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Argument 5
VARIA
Leurs plaintes sont des plaintes portées contre, selon
le vieux sens du mot allemand (Anklage).
Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie ».
ARGUMENT
que l'on s'adresse à soi-même ressortissent plus à la mélancolie qu'au deuil, mais l'être
perdu n'est-il pas à l'horizon de la violence ambivalente de ces coups? L'autoreproche
incessant est un reproche, la plainte contre soi n'est pas moins torturante que sadique.
Si c'est à propos des mélancoliques que Freud écrit que la plainte est une accusation
(Ihre Klagen sind Anklagen), n'est-ce pas le propre de toute plainte que de réclamer
réparation, de prétendre à la légitimité? Le procès de la plainte n'est-il pas alors
simplement le procès de la juridiction devant laquelle elle est portée? Procès
interminable. Qu'elle est longue, la route de la plainte! Ce long voyage abrège-t-il nos
jours, comme l'affirme Esculape? Ne nous maintiendrait-il pas plutôt en vie?
N. R. P.
François Gantheret
LA MÈCHE SOUFRÉE
1. Heinrich von Kleist, Michel Kohlhaas, trad. G. La Flize, 1992, Garnier-Flammarion. On trouvera
également une traduction de Laurence Lentin, in Romantiques Allemands, I, La Pléiade, Gallimard,
1963.
LA PLAINTE
fatales, une tempête effroyable se sera levée, un pays entier aura connu la rage
des massacres à la lueur des incendies. Nous ne saurons jamais quelle injustice
blessait le cœur de Kleist, pour qu'il se saisisse de l'histoire vraie de Hans Kohlhaas,
exécuté en 1540 après avoir mis la Saxe à feu et à sang. Le blessait assez pour
que, habité par son personnage, il en fasse Michael (l'archange) Kohlhaas, commence
à y travailler en 1805, publie en 1808 une première partie, qui relate l'injustice
initiale et s'arrête au départ de la première expédition punitive, comme s'il hésitait
au seuil de la démesure, puis en déploie la fresque qu'il achèvera en 1810 dix-
huit mois avant qu'au bord du Wannsee un double coup de revolver fasse disparaître,
autour de Kleist et d'Henriette Vogel, cette terre de désordre.
L'incident initial est banal, presque lamentable Kohlhaas est un riche
maquignon, vivant au Brandebourg province gouvernée par Jean de Hohenzollern,
prince électeur éclairé qui a su faciliter et soutenir cette mutation sociale qui
s'annonce en Europe, née de la Renaissance, soutenue par la Réforme, et où naît
et s'affermit une bourgeoisie commerçante, premier interlocuteur véritable, dans
l'histoire, de la féodalité. Il doit se rendre en Saxe, avec cinq de ses meilleurs
chevaux qu'il compte vendre sur les marchés saxons. La Saxe est restée beaucoup
plus féodale que le Brandebourg. Des centaines de hobereaux les Junkers font
régner sur leur fief une loi d'autant plus arbitraire que, déjà désarrimée des valeurs
de la vieille féodalité chancelante, elle n'est pas encore totalement soumise à
l'autorité impériale. Le vieux Junker Von Tronka, sur les terres duquel Kohlhaas
doit passer, est mort. Son héritier, Wenzel Von Tronka, est un jouisseur cupide,
lâche et plein de morgue, entouré de serviteurs aussi cyniques et brutaux que lui.
Kohlhaas va devoir négocier son passage, moyennant une taxe qu'il acquitte
et la production d'un laissez-passer, pure invention qui servira de prétexte pour
retenir, en l'attente du document censé relever de la Chancellerie saxonne, deux
chevaux « les noirs» que convoite l'intendant du domaine. Kohlhaas se plie à
la contrainte, laisse les chevaux en gage et son valet Herse pour s'occuper d'eux,
fait ses affaires, apprend à la Chancellerie de Dresde que le laissez-passer est une
« plaisanterie », et retourne à Tronkenburg récupérer ses bêtes et son valet. Il y
trouve deux haridelles presque mortes, maltraitées et épuisées aux travaux des
champs pour prix de leur pension. Quant à son valet, il a été chassé, lui dit-on,
pour son inconduite, et est cause de la déchéance des chevaux.
Kohlhaas refuse de reprendre ses chevaux dans cet état lamentable et rentre
chez lui pour tenter d'éclaircir l'affaire. Il y trouve son valet encore malade et
estropié par les mauvais traitements subis, avant d'être jeté hors de Tronkenburg.
Herse lui fait le récit des vexations, des injustices et des brutalités qu'il a dû subir,
pour avoir voulu protéger les chevaux. Jusqu'à, dira-t-il, penser à mettre le feu à
ce nid de brigand, le hasard ayant fait qu'il eût une mèche soufrée sur lui. Mais
les plaintes d'un enfant, dans le château, l'avaient fait renoncer.
La mèche soufrée c'est d'elle que partira l'embrasement. Suivons-en le trajet.
LA MÈCHE SOUFRÉE
Lorsque Kohlhaas, par souci d'équité, mettra en doute le récit de Herse, celui-ci,
soulevé de révolte, aura ce cri « Par les mille diables de l'enfer! À parler ainsi,
vous me donneriez l'envie de courir à l'instant chercher la mèche soufrée que j'ai
jetée au vent et de l'allumer!»
Kohlhaas sait à ce moment-là que Herse dit vrai. Et que son doute l'a mis,
lui Kohlhaas, l'espace d'un instant dans le camp de l'injustice. Que les vertus de
pondération et d'équité, qui dictent son enquête, n'ont plus de sens si elles servent,
de façon perverse, à humilier un homme. A cet instant il n'hésite pas, il sait quel
est son camp, il se saisit de la mèche. Elle ne rougeoie encore que très faiblement
dans sa main. Elle est la plainte qu'il va déposer en bonne et due forme au tribunal
de Dresde, et dont il attend avec confiance l'issue.
La plainte est étouffée. L'intercession d'un commandant ami n'y peut rien
les réseaux familiaux des féodaux sont tels ils occupent toutes les allées du
pouvoir qu'elle ne parviendra jamais jusqu'au prince électeur. Une décision de
la Chancellerie, sur rapport du tribunal de Dresde qui n'a cessé de confier
l'instruction à des parents ou alliés des Von Tronka, le déclare « plaignant sans
consistance », et le somme « d'épargner à la Chancellerie ses importunités et ses
clabaudages ».
Sans consistance, Kohlhaas. Sans corps et sans identité reconnue. Un simple
bruit importun, et qui ferait bien de s'éteindre. La mèche soufrée brille plus vive
dans sa main, tandis qu'il se resserre sur lui-même. Il vend ses biens, devant sa
femme épouvantée qui, en désespoir de cause, propose de porter en personne la
plainte au prince. Il est plus facile, plaide-t-elle, à une femme de l'approcher, et
elle a des entrées parmi le personnel. Kohlhaas y consent.
Las, Élisabeth lui reviendra mortellement blessée par un garde, alors qu'elle
tentait d'aborder le prince, et mourra peu après dans ses bras. Avec elle disparaît
le dernier espoir, le dernier recours en une justice, en un ordre du monde. Avec
elle s'éteint ce qu'il a de plus précieux dans ce monde, et s'allume vraiment la
mèche. Kohlhaas fait à Élisabeth des funérailles dignes d'une princesse, puis rédige
lui-même un arrêt de justice condamnant le Junker à une réparation tout à la fois
dérisoire, au regard de ce qu'il a perdu, et infamante ramener les noirs dans les
écuries du maquignon, et les engraisser lui-même jusqu'à ce qu'ils retrouvent leur
état initial. Les trois jours de délai qu'il lui donne expirés, il achève la vente de
ses biens, met ses cinq enfants à l'abri cette « réserve » est importante et
regroupe ses valets. Il est devenu la loi et le châtiment et « tel l'ange du Jugement
dernier fondant du haut du ciel », déferle avec sa petite troupe sur Tronkenburg.
Il doit trouver le Junker, l'arrêt doit être exécuté, plus rien ne compte que
cette exigence forcenée de justice devant laquelle les hommes n'ont plus d'impor-
tance. Les corps sont culbutés, balayés, projetés hors du passage du justicier, « d'un
tel coup que la cervelle jaillit sur les pierres ». Les cadavres volent par les fenêtres,
hommes, femmes, enfants ce n'est plus le pleur d'un nouveau-né qui pourra faire
LA PLAINTE
jeter la mèche; et pas plus la faiblesse d'un vieillard lorsque Kohlhaas voit tomber
à ses pieds « la vieille ménagère tordue par la goutte qui tenait la maison du
Junker », il ne s'arrête qu'un instant pour lui demander où est celui-ci. Et, le
croyant réfugié dans la chapelle, c'est à coups de levier et de hache qu'il en ouvre
la porte et en saccage les autels qui, désertés d'un Dieu défaillant, ne sont plus
que la cachette possible du condamné.
Les chevaux qui sont à l'origine de ce massacre, nous les retrouvons à ce
moment, fugitivement. Un valet de Kohlhaas manque payer de sa vie d'avoir voulu
sortir le cheval du Junker de sa vaste écurie de pierres, alors que les deux noirs
sont sur le point de brûler dans un lamentable hangar de chaume qui s'embrase
déjà. C'est à coups de plat de sabre que Kohlhaas le pousse dans les flammes et
l'oblige à sortir les chevaux. Mais quand le valet lui demande ce qu'il doit en faire,
« Kohlhaas leva le pied soudain dans un geste si terrible que le coup, s'il avait été
donné, eût été mortel ». C'est un cheval qui menace ainsi.
Que sont-ils donc, ces noirs autour desquels s'est déchaînée cette tempête, et
dont Kohlhaas à cet instant se détourne? Sont-ils des biens précieux dont il a été
spolié? Pour une faible part, sans doute, mais cela n'a rien d'essentiel. Dira-t-on
qu'ils sont Kohlhaas, qu'ils le représentent? Ce serait, on le sent bien, plus exact,
mais encore imparfait. Le corps des chevaux n'est pas celui de Kohlhaas, mais ils
ne sont pas sans liens. Les noirs sont décharnés, leurs os saillent sous leur peau,
certes, mais ce qui compte le plus, ce qui cause le dommage le plus profond à
Kohlhaas lui-même, c'est leur tristesse, c'est leur tête basse, c'est la perte de leur
éclat. Ils sont bons pour l'équarisseur, c'est-à-dire pour la pire déchéance, celle qui
les fera « intouchables ». Quelque chose de plus précieux que la vie a disparu d'eux,
de lui, avec le lustre de leur poil la justification, esthétiquement visible, de leur
existence. L'évidence, qui ne doit pas faillir, qui ne saurait se discuter, que dans
le regard des autres hommes, cet homme-là se dresse en son plein droit à l'existence.
Une telle justification ne se confond pas avec la reconnaissance sociale mais
elle tisse avec celle-ci des liens étroits. Les Junkers, les nobles, sont justifiés de
leur seule appartenance à une lignée, de leur seul nom. Être un Von Tronka suffit
à être à condition de ne pas faillir, de ne pas ternir le lustre du nom. Ce lustre,
leurs serviteurs s'en contenteront, par procuration. Et même l'immense peuple des
serfs, lorsqu'ils lèvent la tête de la terre qu'ils travaillent et avec laquelle ils se
confondent, lorsqu'ils cherchent le repère, le signe, le nom qui authentifie leur
destin, ce sont, au-dessus de la ligne des arbres, les tours crénelées du château qui
les rassurent, qui leur disent qu'ils sont bien là où ils doivent être.
Mais une race nouvelle est née de commerçants, d'artisans, qui n'ont d'autre
signe et preuve de leur légitimité que ce qu'ils créent. Que leur travail, leur savoir-
faire et leur probité. Le lustre du nom, pour les nobles, c'est le lustre de la robe
des chevaux, pour Kohlhaas, mais celui-ci n'est dû qu'à lui. Il est l'éclat sous le
soleil de l'homme-Kohlhaas non pas l'éclat orgueilleux il peut l'être aussi
LA MÈCHE SOUFRÉE
mais d'abord l'éclat qui désigne les contours, qui signe le droit d'exister d'un
homme qui se redresse. Seul le droit peut garantir qu'il ne sera pas indûment
flétrij seul l'État peut garantir le droit. Avec la bourgeoisie naissent le droit humain
et l'Etat dont n'avait nul besoin le droit divin.
Les serfs, qui vivent et meurent sur les terres de Tronkenburg, ne verront
plus les tours du château lorsque Kohlhaas, toujours à la recherche du Junker
enfui, partira avec sa petite troupe, il n'y a plus que ruines fumantes sur le sol.
Kohlhaas recrute sur la promesse du butin des pillages, des soldats perdus,
des « gens sans aveu» grossissent sa troupe. Il se proclame « un seigneur libéré de
l'Empire et du monde, soumis à Dieu seul ». Le Junker se cache à Wittenberg et
la ville ne le livre pas? Il met le feu à Wittenberg. Les batailles qu'il mène ne
sont pas de plein jour, elles sont nocturnes et confuses, « avec une soldatesque sous
déguisement, employant la poix, la paille et le soufre ». À chacun de ses forfaits le
pouvoir mobilise davantage contre lui, mais chaque succès augmente son armée
en guenilles. Le bruit court que le Junker, que le pouvoir tente de mettre à l'abri,
est à Leipzig Leipzig flambe. C'est une guerre qui, maintenant, ravage la Saxe.
Kohlhaas devient fou. Il exhorte le peuple à se joindre à lui, « pour l'établissement
d'un ordre meilleur ». Il fait écrire, au bas de son appel « Donné au siège de
notre gouvernement provisoire du monde, au château de l'Archange, à Lützen.»
Et le peuple le rejoint, sans se soucier de cette folie, la faisant plutôt sienne, et
même reconnaissant envers Kohlhaas d'avoir fait flamber haut et clair le soufre
qui rongeait les cœurs. Luther, dans une lettre qu'il adresse au prince électeur
de Saxe, en prend acte « même à Wittenberg, qu'il avait incendié trois fois, il n'y
avait qu'une voix en sa faveur ». Et il donne au prince cet avis extraordinaire, car
il reconnaît à Kohlhaas une légitimité historique il faut, dit-il, « le considérer
comme une puissance étrangère tombée en Saxe »!
Car Luther est intervenu. Tout d'abord, dans une proclamation qui condamnait
Kohlhaas, sur cette terre comme au ciel, l'accusant de chercher vengeance sans
avoir demandé justice. Homme de la Réforme, Luther sait que, si l'Église veut
assurer sa mission et maintenir le signe de Dieu dans le cœur des hommes, elle
doit, prudemment, séparer la justice divine du droit divin des princes, elle doit
reconnaître la légitimité de la justice des hommes. Ne sachant pas les efforts qu'a
déployés Kohlhaas et leur vanité, il lui dira « Tu n'es qu'un rebelle, et non pas
le guerrier de Dieu. »
Kohlhaas va aussitôt le trouver, rétablit la vérité et Luther reconnaît la
légitimité de sa plainte et de son combat; il intercédera auprès du prince. Mais il
fera plus, et trop il refusera à Kohlhaas la réconciliation avec Dieu, s'il ne
pardonne pas au Junker et ne lui fait pas grâce de la sanction prononcée. La
morale religieuse fait ici cause commune avec la raison d'État, le règne de Dieu
requiert la paix sociale, la paix dans les cœurs et l'oubli des offenses. C'en est trop
demander à Kohlhaas, l'injure doit être réparée, elle ne peut être oubliée. Cela se
LA PLAINTE
rejouera un peu plus tard, à propos des chevaux. Pour le moment, c'est un homme
abandonné de Dieu qui quitte Luther.
L'intercession de celui-ci aura l'effet escompté. La plainte parvient enfin au
prince, qui promet de l'examiner. Cela suffit à Kohlhaas pour abandonner son
entreprise, dissoudre son armée et attendre le verdict avec confiance. Celui-ci
tombe les chevaux doivent être rendus à Kohlhaas, avec dédommagement. Mais
il se trouve qu'ils sont, presque morts, entre les mains de l'équarisseur condition
infamante. Même le valet des Tronka, chargé de les remettre à Kohlhaas, refuse
de les prendre des mains de l'équarisseur avant qu'ils n'aient été lavés de leur
déshonneur. La scène se passe à Dresde, la foule prend fait et cause contre les
chevaliers, l'émeute gronde, l'affaire est relancée.
Elle ne peut plus trouver d'issue pleinement satisfaisante. Les manœuvres
dilatoires des chevaliers, le fait qu'un ancien « soldat» de Kohlhaas ait, pour son
propre compte, poursuivi exactions et pillages, et l'exploitation qu'en font les
Junkers, amplifieront le problème à l'échelle de l'Empire. Et l'empereur tranchera;
justice sera rendue les chevaux seront restitués en leur état initial; justice sera
rendue Kohlhaas sera exécuté en châtiment du trouble qu'il a apporté à l'ordre
public.
Mais entre-temps, une autre histoire s'est peu à peu tissée à celle-ci. Une
histoire en vérité bien curieuse, et qui nous dit comment Kleist ne cessait de croire
en Dieu, un Dieu de la colère, de la justice et du destin, qui n'a pas abandonné
Kohlhaas, même si celui-ci ne le sait pas, même si Luther l'ignore tout autant. Et
ce Dieu a un bien étrange messager, qui se manifeste pour la première fois au
lendemain de la mort d'Élisabeth. Ce jour-là, sur le point de partir en expédition
contre Tronkenburg, Kohlhaas se trouve à la foire de Jüterbock. Le hasard y
conduit aussi, de concert, les princes électeurs de Saxe, et de Brandebourg. Ils s'y
distraient d'une bohémienne disant la bonne aventure. Comme gage de la valeur
de son art, elle fait une très étonnante prédiction, qui a bien peu de chances de
se réaliser. Les princes d'ailleurs s'y emploient, qui délèguent à des valets le soin
de la mettre en échec 1.
À Jean de Hohenzollern, prince de Brandebourg, elle prédit ensuite un avenir
glorieux, pour son nom et sa descendance. Au prince de Saxe, qui lui demande
pareille prédiction, elle laisse entendre un danger. Et comme celui-ci insiste pour
en savoir plus, elle écrit sur un papier le destin qui attend sa lignée. Elle enferme
ce billet dans un étui et, avisant au loin Kohlhaas, qui n'a rien suivi de l'affaire,
lui fait cadeau de l'étui. À ce moment reviennent les valets des princes. La première
prédiction de la bohémienne, par leurs soins, n'a aucune chance de se réaliser. Le
prince de Saxe se désintéresse de l'affaire et Kohlhaas emporte, pendu à son cou
et sans en connaître le contenu, le secret de la lignée de Saxe. C'est alors que, par
une sorte de miracle, la première prédiction se réalise, et que, du même coup, le
secret enfermé dans l'étui prend toute sa valeur. Mais il est trop tard, Kohlhaas a
disparu.
La seconde scène a lieu bien plus tard, sur le chemin de Berlin où Kohlhaas
est conduit, enchaîné, sur ordre de l'empereur. Le prince de Saxe découvre
fortuitement que Kohlhaas est le porteur de l'étui. Il charge un émissaire de le
récupérer. La ruse que celui-ci emploie une vieille femme se fera passer pour
la bohémienne et obtiendra de Kohlhaas emprisonné qu'il lui restitue l'étui se
retourne par un second miracle la vieille est vraiment la bohémienne, et dans ses
traits ridés par l'âge, Kohlhaas reconnaît Élisabeth. Celle-ci lui apprend la valeur
de ce qu'il porte et les efforts du prince pour s'en emparer. Kohlhaas tient sa
vengeance. Il pourrait négocier le secret contre sa propre vie il préfère, pour lui-
même et pour ses enfants, consommer la perte du prince.
Sur le point de se rendre à son supplice, un billet de la bohémienne
d'Élisabeth ? l'avertit que le prince de Saxe est déjà au pied de l'échafaud; et
que son intention est de récupérer le secret dans la tombe, une fois Kohlhaas
exécuté. Alors, un peu plus tard, Kohlhaas, debout devant le billot, se tournera
vers « l'homme au panache de plumes bleues et blanches », sortira le billet de
l'étui, et après l'avoir déplié et lu, l'avalera. Puis, se détournant du prince qui
s'effondre, livrera sa tête à la hache du bourreau. Mais, avant le supplice, il aura
vu, comme il le lui avait été promis, les noirs restaurés dans leur dignité et remis,
superbes, à ses fils que le prince électeur de Brandebourg fera élever en chevaliers.
Ainsi le secret du destin des Saxe pourrira avec le corps de Michael Kohlhaas;
et la lignée de Jean-Frédéric le Magnifique s'arrêtera en ce point du destin. Mais
c'est la dernière phrase de Kleist « Kohlhaas avait encore, au siècle dernier,
quelques robustes descendants qui vivaient joyeux dans le Mecklembourg ». Car
c'est dans la lignée que se restaure et se maintient ce qui avait été dénié à Kohlhaas,
ce que portait sa plainte et qui était étouffé avec elle, ce qu'exigeait la juste
sauvagerie de sa révolte. Quel est donc cet enjeu, plus fort que les vies autour de
nous, plus fort que celui même de notre propre vie?
Nous avons coutume de penser que nous tenons aux êtres que nous aimons
c'est vrai, et leur perte nous meurtrit. Nous pensons que si les deuils nous sont
aussi difficiles, c'est que ceux qui nous sont chers sont une part de nous-mêmes,
dont nous ne nous détachons pas sans douleur c'est vrai, et cela nous indique
que, plus précieux que nos objets d'amour, il y a nous-mêmes, notre propre
personne, notre intégrité. Que ce qui nous devient impensable, c'est notre blessure
et au-delà notre mort. C'est vrai, et c'est pourquoi nos enfants nous sont plus chers
LA PLAINTE
que tout; car nous pensons continuer à vivre en eux, ils sont le déni apporté à
notre finitude. Tout ceci est vrai, nous le vérifions sans cesse, tout ceci est présent
dans Michael Kohlhaas. Mais est-ce l'essentiel?
L'essentiel est dans ce qui est dénié à Kohlhaas, dans l'humiliation, dans
l'infamie, dans le mépris où est tenue la plainte au-delà de l'intégrité de la
personne, c'est la reconnaissance de la validité de son existence qui est en jeu.
Pourquoi faut-il qu'il nous soit témoigné que nous avons le droit d'exister, le droit
d'être là, que nous sommes justifiés de nous tenir, debout, parmi les hommes? Plus
que nous-même, plus que notre vie, c'est cette nervure qui la parcourt, qui se
prolonge dans la lignée, sur laquelle nous ne saurions céder. Cela peut se dire
des enfants; une oeuvre; une trace. En tout cas, l'assurance, imprescriptible, d'être
reconnus.
Sommes-nous donc si peu assurés d'être? De l'infini des siècles passés et des
siècles à venir, ce point que nous sommes se distingue-t-il encore? Pour le
proclamer contre toute évidence, nous sommes prêts à allumer tous les brasiers de
l'enfer; à faire flamber, aux yeux éblouis (peut-être?) d'un Dieu oublieux l'instant
d'éternité d'une apocalypse.
FRANÇOIS GANTHERET
mêmes, dans l'exigence de réparation de ce qui ne peut être bafoué sans que l'ordre
du monde ne s'en trouve menacé la partie vitale d'un homme.
Comme pour Kohlhaas, c'est dans la restauration de la lignée que s'achève le
cycle, que se calme la tempête Qiu Ju aura porté sa plainte avec son enfant, elle
s'apaise lorsqu'elle accouche d'un garçon. Je ne dévoilerai pas ici l'amère ironie de la
chute, où se défait enfin, dans l'ultime image, l'implacable exigence de justice qui a
tout au long figé le beau visage de la femme chinoise.
F.G.
Jacques Le Dem
LE CHANT DE LA PLAINTE
Jean des Pierres avait appris de son « vieux père » (tad-coz le grand-père) à
mettre en ordre les galets qui forment les petits murs de pierre sèche découpant
les collines vertes et bleutées de la baie d'Audierne. Une nuit de vent de sud-ouest
(l'avel housz) une plainte l'avait réveillé. Devenu un peu sourd, Jean n'entendait
plus toujours très bien la plainte des pierres. Cette nuit-là le galet chantait sa
souffrance de ne pas avoir trouvé sa place 1. Jean devait se lever pour finir son
travail. Il savait que seul un léger déplacement pourrait arrêter la mélopée, et
qu'alors le vent ne ferait plus souffrir la pierre, mal dans sa pierre 2.
L'animisme est resté étrangement présent dans l'âme bretonne et, si les rites
en sont perdus, ou repris et transformés par le christianisme, la langue, seule,
malmenée et toujours prête à disparaître ou à se défendre de rester figée comme
une langue morte, en conserve méticuleusement la trace.
En Bretagne, les morts, comme les mots, ne sont jamais vraiment morts. Ils
sont « ceux qui s'en sont allés» et ils reviennent. Ainsi, la nuit, lorsque les vivants
dorment, les « revenants » se lèvent, nostalgiques de leurs anciennes demeures et
de leurs travaux. Et les revenants sont foule immense; comme l'écrit Anatole le
Braz, « leur multitude couvre et la terre et la mer. Ils sont dans le roulis éternel
des vagues, ils sont dans la plainte éparse du vent, ils sont dans la maigre touffe
de genêt, et dans le tronc bossué des chênes3 ».
C'est le soir de Toussaint, à l'entrée des mois d'hiver, les « mois noirs» de la
langue, qu'il convient de se concilier leur appui; les revenants, en effet, selon la
façon dont on les traite ou dont on les oublie, peuvent se montrer tutélaires ou
1. Les chants bretons, qu'ils soient cantiques, chansons à boire ou chants de marins, sont tous
écrits sur le mode mineur ce sont toujours aussi des plaintes.
2. D'après P.J. Hélias, Les autres et les miens, Plon, 1977.
3. A. le Braz, La légende de la mort chez les Bretons armoricains, éd. Champion, Coop Breizh, Paris,
Spezed, 1990.
LA PLAINTE
tragiquement hostiles. La « plainte des âmes» est une lugubre mélopée que chantent
des mendiants qui vont ainsi, de porte en porte, s'identifiant aux défunts jusqu'à
revêtir parfois leurs vieilles dépouilles. C'est pour eux, qu'il faut, ce soir-là, laisser
table ouverte, avec la plus belle nappe, et les meilleures nourritures, dans un rituel
analogue aux parentalies antiques, et qui est comme une trace des civilisations
préceltiques.
En Armorle rituel de la fête prend un aspect différent en effet, les « disparus
en mer» sans sépulture et à jamais engloutis, ne peuvent pas venir, le soir, se
réchauffer près de l'âtre de leur ancienne demeure. De longues processions de
bateaux se forment alors au crépuscule, pour tenter de les apercevoir, prisonniers
hagards et errants, au sommet des vagues, les jours de tempête, lorsque mer et ciel
se confondent, et que l'horizon disparaît, rendant toute orientation impossible et
la navigation périlleuse; et dans les vieux canots en bois, le gémissement des voiles
et des écoutes se mêle aux prières et aux plaintes des « sombrés2 ».
Revenants ou sombrés, c'est ainsi que surgissent les mots, parfois dans la cure.
La force de leur retour, leur nostalgie et la plainte qui les porte, est fonction de
l'intensité de la répression qui avait cru les faire disparaître. Ils avaient été, autrefois,
exprimés dans une langue qui mourait d'avoir été interdite aux enfants 3; les mots
revenants ou sombrés, ceux-ci qui les avaient entendus n'avaient jamais su les dire,
et ces mots comme tous les mots interdits concernaient le sexe et la mort. En
analyse aussi, l'écoute, en bordant les mots, favorise inlassablement et comme
magiquement, dans le transfert et la traduction, le déplacement intérieur et les
apparitions fugitives.
1. L'Armor ou pays de la mer s'oppose à l'Argoat, pays des bois, ou Bretagne intérieure.
2. Ces pèlerinages en mer furent interdits à la fin du siècle dernier, par un arrêté de l'administration
maritime, ce qui, à Douarnenez, déclencha l'émeute des « veuves de la mer ».
3. À l'école, la langue bretonne était strictement interdite et les enfants n'avaient pas le droit de
la parler entre eux, sous peine de punitions corporelles. Lorsque les parents connaissaient le français,
ils utilisaient de préférence le breton pour ce qu'ils désiraient cacher aux enfants.
LE CHANT DE LA PLAINTE
elle porterait un enfant, mais un enfant mort dans une grossesse indéfiniment
arrêtée et qui la constitue enceinte à tout jamais, et prisonnière d'elle-même. Sa
plainte lui est nécessaire pour vivre et maintenir un contact. Sans elle, Marie-
Pierre serait peut-être détruite, ou, dans un transfert psychotique et délirant,
s'enflammerait ou s'effondrerait d'un coup, comme son lit d'hôpital elle avait
accusé, un jour, un autre patient d'en avoir dévissé les boulons, pour la tuer. Et
elle avait entrepris, puis arrêté, plusieurs années auparavant une analyse, dont elle
décrivait le caractère apparemment déficient et effondré du cadre le non-respect
des horaires et la scansion vécue comme une sanction.
Parfois aussi, Marie-Pierre brandit sa plainte. On dirait un slogan au porte-
voix, dans une manifestation politique, mais ne débouchant jamais sur « une table
ronde » et d'où le compromis, le doute, ou la solution névrotique restent exclus.
Jusqu'ici le déplacement qu'opère Marie-Pierre de sa plainte sur la personne du
médecin est bien un élément transférentiel important, mais dans lequel aucun jeu
n'est possible, apparaissant seulement comme un attachement persécutif qui n'est
alors qu'un enchaînement de plus.
Un jour, Marie-Pierre me déclare que je l'annule et que je l'ai rayée de mes
intérêts. Elle me fait vivre cette situation de quelqu'un qui ne peut être que
mauvais, et à qui elle doit faire la leçon et dire son mécontentement et son blâme,
mais jamais son malaise. Ce jour-là, mon intérêt est réveillé, en même temps
qu'une discrète excitation me gagne, avec un peu d'étrangeté. Un revenant est
avec nous. L'enfant peut-être a bougé, que j'avais cru mort, ou dont elle avait
voulu me faire croire qu'il l'était. Quelqu'un d'autre est là, qui s'est caché si
longtemps derrière la pierre Marie, une petite fille sensible et vivante, et qui s'est
crue annulée ou rayée. En même temps, Marie-Pierre me fait part d'un trouble,
elle qui ne se trouble jamais elle vient de découvrir que le 2 novembre, jour de
la fête des morts, dit-elle, n'est pas férié, contrairement à ce qu'elle avait toujours
cru; et c'est le jour de la mort, brutale, de sa mère, alors qu'elle était enfant.
Ses mots se donnent alors du jeu, dans ce qui n'est plus seulement un jeu de
mots. « Férié» est ainsi un mot revenant, un jour de fête, un « fait rayé» non pas
seulement à cause du tragique de la mort, mais aussi en raison de l'excitation
secrète, angoissante et culpabilisante des désirs œdipiens. Le trouble, le léger vertige
font ici vaciller la plainte, dont la chronique opacité va pouvoir laisser transparaître
quelques reflets changeants. Marie-Pierre parlait peu de son enfance utiliser des
mots pour cette part d'elle-même était courir le risque d'en perdre le versant
confiné dans la noirceur et l'amertume. Il ne fallait pas y toucher, comme on le
dit aussi d'une pierre d'angle, à moins de ruiner l'édifice patiemment construit; et
seuls pouvaient témoigner, comme vestiges et traces des éléments traumatiques, le
symptôme et le transfert violemment persécutif et haineux. Mais, ce jour-là, ce
sont pour la première fois des souvenirs joyeux qui sont évoqués la difficulté de
LA PLAINTE
traverser le pont du village, sans parapet, sans garde-fou, lorsque soufne la burle
et la nécessité, pour l'enfant, de rester attachée pour ne pas être précipitée dans
le « lit» de la rivière; les parcours en luge, de trop brutales descentes, qui lui
occasionnent quelques blessures; et puis vient le rappel d'un autre souvenir sa
mère lui fait cadeau d'une perle, qu'elle désirait depuis longtemps. Quelque chose
de vivant et de féminin apparaît enfin derrière la rigidité priapique des défenses
de Marie-Pierre et, au-delà des maux, des mots peuvent se faire signe et se mettre
à jouer. La blessure devient une perle, une « pierre » précieuse, un « bijou indiscret »
et affleurent enfin, derrière le disque « rayé » de la plainte, le gémissement et la
jouissance secrète du sentiment amoureux.
La composante érotique de la plainte, qui apparaît fugitivement, permet à
Marie-Pierre de quitter pour un temps le terrain polémique. Accepter de s'aban-
donner, en abandonnant sa plainte, est accepter de reconnaître sa douleur, plutôt
que de passer sa vie à la dénoncer auprès des autres. Se profile aussi ce que Freud
a appelé un sentiment de culpabilité « emprunté », résultat de l'identification avec
une autre personne qui a été jadis l'objet d'un investissement érotique 2, et
l'élaboration dans la cure de cette possession3 peut mettre à découvert les fondements
inconscients d'une chronicisation de la plainte.
La plainte assure la permanence de l'objet. Elle évite la perte et le sentiment
de deuil. Sa violence cachée marque une impossibilité de la rupture, et parfois,
figure masquée de la haine, elle peut constituer une solution à la colère, qui
risquerait d'endommager l'objet et de le détruire. Enfin c'est elle encore qui
maintient le mythe du sauveur 4.
La plainte, encore, dans sa relation avec un deuil évité de l'objet perdu, peut
prendre un autre aspect symptomatique, celui d'une mélodie lancinante. Theodor
Ainsi, nous sont devenues plus familières une démarche (et celle de Mahler était
d'emblée agie par le déplacement transférentiel deux rendez-vous précédents
avaient été annulés), une marche et quelques interprétations, dont on connaît, en
musique aussi, la capacité de changer radicalement le sens d'une œuvre et son
atmosphère. Mais il est une autre raison de rapprocher à nouveau deux hommes,
qui ont des origines communes, dont l'un rêve d'être martyr, tandis que l'autre
veut se forger un destin à la mesure d'Hannibal.
Si Freud est resté étranger aux bouleversements qui firent de Vienne la capitale
d'une révolution esthétique, Mahler, en revanche, fréquentait les artistes de la
Sécession', mouvement auquel appartenait Gropius. C'est pourtant l'oeuvre de
Freud qui est d'emblée révolutionnaire; celle du compositeur, qui n'aura pas de
descendance, s'épuise dans la nostalgie infinie d'une impossible rupture 2 Mahler
est le musicien de la plainte.
Nous n'évoquerons pas ici d'autres éléments biographiques de Gustav Mahler,
actuellement connus, surtout depuis l'œuvre magistrale d'Henry Louis de la
Grange « Cette tentative peut-être trop minutieuse pour connaître l'homme derrière
le musicien 3. » Mais aussi depuis Ken Russell et son film qui se veut plus une
histoire inventée que l'histoire des faits, et dont le caractère flamboyant et baroque
montre, autrement, le compositeur aux prises avec d'impossibles limites, dans la
créativité décadente des derniers feux du romantisme. Décadente, cette musique
l'est, en effet, car elle n'en finit pas de boiter, de chuter et de renaître, mais jamais
elle ne sombre. C'est la musique d'une plainte infinie dont les échos nous
parviennent encore, témoins d'une contemplation ardente de ce qui est irrévoca-
blement perdu.
L'une des premières œuvres, Das Klagende Lied, que Brahms rejeta avec
horreur, rend hommage au fantastique4 et au grotesque. L'orchestration en est
rutilante, mais sait encore rester sobre et elle porte les traces pathétiques du vrai.
Pour Theodor Adorno 5, le premier mouvement de la Première Symphonie
(Titan 6), évoque une déchirure. Jamais en effet le rideau ne se lève vraiment, ni
le voile se fend, mais le tissu s'en étiole en une multitude de lambeaux qui sont
autant de plaintes; cette musique est déchirante, et le coucou qui se fait entendre,
plus vrai que le vrai, celui qu'on entend dans la Pastorale, par la boiterie et la
1. Dans la Beethovenfries, de Klimt, le chevalier est dessiné d'après le visage de Mahler.
2. La « révolution » sera réalisée par d'autres Schônberg, puis Berg et Webern.
3. Henry Louis de la Grange, Gustav Mahler, 3 vol., Fayard. L'expression est de l'auteur lui-même
à l'occasion du festival Mahler à Lyon, où, curieusement, pour la Deuxième Symphonie, s'est produit
une sorte de revanche de l'histoire ici, Emmanuel Krivine a laissé la baguette au jeune chef japonais,
Kazushi Ono, qui avait assuré les répétitions. Quelques mois plus tard, Krivine devait donner une
interprétation complètement renouvelée et presque schubertienne de la Quatrième Symphonie.
4. L'œuvre est écrite d'après E.T.A. Hoffmann.
5. Theodor Adorno, Mahler, une physionomie musicale, Minuit, 1976.
6. Ce titre est emprunté à Jean-Paul.
LA PLAINTE
Le pouvoir de la plainte
Dans Le roi pêcheur 1, Julien Gracq décrit la terreur qui saisit Amfortas lorsque
Clingsor, le magicien, lui annonce l'arrivée de Perceval, le très pur, le sauveur.
Amfortas est terrorisé à la pensée que sa blessure puisse se fermer, et qu'il va
cesser de souffrir
« Sais-tu une chose, Clingsor, une chose presque horrible. Ma blessure est mon
lien avec les autres hommes, avec Montsalvage. Quelquefois il me semble que je
n'existe que par elle, que c'est elle qui me rend visible. La vie tourne ici comme
d'elle-même autour du bain d'Amfortas, des baumes d'Amfortas, des prières pour
Amfortas. Amfortas guéri me déroute. Guéri, j'ai presque peur de disparaître, de
devenir invisible, comme une méduse qu'on replonge dans l'eau. »
« Ah! je n'ai jamais senti jusqu'à ce jour combien j'ai régné ici. »
JACQUES LE DEM
1. S. Freud, Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, traductions nouvelles, Gallimard,
1986, p. 218.
Dominique Clerc Maugendre
VIVRE À PEINE
qu'à un fil M. est réellement malade, gravement, d'une maladie qui depuis trente
ans lui tient lieu d'existence. Dès lors elle ne peut plus me parler que de cet état
chronique, actuel, état paradoxal qui la prive de vivre tout en la maintenant en
vie, état au regard duquel les problèmes de son histoire ne peuvent plus lui paraître
que « dérisoires, démodés, dépassés, désinvestis, anachroniques », comme les qualifie
François Perrier, à propos de l'hypocondriaque à la tasse de thé l l'état, à se
prétendre stable, et la libido, à se présenter comme dormante, en viennent
inévitablement à évoquer l'actualité de l'hypocondrie. Vraie malade, l'anorexique,
avec le caractère actuel de sa réalité insistante vient se ranger parmi ces cas où
« les modifications organiques ne peuvent pas non plus manquer2 », et si l'hypo-
condriaque, comme le pense Freud, est supposé avoir raison quand il se plaint de
troubles organiques, l'anorexique, quant à elle, ne cesse de donner raison à sa
maladie, accumulant preuve sur preuve par le biais des dysfonctionnements
physiologiques dont elle est atteinte, et que provoquent les aberrations de son
comportement alimentaire. Ainsi nous oppose-t-elle, d'emblée et de façon manifeste,
l'actualité d'une expérience somatique difficilement reliable à quelque événement
psychique relevant de son passé. Pour elle comme pour l'hypocondriaque, seul
semble compter le matériel ayant trait à l'excitation. La demande s'impose, identique,
et seule devra être prise en compte la matière excitable. Il est bien possible que
tous deux soient dans le vrai et que la logique vienne à se ranger de leur côté, car
la matière qui constitue le noyau de l'excitation, « grain de sable au centre de la
perle », essence des névroses actuelles et complexe nucléaire des psychonévroses,
est ce qui persiste à donner lieu à la douleur et ce qui exacerbe la souffrance à
travers elle l'investissement narcissique du corps malade s'oppose au retour des
représentations d'objet désinvesties, il barre l'accès aux contenus refoulés et aux
surdéterminations inconscientes; à travers elle l'actualité s'affronte à l'actualisation.
Comment, dès lors, M. pourrait-elle savoir que l'état de maladie et de souffrance
qu'elle endure l'amène à rétablir les conditions économiques que pourrait requérir
l'investissement « nostalgique» de l'objet absent, au cours desquelles « la représen-
tation d'objet, fortement investie par le besoin, joue le rôle de l'endroit corporel
investi par l'augmentation de l'excitation », au cours desquelles encore, « le caractère
continuel du processus d'investissement, l'impossibilité de l'inhiber produisent le
même état de détresse psychique » que « l'investissement en douleur concentré sur
l'endroit du corps lésé3 ». Comment M. pourrait-elle se plaindre ouvertement de
ça qu'elle ignore?
Cette fois encore, il faudra bien que la sorcière s'en mêle malgré l'avis
contraire de son médecin, malgré le mien, M. décide d'accompagner ses parents
en vacances et suspend le cours de sa thérapie, commencée depuis plusieurs mois.
Brutalement, elle perd les quelques kilos nécessaires à son équilibre vital et doit
être à nouveau hospitalisée en urgence. Quand je la retrouve elle est profondément
déprimée la peine qui l'affecte, de simple déplaisir subi qu'elle était jusqu'alors,
s'est commuée en douleur psychique intense. L'actualisation semble avoir enfin
trouvé le chemin du transfert c'est un recours qu'elle sollicite de moi, demandant
grâce pour ce qu'elle est, grâce pour ce qu'elle a toujours été, grâce pour cette
enfant invivable, insupportable, capricieuse et turbulente, si différente de ses frères
et soeurs, que même ses parents ne pouvaient être en mesure de comprendre; il
n'y a donc pas matière à s'étonner si elle n'a rien pu faire de sa vie, elle ne vaut
pas grand-chose, et n'en veut pour preuve que la peine et le souci qu'elle cause
encore aujourd'hui, à son père, à sa mère qui ne savent plus que faire pour elle.
Décidément, l'existence ne vaut pas qu'on la vive, et cette idée-là, quand elle lui
vient, lui ôte radicalement le goût de vivre. C'est pour ça qu'elle s'est laissée
mourir. Depuis, elle continue de penser qu'elle ne vaut pas la peine qu'on prend
pour sa personne, elle s'étonne qu'on persiste à prendre soin d'elle, et qu'on ne
songe pas à la laisser de côté. À quoi bon vivre quand on « embête» tout le monde
à commencer par ceux qui vous aiment? « Et ceux qui vous soignent!» ai-je ajouté,
doucement. Ma remarque la fait renchérir la voilà qui me dit que l'idée lui est
venue bien sûr, que nous lui en voudrions de cette rechute, que nous ne pourrions
que la laisser tomber, son médecin et moi. Et je lui dis que c'est bien là ce qu'elle
s'est mise à penser à l'instant même où elle a décidé de partir que nous ne
pouvions que l'abandonner à son triste sort! Cette petite phrase résonne en elle,
et son visage s'éclaire d'un sourire. Soulagée, elle associera, lors de séances
ultérieures, sur ces mots que lui lançait sa mère autrefois, quand elle était par trop
dissipée, trop insaisissable, trop différente des autres elle, on avait dû la trouver
sur le bord d'un chemin, ou encore sur le banc du métro! Parole qui la laissait
sidérée dans l'abord d'une vérité implacable, parole qui faisait d'elle une enfant
trouvée-abandonnée! Pire encore, car du fait du reniement inclus dans cette parole,
c'était sa mère, sa propre mère qui se trouvait atteinte et vacillait, sa propre mère
qui, sous le coup, disparaissait de sa conscience à l'instant précis où ces mots-là
étaient proférés. Le sentiment d'abandon, soudain multiplié, relançait le danger de
« la perte d'amour, qui est visiblement un prolongement de l'angoisse du nourrisson
quand sa mère lui manque 1 ». Aujourd'hui, contre l'abandon, contre tous les
abandons, M. porte plainte, mais, cherchant réparation, elle s'accuse, et en vient à
faire pénitence.
visait à revivifier jour après jour « La souffrance, souligne Rosolato, tient lieu et
du fantasme et du traumatisme à compenser'.»
LA VOIX ÉTEINTE
Comme son nom me disait quelque chose, je croyais voir arriver, ce jour-là,
la jeune femme dont il me restait un souvenir qui remontait au temps de mes
études universitaires. Mais Esther était une autre. À son arrivée, je l'observais qui
marchait vers moi. Elle me salua avec un sourire fugace et inattendu, dessiné sur
un visage plutôt immobile. Quand elle passa devant moi pour gagner le fauteuil,
je fus saisi par la fixité un peu cireuse de son visage, que la vue de profil accentuait.
Elle portait le nom de quelqu'un d'autre. Je l'écoutais me parler tranquillement,
d'une voix un peu faible, floue par moments, qui pourtant ne semblait pas traduire
une émotion prête à se dire. Elle parlait doucement d'un tourment récent dont
elle ne gardait que le souvenir dérangeant sans les signes de son actuelle présence.
Quelques mois auparavant, elle avait pris la décision d'apprendre à nager. « C'était,
disait-elle, un événement pour quelqu'un qui avait eu peur de l'eau depuis toujours,
cette peur qui me vient de ma mère.» Dans la piscine, tentant de se familiariser
avec la profondeur, elle s'était avancée prudemment vers le centre, là où, à ses
yeux, le fond incertain se dérobait soudainement dans le vide. Et puis, sans qu'elle
s'y attendît, malgré la peur dont elle était consciente, elle fut tout à coup envahie
par un immense chagrin qui monta comme une vague déferlante, risquant de
l'étouffer, de la noyer de l'intérieur. Durant un instant, elle se sentit affolée, ne
sachant plus discerner d'où venait le danger. Elle pleurait, puis elle se mit à
sangloter comme il ne lui était pas arrivé de le faire depuis très longtemps. Elle
était complètement désemparée, immobile, dans l'eau qui lui montait à mi-cuisses,
ne pouvant plus rien pour elle-même.
1. Yves Bonnefoy, tiré de «À la voix de Kathleen Ferrier », Hier régnant désert, 1958.
LA PLAINTE
Plus tard, seule à la maison, étendue sur son lit, Esther pleura pendant des
heures. Elle se sentait profondément triste et complètement ahurie par une telle
émotion dont le surgissement l'avait laissée non seulement dépourvue, mais surtout
en proie à une impression très étrange « C'était comme si je n'étais pas moi.»
Dans les heures qui suivirent, elle retrouva peu à peu une sorte d'apaisement.
Dans ses pensées encore embrouillées, revenait la question, récurrente depuis
quelque temps, en ce début de la quarantaine, de savoir ce qu'elle allait devenir
en vieillissant. Et ce chagrin subit, au moment même où elle se décidait enfin à
braver une vieille peur, la laissait dans l'obligation de se raviser sa démarche
n'allait-elle pas s'avérer être peine perdue?
Elle me parlait doucement, avec une certaine retenue, parfois en hésitant à
continuer son récit, m'expliquant la gêne de s'entendre parler ainsi d'elle-même,
ne sachant pas ce qu'elle devait dire, ni ce qu'elle devait me dire pour satisfaire
mon attente. Elle m'interrogeait discrètement du regard, avec un léger sourire,
prête à rebrousser chemin au moindre signe de mon indifférence ou d'une écoute
incertaine.
La voyant devant moi, prête à laisser sa place, je m'interrogeais sur ce qu'elle
était venue me demander. Cet étrange chagrin, émergé du fond de cette phobie
maternelle, n'allait-il pas lui révéler, tôt ou tard, une « peine perdue » qu'elle
m'adressait? L'analyse qu'elle voulait entreprendre risquait de la plonger à nouveau
dans un élément réfractaire. Quel rôle allait-elle me demander de jouer, en venant
me raconter, de façon si ambiguë et hésitante, ce qui lui était arrivé dans la
piscine? Que s'était-il donc révélé à elle ce jour-là à travers un chagrin si inattendu,
pour qu'elle prît le risque, malgré tout, d'y revenir, dans l'appréhension autant de
le voir de nouveau s'emparer d'elle que de le savoir à jamais disparu? Peut-être
avait-elle eu l'intuition d'un fond aussi terrifiant que précieux, annoncé par une
vague soudaine, surgie du plus profond d'elle-même, qui pourrait en tout temps
la faire chavirer. N'allait-elle pas faire appel à moi comme à celui qui était supposé
savoir la valeur de sa peine, le bien-fondé de sa souffrance ravivée, la source de
son chagrin? Notons que ce récit, apporté lors des premières rencontres, resta
pendant longtemps lettre morte.
Le divan
À mon étonnement, cette femme si discrète lors des deux entretiens prélimi-
naires, s'excusant presque d'être là, se transforma, aussitôt étendue sur le divan,
en une petite fille revendicatrice qui se montrait irritée par les bruits environnants.
Le tic-tac d'une petite pendule lui était insupportable et les bruits de la rue, qui
pourtant nous parvenaient à peine, l'envahissaient. Dans les jours qui suivirent ces
premières expériences, elle me demanda de la recevoir à des heures qui ne
LA VOIX ÉTEINTE
Sotto voce
Mais ces réactions des premiers mois de l'analyse firent graduellement place
à un aspect très particulier du mode d'expression d'Esther sa voix chuchotée. À
vrai dire, je ne m'en étais pas rendu compte avant qu'elle ne se mît à se plaindre
des bruits en séance. Peut-être sa voix avait-elle faibli depuis le début de ses
revendications, à moins que la sensibilité de mon écoute ne fût tout à coup aiguisée
par la surprise de ses protestations. Il m'avait semblé en tout cas que plus elle
attirait l'attention sur les bruits étrangers, plus sa voix s'atténuait, à tel point que
j'avais de la peine à distinguer ce qu'elle me disait. Quant à elle, il lui était arrivé
de faire allusion à sa « petite voix », cherchant à justifier ainsi sa sensibilité aux
bruits concurrentiels. Mais si elle l'avait mentionnée au passage, elle ne semblait
pas pour autant y accorder quelque signification que ce soit. C'était tout simplement,
prétendait-elle, sa façon de parler depuis toujours.
Ce n'était pas si simple que cela. En effet, après un certain temps, elle mit
fin à ses commentaires sur les bruits environnants et elle n'y revint que très
rarement par la suite. Mais de mon côté, j'entendais de moins en moins distinctement
ce qu'elle disait, sa voix basse et éteinte ne me parvenant que par bribes. Elle ne
paraissait pas se soucier de ce qui se passait, ou plutôt de ce qui ne passait pas.
Souvent, en m'approchant un peu, dans l'espoir de mieux saisir ses mots, je la
voyais qui parlait en cachant sa bouche derrière ses mains jointes. Sa voix était
non seulement faible, retenue, mais surtout elle était privée de relief, de modulation,
comme si quelque chose dans cette voix cherchait à s'immobiliser. Il me venait
des images changeantes une petite fille gênée, pudique ou boudeuse, un peu
recroquevillée, tirant une couverture imaginaire jusqu'à ses yeux; une femme
malade, exténuée, frileuse, qui ne laissait sortir qu'un filet de voix en accentuant
l'effort supplémentaire que lui demandaient les consonnes, ce qui rendait d'autant
plus malaisé l'entendement de ce qu'elle persistait pourtant à dire, mais comme si
de rien n'était. De la vague affective qui l'avait submergée dans la piscine, puis de
la soudaine revendication des premiers jours en séances, il ne restait plus qu'une
petite voix où semblait se tapir toute espèce d'emportement. La passion de la petite
fille raisonnable avait trouvé là sa voie secrète.
LA PLAINTE
S'il m'arrivait de lui laisser entendre que je ne l'entendais pas, ou bien elle
répétait, sans pour autant hausser la voix, ou bien ma remarque la plongeait dans
un silence de plusieurs minutes, et elle finissait par m'avouer combien mon
intervention l'avait irritée. En revanche, elle ne paraissait aucunement soucieuse
de ce qu'elle pouvait provoquer en moi. Je pris donc, pendant longtemps, le parti
de me taire. Ce qui n'arrangeait rien, car plus les semaines et les mois passaient,
plus je me sentais, à mon tour, irrité par cette situation qui me cantonnait dans
une position paradoxale. Mon silence ne faisait-il pas qu'entériner la mise en place
d'une relation particulièrement ambiguë? Le plus souvent, j'entendais une sorte
de ronron accompagné de sifflements dont j'arrivais à grand-peine à distinguer les
mots employés. Quand bien même je saisissais parfois des bribes de récit, celui-ci
ne me semblait pas destiné et, surtout, je n'arrivais pas à m'y intéresser.
J'en étais venu à me sentir profondément divisé. J'alternais entre un ennui
grandissant qui me rendait somnolent, et des scènes où je m'imaginais la secouer
vivement en lui criant que je n'entendais rien de ce qu'elle me disait; en dehors
des séances, cette situation me laissait dans la plus grande perplexité, car je me
sentais captif de ces affects déroutants et de ces mises en scène réactionnelles qui
semblaient chercher une issue ailleurs que dans la pensée. De toute évidence, sa
désaffection m'affectait beaucoup. Je ne reconnaissais plus ma voix et j'essayais de
l'ajuster pour éviter de hausser le ton, voire de crier, craignant de trahir mon
désarroi.
Le temps passait et la voix d'Esther captait désormais toute mon attention.
J'étais tenté de croire que sa voix était tout ce qu'elle m'avait adressé jusqu'alors.
Les images, que le déroulement des rencontres m'avait laissées malgré tout,
n'arrivaient pas à prendre corps. Elles me semblaient surtout répétitives, des histoires
à peine ébauchées, discontinues et toujours racontées très faiblement. Je restais
donc figé, fasciné par cette voix terne que je n'entendais pas, car Esther semblait
porter sa voix à la manière d'un masque mortuaire, celui-là même qu'elle me
laissait entrevoir, de profil, lorsqu'elle passait devant moi. Mais pour l'instant, ce
masque n'était que le produit de mon imaginaire et rien, dans ce qu'elle disait, ne
m'autorisait à lui en attribuer la propriété.
Cette voix atteinte ne devait-elle pas être considérée comme un symptôme qui
s'interposait entre Esther et moi, sous-tendant sa demande en condensant plusieurs
couches identificatoires? La difficulté la plus immédiate était cependant de devoir
reconnaître que ce symptôme touchait précisément la voie privilégiée de l'échange
psychanalytique. Parfois, Esther me semblait baigner à son aise dans un doux
chuchotement, immobile, son filet de voix produisant une sorte de continuité
tranquille, un bruit de fond régulier duquel des mots se détachaient sans que se
rompe le charme d'une présence assurée, sans qu'elle ait non plus à se soucier de
ce qu'elle disait. La « talking cure » s'étiolait.
Mais ce ronron ne conservait pas longtemps ses effets d'enchantement.
LA VOIX ÉTEINTE
Le père sourd
Dans les semaines et les mois qui suivirent, elle sembla se forcer pour se faire
mieux entendre. Puis, un jour, elle parla de son père un peu sourd « qui, dit-elle,
nous faisait répéter », sans pour autant porter attention à ce que nous étions, nous-
mêmes, en train de répéter en séance. C'est ainsi que, pour un long moment, je
me suis senti redevenir interprète.
Nous en étions, en effet, venus à habiter un espace qui cherchait d'abord à
échapper aux bruits du monde extérieur. Mais dans cette perspective son symptôme
commençait, si je peux dire, à « faire» sens. Car nous répétions une scène où sa
voix chuchotée me rendait sourd et me gardait au plus proche, tout en m'amenant
à me plaindre de ne pas l'entendre. Il m'arrivait même de m'inquiéter de
l'« intégrité» de mon audition. Au-delà de ce qui était dit, nous étions donc pris
l'un et l'autre dans une modalité de dire et d'écoute qui avait figé nos mouvements
identificatoires inconscients. Sa voix réclamait toujours ma réaction et je devais
l'assurer, malgré tout, que je restais encore celui qui entendait mal. Et si sa voix
continuait à me rendre sourd, je tendais l'oreille sans savoir, à vrai dire, qui, d'elle
ou de moi, contribuait le plus à ma surdité.
La voix masquée
Car sa voix chuchotée avait continué d'accompagner les énoncés les plus
explicitement significatifs de ces derniers mois le père sourd, les éclats de voix
des parents, la voix pointue de la mère, le rire à gorge déployée, le mutisme
consécutif à une intervention chirurgicale pratiquée dans la gorge, de même que
la position à l'affût devant le visage et la bouche de la mère, cherchant à saisir les
signes de vulnérabilité dans l'image habituellement imperturbable de celle-ci. Il
serait donc plus juste de dire qu'à mon oreille, la voix d'Esther n'avait pas cessé
d'être dissociée de ses mots, de son récit, en dépit de ce qu'ils avaient présenté de
nouveau. Et je continuais à lui répéter « Je n'entends pas ce que vous dites.»
Pourtant, elle m'avait donné de plus en plus à comprendre, à rendre intelligibles,
en une trame significative et ordonnée, les mots et les phrases que m'offrait son
« filet de voix », ces mots qui désignaient explicitement la voix, la gorge, le cri, le
rire, la bouche. Et moi qui m'entêtais à lui dire que c'était sa voix que je
n'entendais toujours pas! Mais qu'entendait-elle de la mienne malgré toutes les
précautions d'usage, qu'entendait-elle de mon insistance? Avait-elle surpris ma
voix implorante qui lui avait « intimé» l'ordre plus d'une fois de parler plus fort?
N'avait-elle pas découvert depuis longtemps combien ma voix « neutre » cachait
LA VOIX ÉTEINTE
mal mon autre voix? Esther, en retenant sa voix, me renvoyait le reflet sonore de
mes velléités de mise à distance qui servaient en fait à cacher le sexuel et la
violence de la voix, en en retranchant ce qui risquait de faire honte, effraction ou
de rendre sourd. Comment contenir l'un et l'autre, un cri déchirant d'angoisse, un
cri de mort insupportable, cris à étouffer avant qu'ils ne viennent percer le voile
qui filtre toutes passions entre nous, condition de la survie analytique ? Je l'imaginais
aussi dans un flot de paroles porté par un fond sonore, lequel faisait écho au
débordement d'émotion qui l'avait saisie au moment de laisser immerger ses orifices
dans l'eau de la piscine. Mais les voies associatives qui y menaient ne semblaient
pas prêtes à s'ouvrir, car, à cet événement qui l'avait laissée subitement inconsolable,
elle n'était jamais revenue.
Assurément, les configurations reliées à la voix et au masque avaient figé mon
écoute, imposé leurs répétitions. À quoi bon les mots, si la voix n'y était pas? À
mon insu, la voix me révélait la vraie nature de mon écoute. Sans l'intonation, la
parole d'Esther restait sans corps et sous ce qui était dit, je ne voyais qu'un masque,
je n'entendais qu'une petite voix. Esther n'était plus que masque et petite voix
comme si un masque chuchotait'.
Comment cette voix privée des couleurs de la tonalité en était-elle venue à
m'envoûter à ce point? Par quelle sorte de magie son chuchotement, telle une
litanie informe et continue, avait-il rendu encore plus saisissante la figure de cire
qui fixait l'imaginaire sur un masque vide, mortifié? Moi, analyste, j'avais donc
affaire à plus impassible que moi. Désormais je ne savais plus être neutre, j'étais
neutralisé. Comme si le masque de l'un démasquait l'autre en lui faisant écho,
parfois dans la rage impuissante. Et toujours il y avait l'incantatoire « je n'entends
pas ce que vous dites », que ma voix proférait pour deux.
La toux
Depuis quelques jours je l'entendais tousser quand elle arrivait dans la salle
d'attente. Les quintes qui me parvenaient me semblaient insistantes. Mais cette
fois-là, à peine étendue sur le divan, elle se remit à tousser de façon incoercible.
Après un long moment, la toux ayant cessé, elle se calma et dit « Je me demande
bien ce que tout cela veut dire, ce que j'ai là dans la gorge.»
Je lui répondis spontanément « La toux! » « C'est drôle, j'ai entendu
l'atout Comme au jeu de cartes.» Et après un long silence, elle se mit à me
raconter, cette fois d'une voix animée, que, dans sa famille, où l'on se disait si peu
de choses, exceptionnellement ses parents se métamorphosaient et devenaient des
1. Ce qui n'était pas sans me rappeler les propos de Juan-David Nasio dans Les yeux de Laure,
Aubier, 1987.
LA PLAINTE
joueurs passionnés, le père mauvais perdant et la mère excitée criant le plus souvent
victoire. Et le lendemain, chacun reprenait son allure habituelle. Mais entre nous,
ce qu'elle avait entendu de ce que je lui avais dit, sans porter attention, fut
inattendu. Sa voix brisée par la toux, incarnant « le faible », avait donné prise au
trait différentiel et signifiant « la toux! l'atout ». Comme si, à partir du corps
atteint de l'un et de l'autre, l'événement sonore faisait résonner la chose même du
corps étranger.
Il me revint qu'Esther s'arrêtait souvent de parler quand elle m'entendait
tousser pendant les séances. Elle disait s'inquiéter de ce qui m'arrivait, pensait que
je devais avoir une faiblesse dans la gorge. Bien entendu, j'avais là une faiblesse
dont j'ignorais la nature. Qu'était-elle en train de me révéler? Au plus, je consentais
à me rappeler que j'avais indéniablement un faible pour la voix, et qu'avec elle
chuchotant, je m'en trouvais privé d'autant. Mais ce que j'ignorais surtout, c'était
mon faible pour le faible de la voix. Par moments, j'étais surpris, en sa présence,
de me racler la gorge plus souvent que de coutume, peut-être en prenant sur moi
de purifier le petit filet de voix éraillée qu'elle me faisait entendre. À vrai dire, je
ne savais pas ce qui me prenait à ces moments-là, où j'étais sans doute atteint là
même où ça chuchotait.
L'immobilité
plus l'irriter comme avant. Elle reprenait doucement comme pour tenter de se
faire mieux entendre.
Que se passait-il dans nos échanges où j'avais l'impression de lui arracher petit
à petit quelque chose de précieux, non pas un secret que la trame transférentielle
aurait fait émerger sur un mode représentatif, mais plutôt un dernier souffle? Car
son récit continuait sans elle. Elle parlait, peut-être s'adressait-elle à moi, mais je
n'entendais que ce que je n'entendais pas, je n'entendais que le sous-entendu.
J'avais l'impression, certains jours, que ça parlait autour d'elle, que des voix
chuchotaient. C'était à croire que je veillais une agonisante.
Plus tard, elle me dit avoir proposé à sa mère, qui se plaignait d'être oisive,
d'écrire ses mémoires, espérant par là que celle-ci parlerait d'elles. Après beaucoup
d'hésitations, la mère se mit à écrire l'histoire de sa deuxième grossesse, celle où
elle donna naissance à Esther. Pendant les trois premiers mois, la mère « n'aurait
rien gardé », ne pouvant ni manger ni boire. « Comment ai-je pu survivre avec une
mère qui ne se nourrissait pas ? J'ai dû m'accrocher à la vie par moi-même.» Selon
la version religieuse de la mère, elle aurait été sauvée miraculeusement. « Je n'ai
jamais aimé ma mère. Heureusement, sinon je n'aurais pas survécu.» Tout cela
fut dit avec une certitude qui semblait avoir tranché la question depuis longtemps.
Un enfant mort
Entendons-nous bien. Je parle ici d'une voix que je suis le seul à avoir perçue.
Je parle donc d'une production de transfert, ni plus ni moins, d'une création d'elle
et de moi, de sa bouche et de mon oreille, de ma bouche et de son oreille. Cela
pourrait s'appeler symptôme de transfert, si l'on garde à l'esprit que « le symptôme
est l'activité sexuelle du névrosé », analysant ou analyste. Depuis des mois,
j'écoutais en silence une voix que je n'entendais pas et, à mon insu, sans dire un
mot, j'y consentais. En chacun quelque chose se répétait plutôt que de se remémorer,
un fantasme se réalisait plutôt que de s'énoncer. J'étais pris dans un imaginaire
polymorphe mais sa tonalité affective ne me servait en rien d'indice, sauf à rappeler
ma capture dans une relation de substitution indifférenciée.
Quand je me surpris enfin à faire violence à cet état de résistance-jouissance
partagée, en disant de façon hésitante « Je n'entends pas ce que vous dites », je
me suis trouvé dans la position de laisser une place inoccupée, ce qui ne fut pas
sans provoquer chez Esther un ressentiment à mon endroit, car soudainement je
m'abstenais là où j'avais consenti pendant tout un temps. Que s'était-il passé? Je
ne voulais plus jouer, supposément, mon rôle d'acteur dans la réalisation de ce
fantasme où la voix échappait aux lois de l'audition. Je renonçais à mon oreille
absolue et obligeais Esther à reconnaître la distance qui nous séparait et que sa
voix devait avoir la force de franchir. Sa mauvaise humeur ne l'empêcha pas
cependant de livrer, dans les semaines qui suivirent, d'importants indices sur la
surdité de son père et sur le jeu de substitution imaginaire en séance. Mais je ne
pouvais rien savoir de ce qui m'était adressé tant que je jouais le père sourd, cette
figure qui masquait l'échange analytique en lui donnant depuis peu une allure de
compréhension retrouvée. Or ne continuaient pas moins d'exister « en silence »
l'effet de voix et ses charmes. Car, sous l'apparente intelligence de la situation, sa
voix s'affaissait de nouveau et la mienne répondait en contrepoint « je n'entends
pas. ». On pourrait dire que, sous les énoncés rassurants qui, de nouveau, rendaient
l'interprète sourd, réapparaissait l'énigme de leur énonciation.
Certes un trait signant sa propre production symptomatique transférentielle
« la toux! » fournit un élément nouveau à l'interprétation du symptôme de la
voix chuchotée. La toux insistante et bruyante d'Esther, en rupture avec sa petite
voix, me rejoignait directement, car elle m'avait pris à la gorge avant tout
entendement, en y pointant le lieu de mon « faible ». Ma voix qui portait le « je
ne vous entends pas », n'avait-elle pas trahi le double lieu de ma surdité ? Et alors
que j'en étais, sans savoir, à lui dire « la toux! », quelque chose de nouveau
émergeait, irréductible aux seules images des figurants déjà reconnus. La vocalisation
d'un trait qui marquait le corps de l'un et de l'autre, là où chacun avait été affecté,
dévoilait après coup le lieu commun d'une jouissance ignorée. L'atteinte réciproque
du corps érogène des deux protagonistes ne constituait-elle pas l'aveu tardif de ce
qu'il en était, pour chacun, d'avoir un « faible pour. » ? La gorge souffrait, à son
tour, de surdité.
La révélation après coup de quelques-uns de ces traits différentiels communs
pose la question des conditions nécessaires pour que s'amorce un mouvement
interprétatif, avant toute élaboration nécessaire mouvement de démarcation de ce
qui, dans un premier temps, a été soumis à l'emprise du « ne faire qu'un seul
corps» incestueux, réalisé par l'abolition momentanée de l'espace que le pont de
la voix aurait à franchir quand les deux sujets reconnaîtraient la distance qui les
sépare. Mais plus encore, quand ces traits différentiels, ces signifiants, semblent
conjoindre différentes positions de l'un et l'autre sujet en séance, ils pointent alors
dans la direction d'une scène originaire dont les fantasmes organisateurs respectifs,
en réalisant l'infantile d'une passion totalement ignorée, se déploieraient dans
l'imaginaire de chacun, couvrant ce qui serait symboliquement à déduire comme
un noyau commun d'absence'.
L'enfant a tout
l'impression de devoir lui ravir quelque chose qu'elle ne voulait pas laisser sortir,
s'aidant même de ses mains qu'elle plaçait devant l'orifice de sa bouche pour en
obstruer davantage l'accès, comme si elle y avait enfermé un mal à entendre
dont j'aurais été le seul à connaître l'existence. Je me chargeais donc de faire écho
à une voix sans relief, à redonner du volume à une douleur aplatie dont elle
semblait ignorer même la présence. Je croyais bien ainsi contenir seul l'omniprésence
de ce qui s'était absenté de sa voix.
« Je suis le seul à. », « je suis la seule à. », nous nous disputions, de cette
façon, une sorte d'exclusivité position narcissique où venait se mettre en scène la
représentation inconsciente du désir d'enfant immaculé né d'une mère-vierge. « J'ai
tué mon enfance », disait-elle, impliquant une sorte de condamnation à vivre à bas
bruit. La voix, qui se refusait, ne cherchait-elle pas à fournir à la mère ce qui
risquait de lui manquer? Cette forme évidée, matrice privée de son contenu,
comme un cadre rendu disponible pour redonner forme à celle-ci, tentait de
contenir son effondrement, pour donner de la voix à sa douleur assourdie, pour
que se tende perpétuellement une oreille en creux où puisse venir se blottir sa
nostalgie.
L'histoire trop consciente d'une petite fille non désirée par une mère occupée
à sa propre survie, n'était-elle pas la couche fantasmatique d'un scénario substitutif
protecteur, engendré par un représentant inconscient du narcissisme primaire qui
aurait assuré l'immortalité de la mère ? Autrement dit, cette petite fille, cette petite
voix, serait moins la représentation d'un espace réduit et résiduel que « le lieu
sûr » d'un infans dont le pouvoir secret résiderait paradoxalement dans son
effacement, sans mot et sans désir, et dont le recours à l'immobilité lui ferait
retracer la voie de retour d'une toute-puissance sous la figure de n'en avoir point.
Idéalisation du renoncement chez la petite fille qui prend le parti de se taire en
ravalant sa plainte. Quand elle se figeait ainsi, elle renouait avec les moments
d'inexistence de sa toute petite enfance, pendant lesquels la vie ne pouvait continuer
qu'autour d'elle, s'instituant alors comme le centre du monde, noyau d'absence qui
prenait valeur de principe gravitationnel, ne pouvant que donner la vie à une
mère, à condition de ne pas être une enfant elle-même et de n'avoir d'autre enfant
que sa propre mère. Il lui resterait, dès lors, l'ultime repaire où se niche toujours
l'enfant immortel du désir narcissique de celle-ci.
Cette représentation primordiale ne se laisse pas apercevoir directement et ne
peut être que la conséquence d'un long travail de repérage de fragments signifiants
et de déduction logique, aidée du recours à la théorie de l'idéal qui naît et renaît
avec His Majesty the Baby. Comment Esther aurait-elle pu avoir renoncé si tôt à
ce qui constitue la condition de possibilité de la vie humaine, dans son investissement
narcissique fondateur de l'inséparable unité mère-enfant, si ce n'est à travers la
mise en place d'une couverture qui avait pris figure de souvenirs? Ainsi, derrière
la blessure consentie d'une histoire précoce d'abandon maternel au seul narcissisme
de l'enfant, n'y avait-il pas la représentation d'un invulnérable prodige'qui non
seulement avait su échapper à la coupure mortelle, mais portait désormais en elle
la vie pour deux? Un lien mère-fille éternel, voilé d'indifférence. C'est aux diverses
figurations en négatif de ce pouvoir illimité qu'il s'est agi d'être particulièrement
sensible. L'analyse du symptôme-transfert, constamment reprise et mise en échec
au cours des ans, a finalement donné à entendre le pouvoir d'engendrement de
représentations substitutives que possède un tel représentant inconscient lorsqu'il
est occulté par la prégnance trouvée dans l'inconscient de la rencontre du couple
analytique. Dès lors, la neutralité des conjoints, nourrie à leurs sources respectives,
aurait pris corps dans la figuration d'une voix morte-vivante, sorte de gisant entre
les deux que le narcissisme de chacun disputait à l'autre. Le silence de l'analyste
momifiait, à sa manière, la plainte de la voix morte dans une étreinte conservatrice.
Cette plainte était venue très tôt s'enfouir dans « une» voix, non pas comme
l'expression de son tourment mais comme une impression trouble confiée à l'autre.
Et moi, analyste, je m'en trouvais affecté, par un effet de substitution, au lieu
même où semblaient se conjuguer scène primitive et dernière scène. J'en étais à
surveiller les soupirs défendus, comme on veille un mourant quand il ne reste rien
à dire, guettant le dernier souffle, au risque de surprendre le sursaut des amours
mortes. L'équivoque de cette voix n'était-elle pas qu'elle atteignait le point de
rendre l'âme dans une ultime jouissance?
Ainsi, ce symptôme, en parasitant les voies de la communication elle-même,
s'était installé en lieu sûr pour que n'apparût que petit à petit le caractère paradoxal
de son emprise. Comment pouvais-je encore dire « Parlez plus fort, je ne vous
entends pas », alors que j'étais à la fois témoin et partie dans cette double scène
où mon injonction n'aurait fait que renforcer la « mainmise » qui tenait à la gorge
la voix que je sollicitais? Mais existe-t-il une voix humaine qu'on n'aurait pas à
entendre pour la faire exister?
L'interprète accompagnateur
Pourtant, quand je porte la voix de l'autre, sans offrir mes mots, dans le souci
de ne pas enterrer son chant fragile, retenant mon souffle pour mieux recueillir
le sien, combien j'ignore de quoi est faite ma sollicitude, ce que contiennent mes
accords mesurés, ce que cache mon abstinence! « Est-ce que je ne joue pas trop
fort ??Ce premier soin de l'accompagnateur rejoint mon souci de neutraliser ma
voix d'analyste, que j'appelle aussi ma voix d'interprète. De quoi est composée ma
voix porteuse ? N'est-elle que modération en regard d'un excès potentiel d'enchan-
tement et d'emprise ? Ou serait-elle plutôt la première harmonisation obligée d'un
chaos sonore, la première condition d'un phrasé initial, d'un legato originaire,
marque néanmoins d'une première violence inévitable? Et moi, analyste qui
chuchote, où est ma vérité? Car, à d'autres moments, ce que ma voix d'interprète
porterait en elle-même serait un « plus entendu », aussi bien « sous-entendu », un
écart de voix qui se souviendrait de mes propres discordances, permettant d'échapper
au reflet en écho atténué de la voix émise par l'analysant. Il s'agirait de laisser
apparaître les conditions de possibilité pour entendre l'écart de l'autre voix, qui
passerait par « la voix réfléchie » du « je me suis entendu dire », toujours en retard
dans l'entendement, car l'oreille n'inclut qu'après coup le temps de l'altérité. Au-
delà de « s'entendre », on ne saurait donc s'écouter sans se diviser.
À certains moments transférentiels, une voix se brise, ou plutôt une voix est
brisée, et laisse échapper la manifestation du corps affecté de la jouissance
inconsciente un cri, un gémissement, une lamentation, un sanglot, une protestation,
un silence. Lieu et temps masochistes du plaisir et de la douleur, à la manière
d'un mal entendu en séance qui « nousretournerait l'un et l'autre. Bien entendu!
cette voix sauvage qui « nous» assaille n'aurait rien de la voix juste, si ce n'est
qu'elle tiendrait précisément de sa dissonance d'avec celle-ci ce quelque chose
qu'elle nous ferait paradoxalement entendre comme faux dans ses accents pourtant
les plus vrais, et dont elle tirerait toute sa force d'attraction.
et l'oreille absolue
1. Comme le disait ironiquement le grand accompagnateur de voix chantées qu'était Gerald Moore.
LA VOIX ÉTEINTE
JACQUES MAUGER
Laurence Apfelbaum 7~0!'K
BELLE, DÉFINITIVEMENT
« C'est si agréable d'être mince! Moi je vais me faire maigrir », disait la belle
Comtesse de Guilleroy tandis que l'on passait dans la salle à manger; et la
discussion sur ce point divisa la société pendant tout le déjeuner, un déjeuner de
roman imaginé par Maupassant en 1889 Depuis lors, les mêmes propos de table
n'en finissent pas de surgir au détour des conversations comme un sujet inscrit
dans l'air du temps; regret élégant de n'être pas plus mince destiné à suggérer que
l'on détient un crédit d'inassouvissement, même lorsque le monde bourgeois regorge
de plaisirs? Ou à désamorcer une rivalité des femmes, dont aucune n'oserait en
matière de ligne s'affirmer satisfaite? Plainte mondaine de rigueur, ce discours
banal se tend pourtant brutalement lorsqu'il est tenu dans le cabinet de consultation
et peut devenir en quelques mots plainte désespérée. Pour une boulimique en effet,
l'affaire est vitale, ou devenue « invivable » tout n'est qu'effort, sans répit, pour
s'empêcher de manger jusqu'à l'obésité. L'auditeur, aussi convaincu soit-il de la
détresse ainsi manifestée, ne pourra probablement pas se défendre d'un premier
mouvement d'incrédulité une femme, souvent jolie et plutôt mince, se plaint de
vivre dans l'indignité et de se faire horreur; percevant peut-être le scepticisme de
son interlocuteur, elle admet qu'elle ne manque pas de séduire, mais que justement
cette appréciation des hommes ne se manifeste que dans la rue, ce lieu sans
1. « Puis si l'on te demande où repose toute ta beauté, où sont tous les trésors de tes jours pleins
de désir, ce serait honte dévorante et louange sans retenue, que de les dire enfouis au fond de tes yeux
caves.
»
discrimination où n'importe quelle femme fait l'affaire pour n'importe quel homme.
On pourrait imaginer que la plainte ne soit elle-même que séduction déguisée,
façon de prêcher le faux pour se faire consoler. C'est d'ailleurs ce qui se produit
souvent lorsqu'une boulimique s'adresse à un médecin dont elle attend qu'il la
fasse maigrir. Mais l'éventuelle satisfaction trouvée dans la réponse qu'elle est « très
bien comme ça » est largement effacée par la déception qui prend des allures de
rage, de crises, de prise de poids devant l'incompréhension dont elle sent avoir
été victime. Car l'incompréhension est bien au centre de ces échanges. Lorsqu'un
thérapeute, sollicité, s'efforce d'accorder crédit à cette plainte, il n'y parvient
généralement qu'en la situant au plus vite dans les cadres théoriques habituellement
invoqués autour de ce trouble perturbation fondamentale de l'image du corps,
Surmoi réduit au Moi Idéal, fragilisation narcissique, prévalence de l'extériorité, etc.
Pourtant, nous ne sommes peut-être pas si loin d'une situation habituelle celle,
par exemple, de la rencontre avec un obsessionnel qui se plaint de la contrainte
dans laquelle il vit, à laquelle il adhère malgré lui, mais qu'il ne comprend pas.
Finalement, la plainte de la boulimique s'inscrit dans une semblable opacité, même
si son caractère incompréhensible, pour la patiente elle-même, tend à être masqué
par la fausse évidence de son discours celle qui tient justement à l'air du temps
qui a cessé de nous faire paraître incongrues ces préoccupations diététiques ou
esthétiques sur lesquelles tout un chacun a des opinions. La débâcle boulimique
passe alors pour un perfectionnisme exacerbé, et sa souffrance semble en découler
logiquement c'est sur te terrain que s'engagent bien des réponses thérapeutiques
visant à une relativisation de cet excès d'exigence, dans une perspective qu'on
pourrait désigner comme un « idéal-réalisme qui laisse dans l'ombre la radicale
étrangeté de cette obsession de la honte.
de soi qu'il s'agit, mais du retournement sur soi d'un reproche adressé à une autre.
Nommons donc, ici encore, la mère, puisque les griefs susceptibles de la viser sont
innombrables, et qu'elle-même ne se dérobera probablement pas au procès. Les
indices que l'on peut déceler dans la « relation » mère-fille permettent généralement
de dresser un inventaire de fautes, involontaires et maladroites, qui souvent relèvent
d'un excès de sollicitude; au point qu'il n'est pas rare qu'une fille de trente ans se
trouve au téléphone plusieurs fois par semaine avec sa mère qui lui demande
comment elle va et ce qu'elle a mangé. Exaspérations qui s'entretiennent inlassa-
blement, et dans lesquelles le thérapeute peut être appelé à opérer la séparation
qui semble ne s'être pas effectuée malgré les départs de la maison et les éloignements
géographiques. Mais on ne saurait conclure pour autant à l'effet délétère d'une
mère intrusive, car il serait bien difficile de savoir qui tient qui dans ce lien
provocant certes, il apparaît très vite dans la cure que la boulimie est adressée
contre la mère, attaquée dans sa fonction nourricière initiale, ce qui l'empêche du
même coup de se détourner; et de ce fait, il est vraisemblable qu'elle porte encore
un réel intérêt à ce que mange sa fille, comme au temps où elle s'inquiétait de
tout ce que son enfant avalait, rejetait ou refusait. Ce qui ne signifie pas que les
relations se soient toujours maintenues dans cette fascination réciproque, mais
qu'elles y ont probablement régressé à la suite de prises d'autonomie ratées. Mais
quelle que soit la « vengeance » qu'une boulimique dise exercer dans ses crises (de
boulimie, mais aussi de nerfs, de larmes) contre sa mère qu'elle « sait faire souffrir »,
ces actes ne sauraient être simplement convertis en reproches; ou plus exactement,
il ne s'agit pas là de se plaindre de sa mère de s'en plaindre à l'analyste par
exemple mais bien de se plaindre à sa mère d'une souffrance inconsolable que
l'on a d'être soi.
S'agit-il alors de proclamer qu'on aurait aimé être une autre? Cette mère
justement, à qui le père a fait des enfants, malgré une mésentente souvent
manifeste? Ou être la sœur puînée, qui réussit, elle, là où l'on échoue, dans le
maintien indéfectible d'une maigreur anorexique? Ou encore le frère, à qui son
sexe semble conférer une identité triomphale ? Autant de personnages qui pourraient
effectivement incarner le protagoniste envié, dans la plainte ainsi conçue comme
drame de la jalousie. Pourtant, la plupart du temps, lorsqu'ils sont évoqués, ils ne
cristallisent que très brièvement le sentiment d'injustice, et font figure plutôt de
compagnons/rivaux d'infortune, égarés eux aussi dans des vies ratées ou en puissance
de l'être. En revanche il existe bien un modèle qui revient hanter le malheur
boulimique avec une insistance d'autant plus lancinante qu'on ne cesse de le
rencontrer la femme belle. Elle surgit inopinément, sous les formes les plus
diverses, de femmes entrevues, épiées, dévorées des yeux, dans une fascination qui
suscite parfois l'inquiétude de l'homosexualité. Cette femme est celle qui éclipse
LA PLAINTE
les autres et doit certainement vivre, du fait de sa beauté, dans un monde différent,
hors d'atteinte de toute agression; jusque dans la rue, où elle peut sans danger
s'offrir à tous les regards, placardée sur les affiches des murs. Elle apparaît comme
absolument autre, car même si l'on parvient à lui ressembler, c'est au prix d'une
lutte de chaque instant contre la difformité en puissance que constitue la boulimie;
lorsque la patiente épuisée d'elle-même admet, malgré sa détresse, savoir quand
même qu'elle n'est pas laide, ni obèse, ni sans séduction, elle est sans doute en
train de se plaindre de n'être pas la plus jolie; mais, bien plus que cela, elle se
plaint de savoir qu'il ne s'agit pour elle que d'un état éphémère, menacé, qui ne
constitue pas une véritable identité. Alors que l'autre, la femme-belle, serait belle
définitivement, et n'aurait qu'à se laisser être, naturellement.
Le scénario qui clôt souvent les crises de boulimie se regarder, bouffie, et
se cacher du monde évoque un rituel inversé de celui de la Reine qui interroge
chaque jour son miroir pour s'assurer de la pérennité de sa beauté unique. La
contradiction inhérente à la plainte boulimique est inscrite dans ce cauchemar qui
fait qu'on ne saurait rêver d'être Blanche-Neige, celle qui, encore nimbée du
narcissisme de l'enfance, n'a pas besoin de se regarder plus la boulimique s'enfonce
dans la régression orale, « comme un bébé », et plus la place qu'elle occupe est
celle de « la vieille », avatar de la Reine déchue qui offre une pomme empoisonnée
à la belle. Position difficile à reconnaître pour la patiente qui ne cesse de s'excuser
du caractère infantile de sa plainte, de son obstination, de son impuissance, de ses
terreurs irrationnelles. L'analyse souvent semble vouée à mettre en scène une
« immaturité » indéterminée et interminable, où rien n'est jamais acquis, l'insatis-
faction garantissant un avenir perpétuel encore plein de toutes les possibilités,
comme un capital sans cesse reconstitué par les vomissements et les amaigrissements
qui effacent les effets des orgies alimentaires. Le passé n'étant jamais entériné, il
n'est que répétition générale, lamentable, avant une représentation véritable que
serait l'avènement d'un avenir toujours reporté. Les cures en sont marquées d'une
sorte d'hésitation tantôt les patientes partent, reviennent, pour cacher ou exhiber
leur poids, sollicitent des aménagements dont elles ne font pas usage, voient
secrètement plusieurs thérapeutes en même temps; tantôt elles semblent rassembler
toutes leurs forces pour « ne pas gêner », ne se plaignent même plus de leur
boulimie, qui pourtant persiste, mais gâcherait l'analyse si on l'évoquait, s'immo-
bilisent dans un respect machinal des séances. Ces résistances sont couramment
interprétées comme les effets d'un transfert massif qui plongerait les patientes dans
l'effroi, et les pousserait à s'agiter ou à se figer pour lutter contre cette dépendance
qu'elles sentent les envahir.
mais qui ont en commun la perspective historique d'une carence précoce, comme
un écho de ce « manque » que les patientes décrivent ou mettent en scène de façon
si vive la mélancolie et les états limites sont les deux axes sur lesquels s'appuient
la plupart des interprétations. Tantôt l'on est entraîné vers la nostalgie inextinguible
de l'objet perdu, condensée tout entière dans la dévoration cannibalique qui détruit
ce qu'elle aime et ne se lasse pas d'aimer ce qu'elle détruit. L'analyste se verrait
alors investi de toute cette ambivalence, comme objet maternel auquel on demande
inlassablement de survivre, dans l'espoir qu'on puisse enfin l'introjecter et le
conserver. Tantôt, et symétriquement, peut-on dire, l'interprétation érige le thé-
rapeute en contenant maternel, rassembleur des fragmentations narcissiques, caisse
de résonance ou miroir de toutes les idéalisations, et garant d'une attention
permanente que les passages à l'acte ont fonction de vérifier. Dans les deux cas,
on assigne à la plainte une place constituante dans la trame du transfert, le
problème étant toujours de « tenir » face à la résistance que les patientes accumulent
sourdement au long des cures sous la forme d'une humiliation masochiste qui ne
démord pas bien sûr, les silences de l'analyste sont autant de blessures; mais ses
interprétations aussi peuvent l'être, et cela à la mesure même de la satisfaction
qu'elles provoquent, car elles sont alors preuve de son « intelligence naturelle »,
dont la boulimique se sent aussi privée que de la beauté naturelle de la femme
belle. Alors surviennent les crises, avec leur train de honte et de dégoût; les prises
de poids avec leur exhibition d'indignité grandiose; ou les silences et les absences
qui avalent ces déceptions comme un brouillard feutré.
Mais ce qui se donne ainsi pour une inlassable plainte enfantine sollicitant
l'admiration de la mère n'est peut-être après tout qu'un leurre, comme la dévoration
elle-même mime une demande insatiable, sans pour autant quêter la satisfaction.
Il pourrait aussi bien ne s'agir que d'une complainte, destinée à immortaliser une
« tragédie féminine », une de ces complaintes ressassées par les chanteuses des rues.
On ne peut manquer d'être frappé par la stéréotypie de ce qui est décrit crise
après crise, non seulement par une même patiente, mais par toutes. Rien ne
ressemble plus à une boulimique qu'une autre boulimique lorsqu'elle évoque la
honte, l'angoisse, ou l'irrémédiable. Figures particulières de la répétition dont
patiente et analyste sont bien souvent tentés de faire l'économie, comme si, de
l'impossibilité de dire les choses autrement découlait une impossibilité d'associer.
Car la difficulté ici rejoint celle de l'interprétation du rêve typique, dont la fixité
symbolique obture la plasticité psychique. De ses crises de boulimie, chacune dira
tour à tour qu'elle s'y engage comme une somnambule, sans pensées particulières;
mais surtout, sans surprise. À cet égard, les formules semblent immuables, et
méritent peut-être d'être prises à la lettre « II vient un moment où saisque je
vais manger, quoi que je fasse, rien ne m'arrêtera »; ou bien « Je mange alors que
je sais que je vais grossir et que j'en serai plus malheureuse après »; ou même:
« Je m'empêche de manger dans la journée parce que je sais que je vais craquer
LA PLAINTE
le soir. » Cela n'est pas un savoir ombrageux opposé comme une gnose à celui
supposé de l'analyste, mais l'expression exacte du désarroi boulimique comme
souffrance de l'anticipation. Et la honte qui s'y attache est, la plupart du temps,
une reprise d'autres hontes, directement sexuelles, et liées également à l'anticipation
celle des précipitations anachroniques dans lesquelles les patientes se sont senties
plongées. Un leitmotiv est la gêne liée à l'adolescence où l'on s'est vue trop grande,
plus grande que les amies de classe, trop tôt formée, passant pour une femme aux
yeux des hommes de la rue. Mais à ces souvenirs douloureux de ne s'être trouvée
nulle part à sa place, il s'en associe généralement d'autres, plus familiaux honte
de l'enfant qui « savaitla frigidité de sa mère qui s'en était ouverte à elle, alors
qu'elle ne connaissait pas l'orgasme. Ou encore honte de celle qui connaissait les
maîtresses du père qui se voulait rassurant en critiquant leurs imperfections
physiques. La force de ces impudeurs parentales auxquelles chacun est nécessai-
rement exposé semble tenir ici à la participation active que les patientes croient
qu'on leur a demandée, sans assouvir pour autant leur curiosité. D'où cette
impression aiguë de décalage dont elles ne cessent de faire état, perpétuant un
fantasme de scène primitive dont on chercherait à s'exclure sans pouvoir y échapper.
La fragilisation narcissique si souvent invoquée pour rendre compte des fluctuations
d'humeur, d'aspect, d'identité, refléterait alors cette position à la fois « vécue et
extérieure, d'où la boulimique occuperait toutes les places de la jeune, de la vieille,
de la belle, de la laide, de celle qui n'a pas eu d'enfants, de celle dont le ventre a
grossi cent fois. Les thèmes œdipiens sont alors mis en scène dans une triste
histoire où la répétition porte tout autant sur l'espoir indéfectible de s'en sortir
que sur la certitude de la rechute. Un état donné ne saurait être que transitoire,
comme l'état de fille, qui ne saurait se prolonger qu'en tombant dans l'absurdité
une fille de trente ans qui raconte à sa mère ce qu'elle a mangé aujourd'hui. Alors,
grossir, maigrir, garder son poids d'adolescente, redouter l'obésité pour chaque
miette mangée, comme on peut craindre au moindre contact de tomber enceinte,
sont autant de variations autour du thème de la fille ou de la mère. Shakespeare
dans ses sonnets ne cesse d'opposer ainsi celle qui s'est épuisée à la sauvegarde de
son corps, et celle qui l'a prêté à l'enfantement, et à l'occasion, à l'auteur des
sonnets.
1. Sonnet n°4. « Usurier sans profit, pourquoi uses-tu une si grande somme de trésors, et pourtant
tu ne peux vivre ? Car entretenant commerce avec toi seule, c'est ton doux toi-même que tu abuses. »
BELLE,DÉFINITIVEMENT
Aussi l'histoire des cures passe-t-elle souvent par des grossesses véritables,
porteuses d'un enfant si longtemps improbable, un enfant gagné contre l'infécondité
parfois, contre l'âge, « fatidique », mais surtout contre l'inhibition à « plonger dans
le malheur » un être dont on serait incapable de s'occuper puisqu'on ne sait même
pas s'occuper de soi-même. Effets de cure qui dénoueraient cette confusion du
narcissisme et de l'étayage sur laquelle s'établit la boulimie? Ou effet du temps
qui fait que ces femmes découvrent qu'elles sont en âge de procréer ? Et l'analyste
en vient-il aussi à se couler dans la peau du poète séducteur ou de la sage-
femme pour que la boulimie trouve résolution en l'enfant? Comment ne point
céder à l'illusion attendrissante d'une nature bien faite après tout, que l'horreur
du vide remplirait enfin d'un objet parfaitement adéquat? Cependant, si la femme
enfante, la boulimique demeure, bien au-delà de ce moment fécond; guérir consiste
rarement à devenir indemne de crises mais plutôt à ce que ce « savoir » immémorial
de la complainte boulimique laisse la place à la mémoire précise de chaque crise,
comme événement advenu. La patiente alors y reconnaît son œuvre, et possiblement,
y « retrouve ses petits ». Reste pourtant à savoir ce qui se transmet de la mémoire
de cette complainte, car les mères de boulimiques ont souvent été grosses-et-
maigres, et leurs filles.
sexuel. Mais parler d'un « plaisir nécessaire» et d'un « objet exclusif », n'est-ce pas
contredire la théorie de la pulsion? Dans la mesure où ce qui définit le lien de la
pulsion à l'objet est justement le fait que l'objet n'est point déterminé d'avance, et
encore moins exclusif.
Mais aussi comment comprendre ce « plaisir nécessaire si le propre de
l'activité pulsionnelle est de se détacher de la « nécessité vitalesur laquelle elle
s'est d'abord étayée?
La « biologisation » à laquelle le toxicomane réduit son plaisir « j'ai besoin du
plaisir », mais aussi « j'ai du plaisir grâce aux propriétés chimiques de la drogue»
doit-elle alors être comprise comme une façon de « pervertir » la pulsion, étant
donné que, dans le symptôme addictif, la pulsion semblerait se réduire au rôle de
« mimer » l'instinct ?
Toutefois la toxicomanie n'est pas une « passioncomme les autres. S'il est
vrai que le toxicomane, en véritable alchimiste, utilise la drogue pour tenter
l'impossible la transmutation de l'objet du plaisir en objet du besoin et dénier
ainsi la perte, non pas au sens du deuil, mais pour ainsi dire la perte structurale
de l'objet, il n'est pas moins vrai que la drogue, de par ses propriétés pharmaco-
logiques, met en acte une jouissance, addictive ou non, que la psychanalyse se doit
d'interroger, au-delà du miroir déformant que l'imaginaire social réserve à ces
pratiques. Dans Malaise dans la civilisation, Freud écrit à propos de l'intoxication
« Je crois que personne n'en pénètre le mécanisme, mais c'est un fait, que par leur
présence dans le sang et les tissus, certaines substances étrangères au corps nous
procurent des sensations agréables immédiates (.). On ne leur doit pas seulement
une jouissance immédiate, mais aussi un degré d'indépendance ardemment souhaité
à l'égard du monde extérieur »
L'omniprésence passionnelle d'un objet psychiquement surinvesti est ici indis-
sociable des facteurs actuels propres aux effets de la drogue. Cette « actualité»
psychique et pharmacologique de la drogue envahit la cure et réduit la subjectivité
de l'addicte à l'excès d'une jouissance immédiate et extatique dans laquelle l'autre
est annihilé dans son altérité. On dirait une éclipse de l'altérité qui brouille
« l'adressede la plainte et condamne le sujet, qui se plaint comme il se drogue,
à l'actualité insensée d'une souffrance hors transfert? qui ne le relie plus à
son histoire. L'asservissement du toxicomane à la drogue !w~oMMe l'objet de la
plainte dans sa quête, le sujet est réduit à l'énoncé d'une plainte que l'on pourrait
qualifier elle-même d'« addictivedans la mesure où la drogue en est devenue
l'objet exclusif.
Le toxicomane ne devient-il pas lui-même objet de l'immobilité de l'objet,
lorsqu'il reste ~.x~ à cet instant du flash qui efface son plaisir en l'éblouissant, ce
qui le pousse à la consommation d'un objet qui le consomme, qui le consume,
puisque sa disparition est aussi la sienne?
Si dans la plainte névrotique la souffrance exprime un compromis entre le
plaisir inconscient et les exigences défensives qui le déforment, qui le déplacent,
dans la « plainte addictive », ce déplacement s'immobilise devant l'actualisation dans
le sensible du besoin compulsif de se droguer.
Cocteau, dans Opium, écrit
1. Dans l'idiolecte des toxicomanes, ce mot a deux significations substantif, « fixe » est synonyme
de drogue; par exemple « J'ai un fixe pour ce soir »; mais lorsqu'il occupe la place du verbe dans la
phrase, ce qu'il désigne est alors un acte, par exemple « Je me fixe (je me drogue).
2. Jean Cocteau, Opium, Éd. Stock, p. 93.
3. S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, P.U.F., 1972.
4. Dupré et Logre, in Manuel alphabétique de Psychiatrie, P.U.F., 1969, p. 6.
LA PLAINTE
1. Le mot « addiction » désignait autrefois en français une contrainte par corps infligée à des
débiteurs qui ne pouvaient honorer autrement leurs créances.
UNE ABSENCE QUI RÈGNE
il était en revanche impensable qu'elle puisse tromper la certitude que son effet
attendu serait là, au rendez-vous, toujours le même, quoi qu'il arrive. Et pourtant,
à présent, ce n'était plus pareil. Si dans ce déplacement, je devenais clairement le
destinataire de sa plainte, on pressent déjà que bientôt elle allait changer d'adresse
et que je deviendrais aussi, son objet, celui par qui la désillusion arrive.
Lors de sa cure de désintoxication, Jean Cocteau témoigne sur l'origine
psychique de sa rechute dans l'opium
« Sans l'opium, les projets mariages, voyages, me paraissent aussi fous que si
quelqu'un qui tombe par la fenêtre souhaitait se lier avec les occupants des
chambres devant lesquelles il passe 3. »
GLOSSODYNIE
Mes premiers contacts avec les « arthritiques névropathes» signalés dans cette
définition furent pris lors de ma rencontre avec deux patientes dont j'eus à
m'occuper. À cette époque j'étais assez loin de pouvoir en reconnaître la singularité.
Toutes deux, hospitalisées dans le service, déambulaient à longueur de journée,
dans une anxiété hagarde, et saisissaient toute occasion pour m'exhiber une langue
qui paraissait énorme et monstrueuse tant leur effort de protraction était intense.
Elles demeuraient de longues minutes dans cette position, dont il est difficile de
ne pas percevoir la violence, m'imposant de contempler ce qui était censé donner
à leur plainte son fondement. Leur « monstration », nécessairement mutique, visait
à me faire entendre l'intensité de leur douleur de langue. À cette langue de douleur
je n'opposais que des paroles embarrassées et détournais mon regard. Quelle que
fût ma réponse, elles étaient déçues, s'exaspéraient et s'en allaient répéter la scène
devant qui voulait bien s'y prêter. Le cadre nosographique de la mélancolie
anxieuse, dont je ne discuterai pas ici la pertinence, venait opportunément faire
écran à mes questions et me permettre de passer à autre chose.
Par la suite, le hasard d'une consultation hospitalière m'a permis de rencontrer
un nombre suffisant de ces personnes pour percevoir quelques-unes des particularités
de la glossodynie essentielle. C'est le terme qui désigne la plainte que finissent par
porter dans ce centre, où je les rencontre, ceux qui ont épuisé les ressources des
1. Garnier et Delamare, Dictionnaire des termes techniques de médecine, 18° édition, Librairie
Maloine, 1970.
LA PLAINTE
de la rareté des études cliniques portant sur la glossodynie, sans commune mesure
avec sa fréquence, et de la méconnaissance générale qui l'entoure. Au-delà de
l'objection, recevable, de sa dispersion entre au moins quatre spécialités médicales,
on peut aussi reconnaître là un effet de la situation clinique. La glossodynie
dissuade le regard et l'écoute qu'elle sollicite. Plus encore, elle semble susciter les
mauvaises manières. Un nombre important de personnes présentant un tel symptôme
font l'objet d'extractions dentaires aussi multiples qu'inutiles, ou de chirurgie de
la mâchoire, l'une d'elles eut même à subir un électromyogramme, examen fort
douloureux, dont on se demande s'il correspond à autre chose qu'à une sorte
d'exorcisme, destiné au médecin, visant à substituer une stimulation objective à la
plainte sine materia. Pratiques sadiques qui, sous couvert d'ignorance, font écho à
ce que la plainte recèle d'archaïque. Évoquer ici le grotesque vaut moins par les
références esthétiques que cela suggère que par l'allusion étymologique à la grotte,
à la crypte, à ce qui est caché. Comment ne pas évoquer, tout aussi légitimement,
la figure de Méduse, caractérisée par la chevelure de serpents, les grandes dents et
la langue pendante, dont il se pourrait que la glossodynie partage la fonction
apotropique même si sa traduction clinique habituelle est loin d'être aussi
tragiquement démonstrative que pour mes deux initiatrices. Figure tragique en
fait, exhibant et cachant, dont nous ne pouvons saisir la fonction qu'en tenant
compte des échanges entre les deux scènes, douleur et deuil, corps et mental, sur
lesquelles vont s'affronter les deux principes du cours des événements psychiques.
Elle vient pour la mort de sa fille qu'elle ne parvient pas à dépasser. Bien sûr,
cela ne fait que quatre mois, c'est peu, c'est ce qu'elle se dit. Mais cela a été si
brutal: Mathilde avait douze ans, le lundi elle était fatiguée, cela lui arrivait
souvent depuis qu'elle était en dialyse, mais elle allait bien quand même et le
mercredi elle était morte. Elle ne comprend toujours pas. En réanimation on lui
a dit que le cœur avait lâché mais elle n'en sait pas plus. Elle a quitté l'hôpital
mercredi soir comme on le lui a conseillé, confiante et rassurée et puis trois heures
après. Depuis elle ne peut plus parler, elle a l'impression de ne plus avoir les
mots, ils semblent avoir perdu leur pouvoir. Évidemment, elle parle, mais entre
elle et les autres il y a l'image de Mathilde qui s'interpose, partout et tout le temps,
« une véritable image, exactement comme si elle était là, et comme si moi je n'étais
pas là ». L'image correspond à peu près à celle d'une photographie qu'elle aime
bien. Et puis il y a cette douleur de la langue qui est revenue. « La langue me
pique et me brûle, dit-elle, atrocement et en permanence.» Rien n'y fait, elle a
vu tout le monde, dentiste, dermatologue, ils ont tout essayé. Elle suce de la glace,
ça la calme un peu. Elle a déjà eu ça une première fois. C'était quand elle
présentait son CAPES d'espagnol, le matin de l'oral, la langue s'est mise à piquer
et ça a duré des mois. Ce concours elle avait choisi de le passer parce que son
mari était au chômage et qu'elle était très inquiète de l'avenir. Cette période de
sa vie fut sans dorte la plus noire, jusqu'à la mort de Mathilde bien sûr. Parce
LA PLAINTE
qu'elle avait idéalisé son mari, elle le croyait solide et il s'est révélé en cette
occasion fragile et vulnérable, elle en a été très déstabilisée et a mis longtemps à
s'en remettre. C'était un deuxième mariage en fait, son premier mari était dentiste
et l'avait quittée, du jour au lendemain, sans explication, il en avait trouvé une
autre. Elle était tombée de haut. C'est à cause de cette séparation, pour gagner sa
vie, qu'elle avait interrompu ses études d'espagnol qu'elle reprenait au moment où
la douleur est apparue. Elle vient plusieurs mois, parle et peu à peu les mots
reviennent. En fait ils n'ont jamais disparu mais, elle ne sait pas dire mieux, ils
récupèrent leur pouvoir. Elle peut à nouveau parler avec les autres, en même
temps elle ne voit plus l'image de Mathilde en permanence, et la douleur
l'abandonne.
Fixité de la « véritable image », vérité imaginaire de la douleur, les mots exclus
de leur pouvoir, autant d'expressions problématiques. Malgré certains éléments
atypiques sur lesquels je reviendrai, jamais quelqu'un n'avait donné autant de relief
à la glossodynie essentielle. L'histoire de cette jeune femme, en dépit de la survenue
quasi immédiate de la douleur, ne contredit pas mais renforce cette règle de l'après-
coup, sa douleur étant la résurgence de celle apparue lors de la désidéalisation de
son deuxième mari, elle-même écho de celle du premier. Résurgence ou réinves-
tissement de la voie de décharge des affects frayée lors de la première conversion?
Conversion! Le mystère de sa nature reste entier et ce que le mot recouvre
n'est guère plus clair. Aussi convient-il de se souvenir de ce que Freud précisait
déjà dans les Études sur l'hystérie. « Elle n'est pas tombée malade une fois ces
tristes tâches terminées, mais peu de temps après le décès du malade, un travail
de reviviscence se fait en elle et elle revoit alors les scènes de la maladie et de la
mort. Chaque jour, elle revit ses émotions, pleure et se console, tout à son aise
pourrait-on dire. Je le répète encore, cette femme n'est pas malade, l'abréaction
tardive, bien qu'elle ressemble à un processus hystérique, n'en est pas un »
Freud pose la question de ce qui produit le symptôme dans un cas et non dans
d'autres. Il y répond à ce moment-là par le recours, guère éclairant, à la prédisposition
personnelle et, plus tard, dans une lettre à Jung du 16 avril 1909, en réutilisant
un terme déjà mentionné dans les Études sur l'hystérie, celui de complaisance
« .la présence irréfutable d'une complaisance du hasard qui joue pour la
formation du délire le même rôle que la complaisance somatique dans le symptôme
hystérique et la complaisance de la langue dans le jeu de mots 2. »
Il faut ici tenir compte des remarques que formule François Gantheret sur le
détournement de sens qu'opère la traduction de entgegenkommen par complaisance
« Ce qui est marqué par Freud, dans das Entgegenkommen, c'est une rencontre, qui
fixe la visée désirante du sujet dans une place, et plus exactement sur un signifiant,
où elle se loge. Pour qu'il y ait symptôme hystérique, écrit-il, il faut un apport
des deux côtés associatif et symbolique. Symbolique place désignée, telle la
cuvette qui accueille la bille de la roulette. La bille n'aspire qu'à achever son
mouvement et à jouir de l'immobilité; celle-ci lui est promise, non en n'importe
quel point d'une surface amorphe, mais en un nombre fini de loges. Et que ce
soit dans le 13, rouge, impair et manque, fait de notre bille immobilisée, qu'elle
le veuille ou non, un symbole. S'éploient aussitôt du plaisir ou du déplaisir, voire
une fortune ou un suicide; mais on voit bien qu'ils sont ailleurs, qu'ils dépendent
des mises. La rencontre, elle, est rencontre d'une loge qui n'a de sens qu'à
structurer un espace qui sans cela serait amorphe, et d'une bille qui trouve à y
achever son mouvement. Jusqu'à ce que la bille s'y immobilise, le 13 n'est qu'une
des 37 cases possibles, et jusqu'à ce qu'une case la capte, la bille ne désigne rien
qu'elle-même. C'est la rencontre qui fait sens, et c'est ce sens qui déploie le plaisir/
déplaisir. Voilà pourquoi je pense que entgegenkommen est trop vite traduit par
complaisance La loge, la bille et la mise seraient une heureuse illustration de
l'inscription du jeu pulsionnel dans les registres topique, dynamique et économique,
au hasard près. Car l'élection par la douleur de la bouche comme site de fixation
n'est pas due au hasard. Les zones érogènes sont autant de loges dont les contours
et les propriétés ont été génétiquement mis en place et explorés. Le déclin qui
semble les frapper n'est que celui de leur primauté. En fonction des traces laissées
par l'investissement privilégié qui fut leur lot et du refoulement dont elles furent
l'objet, elles exercent un pouvoir d'attraction et orientent le contre-investissement
régressif. Préciser les lignes de force de cette orientation expose à la difficulté de
faire le partage, pour autant qu'ils soient opposables, entre ce qui ressort des avatars
individuels de l'érotisme oral ou de la symbolique orale au sens où Abraham la
convoque dans la mélancolie. Nous y reviendrons.
Complaisances du corps, du hasard, de la langue, l'observation présentée
pourrait les cumuler mari dentiste, études de langues étrangères, épreuve orale,
glossodynie, ça ne s'invente pas! Suffisent-elles à rendre compte, dans la redondance
des signifiants, du choix particulier de localisation de la douleur dans ce cas-là
comme dans les autres ou bien devons-nous supposer une organisation spécifique
du symptôme, ce que suggérerait la récurrence relativement soutenue de cette
situation clinique? Je me suis appuyé sur une observation qui me semblait bien
illustrer la place que peut prendre la sensation douloureuse dans le processus du
deuil. Mais il est nécessaire de revenir sur certains de ses traits particuliers qui
masquent les différences avec la situation plus habituelle des glossodynies. Ce
symptôme concerne plus généralement des femmes âgées, ménopausées depuis
1. S. Freud,« Inhibition, symptôme et angoisse », in ŒMWM complètes, XVII, P.U.F., 1992, p. 286.
GLOSSODYNIE
les cas il est net que la douleur apparaît au moment où se trouve dénoncée la
soumission au lien qui, il y a peu encore, imposait son principe à l'existence. Ici
se pose la question de l'origine de la disposition masochique et du lien à la mère.
Je ne dispose pas d'éléments cliniques suffisants pour éclairer ce point.
Les questions que soutient la glossodynie sont anciennes et datent du moment
où j'ai pris conscience que ce symptôme n'était pas une conversion parmi d'autres,
mais trouvait une cohérence dans un ensemble syndromique organisé par le deuil.
Que cela survienne en un temps second, parfois très à distance du deuil proprement
dit, estompant le lien de causalité habituellement soutenu par la chronologie, et
sous l'influence d'une relance libidinale, n'est pas une nouveauté. Le mécanisme
de l'après-coup fut reconnu par Freud dès les Etudes sur l'hystérie. « En fait, ce ne
fut que deux ans après la mort de son père qu'elle se sentit malade et que les
douleurs l'empêchèrent de marcher Si la douleur est signe d'un deuil non
résolu, qu'est-ce qui vient faire obstacle à sa résolution ? Quel mouvement psychique
justifie le réinvestissement douloureux de la zone orale? Peut-on imaginer pour la
douleur une fonction de gardien du deuil, tout comme Freud parle du rêve comme
gardien du sommeil?
Dans son journal clinique, Ferenczi situe le cadre de nos questions « Pourquoi
ne pas laisser les morts être morts et nous-mêmes continuer à vivre ?»« La réponse
est facile, docteur, cette partie détachée semble d'abord constituer une grande
partie, peut-être même la plus importante de mon âme, et même si vous voulez
m'en persuader, ce que j'espère vous ne ferez pas, je ne cesserai jamais de m'efforcer
de faire consciemment mienne cette partie de ma personne, aussi douloureuse soit-
elle. » « Je dois ajouter, répondis-je, que vous ne pourriez pas, même si vous le
vouliez, vous soustraire aux effets du clivage. Le fait d'être clivée peut rendre la
remémoration consciente impossible, mais ne peut empêcher que l'affect qui lui
est rattaché ne se fraye un chemin sous forme d'humeurs, d'explosions affectives,
de susceptibilités, souvent sous forme de dépression généralisée ou de gaieté
compensatoire immotivée, ou, encore plus souvent, par différentes sensations cor-
porelles et divers troubles fonctionnels 2.Ferenczi parle ici d'un fragment
inaccessible de la personnalité encâpsulé lors de circonstances traumatiques qui se
caractérisent par un oubli de soi. Il utilise pour en rendre compte l'image forte
du moineau menacé par le faucon qui, pour échapper à l'effroi, se précipite dans
le bec du prédateur et ainsi dans la mort. C'est d'une telle absence de soi que
parlait ma patiente au moment le plus aigu de son deuil, donnant là un indice de
la nature traumatique de celui-ci, pas nécessairement retrouvée dans toutes les
situations cliniques. Mais indépendamment de la situation dont parle Ferenczi, le
mécanisme qu'il indique ne peut-il être retrouvé dans toute situation de deuil?
Que vise le deuil? Il est possible de répondre sans risque d'erreur qu'il vise à
l'inscription mnésique, à l'établissement du souvenir, celui-ci étant compris comme
une représentation suffisamment désinvestie affectivement pour ne plus solliciter
la conscience, tout en restant mobilisable aussi librement que possible par voie
associative. À cette sérénité du souvenir s'oppose le caractère éminemment
conflictuel de son processus d'établissement. Ce dernier s'effectue au travers des
investissements, contre-investissements et déplacements qui caractérisent le conflit
entre principe de plaisir et principe de réalité. L'ambivalence y bat son plein aussi
bien parmi les souvenirs qui lient à l'objet que par rapport à la souffrance qui
accompagne sa disparition, souffrance dont beaucoup ne sauraient décider s'ils
souhaitent en être soulagés, tant elle est seule capable de rendre efficace l'illusion
d'un lien maintenu. Les mots du deuil tentent de maintenir l'objet en l'évoquant,
ignorant qu'en procédant ainsi ils assurent son passage vers le souvenir.
Le fragment du Journal clinique cité précédemment indique la sensation
corporelle, « encore plus souvent », comme voie de décharge des affects. Elle
prendrait le relais de ce qui ne peut être accompli par les seules ressources du
psychisme. Une telle formulation est toutefois gênante dès l'instant où elle oppose
un psychique au corporel qui, nous le savons avec Freud, est tout autant psychique
que le mental. « Le moi est avant tout un moi corporel En se fondant sur
cette affirmation, n'y a-t-il pas lieu de soutenir que le deuil, processus d'intégration
du moi, est « avant tout » un processus corporel ? Processus dont rendraient compte,
dans le seul registre qui en permette une saisie le registre métapsychologique
les termes d'incorporation et d'introjection.
À son commencement la question ne se pose pas les manifestations initiales
du deuil, pleurs, inappétence, troubles de la libido, les désordres somatiques qui
accompagnent la mélancolie (considérée comme avatar du deuil) dont nous savons
qu'ils peuvent menacer la vie du patient, les hululements et les gesticulations des
pleureuses, aussi bien que les danses rituelles qui accompagnent les funérailles,
placent le corps à l'avant-scène du deuil en même temps qu'elles le socialisent.
Cette inscription dans le corps et par le corps est-elle close au seul argument que
sa manifestation n'en serait plus aisément repérable? C'est ce que la glossodynie
pourrait démentir en se manifestant dans un temps second, laissant supposer la
permanence d'une inscription corporelle du deuil. Celle-ci. pourrait être dite
silencieuse si la parole n'était son principal effecteur et, plus spécifiquement, la
plainte qui serait ainsi la « partie émergée de cette inscription. Qu'un événement
vienne altérer la fluidité de la décharge des affects et la sensation corporelle en
redevient le lieu principal. Cette hypothèse, pour être étayée, devrait définir les
fonctions de la parole. Question ardue! D'aucuns en ont utilement défriché le
terrain. Ainsi André Green dans son article de 1983 sur le langage' ou plus
récemment Pierre Fedida dans deux articles consacrés à la théorisation des lieux
de la psychanalyse Je ne retiendrai de son article de 1988 qu'une phrase qui
convient à mon propos « Il conviendrait alors d'avancer cette hypothèse que le
véritable travail de deuil est travail de rêve si celui-ci désigne le non-oubli et
témoigne du langage à l'œuvre de la figure. »
À cette hypothèse pourrait en être opposée une autre le non-engagement du
deuil, selon le modèle, avancé par Ferenczi, du clivage. À vrai dire elles ne sont
pas réellement opposables, le mécanisme du clivage rend compte de leur intrication.
Celui-ci peut avoir été inscrit très précocement et connaître là une réactivation
permettant de faire face à la situation. Il peut aussi être lié à la période précédant
le deuil, imposant son anticipation. Il est évident qu'une proportion importante de
patientes eurent à vivre une période plus ou moins longue de maladie, puis d'agonie
de leurs conjoints. Ceci ne va pas sans créer des conditions particulières au
psychisme des « gardes-malades ». Cette situation est assez longuement décrite par
Freud à propos de l'observation de Elizabeth von R. Il faut ajouter à sa description
la particularité que présentent les glossodynies d'une relation sadomasochiste
ancienne. L'article de Freud sur le clivage du moi montre la survenue en deux
temps de son établissement, l'angoisse de castration convertie par voie régressive
en angoisse d'être dévoré par le père et, accompagnant l'installation de ce moyen
de défense, « un autre symptôme, certes mineur, qu'il a conservé jusqu'à ce jour
une sensibilité anxieuse de ses deux petits orteils devant un attouchement, comme
si, dans tout ce va-et-vient entre le déni et la reconnaissance, c'était quand même
la castration qui avait trouvé une expression plus distincte 3. ».
Le clivage est aussi présent dans l'inefficience de la parole. Les mots ne
mettent plus en corps, c'est ainsi que je comprends la phrase de ma patiente « les
mots ont perdu leur pouvoir », avec instauration simultanée d'une douleur et d'une
présence hallucinatoire. Les mots de la plainte, évocation autant qu'invocation,
auraient ainsi pouvoir d'inscription de « chacun des souvenirs et des attentes pris
un à un4 ». Leur profération, comme les affects qui peuvent l'accompagner,
représentent le maintien, discret mais durable aussi longtemps que nécessaire, de
la saisie du corps par le deuil. Si la mère de Mathilde parle de l'exclusion des
mots de leur pouvoir de saisir le corps, elle témoigne parallèlement de sa propre
exclusion de soi au profit de l'apparition d'une « véritable image », étrange et
1. A. Green, « Le langage dans la psychanalyse in Z,<M~M, Les Belles Lettres, 1984, pp. 19-275.
2. P. Fedida, « Le langage à l'oeuvre de la figure in L'Ecn: du temps, n° 17, Les Éditions de
Minuit, 1988, pp. 3-8 et « Passé anachronique et présent réminiscent, Epos et puissance mémoriale du
langage in L'Bc?'!f du temps, n° 10, 1985, pp. 23-45.
3. S. Freud, « Le clivage du moi dans le processus de défense in Résultats, idées, problèmes, t. II,
P.U.F., 1985, p. 286.
4. S. Freud, « Deuil et mélancolie », in Œt~rM complètes, XIII, P.U.F., 1988, p. 263.
LA PLAINTE
fascinante comme une lune en plein jour, présence hallucinée apparue dans un
paroxysme de la « mémoration », principal obstacle à la remémoration. « Mais peut-
être que l'éclat trop fort du souvenir, l'actualisation hallucinatoire sont aussi des
signes de rébellion tenir quand même ce que le refoulement refuse, et berner la
conscience par l'excès de perception disait André Beetschen 1. Il n'est sans doute
pas indifférent que « celaprenne la forme, déjà, d'un souvenir, celui d'une image
photographique, elle-même souvenir de vacances. vacance. de souvenir. Éroti-
sation virtuelle au sein d'une fascination mortifère. Image sans mouvement,
interposée entre elle et les autres mais d'abord entre elle et sa mémoire, icône
dont l'animation n'eût sans doute pas été compatible avec le maintien du principe
de réalité auquel la fixité, elle-même étrange, donnait appui. Jeu du mot impossible,
représentation arrêtée sur image, la sensation vient seule perturber la fascination
par l'objet et la rendre à son humanité « avant tout corporel(le) « La douleur,
écrit J.-B. Pontalis, nous apparaît en effet comme occupant une position médiane
entre l'angoisse et la souffrance du deuil, mais aussi entre l'investissement narcissique
et l'investissement d'objet » Seule la sensation corporelle, douloureuse, semble ici
capable de créer un effet de pare-excitation, défense ultime et mobilisation
narcissique salutaire, seule elle protège de la déréalisation confuse ou délirante.
L'apparition d'une glossodynie n'est pas que le signe d'un obstacle rencontré dans
l'accomplissement du deuil, elle témoigne de la nécessaire implication du moi-
corps dans son processus, des limites qu'il impose comme des recours qu'il procure.
Le principe de réalité partage avec le deuil la particularité de fonctionner
selon une évidence trompeuse qui masque la complexité du phénomène. Ici je ne
saurais mieux faire que de me reporter au travail de Daniel Widlocher intitulé
« Le principe de réalité », dont la densité est adéquate à la difficulté de son objet.
Il est l'occasion de rappeler trois aspects de l'élaboration freudienne. En premier
lieu, le « risque de concevoir simplement le principe de réalité comme une
renonciation à l'expérience hallucinatoire sous la pression des frustrations exté-
rieures, le principe se trouvant réduit à n'être que l'expression de l'adaptation au
réel, principe biologique visant en définitive la conduite d'une chose dans un
monde de choses ».
En second lieu, « le propre de la découverte de Freud le mode primaire de
satisfaction que réalise l'expérience hallucinatoire du désir. Dès l'Esquisse se trouve
mentionnée cette nécessité pour accéder à l'expérience de la réalité de passer par
l'expérience hallucinatoire. c'est malgré tout l'expérience hallucinatoire qui
va permettre au sujet de trouver la réalité3 ». L'intérêt de ce travail est d'indiquer
l'objet ou encore d'entendre quelqu'un exprimer son refus de parler par crainte de
voir les mots s'emparer de lui et mettre à mal la maîtrise qu'il tente de conserver
sur ses émotions. A moins que ne se fasse jour la crainte, comme on peut parfois
l'entendre, que les mots ne viennent remanier le lien entretenu avec l'objet car
« pendant cela l'existence de l'objet perdu est continuée psychiquement'
Que reste-t-il de l'hypothèse formulée plus haut de la douleur comme gardienne
du deuil? Celle-ci était issue de l'impression clinique produite par l'apparition en
deux temps, au moment où une relance libidinale surgissait. Elle est erronée si on
considère, comme je viens de le faire, que le deuil n'a tout simplement pas
commencé. Il s'agit d'un processus et l'immobiliser n'est pas le garder mais le
perdre. Elle reste fondée si on reconnaît qu'elle indique une menace pour le lien
établi avec l'objet au-delà de sa disparition. Ainsi la douleur peut-elle être perçue
comme marquant l'entrée dans un processus de deuil réel, mais aussi comme
barrant momentanément son accès. Le fait est qu'elle est généralement assez intense
pour faire capoter tous les projets qui furent l'occasion de son installation et
suffisamment durable (je rencontre certaines de ces patientes après deux ou trois
années parfois suivant l'installation de leur douleur) pour dissuader tout nouvel
investissement. Elle centre l'existence du sujet, devient sa raison de vivre, acces-
soirement mobilise l'entourage lorsqu'il s'y prête (ce qui n'est pas constant). La
question demeure.
On ne peut y répondre qu'en faisant appel à la « position médiane » de la
douleur soulignée par J.-B. Pontalis entre investissement narcissique et investisse-
ment d'objet. De l'indécidable entre eux deux dont témoignerait la douleur, on
peut retrouver trace dans « Deuil et mélancolie w « S'il nous est permis d'admettre
que l'observation s'accorde avec nos déductions, nous n'hésiterions pas à inclure
dans les caractéristiques de la mélancolie la régression allant de l'investissement
d'objet à la phase orale de la libido, qui appartient encore au narcissisme. Dans
les névroses de transfert non plus les identifications avec l'objet ne sont nullement
rares, elles sont bien plutôt un mécanisme connu de la formation de symptôme,
particulièrement dans l'hystérie. L'identification narcissique est la plus originelle
et nous ouvre l'accès à la compréhension de l'identification hystérique, moins bien
étudiée »
De cette citation, je souligne la succession des références cliniques et le lien
que, ce faisant, Freud établit entre mélancolie et hystérie, non pour les rendre
identiques, mais pour indiquer le fil identificatoire qui les unit. La glossodynie
occupe très adéquatement cette « logemédiane entre la régression orale sur le
versant mélancolique et l'identification à l'objet sadique sur le versant de la
Enkysté, ce dernier mot est occasion d'évoquer les travaux de Nicolas Abraham
et Maria Torok qui ont longuement développé les questions que j'aborde à propos
de la glossodynie. On ne saurait reprendre la quasi-totalité de L'Écorce et le Noyau
Je me contenterai d'en rappeler quelques phrases et de rapporter une courte
observation. « Les tout débuts de l'introjection ont lieu grâce à des expériences du
vide de la bouche, doublées d'une présence maternelle. Introjecter un désir, une
douleur, une situation, c'est les faire passer par le langage dans une communion
de bouches vides 1. Comment ne pas lire ces phrases en résonance avec la langue
qui brûle, la bouche emplie de glace, et les mots exclus de ma patiente.
JEAN-FRANÇOIS DAUBECH
ne prend pas forme pour autant; avant comme après son travail, nous restons avec
la matière première. La plainte serait ici une simple transformation d'état du coup
porté (plaga, origine de plainte). Se plaindre, ce ne serait, dans ce cas, que montrer
ses plaies, après un mouvement en retour par lequel le coup porté devient parole
dite; processus que la pensée magique inversera à nouveau, comme dans les contes
de Grimm où la parole commande à la table de se dresser ou au bâton de frapper.
Les mots de Rosa ont quelque chose de la formule magique, d'une incantation
mêlée à une obscure douleur, dans un va-et-vient entre coups et paroles qui ne
trouve pas d'issue véritable.
1. À qui d'autre qu'à une mère une telle plainte peut-elle être adressée? Cela est rendu très
explicitement dans Astérix en Hispanie (par Goscinny et Uderzo, Éditions Dargaud) où un chanteur
andalou anachronique s'exclame: «Quel malheur que d'être né! Aie! Ma mère, pourquoi m'as-tu fait
ça?»
LA PLAINTE PSYCHOTIQUE ET SA MODULATION
Différend'; les termes que je lui emprunte, espérant ne pas trop défigurer les
concepts philosophiques de l'auteur, sont ceux de litige et de différend. La différence
essentielle entre les deux, c'est que « [le] différend se signale par [l'] impossibilité
de prouver Lyotard précise « Le plaignant porte sa plainte devant le tribunal,
le prévenu argumente de façon à montrer l'inanité de l'accusation. Il y a litige.
J'aimerais appeler différend le cas où le plaignant est dépouillé des moyens
d'argumenter et devient de ce fait une victime. Si le destinateur, le destinataire et
le sens du témoignage sont neutralisés, tout est comme s'il n'y avait pas de
dommage 3.» Plus loin, Lyotard ajoute « Le différend est l'état instable et l'instant
du langage où quelque chose qui doit pouvoir être mis en phrases ne peut pas
l'être encore »
La plainte névrotique se situerait dans le domaine du litige, mais d'un litige
dont le plaidoyer se fera au plan fantasmatique avant tout; quant au différend qui
se cache sous la problématique névrotique, tout l'art de la névrose a consisté à
l'absorber dans ce qui était dans un sens, effectivement matière à litige; dans
le fantasme en effet, tout arrive à cause du désir de quelqu'un. Les premières
hystériques traitées par Freud ne l'ont-elles pas induit à plaider formellement leur
cause hors de son cabinet, devant la Société médicale de Vienne? On sait la
révision qui a suivi cette méprise et les malentendus qui en ont résulté quant à la
théorie du traumatisme. L'analyse du litige dans les névroses mènera tôt ou tard
vers ce qu'il recouvre de différend, pour lequel il ne saurait y avoir de tribunal
compétent; ce différend nécessite, plutôt qu'une sentence, un travail de deuil
accepter que quelque chose subsiste, après toutes les phrases de l'analyse, qui ne
pourra être mis en phrases; malheur ordinaire à partir duquel, l'analyse terminée,
nous sommes bien obligés d'enchaîner, de continuer à phraser, sans jamais atteindre
le fin mot.
La plainte psychotique, au contraire, aurait la particularité de se présenter
d'emblée, en tant que discours délirant, sous les apparences du différend, ce pseudo-
différend déniant l'accès à ce qu'il y aurait de litige; litige qui est pourtant bien
là et qu'il s'agit de déterrer avant de pouvoir atteindre, tout comme dans l'analyse
de névrosés, à la dimension de cet autre différend que je dirais universel. L'art du
paradoxe dans la psychose tiendrait, entre autres, en ceci que le « noyau de vérité
historique» (Freud), objet de litige, est bien dissimulé, enfoui sous les productions
délirantes et/ou hallucinatoires. Comme si l'opération défensive dans la psychose
était de nous brancher d'emblée sur le différend, dans une sorte de court-circuit
de la plainte, qui éviterait surtout de référer à l'histoire individuelle. Les aspects
à première vue stéréotypés des délires (extra-terrestres, CIA, écoute téléphonique,
1. J.-F. Lyotard, Le Différend, Paris, Minuit, collection « Critique 1983.
2.0jf.c!t.,p.25.
3. Op. cit., p. 24.
4. Op. cit., p. 29.
LA PLAINTE PSYCHOTIQUE ET SA MODULATION
1. S. Ferenczi, « Confusion de langue entre les adultes et l'enfant », Psychanalyse, IV, Paris, Payot,
1982.
2. « Analyse d'enfant avec les adultes «, Psychanalyse, IV, Paris, Payot, 1982.
LA PLAINTE
finis par croire autant que lui? Je me retrouve souvent en train de douter de la
qualité analytique de mon travail, de mon utilité, de mon efficacité thérapeutique
et finalement de la validité de mes conceptions. Tous ces effets sur moi me semblent
résulter d'un champ de forces qui tend à nous maintenir, mon patient et moi,
dans l'ordre du différend « Non, il n'y a pas de lieu pour entendre cette plainte.»
Vouloir la transformer, la rendre recevable, ce serait faire violence à une organisation
de la pensée qui a trouvé son modus operandi et dont on ne saurait sortir qu'au
prix d'une nouvelle aliénation de son porteur.
Pourtant, c'est dans une sorte de jeu de balancier entre des moments où il
m'a fallu prendre littéralement sous ma protection la pensée d'un de mes patients
(lui demander, par exemple, de cesser de s'assener des coups de poing à la tête)
et d'autres moments où je ne suis là que pour accueillir une pensée non délirante
qui ose se manifester, c'est dans cette alternance que j'assiste peu à peu à un
changement dans la formulation de la plainte, changement qui affecte aussi le
plaignant. Je dis « peu à peu» mais il me faut souligner les tournants, les sauts
qualitatifs qui surviennent au bout d'une progression dont la lenteur, les répétitions,
l'apparente immuabilité et la grande acuité de la souffrance sont souvent déses-
pérantes. Ces « à-coups », je dois préciser qu'ils surviennent toujours quand moi-
même j'ai été mû différemment, positionné autrement face à mon patient; c'est-à-
dire quand, oubliant mon rôle, ma fonction, ma théorie et mon savoir, je me
retrouve avec mon patient dans une zone de « parler vraioù ce qui se dit, lorsque
je tente de le rapporter ou seulement de le consigner par écrit, devient évanescent,
insaisissable ou semble presque risible. Cette zone, je n'y parviens évidemment pas
comme je veux ou quand je veux. Il y a cette progression lente et invisible dont
je parlais à l'instant, et qui ne se fait que par le concours des deux protagonistes
patient et analyste. Ce travail des deux, ou plutôt, sur les deux êtres en présence,
donne à ces moments toute leur efficacité qui autrement serait nulle. Je crois bien
que tout analyste a pu constater combien les moments décisifs d'une séance, voire
de toute une analyse, paraissent après coup de l'ordre du simple bon sens. pourtant,
nous savons que ces pensées toutes simples n'auraient été d'aucun secours à
supposer qu'on aurait pu les dire lors d'une première rencontre, par exemple. Il
faut tout le tissage du transfert et du contre-transfert et tout le travail de défrichage
de la complexité pour que ces simples paroles pèsent d'un poids décisif, appartenant
alors à ce temps que Pontalis a récemment appelé en s'inspirant de l'Albucius
de Quignard la cinquième saison, la saison de l'analyse
Ces moments aussi rares que précieux sont ceux qui me semblent pouvoir
amener une mutation de la plainte, le passage du pseudo-différend au litige, sans
l'aplatissement, sans l'écrasement de l'espace du fantasme. C'est que l'analyste
n'intervient pas alors comme un expert; je ne deviens donc pas historien ou juge,
comme je pouvais le craindre. Il y a une qualité émotionnelle de ces moments qui
ne laisse, là-dessus, aucun doute. Nous sommes alors, patient et analyste, du même
côté, tous deux dans la même barque, tous deux en train de tenter de construire
désespérément une autre version de l'histoire, et tous deux aussi démunis, l'un
n'en sachant guère plus que l'autre. Ou alors, tous deux aussi savants.
Dans les jours qui suivent de tels moments, il y a toujours une refermeture;
il y a parfois un retour en force du délire, ces temps forts du travail analytique
étant réinterprétés comme des manœuvres planifiées par l'analyste, voire des
séductions de sa part, ce qui, vu sous l'angle de la théorie de la séduction généralisée,
n'est pas tout à fait faux 1. Il y a en effet une séduction qui entre ici en jeu, mais
au sens de la séduction originaire, c'est-à-dire une séduction à partir de ce qui
chez l'analyste-mère opère en tant qu'autre chose et qui échappe à sa maîtrise, son
propre inconscient. Ce n'est pas que l'analyste se soit embourbé dans son inanalysé
je voudrais ici souligner ce qui m'apparaît comme une différence fondamentale
entre une réponse à partir d'un « plein chez l'analyste, mais non analysé, et qui
est donc une répétition de sa part, et une parole qui naît de novo, dans le « creux»
que, d'abord au cours de l'analyse personnelle de l'analyste, puis par son travail
sur son contre-transfert face à tel patient particulier, aura pu s'aménager dans cette
analyse particulière. C'est le travail d'écoute patiente, le défrichage et le décryptage
de ce qui se présente comme « plein », qui conduit patient et analyste vers ce
« creux » d'où émergeront la parole et l'affect qui donnent aux moments décisifs
en question leur coloration inimitable.
Ces moments me semblent spécifier ce qui est efficace dans une interprétation;
dès lors, les différentes manières de la formuler comptent peu dans l'effet obtenu.
La différence entre le travail avec la névrose et celui avec la psychose devient,
dans ces moments, également secondaire. Mais si une différence subsiste, c'est
encore dans la modulation qui sera faite de la plainte. Je ne voudrais pas généraliser,
n'estimant pas possible de traiter un grand nombre de psychotiques en même
temps et ne disposant donc pas d'un grand nombre d'exemples, mais ce que mon
expérience m'a appris jusqu'ici, c'est non seulement que le problème de la pensée
est central dans la psychose, mais que c'est surtout à partir de ce problème que va
s'élaborer une modulation de la plainte. Je pense ainsi à un patient qui peut, après
plusieurs années d'analyse, se passer de son délire dans la mesure où il est devenu
capable, sans aucune formation en la matière, de philosopher; et c'est une expérience
émouvante de l'entendre élaborer patiemment une pensée qui vise à résoudre des
questions philosophiques essentielles. Ces questions reprennent, bien entendu, sa
problématique personnelle, mais à un niveau qui spécifie ce que j'appelais plus
1. Je réfère ici évidemment aux travaux de Jean Laplanche, notamment Nouveaux fondements pour
la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1987.
LA PLAINTE
haut un différend universel; du délire privé il passe alors à une méditation qui,
contrairement à ce dernier, peut être partagée, discutée, éventuellement contredite
sans que le système s'effondre, donc sans que la contradiction suscite chez lui de
retrait autistique. C'est cela que j'appelle modulation de la plainte, forme manifeste
d'une certaine sublimation pulsionnelle. Là-dessus, on pourrait, bien sûr, se contenter
de rappeler l'analogie indiquée par Freud entre philosophie et pensée délirante,
ou entre délire et théorie, et n'y voir rien de plus que cette analogie. Mais, d'une
part, ne doit-on pas tous, chacun pour soi, secrètement ou devant témoins, résoudre
d'une manière assez satisfaisante ce type de problèmes afin de pouvoir se constituer
comme sujet? D'autre part, si ce destin de la plainte a l'air d'une banale
intellectualisation, ne devons-nous pas la contraster avec la pensée éclatée ou
paralysée qui la précédait? À la manière de Brassens, j'invoquerais pour le
psychotique le droit de « mourir pour des idées, oui, mais de mort lente &, quand
on sait que l'autre destin possible est une mort psychique à plus ou moins brève
échéance.
Je mentionnais plus haut la nécessité de ne pas écraser l'espace du fantasme.
Cet espace est signalé, au bout de longues années, par les premiers lapsus, les
premiers actes manqués qui indiquent l'activation d'une zone d'inconscient refoulé
et qui sont apparus parallèlement à l'émergence d'une nouvelle activité de pensée.
Intéresser le patient à ces lapsus sans qu'il les vive comme des disqualifications de
toute sa pensée, c'est un autre aspect important du travail à ce stade de l'analyse.
Rappelons à ce propos que tout le monde, analystes compris, ayant pris conscience
d'un lapsus commis en public, se sent obligé d'en dire quelque chose qui répare
la fuite narcissique; pour le psychotique qui doute encore de sa capacité de penser,
le problème est fortement amplifié, mais du même ordre.
1. « Le phénomène de violence, tel que nous l'entendons ici, renvoie en premier lieu à la différence
séparant un espace psychique, celui de la mère, où l'action du refoulement a déjà eu lieu et l'organisation
psychique propre à l'infans.P. Aulagnier, La violence de l'interprétation, P.U.F., Le fil rouge, 1975,
p. 38. La violence primaire découle inévitablement de « l'ordre régissant les énoncés de la voix
maternelle », ceux-ci témoignant « de la sujétion du Je qui parle à trois conditions préalables le système
de parenté, la structure linguistique, les effets qu'exercent sur le discours les affects à l'oeuvre sur l'autre
scène ibid., p. 37.
LA PLAINTE PSYCHOTIQUE ET SA MODULATION
par le patient, violences dont le délire constitue, comme l'écrit Piera Aulagnier,
une interprétation. L'investissement par l'analyste en position de mère exerçant
en ladite violence primaire du travail de pensée de son patient semble être la
condition de ce travail sur les effets des autres violences.
Cela finit un jour ou l'autre par faire surgir à l'adresse de l'analyste des
questions du type « Comment faites-vous pour écouter des plaintes à longueur de
jour?II y a là sans doute une authentique sympathie, voire une compassion pour
l'analyste, mais, venant d'un des plaignants, cette question me semble surtout viser
le désir de l'analyste « Quel plaisir ou quelle jouissance retirez-vous de ma
souffrance, de la vôtre ? » On voit là se profiler un fantasme de type sado-masochiste
où plaignant et analyste s'échangent tour à tour les rôles'. Cette question me
semble dévoiler une dimension importante du transfert et signaler l'émergence
d'une nouvelle problématique, résultat de l'élaboration faite jusque-là de tous les
traumatismes secondaires, de toutes les blessures narcissiques, objets de litige;
élaboration qui aboutit à une interrogation plus essentielle « Qui a désiré, qui a
voulu tout cela? » Le regard se tourne alors vers la mère à qui est adressée cette
plainte impossible « Pourquoi m'as-tu mis au monde ? » Différend universel,
fondamental dirais-je aussi, puisque le tort évoqué la mise au monde ou plus
simplement la mise au monde-du-langage est en même temps la condition sine
qua non de la capacité de formuler la plainte.
Ainsi interrogée, la fonction maternelle est un bon exemple du paradoxe de
Protagoras rappelé par Lyotard dans Le Différend 2. Tout comme le sophiste, mais
justement sans sophisme de sa part, la mère est en effet en mesure de récuser la
plainte « Si je ne t'avais pas mis au monde, tu ne pourrais pas t'adresser au
tribunal devant lequel tu entends me traduire. » L'argumentation de part et d'autre
porterait alors sur ce qu'il en a coûté à la mère d'enfanter et d'élever son enfant,
ou sur ce que l'enfant, de son côté, a subi de dommages au cours de sa vie, ou
encore sur la question de la dette, etc. Cela demanderait une analyse très minutieuse.
Je retiendrai ici seulement que le tort dénoncé par le plaignant peut conduire, en
l'absence d'une médiation paternelle effective, à une situation critique. La mère
est alors vécue comme la détentrice de la toute-puissance, seule porteuse du désir,
celle qui a voulu « tout cela exerçant sur l'enfant un sadisme inexplicable, un
arbitraire total.
Maintenir ouvert l'espace du fantasme est alors un enjeu crucial. Pouvoir en
référer au rôle du patient en tant que metteur en scène de son fantasme, pointant
par là son propre désir, c'est une tâche extrêmement délicate mais inévitable. On
voit dans maints faits divers que si le différend concernant la fonction maternelle
1. François de Carufel (« Le contre-transfert de base in Actes du colloque international Nouveaux
fondements pour la psychanalyse », à paraître aux P.U.F.) a examiné ce qu'il y aurait dans la position et
le travail de l'analyste, d'une sublimation du sado-masochisme tout particulièrement.
2. J.-F. Lyotard, op. cit., pp. 19-22.
LA PLAINTE
est abordé comme un litige, mais en l'absence d'une élaboration fantasmatique et,
en fin de compte, d'un travail de deuil, il peut se créer une situation dangereuse.
C'est-à-dire que, l'espace du fantasme étant alors inaccessible, si le délire que
nous disions plus haut se maintenir dans la zone du différend, et plus précisément,
d'un pseudo-différend échoue, faute d'un cadre adéquat, à maintenir le drame
dans les limites du discours, il y a risque de passage à l'acte. Ainsi un patient
paranoïde était venu à son premier rendez-vous avec des coupures de journaux
destinées à me faire mieux comprendre son cas. Ces coupures racontaient l'histoire
sordide d'un autre patient, qui avait tué sa propre mère puis lui avait ouvert le
crâne à la recherche de la « cellule du pénis dont elle était censée l'avoir privé
à sa naissance. Ce passage à l'acte meurtrier, faut-il préciser que c'est tout le
contraire d'une modulation de la plainte ? De la plainte, c'en est plutôt la suspension,
et son remplacement par une tentative d'obtenir, selon l'expression kleinienne, une
réparation concrète.
Ces dernières considérations me semblent très importantes dans le travail avec
la psychose. L'investissement par l'analyste de l'activité de pensée de son patient,
c'est entre autres de pourvoir dans la mesure du possible aux défaillances de cette
dernière, qui peuvent survenir en cours d'analyse et ouvrir la voie à des actes
(généralement de type suicidaire). La question douloureuse qui se pose à l'analyste,
et que je pose en terminant, c'est toutefois de savoir jusqu'où son investissement
peut suppléer aux carences de son patient, jusqu'où il est licite de soutenir une
plainte qui risque de s'épuiser. en actes. C'est la question des critères d'analysabilité
dans les cas de psychose (si tant est que cela puisse se formuler de manière
opérationnelle), mais c'est surtout une question d'éthique pour laquelle il n'existe
pas de réponses faciles. À une époque comme la nôtre, où l'efficacité thérapeutique
se mesure en rapidité d'action l'idéal en serait l'arc réflexe! et en maîtrise de
comportements observables, il est certain qu'avec notre intérêt centré sur la reprise
de possession de sa pensée par le psychotique, nous allons à contre-courant; il ne
manque d'ailleurs pas de braves gens pour s'en plaindre. Mais, à cette même
époque où une classification de diagnostics (le DSM-111) est en train de devenir le
principal manuel de psychiatrie et où le réductionnisme pharmacologique a la
partie belle, donnant lieu trop souvent à des thérapies-réflexes, la psychanalyse
n'aurait-elle pas à son tour de quoi porter plainte?
DOMINIQUE SCARFONE
y~M-v~ Tamet
LE CRI DE L'OTAGE
ET LA PLAINTE DU MESSAGER
Cri de Claude
L'enfant en psychothérapie ne se plaint pas ses parents, si, de lui; sauf les
parents de Claude, ce qui en soi est rare. Claude hurle ou se tait, mais, somme
LE CRI DE L'OTAGE ET LA PLAINTE DU MESSAGER
toute, cette expression vocale par son excès ou son absence est une manifestation,
souhaitée et attendue par l'analyste, que la psychothérapie va civiliser en une
plainte; les mots vont coloniser les sons et ce qui est gagné en sens sera perdu en
bruit ou en silence, une petite musique va devenir audible.
La succession est quasi temporelle, avec, par exemple, pour Claude, une
période bruyante et hachée, au sens confus et éclaté, suivie d'une autre, tout aussi
bruyante, mais où Claude s'efforça de construire, pour lui-même, une représentation
de son monde au temps du cri succède la composition d'une plainte.
Le cri est une poussée du dedans vers le dehors, poussée qui dérange en
traduisant le désarroi et la détresse; mais pourtant, elle renseigne: « Nos propres
cris confèrent son caractère à l'objet, alors qu'autrement, et à cause de la souffrance,
nous ne pourrions en avoir aucune notion qualitativement claire » Freud ne fait
pas du cri une expression simpliste, une réponse motrice à une réaction de douleur,
mais il laisse la place à une conception où le cri, signe de la détresse originaire,
est aussi un appel à la mise en place d'un ordonnancement temporo-spatial de
l'univers. Incompris sur le moment de son expression, insupportable pour celui
qui l'entend, le cri ne tombe pas dans l'oubli car il « dit » quelque chose. À son
insu, il véhicule un fragment qui ne pourrait être compris qu'à condition qu'on
lui laisse faire son chemin. En tout cas il appelle le regard et vectorise l'espace et
le temps ici et là, avant ou après le cri. Est-ce dans sa répétition que, peu à peu,
s'ordonne la présence de l'objet?
Si l'enfant est objet de la plainte du parent, c'est qu'il est le lieu d'une
inscription secrète dont le symptôme vient révéler l'effet. Cette trace se fait à l'insu
des parents eux-mêmes qui ne reconnaissent pas leur marque dans une caricature
souvent surprenante. Parfois l'inscription échappe complètement au langage et se
fiche dans un trait corporel comme dans un lieu clos où elle est à l'abri de la
raison et des échanges. Il est toujours étonnant de découvrir de tels engrammes
dans la cure de Claude, les yeux et le regard ont été pris dans une collusion avec
des affects et leurs représentations tues et déniées. La venue de sa mère a levé
partiellement un interdit malgré le secret doublement hermétique la concernant
ne pas se montrer, puis ensuite, une fois vue, ne pas parler d'elle. La voie reste
étroite pour l'enfant qui veut parler des énigmes qui l'entourent et les transformations
dont le dysfonctionnement corporel traduit l'intensité de la répression. D'ailleurs
c'est le geste de la venue de sa mère qui a souligné un effet plus que les mots de
la rencontre; sa présence à l'entretien dramatise la nouvelle possibilité pour Claude
de se saisir de son passé, cette arrivée signale un effet d'après-coup.
Le cri, isolé, maintient l'appel. Claude se plaint de ne pas être regardé.
comme débile, car même comme débile il aimerait qu'un regard l'accompagne.
Son cri est le dessin sonore d'une absence, il attire l'attention dans une extrême
condensation sur ce qui est attendu et fait défaut; il est facile, après coup, de
recomposer une histoire qui, alors, devient plus claire un enfant attend de sa
mère un regard qui ne vient pas mais il saisit qu'elle regarde ailleurs. Claude ne
sait pas, et je ne suis pas sûr que l'expression du cri dans le transfert l'ait davantage
renseigné sur la personne attendue. Existe-t-il une attente d'avant le cri, comme
une préconception du destinataire? Le transfert a donné un interlocuteur, le cri
est alors déformé et un processus de répétition se trouve partiellement enrayé; il
y a des mots qui apparaissent, dessinant une mise en scène où une histoire tente
d'imposer sa cohérence. Le cri se heurte dans le transfert et les échos qui se
produisent font apparaître une nécessité nouvelle c'est en tentant d'exclure
l'interlocuteur que Claude explore son passé. Il chasse hors de lui le corps étranger
de l'otage.
Alors l'absence étonnante, criante, de la mère au début de notre rencontre
était bien un symptôme et non pas un hasard! De même son arrivée, dans le cours
des séances est-elle une levée de refoulement et serait à porter au crédit des effets,
latéraux et imprévus, sur les parents du transfert de leur enfant.
L'histoire mais c'est peut-être celle de la constitution de l'inconscient ?
commence là dans des données en quête de support se fixant ici sur un corps, là
sur un mythe; la plainte même réduite à la plus simple expression du soupir en
serait le premier détachement, à la manière dont l'expérience d'être parent pour
un homme ou une femme opère un détachement de ses propres images parentales.
La plainte que supporte l'enfant serait ainsi un relais d'autres et inconnues raisons
d'insatisfaction. Pris comme otage d'une histoire dont il ignore le sens et les
partenaires, Claude tente de lire en lui les hiéroglyphes dont il est porteur.
Plainte d'Aurore
Caquètement d'Arpad
Parfois des cris, trop facilement identifiables, ne sont pas pour autant d'une
lisibilité plus aisée ainsi en est-il de celui d'Arpad, le caquètement.
Quand Freud publia le cas du Petit Hans, les psychanalystes de l'époque se
mobilisèrent pour trouver dans leur entourage un cas qui validerait les hypothèses
sur la sexualité infantile; Ferenczi, grâce à l'obligeance d'une ancienne patiente,
l'épouse de l'écrivain Kosztolanyi qui observait son petit voisin Bandi âgé de deux
ans et demi, eut son « cas sensationnel ». Il appela Arpad ce « petit homme-coq 1,>
qui développait une fascination et une terreur des volatiles au point de caqueter
et de pousser de sonores cocoricos, de ne vivre les relations aux êtres et aux choses
qu'à travers le prisme des comportements des volatiles. Pourquoi avait-il peur? À
cette question, l'enfant répondait qu'alors qu'il urinait dans le poulailler, un poulet,
ou un chapon, lui avait mordu le pénis; par la suite, l'animal avait eu le cou
tranché.
Reçu une fois par Ferenczi, l'enfant se déroba à l'entretien et refusa de
raconter ses histoires; l'interprétation qui nous est proposée est claire, elle se
formule dans l'équation suivante le coq = le père, les intentions castratrices du
père sont évidentes. Or la lecture du cas montre un enfant complètement pris dans
ce comportement, incapable de s'en dégager. Arpad, parfois cruel, est comme
envoûté dans cet état. Pour Ferenczi, le cas confirme son hypothèse sur une
ambivalence se rapportant au père aimé et haï.
À la richesse du symbolisme s'oppose l'échec d'un jeu métaphorique Arpad
est un coq comme son père est castrateur. Ce cas intéressa beaucoup Freud qui
l'utilisa pour une tout autre illustration, celle du totem certes « la phobie de la
castration joue un rôle extrêmement important dans la surdétermination des
attitudes à l'égard du père », mais, rajoute Freud, « l'enfant (c'est d'Arpad qu'il
s'agit) a reconnu son totem dans l'animal qui a voulu attraper sa verge »; ainsi
avec le totem un écho bien différent est présent, renvoyant l'équation coq = père
à des développements plus complexes qui prennent en compte à la fois l'identification
à l'animal, l'attitude d'ambivalence des sentiments mais aussi l'ombre d'une
disparition.
En somme, le caquètement, cri déformé et caricaturé, n'est pas entendu.
comme le totem qui nous rappelle que son existence est le reste d'un transfert
massif. L'un et l'autre sont des traces d'événements du passé. Si totem il y a, c'est
parce qu'un poids est trop envahissant, un deuil mais le mot n'est-il pas réducteur ?
laisse un écho, un objet derrière lui. Arpad engage la totalité de son petit être
dans une identification grimaçante au volatile, perdant en route et l'ambivalence
et la capacité métaphorique qui se sont englouties dans le mimétisme au point de
ne laisser que le ridicule. Souvenons-nous que l'enfant n'a pas été soulagé par la
mort du coq.
1. Marie Moscovici a donné comme titre «Ferenczi, le psychanalyste qui porte plainteàà sa
critique du yoMma/ clinique de Ferenczi dans Z.'Eenf du temps, n" 11, Minuit, 1986.
LE CRI DE L'OTAGE ET LA PLAINTE DU MESSAGER
Hargne de L'Enfant
1. Cité par Ph. Andrès dans la revue, Les amis de y~/M Vallès, n° 10, mai 1990, p. 5.
LA PLAINTE
encore un certain attrait comme si, à des années de distance, son ire ne pouvait
toujours pas s'éteindre, justifiant le titre d'une de ses biographies, La révolte d'une
vie 1. Cela mérite attention car la dénonciation de la sévérité de l'éducation de
Vingtras nous ramène au père directement et à la complaisance de la mère
silencieuse, ou fatiguée. Cet enfant aura parcouru dans la pauvreté, parmi les
humiliations d'écolier, le lent trajet d'une famille qui, s'élevant dans l'échelle
sociales doit quitter les lieux familiers pour aller vers l'inconnu des villes, Le Puy,
Saint-Etienne, Nantes et Paris. Le lecteur, l'ouvrage terminé, reste avec ce cri qui,
de bout en bout, traverse l'ouvrage; le malheur, le froid, la misère, la faim, mais
la possibilité de l'écriture a jeté là son démenti. Il n'est pas surprenant que le
dernier ouvrage de la trilogie s'intitule Z/7?MMr~, un autre Les Réfractaires, pas
surprenant que Vallès ait fondé une revue. Le Cri du peuple! Le cri toujours qui
continue, et pour Vallès ne s'arrêtera pas. Pas de havre pour l'auteur qui aurait
alors risqué de reconnaître la tempête en lui, le danger intérieur aurait été trop
grand, il aurait pu éprouver le danger d'un amour ou d'un attachement voilés.
Cet homme est demeuré dans une dénonciation des pouvoirs éducatif, politique
et littéraire, proscrit, banni, toujours otage d'une cause perdue ou d'une cause où
il se perd, Vallès n'est pas un passeur d'idées. Otage de la lutte contre les pères,
son combat tenace en cache un autre, plus discret, contre la mère ménagée et
occultée, lieu d'une plainte demeurée muette.
cas d'Arpad se termine par cette remarque « Comme pour compléter le tableau,
il commence ces derniers temps à être très préoccupé par des pensées religieuses.
Les vieux juifs barbus lui inspirent un grand respect mêlé de peur.» Si le coq =
le père alors, Arpad = Sandor.?
Gémissement de Claude
L'otage et le messager
Une cause prend l'otage à son insu il est devenu monnaie d'échange mais le
sait-il encore? Son existence va peut-être désormais se dérouler dans le champ
clos d'une vie d'isolé, guetté par l'oubli. Saura-t-on, à l'extérieur, qu'il appartient
encore au monde des vivants? Certains reclus, d'ailleurs souvent des enfants
malformés ou à la filiation honteuse, connaissent cette lente et inexorable situation
dont ils ne seront sauvés que par la mort des geôliers, leurs parents en général.
Mais la délivrance est trop tardive, le cri est perdu, la plainte muette, et seul le
corps garde l'empreinte de ce qui fut le passé.
D'autres otages ont un sort différent acceptés au sein d'un échange ils
reprennent vie et retrouvent la mobilité; mais, à leur tour, ils subissent les effets
de la levée de cette contrainte et tentent d'ouvrir d'autres lieux clos en devenant
d'ardents messagers. Les vestiges de l'expérience comme des cicatrices, des fossiles
ou des fragments enkystés perdurent sont-ils même effaçables, tant il est vrai que
ces hommes ont été floués, atteints?
À cette inéluctable trace répond en contrepoint la mobilité du messager
porteur d'une information de quelqu'un vers un autre, le messager a la tentation
de se l'accaparer, de la transformer; il peut être tenté de jouer le beau rôle, de
LA PLAINTE
détourner à ses fins la mission qu'il sait transitoire. Que va-t-il devenir après? Se
souvient-on, en effet, des porteurs, des estafettes, du nom et du sort du soldat qui
annonça la victoire de Marathon? Voilà pourquoi Hermès, dieu des messagers est
également Prince des voleurs. Le prix à payer de la mobilité et de l'entregent
réside dans le risque de l'oubli, les chaussures de plomb de l'otage s'opposent aux
pieds agiles du messager.
Le message qu'il soit sur un parchemin ou dans la mémoire est localisé; il
est parfois au centre de manœuvres détournées ou de vol, il est du côté de l'avoir.
JEAN-YVES TAMET
L'ARNAQUE
La mère, qui n'en sait rien, raconte les religions, les philosophes.
L'enfant n'y comprend rien, mais il sait à présent qu'il a peur qu'elle meure,
qu'il redoute de rester seul sans elle.
La mère lui dit « Quand je serai morte, tu seras vieux comme grand-père. »
L'enfant regarde la mère et sourit.
L'enfant dit « C'est la plus belle soirée de ma vie.»
II s'est passé quelque chose, un événement s'est produit qui a détourné l'enfant
de son jeu. L'excitation a rompu le charme.
L'enfant sait déjà, ou bien, comme humain, il en a la prescience, que parler
fait du bien, ou qu'en tout cas, ça soulage. Alors il va parler. Mais de quoi? De
la mort, pourquoi pas? Mais comment parler de ce qu'on ne sait pas, comment
dire ce que justement on ne connaît pas? Alors l'enfant lui dit qu'il a peur, il se
plaint à elle, il se plaint d'elle. La mère parle et ce qu'elle dit importe peu,
l'essentiel c'est qu'elle lui parle, car, ce faisant, elle rassure, étaye, et lui permet
de domestiquer cet étrange état que procure l'excitation. L'enfant parle, la mère
parle. D'excitation en plainte, et de plaintes en paroles, l'enfant explore le monde
du plaisir.
LA PLAINTE
L'homme est venu se plaindre à moi, il m'a désignée comme victime, m'a
prise dans les rets de sa déception, il m'a enlevé ma liberté pour conserver l'illusion
de n'être pas seul et je me suis laissé séduire par sa force de conviction, par
l'emprise de son attente, je me suis mise à attendre avec lui, comme lui. J'ai
renoncé à ma seule liberté penser. J'ai abdiqué l'homme portait plainte contre
la vie, mais il n'y a pas de réparation possible au dommage de l'existence.
Quelle énergie, quelle force pour m'entraîner ainsi avec lui, pour me
contraindre à attendre, immobile, figée et à vivre l'insupportable. L'homme vient
se plaindre à moi de ce qu'il continue d'être déçu, l'homme continue d'attendre
comme l'enfant a attendu. Il continue d'attendre, de moi, ce qu'il attendait, d'elle.
Il attendait d'être comblé, il déplore de ne pas l'être. Parce qu'il est toujours
déçu, il continue d'attendre et il se plaint.
Pour retrouver ma liberté, il aura fallu un brin de folie. Maintenant que je
peux me dire l'énergie farouche qu'il met à subir sans broncher toutes ces séances
où je suis ailleurs et muette, l'énergie qu'il met à ne rien demander, car le fait
même de me demander annulerait la dette, viendrait montrer qu'il renonce à
attendre. Maintenant que j'ai compris que c'est l'homme qui est venu se plaindre
de ce que l'enfant continue d'attendre à perte de vue, je me souviens.
L'homme a vécu très longtemps dans une mansarde, celle qu'il s'était choisie
quand il était étudiant, une petite pièce froide, sans chauffage. Maintenant qu'il
s'est marié et qu'il a des enfants, il a fallu déménager, quitter la mansarde pour
un appartement. Au-dessus de l'appartement il y a une petite chambre, et c'est là
qu'il s'installe, dans la pièce froide et, comme quand il était enfant, il attend
obstinément.
L'homme a reconstitué la masure de son enfance, il vit dans la petite pièce,
il est « la petite pièce », « la petite chose », petit objet sans importance, bien décevant.
Je me souviens lorsque s'annonce son second enfant (ce sera son second fils),
l'homme est très mécontent, car pourquoi en faire un second, si ce n'est pour dire
au premier qu'il est insuffisant? C'est ce dont il se souvient, lui, de la naissance
de son frère Il n'était pas du tout intéressant. C'est pourquoi eux, les parents
avaient voulu un second fils.
Voilà, l'homme est un envieux, il jalouse son frère de ce qu'il croit ne pas
avoir, qu'il n'a toujours pas renoncé à convoiter, de ce qu'il croit qu'il n'a pas, et
qu'il croit donc qu'on lui a pris. Alors il pense qu'on lui doit quelque chose et il
attend.
LA PLAINTE
Quand l'homme est ici avec moi, pendant le temps donné de la séance, dans
ce lieu et ce temps-là, c'est toute la vie qui surgit le désordre, l'agitation tentent
de bousculer les remparts de la répétition, de la contrainte. La folie s'y présente
et convoque la raison. C'est toute la vie et aussi son origine, car le transfert est
l'espace-temps où se produit l'excitation, où l'origine du conflit infantile se répète
au présent.
L'excitation appelle les images qui la rendent intelligible, opérante, l'expriment.
Le transfert est le lieu où naissent les idées, le lieu de la naissance du souvenir.
C'est ici et maintenant que se constituent la mémoire et l'histoire. Dans un même
L'ARNAQUE
FLORENCE MÉLÈSE
Françoise Coblence
La barbarie de la plainte
1. A. von Chamisso, « La merveilleuse histoire de Pierre Schlemihl ou l'homme qui a perdu son
ombre », trad. A. Dietrich, Romantiques allemands, Pléiade, t. 2, p. 1046.
2. D'après R. Riégel (introduction à La merveilleuse histoire de Pierre Schlemihl, Aubier-Montaigne,
1966, p. 73), le vrai Schlemihl est un juif qui, selon le Talmud, ayant eu commerce avec la femme
d'un rabbin et surpris en flagrant délit, aurait été mis à mort par le mari, payant ainsi fort cher un
bonheur que tant d'autres avaient eu pour rien.
3. Sur les figures du judaïsme selon Arendt (« juif d'exception », paria, parvenu), voir Les origines
du totalitarisme Sur l'antisémitisme, trad. M. Pouteau, Points Seuil, 1984, pp. 125-194.
LA PLAINTE
1. H. Arendt, Rahel Varnhagen La vie d'une juive allemande à l'époque du romantisme, trad.
H. Plard, éd. Tierce, 1986, p. 80.
2. Ibid., p. 19.
3. Voir H. Arendt, « L'Aufklarung et la question juive », La tradition cachée, trad. S. Courtine-
Denamy, Ch. Bourgois, 1987, pp. 11-37.
4. Lessing, Nathan le sage (1779), acte II, scène 5. Voir aussi acte III, scène 7 « Sois mon ami »,
dit le sultan à Nathan.
5. Sur l'opposition, fondamentale dans la pensée d'Arendt, du public et du privé, voir H. Arendt,
Condition de l'homme moderne (1958), trad. G. Fradier, Calmann-Lévy, 1983, pp. 60-72.
LES TRANSPORTS DE LA PITIÉ
1. H. Arendt, «De l'humanité dans de sombres temps Réflexions sur Lessing» (1959), trad.
B. Cassin et P. Lévy, Vies politiques, Gallimard, 1974, p. 34.
2. H. Arendt, « De l'humanité dans de sombres temps », op. cit., p. 22.
3. Rahel Varnhagen, op. cit., p. 39.
4. « L'indiscrétion de notre temps, qui s'efforce de déjouer les petites ruses d'autrui et souhaite en
savoir plus, ou s'imagine découvrir plus de choses que lui-même n'en a sues dans sa conscience ou
n'en a voulu livrer au public, de même que l'arsenal dont s'arme la curiosité de cette nature, les
méthodes pseudo-scientifiques, à ce qu'il me semble, de la psychologie des profondeurs, de la psychanalyse,
de la graphologie, etc., tout cela a été ici, et très consciemment, abandonné », prévient Arendt dans son
Avant-propos de 1958 à Rahel Varnhagen (op. cit., p. 16).
LA PLAINTE
C'est à la pitié de Rousseau qu'Henriette s'adresse pour qu'il lui montre la route
qui peut conduire sinon au bonheur, du moins à la paix du cœur 1.
Rousseau répond brièvement. Mais le ton du thérapeute n'est pas au partage
de la souffrance « Vous souffrez et je ne puis vous soulager.» Si sa pitié est
éveillée, elle le conduit plutôt, non sans fermeté, à donner une réponse à sa
correspondante (« vous m'intéressez trop pour vous laisser sans réponse ») et l'inviter
à trouver en elle-même un dédommagement aux rigueurs de son sort 2. L'étude
est la lance d'Achille qui doit guérir la blessure qu'elle a causée. Le remède est
dans le mal comme l'a si bien montré Jean Starobinski. Il faut donc le creuser,
l'accentuer, le répéter volontairement. Seule cette reprise dans l'artifice pourra
conférer à la souffrance un autre statut, c'est-à-dire en renverser la valeur et donner
à ce qui fut subi l'activité de ce qui est volontairement recherché. Cette conversion,
fondée pour Rousseau sur l'évidence du pur sentiment de son existence et sur son
expression, transforme une différence reconnue en similitude de nature avec
autrui 3. Le savoir de soi conquis dans la solitude vaut de façon universelle pour
tout homme; il rencontre donc l'examen des premiers principes et de l'origine des
choses. Aussi Rousseau souligne-t-il le caractère originel de la pitié quand il s'agit
de penser le lien entre les hommes « Ce sont nos misères communes qui portent
nos cœurs à l'humanité. (.) Nous nous attachons à nos semblables moins par le
sentiment de leurs plaisirs que par celui de leurs peines 4. » À l'encontre de la
tradition classique, il disjoint l'envie amère de la douce pitié. C'est cette dernière
que la plainte, mieux que toute autre forme d'expression, solliciterait, prenant la
mesure et pour ainsi dire l'allure de ce qui apparaît, avec l'amour de soi, comme
la matrice primitive du cœur humain. En dépit de la critique d'Arendt, il s'agirait
bien alors pour Rousseau de montrer dans la pitié et la plainte qui en est corrélative
les conditions primordiales d'une humanité effective.
On sait l'importance que Rousseau accorde à la pitié. Elle modère dans chaque
individu l'activité de l'amour de soi-même. « C'est elle, qui nous porte sans réflexion
au secours de ceux que nous voyons souffrir c'est elle qui, dans l'état de Nature,
tient lieu de Lois, de mœurs, et de vertu avec cet avantage que nul n'est tenté de
désobéir à sa douce voix 5.» La pitié est une voix; elle tient lieu de loi. Elle
Mais il y a plus nous plaignons d'autant mieux l'autre, nous nous mettons
d'autant mieux « à sa place» que nous ne sommes pas actuellement affectés des
mêmes maux. Pour plaindre, il faut sentir le plaisir de ne point souffrir comme
l'autre. La pitié n'est donc pas simple mouvement d'identification. Il ne s'agit pas,
écrit Rousseau, de souffrir en nous pour l'autre mais de nous laisser émouvoir « en
nous transportant hors de nous », « en quittant pour ainsi dire notre être pour
prendre le sien 4 ». « Pour plaindre le mal d'autrui, sans doute il faut le connaître,
mais il ne faut pas le sentir. Quand on a souffert ou qu'on craint de souffrir, on
plaint ceux qui souffrent; mais tandis qu'on souffre, on ne plaint que soi 5. » Entre
se plaindre « ne plaindre que soi » et plaindre l'autre, la différence ne réside
donc pas seulement dans la nature de la plainte appel à la pitié ou éveil de
celle-ci; elle ne réside pas dans le retour sur soi, la forme pronominale de la
plainte. Celui qui plaint et celui qui se plaint sont réunis par un mouvement
d'empathie mais doivent rester disjoints; les positions, interchangeables en droit,
ne le sont pas en fait, ou plutôt ne le sont pas dans le hic et nunc de l'exercice de
la pitié. Comme le dit Rousseau, on ne plaint que si l'on est en dehors de la
souffrance, c'est-à-dire de la plainte non qu'il s'agisse de trouver quelque douceur
qui plaide en faveur, sinon de la contemporanéité des textes, en tout cas de leur compatibilité (De la
grammatologie, Minuit, 1967, p. 258 sq).
1. Derrida, op. cit., pp. 247-248.
2. Rousseau, Émile, op. cit., p. 275.
3. Derrida, op. cit., p. 262.
4. Émile, op. cit., p. 289 et Essai sur l'origine des langues (abrév. Essai), éd. G. Ducros, Bordeaux,
1969, p. 93. Les deux textes sont presque identiques.
5. Émile, op. cit., p. 297.
LA PLAINTE
à contempler les malheurs auxquels on échappe depuis « les hauts lieux fortifiés
par la science des sages'»; mais que la pitié nécessite le refus de la fusion, qu'elle
s'accompagne de réserve, voire, aussi paradoxal que cela paraisse, d'une certaine
froideur, celle-là même que Diderot prête au bon comédien quand il s'agit étape
ultérieure de mettre en scène la plainte pour émouvoir des spectateurs.
Condition de la reconnaissance de l'autre dans la différence à soi, et de
l'extension possible, de la généralisation de la compréhension, le « transport» est
tout à la fois passion de la ressemblance et maintien de la distance. La possibilité
même du jugement dépend de cette double capacité, de la non-coïncidence, où
l'on pourrait dire que vient se fonder par la suite toute activité intellectuelle
assimilable à une « bonne dénaturation» 2. Là se justifie le privilège ontologique
accordé à la pitié, la souffrance de l'autre étant le principe d'ouverture qui permet
à chacun de sortir de l'amour de soi et aux liens humains de se constituer. La
pitié est sentiment naturel, vertu préréflexive; elle est source de toute réflexion et
accès à l'humanité. Par elle, « à travers la souffrance d'un être unique (.),
l'humanité se donne à plaindre3 ». Mais, s'il est vrai que nous ne quittons notre
être, ne nous transportons vers l'autre que pour autant qu'il est à plaindre et jamais
lorsqu'il nous semble heureux, la faiblesse de l'homme apparaît bien comme la
condition de la moralité..«C'est la faiblesse de l'homme qui le rend sociable »,
écrit Rousseau 4.
Le Nebenmensch
initiale de l'être humain est la source originaire de tous les motifs moraux 1 ». Les
textes ultérieurs de Freud développeront la condensation de cette formulation.
Malaise dans la civilisation précise le mal est originellement ce pourquoi on est
menacé d'être privé d'amour 2. L'angoisse devant le retrait d'amour est ainsi ce
qui relie l'impuissance originelle à la moralité (à la conscience morale), c'est-à-
dire qu'elle apparaît du même coup comme l'un des facteurs de la formation du
surmoi. Dans Le moi et le ça ce facteur biologique est mis sur le même plan
que le facteur historique du complexe d'Œdipe 3. C'est dire l'importance de l'état
de détresse initial. Pour en rester au point de vue de l'Esquisse, « l'action spécifique »
qui permet à l'enfant l'épreuve de satisfaction ne peut être réalisée qu'avec l'aide
extérieure, celle de l'étranger (durch fremde Hilfe) et grâce à l'attention d'une
personne « expérimentée ». L'expérience qui permet de comprendre quel manque
préside à la détresse suppose ce que Rousseau incluait dans la pitié, à savoir la
compréhension de la souffrance de l'autre et un certain écart avec elle, écart qui
peut être celui du souvenir et qui implique, plus généralement, la possibilité de
différer la décharge. Du côté de l'enfant, la voie de la décharge (le cri) acquiert,
comme le dit Freud, « la fonction secondaire de la compréhension ». L'enfant est
compris de celui qui connaît sa faiblesse et partage sa nature, l'être proche, le
Nebenmensch qui réunit les visages du sauveur, de l'ennemi et du semblable 4. Mais
Freud invite à aller plus loin en évoquant le complexe de l'être proche 5. Si l'objet
perçu celui qui a apporté au sujet première satisfaction ou déplaisir est de
même nature que le sujet, c'est-à-dire un être humain (Nebenmensch), cette
perception est, du même coup, source de toute reconnaissance et origine de la
« perception» d'une commune humanité « Pour cette raison, c'est à l'aune de
l'être humain proche que l'être humain apprend à reconnaître 6.» L'enfant, dans
sa faiblesse et son humanité, est compris et comprend.
C'est à partir de cette expérience fondamentale que se met en place un
« complexe perceptif» articulant la différence et l'identité l'être humain proche
1. Freud, « Entwurf einer Psychologie », Aus den Anfângen der Psychoanalyse, Imago publishing
Co, Londres, 1950, p. 402 (« die anfangliche Hilflosigkeit des Menschen ist die Urquelle aller moralischen
Motive »).
2. Freud, Malaise dans la civilisation, trad. C. et J. Odier, P.U.F., 1971, p. 81.
3. Freud, « Le moi et le ça », Essais de psychanalyse, trad. J. Laplanche, Paris, Payot, 1981, p. 247.
4. Monique Schneider rapproche le Nebenmensch de l'Esquisse du médecin tel qu'il est présenté
par E. Lévinas. D'une manière plus générale elle montre comment l'analyse de la proximité chez
Lévinas permet de poursuivre l'analyse freudienne et d'en résoudre ce qu'elle considère comme les
fermetures et les apories (« La proximité chez Lévinas et le Nebenmensch freudien », Emmanuel Lévinas,
Cahiers de l'Herne, 1991, pp. 431-443).
5. Entwurf, op. cit., p. 416 (« Der Komplex des Nebenmenschen »).
6. Entwurf, op. cit., p. 415 « Am Nebenmenschen lernt darum der Mensch erkennen». Trad. fr.
(ici modifiée) Naissance de la psychanalyse, trad. A. Berman, P.U.F., 1956, p. 348. La Standard edition
traduit Nebenmensch par fellow human-being.
LA PLAINTE
apparaît, pour une part, avec ses propres traits et sa spécificité, comme un tout
cohérent, et, pour une autre part, comme comparable à l'enfant qui retrouve en
lui sa propre expérience et la comprend (verstand). Le sujet (l'enfant) crie; mais
Freud dit aussi qu'il « se souvient de ses propres expériences douloureuses quand
l'objet crie ». Tout secourable et expérimenté qu'il soit, on peut imaginer que le
Nebenmensch crie, et son cri éveille ce que Rousseau aurait pu appeler la pitié de
l'enfant. Le jugement (Urteil), à suivre Freud, achève du reste précisément ce
processus. Le jugement distingue entre ce qui est non comparable (la spécificité
du Nebenmensch, accentuée par le caractère provisoirement non échangeable des
positions de l'enfant et de l'adulte 2) et ce qui, de l'autre, peut être compris grâce
à l'évocation ou la réactivation d'un souvenir propre (le cri par exemple). Ce
dernier acquiert ainsi le statut d'expérience commune, soit précisément d'humanité
partagée. L'action spécifique et l'épreuve de satisfaction supposent qu'un objet
puisse convenir au cri ou à la plainte, qu'il puisse les provoquer ou les faire cesser.
Mais pour la « compréhension » de l'enfant peu importe l'objet de la plainte. C'est
la « pure forme » de celle-ci qui le conduit à reconnaître l'humain dans l'être
proche comme si le son, la mélodie de la plainte la sienne ou celle de l'autre
pouvaient être disjoints de tout contenu, de toute chose (Ding), dégageant alors le
désir de la sphère de la satisfaction des besoins.
La pitié s'éveille donc au cri de l'humain. Si la pitié est une voix, c'est aussi
qu'elle se laisse émouvoir par la voix, par ce qui, « au commencement », tient lieu
de langage et où le langage s'origine. « Le premier langage de l'homme, le langage
le plus universel, le plus énergique et le seul dont il eut besoin, avant qu'il fallût
persuader des hommes assemblés, est le cri de la Nature. Comme ce cri n'était
arraché que par une sorte d'instinct dans les occasions pressantes, pour implorer
du secours dans les grands dangers, ou du soulagement dans les maux violents, il
n'était pas d'un grand usage dans le cours ordinaire de la vie 3.» On ne saurait,
aux yeux de Rousseau, rendre compte de l'origine du langage par l'établissement
préalable de la société et l'extension correspondante des besoins ce serait là tout
à la fois supposer résolu ce qui fait problème (la réunion des hommes) et confondre
la passion avec le besoin. Or, même si le cri de la nature n'est pas d'un grand
1. Ibid.
2. On notera cependant que, dans tous ces passages, Freud emploie rarement le substantif das
Kind. L'accent est mis, bien davantage, sur la commune humanité des protagonistes (Mensch,
Nebenmensch), sur la forme d'expérience qui les oppose (erfahrenes Individuum, hilfreiche Indivi-
duumlhilflose), enfin sur les positions qu'ils occupent dans la relation (SubjektIObjekt).
3. Rousseau, Discours. op. cit., p. 148.
LES TRANSPORTS DE LA PITIÉ
L'imitation
« La mélodie en imitant les inflexions de la voix exprime les plaintes, les cris
de douleur ou de joie, les menaces, les gémissements 4.» Il existe une « bonne
imitation », celle qui s'attache à la forme et suggère par le tracé plus que par le
contenu de l'objet, celle d'une peinture plus attachée au dessin et aux traits qu'à
l'accord et à la matérialité des couleurs, celle d'une musique non dévoyée dans
l'harmonie (comme l'est, selon Rousseau, la musique de Rameau). Une telle
musique cause à Saint-Preux les émotions les plus vives et l'échauffe « jusqu'au
transport ». Elle fait perdre l'idée même de la musique et de l'imitation pour faire
entendre « la voix de la douleur, de l'emportement, du désespoir». Si l'on ajoute
que la musique, pour reprendre la belle formule de Goethe, « rassemble tout le
monde en rendant chacun à soi-même6 », on comprend qu'elle offre, par ce double
mouvement, une réparation privilégiée de la dégénérescence sociale et de l'isolement
croissant des individus 7. De façon analogue, l'étude conçue comme retour à soi,
Hannah Arendt place cette citation d'Isak Dinesen (Karen Blixen) « Tous les
chagrins sont supportables si on en fait un conte ou si on les raconte. » L'art de
conter, écrit Arendt à propos de Karen Blixen, « révèle le sens sans commettre
l'erreur de le définir». Le récit doit transmettre et recréer le champ d'oscillation,
l'ambiguïté réparatrice qui fait si cruellement défaut aux rêves trop clairs et trop
précis de Rahel, celle-là même que les Rêveries et toute rêverie nous offrent.
Il ne s'agit pas de croire qu'un seul monde nous accompagne mais de restituer à
la nuit son opacité et au jour sa lumière. L'écriture, l'accès à une langue partagée
et transmissible, en est, pour Arendt, la condition. Le récit, en racontant qui est
quelqu'un, inscrit l'identité dans la durée et la porte à la clarté, lui assurant comme
une seconde naissance. Mais, en même temps, la distinction entre sens et vérité,
le privilège accordé à la compréhension et à la capacité de retrait du jugement
plutôt qu'à la réification de la pensée dans la conceptualisation doivent protéger la
personne privée. Aussi, lorsqu'il est question de fonder un monde commun, à la
supériorité si bien comprise par Lessing de l'humanité et de l'opinion sur la vérité
correspondent, pour le récit, des exigences littéraires. Pour sortir de l'actualité du
fait brut et de la confusion engendrée par la plainte, l'écriture doit pouvoir unir
la généralité de ce qui est humain avec la précision et la particularité des mots
Goethe sera « le grand coup de chance dans la vie de Rahel ». Il lui enseigne le
lien entre les choses, la confiance dans l'histoire et dans le langage, la limitation
des aspirations; tout ce qu'il montre devient quintessence. Bonheur et malheur
sont en effet, dans Wilhelm Meister, des événements formateurs. Grâce à Marianne,
à Mignon, à Aurélie, la plainte de Rahel trouve un contour et accède à la
compréhension; sa vie cesse de lui apparaître de l'extérieur, fantomatique. «Les
mots de Goethe exorcisent en elle l'enchantement silencieux de ce qui a lieu sans
plus. Pouvant les prononcer, elle trouve un asile en ce monde 2.» Rahel apprend
de Goethe la maîtrise des mots qui transforme la peinture de soi en solidarité et
en amitié avec les autres et l'insère dans une tradition. Ce privilège du récit ou
de l'écriture poétique car quelle place assigner à la philosophie si elle est tout
entière du côté de l'abstraction? se retrouve pour Arendt dans les exigences de
la mise en forme théâtrale. La tragédie, de façon non moins exemplaire, témoigne
de la métamorphose de la plainte le héros réexpérimente et communique sur le
mode du pâtir ce qui a simplement été; il exprime, dans la forme de la plainte et
par l'appropriation qu'il effectue, la conversion de l'agi en pâtir. La reprise théâtrale
confère à la plainte la réminiscence et fait advenir la connaissance, comme dans
les vers de Goethe que cite alors Arendt
1. H. Arendt, « Isak Dinesen », Vies politiques, trad. B. Cassin, op. cit., p. 134.
2. H. Arendt, Rahel Varnhagen, op. cit., p. 146. Sur l'importance de Goethe pour Rahel, voir aussi
« Aux origines de l'assimilation. Postface à Rahel Varnhagen », La tradition cachée, op. cit., p. 46.
LES TRANSPORTS DE LA PITIÉ
Lessing écrivait que la tragédie doit élargir notre capacité de ressentir la pitié 2.
Le théâtre, et même le drame larmoyant et moralisateur cher à Diderot, transforme
la plainte en en acceptant le pathos, en l'accentuant, en le portant à son comble,
en se situant donc toujours dans une logique de l'artifice quand le cri de la nature
ne suffit plus, l'art doit être mobilisé pour toucher. Le drame nous fait éprouver
les plus vives émotions de la vertu et de la pitié, et, comme la « peinture morale »
de Greuze, « on le voit avec transport, et quand on le revoit, on trouve qu'on avait
eu raison d'en être transporté3 ». Pour arracher les choses à l'éternel retour du
même, il faut pouvoir mettre en mots l'illimitation mélancolique, sortir de l'agi,
expérimenter le « souffrir avec ». Pour conserver la mémoire d'un événement qui
les touche, son père propose à Dorval d'en faire une pièce et de la rejouer tous
les ans 4. La plainte s'enfle, se module, s'amplifie, préoccupée de l'effet à produire.
« Touche-moi, étonne-moi, déchire-moi; fais-moi tressaillir, pleurer, frémir, m'in-
digner d'abord; tu recréeras mes yeux après, si tu peux », demande Diderot au
peintre 5. Mais, pour ce faire, il faut connaître « les cordes à pincer ». Une esthétique
de la pitié s'avère par conséquent esthétique de la simulation 6. Tel est le « paradoxe
sur la plainte » qui prolonge les déplacements de la pitié (son mouvement propre
et l'émotion qu'elle produit) par les transpositions de la scène, les constructions de
l'auteur, la rhétorique de l'acteur. « Ni le système dramatique, ni l'action, ni les
discours du poète, ne s'arrangeraient point de ma déclamation étouffée, interrompue,
sanglotée », dit le comédien du Paradoxe qui, dans l'idéal, arrache des pleurs mais
ne sent rien lui-même 7. Recréée, proférée, partagée dans un cadre monté de toutes
pièces, la plainte, à ce degré d'artefact, ne se contente pas d'émouvoir. Elle produit
les transports qui l'arrachent à la répétition ou à la mise en acte. La fiction
permettrait à la plainte sans objet de trouver son destinataire et de se répéter sans
répéter. Ainsi pourrait-on dire qu'après avoir trouvé la langue de Goethe pour
1. H. Arendt, « De l'humanité dans de sombres temps », Vies politiques, op. cit., p. 30. Les vers de
Goethe sont extraits de la dédicace de Faust (« Der Schmerz wird neu, es wiederholte die Klage/Des
Lebens labyrinthisch irren Lauf »).
2. Lettre à Nicolaï, novembre 1756, citée par J. Spink, « Diderot et la réhabilitation de la pitié »,
Colloque international Diderot, Actes recueillis par A.M. Chouillet, Aux amateurs de livres, Paris, 1985,
p. 54.
3. Diderot, Salon de 1763, Hermann, 1984, p. 238.
4. Diderot, «Entretiens sur Le fils naturel », Œuvres, Gallimard, Pléiade, 1951, p. 1202.
5. Diderot, « Essais sur la peinture », Œuvres esthétiques, Garnier, 1968, p. 714.
6. Y. Belaval a montré que, chez Diderot, une telle esthétique (celle du Paradoxe sur le comédien)
n'est pas incompatible avec l'esthétique de l'enthousiasme et de l'imitation de la belle nature. Voir
L'esthétique sans paradoxe de Diderot, Gallimard, 1950, notamment p. 177 sq.
7. Diderot, « Paradoxe sur le comédien », Œuvres esthétiques, op. cit., p. 377.
LA PLAINTE
FRANÇOISE COBLENCE
LA LYRE D'ORPHÉE
La plainte apprend
d'en haut, c'est l'amour impatient avide, dit le latin d'Orphée qui annule la
victoire de la lyre, et c'est encore l'amour insatisfait des Ménades qui réduit au
silence son chant.
Pourquoi l'amour empêche-t-il que la plainte ne se fasse chant? « Le voilà,
dit l'une d'elles, Je voilà c'est l'homme qui nous méprise; et elle frappe de son
thyrse la bouche harmonieuse du chantre apollinien» (Métamorphoses, XI) « Les
femmes sacrilèges» sont restées insensibles aux « mots pour la première fois sans
effet » d'Orphée dont « la voix n'éveille plus l'émotion », elles lui font rendre l'âme,
voix devenue désormais sans efficace « Et par cette bouche, hélas! ô Jupiter,
qu'avaient écoutée les rochers et comprise les bêtes sauvages, son âme s'exhala et
fut emportée par les vents » (Métamorphoses, XI). Quelle est cette folie qui peut
saisir l'âme des hommes et les rendre plus sourds que les pierres, plus insensibles
que les animaux? Quel lien noue l'amour à la mise à mort, et la plainte à l'offrande
musicale ? Pourquoi le monde perd-il Orphée, qu'advient-il du destin de la plainte ?
Si l'on accorde à la lamentation un statut non pas psychologique mais
ontologique, si l'on accepte d'en faire l'harmonique de l'être qui, de l'élémentaire
au cosmique, enchaîne l'amour et la mort, la vie et la perte, l'animal et l'ange, la
lyre stellaire est peut-être l'image de la vocation poétique de la plainte. La lyre,
dans la tradition grecque, est l'instrument des chants de victoires et de joie, la
lumière solaire d'Apollon, alors que le deuil n'autorise que la flûte. Orphée,
pourtant, descend aux enfers muni de la lyre apollinienne, il en tend les cordes
pour que résonne l'élégie, que le monde y consonne et que la célébration
s'accomplisse. La lyre d'Orphée est donc le motif, l'emblème d'une plainte qui
devient musique et qui donne le pouvoir de traverser deux fois l'Achéron, de
transformer les portes infranchissables en seuils. « Mais les vivants commettent tous
l'erreur de faire des distinctions trop fortes. Les anges (dit-on) souvent ne sauraient
pas s'ils passent parmi des vivants ou des morts » (première Élégie de Duino). Ainsi
la plainte s'énonce ouverture, les larmes jaillissent, vie et mort s'entremêlent. La
plainte, « nymphe de la source pleurée » (« Die Nymphe des geweinten Quells »,
Sonnets à Orphée, I, 8), rétablit la continuité. Le flux du temps métamorphose les
états en passages. L'autre nom de la Klage, dans la poésie de Rilke, est la Rühmung,
ce quasi-néologisme rilkéen qui dit la plainte en gloire, glorifiée et glorifiante 2.
Dans la vie de Rilke, l'achèvement des Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910)
avait inauguré une période de « sécheresse » poétique. Les Cahiers s'ouvraient sur
la conjugaison de la peur actuelle de Malte à Paris, et de la mort ancienne. « L'on
contenait jadis sa mort comme le fruit son noyau.» Le texte évoquait la mort du
1. Ovide, Les Métamorphoses, à partir du texte latin de l'édition des Belles Lettres, Paris, vol. III,
6e tirage, 1988. Nous avons dans la plupart des cas modifié les traductions existantes d'Ovide, Goethe
et Rilke.
2. Nous traduisons d'après Rilke, Duineser Elegien, Die Sonnette an Orpheus, Werke in drei Banden,
Insel Verlag, 1966, I, Francfort, 1966.
LA LYRE D'ORPHÉE
E
Chambellan et le cri de cette mort, son « hurlement » qui glace d'effroi choses,
bêtes et gens 1. Le refuge de Duino inspire au poète ses deux premières Élégies
(1912), mais, comme si l'écriture des Cahiers l'avaient laissé pantelant, aucune
continuité ne s'instaure plus dans le travail et l'enchaînement des Élégies suivantes
reste en suspens. Le destin des Élégies de Duino (1922) prend un autre tour à la
nouvelle de la mort de la jeune Véra Oukama Knoop. La « mort du Chambellan »,
la pesanteur de Malte, avaient conduit Rilke jusqu'au seuil des Élégies. Les deux
premières Élégies étaient encore dans l'effroi, sous le coup du souci de la mort.
Au château de Muzot, en 1922, la mission dont le poète se sent investi d'édifier
un « mausolée»à cette « élue de la mort précoce », jeune prêtresse d'Orphée,
danseuse admirable et musicienne, lui rend en quelque sorte l'écriture. L'inachè-
vement de l'existence de Véra rouvre le passage. Rilke écrivait à son éditeur,
Witold von Hulewicz, le 13 novembre 1925 « Élégies et Sonnets se prêtent les unes
aux autres un appui constant et je vois une grâce infinie dans le fait d'avoir pu,
du même souffle, emplir ces deux voiles la petite voile couleur de rouille des
Sonnets et la gigantesque voilure blanche des Elégies 2.»
Dans l'épreuve que représenta l'écriture des Élégies, le « cadeau» des Sonnets
« remplit »3 une attente de dix années, met un terme au silence poétique qui, sous
le coup des peurs de Malte, et de la lutte que Rilke fut amené à conduire avec
lui, a empêché leur achèvement. C'est l'inspiration d'Orphée qui met au monde
le cycle des Élégies, Orphée comble l'attente des plaintes, ces élégies qui étaient
dans le suspens de leur destination. La mort de la jeune fille renvoie le poète à
une thématique ancienne, nourrie de la contemplation des sarcophages étrusques
et romains, et de la lecture d'Ovide dont témoigne déjà un poème de 1904 Orphée.
Eurydice. Hermès.
1. Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, trad., Seuil, Paris, 1980, pp. 20-21.
2. Cité par J.-F. Angelloz, Introduction à Rilke, Élégies de Duino et Sonnets à Orphée, Aubier, Paris,
1943, pp. 14-15.
3. Au sens de l'Erfüllung qui est à la fois accomplissement et remplissement.
4. Rilke, Werke. cit., I, p. 298, traduction de l'édition du Seuil, modifiée sur un point, Rilke,
Œuvres, t. 2, Paris, 1972.
LA PLAINTE
Ainsi la lamentation fait-elle un monde mais aussi un ciel. Elle sonne comme
un chant d'allégresse, un alléluia inondé de larmes, car les douleurs sont, si l'on
se réfère à la dixième et dernière élégie, Stelle, Siedelung, Lager, Boden, Wohnort
(« place, résidence, campement, sol, habitation »), non seulement placées, installées,
mais à demeure. C'est de cette habitation-là que nous devons comprendre le monde,
en y demeurant, nous les « gaspilleurs de douleurs ». La souffrance est enracinement.
Si l'on y consent, la patience, l'assentiment dévoilent que la mort est ouverture.
La poésie élégiaque s'est longtemps voulue la tonalité galante de l'attente amoureuse.
Pourtant « seule la plainte apprend », énonce le huitième Sonnet. Elle apprend que
l'amour ne saurait être le remplissement de l'attente. L'amour est toujours quête,
rêve de possession, véritable erreur intellectuelle et affective sur le temps et la
mort. Les amants ne comprennent pas la mort, ils aiment « la nostalgie à la
fenêtre»(Élégie II), l'inquiétude délicieuse de l'attente 1. Les jeunes morts qui,
précocement, ont échappé aux tensions du Désir savent, eux, écouter la
Lamentation, cette figure archaïque qui guide les pas de l'initié jusqu'au pied de
la montagne de la douleur originaire Urleid 2 parce que la proximité de leur
enfance les fait glisser avec bonheur dans la mort. Orphée, par la perte d'Eurydice,
« apprend » le sens de la Lamentation. La révolte ou le reproche que provoque
une jeune mort, à nos yeux injuste, sont une méconnaissance de la nature de la
mort, une peur que le chant de la lyre doit apprivoiser. « Avec douceur, je dois
détacher d'eux (les jeunes morts) le semblant d'injustice qui parfois gêne un peu
leurs esprits dans leur mouvement pur» (Élégie I). L'émotion qui saisit les ombres
des Enfers, comme les animaux ou les pierres, quand sonne la lyre, ne consacre
pas une tristesse. Elle est participation à la musique.
La naissance mythologique de l'élégie elegos signifie plainte tient à l'histoire
de Linos, chantre apollinien et, suivant les versions, élève ou maître d'Orphée.
Comme le dit la première Élégie, dans ses derniers vers « Est-ce une vaine légende
que jadis, pour pleurer Linos (Klage um Linos) la première musique osa pénétrer
la dureté de la matière inerte, si bien qu'alors, dans l'espace effrayé auquel si jeune
et presque un Dieu, soudain il échappait pour toujours, le vide, ébranlé, connut
enfin cette vibration, qui maintenant nous entraîne et nous console et nous aide. »
Telle est la version rilkéenne du mythe de Linos, qui retient, parmi les variantes,
les deux éléments fixes l'invention de l'élégie et celle conjointe de l'harmonie. La
musique prend sa source dans la mort, l'élégie est le rythme du monde, sa vibration.
Le miracle, qui a pour nom Orphée, est que « même la douleur qui se lamente,
1. En écho aux vers du Faust de Goethe où Marguerite au rouet chante son amour et pleure la
paix de l'âme qui s'en est allée, le monde devenu tombeau en l'absence du bien-aimé « c'est lui seul
que je guette, penchée à ma fenêtre » (Nach ihm nur schau'ichlZum Fenster hinaus, vv. 3378-3390).
Faust, Hamburger Ausgabe, III, p. 108 (nous citerons toujours Goethe d'après cette édition).
2. « Et là elle l'embrasse, en pleurant./Solitaire il monte dans les montagnes de la douleur originaire »
(Élégie X).
LA LYRE D'ORPHÉE
purement, à la forme consent» (Élégie IX). Ainsi, ces plaintes sans lyre qui ne
plaisent pas aux Muses, aluroi elegoi dit Iphigénie deviennent, si nous consentons
le verbe allemand est sich entschliessen si nous nous décidons à la mort, ou à
la perte et à l'exil qui en sont des figures, musique pure, louange qui porte le
visible éphémère à l'invisible. Les Élégies et les Sonnets sont bien deux voiles
emplies du même souffle. Orphée est le « Dieu perdu» mais aussi la « trace infinie »
(Sonnet I, 26). Car « seul celui qui déjà éleva la lyre jusque parmi les ombres peut
pressentir et proclamer la louange infinie» (Sonnet 1, 9). Il y suffit de vouloir le
Devenir. La mort est l'une des constellations du retournement de l'être (Seinsum-
kehr). C'est à nous de comprendre, ou plutôt d'« apprendre », par la plainte,
qu'Orphée doit disparaître, qu'« il obéit, en passant le seuil» (Sonnet 1, 5, und er
gehorcht, indem er überschreitet).
L'harmonie continue
autrement « Honteuse, j'avoue que c'est avec une résistance silencieuse que je te
sers, Déesse, toi qui m'as sauvée! Ma vie devrait t'être vouée dans un service
librement consenti » (Acte I, scène 1, vv. 35-38). La conception goethéenne
d'Iphigénie fait de la jeune fille un être dont la suavité morale guérit les autres.
Elle permet la réconciliation, au sens où elle l'incarne. Mais, au début de la pièce,
Iphigénie est en souffrance, l'humanité qu'elle répand autour d'elle lui est extérieure.
Sa pudeur, son silence s'accordent à la consécration qu'elle accepte. Iphigénie ne
conçoit pas de prix pour ses services, elle n'impute aucune ingratitude qu'elle
reprocherait. Pourtant elle laisse passer l'aveu de sa répugnance. Sa plainte est le
murmure d'une liberté enchaînée à trop de dépendances, d'une vie à l'ombre des
deuils, qui se prépare au Léthé. À la grisaille des séjours au royaume des morts
oublieux d'eux-mêmes (selbstvergessend), Iphigénie oppose sa rêverie d'une vie
gaiement consciente d'elle-même (ein frôhlich selbstbewusstes Leben, vv. 107-116).
« Une vie inutile est une mort précoce cette destinée des femmes, plus qu'aucune
autre je l'éprouve. » Se laisse entendre, par-delà une argumentation de la soumission,
l'origine de la plainte. Si la cause de ce malheur féminin est sociale, comme
Iphigénie y insiste une division ancestrale de l'intérieur et de l'extérieur sa
raison se tient dans un exil de l'âme à elle-même qui serait la part féminine de
toute âme. La souffrance d'Iphigénie est une figure de l'éloignement de soi à soi
plus que de la perte de ses ancrages. Le « noble orgueil» qui l'anime lui fait
adresser une plainte d'exilée orpheline à qui veut bien l'entendre, sans l'écouter.
Ce faisant, elle se trompe encore sur le désir de son âme, en demandant qu'on lui
accorde la liberté du retour.
Dans le monologue qui ouvre la pièce, elle dépeint ainsi son attitude « Et
sur le rivage je me tiens, durant de longs jours, mon âme en quête de la terre des
Grecs » (Und an dem Ufer steh'ich lange Tage Das Land der Griechen mit der
Seele suchend, vv. 11-12). Le texte allemand déroule sa modulation, la langue se
fait musique. Le pentamètre ïambique accentue un rythme ascendant qui donne
aux vers une grande douceur, une fluidité mélodique. On se souviendra des
difficultés de Goethe dans la rédaction de son drame. Il l'appelait son « enfant de
douleurs» (mein Schmerzenskind) 1. Il avait, de manière propitiatoire, convoqué à
son berceau des musiciens pour « adoucir l'âme, délier accoucher les esprits et
rappeler les lointaines figures » (die Seele zu lindern, die Geister zu entbinden, die
fernen Gestalten herüberzurufen). Mais la pièce se révéla longtemps inachevable.
Goethe écrivit d'abord une première mouture en prose, mais il ressentit une
incomplétude de l'oeuvre, qui le laissa, lui, dans une sorte d'attente. Le voyage en
Italie fut pour Goethe une guérison, analogue à celle d'Oreste dans la pièce
(Goethe aimait d'ailleurs à jouer le rôle d'Oreste lors des représentations privées à
Weimar), une réconciliation avec son destin dans la lumière de la beauté antique
éprouvée, vécue, erlebt. Il emporta son Iphigénie imparfaite et décida de la transcrire
en vers. « L'enfant douloureux» tendait vers sa forme Sie quillt auf, das stockende
Sylbenmass wird in fortgehende Harmonie verwandelt (« la pâte lève, la métrique
balbutiante se métamorphose en harmonie continue »). Le drame d'Iphigénie retrace
dans le déploiement de son action le parcours de sa mise en forme. Le tourment
de la séparation il en va d'une séparation d'avec soi-même qui se module en
divers registres implique ces repentirs formels, cette hésitation du rythme dont
parle Goethe.
L'Iphigénie en Tauride est un accomplissement. Freud, recevant son prix
Goethe en 1930, l'appelait l'oeuvre peut-être la plus « sublime » de Goethe. « II fait
que la catharsis s'accomplisse dans une explosion passionnée de sentiments, sous
l'influence bienfaisante d'une compassion pleine de tendresse La pièce n'est
pas une tragédie. Goethe disait lui-même qu'il avait peur de la tragédie. Elle relève
plutôt de ce qu'un critique dénommait un drame de l'âme et telle est sa modernité.
Le temps de la pièce n'est pas une contrainte dramaturgique, il est le temps d'une
cure. On a voulu interpréter la beauté d'Iphigénie en Tauride au regard du motif
« éclairé » de la liberté morale. Mais le registre de la pièce est bien plus celui de
la compassion, comme le dit Freud, que celui de la loi morale kantienne. Si
Iphigénie en Tauride constitue un modèle heureux d'une imitation moderne des
Anciens, cela tient dans cette « annonciation» dont parle Goethe dans une dédicace
de son œuvre « Toutes les infirmités humaines, la pure humanité les expie 2. »
Iphigénie balance, elle apprend sa plainte. Le drame se joue dans l'âme des
personnages comme dans celle de leur auteur, il met en scène et constitue une
« aide psychique » comme dit encore Freud. Il résout les tensions par une
réévaluation de la Sehnsucht. Iphigénie croit, au commencement de la pièce, à sa
nostalgie de la Grèce. Il lui faut apprendre à connaître que l'image d'un lieu, d'un
sol où habiter, est pour son âme une fallacie.
La posture, très plastique, d'Iphigénie sur le rivage marque l'intensité de
l'attente. La Grèce qu'elle appelle de ses vœux prend le visage de son enfance et
de ses bonheurs fragiles, les traits d'une famille que la démesure de Tantale
poursuit, et les contours du palais d'Agamemnon. La plainte d'Iphigénie pleure sa
solitude, son deuil des morts connus, son souci des morts à venir. Mais la satisfaction
de son âme ne saurait s'en tenir à la joie des retrouvailles. Iphigénie connaît le
sang qui est le sien, les meurtres qui scandent sa généalogie. La terre grecque à
laquelle son âme aspire a pour nom l'Idéal. Le roi de Tauride, le Barbare Thoas,
qu'elle implore afin qu'il lui accorde un « retour heureux », lui rappelle ironiquement
1. Freud,Prix Goethe 1930 », dans Résultats, idées, problèmes, II, P.U.F., Paris, 1985, p. 183.
2. Dédicace à Krüger, 31 mars 1827, Liebevoll verkünd'es weit: Alle menschlichen Gebrechenl
Sühnet reine Menschlichkeit.
LA PLAINTE
la barbarie des Grecs. La guérison du mal dont se languit la jeune fille passe par
la réconciliation avec soi-même et non par la vie recommencée sur le sol natal.
En soignant la folie d'Oreste, Iphigénie se délivre de ses propres souvenirs, des
cauchemars de son lignage. L'harmonie continue que Goethe entendait dans la
réussite de la métrique se tient aussi dans la sérénité de l'âme, qui n'est pas
retrouvée mais obtenue. La plainte qui fut celle d'Iphigénie se transforme en
action de grâces. Oreste a cessé d'entendre les Érinyes, la souillure n'est plus sur
lui. Le roi pardonne le départ d'une princesse grecque qu'il aime mais qu'il accepte
libre pour elle-même. Iphigénie réussit à détourner des Atrides la compulsion à la
trahison et au meurtre en résistant victorieusement à un mensonge illusoirement
salvateur. Elle ne s'enfuit pas avec son frère, en trompant le roi qui l'avait accueillie.
Thoas accorde en connaissance de cause le retour et la statue d'Artémis à la fille
d'Agamemnon. Iphigénie quitte la Tauride, avec la gravité noble de qui a obtenu
non pas une victoire, mais que l'unisson des âmes achève cet oratorio.
Les protagonistes de la pièce peuvent aller vers l'humanité de leur destin. Tel
est le sens de la guérison aux yeux de Goethe, la guérison que l'Italie de son
voyage lui a donnée et qui lui permet d'aller vivre à Weimar au terme d'une
fuite de deux années loin d'une principauté où le menaçait l'oubli de soi la
guérison d'Oreste encore et celle d'Iphigénie. La méprise de la plainte restait à
demeure dans l'imputation du malheur. La plainte épelait sans trêve les noms de
l'endeuillement jusqu'à la lassitude. L'envie tenace du sort des hommes figurait,
comme une allégorie, le silence du monde sur les larmes infinies de la femme
abandonnée au sursis. Iphigénie guérit d'elle-même, c'est-à-dire de la tentation
déniée de « récriminer contre les Dieux ». La tranquillité d'âme de l'Iphigénie
goethéenne n'est pas native. Sa douceur cherche à endiguer une violence intérieure,
celle qui hante les âmes de sa race. Il lui faut apprendre selon la formulation
rilkéenne à faire taire l'accusation dans la plainte, le bon droit de la souffrance
qui désaccorde l'âme. Le rythme du pentamètre apaise parce qu'il plie le dire à la
pulsation d'une musique et le purifie, comme la voix d'Iphigénie apaise les Furies
qui poursuivent Oreste, et la colère du roi (cf. vv. 1979-1986, acte V, scène 3). Si
les critiques, depuis Schiller, se sont plu à voir dans Iphigénie en Tauride le miracle
grec qui fut donné à la langue allemande, la lyre d'Orphée a peut-être ici résonné
et su accorder aux Muses le chant funèbre de l'élégie.
1. Ibid.
2. West-ôstlicher Divan, Hamburger Ausgabe, II, p. 18.
3. Années d'apprentissage, Livre VIII, ch. 3, Hamburger Ausgabe, VII, p. 522. L'allemand possède
deux termes pour dire l'âme. Seele est un espace, un lieu; Gemüt désigne une tonalité de ce lieu, l'état
de sa Stimmung. La Sehnsucht est une Stimmung possible.
4. Années d'apprentissage, cit., p. 587.
5. Maximen und Refiexionen, n° 752, Hamburger Ausgabe, XII, cit., p. 471.
LA LYRE D'ORPHÉ
E
fille et l'amante, Mignon est pantin et ange à la fois ou, pour être plus exact,
acrobate maladroite et pourtant habile, elle est, selon les termes rilkéens, cette
flèche qui dépasse la tension de la corde, et bondit par-dessus l'humain, de
l'élémentaire au céleste.
L'apparition de Mignon constitue une sorte de scène attiré par le mystère de
cette créature, mû par une force inconsciente, Wilhelm arrache l'étrange enfant à
la violence des saltimbanques à qui elle appartient. Mignon passe au service de
Wilhelm et se révèle dans l'ombre de celui qui porte le nom de « maître », son
double, son âme. Elle prend ses couleurs, le bleu et le gris, qui dans la symbolique
de la Théorie des couleurs goethéenne sont la mort et la nostalgie. Elle lui offre
aux tournants de son destin la mélodie de ses chants et module le déploiement de
la plainte dans l'entre-deux de la quête qui conduit Wilhelm à son but.
Les chants de Mignon font le portrait de la Sehnsucht. Le premier lied
(livre III, ch. 1) dont la mélodie à l'innocence enfantine charme (le terme allemand
est Reiz) est la romance de l'Italie « Connais-tu le pays où fleurissent les
citronniers1?.»La tonalité y est nostalgique d'un paysage (strophe 1), d'une
maison d'enfance (strophe 2), du chemin du retour (strophe 3). Les statues de
marbre dressées dans la grande salle pleurent en regardant Mignon « Que t'a-
t-on fait, toi, pauvre enfant? » Le lieu est perdu, mais le chemin qui y conduit
existe, malgré « les cavernes où gîte l'antique race des dragons2 » Wilhelm
l'empruntera au début des Années de voyage pour se rendre en Italie, il retrouvera
la demeure de son amie, la musique et les paroles du lied (Livre II, ch. 7).
L'étrange enfant chante sa patrie sans mélancolie et, véritable Muse, elle inspire
la méditation de son maître en proposant à son imagination une sorte de tableau,
une peinture mentale.
Le deuxième lied (Livre IV, ch. 11) est le rondeau de la souffrance amoureuse
«Seul celui qui connaît le désir fervent (Sehnsucht), sait ce que je souffre3!»
Mignon accorde son amour pour Wilhelm à la Sehnsucht rêveuse dans laquelle il
a lui-même glissé. Mais leurs désirs, bien charnels, les tourmentent et les séparent.
L'enfant androgyne éprouve avec violence un amour de femme « folie de son
inadéquation ». Telle est la part « terrestrede Mignon, qu'elle exprime d'une
manière naïve, avec la force de ce que Goethe appelle le démonique, avec une
véritable sauvagerie de Ménade 4. Un paysage italien qui abrite le mystère de
l'inceste fraternel auquel elle doit le jour, un amour pour Wilhelm qui confond
en lui le bien-aimé et le père sont ses attaches. Si Mignon est d'emblée un pur
symbole, cela tient à l'irreprésentable en elle. Sa sublimité tient à l'informe'.
Wilhelm oscille d'ailleurs entre une tendresse passionnée pour Mignon et une
répugnance qui le conduit à fuir sa présence.
Mignon doit donc s'éloigner 2, c'est la « volonté du destin », comme le chante
le troisième lied, le lied du secret (Livre V, ch. 16). À ce moment du roman, il lui
faut renoncer à trouver sa place ici-bas. Le devoir de silence qui est le sien la
voue à la solitude « Chacun cherche la paix dans les bras de l'ami, là le cœur
peut s'épancher en plaintes. Mais un serment clôt mes lèvres, et seul un Dieu
pourrait les desserrer 3. » La destination de Mignon s'éclaire. L'inhumain qui
l'habite lui interdit la consolation de la plainte épanchée, comme la volupté lui est
interdite. La Sehnsucht la rappelle au Dieu de son jurement, elle lui épargne l'issue
mélancolique. Comme le dit le dix-neuvième Sonnet à Orphée « Seul le chant au-
dessus de la terre sanctifie et glorifie.»
Le dernier livre des Années d'apprentissage, après la mort de Mignon, donnera
les clés du secret des origines de l'enfant. La discursivité narrative reprendra ses
droits quand le chant de Mignon aura cessé de résonner sur la terre. Dans la trame
romanesque Mignon a un répondant, le personnage du harpiste, vieillard douloureux
et plaintif qui ne s'exprime, lui aussi, qu'en musique. Il est la Schwermut comme
Mignon la Sehnsucht, et l'application de Mignon à se tenir éloignée de lui démontre
le péril mélancolique qu'encourt le désir fervent de la Sehnsucht. Le harpiste
impute sa plainte « Vous, puissances du ciel, vous nous faites entrer dans la vie
et permettez que le malheureux devienne coupable, ensuite vous l'abandonnez à
la peine, car toute faute se venge sur la terre»(livre II, ch. 13) 4. Il accuse, la
faute pèse. L'existence de Mignon se révélera cette faute. Mignon est la fille
d'Agostino identité véritable du harpiste et de Sperata, sa jeune sœur qu'il
aima d'un amour musicien avant d'apprendre la vérité. Les liens de sang qui les
unissaient interdisaient l'union que leur passion innocente et coupable à la fois
avait déjà consommée. Mignon naquit, d'une naissance « inadéquate », cernée par
la folie de ceux qui l'avaient mise au monde et ne pouvaient supporter en elle la
réalité vivante de leur malheureux sort. Séparés pour toujours, voués au tombeau
pour oublier dans la mort leur peine solitaire, Agostino et Sperata ne pouvaient
qu'abandonner leur enfant à son destin d'entre-deux. Toute la trajectoire de Mignon
se tiendra à la tâche de résister au désespoir de son inhumanité originaire.
Aussi s'agit-il d'une victoire sur le versant mortifère quand Mignon fait
résonner l'injonction de son quatrième lied, la prière de « l'élue de la mort précoce»
qu'elle est aussi. « So lasst mich scheinen, bis ich werde(livre VIII, ch. 2) 1. Mignon,
malade, a délaissé son habit androgyne pour la robe blanche et ailée de l'ange.
Elle souhaite paraître (scheinen) ainsi jusqu'à son devenir, sa mort. Elle prie aussi
qu'on lui laisse son éclat, sa brillance (Schein), en attendant qu'elle soit, qu'elle
parvienne à l'Être (werden peut signifier le devenir ou l'être qui devient). Elle se
retire en assignant à ceux qu'elle quitte sa métamorphose en une figure de l'éternelle
jeunesse. Mais elle quitte sans regrets l'inadéquation qu'elle représentait sur terre.
Dans le monde qui l'attend, les distinctions trop fortes des vivants ne sont plus de
mise « Et ces créatures célestes, elles ne demandent plus si l'on est homme ou
femme et nul vêtement, nul drapé n'enveloppent plus le corps purifié (verklàrt).»
Le Schein deviendra pure lumière, sans opacité.
Paysage, amour, secret, luminosité de l'éternité, ainsi se nomment les chants que
Mignon accompagne de sa cithare. La lyre d'Orphée chante l'élévation de notre
existence à l'être, elle dessine la courbe de notre trajectoire. La plainte enchaîne les
paroles orphiques Daimon, Tuchê, Eros, Anankê, Elpis, ces Urworte dont les lieder
de Mignon sont une variation 2. L'amour humain n'apportait à Mignon que le chagrin
convulsif de la jalousie. Il lui faut apprendre à connaître par-delà la nostalgie
amoureuse le sens de la Sehnsucht. Si le cœur et le corps de Mignon ne peuvent
se détacher de Wilhelm, son âme a le devoir de prendre le chemin du secret. La
mort ne rompt rien. Belle métamorphose, elle transfigure. Le secret qu'abrite la
plainte nostalgique est la beauté de la mort à laquelle la vie aspire.
Pourtant la scénographie des funérailles de Mignon (livre VIII, ch. 8) n'expose
que la propédeutique du néoclassicisme. Mignon, embaumée, apparaît dans son
sarcophage, souriante et endormie. La liturgie, épure antiquisante d'une cérémonie
chrétienne, se veut consolatrice et tournée vers la vie. Mignon, muse étrange,
quintessence du poétique aux yeux des jeunes romantiques qui lisent le roman,
perd sa rudesse abrupte, sa désarticulation de poupée et la mélodie de son être.
Dans son habit d'ange, la sublimité de son inachèvement disparaît. Mignon ressemble
à ces génies ailés, qui depuis Winckelmann et Lessing sont, aux yeux du classicisme
allemand, la représentation grecque de la mort, figée dans le masque d'une éternelle
jeunesse. Mignon morte rejoint la statuaire antique. La musicalité de son être, sa
1. Ibid., p. 515.
2. Urworte, Hamburger Ausgabe, I, pp. 359-360. Cf. également le commentaire que Goethe propose
des strophes, ibid., pp. 403-407. Cf. mon article « Oublier Werther », dans Le Printemps des génies, éd.
par Michèle Sacquin, Laffont Bibliothèque Nationale, Paris, 1993.
LA PLAINTE
mobilité de pantin touché par la grâce cèdent le pas, de par l'artifice d'une
médecine, à la plasticité mensongère d'un beau corps endormi. Le charme de
Mignon n'était, de son vivant, jamais passé pour de la beauté. Mignon étonnait par
son inadéquation. Goethe lui impose paradoxalement une mort dans le registre
winckelmannien de la « noble sérénité et de la grandeur paisible» qui lisse les
aspérités du personnage et psychologise la Sehnsucht ontologique de Mignon au
bénéfice de l'économie du roman de formation. Mignon repose dans la « Salle du
Passé» de la Société de la Tour, sa mort est l'obole qui permet à Wilhelm d'entrer
dans cette Société et d'achever son apprentissage. La musique de ses obsèques,
chorale et didactique, est étrangère à la lyre d'Orphée, elle a les vertus maçonniques
d'un rituel raisonné.
Le consentement et l'effroi
Vouloir donner un sens et une place à la mort dans une Salle du Passé, comme
le fait Goethe revient à confondre allégorie et symbole, à chercher une traduction
de l'indéchiffrable en termes de consolation. Dans la dernière Élégie de Duino, celle
de la Plainte, Rilke dit « Ô comme, sans en laisser trace, un ange foulerait aux pieds
leur marché de consolation, que borne l'église, leur église achetée toute faite
proprette et fermée et déçue ainsi qu'un bureau de poste le dimanche. » C'est
seulement dans l'orphisme des dernières œuvres de Goethe que le destin de la plainte
s'accomplit. La Sehnsucht y est « bienheureuse » « Ne le dites à personne, sinon aux
Sages, car la foule aussitôt insulte je veux exalter cette vie qui aspire à la mort de
flamme (.) Et tant que tu ne détiens pas ceci Meurs et deviens! tu n'es qu'un triste
pèlerin sur la terre obscure » (Selige Sehnsucht). L'espoir orphique, ultime strophe
des Urworte, ouvre « le verrou de la porte lugubre ». La vie s'envole, d'un coup d'aile,
vers la mort de flamme. La plainte accueille la Sehnsucht de la mort, elle devient le
phrasé de la ferveur, une célébration où le poète « module sur la lyre d'Orphée» ce
que Rilke appelle le passage vers l'Ouvert.
Prenant pour exergue les deux vers de Torquato Tasso que nous avions cités
(« quand l'homme en sa détresse est réduit au mutisme, un Dieu m'a donné de
dire ce que je souffre »), l'Élégie, dite de Marienbad lieu où le vieux Goethe
brûla de ce grand amour pour Ulrike au centre de la Trilogie de la Passion,
chante, dans sa strophe finale, la piété « Au plus pur de notre âme, palpite
l'aspiration de se donner spontanément et par gratitude à un être plus haut, plus
pur, inconnu de nous, en qui se révélerait le mystère de l'Être éternellement
innommé. Ce sentiment, nous l'appelons être pieux! D'une telle élévation
bienheureuse je me sens participant lorsque je suis devant elle 1.»
1. Hamburger Ausgabe, I, Élégie, pp. 381-385. La Trilogie de la passion (pp. 380-386) est une
composition de trois poèmes que Goethe a faite lui-même pour l'édition de ses oeuvres. An Werther est
LA LYRE D'ORPHÉE
Orphée, quand il descendit aux Enfers, n'avait pas encore compris que la
possession n'étreint rien. Sa première plainte obtient Eurydice, mais le secret qu'il
n'a pu ou su déchiffrer, c'est l'indifférence toute nouvelle d'Eurydice, la métamor-
phose que la mort a accomplie. Orphée doit apprendre la piété du consentement.
L'assentiment à la mort, telle est la mission poétique de la Sehnsucht. Le « Meurs
et deviens » de la plainte porte le nom de louange.
La plainte, si on l'entend comme chant, est la musique de la poésie. L'expérience
de la souffrance, le tissu de la vie, devient alors un véritable Erlebnis seul
matériau du poète selon Goethe. Pour ce faire, le cri, celui qui glace d'effroi les
hommes et les choses après la mort du Chambellan dans Malte, celui qui écrase
de son fardeau l'homme dont parle le Tasse, celui qui déchaîne la fureur meurtrière
des Ménades, doit trouver le rythme d'une mélodie. La poésie n'efface pas le
tourment, elle fait comprendre ou croire tel est son pouvoir que le sens existe,
que seul le mutisme du cri, auquel la violence de la douleur tend toujours à réduire
l'humain, instaurerait une radicalité de la mort. La condition de possibilité de
l'espoir l'ultime strophe des Urworte porte le nom d'Elpis, parole que Goethe
ajoute à l'enchaînement de la tradition orphique est que la Sehnsucht évite le
piège tentateur de la mélancolie qu'elle ne perde pas sa ferveur, le désir de la
ferveur!
Rilke reprend la lyre d'Orphée, là où Goethe l'avait déposée. L'héroïsme
de la position classique tenait du refus de s'abandonner à la séduction de
l'attitude mélancolique. Le classicisme, en l'occurrence, relevait plus d'une forme
de vie que d'un style artistique ou d'une période de l'histoire des arts. Goethe,
vieillissant, apprit que le sacrifice du démonisme n'était pas le renoncement
véritable. La belle mort de Mignon n'avait pas apaisé l'inquiétude du poète, l'art
ne parvenait pas à faire de la Sehnsucht une figure, une image sainte. La sainteté
demeure dans la piété, la pure élégie celle de Marienbad n'élève son chant
qu'à l'heure sidérale de la Selige Sehnsucht, l'heure où la mort appelle la lumière.
Mais la rude expérience du monde que fait Rilke, celle d'un monde où le poète
est inadéquat, menacé d'une stérilité créatrice par son inadéquation même, donne
aux accords de sa lyre une tonalité autre. Le stirb und werde goethéen s'accorde
avec l'idée d'une plénitude possible. Au moderne Rilke, il reste à louer le
passage, la métamorphose, car la seule plénitude qui nous soit encore donnée
est celle de la plainte même.
« N'est larme toute plainte ? Et toute plainte accusation ? Ainsi te parles-tu
à toi-même et pour quoi, plutôt que d'épancher ta peine, tu préfères sourire;
comme l'anamnèse de la passion mortifère de la jeunesse, Élégie, le monologue douloureux d'un coeur
éprouvé par la souffrance de la passion pour Ulrike, Aussohnung enfin, comme le dit son nom, est la
réconciliation accomplie au son du piano, instrument des musiciennes auxquelles il est dédié. La
Trilogie énonce à sa manière le poids des souffrances dont se retrouve lestée toute paix de l'âme.
LA PLAINTE
DANIÈLE COHN
rivalité est mise au compte des illusions, celles qui conduisent à prendre les désirs
pour des réalités, tel Oreste s'imaginant que l'apparent revirement de Pyrrhus en
faveur d'Hermione doit tout à sa présence concurrente.
La prohibition de l'objet inscrit la perte dans les us et coutumes, elle a
l'immense mérite de permettre la circulation des femmes et l'alliance des hommes.
En deçà de ce registre proprement culturel, à l'étage du dessous, l'objet se perd
en cessant d'être partiel pour devenir total, « à l'époque où il devient possible à
l'enfant de former la représentation globale de la personne à laquelle appartenait
l'organe qui lui procurait la satisfaction ».
Descendons encore d'un cran, en un temps qui est indissociablement de perte
et de constitution de l'objet. Un temps où le nourrisson, incapable de s'aider lui-
même, est livré aux bons soins d'un autre et, dans le meilleur des cas, à son amour.
Dans l'intrication des soins et de l'amour, du vital et du sexuel, réside ce qui fait
de la perte de l'objet une expérience par quoi la vie psychosexuelle s'initie, et non
une simple séparation laissée au gré des histoires singulières. Le lait nourrit mais
c'est le sein que l'on perd. Pour être infiltré, recouvert de signifiants sexuels,
l'« objet» de l'auto-conservation, celui dont on se repaît, est impossible à retrouver
comme tel, dans la nudité du besoin et de son apaisement. Il est perdu par principe,
toujours recherché, jamais retrouvé 2. Ici les mots tournent sur eux-mêmes, tant il
est difficile au langage de décrire un temps dont il est lui-même issu. Les expressions
« perte de l'objet» ou « objet perdu» ont des airs de pléonasme l'objet en tant que
tel inclut la séparation ou sa propre perte. Au sens où l'entend la psychanalyse, il
n'y a pas d'objet avant qu'il ne soit perdu. Là se fondent sa contingence et le jeu
des substitutions ultérieures; et notre part de mélancolie. Au caractère inexorable
de la perte, de sa persistance au-delà de toutes les retrouvailles, répond l'infinitude
de la plainte.
Quand on achève la série Oreste qui aime Hermione qui aime. par Hector
qui est mort, on se laisse prendre par le plaisir de la consonance, aux dépens du
sens. Hector n'est pas mort pour tout le monde. Andromaque Ma flamme par
Hector fut jadis allumée; Avec lui dans la tombe elle s'est enfermée. L'ombre de
l'objet tombe aussi sur le fils (Astyanax) C'est Hector, disait-elle, en l'embrassant
toujours; Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace; C'est lui-même, c'est toi,
cher époux, que j'embrasse. L'excès mélancolique livre la vérité du tragique
racinien un tragique de la perte, de ce qui de l'amour est perdu. « Ce n'est pas
une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans une tragédie », écrit Racine
dans sa préface à Bérénice. Il suffit « que s'y ressente cette tristesse majestueuse qui
fait tout le plaisir de la tragédie ».
1. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Gallimard, 1987, p. 165.
2. Sur cette question, cf. le commentaire de J. Laplanche Vie et mort en psychanalyse, Flammarion,
1970, p. 36 sq.
LA PLAINTE
Un inventaire patient des thèmes raciniens décèlerait bien ici quelques traces
de vengeance, et là quelques indices de gloire. Mais pour l'essentiel les choses se
ramènent à un noyau unique la séparation de ceux qui (s')aiment, ou, plus
radicalement la séparation, la perte au cœur de tout amour. Ce qu'Andromaque
représente dans la plus grande pureté, ce que Bérénice met en acte Je l'aime, je
le fuis! Titus m'aime, il me quitte.
Le théâtre de Corneille, quitte à en trahir la diversité pour les besoins de la
« contradiction », est quant à lui bâti autour d'une opposition la gloire d'un côté,
l'amour de l'autre; une opposition pas si « cornélienne» que cela, tant la balance
penche côté gloire. La gloire et l'amour, eux-mêmes, ne sont pas loin de s'opposer
comme le public et le privé, comme les hommes et les femmes. C'est du côté de
celles-ci que se trouvent l'amour. et la plainte. Le vieil Horace, haranguant les
hommes, fils et gendre
1. Corneille, Discours. De l'utilité et des parties du poème dramatique (1660), Théâtre complet, I,
Éd. Garnier, 1971, p. 18.
D'UN INUTILE AMOUR TROP CONSTANTE VICTIME
1. Même s'il est bien entendu que le vieil Horace et son fils ne sont pas tout Corneille.
LA PLAINTE
Dans la seconde, le moi est non seulement le lieu psychique affecté par l'angoisse
mais encore la source de celle-ci. Le péril pulsionnel n'a pas disparu mais il ne
lui est plus dévolu qu'une place secondaire il n'est dangereux que parce qu'il
suscite une situation de danger extérieur; en dernier ressort la menace de
castration. L'angoisse est angoisse de castration. À noter que ce déplacement
métapsychologique du dedans vers le dehors est homologue à ce qui, dans la
première théorie, était décrit comme l'opération phobique elle-même.
Nous avons eu l'occasion de souligner ailleurs que le primat du phallus,
comme rapport d'ordonnancement conjuguant le désir et la loi, comme organisation
binaire des représentations (l'avoir ou pas), se situe topiquement du côté de la part
organisée du ça du côté du moi'. Cette situation prend tout son poids dans
Inhibition, symptôme et angoisse où, d'un même mouvement, l'angoisse devant la
libido cède la place à l'angoisse de castration et où le moi (avec lui le versant de
l'adaptation) acquiert une préséance sans égale dans l'oeuvre freudienne 2.
Arrivons-en au point de butée. Le déplacement de la première à la deuxième
théorie de l'angoisse est à peine effectué que Freud revient sur ses pas. Parmi les
interrogations qui le portent à ne pas se satisfaire de la deuxième théorie, il y a
l'angoisse des femmes. Du point de vue de la théorie phallique, la castration des
femmes est toujours-déjà effectuée au sens de Freud, il n'est de castration que
pénienne; elle donne matière à complexe mais non à angoisse. Ce qui amène à se
poser deux questions la première concerne les femmes quelle est dans leur cas
« la chose dangereuse redoutée », quel est l'objet de leur angoisse ? La seconde
convoque la métapsychologie de l'angoisse dans son ensemble si l'angoisse ne se
laisse pas réduire à l'angoisse de castration, n'est-ce pas au-delà la priorité causale
accordée au danger extérieur qu'il faut remettre en question? À l'insu de Freud,
ces deux questions, celle de la féminité et celle du lien entre l'angoisse et le péril
pulsionnel interne, nous semblent avoir partie liée.
La castration menaçante n'est pas source d'angoisse chez les femmes et
cependant, nous dit Freud, elles sont davantage disposées à la névrose que les
hommes 3. Comment sortir de cette difficulté ? En se déplaçant de la représentation
génitale de la perte à l'expérience générale de la séparation. La perte du sein
maternel vécue lors du sevrage faisant elle-même suite à la séparation de la
naissance la séparation d'avec le contenu intestinal sont autant de pertes d'objet
régulièrement répétées. Dans le cas du garçon, ces pertes préparent le moi à la
castration et font de celle-ci la ressaisie (voire la quintessence) des expériences
précédentes.
1. Cf. notre article « Y a-t-il une théorie freudienne de la féminité? » Psychanalyse à l'Université,
n° 66, avril 1992.
2. À noter que ce mouvement conduit Freud à une lecture réductionniste (à la castration) et
appauvrissante de sa propre clinique, celle de l'Homme aux loups et du petit Hans.
3. Inhibition, symptôme et angoisse, O.C.F., XVII, op. cit., p. 258.
LA PLAINTE
Cette façon d'inscrire la castration dans la lignée des pertes autorise à maintenir
le principe d'une même source pour l'angoisse, chez les hommes et chez les
femmes. En effet « C'est précisément chez la femme que la situation de danger
de la perte d'objet semble être restée la plus efficiente 1.» Soyons plus précis il
ne suffit pas de dire « perte d'objet », il faut apporter une « petite modification » à
la formule l'absence éprouvée ou la perte réelle de l'objet ne sont pas en cause,
il s'agit bien plutôt de « la perte d'amour de la part de l'objet» 2. Je fuis des yeux
distraits, Qui, me voyant toujours, ne me voyaient jamais. Retour au tragique
racinien et aux mots de la plainte.
De la perte d'objet à la perte d'amour de l'objet, l'accent se déplace d'une
séparation réelle vers la déliaison de la libido des représentations auxquelles elle
était attachée. La femme qui se profile ainsi, en ce point d'écueil d'un raisonnement
implicitement ordonné par la théorie du primat du phallus, rappelle en tout point
le très jeune enfant décrit par Freud dans la XXVe leçon, à partir de l'analyse de
ses angoisses nocturnes ou devant un visage étranger. Chez l'une comme chez
l'autre, l'angoisse prend sa source dans l'attaque pulsionnelle. La « superposition »
entre le féminin et l'infantile, très elliptiquement suggérée par Freud dans « Le
problème économique du masochisme» 3, cette superposition prend ici consistance,
mais en des termes non pesés par l'auteur. En même temps que le féminin et
l'infantile se recouvrent qui, en effet, pourrait prétendre que l'expérience
angoissante et archaïque de la perte d'amour de l'objet ne concerne pas le bébé-
garçon ? on « régresse» du péril externe au péril interne.
Reste à se demander ce qui fait la féminité de la perte d'amour de l'objet et,
au-delà, de la plainte. Ce n'est pas de Racine qu'on attendra des réponses, c'est
assez qu'il en produise la rime. Des réponses aux questions par elle-même posées,
c'est par contre ce que l'on peut espérer de la théorie freudienne. Pour notre
chance, la réponse en la circonstance ne vient pas, nous invitant à répondre, non
à sa place, mais de la nôtre.
Freud ne répond pas. le fait lui-même appelle quelques précisions. La
conception de la féminité qu'il soutient semble pourtant offrir une réponse toute
trouvée. À la différence du garçon, le devenir psychosexuel de la fille doit négocier
un double changement de zone érogène et d'objet. Laissons le premier qui
attendrait la puberté pour se produire. Le changement d'objet s'opère de la mère
au père. Ce changement-perte du premier objet paraît bien coïncider avec ce que
Freud souligne par ailleurs le lien privilégié du féminin et de l'angoisse de perte
d'amour. Comment comprendre dès lors que l'on ne trouve nulle trace de cette
qualification féminine de l'angoisse là où l'on attendrait quelques éclaircissements
1. Ibid.
2. Ibid.
3. (1924), O.C.F., XVII, op. cit., p. 14.
D'UN INUTILE AMOUR TROP CONSTANTE VICTIME
sur le sujet: dans les articles de 1931 et 1933 consacrés à la sexualité féminine?
La raison en est simple, plus logique qu'analytique la perte du premier objet, la
rupture de la fille avec la mère (et le refuge conséquent dans le havre paternel),
loin d'être décrite comme une irruption de l'angoisse est au contraire définie
comme un moment d'apaisement, de sédation de l'angoisse.
Si les textes sur la féminité ne répondent pas, ceux sur l'angoisse apportent
au moins des premiers éléments. Le parcours méandreux de Freud de l'angoisse
comme équivalent d'une libido déliée à l'angoisse assimilée à l'angoisse de castration
se termine donc par un « pas en arrière », plaçant cette fois au premier plan
l'Hilflosigkeit et le trauma. Ce qui au bout du compte est redouté, l'objet de
l'angoisse, est à chaque fois, écrit Freud, l'apparition d'un facteur traumatique, un
état de tension et d'excitation qui est ressenti comme déplaisir et dont on ne peut
se rendre maître par une décharge l. L'attaque pulsionnelle repasse au premier
plan mais avec cette différence par rapport à la théorie initiale l'accent ne porte
plus sur la mystérieuse transformation de la libido en angoisse mais sur l'effraction
du moi, sur le débordement des capacités de liaison en quoi consiste l'affect
d'angoisse. La dimension du trauma, avec en toile de fond l'état de détresse du
nourrisson, réfère l'attaque à sa source du dehors avant d'être du dedans.
L'effraction du moi par les représentants de pulsion est « précédée» par l'effraction
de l'enfant par les intromissions de l'adulte soignant/aimant, mêlant à ses gestes
« des sentiments issus de sa propre vie sexuelle2 ».
La perte d'amour de l'objet identique dans sa radicalité au mouvement de
différenciation par quoi l'objet lui-même se constitue réside moins dans les
absences ou les carences de celui-ci (cela c'est affaire singulière) que dans le
décalage entre ce qui fait intrusion dans l'enfant (la sexualité comme « infection »)
et ses capacités de réponse, tant psychique que somatique. Ah! cruel, par pitié,
montrez-moi moins d'amour.
Si l'angoisse féminine de la perte d'amour est un prolongement de l'angoisse
du nourrisson, comme Freud l'écrit sans l'argumenter 3, c'est à notre sens parce
que l'être-pénétré, qualifiant la position féminine, est avec l'être-effracté qui définit
l'ouverture du premier enfant à la vie psychosexuelle, dans un rapport de
superposition. Cette féminité première du tout petit enfant (garçon y compris), on
peut la qualifier de pré-féminité si l'on veut, au sens où elle n'est pas encore prise
et posée dans la différence des sexes. La féminité, à proprement parler, suppose
que soit mises en corrélation l'intrusion séductrice, traumatique, et fondatrice de
la vie sexuelle avec la pénétration du pénis paternel. Ce qu'avec Melanie Klein on
peut situer très précocement (et nous sommes portés à la suivre sur ce point), ou
plus tardivement, de façon classique, avec Freud.
Ce que nous envisageons ici, sur un mode très archaïque, demanderait à être
suivi tout au long d'une psychogenèse de la féminité. À s'en tenir au registre de
l'angoisse, c'est-à-dire avant les mots de la plainte mais à la source de ceux-ci, nos
conclusions actuelles seraient à peu près celles-ci parce que la poussée génitale
féminine, pour parler comme Lou Andréas-Salomé, submerge le moi-corps du
dedans, elle est dans une relation de plain-pied avec l'attaque pulsionnelle en tant
que telle, avec l'attaque par le sexuel de l'enveloppe périphérique interne du moi;
c'est-à-dire de plain-pied avec les conditions d'irruption de l'angoisse. Quand Freud
souligne l'angoisse directe des femmes devant la fonction sexuelle', il donne à
penser quelque chose du même ordre. Il suggère également une propension
féminine à traduire somatiquement les attaques d'angoisse, ouvrant cette fois sur
une plainte qui pour être encore féminine n'est plus racinienne. Les romans de
Jeanne Hyvrard 2, et pourquoi pas le Mars de Fritz Zorn, fourniraient en la
circonstance une référence littéraire plus appropriée.
Restons avec le corps effracté, génitalisé, restons avec les pertes d'amour. Cette
féminité que nous concevons dans le droit fil de l'ouverture de l'enfant de
l'Hilflosigkeit à l'intrusion adulte, on en trouve la trace dans un texte tardif de
Freud sur les types libidinaux, à propos du « type érotique » « Les érotiques sont
des personnes dont l'intérêt essentiel la part relativement la plus grande de leur
libido est tourné vers la vie amoureuse. Aimer, mais spécialement être aimé, est
pour eux le plus important. Ils sont dominés par l'angoisse de perdre l'amour et
sont ainsi particulièrement dépendants des autres qui peuvent les frustrer de
[versagen, leur refuser] cet amour.» Freud poursuit « ce type représente les
revendications pulsionnelles élémentaires du ça auquel se sont pliées les autres
instances psychiques3 ». Quand l'âme est à l'amour en esclave asservie.
Sont ainsi associés dans un enchaînement nécessaire le primat de l'autre, la
fidélité, à travers le « être aimé », aux « premières expériences sexuelles, naturel-
lement de nature passive 4» et l'angoisse de perdre l'amour. Qu'est-ce qui « empêche »
Freud de qualifier ce type de féminin même s'il le fait clairement pencher du
côté de l'hystère? Non pas le fait que des hommes puissent également s'y conformer
la bisexualité psychique dispense de se plier à cet anatomisme naïf mais bien
la théorie phallique de la féminité qu'il soutient à la même époque. Entre cette
1. Inhibition, symptôme et angoisse, op. cit., p. 206. Il faudrait ici prendre le temps d'évoquer Melanie
Klein et les fils qu'elle tisse entre l'inconscient, le dedans et le féminin; cf. La psychanalyse des enfants
(1932), chap. xi, P.U.F., 1959.
2. Les prunes de Cythère et Mère la mort, Les Éditions de Minuit, 1975 et 1976.
3. (1931), in La vie sexuelle, P.U.F., 1969, p. 157.
4. Sur la sexualité féminine (1931), in La vie sexuelle, op. cit., p. 149. Texte phallocentré mais
riche d'équivoques, notamment sur la question de la passivité.
D'UN INUTILE AMOUR TROP CONSTANTE VICTIME
JACQUES ANDRÉ
L'expérience nous apprend qu'il est bon de pleurer, de temps à autre, sans
excès, mais il nous serait difficile de concevoir comme un bienfait suprême la
capacité de pleurer continuellement et sans efforts. Ce fut là pourtant un des
motifs fondamentaux de l'expérience chrétienne, largement répandu en Occident
dès le XIIIe siècle, et en Orient depuis l'époque patristique. C'est à l'étrangeté de
ce phénomène qu'on voudrait s'attacher ici. La demande des pleurs, qui se retrouve
dans nombre de prières, montre que les larmes explicitement désignées comme
plainte, semblaient désirables aux yeux des hommes et femmes de ce temps on
les recherchait, on les prenait pour salutaires. Elles appartenaient pleinement à la
sphère de ce qui était recommandé dans la société de l'époque et nous pouvons, à
leur propos, parler d'une culture de la plainte au Moyen Âge de même qu'il y
eut, au xvm" siècle, une culture de l'effusion publique.
Il est douteux que le goût des larmes ait changé depuis lors, et l'on n'est
guère en mesure de comparer la quantité réelle de flots versés, à l'exception de
quelques cas extrêmes dont il sera fait mention plus loin. Ce qui, en revanche, est
objet d'histoire, c'est le relief et la valeur accordés à ces activités, autrement dit,
le cadre interprétatif et le moule normatif dans lesquels les larmes s'intègrent.
Parmi les traits que nous avons en commun avec l'interprétation médiévale
des larmes, le plus saillant est sans conteste une tendance à les comprendre comme
le support d'une communication plus authentique que la parole. Dans bien des
cas, pleurer en dit plus long et mieux que tout discours. La première comparaison
historique possible concerne cet indicible qu'expriment les larmes. Relève-t-il d'un
en-deçà ou d'un au-delà du langage? La deuxième différence culturelle est celle
des pleurs religieux. Cette voie nous semble désormais définitivement fermée.
Passant outre la médiation verbale, les larmes apparaissent comme une
expression immédiate de l'intériorité, exposition sans traduction de ce qui trame
au-dedans.
On ne peut guère aller plus loin dans l'analogie entre les deux systèmes; ils
mobilisent en effet deux formes d'intériorité radicalement opposées. L'une, la nôtre,
LA PLAINTE
est celle de l'individu qui, en pleurant, exprime ce qui est le plus profondément
lui-même; il désigne par les larmes ce qui le touche dans sa subjectivité singulière
l'ensemble de ce qui nous fait pleurer pourrait suffire à peindre notre portrait
intérieur-, sans transmettre d'autre message que le spectacle même. Il n'est qu'à
voir à quel point nous sommes désarmés devant celui qui pleure on ne peut rien
pour lui, sinon le distraire. Notre besoin de consolation est impossible à combler.
Dès lors, s'il faut comprendre nos larmes au sein du langage, ce devra être
simultanément l'espoir et le deuil d'une communication parfaite.
En ce sens, nos larmes relèvent d'un en-deçà du langage articulé (registre de
l'inarticulable), alors qu'elles ont pu former un au-delà dans la culture chrétienne.
Au Moyen Âge aussi, les larmes étaient pensées comme plus sincères que les mots,
mais une communication véritable par les larmes paraissait encore possible. Mieux
encore, pleurer pouvait prouver la réussite d'un échange absolu, engagé avec
l'Absolu qui logeait dans le cœur du croyant. L'authenticité qui se manifestait
alors, aux antipodes de notre subjectivité, était celle d'une intériorité non indivi-
dualisée celle de l'homme intérieur pensé comme l'Adam d'avant la chute. Ainsi
les larmes chrétiennes, d'emblée universelles, n'appartiennent pas en propre à celui
qui pleure. Elles attestent que toute plainte, dans un monde religieux, peut être
entendue et trouvera sa réponse. Ceci fonde la possibilité d'une communion dans
les larmes l'exemple est romancé mais il vaut tout de même dans les poèmes de
Raymond Lulle, un homme qui rencontre un pèlerin éploré, loin de le consoler,
pleure avec lui et verse les mêmes larmes.
1. Cf. la préface de Dom A. Wilmart au Recueil des Méditations et prières de saint Anselme de
Cantorbéry, trad. A. Castel, Paris/Maredsous, 1923 et A. Wilmart, Auteurs spirituels et textes dévots, Paris,
Études Augustiniennes, 1971, qui reprend des articles importants de l'auteur notamment sur cette
question; A. Wilmart, « La tradition des prières de saint Anselme », Revue Bénédictine 36 (1924), pp. 57-
71, et J. Leclercq-J.-P. Bonnes, Un Maître de la vie spirituelle au ~Mc/e, Jean de Fécamp, Paris, Vrin,
1946, en particulier p. 34.
2. PL 158, S. Anselmi Cantuariensis Opera, OratioXVI ad Christum, Pro gratia lacrymarum
obtinenda ex peccatorum recordatione, PL 158, col. 892-894. (Par la suite O.XVI, suivi du n° de colonne
dans cette édition.) Cette prière se retrouve à un autre endroit de la Patrologie Latine du père Migne
dans un recueil de méditations pseudo-augustiniennes, qui recense en fait des prières de Jean de
Fécamp. Cf. PL 40, Liber Meditationum, cap. 36, col. 930-932.
LE DON DES LARMES
que la dilection divine sera offerte en retour. Comme par anticipation, l'orant
décrit alors la joie infinie d'un tel amour, littéralement baigné de larmes, de cette
grâce des larmes que mentionne le titre et qu'on connaît communément sous le
nom de « don des larmes ». À la différence des premiers pleurs versés pendant la
prière, provoqués par diverses techniques spirituelles, ces larmes qui permettent et
manifestent la visitation de l'âme par l'Esprit Saint, ruissellent continûment, sans
demander le moindre effort.
L'intérêt du texte de Jean de Fécamp réside alors dans la pluralité des sens
accordés à la même activité, à la même époque et dans le même contexte.
Étrangement, pour pouvoir ainsi pleurer sans cesse, il était requis d'avoir déjà assez
pleuré. Nous tenterons de suivre par étape cette thématisation théologique des
larmes qui changent de nature et de sens. De l'exploitation efficace des larmes
dans la relation à Dieu, de la venue de la grâce au terme du parcours, l'oraison
de Jean de Fécamp nous signale l'existence, du moins théorique, à la fin du
xie siècle. Car ce texte relève du pur discours, formulé en langage théologique; il
ne dit rien de l'expérience spirituelle ou corporelle, des pratiques de son auteur.
Cependant, sa décortication patiente à la façon de l'ethnologue nous permettra de
pénétrer les réseaux de codes propres à la culture médiévale.
Le phénomène du don des larmes semble absent ou en tout cas effacé en
Occident entre l'extrême fin de l'époque patristique et le XIIe siècle. C'est à ce
moment que débute le développement de la thématique cistercienne de l'amour
qui le remet en valeur, suivi par la diffusion plus large des phénomènes corporels
mystiques dans la société entière aux xm~-xiv~ siècles. Généralement on lie cet
essor à la transformation des sensibilités religieuses et, de plus près, à l'activité des
ordres mendiants 1, toutes deux étant symptomatiques de la mutation culturelle qui
marque la fin de la féodalité. La réapparition précoce des pleurs de joie à laquelle
nous avons affaire ici incite à examiner, après une transcription fidèle du processus
décrit par Jean de Fécamp, l'amont et l'aval de l'émergence de la mystique des
larmes. En amont, nous pouvons remonter aux fondements de l'usage « classique»
des pleurs dans la religiosité chrétienne. En aval, on recherchera la signification
sociale du phénomène mystique tel qu'il se déploie de façon puissante aux siècles
suivants.
Suivons le sillon des larmes proposé par Jean de Fécamp. La première demande
de sa prière se formule ainsi
1. Cf. entre autres A. Vauchez, La Sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge, Rome,
École Française de Rome, 1981, surtout pp. 512-513; M.-H. Vicaire, Dominique et ses prêcheurs, Fribourg-
Paris, Cerf, 1977, pp. 426-430.
LA PLAINTE
« Devant toi, Seigneur, gisent ma santé et mon infirmité. Celle-ci, je t'en supplie,
conserve-la; et celle-là, guéris-en. Guéris-moi, Seigneur, et je serai guéri, sauve-
moi, et je serai sauvé (Jr 17,14), toi qui guéris la maladie et conserves la santé, toi
qui par ta seule volonté restaures les destructions et les déchéances3.»
« il est nécessaire que tu extirpes d'abord les échardes de mes vices par tes mains
de piété4 ».
Cette appropriation, qui est, d'un autre côté, un don de soi, prend la forme d'un
sacrifice
1. « (.) rogo te per indulgentissima misericordiae tuae viscera, emenda vitam meam, meliora actus,
compone mores, tolle de me quod mihi nocet et tibi displicet, et da quod nosti tibi placere et mihi
prodesse~, O.XVI, col. 891.
2. « tu es Deus omnipotens infinitae pietatis, (.) qui mutas peccatores », O.XVI, col. 891.
3. « Coram te, Domine, est sanitas et infirmitas mea. Illum, precor, serva, istam sana. Sana me,
Domine, et sanabor; salvum me fac, et salvus ero (JrXVH,14); tu qui infirma sanas et sanata conservas,
tu qui solo nutu restauras diruta et collapsa », O.XVI, col. 892.
4. « necesse est ut manu pietatis tuae spinas prius evellas vitiorum meorum » O.XVI, col. 892.
5. « infunde, obsecro, multitudinem dulcedinis tuae et charitatis tuae pectori meo, ut nihil terrenum,
nihil carnale desiderem vel cogitem, sed te solum amem, to solum habeam in corde et in ore meo.
Scribe digito tuo in pectore meo dulcem memoriam tui melliflui nominis, nulla unquam oblivione
delendam. Scribe in tabulis cordis mei voluntatem tuam, et justificationes tuas, ut te immensae dulcedinis
Dominum, et praecepta tua semper et ubique habeam prae oculis meis., O.XVI, col. 892.
LE DON DES LARMES
« Embrase mon esprit de ta flamme que tu as envoyée sur terre, et que tu voulais
si fortement voir brûler, pour que je puisse t'offrir chaque jour, par mes larmes, le
sacrifice de mon esprit broyé et de mon cœur contrit»
Il s'agit ici d'une offrande à Dieu de larmes purificatrices engendrées par le regret
des péchés, ces larmes qui lavent la souillure du pécheur, sont efficaces auprès du
ciel. Elles apprêtent l'âme à épouser le bonheur divin, et se transforment alors en
d'autres larmes, des larmes d'amour maintenant
« Doux Christ, bon Jésus, de même que je te désire, de même que je te prie de
tout mon esprit, donne-moi ton amour saint et chaste, qu'il me remplisse, me
tienne, me possède tout entier. Et donne-moi le signe évident de ton amour, la
fontaine abondante des larmes qui ruissellent continuellement, ainsi ces mêmes
larmes prouveront ton amour pour moi 2. »
Dès le début, une tension tient l'oraison de Jean de Fécamp suspendue entre
un haut et un bas, entre la bonté infinie du Créateur et l'infériorité de la chair de
l'homme qui penche vers le péché par nature. Une telle polarité situe chaque
chose, chaque acte par rapport au divin. C'est cette relation à Dieu que le pécheur
repenti, conscient de son état, cherche à transformer. Pleurer des larmes chrétiennes
permet alors d'approcher Dieu, de passer, en traversant des états différents, d'une
sphère à l'autre. Afin de devenir digne de l'amour de Dieu, le pécheur doit se
transmuer d'une laideur devant Dieu à une beauté pour Dieu, d'un état de lourdeur
terrestre chargée de péchés, à une légèreté, à l'agrément célestes. Car Dieu est
piété et miséricorde, il peut sauver le pécheur croyant c'est sa « main de piété »
qui extirpe les péchés, ses « yeux de piété », que le mal offense 3.
L'élévation de l'âme, le rapprochement par rapport à Dieu a lieu en trois
étapes dans le texte de Jean de Fécamp. Le premier pas, préparatoire, cherche à
instaurer les conditions du « passage L'action divine qui réveille, chez l'homme,
le regret de ses péchés et la crainte du Jugement Dernier doit mouvoir et émouvoir
le croyant, le préparer à l'orientation décisive vers Dieu. Ainsi naît en lui, sous
l'effet de la grâce, la volonté de se purifier. Les premières larmes qui coulent alors
sont des pleurs amers, des pleurs d'affliction sur l'état du monde; mais elles
1. « Succende mentem meam igné illo tuo quem misisti in terram, et voluisti vehementer accendi,
ut sacrificium spiritus contribulati et cordis contriti (Ps L, 19) obordis lacrymis quotidie offeram tibi »,
O.XVI, col. 892.
2. « Dulcis Christe, bone Jesu, sicut desidero, sicut tota mente mea peto, da mihi amorem tuum
sanctum et castum, qui me repleat, teneat, totumque possideat. Et da mihi evidens signum amoris tui,
irriguum lacrymarum fontem iugiter manantem, ut ipsae quoque lacrymae tui in me testentur
amorem (.) O.XVI, col. 892.
3. O.XVI, col. 892.
LA PLAINTE
1. Cf. entre autres Grégoire de Nazianze, Oratio 39, 17, PG 36, 353-356.
2. « (.) et noli spernere peccatricem animam, pro qua mortuus es », O.XVI, col. 892.
3. « tu quidem, Rex gloriae et omnium virtutum magister, docuisti nos verbo et exemplo gemere
et flere, dicens Beati qui lugent, quoniam ipsi consolabuntur (Mt 5,5). Tu flevisti defunctum amicum,
et lacrymatus es valde super perituram civitatem », O.XVI, col. 893.
4. Cf. J. Leclercq-J.-P. Bonnes, Un maître. p. 89.
LE DON DES LARMES
qui anime et exprime cette relation dynamique est maintenue il n'y a jamais
d'accalmie, jamais de relâche; il ne peut y avoir cessation des larmes.
Larmes originelles
1. Cité dans J. Le Goff dir., LWo~!Me médiéval, Introduction, Paris, Seuil, 1989, p. 8.
2. Sur la limitation chrétienne du rire, cf. entre autres J. Le Goff « Le rire dans les règles
monastiques du haut Moyen Âge in M. Sot ed., Culture, éducation et société. Études offertes à Pierre
Riché, Paris, Érasmus, 1990, pp. 93-104; J. Le Goff «Rire au Moyen Âge", Cahiers du Centre de
Recherches Historiques, 3 (avril 1989), pp. 1-14.
LA PLAINTE
Le sentiment qui se dit dans les larmes, la componction, fait le lien entre la
contrition, terme désignant le regret spirituel des péchés, et les pleurs qui manifestent
le mouvement de l'âme. Nécessaire à la pénitence, indissociable des larmes, cette
notion désigne les piqûres sensibles subies par l'âme à la pensée des péchés Elle
1. « (.) da mihi gratiam lacrymarum, (.) quia sine dono tuo non possum habere eam, sed per
Spiritum sanctum tuum, qui dura corda peccatorum mollit, et ad fletum compungit O.XVI, col. 893-
894.
2. Cf. S. Wenzel, The Sin of Sloth: « ~c~Min Medieval Thought and Literature, Chapel Hill,
1967.
3. P. Adnès, « Larmes », Dictionnaire de Spiritualité, t. IX, col. 291.
4. Cf. les interprétations de pénthos, métanoia, ~Mr/MM)M~f/t~ dans J. Pégon, « Componction »,
col. 1312-1321.
5. Cf. J. Pégon, « Componction », col. 1312-1321; P.-R. Régamey, «La Componction du cœur",
p. 77.
6. Isidore de Séville, Sententiae, 11, 12, PL 83, col. 613b.
7. Cf. P.-R. Régamey, op. cit., p. 89.
8. J. Pigeaud, La Maladie de r~LMe. Étude sur la relation de l'âme et du corps dans la tradition
médico-philosophique antique, Paris, Les Belles Lettres, 1981, pp. 15-16.
9. A. Grabar, « Plotin et les origines de l'esthétique médiévale in Les Origines de l'esthétique
médiévale, Paris, Macula, 1992, pp. 29-87, surtout p. 31 sq.
LA PLAINTE
Plotin, toute chose est animée, et l'âme des choses n'est qu'un reflet du Noùs,
de l'Intelligence supérieure. La seule réalité qu'on trouve dans les choses
matérielles relève de cet élément spirituel qui reflète le Noùs le reste n'étant
que du non-être, de la matière pure 1. Par conséquent, pour contempler une
image reflétant une autre chose, « il faut que l'œil se rende pareil et semblable
à l'objet vu pour s'appliquer à le contempler. [.]Que tout être devienne donc
d'abord divin et beau, s'il veut contempler le Dieu et le Beau2 ». Il s'agit donc
de contempler le divin avec des yeux « intérieurs », seuls capables de nous révéler
un reflet de l'intelligible 3.
La division de l'homme entre âme et corps, faisant écho à la division du
monde en « ici-baset « au-delà », en ciel et terre, prend ainsi un sens mystique,
religieux l'âme, l'intériorité se rapportent au divin et à l'être; le corps, au terrestre.
Les manifestations du cœur et de l'âme gagnent donc de l'importance dans la
religiosité chrétienne. Cependant on ne peut réduire la signification des larmes
« sincères » aux larmes intérieures. Composé d'une âme et d'un corps, préoccupé
de son salut dans l'au-delà, le fidèle doit maintenir un équilibre parfait entre sa
vie extérieure et sa vie intérieure, entre son corps et son âme. Tourné vers le
divin, il doit établir une maîtrise parfaite de l'âme sur le corps, enclin au péché
par nature. C'est ainsi qu'un homme touché par la grâce doit pleurer aussi bien
« au-dedansqu'« au-dehors », des larmes « du coeurcomme des larmes « maté-
rielles ». La distinction de deux types de larmes se retrouve dans de nombreux
écrits spirituels des pères de l'Église au moins jusqu'à saint Bernard 4.
Cette double importance des larmes de conversion, de pénitence et de
purification d'une part, et des douces larmes consolatrices, venant de la grâce
divine d'autre part se repère dans la spiritualité orientale s. Les méditations orientales,
restant proches du néoplatonisme tout au long du Moyen Âge, ont permis de
concevoir, aux termes de la purification graduelle, la déification de l'homme; dès
ici-bas, la vision spirituelle de Dieu pouvait devenir un état, l'hésychia ou repos en
Dieu 6. Le spirituel s'épanouit dans le dépérissement du corporel. Le chemin de
la purification s'accompagne de larmes, jusqu'à la béatitude des larmes, la jouissance
en Dieu. En Orient, l'idée de conversion était conçue d'une manière radicale la
conversion à Dieu, nécessaire pour faire couler des larmes consolatrices, s'y
interprète comme une mort mystique La naissance à la vie de l'esprit, fécondée
par les larmes, devient alors une vraie résurrection, elle requiert la mort au monde.
En Orient, les larmes, présentes dans les écrits des Pères, prennent une
importance primordiale avec Jean Climaque (vu" siècle) qui décrit dans son Échelle
Sainte le processus de détachement-purification recommandé aux moines hésychastes
ou contemplatifs 2. Climaque fait participer les larmes porteuses de joie à l'union
illuminée de l'homme avec Dieu dans la contemplation. Au xie siècle, le mystique
le plus fidèle à ses doctrines, Syméon le Nouveau Théologien, mit en œuvre ses
préceptes et fonda une école de moines contemplatifs D'après son disciple et
biographe, Nicétas Stéthatos, Syméon opta tôt pour l'ascèse, à l'encontre des désirs
d'une famille aisée et noble. Il réduisit son régime au strict nécessaire et se consacra
à la prière et la lecture 4. C'est ainsi qu'il découvrit le livre de Jean Climaque qu'il
prit ensuite pour modèle littéral.
«Syméon avait trouvé dans ce livre le salut qu'il cherchait; (.) il entreprit une
guerre intérieure sans restriction »
Le fruit de son affliction fut l'adoucissement de ses larmes, coulant sans effort
dans ses visions qui l'unissaient à Dieu. La dernière fois qu'il entra en extase dans
sa vie, ses larmes cessèrent de couler c'est qu'il goûta déjà la consolation des
affligés bienheureux.
Syméon considérait les larmes comme le vrai baptême
Ainsi, pour lui, le sacrement de baptême n'est vrai qu'opéré par l'Esprit, qui se
manifeste par la voie des larmes. La médiation ecclésiastique conférant les
sacrements ne peut qu'annoncer le contact céleste; cette touche, l'homme doit
l'atteindre seul, par son effort de détachement.
Le sens du don céleste des larmes, l'action de la grâce vont bien plus loin,
dans le contexte oriental, que le désir-amour suprême observé chez Jean de Fécamp,
1. Cf. par exemple, Saint Athanase, De virginitate, 17, PG 28, col. 272.
2. Cf. Jean Climaque, L'Échelle sainte, éd. cit. supra
3. Cf. Nicethas Stethatos, Vie de Syméon le Nouveau Théologien, éd. I. Hausherr, et G. Horn
(Orientalia Christiana Analecta, 12), Rome, Pontificalis Institutum Orientalium Studiorum, 1928.
4. Nicethas Stethatos, Vie de Syméon. 4, p. 9.
5. Nicethas Stethatos, Vie de Syméon. 6, p. 13.
6. Syméon le Nouveau Théologien, Centuries, 1,36.
LA PLAINTE
pour qui ce don ne supprime guère les peines terrestres et ne le place pas au-
dessus de la hiérarchie ecclésiastique.
Plaintes singulières
Bien que la virtualité d'une telle évolution de la religiosité soit contenue dans
le christianisme originel, son déploiement en Occident reste lié à des circonstances
historiques. Le cheminement « privé » vers Dieu à l'aide de la componction ne se
produit qu'aux xi~-xn~ siècles, en deux étapes. Le monachisme des siècles du haut
Moyen Age connaissait les larmes de prière et de pénitence, conformément aux
préceptes de saint Benoît; mais la littérature spirituelle de cette époque ne mentionne
guère de larmes de joie. La spiritualité de Jean de Fécamp qui se situe à mi-
chemin entre Grégoire le Grand et saint Bernard annonce une nouvelle sensibilité
qui s'épanouit à partir du siècle suivant; puis, dans un deuxième temps, loin de
de se confiner entre les murs épais des couvents, les pleurs finissent par gagner la
société entière.
« Car toi, le Dieu qui s'approche et non s'éloigne, quand tu commences à approcher
de nous, et tes consolations à réjouir nos âmes, aussitôt, à l'odeur et au toucher de
la voie salutaire de ta présence, les sens de l'âme, qui étaient morts, sont revivifiés,
la foi exulte, la confiance trouve la gaîté, le cœur s'embrase, les larmes coulent
non celles qui éteignent le feu allumé, mais celles qui l'embrasent davantage. Et
quand ton esprit aide notre infirmité, nous versons en abondance des larmes épaisses
et douces, par l'affection de ta douceur. Quand la pieuse main de ta consolation
essuye ces larmes, elles coulent en plus grande abondance, et elles deviennent pour
nous des pains, jour et nuit, et une réfection forte et agréable, parce qu'il nous est
doux de pleurer devant toi 4. »
1. Guillaume de Saint-Thierry, Oraisons méditatives, éd. J. Hourlier (SC 324), Paris, Cerf, 1986,
ultérieurement GST, OM.
2. GST, OM, IV, 5, pp. 78-79.
3. GST, OM, V, 8, p. 97 « Si la pénitence ne lave pas les péchés, si la sueur sanglante ne perle
pas, si la croix ne crucifie pas, je ne trouve pas quelle part donner à qui pèche volontairement et
sciemment, ni dans la prière de celui qui sue du sang, ni dans le sacrifice de celui qui pend sur la
croix.
4. GST, OM, IV, 5, p. 81.
LA PLAINTE
Dans un premier temps, c'est l'oraison elle-même qui apporte la joie', car
seule l'oraison permanente tient éveillée la flamme de l'amour. L'oraison, qui
permet de demeurer dans la proximité de Dieu, devient alors un mode de vie.
Ainsi les premiers flots de larmes coulent à la fois en raison de la pénitence
vivement ressentie et du désir du divin; ensuite, des larmes incoercibles proviennent
de la jouissance de la présence, de l'amour sensible de Dieu. Les larmes dont il
s'agit ici sont versées par les yeux de l'âme; elles ne sont pas des larmes corporelles,
mais spirituelles. Car Guillaume de Saint-Thierry, qui parle des yeux de l'esprit 2,
des sens de l'âme 3, utilise pour ce faire le parallèle classique entre le fonctionnement
du corps et celui de l'âme dans son traité d'anthropologie, intitulé De la nature du
corps et de l'âme. Pour Guillaume, le vecteur de la connaissance dans l'âme est
l'amour, ce n'est que par l'amour qu'on peut connaître Dieu il n'y a amour que
s'il se meut vers ce qu'il aime 4. Les sens de l'âme sont, pour ainsi dire, revivifiés
par l'amour de Dieu, ils n'existent que par et dans l'amour. Comme les cinq genres
d'amour qu'il distingue s'apparentent aux cinq sens, l'amour le plus parfait
l'amour de Dieu, la charité se rapporte à la vue La lumière de la vérité, c'est-
à-dire la lumière de Dieu, qui le fait naître, illumine l'esprit et le transfigure. Ces
larmes douces qui coulent alors sans s'arrêter rappellent le repos des hésychastes
grecs.
La spiritualité contemplative, proche de la théologie grecque, provient chez
Guillaume de Saint-Thierry en partie de ses lectures une moitié de son traité De
la nature du corps et de l'âme copie Grégoire de Nysse 6. Au XIIe siècle, l'ordre
cistercien, constant par le renouveau évangélique, semble être le premier mouvement
qui privilégie la communication personnelle avec le ciel. Mais cette tendance se
propage dans les milieux qui affirment un pouvoir spirituel dont ils sont privés
dans la hiérarchie de plus en plus serrée de l'Église, la mystique apparaît comme
une forme convoitée de la vie religieuse 7. Les siècles suivants l'exploiteront
pleinement. Trait de spiritualité limitée à des milieux clos, les larmes deviennent
alors progressivement un trait de sensibilité.
C'étaient ses prières méditatives qui le faisaient pleurer ainsi ses larmes commen-
cèrent à couler lorsque le crucifix lui parla dans l'église Saint-Damien.
« C'est aussi pourquoi, à partir de ce moment, il lui fut impossible de retenir ses
larmes, et il pleurait à haute voix sur la Passion du Christ, comme s'il en avait
toujours sous les yeux le spectacle. Les rues retentissaient de ses gémissements; au
souvenir des plaies du Christ, il refusait absolument toute consolation Z. »
1. Thomas de Celano, Vita Secunda, in Saint François J'~4M!M. Documents. Écrits et premières
biographies, éd. T. Desbonnets et D. Vorreux, Paris, Éditions Franciscaines, 1981, 96, p. 426.
2. Thomas de Celano, Vita Secunda, éd. citée, 11, p. 355.
3. Vita beate Margarite de Ungaria, éd. in Inquisitio de vita b. Margaritae de Ungaria, Cité du
Vatican, 1943, p. 177.
4. Cité par A. Vauchez, La .Sa!?!t~& p. 513.
5. Vita Beate Brigide prioris Petri et magistri Petri, éd. 1. Collijn, Acta et processus canonizationis
beate Brigitte, Stockholm, 1930, pp. 73-101.
LA PLAINTE
1. G. Klaniczay, « I Modelli di santità femminile tra i secoli XIII e XIV in Europa centrale e in
Italia», article à paraître.
2. Sur ce sujet, cf. les travaux de Caroline Walker Bynum; outre le livre déjà cité supra, Holy
Feast and Holy Fast the Religious Significance of Food to Medieval Women, Berkeley, California UP,
1988 et Fragmentation and Redemption Essays on Gender and Human Body in Medieval Religion,
Berkeley, California UP, 1991.
3. A. Vauchez, La Sainteté. p. 513.
LE DON DES LARMES
PIROSKA ZOMBORY-NAGY
Christian y~M/MM~
Henri IV vient d'être assassiné (14 mai 1610), Pierre de l'Estoile note dans ses
« Mémoires-journaux
Un « pis que la mort » qui prendra encore soixante-quinze vers à se dire. Voix
en dehors de l'action, le chœur réussit à montrer ce qu'il dit en commentant les
malheurs des personnages de la pièce. Il souligne, par son extériorité, qu'eux, au
moins, sont dans l'action et que le spectacle de leur pitoyable histoire peut bien
passer pour un digne objet de lamentation. La lamentation est ainsi souvent confiée
au chœur dans le théâtre baroque.
Dans Hector, Montchrestien, le poète assassiné (en 1621) ne suit pas cette voie,
ce sont Hécube et Andromaque, les deux héroïnes, qui se lamentent. Elles profèrent
leur désespoir, entre autodéploration et imprécations
Hécube:
Andromaque
Ô soupirs, permettez que je puisse parler,
Et qu'en parlant ma vie échappe dedans l'air;
En mon cruel malheur certes bien fortunée,
Si je meurs en plaignant ma dure destinée. (.)
Ô deuil désespéré qui me trouble les sens!
Ô désespoir dolent auquel je me consens,
Arrivez à tel point qu'en l'effort du martyre
J'épande dans les vents l'esprit que je respire (.)
QUELQUES LAMENTATIONS SURANNÉES
Appel de la mort, mais si elle venait soudain (sans attendre la fin de la tirade)
la plainte, discours noble et emporté, fureur apollinienne, sombrerait dans le statut
peu enviable d'une rhétorique du râle ou du gargouillis, fort basse et fort peu
poétique. L'hyperbole souffrante peut-elle faire autre chose que répéter à l'infini
la souffrance et peut-elle la montrer autrement que dans la redondance de sa
profération? Oui, semble-t-il, quand il s'agit de Théophile de Viau dans les Amours
tragiques de Pyrame et Thisbé (Théophile d'ailleurs saura se lamenter en vers et en
prose sur son sort de prisonnier enfermé dans les prisons du Palais, dans l'infâme
cachot de Ravaillac).
Pyrame a prié Thisbé de l'attendre en un lieu écarté, auprèsd'une source
vive où viennent s'abreuver des animaux sauvages. Arrivée la première, Thisbé
aperçoit un lion solitaire, « effroyable bête ». Elle se cache. Pyrame arrive. Il ne
voit pas Thisbé mais les traces du lion, les signes d'un combat, et du sang. Il pense
que le lion a dévoré Thisbé. Il se lamente en cent vingt vers, s'accuse du malheur
arrivé et finit par se tuer. Thisbé sort alors de l'ombre et découvre son amant
agonisant. À son tour de se lamenter
Le rocher éclaté de deuil, la terre qui sue du sang, le poignard qui rougit
susciteront les moqueries de la poétique classique. Mais, explique Georges Forestier
dans l'introduction de son édition des Amours tragiques de Pyrame et Thisbé, « pas
plus que le rocher ne s'est éclaté de deuil, le poignard n'a honte d'être responsable
de la mort de Pyrame c'est Thisbé qui est éperdue de deuil et qui ressent
désespérément la responsabilité de la mort de son amant. Mais en 1621, il ne
suffisait pas, dans un moment paroxystique, de dire et de montrer pour que
l'émotion fût absolue, il fallait que le dire pût être en lui-même une manière de
montrer. La tragédie était ainsi complète elle avait pénétré jusque dans l'épaisseur
du langage 1 ».
Le païen appelle la mort et parfois se la donne (l'athée aussi, accuseront les
juges du parlement de Paris, et Théophile, pour le coup, finira par y laisser la vie).
Le chrétien conduit, lui, sa lamentation vers la pénitence et s'inspire de Jérémie.
Un chanoine Dupuy belle figure d'écrivain obscur a ainsi écrit une Lamentation
de la ville de Bazas frappée de peste (1605-1606 ~?). La contagion était un terrible
événement visions d'horreur qui ne détournent pas notre chanoine des mots mais
lui font interposer Jérémie entre les choses et les plaintes qui les expriment, et lui
font aussi assimiler Bazas, sa ville pesteuse, à la Jérusalem du prophète
1. G. Forestier, préface à son édition des Amours de Pyrame et Thisbé, « Collection du répertoire »,
Théâtre national de Strasbourg, s.l., Cicéro éditeurs, 1992, pp. xxv;-xxvn.
2. Publiée par J.-B. Marquette dans les Cahiers du Bazadais, 51, 1980, pp. 63-78.
QUELQUES LAMENTATIONS SURANNÉES
(.) Je n'en puis plus, et les excès de mon infortune assassinent ma vie ici des
morts, là des maisons fermées, ici des cris, là des craintes, ici des funérailles sans
cérémonie, là des douleurs sans remède; partout effroi, partout peste, point de
commerce, point d'offices charitables, là des fosses creusées, là des creux remplis,
point de rencontre autre que des corps qu'on conduit à la tombe, force frappés,
peu de réconciliés avec ces coups mortels et mourants; toujours seule, toujours sans
compagnie si bien qu'accommodant à mon usage les termes de Jérémie, je puis
dire, comment est maintenant assise seule la cité tant peuplée? Celle qui était grande
parmi les gens, est faite comme veuve, la Princesse entre les provinces est faite
tributaire.
(.) Ha! quelle ville, dont les édifices sont des petits couverts d'ais, et les habitants,
des corps blessés à la mort, corps redoutables, substances dangereuses, figures
humaines, hommes défigurés. Ha! quelle ville, dont les remparts sont dépouilles
exposées au vent pour prendre le vent, draps contagieux, linges intelligents avec
le venin pour assassiner mes enfants meurtrières amorces, cruels héritages, qui
convertissez, et réduisez les propriétaires en une bande de morts, corsaires baleines
qui mettez à fonds ma semence.
Mais non vous, ains les secousses venteuses de mon iniquité; mais non vous,
ains ma coulpe, qui paye ces orages impétieux qui soufflent sur la mer de Giope,
mer ouverte au naufrage des vaisseaux agités de ses ondes, ondes toutes faites au
massacre, massacres toujours altérés et jamais assouvis du sang des pilotes et
toutefois Jonas dort, et toutefois mon peuple ne se retire point du sommeil du
délice, persiste en ses coutumes déplorables, fait trophée de la désobéissance, ne
craint et ne se soucie point de quereller le ciel et moy, à qui cette crainte est
plus familière, je crie néanmoins sans être exaucée Qu'as-tu ?qu'as-tu à baisser
ainsi tes paupières dormantes? lève-toi, lève-toi, réclame le Seigneur ton dieu, et
possible qu'il aura mémoire de nous, et ne périrons point.
Neuf deniers par jour fait par an quatorze livres treize sols et neuf deniers.
Dix deniers par jour fait par an dix-neuf livres quatre sols deux deniers.
Onze deniers par jour fait par an seize livres quatorze sols sept deniers.
Douze deniers par jour fait par an dix-huit livres cinq sols.
CHRISTIAN JOUHAUD
VARIA
FRAGMENTS MOROSES. L'esprit est distrait, il n'attend plus, il s'oublie.
Quelle lenteur! La hâte est épuisée. Rien ne bouge; les objets de la chambre,
la nuit elle-même semblent s'installer définitivement. Le temps, qui est
partout et nulle part, n'est plus dans l'âme, son intime et véritable séjour.
L'âme a perdu son temps vide, insensible, morose, elle s'endort et somnole
pour ne se réveiller que d'un œil.
Le temps est mort parce qu'il ne passe plus. Rien ne vient. Le « viens »
l'appel s'est tu. Silence. Le tisserand, celui qui fait marcher la fabrique
de la pensée, est en congé. Congé au temps, à la pensée, à l'âme. Congé au
vent qui passe. Dans cette extase négative, exilée à l'intérieur d'elle-même,
hors de son temps, l'âme est sans abri, dans un désert sans étendue. Elle ne
remémore ni ne répète. Elle est déposée parmi les choses, sans repos. L'âme
est en arrêt. Le temps, effrayé d'être pris dans la glu de sa lenteur, s'est assis
en face d'elle et la regarde pensif. Elle ne peut rien saisir car tout la quitte.
Chagrine, elle grelotte dans son froid.
Il ne peut plus dire mes souvenirs, mes jours et mes nuits. Où sont
partis ses mots dont il ne se souvient? Il est seul mais sans rien de lui; il
est à peine quelqu'un et presque n'importe qui. Il s'attarde sans aller par
crainte de s'oublier. Il est son inconnu. Il demeure un intrus au sein même
du foyer.
Ce n'est pas, bien sûr, de l'avenir, de ce qui est devant sans nous être
encore arrivé, que proviennent la force de nos résolutions, les décisions qui
nous déterminent. Cette force et ces décisions ne sont que la vaste passivité
qui constitue notre passé, celui que nous n'avons pas choisi et qui ne cesse
de nous choisir, celui qui est à nous parce qu'il nous vient des autres. C'est
l'avant qui frappe dans l'après, mais c'est l'après qui donne à l'avant la force
de frapper. L'après-coup n'est qu'un contre-temps. Notre vie donne sens au
passé. Le hic et nunc des séances, le « pendantdu transfert, le temps de
l'analyse avancent à contre-temps, à reculons. L'histoire de la cure refait,
mais en l'analysant, en la défaisant, l'histoire infantile d'une névrose, pour
que l'autre vie d'une histoire puisse se réinscrire, se réécrire, se raconter.
Le temps de l'enfance, cet âge perdu, n'était pas indivis et complet.
Notre enfance n'était pas toute d'un temps, totalement présente et d'une
présence entière. Ainsi nous l'avons rêvée ou, peut-être, espérée. Mais déjà
initialement, les premiers commencements étaient perte et division, deuil et
déchirement. L'âge perdu n'a jamais été trouvé, jamais abandonné. Il ne
cesse de passer comme arrêté dans un devenir sans fin. Il est fait d'événements
toujours en cours qui encore et toujours nous arrivent, les seules choses
vraiment arrivées et qui perpétuellement nous viennent ce visage (le sien)
qui, dès qu'on le regarde, nous regarde, une vieille parole qui s'écoute dans
nos voix et murmure dans nos silences, ce dont le souvenir ne peut plus se
souvenir, ce que l'oubli ne peut pas oublier. L'âge perdu est le temps qui
passe sans passer, le passe-temps intime, celui du « il est temps » de la source
et de l'accomplissement; dans le courant fluent de son présent, nous pouvons
en changeant nous reconnaître.
E.G.M.
DANS LES PLIS. Cheminée ou faille elle hésite pour désigner ce qui
laisse aller les mots jusqu'à elle.
Les mots cheminent. Ils accompagnent, cachent, poussent devant eux
ce qu'ils veulent dire. Quelquefois ils perdent la chose, comme on perd son
chemin. (À Venise, si l'on s'inquiète du bon chemin « Voulez-vous le plus
court, ou le plus beau ? ») Ils faillissent.
L'étymologie recherche le passé dans le présent du mot; elle apprend
que dans les mines du pays liégeois les roches ont des ruptures sauvages. Là,
elles se livrent quand les couches d'époques différentes sont en contact. Pour
dire la faute de la terre, les mineurs ont emprunté un mot à la langue
étrangère la plus proche. Avec le français ils nomment les failles. Le mot
des mineurs a plu; la géologie l'a adopté et elle l'a civilisé.
Entre les lignes il y a un autre chemin, moins court, où l'on est moins
sûr de l'origine, moins sûr du sens. On y entend les mots se rencontrer, se
faire des histoires et au bout du compte s'inventer des souvenirs d'enfance.
On va de l'un à l'autre, guidé par leur proximité. Les mineurs (les mêmes)
cherchaient un mot pour les cassures de la terre. Ils ont pensé à leurs
femmes. Ils se sont souvenus que depuis toujours, la faille, c'est le nom
qu'elles donnent au voile qui couvre leurs têtes de plis compliqués. Le mot
est un souvenir, ils ont nommé cette fracture de la terre du mot d'un voile
de femme.
mais à vrai dire, je ne souhaitais pas sortir de ces ombres confuses, de cette
chronologie mêlée, de ces dates, de ces lieux.
c'était déjà une jeune femme. Quand son grand-père est mort, c'était encore
un jeune homme, le jeune père de sa mère, une très petite fille alors, une
toute petite fille.
C'était autre chose.
c.c.
A.-G.R.
« II est certain, aurait soupiré Bouvard, qu'il faut bien utiliser des
métaphores, et que rien ne remplace un souvenir tendre.»« Et regardez
comme c'est singulier! se serait exclamé Pécuchet, dans la langue, on
n'a rien d'autre que le pied pour désigner celui de la chaise! »
Là, à l'instant, il me semble que j'ai recopié cette scène pour la dernière
fois, et qu'aucune copie supplémentaire ne serait parvenue à maîtriser
l'émotion qui monte fidèlement avec la petite brume des points de suspension.
Ainsi nous arrivent les souvenirs qui sont passés entre les mailles de l'analyse,
avec une fidélité d'autant plus prenante qu'elle est insaisissable, fidélité de
l'émotion à un sens absent,à une histoire manquante, fidélité de l'enfant à
ce qu'il ne comprend pas. Ô parataxe fidèle!
M.G.
VARIA
On doit le « passeport idéal » a Jac~M~ Rigaut. Sami Ali le cite dans son
livre intitulé Le banal, ainsi que d'autres maîtres de l'espace mort, tel Andy
Warhol commentant sa peinture: « Cela fait de jolies couleurs », ou ~oAM Cage
sa musique:« Z,M sons sont. »
V.A.P.
nullipare ou déjà gravide. Pour Norbert Hanold fasciné, une telle question
ne se pose pas. La reduplication de Gradiva en rediviva puis en Zoé vient
maintenir en lui, silencieuse, l'énigme, maternelle, de la paternité et des
origines.
Dans l'opéra de Bizet, Don José ne peut être séduit par le personnage
de Micaëlla, trop l'alliée de sa mère, et trop messagère. Zoé, elle, est
destinataire. Mais elle est aussi messagère, entre passé et présent messagère
et destinataire, elle fait avancer la cure d'amour par ses propos ambigus.
Vers la fin du roman, bien qu'elle soit assurée d'avoir sauvé de l'enseve-
lissement l'amour que lui porte Norbert, elle ne se sent pas encore assez
vivante pour accepter un voyage de noces à Pompéi. Aurait-elle peur de
trébucher, celle qui marche légèrement, et de tomber, enceinte du lapsus
(comme il semble d'ailleurs que ce soit à jamais le cas), Gradiva, la trop
ravie ?
N.O.
ALARMES
Maître,
C'est d'une question bien délicate que je souhaite vous entretenir
aujourd'hui une circonstance qui me trouble profondément et me plonge
dans le désarroi. Vous m'avez toujours, depuis cette adolescence inquiète
qui fut la mienne, aidé à mettre en ordre cette vie qui continue, si souvent,
à me désorienter; ou mieux, à en accepter le désordre, à le tenir dans les
contours d'une attente confiante. J'ai, une fois de plus, besoin de vous.
Ce que je souhaite évoquer, de surcroît, n'est pas seulement objet de
peine et d'incompréhension pour moi; il y a, à vous en parler, et même
me semble-t-il à tenter de le penser, une sorte de sacrilège. Du moins est-
ce ainsi que cela se présente à mon esprit inquiet. À cette tonalité quasi
religieuse, si éloignée de mon mode de penser habituel, vous mesurerez
la difficulté où je me trouve. Puissiez-vous m'aider, comme si souvent, à
l'alléger. Mais tout ce préambule, je le sens bien, n'est que manière de
retarder l'abord de mon véritable propos. Voici donc.
Vous savez l'amour qui me lie à Elisabeth, un amour qui, tout à tout
moment me le prouve, m'est rendu au centuple. Depuis trois ans que,
grâce à vous, nous nous sommes trouvés, rien n'est venu démentir notre
immédiat élan. D'elle, tout m'est cadeau; de moi, elle reçoit tout avec
bonheur. Presque tout! Car il est et c'est ce qui me tourmente un
VARIA
point sur lequel j'en doute, et ce doute m'est douleur. Il s'agit de notre
rapport charnel. Là aussi, pourtant, notre entente est parfaite, la tendresse
et la passion s'y conjuguent pour nous laisser, dans les bras l'un de l'autre,
épuisés et heureux. Sauf en quelques occasions par trois fois au moins,
alors que l'orage qui nous avait emportés avait été particulièrement violent,
j'ai vu mon Élisabeth. pleurer! Les larmes coulaient sans tarir sur son
visage aimé, de profonds sanglots la secouaient. À mes yeux affolés elle
tentait de sourire, à mes questions anxieuses elle secouait la tête, balbutiait
« ce n'est rien », ou « je ne sais pas ». Je n'osais lui en demander davantage
avais-je peur de savoir? et longtemps dans la nuit, après qu'elle se fut
endormie sur mon épaule, je roulais de sombres et confuses pensées.
Ah, maître, à cette seule évocation, je retrouve mon tourment! Que
lui ai-je fait? L'ai-je blessée, meurtrie, non point physiquement ce n'est
pas dans son corps qu'elle souffre, je le sens bien-, mais dans son âme?
Je crois voir dans ses pleurs une sorte de désespoir et j'ose à peine y
penser car elle me paraît alors lointaine et seule, comme abandonnée,
alors même que nous venons de vivre notre plus intense communion et
que tout devrait nous faire, toujours enlacés, céder au même sommeil,
poursuivre dans un même rêve ce bonheur apaisé.
Il n'y a qu'à vous que je puisse m'en ouvrir, et porter mes questions
angoissées pourquoi ? Que se passe-t-il en elle ? Dois-je renoncer à cette
union de nos corps où pourtant je crois éprouver en son acmé l'harmonie
de notre entente? Je le ferais sans hésiter tant m'est insupportable l'idée
même de la souffrance de celle qui m'est plus chère que tout au monde,
et que ce soit moi qui la lui inflige. Dois-je même y voir le signe d'une
secrète fêlure de notre union et. je n'ose écrire, je n'ose penser plus
avant.
les amants du monde, j'en suis assuré, l'ont rencontrée pourvu du moins
que leur union fût intense et réelle et non, comme il arrive, superficielle
et presque mécanique. Et je ne crois pas qu'aucun ait pu la déchiffrer.
Que cette communauté de sort, au moins, vous soit consolation!
Je ne pense pas que les femmes sachent mieux que nous ce qui, en
ces moments-là, les afflige à ce point. Je penserais volontiers que cet émoi
leur est, bien qu'au plus profond d'elles-mêmes, aussi étrange et inquiétant
qu'à leurs amants, et qu'elles se posent les mêmes questions se sentent-
elles blessées ? Non. Humiliées ? Pas davantage, et d'ailleurs elles n'éprouvent
aucune haine envers l'homme qui a partagé leur extase. L'intensité de
l'émotion ne trouve-t-elle que ce mode d'expression? Et pourquoi pas un
rire éclatant? Seraient-elles à ce point chagrinées que ce qui les a comblées
ne dure qu'un instant, pleurent-elles ce qui déjà n'est plus? Peut-être. Et
même, certains profonds penseurs de l'âme humaine le prétendent, ne se
confondraient-elles pas avec ce sexe déjà au déclin de sa gloire, et qui
inéluctablement, comme assassiné, les quitte ? Ce n'est pas impossible, l'âme
humaine a des détours singuliers qui ne cessent de nous surprendre.
Je me fais, quant à moi, non pas une hypothèse, mais au moins une
réflexion. Vous souvenez-vous de nos lectures d'Ovide? De ces Métamor-
phoses que devant moi vous déchiffriez avec une juvénile ardeur, une
impatience qui n'était pas sans vous pousser à quelques solécismes, voire
barbarismes dont je vous tançais sévèrement? Vous n'avez sans doute pas
oublié l'étrange histoire de Tirésias qui, pour avoir dérangé l'amour des
serpents divins, fut transformé en femme. Qui ainsi connut le plaisir de
la femme dans l'amour, avant de retrouver son corps d'homme. Vous
rappelez-vous ce qui lui advint lorsque, fort de son expérience, à Jupiter
qui soupçonnait les femmes d'être considérablement plus heureuses dans
l'amour que les hommes et en débattait avec Junon laquelle niait
farouchement il apporta sa caution neuf parts pour la femme, dit-il,
une pour l'homme! Junon, furieuse de voir le secret ainsi révélé, le priva
de la vue.
Il y a donc un secret, la femme en est dépositaire. Est-ce de l'avoir
trahi, de se l'être fait, dans un moment d'extase, arracher, qui ainsi la
dépossède et la désole?
Il est une autre forme de l'énigme, dont j'ai eu à connaître, et qui
me conforte en ce sens. Là, un moment pleinement heureux n'est pas
suivi de larmes, mais au contraire d'une tendre reconnaissance. Mais,
inexplicablement les quelques jours qui suivent sont placés sous le signe
d'une farouche hostilité, que l'expérience commande de ne point tenter
d'interroger. J'y verrais volontiers le signe, à défaut d'une douleur immédiate,
d'un plus tardif dépit.
Un conseil, mon cher enfant vous ne souhaitez pas devenir aveugle?
Alors ne cherchez plus à savoir. Acceptez ce mystère. A moins que, comme
Tirésias en reçut le don de Jupiter reconnaissant en compensation de la
perte de ses yeux, vous ne vouliez devenir cla'r-voyant, devin? Mais pesez
VARIA
bien le prix qu'il vous faudrait payer! Connaître, certes; mais perdre à
tout jamais le ravissant spectacle des charmes d'Élisabeth ?
À bientôt, cher enfant; je suis sûr que vous saurez être heureux
p.c.c. F.G.
Dans son dix-huitième cahier, VARIA a rassemblé des contributions de
Catherine Chabert
François Gantheret
Michel Gribinski
Nicole Oury
Anne-Geneviève Roger
Dominique Suchet
ŒUVRES DE SIGMUND FREUD
Traductions nouvelles
Collection « Connaissance de l'inconscient »
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