Cette remarque a suffisamment libéré le patient de l'emprise interne de la
parole de l'autre en lui, à partir du moment où l'analyste l'assumait comme parole
de l'autre en lui, pour qu'il puisse dire qu'il se sentait maintenant sain dans un
environnement fou. « Cette folie qui était la mienne, commente Winnicott, lui
avait permis de se voir comme une fille, mais de ma place. »
N'est-ce point là très exactement l'exemple de ce saut étonnant, par lequel
Winnicott parvient à accepter d'être l'autre de celui qui parle et, dans cette
acceptation et par cette acceptation, l'en délivrer? N'est-ce point l'exemple même
que ce changement de place, cette Anderung, cet « étrangement est surgissement
de l'actuel du passé de la folie maternelle dans la parole présente?
qui n'entraînent pas l'annihilation et dont on se remet à chaque fois », écrit encore
Winnicott
Mon hypothèse est la suivante pour que l'analyste puisse supporter, mettre
en œuvre ce moment paradoxal où il laisse parler de l'autre en lui, il faut que la
dépendance absolue de ce moment primaire puisse être réactivée, ne fût-ce qu'un
instant, et même si ce n'est pas sans mal. Car « reconnaître l'absolue dépendance
à la mère et sa capacité de préoccupation maternelle primaire, selon le terme dont
on la désigne, relève d'une élaboration extrême et d'un niveau que même les adultes
n'atteignent pas toujours. On ne reconnaît généralement pas la dépendance absolue
du début, et c'est ce qui engendre la peur de la FEMME, que l'on trouve aussi bien
chez les hommes que chez les femmes
Que cela soit nécessaire pour que puissent advenir des moments proprement
analytiques, j'en verrai l'indice dans ces nécessités d'analyses secondes, chez des
analystes désemparés par une certaine stérilité de leur pratique, par le sentiment
de ne pas pouvoir mettre en œuvre plus qu'une action psychothérapique, parce
que leur organisation personnelle ne leur permet pas une telle mise en péril de la
clôture du moi, et que leur première analyse, qui a pu parfaitement se dérouler
dans des sphères psychiques supposant l'intégrité du moi, ne les a pas conduits
même fugitivement à ces moments de régression extrême de la dépendance absolue.
Il nous faut, analystes hommes ou femmes, pouvoir accepter la FEMME malade
d'omnipotence en nous pour nous permettre, le temps de la surprise, le surgissement
des traces de l'autre qui habitent les mots qu'il nous confie.
Lorsque nous disons que les connexions rompues par le refoulement sont
langagières, faisons-nous autre chose que répéter Freud quand, dans sa réflexion
1. Formulation que je dois à J.-B. Pontalis, au cours d'une discussion privée sur ces questions.
L'INACHÈ VEMENT
Second aspect les « relations « .le lien avec des mots permet de doter de
qualités des investissements qui ne pouvaient apporter avec eux aucune qualité
tirée des perceptions elles-mêmes, parce qu'ils correspondent seulement à des
relations entre les représentations d'objet ». Qu'est-ce que cela signifie ? Que
l'engrangement mnésique se fait par systèmes d'associations, que ce qui est conservé
n'est pas le percept lui-même, mais la relation entre un trait perceptif et un autre,
à la manière d'un ordinateur; et sans plus d'âme, sans plus de « qualité que dans
un ordinateur.
Le mot, donc, apporterait la chair manquante à ce squelette, à ce réseau de
relations. Comment le fait-il? En d'autres termes, qu'est-ce que parler?
Parler, c'est indiquer, désigner avec tout ce que porte ce « désigner o, mise
en signes, pour l'autre, de ce monde intérieur comme extérieur, et index pointé
sur ces signes. Quand, en ce moment, j'écris, je tente à chaque mot de désigner,
de montrer, de faire voir clairement quelque chose que je porte en moi.
Non pas que ce quelque chose me soit clair à moi-même au contraire.
Paradoxalement, c'est parce que ce n'est pas clair pour moi que je parle, pour
dire regardez, voyez-vous ce que je sens ? Ne pouvez-vous me dire,de votre point
de vue, ce dont il s'agit? Je parle pour qu'on me dise le vrai sur moi, sur ce que
je porte en moi. Chaque mot est adresse, voire supplique. Et comme on fait silence,
comme on ne répond pas à ma supplique comment le ferait-on, sauf à me et se
leurrer d'un « Je vous ai compris! » je suis obligé d'ajouter d'autres mots. Telle
est la vertu du silence de l'analyste il ne répond pas à la supplique, il ne comprend
pas, obstinément.
Ce que je veux faire passer en parlant, c'est ce qui me manque de moi à moi-
même que j'ai en moi, mais sous une forme qui ne m'en permet pas l'accès. La
qualité, la chair, la présence, j'attends donc du mot que j'adresse, de celui qui
l'entend, qu'elles me soient redonnées; elles sont dans ce qui manque au mot, et
dont je demande restitution. Je cours à l'échec, forcément! Mais sans doute ce qui,
inéluctablement, manquera, aura une autre forme d'absence qu'avant d'avoir fait
cette tentative.
Quel peut être ce retour? Sûrement pas celui que j'espère, que je désire. Car
tel est le désir qu'il n'y ait plus à parler. Mais peut-être, dans le meilleur des cas
et si je n'ai pas saturé ma parole de prétendues certitudes, quelque chose qui serait
de l'ordre de on ne m'a certes pas compris, mais ce qui manque à comprendre,
voilà comment il m'est proposé de l'explorer.
Et, si on me fait ce retour, sans doute j'en serai consterné c'est donc cela,
qu'ils voient et me proposent de voir, dans ce qui manque à mes mots? Mais je
ne m'y reconnais pas! C'est à eux, ce n'est pas à moi, ce n'est pas moi! C'est de
l'étranger! Chacun, dans sa parole qui enchaîne sur la mienne et dont j'attends
restitution et même si tous se taisent il suffit que j'adresse chacun dit l'étranger
à moi, dans moi.
L'INACHÈVEMENT
du vol de code. Ah! Toujours la même chose, j'en ai assez, mais que fait la
police? Ces séances sont des galères, j'en sors plus mal en point que lorsque
j'arrive. Heureusement, il y a Saint-Sulpice!»
Car, après chaque séance, il va faire un tour à Saint-Sulpice, tout proche de
chez moi. Il n'est pas croyant, mais il éprouve là une paix, une douceur, un
bonheur indicibles. Tout est calme, harmonieux, tout est à lui et pour lui. Il s'y
sent apaisé et réconcilié avec lui-même, c'est l'inverse de ces séances d'enfer.
L'inverse, toujours l'inverse. Le paradis saint-sulpicien, inverse de l'enfer
analytique. Je pense au sentiment océanique: qu'en dit Freud, déjà? Je patauge
dans les signifiés. Et ce qu'éventuellement je lui renvoie, dans cet ordre d'idées, il
ne cesse de me dire que c'est bien ça, en effet. Que c'est la douceur du sein
maternel heureusement retrouvée après la torture des séances, et la nique au père,
à moi, bien sûr, c'est tout à fait ça! Oui, oui, vous avez raison! « Quoique,
remarquez, on pourrait aussi bien dire l'inverse! »
J'ai raison, donc j'ai tort. Car s'il se reconnaît bien dans ce que je lui dis
entendre dans ses paroles, c'est que je n'ai certes pas désigné l'étrange et l'étranger
en elles, en lui. Ce qui signifie que c'est le même qui parle; que ma parole n'est
pas l'autre de la sienne. Et il poursuit, implacablement identique à lui-même.
Je rêvasse. Je me dis que, bien sûr, je n'ai rien à attendre d'une telle
intervention, qui porte sur le contenu et ne se situe en rien dans le transfert.
Quoique, remarquez. C'est bien en sortant des séances, de l'enfer des séances,
qu'il va à Saint-Sulpice retrouver le bonheur. Oui, mais. Suffit-il d'énoncer cela
pour l'en arracher? L'en arracher? Pourquoi voudrais-je l'en arracher? Quoique,
remarquez. Quand je pense en ces termes, ne suis-je pas le père qui se retourne
et intervient?
Le doute obsessionnel me saisit, moi aussi. Je dois bien être agité par quelque
chose du même ordre que ce qui l'agite, lui, mais quoi? J'éprouve, c'est vrai, une
certaine complaisance, et même par identification un certain plaisir lorsqu'il évoque
la douceur des genoux j'évite de penser cuisses et du sein de sa mère. Je n'ai
pas le même souvenir, moi, c'est plutôt mes confidences se limiteront à cela
l'épaule et le cou, la douceur de la peau du cou contre lequel, petit garçon, je me
blottis. Non, pas de père jaloux qui intervienne. Mais une impression trouble et
contradictoire l'odeur de la poudre de riz. Qui me ravissait et me suffoquait tout
à la fois. Perdre le soufHe, jouissance et mort rassemblées.
C'est en surimpression à ces rêveries que, continuant à l'écouter, j'entends une
fois de plus qu'heureusement, il y a Saint-Sulpice. Et je rejoins Winnicott dans ce
que j'éprouve alors, d'étonnement à dire ce que je m'entends dire, et de difficulté
à le dire j'en ai presque le rouge au front! « Remarquez, on pourrait dire
l'inverse Pisse su'l'sein »
Silence, tout à fait inhabituel, pour le reste de la séance. Sur ce jeu de mots,
il ne reviendra que bien plus tard. Sauf une brève allusion à la séance suivante,
L'INACHÈVEMENT
pour dire, l'ingrat, qu'en m'entendant il a eu honte pour moi. Et qu'il a éprouvé
deux choses contradictoires une difficilement résistible envie de fou rire, et une
sorte de colère à mon égard on n'a pas idée de se livrer à de telles gamineries!
Mais, par la suite, chaque fois que reviendra le « Remarquez, on pourrait dire
l'inverse. », il s'interrompra immédiatement « Non, je ne peux plus jouer à cela! »
Le mécanisme d'annulation cédera peu à peu, avec ce qu'il portait en lui, non
seulement de défensif, mais aussi d'acting de la jouissance.
C'est bien dans les mots, dans l'actualité intersubjective des mots, dans un
mouvement qui porte sur la matérialité du trajet verbal, que se retrouvent et
s'éprouvent les qualités qui manquaient au souvenir. C'est là que la trace est
vivante, qu'elle n'est pas seulement un indice sec et mort, mais retrouve son aura.
En employant ces mots, je m'aperçois que je retrouve une proposition de Walter
Benjamin, qui me revient souvent en mémoire « La trace est l'apparition d'une
proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l'a laissée. L'aura est l'apparition
d'un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l'évoque. Avec la trace, nous
nous emparons de la chose; avec l'aura, c'est elle qui se rend maîtresse de nous»
J'ai, au début de cet article, fait appel à Perec, cherchant à re-tracer dans
l'écriture ce qui s'était dit dans l'analyse, redoublant dans la recherche des mots
écrits la difficulté, la vanité même de cette tentative de toutes les séances faire
autre chose que « moudre des mots sans poids ». Bien sûr, Perec était écrivain, et
c'est dans l'écriture qu'il s'éprouve, qu'il souffre et qu'il cherche. Et qu'un jour,
dit-il, il trouve. Ou plutôt, qu'il est trouvé. D'autres en ont fait et en feront
l'épreuve dans d'autres activités, vitales pour eux. Mais je crois que l'écriture est
plus, en la matière, qu'un exemple contingent; qu'elle est, comme on dit volontiers,
un « paradigme ». En d'autres termes, que c'est, toujours, dans le processus analytique,
d'une écriture qu'il s'agit.
À quoi l'écrivain s'affronte-t-il? Il a en lui un projet, un propos, des images
qu'il veut transcrire pour les voir et les faire voir. Mais il fait, très vite, l'expérience
que cela ne saurait suffire; qu'une telle transcription, entendue sous sa forme la
plus simple, reste stérile. Du moins s'il s'agit, pour reprendre une opposition à la
mode, non pas d'un homme écrivant, mais écrivain, c'est-à-dire créateur dans le
langage lui-même. Eh bien! L'homme qui s'affronte à cela « cherche ses mots ». Il
lui en vient, et d'aucuns qui peuvent lui sembler assez exacts pour traduire son
propos. Mais le plus souvent dans un vague sentiment d'inadéquation. À quoi? Il
ne saurait le dire. Tout se passe comme si l'exigence d'exactitude par rapport à
l'idée qu'il s'agit de traduire cédait le pas à une exigence d'un autre ordre, qui
1. W. Benjamin, Paris capitale du A-c/& Le Livre des Passages, éd. du Cerf, 1989, p. 464.
TRACES ET CHAIR
émanerait du langage lui-même. Ce n'est pas tant qu'il n'aurait pas « trouvé » le
mot mais que le mot ne s'est pas présenté, imposé. Et ce n'est que de lui faire
de la place, de lui laisser l'espace de son apparition, qu'enfin, peut-être, il viendra
et s'imposera.
Et ce qui vient et qui s'impose n'est le plus souvent pas le plus lisse, le plus
poli, qui poursuit harmonieusement ce qui précède et annonce heureusement ce
qui va suivre, ce qui « devrait » suivre c'est au contraire un mot porteur d'une
anomalie, d'une rugosité. Un mot qui égratigne le lisse et ouvre à des directions
non prévues. Mais c'est celui-là qu'il faut écrire, avec surprise et inquiétude.
Ce que poursuit, ce faisant, l'écrivain, c'est le projet de porter dans le monde
extérieur, devant lui, et au-delà de donner à voir, à entendre, à lire, la réplique
aussi exacte que possible de la trace qui l'habite. Mais les images claires ne sont
pas la trace, au contraire, elles sont tentatives de la combler, d'en éteindre l'irritation,
par l'apparition de la chose elle-même. Ce à quoi l'écrivain fait place, s'il accepte
le deuil permanent de cette apparition, c'est à l'incertitude de la trace, à ce qui
lui manque pour être la chose; et ce qui manque, c'est ce qui fait poursuivre
la quête de ce qui reste, et continue à être étranger. Et ce ne sera jamais ça,
bien sûr, mais cela aura toujours à voir avec ça. Ces mots, je les emprunte à
J.-B. Pontalis « (.) les traces celles dont sont faites notre mémoire et notre
histoire, les traces de pas qui vont bientôt s'effacer sur le sable nous ne les
découvrons, les scrutons, les suivons qu'en tant qu'elles viennent de quelque lieu
inconnu, aimé ou criminel, et nous attendons d'elles qu'elles nous mènent quelque
part, qui ne sera jamais ça, définitivement, mais qui aura à voir avec ça
Quelqu'un récemment faisait remarquer, à propos d'un écrit, cette qualité
particulière qui semble être celle des écrivains d'origine et de langue maternelle
étrangères, lorsqu'ils écrivent en français. Une sorte de capacité supplémentaire
d'évocation, d'appel pour le lecteur à des mouvements intimes, secrets, délicats. Et
je me faisais la réflexion, pensant à des patients eux aussi d'origine étrangère, qu'il
en allait de même en analyse. Que leurs mots, même s'ils pensent en français et
manient parfaitement la langue, portent cependant cette frange de légère incertitude,
cette imperceptible rugosité qui les rend messagers de l'étranger.
Font-ils en cela, l'écrivain comme l'analysant, autre chose que l'animalcule
freudien, celui d'« Au-delà. qui, par l'intermédiaire de ses organes des sens,
de ses « antennes », va tâter, flairer dans le monde extérieur, prélever et « déguster x
de minimes excitations, pour les comparer à ce qu'il porte en lui de traces
d'expériences antérieures, et puis se retire en une sorte de pulsation dans l'auto-
perception de laquelle Freud voit, on le sait, le fondement même de la notion de
temps.
extérieure, qui serait inhérente au langage, que par son propre projet, il ne fait
rien d'autre qu'exercer cette fonction poétique qui est une des dimensions du
langage, sans doute celle qui est la plus. ardue à saisir, en laquelle et par laquelle
le langage se centre. sur lui-même Alors mais, je le soutiens, cela vaut tout
autant pour la parole dans l'analyse alors il laissera, dans un acte d'écriture, de
parole, non des preuves de la vérité de son assertion, mais des traces de son chemin,
et nous appellera à les suivre. Et cette fonction poétique, je la crois à l'œuvre chez
Freud lui-même son œuvre n'est pas, comme nous souhaiterions le croire,
administration de preuves ce serait un leurre que beaucoup utilisent et auquel
beaucoup succombent mais longue semée de traces. « Un poète, écrivait René
Char, doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font
rêver 2.»
et des livres. Et lui les a eus pour eux, pour leur revanche, leur gloire, leur
accomplissement, leur achèvement en lui.
A-t-il réussi, le père, dans sa mission ? Oui. Bien. Très bien comme dit en
roug&, dans la marge du cahier, l'annotation portée par le professeur de français
de l'Ecole normale. Très bien. Il a poursuivi, toute sa vie, ainsi. Il fallait que ce
soit encore mieux. L'achevé jamais assez achevé, l'exigence.
Penser cela. à l'envers? Quand, le matin, il se retourne, quand il quitte l'est
du boulevard Saint-Germain et regarde de l'autre côté, à l'ouest, comme tout est
net, trop net! Les arêtes vives des toits de zinc, au loin, si loin, la ville surlignée.
Les troncs des arbres, dont les yeux touchent l'écorce même à cette distance
impossible où ils se confondent en palissade, l'un contre l'autre, dans la courbe où
disparaît le boulevard.
Penser cela à l'envers très bien, trop bien. Au moment où il rendait aux
siens les mots qui leur manquaient, à ce moment même où il écrivait selon leur
désir, il s'éloignait d'eux, il les quittait. Méchante ironie plus on convient, moins
on convient. Plus on se fait conforme à ce qui leur manque, à eux qui nous ont
faits et qui nous aiment comme la meilleure part d'eux à venir, plus on leur
devient étranger. Et l'on imagine que ce malaise croissant est dû à une insuffisance,
que ce « très bien » est encore pas assez bien, et l'on s'acharne à s'achever. Alors
que c'est trop, sans cesse davantage trop! Ah! Que l'amour est donc impossible!
La brume. La plume hésite encore. La brume de l'est. À l'est du village, il
y avait le cimetière. Pourquoi « il y avait » ? Il y a toujours à la sortie du village,
dans les champs noyés de la brume du matin. Il y a des stèles blanches, ou noircies.
Ou noires, d'emblée, ça vieillit mieux. Et des noms gravés. Dans la brume du
matin, là-bas à l'est, il y a des noms, des mots précis et invisibles d'ici.
Dans la poudre de lumière (« poudre », maintenant?), dans la poudre aveuglante
gisent des mots qui sont des noms de morts. Ce sont eux, peut-être, qui dégagent
cette vibration? D'eux qu'émane ce qui lui trouble la vue?
Les morts sont exigeants, les morts exagèrent. Il leur faut des mots, qui les
achèvent. Il se souvient, il avait dix ans peut-être? Le vieil instituteur de son père
était mort. Un petit village dans la montagne, l'enterrement dans le cimetière au
pied de l'église. Son père avait prononcé l'éloge funèbre, un discours longuement,
soigneusement préparé, chaque mot pesé, l'amour de la langue que celui-là,
justement, lui avait inculqué. Il avait dit la sagesse, la rigueur, la bonté sans
faiblesse du vieil homme. Ce qu'il lui devait, ce que des centaines d'enfants devenus
hommes lui devaient. C'était l'hiver, le groupe des parents et amis, une trentaine
de personnes, était immobile, pétrifié, il n'y avait pas de vent et la terre était gelée.
Les mots roulaient dans le froid, précis, ronds, finis, ils repoussaient l'émotion en
la disant. Il s'en souvient très bien une fois ou deux, la voix de son père avait
tremblé, mais les mots suivants l'avaient raffermie.
Pourquoi son père avait-il tenu à l'emmener? Pour lui montrer l'exemple de
TRACES ET CHAIR
la piété filiale? Ils avaient été invités dans la famille, ensuite, pas vraiment un
repas, l'heure ne s'y prêtait pas, une collation, avec du vin chaud. Il y avait une
foule de gens dans la pièce surencombrée, un feu de cheminée qui flambait haut
et clair, et un brouhaha intense. Il ne connaissait personne, il était figé, parfois on
s'adressait à lui et il était incapable de répondre. Une femme était venue près de
lui, il ne se souvient plus du tout de son visage, si elle était jeune ou vieille, laide
ou belle, peut-être n'avait-il même pas osé la regarder. Il ne se rappelle que son
silence, et la main qu'elle avait posée légère sur sa tête, et surtout, oui surtout,
l'odeur fraîche de ses vêtements, cette odeur du linge à la campagne, jadis, du
temps des lavoirs parfums mêlés de savon, d'eau claire et des sachets de lavande
dans l'armoire.
Poudre de lumière. Suffocante. Poudre de riz! Sa mère maintenant. Vertige
du petit garçon qui perdait le souffle au creux de l'épaule de sa mère, tout contre
son cou.
Voilà donc pourquoi les mots viennent et s'imposent? Pour ramener avec eux
ce qui est perdu depuis longtemps? Pour redonner odeur, douceur, profondeur
aux souvenirs toujours trop secs, décharnés, morts? Pour faire revivre?
Il écrit poudre. « Une poudre de lumière, brusquement. » C'est vrai, qu'il
éprouve cette sorte de suffocation lorsqu'il regarde à l'est, le matin, sur le boulevard
Saint-Germain. Trop de beauté foisonnante. Et qu'il y a regret et soulagement
mêlés, à se tourner vers le froid, la rigueur, la précision de l'ouest. C'est donc
pour cela qu'il écrit, faire et refaire ce trajet d'est en ouest, de sa mère à son père,
du trop de chair à l'épure du regret? Mais celui-là, son lecteur, à qui il destine
les mots, que peut-il y trouver ? Il n'était pas à l'enterrement, et sa mère n'utilisait
peut-être pas de poudre de riz. (D'ailleurs, ça se perd, la poudre de riz. Est-ce que
ça existe même encore?)
Et pourtant, il écrit « poudre ». Pour l'hésitation que porte ce mot, pour les
franges d'incertitude qui le bordent. Pour l'appel qu'il emporte avec lui. C'est à
cela qu'ils servent, les mots qu'on adresse. Chacun d'eux supplie voyez-vous?
sentez-vous? Chacun d'eux réclame qu'on l'achève, qu'on lui rende tout ce qui
lui manque pour être le souvenir. Aucun lecteur ne lui répondra, sans doute. Ou,
si cela arrivait. C'est arrivé, d'ailleurs! Il s'en souvient les commentaires d'amis,
après son premier livre. Rien, il n'y retrouvait rien qui soit de lui, à lui. Il avait
adressé des mots pour qu'on lui donne de ses nouvelles, et il se retrouvait plus
seul qu'avant. Chacun s'était engouffré dans les failles des mots, s'y était promené
à sa guise, à son gré. Avec ses images, ses souvenirs, son histoire. Autres, radicalement
autres. Et pourtant, ce sont ses mots à lui, qu'il a risqués, qu'il a ouverts.
Des mots ouverts voilà ce qu'il veut, ce qu'il doit écrire. Des mots qui
emportent avec eux de l'inconnu et s'en vont le proposer à d'autres, lecteurs,
auditeurs. Des mots ombrés d'énigme irrésolue. Qui portent des traces de lointains
passages, de très anciennes fréquentations perdues de vue. « Seules les traces font
L'INACHÈVEMENT
rêver. Mais comment être assuré de faire rêver? Ces traces sont les siennes, il
peut entr'apercevoir mais c'est au prix de cette plume suspendue ce qui est
jadis passé par là et s'y agite encore. Et qui d'ailleurs, et parce qu'il hésite et tente
de voir, se déplace et se transmue. Ainsi maintenant il va rayer « poudrequi s'est
trop éclairé, un autre mot insiste et réclame, « poussière Et « poussière s'il ne
l'écrit pas tout de suite et ne le laisse pas aller son chemin, va très vite s'effacer,
s'estompe même déjà, parce qu'il commence à savoir d'où il vient et ce qu'il porte
il parle des morts dans la brume de l'est.
Chaque mot qui vient est un rêve, qu'il ne faut pas interroger. À trop
questionner les rêves, on risque des réponses, et le rêve s'évanouit, l'inconnu s'en
va loger ailleurs. Laisser partir le rêve, le confier tel qu'il est. Tous les échanges
de mots sur cette terre, toute cette circulation sonore réglée, ordonnée, efficace,
quelqu'un mais qui? parmi les fous ou les dieux? pourrait peut-être y entendre
comme un immense bruissement de rêves qui se fréquentent, se croisent, s'entre-
choquent. Un essaim de rêves. Et celui qui pourrait le percevoir saurait aussi
pourquoi les humeurs soudaines et inexplicables, pourquoi les amours et les refus,
qui semblent nous traverser venus d'ailleurs, et qui viennent des mots, de l'ailleurs
des mots.
Mais ce mot qu'il adresse, et dans ce mot ce rêve qu'il laisse partir, son
destinataire en a-t-il quelque usage? Que peut-on faire du rêve d'un autre, que
peut vous faire le rêve d'un autre?
Le plus souvent rien. Des mots s'en vont inachevés, peuplés d'absence, et sont
reçus plats, trop éclairés de face, sans mystère. Du moins apparent. Le rêve de
l'autre dérange, parce qu'il sollicite le nôtre et nous avons bien assez à faire avec
les urgences pour nous laisser déranger et nous disons agacés « Précise ta pensée!»
C'est ainsi qu'on tente sans cesse de tuer les rêves, dans les écoles Précisez votre
pensée! Celui qui écrit Très bien dans la marge du poème, celui-là n'a rien voulu
entendre. Rien prendre en lui, du rêve de l'enfant. Ne pas prêter à cela, est-ce
possible? Ne pas consentir, ne pas participer à la destruction, au meurtre du rêve
dans l'achèvement du mot?
Mais celui qui a écrit Très bien dans la marge du poème, s'en va-t-il indemne,
malgré son air suffisant et satisfait? N'emporte-t-il pas un regret, amené par les
mots et qui dure au fond de lui, continue sourdement son travail de messager
porteur d'une missive indéchiffrable? Le mot ne va-t-il pas resurgir, quand le
sommeil relâchera les traits du visage, quand la stature ne sera plus tenue et qu'il
y aura un peu de place à l'intérieur pour qu'il palpite de nouveau, le mot, que
son cœur se relance et ses ailes s'agitent un peu?
C'est peut-être cela qui tient ensemble les hommes. Ils croient que c'est par
intérêt; mais l'intérêt auquel ils pensent, à lui seul les déchire autant et davantage
qu'il ne les unit, les fait plus meurtriers qu'aimants. Non, ce qui les tient vraiment
ensemble (tant que ça dure!), c'est sans doute ce souterrain voyage des rêves dans
TRACES ET CHAIR
les mots qui les emportent. Et qui fait que chacun, même très obscurément, sait
qu'il ne rêve que parce qu'il y a d'autres hommes qui parlent.
Il revient à la feuille, à la plume, à l'arbre, à l'oiseau. Hésitation, « poussière »,
maintenant, oui ou non? Aller et retour entre dedans et dehors, entre la rumeur
dedans et le signe dehors. Le temps de la rentabilité en souffre, un autre temps
s'ouvre pas très rigoureux, injure à toute horloge. Un battement. La palpitation
de la rumeur interne qui se donne à sentir, s'enfle, se syncope, se retire, revient,
le trajet hésitant de la plume approchant le papier, s'écartant, faisant retour, traçant
enfin puis barrant, ses remords, ses audaces; inachèvement sans regrets, la vie
même. Un temps pas parfait, le temps de l'imparfait.
Il revient un peu en arrière le soleil se levait. Quelque chose reste là suspendu.
La marquise sortit à cinq heures c'est un fait, brut et sans restes. D'autres faits
sans doute vont suivre et s'ensuivre, mais celui-là est enregistré net et clair. La
marquise sortait à cinq heures souvent sans doute, peut-être même tous les jours.
Qu'est-ce qui la faisait sortir, la marquise? Quel ressort à cette habitude? Il y a
plus à en dire, à en penser. Peut-être la marquise ne savait-elle pas elle-même
pourquoi elle sortait si quotidiennement à cinq heures. Quels acteurs, en coulisse?
Dans l'imparfait murmure la langueur des habitudes provinciales, l'épaisseur ombrée
des destins étirés dans le temps ralenti.
Le soleil se levait le temps s'étend, il est de tous les matins, d'une aube
presque arrêtée et bruissante en elle-même. L'imparfait, c'est le passé toujours
présent dans le présent, le passé qui ne s'est pas achevé et entraîne le présent avec
lui dans la quête d'une clôture et d'un repos.
Depuis qu'il s'est assis à sa table, une heure, au moins, s'est écoulée. ou peut-
être trois? Il ne vérifiera pas, ce serait tout arrêter. D'ailleurs il n'a ni montre ni
pendule dans cette pièce. Le temps ne s'est pas arrêté pour autant, au contraire,
il naît.
Et qu'est-ce qui naît, dans ce temps du début du temps? Qu'est-ce qui naîtra,
peut-être ? (parce que, jusque-là. pense-t-il avec un sourire sans amertume). Qu'est-
ce qu'il doit. chercher? construire? trouver? inventer? exhumer? Et pour qui?
et pourquoi?
Il y a les paroles, les écrits, les images qui servent à la mécanique des hommes
qui informent sur l'état de ce monde qu'ils partagent, sur ses dangers et ses bonnes
occasions, et même sur les façons de le comprendre pour le transformer. Vie
« quotidienne », techniques, sciences.
Il y a les paroles, les écrits, les images qui servent les désirs des hommes, qui
cherchent à attirer ou à blesser, à dominer ou à séduire. Vie « affective », amour
et haine mêlés, politique.
Il y a les paroles, les écrits, les images qui tentent de servir la nécessité,
haletante chez celui qui les produit, d'être vu, distingué, contemplé. Pas tant d'être
aimé que pris en considération. Qui présentent, re-présentent sans relâche un
L'INACHÈ VEMENT
portrait sans cesse plus poli, travaillé, complété. M'avez-vous bien vu, enfin? Dans
toute ma beauté, ma subtilité, ma complexité harmonieuse? Ceux-là tous les
hommes, plus ou moins édifient avec un bonheur inégal mais jamais complet
leur ~M~r~ l'œuvre d'eux-mêmes, de leur vivant.
Et dans toutes ces paroles, dans tous ces écrits, ces images, il y a nécessité et
volonté d'achever, de saturer chaque signe adressé. L'idéal étant le signe plein,
rond, auto-suffisant, n'ayant rien à demander aux autres signes pour être enfin le
Signe qui les contient tous, le Signe des signes. L'idéal, c'est l'ultime implosion,
le trou noir né d'une densification du Signe telle qu'il absorbera tout signe passant
à sa portée et n'en rendra rien il ne fera plus signe. Repos.
Mais, dans toutes ces paroles, ces écrits, ces images, aussi et en même temps,
autre chose, qui est un étonnant mystère la nécessité de faire naître ce qui est en
attente, dans les limbes, en suspens d'existence. Qui est une absence dans le monde
et la nécessité qu'elle prenne forme, et cette nécessité faufile les douleurs égoïstes
sans s'y confondre, elle est la nervure étrangère insistante de chacun et de tous,
elle réclame une existence nouvelle, un nouvel humain, différent.
Dans la poussière de lumière de l'est, pense-t-il, dans cette aveuglante vibration
qui sourd des morts là-bas ensevelis, c'est peut-être d'eux que vient cette nécessité ?
Eux qui demandent à reprendre vie pour combler les points de suspension sur
lesquels s'est inachevée leur existence? Mais si c'est de cela qu'il s'agit, s'il y a un
éternel retour, c'est qu'il y a un éternel échec à jamais pouvoir les remplir et les
effacer, les points de suspension.
À cela, peu ou prou, le sachant ou non, en sourdine ou de façon affirmée,
tous s'emploient, bon gré mal gré. Tous essaient, même les plus mécaniques, les
plus affamés d'amour, les plus statuaires d'eux-mêmes, tous essaient de faire naître
un autre homme, nouveau. Et même si c'est pour s'y achever et y éteindre leur
douleur, même si c'est malgré eux, ce sera autre qu'eux. Les plus lucides, les plus
consciemment attelés à cette tâche, le disent, pour eux-mêmes et pour tous les
autres. Un fou de peinture mais ce pourrait être un fou d'écriture, ou un fou
de musique ou. d'amour? le confiait: « Peindre, c'est chercher le visage de
ce qui n'a pas de visage. »
Il revient à sa page, il relit Le soleil se levait. À l'est, à l'extrémité du boulevard
Saint-Germain, une poussière de lumière, &rM~M~MëKf. Il raye brusquement.
FRANÇOIS GANTHERET
Laurence Kahn
« Souvent la perfection dans les œuvres d'art empêche l'âme de les agrandir.
N'est-ce pas le procès gagné par l'esquisse contre le tableau fini, au tribunal de
ceux qui achèvent l'œuvre par la pensée, au lieu de l'accepter toute faite Sous
la plume de Balzac, ce procès est celui gagné contre toute attente par la folie de
Gambara, musicien en quête d'une théorie physique universelle des sonorités et
de l'harmonie. Certes, les effets obtenus par le « Panharmonicondont ce héros
est l'inventeur peuvent parfois être aussi grandioses que ceux d'un orchestre. Mais
vient un moment où l'imperfection de cette singulière machine, qui voudrait
rassembler en un seul instrument la production de tous les sons et appréhender la
musique dans son essence, arrête, limite les développements du compositeur alors,
la pensée de Gambara « paraît plus grande ». Grandeur dont témoigne sa sensibilité
enfiévrée, ou plutôt grandeur suggérée par sa passion, car celle-ci gagne les
auditeurs, et se profile alors en pensée l'achèvement d'une forme que la réalisation
de l'idée entravait.
Dans une lettre à madame Hanska 2, Balzac précise que Gambara, Massimilla
Doni et Louis Lambert sont trois études d'un même état « l'œuvre et l'exécution
tuées par la trop grande abondance du principe créateur » trois études qui lui
ont finalement dicté Le c/!6/M!~ inconnu. Lequel demeure inconnu non parce
que, durant sept ans, l'artiste garde secrète la composition qui doit réunir la totalité
de ses découvertes picturales ce quelque chose qui fait que l'air est vrai et que,
cherchant un tableau, on rencontre une femme mais parce que, dans l'œuvre
finalement dévoilée, nul ne voit de chef-d'œuvre hormis l'artiste lui-même, lequel
à dire vrai n'en voit encore un que parce que la pensée et la mémoire d'une
perfection autrefois brièvement atteinte occupent depuis lors sa vue et dérobent à
son regard la vision de l'anéantissement. L'incendie de la passion créatrice a
1. H. de Balzac, Gambara, in La comédie humaine, L'intégrale, VI, Paris, Seuil, 1966, p. 603.
2. Lettre de Balzac à Madame Hanska du 24 mai 1837, citée dans la postface du C/i~Mf~
inconnu, illustrations de Picasso, Paris, Skira, 1966.
L'INACHÈVEMENT
1. H. de Balzac, Louis Lambert, in La comédie humaine, L'intégrale, VII, Paris, Seuil, 1965, p. 323.
« LA JOUISSANCE NE S'OBSERVE PAS»
1. Ibid., p. 241.
2. S. Freud, « À partir de l'histoire d'une névrose infantile Œ~ffM complètes/Psychanalyse, XIII,
Paris, PUF, 1988, p. 8.
3. M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, pp. 21-31; cf. « Le langage indirect et les
voies du silence", pp. 49-104, passim, ainsi que la lecture de ce texte et de L'oeil et l'esprit, par
J.-B. Pontalis dans « Présence, entre les signes, absence in Entre le rêve et la douleur, Paris,
Gallimard, Tel, 1977, pp. 63-78.
« LA JOUISSANCE NE S'OBSERVE PAS»
petites que celles dont on dispose habituellement pour la synthèse Enfin, toujours
à la même époque, alors que la tentation de l'assemblage achevé semble battre son
plein, « Les considérations actuelles sur la guerre et sur la mortamorcent déjà la
grande transformation topique liée à la prise en considération de la pulsion de
mort, scellant du même coup l'inachèvement du premier temps.
Peu importe que la guerre et l'ébranlement provoqué par le surgissement de
ce nouveau point de vue soient ou non pour quelque chose dans la tentative de
fixation il y a conflit dans la pensée, non pas seulement conflit de concepts, mais
conflit de postures. Un conflit de postures dont les aller et retour, avec ajouts et
notes, entre « L'Homme aux loups » et les Conférences d'introduction permettent de
mesurer l'intensité et l'ampleur. Il porte sur le statut de la construction, et il
engage non seulement la recomposition de la réalité mais précisément sa fixation.
II est à double fond, l'établissement de ce que l'analyste observe renvoyant
constamment à l'établissement de ce que le patient a observé. Il concerne non
seulement le devenir psychique de cette vision mais le devenir théorique de cette
vue. Le statut de l'observation la question est-ce la chose même qui fut saisie
par le regard ou bien autre chose que l'enfant a observé et déplacé ensuite sur ses
parents?, noue et tend la relation entre ce qui fut perçu, la position des amants
étant « particulièrement favorable à l'observation » c'est-à-dire à l'observateur, et ce
qui fut saisi, la découverte supposant que des catégories de perception transforment
le vécu en compréhension. Sur le versant de la réalité, la disposition du coitus a
tergo « permettait au spectateur l'inspection des organes génitaux offrant à son
investigation sexuelle la possibilité de fantasmer la castration. Et sur le versant de
la construction, il fallut bien que « les impressions recueillies au cours de la scène »
se meuvent en une perception distincte. D'où vient la perception? Freud nous
répond clairement pas de la scène elle-même. Et ceci est même la raison principale
pour laquelle on peut concevoir indifféremment que la scène est réelle ou fantasmée.
Dans tous les cas, réalité matérielle de l'événement ou réalité psychique, elle a
donné lieu après coup à un réinvestissement et à une transformation, qu'il s'agisse
du remaniement de la chose même ou du remaniement d'expériences successives
dont les images mnésiques furent ultérieurement transférées
1. Je rejoins ici le point de vue de Michel Gribinski à propos du Fait psychanalytique, lorsqu'il
considère que « c'est la même démarche qui organise notre acte et la pensée de notre acte, ou que la
pratique de la clinique n'est pas différente de la pratique de la théorie ». Le fait psychanalytique comme
sa théorie s'édifient par construction dans une zone intermédiaire, indistincte, qui recouvre sans cesse
réalité et invention langagière, « la construction donnant forme à la matière brute transférentielle
affective et « l'interprétation n'étant qu'un des temps d'un long récit d'inventions, qui s'élabore malgré
nous, et mieux encore avec nous, à mesure que le transfert nous en permet l'exportation à partir de
l'histoire de la séance vers l'histoire du patient » (séminaire animé conjointement par M. Gribinski et
M. Neyraut, 1993-1994).
2. S. Freud, « À partir de l'histoire d'une névrose infantile », op. cit., p. 57.
L'INACHÈVEMENT
1. Corinne Enaudeau, « L'exhibitio chez Kant", Cahiers philosophiques, n° 59, juin 1994, pp.40-
41.
2. Michel Gribinski, dans Le fait psychanalytique, évoque « l'agnosie qui est le vice de la pensée
de l'origine de sorte qu'il faut tenter toujours à nouveau d'en reconnaître l'objet. Et l'invisible, ici, a
un sens sexuel précis et leurrant qui fait répondre à la question de l'origine par la question des orifices
« LA JOUISSANCE NE S'OBSERVE PAS»
pas l'invisible, mais son envers par excès de présence. Une présence saisissante que
nous ne cessons de convertir en absence, en défaut, en repli afin de lui donner
forme par déplacement. Mais reste notre impuissance à faire figurer le trouble de
la vue dans le tableau.
position du patient par rapport au sexe paternel, qu'il s'agisse du refus énergique
de se soumettre à cette puissance ou du désir sans espoir de l'acquérir. La résistance
la plus forte peut-elle demeurer invisible? La complication de la pensée de Freud
autour de l'inachèvement de l'analyse est ici considérable la limitation de l'espace
du transfert expliquerait que l'analysé lui-même ne puisse y « loger tous ses conflits »
et que par conséquent l'analyse soit vouée à l'incomplétude. Mais, par ailleurs,
l'impression d'en avoir fini avec notre travail tient au fait que « la forme sous
laquelle la résistance [la plus forte] apparaît, que ce soit ou non en tant que
transfert, importe peu. Ce qui est déterminant, c'est que la résistance ne laisse se
faire aucune modification, que tout reste en l'état 1 ». Incomplétude encore, mais,
cette fois, sous la forme d'un inachèvement qui transcende le transfert, au point
que cette résistance, cause première de la limitation, peut ne pas apparaître sur le
champ de bataille.
Admettons que l'analysé ne puisse loger tous ses conflits dans l'aire limitée
du transfert. Est-il cependant concevable que cette résistance-là « n'extériorise » pas
le conflit entre transfert négatif et transfert positif, c'est-à-dire entre soumission
amoureuse et haine pleine de défi ? Et qu'est-ce que cette résistance qui n'apparaîtrait
pas sous forme de transfert? Par ailleurs, si l'on conçoit l'axe paternel du transfert
comme une « orientation » de la libido liée au déplacement du champ de bataille,
comment accorder cette conception avec le sentiment d'avoir atteint la strate
première, la strate d'origine, le terminus post quem du travail? Comment imaginer
que la rencontre, dans l'analyse, de l'angoisse de castration ne se tienne pas sur le
territoire libidinal princeps de la guerre, puis de la reconstruction en pensée? Ne
s'agit-il pas justement d'une des portes principales de la capitale ennemie?
Dès « La dynamique du transfert », le statut du transfert paternel est saisi dans
ce resserrement. S'il est tout à fait normal et compréhensible que l'investissement
libidinal du patient « insère le médecin dans l'une des séries psychiques que le
patient a formées jusque-là », néanmoins « cela correspond aux relations réelles
avec le médecin lorsque, pour cette mise en série, l'imago paternelle (selon
l'heureuse expression de Jung) devient déterminante2 ». Comment entendre ces
« reale Beziehungen » ? De quel réel s'agit-il, lorsqu'il est dit aussitôt après que le
transfert n'est pas lié à ce prototype mais qu'il peut s'effectuer d'après l'imago
maternelle ou l'imago fraternelle? La réalité se trouve au croisement de l'expérience
par l'analyste de l'attitude du malade à l'égard du substitut paternel qu'il est, et
d'une théorie du silence associatif. La réalité est celle d'une configuration de la
résistance telle que le maniement du transfert la rencontre. Elle est celle du défi.
Un défi qui fait se taire le patient « lorsqu'il soutient que rien ne lui vient plus à
1. S. Freud, «Analyse finie, infinie», in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985, pp. 248
et 267.
2. S. Freud, « Zur dynamik der Übertragung G. W., VIII, pp. 365-366.
L'INACHÈVEMENT
l'esprit' », et un défi qui donne à penser à l'analyste qu'il est justement question
de lui dans ce silence 2. Parce que, lorsque s'arrête le mouvement associatif, on
pense que quelque chose du tissu complexuel (du contenu du complexe) était
propre à être transféré sur la personne du médecin, que le transfert a donc fourni
l'association suivante et qu'« il se dénonce par le signe de la résistance, l'arrêt »,
on verra dans ce silence « la répétition d'une attitude homosexuelle » qui se faufile
en avant comme résistance à chaque remémoration. « L'analysé ne raconte pas
qu'il se souvient avoir été opposant et incrédule (unglaübig) contre l'autorité des
parents, mais il se comporte d'une telle manière contre le médecin 3. » Se taire est
sa manière de se souvenir.
Or, c'est dans ce contexte, et sous la forme d'une note, qu'apparaît pour la
première fois la mise en garde développée plus tard dans les Conférences d'intro-
duction « Mais de cela, on ne doit pas conclure à la signification particulièrement
pathogène de l'élément choisi pour la résistance de transfert. Quand, dans une
bataille, on combat avec un acharnement particulier pour la possession d'un certain
petit clocher ou d'une ferme isolée, on n'a pas besoin de supposer que l'église est
une sorte de sanctuaire national ou que la maison cache le trésor de l'armée. La
valeur des objets peut être simplement tactique, et éventuellement n'acquérir du
crédit que dans cet unique combat 4. » En somme une valeur circonstancielle, et
la circonstance de l'opposition tient seulement au fait que, du complexe pathogène
dont on se rapproche, « c'est d'abord la partie du complexe la plus apte au transfert
qui est poussée en avant dans la conscience ». Ceci peut se répéter un nombre
incalculable de fois dans l'analyse, il n'en restera pas moins que nous n'avons
affaire là qu'à un épisode conflictuel particulier, lequel n'apparaît comme l'enjeu
de la guerre tout entière que parce qu'il est l'enjeu de la levée du refoulement.
Cette particularité tient au fait que « l'idée de transfert s'est frayé un passage
jusqu'à la conscience avant toutes les autres possibilités associatives, parce qu'elle
donne aussi satisfaction à la résistance5 ». Freud voit dans l'idée de transfert un
« compromis » entre les exigences de la résistance et les exigences du travail de
recherche. Mais que l'on introduise la figure du père dans ce champ de forces,
elle apparaît alors, et toute « l'orientation» transférentielle avec elle, comme un
compromis entre le complexe inconscient et l'exigence de la censure elle remplit
exemplairement la condition d'être à la fois une représentation représentant la
motion refoulée et une représentation censurant la motion refoulée. Et c'est parce
qu'elle accomplit parfaitement la double tâche de réinvestissement et de contre-
investissement qu'elle devient ainsi le clocher que l'analyste pourra prendre pour
1. Freud semble bien placer sur le même plan l'Entstellung du transfert et toutes les autres formes
d'Entstellungen, lorsqu'il écrit « Plus une cure analytique dure longtemps et plus le malade a reconnu
clairement que les défigurations du matériel pathogène ne lui procurent à elles seules aucune protection
contre le dévoilement, plus il se sert logiquement de l'unique sorte de défiguration, qui lui apporte à
l'évidence les plus grands avantages, la défiguration par le transfert. Ces circonstances orientent vers
une situation dans laquelle tous les conflits devront être vidés sur le terrain du transfert » (« Zur dynamik
der Ubertragung », pp. 369-370). Le transfert est à la fois l'agent de la déformation, le territoire de la
déformation et le matériel pathogène déformé.
2. Les termes umschaffen et Umarbeitung reviennent constamment sous la plume de Freud, par
exemple, dans les « Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse », in G.W., XI, p. 462.
3. Je me réfère à la conférence d'Aline Petitier, « Le terne aujourd'hui », prononcée aux Entretiens
de Vaucresson en juin 1994.
L'INACHÈVEMENT
psychique faisant l'événement du transfert. Encombrant, car c'est bien sous ce jour
qu'il surgit à l'extrême fin des Conférences d'introduction. Alors que, durant des
centaines de pages, Freud a tenté devant des contradicteurs particulièrement
résistants de démontrer l'existence de nouveaux faits, les faits psychiques incons-
cients que, malgré la difficulté propre à la science psychanalytique, il a tenté
d'asseoir sa démonstration sur un système de preuves où seraient distinguées
l'observation des faits et l'adéquation de la théorie à ces faits' que, durant ces
mêmes centaines de pages, il a régulièrement buté au même point de passage à
savoir que le fait psychique est construit par la théorie elle-même, et que l'objet
de référence et l'interprétation de l'objet se constituent d'un seul tenant; et qu'enfin,
comble de la difficulté, il est apparu que le seul fait était en fin de compte celui
de la déformation, issu du travail psychique, on s'attendrait à voir le transfert, en
tant que phénomène présentable, observable, poussé en avant comme ressort
démonstratif. D'autant plus que l'ultime preuve de l'existence de l'inconscient,
celle qui doit emporter la conviction des contradicteurs, est justement la censure
ajointée à l'expérience de la résistance, le levier étant alors « Si l'on résiste, c'est
bien qu'il y a quelque chose à cacher. »
Or il n'en est rien. Le fait nouveau du transfert, ce fait auquel nous n'étions
pas préparé, « nous oblige à une correction humiliante pour notre scientificité ».
Et Freud insiste au sujet de cet événement que nous reconnaissons à contrecœur
« Ce qui est utile à la thérapeutique porte préjudice à la recherche 2. » Où est le
dommage? Ces remarques apparaissent comme une rupture dans le fil de la
démonstration freudienne, au moment précis où l'auteur vient d'aborder la question
des représentations d'attente. Question technique donc, et la technique doit résoudre
la difficulté de la transformation de l'inconscient en conscient là où le patient
serait tout prêt à placer l'un à côté de l'autre. Elle doit faire de « cette lutte entre
des forces qui ne sont pas sur le même sol psychologique» un affrontement entre
des combattants qui entrent en contact. Ce sol sera celui de la résistance que l'on
placera sous les yeux du patient, interprétant « à la bonne place» ce qui s'oppose
à la reconnaissance du refoulé inconscient. Mais comment mettre sous les yeux?
Et comment voir? « Si je vous dis regardez le ciel, vous y verrez un aérostat, vous
trouverez celui-ci beaucoup plus facilement que si je vous enjoins de regarder là-
haut pour voir si vous découvrez quelque chose. »
C'est en ce point précis que le transfert est encombrant parce que les
représentations d'attente, comme moyen technique, supposent une force qui donne
à l'analyste le pouvoir de faire entendre ce qu'il veut montrer, et parce que le
principe même de cette force met à mal la neutralité du champ d'observation,
utile à la théorie. « Un étudiant qui regarde pour la première fois dans un
microscope est instruit par le maître de ce qu'il doit voir, sinon il n'y voit absolument
rien, bien que ce soit là et visible. » Mais voilà, ce qui est une des conditions de
l'enseignement des sciences est une humiliation pour la psychanalyse. Car, sitôt
posée l'hypothèse de ce pouvoir, surgit la suggestion, laquelle est une bonne affaire
pour les contradicteurs. Une suggestion véhiculée par l'amour, et le transfert
comme tout amour est un acte de foi. Avec la croyance, fin de l'argumentation
l'influence règne, et, avec elle, la confiance aveugle. Tout ce que l'analyste dit est
« révélation », et l'ensemble se retournera en incrédulité.
Le transfert ne serait pas si encombrant si les vues issues de l'observation de
l'analyste rencontraient simplement « l'intelligence» du patient, laquelle est comptée
par Freud au nombre des forces en présence dans le combat contre la résistance.
Mais, lorsque le conflit est à son sommet, « l'analysé a besoin d'une puissante
impulsion qui influence la décision dans le sens conduisant à la guérison, sens
désiré par nous ». Ce sens désiré par nous est le sens dans lequel s'exercent notre
suggestion et notre autorité 1. Certes, c'est l'amour de transfert qui « habille» le
médecin d'autorité, mais l'analyste a besoin du poids de cette autorité conférée par
l'amour, non seulement pour que s'opère un changement dans le champ homéo-
stasique des forces en jeu dans l'appareil, mais justement pour arracher la part
d'attention nécessaire à la prise de conscience dans la levée de refoulement.
L'autorité, qui est celle de tout maître, de tout Lehrer, est là à notre service, quoi
qu'il en coûte à notre éthique de la liberté et quoi qu'il en coûte à l'asepsie du
champ opératoire. Entre la neutralité nécessaire à la science et le maniement utile
au traitement, il y a donc conflit 2, conflit interne pour l'analyste, un conflit dont
ne viendra pas à bout quelque « toilette contre-transférentielle» par laquelle on se
garderait de mésuser du pouvoir, car, en son fond, c'est un conflit de points de
vue au centre duquel se tiennent les représentations d'attente, écartelées entre les
buts contradictoires de la recherche et de la guérison, de l'observation et de
l'efficacité de l'acte. Et que l'on évite la collusion que serait « la recherche de la
deux protagonistes. Mais que le territoire du combat se tienne justement loin des
portes de la capitale, que la relation réelle à l'autorité et la dissymétrie dont elle
témoigne aient aussi déterminé cette orientation par déformation, on voit alors le
champ de bataille se resserrer dans les limites de la « lutte » contre la résistance,
et la lutte, même menée jusqu'à la paralysie des combattants, n'est pas le meurtre.
Quelles que soient la puissance de l'emprise et la force de la mortification, c'est
en termes de déplacement ou ceux inverses de mobilité pétrifiée que se
présentent les actes psychiques et les gestes de la pensée, la prise par l'analyste
s'opposant à la prise par le patient, la saisie de l'observation de l'un affrontant la
saisie de l'amour de l'autre. Et que la puissance de la figure qui domine invisiblement
la scène fasse connaître à chacun l'accablement, ne nous permet sans doute pas
d'assembler purement et simplement en une totalité les deux espaces, l'aire limitée
du domptage et la zone imprésentée de l'indomptable, de faire apparaître l'acca-
blement sous les traits d'un retournement dépressif et salvateur par lequel se
réconcilieraient les deux points de vue. Si l'un des aspects de la fonction totalisatrice
de la pensée hégélienne consistait à introduire la mort sous la forme de la Terreur
et du meurtre dans les avatars du progrès de la conscience de soi jusqu'à la
réalisation de l'esprit', Freud pensa la déchirure inguérissable de l'humanité en
resituant justement le meurtre originaire sur le versant de cet « inéducable» que
la conscience ne domptera pas. La vacillation se tient dans cet écart, ce divorce.
Elle naît d'une division par laquelle ce qu'il nous est permis de construire à partir
de l'observation et grâce au déplacement et ce que l'on peut reconstruire en pensée
se diffractent dans notre pensée. Elle fait pivoter celle-ci entre deux axes, l'orientation
du transfert et l'adresse originaire, mais, au centre, centre que sujets observateurs
nous occupons en tant qu'objet, notre vue se trouble, et demeure l'inobservable,
quelle que soit la hardiesse de la pensée. Est-ce justement parce que notre champ
de vision est un outil, et son sol notre méthode? Parce que, comme le dit Freud,
« nous orientons sur nous l'instrument avec lequel nous voulons agir2 », et que,
d'un coup, le transfert, l'instrument en question, semble subir un sort voisin de
celui de la conscience d'être à la fois le moyen et l'objet, cela même se refusant
à toute totalisation. Un tel resserrement ne cesse de trouver ses ouvertures, entre
la « déduction» et l'action, entre la construction et la déliaison, entre l'actuel et le
temps antérieur. Une ouverture par transport, et le transport est travail associatif,
ou par exportation, et l'exportation est historique les deux à la fois, ces vecteurs
donnant au champ sa profondeur. Mais la saisie, son instant, son tremblement, son
désordre, s'éclipse dans cette diffraction, laissant notre vue aux prises avec
l'inachèvement.
1. Cf. les deux conférences d'Alexandre Kojève, « L'idée de la mort dans la philosophie de Hegel »,
in Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, pp. 529-575.
2. Remarque qui vient au centre des démêlés de Freud avec la suggestion, Vorlesungen zur
Einführung in die Psychoanalyse, G.W., XI, p. 469.
L'INACHÈ VEMENT
1. S. Freud, Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci, Paris, Gallimard, 1987, p. 162; je me suis
constamment référée à la préface de J.-B. Pontalis,« L'attrait des oiseaux ».
2. J.-B. Pontalis, La force d'attraction, Paris, Seuil, 1990, p. 72.
« LA JOUISSANCE NE S'OBSERVE PAS»
Mais encore le sourire étrange, ensorcelant et énigmatique que l'artiste posait sur
le visage des femmes peintes, le sourire du ravissement bienheureux de la jouissance.
La devinette, on la devina. Mais le sourire, lui, saisit et déborde encore la vue de
ceux qui veulent l'admirer. Est-ce lui qui faisait reculer Léonard? Est-ce pour lui
que Léonard déclara le portrait de Mona Lisa inachevé? Était-ce bien le portrait
qui souffrait de n'être pas abouti?
Freud, consacrant tout un chapitre du Souvenir d'enfance de Léonard de Vinci
à ce sourire, en décrit le trajet, de l'énigme de la jouissance féminine jusqu'à la
plénitude de la satisfaction maternelle. Toujours, il est la marque de l'accomplis-
sement et, toujours, il se range au nombre de signes de l'expression des motions
les plus secrètes de l'artiste. Il manifeste d'abord l'opposition qui régit la vie
amoureuse de la femme, « la tendresse pleine d'abandon et la sensualité d'une
exigence sans égard, dévorant l'homme comme quelque chose d'étranger ». Puis,
sourire ensorcelant du petit Bacchus accompagné d'un regard mystérieusement
triomphant, il trahit la possession du secret d'amour par l'enfant. Entre la figuration
dissimulée de la théorie sexuelle infantile et le déplacement du sourire de la mère
à l'enfant, les deux signifiant tout à la fois que la mère possédait l'objet du
ravissement et qu'il était l'enfant émerveillé et émerveillant de cette mère sans
lacune, quelle fissure a fait voler en éclats l'image créée? Ou plutôt d'où est venu
le tremblement face à la grandeur? Est-ce parce que avant de se resserrer
sereinement sur l'aire occupée par l'enfant, ce sourire semblait dévorer l'homme
comme quelque chose d'étranger? Est-ce parce que l'intérêt étranger de celui qui
voulait sans répit arracher à Dieu et à la Nature le secret de leur accouplement,
l'intérêt de cet enfant toujours en quête bien que follement aimé par la mère,
rencontra soudain cet autre étranger, si puissant et si lointain que le regard de ces
femmes semble aujourd'hui encore se poser à peine sur l'observateur de leurs
visages, s'échappant au-dedans pour aller rejoindre l'autre. Un regard représenté
mais qui ne pouvait que détourner l'observation vers le point invisible de leur
fuite.
Suivons Freud pas à pas les images peintes tout à la fois dessinent la théorie
sexuelle infantile, une mère au pénis, tracent le destin libidinal de l'enfant,
l'homosexualité, et ploient sous le joug de l'infinitude du secret dont la théorie
infantile, malgré la réunion en un du masculin et du féminin, n'est pas venue à
bout. Et ces figurations expulsent de leur totalité le chercheur qui en vient à les
abandonner. Comme le père l'abandonna. Et l'abandon, par-delà l'illumination du
sourire, délimite alors l'aire de l'affrontement à la grandeur. Le symptôme de
Léonard n'est pas une inhibition, c'est le signe d'une conquête, ou plutôt d'une
reconquête, lorsque l'investigation sexuelle infantile, initialement mue par l'absence
du père et le rôle problématique qu'il convenait d'attribuer aux hommes dans la
1. « Le peintre vit dans la fascination, écrit Merleau-Ponty. Ses actions les plus propres ces gestes,
ces tracés dont il est seul capable, et qui seront pour les autres révélation, parce qu'ils n'ont pas les
mêmes manques que lui il lui semble qu'ils émanent des choses mêmes, comme le dessin des
constellations. Entre lui et le visible, les rôles inévitablement s'inversent. C'est pourquoi tant de peintres
ont dit que les choses les regardent. » (L'œil et l'esprit, Paris, Gallimard, 1985, p. 31.)
L'INACHÈVEMENT
LAURENCE KAHN
1. S. Freud, «Constructions dans l'analyse », in Résultats, idées, problèmes, II, Paris, PUF, 1985,
p. 275.
Edmundo Gômez Mango
LES HEURES
J'ordonnais mes papiers, mes notes. Je finissais d'écrire un des exposés que je
pensais lire à Montevideo, ma ville natale. Je n'étais pas content de la fin, je
cherchais l'idée qui pouvait mieux parachever ma pensée. Le souvenir est arrivé,
impromptu. Une « idée» m'est venue, mais était-ce celle d'une fin, ou d'un
commencement, d'une introduction? Il s'agissait d'un passage de Claudel que
j'avais lu la veille, en rentrant du Châtelet, où, pour la première fois, j'avais vu et
entendu un opéra de Wagner, le premier acte de la Tétralogie, L'or du Rhin.
J'étais encore ému par l'étrange magie de cette musique, capable de saisir, dans la
modernité de son chant, les figures archaïques de l'origine, quand j'ai lu le
paragraphe suivant
« À droite. Les lieux déserts sont remplis pour nous d'oracles et de vestiges. Il
y a des drames engagés à l'aurore de l'histoire et qui n'arrivent à leur sens
qu'aujourd'hui. Des acteurs morts il y a mille ans, c'est à notre bénéfice qu'ils
jouaient cette espèce de pièce incertaine et suspendue.
À gauche. Et nous-mêmes souvent sans le savoir agissons et parlons en prophétie.
Seuls les gens qui viendront après nous comprendront ce que quelqu'un par nous
a dit pour eux1.»
1. P. Claudel, « En auto par un soir d'automne sur une route du Japon. » « Richard Wagner. Rêverie
d'un poète français », Figures et paroles. Œuvres en prose, Paris, Pléiade, Gallimard, 1965.
L'INACHÈVEMENT
1. Saint Augustin, Confessions, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, ch. xxvm, p. 278. Je tiens compte
de la traduction et du commentaire de ce passage proposé par P. Ricoeur, Temps et récit, Paris, Le
Seuil, 1983, t. 1, p. 39.
L'INACHÈVEMENT
qui serait ainsi toujours inachevé, jamais totalement passé est une affection
(passive) activement produite'.
Cet homme (le deuxième) veut faire passer le temps le plus rapidement
possible. Il est arrivé trop tôt à la petite gare de campagne; il doit attendre pendant
quelques heures l'arrivée du train. Il ne sait pas quoi faire; il n'a pas envie de lire
le bouquin qu'il a dans sa poche; il essaie de réfléchir à ce problème qui l'intéressait,
à cette discussion de la veille. Il s'assied mais se lève aussitôt, il marche par les
alentours déserts, il retourne à la gare, vérifie les horaires, regarde sa montre un
quart d'heure seulement s'est écoulé. Il retourne à son siège, fait des figures, écrit
sur le sable, se souvient d'une anecdote qui le fait sourire, soupire et regarde
encore sa montre. Cet homme s'ennuie, il veut faire passer le temps, il est, disons,
presque mort d'ennui, et pour cela il veut tuer le temps, il rêve d'un passe-temps
qui ferait disparaître le temps qui le sépare encore de l'arrivée du train. Il voudrait
rendre légère et mobiliser la moras, la lenteur, la torpeur de ce maintenant qui
traîne et qui ne veut pas passer. Avec le passe-temps il veut s'occuper à ou de
quelque chose, il prétend se livrer à une occupation artificielle, il craint d'être
désoccupé, vacant, ressentir en lui un vide laissé par les choses qui ne s'occupent
plus de lui, qui ne l'intéressent point. L'ennui porte en lui le danger mortifère du
désœuvrement.
C'est à peu près ainsi qu'Heidegger introduit sa méditation sur l'ennui 2,
comme ton, tonalité, Stimmung caractéristique de l'homme et du temps. Sa structure
est intimement liée à celle du Souci. Le présent est ici le temps de la préoccupation,
du commerce quotidien avec les choses données, à portée de la main, maniables.
Il n'est plus, comme dans l'image augustinienne, l'instance principale, ordonnatrice
et génératrice des autres dimensions temporelles. Le temps essentiel est celui qui
advient, qui s'ouvre comme possibilité, qui se déploie comme projet; dans la
temporalisation heideggerienne, les trois dimensions temporelles sont conçues
comme des ek-stases, où l'« avoir été » et le « présenter» sont orientés par et pour
l'avenir.
La troisième image d'un homme dans le passage du temps nous est plus
familière. Il s'agit d'un jeune, pauvre et orphelin, à la recherche d'un travail, qui
se dirige chez un éventuel employeur. Chemin faisant, il rêve éveillé, il imagine
qu'il est accepté, qu'il plaît au patron, qu'il devient indispensable, qu'il se marie
avec sa ravissante fille, de telle sorte que, lorsqu'il frappe à la porte de l'employeur
1. P. Ricœur rappelle que Kant rencontrera « la même énigme d'une passivité activement produite»
avec l'idée de Selbstaffektion, dans la Critique de la raison pure, P. Ricoeur, op. cit., p. 40.
2. M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1992. J'ai pris
l'image convoquée dans le texte, du paragraphe 23 du chapitre n, intitulé « Le fait d'être ennuyé et le
passe-temps pp. 145-164.
LES HEURES
pour l'objectif. Cet arrêt du mouvement est un simulacre d'un arrêt de mort; en
lui, signale Roland Barthes dans un de ses plus beaux livres, le sujet se sent devenir
objet, il vit comme une micro-expérience de la mort, de la parenthèse et «je
deviens vraiment spectre1 ». La pose est encore l'instant où le temps se pose, pose
lui-même, en laissant la marque, la trace, l'estampille de l'époque, de l'époché de
sa propre suspension.
L'image est inquiète, elle s'éloigne mais elle revient aux mots; elle s'arrête
dans l'instant pour s'écouler à nouveau dans le devenir. La scène d'enfance préserve
cette ambivalence de la force imageante originaire. L'analyste est souvent le témoin
des tentatives de cette scène pour se mettre en discours, en paroles, pour être dite
et racontée; elle veut à la fois se montrer et se cacher, se manifester et se voiler,
elle subit le jeu de la stratégie du désir transférentiel. À certains moments, rares,
on sent l'image remonter jusqu'à la parole, on écoute son ana (en remontant)
mnésis elle devient légère, elle perd du poids, du lest, elle se rend mobile, elle
rentre dans le rythme de la langue, se « poïétise », entraînant avec elle comme
l'aura d'un amour enfantin. On se sent là presque saisi par le temps du transfert.
1. R. Barthes, La chambre claire, Paris, Cahiers du cinéma, Gallimard-Le Seuil, 1980, p. 30.
2. Dante Alighieri, La Divina Comedia, Paradiso, Canto XXI, Milano, U. Hoepli, 1964.
L'INACHÈ VEMENT
1. J. L. Borges, « L'autre mort », L'Aleph, Œuvres complètes, Paris, Pléiade, Gallimard, p. 603, et les
notes, p. 1 629.
2. J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1987, p. 88.
LES HEURES
1. « II est tout à fait plausible que des facteurs quantitatifs comme une trop grande force de
l'excitation et l'effraction du pare-excitations soient les premières occasions où se produisent les
refoulements originaires. » S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1965, p. 10.
L'INACHÈVEMENT
l'enfance; en elle ses figures sont à la fois au plus loin et au plus près. Dans ce
temps sans histoire de nos histoires infantiles, dans ce temps sans dates du présent
du transfert, l'étrangeté elle-même est présence.
La présence réelle de l'absence s'ouvre ainsi au temps premier, celui de
l'abandon et du désabri. Le temps du transfert reprend celui de l'inachèvement,
de la détresse, non pas pour en finir, mais pour le poursuivre et le ressaisir dans
l'activité poïétique de la parole. La parole perdue de l'analyse, qui ne fait ni œuvre
ni texte, dans sa furtive passagèreté, dans son caractère éphémère, rehausse
l'indestructibilité du désir qui la nourrit. Entre ces deux formes extrêmes de la
temporalité psychique, l'éphémère et l'indestructible, le transfert se fait présent; il
est ce qui rend présentes les images de l'enfance et l'absence où elles demeurent.
Il permet la mise en œuvre lente et silencieuse, comme une vague de fond,
invisible, de la perlaboration, du Durch, du passer et du passage des mots et des
représentations; ils n'atteindront jamais la présence vers laquelle ils vont, ils passent
pour s'en approcher et pour s'en éloigner. C'est leur passage, animé par le présent
réel du transfert, qui permet, parfois, la retranscription des traces, la retraduction
des inscriptions, qui peuvent créer les conditions d'un ressourcement subjectif. Ces
paroles en passage, migrantes, qui refont sans cesse le travail de la perte inhérent
au langage, qui reprennent à leur compte la tâche de la finitude comme toujours
réouverte, ne peuvent plus se remémorer, elles se disent pour oublier et pour
pouvoir reconnaître dans le trajet dessiné par leurs traces, leur seul sens, leur seule,
précaire, orientation. Le passage ne peut pas s'arrêter, s'achever, se fixer; il peut
disparaître dans l'horizon qu'il a lui-même ouvert, pour resurgir ailleurs, sous une
autre forme. Le passage des mots vers la présence réelle de l'image infantile dans
son absence, c'est l'écriture elle-même. Écrire une autre forme de rendre au
présent l'absence dans l'intimité d'un autre.
Les Heures, Die Horen c'était le nom de la revue fondée par Friedrich von
Schiller en 1794; Johann Fichte, Karl Humboldt, Johann Herder, Friedrich Jacobi,
Wilhelm Schlegel mais surtout Johann W. von Goethe, furent ses collaborateurs
les plus assidus. Le nom choisi pour cette publication souhaitait la mettre sous
l'invocation des trois déesses, filles de Zeus et Thémis Eunomia (le bon ordre, la
discipline), Dikè (la justice), Eurènè (la paix).
Il s'agissait en réalité des divinités grecques des saisons, que les Athéniens
appelaient avec des mots qui évoquaient les activités de pousser, de croître, de
fructifier; une traduction latine abusive « Horae » a « refoulé» ce contenu plus
vaste, et ce n'est que tardivement qu'elles personnifièrent les heures du jour. Elles
sont les sœurs des Moires, des Destinées. À l'Olympe elles jouent des rôles divers
L'INACHÈ VEMENT
elles sont les veilleuses des portes de la demeure divine, elles détellent les chevaux
du char d'Héra et du Soleil; avec les Charites, elles sont les suivantes d'Aphrodite
et de Dionysos. On les a souvent représentées comme trois jeunes filles, pleines de
grâce, tenant à la main une fleur ou une plante. Une d'entre elles épousera Zéphyr,
le vent de l'Ouest, le vent du Printemps; ils auront un fils, Carpos, le fruit 1.
Freud s'est occupé des Heures, ainsi que des autres groupes des sœurs, dans
son interprétation du motif du « choix des coffrets ». On s'en souvient la troisième
sœur réunissait dans une seule figure la contradiction extrême de la vie et de la
mort elle était à la fois la femme belle, aimante et fidèle (Portia, Psyché, Cordélia)
et la mort elle-même. Cette ancienne ambivalence, cette puissante coincidentia
oppositorum (qu'on retrouvait déjà dans les déesses orientales, Mères chthoniennes
génitrices et destructrices) peut être mise au service du déni de la mort. L'homme
croit décider, son choix porte sur la troisième, l'amour et la vie. Il masque, par
un total et consolateur renversement, le fait le fatum que c'est la mort qui
l'appelle et le choisit, inexorable, inévitablement.
Le motif ancien subit, dans les légendes et les œuvres littéraires analysées par
Freud (le choix de Pâris, Le marchand de Venise, Le roi Lear, entre autres), la
même transformation signalée par les historiens des mythes à propos des Nornes
et des Moires, d'une part, et les Heures, d'apparition plus tardive, d'autre part. Le
premier groupe sororal, aduste et sévère, insistait sur la nécessaire acceptation du
devenir, sur le rapport de l'homme avec la finitude et la mort. Les Nornes, déesses
nordiques, « celles qui murmurent », tiraient leurs noms de l'ancien werden, devenir.
Atropos, la troisième Parque, veut dire l'Inexorable, mais aussi celle qui arrête le
tropos, le mouvoir, ce qui tourne 2.
Les heures et les Moires sont les Fileuses les dernières trament le destin
humain, les chemins qui vont vers la disparition; les premières tissent le retour du
même, le renouveau d'un éternel présent. Le déni de la mort ne consiste pas à ne
pas tenir compte du fait évident que les formes vivantes, biologiques ou culturelles,
sont vouées à la disparition; il porte essentiellement sur la signification de cet
événement, il est animé par l'intention, le souhait, fou et désespéré, de « ravir à la
mort sa signification de suppression de la vie3 ». On ne peut pas admettre l'illusion
de « tuer la mort »; on ne pourrait pas non plus, aveuglés par l'irreprésentable de
notre propre disparition, ravir à la vie et à l'amour sa signification d'un retour et
d'une affirmation du vivant. Les Asras, rappelait Freud, étaient les êtres qui
mouraient en même temps que meurent ceux qu'ils aiment. C'est le destin de la
mélancolie. Mais c'est aussi une des sources de la douleur du deuil « vivre» la
mort de l'autre aimé, la suppression de la vie de ce que l'on aime.
1. P. Grimai, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Paris, PUF, 1951.
2. Cf. les notes et la traduction nouvelle (B. Féron) de « Le motif du choix des coffrets »,
L'inquiétante étrangeté et autres essais, op. cit.
3. S. Freud, « Actuelles sur la guerre et la mort », Œuvres complètes, Paris, PUF, 1988, XIII, p. 148.
LES HEURES
Les Heures, revue littéraire mensuelle, parut pendant deux ans. Elle fut
l'aboutissement, la manifestation la plus importante de ce qu'on a appelé le
Classicisme allemand, cet admirable mouvement d'idées, cette atmosphère spiri-
tuelle, esthétique et éthique, propre à cette époque. Mais peut-être un de ses effets
le plus remarquable a-t-il été la naissance et le développement de l'amitié de
Goethe et de Schiller, active et fructueuse non seulement pour les deux hommes,
mais encore pour la culture allemande dans son ensemble. On peut lire l'« auto-
biographie» de cette relation dans leur correspondance 1. Elle donna lieu encore
aux Xénies, « les présents de l'hospitalité », une création poétique commune. Quand
Goethe, déjà vieux, décida de publier leur correspondance, il disait à Johann
P. Eckermann « Amis comme nous l'étions, Schiller et moi, liés depuis des années,
ayant les mêmes intérêts, en contact journalier et en échange d'idées constant,
nous vivions si intimement l'un et l'autre, qu'il ne saurait être question, à propos
de telle ou telle pensée, de savoir si elles reviennent à celui-ci ou à celui-là. Nous
avons composé de nombreux distiques en commun. Souvent l'idée était de moi et
Schiller faisait les vers; souvent il arrivait le contraire; souvent aussi Schiller faisait
un vers et moi l'autre. Comment peut-il être ici question du mien et du tien 2 ? »
Les Heures passèrent et furent vite oubliées par le triomphe d'une nouvelle
revue, L'Athenaeum, qui réunissait, autour des frères Schlegel, le meilleur du jeune
romantisme allemand (Novalis, Johann Tieck, Wilhelm Wackenroder, Friedrich
Schelling, Friedrich Schleiermacher.). Les trois volumes de cette revue parurent
de 1798 à 1800. Ce groupe où les femmes jouèrent un rôle important connut,
lui aussi, l'enthousiasme d'une vie intellectuelle partagée. Il s'agissait de se livrer
à la « symphilosophie », à la « sympoésie », aux « pensées mêlées »; cette communauté
romantique était animée par le plaisir de l'échange, du mélange et de l'amitié. Les
Fragments de l'Athenaeum étaient présentés parfois comme une œuvre collective
et anonyme, comme « un art sans nom3 ».
Le « drame incertain et suspendu» du commencement est un Bruchstuck, une
pièce rompue. L'analyste travaille avec des fragments psychiques le récit, toujours
incomplet, d'un rêve; le souvenir, toujours en morceaux, d'une scène; des
manifestations ou des indices, partiels, du transfert. La réalité psychique est ainsi
fragmentaire, comme si l'inachèvement originaire du sujet humain retrouvait, à
travers cette fragmentation constitutive, sa persistance et son prolongement, son
actualité.
Son instrument lui-même s'ordonne à ce régime du fragmentaire écouter,
d'une attention égale, les « éléments » du discours, être sensible au « discret », au
détail, aux parties, au furtif qui tend à disparaître dans la dispersion des mots; la
1. Le substantif modernité apparaît pour la première fois chez Chateaubriand dans Les mémoires
d'outre-tombe. Chez Baudelaire ce terme acquiert la valeur d'une nouvelle esthétique (« Le peintre de
la vie moderne »). Cf. H.R. Jauss, « La modernité dans la tradition littéraire et la conscience d'aujourd'hui»
in Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.
LES HEURES
(Guido, je voudrais que toi et Lapo et moi fussions un jour pris par
enchantement, et mis en un vaisseau qui par tout vent courût la mer à mon gré
comme au vôtre; de telle sorte que ni fortune ni saison ennemie puissent nous
donner aucun empêchement, mais que vivant toujours dans un seul accord, crût
en nous le désir d'être ensemble. Et qu'avec nous le bon enchanteur eût mis dame
Vanna et dame Lagia, et celle qui a siège au nombre trente; et là sans fin tenir
propos d'amour, et chacune d'entre elles en serait contente, comme aussi, je crois,
nous le serions tous trois 2.)
TRANSFERT
Il arrive que la suggestion dans la pratique analytique soit passée sous silence
par des travaux théoriques pertinents. Elle n'est abordée, non sans raison, qu'à
propos du transfert Pourtant on ne saurait nier les effets psychiques et somatiques
obtenus d'une manière active par des injonctions verbales ou indirectement par
l'influence d'un exemple, d'un milieu et de ses idéaux. La chose est plutôt banale.
Encore faut-il, pour définir plus précisément la suggestion, y inclure le pouvoir
d'une relation de domination qui s'impose, et la mise en jeu parfois d'un scénario
provoquant la surprise, évoquant surtout l'orgasme, et en général du type « mort
et résurrection », régression suivie de réanimation. Ainsi, dans l'hypnose ou les
transes, aussi minimes soient-elles, ou avec les manipulations dans les groupes, les
sectes, avec leurs sorciers, et lors des « possessions» et des exorcismes, s'affrontent
la vie et la mort, dans un dépassement rénovateur. Mais surtout il convient d'y
inclure l'adhésion mentale résultant d'une suggestion indirecte et latente qui affermit
une croyance irrationnelle portant sur des pensées allant au-delà d'un inconnu
insupportable et de sa butée pour se livrer à des fantasmes tenus pour des réalités.
Or, on ne saurait nier que la suggestion peut produire des effets bénéfiques
et que nombre de thérapies qui ne dépendent exclusivement que d'elle l'utilisent
largement et ne s'en réclament pas.
Qu'il s'agisse de méthodes d'injonctions revigorantes pour vaincre les obstacles
psychiques, pour libérer les émotions ou l'énergie, pour prescrire le symptôme afin
de le maîtriser, en en percevant les paradoxes et les inconvénients, à chaque fois
cependant une compréhension rigoureuse du psychisme particulier du sujet est
tenue à l'écart.
Dans d'autres techniques le pouvoir d'un produit absorbé va de pair avec
l'autorité de celui qui le donne, et ceci depuis les drogues des médecines
traditionnelles, jusqu'à l'homéopathie actuelle. Dans ce dernier cas l'absorption
1. Ainsi le terme ne figure pas dans le Vocabulaire de la psychanalyse, J. Laplanche et J.-B. Pontalis,
PUF, 1967. Mais bien sûr il est présent dans l'article sur le transfert.
L'INACHÈVEMENT
d'une matière toxique est captivante par le renversement dépourvu de danger que
constitue la très faible dose, allant tout bonnement jusqu'à l'absence à grande
dilution du produit prescrit.
Et les méthodes d'activation du corps et de l'esprit, comme l'ergothérapie, ou
l'art-thérapie ne constituent qu'un détournement à l'égard des souffrances et des
symptômes ou, au mieux, une préparation à une relation verbale avec un
psychothérapeute. Mais tout échange avec autrui, par le sport, le travail ou le jeu,
affermit l'individu par l'appui communautaire.
On trouve donc couramment la suggestion dans tous les procédés d'influence,
depuis la publicité jusqu'aux modes d'orientation; que l'on songe par exemple à
l'engagement dans une science, alors que sont ignorés au départ les réelles
dispositions que l'on peut avoir pour son exercice, et les difficultés, les satisfactions
ou les déboires que l'on y trouvera.
On a tendance à ne pas penser aux effets de la suggestion au cours même de
la relation analytique, comme s'ils étaient inexistants, ou, parce que imperceptibles
dans leur fonctionnement, oubliés.
Car, notons-le, pour qu'ils atteignent toute leur puissance, ils doivent absolument
distraire des mécanismes psychiques qui les soutiennent, écarter ceux-ci par un
refoulement entretenu, autorisé, afin de faire subir à la raison elle-même un
sacrifice où le mouvement d'abolition puis de récupération, selon le modèle précité
« de mort et de résurrection », comme d'un miracle, trouve dans la croyance un
dépassement de l'inconnu, et spécialement celui de la mort. Cette opération rejoint
le fantasme originaire d'un retour au sein maternel pour accéder à une régénération;
j'en ai décrit naguère la conjonction avec le mythe de l'immortalité et du paradis'.
On constate dans toutes ces fascinations la force active des fantasmes originaires
qui sont au cœur des grands mythes humains je nommerai encore la scène primitive,
sexuelle, inaugurant toute création; la séduction comme point de départ de toute
révélation, encore sexuelle; enfin la castration comme paradigme du sacrifice. De
sorte que cette « influence »qui sert à définir en général la suggestion se doit de
rester imprécise et floue, de favoriser l'oubli 3, le refoulement, plutôt que la
remémoration 4, et spécialement de ces fantasmes et de ces mythes. Car elle ne
1. Cf. «Les fantasmes originaires et leurs mythes correspondants », dans la Nouvelle Revue de
Psychanalyse, 1992, n°46, pp. 223-246.
2. Cf. F. Roustang, Influence, Éd. de Minuit, 1990.
3. E. Glover donne comme exemple l'attitude du praticien de médecine générale qui, ne s'intéressant
pas à la « vérité psychologique », conseille de changer de vie et de trouver d'autres centres d'intérêt,
aidant ainsi le refoulement et le contre-investissement, affirmant par une « influence éthique, morale
ou rationaliste » indirecte, ou par des recommandations de pleine autorité, parfois d'ordre magique,
qu'une action bienfaisante sur les symptômes est assurée. Cf. Technique de la psychanalyse (1955), PUF,
1958, p. 427 sq.
4. Cf. A. Konicheckis, «Oh! cruelle destinée», «Considérations sur la référence à l'hypnose et à
la suggestion en psychanalyse », Psychanalyse à l'Université, n° 54, 1989, pp. 39-60.
TRANSFERT SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION
peut être saisie hors des repères de la psychanalyse. Et ceux qui se détournent de
celle-ci sont bien obligés, et ne se privent pas, d'employer ses descriptions en les
gauchissant sous une autre terminologie (par exemple avec l'identification, devenue
« mimétisme» ').
Pourtant Freud a toujours reconnu la présence de la suggestion dans la cure,
à telle enseigne que pour lui le transfert en est une manifestation, tant dans son
émergence que dans son évolution.
« nous admettons volontiers que les résultats de la psychanalyse se fondent
sur la suggestion, [écrit-il dans son texte de 1912, sur La dynamique du transfert "]
toutefois il convient de donner au terme de suggestion le sens que Ferenczi (1909)
lui a attribué la suggestion est l'influence exercée sur un sujet au moyen des
phénomènes de transfert qu'il est capable de produire. Nous sauvegardons l'indé-
pendance finale du patient en n'utilisant la suggestion que pour lui faire accomplir
le travail psychique qui l'amènera nécessairement à améliorer durablement sa
condition psychique 2. »
Et quelques années plus tard, dans l'Introduction à la psychanalyse, en 1917,
il affirmait que la technique analytique découvrait « à nouveau la suggestion sous
la forme du transfert3 ».
Aujourd'hui, comme hier, les relations sociales de type transférentiel où,
comme le précise Freud dans Psychologie des masses et analyse du moi, une
soumission hypnotique à l'égard du meneur assure une identification entre les
individus, de même que des fixations à un guérisseur, à un gourou, ont pour
résultat une exaltation que l'on peut dire amoureuse, devenant facilement passion-
nelle. Un film de Satyajit Ray, Le Saint, montre bien comment de nos jours de
tels transports s'enclenchent. Mais faut-il aller chercher l'exotisme de l'Inde et
de l'Orient alors que l'on rencontre souvent de tels phénomènes autour de nous?
Effectivement, une prise en charge de l'inconnu par le meneur et ses croyances
favorise une idéalisation dont nous verrons les enjeux. Si une telle dépendance
entraîne les pires conséquences quand il s'agit de tyrans totalitaires, il n'en demeure
pas moins que la société fonctionne également dans une perspective de justice et
de liberté quand le meneur en concrétise les idéaux.
Il est évident qu'une compréhension précise de la suggestion et de l'hypnose
passe par l'étude du transfert, telle que la psychanalyse l'a poursuivie en de
multiples observations qui décèlent les caractéristiques des relations intersubjectives
à partir des souvenirs du passé, des fantasmes spécifiques, des conflits et des
interdits. Car l'interprétation est la mise en évidence du désir et des potentialités de
sens propres à l'inconscient dans l'expérience même de la relation analytique. Je
1. Cf. ouvrage coll., La suggestion. Hypnose, influence, transe, Les empêcheurs de penser en rond,
1991.
2. Dans De la technique psychanalytique, PUF, 1953, SE, XII, p. 106.
3. Cf. Payot, 1951, p. 478.
L'INACHÈVEMENT
souligne ces derniers mots parce qu'ils vont à l'essentiel de la démarche freudienne.
Ce qui peut être dit pour le transfert vaut pour la suggestion, sans quoi celle-ci
ne peut que rester dans une imprécision que les thérapeutes qui l'utilisent
s'appliquent, certes, à maintenir.
Mais la psychanalyse a également décrit, outre le transfert positif, un transfert
négatif, et surtout les rapports et les passages de l'un à l'autre. Il faut bien dire, à
la suite de Laplanche que le terme de négatif ne connote pas seulement l'apparition
de sentiments hostiles, mais surtout le blocage de la cure engagée, ce qui peut se
voir également avec des transferts positifs quant aux affects'.
Gérard Bonnet n'a pas manqué dans son livre de bien situer le transfert en
fonction de l'hypnose, de la suggestion et de la constitution du symptôme 2. De
même Valabrega rappelle que le transfert, « découverte fondamentale de la
psychanalyse », « est la première conceptualisation rigoureuse, attestée, expérimen-
tale de la suggestibilité ». Et, dit-il, la suggestion. a « des rapports de causalité
interne avec la séduction d'une part et, d'autre part, avec la sujétion, c'est-à-dire
l'assujettissement et l'aliénation3 ».
Il importe donc de désigner les mécanismes qui organisent le transfert car
leur analyse permet de progresser dans la compréhension de ses différentes
manifestations et des résistances qui en découlent, ce qui permet ainsi d'avoir accès
au désir inconscient.
Je proposerai de reconnaître une triade transférentielle qui rend compte
fondamentalement de la relation analytique à savoir, la demande d'amour,
l'idéalisation et l'identification.
Demande d'amour
L'amour visé par la demande doit être entendu dans son sens le plus vaste
érotique et sexuel bien sûr, mais aussi comprenant toute la gamme de sentiments
positifs comme la sympathie, l'amitié, ou l'admiration, le respect. Mais j'y adjoindrai
certainement la confiance, la possibilité d'avoir foi en l'autre ou en une vérité,
disons globalement l'assentiment. Cette relation basale prend d'ailleurs en religion,
dans le christianisme en particulier, le poids d'une vertu théologale, la charité, qui
implique l'aide et les dons au prochain. La relation à Dieu est d'amour, en
réciprocité.
Mais en mettant l'accent sur la demande il s'agit d'une aspiration centripète
les signes de l'amour en tant que sentiment inclinent à espérer quelque bienfait,
variable selon chacun. Dans la cure ce qui est attendu en première instance est la
disparition des symptômes, encore que ceux-ci, d'une manière détournée, tentent
de faire naître des sentiments, telle la pitié, et gardent de ce fait leur inertie.
Toutefois cette demande d'amour, qui peut s'isoler dans un cercle narcissique,
doit être envisagée selon la relation entre « être aimé » et « aimer » la demande
d'amour est aussi une offre de son propre amour dans une imbrication aux
potentialités complexes et fertiles. La confiance, l'adhésion parfois enthousiaste, la
conviction, quant aux propositions supposées du psychanalyste, viennent aider le
travail en cours.
L'évolution de l'enfant se nourrit de ces échanges tout à fait concrets que
comporte l'amour. La mère aime son enfant dans la joie qu'il lui apporte par
le fruit qu'il est d'elle à partir de son couple amoureux et sexuel, et par les
qualités qu'il acquiert avec son aide. L'enfant aime sa mère, dès les premiers
apaisements et les premiers sourires, à la mesure de ses besoins satisfaits. Cette
circulation passe nécessairement par une communication de signifiants, d'abord
analogiques, de démarcation, et qui, en tant que tels, sont d'abord énigmatiques.
Par leur progressive identification il est loisible de voir se dégager la demande
d'amour qui ne se réduit pas à la seule réponse directe aux besoins physiologiques.
Déjà sur le plan oral l'attente calme de l'aliment met en jeu l'amour. Ce suspens
est une acclimatation où le cri, sans être aboli, reste un appel possible qui ne
se résume pas en une agressivité première. On trouve donc initialement un
double versant, une double orientation qui donneront issue à l'amour et à la
haine. Mais c'est principalement avec l'éducation sphinctérienne que l'enfant,
pour être aimé, mais aussi pour s'identifier à l'adulte, s'astreint à régler ses
besoins ce don devient aussi une preuve de son amour, lequel démontre qu'il
s'affranchit des satisfactions immédiates. Dans ce contrôle les sentiments de haine
qui s'expérimentent parallèlement sont retenus et refoulés, ce qui correspond à
l'apprentissage de la rétention anale.
Il y a donc, outre la relation entre aimer et être aimé, celle qui joint l'amour
à la haine, l'un surmontant l'autre, ou donnant lieu à un renversement, ou encore
à l'ambivalence d'un chevauchement.
On voit que la demande d'amour se distingue, selon la perspective lacanienne,
du besoin, mais aussi du désir lequel se dégage en s'affranchissant de la dépendance
et en se centrant à travers l'amour, comme dans toute activité mentale ou physique,
par la puissance des signifiants en appel de sens, sur l'inconnu qui entraîne à la
progression et à la découverte grâce à un « objet de perspective ». Moyennant quoi
s'organisent des plaisirs plus élaborés par les sublimations'.
La demande d'amour découle d'une séduction originaire2 grâce aux signifiants
1. Pour plus de précisions voir mon texte « L'inconnu dans l'expérience du désir », dans l'ouvrage
collectif: Les voies de la psyché. Hommage à Didier Anzieu, Dunod, 1994, pp. 145-162.
2. Jean Laplanche a souligné la portée de la séduction en rapport avec les signifiants énigmatiques.
Cf. Nouveaux fondements pour la psychanalyse, PUF, 1987, p. 89 sq.
L'INACHÈVEMENT
reçus, d'abord énigmatiques dans leur isolation mais qui conduisent, au-delà des
besoins physiologiques, à des qualités propres à susciter l'amour, pouvant avoir une
valeur accrue par des effets de substitution qualités physiques, et surtout mentales
et morales répondant aux idéaux transmis. À la limite la demande d'amour stipule
même de n'avoir rien à proposer, à être aimé « sans raison », ce qui démontrerait
la puissance de l'amour, n'étant plus tributaire de qualités, pour ne concerner que
l'être qu'exprime le sujet. L'Autre à qui s'adresse la demande est alors le garant
d'un tel amour pur, où se profile la mort comme enjeu suprême.
Mais au plus direct de la demande d'amour les preuves de ces sentiments chez
l'autre sont guettées dans certains signes d'adhésion, de satisfaction ou de joie
souvent, comme dans le transfert, les apaisements obtenus en retour, la disparition
des souffrances, du mal-être, servent cette attente.
Comme nous venons de le voir chez l'enfant, les sacrifices relatifs aux besoins
immédiats soutiennent la demande. Or la sexualité leur donne une spécificité
remarquable; en effet, elle est marquée par l'interdit parental à travers les signifiants
la concernant; mais aussi elle se distingue des autres besoins qui existent dès la
naissance, et qu'on ne saurait abolir, alors qu'elle peut être tout au long de la vie,
et même lors de l'épanouissement de l'adolescence, tenue à l'écart, par exemple
avec les prescriptions d'un ascétisme religieux.
Le sacrifice anal trouve avec la sexualité un terrain illimité de refoulements,
devenant une preuve d'amour qui répond d'ailleurs aux règles et aux interdits,
toujours présents et promulgués dans une société, qui légalisent l'inconnu sexuel
propre aux parents et que l'enfant expérimente pendant sa longue période de
maturation. La surenchère des sacrifices caractérise les comportements névrotiques
relevant du masochisme dont il faut bien souligner l'importance des différentes
motivations qui l'animent. Cette tendance à se punir, à rechercher inconsciemment
la souffrance, dépend évidemment de la culpabilité, qui peut être réelle en fonction
de fautes commises, mais qu'un Surmoi sévère ne pardonne pas. Plus tyrannique,
une culpabilité fantasmatique ne laisse pas de répit. Mais j'insiste toujours sur
l'omnipotence de la pensée qui est au cœur du masochisme non seulement elle
s'efforce de devancer toutes les souffrances et les malheurs imaginables, tels qu'ils
pourraient être subis, imposés par les autres, en offrant des auto-sacrifices pour
obtenir du Surmoi un pardon, mais elle a le pouvoir de toujours accroître cette
peine. En outre elle reste maîtresse et autonome pour le choix, le moment et la
durée, la rigueur de ces épreuves. Et dans le fond il s'agit bien de forcer par cette
demande masochiste l'amour d'une autorité parentale par le relais du Surmoi.
On voit donc que tout rapport humain passe nécessairement par ces voies
qu'emprunte la relation amoureuse. Une question se pose dès lors quelle est la
dynamique qui depuis l'enfance régit ce développement ? Pour ma part je désignerai
l'élaboration des signifiants et du sens qui suit le développement mental depuis les
TRANSFERT SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION
premières relations à la mère et tel que John Bowlby1 en a décrit les étapes avec
l'opposition entre l'attachement et la séparation.
C'est ici que la verbalisation des souvenirs et des fantasmes, c'est-à-dire du
passage des signifiants analogiques aux signifiants digitaux, a une importance
capitale pour comprendre la grande variété des glissements et des fixations cognitifs
et logiques qui sont propres à chaque sujet et qui se révèlent justement avec la
demande d'amour dans le transfert.
Ainsi, pour résumer cette question cruciale, je dirai que l'attachement devient
source de symptômes par défaut ou par excès. Dans le premier cas, les traumatismes
infantiles par absence parentale, maternelle au premier chef, par défaillances
affectives ou inadéquation aux besoins et à la demande, rendent fragile ou même
impossible cet attachement. Les angoisses, la peur et les phobies, les colères qui
en résultent entretiennent en retour les fantasmes jusque dans leurs formes
originaires. Mais la complexité des situations ne doit pas être minimisée quand on
sait que des mécanismes de renversement, principalement avec le masochisme
(comme je viens de l'indiquer), donnent au traumatisme ainsi qu'aux fantasmes
(surtout de destruction, spécialement refoulés) un pouvoir de fixation que le sujet
exploite contre ses parents ainsi se sent-il dégagé d'une responsabilité d'action au
prix d'une culpabilité souvent inconsciente. La violence fondamentale dont parle
très justement Bergeret est maintenue dans une haine consciente ou qui reste
dissimulée dans la demande d'amour elle-même, transformant celle-ci en une
exigence inextinguible. De sorte que l'attachement peut être une quête tourmentée
et douloureuse.
Par excès et dans des relations satisfaisantes, au contraire, il rend la séparation
laborieuse. Les deux formes de narcissisme, rétracté ou trophique, en proviennent.
Mais les fantasmes de castration et de deuil, le rejet de l'inconnu, perturbent
l'accomplissement de la séparation.
Cependant la relation entre attachement et séparation est dialectique, car,
comme Bowlby le précise, le premier n'est nullement aboli par le second lors d'une
évolution harmonieuse des investissements où les substitutions des personnes et des
idéaux élargissent les liens heureux de l'enfance par une transformation qui n'est
autre que celle de l'amour en prise avec la réalité.
Ce tableau de la dynamique affective que je viens de brosser visait à rappeler
la continuelle présence et la force de l'éros jusque dans ses manifestations les plus
destructives. La demande d'amour est toujours en jeu lors des engagements
thérapeutiques, quels qu'ils soient. Elle impulse un élan positif dès le départ par
la confiance donnée, par la seule acceptation d'un projet qui favorise la suggestion
organisée l'amour ainsi offert appelle en retour l'amour espéré.
1. Dans ses trois volumes Attachement et perte. 1. L'attachement (1969); 2. La séparation. Angoisse
et colère (1973); 3. La perte. Tristesse et dépression (1980), PUF, 1978, 1978, 1984.
L'INACHÈVEMENT
sait comme la formule « Je l'aime il (ou elle) m'aime» dirige les états passionnels,
l'érotomanie, et sur le versant négatif, les positions paranoïaques
Plus souvent la demande d'amour, qu'elle s'exprime sobrement au début de
la cure, ou parfois d'emblée intensément, est tributaire du type névrotique
(hystérique, avec des renversements dramatiques, ou obsessionnel avec une constance
indéfinie recouvrant une hostilité de fond). Ces reproductions, ces répétitions
constituent la névrose de transfert. Évidemment le sexe de l'analyste et de l'analysant
induit des transferts plus franchement amoureux en cas de différence, et la référence
au Père Idéalisé ou au Père Symbolique est mise en jeu d'une manière directe
pour les psychanalystes masculins. En cas de même sexe le transfert se marque de
respect et d'admiration, mais aussi de haine, sans compter l'incidence des fantasmes
homosexuels.
Bien souvent une relative indifférence semble répondre à la réserve de
l'analyste. Pourtant les rêves et les fantasmes montrent bien plus que l'espoir dans
l'attente. De plus, une structure narcissique entraîne des transferts idéalisants que
Heinz Kohut a bien décrits sous trois formes, en fusion par le soi grandiose, en
jumelage à l'alter ego, en miroir 2.
Ces transferts prennent souvent une allure stationnaire, la demande d'amour
ne cherchant qu'à maintenir la relation spéculaire. Mais ces situations stables
n'excluent pas des mouvements d'acting out et des transferts latéraux par un
déplacement, un dédoublement ou une mobilité de la demande d'amour. Dans le
passé les sentiments fixés aux membres de la fratrie, à des amis d'enfance, influent
sur ces glissements qui amorcent une séparation, serait-elle laborieuse.
Avec le transfert négatif nous abordons l'inversion de cette adhésion tellement
utile à la collaboration de travail. C'est tout d'abord une résistance à reconnaître
les désirs refoulés, les conflits douloureux. Elle peut d'ailleurs s'imposer dès le
départ, préalablement à tout traitement et détourner de la psychanalyse, pour
longtemps, si ce n'est pour toujours. Dans une cure engagée elle se manifeste à
certains moments cruciaux, évolue dans la perlaboration, en comportant des silences,
des rejets, des découragements dépressifs et des répétitions perçues comme stériles.
La réaction thérapeutique négative peut survenir, comme Freud l'avait observée,
justement après une amélioration clinique. Et la convergence de ces difficultés qui
œuvrent en tant que contre-suggestion ne doit pas pour autant faire ignorer les
mécanismes en cause. Ceux-ci existent en filigrane dans tout transfert, même le
plus franchement positif. Et l'analyste s'emploie à les déceler. J'en évoquerai les
trois principales.
1. En premier lieu je désignerai à nouveau et mettrai en exergue le masochisme
1. Cf. mon texte « Paranoïa et scène primitive », dans mes Essais sur le symbolique, Gallimard, 1969
(et coll. « Tel », 3° éd., 1994), pp. 199-241.
2. H. Kohut, Le Soi (1971), PUF, 1974.
L'INACHÈVEMENT
peut servir à l'analysant (ici mal nommé) pour conserver, réalité ou prétexte, un
équilibre narcissique que des interprétations « sauvages » risqueraient d'ébranler ou
de faire basculer dans des décompensations catastrophiques.
L'issue de cette double entrave se dessine en assumant ces deux versants à la
fois par des prises de conscience, et de découverte, grâce à une mobilité dans les
« cinq axes de la psychanalyse» l.
Mais on sait que, par ailleurs, une reprise de cure, ultérieurement, avec un
autre analyste peut débloquer la situation, permettant d'aborder de l'extérieur le
transfert premier, quitte parfois à ce que l'analysant se considère comme le
vainqueur du premier thérapeute, ou fasse de celui-ci un pôle de projection
agressive, non sans que, dans certains cas, une culpabilité redoutable n'en résulte
et n'aboutisse à des obtusions mélancoliques. Reste que dans toutes ces relations
une connivence intersubjective quant au fantasme, serait-elle reconnue et employée
comme leurre, peut relancer un transfert positif, voire un nouvel amorçage de la
suggestion.
Or ce parcours dans les renversements de l'amour, où la demande d'amour va
de pair avec la faculté d'aimer, où la haine peut surgir,nous conduit à ce qui ne
saurait être tenu à l'écart de ces fascinations, et qui se manifeste dans toute relation
humaine, pour n'être précisément appréhendé que dans le transfert à savoir, la
dynamique des idéalisations.
Idéalisation
Je voudrais mettre en relief leur impact social dès l'enfance dans les relations
premières avec les parents. Ceux-ci reflètent effectivement les idéaux de leur
communauté, de leur milieu.
Très rapidement, et dès la phase orale, l'enfant perçoit sa mère comme une
puissance bénéfique et maléfique, dispensatrice ou privative de satisfactions quant
à ses besoins, mais aussi d'un amour qui les dépasse. On sait comme le père, en
tant que tiers, permet un dégagement de ce lien duel, offrant un repère symbolique
en étant l'objet du désir de la mère, tout en ouvrant l'accès aux lois sociales.
L'enfant affronte donc les signifiants qui lui sont énigmatiques en premier et qui
prennent sens petit à petit. Les interdits, au premier chef sexuels, mais également
tous les usages, ainsi que les restrictions des pulsions immédiates, deviennent, par
les avantages qu'ils procurent, le foyer d'une idéalisation. Le pouvoir des parents
est magnifié et leurs règles de vie servent de modèles valorisés. Ainsi se forment
deux types d'idéalisation l'un qui porte à l'extrême la fantasmatisation des désirs
1. Cf. Jean Mélon, « Clinique et théorie chez Guy Rosolato », dans Psychanalyse à l'Université,
n° 30, 1983, pp. 243-262.
L'INACHÈVEMENT
répressive. De sorte que l'objet idéalisé, s'il présente une telle éventualité, s'il laisse
espérer un changement, que ce soit par une révolution, ou au contraire par
l'établissement d'une stabilité jamais atteinte jusque-là, devient le représentant d'une
libération efficace. Le narcissisme, si on l'entend comme la structure qui, en se
défaisant de toute dépendance, parfois jusqu'à se complaire dans cette solitude
qu'Épicure ou Schopenhauer portaient aux nues, poursuit également un idéal de
liberté. De sorte que, paradoxalement, le sujet narcissique peut idéaliser un objet,
donc subir son influence, dans un transfert, toutefois particulier (cf. Kohut), s'il y
trouve un garant, de préférence grandiose, d'une quelconque liberté, indispensable
au travail de création.
Il y a donc une réciprocité dans l'idéalisation le fantasme d'omnipotence
trouve un support réel de qualités dans l'objet, lesquelles sont portées à la perfection;
et le Moi, quoique en retrait par rapport à tant de valeur, parfois même amoindri
par cette projection, comme Freud le décrit dans l'amour, attend cependant des
avantages, pour lesquels il accepte une dépendance et se soumet aux « influences ».
Il faut admettre que la suggestion acceptée vise aussi une libération et bien
souvent par rapport à un savoir traditionnel, une médecine officielle, une autorité
que l'on rejette. Mais si l'objet idéalisé est lui-même ramené à ce champ d'exclusion
il peut advenir qu'il subisse le même sort, saisi par la contre-suggestion et le
transfert négatif.
Il est donc important de déceler les idéaux qui ont régi dans leur ampleur
sociale l'existence de l'analysant, ayant gardé leur pouvoir, et qui de ce fait
alimentent le transfert.
En ce qui concerne les personnes, nous avons vu que les déplacements
d'idéalisation ont un revers puisque celle qui est remplacée se trouve en partie
dépréciée. Le père réel, même idéalisé, s'agenouille devant le Père divin.
Toutefois, on reconnaîtra que les idéaux les plus courants visent l'insertion et
la réussite sociales, les satisfactions libidinales, et le pouvoir, parfois à n'importe
quel prix et quels que soient les moyens. Ce serait se gruger singulièrement que
de minimiser ces aspirations prosaïques, voire cyniques, nourries par une violence
secrète.
La coopération du Ça, de ses fantasmes, avec le Moi Idéal conduit à idéaliser
un meneur dont la principale qualité espérée peut n'être que la force invincible.
Mais le contrôle du Surmoi et de ses interdits bride ces dispositions et entretient
du coup les conflits. Il oriente aussi l'Idéal du Moi vers la réalité et les nécessités
sociales.
Partant de là on doit s'interroger sur les idéaux qui sont mis en cause dans le
transfert en tenant compte des deux pôles d'un côté l'espoir d'un déchaînement
des désirs, et de l'autre les exigences sociales et les interdits qui s'y opposent et
créent toutefois les alliances et les communautés dont les sublimations conduisent
à de réelles satisfactions.
L'INACHÈVEMENT
1. Cf. « Idéaux sexuels », dans La relation d'inconnu, Gallimard, 1978, pp. 177-198.
TRANSFERT SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION
des effets de la suggestion, où elle décèle les activités et les mécanismes mentaux
sous-jacents, et surtout la subtilité des relations humaines grâce aux signifiants,
sachant par cette voie spécifique, depuis Freud, mettre en évidence les désirs
inconscients grâce à une méthode d'interprétation symbolique dont le modèle est
celle des rêves découverte que l'on peut dire scientifique.
Les idéaux ainsi regroupés sont à distinguer des idéalisations qui ont tendance
à n'être que sexuelles ou ne concerner qu'une personne, en l'occurrence dans le
transfert, le psychanalyste. Au contraire les idéaux orientent, comme Freud l'a
décrit dans « Pour introduire le narcissisme» 1, vers un autre but que la satisfaction
sexuelle, tout en ne l'abolissant pas dans le refoulement, et créent des liens sociaux
par le fait que les objectifs sont communs à la collectivité ainsi se définit la
sublimation où les désirs contribuent aux exigences d'une réalité sociale et visent
un inconnu de conquête.
L'opposition entre le Surmoi, interdicteur et agressif, le Moi Idéal, mégalo-
maniaque et narcissique, et l'Idéal du Moi harmonisé au principe de réalité, les
trois en fonction du Moi et du Ça, aide à rendre compte des perturbations
psychopathologiques, mais aussi de toute dynamique psychique.
En décrivant jadis un complexe de croyance2 j'avais tenté de montrer les excès
des idéaux où l'on trouve le culte rendu à l'autorité ou au maître, à la pensée
magique faiseuse de miracles, lorsque les idéaux théoriques imposent un mani-
chéisme, un dogme de révélation qui interdit de penser, et une dévalorisation de
tout savoir, de toute interprétation taxée de suggestion, hormis le dire du maître.
Ce « complexe de croyance» est en fait constitutif de toutes les idéologies.
De sorte que dans l'empan entre idéalisation et idéaux, entre idéologie et
sublimation se confortent les affinités, imaginaires ou symboliques, sur lesquelles
table l'analysant pris dans son transfert.
Et s'il s'agit d'une analyse « didactique », c'est-à-dire, le terme en serait-il
banni, avec une intention de devenir analyste, d'entrée de jeu, ou virtuellement,
dans le non-dit, ou s'affirmant au fur et à mesure, les idéaux supputés ou devinés,
venant renforcer l'Idéal du Moi, deviennent des repères pour la pratique en cours.
Chacun des cinq champs d'idéaux sert de repère, scientifique et philosophique
avant tout, mais sans négliger le politique quand un pouvoir implique un système
de « formation » par une accession à des grades; et d'une manière plus tangente,
les champs esthétique ou religieux (ici par de secrètes sympathies) deviennent un
terrain propice au transfert et à la suggestion.
Mais par le fait qu'ils dépassent la relation analytique et qu'ils ont une ampleur
sociale, pour des liens que noue l'amour au sens large précédemment indiqué, un
Identification
contrôlée. Ces fantasmes sont plus archaïques que l'identification; ils l'amènent et
s'en défendent à la fois leur apparition dans la cure sert à cela.
La deuxième fonction est l'introjection des fragments de l'objet, des idées et
principalement des signifiants sont adoptés, même isolés dans leur morcellement,
mais en étant inclus dans les mécanismes mentaux afin d'étendre la maîtrise
spatiale.
L'identification ne se produit que par le rassemblement des introjections quant
à un objet total, pouvant être délimité en tant qu'autre; ainsi la communauté de
ressemblance s'affirme dans les modes de pensée, par le langage et le symbolique
en communication, et par les comportements du sujet qui en découlent.
Certes les identifications viennent accompagner la demande d'amour et les
idéalisations centrées sur l'analyste et ses idéaux, avant même l'engagement dans
la cure.
Or ce qui se transfère ressort des identifications du passé, en premier lieu
selon la différence des sexes, au parent du même sexe, mais pas seulement, et
selon la différence des générations. Le Moi ainsi structuré a la faculté de participer
à des affects, des sentiments, à l'angoisse partagée, et bien sûr à des idéaux.
En outre la transmission, dont on parle tant à propos des générations successives
de psychanalystes, renvoie nécessairement à la relation entre parents et enfants,
dont on ne saurait écarter tous les fantasmes de fécondation, de naissance, de
formation éducative et bien sûr de séparation, alors que se maintiennent les valeurs
appartenant aux idéaux collectifs. Ces fantasmes, je tiens à le souligner, concernent
certainement le psychanalyste au long de son contre-transfert et pas seulement
l'analysant.
Deux formes d'identification méritent l'exergue pour leur fréquence et pour
l'accord mental qu'elles tissent a contrario de l'agressivité dont elles sont chargées.
Je nommerai d'abord l'identification projective. Par le fait qu'elle est projective
les qualités mégalomaniaques dessinent un profil positif, quoique imaginaire, de
l'objet, qui apprivoise l'inconnu de l'autre. En ce sens il y a adaptation on reconnaît
l'autre dans la mesure où on l'infiltre de son Moi Idéal. À l'inverse, la projection
des défauts, souvent majorés, contrôle tout autant l'autre, soit en se libérant d'un
mal ainsi rejeté, soit en arguant de communes défaillances. Les fantasmes de
pénétration destructive et d'intrusion dominatrice ont largement été décrits par
Melanie Klein.
L'identification projective que l'on observe dans certains cas, ou à certains
moments de l'analyse, établit quand même un lien, mais peut aussi bloquer cette
« concordance» transférentielle qui nous intéresse ici. De même, si le psychanalyste
est valorisé comme substitut du Père Idéalisé, il en résulte parfois une impossibilité
de s'identifier à lui. Car ce meneur omnipotent retient et dissimule les fantasmes
de meurtre du père, déportés par renversement sur le fils comme dans les mythes
TRANSFERT SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION
Enfin les identifications prennent une dimension d'alliance par rapport aux
précédentes transformations.
Mais le transfert, par son pouvoir d'acceptation, même de la suggestion, est
un puissant moyen pour vaincre les résistances venant du Ça et de l'inconscient,
défaire les conflits entre le désir et les défenses, bref pour dépasser la fixation
propre aux névroses. Et c'est encore le transfert, inversement, qui conduit à accepter
les nécessités de la réalité et de la Loi. Je citerai à nouveau Freud en disant que
« le transfert positif (.) est le motif le plus fort pour que l'analysé participe au
travail analytique commun1 ».
En outre, la spécificité de la démarche psychanalytique exige d'aller plus loin
que la mise au jour des mécanismes de la suggestion, c'est-à-dire non seulement
des constituants de la triade que je viens de présenter, mais de retrouver, pour
chaque sujet le parcours unique qui les a établis. Ainsi se manifeste l'amplitude du
transfert qui s'étend sur
le passé en répétant, donc en permettant de déceler les difficultés éprouvées
(traumatismes, conflits) et les acquis, à travers les relations affectives, les interdits
et les fantasmes;
le présent car dans l'engagement du transfert une expérience unique est
faite grâce à un vécu dans la relation analytique, à une action possible qui dépasse
les replis défensifs imaginaires ou théoriques et qui suivent une évolution, un
processus où ce qui est réellement éprouvé et agi se différencie de la vie fantasmatique,
avec ses virtualités et ses spéculations. La mise en relief des fantasmes originaires
dans la constitution des mythes doit être poursuivie jusque dans les croyances
magiques et superstitieuses si présentes dans leur pouvoir de suggestion.
-Moyennant quoi, pour le futur, une fin de l'analyse, un dégagement du
transfert est concevable à la place d'une suggestion latente où persiste une
dépendance, à la place d'une contre-suggestion hostile qui n'en est que le
renversement et la défense, se libère une confiance, en soi-même, capable de
jugement et de critique, ou plus exactement un assentiment. Ferenczi avait bien
vu que l'enfant subit une profonde suggestion éducative soit par intimidation
paternelle, soit par séduction et tendresse maternelles 2. Et pour s'en détacher un
travail de deuil doit s'être accompli deuil de certaines illusions de l'enfance, tant
d'omnipotence que de dépendance close, deuil vécu de l'analyse et de l'analyste.
Mais deuil dépassé et non entretenu dans une sourde souffrance. Cette élaboration
passe par celle des rapports entre la castration, le sacrifice et la pensée de la mort,
1. Id., p. 248.
2. Il va même jusqu'à considérer que le transfert qui en résulte est « un mécanisme psychique
caractéristique de la névrose » et « sous-tend la plupart des manifestations morbides ». Cf. « Transfert et
introjection », dans S. Ferenczi, Œuvres complètes, t.I, Payot, 1968, pp. 93-125.
Cf. aussi Mireille Cifali, « De l'hypnose à l'écoute », dans l'ouvrage collectif Quelques pas sur le
chemin de Françoise Dolto, Seuil, 1988.
TRANSFERT SUR LES TRACES DE LA SUGGESTION
1. S. Ferenczi, « Suggestion dans (après) l'analyse », ŒMtv&! complètes, t. IV, Payot, 1982, p. 308.
L'INACHÈVEMENT
GUY ROSOLATO
André Green
Ce n'est pas moi qui le nierai, l'inachèvement est bien un thème qui mérite
la réflexion psychanalytique. Achever c'est finir, avec une nuance libératrice, surtout
lorsqu'on atteint un but. La tâche projetée s'est réalisée en accord avec ce qui était
attendu pour son accomplissement, il n'y a plus rien à y ajouter, elle a atteint le
moment où son objectif existe enfin par lui-même, le sentiment du « fini» qu'elle
procure est source de félicité. Mais le langage a d'étranges courts-circuits, puisque
achever veut dire aussi tuer. C'est le même mot qui signifie l'accès à l'existence
pleine, mûre, autonome, et celui qui signe le temps du passage hors de ce monde.
L'idée d'achèvement est donc entendue soit comme terminaison d'un processus de
L'INACHÈVEMENT
croissance, soit comme arrêt définitif de l'existence. On pourrait croire que l'idée
de fin est neutre et qu'elle s'applique indifféremment au travail de la vie ou à
celui de la mort. Ce serait minimiser, pour le premier sens, qu'achever va de pair
avec un sentiment de plénitude accomplie, exaltante, qui est le fond même de cet
état, alors que, dans l'autre cas, il faut prendre toute la mesure d'un silence qui
tombe comme un arrêt, livrant au néant ce qui, jusque-là, était animé d'une
potentialité d'être. Il ne s'agit donc pas de simples connotations contextuelles, mais
de résonances contradictoires intrinsèques, qu'on ne peut ramener à un point focal
unique.
qu'un membre fait saillie entre deux jambes largement écartées, attribuées par
erreur à sainte Anne, pendant de ce qui se laisse interpréter comme un pubis.
Cette échappée de l'inconscient de Léonard c'est du moins ainsi que je comprends
cette bizarre impression est favorisée par la position de la Vierge sur les genoux
de sainte Anne qui, en outre, a une expression masculine, très différente de ses
autres représentations dans les études que Léonard en a faites ou dans le tableau
du Louvre, contrastant fortement avec la douceur du visage de la mère de Jésus.
D'autres indices vont dans le même sens, suggérant que la théorie sexuelle sur
l'existence du pénis maternel s'est frayé un chemin jusqu'à l'oeuvre. Voilà qui nous
fait comprendre que l'achèvement d'une œuvre ne consiste pas à tout exposer de
ce qui habite la vision de son créateur, mais à réaliser un équilibre entre ce qui
est nécessaire à la faire vivante, suggestive, mystérieuse et ce qu'il convient, selon
l'esthétique de l'époque, de taire 1. Il y a donc des cas d'« outre-achèvement qui
peuvent être une menace pour l'œuvre. Celle-ci n'est en fait ni inachevée, ni
surachevée, elle est tout simplement manquée. L'inachèvement du Carton dont la
beauté est reconnue par tous elle a même été jugée par certains supérieure à
celle de la sainte Anne du Louvre n'est que le masque qui empêche de voir le
« trop-perçu », la représentation inconsciente interne venue parasiter l'œuvre.
Léonard est un homme qui ne sait pas « rester en place ». Il est sans cesse sollicité
par sa curiosité et sa créativité qui n'est pas uniquement picturale. Mais si c'est
dans sa peinture que nous sommes frappés par sa lenteur et son inhibition, c'est
parce qu'elle engage sa vision de lui-même. S'il ose ouvrir le corps des morts pour
y plonger son regard, il dessine mal les génitoires de la femme, observables à l'œil
nu et ne s'intéresse guère à la « cosa mentaleque ses yeux voient en deçà de
leur projection sur la toile.
Considérons un autre cas celui où l'œuvre commencée est impossible à
poursuivre malgré le désir de son auteur. Ce sera le sort de Le sens du passé
d'Henry James Le roman resté inachevé, dont le titre est significatif (le héros
est un historien), est comparé par James avec une de ses dernières nouvelles
publiées Le coin charmant. En fait, le parcours entre l'achevé et l'inachevé est
plus sinueux qu'il ne paraît. L'entrée des Carnets du 9 août 1900 fait état d'une
véritable impasse dans la conception du Sens du passé que James voudrait « aussi
simple(!) que Le tour d'écrou. Le rapprochement des deux titres mériterait peut-
1. Hans Bellmer se serait réjoui de cette inadvertance. Mais il est vrai qu'il l'aurait provoquée.
2. Henry James, Le sens du passé, trad. John Lee, Éditions de la Différence. Les trois premiers
livres ont été écrits en 1899-1900, le quatrième en 1914-1915 peu avant la mort de l'écrivain. Léon
Edel trouve que l'oeuvre est imprégnée d'autobiographie. Et John Lee ajoute « Quels que soient les
rapports à établir avec l'homme Henry James, il est certain que l'écrivain a doté ses personnages d'une
problématique et d'une approche semblables à la sienne(p. 23). Ne pourrait-on invoquer un« contre-
transfert esthétiquelorsque l'artiste voit sortir de son oeuvre l'homme qu'elle ne peut que contenir
mais qui doit se fondre en elle, ou se disperser, être à tous égards, à tous les sens du mot
méconnaissable. même pour lui.
L'INACHÈVEMENT
être d'être creusé. La clé de voûte de l'oeuvre devait résider dans l'effet de « terreur «
révélée qui fait du héros qui la subit lui-même une source de terreur, révélation
bien plus importante que la précédente. On risque de se tromper si on comprend
ce rapport dans les termes de successivité terrorisé, le personnage en deviendrait
terrorisant. Car James dit bien que le personnnage est cette source de terreur. Cette
situation sera reprise six à sept ans après et cette fois menée jusqu'au bout,
apparemment sans difficulté, dans Le coin charmant'.Ce que James n'avait pu
développer dans le cadre du voyage dans le passé qui mettrait son héros effectivement
en rapport avec la famille de ses ancêtres anglais de près d'un siècle avant, il peut
apparemment l'accomplir par le moyen d'une rencontre terrifiante, mais cette
fois différente le héros revient aux Etats-Unis après un exil volontaire avec le
fantôme d'un ancêtre qui hante une maison dont il hérite et qui suscite l'angoisse
et l'effroi, moins par son appartenance au royaume des morts que parce qu'il est
la représentation de ce que le héros imagine qu'il aurait pu devenir s'il était resté
au foyer, parmi les siens un homme riche, puissant, agressif. Il porte cependant
des marques de souffrance et d'amputation. On pourrait mettre ce « dépassement »
au compte du fait que l'autre est ici une figure ostensiblement paternelle, source
possible d'identification, mais avec une préservation de la différence entre l'apparition
et le héros. Alors que dans Le sens du passé, à la fin du Livre II rédigé lors de la
première tentative en 1900, cet écart est supprimé. Le héros observe une peinture
dont le personnage semble d'abord fuir son regard, se retournant « à l'intérieur du
tableau ». À la fin, le personnage du tableau quitte son cadre, circule dans la pièce
et fait face au visiteur, lui présentant son visage qui, « il en fut confondu, était le
sien2 ».
Remarquable est le fait que James reviendra à son roman en panne, alors qu'il
lâche une autre œuvre qui n'ira pas non plus vers son achèvement La Tour
d'ivoire. En 1914, méditant à nouveau sur son projet, il se rappelle à cette occasion
qu'au moment où il écrivait Le coin charmant, il avait eu l'impression qu'il pillait
le sujet, à l'époque seulement ajourné, du Sens du passé et qu'il pourrait le regretter
plus tard. Le but du Sens du passé était d'ailleurs autrement ambitieux celui de
1. H. James, Histoires de fantômes, trad. L. Servicen. La nouvelle a pour titre dans cette édition
« Le coin plaisant ». Nous avons préféré la mentionner sous le titre le plus courant qui lui est donné.
Cf. pp. 139 et 145-147. Voir notre analyse dans Corps et création, sous la direction de J. Guillaumin,
Presses Universitaires de Lyon, «Le double fantôme », pp. 139-155. Ce texte annonce une suite qui
reste à venir.
2. Loc. cit., p. 107. Dans le livre II la parenté des deux oeuvres est incontestable. Si le thème du
rapport entre le modèle et sa traduction peinte est maintes fois traité par James, il n'est nulle part
accompagné, comme ici, de celui d'une remontée dans le temps. Le séjour de James en Amérique en
1905 réveille son désir de revenir sur ses années de jeunesse. « II s'agit de savoir ce que je veux à
présent et comment j'ai besoin de revenir sur le passé. » Carnets, le 29 mars 1905, p. 353, présentés par
0. Matthiessen et K. B. Murdoch, trad. L. Servicen, Denoël, 1954. Selon Edel, l'idée du Coin charmant
date du début août 1906, un an après son retour.
VIE ET MORT DANS L'INACHÈVEMENT
1. Carnets, p. 406. « Mon idée la plus secrète, c'est que l'aventure de mon héros renverse la situation
comme je crois l'avoir appelée en effarant un fantôme ou quoi que ce soit, une apparition qui le
visite ou le hante, par ailleurs qualifiée pour l'épouvanter lui et ainsi mon héros remporte une sorte
de victoire en se donnant l'apparence ou l'évidence d'avoir impressionné ce personnage ou cette présence
encore plus terriblement qu'il n'en a été lui-même affecté. En cela consiste l'analogie. Le revers de
la médaille est un sentiment d'égarement, de solitude, d'exil.
2. H. James, Mémoires d'un jeune garçon, trad. Christine Bouvart, Rivages, 1990, pp. 274 sqq.
L'INACHEVEMENT
secret. Mais ces petits miracles ne se produisent-ils pas à la faveur d'un relatif
désengagement de l'artiste?
Lors de mes premières réflexions sur ce thème qui n'étaient pas tout à fait
les premières puisque j'avais écrit à ce sujet sur Léonard je me suis dit
qu'« inachèvement », tout comme « inconscient », pourrait renvoyer à l'idée d'un
travail du négatif et aurait pu figurer dans l'ouvrage que j'avais consacré à la
question Cela suppose que l'on prenne en compte la distinction entre le non-
achevé et l'inachevé, comparable à celle entre le non-conscient et l'inconscient.
Quand on parle d'inachevé, on ne pense guère à ce à quoi on fait référence en
évoquant l'inconscient. La connotation négative est, en ce cas, largement recouverte
par le contenu du concept d'inconscient qui ajoute quelque chose à ce que permet
de connaître la seule conscience. Avant Freud, l'inconscient mises à part quelques
intuitions romantiques ne désignait que ce qui n'était pas conscient. Il se pourrait
alors qu'il faille distinguer de même un non-achevé comme simple contraire de
l'achevé et un inachevé comme forme latente grosse d'un achèvement potentiel,
achèvement dont le terme, tout aussi inconnaissable qu'inconnu, donnerait, par
hypothèse, un résultat qu'on ne saurait identifier avec celui de l'achèvement tel
qu'on peut le supposer à partir d'indices pris sur le non-achevé. À ce titre, une
esquisse est inachevée mais son achèvement inconcevable. Sa virtualité rend toute
hypothèse sur son aboutissement aléatoire.
Le travail du négatif, dont je fais l'hypothèse, aurait donc l'intérêt de ne pas
tenir l'inachevé pour un simple état, mais de le considérer comme le temps d'une
élaboration dont l'issue serait non déterminée.
Si l'on excepte le cas où le projet est interrompu par la mort, on remarque
que les autres doivent être appréciés à la lumière des sentiments de plaisir ou de
déplaisir que l'œuvre suscite. Lorsque survient le déplaisir, l'explication habituelle
qu'on en donne vient de la déception causée par la discordance entre les « intentions »
de l'artiste qui n'existent qu'à l'état virtuel et leur réalisation. Mais en vérité
on s'aperçoit vite que c'est entre deux états de lui-même que se joue la partie.
D'ailleurs lorsque l'œuvre parvient à l'achèvement, la satisfaction est de courte
durée. Aucun artiste ne considère jamais son oeuvre comme achevée. Même quand
il a atteint le point le plus élevé de son art. Shakespeare ne s'arrête pas après
Hamlet, ni Watteau après L'embarquement pour Cythère ou Berg après Wozzeck
C'est que l'achèvement ou l'inachèvement concernent moins le résultat du travail,
l'opus, que la soif de créer de son auteur. Faire une œuvre, ce n'est pas seulement
mener jusqu'au bout un travail, si difficile soit-il, c'est se donner pour tâche de
Ce qui veille sur la nécessité d'inachèvement c'est l'obscur sentiment que l'achè-
vement de l'œuvre pourrait coïncider avec le terme de toute création, ne laissant
plus au créateur d'autre issue que le dessèchement.
contrôlables Voilà donc où nous conduit une réflexion sur les relations entre le
sujet et l'achèvement. Celui-ci n'est ni achevé ni inachevé, mais a la propriété de
se clôturer ou de rester ouvert, en fonction des situations relatives aux tâches qu'il
se propose d'accomplir et de l'horizon qui permet de les situer. C'est ce qui permet
de comprendre que seule importe la perpétuation du mouvement imprimé par
l'impulsion au travail et que celui-ci peut se servir de chaque étape, quelle que
soit sa conformité aux canons de sa discipline, pour entretenir le plaisir d'aller
plus loin, en direction de l'infini. Il en est ainsi depuis que la création a cessé de
se confiner au domaine où elle était autrefois limitée. Non qu'il s'agisse d'entonner
le chant de la créativité générale et universelle, mais par la prise de conscience
que créer est une propriété essentielle de toute activité psychique.
Il est probable qu'achèvement et inachèvement alternent leurs effets eupho-
risants dans la création artistique. On peut être surpris que la science, pour le
détail, et la religion, pour l'ensemble de la connaissance, poursuivent le même
idéal d'achèvement. Il ne suffit pas de reconnaître que la diversité des activités
humaines met tour à tour à profit le but de l'achèvement et de l'inachèvement.
C'est moins l'idée d'une unité complémentaire qu'il faut adopter que celle qui
nous rend attentifs à toutes les occasions qui s'offrent à une dérive permanente de
leurs stratégies. Car il s'en faut de beaucoup que l'éthique ascétique de la
connaissance règne sans partage. Lorsqu'on sort des conditions moyennes de
l'expérimentation, nombreux sont les scientifiques qui expriment à haute voix leur
adhésion à tel système religieux qui n'est pas forcément celui qui leur a été
transmis dans l'enfance. Et ceux qui font état de leur conviction sont loin de
couvrir la totalité de ceux qui pensent de cette manière. Est-ce pour tenter de
combler l'écart entre la pensée scientifique et la spéculation épistémologique que
de nouveaux paramètres ont été introduits pour penser autrement les rapports de
l'achèvement et de l'inachèvement ~? L'idée d'hypercomplexité s'efforce de montrer
le caractère prématurément clos de certaines démarches 3. Dans un autre domaine,
certaines religions font valoir, par rapport à d'autres, la nécessité de repousser
certaines limitations qui pourtant ne sont guère perçues comme telles par ceux
qui y croient en rapport avec le caractère trop restreint, peut-être trop
anthropomorphique des religions occidentales, et de reculer encore notre intuition
de l'infini. Ne serait-ce pas une explication de la vogue actuelle du bouddhisme
dans les pays de tradition chrétienne?
Il manque à notre réflexion une dimension qui nous montre que nous ne
pouvons nous contenter des pensées que nous auront inspirées l'art et la science.
C'est celle de la clinique, parce que celle-ci, mieux que n'importe quelle autre
démarche, nous fera témoins du rapport de la psyché à elle-même, plus précisément
de la façon dont celle-ci n'a plus d'échappatoire possible et devient captive de son
propre traitement.
la triangulation qui met en jeu ce tiers qu'est le travail entre l'analysant et l'analyste.
L'identification au père ne pouvait se faire que sur le mode de l'échec. L'autre
type d'angoisse était plutôt de type persécutoire. La mère était présente en elle
sous la forme de celle qui ne faisait appel à sa fille que pour achever les tâches
déplaisantes. Ma patiente, dans son propre travail, veillait jalousement sur ses idées
et leur expression écrite, constamment préoccupée par les agissements obscurs de
collègues, malhonnêtes et exploiteurs, qui ne rêvaient que de l'en déposséder ou
d'ajouter indûment leur nom à une publication dont le mérite lui revenait
exclusivement. Elle me rappelait les oiseaux de proie qui, ayant réussi à capturer
une bête, affirment leur propriété sur le corps de la victime en y posant la patte
mais ne commencent jamais à s'en délecter avant d'avoir scruté l'environnement
afin de s'assurer qu'aucun autre rapace n'est dans les parages, prêt à ravir sa prise
à l'éphémère vainqueur. On devine encore ici l'angoisse de perte, en un sens
différent. Ce qui risque d'être perdu c'est ce qui vient d'être gagné. Le gain expose
à la perte, alors qu'en n'étant en possession de rien on ne risque guère d'être
dépossédé. De même à ne rien espérer, on ne saurait souffrir d'aucun manque.
Parce qu'elle se sentait inachevée sur tous les plans, elle se barricadait derrière le
devoir de l'achèvement de tout.
Quelque chose risque toujours de se perdre l'objet dont on dépend et à qui
on rattache sa propre existence, ou celui auquel on a soi-même donné existence.
Dans les deux cas, ce qui est menacé, c'est une unité en couple celle où l'on
occupe la place de celui qui, capable d'achever sa séparation en devenant le sujet
d'une tâche à achever, achève de ce fait et du même coup l'objet dont il vient à
peine de se distinguer, ou celle de celui qui, donnant naissance à un objet séparé,
voue ce dernier à être achevé par des tiers.
Parmi ses souvenirs d'enfance, elle disait avoir beaucoup souffert de ce que,
s'acquittant d'une tâche souvent une corvée à la demande de ses parents et
ayant quelques difficultés à la terminer, ceux-ci, au moment où le travail était
presque à son terme, lui disaient « Laisse, je vais le faire », lui donnant l'impression,
en ayant pris le relais aux toutes dernières étapes, d'annuler tout ce qu'elle-même
avait accompli. En somme le (dé)plaisir préliminaire, à vie. Le plus remarquable
était sans doute son absolue incompréhension de ce que voulait dire le verbe
associer. « Je ne peux pas faire deux choses à la fois, penser et parler.» Sauf à de
très rares moments où elle le faisait spontanément, sans s'en rendre compte. Seul
était déterminant pour elle le caractère plaisant ou ressenti par elle comme
déplaisant, de l'interprétation que j'étais amené à lui proposer. Je dois ajouter
qu'elle était venue à moi après avoir lu un de mes ouvrages sur le narcissisme qui,
dit-elle, était le seul livre de psychanalyse à lui avoir parlé. Elle n'a jamais exprimé
ouvertement d'envie à ce sujet à mon égard rien qu'une admiration un peu triste,
lui faisant mesurer combien elle se sentait loin d'atteindre à un résultat comparable
mais comment ne pas penser que son échec douloureux avait rapport avec
L'INACHÈVEMENT
l'envie? Douloureux échec, oui, c'est bien le mot qui convient plus qu'aucun autre,
car combien de fois ne m'a-t-elle pas raconté que, face à son sentiment d'impuissance
elle pouvait passer des heures et des heures à chercher le mot juste, sans y
réussir elle pleurait alors jour et nuit. Ce qu'on ne peut manquer d'interpréter
comme une souffrance de ne pouvoir être à la hauteur de son idéal du Moi, a
pour contrepartie une totale inconscience à l'égard d'un plaisir de souffrir en
s'offrant en victime expiatoire d'un objet sadique dont aucune trace ne permet de
cerner la présence, cette négativité lui conférant pour ainsi dire une existence
intemporelle. On peut deviner ici que l'achèvement n'est en rapport ni avec la
nécessité d'arriver à un but ni avec l'entretien de la poussée qui ouvrira de
nouveaux champs de recherche ou d'investigation. J'en arrivai même à me demander
si l'inhibition était dans son cas interprétable seulement par le déplacement d'une
action interdite, toute réalisation étant conçue comme transgressive. J'avais plutôt
le sentiment d'être le témoin d'une sorte de duel à mort dans le seul domaine de
son existence où elle témoignait d'une activité progressive. Sa psychothérapie mise
à part, tout le reste paraissait frappé d'immobilité ou confiné à des obligations
strictement codifiées. C'était me montrer combien les engagements plus personnels
étaient menacés par cette ombre de mort qu'on devinait dans les fantasmes relatifs
au travail. Peut-être justement parce qu'il n'est d'activité proprement créatrice qui
n'implique l'acceptation d'un deuil celui de l'identité du créateur et de sa créature.
Mais cette vision clinique nous montre aussi, par rapport à cet enjeu qui n'est pas
toujours aussi transparent, que toute tâche susceptible de recevoir un investissement
important est constamment sollicitée par des courants imprévisibles et appelle en
retour toutes sortes de manœuvres pour tenter d'en conjurer la catastrophe ou tout
au moins d'en contrôler la trajectoire qui peut à tout moment quitter la route.
Les liens qui unissent la névrose obsessionnelle à la mélancolie sont bien
établis depuis Abraham. Qui ne connaît ces deuils qui s'éternisent, la vie ne
reprenant son cours normal que très au-delà de ce qui s'observe à l'ordinaire. Et
la clinique psychanalytique contemporaine ne nous a que trop habitués à rencontrer
ces cas où, alors que les symptômes de surface n'en laissent rien paraître, le
transfert révèle l'existence d'une blessure dont jamais on n'a guéri. Face à ces
figures de l'inachèvement n'en rencontre-t-on pas d'autres qui seraient à l'opposé ?
Cet achèvement après lequel l'obsessionnel court, le paranoïaque ne réussit-il pas,
dans son délire, à l'atteindre? La systématisation de sa construction intellectuelle
pourrait le laisser croire, mais comment ne pas entendre dans ce titanesque effort
pour faire tenir debout la cohérence de la vision délirante, une tentative désespérée
pour combler les failles du Moi, conjurer le retour de ces « moments féconds du
délire sur lesquels Lacan insistait avec raison, où le réel vacille, rejeter le plus loin
possible ce sentiment de fin du monde qui ouvre sous les pas du délirant les
gouffres de l'anéantissement? Et si tous ne vont pas jusque-là, rappelons-nous ces
VIE ET MORT DANS L'INACHEVEMENT
hurlements que poussait Schreber et qui disent assez sur quel socle vermoulu
s'édifiait son délire.
Déjà, en considérant les diverses situations d'inachèvement que la création
permet d'observer, nous avons remarqué qu'elles prennent un sens différent selon
la connotation de plaisir ou de déplaisir qui les accompagne. La psychopathologie
nous fait témoins de situations où ce déplaisir va jusqu'à la souffrance, sans même
que soient déclenchés les signaux d'angoisse, préventifs de la douleur psychique.
A cet égard, on peut rappeler que Freud a opposé l'inhibition au symptôme et à
l'angoisse, car, lorsque ce phénomène reste dans des formes modérées, il ne se
manifeste que sous la forme d'un empêchement, qui évite le conflit avec le Surmoi,
puisque manque le mouvement qui pousse à la satisfaction du désir.
n'est que cela, pas moins, mais pas plus. Borges disait qu'il était intolérable de
n'être que ce que l'on est.
Restent enfin des formes plus pernicieuses. Elles n'ont pas été reconnues
d'emblée. Elles ont pris naissance dès que Freud se résolut à admettre l'existence
de la pulsion de mort, vouant le sujet à transformer l'admirable supercherie de
Pénélope en projet aveuglément destructeur de soi.
Toutes les configurations symptomatiques que nous avons évoquées se pro-
duisent dans un contexte où domine l'idée que l'achèvement de l'acte est le
déplacement de l'accomplissement de « l'action spécifique », interdite. L'inachève-
ment est le témoin d'un compromis entre le désir de la réalisation du souhait
prohibé et sa défense. Entre le vœu et la tendance à agir complètement le désir,
s'étalent tous les jalons qui peuvent freiner son parcours. Plus est prononcée la
propension à l'acte, comme dans la névrose de contrainte, plus forte sera l'expression
du conflit dont l'inachèvement sera révélateur.
Cependant Freud devait, « au-delà du principe de plaisir », retenir une hypothèse
audacieuse celle qu'impose l'observation de phénomènes qui n'évitent pas le
déplaisir mais semblent ne pas être arrêtés par sa survenue, voire la rechercher.
C'est le cas de la compulsion de répétition. Or l'analyse des situations qui voient
s'exercer son emprise laisse penser que la récurrence de la répétition pourrait être
interprétée comme le résultat d'un non-épuisement de leur noyau causal. Il y a
bien longtemps, Lagache avait rapproché le transfert de l'effet Zeigarnik, décrit en
psychologie, qui tentait d'expliquer la répétition des tâches inachevées S'il est
vrai que le transfert est un phénomène beaucoup plus mystérieux, l'inachèvement,
en ce cas, vient nous signifier que rien, jamais, ne saurait être entièrement dépassé
de ce qui a marqué notre immaturité. Comme si nous étions voués à revivre nos
désirs inassouvis, à nous heurter aux mêmes causes d'échec, à rechercher la
satisfaction des mêmes besoins fondamentaux, et à tenter, jour après jour, de guérir,
autant de leur inlassable résurrection que de la souffrance de nous sentir toujours
aussi impatients, aussi obstinés et enfin aussi difficiles à contenter. Nous ne faisons
pas que naître inachevés, nous passons notre vie à le demeurer, pour nous donner
motif (poussés en avant?) à tendre la main à notre inaccessible origine.
Nous venons de rencontrer la portée ontologique de l'inachèvement si sensible
dans l'attitude des humains à l'égard de la mort. Il est inacceptable qu'un être
aimé disparaisse à jamais, qu'il ne soit plus, définitivement. Cela suffit à expliquer
le caractère quasi indispensable de toutes les idées religieuses concernant la vie
après la mort. À l'opposé, ces destins singuliers de l'inachèvement que nous montre
la psychopathologie. Remarquons que les deux principaux exemples sur lesquels
nous nous sommes appuyés, la névrose obsessionnelle et la mélancolie, comptent
la mort au centre de leur problématique. Achevée ou inachevée, une tâche peut
valoir aussi bien pour l'une ou l'autre de ces deux possibilités car ce qui compte
n'est pas le point où le projet s'est terminé, mais celui d'où il repartira.
Dans les deux cas, c'est la vie, dans son indétermination, qui ne s'arrête pas.
En revanche, ce qui, inachevé, est destiné à le rester toujours parce que le
mouvement de la vie l'a déserté, cela est mort et bien mort. Il semble bien en
effet que l'inachèvement soit une des modalités du travail du négatif. Car que l'on
songe à son incidence biologique ou à la longue dépendance du petit enfant
humain par rapport à l'état des jeunes animaux, c'est toujours l'idée qu'un
supplément de travail est nécessaire pour arriver à un état qu'on puisse considérer
comme parvenu à maturité. Cependant ce qui manque à notre achèvement d'humain,
ce n'est pas seulement que nos fonctions vitales dépendent de l'assistance de l'autre
mais aussi que cette assistance ne prend son sens qu'à être d'amour. Il arrive bien
un moment où cette dépendance cède la place à une autonomie mais l'amour, lui,
ne parvient à aucune étape qui permette de se passer d'autrui. A-t-on bien réfléchi
sur cette synonymie proposée par Freud pulsions de vie ou d'amour ? Si la raison
d'être de l'amour est dans cet inachèvement, alors on ne peut dissocier ce dernier
d'une élaboration permanente qui lie passé et avenir, attente pour la survie et
espérance pour abolir toute incomplétude! C'est encore l'idée d'un travail que nous
avons rappelée en évoquant la définition de la pulsion. Et quand nous abordons la
question de la symptomatologie, nous n'avons pas de peine à retrouver derrière
l'idée de contrainte l'obligation à un incessant labeur de défense contre l'angoisse
et la destructivité dans la névrose obsessionnelle. Pour la mélancolie c'est encore
plus évident travail du deuil. Et comme dit Freud, le monde que le délirant
construit n'est pas meilleur mais au moins peut-il y vivre.
Soit, mais pourquoi le négatif? Le négatif est une donnée incontournable du
psychisme, parce que, si la vie pulsionnelle en est le fondement, ce que nous en
percevons dans l'existence ordinaire ne laisse subsister celle-ci que filtrée par le
refoulement et les défenses dont le rôle est de mettre fin, à sa manière, à une
revendication inacceptable ou de la refuser dans sa forme initiale. La vision que
nous avons de nous-mêmes se donne donc à l'état négativé et ne peut être rétablie
dans sa positivité qu'en imaginant ce que nous serions, tous refoulements levés, ce
qui est aussi inconcevable que d'imaginer l'achèvement d'un inachevé. Au mieux,
le désir s'est rangé du côté de la vie, ayant opté pour l'espoir d'une satisfaction,
même incomplète, que les processus primaires ont pour vocation de réaliser, la
sublimation de relayer, l'essentiel étant assuré par le maintien des investissements,
c'est-à-dire la poursuite du mouvement d'appropriation des sources de plaisir, du
partage qui les divise et les multiplie, et des liaisons du Moi, tâche intrinsèque à
sa propre activité.
Il est d'autres cas de figure où le négatif de l'interdit, ou de l'impossible, n'est
jamais surmonté, où aucune consolation n'est acceptable, où toute frustration est à
la fois intolérable et inoubliable et où, par une étrange inversion des valeurs, seul
L'INACHÈVEMENT
le négatif est réel (Winnicott). Par voie de conséquence, de manière tout à fait
inconsciente, la psyché subit une aimantation irrésistible par le négatif. La
compulsion de répétition aidant, négatif et inachevé deviennent synonymes, parce
que l'inachèvement sera la solution grâce à laquelle tout, enfin, s'achèvera.
L'inachèvement devenu l'ordinaire n'est plus l'état qui seulement empêche d'avan-
cer, mais ce qui est anticipation d'une chute irrémédiable. On conçoit la tentation,
devant le sentiment d'une telle malédiction, de trancher le nœud gordien. Ce qui
« porterale transfert, ce sera ce double mouvement par lequel la poussée
pulsionnelle cherche encore à réaliser ce qui est en elle inaccompli et, simulta-
nément, ce qui travaille négativement la structure inconsciente, qui peut en arriver
à subvertir totalement le projet d'Éros.
1. Il est clair que «passivité"est mieux rendu par Hilflosigkeit. Cependant, je crois que si Freud
préfère souligner la passivité c'est que l't7/?o~e!t est dépassable par le développement. La passivité
qui se rencontre dans des situations où elle n'a plus de part laisse néanmoins se profiler son image.
Encore une fois, Freud préfère la référence à une constante même s'il faut tenir compte d'importantes
modifications que d'invoquer une cause « originaire qui n'est active qu'à un stade si précoce soit-il.
De même les idées récentes sur l'activité du bébé dès la naissance contestent cette passivité inférée par
Freud tout comme la possibilité d'un état narcissique primaire. C'est vraiment faire bon marché de la
situation d'impuissance originelle dont l'inachèvement est le corrélat.
2. D. W. Winnicott, « La crainte de l'effondrement », in Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1975, XI,
pp. 35-44.
L'INACHÈVEMENT
première enfance. Par la suite, la mésentente entre ses parents ne cessa d'augmenter,
donnant lieu à des disputes violentes où il arrivait au père de reprendre des
arguments racistes à l'égard de son épouse. Quand P., enfant unique jusque-là, eut
atteint une dizaine d'années, la mère recueillit à son foyer un garçon de sa proche
famille devenu orphelin, qui était donné en exemple à tous égards. Lorsqu'il
parvint à l'adolescence, son père présenta un état dépressif, soigné sans succès
pendant longtemps, avec les moyens de l'époque, qui, à la longue, se révéla être
la manifestation inaugurale d'une maladie d'Alzheimer qui évolua lentement mais
de la façon la plus catastrophique, entraînant une lamentable décrépitude et une
impotence croissante. Qui plus est, il fut hospitalisé dans une maison de santé à
l'étranger, sa famille ne lui rendant visite que de manière intermittente, jusqu'à sa
mort. P. avait gardé un bon souvenir de son père dans les années d'enfance, bien
que leurs rapports fussent assez distants. Il lui arrivait de l'accompagner à la chasse
et avait un sentiment de complicité avec lui. Sans qu'il traversât une période,
nettement caractérisée, de deuil, il fut très affecté par cette perte.
Il était d'une grande intelligence, mais, dès l'université, se trouva engagé dans
des conduites d'échec et de démission. Un jour, à un examen de philosophie, il
voulut remettre copie blanche et quitter la salle prématurément. L'assistant qui
surveillait l'épreuve et qui le connaissait, le rattrapa, l'obligea à demeurer à sa table
et à composer. Bien entendu, il eut une excellente note, mais on ne bénéficie pas
toujours de circonstances aussi favorables.
Son père lui avait laissé un héritage qui l'amena à disposer de beaucoup
d'argent. Il se révéla incapable d'avoir un métier et eut une conduite dissipée en
rapport avec un alcoolisme que diverses thérapeutiques n'avaient pas réussi à
juguler. Il avait été suivi par plusieurs psychothérapeutes qu'il avait lâchés au bout
de quelques mois. Ceux-ci avaient été recommandés par un ami de la famille,
psychanalyste, qui, le connaissant trop, ne pouvait s'en occuper lui-même.
Bientôt ce fut mon tour, désigné par ce collègue qui avait été mon maître. Après
avoir établi avec P. une relation qui me semblait meilleure que celles qu'il avait
eues jusque-là, et l'avoir senti intéressé par ce qui se passait dans la thérapie, je
pris le risque que je ne prendrais sans doute pas aujourd'hui de lui proposer
de s'allonger, tout en assurant une présence interprétative soutenue. Je pus alors
assister au déploiement d'un transfert homosexuel très défendu et à l'apparition,
dans sa relation à la jeune femme qu'il fréquentait, d'une jalousie pathologique.
Bientôt son comportement devint si insupportable que la jeune femme avec qui il
vivait eut une liaison avec un autre homme, à l'étranger, et partagea son temps
entre ses deux amants, tout en demeurant très attachée à lui et très touchée par
l'intensité de son angoisse. Par ailleurs, les conflits avec sa mère s'intensifièrent et
leurs relations ne furent pas sans rappeler celles de son père avec son épouse. Au
moment où j'avais commencé à m'occuper de lui, il était déjà divorcé d'une femme
qui portait les marques d'un choix œdipien et était père d'une petite fille qu'il
VIE ET MORT DANS L'INACHÈVEMENT
chérissait énormément, forcé à son grand dam de confier son éducation à sa propre
mère, ce qui lui donnait le sentiment qu'elle devrait subir les mêmes erreurs dont
il estimait avoir été victime. Bientôt il commença à manquer les séances de plus
en plus fréquemment et finit par interrompre la cure. Après un intervalle de deux
ans, il revint me voir dans un état qui me sembla aggravé. Je lui recommandai de
poursuivre avec quelqu'un d'autre. C'était une grossière erreur, je le vois bien, sans
doute due à mon contre-transfert pour une part importante et aux circonstances
qui ne me laissaient pas d'autre choix, pour une part aussi. Il ne donna pas suite.
Il continua à rester en contact avec moi, me téléphonant de temps à autre, aux
heures les plus imprévisibles, parfois même au milieu de la nuit, sujet à de fortes
angoisses sans doute « Green ? Ici P. Comment allez-vous ? Qu'est-ce que vous
devenez?» Suivait une conversation assez générale. Quand j'en avais la possibilité
et que je le sentais « en demande », je lui disais de venir me voir, en lui fixant un
rendez-vous aussi rapproché que possible. Je constatais sa détérioration progressive.
Il avait l'œil vitreux, le teint jaunâtre, et allumait sa cigarette avec le bout de la
précédente. Il disait « Je ne fume pas, je biberonne.» Ayant eu un accident grave,
on lui retira son permis de conduire et il fut hospitalisé pour désintoxication. On
constata des signes pouvant faire craindre à l'avenir une polynévrite. Il vint me
voir à sa sortie, sur ce mode pseudo-amical et refusant toute forme de thérapie
suivie, et je crois bien que j'étais alors englobé dans ce refus. Il n'avait toujours
aucune activité professionnelle, témoignant à travers des proches d'un certain
intérêt pour le théâtre d'avant-garde, encore capable de tenir des propos brillants
et décousus sur ce sujet. Il me fit part d'une décision. Si à l'avenir, il se trouvait
dans l'impossibilité de marcher, du fait de l'éclosion et de l'extension de la
polynévrite menaçante, il était déterminé à disparaître. Il ne supporterait en aucun
cas, me dit-il, de retomber dans la dépendance de sa mère, comme il imaginait
que ce serait le cas. Je compris qu'il avait le fantasme d'être ramené à la condition
de bébé. Qu'il but comme un tout-petit, il pouvait accepter de se voir ainsi, mais
à condition d'avoir son autonomie, d'aller et venir. Mais être à nouveau la proie
du maternage, ça jamais! J'étais, bien entendu, attentif à la surdétermination qui
le poussait à cette sortie. Comment n'aurais-je pas pensé à la démence terminale
de son père, se déplaçant à petits pas, livré à ses infirmiers, évocation tragique de
celui qui, dans l'enfance, incarna l'image du thaumaturge et du magicien qui
faisait lever les mourants et leur rendait la marche? Comment, après ce que son
transfert avait révélé de son homosexualité, n'aurais-je pas mis en relation sa
paralysie fantasmatique et celle des patients de son père? Mais toutes ces causes
me renvoyaient en pointillé sa dépendance incoercible et sans remède à l'alcool,
son incapacité à acquérir une autonomie, son accrochage à l'objet qui n'avait d'égal
que la façon dont il prenait la fuite quand il ne provoquait pas celle de l'autre.
Au fond, tout se passait comme si toutes les conduites pathologiques antérieures
L'INACHÈVEMENT
l'état de veille dont le sommeil ne vient pas à bout. Or, de ce fait même, durant
l'état de veille, c'est-à-dire en plein régime de progrédience, des éléments seront
considérés, après coup, comme porteurs d'une disposition à la régrédience. La dualité
progrédience et régrédience ne peut être limitée à l'opposition veille-sommeil. La
veille admet qu'en son sein existent des formations discrètes, et non identifiées
comme telles, qui vont s'organiser plus tard selon un mode régrédient et que le
sommeil comportera également des tendances progrédientes qui, elles aussi, ne
sont pas susceptibles d'être reconnues comme telles véhiculant des idées vers la
destination qui, à l'état de veille, serait considérée comme le terme de leur itinéraire.
D'où la notion que dans le couple inachèvement-achèvement chacun inclut
en lui-même une part de ce qui est constitutif de l'autre. Et c'est donc bien
pourquoi, comme je l'avançais plus haut, l'on ne peut considérer les deux sens
d'achever commencer à être et mourir comme de simples déterminants affectés
à un terme neutre (la fin) mais comme faisant partie de leur nature intrinsèque.
De même achèvement et inachèvement devront être pensés simultanément. Une
conséquence d'importance capitale est que, si l'on admet la solidarité des deux
éléments du couple et que l'on y rattache leur nature intrinsèquement complé-
mentaire (ce qui ne veut pas dire dans des proportions égales, mais qui interdit
toute idée de composants indemnes de leur opposé) et qu'on la soumet à la catégorie
d'un temps divisé, bidirectionnel, on peut espérer sortir de l'impasse qui guette
notre réflexion. Ici encore, pas plus que la nature composite de chaque élément
du couple ne doit entraîner l'idée d'une neutralisation réciproque bloquant les
interrelations entre les deux mais doit servir au contraire à enrichir notre conception
de leurs rapports contradictoires, de même la défense d'un temps bidirectionnel
ne renvoie nullement à un temps immobile. Il ne suffit pas de substituer le temps
bidirectionnel au temps orienté, mais il importe de ne jamais perdre de vue qu'il
s'agit d'une relation conflictuelle entre la temporalité orientée selon la flèche du
temps et l'autre, celle du temps qui œuvre dans l'inconscient et n'y est pas soumise
et dont le rêve donne la figure dialectique. Qui plus est, une telle conflictualité
est elle-même l'expression des rapports entre liaison et déliaison et entre création
et destruction. La référence à la vie et à la mort y est donc indirecte, car il s'agit
d'abord de vie et de mort de l'activité psychique. Et lorsque certains cas la mort
physique s'y rapporte, dans les maladies psychosomatiques, par exemple, on est
frappé des rapports qu'on constate avec certaines organisations psychiques marquées
par des processus associatifs intrapsychiques mort-nés, qui, d'ailleurs, peuvent être
compatibles avec l'activité créatrice, préservée par clivage. Ainsi on sera attentif au
fait que les organisateurs du vivant sont soumis à l'irréversibilité de la flèche du
temps mais que le psychisme humain peut, lui, s'y soustraire du fait de l'inconscient.
Il n'en lâche pas pour autant ses attaches avec ce qui le lie aux systèmes vivants,
mais dépasse certaines limites créant des phénomènes originaux.
En envisageant le domaine de la création, nous avons laissé de côté les cas
VIE ET MORT DANS L'INACHÈVEMENT
1. Nous avons tenté d'analyser ce trait chez Proust, en rapport avec un noyau maternel. Voir « La
réserve de l'incréable », in La déliaison, Les Belles Lettres, 1992.
L'INACHÈVEMENT
entre le fini d'une œuvre et la fin possible de toute œuvre à venir. Car la tentation
est permanente de voir survenir le glissement qui donne à l'idée de ce qui s'achève
le sens qui la rapproche du fond qui signe son épuisement. Alors l'issue sera celle-
ci il faut vouloir l'inachèvement. Cette ruse peut être si efficace que les produits
inachevés qu'ils font exister peuvent créer l'illusion d'un achèvement consommé.
Ceci parce que l'inachèvement ne porte pas sur un refus d'aller au bout de leur
travail mais est une autre manière de regarder l'oeuvre ou de la donner à voir
pour transférer le sens de son accomplissement chez son amateur. Se tenir en deçà,
en réserve, de tout accomplissement, c'est s'épargner l'angoisse d'être sous la
sanction la plus impardonnable, celle qu'on ne peut imputer qu'à soi-même. À ce
que l'on est plus qu'à ce qu'on fait. Il ne reste plus, pour s'aimer, que la prudence
qui évite la chute lorsqu'on a pris le parti de jeter tout ce qu'on a dans la balance,
parce qu'on a mis sa foi dans son projet. C'est ce que le créateur refait à chaque
fois, et jamais une fois pour toutes, avec le désir non seulement de finir mais aussi
l'ombre de ce qu'il redoute, qu'il en ait fini, à jamais, avec sa possibilité de
poursuivre sa quête. Et lorsque ce sont ceux-là mêmes qui défendent l'inachèvement
qui poussent à l'extrême le souci d'achever ce qu'ils produisent, n'est-on pas ici
comme devant une hybris latente, où apparaît la crainte de déchaîner la colère
d'un dieu?
Et puisque nous savons qu'il y a des structures psychiques « au-delà du
principe de plaisiret que certaines d'entre elles sont interprétées par l'analyste
comme la recherche d'un plaisir inconscient de souffrir, ce qui est farouchement
nié par les intéressés, faut-il s'étonner de l'attitude qui s'imposera l'inachèvement
comme un but avoué, choisi, élu, qui détourne par ce moyen la conscience de
la souffrance et se rend aveugle à l'angoisse? N'y a-t-il pas là quelque relent
de superstition? Car aucun créateur, nous l'avons dit, ne tient jamais sa tâche
pour achevée. Et il n'a guère besoin d'une théorie, ni même d'une justification
quelle qu'elle soit, pour se trouver des raisons de poursuivre son travail. Dès
lors qu'il éprouve le besoin de fétichiser, ce qui est au fond même de son
attitude créatrice, c'est, toutes explications d'ordre artistique reconnues, sans doute
que quelque menace rôde, peut-être inséparable de la démarche transgressive de
la création.
La possibilité de la dérive peut alors porter tout autant sur l'inachèvement,
en lui faisant subir une paralysie douloureuse, que sur l'achèvement après que
le labeur est insidieusement sorti des voies fascinantes, périlleuses, sur lesquelles
il s'était aventuré pour ne plus être que l'ombre de sa visée ou sa caricature.
La problématique du couple achèvement-inachèvement ne doit pas commettre
l'erreur de confondre l'acte qui s'y rapporte avec le mouvement qui le porte, le
dépasse, lui survit. Entre le mouvement et l'acte, se tisseront de subtils échanges.
Mais ce que l'inachèvement laisse pressentir n'a plus qu'un rapport indirect à
VIE ET MORT DANS L'INACHÈ VEMENT
Peut-on, de ces réflexions, tirer quelques indications sur la vocation des écrits
des psychanalystes? Force est de constater que la production psychanalytique voit
fleurir un grand nombre de genres, du plus poétique au plus prosaïque. Une
interrogation à ce sujet ne s'impose que parce que les divergences d'opinion parmi
les psychanalystes conduisent parfois à des prises de position qui n'échappent pas
toujours à une sorte de prescription moralisatrice sur ce qu'il est convenable de
penser ou à quelle théorie il faut se ranger, quand on ne dicte pas la façon
« vraiment psychanalytique » de s'exprimer. Limitons ici nos remarques à la question
qui nous occupe.
Il ne fait pas de doute qu'il existe, au sein du mouvement psychanalytique,
des écrits dogmatiques venant de groupes conquérants. Point n'est besoin de discuter
très longtemps du contenu ou de la forme des idées qu'ils véhiculent, leur caractère
militant suffit à les condamner. même s'ils ont raison, car le poison du militantisme
ne pourra que détruire la part de vérité qu'ils peuvent contenir puisque leur
production ne consiste plus qu'à nourrir leur foi. Ce sont en effet des systèmes
achevés.
1. F. Varela, Connaître les sciences cognitives, trad. P. Lavoie, Le Seuil, 1988, fait remarquer que
les seuls organismes à posséder un système nerveux sont ceux doués de motricité. On pourrait étendre
cette observation à l'existence d'un psychisme ayant internalisé la motricité et enfin faire l'hypothèse
que celui de l'homme a acquis la propriété de s'affranchir des limites du temps irréversible par
l'attribution aux mouvements représentationnels de la bidirectionnalité.
L'INACHÈVEMENT
son ensemble dont le but est nettement celui de rassembler un modèle réduit et
achevé de la psychanalyse. Et quand la maladie l'arrête-t-elle? Au moment où,
venant de rédiger un chapitre inhabituellement substantiel sur le monde extérieur,
Freud se prépare à faire part du progrès des connaissances sur le monde intérieur.
Je crois bien qu'il s'agit ici d'inachèvement, parce que les formulations qu'il
s'apprêtait à avancer, du fait même de la nouveauté du caractère inhabituellement
étendu du chapitre précédent, comportaient quelques propositions déconcertantes
pour les lecteurs habitués à connaître ses idées
Comment mieux conclure qu'en rappelant la définition en trois parties qu'il
a lui-même donnée de la psychanalyse dans l'article de l'Encyclopédie de 1922.
Les deux premières sont d'un style limpide, leur contenu est évident elles ont
trait à son statut de procédé et à la méthode utilisée pour son application
thérapeutique. La dernière est rédigée de façon particulièrement circonspecte. La
psychanalyse est aussi le nom « d'une série de vues psychologiques acquises par
cette voie qui croissent progressivement pour se rejoindre en une discipline
scientifique nouvelle2 ». Jamais achevée, toujours à achever.
ANDRÉ GREEN
1. J'en trouve une trace dans ce texte lui aussi inachevé, « Some elementary lessons on ~cAo<Ma/;yw
où Freud évoque le caractère de plus en plus éloigné du sens commun des concepts psychanalytiques.
Je pense qu'il s'agit là d'une anticipation de la part de Freud. Voir La folie privée, 1991, chap. 1.
2. S. Freud, O.C., XVI, 183.
Max Dorra
ILLUMINATIONS DE GÔDEL
ET THÉORÈME DE RIMBAUD
« Ainsi un protocole de pratique analytique (tel épisode d'une cure rapporté par
un analyste) pour être compris comme tel, situé et rapporté au mécanisme qui le
produit, suppose le recours à la théorie régionale de la psychanalyse, qui elle-même
suppose le recours à la théorie générale. Dans le texte que tu vas lire, l'accent est
mis sur le caractère absolument indispensable du recours à la théorie générale, et
sur le fait que (c'est là son drame théorique) la théorie régionale analytique ne
dispose pas encore de sa théorie générale, car elle ne sait pas encore de quelle théorie
générale elle dépend. J'essaie de dire laquelle et je montre que cette théorie générale
est la combinaison de deux théories générales, une connue (le matérialisme
historique) et l'autre encore insoupçonnée ou presque, en tout cas à ce jour
confondue soit avec la linguistique, soit avec la psychanalyse (cette confusion se
trouve même chez Lacan), la théorie générale du signifiant, qui étudie les
mécanismes et les effets possibles de tout discours (signifiant). Si tout cela est vrai,
malgré son aridité, cela devrait faire l'effet d'une bombe »
1. L. Althusser, extrait d'une lettre à Franca (13 septembre 1966), in Écrits sur la Psychanalyse,
Stock/Imec, 1993, pp. 114-115.
2. «. tous les grands systèmes qui ont été utilisés pour formaliser les mathématiques répondent
aux hypothèses du théorème de Gôdel. Ce théorème affirme que, dans de tels systèmes, il existe des
propositions indécidables, c'est-à-dire des propositions qui ne sont ni dérivables ni réfutables. [.]Gôdel
démontre ce théorème en construisant effectivement une proposition de ce type. Selon son sens intuitif,
cette proposition affirme d'elle-même qu'elle est non dérivable dans le système. [.]La proposition
indécidable de Gôdel est bâtie sur le modèle du paradoxe du menteur. [.]Cela signifie que, pour
démontrer la non-contradiction d'un système formel, il est nécessaire de faire appel à des procédés de
preuve qui sont étrangers au système et donc, en un sens, plus puissants que ceux dont il se sert [une
métathéorie "]. » J. Ladrière, Les limites de la formalisation, in J. Piaget, Logique et connaissance
scientifique, Pléiade, Gallimard, 1967, pp. 316-317.
ILLUMINATIONS DE GODEL ET THÉORÈME DE RIMBAUD
« Ce fut par mon corps que j'y adhérai. [.]un rapport vrai à la réalité nue [.]
je trouvai une pensée qui prenait en compte le primat du corps actif et travailleur
sur la conscience passive et spéculative, et pensai ce rapport comme le matérialisme
même [.]Dans l'ordre de la pensée pure (où régnaient encore en moi l'image et
le désir de ma mère), je découvrais enfin ce primat du corps, de la main et de son
travail de transformation de toute matière qui me permettrait de mettre fin à mon
déchirement interne entre mon idéal théorique, issu du désir de ma mère, et mon
propre désir qui avait reconnu et reconquis dans mon corps mon désir d'exister
pour moi, ma propre façon d'exister
La diversité des modèles, chez un même auteur, ne fait peut-être que refléter,
signaler le niveau auquel a été stoppée, précisément par une théorisation, la
démarche associative. Car un modèle est toujours une métaphore', c'est-à-dire une
association. Et le plaisir d'un chercheur quand il imagine un modèle n'est sans
doute pas très éloigné de cette joie singulière un « bonheur d'expression » que
procure la métaphore. « Pendant deux heures, je restai joyeusement éveillé, les
paires d'adénine résiduelle valsant devant mes paupières closes. [.]je venais de
trouver pour l'ADN une belle structure totalement différente de celle de Pauling.
[.]Maurice n'eut pas besoin de regarder le modèle plus d'une minute pour
l'aimer 2. »
Les théories successives que représentent, par exemple chez Freud, des
« topiques » successives ne seraient alors que la traduction syntaxique, pour agir
et pour percevoir, de la souplesse adaptative d'une sémantique.
1. « Magendie affirmait Je vois dans le poumon un soufflet, dans la trachée un tuyau porte-
vent, dans la glotte, une anche vibrante. », « La découverte par Harvey de la circulation du sang [.]
avait reposé, en partie, sur l'utilisation explicite de principes de cette sorte. Le coeur fonctionne comme
une pompe, les valvules des veines comme des portes d'écluse, etc. » G. Canguilhem, Études d'histoire
et de philosophie des sciences, Librairie philosophique J. Vrin, 1968, pp. 149 et 227.
2. J. D. Watson, La double hélice, Robert Laffont, 1968, pp. 183 et 201.
3. Le matériel « ensembliste » du modèle (la syntaxe étant un matériel « arithmétique ») comporte
toujours en effet démon de l'analogie ce danger. Cf. A. Badiou, Le concept de modèle, Maspero, 1969,
p. 55 « De ce point de vue, et pour l'essentiel, il faut dire la syntaxe est une discipline arithmétique,
la sémantique une discipline ensembliste. » Et L. Apostel, Syntaxe. Sémantique et pragmatique, in Logique
et connaissance scientifique, Pléiade, Gallimard, 1967, pp. 297 et 299 «. Il [Carnap] mentionne, dans
son Introduction to Semantics, qu'on peut considérer le mot syntaxe comme équivalent à une théorie
générale de l'ordre. [.]Dès l'abord, un fait nous frappe immédiatement cet univers logique [la
sémantique] est toujours décrit au moyen de la théorie des ensembles. »
4. Borges, in Conversations a~ec y.-L.Bor~ à l'occasion de son ~aMM!t~rM!r~ présentées par
Willis Barnstone, Éd. Ramsay, 1984, p. 183.
L'INACHÈVEMENT
Une théorie dévoyée peut ainsi devenir un écran total. Elle n'est plus alors
qu'un symptôme.
1. C'est ainsi que Bachelard décrit une démarche scientifique « Quel que soit le point de départ
de l'activité scientifique, cette activité ne peut pleinement convaincre qu'en quittant le domaine de
base: si elle expérimente, il faut raisonner; si elle raisonne, il faut expérimenter."G. Bachelard, Le
nouvel esprit scientifique, PUF, 1934, p. 7.
ILLUMINATIONS DE GODEL ET THÉORÈME DE RIMBAUD
Les sexes, interdits/permis par les codes, sont les vestiges ambigus, miraculeu-
sement intacts, d'une enfance rebelle au dressage. Preuve en acte, lorsqu'ils se
joignent, que la différence du troisième genre a été pour un temps abolie. Leur
histoire est celle d'une syntaxe blessée, qui peut, désamarrée, resémantisée par le
plaisir ou la honte, filer à nouveau vers l'enfance.
La logique se présente comme l'« étude des conditions de la vérité et, dit
Piaget, « en deuxième approximation, la logique est l'étude des conditions formelles
de la vérité 1 ». Il faut s'arrêter sur ce mot car toute formalisation s'effectue à partir
de symboles; or le terme même de symbole comporte une redoutable ambiguïté.
Analogique pour Saussure et Freud, le symbole est conventionnel, arbitraire pour
Peirce et Lacan. Distinction capitale. Si symbole est employé dans l'acception
analogique, un code est inutile, la convention, donc le groupe, peut s'effacer. Si
c'est l'acception conventionnelle qui est retenue, comme c'est le cas en logique et
tout au long de ce texte l'analogique, donc l'individu et ses associations
disparaissent derrière les nécessités opératoires.
Retour à Godel.
Ses propositions indécidables sont, on l'a vu, des propositions autoréférentielles.
Certaines théories sont « incomplètes » parce qu'elles contiennent une proposition
autoréférentielle, une proposition qui dit par exemple « je ne suis pas dérivable
(des axiomes de la théorie) » bref qui comporte une certaine représentation d'elle-
même.
Or l'existence dans une théorie de cet élément réflexif, autoréférentiel, appelle,
1. Voir à cet égard la position de P. Feyerabend et D. Bloor, dont fait état I. Stengers in L'invention
des sciences modernes, Éd. La Découverte, 1993, p. 69 et note 1, p. 195.
2. D. Anzieu, « L'illusion groupale », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°4, 1971, p. 73.
3. « II en résulte [pour Wittgenstein] que la contrainte logico-mathématique n'est pas fonda-
mentalement différente de n'importe quel autre type de contrainte sociale, ce qui explique que
l'apprentissage des nombres et du calcul, par exemple, ne soit pas autre chose qu'un impitoyable
dressage et que la société sanctionne par des moyens divers, qui vont de la simple réprobation de
l'entourage à l'asile d'aliénés les violations de l'ordre logique.J. Bouveresse, « Philosophie des
mathématiques et thérapeutique d'une maladie philosophique », Cahiers pour l'analyse, op. cit., pp. 188-
189.
4. l'illusion (c'est-à-dire l'axiome erroné sous-jacent). K. Godel, « La logique mathématique de
Russel », Cahiers pour l'analyse, i6id, p. 96.
5. I. Stengers, La volonté de faire science, coll. « Les empêcheurs de penser en rond Éd. des
Laboratoires Delagrange, Paris, 1992.
ILLUMINATIONS DE GODEL ET THÉORÈME DE RIMBAUD
rend nécessaire c'est ce que démontre Gôdel une nouvelle théorie, une
« métathéorie », qui puisse envelopper la première.
1. « II faut être académicien, plus mort qu'un fossile, pour parfaire un dictionnaire, de quelque
langue que ce soit. » A. Rimbaud, lettre à P. Demeny, in ŒMWM complètes, Pléiade, Gallimard, 1972,
p.252.
2. « La théorie serait aux deux bouts de la chaîne, au plus près de la logique propre à l'inconscient,
et au plus loin, quand elle prétend persévérer dans l'être d'un corps théorique voué à une surmort
plutôt même qu'à la survie. » J.-B. Pontalis, op. cit., p. 138.
3. A. Rimbaud, lettre à Demeny, op. cit., p. 250.
4. A. Rimbaud, lettre à Izambard, op. cit., p. 249.
L'INACHÈVEMENT
Chaque fois que l'on parle de groupe, il y a comme en ce qui concerne les
rêves une difficulté préalable l'amnésie dont on est quasi constamment frappé
à l'égard de ce qui s'y passe.
Deuxième similitude.
Les groupes, comme les théories, cherchent leur complétude et leur cohérence.
Ils ont tendance, pour se perpétuer dans leur être, à figer les emplois, à fixer les
rôles. Groupes-écrans, ils stoppent ainsi les associations dont chacun de ces rôles
est un montage.
Le modèle qui garantit la cohérence d'un groupe, c'est en effet la pièce qui
s'y joue. Une représentation, où les acteurs telles des propositions' peuvent être
vrais ou jouer faux. La cohérence du groupe est sans cesse mise en cause ou
garantie par cette représentation.
Des rôles s'y articulent, dont chacun représente, est signifié par un ~/)/o!,
lui-même dérivé d'« hypothèses de base » (Bion 2), l'axiomatique du groupe un
certain répertoire.
Le répertoire, c'est pour un théâtre ou pour une troupe une limite, celle des
pièces « possibleset des pièces « impossibles ». Ce sont des batailles furieuses qu'il
faut livrer quand on essaye d'élargir un répertoire; Hernani n'en est qu'un exemple
parmi bien d'autres. Car tout le monde le sent bien le débat esthétique n'est ici
qu'un prétexte. La nature réelle d'un répertoire est idéologique et il y a des
répertoires dominants. Or l'enjeu est vital et nous concerne tous c'est l'extension
de la gamme des identifications, des rôles possibles.
Julien Sorel est, à cet égard, dans tous les groupes qu'il traverse chez son
père, au séminaire, dans la famille de Rênal, puis de La Mole 3 un merveilleux
Réfuté dans son groupe, celui des neurologues viennois, Freud, pour soigner
ses patients, doit se frayer un chemin singulier il passera par sa propre histoire.
Au moment où il entreprend son auto-analyse, lorsque, après avoir autopsié des
corps, il décide d'ouvrir ses rêves, Sigmund écrit à Wilhelm « Celui de mes
malades qui me préoccupe le plus, c'est moi-même. Ma petite hystérie, très aggravée
par le travail, s'est un peu atténuée. [.]Cette analyse est plus malaisée que
n'importe quelle autre [.]Malgré tout, je crois qu'il faut la continuer et qu'elle
constitue, dans mon travail, une indispensable pièce intermédiaire 1. » De cette
« proposition auto-référentielle », stupéfiante pour l'époque, sortira au fil des années
une théorie du sens, une métathéorie du « non-conscient » la « métapsychologie
Et aussi, Freud n'étant pas reconnu par la Société des médecins de Vienne tant
sont liés dans leur histoire les théories et les groupes un « métagroupe », la
Société psychanalytique de Vienne.
de ses rudes géants de frères, il devient « l'intellectuel dans la famille de La Mole. Mais il est une
autre scène, plus secrète, où Julien n'est pas Julien, et encore moins le fils Sorel. Dans ce théâtre
imaginaire, il a certes le corps chétif, l'émotion prompte, la mémoire prodigieuse, et une froideur
conquise mais comme Bonaparte à son âge. Il refusera donc tous les rôles qu'on lui offrira. Même
refus des rôles chez Mathilde (quoique, à la rigueur, celui de Mme Roland aurait pu lui convenir.)
qui, elle, est à l'insu de tous Marguerite de Navarre. C'est peut-être cela qui réunit Julien et Mathilde,
ces marginaux passionnés, la différence du troisième genre.
1. S. Freud, lettre à W. Fliess du 14 août 1897, La Naissance de la psychanalyse, PUF, 1979, p. 189.
L'italique est de moi.
2. « l'édifice psychanalytique théorique et institutionnel, corps de doctrine et corps de bâtiment. »
J.-B. Pontalis, op. cit., p. 133.
ILLUMINATIONS DE GODEL ET THÉORÈME DE RIMBAUD
Troisième similitude.
Théories et groupes comme peut-être toute syntaxe recèlent un ordre
caché axiomatique, hiérarchique que seul un mouvement de révolte peut
démasquer. Un mouvement qui dit non. Non à l'axiome des parallèles, non aux
« données immédiates de la conscience », non à X ou à Y. Ce non ne se contente
pas de faire exploser une syntaxe, il laisse éclater un modèle. La géométrie
riemannienne, par exemple, peut alors se mettre à la disposition de la relativité
généralisée et des calculs de trajectoire pour fusées interplanétaires. Le rêve,
grâce aux associations, peut s'ouvrir et se déployer. Quant aux groupes, eux aussi
explosent avant d'essaimer.
1. Par exemple dans la « syntaxe » d'une ville ses différentes cartes possibles. Cartes des rues, des
souterrains, ou des sens interdits. Mais aussi, lorsqu'on veut acheter un appartement, la carte des prix
au mètre carré par arrondissement. Un classement implacable.
L'INACHÈVEMENT
Pendant plus de deux mille ans, les Éléments d'Euclide, archétype de la théorie
axiomatisée, ont ainsi fasciné mathématiciens et philosophes notamment Kant.
Gauss lui-même, l'universel Gauss, précurseur en matière de géométries non
euclidiennes, était terrorisé à l'idée de sortir du « groupe Ne faut-il pas chercher
1. Il faut citer ici la « preuve ontologique de l'existence de Dieu émise par Gëdel, qu'il commença
apparemment à faire connaître en 1970 ». Elle comporte dix-huit lignes et commence par l'axiome
« Une propriété est positive si et seulement si sa négation est négative. » Suivent quatre axiomes, deux
théorèmes et trois définitions, avant le théorème final « II existe nécessairement un x tel que x
ressemble à Dieu.» Hao Wang, Kurt Godel, Éd. Armand Colin, 1990, pp. 194-195.
2. « à partir de 1813, Gauss développe cette étrange géométrie, tout à fait différente de la nôtre
[.]entièrement conséquente en elle-même Gauss n'a rien publié sur le sujet. J'appréhende les
clameurs des Béotiens si je voulais exprimer complètement mes vues écrit-il à son ami Bessel (1829). »
A. Dahan-Dalmedico, J. Peiffer, Une histoire des mathématiques, Éd. du Seuil, 1986, p. 154.
ILLUMINATIONS DE GÛDEL ET THÉORÈME DE RIMBAUD
MAX DORRA
UN EXEMPLE D'ATTAQUES
CONTRE L'ACHÈVEMENT D'UNE ŒUVRE
Une partie de boules. Une première boule immobile, posée à terre. Une seconde boule
la heurte de plein fouet, la chasse et s'immobilise à sa place. Quelqu'un dit « C'est
un carreau. »
mauvaise humeur. Il voudrait écrire son premier livre, qui achèverait, comme le
bouquet d'un feu d'artifice, la série de ses textes, œuvres d'esprit réputées supérieures
aux œuvres de chair. Rémy souffre de son prénom. Do-ré-mi, scandaient ses
camarades à l'école, ajoutant La Pucelle!
Une idée se présente à lui, concernant son ascendance sa gouvernante avait
pris la place de sa mère auprès de son père quand il était encore tout petit. Elle
l'avait à la fois repoussée hors du domicile et laissée sur le carreau. Voilà qui
précise l'hypothèse sexuelle.
À la même séance, un autre souvenir lui revient. Au cours de grandes vacances
passées pour la première fois au bord de la mer, il avait appris deux choses à
jouer à la pétanque avec un petit voisin, et à caresser les filles, avec une petite
voisine. Une rengaine de l'époque, de Tino Rossi, croit-il, chante dans sa mémoire
« Une partie de pétanque, ça fait toujours plaisir ».
J'évoque à Rémy une autre possibilité, désagréable à envisager ce n'est pas
lui qui fait sauter la partenaire ou l'adversaire, c'est lui qu'on fait sauter. Ceci
expliquerait mieux le caractère angoissant du rêve, l'équivalent inversé du jeu
freudien de la bobine. Il « saute sur un terrain miné ». Il « reste sur le carreau de
la mine ». Rémy abonde dans ce sens.
Il termine sa séance sur une interrogation Pourquoi appelle-t-on « carreau»
cette configuration du jeu de boules? Je ne le sais pas plus que lui. Chacun de
notre côté, nous consultons les dictionnaires. Nous découvrons que « carreau» et
« carré» ont même étymologie, d'où dérivent carrelage, carreau des halles, carrelet,
losanges des carreaux au jeu de cartes. À l'origine, le carreau est un trait lancé
par l'arbalète, gros et court, dont le « fer» (l'extrémité pointue) a quatre pans,
c'est-à-dire une figure « carrée ». L'« arbalète» comprend un arc, une corde et un
support en bois portant un cric à ressort qui permet de bander l'arc très fort. Cette
machine de guerre, plus précise et plus puissante que l'arc, fut si perfectionnée
qu'elle causait des blessures effroyables et qu'elle fut en principe interdite par le
concile de Latran (1139); meurtrière jusqu'à cent pas (soixante-quinze mètres), elle
ne perçait pas une armure mais produisait des chocs parfois mortels.
Rémy associe avec le jeu de billard, qui se passe sur une table. Il faut soit
effleurer la boule de l'adversaire et marquer des points, soit la heurter vivement
et la « décaniller ». Un problème savant quelle est la cause de l'arrêt de la première,
de la mise en mouvement de la seconde boule? Comment l'énergie se transmet-
elle de l'une à l'autre? Comment transmettre son élan à ses écrits? Je lui fais
remarquer son besoin de fuir l'arbalète, dangereuse et interdite, et de la remplacer
par une inoffensive partie de billard!
Rémy se donne l'interprétation qui lui convient de son rêve, comme Descartes
fit pour le sien il bande ses forces, il chasse l'inertie, il va mettre dans le mille,
faire œuvre novatrice, parfaite.
Ce « carreau » boulistique fonctionnerait-il comme la madeleine de Proust?
CONTRE L'ACHÈVEMENT D'UNE ŒUVRE
Rentré chez lui, une diarrhée insistante le vide de ses forces. Il sort pour se rendre
à une librairie qui s'appelle « L'arbre à lettres » il feuillette des encyclopédies. Il
photocopie des illustrations qu'il me montre concernant l'arbalète, il évoque son
perfectionnement, ses carreaux dangereux, les autres projectiles qu'elle peut lancer
à toute force jusqu'à près de cent mètres et qui font sauter en l'air, tomber à la
renverse, exploser le corps de l'ennemi. L'arbalète est un arc à balles ou à boulets
autant qu'à flèches un petit canon individuel portatif. En même temps Rémy
s'aperçoit qu'il dérive en dévidant « l'écheveau » de ses associations Il a rêvé de
boules non de boulets de pétanque non de guerre médiévale ni de l'histoire
des armes.
Ce serait une bonne chose, se dit-il, de relire les passages qu'il a fait
dactylographier en vue de son livre, de retrouver l'élan qui le soutient et, sur sa
lancée, de poursuivre le processus d'écriture. Mais il a du mal. Il lui faudrait une
machine à écrire directement les pensées.
Arrivé à la fin de sa relecture, il décide contre toute raison d'écrire directement
sur les pages « pour gagner du temps ». Il les rature, les griffonne, les malmène.
Une frénésie destructrice se saisit de lui. Il souille son texte, il attaque ce qu'a
rédigé la secrétaire avec soin, il lui en veut de son absence pourtant normale
pour un week-end. Une expression lui vient il « salope» son travail et, à travers
celui-ci, elle et lui. De s'en rendre compte accroît sa rage. Aller jusqu'au bout de
l'échec, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à détruire, jusqu'à l'orgasme noir qui
mettra un terme à son mouvement d'anéantissement, à sa réaction créatrice négative.
Il se fait honte.
Il se reprend. Ce n'est pas trop grave, il retirera du dossier les pages saccagées
et les dictera à nouveau en s'excusant auprès de la secrétaire. Il comprend comment
les créateurs détruisent leur oeuvre. La haine réclame son dû de plaisir. Il a déchiré
jadis un cahier où il notait ses poèmes. Soulagement de l'excitation déchargée.
Contemplation bête des morceaux détruits de l'objet en cours d'achèvement.
À la séance suivante, il revoit son rêve resté vivace. Tout d'un coup comme
le coup d'un joueur invisible qui fait sauter la boule une idée nouvelle se présente
à lui.
Au jeu de boules, chaque joueur doit faire arriver ses boules au plus près du
cochonnet. Deux figures exceptionnelles peuvent survenir le carreau déjà
examiné qui chasse la boule trop bien placée et le « téton », quand la grosse
boule s'arrête tout contre le cochonnet qu'on appelle le « petit » celui-ci « tète ».
L'INACHÈVEMENT
Pas plus que « carreau », il ne figure sous ce sens boulistique dans les dictionnaires.
Son père, sa nouvelle femme l'ont enlevé du sein maternel qui l'allaitait.
Je fais remarquer que le plus évident est le moins visible. Il n'y a personne
dans son rêve, ni rien d'autre qu'une boule. Il est cette boule enfant unique, dans
les deux sens du terme. Quel rival prendrait sa place? Il se déclare tranquille. La
gouvernante proclamait volontiers qu'elle avait été opérée, qu'elle était stérile. S'il
n'écrit plus de choses intéressantes, il deviendra à son tour stérile, il perdra sa
place. et la boule.
Rémy hait ce livre en cours qu'il a le plus grand mal à achever, et, s'il
l'achève, qu'il lui faudra soumettre à un comité de lecture. Il redoute pire qu'un
refus une attaque contre sa valeur personnelle, une mise en question de son
identité, un sabordage de sa créativité. Son inconscient lui fait préférer détruire
lui-même son livre plutôt que le voir détruit par quelqu'un d'autre.
Comment mettre un point final à cet article tout en le laissant inachevé ? Mon
esprit me propose le rêve éveillé suivant un vieil homme se penche sur un
grimoire posé devant lui sur la table. Il regarde la gravure reproduite sur la
couverture elle représente un vieil homme qui se penche sur une gravure posée
devant lui sur la table. Un sourire illumine son visage et le tableau. Le vieil
homme ouvre le grimoire les pages sont blanches, le registre est vierge. Le livre
est à écrire. Le vieil homme éclate de rire. Sur la première page il note un titre-
programme
On n'achève pas l'écheveau.
DIDIER ANZIEU
Michel Schneider
NOIR DÉSIR
La déchirure du désir
désir est de ceux que Dieu envoie à certaines âmes pour les exercer, sans vouloir
jamais leur en donner l'accomplissement'. »
Entre les deux partenaires d'une scène, l'amour voudrait déchaîner ce que le
désir enchaîne, et boucler sur le plein d'une liaison l'évidement multiple des liens.
Entre le second partenaire d'une scène et le premier de la suivante, le désir
déchaîne ce que l'amour avait presque enchaîné.
Ainsi concaténée, la ronde est une longue phrase dont les verbes, tantôt aimer,
tantôt désirer, cassent le sens et interdisent toute linéarité A aime B, qui désire
C, qui aime D, etc. Cela donne la prostituée aime le soldat qui désire la femme
de chambre qui aime le jeune homme qui désire la jeune femme qui aime son
mari qui désire la grisette qui aime le poète qui désire l'actrice qui aime le comte
qui désire la prostituée.
Si l'on ajoute à cet emmêlement de la chaîne signifiante la forme négative de
certaines propositions la jeune femme aimerait ne pas désirer le jeune homme
qui lui-même désirerait seulement l'aimer, on mesure la force qui agrippe d'amour
et de désir chacun à son dissemblable.
Qu'est-ce qui fait tourner la ronde? Éros ou Thanatos? L'amour ou le désir?
Le désir, à coup sûr, et parce que, justement, il n'est pas seulement du côté d'Éros.
Le désir est cette force toujours en mouvement, pour des raisons qui tiennent à la
structure temporelle de son déploiement (pour Freud il est une « réalisation
hallucinatoire de son but » prenant le passé pour le futur), ainsi qu'à la structure
spatiale de son jeu (Lacan le définit comme manque de son objet).
Que rien ne soit trouvé qui n'ait déjà été perdu et que tout ce qui se trouve
soit perdu aussitôt, voilà ce qui fait tourner à la recherche d'eux-mêmes les
personnages de La Ronde. Même si le mouvement, parti de A (la prostituée),
revient à A, ce n'est qu'en apparence que tout revient au même. La ronde n'est
pas un véritable cercle, mais une spirale car, à la fin, la prostituée revient en
position d'objet, alors qu'elle avait ouvert le bal en position de sujet du désir. Ce
A retrouvé n'est donc pas A mais A', situé en un autre plan de la spirale, un peu
en dessous ou au-dessus.
La phrase, la chaîne, est parcourue par les deux figures de la rhétorique de
l'inconscient que Lacan dégagea. D'abord, la métaphore (la substitution, pour un
personnage, d'un nouvel objet au précédent, les qualités de l'un étant transportées
dans son substitut), et ses corrélats condensation, surimpression, symptôme, névrose.
La métonymie, ensuite (connexion de chaque personnage au suivant, au prix de
l'élision du désirant par l'objet désiré), avec ses corrélats déplacement, effacement,
fantasme, perversion. Ces deux axes, vertical et horizontal, concourent à construire
l'espace du rapport amoureux. Pour chacun des personnages de La Ronde, qui est
une sorte de figuration artistique de la chaîne signifiante, tous les objets se valent,
1. J.-B. Bossuet, Lettres de piété, in Œuvres complètes, édition Lefevre de 1836, tome XI, p. 320.
L'INACHÈVEMENT
aucun ne sera jamais le bon, l'objet initial maternel hors d'atteinte, mais conservé
au coeur de la métaphore. Mais aussi, chaque objet nouveau est paré de l'attrait
de la trouvaille et exerce le charme de la présence vraie.
Ainsi se répète de scène en scène cette vérité qu'on n'a pas de désir pour un
sujet (pour un sujet, on éprouve de l'amour), et pas non plus pour un objet (d'un
objet on subit le besoin), que désirer, c'est viser dans l'autre, mais aussi en soi-
même, le moment où le sujet est défait, au double sens désuni et vaincu. La
Ronde ne parle que d'une chose « le manque de l'être dans la relation d'objet1 ».
La possession de l'autre dépossède de soi. Le désir est cette double disjonction je
suis lorsque je n'ai pas; lorsque j'ai, je ne suis plus.
Elles trouvent qu'il y a bien peu d'amour et bien trop de lits dans ce monde
couches de feuilles mortes d'un sous-bois, divans de peluche d'un séparé dans un
hôtel chic, plume et satin des chambres bourgeoises, peaux de bêtes sur le sol
d'une cage d'actrice. Mais peu importe. Puisqu'elles sont ailleurs, toujours, pourquoi
ne pas s'y laisser conduire par les hommes? Eux savent ce qu'ils veulent, ou
croient le savoir le désir, toujours. Et elles feignent de les croire.
La scène II de La Ronde commence quand le soldat et la femme de chambre
s'éloignent du bal Swoboda, entre deux danses, pour faire l'amour, acte par lequel
se nouent les deux chaînes de la demande et du désir, mais expression pleine de
malentendu et d'ambiguïté l'amour qu'on attend, ou celui qu'on fait? Les femmes
lui donneraient plutôt le sens de dire l'amour et les hommes celui de faire le sexe.
Cette analyse est irréfutable en ce qui concerne la relation d'objet (la relation
de désir), qui désubjective les deux partenaires. En revanche, lorsque Lacan semble
en faire un absolu, il passe à côté de la relation d'amour dans laquelle, malgré
tout, le signifiant représente un sujet pour un autre sujet. C'est d'ailleurs de
l'engrenage douloureux de ces deux relations, l'une assujettissante, l'autre subjec-
tivante, que naissent les tensions internes à chaque maillon de la chaîne et le
mouvement incessant qui boucle l'ensemble sur lui-même. Parler de « faire l'amour »
pour désigner ce rapport n'est pas seulement dissimuler sous une oblativité
introuvable la violence de l'emprise qui noue un corps à l'autre.
La tradition monastique chrétienne ouvre peut-être d'autres voies pour ne pas
demeurer prisonnier du dilemme amour ou désir, dont Freud nous dit bien qu'il
n'est qu'un ravalement, le plus commun il est vrai, de la relation amoureuse, et
dont Lacan semble faire un absolu avec son « il n'y a pas de rapport sexuel ». Un
théologien du XIIe siècle, Hugues de Saint-Victor, proposait une conception per-
mettant de penser à la fois la course de désir et l'arrêt d'amour « si l'amour est
désir, il doit courir bien; s'il est joie, il doit se reposer bienl ».
Certes, cruelle est la chasse dont La Ronde donne la représentation scénique
civilisée, où l'on est toujours dans les brisées d'un autre, chasseur ou bête, où la
curée n'est que pour les chiens et ne console pas le veneur d'avoir fait buisson
creux. Mais je suppose que même le « furet », comme Lacan nommait le désir
et qu'est-ce que La Ronde, si ce n'est un grand jeu de furet où l'on se passe l'un
à l'autre un objet de telle façon qu'il échappe toujours à la personne qui doit le
saisir? cet animal joueur, voleur et tueur, a tout de même un nid au bois joli.
La fuite du temps
Dans quel sens le désir fait-il tourner la roue de l'amour? Vers l'avant ou
l'arrière ? Comme le rêve, le désir sexuel déguise le passé en avenir. Le mouvement
de la ronde « nous mène dans l'avenir, puisqu'il nous montre nos désirs réalisés;
mais cet avenir, présent pour le rêveur, est modelé, par le désir indestructible, à
l'image du passé2 ». On aura reconnu les mots par lesquels Freud conclut son
Interprétation des rêves, exactement contemporaine de La Ronde.
Toujours spectateurs d'eux-mêmes, les personnages semblent assister à une
représentation, entrer en scène après avoir pénétré dans les coulisses de leur propre
destin. « Je vais jouer le comte, le soldat, la prostituée ou la femme de chambre »,
se disent le comte, le soldat, la prostituée ou la femme de chambre. Ils n'éprouvent
1. Hugues de Saint-Victor, De substantia dilectionis (La réalité de l'amour), in Six opuscules spirituels,
éditions du Cerf, Paris, 1969, p. 91.
2. S. Freud, L'Interprétation des rêves, PUF, 1967, p. 527.
NOIR DÉSIR
rien de personnel, seulement les sentiments que leur dicte l'image de la situation
qu'ils sont en train de répéter plus que de vivre.
Alors, chaque conquis se faisant à son tour conquérant, au sein de ce jeu de
miroir instable qu'on appelle une rencontre, la hantise monotone et mécanique
des conquêtes reploie en un cercle de fuite la ligne d'ordinaire droite et symétrique
tracée entre deux amants. Chaque personnage est à la fois présent et irréel, donneur
de bonheur et fantôme d'absence. Chaque scène se parle au présent et s'entend
au passé. Le cercle n'est pas un principe d'ordre, mais, sous un éclairage intense
et lointain, un mystère amer. Passe, impair et manque. La roulette folle continue
sa course. Personne ne sortira de la ronde des heures, et pourtant, sous ce
dérèglement de répétition et de doubles, une immobilité globale fixe l'ensemble.
« La valse est la musique radicalement fataliste », écrivait Otto Weininger, qui
voyait dans son mouvement circulaire « le mouvement immoral par excellence. Il
se satisfait de lui-même, exclut la recherche d'autre chose, répète le même itinéraire
indéfiniment, bref, du point de vue moral, il est pire que le mouvement d'avant
en arrière, qui a au moins pour lui de n'aller que dans cette direction, donc d'avoir
un sens. Tourner en rond est dépourvu de sens et de but. La danse est d'ailleurs
un mouvement féminin; plus précisément, c'est le mouvement de la prostitution »
Sous ce puritanisme antiféminin quelque chose d'essentiel est vu ici. La Ronde est
aussi une ronde, une danse, qui n'a en effet d'autre sens que la répétition et
l'emprise, l'accouplement de corps en perte d'eux-mêmes et le vertige des âmes.
Mais qu'y a-t-il hors du cercle de la ronde? La mort, le trou du temps,
l'inexistence. Dans presque chaque scène, au moment de s'aimer, les corps tombent
à terre, plus qu'ils ne s'étendent.
L'époux « Les filles pauvres sont destinées à tomber toujours plus bas. Il n'y a
pas de rémission. »
La jeune femme se serre tendrement contre lui « Tomber ainsi peut sembler
agréable. »
1. Otto Weininger, Des fins ultimes, cité in Nike Wagner, Arthur Schnitzler, Un guide pour Vienne,
éditions Beba Nanterre Amandiers, 1984, p. 45.
L'INACHÈVEMENT
De la ronde des heures, du grand cadran du monde, tous détournent les yeux
et préfèrent former, comme les aveugles dans la parabole peinte par Bruegel, le
cercle non fermé de ceux qui tombent. Les hommes et les femmes jouent dans le
noir, même en pleine lumière. Après tout, la ronde est aussi un jeu, un jeu
d'enfants qui se tiennent par la main. Pour ne pas se perdre, ou pour prendre
l'autre, qui sait? Ce jeu a deux fonctions unir et exclure. Unir ceux qui forment
le cercle et tenir l'abandon et la mort au-dehors. Comme le dit Anatole, dans une
petite pièce de Schnitzler « On est tellement abattu par la peur de mourir, et
voilà que tout d'un coup la vie est là, plus brûlante que jamais. Plus trompeuse
que jamais! »
Au pied de la Grande Roue du Prater, sorte de grande ronde verticale,
s'étendait un parc d'attractions, le Wurstel. C'est là que se passe la scène II de La
Ronde. En 1906, Schnitzler écrivit une petite pièce pour théâtre de marionnettes,
Zum Grossen Wurstel, qui se déroule justement à cet endroit. Un spectacle se joue
devant un public qui intervient au fur et à mesure de l'intrigue. Comme souvent
chez Schnitzler, celle-ci part de la gaieté et file vers la tragédie. Quand apparaît la
mort, le public demande qu'elle soit changée en Wurstel, le Guignol local. Au
comble de la confusion, le délégué d'un pouvoir inconnu vient couper tous les fils
des marionnettes, même ceux de la mort, même ceux, invisibles, de certains
spectateurs. Puis, les marionnettes se relèvent et le spectacle reprend depuis le
début. « Nous voulons la fin, la fin », crie le public.
Mais la fin est ce qui manque toujours, après que les fils des marionnettes ont
été tranchés, après que les acteurs et l'auteur ont été fauchés par une lumière, un
ange, un silence.
MICHEL SCHNEIDER
Pierre Pachet
LE TEMPS DE BÂCLER
Douleur de l'inachèvement
L'inachèvement est d'abord à supposer qu'il puisse être aussi autre chose
une douleur.
Celle de l'enfant à qui, lors de l'examen du certificat d'études, on arrache sa
copie d'arithmétique incomplète il était en train de réfléchir aux moyens d'aborder
le problème et n'a pas vu le temps passer. Celle de la candidate qui supplie, des
larmes coulent sur ses joues écarlates « Laissez-moi au moins écrire une phrase
de conclusion! » On voudrait être assez disponible pour lui expliquer que cette
phrase ne changerait rien, ne cacherait rien. Mais peut-être que si; peut-être
qu'une conclusion éloquente, une trouvaille, un effet brillant peuvent transfigurer
un texte, jeter un éclat rétrospectif sur toutes les phrases précédentes, en habiller
la pauvreté. Comment être sûr du contraire?
Ces souffrances scolaires sont terribles. Il faudra leur survivre, ravaler sa honte,
les oublier même, tout en sachant que les oublier, c'est être condamné à les porter
toujours en soi, en devenant définitivement non pas quelqu'un qui ne sait pas
L'INACHÈVEMENT
L'adhésion à soi
« Bâcler» n'est pas que la négation d'un verbe d'action. Je me suis demandé
un moment si l'on pouvait imaginer un verbe « inachever », lui trouver un sens,
lui donner un complément. Pourrait-on parler d'« inachever» une œuvre, au lieu
de simplement la laisser inachevée ? « Bâcler» donne au moins l'antonyme de ce
verbe imaginaire. Avec ce paradoxe c'est un souci excessif d'en finir qui fait
bâcler, une sorte d'aptitude excessive à décider, ou à croire décider. « Relisez-
vous » conseille-t-on au bâcleur, d'un ton paterne. Mais justement, il ne veut plus
se relire, prendre le temps de remettre en suspens chaque phrase, chaque mot,
pour en évaluer la justesse. Il ne veut que le temps d'en finir. Ce qu'il lui faut à
ce moment-là, ce sont des emplâtres, des bouts de langage ou de pensée qui ne
tiennent pas solidement, qui ne feront illusion qu'à un regard rapide, lui-même
pressé d'en finir, un regard qui vérifie précipitamment si tout est là, si la chose
est formellement conforme, s'il y a une réponse quelle qu'elle soit à chacune
des questions du problème.
Ce qui se rejoue ainsi, en accéléré, dans les dernières minutes du temps
imparti, ou dans les quelques minutes de supplément arrachées au surveillant
indulgent, c'est une relation au temps déjà active dans les heures précédentes. Loin
de manquer de temps, comme il se le fait croire temporairement, le bâcleur refuse
le temps (je laisse de côté le cas, pas du tout exceptionnel, où le candidat s'aperçoit
in extremis qu'il a oublié de regarder le verso du sujet, ou comprend en terminant
sa copie qu'il avait mal compris l'énoncé, de même que le cas des examens en
temps très limité, où c'est la nécessité de répondre instantanément qui paralyse);
plus exactement le bâcleur a refusé le temps disponible. S'il est vrai, comme le
suggèrent divers écrivains (Fénelon, Maine de Biran, Baudelaire, Heidegger), que
l'être de l'homme se révèle dans sa relation malheureuse au temps, éclairer ce qui
se passe quand on bâcle serait aussi précieux que de scruter l'ennui, ou l'angoisse.
Car dans les épreuves dont je parle (les examens scolaires), le temps est disponible,
assez disponible et débordant pour inquiéter celui qui en hérite « Vous avez trois
heures.» Le jour de l'examen, c'est le moment ou jamais. Mais voici que ce
moment se distend, se dérobe, se réfugie dans un futur proche, certes, mais dont
on est séparé. Ce n'est que dans trois heures, et il faudrait savoir se lancer dans
un effort qui commencerait tout de suite, parce qu'on aurait compris que l'assignation
d'un délai n'empêche pas le moment décisif d'être déjà là. Savoir profiter d'un
délai suppose de se détacher de soi-même pour devenir son propre chef de travaux,
en se divisant, une partie active dès à présent, d'autres mises en réserve pour plus
tard. À l'inverse, le bâcleur ne peut pas se sentir mobilisé dès l'ouverture de la
séance. Il musarde, certes pas dans l'insouciance comme le lièvre de La Fontaine,
il musarde dans l'angoisse, attendant le moment de libérer ses forces. Le signal de
ce moment lui est donné par la conscience qu'il est déjà tard, qu'il est déjà trop
tard. Il est alors requis de venir à la rescousse, mais à la rescousse de rien, puisque
précisément il lui est impossible de se démultiplier. Faisant corps avec le cœur de
L'INACHÈ VEMENT
lui-même, n'imaginant pas qu'il puisse être autre chose, il ne lance ses (dernières)
forces dans la bataille que pour les y détruire. À ce moment-là il voit avec horreur,
ou croit voir, ce qu'il aurait pu et dû faire s'il avait eu le temps, c'est-à-dire s'il
avait accepté de se lancer dans le temps. S'il l'a refusé, ce n'est pas par vanité,
comme le lièvre trop sûr de sa vélocité (bien que cette forme de sottise entre
sûrement aussi en compte). C'est parce qu'il a eu peur d'être contaminé par la
successivité du temps, et de s'y perdre, dans une douloureuse distensio animi. Or
la chose à faire, à œuvrer, n'est que dans le temps; elle ne peut être œuvrée dans
l'instant (in no time). Précisément oeuvrer (comme jouer, lire, écouter, être attentif)
supprime la conscience du temps, l'abolit au profit de la relation à ce qui est visé.
On pourrait même dire qu'oeuvrer consiste certes à viser l'achèvement, mais en se
tenant dans l'inachevé. C'est ainsi qu'Aristote décrit la construction d'un temple
(Éthique à Nicomaque, X, 3, 1174a20 et s.), selon un processus que V. Goldschmidt
oppose au déroulement d'une action dramatique, celui de l'action tragique, par
exemple 1. La construction du temple « aboutit bien à une totalité où sont conservées
toutes les parties successivement élevées. Mais le mouvement même de la construc-
tion n'y laisse aucune trace, pas plus que les échafaudages qui avaient entouré
l'édifice il court après une fin qu'il repousse toujours plus loin et il cesse au
moment même où il l'a atteinte; l'inachèvement qui fait tout son être ne survit pas
à la perfection qu'il s'était épuisé à préparer2 ». Édifier une oeuvre achevée, c'est se
tenir dans l'inachèvement, et c'est renoncer d'avance à ce que cet inachèvement
se survive.
Le bâcleur, lui, est obsédé par l'idée de finir, et c'est ce qui lui donne l'illusion
de décider il semble agir, faire des gestes, lancer des phrases. Il pérore, il conclut.
En fait, bien sûr, il ne décide rien, et se contente d'acquiescer à ce qui est déjà
là, dans sa tête, dans l'air, sur le papier. Soit qu'il écrive des phrases déjà écrites,
soit qu'il renonce à rien modifier de ce qui a été posé, à y toucher.
Ces distinctions une fois esquissées ou rappelées, il faudrait savoir les brouiller,
les atténuer sans les effacer, de façon à les garder dans notre mémoire ou dans
1. V. Goldschmidt, Temps physique et temps tragique chez Aristote, Vrin, 1982, p. 409-412. De ce
livre, Goldschmidt voulait bannir tout tragique « au sens romantique ou existentialiste » (p. 7). Le fait
qu'il ait achevé son manuscrit et l'ait remis à l'éditeur la veille de sa mort ne manque pas en effet
d'une grandeur antique, sans toutefois nous interdire tout à fait d'être sensibles à la protestation muette
contre la cruauté de la loi que cette séquence d'événements suggère. On notera qu'avec beaucoup de
cohérence, Goldschmidt traduit par « achevé » et « inachevé » ce que d'autres (comme Tricot) traduisent
par « complet » et « incomplet ».
2. Ibid., p. 409. C'est moi qui souligne.
LE TEMPS DE BÂCLER
notre culture, tout en nous tenant dans notre monde, celui où la foi dans l'œuvre
a été ébranlée, en particulier par l'œuvre même de Freud. Non seulement parce
que Freud aide à voir combien l'œuvre vient répondre à un besoin de croire, voire
d'adorer la totalité artificielle qui promet de nous consoler de la perte originaire.
Mais aussi par son propre exemple, celui d'un style de pensée qui renonce à
totaliser, qui construit et reconstruit et qui, même s'il se souvient avec nostalgie
de la forme achevée, à la française, celle des conférences de Charcot, par exemple 1,
« aime avant tout traiter un sujet de façon fragmentaire », sans projeter sur les faits
de la nature le fantôme trop humain de « l'exécution conséquente d'un dessein
unique2 ». En revenant sur les derniers moments du travail, qu'on a évoqués plus
haut à propos du bâcleur et du candidat pressé par le temps, on peut mieux se
représenter la façon dont l'artiste, en un emportement qui n'est pas toujours
magistral, s'emploie à finir, à choisir, à décider. Il est peu vraisemblable que
l'artiste, tel qu'on peut se le représenter aujourd'hui, mette fin à son travail parce
qu'il a, comme le pensait Aristote, « atteint la fin ». Il semblerait que la mise en
question des contours de l'œuvre (en même temps que celle de son inscription
dans un genre) en soit venue à toucher l'achèvement lui-même. On le voit chez
un écrivain comme Joubert, à l'orée de l'époque post-révolutionnaire, partagé entre
la conception classique de la nécessité de formes assurées, et son penchant pour
les délimitations incertaines
« Peut-être est-il vrai que l'esprit du lecteur aime à achever et qu'il ne faut lui
donner que ce qu'il faut pour achever facilement et être rappelé de lui-même à
l'ouvrage, etc. Je finis trop 4. »
Ainsi, ce n'est quelquefois que par un geste arbitraire que l'artiste peut parvenir
à se soustraire au mouvement d'hésitation indéfinie dans lequel son travail l'enferme,
et qui risque de faire du champ où il agit un cimetière d'idées et de formes
invisibles. Il est vrai que ce geste, si entier et impossible à justifier qu'il soit, n'est
qu'en apparence précipité. L'artiste, alors, n'impose rien à l'oeuvre qu'il conclut.
Il répond plutôt bravement à son appel, quand elle demande à être achevée. Il ne
lui ajoute rien, ne prétend pas, en achevant, rompre définitivement avec l'inachè-
vement, simplement épargner l'inexistence à ce qui a été posé.
En finir, on l'entend ici, c'est savoir renoncer à mille possibles, à des promesses,
à ce que le poète ressent comme l'effervescence du non encore définitif. De cette
effervescence renoncée, tout au plus espère-t-il que quelque chose se sera conservé,
une fois le poème figé dans le « froid ». Paradoxalement, c'est l'inachèvement que
l'oeuvre veut alors préserver, c'est par lui qu'elle veut être protégée de l'inexistence.
PIERRE PACHET
voulez-vous clore? quel est ce désir d'en finir maintenant? Écartant l'impavide
débat sur l'achèvement et l'inachèvement, je voudrais esquisser la figure de celui
qui désire achever, que je nommerai le « terminator ». Certes, la référence à Arnold
Schwarzenegger apporte peu à cette esquisse; mais, par la revendication d'une
action héroïque, connotée par le suffixe néo-latin « ator », le mot cerne mieux
mon personnage que le vocable « termineur », d'emblée péjoratif.
Le terminator entend mettre un terme à un état des choses; il n'attend pas la
fin, le pourrissement, ni l'épuisement. Par là, il donne sens à l'écoulement du
temps, à l'aléa des processus. En achevant, en plaçant le terme final, il désigne
aussi le terme premier dissipant le brouillard des origines, il définit un commen-
cement. Car le terminator a aussi l'amour des commencements. Proclamant l'empire
de la volonté sur la contingence, le triomphe héroïque du construit sur le donné,
le terminator revendique une maîtrise; on ne saurait donc le considérer sur le
mode caractériel. Son désir réalise une virtualité de la personnalité humaine dont
on peut repérer la cristallisation fonctionnelle dans une série de types abstraits qui
forment paradigme. On a évoqué, plus haut, le stoïcien de la mort volontaire qui,
rétroactivement, désigne le terme initial de sa vraie vie le moment ou sa volonté
lucide l'âge de raison commença à s'exprimer. Dans ce paradigme, on fera
volontiers entrer le romancier qui est le seul à connaître la fin de l'histoire dès
son début. L'analyste participe de cette série en décidant de la fin d'une analyse,
il transforme le cours sinueux d'un long entretien indéfini en un texte, doté d'un
début la première séance et d'une fin l'analyse est terminée. Autre occurrence
possible, récemment disparue de l'horizon humain le révolutionnaire, qui tente
de mettre un terme à une situation sociale dont il montre que l'équilibre apparent
tient à un déséquilibre initial installé par un groupe ou une classe d'acteurs.
Pour donner un peu de consistance à cette esquisse, je m'installerai en ma
posture habituelle dans la revue, celle du médiéviste qui va et vient entre son petit
domaine singulier et la généralité du thème ouvert à la communauté de lecteurs-
auteurs c'est dire toute la nostalgie éprouvée; ce travail de particularisation et de
généralisation m'a toujours été très précieux. J'évoquerai donc, en guise de
terminator, un grand scolastique franciscain de la fin du XIIIe siècle, Pierre de Jean
Olivi, dont je commençais à parler dans l'antépénultième numéro de la revue et
dont la description « fédéraliste» de la structure de la personnalité humaine me
paraissait évoquer annoncer? préparer? celle de Freud Décidément rétif à
l'achèvement, je continue la trame d'une petite perpétuité qui s'arrêtera contre
mon gré la suite de ce portrait à épisodes aurait été proposée pour le numéro 53
ou 54.
Au XIIIe siècle, certains franciscains décident d'en finir avec le christianisme.
Une histoire capitale doit s'achever. Pour Pierre de Jean Olivi, le nombre choisi
n'est pas 50 mais 13; la prédication aux infidèles les Sarrasins lancée par saint
François, ange du sixième sceau, a signalé l'avant-dernier temps de l'Église et du
monde « Et c'est sans doute parce que cela a commencé à s'accomplir au xme siècle
à partir de la Passion du Christ, parce qu'Il apparut aux Mages au treizième jour
de sa naissance et parce qu'Il envoya Barnabé et Paul vers les nations la treizième
année après sa Passion, c'est donc pour cette raison et en vue de ce mystère que
François se rendit auprès des Sarrasins la treizième année après sa conversion 1.»
Ce texte de l'Exposition de la Règle des Frères mineurs, rédigé vers 1288, importe
d'abord parce qu'il s'agit là du premier découpage de l'histoire en termes de siècles
à partir du Christ, même si le mot employé n'est pas « siècle » (saeculum), mais
« centenaire » (centenarium). Cette innovation ne sera reprise, avec le succès que
l'on sait, qu'au xvie siècle 2. Certes, l'idée d'un calcul de la fin des temps est aussi
ancienne que le christianisme et que l'attention portée aux chiffres de l'Apocalypse.
Mais l'originalité de Pierre de Jean Olivi tient à deux faits d'abord le calcul n'est
plus opéré à partir de l'année de la création du monde, mais à partir de la Passion
du Christ. Le décompte ne fait donc pas appel aux infinies supputations sur le
moment de la Création et sur l'âge du monde, accessibles aux seuls savants et sans
cesse remises en cause, mais à un comput exotérique et partagé depuis Denys le
Petit, au viie siècle, la référence chronologique à la naissance du Christ est devenue
courante et a triomphé progressivement dans les chroniques et les annales.
D'autre part, l'achèvement du christianisme ne tient plus à une usure du
monde ni à l'aboutissement nécessaire d'une série de catastrophes, mais à la clôture
d'un projet divin commencé au moment de l'incarnation. Certes, la fin du monde
arrive lors d'un septième âge, selon le rythme obligé donné par le texte de
l'Apocalypse c'est l'ouverture du septième sceau qui provoque le processus final
orienté vers le Jugement dernier. Mais, pour Olivi, les six âges accomplis au
xme siècle sont définis comme les étapes d'une histoire christologique. Les six âges
du monde se composent ainsi temps de la « lumière évangélique », temps des
martyrs, temps du culte public sous Constantin, temps des anachorètes, temps des
moines, temps de la mendicité franciscaine 3.
Cet aspect exotérique et christologique de l'histoire du monde manifeste le
deuxième trait original du comput d'Olivi l'achèvement du monde se fonde sur
une activité volontaire et humaine, même si le soutien du Saint-Esprit paraît
nécessaire. Les étapes de l'histoire ne sont plus simplement révélées par des signes
mais bien construites par des fondations humaines sur le modèle initial fourni par
1. J'utilise l'édition de David Flood, Peter Olivi's Rule Commentary, Franz Steiner, Verlag GMBH,
Wiesbaden, 1972. Le texte cité se trouve page 193. Désormais, je renvoie à cette édition par le terme
Olivi suivi du numéro de page.
2. Voir Daniel Milo, Trahir le Temps (Histoire), Paris, Belles Lettres, 1991.
3. Olivi, p. 195.
L'INACHÈ VEMENT
1. Ibid.
2. Barthélemy de Pise, De Conformitate Vitae Beati Francisci ad Vitam Domini Jesu Redemptoris,
édité par M. Bihl, Analecta Franciscana, t. V, 1917.
3. Chiara Frugoni, Francesco e l'invenzione delle stimmate. Una storia per parole e immagini fino a
Bonaventura e Giotto, Turin, Einaudi, 1993.
4. Voir J. Ratzinger, Die Geschichtstheologie des heiligen Bonaventura, Munich, 1959.
TERMINATOR, OU LE DÉSIR D'ACHEVER
l'unité de la pensée complexe d'Olivi. Son souci minutieux d'établir le libre arbitre
à la racine de la personnalité humaine se relie probablement à sa théorie sur la
possibilité d'accélérer la fin de l'histoire chrétienne, grâce à l'action décidée et
volontaire d'une minorité évangélique qui se coupe du monde pour en hâter la
fin. Le combat d'Olivi pour la pauvreté absolue dans l'ordre franciscain dérive
précisément de cette volonté de dresser la frontière de l'« état» évangélique par
rapport au siècle le parfait évangélique, révolutionnaire professionnel, ne doit se
laisser piéger par aucune attache; or la plus insidieuse d'entre elles est constituée
par l'institution la question des attaches affectives ou charnelles avait été depuis
longtemps mesurée, sinon maîtrisée, par la tradition ascétique chrétienne.
L'Exposition sur la Règle des Frères mineurs, citée plus haut, offre un exemple
particulièrement clair de cette posture du terminator. Le texte commenté et expliqué
est celui de la Règle franciscaine enregistrée (bullata) par le pape Honorius III en
1223 1. L'histoire des diverses règles et instructions demeure complexe, malgré des
décennies d'érudition contemporaine. Quelques règles non officielles, dont nous
n'avons conservé qu'une version, avaient précédé le texte de 1223. François fut
constamment partagé entre le désir de donner une autonomie complète à son ordre
et la nécessité de l'approbation pontificale. Il n'est pas sûr que le texte approuvé
ait complètement satisfait son auteur.
En 1226, peu de temps avant sa mort, François rédigea un Testament qui
radicalisait la Règle et, en outre, interdisait formellement toute modification et
tout commentaire apporté à la Règle et au Testament. Il ne s'agit pas là d'une
angoisse de fondateur à l'approche de la mort le texte de la première règle non
officielle de François, composé vers 1221, comportait déjà cette exigence d'immu-
tabilité. Le saint se percevait en exécuteur testamentaire de la nouvelle alliance,
en rédacteur du dernier texte 2. François ne se pose pas lui-même en « autre
Christ », mais il en laisse entrevoir la possibilité le chapitre premier de la Règle
la définit comme réitération urgente de l'Évangile. Au moment du Testament,
François cache ses stigmates tout en en permettant, bon gré mal gré, la révélation
à un petit nombre de compagnons proches. Et cette volonté de laisser un texte
définitif, inamendable, oméga de l'alpha évangélique, fait de lui un terminator.
Dans le milieu franciscain, la concurrence se fit forte autour de cette position
de maîtrise terminale. François avait requis qu'aucune fonction d'Interprète ne
vienne succéder à celle d'Instituteur et ne transforme le texte ultime en lettre à
vivifier par l'esprit. Mais son interdiction fut constamment enfreinte, et d'abord
par le pontificat Grégoire IX, protecteur et ami de l'ordre, peu de temps après la
mort de François, promulgua en 1230 la bulle Quo elongati qui introduisait du jeu
1. Le texte de la Règle de 1223 peut se lire dans François d'Assise, Écrits, édité par Th. Desbonnets,
J.-F. Godet, T. Matura et D. Vorreux, Paris, Le Cerf, 1981, pp. 180-189.
2. La règle de 1221 et le Testament se trouvent dans la même édition (voir note 1 ci-dessus),
pp. 123-179 et pp. 204-218.
L'INACHÈVEMENT
1. Voir H. Grundmann, « Die Bulle Quo elongati Papsts Gregors IX », Archivum Franciscanum
Historicum, 54, 1961, pp. 3-25.
2. Voir L. Oliger, Expositio Quattuor Magistrorum super Regulam Fratrum Minorum (1241-1242),
Rome, 1950 et D. Flood, Hughes of Digne'sRule Commentary, Grottaferrata, College Saint Bonaventure,
1979.
TERMINATOR, OU LE DÉSIR D'ACHEVER
de l'âme, ils n'éteignent pas l'esprit de sainte oraison et de dévotion que les autres
choses temporelles doivent servir. » L'injonction de François ne présente guère
d'ambiguïtés. Le Testament de 1226 précise davantage encore le travail manuel
est obligatoire. François donne son propre exemple et ordonne que ceux qui ne
savent rien faire de leurs mains en entrant dans l'ordre apprennent un métier.
Olivi manipule finement la lettre de la Règle en donnant à la proposition relative
« à qui le Seigneur a donné la grâce de travailler » un sens restrictif et déterminatif
« La grâce de travailler, c'est-à-dire la technique, la force et l'efficacité ou la
compétence adéquates à quelque travail manuel ou artisanal. » La proposition
subordonnée « de telle sorte que. » a un sens plutôt final chez François le travail
manuel permet de maintenir l'esprit de dévotion contre la paresse'. Pour Olivi,
cette proposition restreint et modalise le précepte travaillez dans la mesure
seulement où l'esprit de dévotion n'en souffre pas. D'ailleurs, cet « esprit» devient
pour lui le Saint-Esprit, qui précisément habite le parfait évangélique quand il
s'ouvre à la contemplation, en partie par l'étude.
Ne voyons pas de duplicité dans cette façon d'accommoder une règle dont on
proclame le caractère intangible. La posture de terminator n'a rien d'affecté ni de
trompeur. Dans les années 1280, Olivi a la certitude d'une adéquation entre le
texte de 1223 et la possibilité proche d'une accélération de la fin du sixième âge.
Mais à la volonté efficace des parfaits évangéliques, s'oppose l'inertie ou l'hostilité
de ceux qui, dans l'ordre, évacuent le contenu évangélique de la Règle et reviennent
à l'âge monastique. L'interprète bavarde, banalise, édulcore. Seul le terminator
littéraliste garde le regard fixé sur les deux termes du processus capital. Les
querelles sur la pauvreté et sur la nécessité du travail manuel qui renvoient au
statut monastique sont à l'ordre du jour depuis les années 1260 et menacent de
dissoudre la possibilité du terme final, tel qu'il apparaît dans la Règle.
Olivi ne se confond donc pas avec la cohorte des adaptateurs de la Règle. Il
se pose en ultime clarificateur et prétend arrêter définitivement le flot des
interprétations, au seuil d'un septième âge qui n'aura plus besoin de la Règle
puisque l'élection des évangéliques aura déjà eu lieu. Il ne donne que la règle de
la Règle, sans revendiquer d'éminence personnelle le terminator n'est pas interprète,
mais gestionnaire rigoureux du processus demeuré trop implicite. Olivi semble se
targuer d'une maîtrise propre son exposition, à une quinzaine de reprises, renvoie
à ses Questions évangéliques, rédigées avant 1280, qui traitent des matières de la
Règle selon un ordre thématique. Mais ces références ne sont livrées que pour
plus de précision dans l'explication; l'auteur n'en donne de résumés que dans la
mesure exacte où ses analyses soutiennent la lettre de la Règle. Car, à la différence
de ses prédécesseurs Olivi prône un respect absolu de la lettre de la Règle, expliquée
sans aucun appel à une source extérieure le droit, les circonstances, les habitudes
ou les traditions. Tout est dans la lettre, dans sa synonymie avec l'Évangile ou
dans sa conformité avec l'Esprit-Saint, coauteur du texte. Les préceptes disciplinaires
de 1223 ne doivent plus circuler, bourgeonner ou se flétrir le seul effort légitime
est d'en marquer la coïncidence entre l'alpha et l'oméga, entre le début l'Évangile
et la fin l'approche du septième âge.
La liste de 1223 est textualisée les douze chapitres signalent la référence
apostolique, mais aussi les deux fois six jours de la Création et du gouvernement
du monde. Chaque détail d'une Règle souvent bien empirique et bien aléatoirement
composée reçoit la justification minutieuse d'un symbolisme spéculaire. L'exposition
du premier chapitre donne à la Règle le statut ontologique d'une substance
composée sur le modèle de l'être humain. Pour Olivi, le début du chapitre I, qui
définit l'ordre et sa relation au pontificat et au ministère général, « pose trois
fondements universels » le premier est la « définition substantielle» de l'ordre dans
son enracinement fondamental. Or l'être humain, comme substance, se définit
ontologiquement par sa racine (radix), le libre arbitre. Les deux autres fondements
décrivent la relation à (status ad) des déterminations capitales, mais accidentelles
par rapport à la substance. La relation au pontificat se présente comme « le
rassemblement (colligantia) de tout le corps en direction de sa tête universelle1 ».
Or, dans l'anthropologie d'Olivi, la colligantia dénote précisément l'activité produite
par la substance humaine à partir de sa racine existentielle. Le troisième fondement
relation au ministère général renvoie à l'unité (unitas), résultat fonctionnel de
la colligantia. La Règle a donc le statut substantiel et surnaturel qui en fait l'image
du processus qu'elle clôt « Considérez donc la solennité de cette règle quant à sa
production, à la volonté qu'elle appelle, à son approbation, à sa confirmation et à
son achèvement 2. » La production (editio) dénote la rédaction par François; la
volonté qu'elle appelle (requisitio) évoque l'adhésion volontaire lors du vœu
franciscain. L'approbation et la confirmation renvoient à l'enregistrement
d'Honorius III, à la stigmatisation de François et aux clarifications de Grégoire IX
et Nicolas III. L'achèvement (conscriptio) pourrait bien décrire le processus de co-
ré-écriture incluant l'Esprit-Saint et Pierre de Jean Olivi, qui fait retourner l'oméga
franciscain vers l'alpha évangélique. Olivi énonce l'achèvement de la Règle en
manifestant son inachèvement la conscriptio est à la fois le terme ce qui est
circonscrit et le processus ce qui est écrit avec. C'est ce qui rend plus humain
le terminator dans sa rigueur hautaine en achevant, il s'interroge sur l'inachèvement.
(À suivre.)
ALAIN BOUREAU
1. Ibid., p. 116-117.
2. Ibid., p. 115.
Jean-François Lyotard
C'EST-À-DIRE LE SUPPLICE
L'alpha et l'oméga, il savait tout, pouvait tout. N'avait désir de rien, puisque
aucun manque. Pourquoi même avait-il fait le monde et nous? Comme ça, pour
accomplir sa puissance, pour la manifester? Mais à qui, puisqu'il était seul, sans
autre? Et quelle puissance s'il était parfait, acte pur? Et comme disait Augustin,
quand donc cria-t-il Fiat lux, puisqu'il ignorait le temps, début, fin? On inventa,
et c'était scabreux, qu'il était aussi tout amour et avait travaillé une semaine à
faire son œuvre par complaisance. Scabreux s'il aimait, il n'était donc pas tout.
Et ce repos. Il était fatigué? Allons.
S'il était tout, il n'aimait pas, il n'avait rien même à savoir. Dieu ignore. « Et
Il ignore, II s'ignore lui-même (.). Il n'a de connaissance que de Son néant, c'est
pourquoi Il est athée, profondément» (121 '). Même pas cette connaissance il est
athéos.
C'est-à-dire que moi le bavard je n'ai rien à dire de cela « Dieu dernier mot
voulant dire que tout mot, un peu plus loin manquera» (49). Silence donc. Paix
de la théologie négative?
Guerre au contraire. L'homme « est supplication, guerre, angoisse, folie » (49).
Quand voit-on cesser l'imploration parce qu'on lui a prouvé que son objet n'est
rien? Elle désespère. Mais qui mieux qu'Athéos, encore, a la mesure du
désespoir? «Mon désespoir n'est rien, mais celui de Dieu! (.) Nous reculons,
de possible en possible, en nous tout recommence et n'est jamais joué, mais en
Dieu dans ce saut de l'être qu'Il est, dans son une fois pour toutes ?
Nul n'irait au bout de la supplication sans se placer dans la solitude épuisante
de Dieu» (48).
Il faudrait aller « au bout» de la supplication ? Et pourquoi ? Parce que sinon,
c'est « le péché inexpiable » « se faire le complice de l'inertie ». La « déchéance »,
la « désertion ». Qui ne s'avance pas, « dépouillé de leurre et de crainte (.) si loin
1. Les chiffres entre parenthèses renvoient à Georges Bataille, à L'Expérience intérieure (1943 et
1954), Gallimard, coll. « Tel », 1992.
L'INACHÈVEMENT
qu'on ne puisse concevoir une possibilité d'aller plus loin », celui-là « concourt à
donner à l'homme un destin méprisable» (52).
Désir de désirer quand même, bien sûr, mais volonté de concevoir l'absence
jusqu'à la limite du concevable, là où l'intelligence se rétracte.
Eh bien, n'avons-nous pas dans nos répertoires culturels ce qu'il faut pour
que l'entendement confesse sa banqueroute? Inutile d'inventorier l'archive de la
démence, c'est celle du sacré, innombrable.
Reprenons avec plus d'exactitude. « Se demander devant un autre par quelle
voie apaise-t-il en lui le désir d'être tout? Sacrifice, conformisme, tricherie, poésie,
morale, snobisme, héroïsme, religion, révolte, vanité, argent? ou plusieurs voies
ensemble? ou toutes ensemble? (.) N'importe qui, sournoisement, voulant éviter
de souffrir se confond avec le tout de l'univers, juge de chaque chose comme s'il
l'était, de la même façon qu'il imagine, au fond, ne jamais mourir. Ces illusions
nuageuses, nous les recevons avec la vie comme un narcotique nécessaire à la
supporter. Mais qu'en est-il de nous quand, désintoxiqués, nous apprenons ce que
nous sommes? perdus entre des bavards, dans une nuit où nous ne pouvons que
haïr l'apparence de lumière qui vient des bavardages. La souffrance s'avouant du
désintoxiqué est l'objet de ce livre» (10).
Aveu est peu dire. Que tout soit perdu, il faut que la pensée s'exerce à cette
panique « Ne plus se vouloir tout est tout mettre en cause » (10). De l'inachèvement
absolu, de la violence du Qu'importe? qui résultent de l'anéantissement du Tout,
on ne prend pas la mesure par la folie ordinaire. (Pour quoi, par exemple, Bataille
écarta Breton.) L'intellect est requis au constat de l'inintelligible, le corps convoqué
à l'épreuve de son excession, l'âme pliée de force à l'animalité inane.
Suicide? Mais non, c'est renâcler à la tâche. « Mourir de ne pas mourir »,
plutôt.
« Dieu qui vois mes efforts, donne-moi la nuit de tes yeux d'aveugle » (53).
Dieu mort, c'est l'indistinction. Rien ne touche à son achèvement, ni même ne
l'envisage. C'est cela que la pensée doit envisager et toucher, sous peine d'infamie.
action n'est-elle pas trop grande pour nous? Ne sommes-nous pas tenus de devenir
nous-mêmes des dieux, afin d'en paraître dignes?» (176).
Devenir nous-mêmes des dieux, le programme est équivoque. Des dieux tout
court, ou des dieux morts assassinés ? Dieux tout court, très facile, nous le sommes
devenus. Je veux dire nous les membres du G7. Tranquilles athées, « satisfaits
d'un monde achevé sans Dieu », nous jouissons de notre développement et en
exerçons la convoitise sur le monde économie sans perte. On n'y demande aucun
sacrifice, sauf rentable. Le sacrifice est aussi désuet que Dieu, mort avec lui. Nous
pouvons nous croire tout.
Bataille lit autrement le sacrifice de Dieu « Le sacrificateur lui-même est
touché par le coup qu'il frappe, il succombe et se perd avec sa victime» (176) Les
bonnes âmes, libres-penseurs et entrepreneurs libres, s'assurent que c'est fini,
s'assurent de la sécurité que Cela est achevé, son meurtre aussi, tournent la page
(l'histoire est un livre), passent au chapitre des achievements sécularisés.
Mais le dernier sacrifice qui achève l'Un-Tout, qui achève aussi l'autorité de
sacrifier (c'était en son nom), répand comme une épidémie (réveille l'endémie) du
non-Un, du non-Tout, « l'angoisse devant un monde inachevé, inachevable, à jamais
inintelligible » (176).
Il est de la vérité de ne pas se laisser dévoyer, not to have itself purloined. Elle
insiste, c'est sa probité, celle de l'angoisse. Une honnête philosophie de l'absurde,
la sagesse des nations (« on n'en finit jamais ») n'avèrent pas l'inachèvement galopant,
elles le dérobent. Comme à la vérité du Tout, il fallait le travail de l'Erfahrung
hégélienne, de même à celle du non-Tout Bataille consacre le supplice de
l'« expérience ».
Mégalomanie? Si c'est une paranoïa (désignation burlesque en l'occurrence),
elle est plutôt micromaniaque. Le paysan qui écrase de sa grosse semelle les terrils
de taupe dans son potager, il ne sait pas qu'il sacrifie. « Je préfère me tenir à la
petite aveugle qui, dans le drame, a le rôle majeur, celui d'agent du sacri-
fice» (177).
La vieille taupe, Marx se trompait sans doute en la félicitant. Il comptait sur
un succès. Kafka était plus probe éperdue dans son terrier jamais achevé, la nuit
l'angoisse. C'est sa dignité. C'est l'indignité du préfixe « sur- ». Si nous avons tué
le Tout, alors nous sommes tués avec. Et rien n'est au-dessus, sur-réalité ou sur-
vie. « Dieu reste mort. » L'achevé sacrifié, reste l'inachevé. Quelle expérience peut
l'avérer, au lieu de l'oublier ou de le subir?
Une chose n'est pas sujette à doute dans la manière de Bataille la vérité
s'expie. Coûte cher, c'est peu dire, c'est parler en banquier. Est hors de prix. Si
bien que, Dieu-est-mort signifierait-il fin du sacrifice, plus rien à sacrifier, liberté
chérie, éprouver cette fin en vérité exigerait encore expiation. L'« expérience» de
Bataille est le sacrifice dû à la vérité de la désuétude moderne (on comprend qu'ici
L'INACHÈVEMENT
Elle n'est pas autorisée. L'expérience intérieure est l'autorité, répond Blanchot
à l'angoisse de Bataille. C'est pourquoi elle doit s'expier, ajoute-t-il. Comme la
littérature.
Revenons au point de l'intelligence. L'expérience de l'inachèvement doit être
menée en toute lucidité. Or ce « doit », ce « mener », ce « tout » de la clairvoyance
(dans la nuit) en appellent à un but. On projette donc encore, on projette de ne
pas projeter? Ruse fameuse de la raison, refaire de l'achèvement à venir avec
l'inachèvement, domestiquer la souveraineté. Le logos, raison et volonté, croient en
Dieu, exigent qu'il soit servi, moyennent les choses à sa fin, monnaient à son
compte. Mort ou vif, quelle différence? Dieu a toujours été les deux.
« La pensée (à cause de ce qu'elle a au fond d'elle), il faut l'enterrer vive. Je
la publie la sachant d'avance méconnue, devant l'être » (179). (Aurai-je le temps
d'un mot, pour finir, sur la publication de l'expérience?)
Même la pensée de l'éternel retour, vous pouvez l'enterrer, celle dont Nietzsche
eut l'extase aux bords du lac de Silvaplana. « Il pleura trop c'étaient des larmes
de jubilation » (177). Je pleure aussi à m'imaginer auprès de son rocher. N'empêche
que l'idée d'éternel retour, je n'y trouve « rien qui puisse m'émouvoir », « elle laisse
la meilleure volonté indifférente » (ibid.). Vous pensez le temps selon une hypothèse
circulaire? pourquoi pas, « rien n'est changé» (178). (Le Cercle vicieux de Klossowski
rendra l'éternel retour à l'intensité singulière, à la souveraineté de Bataille.)
Le cercle de la raison hégélienne paraît plus redoutable à l'expérience de
l'inachèvement. Il peut en être la figure parfaite, ligne n'ayant ni terme ni origine
et dont chaque point n'est qu'évanescence. Car la dérivée d'un instant ponctuel
est incluse dans la détermination de celui-ci. Déterminer l'instant, c'est le supprimer
C'EST-A-DIRE LE SUPPLICE
comme terme, aux deux sens. N'est-ce pas, ce devenir, le paradigme de l'inachè-
vement ? Et l'Erfahrung hégélienne, modèle du différer absolu, n'est-elle pas déjà
et à suffisance, l'expérience du Dieu-est-mort? Même le sacrifice y est, et le
sacrifice du sacrifice.
N'empêche, se dit Bataille, que c'est bouclé premier tour, la réalité, pour
soi; second tour, la conscience de la réalité, en soi pour nous. Qui, nous? la
communauté philosophale, dont c'est le vieux job de légitimer ce qui est. Le
philosophe se fait Knecht pour passer Meister. Cela s'appelle travail, Kojève l'a
appris à Bataille, travail du négatif. Mais ça, se dit le déicide, je reconnais, c'est le
travail de Jésus, la passion, la rémission. Mais Dieu-est-mort ne veut pas dire la
crucifixion, il veut dire qu'on n'a plus besoin de rémission ni de s'excuser ou de
se faire excuser par son fils devant aucun père.
Ce qu'il en est de la réalité, je le sais. Le philosophe-prêtre, Hegel par
excellence, m'explique que mon savoir est méprise, et que voici la nécessité vraie
de ce qu'il en est. Alors le déicide demande « Pourquoi faut-il qu'il y ait ce que
je sais ? Pourquoi est-ce une nécessité? (.) Le savoir absolu, circulaire est non-
savoir définitif, À supposer en effet que j'y parvienne, je sais que je ne saurais
maintenant rien de plus que je ne sais» (128, 127).
Philosophie morte aussi, avec Dieu. Avec toute légitimation. On lui oppose
ici un savoir obtus, d'une taupe, d'un relapse, aveugle aux lumières qu'il a connues.
Quel savoir?
Que l'existence est irréductible à la connaissance. Qu'elle ne se déduit pas.
On aura beau la pardonner, elle est impardonnable. Tache aveugle dans l'enten-
dement. La taupe qui fait la nique à la chouette. (Même pas la chouette n'a pas
vu la taupe.) Sa tache aveugle, l'œil de l'esprit peut l'ignorer tant qu'il s'agite à
mettre en acte son discernement. Mais avec Dieu-est-mort, il ne s'agit justement
plus de faire dire à l'existence ce qu'elle est (et pourquoi). Mais qu'elle soit,
simplement, quelle qu'elle soit, qu'il y ait de l'être, comme on disait, cela, ce n'est
peut-être pas un savoir, ou bien c'est le seul vrai, en tout cas étonnement, et
angoisse si l'on est désintoxiqué. Un vrai non-savoir, où l'entendement bute. Qui
n'est pas sans rapport avec le Dasein heideggerien mais à sa différence ne s'obtient
« qu'après toutes les réponses concevables, aberrantes ou non» que la pensée donne
à la question de l'existence. L'angoisse et même l'extase de l'existant expriment le
fait ontologique de sa déréliction. Elles ne prennent valeur qu'à résulter du sacrifice
des raisons que l'on confère à l'existence. Tout ce que l'esprit peut construire pour
légitimer celle-ci doit être méthodiquement déconstruit.
De là le paradoxe « L'expérience intérieure est conduite par la raison
discursive. La raison seule a le pouvoir de défaire son ouvrage, de jeter bas ce
qu'elle édifiait (.). L'exaltation naturelle ou l'ivresse ont la vertu des feux de
paille. Nous n'atteignons pas, sans l'appui de la raison, la sombre incandes-
L'INACHÈVEMENT
cence » (60). Déconstruction, non pas destruction. Comme chez Denys l'Aréopa-
gite, théologie négative après la positive.
L'inachèvement doit être parfait autant que doit l'être l'achèvement.
Il peut arriver qu'on perde la notion des choses, de soi, des distinctions. Qu'on
éprouve un sentiment immédiat de l'être dans son absence, lieux perdus, temps
perdus. Une véranda, beau soir d'été « ruissellement vaporeux », félicité indéter-
minée (130-131). Ou bien, le bonheur « incomplet », nostalgique que les trois arbres,
dans Les jeunes Filles procurent à Marcel sur la route de Balbec, comme un
rendez-vous manqué avec l'existence nue (165 et sq.).
Faux-semblants, ces extases, béates et angoissées. Le Je y trouve son compte,
à ces assoupissements de rencontre, il s'en souviendra (il écrira Le Temps retrouvé,
la Cinquième Promenade). (Et L'Expérience intérieure. On y reviendra.) Ces
expériences recèlent, réservent « l'absurde ruée de l'ipse voulant devenir le tout ».
Elles préparent la possession de l'expérience par le savoir; l'expérience de la
dépossession fait office de moment dans le procès d'appropriation du tout par la
pensée. L'inachèvement est surmonté dans sa stupidité, dès lors simple prix à payer
pour que la connaissance soit totale. La blessure du déicide n'attend pas longtemps
sa cicatrisation pour raison dialectique.
L'extase mystique souffre d'une déficience analogue. Le ravissement n'ouvre
pas une fenêtre sur la mort, il fait miroir au Je (68-69). Plus grave reste la menace
endémique que fait peser sur l'expérience intérieure le principe même de son
projet. Le projet est inscrit dans le discours comme sa finalité si l'inachèvement
est voulu comme expérience, celle-ci n'acquiert-elle pas le statut d'un achèvement?
Même transitoire, surtout transitoire, la voici hantée déjà par la dialectique
discursive.
Menace bénigne, riposte Bataille, l'expérience est souveraine, c'est elle qui fait
servir le discours à sa parfaite désautorisation. Lui impose le sans-fin comme sa
fin. Le concept ici ne fait qu'introduire à la nuit. Une fois touchée l'éblouissante
cécité, le Knecht s'éclipse (69).
horreur, d'une bête aveugle dans le souterrain, qui n'est jamais le sien. Va-et-vient
qui se heurte aux parois inconnues. Souveraine bassesse.
Le bout n'est pas non plus la figure et le geste du « bout» du Tout-savoir
qu'est le cercle l'alpha et l'oméga confondus. L'expérience intérieure trouve son
bout dans une ellipse, aux deux sens du mot. L'ellipse est la figure de la supplique
« Fais-moi voir l'insu » dans sa déception inévitable. L'insu s'éclipse tu veux encore
savoir, misérable! Alors l'œil aveugle qui veut voir dans la nuit est renvoyé à sa
tache aveugle, « révulsé ». Et ça recommence.
L'inachèvement comme expérience, c'est l'histoire de l'œil. De quoi rire.
Pour voir ce qu'il ne peut pas voir (le champ absent comporté par sa tache
aveugle), l'œil a besoin d'un objet. On ne voit que des objets. Mais un objet en
quoi se concentre l'inachèvement du monde que laisse Dieu-est-mort. Inachèvement
se dit ici souvent glissement, «l'incessant glissement du tout au néant» (137)
(Bataille ajoute « Si l'on veut, le temps. » C'est une concession le temps ne fait
pas la discrimination entre Dieu et sa mort. Au contraire il n'est que mort de
Dieu et Dieu ressuscitant.)
Il faut à l'œil un objet qui dramatise l'anéantissement sans remède. Il ne peut
manquer d'être l'image spéculaire de l'ipse, lui-même engagé dans son glissement
vers rien. Mais image vertigineuse puisque, serait-ce une compagne de luxure, une
foule riant à mourir, un Chinois écorché vif, elle fixe à la fois ce qui est là et la
nullité de ce qui est là. Le point est la plus simple, la plus minime de ces figures
inconsistantes objet spatial sans dimension. Comme « le silence est un mot qui
n'est pas un mot et le souffle un objet qui n'est pas un objet» (29).
« Ceci reste du point, même effacé, qu'il a donné la forme optique à
l'expérience» (138).
Comment effacé ? Comme une « personne », la personne que le point focalise
sur lui mon semblable, ma semblable quand, foudroyée par la jouissance,
l'épouvante, le fou rire, où s'éprouve la bêtise absolue d'exister, cette personne
« rayonne des bras, crie, se met en flammes» (137).
L'expérience de l'inachèvement a besoin du « cadre optique » formé par l'œil
qui veut voir à tout prix (celui de son sacrifice) et de ce point, pur être-là irrelatif,
qui va se consumer en rien. Figure de la dissipation, non-sens sensible et sensuel.
Sans cet objet en voie d'abjection, sans son éclipse et l'instant d'extase qu'elle
procure, l'expérience de la nuit serait celle d'un endormissement, doux état
hypnagogique où la dureté du Dieu-est-mort s'assoupit. (Nihilisme passif, disait
Nietzsche.)
L'objet s'éclipse, les repères, le monde, et moi s'enflamment et crient. « Seules
les jambes qui tenaient debout (.) gardaient un lien avec celui que j'avais été le
reste était jaillissement enflammé, excédant, libre même de sa propre convul-
sion(148).
Cette flamme, note-t-il le lendemain, « ne se connaît pas elle-même, elle est
L'INACHÈVEMENT
absorbée dans son propre inconnu (.). Sans cette soif de non-savoir, elle cesserait
aussitôt. La flamme est Dieu, mais abîmé dans la négation de soi-même » (148).
L'achèvement de l'inachèvement est consomption. De toi, l'objet, devenu point
focal, et de moi le sujet, réduit à un œil-loupe. Il s'agit de faire brûler les restes
du Dieu sacrifié, c'est-à-dire les existences insensées. Le bout de la nuit, c'est la
nuit embrasée. Obscénité des femmes, brûlure des mictions, inflammation pas de
point de fusion, mais la fusion du point, et du regard qui pointe. Car le dispositif
optique flambe aussi. L'œil se révulse, que le valet discoureur et penseur avait
prêté à la volonté d'expérience. Il s'« exorbite » (145). Et l'œil, l'œuf, la glande,
éjectés, viennent se faire absorber par toutes les embouchures des femmes.
Je ne dis pas que l'existence dénudée après que Dieu est mort exige pour
s'éprouver dans son inachèvement la castration des organes du savoir et la furie
des ventres. Ni que la Chose, toujours inachevée, déchaîne son appétit dévorant
sur les orphelins parricides.
Bataille, quant à lui, quand il revêt son smoking de penseur, tout en le
désavouant, allègue l'animalité. Il rêve sous ce mot d'immanence absolue « L'animal
est dans le monde comme de l'eau à l'intérieur de l'eau 1.» Quand un animal en
mange un autre, c'est comme une vague, dans le continuum de la communication
archaïque, qui un instant recouvre une autre vague.
La mer inachevée. La dévoration du distinct par les flammes et par les
ménades, a-t-elle son idéal dans le repas tranquille que la mer animale fait d'elle-
même ? Son horizon plutôt, une ligne de fusion à quoi l'expérience intérieure reste
asymptote. La mer ignore le sacrifice, son innocence n'est pas coupable.
L'exorbitation, il faudra en recommencer l'épreuve le dispositif optique
nécessaire à la mise à feu, comme une loupe, en répéter l'exercice. L'expérience
n'achève l'inachèvement qu'en s'inachevant. Le point et l'œil sont les foyers d'une
ellipse, l'expérience les fait basculer sans reste au néant. Seul le désir reste, de
répéter. L'ellipse devient la matrice d'une pulsation, culbute récurrente. L'anus au
ciel, par intermittence.
JEAN-FRANÇOIS LYOTARD
Georges Didi-Huberman
LE TRAVAIL D'INACHEVER,
OU L'ANTHROPOMORPHISME DÉCHIRÉ
SELON GEORGES BATAILLE
1. G. Bataille, « Figure humaine », Documents, 1929, n° 4, pp. 194-201. Les articles de Bataille pour
Documents ont été réunis dans les Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1970-1988, I, pp. 159-274. Mon
propos étant articulé sur le travail de montage figuratif qui accompagne, prolonge et quelquefois précède
les textes eux-mêmes, je préfère me référer à la réédition en fac-similé, présentée par D. Hollier,
Documents, Paris, J.-M. Place, 1991.
2. ID., « Le gros orteil », ibid., 1929, n° 6, pp. 297-302.
L'INACHÈVEMENT
d'ailleurs devant ces orteils comme face à face, pour la simple raison que la taille
du cliché est, en gros si j'ose dire celle d'un visage humain. C'est comme si
l'image avait été pensée de façon à exhiber cet autre du visage qui pourtant nous
regarde, et pour cela nous fait écarquiller les yeux comme un petit poisson devant
un gros, comme si nous allions être dévorés.
Une telle association n'est ni gratuite ni simplement « littéraire ». Elle dit avec
précision ce sur quoi Bataille conclut son propre article, et même reprendra dans
bien d'autres textes postérieurs. Elle énonce les fondements théoriques d'une
certaine conception de l'efficacité imaginaire. Elle se trouve d'autre part, histori-
quement, étayée par plusieurs éléments significatifs avec lesquels elle doit être mise
en relation. Nommons-en quelques-uns. Le premier est un témoignage de Michel
Leiris, signalant que les photographies de Boiffard reproduisaient « des gros orteils
amis'», comme si cette « galerie d'orteils » deux masculins et un féminin
relevait encore du genre « portrait de groupe », selon une sorte de renversement,
ou de nouvelle mauvaise blague adressée aux fameux portraits du groupe d'André
Breton 2. Le second élément est une photographie contemporaine d'Eli Lotar et
de Jean Painlevé (tous deux collaborateurs de la revue Documents), photographie
qui, selon un dispositif absolument similaire à celui du « Gros orteil» de Boiffard,
représentait une pince de homard s'avançant, en très gros plan, vers le spectateur3
(fig. 3). Le sens prédateur de l'image elle-même ne faisait plus ici aucun doute
« pied» et « gueule» menaçante tout à la fois, la pince du homard parvenait à
réunir en tant justement que lieu animal les deux éléments de la polarité
humaine suggérée par Bataille dans son article. Boiffard lui-même, dans le cadre
de Documents, devait utiliser le même genre de gros plan pour illustrer, et de façon
fort significative, l'article de Bataille sur la « Bouche », article qui, dans son contenu,
reprend exactement les mêmes polarités humaines (noble/ignoble, haut/bas) et la
même mise en avant de l'organicité animale (cette « proue des animaux» dont
Bataille parle si bien)4 (fig. 4).
Le résultat esthétique de cette opération était de produire un gros plan qui ne
fût pas un détail plutôt quelque chose qui valait pour le tout et, plus encore, qui
se rendait capable d'absorber le tout, de le dévorer, et d'exister par soi-même, fût-
ce monstrueusement; comme si un gros orteil, une bouche ouverte, parvenaient à
s'imposer en tant que formes, voire en tant que faits menaçants à part entière. Non
seulement Bataille et Boiffard rejoignaient ici une donnée essentielle de l'esthétique
contemporaine en particulier l'esthétique cinématographique d'Eisenstein5
le gros plan qui ne serait pas un « détail », cf. parmi bien d'autres textes S.M. Eisenstein, Mémoires
(1946), trad. J. Aumont, M. Bokanowski et C. Ibrahimoff, Paris, Julliard, 1989, p. 195 (sur la « conception
du rôle du gros plan, non plus comme détail informatif, mais comme élément susceptible d'éveiller
dans la conscience et les sentiments du spectateur l'idée d'un tout »).
1. « On reconnaît le lion à sa griffe », ou « C'est à partir de l'ongle que l'on peut déduire le lion
tout entier ». L'adage servit autant à une théorie du détail (la partie se déduit du tout) qu'à une théorie
du style individuel (on reconnaît à certains traits la main du grand artiste).
2. G. Bataille, « Le gros orteil », Documents, 1929, n° 6, p. 300 « La pudeur du pied s'est développée
excessivement au cours des temps modernes et n'a guère disparu qu'au xixe siècle. M. Salomon Reinach
a longuement exposé ce développement dans l'article intitulé Pieds pudiques, insistant sur le rôle de
l'Espagne, où les pieds des femmes ont été l'objet de l'inquiétude la plus angoissée et ainsi la cause de
crimes. Le simple fait de laisser voir le pied chaussé dépassant la jupe était regardé comme indécent.
En aucun cas il n'était possible de toucher le pied d'une femme, cette privauté étant, à une exception
près, plus grave qu'aucune autre. Bien entendu, le pied de la reine était l'objet de la prohibition la plus
terrifiée. Ainsi, d'après Mme d'Aulnoy, le comte de Villamediana étant amoureux de la reine Élisabeth
imagina d'allumer un incendie pour avoir le plaisir de l'emporter dans ses bras Toute la maison qui
valait cent mille écus fut presque brûlée, mais il s'en trouva consolé lorsque profitant d'une occasion
si favorable il prit la souveraine dans ses bras, et l'emporta dans un petit escalier. Il lui déroba là
quelques faveurs et ce qu'on remarqua beaucoup en ce pays-ci, il toucha même à son pied. Un petit page
vit cela, rapporta la chose au roi et celui-ci se vengea en tuant le comte d'un coup de pistolet. »
3. ID., ibid., p. 297.
1-2. J.-A. Boiffard, Gros orteil, sujet masculin, 30 ans.
Article «Le gros orteil», Documents,
1929, n° 6, p. 298-299 (hauteur 21 cm).
6. J.-A. Boiffard, Statue de Louis XIV, par Coysevox (place des Victoires).
Article « Pygmalion et le sphinx », Documents, 1930, n° 1, p. 40.
sûr « juger» de son faciès ou de sa beauté. Visage si proche qu'il rendait tout
portrait impossible (fig. 4).
En réalité, les choix figuraux de ce genre de « documents » (lumière, cadrage,
mouvement, profondeur de champ, etc.) étaient tous orientés vers une efficacité
d'effraction introduite contre tout jugement de goût, et même contre tout commerce
normal, contre toute « entente» iconographique, avec le monde visible en général.
Le fragment organique était là tellement grossi, tellement hors proportion, qu'il se
défigurait lui-même, et empêchait l'imagination du tout dont il s'arrachait. Il se
rapprochait tellement qu'il empêchait toute mise en perspective, touchait l'œil,
dévorait le regard et comme « document », comme « réel », comme image de
dislocation produisait pour finir une image capable de transgresser l'image, je veux
dire capable de transgresser ou de déborder l'imagination elle-même (l'imagination
surréaliste, en particulier). Comment ne pas songer, devant cette bouche photogra-
phiée par Boiffard devant cette « proue » animale, devant cette langue que l'on
croit d'abord discerner, mais qui, fixement regardée, empêche toute claire locali-
sation, devant ces marques blanches, ces taches explosives suggérant lumière, salive
ou sperme, devant ce mélange extraordinaire de fixité et de dynamisme dans
l'image comment ne pas songer à la vision traumatisante du tréfonds du visage,
qui fait l'ombilic du fameux rêve freudien de « l'injection d'Irma », et au sujet
duquel, significativement, Lacan n'a rien trouvé de mieux que d'en appeler à
l'informe bataillien lui-même?
« Cela va très loin. Ayant obtenu que la patiente ouvre la bouche [.], ce qu'il
voit au fond, ces cornets du nez recouverts d'une membrane blanchâtre, c'est un
spectacle affreux. Il y a à cette bouche toutes les significations d'équivalence, toutes
les condensations que vous voudrez. Tout se mêle et s'associe dans cette image, de
la bouche à l'organe sexuel féminin, en passant par le nez [.].Il y a là une
horrible découverte, celle de la chair qu'on ne voit jamais, le fond des choses,
l'envers de la face, du visage, les secrétats par excellence, la chair dont tout sort,
au plus profond même du mystère, la chair en tant qu'elle est souffrante, qu'elle
est informe, que sa forme par soi-même est quelque chose qui provoque l'angoisse.
Vision d'angoisse, identification d'angoisse, dernière révélation du tu es ceci Tu
es ceci, qui est le plus loin de toi, ceci qui est le plus informe. [.]Dans le rêve de
l'injection d'Irma, le sujet se décompose, s'évanouit, se dissocie en ses divers moi
[.]au-delà de toute intersubjectivité. C'est tout spécialement sur le plan imaginaire
que cet au-delà du rapport intersubjectif est atteint. Il s'agit d'un dissemblable
essentiel, qui n'est ni le supplément ni le complément du semblable, qui est l'image
même de la dislocation [.].Dans certaines conditions, ce rapport imaginaire atteint
lui-même sa propre limite »
1. J. Lacan, Le Séminaire, II. Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse
(1954-1955), Paris, Le Seuil, 1978, pp. 186, 208-210. On notera que Lacan n'explicite pas sa référence,
pourtant évidente, à l'« informebataillien.
L'INACHÈVEMENT
Le démenti de l'anthropomorphisme
1. G. Bataille, « Le gros orteil Documents, 1929, n° 6, pp. 297-302, citant p. 300 le texte étonnant
de S. Reinach, « Pieds pudiques » (1903), Cultes, mythes et religions, Paris, Leroux, 1922 (éd. revue), I,
pp. 105-110.
2. G. Bataille, « L'esprit moderne et le jeu des transpositions », Documents, 1930, n° 8, pp. 490-491.
3. Sur la dialectique du détail et du « pan » tactile, défiguratif, symptomal dans Le Chef-d'œuvre
inconnu de Balzac, cf. G. Didi-Huberman, La Peinture incarnée, Paris, Minuit, 1985, pp. 28-62, 92-115.
Sur l'esthétique classique du détail, cf. D. Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture,
Paris, Flammarion, 1992.
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE
L'article de 1929 sur « Le gros orteil» ne possède pas, bien sûr, la qualité
singulière de ce témoignage bouleversé sur le désastre et la « disparition terrifiante
de ce qui est ». Mais les deux textes ont en commun la certitude éprouvée,
mais aussi théoriquement exprimée que la vérité ne se lit pas dans les signes,
mais surgit (et se délite) dans les symptômes. La « violence négative» dont parle
1. G. Bataille, Manuscrit d'une préface inédite à Le Mort (1944?), Œuvres complètes, op. cit., IV,
pp.364-365.
L'INACHÈVEMENT
Il faut savoir qu'au-delà de l'article lui-même, Boiffard put offrir à son ami
Bataille, deux ou trois mois plus tard, l'image exacte, le « document » manquant
de ce contraste (fig. 6) un beau monument parisien, qui clôt l'illustration d'un
texte de Robert Desnos, et surtout qui sert de contre-motif direct à l'article de
Bataille sur l'« Espace », en face duquel il exhibe sa haute stature, quand l'article
lui-même ne fait qu'évoquer l'espace en termes de murs écroulés 2. Notons aussi
que la disproportion elle-même le contraste violent entre l'organe et le monument
fut, pour Bataille, l'occasion d'une critique acerbe du modèle architectural
classique, en tant qu'il correspondrait à la tentative, par excellence idéaliste, de
proportionner l'organique et le monumental. C'est pourquoi Bataille considérait
l'architecture classique comme la « physionomie officielle » des sociétés occidentales,
leur « Figure humaine» élevée au rang d'une indestructibilité « statique et domi-
nante », ainsi que d'une « ordonnance mathématique » imposée à la matière il
aura fini par nommer cela, brutalement, « la chiourme architecturale3 ».
Bataille, cf. D. Hollier, La Prise de la Concorde. Essais sur Georges Bataille, Paris, Gallimard, 1974,
pp. 29-106.
1. G. Bataille, « Espace », Documents, 1930, n° 1, p. 42; ID.,« Cheminée d'usine », ibid., 1929, n° 6,
p. 329.
2. ID., « Abattoir », ibid., 1929, n° 6, pp. 328-330. Des images de ce reportage photographique, non
publiées dans Documents, ont été exposées par A. Lionel-Marie et A. Sayag (dir.), Éli Lotar, op. cit.,
pp. 81-83.
L'INACHÈVEMENT
1. G. Bataille, «Abattoir», Documents, 1929, n° 6, p. 329, dont la première phrase est celle-ci:
« L'abattoir relève de la religion en ce sens que des temples des époques reculées (sans parler de nos
jours de ceux des hindous) étaient à double usage, servant en même temps aux implorations et aux
tueries. »
2. ID., « L'art, exercice de cruauté » (1949), Œuvres complètes, op. cit., XI, pp. 480-486. Cet article
fut écrit, notons-le en passant, pour ces « tailleurs de corps » par excellence que sont les médecins
(première publication Médecine de France, 1949, n° 4, pp. 21-27, où le texte était abondamment illustré).
3. ID., « Musée », Documents, 1930, n° 5, p. 300 « D'après la Grande Encyclopédie, le premier musée
au sens moderne du mot (c'est-à-dire la première collection publique) aurait été fondé le 27 juillet 1793
en France par la Convention. L'origine du musée moderne serait donc liée au développement de la
guillotine. »
4. Documents, 1929, n° 6, p. 344. Ce film fera l'objet d'un compte-rendu dans le numéro suivant:
M. Leiris, « Fox Movietone Follies of 1929 », Documents, 1929, n° 7, p. 388.
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE
d'une cruauté que Bataille, dans un texte inédit de cette époque, explicitait si
parfaitement qu'on retire presque, à le lire, l'impression qu'il aurait pu prolonger
en le disproportionnant, bien sûr le texte sur l'« Abattoir » dans ce que Bataille
appelle « L'Usine à Folies », l'usine de nos spectacles quotidiens (comme l'abattoir
serait l'usine de nos repas quotidiens), il n'y a certes que des rideaux de scène ou
des trucs de magiciens pour couper les corps en morceaux; mais le point commun
réside peut-être dans ce mot « étalage », que Bataille emploie tout près des mots
« crudité et « criant », comme pour faire se ressembler, l'espace d'un ou de deux
mots, l'étalage spectaculaire avec l'étal des bouchers, comme pour décliner, sur
deux modes antithétiques, l'expression bien française tour à tour grivoise et
terrifiante de chair fraîche.
1. G. Bataille, « L'Usine à Folies aux Folies-Bergère » (1929), ŒMWM complètes, op. cit., II, p. 120.
Le texte était, sans aucun doute possible, destiné à Documents, et peut-être au numéro qui nous intéresse
ici.
2. R. Queneau, « What a Life! », Documents, 1930, n° S, pp. 283-285.
L'INACHÈVEMENT
« Les sacrifices à la déesse atteignent dans ce seul temple [de Calcutta] de cent
cinquante à deux cents chevaux par jour. Les animaux sont décapités d'un seul
coup de coutelas par les prêtres. Le sang ruisselle sur les dalles, raconte Katherine
Mayo, les tambours et les gongs devant la déesse éclatent frénétiquement. Kâlî!
Kâlî! Kâlît, crient à la fois tous les prêtres et les suppliants, dont quelques-uns se
jettent la face contre terre sur le pavé du temple. Une femme s'est précipitée en
avant et jetée à quatre pattes pour laper le sang avec sa langue. Une demi-douzaine
de chiens pelés et galeux, horriblement défigurés par des maladies sans nom,
plongent leurs museaux avides dans la mare de sang qui s'allonge.
Dans le Népal, les orgies de sang sont d'ailleurs incomparablement plus horribles
que dans la péninsule. Au début du xixe siècle, on immolait encore deux hommes
de haut rang tous les douze ans on les enivrait, on leur tranchait la tête, on
dirigeait le jet de sang sur les idoles. Aujourd'hui on égorge encore en grand
nombre des bûmes dont le sacrifice est, selon Sylvain Lévi, un cauchemar
inoubliable [.]. 1.
Kâlî est la déesse de l'épouvante, de la destruction, de la nuit et du chaos. Elle
est la patronne du choléra, des cimetières, des voleurs et des prostituées. Elle est
représentée ornée d'un collier de têtes humaines coupées, sa ceinture est faite
d'une frange d'avant-bras humains. Elle danse sur le cadavre de Civa son époux,
et sa langue, d'où le sang du géant qu'elle vient de décapiter dégoutte, est
complètement tirée hors de la bouche [.].La légende rapporte que sa joie d'avoir
combattu et vaincu les géants la porta à un tel degré d'exaltation que sa danse fit
trembler et osciller la terre »
« Mais quelles raisons avons-nous d'être séduits par la chose même qui pour nous
signifie, d'une façon fondamentale, un dommage, qui même a le pouvoir d'évoquer
la perte plus entière que nous subirons dans la mort 2? »
Ce dommage, cette perte, nous pouvons, fût-ce à titre d'hypothèse, les nommer
génériquement « symptôme » un symptôme dans l'anthropomorphisme. Il est
hautement significatif que, dans le tout premier texte de Bataille écrit pour
Documents, le mot symptôme ait fait son apparition pour qualifier, presque
ontologiquement, cette configuration spécifique des rapports entre les formes que
nous nommons le style. Le style, écrivait donc Bataille, doit être tenu, non pour
une affaire d'élégance ou de pure et simple histoire de l'art, mais pour « le
symptôme d'un état de choses essentiel3 ». Un « état de choses essentiel » une
« chose de l'être » visuellement manifestée, selon Bataille, dans la mise en catastrophe
des « formes académiques par les « formes démentes », dans l'« extravagance
positive » d'une « succession d'images violentes » nommée tour à tour déjà
dislocation ou altération de la « Figure humaine 4 »
« Que s'il faut donner une valeur objective aux deux termes ainsi opposés [formes
académiques et formes disloquées], la nature, procédant constamment en opposition
violente par rapport à l'un d'entre eux, devrait être représentée en constante révolte
1. Io., « La pratique de la joie devant la mort » (1939), Œ~w~ complètes, op. cit., I, p. 554.
2. In., « L'art, exercice de cruauté » (1949), Œ~WM complètes, op. cit., XI, p. 483. Il faut se souvenir
que saint Augustin avait posé la même question exactement à propos du même genre de rapport
(spectacle-tuerie), c'est-à-dire à propos des jeux du cirque. Cf. Augustin, Les Confessions, VI, 7, 11-13,
trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, ŒMM-M, XIII, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, pp. 541-547.
3. G. Bataille, « Le cheval académique Documents, 1929, n° 1, p. 27.
4. Io., ibid., pp. 27-30.
L'INACHÈ VEMENT
contre elle-même tantôt l'effroi de ce qui est informe et indécis aboutissant aux
précisions de l'animal humain [.]; tantôt, dans un tumulte profond, les formes les
plus baroques et les plus écœurantes se succédant. Tous les renversements qui
paraissent appartenir en propre à la vie humaine ne seraient qu'un des aspects de
cette révolte alternée, oscillation rigoureuse se soulevant avec des mouvements de
colère et, si l'on envisage arbitraitement en un temps réduit des successions de
révolutions qui ont duré sans fin, battant et écumant comme une vague dans un
jour d'orage.
Sans doute il est difficile de suivre le sens de ces oscillations à travers les avatars
historiques. [.]Mais les altérations des formes plastiques représentent souvent le
principal symptôme des grands r~M~r.M~MMM»w
Bataille, certes, n'a pas fait un sort exclusif encore moins une théorie
explicite à ce mot de symptôme. Il dit « symptôme », mais il dit bien d'autres
choses encore il dit « extravagance positiveou « exaspération des formes; il dit
« métamorphose « va-et-vient » ou « répercussion il dit encore « altération
« écart ou « décomposition il dira plus tard « chance », « malheur » ou « mal
« excès » ou « expérience », « transgressionou « dépense improductive De telles
formulations ne sont pas strictement équivalentes, bien sûr; mais elles désignent
toutes, me semble-t-il, une économie symptomale des formes à laquelle l'esthétique
bataillienne se sera vouée entièrement 2. Telle est donc la torsion interne que
Bataille, une fois son hypothèse posée, fait subir à l'idée même de dialectique des
formes dire symptôme, en ce contexte, c'est dire, d'abord, l'impossibilité ou
l'embrasement destructeur, selon une image proposée à la même époque par
Eisenstein de la synthèse dans le processus dialectique.
Il est fort significatif, à ce titre, que Bataille fasse presque toujours transiter,
chez son lecteur, la compréhension traditionnelle du symptôme « phénomène
insolite dans la constitution matérielle des organes ou dans les fonctions, qui se
trouve lié à l'existence d'une maladie, et que l'on peut constater pendant la vie
des malades », selon la définition de Littré vers une compréhension essentiellement
dialectique, qui en fait le passage obligé l'insolite obligé ou l'anormal obligé,
pourrait-on dire de toute relation, de toute « communication de toute forme
donnée. Dans l'article sur « Le gros orteil », par exemple, le symptôme apparaît,
on l'a vu, sous l'espèce la plus triviale et la plus inoffensive qui soit, celle des cors
aux pieds qui arrêtent l'esthète idéaliste dans son élan admiratif pour les choses
élevées, et lui rappellent, par souffrance interposée ou imposée, « que ces pieds
1. lD.M.,p.31. Je souligne.
2. Je préfère dire symptomal, afin d'insister sur l'aspect formel, critique et « intransitif » de cette
notion, plutôt que symptomatique, qui désignerait le « contenu clinique » et la valeur « transitive » du
symptôme (symptôme telle ou telle maladie). Et je remercie Pierre Fédida de m'avoir guidé vers ce
choix terminologique.
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE
[qu'il veut ignorer] mènent, indépendamment de lui, une existence ignoble Or,
ce simple incident symptomatique prend très vite figure, dans le texte bataillien,
d'une nécessité ou d'une souveraineté souveraineté du symptomal qui s'expriment
dans un jugement très général où chacun, avec ou sans cors aux pieds, sera
désormais concerné chacun d'entre nous, en effet, aura subi à un moment ou à
un autre ce que Bataille nomme l'« œuvre d'une discorde violente des organes »,
le simple spasme du rire, ou l'« inquiétude sexuelle » à quoi se réfère, selon lui, la
« secrète épouvante causée à l'homme par son pied Le résultat de ces réflexions
d'ordre déjà psychanalytique et, en tout cas, d'ordre anthropologique, sera, on le sait,
de développer une théorie dialectique de la séduction « mouvement de va-et-
vient de l'ordure à l'idéal et de l'idéal à l'ordure » dont l'exemple final, non par
hasard, se donnera dans ce symptôme du voir qu'est l'acte d'« écarquiller les yeux,
jusqu'à en crier
Mais le meilleur exemple de cette « dialectique symptomale », le plus clair en
tout cas quant à sa forme, demeure celui par lequel s'organise toute l'argumentation
de l'article sur la « Bouche c'est ici le texte entier, dans son extrême concision,
qui fait la démonstration de ce que serait une dialectique symptomale, une
dialectique privée de synthèse. Premier temps « La bouche est le commencement
ou, si l'on veut, la proue des animaux dans les cas les plus caractéristiques, elle
est la partie la plus vivante, c'est-à-dire la plus terrifiante pour les animaux
voisins 4. » Parce qu'il donne l'amorce même de l'article, cet éloge de la bouche
« sauvage « vivanteàl'extrême et « terrifiantepour cela, fait office d'une thèse
abruptement défendue par Bataille. Le second moment, quelques lignes plus loin,
est bien entendu développé comme antithèse « Chez les hommes civilisés, la
bouche a même perdu le caractère relativement proéminent qu'elle a encore chez
les hommes sauvages Or, le troisième moment n'envisage en aucun cas
l'« élévation ou l'apaisante « réconciliation logique de cette situation contradic-
toire. Celle-ci, au contraire, se précipite et s'exaspère contact et contraste mêlés
dans quelque chose qu'il faut bien nommer le moment du symptôme, et que
Bataille aime référer aux « grandes occasions [de] la vie humaine », ces moments
décisifs, déchirants, où la réconciliation n'est justement plus possible, et vole en
éclats dans l'éclat du symptôme
1. ID. (?), « Notre-Dame-de-Liesse », ibid., 1929, n° 5, p. 282. Io., « Lieux de pèlerinage Hollywood »,
ibid., 1929, n° 5, pp. 280-282. ID., « Le Tour du monde en quatre-vingts jours », ibid., 1929, n° 5, pp. 260-
262. ID., « Kâlî », ibid., 1930, n° 6, p. 368. ID., « Abattoir », ibid., 1929, n° 6, p. 329. ID., « X marks the
spot », ibid., 1930, n°7, pp. 437-438. ID., « Les Pieds Nickelés., ibid., 1930, n°4, pp. 215-216.
2. Rappelons cette précision, donnée par Freud « Ce n'est pas le refoulement lui-même qui
produit des formations de substitut ou des symptômes, mais [que] ceux-ci [doivent se comprendre] en
tant qu'indices d'un retour du re/OM~» S. Freud, « Le refoulement(1915), Métapsychologie,
trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1968, pp. 57-58. Cf. également la formule de
Lacan « Le symptôme est ici le signifiant d'un signifié refoulé de la conscience du sujet. Symbole écrit
sur le sable de la chair. » J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 280.
3. G. Bataille, « Figure humaine », Documents, 1929, n°4, pp. 196-197.
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE
Bataille lui-même fut pourtant cet amateur de peinture qui se disait prêt à
« pousser des cris de porc devant [les] toilesde Salvador DalI 4. C'est qu'il voyait
un travail du symptôme dans le jeu des formes, à condition que ce « jeufût
« décisif » et « répercussif », comme il disait, c'est-à-dire capable d'une efficacité
d'incarnation et de conflit un « jeu lugubre » où « la dislocation des formes entraîne
celle de la pensée Voilà pourquoi Bataille ne cessa pas, dans Documents, de
rechercher ces « jeux « ou ces « dialectiquesde formes susceptibles à ses yeux
d'exprimer et de transmettre de subir et d'imposer la puissance symptomale
de l'altération décisive ces « jeux », ces « dialectiques » sans synthèse, il les trouva
dans les « destructions successives « propres à l'art dit « primitif »; il les trouva dans
l'« agitation protéique du panthéon manichéen, ainsi que dans le « sentiment
d'horreur décisifsque lui suggérait le noyé de Saint-Sever; il les trouva surtout
dans la « voie ouvertepar la peinture moderne, seule « chanced'après lui
« d'échapper aujourd'hui à la chiourme » idéaliste 6. La « peinture pourrie » de
Picasso, la « foule d'éléments décomposés chez Mirô ou encore le « merveilleux
jeu d'imageschez Masson, voilà donc qui permettait, aux yeux de Bataille, de
briser enfin la vitrine des petits pharmaciens-marchands de tableaux 7.
À travers tous ces exemples, une exigence obstinément s'est faite jour, la plus
1. Io., «Poussière », ibid., 1929, n°5, p. 278. ID., « Esthète », ibid., 1930, n°4, p. 235. ID., «Œil
Friandise cannibale », ibid., 1929, n°4, p. 216. ID., «Musées, ibid., 1930, n°5, p. 300. ID., «L'esprit
moderne et le jeu des transpositions ibid., 1930, n° 8, p. 489.
2. ID., La Littérature et le Mal (1957), Œ~f~ complètes, op. cit., IX, pp. 169-316.
3. ID., « L'esprit moderne et le jeu des transpositions », Documents, 1930, n° 8, pp. 490-491.
4. ID., « Le Jeu lugubre », ibid., 1929, n° 7, p. 372.
5. ID., ibid., p. 369.
6. ID., « L'art primitif », ibid., 1930, n°7, p. 396. ID., «Le bas matérialisme et la gnose », ibid.,
1930, n° 1, p. 4. ID., « L'Apocalypse de Saint-Sever », ibid., 1929, n° 2, p. 79. ID., « Architecture », :&
1929, n° 2, p. 117.
7. Io., « Soleil pourrie ibid., 1930, n°3, pp. 173-174. ID., «Joan Mirô peintures récentes. ibid.,
1930, n° 7, p. 399. ID., « Pascal Pia, André Masson ibid., 1930, n° 6, p. 376.
L'INACHÈVEMENT
1. ID., Sur Nietzsche. Volonté de chance (1945), ŒM~rM complètes, op. cit., VI, pp. 93-136.
2. F. Nietzsche, La Généalogie de la morale (1887), trad. I. Hildenbrand et J. Gratien, ŒM
philosophiques complètes, VII, Paris, Gallimard, 1971, pp. 294-296.
3. Abordant récemment la question d'une « structure théorique du symptôme », Pierre Fédida notait
d'emblée la stabilité (clinique) de la notion, et sa difficulté problématique à un autre niveau (métapsy-
chologique) de connaissance « La définition de ce qu'on nomme symptôme en psychopathologie peut,
aujourd'hui, à la fois être tenue pour remarquablement stable tant elle correspond à la tradition
commune d'une connivence entre manifestation d'un trouble et sa lecture par le clinicien qui l'observe
dans le discours de son savoir et, d'autre part, cette définition est rendue immédiatement problématique
si l'on prend en compte (.) la féconde difficulté de cette définition du symptôme.P. Fédida, Crise
et contre-transfert, Paris, PUF, 1992, p. 227.
4. G. Bataille, « Le cheval académique », Documents, 1929, n° 1, p. 27.
5. ID., « Le Tour du monde en quatre-vingts jours », ibid., 1929, n° 5, p. 260.
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE
vertige de ce que faire signe veut dire parce que la tâche essentielle d'un art en
général n'est autre, aux yeux de Bataille, que de « communiquer » ou de « répercuter »
la maladie, le malaise, le mal d'être.
Or, cette maladie, qui prend mille formes et nous épuise de ses mille pièges
ou crevasses, peut cependant se dire d'un seul mot, choisi par Bataille comme titre
d'un de ses textes les plus beaux, les plus extrêmes, les plus entiers et c'est le mot
coupable, justement, mot par excellence de l'inachèvement Le Coupable, texte
tout à la fois autobiographique et théorique, écrit pendant la guerre, évoque bien
sûr la figure même de son auteur, celui qui dans Documents avouait déjà que « ce
qu'on aime vraiment, on l'aime surtout dans la honte Mais Le Coupable doit
aussi s'entendre dans un sens physique et formel, théorique et processuel, comme
on dirait « l'interminable » ou « l'inachevable », par exemple. Il éclaire absolument,
me semble-t-il, toute l'activité figurale et théorique de Documents. Lorsque Bataille
coupe l'homme de son pied, lorsqu'il l'isole de son cri ou lui arrache un œil-
« friandise cannibale », il ne prétend rien d'autre, dans l'écriture comme dans la
visualité des gros plans, que restituer à la « Figure humaine », dans le temps même
où il la décompose, sa condition essentielle, d'être essentiellement coupable. Voilà
pourquoi le psychique (la culpabilité) et l'organique (la coupure) sont à ce point
indissociables chez Bataille; voilà pourquoi la « Figure humaine loin d'être
détruite par lui ou simplement niée, se voit plus exactement livrée au travail
dialectique de l'inachèvement mis en figures. Voilà pourquoi on peut, sans se
contredire, parler du caractère entier du caractère sans détour qu'occupe le
processus du coupable dans l'esthétique comme dans l'ontologie de Georges Bataille,
dans sa pratique figurale comme dans sa théorie ou dans sa paradoxale méthode
philosophique.
L'Expérience intérieure, livre écrit dans les mêmes années que Le Coupable,
énonçait déjà clairement l'essentiel: l'homme, y lisait-on, n'échappe pas au
symptôme, signe de son insuffisance, qui fait surgir en lui « une dissociation de
soi-même angoissante, une disharmonie, un désaccord définitifs3 ». « L'homme ne
peut, par aucun recours, échapper à l'insuffisance » cela veut dire que la seule
décision humaine qui vaille, le seul acte « décisif », éthique ou esthétique, est cette
volonté d'inachèvement que Bataille n'aura, en fait, jamais cessé de maintenir, fût-
1. ID., Le Coupable (1944), Œ~ffM complètes, op. cit., V, pp. 235-392 (et, plus particulièrement,
pp. 279-286, 383-387).
2. lo., « L'esprit moderne et le jeu des transpositions », Documents, 1930, n° 8, p. 490.
3. Io., L'Expérience intérieure (1934), ŒMWM complètes, op. cit., V, p. 108.
L'INACHÈ VEMENT
« À l'encontre. Ne plus se vouloir tout est tout mettre en cause. [.] Nous ne
sommes pas tout, n'avons même que deux certitudes en ce monde, celle-là et celle
de mourir. [.]Dès lors commence une expérience singulière. L'esprit se meut
dans un monde étrange où l'angoisse et l'extase se composent. [.]Ce qui caractérise
une telle expérience, qui ne procède pas d'une révélation, où rien non plus ne se
révèle, sinon l'inconnu, est qu'elle n'apporte jamais rien d'apaisant»
l.lD.MJ.,p.lO.
2. P. Janet, De l'angoisse à l'extase, Paris, Alcan, 1926-1928 (2 vol.).
3. G. Bataille, L'Expérience intérieure, op. cit., p. 15: « J'entends par expérience intérieure ce que
d'habitude on nomme expérience mystique les états d'extase, de ravissement, au moins d'émotion
méditée. Mais je songe moins à l'expérience confessionnelle, à laquelle on a dû se tenir jusqu'ici, qu'à
une expérience nue, libre d'attaches, même d'origine, à quelque confession que ce soit. C'est pourquoi
je n'aime pas le mot mystique.»
4. ID., ibid., p. 98 « L'être n'est nulle part. (.) Je vois aujourd'hui le lien essentiel de cette
maladie à ce que nous tenons pour divin la maladie est divine (.) à partir de l'angoisse
qu'introduit en nous la sensation d'inachèvement.»
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE
vement d'autrui (c'est l'espèce d'inférence triviale, voire de tautologie, que l'on
reconnaît dans une formule du type « Vous avez un symptôme, donc vous avez
une maladie »). Bataille tentait de faire du symptôme une question d'être et non
d'avoir (l'avoir et en souffrir, ne plus l'avoir et se porter mieux). Ce faisant, il
tentait de revendiquer l'attitude « souveraine » par excellence peut-être impossible,
au sens qu'il donnait à ce mot, mot de toute exigence authentique attitude qui
devait faire de l'extase une position irréligieuse, et de la maladie une épreuve non
pas subie absolument, mais susceptible, jusqu'à un certain point, de construction
esthétique une méthode formelle quant à l'inachèvement.
1. Io., Note inédite en marge du Coupable, op. cit., p. 512. Cf. également le texte intitulé « La
rosace », et repris avec d'autres dans l'édition des Écrits de Laure, par J. Peignot et le Collectif Change,
Paris, Pauvert, 1977, pp. 303-310.
LE TRAVAIL D'INACHEVER SELON GEORGES BATAILLE
lover, s'y coucher exactement comme dans le lit de la morte. L'espèce de cruelle
gaieté par laquelle Bataille avait mené, dans Documents, toute son œuvre de
décomposition de la « Figure humaine » trouve ici son destin le plus cru. « Rendre
malades » les formes canoniques de l'anthropomorphisme, cela, au fond, ne pouvait
qu'être l'œuvre de quelqu'un lui-même « rendu malade » par la décomposition de
la « Figure humaine » (celle de son propre père, en premier lieu, puis de sa mère 1).
La volonté de symptôme et le travail d'inachèvement décisions théoriques majeures
de l'esthétique bataillienne, exprimées dans cette paradoxale « dialectique des
formes » dominée par le mouvement même de l'informe n'étaient au fond que
l'accueil et la construction d'une cruauté éprouvée en chaque ressemblance humaine.
Voilà pourquoi on pourrait considérer comme un « dernier mot » de toute cette
tentative l'expression que Bataille, dans Le Coupable, revendique au-delà de la
dialectique hégélienne, qui n'est d'après lui qu'une dialectique de l'achèvement
sous l'espèce d'un anthropomorphisme déchiré
GEORGES DIDI-HUBERMAN
1. Cf. M. Surya, Georges Bataille, la mort à /'<BM~r~ Paris, Gallimard, 1992, pp. 11-49.
2. G. Bataille, Le Coupable, op. cit., p. 261.
Michel Gribinski
LE SENTIMENT CONGÉNITAL
UN OBSTACLE À LA CONSTRUCTION
Les citations en épigraphes sont de Léonard de Vinci. Je les dois, ainsi que certaines données
biographiques, à la lecture du Léonard de Vinci, Biographie de Serge Bramly, Éditions J.-C. Lattès, 1988.
1. S. Freud, « Constructions en analyse », Résultats, idées, problèmes, t. II, PUF, 1985.
2. « Jusqu'à votre n" année vous vous êtes considéré comme le possesseur unique et absolu de
votre mère; à ce moment-là, un deuxième enfant est arrivé et avec lui une forte déception. Votre mère
vous a quitté pendant quelque temps et, même après, elle ne s'est plus consacrée à vous exclusivement.
Vos sentiments envers elle sont devenus ambivalents, votre père a acquis une nouvelle signification
pour vous (« et ainsi de suite », écrit Freud).
L'INACHÈVEMENT
qui paraissent dire à chacun et à tous ce fut et c'est ainsi. De plus, comme la
généralité de nos histoires éveille ce que la théorie a de plus légendaire, Freud
choisit le « cas » oedipien, banal et sans surprise, de la désillusion amère du petit
garçon. Avec arrogance, une construction affirme notre modeste appartenance à la
loi commune de la théorie analytique et de la vie la construction en analyse n'a
rien d'aimable, et nous avons eu suffisamment de mal à admettre que Je était un
autre pour tolérer avec simplicité l'idée que tous les Je sont dans ce cas. Nous ne
voulons d'autres que nous-mêmes. Pourtant, cela ne nous empêche pas de nous
identifier à ceux qui, ne voulant, eux non plus, d'autres qu'eux-mêmes, prennent
superbement le risque de revendiquer le statut d'exception. Nous sommes tous
uniques, mais quelques-uns, choisis à cet effet, le sont plus que moi, et tous les
autres le sont beaucoup moins.
« Voici l'hiver de notre déplaisir.» Richard III s'ouvre sur le célèbre monologue
âpre où le futur roi se décrit durement il est grossièrement embouti, tronqué,
bâclé avant terme, il est à peine mi-bâti. « Voici l'hiver de notre déplaisir ce
pourrait être un glorieux été de paix, mais pour Gloucester le boiteux, pour celui
qui épie son ombre contrefaite au soleil, la saison de la vie n'est que discontent
déplaisir, et matière à grief il est unfinished, inachevé. Les chiens aboient après
sa claudication et lui-même avec eux quelle femme voudrait d'un homme inachevé?
Mais quelle femme, en ce monde où l'on respire, n'a pas retenu son souffle, émue
en vérité par l'inachèvement d'un homme des hommes? Lady Anne l'apprendra
bientôt.
Dans le texte sur « Les exceptionsoù Freud cite en allemand le monologue
de Richard 777 unfinished est traduit par verwahrlost qui ne veut pas dire inachevé,
mais laissé à l'abandon ou négligé. Et quand, un peu plus haut, Freud parle de
l'homme inachevé 2, c'est dans un tout autre sens l'homme inachevé est celui qui
n'a pas respecté la réalité nécessaire, l'urgence de la vie. Il est inachevé parce qu'il
n'a pas renoncé à l'immédiateté du principe de plaisir, il a l'inachèvement de
l'enfance et il ne les quittera, enfance et inachèvement, qu'en renonçant. Mais
certains, à qui le destin a imposé une souffrance congénitale, certains innocents
de leur peine prétendent à l'exception et refuseront de renoncer. Parmi eux, dans
une de ces listes freudiennes singulières, pêle-mêle des névrosés dont on ne peut
1. G. W, X, p. 368.
2. Der unfertige Mensch.
LE SENTIMENT CONGÉNITAL
raconter l'histoire, le peuple juif Richard III, les femmes. Les femmes, écrit
Freud dans un style shakespearien, se considèrent « raccourcies d'un morceau ».
Une femme aux manières moins sonores mais qui pas plus que Gloucester
n'aimait l'amour disait ne pouvoir se représenter son sexe autrement qu'avec le
sentiment qu'elle n'était pas finie. C'était un sentiment congénital, plus inquiet
qu'amer, qui semblait devoir offrir un refuge physique aux lacunes de la mémoire,
un sentiment délicat que son corps se terminait là sans être terminé. D'ailleurs
elle étendait gentiment sa préoccupation aux hommes eux « faisaient fouillis
c'était drôle, elle en avait des accès de rire, et cela avait quelque chose de consolant
qui recouvrait les à-côtés plus gênants de cette expression. En effet, des idées liées
au désordre et d'autres qui se rattachaient aux diverses activités de fouiller suivaient
de près l'évocation du « fouillis masculin, et ses pensées s'embrouillaient, elle
perdait le fil perdre le fil était sa représentation de la scène primitive. Cela lui
rappelait ses refus comiques et répétés d'apprendre le fonctionnement du corps. Il
n'y avait d'anatomie que féminine et imparfaite, ou masculine et mal descriptible.
Plus que l'anatomie, le mouvement servait à établir des différences le mouvement
masculin était dérisoire, tellement prévisible, dépendant d'un mécanisme rudimen-
taire. II suffisait de remonter le ressort, et ça se déroulait au mieux comme ces
programmes d'appareils ménagers à option éco, universel, délicat et au pire
comme le mouvement à la fois convenu et inquiétant des automates; du mouvement
d'homme qui vous rendait la chose encore plus éloignée ou qui, simplement,
interférait. Mais interférait avec quoi? On naissait fille, c'était comme ça, consti-
tutionnel. Était-on vraiment obligé de penser en style « Sélection du reader's digest»
qu'on devenait femme par un homme et par le mouvement de sa. patate?!
Le mot avait été trouvé par l'enfant gourmande quand elle guettait le moment
du coucher de son père et que le vêtement de nuit découvrait fugacement un bout
de la nudité paternelle. Elle pouffait oh! la patate! j'ai vu la patate! Visuellement
c'était informe à souhait, et cela confondait agréablement les intérêts liés aux
divers orifices du corps, une vraie consolation qui occupait avec toute la densité
1. «Je ne veux pas non plus traiter de l'évidente analogie entre la déformation du caractère
consécutive à un état maladif prolongé au cours de l'enfance et le comportement de peuples entiers au
passé chargé de souffrances. (« Quelques types de caractères dégagés par le travail psychanalytique
chapitre « Les exceptions », in L'Inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, Traductions nouvelles,
1985.)
Rébus musical Amo re sol la mi fa re mi ra re, où Léonard représenta « amo» par le dessin de
son sens italien un. hameçon. Freud n'en aurait pas non plus désavoué la suite la sol mi fa sol lecita,
lui seul me stimule.
L'INACHÈVEMENT
est éveillé et elle dort; maintes fois l'homme veut se servir d'elle qui s'y refuse
maintes fois elle le voudrait et l'homme le lui interdit 1 ». « La nature, écrit-il aussi,
perdrait l'espèce humainesi elle n'était sans retenue ni parures, ni beaux visages.
Léonard de Vinci est un homme inachevé idéal. D'abord parce qu'il a en
quelque sorte tout fait, ensuite parce que personne ne peut prétendre avoir le
« dernier mot »sur ce qu'il n'a jamais fini de faire. Le Souvenir d'enfance de
Léonard de Vinci est un livre qui fait rêver et lorsqu'on l'ouvre, on va à de certains
endroits, comme dans ces nuits où on a le temps, nuits de vacances qui se terminent
par des rêves que l'on reprend à plaisir pour les continuer encore un peu. Grâce
à quoi le début du rêve et celui du livre passent quelque peu inaperçus. Il est
bien possible que notre « amour des commencements » quoi de plus paradoxa-
lement complet et achevé qu'un commencement? nous épargne la peine des
débuts. Car les débuts sont en fait plutôt vexants. Sans même parler de l'inter
urinas et faeces de nos premiers instants, le début d'une pensée personnelle vient
après ou plutôt malgré des années de travail; l'analyse a été entreprise dans la
gêne d'un symptôme stupide et mesquin; la rencontre de l'aimée fut de pur hasard.
Le début du Souvenir J~M/aKC~ n'est pas souvent commenté. Les objets
habituels vous et moi de la recherche des médecins de l'âme sont, dit Freud
à la première ligne, « médiocres », ~<c/c/! veut dire débile, malingre, déficient,
et dans le langage courant, faiblard. Et quelques lignes plus bas, « nous » voici
taxés d'insuffisance. Mais quand vient un Grand de l'espèce humaine. Or, ce qui
me semble toujours insuffisant, ce n'est pas le matériel humain ordinaire, c'est la
trace des souvenirs à partir desquels nous développerons la construction en analyse.
Et d'une certaine façon, plus cette trace déficiente est insatisfaisante, incomplète,
médiocre et plus la construction qui s'impose à moi est (me semble) fournie, dense,
concrète je vois les choses comme si j'y étais. La table de la cuisine qui est au
centre de telle scène presque complètement refoulée dans l'oubli, j'en vois la patine,
l'encoche ancienne sur le pied carré, je prends contact avec le crissement un peu
irritant de la toile cirée, mon œil s'arrête sur la marque décolorée laissée par la
casserole trop chaude et en en suivant pour la dixième fois le contour, je m'étonne
de pouvoir m'absenter si simplement de la tempête d'émotions, de la rage indicible,
de la honte qui brûle les oreilles, et de pouvoir à la fois souffrir de mon drame et
mesurer son insignifiance; je cligne des yeux, c'est la tourmente, je recligne des
yeux, plus rien n'importe spécialement. Mon drame je veux dire le drame du
Freud s'est identifié à Léonard, cela a été plus d'une fois relevé; et à mesure
des recherches, on s'aperçoit à quel point sa construction est erronée Auparavant
je pensais qu'il importait peu que Léonard ne soit pas resté cinq ans avec sa mère,
mais quelques mois; je glissais rapidement sur le fait que la Anna Metterza, loin
d'être un motif rare, ait été une représentation quasi obligatoire un must à la
fin du xv** siècle; il m'était désagréable, sans plus, que la planche anatomique du
coït, si convaincante pour la construction freudienne, fût en réalité une lithographie
de 1830 par Wehrt, d'après une gravure de Bartolozzi éditée en 1812, où les deux
graveurs avaient ajouté des détails que Freud utilise. Il m'était égal de savoir que
l'imprimerie n'avait pas encore franchi les Alpes, ou que la fameuse notation il
sole non muove fût une note technique sur des jeux de lumières et non une
connaissance précopernicienne; il m'était égal que le vautour fût un milan, et la
déesse égyptienne Mout, ramenée dans les bagages d'un oiseau volage d'avant les
langues, avait évidemment donné naissance à l'appellation de la Mutter allemande.
Je crois qu'il m'eût été indifférent d'apprendre que Léonard n'avait jamais existé
6. Alienissimo
Étranger absolu ainsi se décrit Léonard menacé d'être déshérité, dans les brouillons des lettres
qu'il n'envoie pas à sa famille.
1. Dans sa préface, J.-B. Pontalis, qui relève cette belle expression de poésie muette, oppose l'analyse
par Paul Valéry de l'inachèvement chez Léonard à celle de Freud. « En soulignant chez le peintre,
écrit-il, la difficulté à terminer ses œuvres et son indifférence à leur sort, en tenant pour une infirmité
la diversité extrême de ses intérêts, et surtout en supposant un conflit (au bénéfice final de la première)
entre l'investigation scientifique et la production artistique, Freud ne s'est-il pas mépris autant sur les
L'INACHÈVEMENT
idéaux de la Renaissance que sur le génie propre de Léonard? L'exemple du cavallo de bronze pour
la statue équestre de Francesco Sforza, jamais achevé, va-t-il dans ce sens? Le cheval devait être
grandeur nature. Celui que Vinci finit par réaliser en terre glaise, dix ans après la commande, mesure
7,20 mètres de haut. Les deux années suivantes se passent en investigations, en « opérations de l'esprit »
(Valéry) pour trouver comment couler le colosse en bronze d'une seule pièce. Encore deux ans et les
moules sont prêts. Mais le bronze ne sera pas coulé. Huit ou dix ans plus tard, Léonard, qui projette
de détourner l'Arno (1503) et de relier l'Europe à l'Asie (1504) par le moyen d'un pont d'une seule
arche de 240 mètres jetée au-dessus de la Corne d'Or dont il envoie le projet à Bajazet, est interpellé
un jour qu'il passe piazza Santa Trinità, à Florence on veut son opinion sur certains vers de Dante.
Survient Michel-Ange. Léonard (pressé, courtois ou provocant?) "Voici Michel-Ange qui va vous les
expliquer. » Michel-Ange, avec colère « Explique-les toi-même, toi qui as fait le modèle d'un cheval
que tu n'as pas été capable de couler en bronze, et que, pour ta honte, tu as abandonné. Et ces idiots
de Milanais t'ont fait confiance ? » Les idéaux de la Renaissance, dans cette anecdote, n'en tiennent-ils
pas quand même aussi pour l'achèvement de l'oeuvre idéale?
1. Les réponses, dans l'ordre: les chevreaux; les animaux dont on tire le fromage; les noix, les
olives et les glands; les ânes; les arbres qui offrent leur sève à des greffes.
LE SENTIMENT CONGÉNITAL
cruels »; « Le lait sera retiré aux petits enfants « Beaucoup d'enfants seront
arrachés des bras de leur mère, avec des coups impitoyables, puis mutilés « On
verra des pères et des mères prendre bien plus soin de leurs beaux-enfants que de
leur propre fils
Mais que l'Enfant et la Mère soient encore l'un à l'autre, comme un couple
dans une lumière toute ronde, et on verra les Mages plus contraints à l'adoration
qu'abandonnés en elle, plus écrasés qu'agenouillés, Mages atterrés aux visages
tourmentés, presque effrayants, tandis qu'à l'écart, debout, regardant hors du tableau
inachevé de L'Adoration des Mages, un jeune homme qui a les traits du peintre se
détourne. Le souvenir d'enfance, noté en 1505, affirme la même volonté d'être à
part, d'être ailleurs il a pour Léonard valeur de présage, il annonce un « destin
d'exception » Meyer Schapiro y insiste ainsi que sur la forme voulue, le « motif
littéraire constant » de ce genre de « présage revendiqué à l'âge d'homme, forme
positive du destin préjudiciel antérieur de la vie. Et c'est bien d'un milan qu'il
s'agit dans la notation intitulée « L'envie(« Bestiaire du manuscrit /~), sept ou
huit ans avant la notation du souvenir des coups de queue entre les lèvres « On
dit du milan que, lorsqu'il voit dans son nid ses enfants par trop engraisser, il leur
donne des coups de bec au flanc, par envie, et les laisse sans nourriture.»
L'imagination de l'analyste s'envole aisément à cette lecture. Mais qu'est-ce qui,
chez Léonard de Vinci, ne donne pas libre cours? Et qu'est-ce qu'une investigation
intentionnelle ne pourrait ramener de ces milliers de notations (dont il voulait
faire des traités, autre projet inabouti)? À commencer par leur écriture en miroir,
naturelle congénitale qui fournit à ce gaucher un accès solitaire à soi-même.
Il y a enfin l'indifférence et la cruauté prenons garde aux « anges incarnés »
que n'aurait pas reniées Gloucester par exemple, l'accompagnement des
condamnés à mort pour dessiner des visages angoissés; la fonction activement
remplie de conseiller militaire de César Borgia; cette conversation avec un vieillard
quelques heures avant sa mort, et sa dissection immédiate pour chercher de quoi
meurt celui qui meurt de rien.
Et à mon tour, moi qui n'ai pas qualité pour m'inscrire à l'Academia vinciana
des commentateurs, et qui n'ai même jamais eu la curiosité de regarder à quoi
ressemblaient un milan et sa coda, me voici en train de disséquer ou d'« achever »
sur l'autel de la construction psycho-sexuelle celui que, plus sagement, Ralph
« Aimer, c'est parler écrit Morand dans Vingt-cinq poèmes sans oiseaux. Il
peut arriver que le sentiment congénital du patient soit hésitant, sans préjudice
visible, et qu'il laisse la place au goût du Moi pour l'apparence. Le patient peut
alors ne pas échapper à une fusion aimante et magnifique avec un grand Tout,
monde de paroles qui lui renvoie son image infiniment. S'il devient psychanalyste
à son tour, il aimera beaucoup ses propres paroles, et divisera son auditoire
certains croiront en lui comme en l'objet fétiche, tandis que de nombreux collègues
s'ennuieront en l'écoutant. Cette issue somme toute inoffensive dépend aussi du
destin du sentiment congénital de son propre analyste (destin qu'en l'occurrence
j'imagine raisonné). Il peut arriver que le patient rencontre chez son analyste une
prétention à être exceptionnel. Le sentiment congénital du patient, pour peu qu'il
soit alors légèrement inventé (par exemple pour satisfaire les besoins de l'angoisse
de castration) peut l'entraîner vers une confusion, moins magnifique, avec le
sentiment congénital plus authentique de son analyste. Si cet autre patient devient
psychanalyste à son tour, il aimera beaucoup parler, mais ne décentrera pas sa
parole et ses collègues s'ennuieront aussi, en l'écoutant aimer et parler.
Dans les moments où nous nous prenons pour une exception, nous barrons
l'histoire du patient elle est laissée en chemin, transformée en « codex analyticus ».
Le psychanalyste dont le sentiment congénital est toujours actif est un obstacle à
la construction en analyse.
Si tu fais huit miroirs plans. Celui qui se met à l'intérieur de ces miroirs
construits selon telle et telle dimension et assemblés verticalement, pourra, écrit
Léonard de Vinci, se voir une infinité de fois. Une infinité d'images de soi dans
toutes les directions. Un océan (d'images) de soi qui vous plonge dans un monde
dont la maîtrise imaginaire méconnaît le « rien réel » qui la fait achopper, et
1. Cf. le chapitre VI de La construction de l'espace aM<)'t<~t<& Mais peu n'importait pas à Freud,
qui écrivait par exemple « Il y a plein accord avec notre interprétation de la fantaisie du vautour si
trois ans au moins, peut-être cinq, de la vie de Léonard se sont écoulés avant qu'il pût échanger sa
mère solitaire contre un couple parental.»
LE SENTIMENT CONGÉNITAL
Les études de Léonard de Vinci sur le vol des oiseaux, et ses propres tentatives
pour voler (on suppose deux fois, de nuit sans doute « avec les ténèbres de la
nuit pour complice ») font penser qu'il laissa à d'autres le soin d'étudier la halte
de l'oiseau. La brève halte pour que le souvenir prenne son envol.
MICHEL GRIBINSKI
y~K-C/CM~ Lavie
FAX À FAX
Chère M.L.
mais ce devait être du même ordre que ce qui me pousse à défendre des idées qui
ne me concernent que des plus indirectement. Petit homme, me voilà, plein de
suffisance, en train de me mettre au service de la Vérité. Mon cœur s'échauffe. Il
est de la plus haute importance que l'honorable auditoire entende, sur-le-champ,
ce dont j'ai mission de l'informer. Pour son salut, évidemment. Je ne vous parle
pas là des grands débats d'idées, dont on peut croire qu'ils changeront le Monde.
Non, cela concerne tous les palabres dont l'importance ne tient qu'à ma seule
présence, et pas moins en privé que sur le forum. Pour ceux dont je suis, le Café
du Commerce est un petit Capitole. Je bénis le Ciel de ne pas m'avoir donné la
capacité d'argumenter, seulement celle de jeter un cri dont le dérisoire m'apparaît
aussitôt.
Ne croyez pas que je tente d'incarner une position raisonnable, ce serait
méconnaître ce dont j'essaie de me défendre. Mon attitude implique trop de
démission pour que je puisse la valoriser. Elle n'est qu'un effort chimérique pour
restreindre l'ardeur partisane qui, à tout propos, me conduit à joindre mes aboiements
à ceux des autres. Même seul, devant la Très Sainte Télé qui me relie au monde
en m'en retranchant, je peux prendre feu pour une cause ignorée l'instant d'avant,
avec une énergie qui me fera horreur le calme revenu, parce que ça en restera là.
Ce qu'on pense de Rorty en France, ou ce que j'en pense moi-même, ou ce que
je peux penser de ce qu'on pense de lui, n'est jamais pour moi qu'un remue-
méninges intérieur sans prise sur quoi que ce soit. Dans le même temps où mes
doigts pianotent cela, je sais que cette apparente distance ne m'éloigne de rien et
que je ne peux pas plus échapper au sens de ce qui m'entoure que d'avoir prise
sur mes propres gènes. Je sais aussi que le parti de se refuser à tout parti est le
plus fallacieux parti qui soit. J'ai, comme tout homme, à porter une empreinte
paternelle. Impossible d'échapper à ce pouvoir intraitable, dès lors qu'on pense.
S'attacher à s'en distancer montre une dépendance aussi enracinée que de s'y
soumettre. De toute façon, sauf à se réfugier dans la folie, on ne peut penser
qu'avec les outils qui nous ont été légués, inculqués, imposés par nos prédécesseurs
immédiats. Nos vérités procèdent de liens qui n'ont rien d'universel, leur rigueur
est bien relative. Défendre les idées qu'on a tétées voue à se dresser contre ceux
qui se sont nourris ailleurs, lesquels nous le rendent bien. Je ne vois guère le
moyen d'échapper à cela, pas plus que je ne discerne le sens que cela aurait. C'est
peut-être que ma réticence n'ait aucun sens qui me plaît. L'aliénation protège de
l'asservissement. Il y a une vanité donquichottesque dans mon refus. Le plaisir
qu'il me donne vaut bien celui de ceux qui s'enorgueillissent des pensées dont ils
sont prisonniers. Ma démission est une affirmation comme une autre, même si
c'est une révolte de papier mâché. La vassalité qu'elle dénonce n'est pas celle qui
nous soumet au langage. Elle en a l'apparence, parce qu'il en est la matière.
Quelque mot qui me vienne, serait-ce pour nier, je profère une affirmation que je
FAX À FAX
ne pourrais justifier qu'en m'appuyant sur une autre, qui n'aura pas plus de pouvoir
libératoire. Il n'y a pas que le cercle à être vicieux.
Le pire n'est pas là. Quand j'affirme, non seulement j'affirme, mais j'atteste.
Et si je crois savoir ce que j'affirme, j'ignore ce que j'atteste. N'importe quel parleur
a partie liée avec ce qu'il avance, qu'il soit philosophe ou marchand d'amulettes.
Ce qui est évident pour qui a quelque chose à vendre l'est moins pour qui énonce
simplement ses opinions. Ce qui est louche, c'est que nos façons de voir, on ne
les vend pas, on les donne. Nos sentences requièrent toutefois qu'on les partage.
Sur le divan analytique, quoi que dise celui qui est simplement en position de
devoir énoncer ce qui lui vient à l'esprit, le moins de ce qu'il en attend est que
ce soit accepté. C'est d'ailleurs ce qui est fait, même si le biais de l'interprétation
en recentre la portée. La psychanalyse s'est édifiée sur l'étonnant constat de Freud,
devenu évidence, que ce qui vient à l'esprit sert les raisons actuelles de son
surgissement. Pour l'analyste, l'essentiel d'une parole est dans sa dédicace et
l'allégeance qu'elle implique. Discerner avec quoi parler a partie liée n'est pas
simple pour autant. Cela fait intervenir derrière un contenu qui accapare l'attention,
le dessein de sa formulation. La parole a une finalité actuelle plus ou moins
évidente, que celui qui la prononce peut néanmoins reconnaître. L'astreinte
atemporelle à laquelle cette parole s'est conformée est, elle, plus difficile à concéder.
La complexe relation aux parents y est présente jusque dans la matérialité des
mots. On est lié à ce qu'on dit par ce qu'on représente. Toute parole se voit
narcissisée, et qui écoute un récit ou une conférence peut partager le plaisir que
prend celui qui parle. Ce sera moins certain, si ce plaisir procède d'un candide
accaparement. Si ce que je vous dis, Aristote, Einstein ou Freud se trouvent l'avoir
« aussidit, je peux me délecter de savoir à qui vous risquez de vous affronter. De
ce qu'on affirme, un père n'est jamais loin. Mais le plaisir pris à travers lui est
moins partageable, parce qu'on s'y réfère à son seul profit. À chacun son maître,
les lâches seront bien gardés.
Tout compte fait, défendre avec ardeur ses idées, c'est ressembler à l'esclave
qui est fier du pouvoir qui l'enchaîne. Qu'à cela il n'y ait guère d'alternative,
n'oblige pas pour autant à s'en réjouir et à en rajouter. L'affrontement de multitudes
au sort étranger à celui de la bataille tenait peut-être au plaisir de se battre. Et
voilà que je fais pareil dans un combat dont l'oriflamme que je sers me place sous
la représentation leurrante d'apparentes vérités, dont j'aperçois rarement ce qui me
lie à elles. Si l'Aristote, là mentionné, ne nous avait pas légué son histoire d'A et
de non-A, je serais peut-être moins chicaneur. C'est pour évincer en moi des
pensées discordantes que je les combats au-dehors. Aussi je devrais me demander
ce qui présentement me pousse, pour que me viennent énergie et plaisir à fourbir
un tel boniment. Les idées qui nous mènent usent de bien des subterfuges pour
qu'on les soutienne avec une ardeur qui masque notre dépendance. Captifs d'elles,
nous ne pouvons les abandonner qu'au prix de l'angoisse, voire d'un sentiment de
L'INACHÈ VEMENT
folie, alors que les servir peut nous donner un plaisir toujours renouvelé, même à
être usurpé. La manne inépuisable de points de vue à défendre nous offre à tout
moment l'illusion à la fois de paraître celui que nous croyons être et de contester
celui pour qui nous ne voulons pas être pris. Dans le domaine de la pensée, il n'y
a rien de mieux que la satisfaction hallucinatoire du désir. Il n'y en a pas d'autre!
Les assertions que je suis en train de promouvoir, au moment même où je
crois les dénoncer, visent le plaisir de vous faire accepter mon indigeste philippique.
Mais, peut-être qu'au contraire vous vous inquiéterez de ce qui peut bien animer
ces lignes, en plus de mon besoin de blatérer jusqu'à ce que mort s'ensuive. Avant
d'y venir, remarquez que je ne suis pas loin de répondre à votre question concernant
Rorty, car un esprit de révolte cynique semble l'animer, à travers un discours aussi
mal tenable que celui-ci, et que je me réjouis de découvrir chez d'autres, pour me
tenir chaud. À le tenir de façon plus radicale, ce genre de propos a dû en faire
interner plus d'un. Vous dire alors ce que je pense de Rorty ne présente aucun
intérêt, car il va s'inscrire parmi tous les fabricants de pipeaux qui, par leur
séduction, aliéneront les générations futures, si elles en jouent. Comment ne pas
succomber à l'idée qu'un savoir insufflé au plus grand nombre est une vérité. Une
croyance ne disparaît qu'au prix de celle qui la ruine. Puisque vous me parlez
aussi de Derrida qui, paraît-il, fait des ravages chez vous, ce qu'il y a à « déconstruire»
dans toute information, qu'elle vienne de Dieu ou de Coca-Cola, ce n'est rien de
ce qui la constitue, mais ce qui nous pousse à la gober. Il y aura toujours un
monde infranchissable entre la certitude et la réalité. Reste que beaucoup d'auteurs
semblent croire à un dépoussiérage possible des certitudes, qui ferait apparaître le
noyau d'or pur qu'elles contiendraient. L'or pur, s'il existe, ne réside que dans
l'intention ce n'est pas parce que mon idée est vraie que j'y crois, mais parce que
je suis poussé à y croire qu'elle est vraie! Ne nous différencie du délirant que la
capacité de changer de discours. Ce qui est plus facile à dire qu'à faire.
Maintenant, pour en arriver à ce qui suscite la présente diatribe, voici le
moteur de sa stupéfiante rédaction. Sachez que je la rédige à la vitesse de l'éclair
sur mon Macintosh retrouvé. Je voulais mettre à l'épreuve cet engin rétif, et voir
s'il peut, depuis qu'il a un nouveau disque dur, supporter les pires élucubrations
de mon esprit sans que cela fasse sauter ses plombs remis à neuf. Cela s'est
concocté sous la forme d'un fax à vous adressé, parce que j'étais sous le coup de
votre question. Je vais vous l'envoyer en remerciement des vôtres que j'ai toujours
le plus grand plaisir à recevoir.
Bien à vous.
J.-C.L.
FAX À FAX
Cher J.-C.L.
Je rentre du marché, les bras chargés de fleurs. Votre fax arrive dans le calme
de mon petit déjeuner. Son flot vengeur vient se glisser entre ma tasse de thé et
mes toasts. Il est à peine huit heures ici, mais cette fois il semble y avoir plus
qu'un décalage horaire entre nous. Je ne me sens pas prise par votre combat. Je
vois mal de quoi vous voulez me convaincre et guère mieux après quoi vous en
avez. Vous n'allez quand même pas me faire le coup du non-savoir vous vous
compromettez trop avec la rhétorique. Votre profession de non-foi ressemble à un
tour de physique amusante, qui montre sous un jour inattendu une banale loi
naturelle. Qu'on ne puisse rien affirmer. Soit! Mais vous ne manquez pas de
l'affirmer sans rire! Répandre que le vrai-savoir serait de ne rien savoir est du Lao-
Tseu tout craché. Rappelez-vous « La doctrine qui s'énonce n'est pas la vraie
doctrine. » Il y a bien deux mille cinq cents ans que le doute a été promu comme
idéal! Votre non-conviction en la conviction respecte trop logique, grammaire et
orthographe pour entamer mes convictions. Je ne pense pas que vous dénonciez
l'évanescente vanité de toute pensée l'évolution des idées et la diversité des
cultures le proclament déjà à l'évidence. Votre « diatribeserait-elle un écho de
l'éternel doute masculin sur la paternité que rien ne peut certifier ? Encore
qu'aujourd'hui. Ou bien n'est-ce qu'une variante de votre perplexité à décider si
la tolérance doit tolérer l'intolérance? Malgré le plaisir que je peux prendre à vous
lire, je ne distingue pas ce matin à quoi vous m'exhortez. Est-ce à ne plus croire
en ce qu'affirment, entre autres, Rorty ou. vous-même ? Expliquez-moi, expliquez-
vous.
Répondez-moi.
M.L.
Chère M.L.
Je vois que vous avez pris mon fax au sérieux et au pied de la lettre. Vous
avez bien fait, car il s'est rédigé comme il est venu sous mes doigts un long cri
du cœur, imprévu et révélateur. Et voilà que vous me demandez de faire cela
même que je dénonce et de m'en expliquer avec les termes dont je veux rejeter
l'emprise. Vous ne voyez pas quel combat je mène ni où je veux en venir. Croyez
bien que je déplore ce manque de discernement. J'escomptais plus ou moins être
éclairé, en l'occurrence, sur ce qui tend à me faire dépenser parfois beaucoup
d'énergie sans trop savoir à quoi elle s'acharne. Depuis un an, la correspondance
que nous entretenons, quand ça nous chante, n'a peut-être pas de meilleure fin
que de se prêter à la recherche de sa raison d'être. Ces fax, qui s'étirent sous
L'INACHÈVEMENT
l'Atlantique et qui font apparaître leur copie fidèle au cœur d'un continent lointain,
dans le même temps qu'ils se déroulent, sont plus vifs que n'importe quel courrier,
mais pas moins aveugles que n'importe quelle parole. Sait-on jamais à qui on parle,
même devant le visage le plus familier ? Que nous ne nous soyons jamais rencontrés
laisse apercevoir à quoi peut servir l'interlocuteur à qui ne nous relie que notre
besoin de parader. Vous me priez de m'expliquer, alors que je comptais sur votre
sagacité pour donner un sens à ma jérémiade sur les polémiques, auxquelles nous
devrions assister comme aux jeux du cirque sans être, Dieu merci, soi-même dans
l'arène. Et voilà que vous me demandez pourquoi je descends dans l'arène, et
même pourquoi je la crée. Si le KGB ou la CIA, sans compter les autres oreilles
indiscrètes, à l'affût de tout ce qui se transmet par les voies sous-marines ou
satellitiques, s'ingénient à décrypter nos fax, sans doute y chercheront-ils une
finalité plus prosaïque que celle que nous serions à même de leur imputer. À quoi
servent tant de discussions auxquelles nos professions nous font assister, sinon à
faire circuler le sang des débatteurs. C'est un sport qui en vaut bien un autre, avec
ses coups fourrés et ses astuces de vieux canaque.
Dans la circonstance présente, le malentendu est venu de vous avoir commu-
niqué ce qui m'était venu sous les doigts pour tester mon ordinateur juste réparé.
Sans vouloir vous offenser, vous n'étiez là qu'un prétexte, comme le sont les
lecteurs à venir pour tout auteur. Ainsi, l'interlocutrice inconnue que, bien avant
notre correspondance, je vous ai fait être parmi d'autres, était une abstraction assez
floue, entièrement à mon usage. Qu'il y a un peu plus d'un an, vous soyez tombée
par hasard sur mon « Qui. je? », à la bien modeste diffusion, dans une bibliothèque
d'Austin (Texas), où rien ne le prédisposait à atterrir, relevait de ce qu'il ne m'était
pas possible d'imaginer. Je me demande encore qui a bien pu se débarrasser aussi
élégamment de mon livre
Tout aurait dû en rester là. Dans les limbes. Une lecture provoque rarement
plus qu'un marmonnage intérieur, qui ramène le lecteur à son propre entendement
des choses. Or vous, réaliste en diable, avez entrepris de m'écrire, puis de me
répondre et de me déranger, me persécutant en mon nom par votre fonctionnement
étranger au mien, même quand il me semble au plus proche du mien. De façon
inattendue, en me renvoyant mes affirmations, vous ne vous défendez pas d'elles,
parce qu'elles ne vous menacent pas. Vous voulez me comprendre et, par chance,
vous n'y parvenez pas, sinon vous ne me donneriez pas l'occasion de m'expliquer.
Ce n'est pas l'accord qui inspire le plus. Peu d'hommes ont eu le courage ou
l'inconscience de reconnaître que c'est pour porter ombrage à quelque figure
dérangeante qu'ils ont édifié leur œuvre. Einstein est un de ces rares spécimens à
On m'a appris, depuis, que mon livre n'avait pas été donné à la Bibliothèque en question, mais
qu'il avait été réellement demandé par des étudiants. On m'a aussi précisé que, ne sachant souvent pas
quoi demander, ceux-ci cochent un titre sur dix (cinquante ou cent) des listes qui leur sont proposées.
FAX À FAX
ne pas avoir craint d'écrire que c'était pour embarrasser Poincaré qu'il a eu l'esprit
de sa découverte. Freud, pourtant inventeur du « roc de l'esprit de contradiction»
ne s'est, à ma connaissance, pas justifié ainsi. Quant à moi, ça n'est pas parce que
je ne trouve rien de génial à dire que je n'ai pas pour autant moins envie
d'importuner. Depuis que j'ai expérimenté, comme nourrisson, ce mode de me
faire reconnaître, je ne l'ai jamais trop abandonné. Et voilà que, pour vous, j'existe
sans vous déranger, parce que je ne détruis pas vos plates-bandes éloignées. Sans
doute, seuls vos interlocuteurs américains ont-ils le pouvoir de vous troubler. En
tant que lointain européen, je ne peux guère incarner qu'un esprit quelque peu
saugrenu, si ce n'est attardé. Votre regard sur moi est plus celui d'une ethnologue
que d'une semblable. Mes cris ne sont que des chuchotements exotiques à cette
distance, bien qu'un fil miraculeux nous relie. Mais puisque vous m'avez pris au
mot, je dois vous répondre, sous peine de voir se dégonfler la baudruche de ma
parole, fût-elle de refus ou de révolte. Je vais donc tenter de vous offrir un discours
logique, derrière lequel vous croirez plus facilement me saisir que sous ce texte
décousu. Auparavant, une question Que pensez-vous des « êtres vivants inorga-
niques » ?
À vous lire.
J.-C.L.
Cher J.-C.L.
?????
M.L.
Chère M.L.
Vous tombez des nues! J'ai donc bien fait de vous poser la question, plutôt
que d'aller directement à mon propos. Les « êtres vivants inorganiquesvous
déconcertent. Leur existence a pourtant été révélée par un chercheur américain.
Ainsi, vous n'auriez pas lu Carlos Castagneda. Et moi qui pensais que toute la
gente universitaire américaine s'était nourrie de ses surprenants écrits! Il n'est
malheureusement pas possible de résumer une oeuvre qu'il y a mille façons de
comprendre et que chacun lit à sa façon. Sachez seulement que ce sociologue
californien s'est mis en quête, dans les années 70, au cœur du Mexique, des traces
d'une ancienne tradition toltèque. Pensant les trouver auprès d'un vieil Indien sous
la forme d'une cosmogonie inédite, il s'est trouvé embarqué dans l'apprentissage
initiatique de procédures mentales assez éloignées des nôtres. Fasciné par ce qu'il
pressentait découvrir, il s'est astreint à suivre pendant des années une pratique
difficile. Il a rendu scrupuleusement compte de ses épreuves dans une succession
L'INACHÈVEMENT
Ce qui les rend dangereux, c'est que leur emprise est difficilement perceptible.
Ces êtres vivants inorganiques ont un autre nom, Castagneda rapporte qu'on les
appelle aussi des « alliés parce que l'homme en tire l'essence non seulement de
son pouvoir quotidien, mais aussi de sa raison d'être. L'inquiétante contrepartie est
que ces « alliés » puisent sans retenue l'énergie humaine, dont ils ont absolument
besoin pour vivre. Si nous n'y prenons pas expressément garde, ces êtres peuvent
obtenir notre sacrifice et nous exploiter jusqu'à la mort. Le pire étant que c'est
avec notre plein accord. Ignorer ou ne pas mesurer leur pouvoir sur nous non
seulement ne nous en protège pas, mais nous laisse complètement à leur merci.
Après les avoir découverts, on se rend compte qu'on ne peut se passer d'eux, tout
au plus peut-on tenter de choisir ceux à qui on est prêt à se sacrifier. Le plus
souvent on ne peut que constater leur pleine emprise sans pouvoir s'en dégager,
ni seulement en avoir envie.
Êtes-vous toujours là, chère M.L., ou bien ce fax a-t-il été remisé sans plus
dans vos archives? J'ai de la difficulté à en décider. Malgré l'impossibilité cette
fois de vous halluciner en train de me lire, il me faut continuer. Ces êtres naissent,
se développent et, tout comme nous, connaissent des moments de force comme de
faiblesse. La mort est leur inévitable destin, mais ils ont une durée de vie sans
commune mesure avec la nôtre. Durant des siècles, avec des hauts et des bas, ils
peuvent survivre, plus ou moins s'affaiblir, disparaître ou. se rétablir. Ils n'ont
d'autre fonction que de se mettre au service des hommes, mais ils les exploitent
autant qu'ils les préservent.
Quel charabia que tout cela pour notre esprit réaliste qui croit, pourtant, dur
comme fer aux virus ou aux ondes qu'il n'a jamais vus, mais dont il ne perçoit
que les effets. Je doute que cette étonnante description ait déjà pu prendre place
dans votre organisation du monde. La dénomination d'êtres vivants inorganiques
vous déroute, elle n'est pourtant pas plus extravagante que la référence freudienne
à un inconscient se dérobant à la saisie, qui gérerait nos vies et dont nous ne
pourrions que percevoir les effets. Malgré leur aspect délirant, si ce n'est quelque
peu paranoïaque, il est possible de ramener ces êtres vivants inorganiques à des
modes de pensées qui nous sont tout à fait familiers. Je vais vous en donner une
interprétation qui en aplatit sensiblement la force, mais qui n'en est pas moins
effarante, sans qu'elle veuille en exclure d'autres, évidemment.
Si vous avez eu la charité de me suivre, vous admettrez, et cela va vous
remettre en territoire familier, que Dieu puisse être considéré comme un de ces
êtres. Combien de dieux, aux pouvoirs les plus divers et les plus barbares, se sont
maintenus en vie grâce à leur emprise sur les hommes. Pour disparaître ensuite.
Plus prosaïquement les dogmes, chrétien, judaïque, musulman, bouddhique et.
tous les autres, ne sont-ils pas des alliés dominateurs et secourables? Les recours
qu'ils offrent requièrent seulement de se plier à leurs exigences. Ces entités, certes,
n'existent que pour ceux qui y « croient », d'où leur besoin de l'énergie des hommes
L'INACHÈVEMENT
pour naître, se développer, évoluer. Ce qui justifie leur appellation de vivants, c'est
qu'ils sont doués de conscience en ce sens que, sensibles au monde extérieur et
au sort qu'on leur fait, ils y réagissent, se défendent pour se maintenir en vie. On
ne peut considérer ces alliés comme de purs concepts sans perdre leur assistance.
Le croyant accepterait-il d'envisager que c'est lui-même qui invente sa croyance à
sa mesure, à tout moment ? Il a besoin de cet objet (le mot est plus rassurant) dont
l'existence est extérieure à lui, pour se situer dans l'Univers, profiter de son pouvoir,
le cruel autant que le charitable, y organiser sa pensée et. se tenir en laisse.
Croire qu'il est possible de se libérer de ces allégeances en les répudiant est
illusoire. Se débarrasser de l'une ne libère pas des autres. Et il y en a une infinité.
Si les dieux ne sont qu'une part facultative de la vie humaine, ils ont beaucoup
de congénères laïcs, dont il est plus malaisé de se défendre. Nous vivons entourés
par des ensembles conceptuels de toutes sortes, qui naissent, se maintiennent,
s'épanouissent et exercent, à notre insu, leur totale emprise sur nous. Comment
nous en passer, que ce soit pour choisir un dentifrice au fluor ou pour nous pâmer
devant un tableau abstrait. En vertu de quoi, pour la plus infime chose, nous serait-
il possible de nous situer, si ce n'était en nous soumettant à des références auxquelles
nous attribuons le pouvoir de nous guider avec sûreté, tant qu'elles ont cours.
Chacun de nous est dans la dépendance des siennes, sur lesquelles il n'a pas
beaucoup d'emprise, sauf à en changer et pas en toute liberté. Ce à quoi nous
pouvons nous référer répond à la nécessité de ne pas nous faire délirer, c'est-à-
dire de constituer une caution extérieure. Le monde qui nous entoure, que nous
croyons voir par nous-mêmes, nous n'en voyons que ce que ces ensembles de
cohérence nous font voir. L'image que nous avons de nous, de notre corps, de
notre esprit, pour sembler objective, n'en est pas moins faite de représentations à
la durée de vie fluctuante. Quand on apprend qu'il a fallu attendre Harvey au
XVIIe siècle pour savoir que le sang circulait, ça vous le glace! Existe-t-il une réalité
hors de son évocation? L'homme ne sait que ce à quoi sa pensée est inféodée,
ramassis de doctrines, présentes sous forme de bribes éparses de savoir, auxquelles
sans s'en rendre compte il est soumis pour penser et exercer son esprit le plus
critique. C'est ce qui constitue ses alliés. Les servir tous n'est pas facile. Ils sont
exclusifs et susceptibles. Si certains s'associent, d'autres se combattent. En nous,
évidemment, puisqu'ils n'ont d'autre réalité que celle que chacun leur donne, ce
qui ne diminue pas notre dépendance pour autant. S'il nous répugne de donner à
ces ensembles idéologiques, aussi disparates qu'insaisissables, le qualificatif de
« vivants c'est que nous confondons ce terme avec celui d'organique, par habitude.
Castagneda rapporte bien que c'est nous qui donnons vie à ces moules de pensée,
et qu'ils ont besoin de notre énergie pour se maintenir vivants. Le Marxisme s'est
fait impérialement servir. L'énergie humaine qu'il a mise à sa dévotion et à son
service est inestimable. Les sacrifices qu'il a exigés, pour fantastiques qu'ils aient
pu être, n'ont pu l'empêcher d'en prendre un bon coup dans l'aile. Après tant et
FAX À FAX
leur religion, ou à quelque autre entité tutélaire avec laquelle ils croient avoir
conclu un marché honorable, qui les emprisonne autant qu'il les promeut?
Les guerres de religion, les divergences de la science mobilisent aisément les
hommes, elles donnent un sens à leur vie. Pour d'autres, ce sera les autos miniatures.
Chacun mesure à son aune le monde dans lequel il est pris. Le fondamental de
l'un n'est que futilité pour l'autre. C'est de façon quasi inextricable que nous nous
référons sans cesse, sans même nous en rendre compte, à tel ou tel allié. pour
penser. Nous croyons délibérer en notre nom, alors que nous ne sommes que le
reflet d'exigences qui luttent en nous, hors desquelles la raison nous échapperait.
Ce serait la folie. Et « n'est pas fou qui veutenseignait quelqu'un qui voulait
qu'on le soit à sa manière. Si nous réussissons à ne pas trop souffrir d'être parfois
déchirés intérieurement, c'est parce que nous portons le combat au-dehors. Ainsi
naissent les discordances entre les hommes, plus préoccupés de se convaincre que
de se comprendre. Nous pouvons avoir recours à nombre d'arguties, pour éviter
de voir s'évanouir le pouvoir que nous accordons à ce qui nous assure. L'intolérance,
le racisme de la pensée, serait un facteur de notre équilibre « Ces gens nous
valent bien, pas ce qu'ils pensent! » Aussi, les conflits idéologiques doivent-ils
remonter à la nuit des temps, des temps humains en tout cas. Ils ne finiront que
quand aucun homme ne soutiendra plus ce qui le soutient. En attendant, c'est
dans son inachèvement permanent que l'œuvre humaine trouve le gage de sa
survie.
Chère M.L., je vous écris un fax, pas un livre. Ma divagation sur les êtres
inorganiques de Castagneda veut simplement vous faire apercevoir combien les
hommes sont attachés à leurs idées et se mettent bien plus au service de celles-ci
qu'ils n'en disposent à leur gré. Si je devais vous exhorter à quelque chose, ce
serait à prendre de temps à autre la peine de discerner tout ce à quoi vous êtes
obligée de vous inféoder pour penser. La tâche est rude, si ce n'est impossible.
Mais cette tentative, pour peu qu'on la répète, a néanmoins la vertu de nous inciter
à ne pas trop nous identifier à l'amalgame disparate, supposé être notre allié, qui
en est venu à nous asservir en douceur jusqu'à soumettre pleinement nos jugements.
Si « Je » est un autre, « jeest bien plus encore un piège. Il y a peut-être des
bénéfices à croire qu'on est ce qu'on pense et qu'on n'est pas ce qu'on ne pense
pas. De cette courte vue, source du refoulement, il résulte pas mal de servitudes
aussi. La fierté et la culpabilité ne sont que moindres maux, au regard de l'énorme
résistance à changer changer d'idées serait perdre son identité. Notre grande
réticence à entendre le point de vue des autres peut s'assimiler à notre peur d'être
détruit. Il ne faut pas croire que ce qui nous attache à nos idées serait toujours de
l'ordre narcissique comme il le semble, c'est bien plus souvent de l'ordre conjuratoire.
La prétention idéologique de notre intellect masque l'attente fantasmatique qui
préside au choix de ses options. Le fait de prendre parti pour ce qu'on pense
émane moins de l'amour de soi que d'une vertu propitiatoire attribuée aux pensées.
FAX À FAX
Penser est moins souvent une réflexion qu'un acte de foi. Les idées qu'on soutient
visent une alliance avec ce à quoi cela semble nous apparenter. C'est en cela que
la parabole d'un pacte avec des « alliés » fait pressentir une fonction transférentielle
à la pensée. D'où ce besoin que nous avons de parler pour ne rien dire et pourtant
signifier. Comme je le fais présentement! « Je ne sais pas pourquoi, mais ça me
soulage de vous avoir dit ça! » Qui ne s'est jamais entendu dire cela?
C'est peut-être ce que vous auriez pu deviner à la lecture de mon fol essai du
Macintosh révisé. Vous m'auriez suggéré que ma propension à ne pas croire en
ceci ou cela pouvait n'être que la conséquence de n'avoir pas cru en mon père.
Le procès que je semble faire aux idées serait alors la poursuite de celui fait aux
siennes. Ne pouvoir me fier à aucune certitude serait le prix encore à payer pour
avoir cessé de croire en lui sur la voie illusoire de m'en affranchir. M'entendre
dire cela ne m'aurait pas humilié. Je l'aurais même complété fortement. Ne serait-
ce pas, aussi et bien plus tôt, ma mère au pouvoir de laquelle j'aurais cessé de
croire pour je ne sais quel manque de sa part? Contraint, dès lors, à vivre à mes
risques et périls, je ne me serais plus fié à rien. À cela, il faudrait encore ajouter
l'essentiel. Derrière la vision fluctuante que j'ai pu avoir de mon père, j'ai pressenti
au contraire quelque chose de totalement intangible qui m'aurait infiniment plus
dérangé que le faillible. Et chez ma mère, pareillement. J'aurais soigneusement
évité de le reconnaître autant chez l'un que chez l'autre, parce que cela m'aurait
donné un insupportable sentiment de perdition. Ce quelque chose, avec quoi je ne
suis pas encore trop au clair aujourd'hui, était cela même qui les avait réunis et
qui les unissait toujours. En tout cas assez pour m'avoir fait! Peut-être souffrirais-
je toujours d'avoir dû naître, et de n'être encore, que comme un produit occasionnel
de ce qui les avait soudés?
Et pour vous, serait-ce l'inverse qui aurait prévalu? Avez-vous le sentiment
d'avoir été l'objet premier de votre père, après l'avoir été de votre mère ? Chercheriez-
vous alors, désespérément, en intellectuelle que vous êtes devenue, à remplacer
cette présence fiable par une conception des choses à laquelle vous pourriez vous
abandonner en toute sécurité, dans une quiétude parfaite enfin retrouvée?
Malheureusement pour vous comme pour moi, les « alliés » investis par chacun
sont plus prometteurs que donneurs. I1& nous piègent dans une quête sans fin, car
rien d'actuel ne saurait éteindre nos attentes passées. À cause de cet objet perdu
que nous n'avons jamais eu et que nous n'aurons jamais, nous sommes voués à
rester des enfants inachevés.