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La plainte

nrf

NOUVELLE REVUE DE PSYCHANALYSE

Numéro 47, printemps 1993


© Éditions Gallimard, 1993.
TABLE

Argument 5

François Gantheret La mèche soufrée 9

Jacques Le Dem Le chant de la plainte 19


Dominique Clerc Maugendre Vivre à peine 29
Jacques Mauger La voix éteinte 37
Laurence Apfelbaum Igoin Belle, définitivement 53
Eduardo Vera Ocampo Une absence quirègne 61
Jean-François Daubech Glossodykie 67
Dominique Scarfone La plainte psychotique et sa modulation 83
Jean-Yves Tamet Le cri de l'otage et la plainte du messager 93
Florence Mélèse L'arnaque 103

Françoise Coblence Les transports de la pitié 109


Danièle Cohn La lyre d'Orphée 125
Jacques André D'un inutile amour trop constante victime 141
Piroska Zombory-Nagy Le don des larmes 153

Christian Jouhaud Quelques lamentations surannées 171

VARIA
Leurs plaintes sont des plaintes portées contre, selon
le vieux sens du mot allemand (Anklage).
Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie ».
ARGUMENT

1. «Irène se transporte à grands frais en Épidaure, voit Esculape dans son


temple, et le consulte sur tous ses maux. D'abord elle se plaint qu'elle est lasse et
recrue de fatigue; et le dieu prononce que cela lui arrive par la longueur du chemin
qu'elle vient de faire. Elle dit qu'elle est le soir sans appétit; l'oracle lui ordonne de
dîner peu. Elle ajoute qu'elle est sujette à des insomnies; et il lui prescrit de n'être au
lit que pendant la nuit. Elle lui demande pourquoi elle devient pesante, et quel remède;
l'oracle répond qu'elle doit se lever avant midi, et quelquefois se servir de ses
jambes pour marcher. Elle déclare que le vin lui est nuisible l'oracle lui dit de
boire de l'eau; qu'elle a des indigestions et il ajoute qu'elle fasse diète. « Ma vue
s'affaiblit, dit Irène. Prenez des lunettes, dit Esculape. Je m'affaiblis moi-
même, continue-t-elle, et je ne suis ni si forte ni si saine que j'ai été. C'est, dit le
dieu, que vous vieillissez. Mais quel moyen de guérir de cette langueur? Le plus
court, Irène, c'est de mourir, comme ont fait votre mère et votre aïeule. Fils
d'Apollon, quel conseil me donnez-vous? Est-ce là toute cette science que les hommes
publient, et qui vous fait révérer de toute la terre? Que m'apprenez-vous de rare et
de mystérieux? et ne savais-je pas tous ces remèdes que vous m'enseignez? Que
n'en usiez-vous donc, répond le dieu, sans venir me chercher de si loin, et abréger vos
jours par un long voyage? » (La Bruyère, De l'homme, 35).
L'objet de la plainte d'Irène se modifie et se déplace c'est, chaque fois, autre
chose. Mais la plainte demeure, et il est à craindre que son destinataire n'en devienne
bientôt. l'objet. Alors, à qui se plaindre? et de quoi?

2. Irène répondrait sans doute que de telles questions ne l'empêchent pas de


souffrir. Quelle différence y a-t-il entre la souffrance et la plainte? Pour fabriquer
une plainte, suffit-il de dire sa souffrance? Parler semble parfois receler la plainte,
pour ainsi dire intrinsèquement, si bien qu'on dirait qu'elle est autonome, détachée de
tout, sauf du plaintif dont elle paraît fonder le sentiment d'existence.
LA PLAINTE

D'autres fois, entre la souffrance et la plainte, il y a place pour une demande


manifeste ou muette, discrète ou bruyante, elle est au premier rendez-vous avec le
psychanalyste (aux suivants aussi). Pour l'un, il s'agit de trouver l'oreille qui acceptera
d'entendre enfin la plainte (quand il ne s'agit pas tout aussi bien de dissimuler une
plainte par surcroît méconnue). L'autre doit la deviner, voir qu'elle dérive et comment
elle s'y prend, voir qu'elle s'est immobilisée et où; il doit, à peine, la mesurer n'est-
elle pas toujours insuffisante et toujours excessive? Au rendez-vous avec la plainte,
pour l'un comme pour l'autre, tous les enjeux du transfert: on se plaint à, on se plaint
contre, on se plaint de. En allemand, klagen (se plaindre) se meut en beklagen
(déplorer), et en anklagen (accuser). Du mouvement de la plainte, par la souffrance,
vers le mouvement du transfert. À moins que tout ne se paralyse en « transfert de
plainte ».

3. Plainte humaine, plainte universelle contre l'amertume de la vie, les déceptions,


la condition mortelle la plainte est l'écho de la Chute. Freud note dans ses Leçons
d'introduction que nombre de personnes, atteintes par les coups de la vie et par ses
refus ne produiront pas de névrose ni de symptôme, mais transformeront la souffrance
en quête nostalgique. Y a-t-il une plainte qui ne soit pas nostalgique? Et, à l'inverse,
en refusant le deuil et en supposant qu'il y a un remède à la perte, la plainte ne
ferme-t-elle pas la porte à cette maladie du retour qu'est la nostalgie? En tout cas,
dans la plainte comme dans la nostalgie, le langage, complainte de l'absence, aura le
champ libre.

4. Souvent, la plainte trouve forme avec le symptôme le symptôme est l'objet


de la souffrance et, du même coup, il est le contenu manifeste de la plainte. Porterai-
je plainte contre moi, ou contre cet étranger à et en moi, le symptôme opaque, tenace,
objet incomparable? Tolérerai-je, sans. me plaindre, qu'on me dise qu'en fait il s'agit
là de plaisir?
À la patiente qui, pour s'endormir, exige l'arrêt des balanciers des pendules, la
réunion des pots de fleurs, le maintien des portes ouvertes, et que les oreillers n'entrent
pas en contact avec la paroi de bois des têtes de lit, et qui, malgré cela, se plaint
encore de son insomnie, dira-t-on qu'elle gagne à se plaindre? Car si l'oreiller est la
femme, et la paroi verticale l'homme, comme elle l'explique un jour à Freud, elle
sépare ainsi l'homme et la femme, le père et la mère, chaque nuit.

5. Plainte, en latin plangere pareil en grec frapper, battre. L'endeuillé se


frappe la poitrine, son plangor dit à la fois la lamentation ou le gémissement, et la
plainte. À qui, de nouveau, sont destinés les coups? Les plaintes amères et obstinées
ARGUMENT

que l'on s'adresse à soi-même ressortissent plus à la mélancolie qu'au deuil, mais l'être
perdu n'est-il pas à l'horizon de la violence ambivalente de ces coups? L'autoreproche
incessant est un reproche, la plainte contre soi n'est pas moins torturante que sadique.
Si c'est à propos des mélancoliques que Freud écrit que la plainte est une accusation
(Ihre Klagen sind Anklagen), n'est-ce pas le propre de toute plainte que de réclamer
réparation, de prétendre à la légitimité? Le procès de la plainte n'est-il pas alors
simplement le procès de la juridiction devant laquelle elle est portée? Procès
interminable. Qu'elle est longue, la route de la plainte! Ce long voyage abrège-t-il nos
jours, comme l'affirme Esculape? Ne nous maintiendrait-il pas plutôt en vie?

N. R. P.
François Gantheret

LA MÈCHE SOUFRÉE

« Du fond de sa douleur de voir le monde dans un si monstrueux désordre,


surgissait la satisfaction secrète de sentir l'ordre régner désormais dans son cœur 1.»
Méfions-nous, quand cela se produit, quand nous avons contraint un homme à ce
remaniement désespéré quand l'univers entier semble abandonné par la Loi qui
devrait l'organiser et le gérer, que s'ouvre le règne anarchique des appétits
individuels, des satisfactions indues, paresseuses et méprisantes, et qu'il n'est d'autre
recours pour un homme opprimé que de déclarer le monde délaissé par Dieu, par
le sens que génèrent la morale, la justice et la raison, et de rapatrier en lui ce
Dieu absent, de se confondre avec lui, de devenir la balance et le glaive.
Méfions-nous, car il n'a plus rien à perdre, il a déjà tout perdu, et ce qui
dorénavant lui importe n'est pas un bien matériel, pas même un objet d'amour,
mais la restauration et le triomphe de la Loi avec laquelle il se confond. Et les
autres hommes autour de lui, d'être abandonnés de Dieu n'ont plus de réelle
existence, et peuvent être avec indifférence balayés, massacrés s'il le faut, dans la
marche féroce de la justice incarnée.
Méfions-nous, car cet homme-là va, pour tous les humiliés, devenir le Dieu
sauvage dont ils manquaient sans le savoir autour de lui, en cercles s'élargissant
sans cesse, se grouperont les misérables, les malandrins, les mercenaires; mais aussi
les petits, les pauvres, les obscurs; et même de moins infortunés, mais qui tous ont
dans le cœur que ce monde n'est pas ce qu'il devrait être, qu'ils sont là pour le
peupler, le temps de leur courte vie, mais qu'ils n'y laisseront aucune trace, qu'ils
n'y auront fait aucun signe.
Bien sûr, la révolte n'aura qu'un temps entre la première défaillance de
l'ordre, la première injustice faite à Michael Kohlhaas, et le moment où, l'ordre
rétabli, sa tête tombera sous la hache du bourreau. Mais entre ces deux bornes

1. Heinrich von Kleist, Michel Kohlhaas, trad. G. La Flize, 1992, Garnier-Flammarion. On trouvera
également une traduction de Laurence Lentin, in Romantiques Allemands, I, La Pléiade, Gallimard,
1963.
LA PLAINTE

fatales, une tempête effroyable se sera levée, un pays entier aura connu la rage
des massacres à la lueur des incendies. Nous ne saurons jamais quelle injustice
blessait le cœur de Kleist, pour qu'il se saisisse de l'histoire vraie de Hans Kohlhaas,
exécuté en 1540 après avoir mis la Saxe à feu et à sang. Le blessait assez pour
que, habité par son personnage, il en fasse Michael (l'archange) Kohlhaas, commence
à y travailler en 1805, publie en 1808 une première partie, qui relate l'injustice
initiale et s'arrête au départ de la première expédition punitive, comme s'il hésitait
au seuil de la démesure, puis en déploie la fresque qu'il achèvera en 1810 dix-
huit mois avant qu'au bord du Wannsee un double coup de revolver fasse disparaître,
autour de Kleist et d'Henriette Vogel, cette terre de désordre.
L'incident initial est banal, presque lamentable Kohlhaas est un riche
maquignon, vivant au Brandebourg province gouvernée par Jean de Hohenzollern,
prince électeur éclairé qui a su faciliter et soutenir cette mutation sociale qui
s'annonce en Europe, née de la Renaissance, soutenue par la Réforme, et où naît
et s'affermit une bourgeoisie commerçante, premier interlocuteur véritable, dans
l'histoire, de la féodalité. Il doit se rendre en Saxe, avec cinq de ses meilleurs
chevaux qu'il compte vendre sur les marchés saxons. La Saxe est restée beaucoup
plus féodale que le Brandebourg. Des centaines de hobereaux les Junkers font
régner sur leur fief une loi d'autant plus arbitraire que, déjà désarrimée des valeurs
de la vieille féodalité chancelante, elle n'est pas encore totalement soumise à
l'autorité impériale. Le vieux Junker Von Tronka, sur les terres duquel Kohlhaas
doit passer, est mort. Son héritier, Wenzel Von Tronka, est un jouisseur cupide,
lâche et plein de morgue, entouré de serviteurs aussi cyniques et brutaux que lui.
Kohlhaas va devoir négocier son passage, moyennant une taxe qu'il acquitte
et la production d'un laissez-passer, pure invention qui servira de prétexte pour
retenir, en l'attente du document censé relever de la Chancellerie saxonne, deux
chevaux « les noirs» que convoite l'intendant du domaine. Kohlhaas se plie à
la contrainte, laisse les chevaux en gage et son valet Herse pour s'occuper d'eux,
fait ses affaires, apprend à la Chancellerie de Dresde que le laissez-passer est une
« plaisanterie », et retourne à Tronkenburg récupérer ses bêtes et son valet. Il y
trouve deux haridelles presque mortes, maltraitées et épuisées aux travaux des
champs pour prix de leur pension. Quant à son valet, il a été chassé, lui dit-on,
pour son inconduite, et est cause de la déchéance des chevaux.
Kohlhaas refuse de reprendre ses chevaux dans cet état lamentable et rentre
chez lui pour tenter d'éclaircir l'affaire. Il y trouve son valet encore malade et
estropié par les mauvais traitements subis, avant d'être jeté hors de Tronkenburg.
Herse lui fait le récit des vexations, des injustices et des brutalités qu'il a dû subir,
pour avoir voulu protéger les chevaux. Jusqu'à, dira-t-il, penser à mettre le feu à
ce nid de brigand, le hasard ayant fait qu'il eût une mèche soufrée sur lui. Mais
les plaintes d'un enfant, dans le château, l'avaient fait renoncer.
La mèche soufrée c'est d'elle que partira l'embrasement. Suivons-en le trajet.
LA MÈCHE SOUFRÉE

Lorsque Kohlhaas, par souci d'équité, mettra en doute le récit de Herse, celui-ci,
soulevé de révolte, aura ce cri « Par les mille diables de l'enfer! À parler ainsi,
vous me donneriez l'envie de courir à l'instant chercher la mèche soufrée que j'ai
jetée au vent et de l'allumer!»
Kohlhaas sait à ce moment-là que Herse dit vrai. Et que son doute l'a mis,
lui Kohlhaas, l'espace d'un instant dans le camp de l'injustice. Que les vertus de
pondération et d'équité, qui dictent son enquête, n'ont plus de sens si elles servent,
de façon perverse, à humilier un homme. A cet instant il n'hésite pas, il sait quel
est son camp, il se saisit de la mèche. Elle ne rougeoie encore que très faiblement
dans sa main. Elle est la plainte qu'il va déposer en bonne et due forme au tribunal
de Dresde, et dont il attend avec confiance l'issue.
La plainte est étouffée. L'intercession d'un commandant ami n'y peut rien
les réseaux familiaux des féodaux sont tels ils occupent toutes les allées du
pouvoir qu'elle ne parviendra jamais jusqu'au prince électeur. Une décision de
la Chancellerie, sur rapport du tribunal de Dresde qui n'a cessé de confier
l'instruction à des parents ou alliés des Von Tronka, le déclare « plaignant sans
consistance », et le somme « d'épargner à la Chancellerie ses importunités et ses
clabaudages ».
Sans consistance, Kohlhaas. Sans corps et sans identité reconnue. Un simple
bruit importun, et qui ferait bien de s'éteindre. La mèche soufrée brille plus vive
dans sa main, tandis qu'il se resserre sur lui-même. Il vend ses biens, devant sa
femme épouvantée qui, en désespoir de cause, propose de porter en personne la
plainte au prince. Il est plus facile, plaide-t-elle, à une femme de l'approcher, et
elle a des entrées parmi le personnel. Kohlhaas y consent.
Las, Élisabeth lui reviendra mortellement blessée par un garde, alors qu'elle
tentait d'aborder le prince, et mourra peu après dans ses bras. Avec elle disparaît
le dernier espoir, le dernier recours en une justice, en un ordre du monde. Avec
elle s'éteint ce qu'il a de plus précieux dans ce monde, et s'allume vraiment la
mèche. Kohlhaas fait à Élisabeth des funérailles dignes d'une princesse, puis rédige
lui-même un arrêt de justice condamnant le Junker à une réparation tout à la fois
dérisoire, au regard de ce qu'il a perdu, et infamante ramener les noirs dans les
écuries du maquignon, et les engraisser lui-même jusqu'à ce qu'ils retrouvent leur
état initial. Les trois jours de délai qu'il lui donne expirés, il achève la vente de
ses biens, met ses cinq enfants à l'abri cette « réserve » est importante et
regroupe ses valets. Il est devenu la loi et le châtiment et « tel l'ange du Jugement
dernier fondant du haut du ciel », déferle avec sa petite troupe sur Tronkenburg.
Il doit trouver le Junker, l'arrêt doit être exécuté, plus rien ne compte que
cette exigence forcenée de justice devant laquelle les hommes n'ont plus d'impor-
tance. Les corps sont culbutés, balayés, projetés hors du passage du justicier, « d'un
tel coup que la cervelle jaillit sur les pierres ». Les cadavres volent par les fenêtres,
hommes, femmes, enfants ce n'est plus le pleur d'un nouveau-né qui pourra faire
LA PLAINTE

jeter la mèche; et pas plus la faiblesse d'un vieillard lorsque Kohlhaas voit tomber
à ses pieds « la vieille ménagère tordue par la goutte qui tenait la maison du
Junker », il ne s'arrête qu'un instant pour lui demander où est celui-ci. Et, le
croyant réfugié dans la chapelle, c'est à coups de levier et de hache qu'il en ouvre
la porte et en saccage les autels qui, désertés d'un Dieu défaillant, ne sont plus
que la cachette possible du condamné.
Les chevaux qui sont à l'origine de ce massacre, nous les retrouvons à ce
moment, fugitivement. Un valet de Kohlhaas manque payer de sa vie d'avoir voulu
sortir le cheval du Junker de sa vaste écurie de pierres, alors que les deux noirs
sont sur le point de brûler dans un lamentable hangar de chaume qui s'embrase
déjà. C'est à coups de plat de sabre que Kohlhaas le pousse dans les flammes et
l'oblige à sortir les chevaux. Mais quand le valet lui demande ce qu'il doit en faire,
« Kohlhaas leva le pied soudain dans un geste si terrible que le coup, s'il avait été
donné, eût été mortel ». C'est un cheval qui menace ainsi.
Que sont-ils donc, ces noirs autour desquels s'est déchaînée cette tempête, et
dont Kohlhaas à cet instant se détourne? Sont-ils des biens précieux dont il a été
spolié? Pour une faible part, sans doute, mais cela n'a rien d'essentiel. Dira-t-on
qu'ils sont Kohlhaas, qu'ils le représentent? Ce serait, on le sent bien, plus exact,
mais encore imparfait. Le corps des chevaux n'est pas celui de Kohlhaas, mais ils
ne sont pas sans liens. Les noirs sont décharnés, leurs os saillent sous leur peau,
certes, mais ce qui compte le plus, ce qui cause le dommage le plus profond à
Kohlhaas lui-même, c'est leur tristesse, c'est leur tête basse, c'est la perte de leur
éclat. Ils sont bons pour l'équarisseur, c'est-à-dire pour la pire déchéance, celle qui
les fera « intouchables ». Quelque chose de plus précieux que la vie a disparu d'eux,
de lui, avec le lustre de leur poil la justification, esthétiquement visible, de leur
existence. L'évidence, qui ne doit pas faillir, qui ne saurait se discuter, que dans
le regard des autres hommes, cet homme-là se dresse en son plein droit à l'existence.
Une telle justification ne se confond pas avec la reconnaissance sociale mais
elle tisse avec celle-ci des liens étroits. Les Junkers, les nobles, sont justifiés de
leur seule appartenance à une lignée, de leur seul nom. Être un Von Tronka suffit
à être à condition de ne pas faillir, de ne pas ternir le lustre du nom. Ce lustre,
leurs serviteurs s'en contenteront, par procuration. Et même l'immense peuple des
serfs, lorsqu'ils lèvent la tête de la terre qu'ils travaillent et avec laquelle ils se
confondent, lorsqu'ils cherchent le repère, le signe, le nom qui authentifie leur
destin, ce sont, au-dessus de la ligne des arbres, les tours crénelées du château qui
les rassurent, qui leur disent qu'ils sont bien là où ils doivent être.
Mais une race nouvelle est née de commerçants, d'artisans, qui n'ont d'autre
signe et preuve de leur légitimité que ce qu'ils créent. Que leur travail, leur savoir-
faire et leur probité. Le lustre du nom, pour les nobles, c'est le lustre de la robe
des chevaux, pour Kohlhaas, mais celui-ci n'est dû qu'à lui. Il est l'éclat sous le
soleil de l'homme-Kohlhaas non pas l'éclat orgueilleux il peut l'être aussi
LA MÈCHE SOUFRÉE

mais d'abord l'éclat qui désigne les contours, qui signe le droit d'exister d'un
homme qui se redresse. Seul le droit peut garantir qu'il ne sera pas indûment
flétrij seul l'État peut garantir le droit. Avec la bourgeoisie naissent le droit humain
et l'Etat dont n'avait nul besoin le droit divin.
Les serfs, qui vivent et meurent sur les terres de Tronkenburg, ne verront
plus les tours du château lorsque Kohlhaas, toujours à la recherche du Junker
enfui, partira avec sa petite troupe, il n'y a plus que ruines fumantes sur le sol.
Kohlhaas recrute sur la promesse du butin des pillages, des soldats perdus,
des « gens sans aveu» grossissent sa troupe. Il se proclame « un seigneur libéré de
l'Empire et du monde, soumis à Dieu seul ». Le Junker se cache à Wittenberg et
la ville ne le livre pas? Il met le feu à Wittenberg. Les batailles qu'il mène ne
sont pas de plein jour, elles sont nocturnes et confuses, « avec une soldatesque sous
déguisement, employant la poix, la paille et le soufre ». À chacun de ses forfaits le
pouvoir mobilise davantage contre lui, mais chaque succès augmente son armée
en guenilles. Le bruit court que le Junker, que le pouvoir tente de mettre à l'abri,
est à Leipzig Leipzig flambe. C'est une guerre qui, maintenant, ravage la Saxe.
Kohlhaas devient fou. Il exhorte le peuple à se joindre à lui, « pour l'établissement
d'un ordre meilleur ». Il fait écrire, au bas de son appel « Donné au siège de
notre gouvernement provisoire du monde, au château de l'Archange, à Lützen.»
Et le peuple le rejoint, sans se soucier de cette folie, la faisant plutôt sienne, et
même reconnaissant envers Kohlhaas d'avoir fait flamber haut et clair le soufre
qui rongeait les cœurs. Luther, dans une lettre qu'il adresse au prince électeur
de Saxe, en prend acte « même à Wittenberg, qu'il avait incendié trois fois, il n'y
avait qu'une voix en sa faveur ». Et il donne au prince cet avis extraordinaire, car
il reconnaît à Kohlhaas une légitimité historique il faut, dit-il, « le considérer
comme une puissance étrangère tombée en Saxe »!
Car Luther est intervenu. Tout d'abord, dans une proclamation qui condamnait
Kohlhaas, sur cette terre comme au ciel, l'accusant de chercher vengeance sans
avoir demandé justice. Homme de la Réforme, Luther sait que, si l'Église veut
assurer sa mission et maintenir le signe de Dieu dans le cœur des hommes, elle
doit, prudemment, séparer la justice divine du droit divin des princes, elle doit
reconnaître la légitimité de la justice des hommes. Ne sachant pas les efforts qu'a
déployés Kohlhaas et leur vanité, il lui dira « Tu n'es qu'un rebelle, et non pas
le guerrier de Dieu. »
Kohlhaas va aussitôt le trouver, rétablit la vérité et Luther reconnaît la
légitimité de sa plainte et de son combat; il intercédera auprès du prince. Mais il
fera plus, et trop il refusera à Kohlhaas la réconciliation avec Dieu, s'il ne
pardonne pas au Junker et ne lui fait pas grâce de la sanction prononcée. La
morale religieuse fait ici cause commune avec la raison d'État, le règne de Dieu
requiert la paix sociale, la paix dans les cœurs et l'oubli des offenses. C'en est trop
demander à Kohlhaas, l'injure doit être réparée, elle ne peut être oubliée. Cela se
LA PLAINTE

rejouera un peu plus tard, à propos des chevaux. Pour le moment, c'est un homme
abandonné de Dieu qui quitte Luther.
L'intercession de celui-ci aura l'effet escompté. La plainte parvient enfin au
prince, qui promet de l'examiner. Cela suffit à Kohlhaas pour abandonner son
entreprise, dissoudre son armée et attendre le verdict avec confiance. Celui-ci
tombe les chevaux doivent être rendus à Kohlhaas, avec dédommagement. Mais
il se trouve qu'ils sont, presque morts, entre les mains de l'équarisseur condition
infamante. Même le valet des Tronka, chargé de les remettre à Kohlhaas, refuse
de les prendre des mains de l'équarisseur avant qu'ils n'aient été lavés de leur
déshonneur. La scène se passe à Dresde, la foule prend fait et cause contre les
chevaliers, l'émeute gronde, l'affaire est relancée.
Elle ne peut plus trouver d'issue pleinement satisfaisante. Les manœuvres
dilatoires des chevaliers, le fait qu'un ancien « soldat» de Kohlhaas ait, pour son
propre compte, poursuivi exactions et pillages, et l'exploitation qu'en font les
Junkers, amplifieront le problème à l'échelle de l'Empire. Et l'empereur tranchera;
justice sera rendue les chevaux seront restitués en leur état initial; justice sera
rendue Kohlhaas sera exécuté en châtiment du trouble qu'il a apporté à l'ordre
public.
Mais entre-temps, une autre histoire s'est peu à peu tissée à celle-ci. Une
histoire en vérité bien curieuse, et qui nous dit comment Kleist ne cessait de croire
en Dieu, un Dieu de la colère, de la justice et du destin, qui n'a pas abandonné
Kohlhaas, même si celui-ci ne le sait pas, même si Luther l'ignore tout autant. Et
ce Dieu a un bien étrange messager, qui se manifeste pour la première fois au
lendemain de la mort d'Élisabeth. Ce jour-là, sur le point de partir en expédition
contre Tronkenburg, Kohlhaas se trouve à la foire de Jüterbock. Le hasard y
conduit aussi, de concert, les princes électeurs de Saxe, et de Brandebourg. Ils s'y
distraient d'une bohémienne disant la bonne aventure. Comme gage de la valeur
de son art, elle fait une très étonnante prédiction, qui a bien peu de chances de
se réaliser. Les princes d'ailleurs s'y emploient, qui délèguent à des valets le soin
de la mettre en échec 1.
À Jean de Hohenzollern, prince de Brandebourg, elle prédit ensuite un avenir
glorieux, pour son nom et sa descendance. Au prince de Saxe, qui lui demande
pareille prédiction, elle laisse entendre un danger. Et comme celui-ci insiste pour
en savoir plus, elle écrit sur un papier le destin qui attend sa lignée. Elle enferme
ce billet dans un étui et, avisant au loin Kohlhaas, qui n'a rien suivi de l'affaire,

1. Cette prédiction était la suivante un chevreuil, gardé en captivité au château, apparaîtrait


incessamment sur la place du marché. Les princes décident de ruiner d'avance la prédiction, en
envoyant tuer le chevreuil curieuse attitude, qui reconnaît le pouvoir magique dans le mouvement
même par lequel elle tente de s'y opposer; et qui, craignant que ne se dévoile un destin funeste, tente
magiquement d'en annuler l'annonce, en déconsidérant d'avance celle à qui on la demande. Peine
perdue un dogue apparaîtra, traînant le chevreuil mort qu'il a volé dans les cuisines!
LA MÈCHE SOUFRÉE
E

lui fait cadeau de l'étui. À ce moment reviennent les valets des princes. La première
prédiction de la bohémienne, par leurs soins, n'a aucune chance de se réaliser. Le
prince de Saxe se désintéresse de l'affaire et Kohlhaas emporte, pendu à son cou
et sans en connaître le contenu, le secret de la lignée de Saxe. C'est alors que, par
une sorte de miracle, la première prédiction se réalise, et que, du même coup, le
secret enfermé dans l'étui prend toute sa valeur. Mais il est trop tard, Kohlhaas a
disparu.
La seconde scène a lieu bien plus tard, sur le chemin de Berlin où Kohlhaas
est conduit, enchaîné, sur ordre de l'empereur. Le prince de Saxe découvre
fortuitement que Kohlhaas est le porteur de l'étui. Il charge un émissaire de le
récupérer. La ruse que celui-ci emploie une vieille femme se fera passer pour
la bohémienne et obtiendra de Kohlhaas emprisonné qu'il lui restitue l'étui se
retourne par un second miracle la vieille est vraiment la bohémienne, et dans ses
traits ridés par l'âge, Kohlhaas reconnaît Élisabeth. Celle-ci lui apprend la valeur
de ce qu'il porte et les efforts du prince pour s'en emparer. Kohlhaas tient sa
vengeance. Il pourrait négocier le secret contre sa propre vie il préfère, pour lui-
même et pour ses enfants, consommer la perte du prince.
Sur le point de se rendre à son supplice, un billet de la bohémienne
d'Élisabeth ? l'avertit que le prince de Saxe est déjà au pied de l'échafaud; et
que son intention est de récupérer le secret dans la tombe, une fois Kohlhaas
exécuté. Alors, un peu plus tard, Kohlhaas, debout devant le billot, se tournera
vers « l'homme au panache de plumes bleues et blanches », sortira le billet de
l'étui, et après l'avoir déplié et lu, l'avalera. Puis, se détournant du prince qui
s'effondre, livrera sa tête à la hache du bourreau. Mais, avant le supplice, il aura
vu, comme il le lui avait été promis, les noirs restaurés dans leur dignité et remis,
superbes, à ses fils que le prince électeur de Brandebourg fera élever en chevaliers.
Ainsi le secret du destin des Saxe pourrira avec le corps de Michael Kohlhaas;
et la lignée de Jean-Frédéric le Magnifique s'arrêtera en ce point du destin. Mais
c'est la dernière phrase de Kleist « Kohlhaas avait encore, au siècle dernier,
quelques robustes descendants qui vivaient joyeux dans le Mecklembourg ». Car
c'est dans la lignée que se restaure et se maintient ce qui avait été dénié à Kohlhaas,
ce que portait sa plainte et qui était étouffé avec elle, ce qu'exigeait la juste
sauvagerie de sa révolte. Quel est donc cet enjeu, plus fort que les vies autour de
nous, plus fort que celui même de notre propre vie?
Nous avons coutume de penser que nous tenons aux êtres que nous aimons
c'est vrai, et leur perte nous meurtrit. Nous pensons que si les deuils nous sont
aussi difficiles, c'est que ceux qui nous sont chers sont une part de nous-mêmes,
dont nous ne nous détachons pas sans douleur c'est vrai, et cela nous indique
que, plus précieux que nos objets d'amour, il y a nous-mêmes, notre propre
personne, notre intégrité. Que ce qui nous devient impensable, c'est notre blessure
et au-delà notre mort. C'est vrai, et c'est pourquoi nos enfants nous sont plus chers
LA PLAINTE

que tout; car nous pensons continuer à vivre en eux, ils sont le déni apporté à
notre finitude. Tout ceci est vrai, nous le vérifions sans cesse, tout ceci est présent
dans Michael Kohlhaas. Mais est-ce l'essentiel?
L'essentiel est dans ce qui est dénié à Kohlhaas, dans l'humiliation, dans
l'infamie, dans le mépris où est tenue la plainte au-delà de l'intégrité de la
personne, c'est la reconnaissance de la validité de son existence qui est en jeu.
Pourquoi faut-il qu'il nous soit témoigné que nous avons le droit d'exister, le droit
d'être là, que nous sommes justifiés de nous tenir, debout, parmi les hommes? Plus
que nous-même, plus que notre vie, c'est cette nervure qui la parcourt, qui se
prolonge dans la lignée, sur laquelle nous ne saurions céder. Cela peut se dire
des enfants; une oeuvre; une trace. En tout cas, l'assurance, imprescriptible, d'être
reconnus.

Sommes-nous donc si peu assurés d'être? De l'infini des siècles passés et des
siècles à venir, ce point que nous sommes se distingue-t-il encore? Pour le
proclamer contre toute évidence, nous sommes prêts à allumer tous les brasiers de
l'enfer; à faire flamber, aux yeux éblouis (peut-être?) d'un Dieu oublieux l'instant
d'éternité d'une apocalypse.

FRANÇOIS GANTHERET

Et maintenant non plus l'Allemagne du xvf siècle, mais la Chine d'aujourd'hui


et son extraordinaire mélange de modernisme et d'archaïsme rural, de dragons
ancestraux, de portraits de Mao et de pin-up occidentalisées. Qiu Ju, une femme
chinoise, le film de Zhang Yi-Mou récemment sorti en France, raconte la terrifiante
ténacité d'une femme qui porte plainte pour son mari blessé dans une algarade avec
le chef de son village. Elle exige des explications, et ne se contente pas de la réparation
en argent qui lui est proposée. Au-delà des différences circonstancielles, les éléments
essentiels du thème sont, intemporellement, identiques. Là aussi, ce qui est en jeu, c'est
la dignité, incarnée dans la descendance. Le point de départ est une parole, adressée
par le mari au chef du village, et entendue par celui-ci comme une insulte « Il
n'élève que des poules! » Or, le chef n'a que des filles! Il répond par des coups,
notamment dans le bas-ventre, la « partie vitale », scandera sans répit Qiu Ju, qui
est enceinte. Là aussi, faute de recevoir les « explications » demandées ce ne sont
plus les hobereaux saxons, mais les fonctionnaires chinois qui cherchent à éviter au
chef du village de « perdre la face » elle ira d'instance en instance, du village au
district, du district à la ville, jusqu'à Pékin, à pieds, en charrette, en autobus, au
péril de sa grossesse, faire entendre sa plainte. Ce sont les mêmes vagues, sans cesse
irrésistiblement amplifiées, qui portent Michael Kohlhaas et Qiu Ju, au-delà d'eux-
LA MÈCHE SOUFRÉE

mêmes, dans l'exigence de réparation de ce qui ne peut être bafoué sans que l'ordre
du monde ne s'en trouve menacé la partie vitale d'un homme.
Comme pour Kohlhaas, c'est dans la restauration de la lignée que s'achève le
cycle, que se calme la tempête Qiu Ju aura porté sa plainte avec son enfant, elle
s'apaise lorsqu'elle accouche d'un garçon. Je ne dévoilerai pas ici l'amère ironie de la
chute, où se défait enfin, dans l'ultime image, l'implacable exigence de justice qui a
tout au long figé le beau visage de la femme chinoise.

F.G.
Jacques Le Dem

LE CHANT DE LA PLAINTE

Le chant des pierres et la plainte des âmes

Jean des Pierres avait appris de son « vieux père » (tad-coz le grand-père) à
mettre en ordre les galets qui forment les petits murs de pierre sèche découpant
les collines vertes et bleutées de la baie d'Audierne. Une nuit de vent de sud-ouest
(l'avel housz) une plainte l'avait réveillé. Devenu un peu sourd, Jean n'entendait
plus toujours très bien la plainte des pierres. Cette nuit-là le galet chantait sa
souffrance de ne pas avoir trouvé sa place 1. Jean devait se lever pour finir son
travail. Il savait que seul un léger déplacement pourrait arrêter la mélopée, et
qu'alors le vent ne ferait plus souffrir la pierre, mal dans sa pierre 2.
L'animisme est resté étrangement présent dans l'âme bretonne et, si les rites
en sont perdus, ou repris et transformés par le christianisme, la langue, seule,
malmenée et toujours prête à disparaître ou à se défendre de rester figée comme
une langue morte, en conserve méticuleusement la trace.
En Bretagne, les morts, comme les mots, ne sont jamais vraiment morts. Ils
sont « ceux qui s'en sont allés» et ils reviennent. Ainsi, la nuit, lorsque les vivants
dorment, les « revenants » se lèvent, nostalgiques de leurs anciennes demeures et
de leurs travaux. Et les revenants sont foule immense; comme l'écrit Anatole le
Braz, « leur multitude couvre et la terre et la mer. Ils sont dans le roulis éternel
des vagues, ils sont dans la plainte éparse du vent, ils sont dans la maigre touffe
de genêt, et dans le tronc bossué des chênes3 ».
C'est le soir de Toussaint, à l'entrée des mois d'hiver, les « mois noirs» de la
langue, qu'il convient de se concilier leur appui; les revenants, en effet, selon la
façon dont on les traite ou dont on les oublie, peuvent se montrer tutélaires ou

1. Les chants bretons, qu'ils soient cantiques, chansons à boire ou chants de marins, sont tous
écrits sur le mode mineur ce sont toujours aussi des plaintes.
2. D'après P.J. Hélias, Les autres et les miens, Plon, 1977.
3. A. le Braz, La légende de la mort chez les Bretons armoricains, éd. Champion, Coop Breizh, Paris,
Spezed, 1990.
LA PLAINTE

tragiquement hostiles. La « plainte des âmes» est une lugubre mélopée que chantent
des mendiants qui vont ainsi, de porte en porte, s'identifiant aux défunts jusqu'à
revêtir parfois leurs vieilles dépouilles. C'est pour eux, qu'il faut, ce soir-là, laisser
table ouverte, avec la plus belle nappe, et les meilleures nourritures, dans un rituel
analogue aux parentalies antiques, et qui est comme une trace des civilisations
préceltiques.
En Armorle rituel de la fête prend un aspect différent en effet, les « disparus
en mer» sans sépulture et à jamais engloutis, ne peuvent pas venir, le soir, se
réchauffer près de l'âtre de leur ancienne demeure. De longues processions de
bateaux se forment alors au crépuscule, pour tenter de les apercevoir, prisonniers
hagards et errants, au sommet des vagues, les jours de tempête, lorsque mer et ciel
se confondent, et que l'horizon disparaît, rendant toute orientation impossible et
la navigation périlleuse; et dans les vieux canots en bois, le gémissement des voiles
et des écoutes se mêle aux prières et aux plaintes des « sombrés2 ».
Revenants ou sombrés, c'est ainsi que surgissent les mots, parfois dans la cure.
La force de leur retour, leur nostalgie et la plainte qui les porte, est fonction de
l'intensité de la répression qui avait cru les faire disparaître. Ils avaient été, autrefois,
exprimés dans une langue qui mourait d'avoir été interdite aux enfants 3; les mots
revenants ou sombrés, ceux-ci qui les avaient entendus n'avaient jamais su les dire,
et ces mots comme tous les mots interdits concernaient le sexe et la mort. En
analyse aussi, l'écoute, en bordant les mots, favorise inlassablement et comme
magiquement, dans le transfert et la traduction, le déplacement intérieur et les
apparitions fugitives.

Fermé pour cause de plainte

Marie-Pierre porte, dans son prénom, la trace de ce qui la déshumanise, et


m'a laissé longtemps pétrifié en face d'elle.
Dans une hostilité jamais démentie et uniforme, elle ne peut quitter son
armure ou son emblème, ceux d'une paranoïaque quérulente et processive, qui a
passé sa vie à porter plainte, auprès des juges, de la police, de la Sécurité sociale,
y compris dans le service dit « ouvert» où elle est hospitalisée. Marie-Pierre, donc,
se plaint, inlassablement et comme depuis toujours, de cette façon discrètement
empruntée qu'elle affecte, ou qu'elle affectionne. Elle « porte» sa plainte comme

1. L'Armor ou pays de la mer s'oppose à l'Argoat, pays des bois, ou Bretagne intérieure.
2. Ces pèlerinages en mer furent interdits à la fin du siècle dernier, par un arrêté de l'administration
maritime, ce qui, à Douarnenez, déclencha l'émeute des « veuves de la mer ».
3. À l'école, la langue bretonne était strictement interdite et les enfants n'avaient pas le droit de
la parler entre eux, sous peine de punitions corporelles. Lorsque les parents connaissaient le français,
ils utilisaient de préférence le breton pour ce qu'ils désiraient cacher aux enfants.
LE CHANT DE LA PLAINTE

elle porterait un enfant, mais un enfant mort dans une grossesse indéfiniment
arrêtée et qui la constitue enceinte à tout jamais, et prisonnière d'elle-même. Sa
plainte lui est nécessaire pour vivre et maintenir un contact. Sans elle, Marie-
Pierre serait peut-être détruite, ou, dans un transfert psychotique et délirant,
s'enflammerait ou s'effondrerait d'un coup, comme son lit d'hôpital elle avait
accusé, un jour, un autre patient d'en avoir dévissé les boulons, pour la tuer. Et
elle avait entrepris, puis arrêté, plusieurs années auparavant une analyse, dont elle
décrivait le caractère apparemment déficient et effondré du cadre le non-respect
des horaires et la scansion vécue comme une sanction.
Parfois aussi, Marie-Pierre brandit sa plainte. On dirait un slogan au porte-
voix, dans une manifestation politique, mais ne débouchant jamais sur « une table
ronde » et d'où le compromis, le doute, ou la solution névrotique restent exclus.
Jusqu'ici le déplacement qu'opère Marie-Pierre de sa plainte sur la personne du
médecin est bien un élément transférentiel important, mais dans lequel aucun jeu
n'est possible, apparaissant seulement comme un attachement persécutif qui n'est
alors qu'un enchaînement de plus.
Un jour, Marie-Pierre me déclare que je l'annule et que je l'ai rayée de mes
intérêts. Elle me fait vivre cette situation de quelqu'un qui ne peut être que
mauvais, et à qui elle doit faire la leçon et dire son mécontentement et son blâme,
mais jamais son malaise. Ce jour-là, mon intérêt est réveillé, en même temps
qu'une discrète excitation me gagne, avec un peu d'étrangeté. Un revenant est
avec nous. L'enfant peut-être a bougé, que j'avais cru mort, ou dont elle avait
voulu me faire croire qu'il l'était. Quelqu'un d'autre est là, qui s'est caché si
longtemps derrière la pierre Marie, une petite fille sensible et vivante, et qui s'est
crue annulée ou rayée. En même temps, Marie-Pierre me fait part d'un trouble,
elle qui ne se trouble jamais elle vient de découvrir que le 2 novembre, jour de
la fête des morts, dit-elle, n'est pas férié, contrairement à ce qu'elle avait toujours
cru; et c'est le jour de la mort, brutale, de sa mère, alors qu'elle était enfant.
Ses mots se donnent alors du jeu, dans ce qui n'est plus seulement un jeu de
mots. « Férié» est ainsi un mot revenant, un jour de fête, un « fait rayé» non pas
seulement à cause du tragique de la mort, mais aussi en raison de l'excitation
secrète, angoissante et culpabilisante des désirs œdipiens. Le trouble, le léger vertige
font ici vaciller la plainte, dont la chronique opacité va pouvoir laisser transparaître
quelques reflets changeants. Marie-Pierre parlait peu de son enfance utiliser des
mots pour cette part d'elle-même était courir le risque d'en perdre le versant
confiné dans la noirceur et l'amertume. Il ne fallait pas y toucher, comme on le
dit aussi d'une pierre d'angle, à moins de ruiner l'édifice patiemment construit; et
seuls pouvaient témoigner, comme vestiges et traces des éléments traumatiques, le
symptôme et le transfert violemment persécutif et haineux. Mais, ce jour-là, ce
sont pour la première fois des souvenirs joyeux qui sont évoqués la difficulté de
LA PLAINTE

traverser le pont du village, sans parapet, sans garde-fou, lorsque soufne la burle
et la nécessité, pour l'enfant, de rester attachée pour ne pas être précipitée dans
le « lit» de la rivière; les parcours en luge, de trop brutales descentes, qui lui
occasionnent quelques blessures; et puis vient le rappel d'un autre souvenir sa
mère lui fait cadeau d'une perle, qu'elle désirait depuis longtemps. Quelque chose
de vivant et de féminin apparaît enfin derrière la rigidité priapique des défenses
de Marie-Pierre et, au-delà des maux, des mots peuvent se faire signe et se mettre
à jouer. La blessure devient une perle, une « pierre » précieuse, un « bijou indiscret »
et affleurent enfin, derrière le disque « rayé » de la plainte, le gémissement et la
jouissance secrète du sentiment amoureux.
La composante érotique de la plainte, qui apparaît fugitivement, permet à
Marie-Pierre de quitter pour un temps le terrain polémique. Accepter de s'aban-
donner, en abandonnant sa plainte, est accepter de reconnaître sa douleur, plutôt
que de passer sa vie à la dénoncer auprès des autres. Se profile aussi ce que Freud
a appelé un sentiment de culpabilité « emprunté », résultat de l'identification avec
une autre personne qui a été jadis l'objet d'un investissement érotique 2, et
l'élaboration dans la cure de cette possession3 peut mettre à découvert les fondements
inconscients d'une chronicisation de la plainte.
La plainte assure la permanence de l'objet. Elle évite la perte et le sentiment
de deuil. Sa violence cachée marque une impossibilité de la rupture, et parfois,
figure masquée de la haine, elle peut constituer une solution à la colère, qui
risquerait d'endommager l'objet et de le détruire. Enfin c'est elle encore qui
maintient le mythe du sauveur 4.

The haunting melody Das klagende Lied


de la mélodie lancinante au chant de la plainte

La plainte, encore, dans sa relation avec un deuil évité de l'objet perdu, peut
prendre un autre aspect symptomatique, celui d'une mélodie lancinante. Theodor

1. La burle désigne un vent froid et violent générateur de congères. Je laisse le lecteur à sa


rêverie ce mot dans l'archaïsme dialectal, sa condensation, son étrangeté phonique et dans le rappel
musical et poétique d'une plainte (la bise qui hurle), convoque aussi le sexuel.
2. S. Freud, Le moi et le ça, Œuvres complètes, P.U.F., vol. XVI, p. 293.
3. L'expression est de J.-B. Pontalis, dans Perdre de vue, chap. 6, « Non, deux fois non », Gallimard,
1986, p. 87.
4. Peut-on parler de plainte, sans en évoquer une sorte d'avatar, les jérémiades? Jérémie (650-587
av. J.-C.) n'avait en fait rien d'un pleureur; il s'est montré perplexe plutôt que plaintif, et il n'est pas
l'auteur des « lamentations » que la tradition lui attribue. Il recommande à Sédécias, roi de Juda, la
soumission apparente et extérieure à Babylone, comme seul moyen pour le peuple de survivre et de
permettre l'avènement des autres prophètes Job, avec ses interrogations aussi, son absence totale de
plainte, et sa solitude; et plus tard, Jésus de Nazareth, dont les dernières paroles seront cette plainte
émouvante « Père, pourquoi m'avez-vous abandonné ?»
LE CHANT DE LA PLAINTE

Reik en a donné un remarquable exemple autobiographique dans The haunting


melody'.
En 1925, entre Noël et le Jour de l'An, Reik prend des vacances sur le
Sommering, à quelque distance de Vienne. C'est là qu'il apprend la mort de son
analyste, Karl Abraham. Il est chargé par Freud de prononcer son éloge funèbre
à la prochaine réunion de la Société viennoise de psychanalyse. À un sentiment
de choc, fait suite, chez Reik, une étrange sensation d'engourdissement. Pas de
chagrin, ni d'émotion intense, mais un changement inaccoutumé des paysages qui
prennent un aspect sinistre et désolé, avec les sapins enneigés qui deviennent
menaçants; et une incapacité totale à écrire quoi que ce soit sur celui dont il était
devenu le collègue et l'ami.
Lorsque Reik tente d'évoquer la figure d'Abraham, un air survient, qui va le
hanter pendant plusieurs jours et dans lequel il reconnaîtra les premières mesures
du chœur du finale de la Deuxième Symphonie de Mahler « Résurrection.» Le
travail élaboratif de Reik, qui entraînera la levée de l'inhibition, va consister à
établir un parallèle avec l'impossibilité dans laquelle s'était trouvé Mahler de
terminer cette œuvre, d'en assurer le finale, à une époque où il était, à Hambourg,
le second de Von Bülow 2. Von Bülow était gravement malade et Mahler assurait
toutes les répétitions de l'orchestre. Les jours de concert, le maître « ressuscitait »
devant les acclamations du public, ravissant à Mahler la possibilité de diriger et
l'abandonnant à sa plainte. La haine rentrée et l'intensité de la rivalité œdipienne
développèrent chez lui une sidération qui ne sera levée, le jour des obsèques de
von Bülow à la cathédrale de Hambourg, que lorsque s'élèveront du chœur les
premiers vers du choral de Klopstock « Résurrection ».
Abraham, Reik, Mahler, Freud. quatuor dont les voix, qui se sont répondues,
ont laissé un écho dans l'histoire de la psychanalyse et de la musique. Mahler,
indirectement, quatorze ans après sa mort, permettait à Reik de reconnaître la forte
ambivalence de ses sentiments vis-à-vis d'Abraham. Cette ambivalence, reconnue,
recelait sans doute des sentiments aussi violents et peut-être plus intolérables,
concernant Freud, masqués par une idéalisation et une vénération jamais démenties 3.
Mahler, Freud. Les deux hommes se sont rencontrés. En 1910, Mahler rentre
d'une tournée triomphale à New York et au Metropolitan Opera. Il a quitté ses
fonctions de directeur de la Hofoper et jouit enfin d'une confortable aisance, qui
1. Traduit en français sous le titre Variations psychanalytiques sur un thème de Gustav Mahler,
« Freud et son temps », Denoël, 1973.
2. Von Bülow, chef d'orchestre de la fin du siècle, fut le premier mari de Cosima Wagner, fille
de Liszt et de la comtesse d'Agoult.
3. Cette hypothèse est soutenue par Jacqueline Rousseau-Dujardin, dans le n° 67 de l'Arc consacré
à Mahler (1976). L'article s'intitule « Ach, du Lieber Augustin. alles ist hin(Ah! cher Augustin tout
est foutu.) (air populaire que Mahler entendit, enfant, sur un orgue de Barbarie.) Cet air est devenu
une chanson viennoise typique, et Arnold Schônberg l'a introduite dans le second trio de son Deuxième
Quatuor.
LA PLAINTE

va lui permettre de se consacrer à ses dernières symphonies et d'aider matériellement


les jeunes musiciens, en particulier Schônberg, dont il n'aime pas les œuvres que
pourtant il accepte de diriger devant un public conservateur et souvent hostile. Par
ailleurs, sa relation avec sa femme, Alma, qui se plaint d'être délaissée, n'est pas
bonne. C'est alors que Mahler reçoit une lettre du jeune Gropius' qui, amoureux
fou d'Alma, écrit à celle-ci une déclaration enflammée; la lettre a été remise dans
une enveloppe dont l'adresse porte « à Monsieur le Directeur Mahler ». Nous
laisserons de côté ici le discours réussi de la déclaration de Gropius à Mahler.
Mahler s'en tint, lui, à l'interprétation du message de Gropius comme une demande
d'autorisation d'épouser Alma. Cela lui permettait peut-être de négliger ses propres
sentiments de rivalité paternelle ou fraternelle. La crise du couple et le boulever-
sement émotionnel chez Mahler vont le conduire à demander de l'aide à Freud
qui, à cette époque des vacances d'été, est « aux bains de mer », à Leyde en
Hollande.
La rencontre des deux hommes garde quelque chose de fascinant, même si
l'on en sait davantage sur les circonstances que sur le contenu de leur échange.
Ils parlèrent, donc, en se promenant, cet après-midi d'été 1910. On s'est moqué,
parfois, de cette unique séance qui dura quelques heures, de cette psychanalyse
« qui marche » le mot est de Freud « J'ai analysé Mahler, en 1912 ou 13 2, tout
un après-midi, à Leyde, et si j'en crois ce qui m'en est revenu, j'ai fait du bon
travail. »
Freud et Mahler sont des marcheurs, qui aiment tous deux les promenades
en montagne. C'est à Maiernigg, au bord d'un lac, que Mahler trouve suffisamment
de tranquillité pour écrire ses symphonies chacune comporte une marche, dont
l'humour seul, parfois, et la parodie parviennent à tempérer le caractère tragique
et funèbre.
C'est peut-être aussi de se promener en compagnie du musicien qui permit à
Freud de s'interroger sur un tic de la marche, que présentait parfois Mahler et
qui faisait reconnaître, dans tout Vienne, le directeur de l'opéra. Freud devina et
interpréta le lien qui, par cette pseudo-boiterie (une boiterie « empruntée »), unissait
le compositeur à sa mère, Maria 3, et pouvait colorer les aléas de sa vie amoureuse,
ce que Freud appelle dans une lettre à Reik, le « complexe de la Vierge Marie ».
Alma, dont la fécondité artistique avait fait l'objet d'un interdit de la part du
compositeur, était appelée par lui, dans l'intimité, Maria (alma mater. dolorosa).

1. Walter Gropius, 1883-1969, fondera le Bauhaus, à Weimar, en 1919.


2. Lettre à Reik du 4 janvier 1935. Freud se trompe de date. Mahler est mort d'une endocardite
infectieuse le 18 mai 1911.
3. La mère de G. Mahler, Maria, qui mit au monde quatorze enfants, était infirme de naissance
elle boitait et avait le visage marqué par le chagrin. Mahler exprima à Alma, au cours de leur
première rencontre, le souhait que son visage devienne « plus marqué par la souffrance ». (Kurt Blaukopf,
Gustav Mahler, Diapason, Robert Laffont, 1979, p. 21.)
LE CHANT DE LA PLAINTE

Ainsi, nous sont devenues plus familières une démarche (et celle de Mahler était
d'emblée agie par le déplacement transférentiel deux rendez-vous précédents
avaient été annulés), une marche et quelques interprétations, dont on connaît, en
musique aussi, la capacité de changer radicalement le sens d'une œuvre et son
atmosphère. Mais il est une autre raison de rapprocher à nouveau deux hommes,
qui ont des origines communes, dont l'un rêve d'être martyr, tandis que l'autre
veut se forger un destin à la mesure d'Hannibal.
Si Freud est resté étranger aux bouleversements qui firent de Vienne la capitale
d'une révolution esthétique, Mahler, en revanche, fréquentait les artistes de la
Sécession', mouvement auquel appartenait Gropius. C'est pourtant l'oeuvre de
Freud qui est d'emblée révolutionnaire; celle du compositeur, qui n'aura pas de
descendance, s'épuise dans la nostalgie infinie d'une impossible rupture 2 Mahler
est le musicien de la plainte.
Nous n'évoquerons pas ici d'autres éléments biographiques de Gustav Mahler,
actuellement connus, surtout depuis l'œuvre magistrale d'Henry Louis de la
Grange « Cette tentative peut-être trop minutieuse pour connaître l'homme derrière
le musicien 3. » Mais aussi depuis Ken Russell et son film qui se veut plus une
histoire inventée que l'histoire des faits, et dont le caractère flamboyant et baroque
montre, autrement, le compositeur aux prises avec d'impossibles limites, dans la
créativité décadente des derniers feux du romantisme. Décadente, cette musique
l'est, en effet, car elle n'en finit pas de boiter, de chuter et de renaître, mais jamais
elle ne sombre. C'est la musique d'une plainte infinie dont les échos nous
parviennent encore, témoins d'une contemplation ardente de ce qui est irrévoca-
blement perdu.
L'une des premières œuvres, Das Klagende Lied, que Brahms rejeta avec
horreur, rend hommage au fantastique4 et au grotesque. L'orchestration en est
rutilante, mais sait encore rester sobre et elle porte les traces pathétiques du vrai.
Pour Theodor Adorno 5, le premier mouvement de la Première Symphonie
(Titan 6), évoque une déchirure. Jamais en effet le rideau ne se lève vraiment, ni
le voile se fend, mais le tissu s'en étiole en une multitude de lambeaux qui sont
autant de plaintes; cette musique est déchirante, et le coucou qui se fait entendre,
plus vrai que le vrai, celui qu'on entend dans la Pastorale, par la boiterie et la
1. Dans la Beethovenfries, de Klimt, le chevalier est dessiné d'après le visage de Mahler.
2. La « révolution » sera réalisée par d'autres Schônberg, puis Berg et Webern.
3. Henry Louis de la Grange, Gustav Mahler, 3 vol., Fayard. L'expression est de l'auteur lui-même
à l'occasion du festival Mahler à Lyon, où, curieusement, pour la Deuxième Symphonie, s'est produit
une sorte de revanche de l'histoire ici, Emmanuel Krivine a laissé la baguette au jeune chef japonais,
Kazushi Ono, qui avait assuré les répétitions. Quelques mois plus tard, Krivine devait donner une
interprétation complètement renouvelée et presque schubertienne de la Quatrième Symphonie.
4. L'œuvre est écrite d'après E.T.A. Hoffmann.
5. Theodor Adorno, Mahler, une physionomie musicale, Minuit, 1976.
6. Ce titre est emprunté à Jean-Paul.
LA PLAINTE

fausseté de son timbre, est un oiseau sauvage, hagard et plaintif, étrangement


inquiet de devoir nous surprendre. Rien n'y fera, ni le « grelot du fou » qui marque
le début de la Quatrième Symphonie et voudrait nous faire croire qu'il s'agit encore
d'un conte pour enfants, ni les ritardendi viennois, ces ralentissements rythmiques
des Landlers qui donnent fugitivement l'envie de danser, ne viendront jamais
vraiment apaiser la plainte elle se fera seulement plus aiguë que mélodique,
portée par le violon désaccordé qui débute le scherzo. Les adagios mêmes n'ont
qu'une tranquillité apparente et une douceur qui n'est qu'une douleur. Ne s'y est
pas trompé Visconti (ou Thomas Mann, on ne sait plus) qui utilise l'adagio de la
Cinquième Symphonie en contrepoint d'une histoire d'amour et de mort à Venise,
le choléra était le précurseur d'autres épidémies, plus noires encore et sanglantes.

Le pouvoir de la plainte

Dans Le roi pêcheur 1, Julien Gracq décrit la terreur qui saisit Amfortas lorsque
Clingsor, le magicien, lui annonce l'arrivée de Perceval, le très pur, le sauveur.
Amfortas est terrorisé à la pensée que sa blessure puisse se fermer, et qu'il va
cesser de souffrir

« Sais-tu une chose, Clingsor, une chose presque horrible. Ma blessure est mon
lien avec les autres hommes, avec Montsalvage. Quelquefois il me semble que je
n'existe que par elle, que c'est elle qui me rend visible. La vie tourne ici comme
d'elle-même autour du bain d'Amfortas, des baumes d'Amfortas, des prières pour
Amfortas. Amfortas guéri me déroute. Guéri, j'ai presque peur de disparaître, de
devenir invisible, comme une méduse qu'on replonge dans l'eau. »

et, un peu plus tard, torturé

« Ah! je n'ai jamais senti jusqu'à ce jour combien j'ai régné ici. »

Le pouvoir d'Amfortas est le pouvoir de la plainte, avec laquelle son identité


même paraît se confondre. La guérison est là, mais c'est une fin de règne.
Le pouvoir de la plainte est lié au déplacement et à la capacité de mobilisation
qu'elle induit. Ainsi la plainte (celle d'Irène, chez La Bruyère celle de la pierre,
dans le conte comme celle de Marie-Pierre aussi) doit-elle souvent courir pour
faire courir, et plus pour ne pas se perdre que par la crainte de ne pas se faire
entendre.
Et le déplacement est marche, parfois entrecoupée de zigzags ou de périodes
de boiterie, comme chez Mahler, où les fanfares elles-mêmes se délitent. De ce

1. Julien Gracq, Le roi pêcheur, José Corti, 1989, p. 49.


LE CHANT DE LA PLAINTE

mouvement, la Gradiva, œuvre de théorisation, constitue une saisissante métaphore


la statue, au pied dressé, comme souffrant et se plaignant de ne rester qu'un bas-
relief, se met en marche, et met en marche les « amoureux des vieilles pierres »
avant de devenir la ravissante jeune fille que, dans le souvenir perdu, et le
dynamisme intact des forces refoulantes, elle n'avait jamais cessé d'être. Freud
avait placé au pied de son divan, le moulage de pierre décrit par Jensen, et c'est
aussi dans la Gradiva qu'il raconte une autre histoire de revenants, sous la forme
d'un double, d'une sœur morte. Je fais allusion ici, moins à l'hypothèse émise
concernant l'enfance de Jensen (la sœur au pied-bot) qu'à la stupeur de Freud
lorsqu'il reçoit en consultation une patiente morte depuis bien des années'.
Si l'analyste reste sensible à l'histoire, aux récits, et aux contes privés, c'est en
gardant aux mots leur esprit et l'étrangeté familière qu'ils tiennent d'une autre
langue qui, d'être interdite, annulée ou rayée, se croyait morte, ou avait sombré.
C'est à lui être adressés que les mots peuvent laisser trahir leur inquiétude. La
mélodie lancinante, lorsqu'elle en fait des revenants, traduit l'événement psychique
et le transfère. Alors, parfois, la force de la plainte sera interprétable, avec ce que
l'analyste pourra entendre de l'impensable désir qui la porte.

JACQUES LE DEM

1. S. Freud, Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, traductions nouvelles, Gallimard,
1986, p. 218.
Dominique Clerc Maugendre

VIVRE À PEINE

Elle s'est avancée à ma rencontre, si petite et si frêle que je n'ai pu m'empêcher


de la soupeser du regard quand elle a franchi la porte de mon bureau. À présent,
voici qu'elle me fait face, souriante malgré l'expression d'anxiété profonde et
douloureuse que je peux lire sur son visage je sais que son regard, de toute cette
séance, et sans doute de toutes les séances à venir, ne quittera plus le mien. Je la
trouve vive et jolie, presque séduisante, en dépit de cette maigreur extrême qui lui
fait dire qu'elle n'arrive plus à s'habiller, et qu'elle flotte lamentablement dans ses
vêtements dégotés au rayon fillettes alors qu'elle approche de la cinquantaine.
Voilà plus de trente ans qu'elle a décidé de freiner la nature trente ans
qu'elle vit sans manger. À force de n'avoir besoin de rien, elle a fini par se priver
de tout. M. ne vit plus qu'à peine. Privée de manger, privée de sortir, privée
d'amours et d'amis, elle s'administre une pénitence ordonnée par on ne sait quelle
toute-puissante juridiction interne, pour le prix d'une faute jusqu'alors non révélée,
et ce peut-être à jamais. Cette pénitence-là ordonne son existence, et l'appliquer
constitue depuis longtemps son rapport au monde. Ainsi la maladie conduit-elle sa
vie, ainsi ne dispose-t-elle que de ce seul moyen pour établir un lien avec moi, et
venir m'« embêter » comme elle dit, moi après tant d'autres, à commencer par ses
parents, auprès desquels elle est revenue vivre quand ils se sont mis à vieillir. De
cela, elle ne se plaint pas pourquoi le ferait-elle dès lors que le symptôme s'en
charge à sa place! Elle se contente donc de me parler de ses maux, simplement,
et de la façon dont ils occupent la vie qui est la sienne, la vie d'une malade. S'il
lui arrive de se plaindre, c'est toujours de manière furtive, et toujours à propos de
petits détails qui tissent la chaîne du quotidien, ces petits détails auxquels elle
s'accroche laborieusement jour après jour la fatigue, les malaises, l'effort pour
survivre et le déplaisir aussi, toujours là du fait du manque d'appétit et du goût
de la vie qui ne cesse de se perdre. Et moi, qui l'écoute, je ne peux m'empêcher
de penser au goût vague de la mort il est là, lui aussi. Car cette vie-là est une
vie qui menace à chaque instant de s'interrompre brutalement, une vie dont
l'équilibre physiologique est frappé du sceau de la précarité, cette vie-là ne tient
LA PLAINTE

qu'à un fil M. est réellement malade, gravement, d'une maladie qui depuis trente
ans lui tient lieu d'existence. Dès lors elle ne peut plus me parler que de cet état
chronique, actuel, état paradoxal qui la prive de vivre tout en la maintenant en
vie, état au regard duquel les problèmes de son histoire ne peuvent plus lui paraître
que « dérisoires, démodés, dépassés, désinvestis, anachroniques », comme les qualifie
François Perrier, à propos de l'hypocondriaque à la tasse de thé l l'état, à se
prétendre stable, et la libido, à se présenter comme dormante, en viennent
inévitablement à évoquer l'actualité de l'hypocondrie. Vraie malade, l'anorexique,
avec le caractère actuel de sa réalité insistante vient se ranger parmi ces cas où
« les modifications organiques ne peuvent pas non plus manquer2 », et si l'hypo-
condriaque, comme le pense Freud, est supposé avoir raison quand il se plaint de
troubles organiques, l'anorexique, quant à elle, ne cesse de donner raison à sa
maladie, accumulant preuve sur preuve par le biais des dysfonctionnements
physiologiques dont elle est atteinte, et que provoquent les aberrations de son
comportement alimentaire. Ainsi nous oppose-t-elle, d'emblée et de façon manifeste,
l'actualité d'une expérience somatique difficilement reliable à quelque événement
psychique relevant de son passé. Pour elle comme pour l'hypocondriaque, seul
semble compter le matériel ayant trait à l'excitation. La demande s'impose, identique,
et seule devra être prise en compte la matière excitable. Il est bien possible que
tous deux soient dans le vrai et que la logique vienne à se ranger de leur côté, car
la matière qui constitue le noyau de l'excitation, « grain de sable au centre de la
perle », essence des névroses actuelles et complexe nucléaire des psychonévroses,
est ce qui persiste à donner lieu à la douleur et ce qui exacerbe la souffrance à
travers elle l'investissement narcissique du corps malade s'oppose au retour des
représentations d'objet désinvesties, il barre l'accès aux contenus refoulés et aux
surdéterminations inconscientes; à travers elle l'actualité s'affronte à l'actualisation.
Comment, dès lors, M. pourrait-elle savoir que l'état de maladie et de souffrance
qu'elle endure l'amène à rétablir les conditions économiques que pourrait requérir
l'investissement « nostalgique» de l'objet absent, au cours desquelles « la représen-
tation d'objet, fortement investie par le besoin, joue le rôle de l'endroit corporel
investi par l'augmentation de l'excitation », au cours desquelles encore, « le caractère
continuel du processus d'investissement, l'impossibilité de l'inhiber produisent le
même état de détresse psychique » que « l'investissement en douleur concentré sur
l'endroit du corps lésé3 ». Comment M. pourrait-elle se plaindre ouvertement de
ça qu'elle ignore?

1. F. Perrier, «Psychanalyse de l'hypocondriaque », in La chaussée d'Antin, tome 1, Bourgois,


coll. 10/18, 1978, p. 233.
2. S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, P.U.F., 1977, p. 89.
3. S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, P.U.F., 1981, p. 101.
VIVRE À PEINE

Cette fois encore, il faudra bien que la sorcière s'en mêle malgré l'avis
contraire de son médecin, malgré le mien, M. décide d'accompagner ses parents
en vacances et suspend le cours de sa thérapie, commencée depuis plusieurs mois.
Brutalement, elle perd les quelques kilos nécessaires à son équilibre vital et doit
être à nouveau hospitalisée en urgence. Quand je la retrouve elle est profondément
déprimée la peine qui l'affecte, de simple déplaisir subi qu'elle était jusqu'alors,
s'est commuée en douleur psychique intense. L'actualisation semble avoir enfin
trouvé le chemin du transfert c'est un recours qu'elle sollicite de moi, demandant
grâce pour ce qu'elle est, grâce pour ce qu'elle a toujours été, grâce pour cette
enfant invivable, insupportable, capricieuse et turbulente, si différente de ses frères
et soeurs, que même ses parents ne pouvaient être en mesure de comprendre; il
n'y a donc pas matière à s'étonner si elle n'a rien pu faire de sa vie, elle ne vaut
pas grand-chose, et n'en veut pour preuve que la peine et le souci qu'elle cause
encore aujourd'hui, à son père, à sa mère qui ne savent plus que faire pour elle.
Décidément, l'existence ne vaut pas qu'on la vive, et cette idée-là, quand elle lui
vient, lui ôte radicalement le goût de vivre. C'est pour ça qu'elle s'est laissée
mourir. Depuis, elle continue de penser qu'elle ne vaut pas la peine qu'on prend
pour sa personne, elle s'étonne qu'on persiste à prendre soin d'elle, et qu'on ne
songe pas à la laisser de côté. À quoi bon vivre quand on « embête» tout le monde
à commencer par ceux qui vous aiment? « Et ceux qui vous soignent!» ai-je ajouté,
doucement. Ma remarque la fait renchérir la voilà qui me dit que l'idée lui est
venue bien sûr, que nous lui en voudrions de cette rechute, que nous ne pourrions
que la laisser tomber, son médecin et moi. Et je lui dis que c'est bien là ce qu'elle
s'est mise à penser à l'instant même où elle a décidé de partir que nous ne
pouvions que l'abandonner à son triste sort! Cette petite phrase résonne en elle,
et son visage s'éclaire d'un sourire. Soulagée, elle associera, lors de séances
ultérieures, sur ces mots que lui lançait sa mère autrefois, quand elle était par trop
dissipée, trop insaisissable, trop différente des autres elle, on avait dû la trouver
sur le bord d'un chemin, ou encore sur le banc du métro! Parole qui la laissait
sidérée dans l'abord d'une vérité implacable, parole qui faisait d'elle une enfant
trouvée-abandonnée! Pire encore, car du fait du reniement inclus dans cette parole,
c'était sa mère, sa propre mère qui se trouvait atteinte et vacillait, sa propre mère
qui, sous le coup, disparaissait de sa conscience à l'instant précis où ces mots-là
étaient proférés. Le sentiment d'abandon, soudain multiplié, relançait le danger de
« la perte d'amour, qui est visiblement un prolongement de l'angoisse du nourrisson
quand sa mère lui manque 1 ». Aujourd'hui, contre l'abandon, contre tous les
abandons, M. porte plainte, mais, cherchant réparation, elle s'accuse, et en vient à
faire pénitence.

1. S. Freud, « Angoisse et vie pulsionnelle », in Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse,


Gallimard, trad. nouv., 1984, p. 119.
LA PLAINTE

Malade, mais non coupable! « Le névrosé», rappelle Freud, s'adressant à


l'interlocuteur anonyme de La question de l'analyse profane, « est obligé de se
comporter comme s'il était dominé par un sentiment de culpabilité, qui a besoin
de la maladie comme châtiment pour être apaisé 1 ».
Il arrive parfois que le symptôme cherche à nous en imposer pour la maladie,
il arrive aussi que la maladie à son tour, qui s'emploie à servir le « besoin de
punition », trouve à nous en imposer pour le châtiment. C'est ainsi que la plainte
qui s'attache à elle entre en rapport étroit avec ce que Freud appelait la « conscience-
de-culpabilité inconsciente2» susceptible de tous les déplacements et de toutes les
substitutions, à l'image même de l'affect d'angoisse, dont elle est sans doute déjà
une tentative de transposition et de figuration. Seul ce caractère paradoxal de
conscience inconsciente attribué au sentiment de culpabilité permet de poser
l'équivalence entre maladie et pénitence.
C'est dans cette même perspective du paradoxe de l'affect inconscient que
Freud s'est attaché à la maladie mélancolique, à la fois comme axe clinique de sa
réflexion métapsychologique, et comme base pour l'avancée de ce qu'on pourrait
appeler une théorie « affective» de la culpabilité, par opposition à ce que serait la
théorie « représentative » qui parcourt toute l'œuvre depuis Totem et tabou jusqu'à
L'homme Moise.
De quoi donc le mélancolique s'est-il rendu coupable envers l'objet auquel il
s'identifie, sinon de l'avoir incorporé, c'est-à-dire détruit? C'est ainsi que Karl
Abraham s'interroge, écrivant à Freud qui vient de lui faire parvenir « Deuil et
mélancolie ». Celui-ci, tout en avouant avoir « puisé sans scrupules» aux travaux
d'Abraham sur la mélancolie, lui répond en le mettant vivement en garde contre
la tentation de s'en tenir à des conclusions qui ne peuvent être que générales au
sens où ne s'appuyer, pour mener sa recherche, que sur ces sources d'excitations
ubiquitaires que sont l'érotisme anal, ou encore la pulsion cannibalique, ne saurait
mener au but. Si importantes ces notions soient-elles, on ne peut manquer de les
retrouver dans toutes sortes de configurations pathologiques, aussi ne suffit-il pas
d'avoir réussi à mettre en évidence la cause probable de la culpabilité inconsciente,
encore faut-il arriver à concevoir quels processus inconscients, c'est-à-direméta-
psychologiques, sont à l'oeuvre dans la maladie, c'est là le sens de la réponse que
Freud adresse à Abraham « Vous ne mettez pas suffisamment en lumière l'essentiel
de votre hypothèse, lui reproche-t-il, à savoir son aspect topique, la régression de

1. S. Freud, La question de l'analyse profane, Gallimard, trad. nouv., 1986, p. 95.


2. « Conscience-de-culpabilité (un seul mot en allemand) inconsciente « un alliage de termes que
Freud tient pour aussi inévitable que déconcertant. Cf. S. Freud, « L'inconscientin Métapsychologie,
Gallimard, coll. Idées, 1968, p. 83.
VIVRE À PEINE

la libido et la levée de l'investissement d'objet inconscient (.) L'explication de


l'affection ne peut être donnée que par son mécanisme, considéré d'un point de
vue dynamique, topique, et économique Découvrir le mécanisme, traquer la
régression libidinale et le destin des investissements, voilà bien ce que supporte
l'investigation à l'œuvre dans « Deuil et mélancolie ». Au cœur du texte, on tombe,
cette fois encore sur une question qui relève du paradoxe « Il doit exister, écrit
Freud, d'une part une forte fixation à l'objet d'amour, mais, d'autre part et de
façon contradictoire, une faible résistance de l'investissement d'objet 2.» Ceci
expliquerait le fait que « l'identification narcissique avec l'objet (devienne) le
substitut de l'investissement d'amour3 ». Voilà qui souligne le rôle majeur de la
capacité à investir l'objet ne doit d'exister qu'à la force de l'investissement dont
il est le destinataire, et la fonction d'objet ne doit sa permanence qu'à la solide
capacité d'investir du sujet qui, grâce à elle, supportera la perte et se tournera vers
les substituts. On voit ici comment se trouve mis en lumière le caractère actif du
mouvement d'investissement envers le monde des objets, activité qui peut devenir
parfois caricaturale, si la « faim d'excitation » 4 s'empare d'un individu lorsque, dans
sa quête absolue de la satisfaction, il n'est amené à rencontrer qu'une série
substitutive, longue mais imparfaite, qui ne saurait assouvir ses désirs.
Ainsi l'activité d'investissement, et son mouvement, s'avèrent-ils nécessaires au
maintien de la relation d'amour, et nécessaires aussi à la conservation de la vie. Il
en va de même jusque dans la dépression mélancolique, où le retrait de l'investis-
sement dans le moi, bien que total, permet que se conserve la relation d'amour,
permet que se maintienne, serait-ce au prix de la régression narcissique, le lien
avec l'objet, et ceci en dépit même du fait que ce dernier ait dû être abandonné
garder le lien, au risque de déchaîner la haine, participe sans doute de la survie.
C'est à cette capacité d'investir et de maintenir la vie que fait écho la note
de Freud dans « Le moi et le ça », longue note dont le début nécessite d'être cité
ici in extenso « Contre l'obstacle du sentiment inconscient de culpabilité, l'analyste
livre un combat qui n'est pas facile. Directement, on ne peut rien contre lui, et
indirectement rien d'autre que dévoiler lentement ses fondements inconscients
refoulés de telle sorte qu'il se transforme peu à peu en sentiment de culpabilité
conscient. On a une chance particulière d'agir sur lui quand ce sentiment ics de
culpabilité est un sentiment emprunté, c'est-à-dire quand il est le résultat d'une
identification à une autre personne qui fut jadis l'objet d'un investissement érotique.
Une telle prise en charge du sentiment de culpabilité est souvent le seul reste,

1. S. Freud, K. Abraham, Correspondance, Gallimard, 1969, p. 225.


2. S. Freud, « Deuil et mélancolie », in Métapsychologie, op. cit., p. 158.
3. Ibid., p. 158.
4. S. Freud, « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse », in La vie sexuelle, op. cit.,
p. 64.
LA PLAINTE

difficile à reconnaître, de la relation amoureuse abandonnée. On ne peut pas


méconnaître la ressemblance de ce processus avec celui de la mélancolie l. »
Ainsi le sentiment inconscient de culpabilité projette-t-il un éclairage nouveau
sur le processus de la maladie mélancolique et sur la plainte qu'elle exprime. Sans
doute pourrait-il permettre de poser quelques hypothèses quant au « mécanisme »
de la survie anorexique la maladie qui s'exerce alors avec tant de violence contre
la personne et contre la vie même recèle pourtant la présence active du sentiment
inconscient de culpabilité, témoin de la résistance de l'investissement, révélateur
de l'existence d'une identification construite sur le mode hystérique à partir de
« l'emprunt », et qui s'oppose au retrait narcissique total. De façon paradoxale, le
sentiment inconscient de culpabilité, qui sert la pulsion mortifère, permet aussi de
l'affronter et de la combattre. Contenu dans la plainte, il est le pivot autour duquel
s'organise la balance entre identification narcissique et identification hystérique, le
point de « passage de la douleur corporelle à la douleur psychique (qui) correspond
à la transformation de l'investissement narcissique à l'investissement d'objet2 ».
Dans la cure, l'affect de culpabilité trouve à s'actualiser par le moyen du
transfert, il est alors l'équivalent de l'angoisse qui saisit l'enfant lorsque l'objet de
besoin, surinvesti, manque à la perception, angoisse qui se reproduit par la suite
devant le danger de la perte d'amour « Or, c'est précisément dans le cas de la
femme, écrivait Freud, reliant féminité et hystérie, que la situation de danger
restée la plus active semble être celle de la perte de l'objet3 », remarque qui serait
à rapprocher du fait que l'identification de la femme à la mère est une identification
qui s'opère « du dedans» 4.

M. était née prématurée. En ce temps-là, et dans les circonstances qui avaient


entouré sa naissance, seuls les soins maternels constants et intenses avaient su la
garder en vie. Il n'y avait rien là apparemment qui puisse justifier qu'elle exerce
ainsi pénitence, rien qui puisse justifier non plus la plainte qu'elle était venue à
exprimer et qui dévoilait sa souffrance morale, rien, sinon la petite phrase maternelle,
qui relançait l'angoisse première. Or cette petite phrase-là renvoyait cette mère-là
à sa propre histoire celle d'une enfant recueillie, dont la mère était morte à sa
naissance. Ainsi l'identification, par le biais de l'emprunt, servait-elle le fantasme
inconscient, qui ne pouvait plus s'exprimer que dans la formule rigidifiée « Un
dommage a été causé à quelqu'un », fantasme dont l'anonymat garantissait la
permanence de la fusion entre mère et fille, fantasme que l'actualité de la maladie

1. S. Freud, « Le moi et le ça », in Essais de psychanalyse, Payot, 1981, p. 264.


2. S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, op. cit., p. 101.
3. Ibid., p. 68.
4. S. Freud, Abrégé de psychanalyse, P.U.F., 1973, p. 66.
VIVRE À PEINE

visait à revivifier jour après jour « La souffrance, souligne Rosolato, tient lieu et
du fantasme et du traumatisme à compenser'.»

Retrouver le chemin de l'emprunt, débusquer la nature de l'affect ne saurait


se faire qu'au travers de la parole qui se plaint. Seuls les mots de la plainte,
vecteurs de la conscience de culpabilité inconsciente, guident vers la trace des
investissements d'objet qui furent autrefois les organisateurs de la vie infantile.
Coupable, pas malade. Ainsi le retournement de la proposition initiale aura-
t-il permis d'ouvrir une brèche dans la compréhension de la dynamique libidinale,
laissant alors espérer que le fantasme masochiste puisse sortir enfin de l'anonymat
et de la répétition qu'il entraîne.

DOMINIQUE CLERC MAUGENDRE

1. G. Rosolato, «L'axe narcissique des dépressions», in La relation d'inconnu, Gallimard, 1978,


p. 108.
Jacques Mauger

LA VOIX ÉTEINTE

le célèbre la voix mêlée de couleur grise


Qui hésite aux lointains du chant qui s'est perdu
Comme si au-delà de toute forme pure
Tremblât un autre chant et le seul absolu
l.

Comme son nom me disait quelque chose, je croyais voir arriver, ce jour-là,
la jeune femme dont il me restait un souvenir qui remontait au temps de mes
études universitaires. Mais Esther était une autre. À son arrivée, je l'observais qui
marchait vers moi. Elle me salua avec un sourire fugace et inattendu, dessiné sur
un visage plutôt immobile. Quand elle passa devant moi pour gagner le fauteuil,
je fus saisi par la fixité un peu cireuse de son visage, que la vue de profil accentuait.
Elle portait le nom de quelqu'un d'autre. Je l'écoutais me parler tranquillement,
d'une voix un peu faible, floue par moments, qui pourtant ne semblait pas traduire
une émotion prête à se dire. Elle parlait doucement d'un tourment récent dont
elle ne gardait que le souvenir dérangeant sans les signes de son actuelle présence.
Quelques mois auparavant, elle avait pris la décision d'apprendre à nager. « C'était,
disait-elle, un événement pour quelqu'un qui avait eu peur de l'eau depuis toujours,
cette peur qui me vient de ma mère.» Dans la piscine, tentant de se familiariser
avec la profondeur, elle s'était avancée prudemment vers le centre, là où, à ses
yeux, le fond incertain se dérobait soudainement dans le vide. Et puis, sans qu'elle
s'y attendît, malgré la peur dont elle était consciente, elle fut tout à coup envahie
par un immense chagrin qui monta comme une vague déferlante, risquant de
l'étouffer, de la noyer de l'intérieur. Durant un instant, elle se sentit affolée, ne
sachant plus discerner d'où venait le danger. Elle pleurait, puis elle se mit à
sangloter comme il ne lui était pas arrivé de le faire depuis très longtemps. Elle
était complètement désemparée, immobile, dans l'eau qui lui montait à mi-cuisses,
ne pouvant plus rien pour elle-même.

1. Yves Bonnefoy, tiré de «À la voix de Kathleen Ferrier », Hier régnant désert, 1958.
LA PLAINTE

Plus tard, seule à la maison, étendue sur son lit, Esther pleura pendant des
heures. Elle se sentait profondément triste et complètement ahurie par une telle
émotion dont le surgissement l'avait laissée non seulement dépourvue, mais surtout
en proie à une impression très étrange « C'était comme si je n'étais pas moi.»
Dans les heures qui suivirent, elle retrouva peu à peu une sorte d'apaisement.
Dans ses pensées encore embrouillées, revenait la question, récurrente depuis
quelque temps, en ce début de la quarantaine, de savoir ce qu'elle allait devenir
en vieillissant. Et ce chagrin subit, au moment même où elle se décidait enfin à
braver une vieille peur, la laissait dans l'obligation de se raviser sa démarche
n'allait-elle pas s'avérer être peine perdue?
Elle me parlait doucement, avec une certaine retenue, parfois en hésitant à
continuer son récit, m'expliquant la gêne de s'entendre parler ainsi d'elle-même,
ne sachant pas ce qu'elle devait dire, ni ce qu'elle devait me dire pour satisfaire
mon attente. Elle m'interrogeait discrètement du regard, avec un léger sourire,
prête à rebrousser chemin au moindre signe de mon indifférence ou d'une écoute
incertaine.
La voyant devant moi, prête à laisser sa place, je m'interrogeais sur ce qu'elle
était venue me demander. Cet étrange chagrin, émergé du fond de cette phobie
maternelle, n'allait-il pas lui révéler, tôt ou tard, une « peine perdue » qu'elle
m'adressait? L'analyse qu'elle voulait entreprendre risquait de la plonger à nouveau
dans un élément réfractaire. Quel rôle allait-elle me demander de jouer, en venant
me raconter, de façon si ambiguë et hésitante, ce qui lui était arrivé dans la
piscine? Que s'était-il donc révélé à elle ce jour-là à travers un chagrin si inattendu,
pour qu'elle prît le risque, malgré tout, d'y revenir, dans l'appréhension autant de
le voir de nouveau s'emparer d'elle que de le savoir à jamais disparu? Peut-être
avait-elle eu l'intuition d'un fond aussi terrifiant que précieux, annoncé par une
vague soudaine, surgie du plus profond d'elle-même, qui pourrait en tout temps
la faire chavirer. N'allait-elle pas faire appel à moi comme à celui qui était supposé
savoir la valeur de sa peine, le bien-fondé de sa souffrance ravivée, la source de
son chagrin? Notons que ce récit, apporté lors des premières rencontres, resta
pendant longtemps lettre morte.

Le divan

À mon étonnement, cette femme si discrète lors des deux entretiens prélimi-
naires, s'excusant presque d'être là, se transforma, aussitôt étendue sur le divan,
en une petite fille revendicatrice qui se montrait irritée par les bruits environnants.
Le tic-tac d'une petite pendule lui était insupportable et les bruits de la rue, qui
pourtant nous parvenaient à peine, l'envahissaient. Dans les jours qui suivirent ces
premières expériences, elle me demanda de la recevoir à des heures qui ne
LA VOIX ÉTEINTE

l'auraient pas confrontée aux signes marquant le départ ou l'arrivée de ceux et


celles qui la précédaient ou qui la suivaient. Ces manifestations « égocentriques »
qui la reprenaient dans le silence des séances ne manquaient pas de la surprendre.
Elle se découvrait elle-même d'une exigence qu'elle ne se connaissait pas, surprise
de la place qu'elle voulait occuper, ce qui contredisait la discrétion de sa demande
initiale. Ainsi, lui revenait en force une nouvelle vague inattendue qui semblait la
laisser de plus en plus interdite.

Sotto voce

Mais ces réactions des premiers mois de l'analyse firent graduellement place
à un aspect très particulier du mode d'expression d'Esther sa voix chuchotée. À
vrai dire, je ne m'en étais pas rendu compte avant qu'elle ne se mît à se plaindre
des bruits en séance. Peut-être sa voix avait-elle faibli depuis le début de ses
revendications, à moins que la sensibilité de mon écoute ne fût tout à coup aiguisée
par la surprise de ses protestations. Il m'avait semblé en tout cas que plus elle
attirait l'attention sur les bruits étrangers, plus sa voix s'atténuait, à tel point que
j'avais de la peine à distinguer ce qu'elle me disait. Quant à elle, il lui était arrivé
de faire allusion à sa « petite voix », cherchant à justifier ainsi sa sensibilité aux
bruits concurrentiels. Mais si elle l'avait mentionnée au passage, elle ne semblait
pas pour autant y accorder quelque signification que ce soit. C'était tout simplement,
prétendait-elle, sa façon de parler depuis toujours.
Ce n'était pas si simple que cela. En effet, après un certain temps, elle mit
fin à ses commentaires sur les bruits environnants et elle n'y revint que très
rarement par la suite. Mais de mon côté, j'entendais de moins en moins distinctement
ce qu'elle disait, sa voix basse et éteinte ne me parvenant que par bribes. Elle ne
paraissait pas se soucier de ce qui se passait, ou plutôt de ce qui ne passait pas.
Souvent, en m'approchant un peu, dans l'espoir de mieux saisir ses mots, je la
voyais qui parlait en cachant sa bouche derrière ses mains jointes. Sa voix était
non seulement faible, retenue, mais surtout elle était privée de relief, de modulation,
comme si quelque chose dans cette voix cherchait à s'immobiliser. Il me venait
des images changeantes une petite fille gênée, pudique ou boudeuse, un peu
recroquevillée, tirant une couverture imaginaire jusqu'à ses yeux; une femme
malade, exténuée, frileuse, qui ne laissait sortir qu'un filet de voix en accentuant
l'effort supplémentaire que lui demandaient les consonnes, ce qui rendait d'autant
plus malaisé l'entendement de ce qu'elle persistait pourtant à dire, mais comme si
de rien n'était. De la vague affective qui l'avait submergée dans la piscine, puis de
la soudaine revendication des premiers jours en séances, il ne restait plus qu'une
petite voix où semblait se tapir toute espèce d'emportement. La passion de la petite
fille raisonnable avait trouvé là sa voie secrète.
LA PLAINTE

S'il m'arrivait de lui laisser entendre que je ne l'entendais pas, ou bien elle
répétait, sans pour autant hausser la voix, ou bien ma remarque la plongeait dans
un silence de plusieurs minutes, et elle finissait par m'avouer combien mon
intervention l'avait irritée. En revanche, elle ne paraissait aucunement soucieuse
de ce qu'elle pouvait provoquer en moi. Je pris donc, pendant longtemps, le parti
de me taire. Ce qui n'arrangeait rien, car plus les semaines et les mois passaient,
plus je me sentais, à mon tour, irrité par cette situation qui me cantonnait dans
une position paradoxale. Mon silence ne faisait-il pas qu'entériner la mise en place
d'une relation particulièrement ambiguë? Le plus souvent, j'entendais une sorte
de ronron accompagné de sifflements dont j'arrivais à grand-peine à distinguer les
mots employés. Quand bien même je saisissais parfois des bribes de récit, celui-ci
ne me semblait pas destiné et, surtout, je n'arrivais pas à m'y intéresser.
J'en étais venu à me sentir profondément divisé. J'alternais entre un ennui
grandissant qui me rendait somnolent, et des scènes où je m'imaginais la secouer
vivement en lui criant que je n'entendais rien de ce qu'elle me disait; en dehors
des séances, cette situation me laissait dans la plus grande perplexité, car je me
sentais captif de ces affects déroutants et de ces mises en scène réactionnelles qui
semblaient chercher une issue ailleurs que dans la pensée. De toute évidence, sa
désaffection m'affectait beaucoup. Je ne reconnaissais plus ma voix et j'essayais de
l'ajuster pour éviter de hausser le ton, voire de crier, craignant de trahir mon
désarroi.
Le temps passait et la voix d'Esther captait désormais toute mon attention.
J'étais tenté de croire que sa voix était tout ce qu'elle m'avait adressé jusqu'alors.
Les images, que le déroulement des rencontres m'avait laissées malgré tout,
n'arrivaient pas à prendre corps. Elles me semblaient surtout répétitives, des histoires
à peine ébauchées, discontinues et toujours racontées très faiblement. Je restais
donc figé, fasciné par cette voix terne que je n'entendais pas, car Esther semblait
porter sa voix à la manière d'un masque mortuaire, celui-là même qu'elle me
laissait entrevoir, de profil, lorsqu'elle passait devant moi. Mais pour l'instant, ce
masque n'était que le produit de mon imaginaire et rien, dans ce qu'elle disait, ne
m'autorisait à lui en attribuer la propriété.
Cette voix atteinte ne devait-elle pas être considérée comme un symptôme qui
s'interposait entre Esther et moi, sous-tendant sa demande en condensant plusieurs
couches identificatoires? La difficulté la plus immédiate était cependant de devoir
reconnaître que ce symptôme touchait précisément la voie privilégiée de l'échange
psychanalytique. Parfois, Esther me semblait baigner à son aise dans un doux
chuchotement, immobile, son filet de voix produisant une sorte de continuité
tranquille, un bruit de fond régulier duquel des mots se détachaient sans que se
rompe le charme d'une présence assurée, sans qu'elle ait non plus à se soucier de
ce qu'elle disait. La « talking cure » s'étiolait.
Mais ce ronron ne conservait pas longtemps ses effets d'enchantement.
LA VOIX ÉTEINTE

L'inquiétude me reprenait vite devant les accents de prières funéraires égrenées


du bout des lèvres qu'il ne manquait pas moins d'évoquer. Aussitôt me revenait la
forme d'une absence qui me sortait de ma torpeur et me forçait à réagir. Dès lors,
quoi penser, sinon quoi faire? M'abstenir, la laisser faire, c'était déjà fait, et cela
constituait déjà un faire. Mes pensées, elles aussi, prenaient la figure d'un faire.
N'en étais-je pas venu à chuchoter de mon côté ? Je craignais qu'elle ne m'entendît,
d'autant que ce que je lui criais secrètement n'était pas très psychanalytique. L'acte
de penser était en voie de s'inverser. Il me fallait lui dire quelque chose. Pourtant,
au sein de cet acte par lequel je cherchais à sortir de ma complicité, en réagissant
à ce qui me paraissait de plus en plus un dire en acte, devait bien résider un
noyau transférentiel que nous partagions de façon confondue, comme si une voix
teintée d'un deuil masqué s'imposait. Mais comment aborder cela sans détruire les
conditions de l'échange analytique? Comment, dans le premier mouvement
interprétatif, transformer le risque d'excès d'un mouvement de dégagement impé-
rieux ?
Et puis, il y avait ce dilemme ne m'apprêtais-je pas à lui dire quelque chose
au sujet d'un faire dont elle n'avait pas encore parlé? Son chuchotement n'était-il
pas d'abord un comportement, une sorte d'action sonorisée qui ne pouvait
qu'entraîner ma réaction? Malgré la perplexité qui me paralysait, je cherchais à
justifier une intervention plus explicite. En effet depuis un bon moment, je me
rendais compte que j'avais commencé à réagir à sa façon de faire Je me rapprochais
d'elle, je tendais l'oreille, j'étais devenu moi-même très sensible aux bruits
environnants; quand elle était là, j'avais pris l'habitude de fermer le climatiseur
dont le ronronnement lui faisait concurrence. Ainsi, elle m'avait attiré dans un
monde feutré où nous en étions encore à mettre en place les conditions d'une
possible analyse. Pour l'instant, le bouche à oreille dans son immédiateté insistait.

« Je n'entends pas ce que vous dites»

Un jour et pourquoi précisément à partir de ce jour-là? après avoir


longuement résisté, à l'affût du moindre commentaire de sa part qui m'aurait
explicitement autorisé à intervenir, incertain de l'intonation qui ne me trahirait
pas, je me suis mis à lui dire, et à lui répéter aussi souvent qu'il m'apparaissait
nécessaire « Je n'entends pas ce que vous dites.» Esther devenait alors silencieuse,
n'arrivant à me traduire que quelques instants plus tard l'agacement sinon la colère
que provoquait mon intervention, ce qui ne l'empêchait pas de s'étonner de
l'intensité de ce qui s'était mis en place entre nous.
LA PLAINTE

Le père sourd

Dans les semaines et les mois qui suivirent, elle sembla se forcer pour se faire
mieux entendre. Puis, un jour, elle parla de son père un peu sourd « qui, dit-elle,
nous faisait répéter », sans pour autant porter attention à ce que nous étions, nous-
mêmes, en train de répéter en séance. C'est ainsi que, pour un long moment, je
me suis senti redevenir interprète.
Nous en étions, en effet, venus à habiter un espace qui cherchait d'abord à
échapper aux bruits du monde extérieur. Mais dans cette perspective son symptôme
commençait, si je peux dire, à « faire» sens. Car nous répétions une scène où sa
voix chuchotée me rendait sourd et me gardait au plus proche, tout en m'amenant
à me plaindre de ne pas l'entendre. Il m'arrivait même de m'inquiéter de
l'« intégrité» de mon audition. Au-delà de ce qui était dit, nous étions donc pris
l'un et l'autre dans une modalité de dire et d'écoute qui avait figé nos mouvements
identificatoires inconscients. Sa voix réclamait toujours ma réaction et je devais
l'assurer, malgré tout, que je restais encore celui qui entendait mal. Et si sa voix
continuait à me rendre sourd, je tendais l'oreille sans savoir, à vrai dire, qui, d'elle
ou de moi, contribuait le plus à ma surdité.

La voix masquée

Car sa voix chuchotée avait continué d'accompagner les énoncés les plus
explicitement significatifs de ces derniers mois le père sourd, les éclats de voix
des parents, la voix pointue de la mère, le rire à gorge déployée, le mutisme
consécutif à une intervention chirurgicale pratiquée dans la gorge, de même que
la position à l'affût devant le visage et la bouche de la mère, cherchant à saisir les
signes de vulnérabilité dans l'image habituellement imperturbable de celle-ci. Il
serait donc plus juste de dire qu'à mon oreille, la voix d'Esther n'avait pas cessé
d'être dissociée de ses mots, de son récit, en dépit de ce qu'ils avaient présenté de
nouveau. Et je continuais à lui répéter « Je n'entends pas ce que vous dites.»
Pourtant, elle m'avait donné de plus en plus à comprendre, à rendre intelligibles,
en une trame significative et ordonnée, les mots et les phrases que m'offrait son
« filet de voix », ces mots qui désignaient explicitement la voix, la gorge, le cri, le
rire, la bouche. Et moi qui m'entêtais à lui dire que c'était sa voix que je
n'entendais toujours pas! Mais qu'entendait-elle de la mienne malgré toutes les
précautions d'usage, qu'entendait-elle de mon insistance? Avait-elle surpris ma
voix implorante qui lui avait « intimé» l'ordre plus d'une fois de parler plus fort?
N'avait-elle pas découvert depuis longtemps combien ma voix « neutre » cachait
LA VOIX ÉTEINTE

mal mon autre voix? Esther, en retenant sa voix, me renvoyait le reflet sonore de
mes velléités de mise à distance qui servaient en fait à cacher le sexuel et la
violence de la voix, en en retranchant ce qui risquait de faire honte, effraction ou
de rendre sourd. Comment contenir l'un et l'autre, un cri déchirant d'angoisse, un
cri de mort insupportable, cris à étouffer avant qu'ils ne viennent percer le voile
qui filtre toutes passions entre nous, condition de la survie analytique ? Je l'imaginais
aussi dans un flot de paroles porté par un fond sonore, lequel faisait écho au
débordement d'émotion qui l'avait saisie au moment de laisser immerger ses orifices
dans l'eau de la piscine. Mais les voies associatives qui y menaient ne semblaient
pas prêtes à s'ouvrir, car, à cet événement qui l'avait laissée subitement inconsolable,
elle n'était jamais revenue.
Assurément, les configurations reliées à la voix et au masque avaient figé mon
écoute, imposé leurs répétitions. À quoi bon les mots, si la voix n'y était pas? À
mon insu, la voix me révélait la vraie nature de mon écoute. Sans l'intonation, la
parole d'Esther restait sans corps et sous ce qui était dit, je ne voyais qu'un masque,
je n'entendais qu'une petite voix. Esther n'était plus que masque et petite voix
comme si un masque chuchotait'.
Comment cette voix privée des couleurs de la tonalité en était-elle venue à
m'envoûter à ce point? Par quelle sorte de magie son chuchotement, telle une
litanie informe et continue, avait-il rendu encore plus saisissante la figure de cire
qui fixait l'imaginaire sur un masque vide, mortifié? Moi, analyste, j'avais donc
affaire à plus impassible que moi. Désormais je ne savais plus être neutre, j'étais
neutralisé. Comme si le masque de l'un démasquait l'autre en lui faisant écho,
parfois dans la rage impuissante. Et toujours il y avait l'incantatoire « je n'entends
pas ce que vous dites », que ma voix proférait pour deux.

La toux

Depuis quelques jours je l'entendais tousser quand elle arrivait dans la salle
d'attente. Les quintes qui me parvenaient me semblaient insistantes. Mais cette
fois-là, à peine étendue sur le divan, elle se remit à tousser de façon incoercible.
Après un long moment, la toux ayant cessé, elle se calma et dit « Je me demande
bien ce que tout cela veut dire, ce que j'ai là dans la gorge.»
Je lui répondis spontanément « La toux! » « C'est drôle, j'ai entendu
l'atout Comme au jeu de cartes.» Et après un long silence, elle se mit à me
raconter, cette fois d'une voix animée, que, dans sa famille, où l'on se disait si peu
de choses, exceptionnellement ses parents se métamorphosaient et devenaient des

1. Ce qui n'était pas sans me rappeler les propos de Juan-David Nasio dans Les yeux de Laure,
Aubier, 1987.
LA PLAINTE

joueurs passionnés, le père mauvais perdant et la mère excitée criant le plus souvent
victoire. Et le lendemain, chacun reprenait son allure habituelle. Mais entre nous,
ce qu'elle avait entendu de ce que je lui avais dit, sans porter attention, fut
inattendu. Sa voix brisée par la toux, incarnant « le faible », avait donné prise au
trait différentiel et signifiant « la toux! l'atout ». Comme si, à partir du corps
atteint de l'un et de l'autre, l'événement sonore faisait résonner la chose même du
corps étranger.
Il me revint qu'Esther s'arrêtait souvent de parler quand elle m'entendait
tousser pendant les séances. Elle disait s'inquiéter de ce qui m'arrivait, pensait que
je devais avoir une faiblesse dans la gorge. Bien entendu, j'avais là une faiblesse
dont j'ignorais la nature. Qu'était-elle en train de me révéler? Au plus, je consentais
à me rappeler que j'avais indéniablement un faible pour la voix, et qu'avec elle
chuchotant, je m'en trouvais privé d'autant. Mais ce que j'ignorais surtout, c'était
mon faible pour le faible de la voix. Par moments, j'étais surpris, en sa présence,
de me racler la gorge plus souvent que de coutume, peut-être en prenant sur moi
de purifier le petit filet de voix éraillée qu'elle me faisait entendre. À vrai dire, je
ne savais pas ce qui me prenait à ces moments-là, où j'étais sans doute atteint là
même où ça chuchotait.

L'immobilité

Depuis plusieurs mois, la voix d'Esther s'était de nouveau affaissée. Les


promesses de sens n'avaient pas été tenues et l'excitation de la partie de cartes
était chose du passé. Le couple s'était animé au jeu; de nouvelles cartes étaient
tombées, les voix avivées avaient fait croire à un dégagement du symptôme. Mais,
à la fin de la partie, la répétition avait repris tout son pouvoir d'occupation,
répétition figurée par ce bouche à oreille qui redonnait à la voix sourde son emprise
habituelle. L'intonation était redevenue ce qu'elle était et la tonalité affective, de
part et d'autre, avait fini par sombrer dans la déprime le temps était redevenu
lourd, immobile.
L'immobilité lui rappela que très souvent, dans son enfance, elle avait eu
l'impression de se placer en position immobile, cherchant une façon de ne rien
ressentir. « Les autres avaient beau continuer de bouger autour de moi, ils parlaient
fort, tous en même temps, moi, j'étais là silencieuse, là et pas là, comme si j'arrêtais
de vivre volontairement.» Elle pensait parfois qu'elle n'avait pas eu d'enfance,
qu'elle avait « tué son enfance ». Mais elle n'aurait pas su dire quelle importance
tout cela avait bien pu avoir. Ces moments d'impassibilité avaient-ils duré des
heures, des jours, des mois ? Elle n'en savait rien. « Tout ce que je sais, c'est que
j'étais là et que je cherchais à moins exister », me disait-elle d'une voix à peine
audible. Et moi, je continuais à lui dire « Je n'entends pas. » Mais cela ne semblait
LA VOIX ÉTEINTE

plus l'irriter comme avant. Elle reprenait doucement comme pour tenter de se
faire mieux entendre.
Que se passait-il dans nos échanges où j'avais l'impression de lui arracher petit
à petit quelque chose de précieux, non pas un secret que la trame transférentielle
aurait fait émerger sur un mode représentatif, mais plutôt un dernier souffle? Car
son récit continuait sans elle. Elle parlait, peut-être s'adressait-elle à moi, mais je
n'entendais que ce que je n'entendais pas, je n'entendais que le sous-entendu.
J'avais l'impression, certains jours, que ça parlait autour d'elle, que des voix
chuchotaient. C'était à croire que je veillais une agonisante.
Plus tard, elle me dit avoir proposé à sa mère, qui se plaignait d'être oisive,
d'écrire ses mémoires, espérant par là que celle-ci parlerait d'elles. Après beaucoup
d'hésitations, la mère se mit à écrire l'histoire de sa deuxième grossesse, celle où
elle donna naissance à Esther. Pendant les trois premiers mois, la mère « n'aurait
rien gardé », ne pouvant ni manger ni boire. « Comment ai-je pu survivre avec une
mère qui ne se nourrissait pas ? J'ai dû m'accrocher à la vie par moi-même.» Selon
la version religieuse de la mère, elle aurait été sauvée miraculeusement. « Je n'ai
jamais aimé ma mère. Heureusement, sinon je n'aurais pas survécu.» Tout cela
fut dit avec une certitude qui semblait avoir tranché la question depuis longtemps.

Un enfant mort

Dans mon imaginaire d'analyste, je gardais attentivement la représentation


d'un enfant mort à la naissance, d'un fœtus qui n'aurait pas eu à aimer sa mère
pour survivre. Mais ces images, qui étaient d'abord les siennes, ne risquaient-elles
pas d'emporter sa croyance et mon empressement? Le désœuvrement de certaines
séances était tel, dans l'immobilité que la voix mettait en acte, qu'il était tentant
de combattre la solitude qui s'imposait à chacun par le rappel d'une chaîne
représentative commune. L'enfant mort-immortel et la mère morte ne sont-ils pas
des représentations qui transcendent l'histoire singulière de chacun et qui peuvent
relancer des images interchangeables? Pour l'instant, Esther semblait s'abriter
derrière un récit-couverture qui avait condensé des fils épars de son histoire et qui
venait, de plus, consolider sa version des faits, lui donnant doublement raison d'y
croire elle n'avait pas été aimée et elle n'aimait pas sa mère. Voilà tout.
Par ailleurs, une autre de ses certitudes semblait renforcer ma propre croyance
les mots, qu'ils fussent les siens, les miens ou ceux de sa mère, étaient trompeurs
et seule sa voix éteinte continuait à préserver l'accès aux secrets les plus profonds.
Je croyais même qu'elle le croyait autant que moi. Mais qui avait induit la croyance
de l'autre? En séance, les mots n'étaient-ils pas devenus la mort de la voix qui le
leur rendait bien?
LA PLAINTE

La voix chuchotée un symptôme transférentiel

Entendons-nous bien. Je parle ici d'une voix que je suis le seul à avoir perçue.
Je parle donc d'une production de transfert, ni plus ni moins, d'une création d'elle
et de moi, de sa bouche et de mon oreille, de ma bouche et de son oreille. Cela
pourrait s'appeler symptôme de transfert, si l'on garde à l'esprit que « le symptôme
est l'activité sexuelle du névrosé », analysant ou analyste. Depuis des mois,
j'écoutais en silence une voix que je n'entendais pas et, à mon insu, sans dire un
mot, j'y consentais. En chacun quelque chose se répétait plutôt que de se remémorer,
un fantasme se réalisait plutôt que de s'énoncer. J'étais pris dans un imaginaire
polymorphe mais sa tonalité affective ne me servait en rien d'indice, sauf à rappeler
ma capture dans une relation de substitution indifférenciée.
Quand je me surpris enfin à faire violence à cet état de résistance-jouissance
partagée, en disant de façon hésitante « Je n'entends pas ce que vous dites », je
me suis trouvé dans la position de laisser une place inoccupée, ce qui ne fut pas
sans provoquer chez Esther un ressentiment à mon endroit, car soudainement je
m'abstenais là où j'avais consenti pendant tout un temps. Que s'était-il passé? Je
ne voulais plus jouer, supposément, mon rôle d'acteur dans la réalisation de ce
fantasme où la voix échappait aux lois de l'audition. Je renonçais à mon oreille
absolue et obligeais Esther à reconnaître la distance qui nous séparait et que sa
voix devait avoir la force de franchir. Sa mauvaise humeur ne l'empêcha pas
cependant de livrer, dans les semaines qui suivirent, d'importants indices sur la
surdité de son père et sur le jeu de substitution imaginaire en séance. Mais je ne
pouvais rien savoir de ce qui m'était adressé tant que je jouais le père sourd, cette
figure qui masquait l'échange analytique en lui donnant depuis peu une allure de
compréhension retrouvée. Or ne continuaient pas moins d'exister « en silence »
l'effet de voix et ses charmes. Car, sous l'apparente intelligence de la situation, sa
voix s'affaissait de nouveau et la mienne répondait en contrepoint « je n'entends
pas. ». On pourrait dire que, sous les énoncés rassurants qui, de nouveau, rendaient
l'interprète sourd, réapparaissait l'énigme de leur énonciation.
Certes un trait signant sa propre production symptomatique transférentielle
« la toux! » fournit un élément nouveau à l'interprétation du symptôme de la
voix chuchotée. La toux insistante et bruyante d'Esther, en rupture avec sa petite
voix, me rejoignait directement, car elle m'avait pris à la gorge avant tout
entendement, en y pointant le lieu de mon « faible ». Ma voix qui portait le « je
ne vous entends pas », n'avait-elle pas trahi le double lieu de ma surdité ? Et alors
que j'en étais, sans savoir, à lui dire « la toux! », quelque chose de nouveau

1. Sigmund Freud, « Fragment d'une analyse d'hystérie (Dora) », 1905.


LA VOIX ÉTEINTE

émergeait, irréductible aux seules images des figurants déjà reconnus. La vocalisation
d'un trait qui marquait le corps de l'un et de l'autre, là où chacun avait été affecté,
dévoilait après coup le lieu commun d'une jouissance ignorée. L'atteinte réciproque
du corps érogène des deux protagonistes ne constituait-elle pas l'aveu tardif de ce
qu'il en était, pour chacun, d'avoir un « faible pour. » ? La gorge souffrait, à son
tour, de surdité.
La révélation après coup de quelques-uns de ces traits différentiels communs
pose la question des conditions nécessaires pour que s'amorce un mouvement
interprétatif, avant toute élaboration nécessaire mouvement de démarcation de ce
qui, dans un premier temps, a été soumis à l'emprise du « ne faire qu'un seul
corps» incestueux, réalisé par l'abolition momentanée de l'espace que le pont de
la voix aurait à franchir quand les deux sujets reconnaîtraient la distance qui les
sépare. Mais plus encore, quand ces traits différentiels, ces signifiants, semblent
conjoindre différentes positions de l'un et l'autre sujet en séance, ils pointent alors
dans la direction d'une scène originaire dont les fantasmes organisateurs respectifs,
en réalisant l'infantile d'une passion totalement ignorée, se déploieraient dans
l'imaginaire de chacun, couvrant ce qui serait symboliquement à déduire comme
un noyau commun d'absence'.

L'enfant a tout

Il continuait à manquer quelque chose pour que puisse advenir un nouvel


agencement symptomatique, une modulation persistante de la voix inerte. Le
masque porte-voix s'imposait de nouveau, comme s'il exigeait que chacun perdît
la face et toute expression de son désir propre. Esther n'avait-elle pas rappelé,
qu'enfant, il lui arrivait de s'empêcher d'exister comme pour retrouver le temps
mort d'un espace vide dont elle devenait alors la seule gardienne? En mortifiant
toute expression spontanée de sa vie d'enfant, ne cherchait-elle pas à prendre en
elle comme un « trop» de sa mère? Trop d'angoisse, trop de peine, qu'elle pouvait
ainsi garder à l'œil. Dans son souvenir, elle ne pouvait s'éloigner de celle-ci,
comme si elle devait être la mère de sa mère et s'assurer, par cette inversion, un
lien mère-fille imprenable, où l'on ne savait plus qui retenait l'autre. De cette
façon, elle ne devait sa vie qu'au détachement, s'étant mise au monde elle-même,
étant seule à tenir à la vie et sûre qu'on ne tenait pas à elle.
Moyennant quoi, ce qui s'était mis en place dans l'analyse avait aussi repris
petit à petit l'allure d'une situation trompeuse ne tenait-elle pas, par-dessus tout,
à sa voix détachée, tenant fermement aussi à son air de ne pas y tenir? J'avais

1. François Gantheret, « L'originaire la métaphore inaccomplie », Psychanalyse à l'Université,


1989, vol. 14, n° 55.
LA PLAINTE

l'impression de devoir lui ravir quelque chose qu'elle ne voulait pas laisser sortir,
s'aidant même de ses mains qu'elle plaçait devant l'orifice de sa bouche pour en
obstruer davantage l'accès, comme si elle y avait enfermé un mal à entendre
dont j'aurais été le seul à connaître l'existence. Je me chargeais donc de faire écho
à une voix sans relief, à redonner du volume à une douleur aplatie dont elle
semblait ignorer même la présence. Je croyais bien ainsi contenir seul l'omniprésence
de ce qui s'était absenté de sa voix.
« Je suis le seul à. », « je suis la seule à. », nous nous disputions, de cette
façon, une sorte d'exclusivité position narcissique où venait se mettre en scène la
représentation inconsciente du désir d'enfant immaculé né d'une mère-vierge. « J'ai
tué mon enfance », disait-elle, impliquant une sorte de condamnation à vivre à bas
bruit. La voix, qui se refusait, ne cherchait-elle pas à fournir à la mère ce qui
risquait de lui manquer? Cette forme évidée, matrice privée de son contenu,
comme un cadre rendu disponible pour redonner forme à celle-ci, tentait de
contenir son effondrement, pour donner de la voix à sa douleur assourdie, pour
que se tende perpétuellement une oreille en creux où puisse venir se blottir sa
nostalgie.
L'histoire trop consciente d'une petite fille non désirée par une mère occupée
à sa propre survie, n'était-elle pas la couche fantasmatique d'un scénario substitutif
protecteur, engendré par un représentant inconscient du narcissisme primaire qui
aurait assuré l'immortalité de la mère ? Autrement dit, cette petite fille, cette petite
voix, serait moins la représentation d'un espace réduit et résiduel que « le lieu
sûr » d'un infans dont le pouvoir secret résiderait paradoxalement dans son
effacement, sans mot et sans désir, et dont le recours à l'immobilité lui ferait
retracer la voie de retour d'une toute-puissance sous la figure de n'en avoir point.
Idéalisation du renoncement chez la petite fille qui prend le parti de se taire en
ravalant sa plainte. Quand elle se figeait ainsi, elle renouait avec les moments
d'inexistence de sa toute petite enfance, pendant lesquels la vie ne pouvait continuer
qu'autour d'elle, s'instituant alors comme le centre du monde, noyau d'absence qui
prenait valeur de principe gravitationnel, ne pouvant que donner la vie à une
mère, à condition de ne pas être une enfant elle-même et de n'avoir d'autre enfant
que sa propre mère. Il lui resterait, dès lors, l'ultime repaire où se niche toujours
l'enfant immortel du désir narcissique de celle-ci.
Cette représentation primordiale ne se laisse pas apercevoir directement et ne
peut être que la conséquence d'un long travail de repérage de fragments signifiants
et de déduction logique, aidée du recours à la théorie de l'idéal qui naît et renaît
avec His Majesty the Baby. Comment Esther aurait-elle pu avoir renoncé si tôt à
ce qui constitue la condition de possibilité de la vie humaine, dans son investissement
narcissique fondateur de l'inséparable unité mère-enfant, si ce n'est à travers la

1. Sigmund Freud,«Pour introduire le narcissique », in La vie sexuelle, P.U.F., 1969.


LA VOIX ÉTEINTE

mise en place d'une couverture qui avait pris figure de souvenirs? Ainsi, derrière
la blessure consentie d'une histoire précoce d'abandon maternel au seul narcissisme
de l'enfant, n'y avait-il pas la représentation d'un invulnérable prodige'qui non
seulement avait su échapper à la coupure mortelle, mais portait désormais en elle
la vie pour deux? Un lien mère-fille éternel, voilé d'indifférence. C'est aux diverses
figurations en négatif de ce pouvoir illimité qu'il s'est agi d'être particulièrement
sensible. L'analyse du symptôme-transfert, constamment reprise et mise en échec
au cours des ans, a finalement donné à entendre le pouvoir d'engendrement de
représentations substitutives que possède un tel représentant inconscient lorsqu'il
est occulté par la prégnance trouvée dans l'inconscient de la rencontre du couple
analytique. Dès lors, la neutralité des conjoints, nourrie à leurs sources respectives,
aurait pris corps dans la figuration d'une voix morte-vivante, sorte de gisant entre
les deux que le narcissisme de chacun disputait à l'autre. Le silence de l'analyste
momifiait, à sa manière, la plainte de la voix morte dans une étreinte conservatrice.

Les voix éteintes

Cette plainte était venue très tôt s'enfouir dans « une» voix, non pas comme
l'expression de son tourment mais comme une impression trouble confiée à l'autre.
Et moi, analyste, je m'en trouvais affecté, par un effet de substitution, au lieu
même où semblaient se conjuguer scène primitive et dernière scène. J'en étais à
surveiller les soupirs défendus, comme on veille un mourant quand il ne reste rien
à dire, guettant le dernier souffle, au risque de surprendre le sursaut des amours
mortes. L'équivoque de cette voix n'était-elle pas qu'elle atteignait le point de
rendre l'âme dans une ultime jouissance?
Ainsi, ce symptôme, en parasitant les voies de la communication elle-même,
s'était installé en lieu sûr pour que n'apparût que petit à petit le caractère paradoxal
de son emprise. Comment pouvais-je encore dire « Parlez plus fort, je ne vous
entends pas », alors que j'étais à la fois témoin et partie dans cette double scène
où mon injonction n'aurait fait que renforcer la « mainmise » qui tenait à la gorge
la voix que je sollicitais? Mais existe-t-il une voix humaine qu'on n'aurait pas à
entendre pour la faire exister?

L'interprète accompagnateur

Pourtant, quand je porte la voix de l'autre, sans offrir mes mots, dans le souci
de ne pas enterrer son chant fragile, retenant mon souffle pour mieux recueillir

1. Serge Leclaire, On tue un enfant, Seuil, 1975.


LA PLAINTE

le sien, combien j'ignore de quoi est faite ma sollicitude, ce que contiennent mes
accords mesurés, ce que cache mon abstinence! « Est-ce que je ne joue pas trop
fort ??Ce premier soin de l'accompagnateur rejoint mon souci de neutraliser ma
voix d'analyste, que j'appelle aussi ma voix d'interprète. De quoi est composée ma
voix porteuse ? N'est-elle que modération en regard d'un excès potentiel d'enchan-
tement et d'emprise ? Ou serait-elle plutôt la première harmonisation obligée d'un
chaos sonore, la première condition d'un phrasé initial, d'un legato originaire,
marque néanmoins d'une première violence inévitable? Et moi, analyste qui
chuchote, où est ma vérité? Car, à d'autres moments, ce que ma voix d'interprète
porterait en elle-même serait un « plus entendu », aussi bien « sous-entendu », un
écart de voix qui se souviendrait de mes propres discordances, permettant d'échapper
au reflet en écho atténué de la voix émise par l'analysant. Il s'agirait de laisser
apparaître les conditions de possibilité pour entendre l'écart de l'autre voix, qui
passerait par « la voix réfléchie » du « je me suis entendu dire », toujours en retard
dans l'entendement, car l'oreille n'inclut qu'après coup le temps de l'altérité. Au-
delà de « s'entendre », on ne saurait donc s'écouter sans se diviser.

La voix chose, la voix fausse.

À certains moments transférentiels, une voix se brise, ou plutôt une voix est
brisée, et laisse échapper la manifestation du corps affecté de la jouissance
inconsciente un cri, un gémissement, une lamentation, un sanglot, une protestation,
un silence. Lieu et temps masochistes du plaisir et de la douleur, à la manière
d'un mal entendu en séance qui « nousretournerait l'un et l'autre. Bien entendu!
cette voix sauvage qui « nous» assaille n'aurait rien de la voix juste, si ce n'est
qu'elle tiendrait précisément de sa dissonance d'avec celle-ci ce quelque chose
qu'elle nous ferait paradoxalement entendre comme faux dans ses accents pourtant
les plus vrais, et dont elle tirerait toute sa force d'attraction.

et l'oreille absolue

Jamais je ne pourrai savoir qui, dans sa voix ou dans la mienne, révèle à


l'autre la mort et la vie qui se cachent. Jamais je ne pourrai dire, en ces moments
de tourments transférentiels, qui interprète et qui accompagne. Mais il faut bien
que je me convainque que ce n'est qu'à travers une oreille fêlée que je pourrai
recueillir son chant de « fausset ». Jamais une oreille intacte ne saurait être sensible
à cette douleur sourde, jamais une oreille absolue ne saurait entendre un tel

1. Comme le disait ironiquement le grand accompagnateur de voix chantées qu'était Gerald Moore.
LA VOIX ÉTEINTE

gémissement. Toutefois, le couple voix immaculée/oreille absolue est ma mythologie,


mon écran sonore. Si mon oreille absolue n'entendait que les sons justes, pour les
reproduire immédiatement à son image, qui dès lors resterait sensible aux sons
impurs? Qui prendrait le temps d'entendre l'ombre de la voix? Ainsi, je n'écouterais
que de mon point sourd, marque d'un amorti qui ressusciterait la cicatrice d'une
voix oublieuse de ses accents les plus troublants mon point mortifié, sa blessure
fondatrice.

JACQUES MAUGER
Laurence Apfelbaum 7~0!'K

BELLE, DÉFINITIVEMENT

Then being ask'd where all thy beauty lies,


where all the treasures of thy lusty days,
to say, within thine own deep sunken eyes,
were an all-eating shame and thriftless praise.
Shakespeare, Sonnet K" 21

« C'est si agréable d'être mince! Moi je vais me faire maigrir », disait la belle
Comtesse de Guilleroy tandis que l'on passait dans la salle à manger; et la
discussion sur ce point divisa la société pendant tout le déjeuner, un déjeuner de
roman imaginé par Maupassant en 1889 Depuis lors, les mêmes propos de table
n'en finissent pas de surgir au détour des conversations comme un sujet inscrit
dans l'air du temps; regret élégant de n'être pas plus mince destiné à suggérer que
l'on détient un crédit d'inassouvissement, même lorsque le monde bourgeois regorge
de plaisirs? Ou à désamorcer une rivalité des femmes, dont aucune n'oserait en
matière de ligne s'affirmer satisfaite? Plainte mondaine de rigueur, ce discours
banal se tend pourtant brutalement lorsqu'il est tenu dans le cabinet de consultation
et peut devenir en quelques mots plainte désespérée. Pour une boulimique en effet,
l'affaire est vitale, ou devenue « invivable » tout n'est qu'effort, sans répit, pour
s'empêcher de manger jusqu'à l'obésité. L'auditeur, aussi convaincu soit-il de la
détresse ainsi manifestée, ne pourra probablement pas se défendre d'un premier
mouvement d'incrédulité une femme, souvent jolie et plutôt mince, se plaint de
vivre dans l'indignité et de se faire horreur; percevant peut-être le scepticisme de
son interlocuteur, elle admet qu'elle ne manque pas de séduire, mais que justement
cette appréciation des hommes ne se manifeste que dans la rue, ce lieu sans

1. « Puis si l'on te demande où repose toute ta beauté, où sont tous les trésors de tes jours pleins
de désir, ce serait honte dévorante et louange sans retenue, que de les dire enfouis au fond de tes yeux
caves.
»

2. Maupassant, Fort comme la mort.


LA PLAINTE

discrimination où n'importe quelle femme fait l'affaire pour n'importe quel homme.
On pourrait imaginer que la plainte ne soit elle-même que séduction déguisée,
façon de prêcher le faux pour se faire consoler. C'est d'ailleurs ce qui se produit
souvent lorsqu'une boulimique s'adresse à un médecin dont elle attend qu'il la
fasse maigrir. Mais l'éventuelle satisfaction trouvée dans la réponse qu'elle est « très
bien comme ça » est largement effacée par la déception qui prend des allures de
rage, de crises, de prise de poids devant l'incompréhension dont elle sent avoir
été victime. Car l'incompréhension est bien au centre de ces échanges. Lorsqu'un
thérapeute, sollicité, s'efforce d'accorder crédit à cette plainte, il n'y parvient
généralement qu'en la situant au plus vite dans les cadres théoriques habituellement
invoqués autour de ce trouble perturbation fondamentale de l'image du corps,
Surmoi réduit au Moi Idéal, fragilisation narcissique, prévalence de l'extériorité, etc.
Pourtant, nous ne sommes peut-être pas si loin d'une situation habituelle celle,
par exemple, de la rencontre avec un obsessionnel qui se plaint de la contrainte
dans laquelle il vit, à laquelle il adhère malgré lui, mais qu'il ne comprend pas.
Finalement, la plainte de la boulimique s'inscrit dans une semblable opacité, même
si son caractère incompréhensible, pour la patiente elle-même, tend à être masqué
par la fausse évidence de son discours celle qui tient justement à l'air du temps
qui a cessé de nous faire paraître incongrues ces préoccupations diététiques ou
esthétiques sur lesquelles tout un chacun a des opinions. La débâcle boulimique
passe alors pour un perfectionnisme exacerbé, et sa souffrance semble en découler
logiquement c'est sur te terrain que s'engagent bien des réponses thérapeutiques
visant à une relativisation de cet excès d'exigence, dans une perspective qu'on
pourrait désigner comme un « idéal-réalisme qui laisse dans l'ombre la radicale
étrangeté de cette obsession de la honte.

Plus brutale dans sa présentation est l'anorexique, dans la mesure où elle


semble exiger une compréhension de cette même hantise, mais sans plainte (tout
du moins explicite). Elle manifeste par sa seule apparence le caractère invivable
de sa situation. Mais là, du coup, le silence fait porter le regard ailleurs, et
l'étrangeté trouve plus facilement une place assignable car, dans le défaut même
de demande, on croit souvent percevoir une dénonciation, tacitement portée contre
une autre la littérature sur les mères d'anorexiques en témoigne; mais elle est
curieusement faite beaucoup plus des interprétations des thérapeutes que des
discours des patientes sur leur mère. Car, le plus souvent, c'est au thérapeute qu'est
confiée la tâche de formuler la plainte, au risque de se faire désavouer par la
patiente s'il l'entraîne trop loin dans une révolte qu'elle ne saurait soutenir.
La prégnance de ce modèle de l'anorexie est telle que, devant une boulimique
qui dit avec force son dégoût d'elle-même, on est souvent tenté de procéder à une
substitution de plainte la première idée qui vient à l'esprit est que ce n'est pas
BELLE, DÉFINITIVEMENT

de soi qu'il s'agit, mais du retournement sur soi d'un reproche adressé à une autre.
Nommons donc, ici encore, la mère, puisque les griefs susceptibles de la viser sont
innombrables, et qu'elle-même ne se dérobera probablement pas au procès. Les
indices que l'on peut déceler dans la « relation » mère-fille permettent généralement
de dresser un inventaire de fautes, involontaires et maladroites, qui souvent relèvent
d'un excès de sollicitude; au point qu'il n'est pas rare qu'une fille de trente ans se
trouve au téléphone plusieurs fois par semaine avec sa mère qui lui demande
comment elle va et ce qu'elle a mangé. Exaspérations qui s'entretiennent inlassa-
blement, et dans lesquelles le thérapeute peut être appelé à opérer la séparation
qui semble ne s'être pas effectuée malgré les départs de la maison et les éloignements
géographiques. Mais on ne saurait conclure pour autant à l'effet délétère d'une
mère intrusive, car il serait bien difficile de savoir qui tient qui dans ce lien
provocant certes, il apparaît très vite dans la cure que la boulimie est adressée
contre la mère, attaquée dans sa fonction nourricière initiale, ce qui l'empêche du
même coup de se détourner; et de ce fait, il est vraisemblable qu'elle porte encore
un réel intérêt à ce que mange sa fille, comme au temps où elle s'inquiétait de
tout ce que son enfant avalait, rejetait ou refusait. Ce qui ne signifie pas que les
relations se soient toujours maintenues dans cette fascination réciproque, mais
qu'elles y ont probablement régressé à la suite de prises d'autonomie ratées. Mais
quelle que soit la « vengeance » qu'une boulimique dise exercer dans ses crises (de
boulimie, mais aussi de nerfs, de larmes) contre sa mère qu'elle « sait faire souffrir »,
ces actes ne sauraient être simplement convertis en reproches; ou plus exactement,
il ne s'agit pas là de se plaindre de sa mère de s'en plaindre à l'analyste par
exemple mais bien de se plaindre à sa mère d'une souffrance inconsolable que
l'on a d'être soi.

S'agit-il alors de proclamer qu'on aurait aimé être une autre? Cette mère
justement, à qui le père a fait des enfants, malgré une mésentente souvent
manifeste? Ou être la sœur puînée, qui réussit, elle, là où l'on échoue, dans le
maintien indéfectible d'une maigreur anorexique? Ou encore le frère, à qui son
sexe semble conférer une identité triomphale ? Autant de personnages qui pourraient
effectivement incarner le protagoniste envié, dans la plainte ainsi conçue comme
drame de la jalousie. Pourtant, la plupart du temps, lorsqu'ils sont évoqués, ils ne
cristallisent que très brièvement le sentiment d'injustice, et font figure plutôt de
compagnons/rivaux d'infortune, égarés eux aussi dans des vies ratées ou en puissance
de l'être. En revanche il existe bien un modèle qui revient hanter le malheur
boulimique avec une insistance d'autant plus lancinante qu'on ne cesse de le
rencontrer la femme belle. Elle surgit inopinément, sous les formes les plus
diverses, de femmes entrevues, épiées, dévorées des yeux, dans une fascination qui
suscite parfois l'inquiétude de l'homosexualité. Cette femme est celle qui éclipse
LA PLAINTE

les autres et doit certainement vivre, du fait de sa beauté, dans un monde différent,
hors d'atteinte de toute agression; jusque dans la rue, où elle peut sans danger
s'offrir à tous les regards, placardée sur les affiches des murs. Elle apparaît comme
absolument autre, car même si l'on parvient à lui ressembler, c'est au prix d'une
lutte de chaque instant contre la difformité en puissance que constitue la boulimie;
lorsque la patiente épuisée d'elle-même admet, malgré sa détresse, savoir quand
même qu'elle n'est pas laide, ni obèse, ni sans séduction, elle est sans doute en
train de se plaindre de n'être pas la plus jolie; mais, bien plus que cela, elle se
plaint de savoir qu'il ne s'agit pour elle que d'un état éphémère, menacé, qui ne
constitue pas une véritable identité. Alors que l'autre, la femme-belle, serait belle
définitivement, et n'aurait qu'à se laisser être, naturellement.
Le scénario qui clôt souvent les crises de boulimie se regarder, bouffie, et
se cacher du monde évoque un rituel inversé de celui de la Reine qui interroge
chaque jour son miroir pour s'assurer de la pérennité de sa beauté unique. La
contradiction inhérente à la plainte boulimique est inscrite dans ce cauchemar qui
fait qu'on ne saurait rêver d'être Blanche-Neige, celle qui, encore nimbée du
narcissisme de l'enfance, n'a pas besoin de se regarder plus la boulimique s'enfonce
dans la régression orale, « comme un bébé », et plus la place qu'elle occupe est
celle de « la vieille », avatar de la Reine déchue qui offre une pomme empoisonnée
à la belle. Position difficile à reconnaître pour la patiente qui ne cesse de s'excuser
du caractère infantile de sa plainte, de son obstination, de son impuissance, de ses
terreurs irrationnelles. L'analyse souvent semble vouée à mettre en scène une
« immaturité » indéterminée et interminable, où rien n'est jamais acquis, l'insatis-
faction garantissant un avenir perpétuel encore plein de toutes les possibilités,
comme un capital sans cesse reconstitué par les vomissements et les amaigrissements
qui effacent les effets des orgies alimentaires. Le passé n'étant jamais entériné, il
n'est que répétition générale, lamentable, avant une représentation véritable que
serait l'avènement d'un avenir toujours reporté. Les cures en sont marquées d'une
sorte d'hésitation tantôt les patientes partent, reviennent, pour cacher ou exhiber
leur poids, sollicitent des aménagements dont elles ne font pas usage, voient
secrètement plusieurs thérapeutes en même temps; tantôt elles semblent rassembler
toutes leurs forces pour « ne pas gêner », ne se plaignent même plus de leur
boulimie, qui pourtant persiste, mais gâcherait l'analyse si on l'évoquait, s'immo-
bilisent dans un respect machinal des séances. Ces résistances sont couramment
interprétées comme les effets d'un transfert massif qui plongerait les patientes dans
l'effroi, et les pousserait à s'agiter ou à se figer pour lutter contre cette dépendance
qu'elles sentent les envahir.

Le poids attribué à cette voracité transférentielle semble avoir engendré deux


conceptions légèrement différentes qui se partagent la littérature sur la boulimie,
BELLE, DÉFINITIVEMENT

mais qui ont en commun la perspective historique d'une carence précoce, comme
un écho de ce « manque » que les patientes décrivent ou mettent en scène de façon
si vive la mélancolie et les états limites sont les deux axes sur lesquels s'appuient
la plupart des interprétations. Tantôt l'on est entraîné vers la nostalgie inextinguible
de l'objet perdu, condensée tout entière dans la dévoration cannibalique qui détruit
ce qu'elle aime et ne se lasse pas d'aimer ce qu'elle détruit. L'analyste se verrait
alors investi de toute cette ambivalence, comme objet maternel auquel on demande
inlassablement de survivre, dans l'espoir qu'on puisse enfin l'introjecter et le
conserver. Tantôt, et symétriquement, peut-on dire, l'interprétation érige le thé-
rapeute en contenant maternel, rassembleur des fragmentations narcissiques, caisse
de résonance ou miroir de toutes les idéalisations, et garant d'une attention
permanente que les passages à l'acte ont fonction de vérifier. Dans les deux cas,
on assigne à la plainte une place constituante dans la trame du transfert, le
problème étant toujours de « tenir » face à la résistance que les patientes accumulent
sourdement au long des cures sous la forme d'une humiliation masochiste qui ne
démord pas bien sûr, les silences de l'analyste sont autant de blessures; mais ses
interprétations aussi peuvent l'être, et cela à la mesure même de la satisfaction
qu'elles provoquent, car elles sont alors preuve de son « intelligence naturelle »,
dont la boulimique se sent aussi privée que de la beauté naturelle de la femme
belle. Alors surviennent les crises, avec leur train de honte et de dégoût; les prises
de poids avec leur exhibition d'indignité grandiose; ou les silences et les absences
qui avalent ces déceptions comme un brouillard feutré.
Mais ce qui se donne ainsi pour une inlassable plainte enfantine sollicitant
l'admiration de la mère n'est peut-être après tout qu'un leurre, comme la dévoration
elle-même mime une demande insatiable, sans pour autant quêter la satisfaction.
Il pourrait aussi bien ne s'agir que d'une complainte, destinée à immortaliser une
« tragédie féminine », une de ces complaintes ressassées par les chanteuses des rues.
On ne peut manquer d'être frappé par la stéréotypie de ce qui est décrit crise
après crise, non seulement par une même patiente, mais par toutes. Rien ne
ressemble plus à une boulimique qu'une autre boulimique lorsqu'elle évoque la
honte, l'angoisse, ou l'irrémédiable. Figures particulières de la répétition dont
patiente et analyste sont bien souvent tentés de faire l'économie, comme si, de
l'impossibilité de dire les choses autrement découlait une impossibilité d'associer.
Car la difficulté ici rejoint celle de l'interprétation du rêve typique, dont la fixité
symbolique obture la plasticité psychique. De ses crises de boulimie, chacune dira
tour à tour qu'elle s'y engage comme une somnambule, sans pensées particulières;
mais surtout, sans surprise. À cet égard, les formules semblent immuables, et
méritent peut-être d'être prises à la lettre « II vient un moment où saisque je
vais manger, quoi que je fasse, rien ne m'arrêtera »; ou bien « Je mange alors que
je sais que je vais grossir et que j'en serai plus malheureuse après »; ou même:
« Je m'empêche de manger dans la journée parce que je sais que je vais craquer
LA PLAINTE

le soir. » Cela n'est pas un savoir ombrageux opposé comme une gnose à celui
supposé de l'analyste, mais l'expression exacte du désarroi boulimique comme
souffrance de l'anticipation. Et la honte qui s'y attache est, la plupart du temps,
une reprise d'autres hontes, directement sexuelles, et liées également à l'anticipation
celle des précipitations anachroniques dans lesquelles les patientes se sont senties
plongées. Un leitmotiv est la gêne liée à l'adolescence où l'on s'est vue trop grande,
plus grande que les amies de classe, trop tôt formée, passant pour une femme aux
yeux des hommes de la rue. Mais à ces souvenirs douloureux de ne s'être trouvée
nulle part à sa place, il s'en associe généralement d'autres, plus familiaux honte
de l'enfant qui « savaitla frigidité de sa mère qui s'en était ouverte à elle, alors
qu'elle ne connaissait pas l'orgasme. Ou encore honte de celle qui connaissait les
maîtresses du père qui se voulait rassurant en critiquant leurs imperfections
physiques. La force de ces impudeurs parentales auxquelles chacun est nécessai-
rement exposé semble tenir ici à la participation active que les patientes croient
qu'on leur a demandée, sans assouvir pour autant leur curiosité. D'où cette
impression aiguë de décalage dont elles ne cessent de faire état, perpétuant un
fantasme de scène primitive dont on chercherait à s'exclure sans pouvoir y échapper.
La fragilisation narcissique si souvent invoquée pour rendre compte des fluctuations
d'humeur, d'aspect, d'identité, refléterait alors cette position à la fois « vécue et
extérieure, d'où la boulimique occuperait toutes les places de la jeune, de la vieille,
de la belle, de la laide, de celle qui n'a pas eu d'enfants, de celle dont le ventre a
grossi cent fois. Les thèmes œdipiens sont alors mis en scène dans une triste
histoire où la répétition porte tout autant sur l'espoir indéfectible de s'en sortir
que sur la certitude de la rechute. Un état donné ne saurait être que transitoire,
comme l'état de fille, qui ne saurait se prolonger qu'en tombant dans l'absurdité
une fille de trente ans qui raconte à sa mère ce qu'elle a mangé aujourd'hui. Alors,
grossir, maigrir, garder son poids d'adolescente, redouter l'obésité pour chaque
miette mangée, comme on peut craindre au moindre contact de tomber enceinte,
sont autant de variations autour du thème de la fille ou de la mère. Shakespeare
dans ses sonnets ne cesse d'opposer ainsi celle qui s'est épuisée à la sauvegarde de
son corps, et celle qui l'a prêté à l'enfantement, et à l'occasion, à l'auteur des
sonnets.

Profitless usurer, why dost thou use


So great a sum of sums, yet canst not live ?
For having traffic with thyself alone,
Thou of thyself thy sweet self dost deceive1.

1. Sonnet n°4. « Usurier sans profit, pourquoi uses-tu une si grande somme de trésors, et pourtant
tu ne peux vivre ? Car entretenant commerce avec toi seule, c'est ton doux toi-même que tu abuses. »
BELLE,DÉFINITIVEMENT

Aussi l'histoire des cures passe-t-elle souvent par des grossesses véritables,
porteuses d'un enfant si longtemps improbable, un enfant gagné contre l'infécondité
parfois, contre l'âge, « fatidique », mais surtout contre l'inhibition à « plonger dans
le malheur » un être dont on serait incapable de s'occuper puisqu'on ne sait même
pas s'occuper de soi-même. Effets de cure qui dénoueraient cette confusion du
narcissisme et de l'étayage sur laquelle s'établit la boulimie? Ou effet du temps
qui fait que ces femmes découvrent qu'elles sont en âge de procréer ? Et l'analyste
en vient-il aussi à se couler dans la peau du poète séducteur ou de la sage-
femme pour que la boulimie trouve résolution en l'enfant? Comment ne point
céder à l'illusion attendrissante d'une nature bien faite après tout, que l'horreur
du vide remplirait enfin d'un objet parfaitement adéquat? Cependant, si la femme
enfante, la boulimique demeure, bien au-delà de ce moment fécond; guérir consiste
rarement à devenir indemne de crises mais plutôt à ce que ce « savoir » immémorial
de la complainte boulimique laisse la place à la mémoire précise de chaque crise,
comme événement advenu. La patiente alors y reconnaît son œuvre, et possiblement,
y « retrouve ses petits ». Reste pourtant à savoir ce qui se transmet de la mémoire
de cette complainte, car les mères de boulimiques ont souvent été grosses-et-
maigres, et leurs filles.

LAURENCE APFELBAUM IGOIN


Eduardo Vera Ocampo

UNE ABSENCE QUI RÈGNE

Il se plaignait de la drogue, de ses effets destructeurs qui ravageaient son


corps. Il se plaignait d'y être asservi, mais, plus encore, tel un ange déchu des
ivresses du paradis, il se plaignait de l'angoisse qui l'abîmait dans le vide d'une
souffrance insensée. Sans complaisance, il me décrivait son calvaire quotidien, ses
journées toutes pareilles, et le même cauchemar chaque matin la certitude
menaçante du manque et la rencontre nécessaire mais incertaine de la drogue. Il
venait à ses rendez-vous depuis plusieurs semaines déjà, et il ne me parlait que de
drogue. Ou plutôt, il parlait de la drogue plus qu'il ne me parlait, en m'assignant
d'office le rôle de témoin du lien passionnel qu'il entretenait avec son « héroïne ».
La drogue brassait le passé et l'avenir en un tout actuel, comme si le temps qui
séparait une séance d'une autre n'existait pas. D'analyse, il ne saurait déjà être
question tant la dimension actuelle de la drogue s'imposait comme l'enjeu
préliminaire de notre rencontre.
Il en va souvent ainsi avec les addictes En effet, dans les cas de toxicomanie,
et quelle que soit la disposition du patient au transfert (et la nôtre à l'accueillir),
la relation entre l'analysant et son analyste se double de ce lien de nécessité à la
drogue, qui aliène le sujet dans une dépendance, « non transférable » au départ, à
ce qui est radicalement absence de toute médiation la drogue. Le lien du
toxicomane à la drogue paraît sous le double signe de la nécessité et de l'exclusivité
le produit lui est devenu nécessaire, voire vital; et par le lien exclusif que le
toxicomane établit avec lui, toute possibilité se trouve compromise pour d'autres
objets de se constituer en tant qu'objets de plaisir.
Autrement dit, pour l'addicte la drogue est devenue l'objet exclusif d'un plaisir
nécessaire, on serait tenté de parler de cet objet en termes de métapsychologie tant
le symptôme addictif, en délaissant la sexualité, interroge le fondement même du
1. Les auteurs anglo-saxons utilisent le terme d'addiction pour rendre compte de l'état de dépendance
qu'en français désigne le terme de « toxicomanie Nous avons fait le choix d'utiliser aussi le terme
d'« addictes car cet anglicisme correspond à un sens plus large que celui de « toxicomane » qui met
exclusivement l'accent sur la toxicité du produit.
LA PLAINTE

sexuel. Mais parler d'un « plaisir nécessaire» et d'un « objet exclusif », n'est-ce pas
contredire la théorie de la pulsion? Dans la mesure où ce qui définit le lien de la
pulsion à l'objet est justement le fait que l'objet n'est point déterminé d'avance, et
encore moins exclusif.
Mais aussi comment comprendre ce « plaisir nécessaire si le propre de
l'activité pulsionnelle est de se détacher de la « nécessité vitalesur laquelle elle
s'est d'abord étayée?
La « biologisation » à laquelle le toxicomane réduit son plaisir « j'ai besoin du
plaisir », mais aussi « j'ai du plaisir grâce aux propriétés chimiques de la drogue»
doit-elle alors être comprise comme une façon de « pervertir » la pulsion, étant
donné que, dans le symptôme addictif, la pulsion semblerait se réduire au rôle de
« mimer » l'instinct ?
Toutefois la toxicomanie n'est pas une « passioncomme les autres. S'il est
vrai que le toxicomane, en véritable alchimiste, utilise la drogue pour tenter
l'impossible la transmutation de l'objet du plaisir en objet du besoin et dénier
ainsi la perte, non pas au sens du deuil, mais pour ainsi dire la perte structurale
de l'objet, il n'est pas moins vrai que la drogue, de par ses propriétés pharmaco-
logiques, met en acte une jouissance, addictive ou non, que la psychanalyse se doit
d'interroger, au-delà du miroir déformant que l'imaginaire social réserve à ces
pratiques. Dans Malaise dans la civilisation, Freud écrit à propos de l'intoxication
« Je crois que personne n'en pénètre le mécanisme, mais c'est un fait, que par leur
présence dans le sang et les tissus, certaines substances étrangères au corps nous
procurent des sensations agréables immédiates (.). On ne leur doit pas seulement
une jouissance immédiate, mais aussi un degré d'indépendance ardemment souhaité
à l'égard du monde extérieur »
L'omniprésence passionnelle d'un objet psychiquement surinvesti est ici indis-
sociable des facteurs actuels propres aux effets de la drogue. Cette « actualité»
psychique et pharmacologique de la drogue envahit la cure et réduit la subjectivité
de l'addicte à l'excès d'une jouissance immédiate et extatique dans laquelle l'autre
est annihilé dans son altérité. On dirait une éclipse de l'altérité qui brouille
« l'adressede la plainte et condamne le sujet, qui se plaint comme il se drogue,
à l'actualité insensée d'une souffrance hors transfert? qui ne le relie plus à
son histoire. L'asservissement du toxicomane à la drogue !w~oMMe l'objet de la
plainte dans sa quête, le sujet est réduit à l'énoncé d'une plainte que l'on pourrait
qualifier elle-même d'« addictivedans la mesure où la drogue en est devenue
l'objet exclusif.
Le toxicomane ne devient-il pas lui-même objet de l'immobilité de l'objet,

1. J. Laplanche, Vie et mort en psychanalyse, Paris, 1970, Flammarion, pp. 28-40.


2. S. Freud, Malaise dans la Civilisation, Paris, 1971, P.U.F., pp. 22-23.
UNE ABSENCE QUI RÈGNE

lorsqu'il reste ~.x~ à cet instant du flash qui efface son plaisir en l'éblouissant, ce
qui le pousse à la consommation d'un objet qui le consomme, qui le consume,
puisque sa disparition est aussi la sienne?
Si dans la plainte névrotique la souffrance exprime un compromis entre le
plaisir inconscient et les exigences défensives qui le déforment, qui le déplacent,
dans la « plainte addictive », ce déplacement s'immobilise devant l'actualisation dans
le sensible du besoin compulsif de se droguer.
Cocteau, dans Opium, écrit

« Profitons de l'insomnie pour tenter l'impossible décrire le besoin. Byron disait


L'amour ne résiste pas au mal de mer. Comme l'amour, comme le mal de mer,
le besoin pénètre partout. La résistance est inutile. D'abord un malaise. Ensuite
les choses s'aggravent. Imaginez un silence qui correspond aux plaintes de milliers
d'enfants dont les nourrices ne rentrent pas pour donner le sein.
L'inquiétude amoureuse traduite dans le sensible. Une absence qui règne, un
despotisme négatif. N'insistez pas. Votre courage est en pure perte. Fumez. Le
corps n'attendait pas autre chose que des nouvelles. Une pipe suffit 2. »

Que dire de ce silence assourdissant? De cette absence qui règne? De ces


nourrices qui manquent au rendez-vous ? De cette plainte qui hurle dans un désert
et qui ne s'adresse à personne? Le toxicomane lui-même, peut-il l'entendre?
Difficile, tant il est livré tout entier au creux de sa plainte, pour ainsi dire sous
influence d'une distribution de la libido qui fait penser à ce que Freud souligne à
propos de l'effet des maladies organiques 3.
Mais cette distribution libidinale semble ici particulière. C'est le paradoxe de
la drogue et sa duplicité la drogue s'offre à l'addicte comme étant seule capable
de le mettre à l'abri du besoin, et elle s'empresse de l'y asservir. Cette duplicité
est singulière, comme en abîme, liée à la dépendance suscitée par la drogue
dépendance à la duplicité même? L'irrésistible besoin est-il divisé par cette sorte-
là de dépendance? La question se pose depuis qu'a été constaté ce phénomène
appelé par les médecins « syndrome d'accoutumance », que Dupré et Logre
décrivaient déjà au début du siècle « L'habitude toxique est devenue un élément
presque indispensable du métabolisme vital. Dans une sorte d'engrenage psycho-
physiologique, le poison, après avoir attiré par le plaisir, retient par la douleur; le
piège s'est refermé sur sa victime 4.»
Dans l'accoutumance, on assiste en effet à ceci il y a exigence du corps, au

1. Dans l'idiolecte des toxicomanes, ce mot a deux significations substantif, « fixe » est synonyme
de drogue; par exemple « J'ai un fixe pour ce soir »; mais lorsqu'il occupe la place du verbe dans la
phrase, ce qu'il désigne est alors un acte, par exemple « Je me fixe (je me drogue).
2. Jean Cocteau, Opium, Éd. Stock, p. 93.
3. S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, P.U.F., 1972.
4. Dupré et Logre, in Manuel alphabétique de Psychiatrie, P.U.F., 1969, p. 6.
LA PLAINTE

fonctionnement duquel la drogue est devenue nécessaire. Mais, et c'est là l'essentiel,


cette « contrainte par corps » qui exige qu'on lui administre une substance est déjà
le résultat du fait que le toxicomane a tout d'abord imposé à son corps un produit
qui à l'évidence ne lui était point nécessaire au départ.
Le syndrome d'accoutumance devient ainsi pour l'addicte et parfois pour
son médecin la « raison » exclusive de la nécessité qu'il éprouve de se droguer.
Mais cette « raison » de l'accoutumance est en fait une rationalisation qui masque
la contrainte psychique à l'origine de l'addiction', cette contrainte qui précisément
amène une personne à se soumettre, avec délectation d'abord, avec horreur ensuite,
au despotisme négatif du besoin.
Quel étrange destin que de chercher la jouissance et de rencontrer le despotisme
négatif! Mais, en fait, une jouissance sans despotisme est-elle concevable? Ici
s'entrevoit, comme toile de fond du scénario addictif, l'aliénation, avec son cortège
de fascination pour, et de folie de, cet objet dont il attend tout mais qui finalement
ne lui offre rien. C'est justement ce que le toxicomane ignore, puisque aliéné dans
un rapport à l'objet où la drogue est tout, il vit sous la menace de la folie qui
prend la forme d'un savoir absolu, hors du temps. Aliéné, plutôt que psychotique
son rapport à la drogue est un rapport « fou », taillé d'une seule pièce dans le
monde, fascinant, de la certitude. Dans sa logique addictive, la drogue ne trompe
jamais.
Jamais! Je pense à ce propos à cet autre patient toxicomane que j'ai reçu il y
a déjà plusieurs années. À cette époque, j'avais l'idée, sans doute trop simpliste,
que, dans la mesure où notre travail « avancerait », cela entraînerait une diminution
« inversement proportionnelle » des prises de drogue. Or la thérapie avait commencé
depuis plus d'un an et il continuait à se droguer exactement à la même cadence.
Et pourtant j'avais la conviction que ce patient était engagé dans un travail
psychique. Un jour, à la fin de la deuxième année, il est arrivé dans un état de
véritable sidération. Je n'étais pas encore assis lorsqu'il me lança « Ce n'est plus
comme avant, vous ne comprenez pas? Je veux dire que ce n'est plus pareil!
Comme d'habitude, j'ai fait mon shoot d'héroïne et ce n'était plus pareil. J'ai
cherché mon dealer et l'ai menacé jusqu'à ce qu'il me file un autre gramme, mais
ce n'était toujours pas pareil. »
J'ai pensé après coup que « malgré lui » et, d'une certaine manière aussi,
« malgré moi », ce « ce n'est plus comme avanttémoignait d'un déplacement de
l'objet drogue pour ce patient, et qu'il s'agissait là d'une modification profonde,
d'un remaniement pulsionnel et fantasmatique qui avait introduit une brèche dans
son rapport à la drogue.
Car si, jusque-là, son héroïne était susceptible de lui manquer à chaque instant,

1. Le mot « addiction » désignait autrefois en français une contrainte par corps infligée à des
débiteurs qui ne pouvaient honorer autrement leurs créances.
UNE ABSENCE QUI RÈGNE

il était en revanche impensable qu'elle puisse tromper la certitude que son effet
attendu serait là, au rendez-vous, toujours le même, quoi qu'il arrive. Et pourtant,
à présent, ce n'était plus pareil. Si dans ce déplacement, je devenais clairement le
destinataire de sa plainte, on pressent déjà que bientôt elle allait changer d'adresse
et que je deviendrais aussi, son objet, celui par qui la désillusion arrive.
Lors de sa cure de désintoxication, Jean Cocteau témoigne sur l'origine
psychique de sa rechute dans l'opium

« Je me suis réintoxiqué parce que les médecins qui désintoxiquent ne cherchent


pas à guérir les troubles premiers qui motivent l'intoxication. Après la désintoxi-
cation le pire danger. La santé avec ce trou et une tristesse immense. Les docteurs
vous confient loyalement au suicide»

Ce que Cocteau décrit comme étant l'aboutissement de la désintoxication


« La santé avec ce trou.ne serait-ce pas précisément ce qui à l'origine amène
un sujet à se droguer? Dans ce cas, ce que les médecins croient guérir en
désintoxiquant, per via di levare, révèle en fait ce vide que le futur toxicomane
ne cesse d'essayer de '< guérir » sans pouvoir le reconnaître pour autant, per via di
porre. C'est peut-être là une des raisons pour laquelle il est si difficile à l'addicte
de laisser tomber la drogue, car en se droguant il n'essaie pas seulement de combler
le manque d'un objet qu'il aurait perdu, il essaie tout autant et dans le même
mouvement de subjectiver un vide qui n'a pas trouvé de représentation dans sa
propre expérience; un trou dans l'expérience de soi. On serait là très proche de ce
que Winnicott a nommé « la crainte de l'effondrement » en nous invitant à penser,
aux limites mêmes de la causalité raisonnable, le besoin compulsif de certaines
personnes d'éprouver le vide qu'elles redoutent « .ce vide appartient au passé, à
l'époque où le degré de maturité n'avait pas encore permis l'expérience. mais si
l'expérience du vide n'a pas été éprouvée comme telle, cela devient alors un état
qui est redouté et pourtant compulsivement recherché2 ».
Ce vide est pour l'addicte un irreprésentable stupéfiant le manque de drogue
qu'il introduit en se droguant compulsivement est une tentative manquée pour le
subjectiver par le biais d'une relation de dépendance à un objet qui, s'il n'est pas
« quelqu'un », lui permet au moins de se défendre du vide par la création de ce
que Winnicott appelle « un vide contrôlé ».

« Sans l'opium, les projets mariages, voyages, me paraissent aussi fous que si
quelqu'un qui tombe par la fenêtre souhaitait se lier avec les occupants des
chambres devant lesquelles il passe 3. »

1. Op. cit., pp. 18-162 (mes italiques).


2. D. Winnicott, « La crainte de l'effondrement », in Figures du vide, N.R.P., n° 11, printemps 1975,
pp. 42-43.
3. J. Cocteau, op. cit., p. 40.
LA PLAINTE

La passion addictive serait avant tout « une technique de survie », une


organisation défensive par laquelle le toxicomane essaie dans le présent de donner
forme à sa plainte en lui imposant un objet plainte alors addictive et ce au
prix de devenir lui-même l'objet de sa drogue. Car ce que sa plainte ignore
d'une ignorance qui n'est pas le fruit du refoulement et que « son héroïne » ne
saurait pas plus lui dire c'est que l'angoisse du vide qu'il éprouve face à la
menace du manque de drogue n'est pas celle d'un abîme à venir, mais celle d'un
trou déjà là, au cœur même de sa vie, au beau milieu des autres occupants de ses
chambres intérieures.
Face au non-lieu d'une souffrance qu'il échoue à faire entrer dans sa propre
expérience en même temps que ses projets (mariages, voyages nous dirions
épreuve de l'autre et épreuve du temps) tout comme il échoue là où Cocteau
réussit faire de l'excès de la drogue « une expérience de l'excès », le toxicomane
finit par incarner sa propre plainte errante et muette, minée par un corps qui, à
nos fenêtres cette fois, fait signe en vain.

EDUARDO VERA OCAMPO


Jean-François Daubech

GLOSSODYNIE

Glossodynie sf. (/A(Bc!'cro(, o~uv~ douleur) (Verneuil)


V. glossalgie. On réserve souvent le nom de glossodynie
à une névralgie spéciale de la langue, remarquable par
la fixité de son point douloureux et se rencontrant en
particulier chez les arthritiques névropathes (topoal-
gie)

Mes premiers contacts avec les « arthritiques névropathes» signalés dans cette
définition furent pris lors de ma rencontre avec deux patientes dont j'eus à
m'occuper. À cette époque j'étais assez loin de pouvoir en reconnaître la singularité.
Toutes deux, hospitalisées dans le service, déambulaient à longueur de journée,
dans une anxiété hagarde, et saisissaient toute occasion pour m'exhiber une langue
qui paraissait énorme et monstrueuse tant leur effort de protraction était intense.
Elles demeuraient de longues minutes dans cette position, dont il est difficile de
ne pas percevoir la violence, m'imposant de contempler ce qui était censé donner
à leur plainte son fondement. Leur « monstration », nécessairement mutique, visait
à me faire entendre l'intensité de leur douleur de langue. À cette langue de douleur
je n'opposais que des paroles embarrassées et détournais mon regard. Quelle que
fût ma réponse, elles étaient déçues, s'exaspéraient et s'en allaient répéter la scène
devant qui voulait bien s'y prêter. Le cadre nosographique de la mélancolie
anxieuse, dont je ne discuterai pas ici la pertinence, venait opportunément faire
écran à mes questions et me permettre de passer à autre chose.
Par la suite, le hasard d'une consultation hospitalière m'a permis de rencontrer
un nombre suffisant de ces personnes pour percevoir quelques-unes des particularités
de la glossodynie essentielle. C'est le terme qui désigne la plainte que finissent par
porter dans ce centre, où je les rencontre, ceux qui ont épuisé les ressources des

1. Garnier et Delamare, Dictionnaire des termes techniques de médecine, 18° édition, Librairie
Maloine, 1970.
LA PLAINTE

stomatologistes, dermatologues, ORL et neurologues. L'histoire qu'ils leur ont


présentée est celle d'une douleur, à point de départ dentaire ou gingival, secon-
dairement localisée à la langue et parfois à toute la cavité buccale. Douleur
permanente, toujours décrite comme intolérable une fois qu'elle est installée,
apparue sans circonstances particulières, douleur que rien ne calme, sauf le sommeil.
Les mieux intentionnés d'entre ces spécialistes se sont abstenus de tout geste
thérapeutique et les plus avisés ont parlé de douleur « nerveuse » ou « imaginaire »,
condensant, dans ces mots prononcés, vérité et contre-sens. Au fil de ces consultations
sont apparues quelques régularités. Ce sont des femmes, généralement âgées, qui
en souffrent et mentionnent parmi les événements importants plus ou moins récents
de leur vie la mort de leur conjoint, volontiers décrit comme tyrannique (avec
lequel elles n'avaient pas droit à la parole). Il m'a fallu rencontrer récemment un
homme de la cinquantaine et une femme jeune dont je parlerai plus loin pour
percevoir qu'il n'y avait pas de spécificité de sexe ou d'âge. Quant à la tyrannie.
il reste à en préciser la modalité. {,
En revanche, il existe un trait qui, à ce jour, ne souffre aucune exception la
douleur apparaît non pas dans le deuil immédiat mais plusieurs mois, parfois
plusieurs années après le deuil et toujours à l'occasion d'une relance libidinale
remariage, voyage, ou toute autre circonstance susceptible de produire un réamé-
nagement de l'existence. Une patiente âgée disait ainsi le sentiment qu'elle avait
d'être en permanence observée par son défunt mari, despotique de son vivant, et
la fréquence des rêves dans lesquels il surgissait pour la tirer par les pieds. C'est
dans ce contexte que la douleur est apparue, le jour où sa fille a voulu lui imposer
d'entreprendre un voyage, ce qu'elle n'avait jamais pu faire du vivant de son mari.
Cette apparition en deux temps, après-coup, lors d'une sollicitation libidinale est
importante à considérer pour éviter de faire, ce qui survient invariablement, de ce
symptôme un équivalent dépressif dont le sort sera confié aux antidépresseurs,
presque aussi invariablement inutiles. Notons à propos du point de départ dentaire
ou gingival de la glossodynie cette remarque de Nicolas Abraham et Maria Torok
« Que dit le langage des dents? Les patients évoquent ce symbole chaque fois qu'il
est question du conflit de passage d'un stade d'introjection à un autre. La dentition
marque en effet la première grande transition d'où sa valeur symbolique pour
évoquer toutes les transitions en général. Qu'il s'agisse du passage œdipien, de la
poussée pubertaire, de l'accession à l'âge adulte ou de l'évolution vers la ménopause,
les dents seront toujours aptes à symboliser les vicissitudes du remaniement
libidinal »
J'ai appris aussi que les figures grotesques rencontrées à mes débuts sollicitent
violemment ces réactions, anxieuses avant d'être sadiques, dont le détournement
du regard serait la première et non la moindre. Elles sont probablement à l'origine

1. N. Abraham et M. Torok, L'Ecorcc et le Noyau, Aubier-Flammarion, 1978, p. 249.


GLOSSODYNIE

de la rareté des études cliniques portant sur la glossodynie, sans commune mesure
avec sa fréquence, et de la méconnaissance générale qui l'entoure. Au-delà de
l'objection, recevable, de sa dispersion entre au moins quatre spécialités médicales,
on peut aussi reconnaître là un effet de la situation clinique. La glossodynie
dissuade le regard et l'écoute qu'elle sollicite. Plus encore, elle semble susciter les
mauvaises manières. Un nombre important de personnes présentant un tel symptôme
font l'objet d'extractions dentaires aussi multiples qu'inutiles, ou de chirurgie de
la mâchoire, l'une d'elles eut même à subir un électromyogramme, examen fort
douloureux, dont on se demande s'il correspond à autre chose qu'à une sorte
d'exorcisme, destiné au médecin, visant à substituer une stimulation objective à la
plainte sine materia. Pratiques sadiques qui, sous couvert d'ignorance, font écho à
ce que la plainte recèle d'archaïque. Évoquer ici le grotesque vaut moins par les
références esthétiques que cela suggère que par l'allusion étymologique à la grotte,
à la crypte, à ce qui est caché. Comment ne pas évoquer, tout aussi légitimement,
la figure de Méduse, caractérisée par la chevelure de serpents, les grandes dents et
la langue pendante, dont il se pourrait que la glossodynie partage la fonction
apotropique même si sa traduction clinique habituelle est loin d'être aussi
tragiquement démonstrative que pour mes deux initiatrices. Figure tragique en
fait, exhibant et cachant, dont nous ne pouvons saisir la fonction qu'en tenant
compte des échanges entre les deux scènes, douleur et deuil, corps et mental, sur
lesquelles vont s'affronter les deux principes du cours des événements psychiques.
Elle vient pour la mort de sa fille qu'elle ne parvient pas à dépasser. Bien sûr,
cela ne fait que quatre mois, c'est peu, c'est ce qu'elle se dit. Mais cela a été si
brutal: Mathilde avait douze ans, le lundi elle était fatiguée, cela lui arrivait
souvent depuis qu'elle était en dialyse, mais elle allait bien quand même et le
mercredi elle était morte. Elle ne comprend toujours pas. En réanimation on lui
a dit que le cœur avait lâché mais elle n'en sait pas plus. Elle a quitté l'hôpital
mercredi soir comme on le lui a conseillé, confiante et rassurée et puis trois heures
après. Depuis elle ne peut plus parler, elle a l'impression de ne plus avoir les
mots, ils semblent avoir perdu leur pouvoir. Évidemment, elle parle, mais entre
elle et les autres il y a l'image de Mathilde qui s'interpose, partout et tout le temps,
« une véritable image, exactement comme si elle était là, et comme si moi je n'étais
pas là ». L'image correspond à peu près à celle d'une photographie qu'elle aime
bien. Et puis il y a cette douleur de la langue qui est revenue. « La langue me
pique et me brûle, dit-elle, atrocement et en permanence.» Rien n'y fait, elle a
vu tout le monde, dentiste, dermatologue, ils ont tout essayé. Elle suce de la glace,
ça la calme un peu. Elle a déjà eu ça une première fois. C'était quand elle
présentait son CAPES d'espagnol, le matin de l'oral, la langue s'est mise à piquer
et ça a duré des mois. Ce concours elle avait choisi de le passer parce que son
mari était au chômage et qu'elle était très inquiète de l'avenir. Cette période de
sa vie fut sans dorte la plus noire, jusqu'à la mort de Mathilde bien sûr. Parce
LA PLAINTE

qu'elle avait idéalisé son mari, elle le croyait solide et il s'est révélé en cette
occasion fragile et vulnérable, elle en a été très déstabilisée et a mis longtemps à
s'en remettre. C'était un deuxième mariage en fait, son premier mari était dentiste
et l'avait quittée, du jour au lendemain, sans explication, il en avait trouvé une
autre. Elle était tombée de haut. C'est à cause de cette séparation, pour gagner sa
vie, qu'elle avait interrompu ses études d'espagnol qu'elle reprenait au moment où
la douleur est apparue. Elle vient plusieurs mois, parle et peu à peu les mots
reviennent. En fait ils n'ont jamais disparu mais, elle ne sait pas dire mieux, ils
récupèrent leur pouvoir. Elle peut à nouveau parler avec les autres, en même
temps elle ne voit plus l'image de Mathilde en permanence, et la douleur
l'abandonne.
Fixité de la « véritable image », vérité imaginaire de la douleur, les mots exclus
de leur pouvoir, autant d'expressions problématiques. Malgré certains éléments
atypiques sur lesquels je reviendrai, jamais quelqu'un n'avait donné autant de relief
à la glossodynie essentielle. L'histoire de cette jeune femme, en dépit de la survenue
quasi immédiate de la douleur, ne contredit pas mais renforce cette règle de l'après-
coup, sa douleur étant la résurgence de celle apparue lors de la désidéalisation de
son deuxième mari, elle-même écho de celle du premier. Résurgence ou réinves-
tissement de la voie de décharge des affects frayée lors de la première conversion?
Conversion! Le mystère de sa nature reste entier et ce que le mot recouvre
n'est guère plus clair. Aussi convient-il de se souvenir de ce que Freud précisait
déjà dans les Études sur l'hystérie. « Elle n'est pas tombée malade une fois ces
tristes tâches terminées, mais peu de temps après le décès du malade, un travail
de reviviscence se fait en elle et elle revoit alors les scènes de la maladie et de la
mort. Chaque jour, elle revit ses émotions, pleure et se console, tout à son aise
pourrait-on dire. Je le répète encore, cette femme n'est pas malade, l'abréaction
tardive, bien qu'elle ressemble à un processus hystérique, n'en est pas un »
Freud pose la question de ce qui produit le symptôme dans un cas et non dans
d'autres. Il y répond à ce moment-là par le recours, guère éclairant, à la prédisposition
personnelle et, plus tard, dans une lettre à Jung du 16 avril 1909, en réutilisant
un terme déjà mentionné dans les Études sur l'hystérie, celui de complaisance
« .la présence irréfutable d'une complaisance du hasard qui joue pour la
formation du délire le même rôle que la complaisance somatique dans le symptôme
hystérique et la complaisance de la langue dans le jeu de mots 2. »
Il faut ici tenir compte des remarques que formule François Gantheret sur le
détournement de sens qu'opère la traduction de entgegenkommen par complaisance
« Ce qui est marqué par Freud, dans das Entgegenkommen, c'est une rencontre, qui

1. S. Freud, Études sur l'hystérie, P.U.F., 1971, pp. 129-130.


2. S. Freud, Lettre du 16/4/09, in Correspondance S. Freud-C G. Jung, Gallimard, 1975, pp. 295-
297.
GLOSSODYNIE

fixe la visée désirante du sujet dans une place, et plus exactement sur un signifiant,
où elle se loge. Pour qu'il y ait symptôme hystérique, écrit-il, il faut un apport
des deux côtés associatif et symbolique. Symbolique place désignée, telle la
cuvette qui accueille la bille de la roulette. La bille n'aspire qu'à achever son
mouvement et à jouir de l'immobilité; celle-ci lui est promise, non en n'importe
quel point d'une surface amorphe, mais en un nombre fini de loges. Et que ce
soit dans le 13, rouge, impair et manque, fait de notre bille immobilisée, qu'elle
le veuille ou non, un symbole. S'éploient aussitôt du plaisir ou du déplaisir, voire
une fortune ou un suicide; mais on voit bien qu'ils sont ailleurs, qu'ils dépendent
des mises. La rencontre, elle, est rencontre d'une loge qui n'a de sens qu'à
structurer un espace qui sans cela serait amorphe, et d'une bille qui trouve à y
achever son mouvement. Jusqu'à ce que la bille s'y immobilise, le 13 n'est qu'une
des 37 cases possibles, et jusqu'à ce qu'une case la capte, la bille ne désigne rien
qu'elle-même. C'est la rencontre qui fait sens, et c'est ce sens qui déploie le plaisir/
déplaisir. Voilà pourquoi je pense que entgegenkommen est trop vite traduit par
complaisance La loge, la bille et la mise seraient une heureuse illustration de
l'inscription du jeu pulsionnel dans les registres topique, dynamique et économique,
au hasard près. Car l'élection par la douleur de la bouche comme site de fixation
n'est pas due au hasard. Les zones érogènes sont autant de loges dont les contours
et les propriétés ont été génétiquement mis en place et explorés. Le déclin qui
semble les frapper n'est que celui de leur primauté. En fonction des traces laissées
par l'investissement privilégié qui fut leur lot et du refoulement dont elles furent
l'objet, elles exercent un pouvoir d'attraction et orientent le contre-investissement
régressif. Préciser les lignes de force de cette orientation expose à la difficulté de
faire le partage, pour autant qu'ils soient opposables, entre ce qui ressort des avatars
individuels de l'érotisme oral ou de la symbolique orale au sens où Abraham la
convoque dans la mélancolie. Nous y reviendrons.
Complaisances du corps, du hasard, de la langue, l'observation présentée
pourrait les cumuler mari dentiste, études de langues étrangères, épreuve orale,
glossodynie, ça ne s'invente pas! Suffisent-elles à rendre compte, dans la redondance
des signifiants, du choix particulier de localisation de la douleur dans ce cas-là
comme dans les autres ou bien devons-nous supposer une organisation spécifique
du symptôme, ce que suggérerait la récurrence relativement soutenue de cette
situation clinique? Je me suis appuyé sur une observation qui me semblait bien
illustrer la place que peut prendre la sensation douloureuse dans le processus du
deuil. Mais il est nécessaire de revenir sur certains de ses traits particuliers qui
masquent les différences avec la situation plus habituelle des glossodynies. Ce
symptôme concerne plus généralement des femmes âgées, ménopausées depuis

1. F. Gantheret, « Le pouvoir des racines », in Nouvelle revue de psychanalyse, Gallimard, 1973,


n° 8, p. 98.
LA PLAINTE

plusieurs années, et la douleur fait son apparition dans un contexte émotionnel


nullement aigu. Bien au contraire, elle surgit plusieurs mois ou années après le
décès du conjoint.
C'est ici l'occasion d'aborder la question de ce qui justifie le lien que j'établis
entre glossodynie et deuil, question d'autant plus fondée que pas une de ces
personnes ne le fait spontanément. Le premier argument tient à la régularité avec
laquelle j'ai observé la séquence femme âgée-décès du conjoint sadique-relance
libidinale-glossodynie. En six ou sept occurrences cette « forme » clinique s'est
dégagée avec puissance, chacune des observations ultérieures venant confirmer
cette perception. Le deuxième argument tient au récit que me faisaient ces
personnes. L'apaisement du deuil n'était qu'apparent. Il s'agissait pour ces femmes
de voiler pudiquement le commerce qu'elles continuaient d'avoir avec le défunt,
généralement pour ne pas agacer l'entourage, ou par honte, après « tant de temps. »,
qu'il en soit encore aussi vivement question pour elles. Le conjoint continuait de
hanter leurs esprits, leurs nuits, les lieux familiers. L'idée s'imposait à elles qu'au
fond, même s'il n'était plus là, rien n'avait changé. Leur quotidien était toujours
fait des mêmes attentes craintives, des mêmes angoisses, des mêmes « qu'est-ce
qu'il va dire? et la liberté qui était désormais leur lot ne leur était d'aucun usage.
Il est raisonnable de penser devant ces situations que le deuil n'a en fait pas
commencé. L'objet conserve intactes toutes ses propriétés persécutoires ou sadisantes,
celles par lesquelles il avait en fait existé pour elles depuis de longues années avant
sa disparition.
Il paraît même plus menaçant depuis que sa réalité s'est éloignée. Freud donne
un éclairage de ce dernier trait « L'intense investissement en désirance de l'objet
(perdu) dont on éprouve l'absence, investissement sans cesse croissant par suite de
son caractère insatiable, crée les mêmes conditions économiques que l'investissement
en douleur du corps blessé et rend possible de faire abstraction du conditionnement
périphérique de la douleur du corps 6. » La glossodynie procéderait d'un mouvement
inverse. Saisie douloureuse du corps, finalement rassurante, lorsque, après coup, la
relance libidinale vient déranger l'ordre immémorial de leur monde et exiger que
débute le deuil. C'est bien la sexualisation secondaire d'une scène psychique qui
ne l'était plus qui impose une nouvelle organisation défensive. La puissance du
lien sadomasochiste qui présidait à leur relation n'est plus à démontrer et il est
possible d'imaginer que sa force d'attachement rejoigne en intensité celle du
chagrin de la jeune femme confrontée à la mort de sa fille. Dans l'observation
présentée, le lien avec Mathilde, insuffisante rénale et porteuse d'une cardiopathie,
s'était organisé dès la petite enfance autour de la maladie. Cela avait induit des
modifications importantes dans la vie de cette famille y compris au niveau conjugal
et n'était pas totalement dépourvu d'un certain sadisme « de situation ». Dans tous

1. S. Freud,« Inhibition, symptôme et angoisse », in ŒMWM complètes, XVII, P.U.F., 1992, p. 286.
GLOSSODYNIE

les cas il est net que la douleur apparaît au moment où se trouve dénoncée la
soumission au lien qui, il y a peu encore, imposait son principe à l'existence. Ici
se pose la question de l'origine de la disposition masochique et du lien à la mère.
Je ne dispose pas d'éléments cliniques suffisants pour éclairer ce point.
Les questions que soutient la glossodynie sont anciennes et datent du moment
où j'ai pris conscience que ce symptôme n'était pas une conversion parmi d'autres,
mais trouvait une cohérence dans un ensemble syndromique organisé par le deuil.
Que cela survienne en un temps second, parfois très à distance du deuil proprement
dit, estompant le lien de causalité habituellement soutenu par la chronologie, et
sous l'influence d'une relance libidinale, n'est pas une nouveauté. Le mécanisme
de l'après-coup fut reconnu par Freud dès les Etudes sur l'hystérie. « En fait, ce ne
fut que deux ans après la mort de son père qu'elle se sentit malade et que les
douleurs l'empêchèrent de marcher Si la douleur est signe d'un deuil non
résolu, qu'est-ce qui vient faire obstacle à sa résolution ? Quel mouvement psychique
justifie le réinvestissement douloureux de la zone orale? Peut-on imaginer pour la
douleur une fonction de gardien du deuil, tout comme Freud parle du rêve comme
gardien du sommeil?
Dans son journal clinique, Ferenczi situe le cadre de nos questions « Pourquoi
ne pas laisser les morts être morts et nous-mêmes continuer à vivre ?»« La réponse
est facile, docteur, cette partie détachée semble d'abord constituer une grande
partie, peut-être même la plus importante de mon âme, et même si vous voulez
m'en persuader, ce que j'espère vous ne ferez pas, je ne cesserai jamais de m'efforcer
de faire consciemment mienne cette partie de ma personne, aussi douloureuse soit-
elle. » « Je dois ajouter, répondis-je, que vous ne pourriez pas, même si vous le
vouliez, vous soustraire aux effets du clivage. Le fait d'être clivée peut rendre la
remémoration consciente impossible, mais ne peut empêcher que l'affect qui lui
est rattaché ne se fraye un chemin sous forme d'humeurs, d'explosions affectives,
de susceptibilités, souvent sous forme de dépression généralisée ou de gaieté
compensatoire immotivée, ou, encore plus souvent, par différentes sensations cor-
porelles et divers troubles fonctionnels 2.Ferenczi parle ici d'un fragment
inaccessible de la personnalité encâpsulé lors de circonstances traumatiques qui se
caractérisent par un oubli de soi. Il utilise pour en rendre compte l'image forte
du moineau menacé par le faucon qui, pour échapper à l'effroi, se précipite dans
le bec du prédateur et ainsi dans la mort. C'est d'une telle absence de soi que
parlait ma patiente au moment le plus aigu de son deuil, donnant là un indice de
la nature traumatique de celui-ci, pas nécessairement retrouvée dans toutes les
situations cliniques. Mais indépendamment de la situation dont parle Ferenczi, le
mécanisme qu'il indique ne peut-il être retrouvé dans toute situation de deuil?

1. S. Freud, op. C!f., p. 111.


2. S. Ferenczi, journal clinique, Payot, 1985, p. 249 (mes italiques).
LA PLAINTE

Que vise le deuil? Il est possible de répondre sans risque d'erreur qu'il vise à
l'inscription mnésique, à l'établissement du souvenir, celui-ci étant compris comme
une représentation suffisamment désinvestie affectivement pour ne plus solliciter
la conscience, tout en restant mobilisable aussi librement que possible par voie
associative. À cette sérénité du souvenir s'oppose le caractère éminemment
conflictuel de son processus d'établissement. Ce dernier s'effectue au travers des
investissements, contre-investissements et déplacements qui caractérisent le conflit
entre principe de plaisir et principe de réalité. L'ambivalence y bat son plein aussi
bien parmi les souvenirs qui lient à l'objet que par rapport à la souffrance qui
accompagne sa disparition, souffrance dont beaucoup ne sauraient décider s'ils
souhaitent en être soulagés, tant elle est seule capable de rendre efficace l'illusion
d'un lien maintenu. Les mots du deuil tentent de maintenir l'objet en l'évoquant,
ignorant qu'en procédant ainsi ils assurent son passage vers le souvenir.
Le fragment du Journal clinique cité précédemment indique la sensation
corporelle, « encore plus souvent », comme voie de décharge des affects. Elle
prendrait le relais de ce qui ne peut être accompli par les seules ressources du
psychisme. Une telle formulation est toutefois gênante dès l'instant où elle oppose
un psychique au corporel qui, nous le savons avec Freud, est tout autant psychique
que le mental. « Le moi est avant tout un moi corporel En se fondant sur
cette affirmation, n'y a-t-il pas lieu de soutenir que le deuil, processus d'intégration
du moi, est « avant tout » un processus corporel ? Processus dont rendraient compte,
dans le seul registre qui en permette une saisie le registre métapsychologique
les termes d'incorporation et d'introjection.
À son commencement la question ne se pose pas les manifestations initiales
du deuil, pleurs, inappétence, troubles de la libido, les désordres somatiques qui
accompagnent la mélancolie (considérée comme avatar du deuil) dont nous savons
qu'ils peuvent menacer la vie du patient, les hululements et les gesticulations des
pleureuses, aussi bien que les danses rituelles qui accompagnent les funérailles,
placent le corps à l'avant-scène du deuil en même temps qu'elles le socialisent.
Cette inscription dans le corps et par le corps est-elle close au seul argument que
sa manifestation n'en serait plus aisément repérable? C'est ce que la glossodynie
pourrait démentir en se manifestant dans un temps second, laissant supposer la
permanence d'une inscription corporelle du deuil. Celle-ci. pourrait être dite
silencieuse si la parole n'était son principal effecteur et, plus spécifiquement, la
plainte qui serait ainsi la « partie émergée de cette inscription. Qu'un événement
vienne altérer la fluidité de la décharge des affects et la sensation corporelle en
redevient le lieu principal. Cette hypothèse, pour être étayée, devrait définir les
fonctions de la parole. Question ardue! D'aucuns en ont utilement défriché le

1. S. Freud, « Le moi et le ça in ŒuwnM complètes, XVI, P.U.F., 1991, p. 270.


GLOSSODYNIE

terrain. Ainsi André Green dans son article de 1983 sur le langage' ou plus
récemment Pierre Fedida dans deux articles consacrés à la théorisation des lieux
de la psychanalyse Je ne retiendrai de son article de 1988 qu'une phrase qui
convient à mon propos « Il conviendrait alors d'avancer cette hypothèse que le
véritable travail de deuil est travail de rêve si celui-ci désigne le non-oubli et
témoigne du langage à l'œuvre de la figure. »
À cette hypothèse pourrait en être opposée une autre le non-engagement du
deuil, selon le modèle, avancé par Ferenczi, du clivage. À vrai dire elles ne sont
pas réellement opposables, le mécanisme du clivage rend compte de leur intrication.
Celui-ci peut avoir été inscrit très précocement et connaître là une réactivation
permettant de faire face à la situation. Il peut aussi être lié à la période précédant
le deuil, imposant son anticipation. Il est évident qu'une proportion importante de
patientes eurent à vivre une période plus ou moins longue de maladie, puis d'agonie
de leurs conjoints. Ceci ne va pas sans créer des conditions particulières au
psychisme des « gardes-malades ». Cette situation est assez longuement décrite par
Freud à propos de l'observation de Elizabeth von R. Il faut ajouter à sa description
la particularité que présentent les glossodynies d'une relation sadomasochiste
ancienne. L'article de Freud sur le clivage du moi montre la survenue en deux
temps de son établissement, l'angoisse de castration convertie par voie régressive
en angoisse d'être dévoré par le père et, accompagnant l'installation de ce moyen
de défense, « un autre symptôme, certes mineur, qu'il a conservé jusqu'à ce jour
une sensibilité anxieuse de ses deux petits orteils devant un attouchement, comme
si, dans tout ce va-et-vient entre le déni et la reconnaissance, c'était quand même
la castration qui avait trouvé une expression plus distincte 3. ».
Le clivage est aussi présent dans l'inefficience de la parole. Les mots ne
mettent plus en corps, c'est ainsi que je comprends la phrase de ma patiente « les
mots ont perdu leur pouvoir », avec instauration simultanée d'une douleur et d'une
présence hallucinatoire. Les mots de la plainte, évocation autant qu'invocation,
auraient ainsi pouvoir d'inscription de « chacun des souvenirs et des attentes pris
un à un4 ». Leur profération, comme les affects qui peuvent l'accompagner,
représentent le maintien, discret mais durable aussi longtemps que nécessaire, de
la saisie du corps par le deuil. Si la mère de Mathilde parle de l'exclusion des
mots de leur pouvoir de saisir le corps, elle témoigne parallèlement de sa propre
exclusion de soi au profit de l'apparition d'une « véritable image », étrange et

1. A. Green, « Le langage dans la psychanalyse in Z,<M~M, Les Belles Lettres, 1984, pp. 19-275.
2. P. Fedida, « Le langage à l'oeuvre de la figure in L'Ecn: du temps, n° 17, Les Éditions de
Minuit, 1988, pp. 3-8 et « Passé anachronique et présent réminiscent, Epos et puissance mémoriale du
langage in L'Bc?'!f du temps, n° 10, 1985, pp. 23-45.
3. S. Freud, « Le clivage du moi dans le processus de défense in Résultats, idées, problèmes, t. II,
P.U.F., 1985, p. 286.
4. S. Freud, « Deuil et mélancolie », in Œt~rM complètes, XIII, P.U.F., 1988, p. 263.
LA PLAINTE

fascinante comme une lune en plein jour, présence hallucinée apparue dans un
paroxysme de la « mémoration », principal obstacle à la remémoration. « Mais peut-
être que l'éclat trop fort du souvenir, l'actualisation hallucinatoire sont aussi des
signes de rébellion tenir quand même ce que le refoulement refuse, et berner la
conscience par l'excès de perception disait André Beetschen 1. Il n'est sans doute
pas indifférent que « celaprenne la forme, déjà, d'un souvenir, celui d'une image
photographique, elle-même souvenir de vacances. vacance. de souvenir. Éroti-
sation virtuelle au sein d'une fascination mortifère. Image sans mouvement,
interposée entre elle et les autres mais d'abord entre elle et sa mémoire, icône
dont l'animation n'eût sans doute pas été compatible avec le maintien du principe
de réalité auquel la fixité, elle-même étrange, donnait appui. Jeu du mot impossible,
représentation arrêtée sur image, la sensation vient seule perturber la fascination
par l'objet et la rendre à son humanité « avant tout corporel(le) « La douleur,
écrit J.-B. Pontalis, nous apparaît en effet comme occupant une position médiane
entre l'angoisse et la souffrance du deuil, mais aussi entre l'investissement narcissique
et l'investissement d'objet » Seule la sensation corporelle, douloureuse, semble ici
capable de créer un effet de pare-excitation, défense ultime et mobilisation
narcissique salutaire, seule elle protège de la déréalisation confuse ou délirante.
L'apparition d'une glossodynie n'est pas que le signe d'un obstacle rencontré dans
l'accomplissement du deuil, elle témoigne de la nécessaire implication du moi-
corps dans son processus, des limites qu'il impose comme des recours qu'il procure.
Le principe de réalité partage avec le deuil la particularité de fonctionner
selon une évidence trompeuse qui masque la complexité du phénomène. Ici je ne
saurais mieux faire que de me reporter au travail de Daniel Widlocher intitulé
« Le principe de réalité », dont la densité est adéquate à la difficulté de son objet.
Il est l'occasion de rappeler trois aspects de l'élaboration freudienne. En premier
lieu, le « risque de concevoir simplement le principe de réalité comme une
renonciation à l'expérience hallucinatoire sous la pression des frustrations exté-
rieures, le principe se trouvant réduit à n'être que l'expression de l'adaptation au
réel, principe biologique visant en définitive la conduite d'une chose dans un
monde de choses ».
En second lieu, « le propre de la découverte de Freud le mode primaire de
satisfaction que réalise l'expérience hallucinatoire du désir. Dès l'Esquisse se trouve
mentionnée cette nécessité pour accéder à l'expérience de la réalité de passer par
l'expérience hallucinatoire. c'est malgré tout l'expérience hallucinatoire qui
va permettre au sujet de trouver la réalité3 ». L'intérêt de ce travail est d'indiquer

1. A. Beetschen, « Le comble de la remémoration Conférence prononcée aux journées de l'A.P.F.,


le 9 décembre 1990.
2. J.-B. Pontalis, « Sur la douleur (psychique) «, in Entre le rêve et la douleur, Gallimard, 1977,
p. 261.
3. D. Widlocher, « Le principe de réalité », in La Psychanalyse, n° 8, 1964, pp. 165-192.
GLOSSODYNIE

clairement le mouvement d'accès à la réalité; celle-ci, comme l'objet, n'est pas


trouvée mais retrouvée. Le mécanisme de deuil peut ainsi être compris comme
assimilable aux mécanismes de la perception. Cette considération a, au moins, deux
conséquences celle, déjà évoquée, des « retrouvailles » ouvrant ainsi la voie à la
compréhension du deuil comme nécessairement vécu à l'aune des premières
séparations (naissance, sevrage par exemple), et une autre, dynamique, invitant à
appliquer au deuil, processus perceptif, la métaphore utilisée par Freud à propos
du fonctionnement des organes des sens « Ils ont pour caractéristique de n'élaborer
que de minimes quantités de l'excitation externe, ils ne prennent qu'un échantil-
lonnage du monde extérieur; on pourrait les comparer à des antennes qui font des
tentatives d'approche vers le monde extérieur, pour à nouveau s'en retirer 1.»
Assimiler le deuil à un processus perceptif, conformément à ce que la clinique
indique quotidiennement, éclaire la formule de « Deuil et mélancolie » « chacun
des souvenirs et des attentes pris un à un », et intégrés au gré des possibilités de
l'appareil psychique. C'est aussi l'occasion de rappeler que Freud attribue au
système de perception un rôle décisif dans la perception du temps « Il n'est guère
douteux que le mode de travail de ce système fournit l'origine de la représentation
du temps »
Enfin le troisième rappel est celui du rôle du préconscient dans la liaison
entre représentation de choses et représentation de mots, et l'auteur de citer Freud
« Le système les comprend l'investissement matériel (Sach-besetzung) des objets, le
premier et véritable investissement objectai; le système Pcs naît en surinvestissant
cette représentation concrète (Sach-vorstellung) en la mettant en rapport avec la
représentation verbale correspondante.»
La place attribuée au fonctionnement du préconscient dans l'accession à la
réalité et son rôle dans le jeu des représentations situent la plainte comme un des
moyens de « réalisation» du deuil. Le mot plainte désigne ici toute parole d'évocation
directe ou indirecte ayant trait à l'objet perdu. C'est lui faire recouvrir un champ
immense et sans doute abusif en ce qu'il abrase les variations de niveaux de
souffrance du deuil en fonction des différents moments de son accomplissement.
De la même façon il donne une tonalité unique à une expression dont nous savons
qu'elle peut être massivement infiltrée par l'ambivalence à l'égard de l'objet perdu,
la plainte étant souvent d'autant plus vive qu'elle doit en juguler l'apparition. Il
est nécessaire de tenir momentanément à l'écart ces remarques, en dépit de leur
importance, pour s'attacher au rôle de cette mise en mots du deuil. L'expérience
commune montre combien leur énonciation peut être une épreuve de « réalité »
pénible. Il est fréquent de voir les affects affluer au cours d'un récit évocateur de

1. S. Freud, «Au-detà du principe de plaisir", in Essais de psychanalyse, Payot, 1981, p. 70.


2. S. Freud, « La décomposition de la personnalité psychique in Nouvelles conférences d'introduction
à la psychanalyse, Gallimard, 1984, p. 105.
LA PLAINTE

l'objet ou encore d'entendre quelqu'un exprimer son refus de parler par crainte de
voir les mots s'emparer de lui et mettre à mal la maîtrise qu'il tente de conserver
sur ses émotions. A moins que ne se fasse jour la crainte, comme on peut parfois
l'entendre, que les mots ne viennent remanier le lien entretenu avec l'objet car
« pendant cela l'existence de l'objet perdu est continuée psychiquement'
Que reste-t-il de l'hypothèse formulée plus haut de la douleur comme gardienne
du deuil? Celle-ci était issue de l'impression clinique produite par l'apparition en
deux temps, au moment où une relance libidinale surgissait. Elle est erronée si on
considère, comme je viens de le faire, que le deuil n'a tout simplement pas
commencé. Il s'agit d'un processus et l'immobiliser n'est pas le garder mais le
perdre. Elle reste fondée si on reconnaît qu'elle indique une menace pour le lien
établi avec l'objet au-delà de sa disparition. Ainsi la douleur peut-elle être perçue
comme marquant l'entrée dans un processus de deuil réel, mais aussi comme
barrant momentanément son accès. Le fait est qu'elle est généralement assez intense
pour faire capoter tous les projets qui furent l'occasion de son installation et
suffisamment durable (je rencontre certaines de ces patientes après deux ou trois
années parfois suivant l'installation de leur douleur) pour dissuader tout nouvel
investissement. Elle centre l'existence du sujet, devient sa raison de vivre, acces-
soirement mobilise l'entourage lorsqu'il s'y prête (ce qui n'est pas constant). La
question demeure.
On ne peut y répondre qu'en faisant appel à la « position médiane » de la
douleur soulignée par J.-B. Pontalis entre investissement narcissique et investisse-
ment d'objet. De l'indécidable entre eux deux dont témoignerait la douleur, on
peut retrouver trace dans « Deuil et mélancolie w « S'il nous est permis d'admettre
que l'observation s'accorde avec nos déductions, nous n'hésiterions pas à inclure
dans les caractéristiques de la mélancolie la régression allant de l'investissement
d'objet à la phase orale de la libido, qui appartient encore au narcissisme. Dans
les névroses de transfert non plus les identifications avec l'objet ne sont nullement
rares, elles sont bien plutôt un mécanisme connu de la formation de symptôme,
particulièrement dans l'hystérie. L'identification narcissique est la plus originelle
et nous ouvre l'accès à la compréhension de l'identification hystérique, moins bien
étudiée »
De cette citation, je souligne la succession des références cliniques et le lien
que, ce faisant, Freud établit entre mélancolie et hystérie, non pour les rendre
identiques, mais pour indiquer le fil identificatoire qui les unit. La glossodynie
occupe très adéquatement cette « logemédiane entre la régression orale sur le
versant mélancolique et l'identification à l'objet sadique sur le versant de la

1. S. Freud, «Deuil et mélancolie", in Métapsychologie, in Œ~fr~ complètes, XIII, P.U.F., 1988,


p.263.
2. S. Freud, op. cit., p. 263.
GLOSSODYNIE

conversion hystérique, sans décision possible. C'est probablement cette position


médiane qui rend compte de son intensité comme de sa résistance à toute
mobilisation. L'observation présentée montre combien l'apparition de la douleur,
par le rappel « pare-excitatoire qu'elle exerce, peut représenter un rempart contre
la déréalisation que j'imaginais confuse ou délirante. Dans les autres cas la même
fonction protectrice semble s'établir à l'encontre de la décompensation mélancolique,
étayée par la forte ambivalence. Cette dernière semble trouver dans la glossodynie
un destin conversif et fidèle au mécanisme mélancolique « L'auto-tourment de la
mélancolie, indubitablement riche en jouissance, signifie, tout à fait comme le
phénomène correspondant de la névrose obsessionnelle, la satisfaction de tendances
sadiques et de haine qui concernent un objet et ont, sur cette voie, subi un
retournement sur la personne propre 1.» La raison qui préside au choix de la voie
mélancolique, déréalisante ou douloureuse doit sans doute être cherchée dans la
situation psychique décrite par Freud dans la mélancolie, faite d'un équilibre entre
fixation à l'objet d'amour, résistance de l'investissement d'objet et choix d'objet
narcissique.
Ce qui précède laisse dans l'ombre les raisons qui font de la zone orale une
« loge » tellement adéquate à remplir cette fonction médiane. La plus déterminante
de ces raisons est l'érotisme oral tel que le signale Abraham à Freud dans la
mélancolie « .il y est question de l'identification, et vous renvoyez au fondement
infantile de ce processus l'enfant voudrait s'incorporer un objet d'amour, en un
mot le dévorer. Or j'ai toutes raisons de penser qu'une tendance cannibale de ce
type est inhérente à l'identification. Quant à la signification ambivalente d'une telle
identification preuve d'amour et destruction, elle me paraît acquise. Je présumerais
volontiers que le rôle, assigné dans la névrose obsessionnelle à la zone anale, est
assumé dans la mélancolie par la zone orale » Les arguments que donne Abraham
à l'appui de son affirmation sont en fait succincts et fondés principalement sur les
troubles alimentaires qui peuvent accompagner les états dépressifs. Ces ouvertures
seront exploitées plus tard, et avec l'impact qu'on leur connaît, par Melanie Klein.
Il est impossible ici de rendre compte des nombreux développements qu'elle
donne aussi bien au deuil qu'à la position dépressive qui occupe une place centrale
dans sa théorisation. Elle montre avec force que, dans le deuil, « le sujet n'effectue
pas cette tâche pour la première fois; au contraire le travail du deuil lui permet
de réinstaller cet objet, comme tous ses objets aimés internes, qu'il a l'impression
d'avoir perdus. Il retrouve donc une situation qu'il avait déjà vécue dans son
enfance3 ». De la même façon il n'est guère besoin d'insister sur l'importance de

1. S. Freud, op. cit., p. 270.


2. K. Abraham, Lettre du 31 mars 1915, in Correspondance Freud-Abraham, Gallimard, 1969,
pp. 219-223.
3. M. Klein, « Le deuil et ses rapports avec les états maniaco-dépressifs », in Essais de psychanalyse,
Payot, 1984, p.361.
LA PLAINTE

l'alimentation comme expérience pluriquotidienne de séparation pour le nourrisson


ou du sevrage qui marque l'apogée de la position dépressive. Freud avait déjà noté
dans Inhibition, symptôme et angoisse que l'angoisse de castration apparaissait chez
un individu préparé de longue date par de multiples expériences de séparation, ou
encore dans la Cinquième Conférence sur « La féminité « Il semble bien plutôt
que l'avidité de l'enfant pour sa première nourrice soit insatiable, qu'il ne se
console jamais de la perte du sein maternel Dans un autre texte, il décrit
l'évolution libidinale de la femme en indiquant le réaménagement qu'elle subit
après la ménopause, la libido sexuelle refluant dans des investissements prégénitaux
au premier rang desquels vient l'analité. Cette considération n'est pas inutile et
peut donner un éclairage sur la très large prédominance des femmes âgées dans
ce type de troubles. Il est d'ailleurs patent que les douleurs anales ou périnéales y
sont encore plus nombreuses que les glossodynies. Ces éléments rendent compte
de la puissance de l'attraction exercée par la zone orale, au sens où le matériel
refoulé constitue un des moteurs de la régression. Il est également utile de
rapprocher de cette question la notation de Freud dans l'article sur la sexualité
féminine, à propos de la période préœdipienne de la petite fille, surprenante
comme « la découverte de la civilisation minoen-mycénienne derrière celle des
Grecs ». Il indique combien le premier lien à la mère, soumis à un refoulement
particulièrement inexorable, est difficile à saisir, rappelle le lien étroit entre cette
période et l'étiologie de l'hystérie et précise « Je soupçonne aussi, de plus, que
l'on trouve dans cette dépendance vis-à-vis de la mère le germe de la paranoïa
ultérieure de la femme. Ce germe semble bien, en effet, être l'angoisse d'être
assassinée (dévorée?) par la mère, angoisse surprenante mais que l'on trouve
régulièrement 2.»
Cette perspective rend compte de la difficulté de saisir la multiplicité des
représentations sous-jacentes à la douleur. J.-B. Pontalis écrit « Dans le cas de la
douleur, l'objet cesse d'avoir une fonction de répondant possible; il est, au mieux,
un substitut et, derrière ce substitut, il y a un autre substitut transfert infini.
Irrémédiablement perdu mais maintenu, l'objet ne saurait être retrouvé par la voie
de la représentation, qui rend présent un autre, à la fois le même et différent. Là
où il y a douleur, c'est l'objet absent, perdu, qui est présent; l'objet présent, actuel,
qui est absent. Du coup la douleur de séparation apparaît comme secondaire à une
douleur nue, absolue. La scène psychique peut paraître peuplée, mais elle est
peuplée d'ombres, de figurants, de fantômes. La réalité psychique est ailleurs, moins
refoulée qu'enkystée 3.»

1. S. Freud, « La féminité », in Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Gallimard,


1984, p. 164.
2. S. Freud, « Sur la sexualité féminine », in La Vie sexuelle, P.U.F., 1972, p. 141.
3. J.-B. Pontalis, « Sur la douleur (psychique) », op. cit., p. 263 (la glossodynie s'installe au moment
précis où un objet actuel se présente).
GLOSSODYNIE

Enkysté, ce dernier mot est occasion d'évoquer les travaux de Nicolas Abraham
et Maria Torok qui ont longuement développé les questions que j'aborde à propos
de la glossodynie. On ne saurait reprendre la quasi-totalité de L'Écorce et le Noyau
Je me contenterai d'en rappeler quelques phrases et de rapporter une courte
observation. « Les tout débuts de l'introjection ont lieu grâce à des expériences du
vide de la bouche, doublées d'une présence maternelle. Introjecter un désir, une
douleur, une situation, c'est les faire passer par le langage dans une communion
de bouches vides 1. Comment ne pas lire ces phrases en résonance avec la langue
qui brûle, la bouche emplie de glace, et les mots exclus de ma patiente.

Dès l'instant de la découverte du cancer de sa femme, il avait été informé par


les médecins de son caractère très évolué, ne laissant aucun doute sur le pronostic.
Malgré cela il avait tenu à ce que rien ne change dans leur mode de vie du fait
de sa maladie. Il avait aussi fait en sorte que rien ne soit jamais mentionné entre
eux ayant trait à la maladie ou à la mort. En procédant ainsi, il le percevait
maintenant, il était presque parvenu à croire qu'elle ne mourrait pas, contre toute
évidence. Il découvrait depuis peu combien elle avait été seule pour vivre les mois
séparant ce moment du diagnostic de celui du décès et le caractère inhumain de
cette absence entre eux de toute parole faisant état de ce qu'ils vivaient. Plus
aucune connivence ne leur avait été possible. Dès après l'enterrement il avait repris
son travail, ne voulant pas céder au chagrin. Rien dans leur appartement n'avait
été changé. Les placards et les tiroirs sont pleins de ses vêtements et sa table de
travail est depuis dix-huit mois dans l'état où elle l'a laissée. Du moment où la
douleur est apparue il se souvient très précisément. C'était il y a quelques mois,
alors qu'il était en route vers la Bourgogne pour aller voir ses enfants, peu après
Bordeaux. Il mangeait un bonbon acidulé et a ressenti brusquement au niveau de
la gencive une gêne qui ne l'a plus quitté depuis. La gêne est devenue douleur
puis a diffusé à toute la bouche et particulièrement à la langue. C'était la première
fois qu'il s'éloignait de Bordeaux depuis la mort de sa femme. À la fin de l'entretien,
il dit ce qui m'a paru être le fin mot de sa douleur « C'est ça qui m'est le plus
dur, nous ne nous sommes pas dit au revoir.»
« Tous les mots qui n'auront pu être dits, toutes les scènes qui n'auront pu
être remémorées, toutes les larmes qui n'auront pu être versées, seront avalés, en
même temps que le traumatisme, cause de la perte. Avalés et mis en conserve. Le
deuil indicible installe à l'intérieur du sujet un caveau secret. Il arrive cependant
que, lors de réalisations libidinales, à minuit le fantôme de la crypte vienne

1. N. Abraham et M. Torok, « Deuil ou mélancolie in Z.'Ecorce et le NoyaM, Aubier-Flammarion,


1978, p. 263.
LA PLAINTE

hanter le gardien du cimetière, en lui faisant des signes étranges et incompréhen-


sibles, en l'obligeant à accomplir des actes insolites, en lui infligeant des sensations
inattendues écrivent Nicolas Abraham et Maria Torok.
Mais leur théorisation, pour éclairante qu'elle soit, n'est pas parfaitement en
accord avec ce que montre la glossodynie. Elle est sans doute du ressort de ce
qu'ils appellent les fausses incorporations, défense contre le danger d'incorporation.
On peut y voir un effet de la topique incluse dans le Pcs-Cs, mais il reste que la
glossodynie est une plainte, avidement répétée et soutenue, et qu'elle ne semble
pas obéir totalement au modèle de la crypte. Elle pourrait occuper une position
originale, liée à la particularité de son site corporel. S'il y a crypte, elle serait
ouverte, à la surface, au lieu même de l'incorporation physique, réalisant ainsi la
démétaphorisation du processus. L'incorporation « implique la destruction de l'acte
même par lequel la métaphore est possible l'acte de mettre en mots le vide oral
originel, l'acte d'introjecter
Est-il possible d'aller plus loin? La glossodynie soulève assez de questions
pour décourager toute prétention à l'exhaustivité. L'éclairage clinique peut être
insuffisant. Car en pratique la plupart de ces patients ne donnent pas suite à
l'ouverture qui peut leur être faite. À cela concourent de nombreuses raisons, l'âge,
le scepticisme quant à l'efficacité de la parole sur la douleur, mais surtout les
fondements mêmes du symptôme et l'organisation économique qu'il soutient.
Aller plus loin, c'est ce que le symptôme même semble interdire. Son dernier
caractère remarquable est sa ténacité. Elle tient évidemment aux enjeux psychiques
qui sont engagés. L'un d'entre eux est utile à considérer. Il est exprimé par la
formule déjà citée de J.-B. Pontalis « transfert infini ». Ce terme suggère qu'il y
aurait, conformément à l'expérience commune, des deuils finis et des deuils
interminables. La raison tient probablement à l'assise que trouve le deuil, par voie
régressive, dans les expériences de séparation précoces, autrement dit l'architecture
des soubassements narcissiques. De celle-ci la glossodynie produirait une image.
Inscrite au lieu de la transition par excellence, alimentaire, respiratoire et langagière,
celui des premiers liens comme des premières désunions, portée par cet organe si
particulier qu'est la langue, intériorisée et extériorisable, elle manifeste une plainte
d'avant le langage, archaïque d'être redevenue corporelle et mutique, exhumée
autant qu'exhibée. Le pouvoir de saisissement de son apparition monstrueuse et
obscène reste celui, médusant, que subissaient et exerçaient mes deux initiatrices.

JEAN-FRANÇOIS DAUBECH

1. Id., ibid., p. 266.


2. Id., ibid., p. 268.
Dominique Scarfone

LA PLAINTE PSYCHOTIQUE ET SA MODULATION

On l'appelait Rosa-la-folle. Elle venait du village voisin pour carder la laine.


Dans les habits d'un veuvage sans fin, elle travaillait assise devant le haut mur de
l'école communale et, dans mon souvenir, elle ne prend pas la peine de se déplacer
lorsque le soleil finit par dépasser le toit et lui chauffer les longues jupes noires.
Un tas de laine jaune et lourde à sa gauche devient, à sa droite, un nuage de
flocons aériens. Entre ces deux monceaux, les terribles brosses d'acier de la cardeuse
qui, comme deux mâchoires avides, triturent la laine et la rendent docile, légère,
presque immatérielle. L'une des brosses est posée sur un chevalet de bois sombre,
un peu de laine à carder entre ses dents tournées vers le haut, tandis que Rosa
abat l'autre sur la première par coups répétés. Ses gestes sont comme des attaques
d'une violence à peine maîtrisée. Nous, les enfants qui assistons à ce spectacle,
éprouvons quelque frayeur à imaginer ce que deviendrait notre main, par exemple,
à se trouver comme la laine entre les brosses de Rosa. Mais ce qui nous effraie et
nous attire le plus, ce sont les pauses. Nous assistons alors ébahis à une cérémonie
étrange en fixant le mur devant elle, Rosa se donne des coups de poing à la
poitrine et se met à proférer des phrases auxquelles nous ne comprenons rien.
Cela ressemble à des invectives, ses paroles semblent distiller une épaisse amertume;
cela donne un chant mauvais, comme une plainte qui n'aurait pas réussi à devenir
complainte. La scène ne dure que quelques minutes, qui me semblent trop courtes
ou trop longues, selon que la curiosité l'emporte ou non sur la peur. Il m'en reste
cette image d'une femme qui dit et fait, en alternance, la même chose mystérieuse.
Broyant la laine entre les terribles mâchoires d'acier, elle ne s'arrête que pour
remâcher sa plainte, adressée à un interlocuteur qu'elle seule semble voir sur le
mur d'en face.
Cette femme d'avant Pénélope, qui ne tisse ni ne tricote, mais travaille
durement une laine rêche, me semble illustrer ce qu'il en serait d'une plainte tout
aussi âpre. Là où Pénélope tisse et détisse, il y a une élaboration quelque chose
se dessine où l'on pourrait reconnaître un désir, aussitôt défait, bientôt repris. Rosa
n'élabore rien de tel. Elle frappe, broie, triture; quelque chose change d'état mais
LA PLAINTE

ne prend pas forme pour autant; avant comme après son travail, nous restons avec
la matière première. La plainte serait ici une simple transformation d'état du coup
porté (plaga, origine de plainte). Se plaindre, ce ne serait, dans ce cas, que montrer
ses plaies, après un mouvement en retour par lequel le coup porté devient parole
dite; processus que la pensée magique inversera à nouveau, comme dans les contes
de Grimm où la parole commande à la table de se dresser ou au bâton de frapper.
Les mots de Rosa ont quelque chose de la formule magique, d'une incantation
mêlée à une obscure douleur, dans un va-et-vient entre coups et paroles qui ne
trouve pas d'issue véritable.

Un autre personnage date de la même époque, qui lui aussi me causait


inquiétude et curiosité. Il s'appelle Joseph et arpente tous les jours la petite « Piazza
del popolo Toujours vêtu impeccablement, en habit et cravate, il passe et repasse,
indifférent à tout, examinant intensément ses mains et marmonnant quelques
phrases qu'avec d'autres enfants je me suis arrangé pour entendre. Il dit des tas de
choses, mais une phrase revient régulièrement, à lui-même adressée « Joseph, tu
es tsigane et plus-que-tsigane » Zingarue cata-zingaru dit-il dans le dialecte
local, recourant, hors de l'usage commun, au préfixe grec cata, sans doute un reste
de ses études classiques que la folie l'a obligé d'abandonner.
Enfant, je ris comme les autres de ce spectacle, sans trop savoir pourquoi, tout
en trouvant à la phrase de Joseph un tour poétique. Je l'entends aujourd'hui comme
une plainte retenue, repliée sur elle-même, plus articulée et par là moins angoissante
que la litanie de Rosa, mais tout aussi tragique. Que Joseph se dise « zingaru»
n'est pas sans me faire penser à la plainte de tout gitan, de tout exilé; comme une
plainte universelle, transportée par les caravanes de romanichels qui disent dans
leurs chants « l'inconvénient d'être né Mais j'apprends beaucoup plus tard que
Joseph était devenu fou suite à une déception amoureuse. Je m'informe du nom
de l'aimée. On me dit qu'elle s'appelait Cecilia. Déçu, je demande à tout hasard
le prénom de la mère Caterina, qui dans le dialecte local se dit Catarina,
généralement réduit à Cata dans l'usage quotidien. Sans perdre ses accents universels,
la plainte de Joseph m'est alors néanmoins apparue plus « privée » plus historique-
ment déterminée.

1. À qui d'autre qu'à une mère une telle plainte peut-elle être adressée? Cela est rendu très
explicitement dans Astérix en Hispanie (par Goscinny et Uderzo, Éditions Dargaud) où un chanteur
andalou anachronique s'exclame: «Quel malheur que d'être né! Aie! Ma mère, pourquoi m'as-tu fait
ça?»
LA PLAINTE PSYCHOTIQUE ET SA MODULATION

Travailler à la suite de Freud, c'est travailler en constante dérivation par


rapport à l'arc réflexe. C'est dans l'insertion de médiateurs de plus en plus
nombreux, entre les bornes d'un couplage direct action-réaction, que l'on reconnaît
le modèle de l'élaboration psychique. Cette ouverture de l'espace en de nombreux
feuillets ou chambres, cette spiralisation du mouvement et du temps psychique,
c'est l'effet d'une écoute où l'on ne répond pas automatiquement, y compris lorsque
l'appel prend la forme d'une plainte, à quoi une attention médicale ou juridique
serait censée donner quelque suite dans l'immédiat. L'analyse cherche toujours à
médiatiser, à ouvrir et réouvrir constamment, à décoller les feuillets collabés, à
défaire les concrétions et les masses opaques, dans l'espoir que les divers éléments,
qui seraient comme les arêtes et les sommets d'une matière cristalline, se mettent
à faire écho les uns aux autres, à jouer littéralement entre eux. La musique
résultant de cette résonance fait plaisir à entendre au bout d'un certain temps de
travail sur une substance mate et compacte. Onde porteuse d'affect dont les
vibrations assouplissent encore plus l'architecture mentale. Question de lourdeur
et de légèreté. Mais cette musique, ce n'est pas nécessairement la mélodie du
bonheur; de la souffrance névrotique, nous sommes passés, selon le mot de Freud,
au malheur ordinaire. La plainte a seulement? changé de ton.
Encore que je ne croie pas que le malheur ordinaire soit l'idéal de nos patients.
Il y a des styles différents dans les fins d'analyse. Là où certains terminent de
manière, dirais-je, épicurienne, en rentrant chez eux et profitant bien discrètement
d'un accès retrouvé au plaisir, plusieurs ne gardent-ils pas soit du fait des limites
de l'analyse, soit par la mystérieuse « viscosité de la libidodont parlait Freud
une plaie ou deux ouvertes, saignantes, à partir desquelles ils continuent à moduler
une plainte rien moins qu'ordinaire? Dans les deux cas, l'important, je crois, c'est
de pouvoir moduler; la plainte restera une propriété précieuse du plaignant, dont
il ne se départira point, s'identifiant plutôt à elle, par elle, ou mieux, s'identifiant
à sa modulation et à ses effets créateurs. Ce n'est pas une simple réappropriation
de la plainte d'origine; celle-ci est transformée du fait même de sa modulation, de
sa partition en modules qui entreront dans divers rapports entre eux et avec
l'inconnu que la vie réserve.
Fort bien! Mais ce travail d'ouverture, de décollement, de lyse, voilà qui
n'apparaît pas aussi praticable sur ce type particulier de plainte que j'annonçais au
début de mon texte; je veux parler de la « plainte psychotique que je mets entre
guillemets parce que justement elle ne se présente pas toujours comme une plainte;
ou quand elle le fait la plainte de persécution, par exemple c'est une plainte
tellement massive, et tenue à une telle distance de soi, qu'il y a de quoi en
décourager l'écoute.
Je trouve utile de recourir, pour distinguer entre plainte « névrotique» et
plainte « psychotique », aux termes définis par Jean-François Lyotard, dans Le
LA PLAINTE

Différend'; les termes que je lui emprunte, espérant ne pas trop défigurer les
concepts philosophiques de l'auteur, sont ceux de litige et de différend. La différence
essentielle entre les deux, c'est que « [le] différend se signale par [l'] impossibilité
de prouver Lyotard précise « Le plaignant porte sa plainte devant le tribunal,
le prévenu argumente de façon à montrer l'inanité de l'accusation. Il y a litige.
J'aimerais appeler différend le cas où le plaignant est dépouillé des moyens
d'argumenter et devient de ce fait une victime. Si le destinateur, le destinataire et
le sens du témoignage sont neutralisés, tout est comme s'il n'y avait pas de
dommage 3.» Plus loin, Lyotard ajoute « Le différend est l'état instable et l'instant
du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut pas
l'être encore »
La plainte névrotique se situerait dans le domaine du litige, mais d'un litige
dont le plaidoyer se fera au plan fantasmatique avant tout; quant au différend qui
se cache sous la problématique névrotique, tout l'art de la névrose a consisté à
l'absorber dans ce qui était dans un sens, effectivement matière à litige; dans
le fantasme en effet, tout arrive à cause du désir de quelqu'un. Les premières
hystériques traitées par Freud ne l'ont-elles pas induit à plaider formellement leur
cause hors de son cabinet, devant la Société médicale de Vienne? On sait la
révision qui a suivi cette méprise et les malentendus qui en ont résulté quant à la
théorie du traumatisme. L'analyse du litige dans les névroses mènera tôt ou tard
vers ce qu'il recouvre de différend, pour lequel il ne saurait y avoir de tribunal
compétent; ce différend nécessite, plutôt qu'une sentence, un travail de deuil
accepter que quelque chose subsiste, après toutes les phrases de l'analyse, qui ne
pourra être mis en phrases; malheur ordinaire à partir duquel, l'analyse terminée,
nous sommes bien obligés d'enchaîner, de continuer à phraser, sans jamais atteindre
le fin mot.
La plainte psychotique, au contraire, aurait la particularité de se présenter
d'emblée, en tant que discours délirant, sous les apparences du différend, ce pseudo-
différend déniant l'accès à ce qu'il y aurait de litige; litige qui est pourtant bien
là et qu'il s'agit de déterrer avant de pouvoir atteindre, tout comme dans l'analyse
de névrosés, à la dimension de cet autre différend que je dirais universel. L'art du
paradoxe dans la psychose tiendrait, entre autres, en ceci que le « noyau de vérité
historique» (Freud), objet de litige, est bien dissimulé, enfoui sous les productions
délirantes et/ou hallucinatoires. Comme si l'opération défensive dans la psychose
était de nous brancher d'emblée sur le différend, dans une sorte de court-circuit
de la plainte, qui éviterait surtout de référer à l'histoire individuelle. Les aspects
à première vue stéréotypés des délires (extra-terrestres, CIA, écoute téléphonique,
1. J.-F. Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, collection « Critique 1983.
2.0jf.c!t.,p.25.
3. Op. cit., p. 24.
4. Op. cit., p. 29.
LA PLAINTE PSYCHOTIQUE ET SA MODULATION

etc.) témoigneraient de ce court-circuit et de cet évitement. N'est-ce pas là par


ailleurs ce à quoi tient le désaveu décrit par Ferenczi et auquel le futur psychotique
a été plus que quiconque exposé désaveu du bien-fondé de la plainte, désaveu de
tout dommage causé au sujet 1 ? Ce désaveu et l'identification anxieuse à l'agresseur
qui l'accompagne font en sorte que destinateur, destinataire et sens du témoignage,
pour reprendre les mots de Lyotard, sont bel et bien neutralisés, et nul mieux que
le psychotique a appris à ainsi neutraliser le drame de sa vie, à littéralement le
dépersonnaliser.
Pourtant, une autre plainte est là en puissance, qui tiendrait du litige et où
l'histoire individuelle doit être prise en compte. Ce qui ne simplifie en rien le
travail d'analyse, puisque l'analyste est alors fortement entraîné vers un rôle
d'historien, voire de juge, pour ce qui concerne les traumatismes psychiques subis
par le patient. Le bien-fondé de cette autre plainte, que les productions psychotiques
tendent à masquer, voilà qui demande à être attesté par l'analyste; c'est tout le
problème de la réalité du traumatisme, réalité désavouée; or l'on sait les difficultés
affrontées par Ferenczi lorsqu'il a voulu, par ses modifications de la technique,
lever le désaveu et suppléer aux carences dont avaient fait l'objet ses patients 2.
Je considère que dans la psychose, l'enjeu primordial est l'autonomie de pensée,
la capacité de penser du patient, et que le thérapeute en vient à devoir faire droit
à cette capacité dans le cadre même de la séance. Mais ce soutien, cette « ingérence »,
si bénéfique soit-elle, comporte tout de même le risque d'aplatir le travail de
pensée, de l'orienter vers une réalité brute, où le fantasme déjà inopérant en tant
que tel dans la psychose ne jouerait aucun rôle. Ce travail qui va dans le sens
de « l'instructiond'un litige, en lieu et place du pseudo-différend avancé par le
discours délirant, comporte en plus, pour le patient, la menace d'une désillusion
qui posera d'autres problèmes. Dans la mesure où on n'aura pu faire place au
fantasme, le patient reculera à l'idée que sous le litige se profile un vrai différend,
celui auquel nous nous référions plus haut en tant que « malheur ordinaire ».
Autrement dit, il aura une forte réticence à abandonner l'intensité vécue dans la
psychose pour la banalité de ce malheur ordinaire qui ne sera pour lui, faute d'un
travail de deuil, qu'une chambre vide et froide.
Dans ce genre de situations, le contre-transfert est convoqué puissamment.
Dans le travail, avec la psychose moins qu'ailleurs suis-je capable de me consoler
en pensant que la guérison viendra de surcroît, malgré tout ce que le mot
« guérison » a de relatif; mais ne suis-je pas alors trop complaisant envers mon
patient ou mû par un trop grand désir de guérir? Suis-je encore analyste quand
j'interviens pour déclarer plausible une autre version de son histoire à laquelle je

1. S. Ferenczi, « Confusion de langue entre les adultes et l'enfant », Psychanalyse, IV, Paris, Payot,
1982.
2. « Analyse d'enfant avec les adultes «, Psychanalyse, IV, Paris, Payot, 1982.
LA PLAINTE

finis par croire autant que lui? Je me retrouve souvent en train de douter de la
qualité analytique de mon travail, de mon utilité, de mon efficacité thérapeutique
et finalement de la validité de mes conceptions. Tous ces effets sur moi me semblent
résulter d'un champ de forces qui tend à nous maintenir, mon patient et moi,
dans l'ordre du différend « Non, il n'y a pas de lieu pour entendre cette plainte.»
Vouloir la transformer, la rendre recevable, ce serait faire violence à une organisation
de la pensée qui a trouvé son modus operandi et dont on ne saurait sortir qu'au
prix d'une nouvelle aliénation de son porteur.
Pourtant, c'est dans une sorte de jeu de balancier entre des moments où il
m'a fallu prendre littéralement sous ma protection la pensée d'un de mes patients
(lui demander, par exemple, de cesser de s'assener des coups de poing à la tête)
et d'autres moments où je ne suis là que pour accueillir une pensée non délirante
qui ose se manifester, c'est dans cette alternance que j'assiste peu à peu à un
changement dans la formulation de la plainte, changement qui affecte aussi le
plaignant. Je dis « peu à peu» mais il me faut souligner les tournants, les sauts
qualitatifs qui surviennent au bout d'une progression dont la lenteur, les répétitions,
l'apparente immuabilité et la grande acuité de la souffrance sont souvent déses-
pérantes. Ces « à-coups », je dois préciser qu'ils surviennent toujours quand moi-
même j'ai été mû différemment, positionné autrement face à mon patient; c'est-à-
dire quand, oubliant mon rôle, ma fonction, ma théorie et mon savoir, je me
retrouve avec mon patient dans une zone de « parler vraioù ce qui se dit, lorsque
je tente de le rapporter ou seulement de le consigner par écrit, devient évanescent,
insaisissable ou semble presque risible. Cette zone, je n'y parviens évidemment pas
comme je veux ou quand je veux. Il y a cette progression lente et invisible dont
je parlais à l'instant, et qui ne se fait que par le concours des deux protagonistes
patient et analyste. Ce travail des deux, ou plutôt, sur les deux êtres en présence,
donne à ces moments toute leur efficacité qui autrement serait nulle. Je crois bien
que tout analyste a pu constater combien les moments décisifs d'une séance, voire
de toute une analyse, paraissent après coup de l'ordre du simple bon sens. pourtant,
nous savons que ces pensées toutes simples n'auraient été d'aucun secours à
supposer qu'on aurait pu les dire lors d'une première rencontre, par exemple. Il
faut tout le tissage du transfert et du contre-transfert et tout le travail de défrichage
de la complexité pour que ces simples paroles pèsent d'un poids décisif, appartenant
alors à ce temps que Pontalis a récemment appelé en s'inspirant de l'Albucius
de Quignard la cinquième saison, la saison de l'analyse
Ces moments aussi rares que précieux sont ceux qui me semblent pouvoir
amener une mutation de la plainte, le passage du pseudo-différend au litige, sans
l'aplatissement, sans l'écrasement de l'espace du fantasme. C'est que l'analyste

1. J.-B. Pontalis, « La saison de la psychanalyse », Conférence prononcée au Congrès annuel de la


Société canadienne de psychanalyse, Montréal, juin 1992.
LA PLAINTE PSYCHOTIQUE ET SA MODULATION

n'intervient pas alors comme un expert; je ne deviens donc pas historien ou juge,
comme je pouvais le craindre. Il y a une qualité émotionnelle de ces moments qui
ne laisse, là-dessus, aucun doute. Nous sommes alors, patient et analyste, du même
côté, tous deux dans la même barque, tous deux en train de tenter de construire
désespérément une autre version de l'histoire, et tous deux aussi démunis, l'un
n'en sachant guère plus que l'autre. Ou alors, tous deux aussi savants.
Dans les jours qui suivent de tels moments, il y a toujours une refermeture;
il y a parfois un retour en force du délire, ces temps forts du travail analytique
étant réinterprétés comme des manœuvres planifiées par l'analyste, voire des
séductions de sa part, ce qui, vu sous l'angle de la théorie de la séduction généralisée,
n'est pas tout à fait faux 1. Il y a en effet une séduction qui entre ici en jeu, mais
au sens de la séduction originaire, c'est-à-dire une séduction à partir de ce qui
chez l'analyste-mère opère en tant qu'autre chose et qui échappe à sa maîtrise, son
propre inconscient. Ce n'est pas que l'analyste se soit embourbé dans son inanalysé
je voudrais ici souligner ce qui m'apparaît comme une différence fondamentale
entre une réponse à partir d'un « plein chez l'analyste, mais non analysé, et qui
est donc une répétition de sa part, et une parole qui naît de novo, dans le « creux»
que, d'abord au cours de l'analyse personnelle de l'analyste, puis par son travail
sur son contre-transfert face à tel patient particulier, aura pu s'aménager dans cette
analyse particulière. C'est le travail d'écoute patiente, le défrichage et le décryptage
de ce qui se présente comme « plein », qui conduit patient et analyste vers ce
« creux » d'où émergeront la parole et l'affect qui donnent aux moments décisifs
en question leur coloration inimitable.
Ces moments me semblent spécifier ce qui est efficace dans une interprétation;
dès lors, les différentes manières de la formuler comptent peu dans l'effet obtenu.
La différence entre le travail avec la névrose et celui avec la psychose devient,
dans ces moments, également secondaire. Mais si une différence subsiste, c'est
encore dans la modulation qui sera faite de la plainte. Je ne voudrais pas généraliser,
n'estimant pas possible de traiter un grand nombre de psychotiques en même
temps et ne disposant donc pas d'un grand nombre d'exemples, mais ce que mon
expérience m'a appris jusqu'ici, c'est non seulement que le problème de la pensée
est central dans la psychose, mais que c'est surtout à partir de ce problème que va
s'élaborer une modulation de la plainte. Je pense ainsi à un patient qui peut, après
plusieurs années d'analyse, se passer de son délire dans la mesure où il est devenu
capable, sans aucune formation en la matière, de philosopher; et c'est une expérience
émouvante de l'entendre élaborer patiemment une pensée qui vise à résoudre des
questions philosophiques essentielles. Ces questions reprennent, bien entendu, sa
problématique personnelle, mais à un niveau qui spécifie ce que j'appelais plus

1. Je réfère ici évidemment aux travaux de Jean Laplanche, notamment Nouveaux fondements pour
la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1987.
LA PLAINTE

haut un différend universel; du délire privé il passe alors à une méditation qui,
contrairement à ce dernier, peut être partagée, discutée, éventuellement contredite
sans que le système s'effondre, donc sans que la contradiction suscite chez lui de
retrait autistique. C'est cela que j'appelle modulation de la plainte, forme manifeste
d'une certaine sublimation pulsionnelle. Là-dessus, on pourrait, bien sûr, se contenter
de rappeler l'analogie indiquée par Freud entre philosophie et pensée délirante,
ou entre délire et théorie, et n'y voir rien de plus que cette analogie. Mais, d'une
part, ne doit-on pas tous, chacun pour soi, secrètement ou devant témoins, résoudre
d'une manière assez satisfaisante ce type de problèmes afin de pouvoir se constituer
comme sujet? D'autre part, si ce destin de la plainte a l'air d'une banale
intellectualisation, ne devons-nous pas la contraster avec la pensée éclatée ou
paralysée qui la précédait? À la manière de Brassens, j'invoquerais pour le
psychotique le droit de « mourir pour des idées, oui, mais de mort lente &, quand
on sait que l'autre destin possible est une mort psychique à plus ou moins brève
échéance.
Je mentionnais plus haut la nécessité de ne pas écraser l'espace du fantasme.
Cet espace est signalé, au bout de longues années, par les premiers lapsus, les
premiers actes manqués qui indiquent l'activation d'une zone d'inconscient refoulé
et qui sont apparus parallèlement à l'émergence d'une nouvelle activité de pensée.
Intéresser le patient à ces lapsus sans qu'il les vive comme des disqualifications de
toute sa pensée, c'est un autre aspect important du travail à ce stade de l'analyse.
Rappelons à ce propos que tout le monde, analystes compris, ayant pris conscience
d'un lapsus commis en public, se sent obligé d'en dire quelque chose qui répare
la fuite narcissique; pour le psychotique qui doute encore de sa capacité de penser,
le problème est fortement amplifié, mais du même ordre.

Il sera devenu apparent que j'accorde une extrême importance à l'investissement


par l'analyste de l'activité de pensée du patient psychotique. Cet investissement,
dont nous avons vu les aspects de séduction inévitable, me semble agir comme
une reprise, quelques étages plus haut, de la violence primaire théorisée par Piera
Aulagnier 1. Ce qui ne nous étonnera guère si l'on songe que le plus gros du
travail consiste en la perlaboration des violences secondaires destructrices vécues

1. « Le phénomène de violence, tel que nous l'entendons ici, renvoie en premier lieu à la différence
séparant un espace psychique, celui de la mère, où l'action du refoulement a déjà eu lieu et l'organisation
psychique propre à l'infans.P. Aulagnier, La violence de l'interprétation, P.U.F., Le fil rouge, 1975,
p. 38. La violence primaire découle inévitablement de « l'ordre régissant les énoncés de la voix
maternelle », ceux-ci témoignant « de la sujétion du Je qui parle à trois conditions préalables le système
de parenté, la structure linguistique, les effets qu'exercent sur le discours les affects à l'oeuvre sur l'autre
scène ibid., p. 37.
LA PLAINTE PSYCHOTIQUE ET SA MODULATION

par le patient, violences dont le délire constitue, comme l'écrit Piera Aulagnier,
une interprétation. L'investissement par l'analyste en position de mère exerçant
en ladite violence primaire du travail de pensée de son patient semble être la
condition de ce travail sur les effets des autres violences.
Cela finit un jour ou l'autre par faire surgir à l'adresse de l'analyste des
questions du type « Comment faites-vous pour écouter des plaintes à longueur de
jour?II y a là sans doute une authentique sympathie, voire une compassion pour
l'analyste, mais, venant d'un des plaignants, cette question me semble surtout viser
le désir de l'analyste « Quel plaisir ou quelle jouissance retirez-vous de ma
souffrance, de la vôtre ? » On voit là se profiler un fantasme de type sado-masochiste
où plaignant et analyste s'échangent tour à tour les rôles'. Cette question me
semble dévoiler une dimension importante du transfert et signaler l'émergence
d'une nouvelle problématique, résultat de l'élaboration faite jusque-là de tous les
traumatismes secondaires, de toutes les blessures narcissiques, objets de litige;
élaboration qui aboutit à une interrogation plus essentielle « Qui a désiré, qui a
voulu tout cela? » Le regard se tourne alors vers la mère à qui est adressée cette
plainte impossible « Pourquoi m'as-tu mis au monde ? » Différend universel,
fondamental dirais-je aussi, puisque le tort évoqué la mise au monde ou plus
simplement la mise au monde-du-langage est en même temps la condition sine
qua non de la capacité de formuler la plainte.
Ainsi interrogée, la fonction maternelle est un bon exemple du paradoxe de
Protagoras rappelé par Lyotard dans Le Différend 2. Tout comme le sophiste, mais
justement sans sophisme de sa part, la mère est en effet en mesure de récuser la
plainte « Si je ne t'avais pas mis au monde, tu ne pourrais pas t'adresser au
tribunal devant lequel tu entends me traduire. » L'argumentation de part et d'autre
porterait alors sur ce qu'il en a coûté à la mère d'enfanter et d'élever son enfant,
ou sur ce que l'enfant, de son côté, a subi de dommages au cours de sa vie, ou
encore sur la question de la dette, etc. Cela demanderait une analyse très minutieuse.
Je retiendrai ici seulement que le tort dénoncé par le plaignant peut conduire, en
l'absence d'une médiation paternelle effective, à une situation critique. La mère
est alors vécue comme la détentrice de la toute-puissance, seule porteuse du désir,
celle qui a voulu « tout cela exerçant sur l'enfant un sadisme inexplicable, un
arbitraire total.
Maintenir ouvert l'espace du fantasme est alors un enjeu crucial. Pouvoir en
référer au rôle du patient en tant que metteur en scène de son fantasme, pointant
par là son propre désir, c'est une tâche extrêmement délicate mais inévitable. On
voit dans maints faits divers que si le différend concernant la fonction maternelle
1. François de Carufel (« Le contre-transfert de base in Actes du colloque international Nouveaux
fondements pour la psychanalyse », à paraître aux P.U.F.) a examiné ce qu'il y aurait dans la position et
le travail de l'analyste, d'une sublimation du sado-masochisme tout particulièrement.
2. J.-F. Lyotard, op. cit., pp. 19-22.
LA PLAINTE

est abordé comme un litige, mais en l'absence d'une élaboration fantasmatique et,
en fin de compte, d'un travail de deuil, il peut se créer une situation dangereuse.
C'est-à-dire que, l'espace du fantasme étant alors inaccessible, si le délire que
nous disions plus haut se maintenir dans la zone du différend, et plus précisément,
d'un pseudo-différend échoue, faute d'un cadre adéquat, à maintenir le drame
dans les limites du discours, il y a risque de passage à l'acte. Ainsi un patient
paranoïde était venu à son premier rendez-vous avec des coupures de journaux
destinées à me faire mieux comprendre son cas. Ces coupures racontaient l'histoire
sordide d'un autre patient, qui avait tué sa propre mère puis lui avait ouvert le
crâne à la recherche de la « cellule du pénis dont elle était censée l'avoir privé
à sa naissance. Ce passage à l'acte meurtrier, faut-il préciser que c'est tout le
contraire d'une modulation de la plainte ? De la plainte, c'en est plutôt la suspension,
et son remplacement par une tentative d'obtenir, selon l'expression kleinienne, une
réparation concrète.
Ces dernières considérations me semblent très importantes dans le travail avec
la psychose. L'investissement par l'analyste de l'activité de pensée de son patient,
c'est entre autres de pourvoir dans la mesure du possible aux défaillances de cette
dernière, qui peuvent survenir en cours d'analyse et ouvrir la voie à des actes
(généralement de type suicidaire). La question douloureuse qui se pose à l'analyste,
et que je pose en terminant, c'est toutefois de savoir jusqu'où son investissement
peut suppléer aux carences de son patient, jusqu'où il est licite de soutenir une
plainte qui risque de s'épuiser. en actes. C'est la question des critères d'analysabilité
dans les cas de psychose (si tant est que cela puisse se formuler de manière
opérationnelle), mais c'est surtout une question d'éthique pour laquelle il n'existe
pas de réponses faciles. À une époque comme la nôtre, où l'efficacité thérapeutique
se mesure en rapidité d'action l'idéal en serait l'arc réflexe! et en maîtrise de
comportements observables, il est certain qu'avec notre intérêt centré sur la reprise
de possession de sa pensée par le psychotique, nous allons à contre-courant; il ne
manque d'ailleurs pas de braves gens pour s'en plaindre. Mais, à cette même
époque où une classification de diagnostics (le DSM-111) est en train de devenir le
principal manuel de psychiatrie et où le réductionnisme pharmacologique a la
partie belle, donnant lieu trop souvent à des thérapies-réflexes, la psychanalyse
n'aurait-elle pas à son tour de quoi porter plainte?

DOMINIQUE SCARFONE
y~M-v~ Tamet

LE CRI DE L'OTAGE

ET LA PLAINTE DU MESSAGER

Cri de Claude

Claude hurle « Personne ne veut me croire mais je suis débile, complètement,


carrément, Bon Dieu mais qu'est-ce que j'en tiens une couche! Ah si je la revoyais
celle-là. (les mots sont accompagnés du poing fermé et tendu) et moi qui ai viré ma
crise d'ado à cause de cette salope. (" Personne c'est ses parents et plus
particulièrement sa mère). Je suis en train de virer ma crise d'ado, personne s'en
rend compte. tout ça à cause d'une salope qui ne le sait même pas. » (La « salope »,
c'est une jeune fille aimée et qui ne le sait pas car il ne lui a jamais parlé « Peut-
être ne tombe-t-on amoureux, écrit Christian Bobin, que pour enfin commencer à
parler ?» Claude se souvient d'un autre épisode, sans paroles et plus trouble, en
compagnie de sa sceur aînée, avec des gémissements.)
Claude a douze ans et, depuis cette première rencontre, il s'accroche avec
énergie à ses séances, il crie, il tempête, donne l'impression de jouer là une dernière
chance et m'assure que s'il est en colère ce n'est pas contre moi mais contre « tous
les salauds qui ont profité de lui quand il ne pouvait rien dire ». Ces cris sont en
lui comme une douleur ancienne toujours vive. Première rencontre, à l'entrée en
matière d'autant plus intrigante qu'il n'est accompagné que par son père; celui-ci
estime que l'état de son fils s'arrangera en grandissant, qu'il lui faut de l'action, et
qu'il va lui acheter des ruches pour l'occuper il lui offre l'apiculture comme
perspective; quant à sa mère, elle est absente et rien n'est dit à son sujet. Je sens
Claude au bord de l'explosion, désorienté, déboussolé, les yeux hagards cherchant,

1. Ch. Bodin, Le Très-Bas, Gallimard, 1992.


LA PLAINTE

perdant et retrouvant le regard de l'interlocuteur. Il termine « Je suis foutu, il ne


me reste que l'asile!
Les cris s'installent en séance, le visage est tordu par la colère. Les gestes
menacent des ennemis convoqués là comme pour supporter ses mimiques sombres
et ses yeux qui plafonnent. « Ils ne veulent pas me croire mais ils se foutaient de
moi, ils me laissaient dans un coin et voulaient me casser la gueule » « Ils », ce
sont tous les camarades de classe dont le nom est d'origine étrangère ou supposé
l'être.
Un jour Claude souhaita dessiner, c'était inhabituel, et il fit un visage avec
des yeux vides et inexpressifs, comme aveugles, des yeux de statue de plâtre, qui
m'évoquèrent les recoins des musées. Le dessin était rapide et sans commentaires,
ce qui renforçait l'aspect abrupt et insolite de la forme dessinée.
Après huit mois de traitement, sa mère demanda un rendez-vous et, à ma
grande surprise, je découvris qu'elle louchait fortement, un œil était laissé de côté,
abandonné, comme mort. Claude, enfant soudain devenu sage, à la voix normale,
assista à l'entretien et fut ce que sa mère dit de lui « Un peu trop timide, car il
a eu des difficultés pour s'adapter à l'école. mais ça va mieux.» La famille n'avait
pas d'ennuis particuliers et Claude, prévoyant, m'avait demandé la discrétion sur
« les conneries entre sa sœur et lui ».
Après cette visite dont l'importance se fit sentir plus tard, Claude se mit à
raconter des morceaux de l'histoire familiale, la cécité totale de la sœur de sa
mère dès la naissance, la dépression de sa grand-mère maternelle, l'évolution de
cette tante vers un isolement et un repli inquiétants, l'état psychique de son grand-
père toujours ancré dans une haine des Allemands frisant la persécution et, au
centre de cela, l'énorme silence sur le trouble de vision de sa mère.
Durant la deuxième année du traitement, Claude évoqua sa solitude en classe
« Les autres élèves me traitent de gogol de mongole et ils imitent ma voix;
je ferais mieux de me taire. » Puis il m'apprit indirectement qu'il discutait avec
son père du passé de la famille, de la dernière guerre (en fait la guerre des grands-
pères) alors qu'avec sa mère, il tentait de comprendre quelle sorte d'enfant il avait
été. Le cri fit ainsi, lentement, peu à peu, place à une investigation, à une recherche
où une plainte trouvait sa place il se reprochait ses exubérances et évoquait la
sévérité excessive de certains adultes à son égard.
Le récit des séances pourrait continuer de la sorte, elles furent son « gueuloir »,
elles se poursuivaient au mépris de toute chronologie, c'était un écorché qui
revendiquait d'une manière brouillonne et douloureuse un interlocuteur, et le
confinait au silence. Claude tonitruait mais derrière la véhémence criante de ses
propos, l'écho d'une plainte lointaine se faisait entendre.

L'enfant en psychothérapie ne se plaint pas ses parents, si, de lui; sauf les
parents de Claude, ce qui en soi est rare. Claude hurle ou se tait, mais, somme
LE CRI DE L'OTAGE ET LA PLAINTE DU MESSAGER

toute, cette expression vocale par son excès ou son absence est une manifestation,
souhaitée et attendue par l'analyste, que la psychothérapie va civiliser en une
plainte; les mots vont coloniser les sons et ce qui est gagné en sens sera perdu en
bruit ou en silence, une petite musique va devenir audible.
La succession est quasi temporelle, avec, par exemple, pour Claude, une
période bruyante et hachée, au sens confus et éclaté, suivie d'une autre, tout aussi
bruyante, mais où Claude s'efforça de construire, pour lui-même, une représentation
de son monde au temps du cri succède la composition d'une plainte.
Le cri est une poussée du dedans vers le dehors, poussée qui dérange en
traduisant le désarroi et la détresse; mais pourtant, elle renseigne: « Nos propres
cris confèrent son caractère à l'objet, alors qu'autrement, et à cause de la souffrance,
nous ne pourrions en avoir aucune notion qualitativement claire » Freud ne fait
pas du cri une expression simpliste, une réponse motrice à une réaction de douleur,
mais il laisse la place à une conception où le cri, signe de la détresse originaire,
est aussi un appel à la mise en place d'un ordonnancement temporo-spatial de
l'univers. Incompris sur le moment de son expression, insupportable pour celui
qui l'entend, le cri ne tombe pas dans l'oubli car il « dit » quelque chose. À son
insu, il véhicule un fragment qui ne pourrait être compris qu'à condition qu'on
lui laisse faire son chemin. En tout cas il appelle le regard et vectorise l'espace et
le temps ici et là, avant ou après le cri. Est-ce dans sa répétition que, peu à peu,
s'ordonne la présence de l'objet?

Si l'enfant est objet de la plainte du parent, c'est qu'il est le lieu d'une
inscription secrète dont le symptôme vient révéler l'effet. Cette trace se fait à l'insu
des parents eux-mêmes qui ne reconnaissent pas leur marque dans une caricature
souvent surprenante. Parfois l'inscription échappe complètement au langage et se
fiche dans un trait corporel comme dans un lieu clos où elle est à l'abri de la
raison et des échanges. Il est toujours étonnant de découvrir de tels engrammes
dans la cure de Claude, les yeux et le regard ont été pris dans une collusion avec
des affects et leurs représentations tues et déniées. La venue de sa mère a levé
partiellement un interdit malgré le secret doublement hermétique la concernant
ne pas se montrer, puis ensuite, une fois vue, ne pas parler d'elle. La voie reste
étroite pour l'enfant qui veut parler des énigmes qui l'entourent et les transformations
dont le dysfonctionnement corporel traduit l'intensité de la répression. D'ailleurs
c'est le geste de la venue de sa mère qui a souligné un effet plus que les mots de
la rencontre; sa présence à l'entretien dramatise la nouvelle possibilité pour Claude
de se saisir de son passé, cette arrivée signale un effet d'après-coup.
Le cri, isolé, maintient l'appel. Claude se plaint de ne pas être regardé.
comme débile, car même comme débile il aimerait qu'un regard l'accompagne.

1. S. Freud, La Naissance de la psychanalyse, P.U.F., 1979, p. 377.


LA PLAINTE

Son cri est le dessin sonore d'une absence, il attire l'attention dans une extrême
condensation sur ce qui est attendu et fait défaut; il est facile, après coup, de
recomposer une histoire qui, alors, devient plus claire un enfant attend de sa
mère un regard qui ne vient pas mais il saisit qu'elle regarde ailleurs. Claude ne
sait pas, et je ne suis pas sûr que l'expression du cri dans le transfert l'ait davantage
renseigné sur la personne attendue. Existe-t-il une attente d'avant le cri, comme
une préconception du destinataire? Le transfert a donné un interlocuteur, le cri
est alors déformé et un processus de répétition se trouve partiellement enrayé; il
y a des mots qui apparaissent, dessinant une mise en scène où une histoire tente
d'imposer sa cohérence. Le cri se heurte dans le transfert et les échos qui se
produisent font apparaître une nécessité nouvelle c'est en tentant d'exclure
l'interlocuteur que Claude explore son passé. Il chasse hors de lui le corps étranger
de l'otage.
Alors l'absence étonnante, criante, de la mère au début de notre rencontre
était bien un symptôme et non pas un hasard! De même son arrivée, dans le cours
des séances est-elle une levée de refoulement et serait à porter au crédit des effets,
latéraux et imprévus, sur les parents du transfert de leur enfant.
L'histoire mais c'est peut-être celle de la constitution de l'inconscient ?
commence là dans des données en quête de support se fixant ici sur un corps, là
sur un mythe; la plainte même réduite à la plus simple expression du soupir en
serait le premier détachement, à la manière dont l'expérience d'être parent pour
un homme ou une femme opère un détachement de ses propres images parentales.
La plainte que supporte l'enfant serait ainsi un relais d'autres et inconnues raisons
d'insatisfaction. Pris comme otage d'une histoire dont il ignore le sens et les
partenaires, Claude tente de lire en lui les hiéroglyphes dont il est porteur.

Plainte d'Aurore

Aurore, après une thérapie de plusieurs années justifiée par un désintérêt de


l'utilisation de ses capacités intellectuelles, la tête « ailleurs », dit, lors de l'ultime
séance « Ma petite sœur, elle aurait besoin, comme moi avant, de venir vous
voir. elle ne sait pas où elle est. toujours elle m'embête.»
Figuration brouillonne certes, mais dont le mérite est de reconnaître en l'autre
ce qui était en soi, inconnu de soi et dont la présence gênait le bon déroulement
des pensées. De cette perception naît un voile de mélancolie car à saisir ce que
l'on a été, c'est qu'on ne l'est plus tout à fait; l'otage a peu à peu cédé le pas au
messager.
Ainsi, en retour, comment un enfant acquiert-il la possibilité et la distance de
se plaindre de quelque chose émanant de ses parents, de ce qu'il perçoit de leur
monde? Saisi comme otage de certains conflits, comment s'en dégage-t-il pour
LE CRI DE L'OTAGE ET LA PLAINTE DU MESSAGER

devenir, au moins, le messager de ce qu'il porte? Le messager, à la différence de


l'otage, se sait en mission même si le contenu du message ne lui est pas connu.
Le dégagement est le premier moment, contemporain de la perception du fait que
ce qu'il porte ne lui appartient pas tout à fait, que cela est fardeau, que cela pèse;
la plainte trouve alors matière pour prendre forme. Parcours ardu car l'enfant
préfère parfois être « ailleurs » que de venir habiter une contrée où il ne se
reconnaît pas en ce cas le cri est tu, la perception effacée, les pensées sont
devenues le lieu du conflit, emmurées, inhibées.

Caquètement d'Arpad

Parfois des cris, trop facilement identifiables, ne sont pas pour autant d'une
lisibilité plus aisée ainsi en est-il de celui d'Arpad, le caquètement.
Quand Freud publia le cas du Petit Hans, les psychanalystes de l'époque se
mobilisèrent pour trouver dans leur entourage un cas qui validerait les hypothèses
sur la sexualité infantile; Ferenczi, grâce à l'obligeance d'une ancienne patiente,
l'épouse de l'écrivain Kosztolanyi qui observait son petit voisin Bandi âgé de deux
ans et demi, eut son « cas sensationnel ». Il appela Arpad ce « petit homme-coq 1,>
qui développait une fascination et une terreur des volatiles au point de caqueter
et de pousser de sonores cocoricos, de ne vivre les relations aux êtres et aux choses
qu'à travers le prisme des comportements des volatiles. Pourquoi avait-il peur? À
cette question, l'enfant répondait qu'alors qu'il urinait dans le poulailler, un poulet,
ou un chapon, lui avait mordu le pénis; par la suite, l'animal avait eu le cou
tranché.
Reçu une fois par Ferenczi, l'enfant se déroba à l'entretien et refusa de
raconter ses histoires; l'interprétation qui nous est proposée est claire, elle se
formule dans l'équation suivante le coq = le père, les intentions castratrices du
père sont évidentes. Or la lecture du cas montre un enfant complètement pris dans
ce comportement, incapable de s'en dégager. Arpad, parfois cruel, est comme
envoûté dans cet état. Pour Ferenczi, le cas confirme son hypothèse sur une
ambivalence se rapportant au père aimé et haï.
À la richesse du symbolisme s'oppose l'échec d'un jeu métaphorique Arpad
est un coq comme son père est castrateur. Ce cas intéressa beaucoup Freud qui
l'utilisa pour une tout autre illustration, celle du totem certes « la phobie de la
castration joue un rôle extrêmement important dans la surdétermination des
attitudes à l'égard du père », mais, rajoute Freud, « l'enfant (c'est d'Arpad qu'il
s'agit) a reconnu son totem dans l'animal qui a voulu attraper sa verge »; ainsi

1. S. Ferenczi, « Un petit homme-coq », in Psychanalyse II, Payot.


2. S. Freud, Totem et tabou, Gallimard, «Traductions nouvelles », 1993.
LA PLAINTE

avec le totem un écho bien différent est présent, renvoyant l'équation coq = père
à des développements plus complexes qui prennent en compte à la fois l'identification
à l'animal, l'attitude d'ambivalence des sentiments mais aussi l'ombre d'une
disparition.
En somme, le caquètement, cri déformé et caricaturé, n'est pas entendu.
comme le totem qui nous rappelle que son existence est le reste d'un transfert
massif. L'un et l'autre sont des traces d'événements du passé. Si totem il y a, c'est
parce qu'un poids est trop envahissant, un deuil mais le mot n'est-il pas réducteur ?
laisse un écho, un objet derrière lui. Arpad engage la totalité de son petit être
dans une identification grimaçante au volatile, perdant en route et l'ambivalence
et la capacité métaphorique qui se sont englouties dans le mimétisme au point de
ne laisser que le ridicule. Souvenons-nous que l'enfant n'a pas été soulagé par la
mort du coq.

La lecture du cas pose des questions au lecteur sur l'enthousiasme du narrateur


l'exemplarité de l'application théorique ferait presque oublier l'aliénation de l'enfant
à ses cris et à ses comportements mimétiques, à moins de penser que ce cas est
lui aussi, fortissimo, un cri lancé par le narrateur. Car que nous dit Ferenczi du
cri, du sien ? Il devine et propose sans complaisance ce qu'il a perçu en lui ainsi
ce défaut d'expression, cette expression d'une peine rentrée, il les retrouve quand
il écrit à Freud que les sentiments d'abandon et l'impossibilité de pleurer, son
envie de vengeance à l'encontre de sa mère n'ont pas pu s'exprimer lorsqu'il était
enfant plainte bloquée dont Mme G., sa compagne est la destinataire. « À la place
de ma mère », dit-il. L'évidence de « à la placeéclaire son état au moment où il
écrit ce courrier mais obstrue le chemin effectué (ou arrêté) entre ce temps
d'enfance et son retour, comme si, en se dévoilant, Ferenczi se dépouillait trop.
Toujours prêt à saisir l'authentique d'un malheur, à être sensible à une peine
d'enfant, « à porter plainte ». Son empathie est attentive au risque de figer ce
qu'il entend comme un événement pourquoi n'a-t-il pas écrit « Non, Arpad n'est
pas un petit homme-coq. mais il ressemble à un petit homme-coq!~? C'est
l'impossibilité de comparaison qui fait imaginer que, pour Ferenczi, Arpad survient
comme un cri.
C'est à la fin d'une longue lettre de. plaintes que Ferenczi parle d'Arpad
pour la première fois, à Freud, le 18 janvier 1912. Il se plaint de ses malheurs avec
Elma, avec la mère d'Elma, Mme G., dont il ne veut pas perdre l'amour, et il
rajoutera également « Parmi les dangers qui me menacent, je pense que l'éventualité
d'une vengeance après coup, pour le compte du père, n'est pas négligeable. » Voilà
le contexte de l'introduction d'Arpad dans la correspondance, il illustre un conflit

1. Marie Moscovici a donné comme titre «Ferenczi, le psychanalyste qui porte plainteàà sa
critique du yoMma/ clinique de Ferenczi dans Z.'Eenf du temps, n" 11, Minuit, 1986.
LE CRI DE L'OTAGE ET LA PLAINTE DU MESSAGER

d'ambivalence et de tiraillements où l'excessif a envahi la vie de Ferenczi, le


sollicitant vers des choix, des abandons et des réaménagements.
Freud répond le 23 janvier, c'est-à-dire immédiatement « Votre petit homme-
coq est un régal. Je vais vous prier de m'offrir cette observation pour mon travail
sur le Totem ou de la publier sans référence au Totem. L'artisanat scientifique
contraint à de telles mesquineries.» Puis, le 1er février, Freud revient sur le sujet
« Commençons par votre petit homme-coq. C'est tout simplement un régal, et il
aura un grand avenir. J'espère que vous n'allez pas croire que je veux simplement
le confisquer pour moi; ce serait une bassesse de ma part. Mais il ne faudrait pas
le publier avant que j'aie pu sortir le retour infantile du totémisme, afin que je
m'y réfère alors. »
Réponses qui laissent évoluer entre eux le cas qui, de fait, acquerra une large
place tant dans la suite de la correspondance, entre 1912 et 1913, que dans l'ouvrage
définitif de Totem et tabou. Subtilité de Freud car, sollicité d'intervenir dans les
dédales des amours de Ferenczi, il préfère considérer comme cadeau un récit
clinique qui n'en était pas forcément un et, nécessité « scientifiqueoblige, en
demande de plus l'usage principal.
Cependant ces années 1911-1912 sont des moments de tourmente pour Ferenczi
qui affronte des heurts dans son amitié avec Freud directement liés à ses hésitations
amoureuses; or c'est un petit garçon qui retient l'attention de Freud et qu'il utilise
pour argumenter la théorie du Totem. C'est l'époque où également ce cas d'enfant
circule entre eux, cas adressé comme preuve par Ferenczi, puis détourné par Freud
en exemple pour servir une autre démonstration mais il reste secrètement en
attente d'une autre signification, car sa présence illustre aussi les tensions entre les
deux hommes. Un enfant est pris en otage.

Hargne de L'Enfant

Théodore de Banville présentait Jules Vallès (1832-1885) « comme un réfractaire


plein de tendresse qui est à la fois le Loup et l'Agneau, et le Fabuliste ». En
écrivant L~K/~M~ Jules Vallès a produit un reproche constant, une vision acerbe
de l'enfance de Jacques Vingtras, léger déguisement de lui-même; l'écrit est de
bout en bout la caricature d'une révolte qui se soutient du cri précédent. « Ma
mère me fouette tous les matins; quand elle n'a pas le temps le matin, c'est pour
midi, rarement plus tard que quatre heures. » Pour ce qui est du père le contact
n'a lieu que dans la maladresse « Il va pour m'embrasser à son tour, il me rate
comme il a raté ma mère.»
Après le Rousseau des Confessions, avant le Sartre des Mots, Vallès conserve

1. Cité par Ph. Andrès dans la revue, Les amis de y~/M Vallès, n° 10, mai 1990, p. 5.
LA PLAINTE

encore un certain attrait comme si, à des années de distance, son ire ne pouvait
toujours pas s'éteindre, justifiant le titre d'une de ses biographies, La révolte d'une
vie 1. Cela mérite attention car la dénonciation de la sévérité de l'éducation de
Vingtras nous ramène au père directement et à la complaisance de la mère
silencieuse, ou fatiguée. Cet enfant aura parcouru dans la pauvreté, parmi les
humiliations d'écolier, le lent trajet d'une famille qui, s'élevant dans l'échelle
sociales doit quitter les lieux familiers pour aller vers l'inconnu des villes, Le Puy,
Saint-Etienne, Nantes et Paris. Le lecteur, l'ouvrage terminé, reste avec ce cri qui,
de bout en bout, traverse l'ouvrage; le malheur, le froid, la misère, la faim, mais
la possibilité de l'écriture a jeté là son démenti. Il n'est pas surprenant que le
dernier ouvrage de la trilogie s'intitule Z/7?MMr~, un autre Les Réfractaires, pas
surprenant que Vallès ait fondé une revue. Le Cri du peuple! Le cri toujours qui
continue, et pour Vallès ne s'arrêtera pas. Pas de havre pour l'auteur qui aurait
alors risqué de reconnaître la tempête en lui, le danger intérieur aurait été trop
grand, il aurait pu éprouver le danger d'un amour ou d'un attachement voilés.
Cet homme est demeuré dans une dénonciation des pouvoirs éducatif, politique
et littéraire, proscrit, banni, toujours otage d'une cause perdue ou d'une cause où
il se perd, Vallès n'est pas un passeur d'idées. Otage de la lutte contre les pères,
son combat tenace en cache un autre, plus discret, contre la mère ménagée et
occultée, lieu d'une plainte demeurée muette.

Laisser la place à l'expression d'une plainte, c'est paradoxalement accorder à


l'idée de la destruction un territoire ou un espace, commencer de penser que soi-
même et les objets sont potentiellement en état d'être détruits. Cette voix est-elle
davantage destinée aux pères? En sont-ils les destinataires électivement choisis?
Claude, au-delà de la reconnaissance incomplète que sa mère souffre et lui avec,
s'engage aussi vers son père et vers le père de sa mère qu'il désigne comme
responsables. Quant à Ferenczi, l'histoire d'Arpad ne vient que renforcer en lui
une conviction qu'il développera plus tard2 quand il prônera une meilleure
bienveillance à l'égard des patients en juste réponse aux traumatismes subis dans
l'enfance de la part d'adultes. Vers qui est dirigée cette dénonciation? Marie
Moscovici, commentant la réaction de Freud à Ferenczi en 1931, dit que « c'est se
prenant pour Dieu le Père que Ferenczi se conduit comme une tendre mère
En somme ce débat était déjà ouvert en 1911, car Arpad peut être compris comme
une réponse, sous la forme d'un cas clinique, aux positions de Freud et à sa
démarche pour tenter d'apprécier la pertinence d'un traumatisme chez un enfant.
Cependant qui est cet enfant? Elma, Sandor ou Arpad? Curieusement le récit du

1. M. Gallo, Laffont, 1988.


2. S. Ferenczi, « Confusion de langue entre les adultes et les enfants ».
3. M. Moscovici, déjà citée.
LE CRI DE L'OTAGE ET LA PLAINTE DU MESSAGER

cas d'Arpad se termine par cette remarque « Comme pour compléter le tableau,
il commence ces derniers temps à être très préoccupé par des pensées religieuses.
Les vieux juifs barbus lui inspirent un grand respect mêlé de peur.» Si le coq =
le père alors, Arpad = Sandor.?

Gémissement de Claude

Claude, de nouveau « Bon, tout ce que je raconte. vous ne le direz pas.


ma sœur et puis cette fille.» Arrivée, mezzo voce maintenant, du gémissement et
des gloussements, ceux qui placent la plainte dans l'acte amoureux, avec une
confusion où la violence de la chose peut être perçue avant même que sa
connaissance n'en soit claire. Lointains échos, réminiscences plus proches, comment
les nommer? Détester, haïr, vouer aux gémonies? «La salope. elle sait pas que
j'ai raté ma crise d'ado à cause d'elle! » Allusivement une figure se dessine floue
mais sexuée, elle rôde, elle hante et alimente les séances dont elle devient peu à
peu, elle aussi, une habituée. « Salope » inconnue ou aux visages multiples, elle est
de celles qui permettent aux récriminations de Claude de glisser de l'insupportable
du cri à la hargne familière et gémissante. Alors, cette adolescence est-elle vraiment
« ratée » ?

L'otage et le messager

Une cause prend l'otage à son insu il est devenu monnaie d'échange mais le
sait-il encore? Son existence va peut-être désormais se dérouler dans le champ
clos d'une vie d'isolé, guetté par l'oubli. Saura-t-on, à l'extérieur, qu'il appartient
encore au monde des vivants? Certains reclus, d'ailleurs souvent des enfants
malformés ou à la filiation honteuse, connaissent cette lente et inexorable situation
dont ils ne seront sauvés que par la mort des geôliers, leurs parents en général.
Mais la délivrance est trop tardive, le cri est perdu, la plainte muette, et seul le
corps garde l'empreinte de ce qui fut le passé.
D'autres otages ont un sort différent acceptés au sein d'un échange ils
reprennent vie et retrouvent la mobilité; mais, à leur tour, ils subissent les effets
de la levée de cette contrainte et tentent d'ouvrir d'autres lieux clos en devenant
d'ardents messagers. Les vestiges de l'expérience comme des cicatrices, des fossiles
ou des fragments enkystés perdurent sont-ils même effaçables, tant il est vrai que
ces hommes ont été floués, atteints?
À cette inéluctable trace répond en contrepoint la mobilité du messager
porteur d'une information de quelqu'un vers un autre, le messager a la tentation
de se l'accaparer, de la transformer; il peut être tenté de jouer le beau rôle, de
LA PLAINTE

détourner à ses fins la mission qu'il sait transitoire. Que va-t-il devenir après? Se
souvient-on, en effet, des porteurs, des estafettes, du nom et du sort du soldat qui
annonça la victoire de Marathon? Voilà pourquoi Hermès, dieu des messagers est
également Prince des voleurs. Le prix à payer de la mobilité et de l'entregent
réside dans le risque de l'oubli, les chaussures de plomb de l'otage s'opposent aux
pieds agiles du messager.
Le message qu'il soit sur un parchemin ou dans la mémoire est localisé; il
est parfois au centre de manœuvres détournées ou de vol, il est du côté de l'avoir.

Un enfant est un otage. Cette pensée est-elle scandaleuse, irrespectueuse en


regard de l'amour maternel ? Elle tente de faire une place à la passion dont l'enfant
doit se déprendre. Au commencement était l'emprise, c'est-à-dire ce qui ne peut
se transmettre, ce qui ne circule pas. D'elle on connaît la force et la marque,
douleur et haine sont aussi de son côté. Ce qui est reçu comme otage l'est à travers
ce prisme qui fige en forme de cicatrice et atteint l'être.
Penser le messager dans l'enfant c'est mettre en avant le mouvement du go-
between dont le trait d'union vient justement souligner l'originalité. La singularité
est ici davantage du côté de la méprise, les images convoquées sont plutôt celles
issues du marivaudage que celles du langage guerrier. La scène est vue du centre;
l'enfant occupe un point d'où il peut se penser, à la fois, réunissant et éloignant
les parents au rythme de ses passions contrariées. L'otage lui est banni, exclu de
la vue. Il n'a pas de clés pour approcher le sens; il est la face cachée du messager,
son envers, et si l'enfant accepte et jubile dans la proposition de devenir le porteur
c'est qu'il éloigne ainsi la menace du bannissement.
Le père, fatigué d'avoir veillé longtemps son fils décédé, rêve que l'enfant est
près de son lit, lui prend le bras, et murmure d'un ton plein de reproche « Ne
vois-tu donc pas que je brûle ?» Cet enfant fait reproche à son père de ne pas
percevoir sa douleur; mais Freud en nous disant qu'il tient ce récit de rêve d'une
patiente qui l'a entendu lors d'une conférence, ne nous dit-il pas également que
ce récit n'est supportable qu'entendu de la bouche d'un père? Des souhaits de
mort venant d'une mère venant de cette patiente qui emprunte à un homme ses
rêves sont-ils audibles?

JEAN-YVES TAMET

1. S. Freud, L'interprétation des rêves, P.U.F., 1971, p. 433.


Florence Mélèse

L'ARNAQUE

La scène se passe au cœur de la maison. Dans le salon vaste et bien éclairé,


chacun est occupé à ses affaires la mère lit, l'enfant joue. L'atmosphère est très
calme, rien ne devrait pouvoir les troubler. Soudain l'enfant cesse de jouer, se
dirige vers la mère, rompt le silence en lui disant qu'il veut parler. Maintenant il
hésite, cherchant ce qu'il va dire, puis il dit qu'il veut parler de la mort, puis il
dit qu'il a peur de la mort.
La mère parle à l'enfant; elle aussi, elle avait peur.
L'enfant parle à la mère il demande ce qu'en pensaient les premiers
hommes.

La mère, qui n'en sait rien, raconte les religions, les philosophes.
L'enfant n'y comprend rien, mais il sait à présent qu'il a peur qu'elle meure,
qu'il redoute de rester seul sans elle.
La mère lui dit « Quand je serai morte, tu seras vieux comme grand-père. »
L'enfant regarde la mère et sourit.
L'enfant dit « C'est la plus belle soirée de ma vie.»

II s'est passé quelque chose, un événement s'est produit qui a détourné l'enfant
de son jeu. L'excitation a rompu le charme.
L'enfant sait déjà, ou bien, comme humain, il en a la prescience, que parler
fait du bien, ou qu'en tout cas, ça soulage. Alors il va parler. Mais de quoi? De
la mort, pourquoi pas? Mais comment parler de ce qu'on ne sait pas, comment
dire ce que justement on ne connaît pas? Alors l'enfant lui dit qu'il a peur, il se
plaint à elle, il se plaint d'elle. La mère parle et ce qu'elle dit importe peu,
l'essentiel c'est qu'elle lui parle, car, ce faisant, elle rassure, étaye, et lui permet
de domestiquer cet étrange état que procure l'excitation. L'enfant parle, la mère
parle. D'excitation en plainte, et de plaintes en paroles, l'enfant explore le monde
du plaisir.
LA PLAINTE

La scène se passe dans le bureau à l'entrée de la maison, la femme est assise


dans un fauteuil, l'homme est allongé sur un canapé, la tête à la hauteur des
genoux de la femme.
L'homme vient me consulter un soir de l'hiver, il sait déjà très exactement ce
qu'il veut commencer une analyse, avec moi, dès que possible. Il s'est renseigné
sur mes capacités, a évalué le temps des trajets, et ce que cela va lui coûter.
L'homme est intelligent, cultivé, son métier l'intéresse. C'est un bon cas d'analyse,
et pourtant pendant les entretiens préliminaires, j'hésite à m'engager je n'entends
pas ce qu'il me dit; quand il me parle, je divague. Mais au train où vont les choses,
une « bonne demande » comme celle-là, ça ne se refuse pas. J'aurai tout le temps
pour penser ce qui m'empêche de penser.
Quelques années ont passé. Rien n'a changé. Je veux dire que rien n'a changé
pour moi, et pour être tout à fait honnête, ça empire. Sa présence me contraint à
m'évader et je n'entends toujours rien, il me parle, je divague.
L'homme ne manque ni une séance, ni une minute de sa séance et, qui plus
est, il ne cesse jamais de parler. Pas d'absence, pas de silence. Il débite avec
régularité, obstinément et à voix basse, il débite ses maux, ses plaintes et c'est à
peine si je l'entends. Lorsque je le lui dis, il enfle sa voix courtoisement un court
instant.
Je suis sourde. Et je m'en veux, je me déçois car, quelle que soit ma bonne
volonté, je ne l'entends pas. Bien sûr, ce qu'il me dit et la manière dont il le dit
doivent avoir pour but de produire cet effet-là. Il n'empêche voilà plusieurs années
qu'il est ici, chez moi, et je ne pourrais rien en dire, si ce n'est que cette situation
m'est totalement insupportable, que je redoute sa venue et que je me sens insuffisante,
incompétente. Alors, lorsqu'il arrive, je me blottis dans mon fauteuil, je me saisis
de mon cahier et je note tout ce qu'il dit, mécaniquement, en divaguant.
L'homme est troublé il s'est passé quelque chose. Il avait décidé d'aller faire
le marché, il en avait envie. Mais à peine arrive-t-il devant les étals que toute
envie disparaît, il se sent déprimé et ne peut rien acheter. L'homme était parti le
panier plat, et il rentre le panier vide. L'homme est troublé car il n'est pas
coutumier d'une telle déraison, alors cela il me le dit en sorte que je l'entende, et
je m'en saisis.
Il s'est passé quelque chose ailleurs, ce qu'il n'a pu me dire ici, chez moi, ça
s'est passé là-bas sur le marché, c'était plus fort que lui, un instant de folie. Chaque
fois qu'il vient chez moi, le panier plat, il repart le panier vide. Il vient, il est déçu
et il attend.
L'attente et la déception sont intimement liées. L'homme attend, alors il est
déçu, il continue d'attendre comme il a toujours attendu. C'est devenu sa nature,
il est la déception, il est l'attente déçue. L'homme se plaint d'être, l'homme est
déçu de son être, c'est au fondement de sa vie qu'est sa misère. L'homme se plaint
de son existence, j'en suis l'ombre et je le déçois.
L'ARNAQUE

L'homme est venu se plaindre à moi, il m'a désignée comme victime, m'a
prise dans les rets de sa déception, il m'a enlevé ma liberté pour conserver l'illusion
de n'être pas seul et je me suis laissé séduire par sa force de conviction, par
l'emprise de son attente, je me suis mise à attendre avec lui, comme lui. J'ai
renoncé à ma seule liberté penser. J'ai abdiqué l'homme portait plainte contre
la vie, mais il n'y a pas de réparation possible au dommage de l'existence.
Quelle énergie, quelle force pour m'entraîner ainsi avec lui, pour me
contraindre à attendre, immobile, figée et à vivre l'insupportable. L'homme vient
se plaindre à moi de ce qu'il continue d'être déçu, l'homme continue d'attendre
comme l'enfant a attendu. Il continue d'attendre, de moi, ce qu'il attendait, d'elle.
Il attendait d'être comblé, il déplore de ne pas l'être. Parce qu'il est toujours
déçu, il continue d'attendre et il se plaint.
Pour retrouver ma liberté, il aura fallu un brin de folie. Maintenant que je
peux me dire l'énergie farouche qu'il met à subir sans broncher toutes ces séances
où je suis ailleurs et muette, l'énergie qu'il met à ne rien demander, car le fait
même de me demander annulerait la dette, viendrait montrer qu'il renonce à
attendre. Maintenant que j'ai compris que c'est l'homme qui est venu se plaindre
de ce que l'enfant continue d'attendre à perte de vue, je me souviens.

Quand il me parle, je me souviens. Je le revois petit il vivait dans une cabane,


à la campagne. On entendait le vent souffler à travers les planches disjointes, et la
campagne sans relief, infinie,à perte de vue. Il fait froid dans la baraque, la mère
est au travail, le père boit au café, l'enfant est seul. Rien à faire, rien à voir, il
attend.

L'homme a vécu très longtemps dans une mansarde, celle qu'il s'était choisie
quand il était étudiant, une petite pièce froide, sans chauffage. Maintenant qu'il
s'est marié et qu'il a des enfants, il a fallu déménager, quitter la mansarde pour
un appartement. Au-dessus de l'appartement il y a une petite chambre, et c'est là
qu'il s'installe, dans la pièce froide et, comme quand il était enfant, il attend
obstinément.
L'homme a reconstitué la masure de son enfance, il vit dans la petite pièce,
il est « la petite pièce », « la petite chose », petit objet sans importance, bien décevant.
Je me souviens lorsque s'annonce son second enfant (ce sera son second fils),
l'homme est très mécontent, car pourquoi en faire un second, si ce n'est pour dire
au premier qu'il est insuffisant? C'est ce dont il se souvient, lui, de la naissance
de son frère Il n'était pas du tout intéressant. C'est pourquoi eux, les parents
avaient voulu un second fils.
Voilà, l'homme est un envieux, il jalouse son frère de ce qu'il croit ne pas
avoir, qu'il n'a toujours pas renoncé à convoiter, de ce qu'il croit qu'il n'a pas, et
qu'il croit donc qu'on lui a pris. Alors il pense qu'on lui doit quelque chose et il
attend.
LA PLAINTE

L'homme est un incompris. Il ne pouvait pas être intéressant puisqu'il ne


savait pas ce qu'il fallait faire pour l'être. Ils auraient bien dû le deviner, eux, les
parents. L'enfant attend qu'ils le devinent. Comment pourrait-il dire ce qu'il attend
puisqu'il ne le sait pas, ou, s'il le pressent, il ne connaît pas les mots pour ça.
Maintenant c'est comme ça qu'il existe. Tant qu'il est incompris, cela laisse
supposer qu'il y a quelque chose à comprendre et donc quelqu'un pour le
comprendre, alors il n'est pas tout seul, lorsqu'il se plaint, avec moi. Il n'est pas
seul avec moi.
Il m'a condamnée à l'ennui. Bien trop anxieux de ce que pourrait produire
mon intérêt pour lui, il déploie une grande énergie à ne pas me séduire. Ce qui
se passe ici est à l'image de son incursion au marché. Il arrive chez moi excité et,
au moment où il est là, toute envie disparaît, il est déçu, il se plaint.
La déception coïncide avec le surgissement de l'excitation. C'est parce qu'elle
ne trouve pas d'autre voie d'expression que, vectrice d'inquiétude, elle se résout
dans la déception.
L'homme se plaint et je m'ennuie, car la plainte est convenable, raisonnable.
Nul excès dans son discours, car l'homme a toute sa raison et il est économe; ses
propos sont rationnels, adaptés, mesurés. Il a raisonnablement toute raison de se
plaindre de ses douleurs, de son environnement, de ses parents, de l'existence en
général, de n'y voir qu'ennui, répétition, contrainte. Et moi j'agrée et je m'ennuie.
Je m'ennuie jusqu'au jour où s'est échappé ce brin de folie mal ligoté. Ce
brin-là, qui pique ma pensée, fait surgir mes souvenirs.
Mais nulle folie dans la plainte qui n'attire mon attention que sur le raisonnable
de l'existence. La plainte est une arnaque, elle piège mon regard sur les remparts
lisses de Capharnaüm, sur la vitrine léchée du Grand Bazar et elle me détourne
de l'agitation des foules, du désordre inénarrable qui règne à l'intérieur du Grand
Bazar des excitations. C'est ainsi que l'homme vit, à la lisière de sa vie, il craint
la démesure et se cramponne à la raison. L'homme vit en retrait et il en souffre,
s'en plaint, s'ennuie.

Quand l'homme est ici avec moi, pendant le temps donné de la séance, dans
ce lieu et ce temps-là, c'est toute la vie qui surgit le désordre, l'agitation tentent
de bousculer les remparts de la répétition, de la contrainte. La folie s'y présente
et convoque la raison. C'est toute la vie et aussi son origine, car le transfert est
l'espace-temps où se produit l'excitation, où l'origine du conflit infantile se répète
au présent.
L'excitation appelle les images qui la rendent intelligible, opérante, l'expriment.
Le transfert est le lieu où naissent les idées, le lieu de la naissance du souvenir.
C'est ici et maintenant que se constituent la mémoire et l'histoire. Dans un même
L'ARNAQUE

mouvement, circulation énergétique et naissance des idées la folie de l'excitation


convoque la raison des souvenirs. D'excitations en images, d'images en idées, d'idées
en souvenirs, l'homme construit son monde du plaisir.
Quand l'homme me parle, monotone, les mots prennent corps en phrases
muettes d'images, exemptes d'idées. Il me parle et l'énoncé de ses misères coïncide
avec l'appel énergétique qui se produit dans le transfert. À cet appel, ne répondent
pas d'images, ne se connectent pas d'idées. Court-circuitée, l'excitation se transforme,
se convertit directement en phrases inertes et sans vie dont le sujet et l'objet varient
à l'infini la plainte. À cet instant la plainte est le symptôme du transfert, que l'on
peut considérer comme une névrose actuelle. Rempart entre l'homme et sa mémoire,
elle capte son attention et la détourne de l'excitation des images, des idées qui au
présent expriment le conflit infantile.
L'homme se plaint. Il ne dit rien.

FLORENCE MÉLÈSE
Françoise Coblence

LES TRANSPORTS DE LA PITIÉ

La barbarie de la plainte

« Toi qui n'oublies personne, tu te souviendras encore d'un certain Pierre


Schlemihl, que tu as vu quelquefois chez moi, voilà de longues années; un garçon
aux longues jambes que l'on croyait maladroit parce qu'il était gauche et paresseux
parce qu'il était nonchalant'. » Chamisso présente en ces termes son Schlemihl,
l'homme qui a vendu son ombre en échange de la bourse de Fortunatus et qui
erre, infiniment malheureux malgré sa richesse. Le pauvre Schlemihl est la proie
des railleurs et des moqueurs. Étranger partout, de mise nulle part, comme
Chamisso le dit de lui-même, il porte l'amertume et l'inquiétude romantiques dans
un monde déserté par les dieux où l'action n'est plus sœur du rêve. Mais le
schlemihl en yiddish celui qui a la schlamassel, la poisse le guignard malchanceux
garde aussi l'humour du faible et l'innocence du poète 2. Aussi incarne-t-il, aux
yeux de Hannah Arendt, une figure essentielle du judaïsme, figure proche de celle
du paria 3.
Hannah Arendt consacre à Rahel Varnhagen juive allemande à l'époque
du romantisme un livre qui s'ouvre sur le récit des malheurs et les lamentations
d'une schlemihl ni riche, ni belle, ni cultivée et juive et qui en évalue la
plainte. Rahel Levin (elle épouse Varnhagen en 1814 et se fait baptiser) avait
tenu un salon à Berlin entre 1790 et 1806. Les soirées qui se déroulaient dans
son « grenier » rassemblaient aristocrates éclairés, bourgeois intellectuels, acteurs.

1. A. von Chamisso, « La merveilleuse histoire de Pierre Schlemihl ou l'homme qui a perdu son
ombre », trad. A. Dietrich, Romantiques allemands, Pléiade, t. 2, p. 1046.
2. D'après R. Riégel (introduction à La merveilleuse histoire de Pierre Schlemihl, Aubier-Montaigne,
1966, p. 73), le vrai Schlemihl est un juif qui, selon le Talmud, ayant eu commerce avec la femme
d'un rabbin et surpris en flagrant délit, aurait été mis à mort par le mari, payant ainsi fort cher un
bonheur que tant d'autres avaient eu pour rien.
3. Sur les figures du judaïsme selon Arendt (« juif d'exception », paria, parvenu), voir Les origines
du totalitarisme Sur l'antisémitisme, trad. M. Pouteau, Points Seuil, 1984, pp. 125-194.
LA PLAINTE

Tous les écrivains romantiques, Chamisso au premier chef, le fréquentèrent.


Le salon juif formait l'espace social en marge du beau monde, le terrain neutre
où se rencontraient les gens cultivés. Tant qu'il dura, il assura à Rahel sa
justification'. C'était en tant que juive, c'est-à-dire extérieure à la société, que
Rahel connaissait un tel succès. Et pourtant être née juive constitua longtemps
à ses yeux « la honte extrême, la souffrance et le malheur le plus amer 2 ». En
racontant la vie de Rahel, Arendt révèle la transformation de ce qui fut d'abord
une souffrance en une identité revendiquée. Elle montre, du même coup,
l'abandon de la tentative de se dépouiller d'une judéité qui, pour Rahel, est
corrélative de la plainte. Rahel acquiert, dans cet ultime déplacement, la légèreté,
l'insouciance du schlemihl que chante Heine et parvient, à la fin de sa vie, à
sauvegarder l'héritage des Lumières sans effacer son appartenance à un peuple
de parias.
La plainte de Rahel, celle que Hannah Arendt nous restitue, présente le
double caractère de la plainte romantique et de celle d'une juive allemande
confrontée à la problématique de l'émancipation et de l'assimilation issue des
Lumières, en particulier de la pensée de Lessing 3. Lessing fondait la tolérance
sur la raison et sur la commune humanité qui transcende la vérité historique
des religions particulières et que partagent le juif Nathan, le musulman Saladin
et le templier. Pour Nathan, c'est dans l'amitié et ses exigences politiques que
s'atteste l'humanité « nous devons être amis », dit Nathan au templier 4. Ainsi,
même si Lessing affirme que l'homme le meilleur est celui qui éprouve le plus
de pitié, le « souffrir-avec » (mitleiden) est ce qui éveille l'humanité et fonde la
subjectivité dans l'intersubjectivité. À la différence de Rousseau et de tous ceux
qui feront de la pitié et de la compassion le premier principe de la nature
humaine, Lessing, en l'articulant à l'amitié, peut faire de la pitié le principe
constitutif d'un monde commun. L'amitié, en effet, se nourrit du parler ensemble,
du dialogue qui réunit des citoyens ayant souci d'un monde, c'est-à-dire d'un
horizon partagé de sens qui s'institue par-delà les nécessités de la vie et du
travail. Fidèle à la tradition grecque, Arendt voit dans l'amitié une vertu politique
qui exige d'apparaître aux yeux de tous 5. La proximité excessive qui caractérise
en revanche la fraternité se déploie dans « les conversations intimes où les âmes

1. H. Arendt, Rahel Varnhagen La vie d'une juive allemande à l'époque du romantisme, trad.
H. Plard, éd. Tierce, 1986, p. 80.
2. Ibid., p. 19.
3. Voir H. Arendt, « L'Aufklarung et la question juive », La tradition cachée, trad. S. Courtine-
Denamy, Ch. Bourgois, 1987, pp. 11-37.
4. Lessing, Nathan le sage (1779), acte II, scène 5. Voir aussi acte III, scène 7 « Sois mon ami »,
dit le sultan à Nathan.
5. Sur l'opposition, fondamentale dans la pensée d'Arendt, du public et du privé, voir H. Arendt,
Condition de l'homme moderne (1958), trad. G. Fradier, Calmann-Lévy, 1983, pp. 60-72.
LES TRANSPORTS DE LA PITIÉ

individuelles parlent d'elles-mêmes »; elle efface toutes les distinctions1. Confondre


la fraternité et l'amitié, c'est rechercher dans l'espace politique une chaleur qui ne
peut accompagner que l'intimité. Certes pour les parias et les exclus, dans les
sombres temps, la chaleur de la fraternité vaut comme substitut de la lumière
publique. Mais l'acosmie, la perte en monde en est le prix chèrement payé 2. Le
partage de la souffrance ne s'ouvre pas sur l'espace public du paraître, mais, au
mieux, sur l'espace social. Il ne permet pas de penser la notion d'humanité,
indissociable de celle de monde. Il y aurait donc, à suivre Arendt, une « barbarie»
de la plainte en érigeant la compassion en principe politique, en confondant les
élans du coeur et la justice, elle priverait l'homme de l'accès à la pluralité effective,
le confinerait dans l'obscurité celle du privé, de la conversation des âmes, celle
aussi des sombres temps. Cette méconnaissance fondamentale de la nature du
politique, sa confusion avec le social constitue, aux yeux d'Arendt, le tort essentiel
de Rousseau et ce dont, difficilement, Rahel parvint à s'extraire.
Rahel fut victime de son époque. De la philosophie des Lumières et de
l'autonomie de la raison elle hérite la pensée émancipée de l'histoire. Mais, libérée
de l'objet et privée du monde, la pensée se limite à l'intériorité et se transforme
en manie de généraliser. La généralisation, l'universalisation perdent tout sens
quand elles affectent les sentiments et changent en « passion de la vérité » le désir
de bonheur. D'opérations de la raison, elles deviennent « déballage débridé », parti
pris de tout dire caractéristiques du romantisme. Celui-ci est abstraction, impudeur,
« indiscrétion ouverte lorsqu'il ne s'adresse plus à la postérité, à l'anonymat total
mais à un auditeur réel qui, désormais, est traité comme s'il était anonyme, ne
pouvait répondre, n'existait que pour prêter l'oreille. Indiscrétion que nous ne
trouvons que trop copieusement attestée dans le cercle des intimes de Rahel3 ».
La plainte, aux yeux d'Arendt, se clôt à toute communication parce que son
destinataire se dérobe et que, accaparant un discours auquel il ne veut ni ne peut
répondre, il prive en même temps celui-ci d'un espace public potentiel. Du même
coup s'éclaire l'hostilité d'Arendt à l'égard de la psychanalyse, cette « indiscrétion
de notre temps» située très exactement dans la continuité du romantisme 4 l'un
et l'autre nous priveraient du véritable entretien, du dialogue ou de l'écriture
capable d'instaurer un monde commun, bref de l'exercice du jugement qui, dans

1. H. Arendt, «De l'humanité dans de sombres temps Réflexions sur Lessing» (1959), trad.
B. Cassin et P. Lévy, Vies politiques, Gallimard, 1974, p. 34.
2. H. Arendt, « De l'humanité dans de sombres temps », op. cit., p. 22.
3. Rahel Varnhagen, op. cit., p. 39.
4. « L'indiscrétion de notre temps, qui s'efforce de déjouer les petites ruses d'autrui et souhaite en
savoir plus, ou s'imagine découvrir plus de choses que lui-même n'en a sues dans sa conscience ou
n'en a voulu livrer au public, de même que l'arsenal dont s'arme la curiosité de cette nature, les
méthodes pseudo-scientifiques, à ce qu'il me semble, de la psychologie des profondeurs, de la psychanalyse,
de la graphologie, etc., tout cela a été ici, et très consciemment, abandonné », prévient Arendt dans son
Avant-propos de 1958 à Rahel Varnhagen (op. cit., p. 16).
LA PLAINTE

le respect du particulier, s'oppose toujours, pour Arendt, à la pensée abstraite,


généralisante et identifiante'; l'un et l'autre nous enfermeraient dans la fascination
pour l'exhibition des secrets et la curiosité pour les détails intimes. La Lucinde de
Schlegel et Rousseau sont ici visés. Rousseau, en effet, ne se contente pas de
vouloir « tout dire» et d'ériger la confession en modèle littéraire; il introduit dans
la théorie politique la compassion que Robespierre fera paraître sur le Forum 2. À
vouloir tout dire, on enlève au cœur la force de résistance dont il a besoin et qu'il
puise dans l'ombre protectrice de la vie privée Arendt ne cessera de maintenir
l'importance du droit au secret et au retrait dans l'espace privé-, mais on ferme
également à la pensée l'accès à la lumière publique et on prive l'établissement des
institutions politiques de la distance nécessaire avec l'émotion et la sentimentalité.
Telle sera la constante critique d'Arendt à l'égard de la Révolution française 3.
Rahel fait donc la douloureuse expérience d'une mise à nu brutale qui aveugle
au lieu d'éclairer. Face à ses échecs amoureux, face à ceux des tentatives
d'assimilation, ses plaintes disent la terreur du mélange, de la confusion des
sentiments, de la répétition. L'illusion du dévoilement absolu, auquel tout résidu
de silence est étranger, va de pair avec l'illusion de l'oubli. Oubliés le jour, le
malheur et ses gémissements se déchaînent pendant la nuit, font retour dans
l'obscurité, s'y accroissent démesurément. La nuit cesse alors d'offrir l'ombre et le
silence réparateurs, elle confirme et reproduit ce que le jour cache sous ses
mensonges. Les rêves que Rahel rapporte répètent avec une netteté et une clarté
accablantes l'inquiétant familier dont elle tente en vain de se défaire. À quoi bon
la clarté du jour si « toute l'existence d'un cœur envoûté » fait que la nuit est plus
importante 4 ?La plainte dans sa scansion monotone n'exprime rien d'autre que
ce qu'elle engendre indéfiniment le brouillage du jour et de la nuit, l'isolement,
l'échec de l'oubli, la répétition mélancolique et fatale. Comme l'écrit Walter
Benjamin, « que les choses continuent à aller ainsi, voilà la catastrophe5 ».
Il faudrait donc, si l'on suit ici Arendt, rompre avec la plainte et la pitié
qu'elle suscite, tout à la fois pour sortir de la souffrance que la plainte ne peut
que ressasser sans la modifier et pour accéder au monde que seule la communication
véritable (l'amitié, l'action et la parole politiques, mais aussi, à certaines conditions,
l'écriture) peut instituer. Citant Cicéron, Arendt demande « Pourquoi s'apitoyer
au lieu de porter assistance? Ne peut-on être généreux sans éprouver de pitié
(misericordia) 6?Conformément à la tradition stoïcienne que Cicéron expose ici,

1. H. Arendt, La vie de l'esprit, t. 1, La pensée, trad. L. Lotringer, P.U.F., 1981, p. 238.


2. H. Arendt, Essai sur la révolution, trad. M. Chrestien, Gallimard, 1967, p. 115.
3. Ibid., p. 123.
4. Rahel Varnhagen, p. 176.
5. W. Benjamin, « Zentralpark », Charles Baudelaire, trad. J. Lacoste, Paris, Payot, 1982, p. 242.
6. Cicéron, Tusculanes, IV, XXVI, trad. J. Humbert, Belles Lettres, 1968. Voir Arendt, Vies politiques,
p. 24.
LES TRANSPORTS DE LA PITIÉ

Arendt compare la pitié la compassion qui conduit à plaindre son semblable


quand il souffre à l'envie, dont elle ne serait que le pendant ou le revers. « Celui
qui est capable de pitié est aussi capable d'envie (invidentia) » La pitié est un
chagrin (aegritudo) provoqué par le malheur de l'autre, comme l'envie un chagrin
provoqué par son bonheur mauvaises passions dont le sage se détourne. Le thème
devient récurrent au xvne siècle; le moraliste se dit peu sensible à la pitié. Celle-
ci est considérée comme une tristesse excitée par le mal, de même que l'envie l'est
par le bien 2; la pitié s'accommode alors aisément de l'amour-propre et de la
concupiscence. « On est bien aise, écrit Pascal, d'avoir à rendre ce témoignage
d'amitié, et à s'attirer la réputation de tendresse, sans rien donner 3. » Si l'ouverture
à autrui est la condition de l'humanité, elle ne peut donc se fonder ni sur la
souffrance ni sur la pitié. La plainte n'atteindrait jamais l'autre. Sa manie
généralisante, son illimitation renverrait son écho dans le secret et la solitude des
cœurs. Quand l'enjeu est la constitution du lien humain, il ne faudrait alors ni
plaindre ni se plaindre.

La douce voix de la pitié

En 1764, une génération avant Rahel, une femme, cependant, se plaint, et à


Rousseau de surcroît. La lecture de l'Émile, la condamnation des femmes savantes
qui s'y trouve ont détruit les idées qu'elle se faisait de son bonheur et l'ont plongée
dans la plus mélancolique incertitude. « Rendue au jour par des sentiments aussi
pénibles, je me retrouve isolée dans toute la nature, mille idées tristes et confuses
s'assemblent, elles forment un nuage épais qui semble m'envelopper; je cherche à
m'éloigner, je me débats, je regarde autour de moi, je considère tout ce qui
m'environne, et je ne vois rien qui me console; j'appelle la raison, je la vois, je
l'entends, mais rien ne me parle au cœur; et le regret de ne pouvoir prolonger le
sommeil autant que ma triste durée, ajoute encore à mes maux. Quel travail,
monsieur, pour finir avec plus de sérénité des journées commencées dans de
pareilles ombres 41» Car si Rousseau condamne l'étude qui seule parvenait à
l'étourdir et à l'absorber tout entière, Henriette peut-elle encore pallier l'absence
des autres plaisirs et suppléer à ces suppléments eux-mêmes en cultivant son esprit?

1. Cicéron, ibid., III, X.


2. Descartes, Les passions de l'âme, art. 62.
3. Pascal, « Pensées », Œuvres complètes, Pléiade, 1964, p. 1126.
4. Première lettre d'Henriette à Rousseau, 26 mars 1764, Correspondance complète de Jean-Jacques
Rousseau, éd. critique de R.A. Leigh, Oxford, 1965-1989, t. XIX, p. 245. Je dois à l'admirable texte de
J. Starobinski, «Le remède dans le mal» (Nouvelle revue de psychanalyse, n° 17, 1978, repris dans Le
remède dans le mal, Gallimard, 1989) la connaissance de ces lettres. D'une manière plus générale la
lecture de Rousseau engagée ici s'appuie constamment sur les commentaires de J. Derrida,
G.A. Goldschmidt, J.-B. Pontalis, J. Starobinski.
LA PLAINTE

C'est à la pitié de Rousseau qu'Henriette s'adresse pour qu'il lui montre la route
qui peut conduire sinon au bonheur, du moins à la paix du cœur 1.
Rousseau répond brièvement. Mais le ton du thérapeute n'est pas au partage
de la souffrance « Vous souffrez et je ne puis vous soulager.» Si sa pitié est
éveillée, elle le conduit plutôt, non sans fermeté, à donner une réponse à sa
correspondante (« vous m'intéressez trop pour vous laisser sans réponse ») et l'inviter
à trouver en elle-même un dédommagement aux rigueurs de son sort 2. L'étude
est la lance d'Achille qui doit guérir la blessure qu'elle a causée. Le remède est
dans le mal comme l'a si bien montré Jean Starobinski. Il faut donc le creuser,
l'accentuer, le répéter volontairement. Seule cette reprise dans l'artifice pourra
conférer à la souffrance un autre statut, c'est-à-dire en renverser la valeur et donner
à ce qui fut subi l'activité de ce qui est volontairement recherché. Cette conversion,
fondée pour Rousseau sur l'évidence du pur sentiment de son existence et sur son
expression, transforme une différence reconnue en similitude de nature avec
autrui 3. Le savoir de soi conquis dans la solitude vaut de façon universelle pour
tout homme; il rencontre donc l'examen des premiers principes et de l'origine des
choses. Aussi Rousseau souligne-t-il le caractère originel de la pitié quand il s'agit
de penser le lien entre les hommes « Ce sont nos misères communes qui portent
nos cœurs à l'humanité. (.) Nous nous attachons à nos semblables moins par le
sentiment de leurs plaisirs que par celui de leurs peines 4. » À l'encontre de la
tradition classique, il disjoint l'envie amère de la douce pitié. C'est cette dernière
que la plainte, mieux que toute autre forme d'expression, solliciterait, prenant la
mesure et pour ainsi dire l'allure de ce qui apparaît, avec l'amour de soi, comme
la matrice primitive du cœur humain. En dépit de la critique d'Arendt, il s'agirait
bien alors pour Rousseau de montrer dans la pitié et la plainte qui en est corrélative
les conditions primordiales d'une humanité effective.
On sait l'importance que Rousseau accorde à la pitié. Elle modère dans chaque
individu l'activité de l'amour de soi-même. « C'est elle, qui nous porte sans réflexion
au secours de ceux que nous voyons souffrir c'est elle qui, dans l'état de Nature,
tient lieu de Lois, de mœurs, et de vertu avec cet avantage que nul n'est tenté de
désobéir à sa douce voix 5.» La pitié est une voix; elle tient lieu de loi. Elle

1. Deuxième lettre d'Henriette, 10 septembre 1764, ibid., t. XXI, p. 126.


2. Lettres de Rousseau à Henriette, 7 mai 1764 (t. XX, p. 21) et 4 novembre 1764 (t. XXII, p. 8).
3. Sur cette conversion, voir G.A. Goldschmidt, Jean-Jacques Rousseau ou l'esprit de solitude, Paris,
Phébus, 1978, p. 62 sq. et J.-B. Pontalis, « Lieux et séparation », Entre le rêve et la douleur, Gallimard,
1977, p. 149.
4. Rousseau, Émile ou de l'éducation, Garnier-Flammarion, 1966, pp. 286-287.
5. Rousseau, « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes » (abrév.
Discours), Œuvres complètes, Pléiade, t. III, 1964, p. 156. Le statut accordé à la pitié dans l'Essai sur
l'origine des langues constitue selon J. Starobinski un argument en faveur de l'antériorité de ce texte
(Pléiade, op. cit., p. 1330). Sans développer ici ses arguments, je me rangerai à l'opinion de J. Derrida
LES TRANSPORTS DE LA PITIÉ

s'inscrit elle-même à l'intérieur d'une structure de supplémentarité, passion presque


primitive puisque première dérivation de l'amour de soi, substituant la loi à la
douce voix de la nature'. Si l'amour de soi est « source de nos passions, origine
et principe de toutes les autres, la seule qui naît avec l'homme et ne le quitte
jamais2 », c'est par la pitié seule que l'homme accède à l'humanité pour autant
que la pitié est actualisée par l'imagination. L'imagination est, comme l'écrit
Jacques Derrida, « le devenir humain de la pitié », la mise au jour d'une puissance
comme en réserve dans la nature, et par là même du reste l'origine de sa possible
perversion 3. Avant l'imagination, les hommes se croient ennemis les uns des autres;
avec elle ils sont touchés de leurs mutuels malheurs. C'est l'imagination qui permet
à l'homme de s'identifier avec l'être souffrant, ou plutôt de le comprendre la pitié
qu'on a du mal d'autrui suppose qu'on connaisse soi-même ces maux par expérience
et qu'on puisse imaginer les sentiments qui, chez l'autre, accompagnent cette
souffrance. La pitié, souligne Rousseau, ne se mesure pas à la « quantité de mal»
mais à la sensibilité qu'on prête à l'autre. Tel serait le premier sens du « souffrir
avec ».

Mais il y a plus nous plaignons d'autant mieux l'autre, nous nous mettons
d'autant mieux « à sa place» que nous ne sommes pas actuellement affectés des
mêmes maux. Pour plaindre, il faut sentir le plaisir de ne point souffrir comme
l'autre. La pitié n'est donc pas simple mouvement d'identification. Il ne s'agit pas,
écrit Rousseau, de souffrir en nous pour l'autre mais de nous laisser émouvoir « en
nous transportant hors de nous », « en quittant pour ainsi dire notre être pour
prendre le sien 4 ». « Pour plaindre le mal d'autrui, sans doute il faut le connaître,
mais il ne faut pas le sentir. Quand on a souffert ou qu'on craint de souffrir, on
plaint ceux qui souffrent; mais tandis qu'on souffre, on ne plaint que soi 5. » Entre
se plaindre « ne plaindre que soi » et plaindre l'autre, la différence ne réside
donc pas seulement dans la nature de la plainte appel à la pitié ou éveil de
celle-ci; elle ne réside pas dans le retour sur soi, la forme pronominale de la
plainte. Celui qui plaint et celui qui se plaint sont réunis par un mouvement
d'empathie mais doivent rester disjoints; les positions, interchangeables en droit,
ne le sont pas en fait, ou plutôt ne le sont pas dans le hic et nunc de l'exercice de
la pitié. Comme le dit Rousseau, on ne plaint que si l'on est en dehors de la
souffrance, c'est-à-dire de la plainte non qu'il s'agisse de trouver quelque douceur

qui plaide en faveur, sinon de la contemporanéité des textes, en tout cas de leur compatibilité (De la
grammatologie, Minuit, 1967, p. 258 sq).
1. Derrida, op. cit., pp. 247-248.
2. Rousseau, Émile, op. cit., p. 275.
3. Derrida, op. cit., p. 262.
4. Émile, op. cit., p. 289 et Essai sur l'origine des langues (abrév. Essai), éd. G. Ducros, Bordeaux,
1969, p. 93. Les deux textes sont presque identiques.
5. Émile, op. cit., p. 297.
LA PLAINTE

à contempler les malheurs auxquels on échappe depuis « les hauts lieux fortifiés
par la science des sages'»; mais que la pitié nécessite le refus de la fusion, qu'elle
s'accompagne de réserve, voire, aussi paradoxal que cela paraisse, d'une certaine
froideur, celle-là même que Diderot prête au bon comédien quand il s'agit étape
ultérieure de mettre en scène la plainte pour émouvoir des spectateurs.
Condition de la reconnaissance de l'autre dans la différence à soi, et de
l'extension possible, de la généralisation de la compréhension, le « transport» est
tout à la fois passion de la ressemblance et maintien de la distance. La possibilité
même du jugement dépend de cette double capacité, de la non-coïncidence, où
l'on pourrait dire que vient se fonder par la suite toute activité intellectuelle
assimilable à une « bonne dénaturation» 2. Là se justifie le privilège ontologique
accordé à la pitié, la souffrance de l'autre étant le principe d'ouverture qui permet
à chacun de sortir de l'amour de soi et aux liens humains de se constituer. La
pitié est sentiment naturel, vertu préréflexive; elle est source de toute réflexion et
accès à l'humanité. Par elle, « à travers la souffrance d'un être unique (.),
l'humanité se donne à plaindre3 ». Mais, s'il est vrai que nous ne quittons notre
être, ne nous transportons vers l'autre que pour autant qu'il est à plaindre et jamais
lorsqu'il nous semble heureux, la faiblesse de l'homme apparaît bien comme la
condition de la moralité..«C'est la faiblesse de l'homme qui le rend sociable »,
écrit Rousseau 4.

Le Nebenmensch

Dans la perspective de l'Esquisse d'une psychologie scientifique, ce n'est pas la


pitié qui répond à la détresse initiale de l'humain, même si on donne à la pitié le
sens rousseauiste de disposition qui étend à autrui et transforme en « vertu» ce
qui se tire de l'amour propre individuel 5. Cependant, écrit Freud, « l'impuissance

1. Lucrèce, De la nature, II, 8, trad. A. Ernout, Paris, Belles Lettres, 1968.


2. On retrouve constamment chez Rousseau l'importance de ce double mouvement. Ainsi, par
exemple, dans cette formule qui, selon C. Lévi-Strauss, fait de lui « le fondateur des sciences de
l'homme » « Quand on veut étudier les hommes il faut regarder près de soi; mais pour étudier l'homme
il faut apprendre à porter sa vue au loin; il faut d'abord observer les différences pour découvrir les
propriétés », Essai, op. cit., p. 89. Voir aussi la célèbre formulation du pacte social « Trouver une forme
d'association (.) par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi
libre qu'auparavant », Du contrat social, I, 6 (Œuvres complètes, Pléiade, t. III, p. 360).
3. Derrida, op. cit., p. 271.
4. Émile, op. cit., p. 286.
5. Émile, op. cit., p. 329 « Étendons l'amour-propre sur les autres êtres, nous le transformerons en
vertu, et il n'y a point de coeur d'homme dans lequel cette vertu n'ait sa racine. »
LES TRANSPORTS DE LA PITIÉ

initiale de l'être humain est la source originaire de tous les motifs moraux 1 ». Les
textes ultérieurs de Freud développeront la condensation de cette formulation.
Malaise dans la civilisation précise le mal est originellement ce pourquoi on est
menacé d'être privé d'amour 2. L'angoisse devant le retrait d'amour est ainsi ce
qui relie l'impuissance originelle à la moralité (à la conscience morale), c'est-à-
dire qu'elle apparaît du même coup comme l'un des facteurs de la formation du
surmoi. Dans Le moi et le ça ce facteur biologique est mis sur le même plan
que le facteur historique du complexe d'Œdipe 3. C'est dire l'importance de l'état
de détresse initial. Pour en rester au point de vue de l'Esquisse, « l'action spécifique »
qui permet à l'enfant l'épreuve de satisfaction ne peut être réalisée qu'avec l'aide
extérieure, celle de l'étranger (durch fremde Hilfe) et grâce à l'attention d'une
personne « expérimentée ». L'expérience qui permet de comprendre quel manque
préside à la détresse suppose ce que Rousseau incluait dans la pitié, à savoir la
compréhension de la souffrance de l'autre et un certain écart avec elle, écart qui
peut être celui du souvenir et qui implique, plus généralement, la possibilité de
différer la décharge. Du côté de l'enfant, la voie de la décharge (le cri) acquiert,
comme le dit Freud, « la fonction secondaire de la compréhension ». L'enfant est
compris de celui qui connaît sa faiblesse et partage sa nature, l'être proche, le
Nebenmensch qui réunit les visages du sauveur, de l'ennemi et du semblable 4. Mais
Freud invite à aller plus loin en évoquant le complexe de l'être proche 5. Si l'objet
perçu celui qui a apporté au sujet première satisfaction ou déplaisir est de
même nature que le sujet, c'est-à-dire un être humain (Nebenmensch), cette
perception est, du même coup, source de toute reconnaissance et origine de la
« perception» d'une commune humanité « Pour cette raison, c'est à l'aune de
l'être humain proche que l'être humain apprend à reconnaître 6.» L'enfant, dans
sa faiblesse et son humanité, est compris et comprend.
C'est à partir de cette expérience fondamentale que se met en place un
« complexe perceptif» articulant la différence et l'identité l'être humain proche

1. Freud, « Entwurf einer Psychologie », Aus den Anfângen der Psychoanalyse, Imago publishing
Co, Londres, 1950, p. 402 (« die anfangliche Hilflosigkeit des Menschen ist die Urquelle aller moralischen
Motive »).
2. Freud, Malaise dans la civilisation, trad. C. et J. Odier, P.U.F., 1971, p. 81.
3. Freud, « Le moi et le ça », Essais de psychanalyse, trad. J. Laplanche, Paris, Payot, 1981, p. 247.
4. Monique Schneider rapproche le Nebenmensch de l'Esquisse du médecin tel qu'il est présenté
par E. Lévinas. D'une manière plus générale elle montre comment l'analyse de la proximité chez
Lévinas permet de poursuivre l'analyse freudienne et d'en résoudre ce qu'elle considère comme les
fermetures et les apories (« La proximité chez Lévinas et le Nebenmensch freudien », Emmanuel Lévinas,
Cahiers de l'Herne, 1991, pp. 431-443).
5. Entwurf, op. cit., p. 416 (« Der Komplex des Nebenmenschen »).
6. Entwurf, op. cit., p. 415 « Am Nebenmenschen lernt darum der Mensch erkennen». Trad. fr.
(ici modifiée) Naissance de la psychanalyse, trad. A. Berman, P.U.F., 1956, p. 348. La Standard edition
traduit Nebenmensch par fellow human-being.
LA PLAINTE

apparaît, pour une part, avec ses propres traits et sa spécificité, comme un tout
cohérent, et, pour une autre part, comme comparable à l'enfant qui retrouve en
lui sa propre expérience et la comprend (verstand). Le sujet (l'enfant) crie; mais
Freud dit aussi qu'il « se souvient de ses propres expériences douloureuses quand
l'objet crie ». Tout secourable et expérimenté qu'il soit, on peut imaginer que le
Nebenmensch crie, et son cri éveille ce que Rousseau aurait pu appeler la pitié de
l'enfant. Le jugement (Urteil), à suivre Freud, achève du reste précisément ce
processus. Le jugement distingue entre ce qui est non comparable (la spécificité
du Nebenmensch, accentuée par le caractère provisoirement non échangeable des
positions de l'enfant et de l'adulte 2) et ce qui, de l'autre, peut être compris grâce
à l'évocation ou la réactivation d'un souvenir propre (le cri par exemple). Ce
dernier acquiert ainsi le statut d'expérience commune, soit précisément d'humanité
partagée. L'action spécifique et l'épreuve de satisfaction supposent qu'un objet
puisse convenir au cri ou à la plainte, qu'il puisse les provoquer ou les faire cesser.
Mais pour la « compréhension » de l'enfant peu importe l'objet de la plainte. C'est
la « pure forme » de celle-ci qui le conduit à reconnaître l'humain dans l'être
proche comme si le son, la mélodie de la plainte la sienne ou celle de l'autre
pouvaient être disjoints de tout contenu, de toute chose (Ding), dégageant alors le
désir de la sphère de la satisfaction des besoins.

Les accents du langage

La pitié s'éveille donc au cri de l'humain. Si la pitié est une voix, c'est aussi
qu'elle se laisse émouvoir par la voix, par ce qui, « au commencement », tient lieu
de langage et où le langage s'origine. « Le premier langage de l'homme, le langage
le plus universel, le plus énergique et le seul dont il eut besoin, avant qu'il fallût
persuader des hommes assemblés, est le cri de la Nature. Comme ce cri n'était
arraché que par une sorte d'instinct dans les occasions pressantes, pour implorer
du secours dans les grands dangers, ou du soulagement dans les maux violents, il
n'était pas d'un grand usage dans le cours ordinaire de la vie 3.» On ne saurait,
aux yeux de Rousseau, rendre compte de l'origine du langage par l'établissement
préalable de la société et l'extension correspondante des besoins ce serait là tout
à la fois supposer résolu ce qui fait problème (la réunion des hommes) et confondre
la passion avec le besoin. Or, même si le cri de la nature n'est pas d'un grand

1. Ibid.
2. On notera cependant que, dans tous ces passages, Freud emploie rarement le substantif das
Kind. L'accent est mis, bien davantage, sur la commune humanité des protagonistes (Mensch,
Nebenmensch), sur la forme d'expérience qui les oppose (erfahrenes Individuum, hilfreiche Indivi-
duumlhilflose), enfin sur les positions qu'ils occupent dans la relation (SubjektIObjekt).
3. Rousseau, Discours. op. cit., p. 148.
LES TRANSPORTS DE LA PITIÉ

usage, il communique l'état de faiblesse, la détresse initiale de l'homme; il suscite


la pitié c'est-à-dire, dans les termes de Rousseau, la passion. Corrélativement la
passion constitue, dans l'Essai sur l'origine des langues, la véritable origine du
langage « Ce n'est ni la faim ni la soif, mais l'amour, la haine, la pitié, la colère
qui ont arraché (aux hommes) leurs premières voix. Les fruits ne se dérobent point
à nos mains, on peut s'en nourrir sans parler, on poursuit en silence la proie dont
on veut se repaître; mais pour émouvoir un jeune cœur, pour repousser un
agresseur injuste la nature dicte des accents, des cris, des plaintes voilà les plus
anciens mots inventés, et voilà pourquoi les premières langues furent chantantes
et passionnées avant d'être simples et méthodiques 1.»
La plainte (absente du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalitej
apparaît ainsi, au même titre que le cri de la nature, ou peut-être lui succédant
immédiatement, comme premier « langage» ou plutôt voix naturelle encore
inarticulée qui précède le langage tout en ne prenant sens que par lui, après coup.
Entre le cri et le discours articulé, la plainte se rapprocherait de cette langue
chantante, « passive et passionnelle », langue ou prélangue accentuée, première
mélodie et modèle de toute musique ultérieure en même temps que commencement
du langage 2. Car si le geste a son éloquence « que celle qui traçait avec tant de
plaisir l'ombre de son amant lui disait de choses 3» si la pantomime et le
« langage» d'action permettent une communication muette et efficace, si « l'on
parle aux yeux bien mieux qu'aux oreilles4 », « lorsqu'il est question d'émouvoir
le cœur et d'enflammer les passions, c'est tout autre chose. L'impression successive
du discours, qui frappe à coups redoublés vous donne bien une autre émotion que
la présence de l'objet même où d'un coup d'œil vous avez tout vu. (.) Concluons
que les signes visibles rendent l'imagination plus exacte, mais que l'intérêt s'excite
mieux par les sons5 ».
Le privilège du visible cesse lorsqu'il s'agit d'exciter l'intérêt. C'est l'accent
des passions c'est-à-dire la langue envisagée moins comme parole articulée que
comme voix qui porte alors la puissance émotive. Lorsque le geste ne suffit plus,
la plainte serait, entre signes et mots, aussi chantante que ces premières voix qu'on
entend auprès du « pur cristal des fontaines d'où sortent les premiers feux de
l'amour6 ». Le déroulement de la plainte, sa mélodie, ses inflexions diraient, au
plus près de la voix et de la passion, « le plaisir et le désir fondus ensemble », la
naissance d'un amour non encore dénaturé, exempt de la jalousie et de l'amour-
propre temps heureux où l'être et le paraître coïncidaient encore, où le langage

1. Rousseau, Essai. op. cit., p. 43.


2. Voir J. Starobinski, Le remède dans le mal, op. cit., p. 209.
3. Rousseau, Essai. op. cit., p. 29.
4. Ibid., p. 33.
5. Ibid., p. 35.
6. Ibid., p. 123.
LA PLAINTE

n'avait pas basculé dans « le froid ministère de la paroleJ », où le transport de la


pitié, le mouvement hors de soi, n'avaient pas dégénéré en aliénation à l'opinion
publique 2. Si la plainte alors, en tant qu'elle se rapproche du cri de la nature,
renvoie à la faiblesse humaine, elle marquerait, par sa proximité avec les accents
de la passion, le moment d'une communication idéale et celui de la constitution
d'une humanité où l'intimité ne renfermerait pas chacun sur soi. Mais si la pensée
ne surgit que dans la non-coïncidence 3, comment la plainte ainsi entendue lui
livrerait-elle accès? En d'autres termes, si Rousseau a montré à quelles conditions
la pitié originelle constituait un principe de communication véritable, comment
cette ouverture se poursuit-elle? L'accent des passions peut-il, pour reprendre
l'interrogation d'Arendt, fonder un monde commun ? Rousseau le sait bien à
supposer que les moments heureux qu'il décrit aient jamais existé, ils ne sauraient
durer. On est donc inéluctablement conduit à en chercher des substituts et à créer
des situations artificielles propres à faire perdurer un partage que tout menace
mais qui ne saurait se garder sans barrer l'accès à la moralité et à la liberté civile.
Telle est l'ambivalence fondamentale de la raison et de la dénaturation.

L'imitation

« La mélodie en imitant les inflexions de la voix exprime les plaintes, les cris
de douleur ou de joie, les menaces, les gémissements 4.» Il existe une « bonne
imitation », celle qui s'attache à la forme et suggère par le tracé plus que par le
contenu de l'objet, celle d'une peinture plus attachée au dessin et aux traits qu'à
l'accord et à la matérialité des couleurs, celle d'une musique non dévoyée dans
l'harmonie (comme l'est, selon Rousseau, la musique de Rameau). Une telle
musique cause à Saint-Preux les émotions les plus vives et l'échauffe « jusqu'au
transport ». Elle fait perdre l'idée même de la musique et de l'imitation pour faire
entendre « la voix de la douleur, de l'emportement, du désespoir». Si l'on ajoute
que la musique, pour reprendre la belle formule de Goethe, « rassemble tout le
monde en rendant chacun à soi-même6 », on comprend qu'elle offre, par ce double
mouvement, une réparation privilégiée de la dégénérescence sociale et de l'isolement
croissant des individus 7. De façon analogue, l'étude conçue comme retour à soi,

1. J. Starobinski, Jean-Jacques Rousseau La transparence et l'obstacle, Gallimard, 1971, p. 182 (et,


plus généralement tout le chapitre sur le pouvoir des signes).
2. Voir, par exemple, Discours. op. cit., p. 193 « Le sauvage vit en lui-même; l'homme sociable
toujours hors de lui ne saurait vivre que dans l'opinion des autres. »
3. Freud, « Esquisse. », Naissance de la psychanalyse, p. 346.
4. Rousseau, Essai. op. cit., p. 159.
5. Rousseau, « La nouvelle Héloïse », Œuvres complètes, Pléiade, t. II, 1961, p. 134.
6. Goethe, Wilhelm Meister Les années d'apprentissage, trad. B. Briod, Pléiade, 1954, p. 927.
7. J. Starobinski, Le remède dans le mal, op. cit., p. 215.
LES TRANSPORTS DE LA PITIÉ

et non comme distraction, doit procurer à Henriette l'apaisement de ses maux. Ce


qui est découvert alors dans la solitude la plus extrême vaut pour chacun
reconnaissance même du Nebenmensch. À cet endroit, la plainte peut cesser, ou
plutôt se trouver réécrite. Le passage à l'écriture notamment au récit et à la
temporalité qu'il met en œuvre transforme la plainte en la faisant accéder à une
« autre scène» qui renforce, prolonge et réorganise les transports caractéristiques
de la pitié.
Arendt, en un sens, ne dira pas autre chose l'écriture sauve la plainte de la
répétition en lui donnant forme, destinataire et, peut-être, dénouement. Henriette
écrivait à Rousseau que si les heures passées à écrire avaient été si douces, ce n'est
point parce qu'elle parlait d'elle, c'est parce qu'elle parlait à lui. Ainsi, en dépit
du jugement d'Arendt l'interlocuteur devient auditeur anonyme et muet le
lecteur des Confessions, entraîné, comme l'a montré J.-B. Pontalis, dans « la répétition
du commencement », s'ouvre à l'espace rousseauiste pour étendre le sien propre'.
Les Rêveries viendraient couronner ce mouvement en assurant « par une écriture
dépouillée de tout ce qui n'est pas elle », le passage en autrui de tout ce qui, en
Rousseau, était le plus extrêmement « soi » 2 le pur sentiment de l'existence
éprouvé lors de l'accident de Mesnilmontant (deuxième promenade), sa répétition
dans la solitude de l'île Saint-Pierre (cinquième promenade). Dans les promenades
solitaires, quand la tête est entièrement libre, que les idées suivent leur pente et
que Rousseau peut être « ce que la nature a voulu3 », la plainte glisse en rêverie,
trouve en elle la bonne imitation qui, sans en interrompre le cours ni en fixer
l'objet, en assure le flottement et le partage. Si l'ouverture au monde commun que
représente la pitié en ses transports est fragile Rousseau en a toujours souligné
le caractère théorique et heuristique les situations, les artefacts susceptibles de
recréer de façon plus durable ce double mouvement, en particulier la musique,
l'écriture et les fêtes, mais aussi les institutions politiques, présenteront les
prolongements, les transformations, les reconstructions de la pitié et de ses plaintes.
Or sans discuter ici la pertinence de la critique qu'Arendt adresse à la conception
politique rousseauiste et à la Révolution française, ni même examiner la conception
arendtienne du politique 4, on peut noter que la visibilité et la publicité qu'exige
le politique caractérisent aussi pour Arendt l'écriture et le récit. La question est
bien toujours de savoir si la plainte n'appartient qu'à l'intimité des conversations
ou si elle peut trouver accès à la lumière publique, et à quelles conditions.
En épigraphe au chapitre sur l'action de la Condition de l'homme moderne,

1. J.-B. Pontalis, op. cit., pp. 156-157.


2. G.A. Goldschmidt, op. cit., p. 19.
3. Rousseau, Deuxième promenade, « Rêveries du promeneur solitaire », Œuvres complètes, Pléiade,
t. 1, 1962, p. 1002.
4. Voir, sur ce point, C. Lefort, « Hannah Arendt et la question du politique », Essais sur le politique,
Paris, Seuil, 1986, pp. 59-72.
LA PLAINTE

Hannah Arendt place cette citation d'Isak Dinesen (Karen Blixen) « Tous les
chagrins sont supportables si on en fait un conte ou si on les raconte. » L'art de
conter, écrit Arendt à propos de Karen Blixen, « révèle le sens sans commettre
l'erreur de le définir». Le récit doit transmettre et recréer le champ d'oscillation,
l'ambiguïté réparatrice qui fait si cruellement défaut aux rêves trop clairs et trop
précis de Rahel, celle-là même que les Rêveries et toute rêverie nous offrent.
Il ne s'agit pas de croire qu'un seul monde nous accompagne mais de restituer à
la nuit son opacité et au jour sa lumière. L'écriture, l'accès à une langue partagée
et transmissible, en est, pour Arendt, la condition. Le récit, en racontant qui est
quelqu'un, inscrit l'identité dans la durée et la porte à la clarté, lui assurant comme
une seconde naissance. Mais, en même temps, la distinction entre sens et vérité,
le privilège accordé à la compréhension et à la capacité de retrait du jugement
plutôt qu'à la réification de la pensée dans la conceptualisation doivent protéger la
personne privée. Aussi, lorsqu'il est question de fonder un monde commun, à la
supériorité si bien comprise par Lessing de l'humanité et de l'opinion sur la vérité
correspondent, pour le récit, des exigences littéraires. Pour sortir de l'actualité du
fait brut et de la confusion engendrée par la plainte, l'écriture doit pouvoir unir
la généralité de ce qui est humain avec la précision et la particularité des mots
Goethe sera « le grand coup de chance dans la vie de Rahel ». Il lui enseigne le
lien entre les choses, la confiance dans l'histoire et dans le langage, la limitation
des aspirations; tout ce qu'il montre devient quintessence. Bonheur et malheur
sont en effet, dans Wilhelm Meister, des événements formateurs. Grâce à Marianne,
à Mignon, à Aurélie, la plainte de Rahel trouve un contour et accède à la
compréhension; sa vie cesse de lui apparaître de l'extérieur, fantomatique. «Les
mots de Goethe exorcisent en elle l'enchantement silencieux de ce qui a lieu sans
plus. Pouvant les prononcer, elle trouve un asile en ce monde 2.» Rahel apprend
de Goethe la maîtrise des mots qui transforme la peinture de soi en solidarité et
en amitié avec les autres et l'insère dans une tradition. Ce privilège du récit ou
de l'écriture poétique car quelle place assigner à la philosophie si elle est tout
entière du côté de l'abstraction? se retrouve pour Arendt dans les exigences de
la mise en forme théâtrale. La tragédie, de façon non moins exemplaire, témoigne
de la métamorphose de la plainte le héros réexpérimente et communique sur le
mode du pâtir ce qui a simplement été; il exprime, dans la forme de la plainte et
par l'appropriation qu'il effectue, la conversion de l'agi en pâtir. La reprise théâtrale
confère à la plainte la réminiscence et fait advenir la connaissance, comme dans
les vers de Goethe que cite alors Arendt

1. H. Arendt, « Isak Dinesen », Vies politiques, trad. B. Cassin, op. cit., p. 134.
2. H. Arendt, Rahel Varnhagen, op. cit., p. 146. Sur l'importance de Goethe pour Rahel, voir aussi
« Aux origines de l'assimilation. Postface à Rahel Varnhagen », La tradition cachée, op. cit., p. 46.
LES TRANSPORTS DE LA PITIÉ

« La douleur change; la plainte répète


De la vie l'errance labyrinthique1.»

Lessing écrivait que la tragédie doit élargir notre capacité de ressentir la pitié 2.
Le théâtre, et même le drame larmoyant et moralisateur cher à Diderot, transforme
la plainte en en acceptant le pathos, en l'accentuant, en le portant à son comble,
en se situant donc toujours dans une logique de l'artifice quand le cri de la nature
ne suffit plus, l'art doit être mobilisé pour toucher. Le drame nous fait éprouver
les plus vives émotions de la vertu et de la pitié, et, comme la « peinture morale »
de Greuze, « on le voit avec transport, et quand on le revoit, on trouve qu'on avait
eu raison d'en être transporté3 ». Pour arracher les choses à l'éternel retour du
même, il faut pouvoir mettre en mots l'illimitation mélancolique, sortir de l'agi,
expérimenter le « souffrir avec ». Pour conserver la mémoire d'un événement qui
les touche, son père propose à Dorval d'en faire une pièce et de la rejouer tous
les ans 4. La plainte s'enfle, se module, s'amplifie, préoccupée de l'effet à produire.
« Touche-moi, étonne-moi, déchire-moi; fais-moi tressaillir, pleurer, frémir, m'in-
digner d'abord; tu recréeras mes yeux après, si tu peux », demande Diderot au
peintre 5. Mais, pour ce faire, il faut connaître « les cordes à pincer ». Une esthétique
de la pitié s'avère par conséquent esthétique de la simulation 6. Tel est le « paradoxe
sur la plainte » qui prolonge les déplacements de la pitié (son mouvement propre
et l'émotion qu'elle produit) par les transpositions de la scène, les constructions de
l'auteur, la rhétorique de l'acteur. « Ni le système dramatique, ni l'action, ni les
discours du poète, ne s'arrangeraient point de ma déclamation étouffée, interrompue,
sanglotée », dit le comédien du Paradoxe qui, dans l'idéal, arrache des pleurs mais
ne sent rien lui-même 7. Recréée, proférée, partagée dans un cadre monté de toutes
pièces, la plainte, à ce degré d'artefact, ne se contente pas d'émouvoir. Elle produit
les transports qui l'arrachent à la répétition ou à la mise en acte. La fiction
permettrait à la plainte sans objet de trouver son destinataire et de se répéter sans
répéter. Ainsi pourrait-on dire qu'après avoir trouvé la langue de Goethe pour

1. H. Arendt, « De l'humanité dans de sombres temps », Vies politiques, op. cit., p. 30. Les vers de
Goethe sont extraits de la dédicace de Faust (« Der Schmerz wird neu, es wiederholte die Klage/Des
Lebens labyrinthisch irren Lauf »).
2. Lettre à Nicolaï, novembre 1756, citée par J. Spink, « Diderot et la réhabilitation de la pitié »,
Colloque international Diderot, Actes recueillis par A.M. Chouillet, Aux amateurs de livres, Paris, 1985,
p. 54.
3. Diderot, Salon de 1763, Hermann, 1984, p. 238.
4. Diderot, «Entretiens sur Le fils naturel », Œuvres, Gallimard, Pléiade, 1951, p. 1202.
5. Diderot, « Essais sur la peinture », Œuvres esthétiques, Garnier, 1968, p. 714.
6. Y. Belaval a montré que, chez Diderot, une telle esthétique (celle du Paradoxe sur le comédien)
n'est pas incompatible avec l'esthétique de l'enthousiasme et de l'imitation de la belle nature. Voir
L'esthétique sans paradoxe de Diderot, Gallimard, 1950, notamment p. 177 sq.
7. Diderot, « Paradoxe sur le comédien », Œuvres esthétiques, op. cit., p. 377.
LA PLAINTE

donner forme à sa plainte et la communiquer, Rahel trouve en Arendt la


compréhension et l'amitié du biographe qui la métamorphose. L'univers auquel la
plainte accède peut réunir les acquis des Lumières et la spécificité du schlemihl:
les souffrances de Rahel restée, en définitive, « juive et fille de parias» trouvent
leur prolongement dans le « oui» de Heine à sa judéité « le premier oui résolu
et le dernier qu'ait de longtemps proféré un juif assimilé1 » et dans son humour.
Le schlemihl devient chez Heine un innocent, un poète, le souverain du monde
des rêves placé sous la protection d'Apollon le dieu grec a pris les schlemihls en
charge depuis le jour où, poursuivant la belle Daphné, il n'attrapa à sa place que
la couronne de lauriers 2. Le monde qu'institue la faiblesse de l'être démuni et la
pitié qu'il suscite se poursuivent donc dans l'espace partagé du récit, dans celui de
l'humour, comme dans tout espace partagé, et par la création de « beaux mensonges»
et d'utiles illusions.

FRANÇOISE COBLENCE

1. H. Arendt, Rahel Varnhagen, op. cit., p. 274.


2. H. Arendt, « Heinrich Heine le schlemihl et le seigneur du monde onirique », La tradition
cachée, op. cit., p. 185.
Danièle Cohn

LA LYRE D'ORPHÉE

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron


Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée
Les soupirs de la Sainte et les cris de la Fée.
(El Desdichado, Nerval)

La plainte du poète dit une étrange histoire, d'Ovide à Rilke, un amour


impossible qui transforme la détresse endeuillée en célébration, elle dit le miracle
de la lyre, le chant de la mort qui n'est plus thrène mais modulation de la louange.
Que la figure d'Orphée, sa « constellation », dira Rilke, la lyre étoilée qui inscrit
sa lamentation dans le ciel soit notre passeur.

La plainte apprend

Dans le récit qu'Ovide en fait au onzième livre des Métamorphoses, la mort


d'Orphée est pleurée « par les oiseaux affligés, par la troupe des bêtes sauvages,
par les durs rochers, par les forêts ». La nature tout entière pleure celui qui a
pleuré son Eurydice jusque dans « le vaste royaume du silence» qu'est le monde
des morts. Les larmes arrachées par la lyre d'Orphée avaient eu raison de la loi
cruelle des Enfers, la mort du chantre rend à leur tour « plaintives» les rives du
fleuve qui porte épars ses « membres dispersés » et sa lyre. Le monde se fait plainte.
Orphée ainsi se nomme la plainte, une plainte en pleurs (le texte latin répète
cette liquéfaction tout devient flebile), dénuée de reproche, de toute Anklage
accusatrice, une lamentation traduction possible de l'allemand Klage, comme
dans l'expression Die Klagen Jeremiahs. Certes plainte et mort ont partie liée. La
mort produit la sollicitude de la plainte, cette lamentation des pleureuses qui
s'éplorent sur le corps du mort. Mais tandis que le mariage de la voix d'Orphée
et de la lyre émeut le royaume souterrain, au point de renvoyer Eurydice au monde
LA PLAINTE

d'en haut, c'est l'amour impatient avide, dit le latin d'Orphée qui annule la
victoire de la lyre, et c'est encore l'amour insatisfait des Ménades qui réduit au
silence son chant.
Pourquoi l'amour empêche-t-il que la plainte ne se fasse chant? « Le voilà,
dit l'une d'elles, Je voilà c'est l'homme qui nous méprise; et elle frappe de son
thyrse la bouche harmonieuse du chantre apollinien» (Métamorphoses, XI) « Les
femmes sacrilèges» sont restées insensibles aux « mots pour la première fois sans
effet » d'Orphée dont « la voix n'éveille plus l'émotion », elles lui font rendre l'âme,
voix devenue désormais sans efficace « Et par cette bouche, hélas! ô Jupiter,
qu'avaient écoutée les rochers et comprise les bêtes sauvages, son âme s'exhala et
fut emportée par les vents » (Métamorphoses, XI). Quelle est cette folie qui peut
saisir l'âme des hommes et les rendre plus sourds que les pierres, plus insensibles
que les animaux? Quel lien noue l'amour à la mise à mort, et la plainte à l'offrande
musicale ? Pourquoi le monde perd-il Orphée, qu'advient-il du destin de la plainte ?
Si l'on accorde à la lamentation un statut non pas psychologique mais
ontologique, si l'on accepte d'en faire l'harmonique de l'être qui, de l'élémentaire
au cosmique, enchaîne l'amour et la mort, la vie et la perte, l'animal et l'ange, la
lyre stellaire est peut-être l'image de la vocation poétique de la plainte. La lyre,
dans la tradition grecque, est l'instrument des chants de victoires et de joie, la
lumière solaire d'Apollon, alors que le deuil n'autorise que la flûte. Orphée,
pourtant, descend aux enfers muni de la lyre apollinienne, il en tend les cordes
pour que résonne l'élégie, que le monde y consonne et que la célébration
s'accomplisse. La lyre d'Orphée est donc le motif, l'emblème d'une plainte qui
devient musique et qui donne le pouvoir de traverser deux fois l'Achéron, de
transformer les portes infranchissables en seuils. « Mais les vivants commettent tous
l'erreur de faire des distinctions trop fortes. Les anges (dit-on) souvent ne sauraient
pas s'ils passent parmi des vivants ou des morts » (première Élégie de Duino). Ainsi
la plainte s'énonce ouverture, les larmes jaillissent, vie et mort s'entremêlent. La
plainte, « nymphe de la source pleurée » (« Die Nymphe des geweinten Quells »,
Sonnets à Orphée, I, 8), rétablit la continuité. Le flux du temps métamorphose les
états en passages. L'autre nom de la Klage, dans la poésie de Rilke, est la Rühmung,
ce quasi-néologisme rilkéen qui dit la plainte en gloire, glorifiée et glorifiante 2.
Dans la vie de Rilke, l'achèvement des Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910)
avait inauguré une période de « sécheresse » poétique. Les Cahiers s'ouvraient sur
la conjugaison de la peur actuelle de Malte à Paris, et de la mort ancienne. « L'on
contenait jadis sa mort comme le fruit son noyau.» Le texte évoquait la mort du

1. Ovide, Les Métamorphoses, à partir du texte latin de l'édition des Belles Lettres, Paris, vol. III,
6e tirage, 1988. Nous avons dans la plupart des cas modifié les traductions existantes d'Ovide, Goethe
et Rilke.
2. Nous traduisons d'après Rilke, Duineser Elegien, Die Sonnette an Orpheus, Werke in drei Banden,
Insel Verlag, 1966, I, Francfort, 1966.
LA LYRE D'ORPHÉE
E

Chambellan et le cri de cette mort, son « hurlement » qui glace d'effroi choses,
bêtes et gens 1. Le refuge de Duino inspire au poète ses deux premières Élégies
(1912), mais, comme si l'écriture des Cahiers l'avaient laissé pantelant, aucune
continuité ne s'instaure plus dans le travail et l'enchaînement des Élégies suivantes
reste en suspens. Le destin des Élégies de Duino (1922) prend un autre tour à la
nouvelle de la mort de la jeune Véra Oukama Knoop. La « mort du Chambellan »,
la pesanteur de Malte, avaient conduit Rilke jusqu'au seuil des Élégies. Les deux
premières Élégies étaient encore dans l'effroi, sous le coup du souci de la mort.
Au château de Muzot, en 1922, la mission dont le poète se sent investi d'édifier
un « mausolée»à cette « élue de la mort précoce », jeune prêtresse d'Orphée,
danseuse admirable et musicienne, lui rend en quelque sorte l'écriture. L'inachè-
vement de l'existence de Véra rouvre le passage. Rilke écrivait à son éditeur,
Witold von Hulewicz, le 13 novembre 1925 « Élégies et Sonnets se prêtent les unes
aux autres un appui constant et je vois une grâce infinie dans le fait d'avoir pu,
du même souffle, emplir ces deux voiles la petite voile couleur de rouille des
Sonnets et la gigantesque voilure blanche des Elégies 2.»
Dans l'épreuve que représenta l'écriture des Élégies, le « cadeau» des Sonnets
« remplit »3 une attente de dix années, met un terme au silence poétique qui, sous
le coup des peurs de Malte, et de la lutte que Rilke fut amené à conduire avec
lui, a empêché leur achèvement. C'est l'inspiration d'Orphée qui met au monde
le cycle des Élégies, Orphée comble l'attente des plaintes, ces élégies qui étaient
dans le suspens de leur destination. La mort de la jeune fille renvoie le poète à
une thématique ancienne, nourrie de la contemplation des sarcophages étrusques
et romains, et de la lecture d'Ovide dont témoigne déjà un poème de 1904 Orphée.
Eurydice. Hermès.

« Celle qui fut tant aimée, qu'une lyre pour elle


fit entendre plus de plaintes que toutes les pleureuses
au point qu'un monde naquit de la plainte,
un monde où tout fut recréé: (.)
et qu'autour de ce monde-plainte
comme autour de l'autre Terre, un soleil
et un ciel constellé silencieux tournaient
un ciel de plaintes aux étoiles effarées
celle qui fut tant aimée4.»

1. Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, trad., Seuil, Paris, 1980, pp. 20-21.
2. Cité par J.-F. Angelloz, Introduction à Rilke, Élégies de Duino et Sonnets à Orphée, Aubier, Paris,
1943, pp. 14-15.
3. Au sens de l'Erfüllung qui est à la fois accomplissement et remplissement.
4. Rilke, Werke. cit., I, p. 298, traduction de l'édition du Seuil, modifiée sur un point, Rilke,
Œuvres, t. 2, Paris, 1972.
LA PLAINTE

Ainsi la lamentation fait-elle un monde mais aussi un ciel. Elle sonne comme
un chant d'allégresse, un alléluia inondé de larmes, car les douleurs sont, si l'on
se réfère à la dixième et dernière élégie, Stelle, Siedelung, Lager, Boden, Wohnort
(« place, résidence, campement, sol, habitation »), non seulement placées, installées,
mais à demeure. C'est de cette habitation-là que nous devons comprendre le monde,
en y demeurant, nous les « gaspilleurs de douleurs ». La souffrance est enracinement.
Si l'on y consent, la patience, l'assentiment dévoilent que la mort est ouverture.
La poésie élégiaque s'est longtemps voulue la tonalité galante de l'attente amoureuse.
Pourtant « seule la plainte apprend », énonce le huitième Sonnet. Elle apprend que
l'amour ne saurait être le remplissement de l'attente. L'amour est toujours quête,
rêve de possession, véritable erreur intellectuelle et affective sur le temps et la
mort. Les amants ne comprennent pas la mort, ils aiment « la nostalgie à la
fenêtre»(Élégie II), l'inquiétude délicieuse de l'attente 1. Les jeunes morts qui,
précocement, ont échappé aux tensions du Désir savent, eux, écouter la
Lamentation, cette figure archaïque qui guide les pas de l'initié jusqu'au pied de
la montagne de la douleur originaire Urleid 2 parce que la proximité de leur
enfance les fait glisser avec bonheur dans la mort. Orphée, par la perte d'Eurydice,
« apprend » le sens de la Lamentation. La révolte ou le reproche que provoque
une jeune mort, à nos yeux injuste, sont une méconnaissance de la nature de la
mort, une peur que le chant de la lyre doit apprivoiser. « Avec douceur, je dois
détacher d'eux (les jeunes morts) le semblant d'injustice qui parfois gêne un peu
leurs esprits dans leur mouvement pur» (Élégie I). L'émotion qui saisit les ombres
des Enfers, comme les animaux ou les pierres, quand sonne la lyre, ne consacre
pas une tristesse. Elle est participation à la musique.
La naissance mythologique de l'élégie elegos signifie plainte tient à l'histoire
de Linos, chantre apollinien et, suivant les versions, élève ou maître d'Orphée.
Comme le dit la première Élégie, dans ses derniers vers « Est-ce une vaine légende
que jadis, pour pleurer Linos (Klage um Linos) la première musique osa pénétrer
la dureté de la matière inerte, si bien qu'alors, dans l'espace effrayé auquel si jeune
et presque un Dieu, soudain il échappait pour toujours, le vide, ébranlé, connut
enfin cette vibration, qui maintenant nous entraîne et nous console et nous aide. »
Telle est la version rilkéenne du mythe de Linos, qui retient, parmi les variantes,
les deux éléments fixes l'invention de l'élégie et celle conjointe de l'harmonie. La
musique prend sa source dans la mort, l'élégie est le rythme du monde, sa vibration.
Le miracle, qui a pour nom Orphée, est que « même la douleur qui se lamente,

1. En écho aux vers du Faust de Goethe où Marguerite au rouet chante son amour et pleure la
paix de l'âme qui s'en est allée, le monde devenu tombeau en l'absence du bien-aimé « c'est lui seul
que je guette, penchée à ma fenêtre » (Nach ihm nur schau'ichlZum Fenster hinaus, vv. 3378-3390).
Faust, Hamburger Ausgabe, III, p. 108 (nous citerons toujours Goethe d'après cette édition).
2. « Et là elle l'embrasse, en pleurant./Solitaire il monte dans les montagnes de la douleur originaire »
(Élégie X).
LA LYRE D'ORPHÉE

purement, à la forme consent» (Élégie IX). Ainsi, ces plaintes sans lyre qui ne
plaisent pas aux Muses, aluroi elegoi dit Iphigénie deviennent, si nous consentons
le verbe allemand est sich entschliessen si nous nous décidons à la mort, ou à
la perte et à l'exil qui en sont des figures, musique pure, louange qui porte le
visible éphémère à l'invisible. Les Élégies et les Sonnets sont bien deux voiles
emplies du même souffle. Orphée est le « Dieu perdu» mais aussi la « trace infinie »
(Sonnet I, 26). Car « seul celui qui déjà éleva la lyre jusque parmi les ombres peut
pressentir et proclamer la louange infinie» (Sonnet 1, 9). Il y suffit de vouloir le
Devenir. La mort est l'une des constellations du retournement de l'être (Seinsum-
kehr). C'est à nous de comprendre, ou plutôt d'« apprendre », par la plainte,
qu'Orphée doit disparaître, qu'« il obéit, en passant le seuil» (Sonnet 1, 5, und er
gehorcht, indem er überschreitet).

L'harmonie continue

Le sourire doit briller dans les larmes, « ne redoutez pas de souffrir; la


pesanteur, rendez-la à la terre et à son poids» (Sonnet 1, 4). Le risque de la plainte
tient à l'amertume qu'elle exhale, à la répétition, harcelée, de la souffrance et du
tourment qui abîme la détresse du plaintif. L'Iphigénie d'Euripide prenait à témoin
le chœur de « ses gémissements funèbres », de « ses plaintes privées de lyre », et le
chœur lui renvoie le « barbare écho du thrène des morts », ce chant « asiatique»
auquel l'éclat du péan grec s'oppose (vv. 179-185). Une autre Iphigénie celle de
Goethe dans Iphigenie auf Tauris lui répond, qui, en fille des Lumières, raisonne
le statut de sa plainte et l'impute à la part féminine de la condition humaine, la
constitue en mode féminin de la finitude. La colère de Prométhée n'est pas son
lot. « Je ne récrimine pas contre les dieux (Ich rechte mit den Gôttern nicht); mais
la condition des femmes est bien digne d'être plainte (beklagenswert). L'homme
règne à la maison comme à la guerre, à lui la couronne de la victoire et la mort
glorieuse. Que le bonheur des femmes est resserré en d'étroites limites!» (Acte I,
scène 1, vv. 24-29) 2. La plainte étreint la prisonnière, elle est la tonalité de la
servitude. Iphigénie est vouée à d'autres, son père et sa lignée fatale, les Grecs et
la guerre de Troie, la Déesse qui l'a sauvée de l'immolation mais la tient à son
service, le roi de Tauride enfin, qui respecte la belle étrangère mais rêve de s'unir
à elle.

Prométhée, dans l'hymne de Goethe Prometheus 3, adressait à un ciel, vide de


par l'impuissance indifférente des Dieux, un cri qui signifiait non pas la tristesse
d'avoir été abandonné mais son mépris autant que sa colère. Iphigénie, elle, parle
1. Euripide, IV, Iphigénie en Tauride, v. 146, Les Belles Lettres, Paris, 1942.
2. Goethe, Iphigénie auf Tauris, Hamburger Ausgabe, V.
3. Hamburger Ausgabe, I, p. 44.
LA PLAINTE

autrement « Honteuse, j'avoue que c'est avec une résistance silencieuse que je te
sers, Déesse, toi qui m'as sauvée! Ma vie devrait t'être vouée dans un service
librement consenti » (Acte I, scène 1, vv. 35-38). La conception goethéenne
d'Iphigénie fait de la jeune fille un être dont la suavité morale guérit les autres.
Elle permet la réconciliation, au sens où elle l'incarne. Mais, au début de la pièce,
Iphigénie est en souffrance, l'humanité qu'elle répand autour d'elle lui est extérieure.
Sa pudeur, son silence s'accordent à la consécration qu'elle accepte. Iphigénie ne
conçoit pas de prix pour ses services, elle n'impute aucune ingratitude qu'elle
reprocherait. Pourtant elle laisse passer l'aveu de sa répugnance. Sa plainte est le
murmure d'une liberté enchaînée à trop de dépendances, d'une vie à l'ombre des
deuils, qui se prépare au Léthé. À la grisaille des séjours au royaume des morts
oublieux d'eux-mêmes (selbstvergessend), Iphigénie oppose sa rêverie d'une vie
gaiement consciente d'elle-même (ein frôhlich selbstbewusstes Leben, vv. 107-116).
« Une vie inutile est une mort précoce cette destinée des femmes, plus qu'aucune
autre je l'éprouve. » Se laisse entendre, par-delà une argumentation de la soumission,
l'origine de la plainte. Si la cause de ce malheur féminin est sociale, comme
Iphigénie y insiste une division ancestrale de l'intérieur et de l'extérieur sa
raison se tient dans un exil de l'âme à elle-même qui serait la part féminine de
toute âme. La souffrance d'Iphigénie est une figure de l'éloignement de soi à soi
plus que de la perte de ses ancrages. Le « noble orgueil» qui l'anime lui fait
adresser une plainte d'exilée orpheline à qui veut bien l'entendre, sans l'écouter.
Ce faisant, elle se trompe encore sur le désir de son âme, en demandant qu'on lui
accorde la liberté du retour.
Dans le monologue qui ouvre la pièce, elle dépeint ainsi son attitude « Et
sur le rivage je me tiens, durant de longs jours, mon âme en quête de la terre des
Grecs » (Und an dem Ufer steh'ich lange Tage Das Land der Griechen mit der
Seele suchend, vv. 11-12). Le texte allemand déroule sa modulation, la langue se
fait musique. Le pentamètre ïambique accentue un rythme ascendant qui donne
aux vers une grande douceur, une fluidité mélodique. On se souviendra des
difficultés de Goethe dans la rédaction de son drame. Il l'appelait son « enfant de
douleurs» (mein Schmerzenskind) 1. Il avait, de manière propitiatoire, convoqué à
son berceau des musiciens pour « adoucir l'âme, délier accoucher les esprits et
rappeler les lointaines figures » (die Seele zu lindern, die Geister zu entbinden, die
fernen Gestalten herüberzurufen). Mais la pièce se révéla longtemps inachevable.
Goethe écrivit d'abord une première mouture en prose, mais il ressentit une
incomplétude de l'oeuvre, qui le laissa, lui, dans une sorte d'attente. Le voyage en
Italie fut pour Goethe une guérison, analogue à celle d'Oreste dans la pièce
(Goethe aimait d'ailleurs à jouer le rôle d'Oreste lors des représentations privées à

1. Cf. pour la composition d'Iphigénie en Tauride, la présentation de H. Loiseau, dans l'édition


Aubier, Paris, s.d.
LA LYRE D'ORPHÉE

Weimar), une réconciliation avec son destin dans la lumière de la beauté antique
éprouvée, vécue, erlebt. Il emporta son Iphigénie imparfaite et décida de la transcrire
en vers. « L'enfant douloureux» tendait vers sa forme Sie quillt auf, das stockende
Sylbenmass wird in fortgehende Harmonie verwandelt (« la pâte lève, la métrique
balbutiante se métamorphose en harmonie continue »). Le drame d'Iphigénie retrace
dans le déploiement de son action le parcours de sa mise en forme. Le tourment
de la séparation il en va d'une séparation d'avec soi-même qui se module en
divers registres implique ces repentirs formels, cette hésitation du rythme dont
parle Goethe.
L'Iphigénie en Tauride est un accomplissement. Freud, recevant son prix
Goethe en 1930, l'appelait l'oeuvre peut-être la plus « sublime » de Goethe. « II fait
que la catharsis s'accomplisse dans une explosion passionnée de sentiments, sous
l'influence bienfaisante d'une compassion pleine de tendresse La pièce n'est
pas une tragédie. Goethe disait lui-même qu'il avait peur de la tragédie. Elle relève
plutôt de ce qu'un critique dénommait un drame de l'âme et telle est sa modernité.
Le temps de la pièce n'est pas une contrainte dramaturgique, il est le temps d'une
cure. On a voulu interpréter la beauté d'Iphigénie en Tauride au regard du motif
« éclairé » de la liberté morale. Mais le registre de la pièce est bien plus celui de
la compassion, comme le dit Freud, que celui de la loi morale kantienne. Si
Iphigénie en Tauride constitue un modèle heureux d'une imitation moderne des
Anciens, cela tient dans cette « annonciation» dont parle Goethe dans une dédicace
de son œuvre « Toutes les infirmités humaines, la pure humanité les expie 2. »
Iphigénie balance, elle apprend sa plainte. Le drame se joue dans l'âme des
personnages comme dans celle de leur auteur, il met en scène et constitue une
« aide psychique » comme dit encore Freud. Il résout les tensions par une
réévaluation de la Sehnsucht. Iphigénie croit, au commencement de la pièce, à sa
nostalgie de la Grèce. Il lui faut apprendre à connaître que l'image d'un lieu, d'un
sol où habiter, est pour son âme une fallacie.
La posture, très plastique, d'Iphigénie sur le rivage marque l'intensité de
l'attente. La Grèce qu'elle appelle de ses vœux prend le visage de son enfance et
de ses bonheurs fragiles, les traits d'une famille que la démesure de Tantale
poursuit, et les contours du palais d'Agamemnon. La plainte d'Iphigénie pleure sa
solitude, son deuil des morts connus, son souci des morts à venir. Mais la satisfaction
de son âme ne saurait s'en tenir à la joie des retrouvailles. Iphigénie connaît le
sang qui est le sien, les meurtres qui scandent sa généalogie. La terre grecque à
laquelle son âme aspire a pour nom l'Idéal. Le roi de Tauride, le Barbare Thoas,
qu'elle implore afin qu'il lui accorde un « retour heureux », lui rappelle ironiquement

1. Freud,Prix Goethe 1930 », dans Résultats, idées, problèmes, II, P.U.F., Paris, 1985, p. 183.
2. Dédicace à Krüger, 31 mars 1827, Liebevoll verkünd'es weit: Alle menschlichen Gebrechenl
Sühnet reine Menschlichkeit.
LA PLAINTE

la barbarie des Grecs. La guérison du mal dont se languit la jeune fille passe par
la réconciliation avec soi-même et non par la vie recommencée sur le sol natal.
En soignant la folie d'Oreste, Iphigénie se délivre de ses propres souvenirs, des
cauchemars de son lignage. L'harmonie continue que Goethe entendait dans la
réussite de la métrique se tient aussi dans la sérénité de l'âme, qui n'est pas
retrouvée mais obtenue. La plainte qui fut celle d'Iphigénie se transforme en
action de grâces. Oreste a cessé d'entendre les Érinyes, la souillure n'est plus sur
lui. Le roi pardonne le départ d'une princesse grecque qu'il aime mais qu'il accepte
libre pour elle-même. Iphigénie réussit à détourner des Atrides la compulsion à la
trahison et au meurtre en résistant victorieusement à un mensonge illusoirement
salvateur. Elle ne s'enfuit pas avec son frère, en trompant le roi qui l'avait accueillie.
Thoas accorde en connaissance de cause le retour et la statue d'Artémis à la fille
d'Agamemnon. Iphigénie quitte la Tauride, avec la gravité noble de qui a obtenu
non pas une victoire, mais que l'unisson des âmes achève cet oratorio.
Les protagonistes de la pièce peuvent aller vers l'humanité de leur destin. Tel
est le sens de la guérison aux yeux de Goethe, la guérison que l'Italie de son
voyage lui a donnée et qui lui permet d'aller vivre à Weimar au terme d'une
fuite de deux années loin d'une principauté où le menaçait l'oubli de soi la
guérison d'Oreste encore et celle d'Iphigénie. La méprise de la plainte restait à
demeure dans l'imputation du malheur. La plainte épelait sans trêve les noms de
l'endeuillement jusqu'à la lassitude. L'envie tenace du sort des hommes figurait,
comme une allégorie, le silence du monde sur les larmes infinies de la femme
abandonnée au sursis. Iphigénie guérit d'elle-même, c'est-à-dire de la tentation
déniée de « récriminer contre les Dieux ». La tranquillité d'âme de l'Iphigénie
goethéenne n'est pas native. Sa douceur cherche à endiguer une violence intérieure,
celle qui hante les âmes de sa race. Il lui faut apprendre selon la formulation
rilkéenne à faire taire l'accusation dans la plainte, le bon droit de la souffrance
qui désaccorde l'âme. Le rythme du pentamètre apaise parce qu'il plie le dire à la
pulsation d'une musique et le purifie, comme la voix d'Iphigénie apaise les Furies
qui poursuivent Oreste, et la colère du roi (cf. vv. 1979-1986, acte V, scène 3). Si
les critiques, depuis Schiller, se sont plu à voir dans Iphigénie en Tauride le miracle
grec qui fut donné à la langue allemande, la lyre d'Orphée a peut-être ici résonné
et su accorder aux Muses le chant funèbre de l'élégie.

La Sehnsucht métamorphose de Mignon

« La nature nous a procuré les larmes, le cri de la douleur, quand l'homme à


la fin ne parvient pas à la porter. Et à moi, par-dessus tout elle m'a laissé dans
la douleur la mélodie et la parole, pour plaindre la plénitude abyssale de ma
LA LYRE D'ORPHÉE

détresse » (Acte V, scène 5) 1. Les harmoniques du chant sont ce don de la nature


qu'invoque le Tasse, à la fin de Torquato Tasso, pour célébrer le poète au moment
même où, dramaturgiquement, la tempête de la folie risque de l'emporter, tel
Oreste. Là se tient le privilège du poète, entre la générosité excessive de sa
souffrance et le don du Dieu de la dire. Si la mélancolie du Tasse s'accommode
d'une impuissance à achever son œuvre et d'une propension fatale à rêver sa vie
sans la vivre, l'acuité de la crise qui le menace dans la pièce, cette disgrâce qu'il
encourt, malgré la couronne du vainqueur qui pare sa tête, réveillent en lui la joie
de la lyre. Et les tristesses vaines prennent rétrospectivement le ton d'une coquetterie
de cour. Le poète se doit à sa vocation, « dire ce qu'il souffre, lorsque l'homme en
sa détresse est réduit au mutisme ». La lyre guide le chantre aimé d'Apollon, par-
delà l'ivresse de la douleur. Le don divin est dans ce pouvoir de mettre en musique
loin du mutisme humain des cris l'aveu de la Sehnsucht. Oreste échappe à la
vengeance des Érinyes à son désir d'en finir en écoutant la musique des paroles
de sa sœur. Orphée reprend sa lyre quand Eurydice lui échappe, sans recours. « La
plainte, d'un geste oblique et inexpert, élève malgré tout une constellation de notre
voix dans le ciel que son souffle ne trouble pas » (Rilke, Sonnet VIII).
La Sehnsucht anime, elle est ferveur. L'étymologie allemande fait sonner la
nostalgie autrement que ne le fait sa traduction habituelle. La souffrance du retour
mêle le désir du retour aiguillonné par l'épreuve et la déception constitutive que
le lieu retrouvé suscite. Il y a un pathos de la nostalgie qui la dirige vers la
mélancolie, la Schwermut. Mais si le registre de la Sehnsucht résonne avec la
tristesse de la quête manquée, il est aussi celui de l'énergie qui bande la corde de
l'arc, die Sehne, dans une tonalité où l'intensité de l'élan, die Sucht, prime la
pesanteur, le poids de l'état d'âme. La première Élégie de Duino met ainsi en
image cet envol « N'est-il pas temps que nous nous libérions dans notre amour
de l'objet aimé et que pantelants nous obtenions la victoire comme le trait vainc
la corde (die Sehne), pour être, ramassé sur le saut, plus que lui-même.» En écho,
Goethe vieillissant, éprouvé dans son ultime et vaine passion pour la toute jeune
Ulrike von Levetzow, porte, comme le transmet le chancelier Müller, ce toast au
souvenir « Tout ce qui nous arrive de grand, de beau, de significatif ne doit pas
être d'abord rappelé de l'extérieur comme en lui donnant la chasse; il faut qu'au
contraire cela s'unisse dès le début à la trame de notre intérieur, ne fasse qu'un
avec lui, produise en nous un nouveau moi meilleur, vive et crée en nous,
continuant à nous former éternellement. Il n'y a point de passé vers quoi il soit
permis de tendre ses regrets, il n'y a qu'un éternel nouveau qui se forme des
éléments grandis du passé, et la vraie Sehnsucht doit être toujours créatrice, produire
à tout instant un nouveau meilleur encore 2.»

1. Goethe, Torquato Tasso, Hamburger Ausgabe, V.


2. Cité par Charles Du Bos, « Le dernier amour, Goethe et l'Élégie de Marienbad », dans Aperçus
sur Goethe, Corrêa, Paris, 1949.
LA PLAINTE

Dans la souffrance où se tient Goethe, à cette « heure sidérale de l'humanité »


dont parle Charles Du Bos reprenant la formulation heureuse de Stefan Zweig
pour peindre le dernier amour du poète 1, la postulation du nouveau dans la
Sehnsucht même définit un art poétique qui est aussi une forme de vie, au moment
où le romantisme exagère les jouissances morbides d'un compagnonnage avec la
mort. Le sort que Goethe réserve à son personnage Mignon, des Années d'appren-
tissage de Wilhelm Meister aux Années de voyage, sera le viatique de cette formation
à la Selige Sehnsucht cette « nostalgie bienheureuse » que chante le Divan 2.
Mignon est la Sehnsucht, plus encore que la Sehnsucht ne la meut. « La nature
de la chère enfant se ramène presque exclusivement à une profonde Sehnsucht le
désir (das Verlangen) de revoir sa patrie et le désir de vous revoir sont tout ce qu'il
y a de terrestre en elle; mais ces deux objets sont reportés dans un lointain infini,
ils sont inaccessibles à cette âme unique (Gemüt) 3. » Le désir fervent qu'est la
Sehnsucht n'est désir de rien d'autre que de passer le seuil. Les demandes qu'il
formule dans la traversée de la vie sont les motifs musicaux d'une mélodie plus
fondatrice.
La vie de Mignon tient en quatre lieder qui scandent la Bildung du héros
dans le roman d'apprentissage. Mignon a des difficultés d'élocution qui tiennent
moins à sa naissance étrangère qu'à une préférence marquée pour la musique. La
cithare, le luth dont elle sait faire résonner les cordes sans jamais l'avoir appris,
sont son mode d'expression natif. « Elle ne pouvait s'exprimer en paroles et l'obstacle
semblait tenir plutôt à la forme d'intelligence qu'aux organes du langage » (livre
VIII, ch. 9) 4. L'enfant est victime d'une sorte de chute de la parole, en elle le
sens ne parvient pas à s'articuler dans le langage. Mignon est un « symbole» au
sens où Goethe l'entendait, elle est la poésie. « La vraie symbolique est le lieu où
le particulier représente le plus général, non pas sous forme de rêve ou d'ombre
mais sous la forme d'une révélation vivante et instantanée de l'indéchiffrable 5.»
Mignon est dans le roman un personnage dont la nature tient à cette « folie de
l'inadéquation » Wahnsinn des Missverhaltnisses qui la décrit aux yeux de
Goethe. Son inhumanité fait horreur (Abscheu), en même temps qu'elle porte à la
contemplation. L'énigme vivante qu'elle est, fascine et inquiète. « Tout ange est
effrayant. Et pourtant malheur à moi! je vous invoque, oiseaux de l'âme qui
apportez quasiment la mort » (deuxième Élégie de Duino). La muse du poète prend
aussi ce visage monstrueux. Ni enfant, ni adulte, androgyne, à mi-chemin entre la

1. Ibid.
2. West-ôstlicher Divan, Hamburger Ausgabe, II, p. 18.
3. Années d'apprentissage, Livre VIII, ch. 3, Hamburger Ausgabe, VII, p. 522. L'allemand possède
deux termes pour dire l'âme. Seele est un espace, un lieu; Gemüt désigne une tonalité de ce lieu, l'état
de sa Stimmung. La Sehnsucht est une Stimmung possible.
4. Années d'apprentissage, cit., p. 587.
5. Maximen und Refiexionen, n° 752, Hamburger Ausgabe, XII, cit., p. 471.
LA LYRE D'ORPHÉ
E

fille et l'amante, Mignon est pantin et ange à la fois ou, pour être plus exact,
acrobate maladroite et pourtant habile, elle est, selon les termes rilkéens, cette
flèche qui dépasse la tension de la corde, et bondit par-dessus l'humain, de
l'élémentaire au céleste.
L'apparition de Mignon constitue une sorte de scène attiré par le mystère de
cette créature, mû par une force inconsciente, Wilhelm arrache l'étrange enfant à
la violence des saltimbanques à qui elle appartient. Mignon passe au service de
Wilhelm et se révèle dans l'ombre de celui qui porte le nom de « maître », son
double, son âme. Elle prend ses couleurs, le bleu et le gris, qui dans la symbolique
de la Théorie des couleurs goethéenne sont la mort et la nostalgie. Elle lui offre
aux tournants de son destin la mélodie de ses chants et module le déploiement de
la plainte dans l'entre-deux de la quête qui conduit Wilhelm à son but.
Les chants de Mignon font le portrait de la Sehnsucht. Le premier lied
(livre III, ch. 1) dont la mélodie à l'innocence enfantine charme (le terme allemand
est Reiz) est la romance de l'Italie « Connais-tu le pays où fleurissent les
citronniers1?.»La tonalité y est nostalgique d'un paysage (strophe 1), d'une
maison d'enfance (strophe 2), du chemin du retour (strophe 3). Les statues de
marbre dressées dans la grande salle pleurent en regardant Mignon « Que t'a-
t-on fait, toi, pauvre enfant? » Le lieu est perdu, mais le chemin qui y conduit
existe, malgré « les cavernes où gîte l'antique race des dragons2 » Wilhelm
l'empruntera au début des Années de voyage pour se rendre en Italie, il retrouvera
la demeure de son amie, la musique et les paroles du lied (Livre II, ch. 7).
L'étrange enfant chante sa patrie sans mélancolie et, véritable Muse, elle inspire
la méditation de son maître en proposant à son imagination une sorte de tableau,
une peinture mentale.
Le deuxième lied (Livre IV, ch. 11) est le rondeau de la souffrance amoureuse
«Seul celui qui connaît le désir fervent (Sehnsucht), sait ce que je souffre3!»
Mignon accorde son amour pour Wilhelm à la Sehnsucht rêveuse dans laquelle il
a lui-même glissé. Mais leurs désirs, bien charnels, les tourmentent et les séparent.
L'enfant androgyne éprouve avec violence un amour de femme « folie de son
inadéquation ». Telle est la part « terrestrede Mignon, qu'elle exprime d'une
manière naïve, avec la force de ce que Goethe appelle le démonique, avec une
véritable sauvagerie de Ménade 4. Un paysage italien qui abrite le mystère de

1. Années d'apprentissage, cit., p. 145.


2. En écho, la strophe de Delfica de Nerval « Reconnais-tu le Temple au péristyle immense, Et
les citrons amers où s'imprimaient tes dents, Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents, Où du dragon
vaincu dort l'antique semence. », Œuvres, I, Pléiade, Gallimard, Paris, 1966, p. 5.
3. Années d'apprentissage, cit., p. 241.
4. L'expression est de F. Schlegel, dans VAthenâum de 1798, où il recense Les Années d'apprentissage
et insiste sur l'importance poétique du personnage de Mignon et sa force attractive (cité dans J. W. Goethe,
Wilhelm Meisters Lehrjahre, p. 319, Erlauterungen und Dokumente, Reclam, Stuttgart, 1982).
LA PLAINTE

l'inceste fraternel auquel elle doit le jour, un amour pour Wilhelm qui confond
en lui le bien-aimé et le père sont ses attaches. Si Mignon est d'emblée un pur
symbole, cela tient à l'irreprésentable en elle. Sa sublimité tient à l'informe'.
Wilhelm oscille d'ailleurs entre une tendresse passionnée pour Mignon et une
répugnance qui le conduit à fuir sa présence.
Mignon doit donc s'éloigner 2, c'est la « volonté du destin », comme le chante
le troisième lied, le lied du secret (Livre V, ch. 16). À ce moment du roman, il lui
faut renoncer à trouver sa place ici-bas. Le devoir de silence qui est le sien la
voue à la solitude « Chacun cherche la paix dans les bras de l'ami, là le cœur
peut s'épancher en plaintes. Mais un serment clôt mes lèvres, et seul un Dieu
pourrait les desserrer 3. » La destination de Mignon s'éclaire. L'inhumain qui
l'habite lui interdit la consolation de la plainte épanchée, comme la volupté lui est
interdite. La Sehnsucht la rappelle au Dieu de son jurement, elle lui épargne l'issue
mélancolique. Comme le dit le dix-neuvième Sonnet à Orphée « Seul le chant au-
dessus de la terre sanctifie et glorifie.»
Le dernier livre des Années d'apprentissage, après la mort de Mignon, donnera
les clés du secret des origines de l'enfant. La discursivité narrative reprendra ses
droits quand le chant de Mignon aura cessé de résonner sur la terre. Dans la trame
romanesque Mignon a un répondant, le personnage du harpiste, vieillard douloureux
et plaintif qui ne s'exprime, lui aussi, qu'en musique. Il est la Schwermut comme
Mignon la Sehnsucht, et l'application de Mignon à se tenir éloignée de lui démontre
le péril mélancolique qu'encourt le désir fervent de la Sehnsucht. Le harpiste
impute sa plainte « Vous, puissances du ciel, vous nous faites entrer dans la vie
et permettez que le malheureux devienne coupable, ensuite vous l'abandonnez à
la peine, car toute faute se venge sur la terre»(livre II, ch. 13) 4. Il accuse, la
faute pèse. L'existence de Mignon se révélera cette faute. Mignon est la fille
d'Agostino identité véritable du harpiste et de Sperata, sa jeune sœur qu'il
aima d'un amour musicien avant d'apprendre la vérité. Les liens de sang qui les
unissaient interdisaient l'union que leur passion innocente et coupable à la fois
avait déjà consommée. Mignon naquit, d'une naissance « inadéquate », cernée par
la folie de ceux qui l'avaient mise au monde et ne pouvaient supporter en elle la

1. La référence au paragraphe 23 de la Critique de la faculté de juger s'impose ici. L'analyse


kantienne du sublime insiste sur l'« illimitationque l'on peut éprouver jusque dans l'« objet informe ».
Contrairement « au sentiment d'épanouissement que comporte la satisfaction du beau, le plaisir produit
par le sentiment du sublime est une inhibition momentanée des forces vitales, aussitôt suivie d'une
expansion d'autant plus forte de celles-ci », trad. L. Guillermit, L'Élucidation critique du jugement de
goût selon Kant, C.N.R.S., Paris, 1986, pp. 217-218.
2. Ici sonne l'heure de l'Anankè telle que la définit la quatrième strophe des Urworte (cf. note 2,
p. 141). « Et ainsi c'est donc encore comme les étoiles l'ont voulu la condition aussi bien que la loi.
Toute volonté n'est qu'un vouloir déterminé par la nécessité, et devant elle l'arbitraire même se tait. »
3. Années d'apprentissage, cit., p. 356.
4. Ibid., p. 136.
LA LYRE D'ORPHÉE

réalité vivante de leur malheureux sort. Séparés pour toujours, voués au tombeau
pour oublier dans la mort leur peine solitaire, Agostino et Sperata ne pouvaient
qu'abandonner leur enfant à son destin d'entre-deux. Toute la trajectoire de Mignon
se tiendra à la tâche de résister au désespoir de son inhumanité originaire.
Aussi s'agit-il d'une victoire sur le versant mortifère quand Mignon fait
résonner l'injonction de son quatrième lied, la prière de « l'élue de la mort précoce»
qu'elle est aussi. « So lasst mich scheinen, bis ich werde(livre VIII, ch. 2) 1. Mignon,
malade, a délaissé son habit androgyne pour la robe blanche et ailée de l'ange.
Elle souhaite paraître (scheinen) ainsi jusqu'à son devenir, sa mort. Elle prie aussi
qu'on lui laisse son éclat, sa brillance (Schein), en attendant qu'elle soit, qu'elle
parvienne à l'Être (werden peut signifier le devenir ou l'être qui devient). Elle se
retire en assignant à ceux qu'elle quitte sa métamorphose en une figure de l'éternelle
jeunesse. Mais elle quitte sans regrets l'inadéquation qu'elle représentait sur terre.
Dans le monde qui l'attend, les distinctions trop fortes des vivants ne sont plus de
mise « Et ces créatures célestes, elles ne demandent plus si l'on est homme ou
femme et nul vêtement, nul drapé n'enveloppent plus le corps purifié (verklàrt).»
Le Schein deviendra pure lumière, sans opacité.
Paysage, amour, secret, luminosité de l'éternité, ainsi se nomment les chants que
Mignon accompagne de sa cithare. La lyre d'Orphée chante l'élévation de notre
existence à l'être, elle dessine la courbe de notre trajectoire. La plainte enchaîne les
paroles orphiques Daimon, Tuchê, Eros, Anankê, Elpis, ces Urworte dont les lieder
de Mignon sont une variation 2. L'amour humain n'apportait à Mignon que le chagrin
convulsif de la jalousie. Il lui faut apprendre à connaître par-delà la nostalgie
amoureuse le sens de la Sehnsucht. Si le cœur et le corps de Mignon ne peuvent
se détacher de Wilhelm, son âme a le devoir de prendre le chemin du secret. La
mort ne rompt rien. Belle métamorphose, elle transfigure. Le secret qu'abrite la
plainte nostalgique est la beauté de la mort à laquelle la vie aspire.
Pourtant la scénographie des funérailles de Mignon (livre VIII, ch. 8) n'expose
que la propédeutique du néoclassicisme. Mignon, embaumée, apparaît dans son
sarcophage, souriante et endormie. La liturgie, épure antiquisante d'une cérémonie
chrétienne, se veut consolatrice et tournée vers la vie. Mignon, muse étrange,
quintessence du poétique aux yeux des jeunes romantiques qui lisent le roman,
perd sa rudesse abrupte, sa désarticulation de poupée et la mélodie de son être.
Dans son habit d'ange, la sublimité de son inachèvement disparaît. Mignon ressemble
à ces génies ailés, qui depuis Winckelmann et Lessing sont, aux yeux du classicisme
allemand, la représentation grecque de la mort, figée dans le masque d'une éternelle
jeunesse. Mignon morte rejoint la statuaire antique. La musicalité de son être, sa
1. Ibid., p. 515.
2. Urworte, Hamburger Ausgabe, I, pp. 359-360. Cf. également le commentaire que Goethe propose
des strophes, ibid., pp. 403-407. Cf. mon article « Oublier Werther », dans Le Printemps des génies, éd.
par Michèle Sacquin, Laffont Bibliothèque Nationale, Paris, 1993.
LA PLAINTE

mobilité de pantin touché par la grâce cèdent le pas, de par l'artifice d'une
médecine, à la plasticité mensongère d'un beau corps endormi. Le charme de
Mignon n'était, de son vivant, jamais passé pour de la beauté. Mignon étonnait par
son inadéquation. Goethe lui impose paradoxalement une mort dans le registre
winckelmannien de la « noble sérénité et de la grandeur paisible» qui lisse les
aspérités du personnage et psychologise la Sehnsucht ontologique de Mignon au
bénéfice de l'économie du roman de formation. Mignon repose dans la « Salle du
Passé» de la Société de la Tour, sa mort est l'obole qui permet à Wilhelm d'entrer
dans cette Société et d'achever son apprentissage. La musique de ses obsèques,
chorale et didactique, est étrangère à la lyre d'Orphée, elle a les vertus maçonniques
d'un rituel raisonné.

Le consentement et l'effroi

Vouloir donner un sens et une place à la mort dans une Salle du Passé, comme
le fait Goethe revient à confondre allégorie et symbole, à chercher une traduction
de l'indéchiffrable en termes de consolation. Dans la dernière Élégie de Duino, celle
de la Plainte, Rilke dit « Ô comme, sans en laisser trace, un ange foulerait aux pieds
leur marché de consolation, que borne l'église, leur église achetée toute faite
proprette et fermée et déçue ainsi qu'un bureau de poste le dimanche. » C'est
seulement dans l'orphisme des dernières œuvres de Goethe que le destin de la plainte
s'accomplit. La Sehnsucht y est « bienheureuse » « Ne le dites à personne, sinon aux
Sages, car la foule aussitôt insulte je veux exalter cette vie qui aspire à la mort de
flamme (.) Et tant que tu ne détiens pas ceci Meurs et deviens! tu n'es qu'un triste
pèlerin sur la terre obscure » (Selige Sehnsucht). L'espoir orphique, ultime strophe
des Urworte, ouvre « le verrou de la porte lugubre ». La vie s'envole, d'un coup d'aile,
vers la mort de flamme. La plainte accueille la Sehnsucht de la mort, elle devient le
phrasé de la ferveur, une célébration où le poète « module sur la lyre d'Orphée» ce
que Rilke appelle le passage vers l'Ouvert.
Prenant pour exergue les deux vers de Torquato Tasso que nous avions cités
(« quand l'homme en sa détresse est réduit au mutisme, un Dieu m'a donné de
dire ce que je souffre »), l'Élégie, dite de Marienbad lieu où le vieux Goethe
brûla de ce grand amour pour Ulrike au centre de la Trilogie de la Passion,
chante, dans sa strophe finale, la piété « Au plus pur de notre âme, palpite
l'aspiration de se donner spontanément et par gratitude à un être plus haut, plus
pur, inconnu de nous, en qui se révélerait le mystère de l'Être éternellement
innommé. Ce sentiment, nous l'appelons être pieux! D'une telle élévation
bienheureuse je me sens participant lorsque je suis devant elle 1.»

1. Hamburger Ausgabe, I, Élégie, pp. 381-385. La Trilogie de la passion (pp. 380-386) est une
composition de trois poèmes que Goethe a faite lui-même pour l'édition de ses oeuvres. An Werther est
LA LYRE D'ORPHÉE

Orphée, quand il descendit aux Enfers, n'avait pas encore compris que la
possession n'étreint rien. Sa première plainte obtient Eurydice, mais le secret qu'il
n'a pu ou su déchiffrer, c'est l'indifférence toute nouvelle d'Eurydice, la métamor-
phose que la mort a accomplie. Orphée doit apprendre la piété du consentement.
L'assentiment à la mort, telle est la mission poétique de la Sehnsucht. Le « Meurs
et deviens » de la plainte porte le nom de louange.
La plainte, si on l'entend comme chant, est la musique de la poésie. L'expérience
de la souffrance, le tissu de la vie, devient alors un véritable Erlebnis seul
matériau du poète selon Goethe. Pour ce faire, le cri, celui qui glace d'effroi les
hommes et les choses après la mort du Chambellan dans Malte, celui qui écrase
de son fardeau l'homme dont parle le Tasse, celui qui déchaîne la fureur meurtrière
des Ménades, doit trouver le rythme d'une mélodie. La poésie n'efface pas le
tourment, elle fait comprendre ou croire tel est son pouvoir que le sens existe,
que seul le mutisme du cri, auquel la violence de la douleur tend toujours à réduire
l'humain, instaurerait une radicalité de la mort. La condition de possibilité de
l'espoir l'ultime strophe des Urworte porte le nom d'Elpis, parole que Goethe
ajoute à l'enchaînement de la tradition orphique est que la Sehnsucht évite le
piège tentateur de la mélancolie qu'elle ne perde pas sa ferveur, le désir de la
ferveur!
Rilke reprend la lyre d'Orphée, là où Goethe l'avait déposée. L'héroïsme
de la position classique tenait du refus de s'abandonner à la séduction de
l'attitude mélancolique. Le classicisme, en l'occurrence, relevait plus d'une forme
de vie que d'un style artistique ou d'une période de l'histoire des arts. Goethe,
vieillissant, apprit que le sacrifice du démonisme n'était pas le renoncement
véritable. La belle mort de Mignon n'avait pas apaisé l'inquiétude du poète, l'art
ne parvenait pas à faire de la Sehnsucht une figure, une image sainte. La sainteté
demeure dans la piété, la pure élégie celle de Marienbad n'élève son chant
qu'à l'heure sidérale de la Selige Sehnsucht, l'heure où la mort appelle la lumière.
Mais la rude expérience du monde que fait Rilke, celle d'un monde où le poète
est inadéquat, menacé d'une stérilité créatrice par son inadéquation même, donne
aux accords de sa lyre une tonalité autre. Le stirb und werde goethéen s'accorde
avec l'idée d'une plénitude possible. Au moderne Rilke, il reste à louer le
passage, la métamorphose, car la seule plénitude qui nous soit encore donnée
est celle de la plainte même.
« N'est larme toute plainte ? Et toute plainte accusation ? Ainsi te parles-tu
à toi-même et pour quoi, plutôt que d'épancher ta peine, tu préfères sourire;

comme l'anamnèse de la passion mortifère de la jeunesse, Élégie, le monologue douloureux d'un coeur
éprouvé par la souffrance de la passion pour Ulrike, Aussohnung enfin, comme le dit son nom, est la
réconciliation accomplie au son du piano, instrument des musiciennes auxquelles il est dédié. La
Trilogie énonce à sa manière le poids des souffrances dont se retrouve lestée toute paix de l'âme.
LA PLAINTE

(.) Mais si pleurer ne veux, ni laisser fondre en larmes ta purpurine mélancolie,


lors, ô mon âme, il te faudra chanter. (.) Il n'est rien à présent, ô mon âme,
que je ne t'aie donné, et jusqu'à mon ultime don, et tout entières pour toi se
sont vidées mes mains que de chanter t'aie fait adjuration, voilà quel fut
mon don ultime 1 »»

DANIÈLE COHN

1. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, III, « De la grande nostalgie », trad. de M. de Gandillac,


Gallimard, Folio, Paris, 1971, pp. 275-276.
Jacques André

D'UN INUTILE AMOUR

TROP CONSTANTE VICTIME

Et pourquoi vous lasser d'une plainte importune!

Le mot d'Oreste adressé à Hermione serait pour la tragédie racinienne dans


son ensemble un juste exergue, tant pour la plainte que pour l'importunité. De
celle-ci on peut se faire une première représentation visuelle en la circonstance.
Que l'on place côte à côte le texte des Plaideurs et celui d'une tragédie du même
auteur, n'importe laquelle, la différence saute aux yeux ici les répliques brèves
s'enchaînent en un dialogue, là les tirades par leur seule longueur imposent une
succession de monologues. Ce qu'enregistre la perception se transforme en un
difficile problème pour le metteur en scène que faire des personnages présents
sur l'estrade et contraints à une attente muette, pendant qu'un autre parle? L'une
des solutions volontiers retenue est remarquable par ce qu'elle indique de la nature
du propos tenu. Le choix est plastique plutôt que d'imposer aux acteurs longuement
réduits au silence la rigidité d'un face-à-face inconfortable avec le locuteur, le
metteur en scène les traite comme des formes. La posture, le vêtement, la
conjugaison avec les éléments du décor. le travail peut opter pour l'une ou l'autre
de ces voies, mais toutes sanctionnent la rupture avec la situation d'interlocution.
L'un parle, ses mots s'adressent. mais à qui? Le sentiment d'un décalage, d'une
« maladresse », se transforme à l'occasion en conscience de l'importunité, laquelle
fait alors irruption dans le propos pour y mettre fin. Vous ne répondez point?
Perfide, je le vois. Tu comptes les moments que tu perds avec moi!
Un tel déséquilibre est difficile à tenir, à commencer pour le lecteur et le
spectateur qui ont besoin pour se rassurer ou se satisfaire que de temps en temps
les gens se rencontrent. L'une des façons du texte racinien de pallier la difficulté
est plus une échappatoire qu'une solution le recours aux confidents. Aux
Andromaque, Pyrrhus, Hermione, Oreste correspond point par point la série des
Céphise, Phoenix, Cléone et Pylade. On comprendra aisément que ce procédé est
un faux-fuyant le confident est un double, un écho ou un miroir; sans doute
permet-il que cesse l'importunité mais c'est en se détournant de l'altérité, en évitant
l'objet.
LA PLAINTE

Un amour payé de trop d'ingratitude

De quoi se plaignent-ils? La construction d'Andromaque est exemplaire, à ce


point méthodique qu'elle porte, on le sait, à la boutade Oreste aime Hermione
qui aime Pyrrhus qui aime Andromaque qui aime Hector qui est mort. Qu'il est
douloureux de ne pas être aimé par celui que l'on aime! Dans cette construction
en escalier, les amants ne partagent jamais la même marche. Celui à qui l'amour
s'adresse déclare lui-même sa flamme à un autre. L'importunité suit d'elle-même.
Qu'elle parte. Qu'elle m'épargnerait de contrainte et d'ennui! L'importunité, ou
le triste emploi celui de recueillir des pleurs qui ne sont pas pour moi.
Il arrive à l'amour éperdu de se transformer en haine je l'ai trop aimé pour
ne le point haïr. Ce retournement a au moins le mérite de procurer à l'action
quelque ressort, qui autrement en manquerait singulièrement. Voilà pour le drame,
mais le tragique est ailleurs. La haine est étrangère à la plainte, elle y mettrait
plutôt fin. Quand vous me haïriez, je ne m'en plaindrais pas. La haine a un objet,
la plainte l'a perdu; elle est cette perte même, ou plus exactement le discours de
cette perte. Ainsi conçu, il va de soi que pareil théâtre n'a pas de place pour
Roméo et Juliette ou leurs semblables. Ceux qui s'aiment sont étrangers au monde
racinien. Sans doute s'en trouve-t-il quelques représentants, tels Hyppolite et Aricie,
mais leur couple reste marginal, presque ignoré. Et Titus et Bérénice ? Précisément,
ils se perdent. Le tragique racinien se détourne de ceux qui n'ont pas à se plaindre.
Chacun porte son amour vers un ailleurs qui ne répond pas, ou plus. L'amour
de l'objet est un amour perdu. Objet la psychanalyse partage le mot avec la langue
classique L'une évoque le malheureux objet d'un si tendre amour, l'autre écrit,
plus prosaïquement « Die Objektfindung ist eigentlich eine Wiederfindung2.» Ce
qui peut se dire en français, avec quelque approximation « Trouver l'objet c'est à
proprement parler le retrouver. » Entre trouver et retrouver, il y a l'expérience
aussi radicale que fondatrice de la perte. Cette problématique de la perte de l'objet
a suffisamment fait couler d'encre analytique pour qu'il nous soit épargné d'en
dérouler une fois de plus le commentaire, pour ne pas dire la plainte. Traçons
simplement quelques grandes lignes.
À l'étage supérieur, l'objet perdu est celui des amours œdipiennes impossibles.
Ce scénario-là mêle la rivalité et l'interdit. Racine ne l'ignore pas mais la dynamique
en demeure chez lui adjacente et pour tout dire: secondaire. Xipharès: Quoi!
j'aurai pu toucher un cœur comme le vôtre, Vous aurez pu m'aimer; et cependant
un autre Possédera ce cœur dont j'attirais les vœux! Plus nettement encore, la

1. Ce que soulignent les auteurs du Vocabulaire de la psychanalyse, P.U.F., 1967, p. 290.


2. Gesammelte Werke, V, p. 123.
D'UN INUTILE AMOUR TROP CONSTANTE VICTIME

rivalité est mise au compte des illusions, celles qui conduisent à prendre les désirs
pour des réalités, tel Oreste s'imaginant que l'apparent revirement de Pyrrhus en
faveur d'Hermione doit tout à sa présence concurrente.
La prohibition de l'objet inscrit la perte dans les us et coutumes, elle a
l'immense mérite de permettre la circulation des femmes et l'alliance des hommes.
En deçà de ce registre proprement culturel, à l'étage du dessous, l'objet se perd
en cessant d'être partiel pour devenir total, « à l'époque où il devient possible à
l'enfant de former la représentation globale de la personne à laquelle appartenait
l'organe qui lui procurait la satisfaction ».
Descendons encore d'un cran, en un temps qui est indissociablement de perte
et de constitution de l'objet. Un temps où le nourrisson, incapable de s'aider lui-
même, est livré aux bons soins d'un autre et, dans le meilleur des cas, à son amour.
Dans l'intrication des soins et de l'amour, du vital et du sexuel, réside ce qui fait
de la perte de l'objet une expérience par quoi la vie psychosexuelle s'initie, et non
une simple séparation laissée au gré des histoires singulières. Le lait nourrit mais
c'est le sein que l'on perd. Pour être infiltré, recouvert de signifiants sexuels,
l'« objet» de l'auto-conservation, celui dont on se repaît, est impossible à retrouver
comme tel, dans la nudité du besoin et de son apaisement. Il est perdu par principe,
toujours recherché, jamais retrouvé 2. Ici les mots tournent sur eux-mêmes, tant il
est difficile au langage de décrire un temps dont il est lui-même issu. Les expressions
« perte de l'objet» ou « objet perdu» ont des airs de pléonasme l'objet en tant que
tel inclut la séparation ou sa propre perte. Au sens où l'entend la psychanalyse, il
n'y a pas d'objet avant qu'il ne soit perdu. Là se fondent sa contingence et le jeu
des substitutions ultérieures; et notre part de mélancolie. Au caractère inexorable
de la perte, de sa persistance au-delà de toutes les retrouvailles, répond l'infinitude
de la plainte.
Quand on achève la série Oreste qui aime Hermione qui aime. par Hector
qui est mort, on se laisse prendre par le plaisir de la consonance, aux dépens du
sens. Hector n'est pas mort pour tout le monde. Andromaque Ma flamme par
Hector fut jadis allumée; Avec lui dans la tombe elle s'est enfermée. L'ombre de
l'objet tombe aussi sur le fils (Astyanax) C'est Hector, disait-elle, en l'embrassant
toujours; Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace; C'est lui-même, c'est toi,
cher époux, que j'embrasse. L'excès mélancolique livre la vérité du tragique
racinien un tragique de la perte, de ce qui de l'amour est perdu. « Ce n'est pas
une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans une tragédie », écrit Racine
dans sa préface à Bérénice. Il suffit « que s'y ressente cette tristesse majestueuse qui
fait tout le plaisir de la tragédie ».

1. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Gallimard, 1987, p. 165.
2. Sur cette question, cf. le commentaire de J. Laplanche Vie et mort en psychanalyse, Flammarion,
1970, p. 36 sq.
LA PLAINTE

Jamais dans un grand coeur vit-on plus de faiblesse?

Un inventaire patient des thèmes raciniens décèlerait bien ici quelques traces
de vengeance, et là quelques indices de gloire. Mais pour l'essentiel les choses se
ramènent à un noyau unique la séparation de ceux qui (s')aiment, ou, plus
radicalement la séparation, la perte au cœur de tout amour. Ce qu'Andromaque
représente dans la plus grande pureté, ce que Bérénice met en acte Je l'aime, je
le fuis! Titus m'aime, il me quitte.
Le théâtre de Corneille, quitte à en trahir la diversité pour les besoins de la
« contradiction », est quant à lui bâti autour d'une opposition la gloire d'un côté,
l'amour de l'autre; une opposition pas si « cornélienne» que cela, tant la balance
penche côté gloire. La gloire et l'amour, eux-mêmes, ne sont pas loin de s'opposer
comme le public et le privé, comme les hommes et les femmes. C'est du côté de
celles-ci que se trouvent l'amour. et la plainte. Le vieil Horace, haranguant les
hommes, fils et gendre

Qu'est-ce ci, mes enfants? écoutez-vous vos flammes?


Et perdez-vous encor le temps avec des femmes?
Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs?
Fuyez, et laissez-les déplorer leurs malheurs.
Leurs plaintes ont pour vous trop d'art et de tendresse;
Elles vous feraient part enfin de leur faiblesse,
Et ce n'est qu'en fuyant qu'on pare de tels coups.

Si flamme et femme riment, il n'est pas nécessaire d'insister longuement pour


souligner que tout dans la gloire se dresse. Le parti de la gloire est celui de
l'inflexibilité.
Quand la violence de l'antagonisme organise le tragique cornélien, l'abîme
d'une perte engendre le tragique racinien. Qu'un homme chez Racine paraisse
retrouver son aplomb, c'est-à-dire se réconcilier avec la gloire, ce n'est que faux-
semblant, « espoir» vite abandonné; on sait ce que valent les victoires de Pyrrhus
Ah! je vous reconnais. Ce n'est plus le jouet d'une flamme servile, C'est Pyrrhus,
c'est le fils et le rival d'Achille, Que la gloire à la fin ramène sous ses lois. Force
d'âme chez Corneille, faiblesse du cœur chez Racine. L'amour chez celui-ci ne
s'oppose pas à ce qui le combat mais se nourrit de sa propre perte. On sait que
c'est à cet endroit, l'endroit de l'amour, que s'est appliquée la cabale des cornéliens
la dignité de la tragédie « demande quelque grand intérêt d'État ou quelque passion
plus noble et plus mâle que l'amour, tels que sont l'ambition ou la vengeance».

1. Corneille, Discours. De l'utilité et des parties du poème dramatique (1660), Théâtre complet, I,
Éd. Garnier, 1971, p. 18.
D'UN INUTILE AMOUR TROP CONSTANTE VICTIME

L'amour donc, rien que l'amour. Ce monolithisme racinien en entraîne


d'autres, celui de la sphère privée aux dépens de la res publica, à peine convoquée.
Et surtout, c'est bien là que nous voulons en venir pas d'hommes, rien que des
femmes. Forçons un peu le propos, quitte à paraître péremptoire notons d'abord,
avant l'absence des hommes, qu'il n'y a pas de mères dans le théâtre de Racine.
Ce n'est pas Phèdre qui dira le contraire, Andromaque non plus Astyanax n'est
pas un personnage et dans les mots de sa « mère » il est Hector. Pas de mères, pas
d'hommes. L'affirmation cette fois est un peu plus difficile à tenir. Après tout, les
personnages masculins du théâtre racinien sont connus pour leurs faits d'armes.
Tous héros, tous guerriers. Mais les armes en question, à l'heure où le tragique
les saisit, ils les ont rendues. Vous êtes empereur, seigneur, et vous pleurez! Jusqu'à
Achille, furieux entre les furieux, dont le cornélien Saint-Évremond s'indignera
que Racine ait réussi à faire un « galant ». Un Achille, d'ailleurs, qui n'en croit
pas ses mots, comme incrédule devant son propre personnage Qu'ai-je à me
plaindre? Où sont les pertes que j'ai faites?
Corneille choisit la gloire et les hommes comme Racine penche pour l'amour
et les femmes. la présentation est plaisante, elle est cependant un peu hâtive. Elle
néglige ce qui se modifie de la nature même des termes à surgir dans des contextes
distincts. Chez Corneille, et plus précisément dans Horace, le côté de l'amour et
des femmes se dessine en négatif. Les femmes sont femmes de ne pas en avoir, et
c'est bien comme une victoire de la castration qu'elles interprètent le ralliement
éventuel des hommes à leur parti: Camille, «Courage! ils s'amollissent.»
Pour être seul et ne rien devoir à une passion adverse, l'amour chez Racine
est autre chose que le renoncement à la gloire. Et la femme (ou la féminité des
hommes) autre chose qu'un homme amolli. Le courage, ou la lâcheté, s'en trouvent
par là même déplacés, le temps d'un vers qui souffre quelque peu de sonner
comiquement à nos oreilles d'aujourd'hui: Ah! lâche, fais l'amour et renonce à
l'empire.
La plainte est féminine. Corneille et Racine le disent. Mais chacun à leur
manière Je vous plains, je me plains; mais il faut aller. Il y a un temps pour tout,
un temps pour les mots et les femmes, un temps pour les actes et les hommes.
Malheur (celui de la castration) à qui ne saurait pas faire la différence Et, puisque
vous trouvez plus de charme à la plainte, Voici venir ma sœur pour se plaindre
avec vous. La manière cornélienne nous est d'une virilité familière l. Il est, c'est
bien connu, de la nature du sexe de pleurer. Le risque de ces propos fortement
charpentés est de renvoyer au phallocratisme toute considération sur la féminité
de la plainte. Ce à quoi pourtant, et autrement, Racine nous introduit.

1. Même s'il est bien entendu que le vieil Horace et son fils ne sont pas tout Corneille.
LA PLAINTE

Sans avoir, en aimant, d'objet que son amour

De quoi se plaignent-elles? Où sont les pertes qu'elles ont faites?


Dans le grand remaniement de la théorie de l'angoisse que constitue Inhibition,
symptôme et angoisse, ce qui nous retiendra est un point de butée dans l'argumen-
tation. En ce point, où se rencontre la perte d'amour, le raisonnement de Freud
s'enraye, avant de sensiblement s'infléchir.
Dans la première théorie de l'angoisse, telle qu'elle est notamment exposée
dans la XXVe leçon de 1916 il est un double aspect en relation directe avec notre
propos d'abord le lien étroit entre l'angoisse et l'excès du sexuel, ensuite la nature
interne du péril dont l'angoisse est la manifestation. La névrose d'angoisse (du
groupe des névroses actuelles) est la mieux à même d'illustrer le premier volet.
L'accent y est mis par Freud sur la présence flottante d'un quantum de libido,
délié de toute représentation, et sur la défaillance du travail psychique, échouant
à opérer les reliaisons, les symbolisations nécessaires. Cette libido excessive,
immaîtrisable, invalidant les tentatives d'élaboration, c'est l'angoisse elle-même.
Le deuxième volet, l'accent porté sur l'attaque interne, est classiquement
représenté par l'hystérie d'angoisse (la phobie). Les rapports respectifs du refoule-
ment et de l'angoisse dans la phobie constituent un thème largement rebattu mais
la suite nous commande un minimum de redites. L'opération du refoulement
consiste à écarter un groupe de représentations inacceptables par la conscience en
le dissociant de l'affect (amour ou haine) auquel il était jusque-là attaché. La
déliaison de l'affect comme le libre flottement d'un quantum de libido dans la
névrose d'angoisse se traduit par un débordement des capacités représentatives
de la psyché l'affect délié c'est l'angoisse. Contre ce danger intérieur, irruptif, qui
désarme toute fuite, la phobie apporte la solution que l'on sait la substitution au
péril interne d'un danger extérieur (pour le petit Hans la rencontre avec le cheval)
contre lequel il est cette fois possible de prendre des mesures préventives.
Retenons donc l'excès du sexuel et le caractère interne de l'attaque comme
les ingrédients de la première théorie de l'angoisse. La seconde théorie, celle qui
motive l'écriture de Inhibition, symptôme et angoisse, en même temps qu'elle se
place sous le signe de la castration, opère un renversement radical du dedans vers
le dehors. Ce n'est plus le refoulement qui fait l'angoisse mais au contraire l'angoisse
(comme signal) qui provoque le refoulement 2. Dans la première théorie, l'angoisse
résulte de l'effraction des limites du moi par de la libido non liée même si le
moi, dans la première topique, n'est pas véritablement repéré comme instance.

1. Introduction à la psychanalyse, Payot, p. 370, sq.


2. Freud, Œuvres complètes, XVII, P.U.F., 1992, p. 226.
D'UN INUTILE AMOUR TROP CONSTANTE VICTIME

Dans la seconde, le moi est non seulement le lieu psychique affecté par l'angoisse
mais encore la source de celle-ci. Le péril pulsionnel n'a pas disparu mais il ne
lui est plus dévolu qu'une place secondaire il n'est dangereux que parce qu'il
suscite une situation de danger extérieur; en dernier ressort la menace de
castration. L'angoisse est angoisse de castration. À noter que ce déplacement
métapsychologique du dedans vers le dehors est homologue à ce qui, dans la
première théorie, était décrit comme l'opération phobique elle-même.
Nous avons eu l'occasion de souligner ailleurs que le primat du phallus,
comme rapport d'ordonnancement conjuguant le désir et la loi, comme organisation
binaire des représentations (l'avoir ou pas), se situe topiquement du côté de la part
organisée du ça du côté du moi'. Cette situation prend tout son poids dans
Inhibition, symptôme et angoisse où, d'un même mouvement, l'angoisse devant la
libido cède la place à l'angoisse de castration et où le moi (avec lui le versant de
l'adaptation) acquiert une préséance sans égale dans l'oeuvre freudienne 2.
Arrivons-en au point de butée. Le déplacement de la première à la deuxième
théorie de l'angoisse est à peine effectué que Freud revient sur ses pas. Parmi les
interrogations qui le portent à ne pas se satisfaire de la deuxième théorie, il y a
l'angoisse des femmes. Du point de vue de la théorie phallique, la castration des
femmes est toujours-déjà effectuée au sens de Freud, il n'est de castration que
pénienne; elle donne matière à complexe mais non à angoisse. Ce qui amène à se
poser deux questions la première concerne les femmes quelle est dans leur cas
« la chose dangereuse redoutée », quel est l'objet de leur angoisse ? La seconde
convoque la métapsychologie de l'angoisse dans son ensemble si l'angoisse ne se
laisse pas réduire à l'angoisse de castration, n'est-ce pas au-delà la priorité causale
accordée au danger extérieur qu'il faut remettre en question? À l'insu de Freud,
ces deux questions, celle de la féminité et celle du lien entre l'angoisse et le péril
pulsionnel interne, nous semblent avoir partie liée.
La castration menaçante n'est pas source d'angoisse chez les femmes et
cependant, nous dit Freud, elles sont davantage disposées à la névrose que les
hommes 3. Comment sortir de cette difficulté ? En se déplaçant de la représentation
génitale de la perte à l'expérience générale de la séparation. La perte du sein
maternel vécue lors du sevrage faisant elle-même suite à la séparation de la
naissance la séparation d'avec le contenu intestinal sont autant de pertes d'objet
régulièrement répétées. Dans le cas du garçon, ces pertes préparent le moi à la
castration et font de celle-ci la ressaisie (voire la quintessence) des expériences
précédentes.

1. Cf. notre article « Y a-t-il une théorie freudienne de la féminité? » Psychanalyse à l'Université,
n° 66, avril 1992.
2. À noter que ce mouvement conduit Freud à une lecture réductionniste (à la castration) et
appauvrissante de sa propre clinique, celle de l'Homme aux loups et du petit Hans.
3. Inhibition, symptôme et angoisse, O.C.F., XVII, op. cit., p. 258.
LA PLAINTE

Cette façon d'inscrire la castration dans la lignée des pertes autorise à maintenir
le principe d'une même source pour l'angoisse, chez les hommes et chez les
femmes. En effet « C'est précisément chez la femme que la situation de danger
de la perte d'objet semble être restée la plus efficiente 1.» Soyons plus précis il
ne suffit pas de dire « perte d'objet », il faut apporter une « petite modification » à
la formule l'absence éprouvée ou la perte réelle de l'objet ne sont pas en cause,
il s'agit bien plutôt de « la perte d'amour de la part de l'objet» 2. Je fuis des yeux
distraits, Qui, me voyant toujours, ne me voyaient jamais. Retour au tragique
racinien et aux mots de la plainte.
De la perte d'objet à la perte d'amour de l'objet, l'accent se déplace d'une
séparation réelle vers la déliaison de la libido des représentations auxquelles elle
était attachée. La femme qui se profile ainsi, en ce point d'écueil d'un raisonnement
implicitement ordonné par la théorie du primat du phallus, rappelle en tout point
le très jeune enfant décrit par Freud dans la XXVe leçon, à partir de l'analyse de
ses angoisses nocturnes ou devant un visage étranger. Chez l'une comme chez
l'autre, l'angoisse prend sa source dans l'attaque pulsionnelle. La « superposition »
entre le féminin et l'infantile, très elliptiquement suggérée par Freud dans « Le
problème économique du masochisme» 3, cette superposition prend ici consistance,
mais en des termes non pesés par l'auteur. En même temps que le féminin et
l'infantile se recouvrent qui, en effet, pourrait prétendre que l'expérience
angoissante et archaïque de la perte d'amour de l'objet ne concerne pas le bébé-
garçon ? on « régresse» du péril externe au péril interne.
Reste à se demander ce qui fait la féminité de la perte d'amour de l'objet et,
au-delà, de la plainte. Ce n'est pas de Racine qu'on attendra des réponses, c'est
assez qu'il en produise la rime. Des réponses aux questions par elle-même posées,
c'est par contre ce que l'on peut espérer de la théorie freudienne. Pour notre
chance, la réponse en la circonstance ne vient pas, nous invitant à répondre, non
à sa place, mais de la nôtre.
Freud ne répond pas. le fait lui-même appelle quelques précisions. La
conception de la féminité qu'il soutient semble pourtant offrir une réponse toute
trouvée. À la différence du garçon, le devenir psychosexuel de la fille doit négocier
un double changement de zone érogène et d'objet. Laissons le premier qui
attendrait la puberté pour se produire. Le changement d'objet s'opère de la mère
au père. Ce changement-perte du premier objet paraît bien coïncider avec ce que
Freud souligne par ailleurs le lien privilégié du féminin et de l'angoisse de perte
d'amour. Comment comprendre dès lors que l'on ne trouve nulle trace de cette
qualification féminine de l'angoisse là où l'on attendrait quelques éclaircissements

1. Ibid.
2. Ibid.
3. (1924), O.C.F., XVII, op. cit., p. 14.
D'UN INUTILE AMOUR TROP CONSTANTE VICTIME

sur le sujet: dans les articles de 1931 et 1933 consacrés à la sexualité féminine?
La raison en est simple, plus logique qu'analytique la perte du premier objet, la
rupture de la fille avec la mère (et le refuge conséquent dans le havre paternel),
loin d'être décrite comme une irruption de l'angoisse est au contraire définie
comme un moment d'apaisement, de sédation de l'angoisse.
Si les textes sur la féminité ne répondent pas, ceux sur l'angoisse apportent
au moins des premiers éléments. Le parcours méandreux de Freud de l'angoisse
comme équivalent d'une libido déliée à l'angoisse assimilée à l'angoisse de castration
se termine donc par un « pas en arrière », plaçant cette fois au premier plan
l'Hilflosigkeit et le trauma. Ce qui au bout du compte est redouté, l'objet de
l'angoisse, est à chaque fois, écrit Freud, l'apparition d'un facteur traumatique, un
état de tension et d'excitation qui est ressenti comme déplaisir et dont on ne peut
se rendre maître par une décharge l. L'attaque pulsionnelle repasse au premier
plan mais avec cette différence par rapport à la théorie initiale l'accent ne porte
plus sur la mystérieuse transformation de la libido en angoisse mais sur l'effraction
du moi, sur le débordement des capacités de liaison en quoi consiste l'affect
d'angoisse. La dimension du trauma, avec en toile de fond l'état de détresse du
nourrisson, réfère l'attaque à sa source du dehors avant d'être du dedans.
L'effraction du moi par les représentants de pulsion est « précédée» par l'effraction
de l'enfant par les intromissions de l'adulte soignant/aimant, mêlant à ses gestes
« des sentiments issus de sa propre vie sexuelle2 ».
La perte d'amour de l'objet identique dans sa radicalité au mouvement de
différenciation par quoi l'objet lui-même se constitue réside moins dans les
absences ou les carences de celui-ci (cela c'est affaire singulière) que dans le
décalage entre ce qui fait intrusion dans l'enfant (la sexualité comme « infection »)
et ses capacités de réponse, tant psychique que somatique. Ah! cruel, par pitié,
montrez-moi moins d'amour.
Si l'angoisse féminine de la perte d'amour est un prolongement de l'angoisse
du nourrisson, comme Freud l'écrit sans l'argumenter 3, c'est à notre sens parce
que l'être-pénétré, qualifiant la position féminine, est avec l'être-effracté qui définit
l'ouverture du premier enfant à la vie psychosexuelle, dans un rapport de
superposition. Cette féminité première du tout petit enfant (garçon y compris), on
peut la qualifier de pré-féminité si l'on veut, au sens où elle n'est pas encore prise
et posée dans la différence des sexes. La féminité, à proprement parler, suppose
que soit mises en corrélation l'intrusion séductrice, traumatique, et fondatrice de
la vie sexuelle avec la pénétration du pénis paternel. Ce qu'avec Melanie Klein on

1. «Angoisse et vie pulsionnelle(1933), in Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse,


Gallimard, 1984, p. 127.
2. Trois essais, op. cit., p. 166. On sait les développements récents que J. Laplanche a apportés à la
théorie de la séduction, cf. Nouveaux fondements pour la psychanalyse, P.U.F., 1987.
3. «Angoisse et vie pulsionnelle», op. cit., p. 119.
LA PLAINTE

peut situer très précocement (et nous sommes portés à la suivre sur ce point), ou
plus tardivement, de façon classique, avec Freud.
Ce que nous envisageons ici, sur un mode très archaïque, demanderait à être
suivi tout au long d'une psychogenèse de la féminité. À s'en tenir au registre de
l'angoisse, c'est-à-dire avant les mots de la plainte mais à la source de ceux-ci, nos
conclusions actuelles seraient à peu près celles-ci parce que la poussée génitale
féminine, pour parler comme Lou Andréas-Salomé, submerge le moi-corps du
dedans, elle est dans une relation de plain-pied avec l'attaque pulsionnelle en tant
que telle, avec l'attaque par le sexuel de l'enveloppe périphérique interne du moi;
c'est-à-dire de plain-pied avec les conditions d'irruption de l'angoisse. Quand Freud
souligne l'angoisse directe des femmes devant la fonction sexuelle', il donne à
penser quelque chose du même ordre. Il suggère également une propension
féminine à traduire somatiquement les attaques d'angoisse, ouvrant cette fois sur
une plainte qui pour être encore féminine n'est plus racinienne. Les romans de
Jeanne Hyvrard 2, et pourquoi pas le Mars de Fritz Zorn, fourniraient en la
circonstance une référence littéraire plus appropriée.
Restons avec le corps effracté, génitalisé, restons avec les pertes d'amour. Cette
féminité que nous concevons dans le droit fil de l'ouverture de l'enfant de
l'Hilflosigkeit à l'intrusion adulte, on en trouve la trace dans un texte tardif de
Freud sur les types libidinaux, à propos du « type érotique » « Les érotiques sont
des personnes dont l'intérêt essentiel la part relativement la plus grande de leur
libido est tourné vers la vie amoureuse. Aimer, mais spécialement être aimé, est
pour eux le plus important. Ils sont dominés par l'angoisse de perdre l'amour et
sont ainsi particulièrement dépendants des autres qui peuvent les frustrer de
[versagen, leur refuser] cet amour.» Freud poursuit « ce type représente les
revendications pulsionnelles élémentaires du ça auquel se sont pliées les autres
instances psychiques3 ». Quand l'âme est à l'amour en esclave asservie.
Sont ainsi associés dans un enchaînement nécessaire le primat de l'autre, la
fidélité, à travers le « être aimé », aux « premières expériences sexuelles, naturel-
lement de nature passive 4» et l'angoisse de perdre l'amour. Qu'est-ce qui « empêche »
Freud de qualifier ce type de féminin même s'il le fait clairement pencher du
côté de l'hystère? Non pas le fait que des hommes puissent également s'y conformer
la bisexualité psychique dispense de se plier à cet anatomisme naïf mais bien
la théorie phallique de la féminité qu'il soutient à la même époque. Entre cette

1. Inhibition, symptôme et angoisse, op. cit., p. 206. Il faudrait ici prendre le temps d'évoquer Melanie
Klein et les fils qu'elle tisse entre l'inconscient, le dedans et le féminin; cf. La psychanalyse des enfants
(1932), chap. xi, P.U.F., 1959.
2. Les prunes de Cythère et Mère la mort, Les Éditions de Minuit, 1975 et 1976.
3. (1931), in La vie sexuelle, P.U.F., 1969, p. 157.
4. Sur la sexualité féminine (1931), in La vie sexuelle, op. cit., p. 149. Texte phallocentré mais
riche d'équivoques, notamment sur la question de la passivité.
D'UN INUTILE AMOUR TROP CONSTANTE VICTIME

dernière féminité, très secondarisée, voire pubertaire, et celle, hystérique, imprégnée


par la situation de séduction originaire, et jamais théorisée comme telle par Freud,
le fossé est effectivement difficile à combler. La femme, le « type féminin »,
conforme à la logique phallique, Freud en avait proposé une première représentation
en 1914 dans « Pour introduire le narcissisme ». Belle et inaccessible comme le
sont « les chats et les grands animaux de proie », elle cultive le narcissisme en
guise de dédommagement 1. « Être aimé », chez elle, est moins passivité pulsionnelle
qu'effet de miroir. Si quelqu'un se plaint, ce n'est pas elle mais bien l'homme,
insatisfait, rempli de doute devant l'impénétrable; l'homme, ajoute Freud, envers
qui elle se montre « froide ». Femme fatale et fatalement frigide.
L'une s'ouvre quand l'autre se ferme. Là perdu, l'objet est ici congédié.
L'épanchement de la plainte est solidaire de l'ouverture maintenue et du risque
affronté (sinon accepté) de la perte. Amour rime alors plaintivement avec toujours,
afin d'empêcher que ne surgisse la vérité d'un jamais. ya?MaM/ Ah seigneur! songez-
vous en vous-même Combien ce mot cruel est affreux quand on aime?

JACQUES ANDRÉ

1. In La vie sexuelle, op. cit., pp. 94-95.


Piroska Zombory-Nagy

LE DON DES LARMES

UN USAGE DES PLEURS DANS LE CHRISTIANISME MÉDIÉVAL

L'expérience nous apprend qu'il est bon de pleurer, de temps à autre, sans
excès, mais il nous serait difficile de concevoir comme un bienfait suprême la
capacité de pleurer continuellement et sans efforts. Ce fut là pourtant un des
motifs fondamentaux de l'expérience chrétienne, largement répandu en Occident
dès le XIIIe siècle, et en Orient depuis l'époque patristique. C'est à l'étrangeté de
ce phénomène qu'on voudrait s'attacher ici. La demande des pleurs, qui se retrouve
dans nombre de prières, montre que les larmes explicitement désignées comme
plainte, semblaient désirables aux yeux des hommes et femmes de ce temps on
les recherchait, on les prenait pour salutaires. Elles appartenaient pleinement à la
sphère de ce qui était recommandé dans la société de l'époque et nous pouvons, à
leur propos, parler d'une culture de la plainte au Moyen Âge de même qu'il y
eut, au xvm" siècle, une culture de l'effusion publique.
Il est douteux que le goût des larmes ait changé depuis lors, et l'on n'est
guère en mesure de comparer la quantité réelle de flots versés, à l'exception de
quelques cas extrêmes dont il sera fait mention plus loin. Ce qui, en revanche, est
objet d'histoire, c'est le relief et la valeur accordés à ces activités, autrement dit,
le cadre interprétatif et le moule normatif dans lesquels les larmes s'intègrent.
Parmi les traits que nous avons en commun avec l'interprétation médiévale
des larmes, le plus saillant est sans conteste une tendance à les comprendre comme
le support d'une communication plus authentique que la parole. Dans bien des
cas, pleurer en dit plus long et mieux que tout discours. La première comparaison
historique possible concerne cet indicible qu'expriment les larmes. Relève-t-il d'un
en-deçà ou d'un au-delà du langage? La deuxième différence culturelle est celle
des pleurs religieux. Cette voie nous semble désormais définitivement fermée.
Passant outre la médiation verbale, les larmes apparaissent comme une
expression immédiate de l'intériorité, exposition sans traduction de ce qui trame
au-dedans.
On ne peut guère aller plus loin dans l'analogie entre les deux systèmes; ils
mobilisent en effet deux formes d'intériorité radicalement opposées. L'une, la nôtre,
LA PLAINTE

est celle de l'individu qui, en pleurant, exprime ce qui est le plus profondément
lui-même; il désigne par les larmes ce qui le touche dans sa subjectivité singulière
l'ensemble de ce qui nous fait pleurer pourrait suffire à peindre notre portrait
intérieur-, sans transmettre d'autre message que le spectacle même. Il n'est qu'à
voir à quel point nous sommes désarmés devant celui qui pleure on ne peut rien
pour lui, sinon le distraire. Notre besoin de consolation est impossible à combler.
Dès lors, s'il faut comprendre nos larmes au sein du langage, ce devra être
simultanément l'espoir et le deuil d'une communication parfaite.
En ce sens, nos larmes relèvent d'un en-deçà du langage articulé (registre de
l'inarticulable), alors qu'elles ont pu former un au-delà dans la culture chrétienne.
Au Moyen Âge aussi, les larmes étaient pensées comme plus sincères que les mots,
mais une communication véritable par les larmes paraissait encore possible. Mieux
encore, pleurer pouvait prouver la réussite d'un échange absolu, engagé avec
l'Absolu qui logeait dans le cœur du croyant. L'authenticité qui se manifestait
alors, aux antipodes de notre subjectivité, était celle d'une intériorité non indivi-
dualisée celle de l'homme intérieur pensé comme l'Adam d'avant la chute. Ainsi
les larmes chrétiennes, d'emblée universelles, n'appartiennent pas en propre à celui
qui pleure. Elles attestent que toute plainte, dans un monde religieux, peut être
entendue et trouvera sa réponse. Ceci fonde la possibilité d'une communion dans
les larmes l'exemple est romancé mais il vaut tout de même dans les poèmes de
Raymond Lulle, un homme qui rencontre un pèlerin éploré, loin de le consoler,
pleure avec lui et verse les mêmes larmes.

De cette valorisation chrétienne des larmes, je prendrai pour témoin une


oraison datant du xie siècle. Placé dans un recueil de saint Anselme depuis le
xiv*' siècle au moins, ce petit texte lui fut longtemps attribué. Toutefois, il semble
bien appartenir aux œuvres d'un moine moins connu, contemporain de saint
Anselme, mais d'une orientation spirituelle différente, le bénédictin Jean de Fécamp
(990-1078), moine puis abbé à Fécamp1. L'oraison XVI de ce recueil s'intitule
« Pour obtenir la grâce des larmes par la considération des péchés Elle a pour
motif une imploration de pouvoir aimer Dieu et, par-delà, d'accéder à la certitude

1. Cf. la préface de Dom A. Wilmart au Recueil des Méditations et prières de saint Anselme de
Cantorbéry, trad. A. Castel, Paris/Maredsous, 1923 et A. Wilmart, Auteurs spirituels et textes dévots, Paris,
Études Augustiniennes, 1971, qui reprend des articles importants de l'auteur notamment sur cette
question; A. Wilmart, « La tradition des prières de saint Anselme », Revue Bénédictine 36 (1924), pp. 57-
71, et J. Leclercq-J.-P. Bonnes, Un Maître de la vie spirituelle au ~Mc/e, Jean de Fécamp, Paris, Vrin,
1946, en particulier p. 34.
2. PL 158, S. Anselmi Cantuariensis Opera, OratioXVI ad Christum, Pro gratia lacrymarum
obtinenda ex peccatorum recordatione, PL 158, col. 892-894. (Par la suite O.XVI, suivi du n° de colonne
dans cette édition.) Cette prière se retrouve à un autre endroit de la Patrologie Latine du père Migne
dans un recueil de méditations pseudo-augustiniennes, qui recense en fait des prières de Jean de
Fécamp. Cf. PL 40, Liber Meditationum, cap. 36, col. 930-932.
LE DON DES LARMES

que la dilection divine sera offerte en retour. Comme par anticipation, l'orant
décrit alors la joie infinie d'un tel amour, littéralement baigné de larmes, de cette
grâce des larmes que mentionne le titre et qu'on connaît communément sous le
nom de « don des larmes ». À la différence des premiers pleurs versés pendant la
prière, provoqués par diverses techniques spirituelles, ces larmes qui permettent et
manifestent la visitation de l'âme par l'Esprit Saint, ruissellent continûment, sans
demander le moindre effort.
L'intérêt du texte de Jean de Fécamp réside alors dans la pluralité des sens
accordés à la même activité, à la même époque et dans le même contexte.
Étrangement, pour pouvoir ainsi pleurer sans cesse, il était requis d'avoir déjà assez
pleuré. Nous tenterons de suivre par étape cette thématisation théologique des
larmes qui changent de nature et de sens. De l'exploitation efficace des larmes
dans la relation à Dieu, de la venue de la grâce au terme du parcours, l'oraison
de Jean de Fécamp nous signale l'existence, du moins théorique, à la fin du
xie siècle. Car ce texte relève du pur discours, formulé en langage théologique; il
ne dit rien de l'expérience spirituelle ou corporelle, des pratiques de son auteur.
Cependant, sa décortication patiente à la façon de l'ethnologue nous permettra de
pénétrer les réseaux de codes propres à la culture médiévale.
Le phénomène du don des larmes semble absent ou en tout cas effacé en
Occident entre l'extrême fin de l'époque patristique et le XIIe siècle. C'est à ce
moment que débute le développement de la thématique cistercienne de l'amour
qui le remet en valeur, suivi par la diffusion plus large des phénomènes corporels
mystiques dans la société entière aux xm~-xiv~ siècles. Généralement on lie cet
essor à la transformation des sensibilités religieuses et, de plus près, à l'activité des
ordres mendiants 1, toutes deux étant symptomatiques de la mutation culturelle qui
marque la fin de la féodalité. La réapparition précoce des pleurs de joie à laquelle
nous avons affaire ici incite à examiner, après une transcription fidèle du processus
décrit par Jean de Fécamp, l'amont et l'aval de l'émergence de la mystique des
larmes. En amont, nous pouvons remonter aux fondements de l'usage « classique»
des pleurs dans la religiosité chrétienne. En aval, on recherchera la signification
sociale du phénomène mystique tel qu'il se déploie de façon puissante aux siècles
suivants.

Obtenir la grâce des larmes

Suivons le sillon des larmes proposé par Jean de Fécamp. La première demande
de sa prière se formule ainsi

1. Cf. entre autres A. Vauchez, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge, Rome,
École Française de Rome, 1981, surtout pp. 512-513; M.-H. Vicaire, Dominique et ses prêcheurs, Fribourg-
Paris, Cerf, 1977, pp. 426-430.
LA PLAINTE

« [.]je t'en prie au nom des entrailles si indulgentes de ta miséricorde, corrige


ma vie, améliore mes actes, mes mœurs, enlève de moi ce qui me nuit et qui te
déplaît, et donne-moi ce qui te plaît et m'est nécessaire »

Il demande à Dieu de le mouvoir de l'entraîner vers le bien suprême

« Devant toi, Seigneur, gisent ma santé et mon infirmité. Celle-ci, je t'en supplie,
conserve-la; et celle-là, guéris-en. Guéris-moi, Seigneur, et je serai guéri, sauve-
moi, et je serai sauvé (Jr 17,14), toi qui guéris la maladie et conserves la santé, toi
qui par ta seule volonté restaures les destructions et les déchéances3.»

Se désignant comme pécheur, misérable et malade, l'orant reconnaît le besoin qu'il


a du secours divin, il se tourne vers lui et demande son aide

« il est nécessaire que tu extirpes d'abord les échardes de mes vices par tes mains
de piété4 ».

Dieu, la piété personnifiée, peut le sauver en se l'appropriant. Il doit alors marquer


tout l'être de son signe indestructible qui l'ôtera au terrestre

« [.]injecte, je t'en prie, la multitude de ta douceur et de ta charité dans ma


poitrine, pour que je ne désire ni ne pense à rien de terrestre, à rien de charnel,
mais que je t'aime toi seul, que je t'aie toi seul dans mon cœur et dans ma bouche.
Écris de ton doigt, sur ma poitrine la mémoire douce de ton nom melliflue et
qu'aucun oubli ne pourra détruire. Écris sur les tables de mon cœur ta volonté et
tes justifications, afin que je t'aie toujours et partout devant les yeux, toi, Seigneur
d'une douceur sans mesure, ainsi que tes préceptesx.

Cette appropriation, qui est, d'un autre côté, un don de soi, prend la forme d'un
sacrifice

1. « (.) rogo te per indulgentissima misericordiae tuae viscera, emenda vitam meam, meliora actus,
compone mores, tolle de me quod mihi nocet et tibi displicet, et da quod nosti tibi placere et mihi
prodesse~, O.XVI, col. 891.
2. « tu es Deus omnipotens infinitae pietatis, (.) qui mutas peccatores », O.XVI, col. 891.
3. « Coram te, Domine, est sanitas et infirmitas mea. Illum, precor, serva, istam sana. Sana me,
Domine, et sanabor; salvum me fac, et salvus ero (JrXVH,14); tu qui infirma sanas et sanata conservas,
tu qui solo nutu restauras diruta et collapsa », O.XVI, col. 892.
4. « necesse est ut manu pietatis tuae spinas prius evellas vitiorum meorum » O.XVI, col. 892.
5. « infunde, obsecro, multitudinem dulcedinis tuae et charitatis tuae pectori meo, ut nihil terrenum,
nihil carnale desiderem vel cogitem, sed te solum amem, to solum habeam in corde et in ore meo.
Scribe digito tuo in pectore meo dulcem memoriam tui melliflui nominis, nulla unquam oblivione
delendam. Scribe in tabulis cordis mei voluntatem tuam, et justificationes tuas, ut te immensae dulcedinis
Dominum, et praecepta tua semper et ubique habeam prae oculis meis., O.XVI, col. 892.
LE DON DES LARMES

« Embrase mon esprit de ta flamme que tu as envoyée sur terre, et que tu voulais
si fortement voir brûler, pour que je puisse t'offrir chaque jour, par mes larmes, le
sacrifice de mon esprit broyé et de mon cœur contrit»

Il s'agit ici d'une offrande à Dieu de larmes purificatrices engendrées par le regret
des péchés, ces larmes qui lavent la souillure du pécheur, sont efficaces auprès du
ciel. Elles apprêtent l'âme à épouser le bonheur divin, et se transforment alors en
d'autres larmes, des larmes d'amour maintenant

« Doux Christ, bon Jésus, de même que je te désire, de même que je te prie de
tout mon esprit, donne-moi ton amour saint et chaste, qu'il me remplisse, me
tienne, me possède tout entier. Et donne-moi le signe évident de ton amour, la
fontaine abondante des larmes qui ruissellent continuellement, ainsi ces mêmes
larmes prouveront ton amour pour moi 2. »

Dès le début, une tension tient l'oraison de Jean de Fécamp suspendue entre
un haut et un bas, entre la bonté infinie du Créateur et l'infériorité de la chair de
l'homme qui penche vers le péché par nature. Une telle polarité situe chaque
chose, chaque acte par rapport au divin. C'est cette relation à Dieu que le pécheur
repenti, conscient de son état, cherche à transformer. Pleurer des larmes chrétiennes
permet alors d'approcher Dieu, de passer, en traversant des états différents, d'une
sphère à l'autre. Afin de devenir digne de l'amour de Dieu, le pécheur doit se
transmuer d'une laideur devant Dieu à une beauté pour Dieu, d'un état de lourdeur
terrestre chargée de péchés, à une légèreté, à l'agrément célestes. Car Dieu est
piété et miséricorde, il peut sauver le pécheur croyant c'est sa « main de piété »
qui extirpe les péchés, ses « yeux de piété », que le mal offense 3.
L'élévation de l'âme, le rapprochement par rapport à Dieu a lieu en trois
étapes dans le texte de Jean de Fécamp. Le premier pas, préparatoire, cherche à
instaurer les conditions du « passage L'action divine qui réveille, chez l'homme,
le regret de ses péchés et la crainte du Jugement Dernier doit mouvoir et émouvoir
le croyant, le préparer à l'orientation décisive vers Dieu. Ainsi naît en lui, sous
l'effet de la grâce, la volonté de se purifier. Les premières larmes qui coulent alors
sont des pleurs amers, des pleurs d'affliction sur l'état du monde; mais elles

1. « Succende mentem meam igné illo tuo quem misisti in terram, et voluisti vehementer accendi,
ut sacrificium spiritus contribulati et cordis contriti (Ps L, 19) obordis lacrymis quotidie offeram tibi »,
O.XVI, col. 892.
2. « Dulcis Christe, bone Jesu, sicut desidero, sicut tota mente mea peto, da mihi amorem tuum
sanctum et castum, qui me repleat, teneat, totumque possideat. Et da mihi evidens signum amoris tui,
irriguum lacrymarum fontem iugiter manantem, ut ipsae quoque lacrymae tui in me testentur
amorem (.) O.XVI, col. 892.
3. O.XVI, col. 892.
LA PLAINTE

signalent déjà le contact du Verbe, qui a permis au chrétien de mettre le monde


sublunaire en perspective.
Le second stade constitue le cœur du processus. C'est alors que les larmes
changent de nature et opèrent elles-mêmes la transformation de l'homme. Ce sont
elles qui le baignent et le lavent, le purifient de ses péchés. Ce baptême de larmes1
conduit à la conversion véritable de l'homme, qui réclame un abandon et un
renoncement à la vie terrestre, une offrande de la personne entière. Il s'agit là
d'un sacrifice qui répond au sacrifice du fils de Dieu, à la Passion du Christ 2 Les
pleurs, imitant ceux du Christ 3, font participer à sa souffrance ils rendent le
croyant semblable à Dieu. Mais tout cet effort d'arrachement au monde resterait
vain si le sacrifiant n'était reconnu et accepté par Dieu qui, allumant le feu
purificateur, donne l'étincelle au déroulement de l'ordalie de feu et d'eau qui libère
des péchés. Il s'agit là d'un véritable rite de passage, car le feu de l'esprit, comme
les larmes des yeux, purifient ils anéantissent les péchés. La purgation infernale
anticipée permet ensuite le commencement d'une nouvelle vie dédiée à Dieu, dont
le bonheur céleste sera la continuation.
L'amour éprouvé pour Dieu est lui-même un don divin fruit de la désap-
propriation du terrestre entamée par la purgation, il est en même temps la condition
d'être approprié par le céleste. Les deux étapes du processus se distinguent
clairement dans le texte le détachement du terrestre atteste l'amour offert par le
sacrifice et attend à juste titre sa récompense. Cette récompense ne peut être un
acte unique mais l'instauration d'une nouvelle et bénéfique servitude à Dieu,
accordée avec son plein consentement, qui remplacera la chaîne terrestre des
péchés. On parvient alors au troisième stade, celui de l'inscription du nom mellifluent
et de la volonté de Dieu dans le cœur de l'orant. Là se réalise l'appropriation
divine cette inscription, rien ne peut plus l'effacer. D'elle surgit la preuve d'amour,
le don des larmes suaves, né de la passion qui se lance vers Dieu.
La dialectique, décrite ici, entre les sentiments du pécheur et la grâce du ciel,
opère par des aller-retour continuels, par le moyen des larmes (de crainte de
passion), entre pénitence (regret purification) et amour (donné reçu). Les larmes
comme preuves d'amour expriment la consolation du don de l'amour céleste, en
réponse au désir de l'homme en exil. Pourtant, le bonheur d'amour ne peut être
ici-bas qu'éphémère, et l'homme désirant reste tiraillé entre l'attrait de Dieu et
celui du mal, entre le souvenir de la suavité céleste et la sensation vive, incessante
des péchés terrestres, entre le bonheur et la souffrance de l'amour 4. La tension

1. Cf. entre autres Grégoire de Nazianze, Oratio 39, 17, PG 36, 353-356.
2. « (.) et noli spernere peccatricem animam, pro qua mortuus es », O.XVI, col. 892.
3. « tu quidem, Rex gloriae et omnium virtutum magister, docuisti nos verbo et exemplo gemere
et flere, dicens Beati qui lugent, quoniam ipsi consolabuntur (Mt 5,5). Tu flevisti defunctum amicum,
et lacrymatus es valde super perituram civitatem », O.XVI, col. 893.
4. Cf. J. Leclercq-J.-P. Bonnes, Un maître. p. 89.
LE DON DES LARMES

qui anime et exprime cette relation dynamique est maintenue il n'y a jamais
d'accalmie, jamais de relâche; il ne peut y avoir cessation des larmes.

Larmes originelles

Jean de Fécamp, lorsqu'il souhaite pleurer, se conforme à une tradition vieille


de sept siècles, celle qui, sur les traces de Jérôme, désigne le moine comme celui
qui pleure 1. Cet adage, répété maintes fois au haut Moyen Âge, perpétuait, dans
les milieux monastiques, une pratique qui remontait aux premiers temps du
christianisme, conservée et amplifiée par les pères du désert, puis par les moines
orientaux avant son « importation » en Occident par Cassien au v~ siècle et sa
diffusion sous la plume de Grégoire le Grand. Or la première formulation de
l'utilité, et même de la nécessité de ces pleurs se trouve déjà dans les paroles du
Christ.
« Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés.» Cette phrase du
sermon sur la montagne (Mt 5,5) reprise par Jean de Fécamp lui-même, montre
que si les larmes permettent de s'élever vers l'espace céleste, on compte ici-bas
avec le temps de l'au-delà. Ces propos essentiels du Christ qui promettent au
chrétien le soulagement, l'écoute et la réponse, prennent sens à la lumière de la
double articulation de l'énoncé christique. Après l'avènement du Christ, la joie et
les pleurs se comprennent dans la tension entre le présent et le futur, le terrestre
et le céleste. Ceux qui pleurent hic et nunc ne seront bienheureux qu'au moment
du Jugement Dernier qui récompensera les afflictions terrestres par une joie
éternelle, et punira les amoureux du monde qui, en leur vie, se réjouissent dans
l'ignorance de Dieu et au détriment des autres. Dans la perspective d'un temps
eschatologique, les souffrances d'ici-bas s'atténuent par rapport à la consolation qui
les suivra. Si l'ici est une vallée de larmes, l'au-delà sera le lieu du rire libre et
heureux, de ce rire si strictement contrôlé et limité sur terre 2.
Cependant la diminution du poids des douleurs de la vie, conséquence de la
promesse de récompense, n'est qu'un des aspects de l'intervention du Christ;
l'essentiel tient au sens même de l'Incarnation et de la Passion. Un des effets
essentiels du sacrifice du Dieu incarné est le renversement des attitudes habituelles
face à la souffrance. Le sort de Jésus propose aux hommes un modèle nouveau.
Au lieu d'esquiver la douleur, d'y faire héroïquement face, de s'y insensibiliser ou
de la refouler, l'assomption christique de la souffrance lui donne un véritable

1. Cité dans J. Le Goff dir., LWo~!Me médiéval, Introduction, Paris, Seuil, 1989, p. 8.
2. Sur la limitation chrétienne du rire, cf. entre autres J. Le Goff « Le rire dans les règles
monastiques du haut Moyen Âge in M. Sot ed., Culture, éducation et société. Études offertes à Pierre
Riché, Paris, Érasmus, 1990, pp. 93-104; J. Le Goff «Rire au Moyen Âge", Cahiers du Centre de
Recherches Historiques, 3 (avril 1989), pp. 1-14.
LA PLAINTE

sens en désignant sa nécessité pour la rédemption. Selon l'enseignement de Jésus,


il ne suffit pas d'avoir compris ses paroles, il convient aussi d'imiter son exemple
de sacrifice salvateur. Imiter le Christ, c'est souffrir dans le monde pour mériter
le salut. La mort, réalité redoutable jusque-là, devient objet de désir. Véritable gain
et non plus une perte, c'est elle qui met fin au pèlerinage, à l'exil d'ici-bas.
Un autre passage fondateur pour l'accueil médiéval de la douleur, la deuxième
lettre de Paul aux Corinthiens distingue deux tristesses « la tristesse selon Dieu
produit en effet un repentir salutaire qu'on ne regrette pas; la tristesse du monde, elle,
produit la mort Cette phrase contient un jugement sur la nature, sur la raison
même de la tristesse. S'attrister sur des choses du monde convient à celui qui
ignore futilement le message divin; la tristesse selon Dieu se réfère en revanche à
la tristesse salutaire du Christ. Cette tristesse qui plaît à Dieu commande, avant
tout, la pénitence et la prière le regret sincère de ses propres péchés et les actes
qui permettent de les effacer. La vie du chrétien doit être une vie de pénitence et
de prière pour la miséricorde; elle sera récompensée par le bonheur infini dans
l'au-delà.
Prier pour le pardon divin constituait une des pratiques fondamentales des
chrétiens dès les premiers temps, et les pleurs signifiaient alors le repentir vrai.
Pour mesurer la diffusion de ce phénomène, il suffit de rappeler les recomman-
dations sur les larmes de prière et de pénitence de la Règle de Saint Benoît, la
règle monastique la plus répandue en Occident entre le haut Moyen Âge et le
XIIe siècle 3

« combien [.]devons-nous supplier Dieu en toute humilité et très pure dévotion!


Et ce n'est pas par l'abondance des paroles, mais par la pureté du ca?Mr et les larmes
de la componction que nous serons exaucés, sachons-le bien

Le sentiment qui se dit dans les larmes, la componction, fait le lien entre la
contrition, terme désignant le regret spirituel des péchés, et les pleurs qui manifestent
le mouvement de l'âme. Nécessaire à la pénitence, indissociable des larmes, cette
notion désigne les piqûres sensibles subies par l'âme à la pensée des péchés Elle

1. Cf. M. Scheler, Le Sens de la souffrance, Paris, Aubier-Montaigne, 1926.


2. 11 Co. 7,10.
3. La Règle de Saint Benoît, éd. A. de Vogüé et J. Neufville, SC 181-186, Paris, Cerf, 1971-1972,
entre autres 4,55-58, dans SC 181, pp. 460-461; 20, 2-3, SC 182, pp. 536-537; 52, 4, SC 182, pp. 610-
611.
4. La Règle de Saint Benoît, éd. citée, 20, 2-3, SC 182, pp. 536-537.
5. Cf. les meilleurs travaux sur la componction P.-R. Régamey, « La componction du cœur in
Le Portrait spirituel du chrétien, Paris, Cerf, 1963, pp. 65-116; J. Pégon, «Componction", Dictionnaire
de Spiritualité, t. II/2, col. 1312-1321.
LE DON DES LARMES

amollit le cœur dur du pécheur et la sécheresse spirituelle, l'acediacède la


place aux larmes de l'âme perméable au divin. Dans la componction, il n'y va pas
seulement de l'obtention du pardon divin mais de l'effacement des traces mêmes
du péché à l'aide des larmes qu'elle fait jaillir 3. Les larmes lavent et purifient;
tant qu'il reste quelque chose de l'aiguillon du péché, elles ne peuvent cesser. La
thématique de la notion complexe de componction a ses origines dans le vocabulaire
grec du deuil, de la tristesse bibliques 4, développé et examiné par l'exégèse
d'Origène et de Jérôme. Jean Cassien est le premier à parler de la componction
comme d'un échelon dans l'ascension vers Dieu il y voit le début de la conversion,
placé entre la crainte de Dieu et le don de soi 5. Mais finalement c'est Grégoire
le Grand, résumé par Isidore de Séville 6, qui donne à ce thème une signification
qui décidera de sa portée médiévale il s'agit de l'efficacité attribuée à la componction
dans la rémission des péchés, en face de l'absolution elle-même 7. Là s'ouvre la
voie au dépassement de l'intercession ecclésiastique par l'intériorité de la foi, et à
l'établissement d'un rapport personnel, intime, entre le pécheur repenti et Dieu.
Cette mise en valeur du sentiment de componction et des larmes qui l'expriment
avait un double ressort dans le christianisme. La première et fondamentale raison
de cette insistance sur l'intériorité était de s'opposer à la ritualité que lisait le
chrétien dans l'Ancien Testament. Mais au-delà de cette prise de distance consciente,
l'anthropologie chrétienne héritée de l'Antiquité gréco-romaine favorisait l'âme,
dans son effort mené vers Dieu. Déjà, dans l'Ancienne Médecine, texte important
du corpus hippocratique, les médecins parlent des maladies de l'âme à partir d'une
analogie et d'une dualité entre corps et âme La systématisation de cette analogie
se diffuse à partir de Démocrite et de Platon; et le néoplatonisme de l'Antiquité
tardive, notamment à partir de Plotin, fonde maints traits de la pensée médiévale.
À cet égard, les réflexions de Plotin sur la façon dont il convient de contempler
une œuvre d'art, et sur la valeur attribuée à la vision, étaient déterminantes 9. Pour

1. « (.) da mihi gratiam lacrymarum, (.) quia sine dono tuo non possum habere eam, sed per
Spiritum sanctum tuum, qui dura corda peccatorum mollit, et ad fletum compungit O.XVI, col. 893-
894.
2. Cf. S. Wenzel, The Sin of Sloth: « ~c~Min Medieval Thought and Literature, Chapel Hill,
1967.
3. P. Adnès, « Larmes », Dictionnaire de Spiritualité, t. IX, col. 291.
4. Cf. les interprétations de pénthos, métanoia, ~Mr/MM)M~f/t~ dans J. Pégon, « Componction »,
col. 1312-1321.
5. Cf. J. Pégon, « Componction », col. 1312-1321; P.-R. Régamey, «La Componction du cœur",
p. 77.
6. Isidore de Séville, Sententiae, 11, 12, PL 83, col. 613b.
7. Cf. P.-R. Régamey, op. cit., p. 89.
8. J. Pigeaud, La Maladie de r~LMe. Étude sur la relation de l'âme et du corps dans la tradition
médico-philosophique antique, Paris, Les Belles Lettres, 1981, pp. 15-16.
9. A. Grabar, « Plotin et les origines de l'esthétique médiévale in Les Origines de l'esthétique
médiévale, Paris, Macula, 1992, pp. 29-87, surtout p. 31 sq.
LA PLAINTE

Plotin, toute chose est animée, et l'âme des choses n'est qu'un reflet du Noùs,
de l'Intelligence supérieure. La seule réalité qu'on trouve dans les choses
matérielles relève de cet élément spirituel qui reflète le Noùs le reste n'étant
que du non-être, de la matière pure 1. Par conséquent, pour contempler une
image reflétant une autre chose, « il faut que l'œil se rende pareil et semblable
à l'objet vu pour s'appliquer à le contempler. [.]Que tout être devienne donc
d'abord divin et beau, s'il veut contempler le Dieu et le Beau2 ». Il s'agit donc
de contempler le divin avec des yeux « intérieurs », seuls capables de nous révéler
un reflet de l'intelligible 3.
La division de l'homme entre âme et corps, faisant écho à la division du
monde en « ici-baset « au-delà », en ciel et terre, prend ainsi un sens mystique,
religieux l'âme, l'intériorité se rapportent au divin et à l'être; le corps, au terrestre.
Les manifestations du cœur et de l'âme gagnent donc de l'importance dans la
religiosité chrétienne. Cependant on ne peut réduire la signification des larmes
« sincères » aux larmes intérieures. Composé d'une âme et d'un corps, préoccupé
de son salut dans l'au-delà, le fidèle doit maintenir un équilibre parfait entre sa
vie extérieure et sa vie intérieure, entre son corps et son âme. Tourné vers le
divin, il doit établir une maîtrise parfaite de l'âme sur le corps, enclin au péché
par nature. C'est ainsi qu'un homme touché par la grâce doit pleurer aussi bien
« au-dedansqu'« au-dehors », des larmes « du coeurcomme des larmes « maté-
rielles ». La distinction de deux types de larmes se retrouve dans de nombreux
écrits spirituels des pères de l'Église au moins jusqu'à saint Bernard 4.
Cette double importance des larmes de conversion, de pénitence et de
purification d'une part, et des douces larmes consolatrices, venant de la grâce
divine d'autre part se repère dans la spiritualité orientale s. Les méditations orientales,
restant proches du néoplatonisme tout au long du Moyen Âge, ont permis de
concevoir, aux termes de la purification graduelle, la déification de l'homme; dès
ici-bas, la vision spirituelle de Dieu pouvait devenir un état, l'hésychia ou repos en
Dieu 6. Le spirituel s'épanouit dans le dépérissement du corporel. Le chemin de
la purification s'accompagne de larmes, jusqu'à la béatitude des larmes, la jouissance
en Dieu. En Orient, l'idée de conversion était conçue d'une manière radicale la

1. A. Grabar, « Plotin et les origines. », p. 33.


2. Plotin, Ennéades, I, 6, 9, cité par Grabar (A.), « Plotin et les origines. », éd. cit., p. 37. (Traduction
d'E. Brehier, dans l'édition des Belles Lettres.)
3. A. Grabar, « Plotin et les origines. », éd. cit., pp. 37-38.
4. Saint Bernard, /?: capite jeunii 2, 4, PL 183, col. 173b.
5. Jean Climaque, L'Échelle sainte, Bégrolles-en-Mauges, Abbaye de Bellesfontaines, 1987, Degré VII,
p. 114. Cf. aussi P. Adnes, « Larmes », col. 292-293.
6. M. Lot-Borodine, « Le mystère du don des larmes dans l'Orient chrétien La Vie Spirituelle,
Supplément, 48 (1935-1936), pp. 65-110 et idem, La Déification de l'homme selon la doctrine des pères
grecs, Paris, Cerf, 1970, et I. Hausherr, Penthos; La doctrine de la componction dans l'Orient chrétien,
(Orientalia Christiana Analecta, 132), Rome, Pontificalis Isntitutum Orientalium Studiorum, 1944.
LE DON DES LARMES

conversion à Dieu, nécessaire pour faire couler des larmes consolatrices, s'y
interprète comme une mort mystique La naissance à la vie de l'esprit, fécondée
par les larmes, devient alors une vraie résurrection, elle requiert la mort au monde.
En Orient, les larmes, présentes dans les écrits des Pères, prennent une
importance primordiale avec Jean Climaque (vu" siècle) qui décrit dans son Échelle
Sainte le processus de détachement-purification recommandé aux moines hésychastes
ou contemplatifs 2. Climaque fait participer les larmes porteuses de joie à l'union
illuminée de l'homme avec Dieu dans la contemplation. Au xie siècle, le mystique
le plus fidèle à ses doctrines, Syméon le Nouveau Théologien, mit en œuvre ses
préceptes et fonda une école de moines contemplatifs D'après son disciple et
biographe, Nicétas Stéthatos, Syméon opta tôt pour l'ascèse, à l'encontre des désirs
d'une famille aisée et noble. Il réduisit son régime au strict nécessaire et se consacra
à la prière et la lecture 4. C'est ainsi qu'il découvrit le livre de Jean Climaque qu'il
prit ensuite pour modèle littéral.

«Syméon avait trouvé dans ce livre le salut qu'il cherchait; (.) il entreprit une
guerre intérieure sans restriction »

Le fruit de son affliction fut l'adoucissement de ses larmes, coulant sans effort
dans ses visions qui l'unissaient à Dieu. La dernière fois qu'il entra en extase dans
sa vie, ses larmes cessèrent de couler c'est qu'il goûta déjà la consolation des
affligés bienheureux.
Syméon considérait les larmes comme le vrai baptême

« dans le premier baptême, l'eau est symbole des


larmes et l'huile de l'onction intérieure de l'Esprit,
mais le second baptême n'est plus la figure de la
vérité, c'est la vérité même 6. »

Ainsi, pour lui, le sacrement de baptême n'est vrai qu'opéré par l'Esprit, qui se
manifeste par la voie des larmes. La médiation ecclésiastique conférant les
sacrements ne peut qu'annoncer le contact céleste; cette touche, l'homme doit
l'atteindre seul, par son effort de détachement.
Le sens du don céleste des larmes, l'action de la grâce vont bien plus loin,
dans le contexte oriental, que le désir-amour suprême observé chez Jean de Fécamp,

1. Cf. par exemple, Saint Athanase, De virginitate, 17, PG 28, col. 272.
2. Cf. Jean Climaque, L'Échelle sainte, éd. cit. supra
3. Cf. Nicethas Stethatos, Vie de Syméon le Nouveau Théologien, éd. I. Hausherr, et G. Horn
(Orientalia Christiana Analecta, 12), Rome, Pontificalis Institutum Orientalium Studiorum, 1928.
4. Nicethas Stethatos, Vie de Syméon. 4, p. 9.
5. Nicethas Stethatos, Vie de Syméon. 6, p. 13.
6. Syméon le Nouveau Théologien, Centuries, 1,36.
LA PLAINTE

pour qui ce don ne supprime guère les peines terrestres et ne le place pas au-
dessus de la hiérarchie ecclésiastique.

Plaintes singulières

Bien que la virtualité d'une telle évolution de la religiosité soit contenue dans
le christianisme originel, son déploiement en Occident reste lié à des circonstances
historiques. Le cheminement « privé » vers Dieu à l'aide de la componction ne se
produit qu'aux xi~-xn~ siècles, en deux étapes. Le monachisme des siècles du haut
Moyen Age connaissait les larmes de prière et de pénitence, conformément aux
préceptes de saint Benoît; mais la littérature spirituelle de cette époque ne mentionne
guère de larmes de joie. La spiritualité de Jean de Fécamp qui se situe à mi-
chemin entre Grégoire le Grand et saint Bernard annonce une nouvelle sensibilité
qui s'épanouit à partir du siècle suivant; puis, dans un deuxième temps, loin de
de se confiner entre les murs épais des couvents, les pleurs finissent par gagner la
société entière.

La redécouverte massive du chemin des larmes est liée tout d'abord à la


conjoncture d'après l'An Mil en Occident. Le renouveau religieux de la Réforme
grégorienne, après l'évacuation de l'urgence apocalyptique', constitue un des
aspects majeurs de la poussée de la société occidentale vers la modernité. Après
l'extension géographique sur le territoire européen, la christianisation de l'Europe
orientale et scandinave, à peu près achevée avec la fin du premier millénaire,
l'Église se réoriente vers la formation d'une société chrétienne recouvrant toute la
communauté humaine. Ce travail se traduisait par la multiplication des réseaux
ecclésiastiques à l'intérieur de la société et par la maîtrise en profondeur de la
vie entière des fidèles. Comme l'imbrication de l'Église dans la société ne
diminuait guère, une vague de contestation intérieure contre l'institutionnalisation,
le contrôle accru et l'encadrement ecclésiastique s'ensuivit. Le renouveau passait
par la création de nouveaux types de groupements dans l'Église, tel l'ordre de
Cîteaux ou les chanoines Ces nouveaux ordres visaient à mettre en pratique
le retour au modèle évangélique, oublié dans la routine monastique. Les modèles
se multipliaient, et offraient une plus large place à l'interprétation et à la voie
individuelles. La stratégie des pleurs constituait alors un moyen efficace pour
dépasser l'intercession institutionnelle et pour aboutir, par des voies singulières,
à Dieu. La nouvelle mise en valeur des larmes commence avec la première

1. Cf. A. Boureau, « La chute comme gravitation restreinte. Saint Anselme de Cantorbéry et le


mal », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 38 (1988), p. 131.
2. C.W. Bynum, y~~ as Mother: Studies in the Spirituality of the High Middle Ages, Berkeley,
University of California Press, 1982.
LE DON DES LARMES

grande génération de cisterciens saint Bernard, Guillaume de Saint-Thierry,


Aelred de Rievaulx. C'est à partir de leurs écrits que la spiritualité des pleurs
s'est répandue, et les couvents de femmes cisterciens ou d'ordres apparentés ont
joué un rôle important dans cette diffusion.
Je prendrai ici l'exemple d'un cistercien bien connu, celui de Guillaume de
Saint-Thierry, ami de saint Bernard, et dont la religiosité revêtait des formes
proches de celles du docteur mellifluent. Il disait pleurer constamment en prière,
comme ses Oraisons méditatives' en témoignent. Dans les oraisons, nous pouvons
distinguer deux sortes de pleurs les premiers, qualifiés souvent de cris (gemitus),
signifient la peur humaine du Dieu tout-puissant 2, alors que les larmes proprement
dites désignent de doux pleurs au plus proche de Dieu. La demande des larmes
de Guillaume, ses larmes de douleur et de pénitence s'apparentent aux pleurs
rencontrés chez Jean de Fécamp, bien que la thématique de sa dévotion soit
légèrement différente l'attention portée à l'humanité du Christ est plus prononcée
chez Guillaume. La pensée de la Passion incite à l'imitation du Christ, et cette
imitation est celle de sa souffrance, de la Passion, lors de la prière en larmes, qui
remplace le sacrifice volontaire Ainsi s'explique l'identification nouvelle entre les
pleurs versés et le sang du Christ les larmes de douleur, comme par trans-
substantiation, apparaissent ensanglantées.
Les termes décrivant les pleurs d'amour sont identiques à ceux de Jean de
Fécamp. Mais ce que Jean semblait espérer, Guillaume de Saint-Thierry en parle
comme d'une expérience.

« Car toi, le Dieu qui s'approche et non s'éloigne, quand tu commences à approcher
de nous, et tes consolations à réjouir nos âmes, aussitôt, à l'odeur et au toucher de
la voie salutaire de ta présence, les sens de l'âme, qui étaient morts, sont revivifiés,
la foi exulte, la confiance trouve la gaîté, le cœur s'embrase, les larmes coulent
non celles qui éteignent le feu allumé, mais celles qui l'embrasent davantage. Et
quand ton esprit aide notre infirmité, nous versons en abondance des larmes épaisses
et douces, par l'affection de ta douceur. Quand la pieuse main de ta consolation
essuye ces larmes, elles coulent en plus grande abondance, et elles deviennent pour
nous des pains, jour et nuit, et une réfection forte et agréable, parce qu'il nous est
doux de pleurer devant toi 4. »

1. Guillaume de Saint-Thierry, Oraisons méditatives, éd. J. Hourlier (SC 324), Paris, Cerf, 1986,
ultérieurement GST, OM.
2. GST, OM, IV, 5, pp. 78-79.
3. GST, OM, V, 8, p. 97 « Si la pénitence ne lave pas les péchés, si la sueur sanglante ne perle
pas, si la croix ne crucifie pas, je ne trouve pas quelle part donner à qui pèche volontairement et
sciemment, ni dans la prière de celui qui sue du sang, ni dans le sacrifice de celui qui pend sur la
croix.
4. GST, OM, IV, 5, p. 81.
LA PLAINTE

Dans un premier temps, c'est l'oraison elle-même qui apporte la joie', car
seule l'oraison permanente tient éveillée la flamme de l'amour. L'oraison, qui
permet de demeurer dans la proximité de Dieu, devient alors un mode de vie.
Ainsi les premiers flots de larmes coulent à la fois en raison de la pénitence
vivement ressentie et du désir du divin; ensuite, des larmes incoercibles proviennent
de la jouissance de la présence, de l'amour sensible de Dieu. Les larmes dont il
s'agit ici sont versées par les yeux de l'âme; elles ne sont pas des larmes corporelles,
mais spirituelles. Car Guillaume de Saint-Thierry, qui parle des yeux de l'esprit 2,
des sens de l'âme 3, utilise pour ce faire le parallèle classique entre le fonctionnement
du corps et celui de l'âme dans son traité d'anthropologie, intitulé De la nature du
corps et de l'âme. Pour Guillaume, le vecteur de la connaissance dans l'âme est
l'amour, ce n'est que par l'amour qu'on peut connaître Dieu il n'y a amour que
s'il se meut vers ce qu'il aime 4. Les sens de l'âme sont, pour ainsi dire, revivifiés
par l'amour de Dieu, ils n'existent que par et dans l'amour. Comme les cinq genres
d'amour qu'il distingue s'apparentent aux cinq sens, l'amour le plus parfait
l'amour de Dieu, la charité se rapporte à la vue La lumière de la vérité, c'est-
à-dire la lumière de Dieu, qui le fait naître, illumine l'esprit et le transfigure. Ces
larmes douces qui coulent alors sans s'arrêter rappellent le repos des hésychastes
grecs.
La spiritualité contemplative, proche de la théologie grecque, provient chez
Guillaume de Saint-Thierry en partie de ses lectures une moitié de son traité De
la nature du corps et de l'âme copie Grégoire de Nysse 6. Au XIIe siècle, l'ordre
cistercien, constant par le renouveau évangélique, semble être le premier mouvement
qui privilégie la communication personnelle avec le ciel. Mais cette tendance se
propage dans les milieux qui affirment un pouvoir spirituel dont ils sont privés
dans la hiérarchie de plus en plus serrée de l'Église, la mystique apparaît comme
une forme convoitée de la vie religieuse 7. Les siècles suivants l'exploiteront
pleinement. Trait de spiritualité limitée à des milieux clos, les larmes deviennent
alors progressivement un trait de sensibilité.

1. GST, OM, IV, 19, p. 93.


2. GST, OM, II, 9, p. 59.
3. GST, OM, III, 9, p. 73.
4. GST, OM, III, 9, p. 70 « Omnis sensus corporeus, ut sensus sit et sentiat, oportet ut quadam
sensibili affectione aliquomodo mutetur in id quod sentit, uisus scilicet in hoc quod ei fit visibile (.)
et III, 10, p. 72 « Cum per hunc in aliquid anima extenditur, quadam sui transformatione in id quod
amat transmutatur, non quod idem sit in natura, sed affectu rei amatae conformatur. »
5. « Quinto, visui comparatur amor divinis. Visus enim principalis est sensus sicut inter omnes
affectiones principatum obtenet amor divinus. Cité du De Natura et dignitate amoris de Guillaume
par B. Pennington, « Two Treatises of love », Studia Monastica 22 (1980), p. 278.
6. Cf. l'introduction de l'éditeur dans Guillaume de Saint-Thierry, De la nature du corps et de
l'âme, éd. M. Lemoine, Paris, Belles Lettres, 1988.
7. Cf. C.W. Bynum, y~M a Mother.
LE DON DES LARMES

Contrairement au xn~ siècle, où les sources se restreignent aux écrits théoriques


sur les larmes, nous disposons, pour le XIIIe, de témoignages directs sur la pratique
des larmes. Les saints pleurent, aussi bien les hommes que les femmes. François
d'Assise a la réputation d'avoir passé sa vie à pleurer en prière; sa vie, ses miracles
émouvaient les gens aux larmes, y compris le Pape. On raconte qu'en prière
solitaire dans les bois,

« il faisait retentir la forêt de ses gémissements, arrosait la terre de ses larmes, se


frappait la poitrine et, comme il se sentait caché (.), il échangeait avec le Seigneur
d'interminables propos'1 ».

C'étaient ses prières méditatives qui le faisaient pleurer ainsi ses larmes commen-
cèrent à couler lorsque le crucifix lui parla dans l'église Saint-Damien.

« C'est aussi pourquoi, à partir de ce moment, il lui fut impossible de retenir ses
larmes, et il pleurait à haute voix sur la Passion du Christ, comme s'il en avait
toujours sous les yeux le spectacle. Les rues retentissaient de ses gémissements; au
souvenir des plaies du Christ, il refusait absolument toute consolation Z. »

Au milieu du xin~ siècle, Marguerite de Hongrie se faisait lire aussi souvent


que possible le récit de la Passion qu'elle écoutait debout, pour ne pas se distraire
de la méditation de la souffrance du Christ; pendant la lecture, elle versait des
larmes 3. À peu près à la même époque, la bienheureuse Umiliana dei Cerchi se
mettait de la chaux vive dans les yeux pour se faire pleurer 4. Un siècle plus tard,
Brigitte de Suède ne pouvait se souvenir du Christ sans pleurer 5. Ces larmes
étaient considérées par ces spirituelles comme les attributs nécessaires de leur piété,
de leur perfection. Le plus souvent, la prière qui les faisait jaillir était accompagnée
de pratiques pénitentielles sévères le renoncement au monde passait de la rhétorique
monastique à des actes bien plus spectaculaires. Il y allait de l'imitation de la
souffrance du Christ au nom de la lettre de l'Évangile. Le Christ, de roi glorieux
qu'il était avant l'An Mil, devenait le sujet humain de la Passion, et les saints
cherchaient à répéter dans leur vie et dans leur corps les tribulations de Jésus. La
renonciation et la souffrance dénonçaient aussi l'enrichissement, la mondanité de
l'Europe chrétienne de plus en plus éloignée de ses idéaux. La vie de saint François,

1. Thomas de Celano, Vita Secunda, in Saint François J'~4M!M. Documents. Écrits et premières
biographies, éd. T. Desbonnets et D. Vorreux, Paris, Éditions Franciscaines, 1981, 96, p. 426.
2. Thomas de Celano, Vita Secunda, éd. citée, 11, p. 355.
3. Vita beate Margarite de Ungaria, éd. in Inquisitio de vita b. Margaritae de Ungaria, Cité du
Vatican, 1943, p. 177.
4. Cité par A. Vauchez, La .Sa!?!t~& p. 513.
5. Vita Beate Brigide prioris Petri et magistri Petri, éd. 1. Collijn, Acta et processus canonizationis
beate Brigitte, Stockholm, 1930, pp. 73-101.
LA PLAINTE

de la riche maison de son père à sa stigmatisation, fournit le meilleur exemple de


ce comportement. Car pour lui, comme pour Claire de Montefalco dont le cœur,
disséqué après sa mort, contenait les instruments de la Passion, la grâce divine
s'était manifestée dans la chair, en récompense de ses mérites. De façon moins
extrémiste, le don des larmes coulant sans efforts et apportant la consolation et la
sérénité, qui resplendissait toujours sur le visage de François, indiquait aux yeux
du monde le contact de la grâce. C'est pour cette raison que saint Louis, roi
souffrant, modèle de la nouvelle dévotion laïque, déplora jusqu'à sa mort que la
grâce des larmes lui eût fait défaut il se tint pour misérable, n'ayant reçu aucun
signe de rétribution céleste pour ses souffrances.
Ces saints réitéraient des figures néotestamentaires, comme François d'Assise,
lui-même nouveau Christ à imiter et, à un degré moindre, Umiliana dei Cerchi
ou Marguerite de Cortone, qui représentaient le modèle de Marie Madeleine, figure
par excellence de la pénitente lavée par ses pleurs'. Mais si l'élément central de
cette dévotion la Passion du Christ restait commun aux saints évêques et aux
femmes mystiques, la stratégie de son exploitation était différente pour les deux
sexes Les hommes, renonçant au monde de façon radicale, visaient à échapper
aux responsabilités sociales qui leur incombaient. Religieuses ou laïques, les femmes,
exclues de la hiérarchie ecclésiastique, pouvaient obtenir par les pleurs une autorité
équivalente à celle des hommes, aptes au pouvoir clérical.

Pourtant, l'importance et le danger du don des larmes et des autres phénomènes


corporels mystiques, qui cherchaient à soustraire leur sujet à l'autorité de l'Église
en les mettant en contact personnel avec Dieu, furent très vite compris et intégrés
par l'orthodoxie. Preuve de la puissance et de la souplesse de l'Église, la grâce des
larmes entra rapidement parmi les critères officiels de la sainteté. Vers la fin du
XIIIe siècle, la réputation de sainteté d'un spirituel vivant ne pouvait se diffuser si
le don des larmes lui faisait défaut 3. Parmi les articles d'interrogatoire des procès
de canonisation qui permettaient à la Papauté de façonner l'image d'un nouveau
saint, des questions au sujet du don des larmes apparaissent dès cette époque.
Toutefois cette attitude accueillante de l'Église face aux tentatives autonomistes
de ses ouailles ne pouvait neutraliser la tendance qui se manifestait par le don des

1. G. Klaniczay, « I Modelli di santità femminile tra i secoli XIII e XIV in Europa centrale e in
Italia», article à paraître.
2. Sur ce sujet, cf. les travaux de Caroline Walker Bynum; outre le livre déjà cité supra, Holy
Feast and Holy Fast the Religious Significance of Food to Medieval Women, Berkeley, California UP,
1988 et Fragmentation and Redemption Essays on Gender and Human Body in Medieval Religion,
Berkeley, California UP, 1991.
3. A. Vauchez, La Sainteté. p. 513.
LE DON DES LARMES

larmes en Occident à partir du xi*' siècle. En réaction à la disparition des


manifestations théophaniques du divin sur terre, elle cherchait à restaurer l'unité
distendue de ciel et de terre, virtuellement rompue par le christianisme, de fait
par la mutation de l'An Mil. Cependant, malgré les efforts continus de l'Église,
dont l'ultime et le plus spectaculaire était l'élaboration, aux xn'-xm" siècles, de la
machinerie sacramentelle, instrument efficace de l'encadrement des vies, cette
coupure radicale apparut d'autant plus clairement à partir du moment où le divin,
pour se révéler, devait se réfugier dans l'intériorité de l'homme.

Paradoxalement, ce mouvement aboutit en fin de parcours au renversement


du sens du don des larmes. Dans les déserts orientaux de l'Antiquité tardive comme
chez les moines byzantins, le don des larmes reçu en extase, résultant du déploiement
des méthodes auto-coercitives qui devaient permettre à l'ascète la contemplation
de Dieu, requiert la mort du corps, la négation totale de soi. Le moine des xie et
XIIe siècles cherchait à liquéfier son âme, à se fondre entièrement dans l'amour se
déposséder pour n'être possédé que par le divin. Finalement, à partir de la fin du
XIIIe siècle, ces larmes tendent à exprimer une personnalité visant à l'autonomie,
une intériorité qui s'affirme. En retrouvant Dieu, l'homme semble alors se retrouver
en lui et, en l'espace de quelques siècles, il n'aura même plus besoin de Dieu
pour se trouver.

PIROSKA ZOMBORY-NAGY
Christian y~M/MM~

QUELQUES LAMENTATIONS SURANNÉES

Henri IV vient d'être assassiné (14 mai 1610), Pierre de l'Estoile note dans ses
« Mémoires-journaux

Les boutiques se ferment; chacun crie, pleure et se lamente, grands et petits,


jeunes et vieux; les femmes et filles s'en prennent aux cheveux1.

En une phrase, le chroniqueur, spécialiste de la sobriété bourrue, évoque les


signes et les gestes de la lamentation publique arrêt de toute activité, cris, pleurs
universels, tes femmes qui s'arrachent les cheveux. À l'article arracher de son
dictionnaire (1690), Furetière donne comme exemple d'usage « les harangères qui
se battent s'arrachent les cheveux », et à l'article cheveux « les femmes qui se
querellent se prennent d'abord aux cheveux ». Le désespoir si intense de la mort
du roi sous le couteau du parricide s'exprime chez les femmes par une fureur
tournée contre soi-même. Une déploration si active excède les lamentations qui
l'accompagnent. Elle prend déjà valeur d'emportement pénitentiel et, en soulignant
la lamentation, elle en dépasse et tarit la verve. Mais, en même temps, elle
l'accomplit la convention gestuelle de la fureur désespérée rend intelligible la
clameur inarticulée et universelle.
La lamentation du poète, ou de l'orateur, ne saurait produire pareil accom-
plissement. En se disant, en glosant dans l'éclat d'une rhétorique de la souffrance,
et parfois de l'imprécation, l'évidence du « je n'en puis plus » qu'exprimaient les
cheveux arrachés et les cris inarticulés, elle cesse de s'effectuer. Ou plutôt elle n'a
de cesse de courir après son effectuation, toujours repoussée, presque là, mais
jamais tout à fait là. On pourrait citer des centaines de tirades, des milliers de vers
et construire ainsi toute une anthologie de la lamentation. On se contentera ici
d'un tout petit nombre d'exemples.

1. Pierre de L'Estoile, Mémoires-journaux, éd. Brunet-Champollion, Halphen, t. 10, Paris, 1889,


p. 221.
LA PLAINTE

Voici d'abord Alexandre Hardy (1570-1632) (à tout seigneur tout honneur il


s'est vanté d'avoir écrit plus de sept cents tragédies) et le chœur des Leuctriens à
l'acte V de Scédase ou l'hospitalité violée

Ô exemple autant déplorable


Entre mille et mille divers
Qu'en son théâtre misérable
Puisse produire l'univers!
0 cruauté plus que barbare!
0 dure insolence du sort,
À qui nulle ne s'accompare
Et qui nous fait pis que la mort!

Un « pis que la mort » qui prendra encore soixante-quinze vers à se dire. Voix
en dehors de l'action, le chœur réussit à montrer ce qu'il dit en commentant les
malheurs des personnages de la pièce. Il souligne, par son extériorité, qu'eux, au
moins, sont dans l'action et que le spectacle de leur pitoyable histoire peut bien
passer pour un digne objet de lamentation. La lamentation est ainsi souvent confiée
au chœur dans le théâtre baroque.
Dans Hector, Montchrestien, le poète assassiné (en 1621) ne suit pas cette voie,
ce sont Hécube et Andromaque, les deux héroïnes, qui se lamentent. Elles profèrent
leur désespoir, entre autodéploration et imprécations
Hécube:

Eh bien que désormais mon œil voie abîmer


L'air flottant en la terre et la terre en la mer,
Que tout se mêle ensemble et qu'une nuit obscure
Comme au commencement recouvre la nature!
Que me peut-il chaloir de voir le monde entier
Rebrouillé pêle-mêle en son chaos premier,
Puisque mon fils Hector, puisque ma chère Troie
De Pluton et des grecs sont aujourd'hui la proie?

Andromaque
Ô soupirs, permettez que je puisse parler,
Et qu'en parlant ma vie échappe dedans l'air;
En mon cruel malheur certes bien fortunée,
Si je meurs en plaignant ma dure destinée. (.)
Ô deuil désespéré qui me trouble les sens!
Ô désespoir dolent auquel je me consens,
Arrivez à tel point qu'en l'effort du martyre
J'épande dans les vents l'esprit que je respire (.)
QUELQUES LAMENTATIONS SURANNÉES

Appel de la mort, mais si elle venait soudain (sans attendre la fin de la tirade)
la plainte, discours noble et emporté, fureur apollinienne, sombrerait dans le statut
peu enviable d'une rhétorique du râle ou du gargouillis, fort basse et fort peu
poétique. L'hyperbole souffrante peut-elle faire autre chose que répéter à l'infini
la souffrance et peut-elle la montrer autrement que dans la redondance de sa
profération? Oui, semble-t-il, quand il s'agit de Théophile de Viau dans les Amours
tragiques de Pyrame et Thisbé (Théophile d'ailleurs saura se lamenter en vers et en
prose sur son sort de prisonnier enfermé dans les prisons du Palais, dans l'infâme
cachot de Ravaillac).
Pyrame a prié Thisbé de l'attendre en un lieu écarté, auprèsd'une source
vive où viennent s'abreuver des animaux sauvages. Arrivée la première, Thisbé
aperçoit un lion solitaire, « effroyable bête ». Elle se cache. Pyrame arrive. Il ne
voit pas Thisbé mais les traces du lion, les signes d'un combat, et du sang. Il pense
que le lion a dévoré Thisbé. Il se lamente en cent vingt vers, s'accuse du malheur
arrivé et finit par se tuer. Thisbé sort alors de l'ombre et découvre son amant
agonisant. À son tour de se lamenter

Quoi? je respire encore et regardant Pyrame


Trépassé devant moi, je n'ai point perdu l'âme!
Je vois que ce rocher s'est éclaté de deuil
Pour répandre des pleurs, pour m'ouvrir un cercueil,
Ce ruisseau fuit d'horreur qu'il a de mon injure,
Il en est sans repos, ses rives sans verdure;
Même au lieu de donner de la rosée aux fleurs,
L'Aurore à ce matin n'a versé que des pleurs,
Et cet arbre touché d'un désespoir visible,
A bien trouvé du sang dans son trône insensible,
Son fruit en a changé, la lune en a blêmi,
Et la terre a sué du sang qu'il a vomi.
Bel arbre, puisque au monde après moi tu demeures,
Pour mieux faire paraître au Ciel tes rouges meures
Et lui montrer le tort qu'il a fait à mes vœux,
Fais comme moi de grâce, arrache tes cheveux,
Ouvre-toi l'estomac et fais couler à force
Cette sanglante humeur par toute ton écorce. (.)
Que donc ton bras sur moi davantage demeure,
Ô mort! et, s'il se peut, que plus que lui je meure!1
Que je sente à la fois poison, flammes et fers!
Sus! qui me vient ouvrir la porte des enfers?
Ha! voici le poignard qui du sang de son maître
S'est souillé lâchement; il en rougit le traître!
LA PLAINTE

Le rocher éclaté de deuil, la terre qui sue du sang, le poignard qui rougit
susciteront les moqueries de la poétique classique. Mais, explique Georges Forestier
dans l'introduction de son édition des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, « pas
plus que le rocher ne s'est éclaté de deuil, le poignard n'a honte d'être responsable
de la mort de Pyrame c'est Thisbé qui est éperdue de deuil et qui ressent
désespérément la responsabilité de la mort de son amant. Mais en 1621, il ne
suffisait pas, dans un moment paroxystique, de dire et de montrer pour que
l'émotion fût absolue, il fallait que le dire pût être en lui-même une manière de
montrer. La tragédie était ainsi complète elle avait pénétré jusque dans l'épaisseur
du langage 1 ».
Le païen appelle la mort et parfois se la donne (l'athée aussi, accuseront les
juges du parlement de Paris, et Théophile, pour le coup, finira par y laisser la vie).
Le chrétien conduit, lui, sa lamentation vers la pénitence et s'inspire de Jérémie.
Un chanoine Dupuy belle figure d'écrivain obscur a ainsi écrit une Lamentation
de la ville de Bazas frappée de peste (1605-1606 ~?). La contagion était un terrible
événement visions d'horreur qui ne détournent pas notre chanoine des mots mais
lui font interposer Jérémie entre les choses et les plaintes qui les expriment, et lui
font aussi assimiler Bazas, sa ville pesteuse, à la Jérusalem du prophète

Suis-je la ville tant affligée? Suis-je la terre en laquelle on ne sème point?


Sauveur suis-je la cité exposée à votre colère? Las! Que vous a fait ma semence?
Qu'ai-je démérité envers vous, pour avoir mérité de tomber entre les mains de
votre courroux? Ceux qui me connaissaient m'ont méconnue; je ne suis plus à ce
fidèle destin qui promenait partout ma réputation ma fortune est détruite, hélas
qui réparera ses ruines? Qui contribuera au rétablissement de ma félicité démise?
Qui aura pitié de mes cendres?
Seigneur, ne vous suffisait-il pas de m'avoir ci-devant donnée à la guerre, sans
m'octroyer de nouveau au plus cruel de vos fléaux ? Est-ce pour lui, et non pour
ma prospérité que vous m'avez réservée ? Pouvez-vous, et puis-je voir tant de nuées
meurtrières se fondre sur ma tête?
Au temps de mes pères, le soleil éclairait à mes maisons, j'étais en grâce devant
la lumière, les clartés étaient à ma dévotion maintenant que je célèbre en deuil
mes adversités, je n'ai pour tout flambeau, que les obscurités de la nuit, même
que mes nuits sont toutes obscures, ou s'il leur reste quelque luminaire, c'est
seulement pour me faire apercevoir mes angoisses et je me lamente et nul ne me
console, et je hausse mon haleine et personne ne bouge je crie au ciel, j'importune
la terre, je réclame l'air, et prie les eaux de me secourir, tous sont sans oreilles
pour mes supplications, les hommes mêmes qui tiennent naturellement de l'humanité
ne m'entendent point, si bien qu'éloignée de leur ouïe, et de leur secours, on parle
de mes misères partout, et tout retentit au bruit de mes misères. (.)

1. G. Forestier, préface à son édition des Amours de Pyrame et Thisbé, « Collection du répertoire »,
Théâtre national de Strasbourg, s.l., Cicéro éditeurs, 1992, pp. xxv;-xxvn.
2. Publiée par J.-B. Marquette dans les Cahiers du Bazadais, 51, 1980, pp. 63-78.
QUELQUES LAMENTATIONS SURANNÉES

(.) Je n'en puis plus, et les excès de mon infortune assassinent ma vie ici des
morts, là des maisons fermées, ici des cris, là des craintes, ici des funérailles sans
cérémonie, là des douleurs sans remède; partout effroi, partout peste, point de
commerce, point d'offices charitables, là des fosses creusées, là des creux remplis,
point de rencontre autre que des corps qu'on conduit à la tombe, force frappés,
peu de réconciliés avec ces coups mortels et mourants; toujours seule, toujours sans
compagnie si bien qu'accommodant à mon usage les termes de Jérémie, je puis
dire, comment est maintenant assise seule la cité tant peuplée? Celle qui était grande
parmi les gens, est faite comme veuve, la Princesse entre les provinces est faite
tributaire.
(.) Ha! quelle ville, dont les édifices sont des petits couverts d'ais, et les habitants,
des corps blessés à la mort, corps redoutables, substances dangereuses, figures
humaines, hommes défigurés. Ha! quelle ville, dont les remparts sont dépouilles
exposées au vent pour prendre le vent, draps contagieux, linges intelligents avec
le venin pour assassiner mes enfants meurtrières amorces, cruels héritages, qui
convertissez, et réduisez les propriétaires en une bande de morts, corsaires baleines
qui mettez à fonds ma semence.
Mais non vous, ains les secousses venteuses de mon iniquité; mais non vous,
ains ma coulpe, qui paye ces orages impétieux qui soufflent sur la mer de Giope,
mer ouverte au naufrage des vaisseaux agités de ses ondes, ondes toutes faites au
massacre, massacres toujours altérés et jamais assouvis du sang des pilotes et
toutefois Jonas dort, et toutefois mon peuple ne se retire point du sommeil du
délice, persiste en ses coutumes déplorables, fait trophée de la désobéissance, ne
craint et ne se soucie point de quereller le ciel et moy, à qui cette crainte est
plus familière, je crie néanmoins sans être exaucée Qu'as-tu ?qu'as-tu à baisser
ainsi tes paupières dormantes? lève-toi, lève-toi, réclame le Seigneur ton dieu, et
possible qu'il aura mémoire de nous, et ne périrons point.

Lamentation torrentielle qui bouscule la syntaxe et roule plus vite, peut-être,


que ne peut la suivre l'imprimeur. Tout ce texte, dont je donne ici seulement un
extrait, assure le passage de la plainte angoissée (« je me lamente et nul ne me
console ») à l'appel comminatoire à la pénitence (« Pénitence! Pénitence! Au sac,
aux cendres, à la haire! »). La lamentation est, dans ce cas, utilitaire.
Agrippa d'Aubigné avait résolu à sa manière la question de l'ineffectivité des
lamentations bavardes. Il avait inventé la lamentation performative en prenant à
témoin, dans son Élégie, les vers eux-mêmes, censés exprimer son désespoir il les
transformait ainsi en bras séculier de sa plainte impuissante

Sus mes vers bien-aimés, que vos justes douleurs


Fondent une élégie et une mer de pleurs
Des sources de vos yeux, et qu'à tête baissée,
Lasse de se douloir ta paupière pressée
Dégoute sur la bouche en disant mon malheur!
Vous donc, vers languissants, témoins de ma langueur,
LA PLAINTE

Déplorez votre sort, soulagez les colères


De celui qui vous fit et celles de vos frères (.).

Admirons l'intelligence du procédé. Mais, en matière d'effectivité « lamenta-


tionnelle » des vers, on peut trouver mieux le désastre littéraire qui mène aux
portes du silence sans conduire à la mort théâtrale. Dire plaintivement l'échec
radical des mots ne serait-ce pas la seule plainte vraiment réussie du point de vue
du langage, bien plus vraie que la mort qui s'annonce et se décrit? En ce lieu de
rupture, d'abandon et de contradiction, je rencontre « un quidamqui a tenu vers
le milieu du xvn~ siècle un livre de raison, manuscrit finalement acheté trois siècles
et demi plus tard chez un antiquaire charentais (cent francs). On y lit ceci

Adieux aux muses d'un quidam

Cherche logis ailleurs sacrée poésie,


Retire-toi d'ici et fuis bien loin de moi!
Ne vois-tu pas mes maux, mon souci, mon émoi ?
Ha! que je me repens de t'avoir choisie,
Tu es de mes malheurs la source et l'origine,
Me faisant le jouet d'une triste prison
Où je suis travaillé d'une douleur chagrine
Qui rend mon esprit lourd et privé de raison.
Mais qui me cuit le plus je vois tant de volumes
Remplis de ta fureur, plus fâcheux mille fois
Que ne sont mes écrits et tous mes traits de plumes
Qui n'offensent en rien les hommes et les lois.
Enfin tous ces auteurs sont exclus de malaise,
Et ne sache pas un qui soit comme je suis.
Je les vois tous fleurir et chanter à leur aise,
Et moi seul languissant en une mer d'ennui.
Troupe je me dépars adieu troupe neuviène,
Vous, les vers, malgré moi je quitte désormais.
Hélas mes chères sœurs! Hélas que j'ai de peine,
De vous dire adieu, adieu pour tout jamais.

En regard, sur la page de droite, une autre sorte de poésie

Neuf deniers par jour fait par an quatorze livres treize sols et neuf deniers.
Dix deniers par jour fait par an dix-neuf livres quatre sols deux deniers.
Onze deniers par jour fait par an seize livres quatorze sols sept deniers.
Douze deniers par jour fait par an dix-huit livres cinq sols.

Etc. et silence (définitif) du quidam.

CHRISTIAN JOUHAUD
VARIA
FRAGMENTS MOROSES. L'esprit est distrait, il n'attend plus, il s'oublie.
Quelle lenteur! La hâte est épuisée. Rien ne bouge; les objets de la chambre,
la nuit elle-même semblent s'installer définitivement. Le temps, qui est
partout et nulle part, n'est plus dans l'âme, son intime et véritable séjour.
L'âme a perdu son temps vide, insensible, morose, elle s'endort et somnole
pour ne se réveiller que d'un œil.
Le temps est mort parce qu'il ne passe plus. Rien ne vient. Le « viens »
l'appel s'est tu. Silence. Le tisserand, celui qui fait marcher la fabrique
de la pensée, est en congé. Congé au temps, à la pensée, à l'âme. Congé au
vent qui passe. Dans cette extase négative, exilée à l'intérieur d'elle-même,
hors de son temps, l'âme est sans abri, dans un désert sans étendue. Elle ne
remémore ni ne répète. Elle est déposée parmi les choses, sans repos. L'âme
est en arrêt. Le temps, effrayé d'être pris dans la glu de sa lenteur, s'est assis
en face d'elle et la regarde pensif. Elle ne peut rien saisir car tout la quitte.
Chagrine, elle grelotte dans son froid.

Le Moi ne prend plus son temps. Il le compte seconde à seconde,


tic-tac, tic-tac, minute à minute. Il le voit circuler, les aiguilles de la montre
le poursuivent la grande rattrape la petite, l'efface et la devance pour encore
l'atteindre. C'est un compte à rebours qui diffère indéfiniment la déflagration
de l'événement. Le temps que l'on compte ne raconte rien.
Le maintenant morose est décomposé. Il ne tient plus ensemble le passé
et l'avenir. Il n'est plus trajet, mouvement, passage, un « d'ici jusque-là ». Nul
départ n'annonce une arrivée. Ni bientôt ni jadis, ni autrefois ni déjà, ni
soudain ni trop tard. La flèche du temps s'est affolée, le « cordeau du désir »
n'enfile point le passé, le présent et le futur. Les souvenirs d'enfance sont
fatigués et ils ratent toutes les occasions. Les fantaisies s'écroulent dans les
temps séparés le passé n'est que passé, l'avenir avenir; le maintenant est un
présent défait qui ne présentifie plus rien.
« Je » est un creux abandonné par sa vague; parce qu'il n'a presque rien
il peut tout recevoir sans rien accueillir. Ses pensées l'abandonnent en
silencieuse colonne. Il n'est plus présent à soi, il est présent partout.
VARIA

Il ne peut plus dire mes souvenirs, mes jours et mes nuits. Où sont
partis ses mots dont il ne se souvient? Il est seul mais sans rien de lui; il
est à peine quelqu'un et presque n'importe qui. Il s'attarde sans aller par
crainte de s'oublier. Il est son inconnu. Il demeure un intrus au sein même
du foyer.

Ce n'est pas, bien sûr, de l'avenir, de ce qui est devant sans nous être
encore arrivé, que proviennent la force de nos résolutions, les décisions qui
nous déterminent. Cette force et ces décisions ne sont que la vaste passivité
qui constitue notre passé, celui que nous n'avons pas choisi et qui ne cesse
de nous choisir, celui qui est à nous parce qu'il nous vient des autres. C'est
l'avant qui frappe dans l'après, mais c'est l'après qui donne à l'avant la force
de frapper. L'après-coup n'est qu'un contre-temps. Notre vie donne sens au
passé. Le hic et nunc des séances, le « pendantdu transfert, le temps de
l'analyse avancent à contre-temps, à reculons. L'histoire de la cure refait,
mais en l'analysant, en la défaisant, l'histoire infantile d'une névrose, pour
que l'autre vie d'une histoire puisse se réinscrire, se réécrire, se raconter.
Le temps de l'enfance, cet âge perdu, n'était pas indivis et complet.
Notre enfance n'était pas toute d'un temps, totalement présente et d'une
présence entière. Ainsi nous l'avons rêvée ou, peut-être, espérée. Mais déjà
initialement, les premiers commencements étaient perte et division, deuil et
déchirement. L'âge perdu n'a jamais été trouvé, jamais abandonné. Il ne
cesse de passer comme arrêté dans un devenir sans fin. Il est fait d'événements
toujours en cours qui encore et toujours nous arrivent, les seules choses
vraiment arrivées et qui perpétuellement nous viennent ce visage (le sien)
qui, dès qu'on le regarde, nous regarde, une vieille parole qui s'écoute dans
nos voix et murmure dans nos silences, ce dont le souvenir ne peut plus se
souvenir, ce que l'oubli ne peut pas oublier. L'âge perdu est le temps qui
passe sans passer, le passe-temps intime, celui du « il est temps » de la source
et de l'accomplissement; dans le courant fluent de son présent, nous pouvons
en changeant nous reconnaître.

« Si je dis à l'instant qui passe


attarde-toi, tu es si beau!»
Mais l'instant ne peut pas s'attarder il devient sans répit; l'instant nous
divise, nous sépare et nous diffère de nous; dans son passage nous sommes
différence. Le chorus mysticus, quand l'oeuvre s'achève, chante
« Tout ce qui passe
n'est que symbole. »

Le vieillard ailé a fait un temps de jambes il n'aime pas chômer, il


s'approche, il revient. Quel soulagement dans le tourment qui se renouvelle!
Il est à la demeure; il entre et il sort; pour y rester il passe.
L'âme a récupéré son emploi du temps. Elle a battu les cartes, elle a
repris son jeu. Elle n'est qu'un passe-temps à faire passer le temps elle le
VARIA

lâche et le laisse, elle le perd et elle l'a; la passante, l'étrangère retourne


dans son tournant. Indolente et hâtive, elle vire dans sa dispersion pour se
ramasser dans une durée. Sur la pointe des instants d'une joie ou d'une
douleur, elle se devance par crainte de s'attarder. Elle s'approche et s'éloigne,
et, en errant en elle-même, elle s'écoule vers rien.
Le tisserand, d'un coup de pied, a mis en marche le métier les navettes
circulent, les fils s'entrecroisent et se déroulent sans qu'on les voie. « Viens,
viens. L'âme lie et maintient, expose et recueille, présente et raconte,
pense. Elle s'approche de loin, se souvient de l'oubli. C'est maintenant.

E.G.M.

DANS LES PLIS. Cheminée ou faille elle hésite pour désigner ce qui
laisse aller les mots jusqu'à elle.
Les mots cheminent. Ils accompagnent, cachent, poussent devant eux
ce qu'ils veulent dire. Quelquefois ils perdent la chose, comme on perd son
chemin. (À Venise, si l'on s'inquiète du bon chemin « Voulez-vous le plus
court, ou le plus beau ? ») Ils faillissent.
L'étymologie recherche le passé dans le présent du mot; elle apprend
que dans les mines du pays liégeois les roches ont des ruptures sauvages. Là,
elles se livrent quand les couches d'époques différentes sont en contact. Pour
dire la faute de la terre, les mineurs ont emprunté un mot à la langue
étrangère la plus proche. Avec le français ils nomment les failles. Le mot
des mineurs a plu; la géologie l'a adopté et elle l'a civilisé.
Entre les lignes il y a un autre chemin, moins court, où l'on est moins
sûr de l'origine, moins sûr du sens. On y entend les mots se rencontrer, se
faire des histoires et au bout du compte s'inventer des souvenirs d'enfance.
On va de l'un à l'autre, guidé par leur proximité. Les mineurs (les mêmes)
cherchaient un mot pour les cassures de la terre. Ils ont pensé à leurs
femmes. Ils se sont souvenus que depuis toujours, la faille, c'est le nom
qu'elles donnent au voile qui couvre leurs têtes de plis compliqués. Le mot
est un souvenir, ils ont nommé cette fracture de la terre du mot d'un voile
de femme.

À ne chercher que les liens de causalité à la source de tout phénomène


on voit D.P. Schreber s'épuiser dans sa passion pour l'étymologie. Il explique
que les rayons acceptent ces formes de pensée de penser-à-rien et s'acheminent
jusqu'aux nerfs pour procurer le répit de la volupté d'âme. Tandis que si ce
sont les oiseaux qui parlent, ceux qui ne cessent de débiter des phrases par
cœur, le risque est grand dès que les oiseaux se laissent prendre au piège
VARIA

de l'homophonie et au sentiment authentique d'angoisse qu'elle provoque,


les rayons s'échappent de lui.
L'archéologie ne serait qu'une étymologie si elle ne lisait pas entre les
pierres. Archéologue, Norbert Hanold a d'abord été attiré par l'élégance que
le marbre donnait à la jeune fille. Elle avait la tête entièrement recouverte
des plis d'un voile, et « elle tenait un peu remontée de la main gauche la
robe dont les extraordinaires petits plis ruisselaient sur elle depuis la nuque
jusqu'aux chevilles en sorte qu'on apercevait ses pieds chaussés de sandales ».
Puis il l'a nommée « Gradiva celle qui avance. » Mais ce n'est que lorsqu'il
s'est souvenu des pierres plates que les fouilles avaient dégagées à Pompéi
et de leur curieux cheminement laissant entre elles l'espace la faille
nécessaire pour l'écoulement des eaux ou le passage des roues, ce n'est que
lorsqu'il s'est souvenu de l'attention qu'il fallait pour aller d'une pierre à
l'autre qu'il l'a vue marcher. Et il a condensé cette extraordinaire vision dans
le pied dressé qui épingle dans un même mouvement le flot de plis et le
creux entre les pierres, et n'a eu de cesse que de partir à la rencontre de ce
qu'il fuyait.
Dans son commentaire de la nouvelle de Jensen, Freud laisse deviner
le plaisir d'un voyageur en train de retrouver chemin faisant, par la
fréquentation de la duplicité des mots, ce qu'il connaît déjà. Il adresse ce
commentaire en guise de viatique à Jung, le nouveau compagnon. Mais pour
celui qui s'avouait exagérément modéré quant au point de vue sexuel c'est
aussi un avertissement sur la force de la libido face au refoulement, un
avertissement sur l'invraisemblable retour du féminin. Jung répond d'abord,
avant l'éloge, par un silence.

Tandis qu'ainsi mon hésitation cheminait, la jeune femme sur le divan


a choisi. Avec une certitude sans faille, croit-elle elle dit « Je me sens
cheminée. »

AUTRE CHOSE. Au commencement, nous avions en commun un grand-


père déporté. Le mien était mort, c'était sûr; la disparition du sien était plus
ambiguë, car depuis qu'elle était toute petite, on recevait « des cadeaux
d'Allemagne w dont on lui disait qu'ils venaient de son grand-père, mais son
grand-père, elle ne l'avait jamais vu, on disait aussi de lui qu'il était mort.
Pour nos grands-pères, j'étais dans le brouillard. La co-incidence me
semblait incompréhensible; elle aurait pu être ma fille, j'aurais été une très
jeune mère à sa naissance, et son grand-père aurait alors été mon père.
VARIA

mais à vrai dire, je ne souhaitais pas sortir de ces ombres confuses, de cette
chronologie mêlée, de ces dates, de ces lieux.

Cet hiver-là, quand je lui ouvris la porte, ce jour-là, elle portait le


manteau violet que je m'étais acheté quelques jours plus tôt. Comme le
silence nous protège! Le vacillement resta en moi à qui appartenait ce
manteau ?
Ce printemps-là, je m'aperçus, à cette séance-là, qu'elle portait les
chaussures que je m'étais offertes la veille, encore dans leur boîte. C'était
bizarre de voir mes chaussures au bout du divan et ses pieds dedans.
Cet été-là, à une séance du soir, elle mit la robe en soie cerise que je
venais de choisir pour une fête prochaine dont j'attendais beaucoup de plaisir.
Pas de doute, c'était ma robe et pourtant il y en avait une autre, de l'autre
côté, dans mon armoire.

Pendant tout ce temps, durant toutes ces années, depuis le début, sa


question revenait, essentielle « vous êtes partie ? », un jeu de vie et de mort,
un espace de présence et d'absence, une perte de vue, une perte de vie,
« vous êtes partie » ? Je suis partie, l'automne dernier, travailler quelques jours
en Italie, dans la lumière bleue et dorée de Padoue. Venise était trop près
pour ne pas s'y rendre, même pour quelques heures. Je ne me défais pas de
mon attachement à cette cité qui est hors saison, avec ses limites troublées.
Une surprise était là, de celles qui pétillent, de celles qui font croire à son
étoile. L'exposition des sculptures de Canova, contre toute attente, était
prolongée jusqu'à la fin du mois. C'était sûr, elle m'attendait dans l'éblouis-
sement des corps, les reflets des grands miroirs et surtout cette Madeleine
pénitente dont je garde encore l'empreinte.
Retour à Paris, une lettre d'elle, le jour de reprise des séances « Vous
étiez bien à Venise jeudi à 18 heures, à l'exposition Canova, c'est bien vous
que j'ai vue? Et vous encore vendredi à 16 heures à une terrasse, piazza di
San Stefano, avec votre frère ?» Oui, c'était moi avec celui qu'elle appelle
mon frère, qu'elle ne peut nommer autrement, ni amant, ni mari, ni père
de mes enfants. Absence-présence à nouveau confondues et pourtant dans
cette rencontre, comme la preuve pour elle que j'avais un corps et qu'il était
de chair, elle qui me rêvait liquide. Je pouvais exister hors séance et la
continuité de ma vie devenait une assurance, presque une certitude.
À nouveau, l'hiver. Ce jour-là elle est bouleversée, elle rage. Une nouvelle
femme est arrivée là où elle travaille. Elle a reconnu mon parfum sur elle.
Sentir cette odeur, l'odeur d'ici, là-bas, l'odeur portée ailleurs déportée
lui est insupportable. Je pense au moyen que je connais pour ne plus sentir
un parfum. Je ne sens plus le mien depuis longtemps.
Elle dit « Je connais le moyen de me débarrasser de votre parfum. Il
suffirait que je le porte. » Et tout à coup, pour moi, les disparus sortent de
leurs brumes. Quand mon grand-père est mort, il avait des cheveux blancs
et ma mère avait son âge à elle, quand elle a commencé l'analyse avec moi,
VARIA

c'était déjà une jeune femme. Quand son grand-père est mort, c'était encore
un jeune homme, le jeune père de sa mère, une très petite fille alors, une
toute petite fille.
C'était autre chose.

c.c.

DÉFENSE DE l'LV.A. S'agit-il d'un effet lié au déplacement de n'avoir pas


jadis défendu l'I.V.G.? S'agit-il de l'envie de vouloir justifier un mode de
résistance récemment usité, de maîtriser ce temps par mes soins dérobé au
temps de l'analyse ? S'agit-il d'étudier un usage courant assez bizarrement
soustrait à l'analyse, de défendre une pratique qui pourrait être féconde pour
peu qu'on en use bien? S'agit-il avant tout d'agiter une idée destinée à
choquer les milieux bien-pensants?
Lecteur, tu chercheras. Je te donne des pistes, à toi de les fouiller et
d'en inventer d'autres puisque c'est ton métier. Moi je suis amatrice, faiblement
qualifiée en sciences inconscientes, mais je voudrais quand même évoquer
une plainte qui, ne pouvant se dire couchée sur le divan, incite à le déserter.
Pour y avoir eu recours, il m'a semblé que l'Interruption Volontaire d'Analyse,
révolte agie contre les affects surgis dans le transfert, constituait parfois un
passage à vide à l'issue duquel les doléances du sujet trouvaient ensuite
seulement la possibilité de se formuler.
En défendant la cause de l'I.V.A. (sans aller toutefois jusqu'à militer
pour son remboursement, lequel pourrait induire des effets pervers.) je cours
le risque d'aggraver mon cas puisque je franchis le pas qui mène de l'errance
pratique à l'errance théorique mais les chemins de traverse offrent parfois
l'occasion de rencontres intéressantes. Au départ cependant j'avais opté pour
l'orthodoxie en m'adressant à un institut réputé dans le traitement de l'analyse
(pas donné.) qui m'avait gracieusement fourni la liste de ses membres
dûment labellisés titulaires. Encore fallait-il pêcher un compagnon de route.
Le propriétaire du divan sur lequel j'allais échouer m'avait acceptée
pour complaire à l'ami qui voulait que la chose soit faite par un quidam
ayant de l'expérience. Cela m'avait rappelé la manière dont les mères
demandaient autrefois à leur meilleure copine de déniaiser leur fils. Comme
l'heure était venue pour moi de m'allonger, je m'étais laissé faire malgré ce
sentiment d'un accord plus ou moins combiné dans mon dos. Ayant sans
doute jugé que je n'étais plus vierge en arrivant chez lui, il n'avait pas pris
soin de clairement m'expliquer le déroulement d'une cure. Il était dans le
vrai concernant mon état, ce qui ne veut pas dire qu'il ait eu, pour autant,
VARIA

raison de préjuger que les vierges seulement méritent d'être prévenues de ce


qui les attend.
Avec ses cheveux longs et son accent marqué, le monsieur par ailleurs
ne m'avait pas déplu; il n'avait pas eu l'air de trouver trop gênante mon
envie manifeste de me payer sa tête et il avait aussi l'avantage certain d'avoir
su se montrer moins gourmand que ses pairs. Et, comme je suis plutôt
naturellement fidèle, pendant toute une période mes pas me conduisirent au
rythme habituel de trois fois par semaine vers le sombre escalier qui menait
au boudoir et de là peu après à l'antre de l'accoucheur. J'accomplissais ici
ma crise d'adolescence, consciente d'avoir trouvé une aire de liberté entourée
de frontières capables de contenir ma violence souriante. J'étais en mouvement,
en proie à des changements visibles et importants, mais cette métamorphose
me convenait assez bien.

Pourtant, un beau matin d'avril, troisième printemps de nos échanges,


le monsieur fut prévenu de la fin imminente de nos entretiens. La rupture
venait sans mobile apparent, je n'avais nul reproche, nul grief en souffrance,
tout était parfait. tout, fors le transfert auquel je souhaitais me soustraire et
dont je refusais obstinément de parler. Et, il avait beau dire que ce n'était
pas l'heure de prévoir un départ ou une émigration vers un autre divan, je
n'en avais cure. Mon envie d'évasion demandait une scansion qui dépassait
les mots. Il y avait urgence à prendre des distances et je lui signifiai congé
sans préavis. Un chèque fut envoyé pour la dernière séance accompagné
d'un mot s'enquérant de prévoir obole supplémentaire pour ses congés payés,
un pretium doloris pour l'avoir délaissé, voire une cotisation à sa caisse de
retraite. Je me sentais légère et plus libre que jamais pour avoir accompli un
délit évident en enfreignant sciemment les règles de bonne conduite de tout
analysant. Cette Interruption Volontaire d'Analyse me paraissait dès lors une
preuve d'autonomie, comme la révélation de ma propre aptitude à pouvoir
échapper à l'espèce d'esclavage qui guette si facilement les tenants du divan.
Après quinze jours d'absence, par un coup de téléphone, la voix du
silence se manifestait; pensant alors naïvement que son porteur avait quelque
chose à me communiquer, je retournai le voir. Mais l'homme allait rester
muet, me laissant repartir nettement furieuse contre lui et plus encore contre
moi. J'avais couvé l'espoir de le faire parler et m'étais révélée une fois de
plus impuissante à faire couler ses mots. Mes efforts destinés à changer les
usages et divers règlements du monde analytique ne portaient pas effet et
comme on refusait de les abandonner rien que pour mes beaux yeux, il
devenait logique de tout laisser tomber.

Un divan qui ne bouge pas a ceci de confortable qu'on doit pouvoir y


dormir en toute quiétude mais le mien, après avoir doucement tangué, était
entré dans une zone de remous m'interdisant de continuer une croisière de
plaisance. Ayant désiré m'embarquer dans une aventure intellectuelle dis-
trayante, je n'avais pas été déçue par les premières explorations mais la nature
VARIA

du voyage menaçait de se transformer. L'idée, qu'avec un autre, je puisse


aboutir ailleurs que là où j'avais prévu d'aller m'est soudain apparue
insupportable, d'où cette décision de sauter du bateau en marche. Convaincue
que la noyade n'était pas mon destin, je plongeai avec l'envie de me
débrouiller seule. J'étais alors toute ouïe à la voix intérieure qui me disait
de partir et franchement résolue à ne plus donner signe à l'oreille étrangère
qui m'avait écoutée. De cette confrontation j'avais tiré profit et construit un
roman mais je ne voulais pas risquer de figurer parmi la liste de ceux dont
l'homme pouvait se dire qu'il avait su mener l'analyse à bon port.
« Vous répétez quelque chose », me fut-il souligné.
Remarque assez futile car je le savais bien, remarque assez utile car
j'avais oublié. Je partais une fois de plus avec la tentation de jeter le bébé
avec l'eau de son bain et en gamine ingrate j'emportais mon bagage sans
vouloir reconnaître à qui je le devais.

L'euphorie d'une fugue dure généralement ce que durent les roses. Au


bout de quelques jours où je m'étais offert, avec l'argent de la cure, pas mal
de distractions, j'étais toujours contente d'avoir pu m'échapper et de me
trouver libre à l'horaire des séances; le matin au réveil ou tard dans la soirée,
il arrivait pourtant qu'un manque se fasse sentir. Je profitais encore des
vacances buissonnières mais déjà s'installait le sentiment diffus de vivre une
parenthèse. L'errance était plaisante mais elle aurait une fin, il me faudrait
trouver un toit sûr à l'automne. J'envisageais l'idée d'un changement de
domicile sans pouvoir repousser la tentation sournoise d'une réintégration du
home paternel.
Impossible de douter qu'on m'ouvrirait la porte mais on risquait quand
même d'exiger de ma part comme un engagement sur un code de conduite.
Il me fallut deux mois avant de me décider à donner signe de vie. Il fixa
rendez-vous et m'écouta lui dire les raisons du départ, le désir d'un retour.
D'accord pour une reprise, il se voyait pourtant au regret de m'indiquer la
hausse de son tarif durant la permission que je m'étais octroyée. C'était une
nouvelle tranche à prendre ou à laisser et que je commençais tout net par
refuser. Le désaccord sur la question d'argent cachait naturellement aussi un
autre problème où entrait en ligne de compte ma réticence à reconnaître
que l'analys(t)e m'était chère. Au bout de quelques jours je rédigeai une
lettre où, sans contester totalement le principe d'une augmentation, je
constatais que mes moyens d'étudiante ne me permettaient pas de l'endosser
trois fois par semaine. Je demandais dès lors à revenir seulement au rythme
de deux séances. La réponse escomptée ne se fit pas attendre, sous forme de
rendez-vous pour la semaine suivante. Je n'étais pas la seule à avoir fait un
pas pour rendre l'accord possible. On m'avait fait sentir le prix de mes écarts
sans exiger pourtant une reddition totale.

La clinique de la fugue et celle de l'I.V.A. ont bien des points communs


dont on pourrait peut-être tirer enseignement. Il est de notoriété publique
VARIA

que les fugues interviennent préférentiellement pendant l'adolescence et bien


connu aussi que la cure constitue comme une reviviscence du temps
d'adolescence. Il n'y a de ce fait, rien de moins étonnant que les patients se
laissent parfois aller à des sortes d'escapades où ils bousculent un temps divan
et paravent. Fugue et interruption volontaire d'analyse mélangent pareillement
réaction d'opposition au père, transgression de ses interdits, désir de mort,
souhait de vie nouvelle et envie de punir le parent décevant. Cette fuite vers
l'extérieur est une conduite dont la fonction première est de réduire
rapidement une tension intérieure.
Les analystes discutent évidemment entre eux du problème de l'envol
des patients inachevés mais ils donnent l'impression de répugner un peu à
l'exposer franchement sur la place publique comme s'il ne fallait pas donner
de mauvaises idées à leurs analysés qu'ils souhaitent disciplinés. S'ils n'hésitent
pas à écrire des articles sur les remaniements consécutifs aux fugues à
l'adolescence, sachant en voir les risques tout en en soulignant les aspects
positifs, ils se gardent bien en revanche d'écrire que les interruptions
intempestives de cure pourraient ne pas avoir que des inconvénients.
Autrement dit, s'il est parfois bon de partir subitement de chez papa maman
sans autorisation, il n'est jamais souhaitable de délaisser son analyste dans les
mêmes conditions.
Pourtant qui se retrouve à la rue, ayant quitté la sécurité du cadre
analytique, risque fort de s'exposer à l'intensification de ses interrogations
concernant son histoire. Il se peut alors que la rupture du contrat soit
l'occasion d'une accélération du travail psychique. À moins que, pour une
fois, du fait d'un miracle assez inexpliqué et qui mériterait qu'on se penche
dessus, le vide ne puisse plus fonctionner comme appel à penser.
Symptôme non négligeable, l'interruption volontaire d'analyse cache des
réalités très diverses. Comme pour les fugues, les interruptions volontaires
d'analyse isolées suivies d'un retour au domicile constituent en général une
variante bénigne, tandis que les fuites à répétition suivies de changement
systématique de thérapeute traduisent une forme d'errance pathologique.
Certaines fuites débouchent sur des ruptures définitives susceptibles de tourner
au drame alors que d'autres permettent l'instauration d'un dialogue plus
authentique. La ligne de démarcation n'étant plus simple, il reste le principe
de base tu ne quitteras pas ton analyste sans avoir recueilli son accord. Ce
principe est un bon principe; ce qui signifie que, comme tous les principes,
on gagne parfois à s'asseoir dessus.
Une I.V.A. isolée n'est parfois qu'un passage à l'acte traduisant une
difnculié passagère inhérente à un stade de maturation. La reconstruction
du lien dans de bonnes conditions à l'issue d'une fugue en analyse est délicate
mais, correctement géré de part et d'autre, ce genre d'épisode non seulement
ne compromet pas forcément le déroulement d'une cure mais peut para-
doxalement en constituer le point de relance. Le moment du retour devient
alors un moment fort où quelque chose du non-dit de la plainte trouve cette
fois-ci à s'exprimer verbalement.
VARIA

L'interruption de la cure correspond plus ou moins à une tentative


d'avortement contre la personne en train de naître du travail analytique. Au
cas où la cassure intervient trop prématurément, le fœtus a de grandes
chances d'être condamné. Mais si elle se produit après un temps suffisamment
long dans le cadre d'une cure par ailleurs bien menée, des germes restent
obligatoirement à partir desquels la croissance a la possibilité de reprendre.

Au nom de la libre disposition de son corps, je me prononce en faveur


de l'LV.A. comme de l'I.V.G. avec une préférence pour l'I.V.A. dont l'avantage
sur l'I.V.G. est malgré tout, qu'en cas de remords, le bébé garde sa chance.

A.-G.R.

PATAGONIE. En physiologie de la respiration, on décrivait un « espace


mort ». Non pas celui du dernier soupir ou souffle, mais une espèce de petit
ascenseur, colonne d'air qui montait et qui descendait entre, tout en haut,
l'extrémité supérieure du pharynx, et, tout en bas, la dernière cellule de la
dernière minuscule bronchiole un air pour rien (les bronches sont imper-
méables), aspiré par nécessité et expiré aussi, et qui suivait toujours (aspiration)
et précédait toujours (expiration) le vrai bon air qui gonfle les alvéoles des
poumons, en traverse la paroi et monte dans le globule rouge où il est
transporté vers qui de droit. L'air de l'espace mort ne participe pas aux
échanges.

« Pourquoi les choses sont-elles ce qu'elles sont ?» aurait alors murmuré


Bouvard. Et Pécuchet tirant pensivement de son mouchoir les arceaux
bleutés d'une bronchiole de cobaye « Et comment le sens propre peut-
il être une pensée ? »

La « chose en soi » a été une illusion particulière à notre siècle mal


fleuri. Bien que tôt dénoncée par Bergamin (« La chose en soi m'est égale,
je veux savoir ce qu'est la chose en moi. »), elle servit de passeport idéal
aux surréalistes: « Cheveux cheveux. Front: front. Sourcils: sourcils »;
c'était une illusion un peu mélancolique ce qui est rare pour une illusion
dont un des pères a sans doute été Jules Renard. En effet, grand chasseur
de ce qu'il appelait « la camelote des métaphores et des comparaisons »,
Renard était célèbre pour recorriger sans cesse ses écrits, jusqu'à ne laisser
au mille-pattes que ses trente-deux pattes réelles, et à refuser quatre-vingt-
dix pas rhétoriques au transi qui fait les cent pas. On disait qu'à force d'être
rognée, son œuvre se réduirait à « La poule pond. »
VARIA

« II est certain, aurait soupiré Bouvard, qu'il faut bien utiliser des
métaphores, et que rien ne remplace un souvenir tendre.»« Et regardez
comme c'est singulier! se serait exclamé Pécuchet, dans la langue, on
n'a rien d'autre que le pied pour désigner celui de la chaise! »

La poule pond on dirait un peu une leçon de choses, ces choses


endormies, paresseuses, qui tiennent leur acuité vague de nos après-midi
d'enfants des écoles, d'enfance des villes à la campagne de l'école. Le pouvoir
des choses vagues! Sartre l'avait-il vu venir, lorsqu'il disait que lui, Sartre, il
aurait plutôt écrit « II y a la poule, et elle pond "?. Où l'on voit que « la
poule pondest, quand même, au bout du compte, la métaphore d'une
conception du monde.
Le pouvoir aigu des choses endormies, comme celui de cette phrase des
Enfants du capitaine Grant « Salut, ami, dit le Patagon », n'est peut-être
jamais plus fort que dans cette « épiphanie » de James Joyce, et son dialogue,
qui emporte presque autant qu'un récit d'aventures (la scène, que je crois
bien avoir copiée recopiée presque pieusement, à la machine, à la main
peut-être bien neuf ou dix fois, j'ai failli dire cent, se passe un soir embrumé
de Dublin. La jeune fille se tient sur les marches d'une maison en briques
brunes, le jeune homme s'appuie sur le grillage rouillé)
La jeune fille (d'une voix discrètement frafKNMf~
Ah oui. j'étais. à la chapelle.
Le jeune homme (tout ~<M)
Je. (toujours tout bas) Je.
La jeune fille (avec douceur)
Ah. mais. vous êtes. très. mé.chant.

Là, à l'instant, il me semble que j'ai recopié cette scène pour la dernière
fois, et qu'aucune copie supplémentaire ne serait parvenue à maîtriser
l'émotion qui monte fidèlement avec la petite brume des points de suspension.
Ainsi nous arrivent les souvenirs qui sont passés entre les mailles de l'analyse,
avec une fidélité d'autant plus prenante qu'elle est insaisissable, fidélité de
l'émotion à un sens absent,à une histoire manquante, fidélité de l'enfant à
ce qu'il ne comprend pas. Ô parataxe fidèle!

Bouvard se serait brusquement secoué, retrouvant la suite de sa


réflexion « Si nous introduisons de l'insaisissable dans un énoncé; et
que tu m'accordes qu'on ne sait jamais comment saisir l'imparfait, qu'il
est l'indéfini du temps, nous obtenons, c'est clair, le début d'un feuilleton.
Exemple « Une poule pondait. » Et Pécuchet, distrait ou agacé, mais
spirituel aurait dit d'abord « .un feuilleté aux œufs ? » puis se serait
ressaisi «L'indéfini pose toutes les questions de la vie. En veux-tu des
exemples ? Eh bien quelle poule ? ou comment fait-on pour pondre ?
Et le coq pendant ce temps? etc.»
VARIA

Une parataxe désigne (aurais-je moi-même repris, en élevant un peu la


voix) la disparition de la syntaxe dans ce qui sert à relier deux propositions;
à sa place, quelque chose qui n'est pas là donne le sens, et n'est figuré parfois
que par une ponctuation, une courbe mélodique, une conjonction qui ne
conjoint pas, ou rien. L'histoire absente que révèle la parataxe peut être si
enfouie, si ruinée que la parataxe, devenue débris très petit, ne la signale
qu'à peine. Ce fut le cas les deux fois où dans la même journée, ce mot de
parataxe que j'ignorais jusque-là m'est venu aux oreilles. Une après-midi on
m'avait dit que les récits de la destruction du Mexique, récits faits par les
Indiens, étaient dans un état parataxique, semés de « et » sans fonction
syntaxique, mais témoignant à eux seuls de l'histoire même de ce qui fit
perdre son souffle à l'Indien qui récite « .et il fut grandement émerveillé
par leur nourriture. Mais encore il se crut à demi mort quand il entendit
comment éclate la trompette à feu (.) Et, lorsqu'elle éclate, il y a comme
un galet arrondi qui en sort; et sa fumée est tout à fait répugnante; et
lorsqu'elle heurte une montagne, c'est comme si elle la renversait; et un
arbre est mis en morceau. » (Codex de Florence, textes en langue nahuatl).
Le soir, j'ai appris que Patrice Loraux relevait des parataxes dans Aristote.
L'histoire m'a plu ce qu'on lit d'Aristote, c'est ce qu'il n'a pas publié. Ce
qu'il a publié s'est perdu en totalité, et, trois siècles après sa mort, on a
retrouvé dans une cave, à Rome, une malle avec des papiers en vrac, des
notes et des brouillons non destinés à la publication. Andronicos de Rhodes
les a rassemblés, selon un ordre qui n'était pas forcément celui de l'auteur,
mais celui d'une pensée aristotélicienne qui avait continué de se transmettre
hors texte pendant trois cents ans, et cela a donné les livres que nous
connaissons. Loraux repère donc des parataxes dans ces livres, minuscules
traces d'un rassemblement fautif, qui ne conjoignent pas deux propositions
entre elles, mais l'une à quelque chose qui n'est pas là.

Bouvard aurait froncé les sourcils « II y a quelque chose de pénible


dans l'idée que nous ne pouvons rien penser ni dire qui n'ait son
équivalent dans le travail d'Andronicos de Rhodes. Pécuchet aurait
cligné des yeux « Nous ne pouvons rien penser en soi, nous ne pouvons
penser que pour rejoindre quelqu'un d'absent. Vois-tu, nous tenons ainsi
notre rôle dans une histoire manquante.»« Et pourtant, aurait répondu
Bouvard soudain apaisé, et pourtant, c'est ce lien absent qui nous assure
d'un rôle dans les échanges de la vie. »

Même si, accompagnant tous mes échanges sans y participer, un espace


mort me tient compagnie.

M.G.
VARIA

On doit le « passeport idéal » a Jac~M~ Rigaut. Sami Ali le cite dans son
livre intitulé Le banal, ainsi que d'autres maîtres de l'espace mort, tel Andy
Warhol commentant sa peinture: « Cela fait de jolies couleurs », ou ~oAM Cage
sa musique:« Z,M sons sont. »

LA MARGUERITE. Tout à coup, pendant la journée, sans que rien,


apparemment, ne me conduise à y penser, surgit la fleur. Le souvenir me
rendit immobile tant il me captivait, regard intérieur qui empêchait tout
geste. C'était la fleur de bois peinte, en forme de marguerite, qui était
accrochée dans ma chambre de petite fille. Ce n'est pas à vrai dire son
souvenir qui s'imposa ainsi, mais son image, très nette, apparue dans un
rêve de la nuit la marguerite blanche était accrochée loin de moi, sur le
mur d'en face, fleur-montre qui donnait l'heure, au milieu de sa corolle
jaune étaient incrustées deux aiguilles vertes du même vert cru et intense
que sa tige. Marguerite était, il faut bien le dire, le prénom de ma mère.
Quelques semaines après ce rêve, j'ouvre la porte d'un magasin de meubles
d'enfants, j'entre, et sur le mur d'en face, un peu en hauteur, je vois la
fleur, la même fleur, la même horloge. (C'est ce jour-là seulement que le
nom du magasin m'apparut dans toute sa saveur Bonnichon.) C'était bien
la même montre mais ce n'était plus la mienne. Comment pouvait-il exister
un autre objet, le même, et si éloigné de celui d'origine? Que venait-il
faire, celui-là, dans le monde, alors qu'il n'appartenait qu'à moi?
J'ai vu dans cette expérience une analogie possible avec un mouve-
ment psychique fondamental que Freud décrit comme la prise en compte
de la réalité. L'ouverture à l'altérité pour certains enfants ou adultes qui
ont un fonctionnement autistique, même partiel, suppose non pas le
renoncement total à un certain type d'utilisation de leurs objets mais
l'existence possible d'un ordre qui les englobe, monde qu'ils peuvent
commencer à percevoir comme existant en dehors d'eux, avec des qualités
d'intensité affective moindre. C'est un moment douloureux il faut renoncer
à une certaine jouissance inconsciente, et entrer ainsi dans un univers
d'échanges, de commerces humains (on pouvait acheter cette montre et il
y en avait peut-être d'autres, toutes pareilles, en réserve). On pouvait passer
de la pensée magique à la pensée scientifique qui laisse néanmoins la
place à la première. Dans le rêve l'objet est dans la vision et dans le
regard. C'est la fascination dans l'hallucination nocturne qui fait du regard
du rêveur l'objet de sa propre contemplation. Jeu de miroir qui ne permet
plus l'écart.
Il ne suffit pas cependant que le monde soit pour qu'on l'intègre;
il faut la rencontre entre un objet existant en dehors de notre psyché et
VARIA

un mouvement interne. La situation analytique peut favoriser un tel


événement.

V.A.P.

CONTENANCE DE LA GRADIVA. S'il est habituel de désigner le roman


de Jensen par La Gradiva, il est, en français, pour le moins discourtois,
de parler d'une femme en faisant précéder son nom ou son prénom de
l'article, sauf lorsqu'il s'agit d'une diva la Callas, la Horne, la Grubérova.
La diva, la divine, la déesse, celle qui brille par son seul organe vocal,
celle qui anéantit d'émotion. Offrant son air de bravoure, qu'elle est seule
sur la scène!
Seule, la Gradiva l'est aussi quand, de son pas léger, elle traverse la
nuit des temps au soleil de midi, sous le regard médusé de Norbert
Hanold, de Jensen, de Freud, de. moi. Ému à la contemplation de ce
bas-relief, fasciné par la démarche de la jeune fille représentée, Norbert
songe à Mars Gradivus, dieu de la guerre s'élançant au combat, surnommé
Gradiva par les poètes. Par ce détour, il nomme ainsi sa chère Gradiva
de pierre froide pour retrouver son trop chaud amour d'enfance enseveli,
Zoé Bertgang, « celle qui brille par sa démarche ». Par ruse, le Dichter fait
se ressembler trait pour trait Gradiva et Zoé, la jeune fille actuelle et son
double grec, la lignée des Bertgang antiques et celle des germaniques, tel
un grain de vérité lancé à travers les siècles.
Jensen, non moins attiré que son héros par cette figure de jeune fille
vierge, ne fait jamais trébucher le langage de Norbert de Gradiva en
« gravida de la jeune fille à l'allure martiale en jeune femme alourdie
par son ventre rond.

Un soir on donnait Carmen dans un théâtre antique. Or la diva, qui


tenait le rôle de Micaëlla, était enceinte. Micaëlla jeune fille pure, l'amante
soudain gravida de Don José, la porteuse des messages de sa mère. Dans
les gradins, ils furent nombreux à ne rien remarquer. D'autres choisirent
de fermer les yeux, et certains, émus par la prouesse de cette mère,
redoublèrent d'applaudissements. D'autres encore, gênés, ne surent pour
ainsi dire quelle contenance adopter. La diva était gênante, ce soir-là, à
tenter de maintenir par son seul art vocal l'illusion d'être une Micaëlla,
une jeune vierge trait pour trait rediviva. Sa gravidité encombrait la vue.
Devant les tableaux de l'Annonciation, le regard cherche plutôt à
deviner l'énigme (et les signes) de la gravidité naissante. La Vierge (passive?)
écoute les paroles de l'Ange. On ne peut discerner si elle est encore
VARIA

nullipare ou déjà gravide. Pour Norbert Hanold fasciné, une telle question
ne se pose pas. La reduplication de Gradiva en rediviva puis en Zoé vient
maintenir en lui, silencieuse, l'énigme, maternelle, de la paternité et des
origines.

Dans l'opéra de Bizet, Don José ne peut être séduit par le personnage
de Micaëlla, trop l'alliée de sa mère, et trop messagère. Zoé, elle, est
destinataire. Mais elle est aussi messagère, entre passé et présent messagère
et destinataire, elle fait avancer la cure d'amour par ses propos ambigus.
Vers la fin du roman, bien qu'elle soit assurée d'avoir sauvé de l'enseve-
lissement l'amour que lui porte Norbert, elle ne se sent pas encore assez
vivante pour accepter un voyage de noces à Pompéi. Aurait-elle peur de
trébucher, celle qui marche légèrement, et de tomber, enceinte du lapsus
(comme il semble d'ailleurs que ce soit à jamais le cas), Gradiva, la trop
ravie ?

N.O.

ALARMES

Maître,
C'est d'une question bien délicate que je souhaite vous entretenir
aujourd'hui une circonstance qui me trouble profondément et me plonge
dans le désarroi. Vous m'avez toujours, depuis cette adolescence inquiète
qui fut la mienne, aidé à mettre en ordre cette vie qui continue, si souvent,
à me désorienter; ou mieux, à en accepter le désordre, à le tenir dans les
contours d'une attente confiante. J'ai, une fois de plus, besoin de vous.
Ce que je souhaite évoquer, de surcroît, n'est pas seulement objet de
peine et d'incompréhension pour moi; il y a, à vous en parler, et même
me semble-t-il à tenter de le penser, une sorte de sacrilège. Du moins est-
ce ainsi que cela se présente à mon esprit inquiet. À cette tonalité quasi
religieuse, si éloignée de mon mode de penser habituel, vous mesurerez
la difficulté où je me trouve. Puissiez-vous m'aider, comme si souvent, à
l'alléger. Mais tout ce préambule, je le sens bien, n'est que manière de
retarder l'abord de mon véritable propos. Voici donc.
Vous savez l'amour qui me lie à Elisabeth, un amour qui, tout à tout
moment me le prouve, m'est rendu au centuple. Depuis trois ans que,
grâce à vous, nous nous sommes trouvés, rien n'est venu démentir notre
immédiat élan. D'elle, tout m'est cadeau; de moi, elle reçoit tout avec
bonheur. Presque tout! Car il est et c'est ce qui me tourmente un
VARIA

point sur lequel j'en doute, et ce doute m'est douleur. Il s'agit de notre
rapport charnel. Là aussi, pourtant, notre entente est parfaite, la tendresse
et la passion s'y conjuguent pour nous laisser, dans les bras l'un de l'autre,
épuisés et heureux. Sauf en quelques occasions par trois fois au moins,
alors que l'orage qui nous avait emportés avait été particulièrement violent,
j'ai vu mon Élisabeth. pleurer! Les larmes coulaient sans tarir sur son
visage aimé, de profonds sanglots la secouaient. À mes yeux affolés elle
tentait de sourire, à mes questions anxieuses elle secouait la tête, balbutiait
« ce n'est rien », ou « je ne sais pas ». Je n'osais lui en demander davantage
avais-je peur de savoir? et longtemps dans la nuit, après qu'elle se fut
endormie sur mon épaule, je roulais de sombres et confuses pensées.
Ah, maître, à cette seule évocation, je retrouve mon tourment! Que
lui ai-je fait? L'ai-je blessée, meurtrie, non point physiquement ce n'est
pas dans son corps qu'elle souffre, je le sens bien-, mais dans son âme?
Je crois voir dans ses pleurs une sorte de désespoir et j'ose à peine y
penser car elle me paraît alors lointaine et seule, comme abandonnée,
alors même que nous venons de vivre notre plus intense communion et
que tout devrait nous faire, toujours enlacés, céder au même sommeil,
poursuivre dans un même rêve ce bonheur apaisé.
Il n'y a qu'à vous que je puisse m'en ouvrir, et porter mes questions
angoissées pourquoi ? Que se passe-t-il en elle ? Dois-je renoncer à cette
union de nos corps où pourtant je crois éprouver en son acmé l'harmonie
de notre entente? Je le ferais sans hésiter tant m'est insupportable l'idée
même de la souffrance de celle qui m'est plus chère que tout au monde,
et que ce soit moi qui la lui inflige. Dois-je même y voir le signe d'une
secrète fêlure de notre union et. je n'ose écrire, je n'ose penser plus
avant.

Aidez-moi, une fois de plus, mon cher maître. Je croyais ma vie


d'homme fermement engagée dans sa course, et je reviens vers vous,
comme jadis, comme un enfant qui ne comprend pas ce qu'il rencontre,
et s'en afflige et s'en inquiète.

Votre fils affectionné

Mon cher enfant,


Comment vous dire, sans vous blesser dans le tourment où je vous
sens, que votre lettre m'a procuré un plaisir un peu nostalgique. J'y ai
retrouvé les questions qui furent miennes jadis. Et, vous l'avouerai-je? un
rien d'envie se mêle sans la ternir à mon affection pour vous de ce que
vous évoquez, le vieil homme que je suis n'a plus guère, hélas, que des
souvenirs!
Comment pourrais-je vous répondre en vérité? Tout ce que je puis
dire avec certitude, c'est que cette énigme ne vous est pas réservée tous
VARIA

les amants du monde, j'en suis assuré, l'ont rencontrée pourvu du moins
que leur union fût intense et réelle et non, comme il arrive, superficielle
et presque mécanique. Et je ne crois pas qu'aucun ait pu la déchiffrer.
Que cette communauté de sort, au moins, vous soit consolation!
Je ne pense pas que les femmes sachent mieux que nous ce qui, en
ces moments-là, les afflige à ce point. Je penserais volontiers que cet émoi
leur est, bien qu'au plus profond d'elles-mêmes, aussi étrange et inquiétant
qu'à leurs amants, et qu'elles se posent les mêmes questions se sentent-
elles blessées ? Non. Humiliées ? Pas davantage, et d'ailleurs elles n'éprouvent
aucune haine envers l'homme qui a partagé leur extase. L'intensité de
l'émotion ne trouve-t-elle que ce mode d'expression? Et pourquoi pas un
rire éclatant? Seraient-elles à ce point chagrinées que ce qui les a comblées
ne dure qu'un instant, pleurent-elles ce qui déjà n'est plus? Peut-être. Et
même, certains profonds penseurs de l'âme humaine le prétendent, ne se
confondraient-elles pas avec ce sexe déjà au déclin de sa gloire, et qui
inéluctablement, comme assassiné, les quitte ? Ce n'est pas impossible, l'âme
humaine a des détours singuliers qui ne cessent de nous surprendre.
Je me fais, quant à moi, non pas une hypothèse, mais au moins une
réflexion. Vous souvenez-vous de nos lectures d'Ovide? De ces Métamor-
phoses que devant moi vous déchiffriez avec une juvénile ardeur, une
impatience qui n'était pas sans vous pousser à quelques solécismes, voire
barbarismes dont je vous tançais sévèrement? Vous n'avez sans doute pas
oublié l'étrange histoire de Tirésias qui, pour avoir dérangé l'amour des
serpents divins, fut transformé en femme. Qui ainsi connut le plaisir de
la femme dans l'amour, avant de retrouver son corps d'homme. Vous
rappelez-vous ce qui lui advint lorsque, fort de son expérience, à Jupiter
qui soupçonnait les femmes d'être considérablement plus heureuses dans
l'amour que les hommes et en débattait avec Junon laquelle niait
farouchement il apporta sa caution neuf parts pour la femme, dit-il,
une pour l'homme! Junon, furieuse de voir le secret ainsi révélé, le priva
de la vue.
Il y a donc un secret, la femme en est dépositaire. Est-ce de l'avoir
trahi, de se l'être fait, dans un moment d'extase, arracher, qui ainsi la
dépossède et la désole?
Il est une autre forme de l'énigme, dont j'ai eu à connaître, et qui
me conforte en ce sens. Là, un moment pleinement heureux n'est pas
suivi de larmes, mais au contraire d'une tendre reconnaissance. Mais,
inexplicablement les quelques jours qui suivent sont placés sous le signe
d'une farouche hostilité, que l'expérience commande de ne point tenter
d'interroger. J'y verrais volontiers le signe, à défaut d'une douleur immédiate,
d'un plus tardif dépit.
Un conseil, mon cher enfant vous ne souhaitez pas devenir aveugle?
Alors ne cherchez plus à savoir. Acceptez ce mystère. A moins que, comme
Tirésias en reçut le don de Jupiter reconnaissant en compensation de la
perte de ses yeux, vous ne vouliez devenir cla'r-voyant, devin? Mais pesez
VARIA

bien le prix qu'il vous faudrait payer! Connaître, certes; mais perdre à
tout jamais le ravissant spectacle des charmes d'Élisabeth ?
À bientôt, cher enfant; je suis sûr que vous saurez être heureux

Votre vieil et très fidèle ami

p.c.c. F.G.
Dans son dix-huitième cahier, VARIA a rassemblé des contributions de

Viviane Abel Prot

Catherine Chabert

François Gantheret

Edmundo Go~ Mango

Michel Gribinski

Nicole Oury

Anne-Geneviève Roger

Dominique Suchet
ŒUVRES DE SIGMUND FREUD

Traductions nouvelles
Collection « Connaissance de l'inconscient »

NOUVELLES CONFÉRENCES D'INTRODUCTION À LA PSYCHANALYSE.

SIGMUND FREUD PRÉSENTÉ PAR LUI-MÉME.

LA QUESTION DE L'ANALYSE PROFANE.


Préface de J.-B. Pontalis. En appendice: La Question en débat, par Michel Schneider.
L'INQUIÉTANTE ÉTRANGETÉ et autres essais.
L'HOMME MOÏSE ET LA RELIGION MONOTHÉISTE.
Préface de Marie Moscovici.

VUE D'ENSEMBLE DES NÉVROSES DE TRANSFERT.


Un essai métapsychologique. Édition bilingue d'un manuscrit retrouvé. Commentaires ~M Grubrich-
Simitis et de Patrick Lacoste.

LE DÉLIRE ET LES RÊVES DANS LA « GRADIVA DE W. JENSEN.


Préface de y.-B. Pontalis.
TROIS ESSAIS SUR LA THÉORIE SEXUELLE.
Préface de Michel Gribinski.

UN SOUVENIR D'ENFANCE DE LÉONARD DE VINCI.


Préface de J.-B. Pontalis.
SUR LE RÊVE.
Préface de Didier Anzieu.
LE MOT D'ESPRIT ET SA RELATION À L'INCONSCIENT.
Préface de Jean-Claude Lavie.
SUR LA PSYCHANALYSE.

Préface de y.-B. Pontalis.


SUR L'HISTOIRE DU MOUVEMENT PSYCHANALYTIQUE.
Préface Je y.-B. Pontalis.
TOTEM ET TABOU.

Préface de François Gantheret.


Composé et achevé d'imprimer
par l'Imprimerie Floch
à Mayenne, le 30 mars 1993.
Dépôt légal avril 1993.
Numéro d'imprimeur 33663.
ISBN 2-07-073359-9 [mprime en France.

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