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Objets

du fétichisme

NOUVELLE REVUE DE PSYCHANALYSE

Numéro 2, automne 1970.


© Éditions Gallimard, 1970.
SOMMAIRE

J.-B. Pontalis Présentation. 5

Sigmund Freud Le fétichisme. 19


Le clivage du moi dans le processus de défense. 25
Guy Rosolato Le fétichisme dont se dérobe l'objet. 31
Victor N. Smirnoff La transaction fétichique. 41
Robert C. Bak Le fétichisme. 65
M. Masud R. Khan Le fétichisme comme négation du soi. 77
Roger Dorey Contributions psychanalytiques à l'étude du fétichisme. 112
Indications bibliographiques travaux psychanalytiques sur le féti-
chisme. 127

II

Textes du Président de Brosses et d'Auguste Comte. 131


Jean Pouillon Fétiches sans fétichisme. 135
Alfred Adler L'ethnologue et les fétiches. 149
Pierre Bonnafé Objet magique, sorcellerie et fétichisme? 159

III

Extrait du Capital de Karl Marx. 195


Maurice Godelier Économie marchande, fétichisme, magie et science. 197
Jean Baudrillard Fétichisme et idéologie la réduction sémiologique. 213

IV

Roger Dadoun Le fétichisme dans le film d'horreur. 227


Pierre Fédida La relique et le travail du deuil. 249
J.-B. Pontalis

PRÉSENTATION

Moi, fétichiste », s'écria M. Hippolyte Patard en mar-


chant sur soncollègue. « où avez-vous pris, Monsieur, que
j'étais fétichiste »?
GASTON LEROUX, Le Fauteuil hanté.

Il y a des objets qui se passent de nom.


RENÉ MAGRITTE.

L'intérêt que les psychanalystes portent au fétichisme, s'il leur paraît


aller de soi, peut surprendre le lecteur profane. Ne s'agit-il pas là d'une per-
version que les analystes eux-mêmes tiennent pour relativement rare, et
motivant encore plus rarement une décision de traitement? Pourquoi accorder
à cette curiosité, le plus souvent marquée, dans la littérature et l'iconographie
spécialisées, d'un attrait suranné les coupeurs de nattes, les bottines à
boutons, le tablier de soubrette ou le mackintosh d'Outre-Manche un
statut privilégié? Pourquoi extraire du catalogue de la Psychopathia sexualis
et soumettre au sérieux de la réflexion cette anomalie qui fait sourire, ou qui
fait vendre, si l'on pense aux bénéfices qu'en tire la publicité moderne?
A ces questions, une réponse, antérieure à la psychanalyse, pourrait
d'abord être donnée. Binet n'écrivait-il pas déjà, dans un article dont l'allure
fin de siècle ne doit pas faire négliger la netteté de l'observation, que « tout
le monde est plus ou moins fétichiste en amour et qu'il y a une dose cons-
tante de fétichisme dans l'amour le plus régulier» x?Il notait aussi que l'ana-
lyse du fétichisme, quoiqu'il n'offre « rien d'apparent, de bruyant », pouvait
constituer une voie d'accès privilégiée à la question, elle, bruyante « Pour-
quoi aime-t-on telle personne plutôt que telle autre? ». En reconnaissant dans
le fétichisme sexuel, plutôt qu'une aberration de l'amour, son secret, Binet
se voyait alors conduit, malgré lui, est-on tenté d'écrire, à dénoncer en conclu-
i. Alfred Binet, « Le Fétichisme dans l'amour », Revue philosophique, 1887.
OBJETS DU FÉTICHISME

sion l'analogie dont, avec la plupart des auteurs de son temps Freud
inclus il fait son point de départ. S'il reprend bien à son compte l'idée,
reçue à l'époque, d'un fétichisme religieux « qui consiste dans l'adoration
d'un objet matériel auquel le fétichiste attribue un pouvoir mystérieux» et
s'il s'autorise de cette pratique supposée pour en reconnaître les équivalents
dans le comportement amoureux, il n'en adopte pas moins une position
inverse à celle qu'un comtisme simplifié faisait généralement admettre quant
au développement des formes de la religion. C'est en effet l'amour normal
qui lui paraît devoir être qualifié de polythéiste en tant qu'il résulte « non
pas d'une excitation unique mais d'une myriade d'excitations » tandis que
le fétichisme dans la mesure où l'objet du culte est isolé, abstrait, élu
comme un « tout indépendant »1 doit être considéré comme monothéiste.
Savoureux et candide renversement! Précieux aussi dans ce qu'il indique.
Car on sait que si la réflexion de nombreux psychanalystes parti-
culièrement en France où elle s'est renouvelée ces dernières années s'est
portée sur le fétichisme, ce n'est pas seulement pour pousser plus loin l'inves-
tigation d'une perversion, mais bien plutôt pour aborder, selon le titre d'un
essai de Rosolato, l'étude des perversions sexuelles à partir du fétichisme, et,
plus fondamentalement, parce que la perversion fétichiste qui, plutôt
qu'à l'état pur, est le plus souvent présente, ou mieux, cachée dans les
tableaux cliniques très variés pourrait mettre à nu certaines conditions
essentielles à la constitution de l'objet du désir (sexuel), conditions plus ou
moins masquées dans l'exercice dit normal de la sexualité. Davantage le
fétichisme peut servir de modèle dans l'abord psychanalytique de la relation
d'objet, tout comme, par exemple, un phénomène aussi marginal que l'oubli
des noms a pu avoir valeur exemplaire pour décomposer les mécanismes de
production des formations de l'inconscient.
C'est bien ainsi que Freud aborde pour la première fois le paradoxe du
fétichisme, écrivant dans les Trois essais qu' « aucune autre variation de la
pulsion sexuelle, à la limite de la pathologie, ne présente autant d'intérêt

i. Comme preuve de la précision et de la justesse de la description de Binet, citons ces


lignes Le fétichisme amoureux a une tendance à détacher complètement, à isoler de tout ce
qui l'entoure l'objet de son culte et, quand cet objet est une partie d'une personne vivante, le
fétichiste essaye de faire de cette partie un tout indépendant. » Et l'auteur ajoute = La nécessité
de fixer par un mot qui serve de signe ces petites nuances fuyantes du sentiment, nous fait adopter
le terme d'abstraction. Le fétichisme amoureux a une tendance à l'abstraction. (Op. cit., p. 263.)
On notera que Binet est à l'opposé du préjugé commun qui veut que le fétichiste soit englué
dans le concret au point qu'il ne pourrait saisir le signe qu'en le dégradant en chose matérielle.
PRÉSENTATION

que celle-ci» Dans la perspective qui est celle des Trois essais déman-
teler l'apparente harmonie préétablie entre la sexualité humaine, son objet
et sa fonction l'existence du fétichisme pourrait ne constituer, au même
titre que tout autre échantillon de perversion, qu'une pièce de plus à verser
au dossier; mais l'intérêt qu'il présente est plus particulier Freud, après
Binet, auquel il se réfère, note qu' « un certain degré de fétichisme se retrouve
régulièrement dans l'amour normal » 2. L'originalité du fétichisme par rap-
port aux autres « aberrations sexuelles » se confirme également d'emblée en
ce qu'il ne se laisse pas inscrire dans une succession génétique si Freud en
vient, dans les remaniements apportés aux Trois essais, à différencier des
organisations successives de la sexualité infantile et ceci selon différentes
lignes on notera qu'il n'évoque pas de stade fétichiste.
Aussi bien Freud remarque-t-il qu'il eût été « préférable d'étudier ce
groupe fort intéressant de déviations [le fétichisme] en même temps que
celles de l'objet sexuel [l'homosexualité, par exemple] » 3. S'il range le féti-
chisme sous la rubrique « déviations quant au but », alors même qu'il n'y a
pas nécessairement renonciation au but (« l'union sexuelle ou du moins les
actions qui conduisent à celle-ci ») mais seulement exigence que l'objet satis-
fasse à certaines conditions 4, c'est, nous est-il dit, qu'il fallait d'abord envi-
sager la surestimation 5. On a ainsi une gradation dans l'élection de l'objet
partie du corps ou objet inanimé qui touche de près l'objet sexuel;
caractères tel trait physique exigés de l'objet pour que le désir puisse
naître et se satisfaire; surestimation inhérente à l'état amoureux; ce ne
serait qu'à partir du moment « où le besoin du fétiche prend une forme de
fixité et se substitue au but normal, ou encore lorsque le fétiche se détache
d'une personne déterminée et devient à lui seul l'objet de la sexualité» qu'on
aurait affaire à la perversion fétichiste proprement dite. Mais l'existence d'une
telle gradation risque de nous conduire à diluer le phénomène.
On est frappé ici d'une certaine difficulté à cerner le fétichisme, d'un

i. S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, coll. Idées, p. 39.
2. Op. cit., p. 39. Le terme de regelmàssig, plus nettement que l'adverbe français, marque
qu'il ne s'agit pas là seulement de fréquence empirique mais d'une nécessité intrinsèque.
3. Trois essais, op. cit., p. 38.
4. C'est ce même terme qu'on retrouve dans l'analyse de la vie amoureuse où il s'agit de
déterminer les conditions requises dans l'élection de l'objet d'amour. L'objet vient remplir les
conditions.
5. « La transition [du fétichisme] vers la sexualité normale est dans la surestimation de
l'objet sexuel qui semble une nécessité psychologique et qui s'empare de tout ce qui est associé à
l'objet op. cit., p. 39.
OBJETS DU FÉTICHISME

certain flottement déviation quant au but ou quant à l'objet? effet secon-


daire de l'énamoration, condition sine qua non de la jouissance, choix exclu-
sif et non seulement nécessaire, mais suffisant, d'une partie prise pour le tout?
Il faut d'ailleurs reconnaître que, depuis Freud, la clinique psychanalytique
n'a pas toujours réussi à préciser la spécificité de l'objet fétiche et du désir
anxieux qui précipite sa quête à la limite, tout objet fortement investi, dont
« on ne peut pas se passer », serait tenu pour un fétiche. Ce flottement
n'est-il à mettre au compte que d'une défaillance conceptuelle ou peut-on
y voir quelque chose qui serait précisément en rapport avec la nature même
de l'objet l?
Un flottement comparable s'aperçoit, toujours dans ces quelques pages
des Trois essais, dans le recours à la notion de substitut (Ersatz). Certes
l'objet peut être qualifié de substitut, mais alors on quitte déjà le plan de
la description sans pour autant apporter une réponse théorique. On cesse en
effet d'être descriptif en préjugeant que la partie est choisie à la place du
tout alors qu'on pourrait tout aussi bien, et sans doute en étant alors plus
près de la clinique, renverser l'ordre des choses et voir dans la « totalité »
de la personne ou du corps un simple support, voire un appendice, de
l'objet-fétiche proprement dit 2; et on risque aussi de se fourvoyer théori-
quement, le terme de substitution entraînant ou bien à établir une équation
symbolique valable dans tous les cas (fétiche = phallus) ou bien à recher-
cher toujours plus avant dans l'enfance de quoi le fétiche est le substitut. Or
l'acception proprement psychanalytique de la notion est-elle ici pertinente,
avec ce qu'elle implique de déplacements le long de lignes associatives incons-
cientes, avec ce qu'elle présuppose de compromis entre le désir et le processus
défensif? Le fétiche, comme source de plaisir et de pouvoir, peut-il être qua-
lifié d'Ersatz? C'est ici précisément, à propos de substitut, qu'intervient
chez Freud la première référence au fétichisme des sauvages « Ces substi-
tuts peuvent en vérité être comparés au fétiche dans lequel le sauvage incarne
son dieu s ». Incarner donner une chair, comme si, à l'origine de l'instau-
ration du fétiche, il y avait une non-satisfaction intolérable face à ce qu'offre
ou n'offre pas l'objet d'amour. Son dieu comme si intervenait dans
la création et l'appropriation du fétiche l'exigence qu'il soit mon morceau de

r. Cf. infra l'article de Guy Rosolato «Le fétichisme dont se dérobe l'objet.»
2. Comme l'illustre, dans la complexité de l'agencement qu'elle démontre, l'analyse du cas
présenté par Masud R. Khan.
3. Trois essais, p. 39.
PRÉSENTATION

possession, mon secret, témoin concret pour moi seul de cette contradic-
tion l'exercice d'un pouvoir sur ce qui me commande. Le fétiche comme
« piège à dieux », écrit Jean Pouillon; oui, mais pour tenter d'attraper ce qui
leur manque, et ce qui leur manque, c'est justement ce qui assure leur exis-
tence, inaccessible par principe à un culte direct et immédiat, voué à des
signes sensibles, palpables, jouables. Quelque chose de ce paradoxe doit
bien se retrouver dans le choix ou la fabrication du fétiche enveloppe,
gaine, voile, cachant ce qu'ils cernent, délimitent.
On ne s'étonnera donc pas de ce que Freud, dans une note des Trois
essais ajoutée en 1920, ait comparé la formation du fétiche à celle du souvenir-
écran plutôt qu'à celle du symptôme 1. Opposer à Binet que « le fétiche,
quand il est rencontré pour la première fois, a déjà su attirer l'intérêt sexuel »
n'est donc pas seulement rappeler cette évidence que l'attraction par un
objet, pour être à ce point exclusive, présuppose, du côté du sujet, une orga-
nisation pulsionnelle et fantasmatique déjà impérieuse; l'analogie proposée
signifie que le fétiche vaut comme souvenir-écran, témoin à la fois insigni-
fiant et précieux, manipulable mentalement ou gestuellement, où se cache et
se préserve à jamais ce qui ne doit pas se perdre.
Pourquoi s'attarder sur ces quelques notations des Trois essais, qui
n'offrent rien de décisif, peuvent paraître banales? D'abord parce qu'elles
nous ont semblé, dans leurs hésitations, ouvrir aux questions que pose le
fétichisme et aussi parce que le fait que Freud ait consacré un article au
fétichisme et ceci à une date relativement tardive (1927) peut conduire
à une erreur d'appréciation qu'il n'est pas sans intérêt d'apercevoir. Il est
en effet erroné de croire que le fétichisme n'avait guère retenu son atten-
tion avant l'article de 19272 ou que les thèses qu'il y énonce sont inaugu-
rales en ce qu'elles s'appuieraient sur quelque trouvaille jusque-là insoup-
çonnée.
Freud n'a jamais consacré d'étude d'ensemble à telle affection déterminée
hystérie, phobie, perversion, etc. sans doute pour ne pas constituer
une psychopathologie psychanalytique qui, se substituant à une nosographie
psychiatrique, en conserverait néanmoins le moule. En revanche, il a abordé
i.« L'observation des faits nous démontre que, derrière le premier souvenir se rapportant
à la formation d'un fétiche, se trouve une phase dépassée et oubliée du développement sexuel,
représentée par le fétiche comme par un souvenir-écran dont il n'est qu'un résidu et pour ainsi
dire le précipité », op. cit., p. 172, note 19.
2. Comme le montre l'inventaire, qui ne prétend pas être complet, qu'on trouvera plus
loin, p. 29.
OBJETS DU FÉTICHISME

« de front » le narcissisme, le masochisme et. le fétichisme. C'est là pour


nous une indication des structures fondamentales du « psychique », des
catégories de désir sont alors dévoilées, non des objets de la psychopatho-
logie et ce dévoilement de catégories ainsi privilégiées ne manque pas de
retentir sur l'ensemble de la théorie psychanalytique l'introduction du nar-
cissisme, avec la nouvelle fonction du moi ainsi promue, entraîne à boulever-
ser la conception des instances psychiques et le dualisme pulsionnel; la
pleine considération du « problème du masochisme » conduit, au-delà de
l'analyse clinique des diverses modalités du masochisme, à poser en de tout
autres termes la question qui sous-tend toute l'économie psychique telle
que la cure la remet en jeu en prenant comme point de référence et non
plus comme exception le paradoxe du plaisir trouvé dans la souffrance.
On retrouve une démarche analogue dans l'« introduction » du féti-
chisme. Ce que Freud nous dit du fétichisme au début de son article que
son existence n'est pas mise en avant par le sujet et qu'il fait l'objet d'une
découverte marginale, annexe, à savoir que seule l'analyse peut en faire appa-
raître la place, la fonction et les déterminants est, dans une certaine mesure,
vrai pour la psychanalyse elle-même. « Je vais certainement décevoir. » De
la part de Freud, cette crainte de décevoir en posant les termes de l'équation
(fétiche = phallus féminin) anticipe, pourrait-on dire, sur une crainte d'être
déçu par ses lecteurs. Crainte qui s'est montrée en partie fondée, car de
nombreux travaux psychanalytiques sur le fétichisme se bornent à « étoffer »
l'équation en cherchant les ingrédients prégénitaux qui entrent dans la con-
fection du fétiche.
Or, ce n'est manifestement pas dans cette voie que Freud souhaitait
être suivi. Il l'indique d'ailleurs clairement, invoquant les « intérêts théo-
riques » que présente à ses yeux la question du fétichisme. Ces intérêts vont
dans trois directions
i) réaffirmation de la fonction prévalente du complexe de castration et de
l'efficacité symbolique de la différence des sexes 1;
2) analyse d'un mode particulier de croyance, fondée sur le déni ( Verleug-
nung), croyance qui est saisie dans son instauration et sa persistance;
3) dégagement d'une structure du moi, dans son rapport à la réalité le cli-
vage (Ichspaltung), deux attitudes psychiques opposées coexistant paral-
lèlement, sans relation dialectique entre elles.
1.Il faut recommander instamment l'étude du fétichisme à tous ceux qui doutent encore
de l'existence du complexe de castration. »
PRÉSENTATION

Si elle est mise en évidence sur le cas exemplaire du fétichisme, qui en


donne une illustration particulièrement convaincante, cette triple théma-
tique ne se limite évidemment pas à la perversion en cause; elle ne forme pas
non plus un ensemble rigoureusement indissociable autrement dit, chacun
des thèmes peut être poursuivi et mis à l'épreuvedans sa problématique
propre. C'est ainsi que, dans l'article de 1927, Freud montre comment la
mort du père, dans la névrose obsessionnelle, peut être traitée comme l'est
la castration de la femme chez le fétichiste 1. La notion de Ichspaltung, sur
laquelle se centre le fameux texte inachevé de 1938, dépasse le champ du
fétichisme; elle est retrouvée dans la psychose; on peut même poser qu'elle
ne saurait être localisée et qu'elle est coextensive à la définition psychana-
lytique du sujet.
Quant à l'articulation entre la castration et la croyance consécutive au
déni, elle a pu être longtemps relativement méconnue. La portée de la thèse
freudienne se laisse alors difficilement saisir. En effet, si l'on s'en tient à la
formulation de Freud, l'objet du déni est la réalité d'une perception, celle de
l'absence du pénis chez la femme, perception qui serait insupportable à
l'enfant, traumatisante au sens fort à savoir ouvrant une brèche incolma-
table en tant qu'elle attesterait la réalité de la castration. Mais c'est une
perception bien particulière que celle d'une absence! Il faut bien admettre
que cette absence ne peut être « perçue » que si elle vient contredire un
« préjugé » antérieur, préjugé qui pose que tous les êtres humains ont un
pénis et qui « néglige » la différence des sexes 2. Seule l'existence du pré-
jugé qu'est la théorie sexuelle infantile peut faire poser l'équivalence entre
l'énoncé « la femme n'a pas de pénis » (« perception » supposant une affir-
mation primaire) et cet autre « la femme est châtrée » ( « théorie ») avec son
implication « Je suis, comme la femme, châtrable par le père. »
Dans ce moment originaire du fétichisme, la différence des sexes cesse
d'être négligée, elle est admise, elle est perçue, mais elle n'est que perçue,
localisée comme différence anatomique elle est reconnue, mais comme une
loi de la nature dans laquelle le sujet refuse de se reconnaître. C'est à ce
temps que s'effectue la discordance entre le savoir et la croyance, discor-
dance qu'exprime la formule du « je sais bien mais quand même» repérée
dans le langage courant par Octave Mannoni, et qui ne peut être que main-

i. Cf. infra, p. 23.


2. Préjugé et néglige sont les termes utilisés dans l'article sur les théories sexuelles infantiles.
OBJETS DU FÉTICHISME

tenue comme telle; car, dans sa précarité acrobatique, oscillant entre le


triomphe et la dérision caricaturale, ce clivage ne peut que se redoubler en
une succession d'autres clivages 1.
Il est devenu classique depuis Freud de retrouver à l'œuvre les effets
d'une telle contradiction dans les trois phases instauration, construction,
traitement de l'objet-fétiche celui-ci est à la fois vénéré et maltraité, il
témoigne de l'avant et de l'après (« le dernier moment pendant lequel on a
encore pu penser que la femme est phallique »). Mais l'essentiel est que le
sujet puisse se croire l'unique animateur de son désir 2. Animateur, mais
non le maître, défaillance que le fétichiste atteste en « fabriquant son objet
(Masud Khan avance justement le terme de collage) bricolé à partir d'élé-
ments prélevés dans, et valant pour, ce qui signifie la puissance de l'autre.
Le fétichiste instaurerait donc et chercherait à maintenir à tout prix une
croyance qu'authentifie pour lui le pouvoir de l'objet fétiche qui lui assure
sa jouissance. Prolongeant la théorie qu'en a donnée la psychanalyse, on
serait tenté d'aborder le rapport dans l'autre sens qu'est-ce qui, chez l'indi-
vidu ou dans une collectivité, dans le domaine réservé de leurs croyances,
tient lieu et fait fonction de fétiche? C'est peut-être par cette voie que peut
s'opérer ici une convergence entre la psychanalyse et les sciences de l'homme
qui recourent à la métaphore du fétichisme.

Métaphore, car il existe peu d'exemples aussi remarquables de migration


conceptuelle tout comme le type d'objets qu'il prétend étiqueter, le terme
de fétichisme vient toujours d'ailleurs Il se déplace, emprunté, sans connaître
de terre natale, toujours renvoyé à son émissaire qui le renie, sans jamais
non plus, passant ainsi d'un domicile d'adoption à un autre, aller jusqu'à
disparaître. Notion ou étiquette, le fétichisme circule entre une théorie des

i. C'est dans ce contexte que l'on peut comprendre le déroutant renversement de termes
énoncé sans détours par Freud dans l'article de 1927. Alors que le refoulement avait toujours été
défini jusque-là comme portant sur la représentation (la répression porterait sur l'affect dont elle
inhiberait le développement), voilà que le refoulement est maintenant couplé avec l'affect, la
représentation tombant sous le coup de la Verleugnung. Voir sur ce point le commentaire d'André
Green dans son rapport sur l'affect au 30e Congrès des psychanalystes de langues romanes.
2. Cet « avantage avec ce qu'il implique de secret qu'on se garde, est aussi repéré dans
l'article de 1927 « Il pouvait à son gré octroyer le brillant que les autres ne pouvaient pas per-
cevoir »; et le fétiche n'est pas « reconnu par les autres ».
PRÉSENTATION

religions héritée d'Auguste Comte et une sociologie héritée de Marx, entre


l'ethnologie qui tend de plus en plus à la récuser et la sexologie qui aimerait
pouvoir classer l'anomalie dans son répertoire. Et, dans le même temps où
il perd toute valeur explicative des faits religieux « primitifs» sans d'ail-
leurs qu'il ait été soumis pour autant, comme le fut le totémisme, à un déman-
tèlement critique il est retrouvé partout dans nos sociétés pour rendre
compte de notre relation à des objets qui nous « aliènent » chacun s'emploie
aujourd'hui à dénoncer complaisamment nos fétichismes, complaisamment
car tout conspire à perpétuer la fascination. Du coup, comme l'écrit Jean
Baudrillard, le fétichisme devient « le concept-fétiche d'une pensée vulgaire,
travaillant allègrement, sous le couvert d'une critique pathétique, à la repro-
duction élargie de l'idéologie ».
Autrement dit, il paraît aussi justifié de critiquer la notion que difficile
de s'en passer. On trouvera à cet égard dans les textes de ce recueil qui
n'émanent pas de psychanalystes, une convergence d'autant plus remarquable
qu'elle ne fut pas délibérée. Les ethnologues, notamment, commencent tous par
renier, dans des termes très voisins, la « pseudo-théorie » du fétichisme qu'il
conviendrait d'abandonner, avec son ethnocentrisme outrageant, aux « mis-
sionnaires et colonisateurs »; ils montrent comment le culte de certains objets
dotés pour leur détenteur d'un pouvoir particulier ne s'offre à l'analyse qu'une
fois rigoureusement replacé dans l'ensemble du code des représentations
religieuses, magiques et politiques, et ne saurait faire conclure à une forme,
encore moins à une étape, de la religion. Mais, dans un second mouvement,
qui, curieusement, n'est pas sans analogie avec le processus du déni (le féti-
chisme n'existe pas, mais quand même.), l'existence d'objets fétiches, énig-
matiques (et pas seulement pour l'observateur étranger) est bel et bien recon-
nue, soumise à une description minutieuse; des interprétations, assurément
prudentes, sont proposées. Adler « Peut-être n'en reste-t-il pas moins qu'il
existe des objets fonctionnant comme fétiches à l'intérieur d'une culture. »
De même, Bonnafé pose fort bien l'alternative ou bien aucune correspon-
dance ne peut être établie entre les objets de civilisation dits fétiches et les
objets d'élection des pervers, ou bien les ethnologues auraient mis quelque
précipitation (nous ajouterons pour exorciser en eux le « colonisateur ») à
renoncer à la notion; et il nous conduit, sans vouloir trancher théoriquement
mais par la seule voie d'une analyse conséquente, à opter pour le second
terme. Pouillon, retraçant le trajet métaphorique et « non-cumulatif » de la
notion, dont les glissements de sens rendent définitivement illusoire et
OBJETS DU FÉTICHISME

plus qu'inopérante occultante une conception qui prétendrait les unifier,


propose qu'on se demande « non plus ce qu'est le fétichisme mais quand et
à propos de quoi on parle de fétiche ».
C'est avouer qu'il y a là comme un reste, qui ne serait pas seulement
l'effet d'une information insuffisante ou d'un traitement scientifique incomplet.
Une fois répudiée l'idée d'une religion fétichiste, on peut légitimement se
laisser questionner par les énigmes dont les fétiches sont eux-mêmes le
reste 1.

Cette tentative de confrontation sur la question du fétichisme nous a


menés un peu plus loin qu'on ne pouvait l'attendre d'une réflexion parallèle,
et au bénéfice, je l'espère, des uns et des autres, s'ils sont par là conduits à
repérer des secteurs plus ou moins camouflés de leurs expériences respec-
tives ou, mieux, à dégager de leurs propres grilles d'explication les faits qui
s'y insèrent parce que la grille nous y incluons, bien entendu, la grille
psychanalytique leur a d'avance réservé leur place.
Or, comment ne pas être arrêté par la singularité du destin du féti-
chisme ? Projeté sur la Nigritie pour être mieux méconnu dans la chrétienté,
localisé dans l'enfance de l'humanité pour être plus radicalement exclu de
l'âge positif et, peut-on ajouter, hypertrophié en forme religieuse absolue,
exclusive d'autres croyances qui coexisteraient avec elle, pour être plus faci-
lement éludé dans ses manifestations partielles et marginales. Certaines « récu-
sations » du fétichisme donnent envie de reprendre la boutade de Freud sur
l'analité des Trobriandais ces gens-là sont donc les seuls à ne pas être.
fétichistes
On sera, pensons-nous, convaincu, à la lecture attentive des textes qui
suivent, que la rencontre autour du fétichisme entre psychanalystes d'une
part, ethnologues et sociologues d'autre part, est possible et utile « ça » se
répond d'un auteur à l'autre, du « divan» au « terrain », et de façon plus
féconde que sous la forme du colloque « interdisciplinaire » qui ne fait qu'ac-
i. On sera sensible ici au fait que des « philosophies aussi différentes que celles de de
Brosses, d'Adam Smith et Comte s'accordent pour faire dériver le fétichisme du sauvage de la
curiosité à l'égard de l'irrégularité apparente, de l'anomalie. (Cf. les textes cités par G. Can-
guilhem dans son essai « Histoire des religions et histoire des sciences dans la théorie du féti-
chisme chez Auguste Comte in Études d'histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 1968.)
PRÉSENTATION

centuer la fermeture des discours; il y a ici, incontestablement, comme l'at-


teste le recours spontané à des expressions identiques chez des spécialistes
différents au moment de cerner la singularité du phénomène, des correspon-
dances qu'il faudra approfondir. L'impression qui se dégage de cette réunion
d'observations et d'analyses est que ces correspondances, pour être produc-
tives à l'intérieur de chacune des disciplines ici convoquées, ne doivent pas
être cherchées terme à terme. On notera, par exemple, que ce ne sont pas les
films tentant d'illustrer la perversion fétichiste que Roger Dadoun confronte
à la théorie psychanalytique du fétichisme ce sont les films d'horreur. On
pourrait, plus généralement, se demander et ceci indiquerait, au delà du
problème particulier qui a motivé ce volume, toute une voie de collaboration
entre les psychanalystes et les ethnologues dont le rendez-vous fut, tant avec
les culturalistes qu'avec Géza Rôheim, un rendez-vous plusieurs fois manqué
si les échanges n'impliquent pas tout autre chose que des applications d'un
champ à l'autre. Nous proposions plus haut d'opérer une relative désintri-
cation des divers éléments présents dans la théorie psychanalytique du féti-
chisme (castration, déni, clivage). Tenir une telle suggestion pour une hypo-
thèse de travail légitime n'irait pas sans conséquences anthropologiques il
n'est pas établi par la psychanalyse que la fonction du complexe de castration
centré sur le primat du phallus ait partout la même portée symbolique ou,
à tout le moins, fasse intervenir des termes équivalents; rien n'assure non
plus que le déni porte exclusivement sur la « réalité » de la castration; on
pourrait enfin supposer que la fonction de l'objet fétiche chez le pervers est
remplie, au sein d'une société donnée et même de toute société, par un
domaine ou un mode de croyances; la« correspondance» ne serait pas, par là
même, à chercher entre des objets également étiquetés comme fétiches par
la psychanalyse et l'anthropologie, ni même nécessairement entre des
objets. Car alors, ce qui serait en cause, c'est un lieu de l'inconscient
et, pour reprendre les termes de Bonnafé, « la position d'un fragment entier
du champ idéologique ». On verra que ces deux lignes de recherches -inter-
rogation d'objets énigmatiques, détermination d'un mode de croyance
ne cessent de se côtoyer dans les contributions ici rassemblées.
Illusion fétichiste? Soit, mais quel savoir la récusera si, dans ce qu'il nie,
dénie et renie, il ne peut que l'engendrer?

J.-B. PONTALIS
1
Sigmund Freud

LE FÉTICHISME

Dans ces dernières années, j'ai eu l'occasion d'étudier en analyse


un certain nombre d'hommes dont le choix objectal était dominé par un
fétiche. Il ne faut pas s'attendre à ce que ces personnes aient recherché
l'analyse à cause du fétiche; celui-ci, en effet, est bien reconnu par ses
adeptes comme une anomalie, mais il est rare qu'on le ressente comme un
symptôme douloureux; la plupart de ses adeptes en sont très contents ou
même se félicitent des facilités qu'il apporte à leur vie amoureuse. Il était
ainsi de règle que le fétiche jouât le rôle d'une découverte annexe.
Les particularités de ces cas, on le comprendra, ne peuvent être soumises
à la publication. Je ne peux pas non plus montrer de quelle manière des
circonstances accidentelles ont conduit au choix du fétiche. Le cas le plus
remarquable était celui d'un jeune homme qui avait érigé comme condition
de fétiche un certain « brillant sur le nez». L'explication surprenante en était
le fait qu'élevé dans une nursery anglaise, ce malade était ensuite venu en
Allemagne où il avait presque totalement oublié sa langue maternelle.
Le fétiche dont l'origine se trouvait dans la prime enfance ne devait pas
être. compris en allemand mais en anglais; le « brillant sur le nez>. était en
fait un « regard sur le nez 1; ainsi le nez était ce fétiche auquel, du reste,
il pouvait à son gré octroyer ce brillant que les autres ne pouvaient percevoir.
[312]2 Les renseignements fournis par l'analyse sur le sens et la visée du fétiche
étaient les mêmes dans tous les cas. Ils se déduisaient si spontanément et
m'apparurent si contraignants que je suis prêt à m'attendre à ce que tous

1. Brillant en allemand se dit Glanz; glance en anglais veut dire « regard » (en allemand
Blick). (N. d.T.)
2. Les chiffres entre crochets dans la marge renvoient à la pagination des Gesammelte Werke.
OBJETS DU FÉTICHISME

les cas de fétichisme aient une même solution générale. Je vais certainement
décevoir en disant que le fétiche est un substitut du pénis. Je m'empresse
donc d'ajouter qu'il ne s'agit pas du substitut de n'importe quel pénis
mais d'un certain pénis tout à fait particulier qui a une grande signification
pour le début de l'enfance et disparaît ensuite. C'est-à-dire qu'il aurait dû
être normalement abandonné mais que le fétiche est justement là pour le
garantir contre la disparition. Je dirai plus clairement que le fétiche est le
substitut du phallus de la femme (la mère) auquel a cru le petit enfant et
auquel, nous savons pourquoi, il ne veut pas renoncer 1.
Le processus était donc celui-ci l'enfant s'était refusé à prendre
connaissance de la réalité de sa perception la femme ne possède pas de
pénis. Non, ce ne peut être vrai car si la femme est châtrée, une menace pèse
sur la possession de son propre pénis à lui, ce contre quoi se hérisse ce
morceau de narcissisme dont la Nature prévoyante a justement doté cet
organe. C'est d'une panique semblable peut-être que sera pris l'adulte aux
cris de «Le trône et l'autel sont en danger », panique qui le mènera à des
conséquences aussi dénuées de logique. Si je ne me trompe pas, Laforgue
dirait dans un cas semblable, que l'enfant « scotomise » la perception du
manque de pénis chez la femme 2. Il est donc juste de choisir un nouveau
terme pour décrire ou faire ressortir un nouveau fait. Ce n'est pas le cas ici.
[3I3] La plus vieille pièce de notre terminologie psychanalytique, le mot « refou-
lement » se rapporte déjà à ce processus pathologique. Si l'on veut séparer
en lui plus nettement le destin de la représentation de celui de l'affect et
réserver l'expression « refoulement » pour l'affect, pour le destin de la
représentation il serait juste de dire en allemand Verleugnung [déni]. Le
terme « scotomisation» me paraît particulièrement impropre car il éveille
l'idée que la perception a été complètement balayée, comme dans le cas
où une impression visuelle frappe la tache aveugle de la rétine. Au contraire,
la situation que nous décrivons montre que la perception demeure et qu'on
a entrepris une action très énergique pour maintenir son déni. Il n'est pas
juste de dire que l'enfant ayant observé une femme a sauvé, sans la modi-

i. J'ai déjà fait part de cette interprétation, sans la justifier, dans mon texte de 1910, Eine
Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci (Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci).
2. Je me corrige moi-même en disant que j'ai toutes les raisons de penser que Laforgue
ne dirait justement pas cela. Il a lui-même expliqué que « scotomisation est un terme dont
l'origine se trouve dans la description de la démence précoce, qui ne provient pas du transfert
de la conception psychanalytique aux psychoses et ne peut s'appliquer aux processus de déve-
loppement et de la formation des névroses. Le texte s'efforce de rendre claire cette incompatibilité.
TEXTES DE SIGMUND FREUD

fier, sa croyance que la femme a un phallus. Il a conservé cette croyance


mais il l'a aussi abandonnée; dans le conflit entre le poids de la per-
ception non souhaitée et la force du contre-désir, il en est arrivé à un
compromis comme il n'en est de possible que sous la domination des lois
de la pensée inconsciente les processus primaires. |Dans le psychisme
de ce sujet, la femme possède certes bien un pénis, mais ce pénis n'est plus
celui qu'il était avant. Quelque chose d'autre a pris sa place, a été désigné,
pour ainsi dire, comme substitut et est devenu l'héritier de l'intérêt qui
lui avait été porté auparavant. Mais cet intérêt est encore extraordinairement
accru parce que l'horreur de la castration s'est érigé un monument en créant
ce substitut. La stupeur devant les organes génitaux réels de la femme qui
ne fait défaut chez aucun fétichiste demeure aussi un stigma indelebile du
refoulement qui a eu lieu. On voit maintenant ce que le fétiche accomplit
et ce par quoi il est maintenu. Il demeure le signe d'un triomphe sur la menace
de castration et une protection contre cette menace, il épargne aussi au
fétichiste de devenir homosexuel en prêtant à la femme ce caractère par lequel
[314] elle devient supportable en tant qu'objet sexuel. Dans la suite de sa vie, le
fétichiste croit jouir encore d'un autre avantage de ce substitut des organes
génitaux. Le fétiche, dans sa signification, n'est pas reconnu par d'autres,
c'est pourquoi aussi il ne lui est pas refusé, il est facilement abordable, la
satisfaction sexuelle qui y est attachée est aisée à obtenir. Ce que les autres
hommes recherchent et ce pourquoi ils doivent se donner de la peine n'exige
aucun effort du fétichiste.
Il n'est probablement épargné à aucun être masculin de ressentir la
terreur de la castration, lorsqu'il voit l'organe génital féminin. Pour quelles
raisons cette impression conduit certains à devenir homosexuels et d'autres
à se défendre par la création d'un fétiche, tandis que l'énorme majorité
surmonte cet effroi, cela, certes, nous ne pouvons pas le dire. Il se peut
que parmi le nombre de conditions qui agissent simultanément nous ne
connaissions pas encore celles qui régissent les rares dénouements patho-
logiques. Au reste, nous devons nous contenter de pouvoir expliquer ce qui
s'est passé et nous devons écarter provisoirement la tâche d'expliquer
pourquoi quelque chose ne s'est pas produit.
On devrait s'attendre à ce que, comme substitut de ce phallus qui
manque à la femme, on choisisse des objets ou des organes qui représentent
aussi des symboles du pénis. Cela peut être assez souvent le cas, mais ce
n'est en tout cas pas décisif. Dans l'instauration d'un fétiche, il semble bien
OBJETS DU FÉTICHISME

plus que l'on a affaire à un processus qui rappelle l'arrêt du souvenir dans
l'amnésie traumatique. Ici aussi l'intérêt demeure comme laissé en chemin;
la dernière impression de l'inquiétant, du traumatisant en quelque sorte
sera retenue comme fétiche. Ainsi, si le pied ou la chaussure ou une partie de
ceux-ci sont les fétiches préférés, ils le doivent au fait que dans sa curiosité
le garçon a épié l'organe génital de la femme d'en bas, à partir des jambes;
la fourrure et le satin fixent comme on le suppose depuis longtemps
[315] le spectacle des poils génitaux qui auraient dû être suivis du membre fémi-
nin ardemment désiré; l'élection si fréquente des pièces de lingerie comme
fétiche est due à ce qu'est retenu ce dernier moment du déshabillage, pendant
lequel on a pu encore penser que la femme est phallique. Mais je ne veux pas
affirmer qu'on peut chaque fois parvenir à connaître avec certitude la déter-
mination du fétiche. Il faut recommander instamment l'étude du fétichisme
à tous ceux qui doutent encore de l'existence du complexe de castration ou
qui peuvent penser que l'effroi devant l'organe génital de la femme a une
autre base qu'il dérive, par exemple, du souvenir hypothétique du trau-
matisme de la naissance. L'éclaircissement du fétiche avait pour moi encore
un autre intérêt théorique.
Empruntant une voie purement spéculative, j'ai dernièrement trouvé
que la névrose et la psychose diffèrent essentiellement en ce que dans la
première le moi, au service de la réalité, réprime un morceau du ça tandis
que, dans la psychose, il se laisse emporter par le ça à se détacher d'un
morceau de la réalité. Par la suite, je suis revenu une autre fois à ce thème 1.
Mais, j'eus bien vite lieu de regretter d'avoir osé m'aventurer si loin. L'analyse
de deux jeunes gens m'apprit que l'un et l'autre n'avaient pas pris connais-
sance de la mort de leur père aimé dans leur deuxième et dixième année;
ils l'avaient « scotomisée » aucun des deux cas, cependant, n'avait évolué
en psychose. Ici, donc, un morceau certainement significatif de la réalité
avait reçu un déni du moi, tout comme chez le fétichiste la désagréable réalité
de la castration de la femme. Je me mis aussi à penser que de tels événements
ne sont nullement rares dans l'enfance et je pus me convaincre de l'erreur
que j'avais commise dans la caractérisation de la névrose et de la psychose.
Il restait, c'est vrai, une issue ma formule ne pouvait se vérifier que quand
l'appareil psychique atteint un plus haut degré de différenciation on pouvait
[316] permettre à l'enfant ce que, chez l'adulte, on punirait sévèrement. Mais des
1. « Neurose und Psychose » (Névrose et psychose), 1924, et « Der Realitâtsverlust bei
Neurose und Psychose » (La perte de la réalité dans la névrose et la psychose), 1924, G. W., XIII.
TEXTES DE SIGMUND FREUD

recherches approfondies conduisirent à une autre solution de la contradiction.


Il apparut que les deux jeunes gens avaient « scotomisé » la mort de
leur père tout comme les fétichistes la castration de la femme. Il n'y avait
qu'un courant de leur vie psychique qui ne reconnaissait pas cette mort;
un autre courant en tenait parfaitement compte; les deux positions, celle
fondée sur le désir et celle fondée sur la réalité, coexistaient. Ce clivage,
pour un de mes deux cas, était la base d'une névrose obsessionnelle moyen-
nement sévère; dans toutes les situations, le sujet oscillait entre deux hypo-
thèses l'une selon laquelle son père vivait encore et empêchait son activité
et l'autre, au contraire, selon laquelle, son père étant mort, il pouvait à juste
titre se considérer comme son successeur. Je peux ainsi maintenir ma suppo-
sition que dans la psychose, un des courants, celui fondé sur la réalité, a
vraiment disparu.
Revenant à la description du fétichisme je dois dire qu'il y a de nom-
breux arguments et des arguments de poids en faveur de la position de clivage
du fétichiste, quant à la question de la castration de la femme. Dans des
cas très subtils, c'est dans la construction même du fétiche qu'aussi bien le
déni que l'affirmation de la castration ont trouvé accès. C'était le cas pour
un homme dont le fétiche était une gaine pubienne qu'il pouvait aussi
porter comme slip de bain. Cette pièce vestimentaire cachait totalement les
organes génitaux, donc la différence entre les organes génitaux. Selon les
documents de l'analyse, cela signifiait aussi bien ou que la femme était
châtrée ou qu'elle n'était pas châtrée et cela permettait par surcroît de supposer
la castration de l'homme, car toutes ces possibilités pouvaient parfaitement
se dissimuler derrière la gaine dont l'ébauche était la feuille de vigne d'une
statue vue dans l'enfance. Naturellement un tel fétiche doublement noué
à des contraires est particulièrement solide. Dans d'autres cas, apparaît la
[3I7] scission entre ce que le fétichiste fait de son fétiche, dans la réalité ou dans
son fantasme. Tout n'est pas dit lorsqu'on souligne qu'il vénère son fétiche;
très souvent, il le traite d'une manière qui équivaut manifestement à repré-
senter la castration. C'est ce qui advient particulièrement lorsque s'est
développée une forte identification au père, au rôle du père, car c'est
à lui que l'enfant a attribué la castration de la femme. Dans certains cas,
la tendresse ou l'hostilité avec lesquelles on traite le fétiche, tendresse et
hostilité qui correspondent au déni et à la reconnaissance de la castration,
se mélangent inégalement, si bien que c'est soit l'une, soit l'autre qui est
plus aisément reconnaissable. C'est ainsi que l'on pense pouvoir comprendre,
OBJETS DU FÉTICHISME

même de façon lointaine, le comportement du coupeur de nattes chez qui


s'est mis en évidence le besoin d'exécuter la castration déniée. Son acte
concilie deux affirmations incompatibles la femme a conservé son pénis
et le père a châtré la femme. On pourrait voir une autre variante du fétichisme,
mais ce serait, cette fois aussi, un parallèle tiré de la psychologie comparée,
dans cet usage chinois de commencer par mutiler le pied de la femme puis
de vénérer comme un fétiche ce pied mutilé. On pourrait penser que le
Chinois veut remercier la femme de s'être soumise à la castration.
On est finalement autorisé à déclarer que le prototype normal du fétiche
c'est le pénis de l'homme, tout comme le prototype de l'organe inférieur
c'est le petit pénis réel de la femme, le clitoris.

Fetischismus (1927) figure dans le tome XIV des Gesammelte Werke.


Cette traduction, par Denise Berger, est reprise du volume intitulé La Vie sexuelle, paru aux
Presses Universitaires de France (1969). Nous remercions vivement l'éditeur de nous avoir autorisé
à la reproduire.
Sigmund Freud

LE CLIVAGE DU MOI
DANS LE PROCESSUS DE DÉFENSE

Pour un moment je me trouve dans cette position intéressante de ne


pas savoir si ce que je veux communiquer doit être considéré comme connu
depuis longtemps et allant de soi, ou comme tout à fait nouveau et déconcer-
tant. Tel est, je crois, plutôt le cas.
Il m'est enfin apparu que le moi juvénile de la personne que l'on apprend
à connaître des dizaines d'années plus tard comme patient analytique
s'est comporté d'une façon bien curieuse dans des situations déterminées
d'instante pression 1. La condition d'un tel comportement peut s'indi-
quer d'une manière générale et plutôt indéterminée en disant qu'il se
produit sous l'influence d'un traumatisme psychique. Je préfère choisir un
cas particulier nettement circonscrit, qui ne recouvre certes pas toutes les
possibilités de causation. Supposons donc que le moi de l'enfant se trouve
au service d'une puissante revendication pulsionnelle qu'il est accoutumé
à satisfaire, et que soudainement il est effrayé par une expérience qui lui
enseigne que la continuation de cette satisfaction aurait pour conséquence
un danger réel difficilement supportable. Il doit maintenant se décider
ou bien reconnaître le danger réel, s'y plier et renoncer à la satisfaction pulsion-
nelle, ou bien dénier la réalité, se faire croire qu'il n'y a pas motif de craindre,
ceci afin de pouvoir maintenir la satisfaction. C'est donc un conflit entre la
revendication de la pulsion et l'objection faite par la réalité 2. L'enfant
cependant ne fait ni l'un ni l'autre, ou plutôt il fait simultanément l'un et

i. Bedrângnis. (N. d. T.)


2. La traduction ne peut rendre ici sensibles toutes les références juridiques du texte il
est fait opposition (Einspruch) à une demande considérée comme justifiée (Anspruch reven-
dication). (N. d. T.)
OBJETS DU FÉTICHISME

l'autre, ce qui revient au même. Il répond au conflit par deux réactions


opposées, toutes deux valables et efficaces. D'une part, à l'aide de méca-
nismes déterminés, il déboute la réalité et ne se laisse rien interdire; d'autre
[60] part, dans le même temps, il reconnaît le danger de la réalité, assume, sous
forme d'un symptôme morbide, l'angoisse face à cette réalité et cherche
ultérieurement à s'en garantir. Il faut reconnaître que c'est là une très habile
solution de la difficulté. Les deux parties en litige ont reçu leur lot la
pulsion peut conserver sa satisfaction; quant à la réalité, le respect dû lui
a été payé. Toutefois, comme on le sait, seule la mort est pour rien 1. Le
succès a été atteint au prix d'une déchirure dans le moi, déchirure qui ne
guérira jamais plus, mais grandira avec le temps. Les deux réactions au
conflit, réactions opposées, se maintiennent comme noyau d'un clivage
du moi. L'ensemble du processus ne nous paraît si étrange que parce que
nous considérons la synthèse des processus du moi comme allant de soi.
Mais là, nous avons manifestement tort. Cette fonction synthétique du moi,
qui est d'une si grande importance, a ses conditions particulières et se
trouve soumise à toute une série de perturbations.
Cela ne pourra que nous aider si, dans cet exposé schématique, j'insère
les données particulières d'une histoire de malade. Un petit garçon, entre
trois et quatre ans, a fait connaissance des organes génitaux féminins par séduc-
tion de la part d'une petite fille plus âgée. Après la rupture de ces relations,
il prolonge par un onanisme manuel intense la stimulation sexuelle ainsi
reçue, mais il est bientôt pris sur le fait par son énergique gouvernante et
menacé de la castration dont l'exécution, comme de coutume, est dévolue
au père. Les conditions de provocation d'un effroi terrible sont données dans
ce cas. La menace de castration à elle seule ne produit pas nécessairement
beaucoup d'impression, l'enfant refuse d'y croire, il ne parvient pas facilement
à se représenter qu'une séparation d'avec cette partie du corps tant estimée
soit possible. A la vue des organes génitaux féminins l'enfant aurait pu se
convaincre d'une telle possibilité, mais l'enfant n'en avait pas alors tiré
cette conclusion parce que sa répugnance là contre était trop grande et
qu'il n'existait aucun motif qui l'y contraignît. Au contraire, ce qui commen-
çait à poindre comme malaise fut apaisé par cette explication ce qui manque
là viendra par la suite, cela le membre lui poussera plus tard. Ceux
[61] qui ont assez observé des petits garçons se rappelleront probablement avoir

i. Nur der Tod ist umsonst Locution proverbiale en allemand. (N.d. T.)
TEXTES DE SIGMUND FREUD

entendu de telles déclarationsNà la vue des organes génitaux de la petite


sœur. Mais il en va autrement quand les deux facteurs se sont conjugués.
Alors, la menace réveille le souvenir de la perception tenue pour inoffensive
et trouve en elle la confirmation redoutée. Le garçon croit maintenant
comprendre pourquoi les organes génitaux de la petite fille ne montraient
pas de pénis et il n'ose plus mettre en doute qu'il puisse arriver la même
chose à ses propres organes génitaux. Il doit croire désormais à la réalité
du danger de castration.
La conséquence habituelle, considérée comme normale, de l'effroi
de castration est alors que le petit garçon cède à la menace, soit immé-
diatement, soit après un assez long combat, par une obéissance totale ou
du moins partielle il ne porte plus la main à ses organes génitaux
renonçant ainsi totalement ou partiellement à la satisfaction de la pulsion.
Mais nous nous attendons bien à ce que notre patient ait su s'en tirer autre-
ment. Il s'est créé un substitut au pénis de la femme, en vain cherché 1
un fétiche. Ainsi a-t-il dénié la réalité, mais sauvé son propre pénis. S'il
n'a pas dû reconnaître que la femme avait perdu son pénis, la menace qui
lui a été faite a perdu de sa crédibilité, et il n'a pas alors eu besoin non plus
de craindre pour son pénis, il a pu poursuivre tranquillement sa masturba-
tion. Cet acte de notre patient nous impressionne en tant qu'il constitue une
façon de se détourner de la réalité, processus que nous réserverions volontiers
à la psychose. Et il n'en diffère pas beaucoup, mais malgré tout, nous voulons
suspendre encore notre jugement, car, à une observation plus attentive,
nous découvrons une différence qui n'est pas sans importance. Le petit
garçon n'a pas simplement contredit sa perception, halluciné un pénis là
où l'on ne pouvait en voir, il a uniquement procédé à un déplacement de
valeur, transféré la signification de pénis à une autre partie du corps, proces-
sus pour lequel d'une façon que nous ne pouvons indiquer ici le
mécanisme de la régression lui est venu en aide. Ce déplacement n'a certes
concerné que le corps de la femme; pour son propre pénis, rien n'a changé.
[62] Cette façon, que l'on serait tenté de qualifier de rusée 2, de traiter la
réalité décide du comportement pratique du petit garçon. Il poursuit sa
masturbation comme si elle ne pouvait mettre son pénis en danger, mais

i. Le terme vermissten associe à l'idée de simple absence qui serait connotée par le verbe
fehlen une coloration affective de manque subjectif. (N. d. T.)
2. Kniffige rusé, avec les marques péjoratives de malhonnêteté et de mauvaise foi, de
« petite » astuce qui n'en impose pas. (N. d. T.)
OBJETS DU FÉTICHISME

en même temps il développe, en pleine contradiction avec son insouciance


ou son courage apparent, un symptôme qui témoigne qu'il reconnaît malgré
tout ce danger. On l'a menacé que le père le châtrerait et, aussitôt après,
simultanément à la création du fétiche, apparaît chez lui une angoisse
intense du châtiment par le père, angoisse qui l'occupera longtemps et qu'il
ne peut maîtriser et surcompenser que par la mobilisation totale de sa
masculinité. Cette angoisse à l'endroit du père, elle non plus, ne souffle
mot de la castration. Avec le secours de la régression à une phase orale, elle
apparaît comme angoisse d'être dévoré par le père. Il est impossible de ne
pas songer ici à un fragment primitif de la mythologie grecque qui rapporte
comment le vieux père-dieu Kronos dévore ses enfants et veut aussi dévorer
son plus jeune fils Zeus et comment Zeus, sauvé par la ruse de la mère,
émascule plus tard le père. Mais, pour en revenir à notre cas, ajoutons qu'il
produisit encore un autre symptôme, certes mineur, qu'il a conservé jusqu'à
ce jour une sensibilité anxieuse de ses deux petits orteils devant un
attouchement, comme si, dans tout ce va-et-vient entre le déni et la
reconnaissance, c'était quand même la castration qui avait trouvé une expres-
sion plus distincte.

Cette traduction a été élaborée par un groupe de travail dirigé par Roger Lewinter et J.-B. Pon-
talis dans le cadre de l'édition française des Œuvres complètes de Sigmund Freud. Nous remercions
les trois éditeurs associés (Gallimard, Payot, Presses Universitaires de France) de nous avoir autorisé
à publier ici cet article. L'original allemand Die Ichspaltung im Abwehrvorgang (1938) figure dans
le tome XVII des Gesammelte Werke.
TEXTES OÙ FREUD SE RÉFÈRE AU FÉTICHISME

1905 Trois essais sur la théorie de la sexualité.

1907 Délire et rêves dans la Gradiva de W. Jensen.

1909 (a) Communication « Sur la genèse du fétichisme » à la réunion scientifique de la Société


psychanalytique de Vienne (24 février). Le compte rendu de cette réunion aurait été
perdu; il ne figure pas dans les Minutes of the Vienna Psychoanalytic Society, vol. II,
1908-1910. (International Universities Press, 1967.)
(b) L'homme aux rats. (G. W., VII, p. 462)

1910 (a) Lettre à Karl Abraham du 24 février, in Sigmund Freud-Karl Abraham, Correspon-
dance, 1907-1926.
(b) Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci.
(c) Notes ajoutées à la deuxième édition des Trois essais sur la théorie de la sexualité. D'autres
notes seront encore ajoutées au cours des rééditions successives.

1914 Communication à la Société psychanalytique de Vienne (11mars) « Un cas de féti-


chisme du pied ». Cette communication n'a pas été publiée. On en trouvera un résumé
dans Ernest Jones, La vie et l'œuvre de Sigmund Freud, vol II.

1916-1917 Introduction à la psychanalyse (ch. XXIII).

1927 Le fétichisme.

1938 (a) Le clivage du moi dans le processus de défense.


(b) Abrégé de psychanalyse (ch. VIII).
Guy Rosolato

LE FÉTICHISME DONT SE DÉROBE L'OBJET

Les observations cliniques appliquées au fétichisme ne sont pas toujours dépourvues


d'ambiguïté. Il n'est pas rare qu'elles se diluent dans la description d'une autre per-
version dominante, que le fétiche se réduise à une condition de l'acte sexuel, à une
particularité du corps féminin, ou même qu'il ne fasse plus que désigner les exigences
minimales d'un choix. Ainsi, dans les cas de Krafft-Ebing, où cet effacement est per-
ceptible, l'objet est rarement isolé, exclusif et suffisant. Ailleurs, l'observation va son
train, mais elle échoue subrepticement dans sa démonstration a-t-on, par exemple,
à désigner le pénis maternel à propos du fétiche que l'on s'empresse de renvoyer à
l'autorité de Freud. L'objet se dérobe en ses implications. N'est-ce là qu'une défaillance,
une échappatoire, ou plutôt ne devrait-on pas y voir un échappement, comme l'on dirait
d'un mécanisme d'horlogerie dont la roue centrale est faite d'autant de dents que
d'échancrures?

L'article connu de Freud (Le Fétichisme, 1927) nous offre, avec l'exemple clinique
introductif, des particularités riches d'enseignements.
Rappelons les deux réflexions qui en précèdent l'exposé et qui montrent la dis-
tance que ménage l'auteur. La première pose le fétiche comme le résultat d'une « décou-
verte annexe », c'est-à-dire que tout en étant connu comme anomalie par l'intéressé,
il ne prend son sens qu'au cours des entretiens ou de la cure. La deuxième remarque
est celle de la réticence de Freud à publier de tels cas ainsi perçoit-il la nécessité de
préserver, mais aussi de mettre en évidence, un secret.
L'analyse nous montrera d'une manière flagrante le rôle de l'objet en négatif,
en creux, en absence, qui vient en quelque sorte se concrétiser avec l'objet fétiche.
Voyons ce texte. Sans le découper nous en indiquerons, par une numérotation, les
nœuds de sens successifs auxquels le lecteur pourra se reporter.
OBJETS DU FÉTICHISME

(1) Le cas le plus remarquable (1) était celui d'un jeune homme
(2) qui avait érigé comme condition (2) de fétiche un certain « brillant
sur le nez ». L'explication surprenante en était le fait qu'élevé dans
une nursery anglaise, ce malade était ensuite venu en Allemagne
(3) (4) où il avait presque totalement oublié (3) sa langue maternelle (4)
(5 « [Muttersprache] » (5). Le fétiche dont l'origine se trouvait dans la
(6) prime enfance ne devait pas être compris (6) en allemand mais en
(7 anglais. Le « brillant sur le nez » « [Glanz auf der Nase] » (7) était en
(8) (9) fait un « regard sur le nez » « [glance at the nose] » (8). Ainsi le nez (9)
(10) était ce fétiche auquel, du reste, il pouvait à son gré (10) octroyer ce
(11) brillant que les autres ne pouvaient percevoir (11).Les renseignements
fournis par l'analyse sur le sens et la visée du fétiche étaient les mêmes
(12) dans tous les cas (12). Ils découlaient si spontanément et m'apparurent
si contraignants que je suis prêt à m'attendre à ce que tous les cas de
fétichisme aient une même solution générale. Je vais certainement
(13) décevoir (13) en disant que le fétiche est un substitut du pénis.

A ce fragment nous ajouterons la précision qui vient quelques lignes plus loin

Je dirai plus clairement que le fétiche est le substitut du pénis de


(14) la femme (de la mère) (14) auquel a cru le petit enfant et auquel, nous
savons pourquoi, il ne veut pas renoncer.

Freud donne à cet exemple une valeur exceptionnelle non seulement il le choisit
pour une présentation liminaire, mais il le décrit comme « le cas le plus remarquable (i) ».
Il serait donc loisible d'y voir jouer des relations fondamentales.
Notons au passage que le « brillant sur le nez » n'est pas le fétiche mais sa condi-
tion (2).
Immédiatement après, Freud situe l'explication sur un plan linguistique, à savoir
a) des deux langues l'une, l'anglais, est, pour le jeune homme, première par rapport
à l'allemand c'est sa langue maternelle (4); b) cette langue a été presque totalement
oubliée (5); c) il sera donc question nécessairement de traduction pour comprendre (6)
non seulement la « condition », mais le fétiche lui-même, c'est-à-dire un nez (9) auquel
pourra être attribuée la qualité de brillant. Ce trait, le détour linguistique, pourtant
inaccoutumé dans ce domaine, doit être retenu.
Jusque-là, d'une manière très condensée, les données nécessaires et suffisantes
sont réunies par Freud. Ce qui est proprement psychanalytique n'apparaît qu'à l'occa-
sion d'un saut comment, en effet, passer à cette notion essentielle du pénis maternel?
Freud la pose comme le résultat de ses observations faites sur des cas semblables.
Il ne se livre pas à une démonstration logique. Non seulement il est conscient de ce
raccourci, qu'il adopte en connaissance de cause, mais il en avertit son lecteur « Je
vais certainement décevoir en disant que le fétiche est un substitut du pénis (13). »
La déconvenue pourrait, semble-t-il, naître de deux raisons d'une explication par
LE FÉTICHISME DONT SE « DÉROBE» L'OBJET

trop banale où il s'agirait, à propos de perversion, encore de sexe; mais surtout de


l'ellipse qui mène promptement à la clef. D'ailleurs, le thème est plus complexe qu'il
n'y paraît; il ne s'agit pas de n'importe quel pénis, mais de celui de la femme, et plus
précisément de la mère (14).
Les deux éléments majeurs, pénis + de la mère, sont ainsi amenés d'une façon
abrupte. Faudrait-il admettre l'argument d'autorité, se fier à une sorte de constatation
statistique, à un empirisme clinique? Même s'il en était ainsi, on serait en droit de se
demander comment Freud a pu détecter cette correspondance entre le fétiche et le
pénis maternel, au moins pour la première fois, quel enchaînement y a conduit une
seule fois pour toutes les autres, et dans quelle observation princeps, si ce n'est en
définitive avec celle que Freud nous offre comme exemplaire et première dans son
discours?
Il se trouve justement que tous les éléments de compréhension nous sont ici
donnés, y compris ceux qui n'apparaissent que dans une virtualité dont l'intérêt est d'attirer
l'attention sur l'objet de manque.

Observons tout d'abord ce qui conduit à la mère. Un seul mot l'invoque, sans
détour. C'est la langue maternelle, ou plutôt, en allemand, Muttersprache. Or, celle-ci
est presque totalement oubliée, exactement comme (on le lira plus loin dans l'article)
d'un premier souvenir, d'une première perception, relatifs au sexe féminin, à celui
de la mère.
Muttersprache rien ne rappelle la langue maternelle s'énonçant elle-même
mother-tongue; ainsi la « langue » perd son double sens, linguistique et aussi d'organe
corporel, contenu dans la cavité buccale, susceptible de protrusion, organe de sensibi-
lité et de reconnaissance orale, organe commun aux deux sexes. Nous n'entendrons donc
pas que la langue ait assuré un déplacement vers le haut au secret qui s'ouvre de
la bouche de ce qui reste invisible et interdit en bas, si ce n'est dans l'éclat d'une
vision furtive et désavouée. Ne reste que sprache, de manière à pouvoir n'attribuer,
sans erreur, qu'au versant maternel, à l'étape anglaise, tout ce qui s'attache à glance,
au regard, point de départ du virage de la traduction.
Si la voie maternelle est ainsi présente dans la séquence linguistique, où trouver
la référence au pénis? Elle n'est certes pas explicitement fournie. C'est là le point
d'occultation majeur de l'exposé de Freud. A telle enseigne que nous devrions en
tirer quelque leçon.
En effet, il ne suffirait pas de renvoyer à une symbolique toute montée pour assu-
rer l'équivalence entre le pénis et le nez. Il faut, de plus, au-delà même des détermi-
nations historiques (que Freud laisse de côté), reconnaître dans le concret du discours,
OBJETS DU FÉTICHISME

comment les mots servent de support et amènent, avec le glance at the nose et le Glanz
auf der Nase, à l'organe fétiche qu'est le nez.
Nous remarquerons donc tout d'abord que le passage d'une formule à l'autre
entraîne un changement de sens à partir d'une homonymie qui est, dans les phonèmes
communs glan(t)s glans. Ainsi se trouve mis en parallèle le mot de glans (en français
le gland). Or, ce mot latin a été adopté tant par l'anglais, la langue maternelle, que par
l'allemand (la langue qui n'est pas maternelle, et vers laquelle le sujet se tourne secondai-
rement). Rappelons que l'enseignement de l'anatomie dans les pays anglo-saxons (et
ailleurs), contrairement à l'usage en cours en France, reste encore, et l'était certainement
du temps de Freud, tributaire du latin pour tous les termes techniques. Il en a résulté
que le langage courant a hérité de certains de ces mots, à moins que, bien sûr, l'argot
ne vienne suppléer aux réticences et aux tabous sexuels. Si, en français, nous disons
« pénis », ou plus rarement, avec une note de pédantisme, « phallus » (dans un langage
courant, évidemment, ni technique ni psychanalytique), nous ne disposons pas de
terme latin qui concurrence celui de gland. En anglais surtout, en allemand moins
(il y a Eichel), glans a été adopté de la même manière qu'en français « pénis ». Ilfigure
dans les dictionnaires respectifs de ces langues, s'ils sont assez complets.
N'oublions pas, Freud le confirme d'entrée de jeu (6), que toute l'affaire se noue,
fondamentalement, par le passage d'une langue à une autre, ce qui suppose la traduc-
tion en fait, ici, entre les deux formules, seul le terme de nez subit une traduction,
alors que le glissement a lieu à la faveur d'une homonymie (faux-amis).
Ces rapports de traduction constituent le fétiche; on ne saurait les en séparer.
Leurs distorsions le composent et l'actionnent.
Qu'il s'agisse d'un mot latin ne doit pas faire écarter a priori son incidence dans
ces effets, pour les raisons que nous avons dites, c'est-à-dire sa présence signifiante
dans le langage, donc quel que soit, pour le sujet en cause, le temps et l'âge où se dit
le fétiche. Cependant, soulignons-le, Freud non seulement ne prononce pas le mot
(glans, auquel il pouvait être culturellement, médicalement, sensible), mais il laisse
délibérément dans le vague la relation détaillée du fétiche au pénis maternel. Le mot,
occulté, et pourtant, dans sa teneur sonore, phonématique, de signifiant, présent et circulant
entre les langues, se dérobe, à défaut de l'objet-fétiche qui, lui, reste le point fixe par rapport
aux mots qui lui correspondent et qui subissent une traduction patente (nose nase).

A partir de cette perspective s'éclairent les liaisons syntagmatiques des formules


en anglais et en allemand.
Glance at the nose le regard porte sur le nez. Dans cette formule se trouve résu-
mée toute la dialectique relative au regard du fétichisme 1. On sait comme il est impor-
i. Cf. in nos Essais sur le symbolique, éd. Gallimard, 1969, « Généalogie des perversions »,
P. 273.
LE FÉTICHISME DONT SE «DÉROBE»L'OBJET

tant que le fétiche soit vu, mis à la portée des sens, qu'il entre dans le champ visuel.
Or, le regard qu'échangent deux personnes (la mère et le fils, en l'occurrence) fonde
une réciprocité en un clin, un coup d'œil le regard dans les yeux peut n'en être que le
contrôle; ce qui est échangé s'avère de même nature, comme par un effet de miroir
que soutiennent les deux yeux perçus en un seul regard. Hors des mots, l'accord, même
simplement interrogé, est ainsi soutenu. Pour que le nez entre dans le champ de cet
échange, le regard doit subir une légère déviation, un glissement imperceptible vers
lui, sans que toutefois il y ait nécessité d'un véritable écart moteur des yeux; un objet
qui, lui, ne regarde pas, unique, est introduit il y était déjà dans le circuit. Ce
léger décalage peut toujours être supposé se produire chez autrui. La récipro-
cité, quoique par un détour sur l'objet « introduit », persiste. Le nez est d'une vision
autorisée, à l'inverse du sexe. Il reste dans l'échange objet, il est « enrobé » de
regards.
Il est le témoin que dans le même instant qu'on le voit, le regard d'autrui voit
également, réciproquement, ce que l'on ne saurait voir soi-même, et ceci dans la mesure
où la mère (autrui) est soucieuse de son objet phallique. La portée générale de la formule
serait que l'on peut voir ce que l'on voit et ce qui reste invisible. Et par la réciprocité
on s'assure que cela est vu, au même point de mire. Le développement devrait se pré-
senter ainsi le « voir être vu» se muant en «se voir voyant », préalablement à ce que
nous envisagerons tout à l'heure « se voir voyant ce qui ne saurait voir », « ce qui
ne saurait se voir », « que l'on voit ».
On soulignera une nouvelle fois l'incidence de la séquence anglaise (glance),
c'est-à-dire du regard pris dans l'aura maternelle. Cela permet de donner tout son sens
à la réciprocité elle passe sur toute différence, et aussi bien sur celle des sexes; elle
laisse entendre une obscure communauté, ce pénis virtuel, en marge, et qui, pour
être vérifié visuellement dans son existence, devrait rompre le mirage narcissique des
regards: Le nez constitue cet objet intermédiaire, non dissimulé, commun, pouvant
rester dans ce même champ, moyennant une légère vacillation, qui ne consomme
pas la rupture du regard.
Avec l'étape ultérieure du Glanz auf der Nase lié aux illusions de la traduction, l'objet
s'affirme dans son indépendance; il est affecté d'une qualité, le brillant sur le nez.
Celle-ci a une fonction précise. Ce « brillant » noue plus fermement la relation du
regard au pénis. En effet, si de l'objet nul regard ne peut être attendu, si celui-ci semble
aboli, comme dans une sorte de libération du fétichiste, l'effet n'est pas sans évo-
quer le ntiroir cependant, l'objet qui brille ne renvoie pas une image exacte mais une
lumière concentrée, foyer qui semble rayonner de lui-même; il n'est pas habité par
une image mais il conserve la vertu vicariante quant à un regard qui n'est plus tout
à fait celui des deux protagonistes précédents, l'un étant absent, et l'autre (le sujet
lui-même) ne pouvant à proprement parler se mirer; ce brillant devient une qualité
autonome, brute, « sans pensée », « sans jugement », éclat matériel solitaire, qui, toute-
OBJETS DU FÉTICHISME

fois, reste à la merci, et le vecteur, d'un possible regard anonyme, insaisissable et toujours
impliqué (disons ici le père phallique).
Un autre caractère de ce brillant doit encore être montré, d'autant qu'il apparaît
clairement dans nombre d'objets fétiches. La chaussure, que l'on peut faire reluire, le
« ciré », l'imperméable, ou le préservatif, enfin le miroir lui-même dont on ne saurait
trop dire l'importance dans les exhibitions solitaires, gardent, tout en étant voile qui
dissimule, cette qualité de surface lisse, de réflexion, de renvoi, et surtout d'impénétra-
bilité. Que l'on songe au fait que le miroir est un objet fétiche par excellence; il se voile
lui-même, car mieux il réfléchit plus il se fait oublier, et s'il semble se creuser d'images
qu'il recueille, c'est pour mieux dissimuler sa surface infranchissable, inentamée,
d'objet; il répercute sans faiblir, tout en donnant l'illusion de recevoir une empreinte,
ou de s'ouvrir; d'où, parmi d'autres raisons, la fascination qu'il exerce.
Il faut donc reprendre l'indication de tout à l'heure, avec le mot occulté, pour
trouver dans le gland même, dans l'organe, l'initial brillant tégumentaire, mais justement
atteint au sommet de l'érection, hors de toute enveloppe, apparaissant. Arrêtons-nous
à ce point pour marquer combien il se doit pour le fétichiste de trouver ce miroitement,
témoin de celui de son désir, comme d'une puissance qui obéirait strictement aux
moindres impulsions, aux moindres éclats du désir, comme d'une volonté sans obstacles.
Les objets les plus ternes, les plus sales, ont toujours cette faculté, démontrée d'une
manière d'autant plus flagrante qu'elle s'impose a contrario, d'un brillant qui n'existe
et ne sourd que du seul attrait qui leur est conféré par leur rôle de fétiche. Le brillant
du gland ne serait donc que le signe visible du désir, au point d'acmé du plaisir, extrême
d'autant plus que tenu par un objet, par simple recrutement et apparition dans l'organe.
Et Freud indique bien cette force de décret « il pouvait à son gré (10) octroyer ce bril-
lant », et il ajoute ce brillant « que les autres ne pouvaient percevoir » (n) comme
pour le mettre à l'abri de tout examen, de toute influence, pour en faire ressortir la
puissance d'ukase. La confrontation se matérialise entre le pénis et l'objet dans le jeu de
l'érection et dans l'expansion mentale qui atteint l'objet fétiche entre son maximum
de pouvoir sexuel et son effacement minimal, son « moins d'objet » sexuel, comme une
fuite en perspective. Donc, notons-le encore à ce niveau, il importe, pour que tout ceci puisse
s'accomplir, que l'objet vienne à défaillir, à se dérober dans son amenuisement métonymique,
non seulement à la fin du scénario, mais virtuellement dès son début en position de « désaveu »
permanent.
On aura noté que la distance prise à l'égard du regard de l'autre, concerne prin-
cipalement la mère. Mais aussi par le brillant reste-t-il une trace d'un regard qui, dans
cette distance même, suscite la référence à l'autorité indépendante (du père) et, en même
temps, ou plutôt en conséquence du plaisir obtenu, poursuit sa destitution Le regard

i. Cf. in Le Désir et la perversion, éd. du Seuil, 1967, « Étude des perversions sexuelles à
partir du fétichisme », p. 36.
LE FÉTICHISME DONT SE «DÉROBE»L'OBJET

anonyme, reflété, ou figé dans le brillant de l'objet, recueilli, objectivé, suit le destin
du fétiche, d'avoir à se ternir, alors qu'il perd sa puissance érotique fascinante.

Arrivés en ce point il nous faut examiner attentivement le rôle spécieux que joue
la traduction. Elle est possible du fait que ce qui sépare les langues tient à ce que les
éléments homophones ont une signification différente, et qu'inversement des unités
dissemblables ont le même sens. Dans l'exemple qui nous intéresse la transposition se
fait (de glance à glanz) en soulignant justement l'homophonie, à partir de quoi les deux
sens peuvent s'articuler. Ce qui resterait comme fond au-delà de toute traduction, est
donc la mise en relief des phonèmes communs glans. Tout se passe comme si une
langue universelle, un espéranto ici le latin, qui justement comme nous l'avons vu,
a pénétré, pour ce terme, comme un mot de passe, dans ces deux mondes, l'anglais et
l'allemand, pour apporter l'éloignement qui convient aux choses sexuelles venait
supplanter la différence qui existe entre les langues. Remarquons cependant la fragilité
de cet effacement il faut, en effet, que le mot soit prononcé sans l'être (glance ou glanz),
que le commentaire n'en fasse pas état, que sa détection puisse être tenue pour nulle
et non avenue, le fruit d'une fantaisie sans consistance. Nous aurions dès lors un exemple
(que nous ne donnons que comme tel), sur le plan du langage, du désaveu le mot (glans)
présent dans sa séquence phonématique, et aboli tout à la fois, inéprouvé. Le jeu de
mots proposé par Freud montre l'importance des combinaisons de langage pour la
constitution du fétiche. Ce qui doit rester en litige c'est la position d'un mot, présent
et occulté, qui possède toute la charge de la nomination sexuelle. Il serait intéressant
de rechercher dans toute observation de fétiche une infrastructure de langage, et peut-
être ce type même d'organisation au point que le simple renvoi à un objet (la chaus-
sure) dans son rapport avec le corps (maternel), ou dans une référence historique,
anamnestique, ou traumatique, risque de manquer une donnée essentielle, nettement
exposée dans l'exemple de Freud.
Dans le cas présent, l'objet (cette fois-ci, le nez) ne prend toute sa fascination que
parce qu'il centre à la fois le surpassement de la différence des langues et de la différence
des sexes il est nommé, devient apparent par la traduction (nose nase), à la place
d'un mot absent, universel, exclu (glans), et innommable, pénis impossible, chez la
femme, et la mère, mis pour un manque tout aussi impossible qu'il obture. Cette
prise en charge par l'objet fétiche évoque la population que connut Gulliver et qui
avait trouvé le langage universel en utilisant à la place des mots les choses elles-mêmes
que chacun s'astreignait à transporter avec soi. L'objet prend le relai des mots avec
cette différence, pour le fétiche, que l'objet est un, et qu'il concentre toutes les poten-
tialités sexuelles. Si le langage est la mise à mort de la chose, avec le fétiche cet ordre se
renverse, et l'objet fige et supplante les séquences signifiantes qui aboutissent à lui.
OBJETS DU FÉTICHISME

Partant de là, l'objet fétiche fait saillir ce que l'on pourrait appeler l'objet de perspec-
tive à savoir, l'objet en négatif qui sert d'organisateur pour toute construction d'objets,
sur lequel s'appuient les chaînes de langages le concernant sans arriver à le réduire à
une définition complète, et qui se profile comme objet de manque. Objet de perspective
qui tire le regard, sans les mots, et le porte au-delà, ou à travers les apparences visuelles
de l'objet, et qui est une pièce nécessaire comme le point de fuite dans la perspective
picturale, ou comme les ensembles vides.
Freud a désigné avec sûreté cette représentation de l' « objet de perspective »
avec le pénis maternel, sorte de concrétion, de cristallisation de l'objet aussi indispensable
qu'impossible. L' « objet de perspective » prend forme avec l'objet fétiche qui doit
par un même mouvement faire apparaître la cause du désir et se dérober. Le chassé-
croisé est tel que lorsque le fétiche est investi, l' « objet de perspective » vient au premier
plan et de ce fait se trouve dénaturé, comme si le manque se trouvait rempli, et lorsque
le fétiche est écarté l' « objet de perspective » retrouve sa place par rapport à quoi s'or-
donnent les autres objets.
Ainsi se dessine, en fonction de l' « objet de perspective », le caractère de pénis anal
du fétiche. On remarquera que cette subtile présentification de l'absence correspond
aux renversements des valeurs de type anal tant dans le sens de l'annulation, le don
sans prix ou dérisoire (l'or et l'excrément), la potentialité incommensurable réduite à
néant, que, dans l'ordre spatial, la progression fécale selon trois coordonnées le cacher/
montrer; le prolongement corporel/qui se détache; et la relation de contenant à contenu,
celui-ci apparaissant par couverture et rétraction de celui-là. Et ces séquences sont
surtout réversibles, assurées par un contrôle et une économie. Dans ce cadre prennent
place tant l' « objet de perspective » que l'objet fétiche qui le porte. A telle enseigne que
ces caractéristiques deviennent apparentes avec ce dernier les traits fécaux sont bien
connus; il faut en rapprocher la dernière relation citée, de contenant à contenu, de
telle sorte que les enveloppes soient nettement figurées, à travers lesquelles pourra se
frayer le pénis (fécal). Ainsi les divers effets de voile sur le corps, la grande fréquence des
vêtements retenus comme fétiches (chaussure, pièce quelconque d'habillement ou de
lingerie, cheveux conçus comme tels, etc., ou, dans le cas de Masud Khan 1, le prépuce
recouvrant ou laissant libre le gland) signalent non seulement le jeu de cache, mais
aussi l'exact enveloppement par une gaine dans laquelle s'invagine et de laquelle s'évagine
l'objet, tantôt enrobé pour se dérober, tantôt dérobé. Ainsi se trouve représenté le
complément qu'est le contenant, vagin qui dérobe le pénis, qui le vêt, le dissimule, et
par retournement en doigt de gant l'amène au jour et le produit. Il ne faut pas manquer
cet aspect potentiel du pénis maternel, enfoui et secret le fétiche comporte en
même temps le voile (qui n'est autre que le corps, son réduit digestif, vaginal, de
contenant) et ce qui est masqué (le pénis) dans une relation réciproque où chacun

i. Cf. infra, p. 77.


LE FÉTICHISME DONT SE « DÉROBE » L'OBJET

se dérobe par l'action de l'autre, résultat d'une oscillation métaphoro-métonymique.


Mais, surtout, ce creux fait pour recevoir (que l'on songe à la chaussure), qui est
en même temps objet pénien, rend parfaitement compte de l'aspect négatif, retranché,
de l' « objet de perspective » que renverse et met en relief le fétiche, dans une oscillation
qui soutient justement sa fascination. De plus, la position anale, avec la manipulation
qu'elle assure, permet de simuler la castration par un contrôle régressif autant de
conditions favorables au fonctionnement du désaveu (Verleugnung), qui porte, avec
le fétichisme, en effet, sur la castration. (La problématique phallique est non seulement
alors transposée grâce à l'objet, mais par là même tenue à l'écart.)
Or, cet « objet de perspective » peut être soumis à différents traitements. Avec le
fétichisme (et, je pense, avec l'œuvre d'art) il fait protrusion dans une grande ambiguïté,
celle du désaveu, et se matérialise. Mais une tout autre démarche pourrait être suivie
soit, la plus souple, qui laisserait l'objet dans une perspective sans l'en extraire ou le
faire saillir, tout en apercevant sa fonction, son lieu, ses articulations dans ce sens
c'est une des tâches majeures de la psychanalyse de le détecter par rapport au désir.
Mais une autre visée se propose de maîtriser directement cet objet en ne retenant que lui,
en court-circuitant toute autre relation au profit de ce vide central; cette attitude systé-
matique, et fermée, puisqu'elle se donne comme une réponse à tout, sorte de savoir
absolu du non-savoir, table sur un contrôle anal de l' « objet de perspective » qui suppose
une domination sans faille de l'infime, du renversement, du jeu de la négation, et qui
ne laisse rien perdre, rien choir, dans une grande parcimonie de moyens.
On comprend dès lors, à partir de l'exemple chargé d'implications de Freud sur
le fétiche, que toute observation ou activité scientifique ou esthétique ait à prendre
parti par rapport au sort réservé à l'« objet de perspective ». Et qu'il s'agisse de l'ac-
cuser par le détour fétichiste, ou d'en ménager la zone franche au détriment de quelque
autre objet tenu pour caduc avant toute mise en valeur, il advient comme résultat de
voir l'objet de perspective se dérober. Ceci a ses résonances aussi dans la pratique
analytique.
Quant aux commentaires concernant le fétichisme lui-même, la juste perception
du problème amène à effacer, comme par une correction (ou une concurrence) de la
matière traitée, ce qui pourrait jouer le rôle de cet objet. Mais une marge subsiste.
A la question Pourquoi n'y a-t-il pas (plutôt rien) ? Le « quelque chose » que l'on
découvre, et qui déroute l'ethnologue, le sociologue, sinon le psychanalyste, témoigne
de l'importance de ce rien, que Freud a nommé le pénis maternel.

GUY ROSOLATO
Victor N. Smirnoff

LA TRANSACTION FÉTICHIQUE

Que les perversions ne soient qu'une caricature de l'amour, le fétichisme


en apporte une illustration pathétique. Il ne fait pas de doute que le choix amoureux
comporte toujours une détermination qui va bien au-delà de son caractère génital
fondamental. La composante fétichiste de la sexualité est trop évidente dans nos mœurs
et dans la culture pour que nous y insistions davantage. Mais dans le fétichisme, l'objet
fétiche n'est plus qu'un complément détaché de tout objet humain et devient le but
exclusif du sujet, qui cherche à le posséder et à en jouir. Une telle inflexion de l'amour
peut paraître la plus étrange des aberrations. Qu'une chose inanimée prenne la place
de l'objet d'amour humain modifie radicalement la relation à l'autre, en excluant toute
connivence.
L'année même de la publication de L'interprétation des rêves, parut un livre
insolite et scandaleux, un de ces volumes à couverture jaune que les collégiens de mon
époque lisaient en cachette, en le subtilisant à la bibliothèque familiale. Dans le Journal
d'une femme de chambre, une accorte soubrette vient d'être engagée en province au
service d'une famille bourgeoise. A son arrivée, elle est reçue par un homme aux allures
convenables qui, tout en insistant pour l'appeler Marie, la prévient qu'il lui demandera
certains services « Il m'avait dit tout cela d'un air enjoué, respectueux, et sans me
dévisager, sans fouiller d'un regard déshabilleur mon corsage, mes jupes, comme font
en général les hommes. A peine s'il m'avait regardée. Depuis le moment où il était
entré dans le salon, ses yeux restaient obstinément fixés sur mes bottines. »
Il lui tient, sans émotion apparente, le discours suivant « Comprenez-moi, mon
enfant. Je suis un peu maniaque. Ainsi je ne trouve pas convenable qu'une femme cire
ses bottines, à plus forte raison les miennes. Je respecte beaucoup les femmes, Marie,
et ne peux souffrir cela. C'est moi qui les cirerai vos bottines, vos petites bottines. »
Le lendemain matin, Monsieur est découvert mort dans sa chambre. « Monsieur tenait,
serrée dans ses dents, une de mes bottines, si durement serrée dans ses dents, qu'après
d'inutiles et d'horribles efforts je fus obligée d'en couper le cuir avec un rasoir pour la
leur arracher. Est-ce rigolo tout de même, qu'il existe des types comme ça, quand c'est
si simple, quand c'est si bon de s'aimer gentiment comme tout le monde. »
OBJETS DU FÉTICHISME

I. SURESTIMATION

Tout objet d'amour est toujours surestimé. Une telle formule nous introduit dès
l'abord à une conception économique de l'échange amoureux, promu à une bourse
des valeurs, où jouerait la loi de l'offre et de la demande. C'est pourtant ainsi que
se trouve posé le problème du fétichisme dès 1905, dans une œuvre qui, plus
qu'aucune autre, a contribué à dégager la sexualité des tentatives arides de la
nosographie, à la fois vertueuse et perverse, de ceux qui vers le tournant du siècle ont
voulu faire l'inventaire de la tératologie amoureuse. C'est au chapitre des « Transgres-
sions anatomiques » que Freud pose le problème en ces mots

La valeur qu'on attache à l'objet sexuel en tant qu'il est destiné à satisfaire la pulsion
ne se limite pas d'ordinaire aux parties génitales, mais s'étend au corps entier de cet objet. [.]
La surestimation s'attache aussi au domaine psychique et se manifeste par un aveuglement,
un manque de mesure dans l'appréciation des qualités psychiques et perfections de l'objet
sexuel, une soumission facile aux jugements émis par lui. La crédulité provoquée par l'amour
est une source importante, sinon la source originelle de l'autorité 1.

Ainsi la surestimation de l'objet sexuel déborde le physique vers le psychique


aveuglement, démesure, crédulité, soumission, ponctuent les moments de l'aberration
amoureuse.
C'est aussi cette surestimation qui distingue l'objet sexuel parmi tous les autres
objets possibles nécessité contraignante de tout choix amoureux, soumis aux infinies
variations des qualités dont l'objet se pare. Mais, dès le momentoù certains attributs
se détachent de la personne pour devenir exclusivement l'objet de la convoitise
sexuelle, on pourra parler de fétichisme. La surestimation première s'attache à cet
attribut spécifique où elle se fige; l'investissement se trouve transféré sur cet attribut
indispensable à la satisfaction sexuelle du sujet et détaché de l'objet originel qui en
était porteur.
Ce nouvel objet est désigné par Freud du nom de fétiche, par analogie, dit-il, avec
l'objet « dans lequel le sauvage incarne son dieu ». Référence qui mérite d'être soulignée,
car elle attire notre attention sur la vénération que le sujet porte à l'objet fétiche 2. Pour-
tant, contrairement à ce que semble impliquer Freud, les fétiches ne sont pas repré-
sentatifs des dieux et n'ont pas valeur d'icônes. Leur fonction, dans le système de
croyance auquel ils s'intègrent, procède d'un mode de représentation différent. En 1958,
Darryl Forde dans un essai qui porte un titre évocateur, The Context of Belief, résume

i. S. Freud (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité. Gallimard, 1962.


2. S. Freud, loc. cit.
LA TRANSACTION FÉTICHIQUE

ses recherches sur le fétichisme étudié dans une population nigériane, les Yakti1.
Ces fétiches sont rassemblés en une série d'objets destinés soit à exercer des influences
bénéfiques, soit à contrecarrer par la protection qu'ils assurent les malveillances et
maléfices dont certains pourraient être les victimes. Il s'agit donc bien d'objets et non
d'images, investis d'un pouvoir spécifique et en ceci se rapprochant dans leur constitu-
tion même de l'objet fétiche comme nous le verrons plus loin. Pourtant, par le titre
donné à son travail, Darryl Forde nous rappelle que le fétichisme est impliqué dans
l'ordre d'une certaine croyance faisant écho à la crédulité que mentionne Freud
c'est-à-dire dans un système où pourraient prendre place l'affirmation et la dénégation.
Mais nous reviendrons plus tard sur ce point capital.
Notons encore que le concept de surestimation se trouve renforcé dans cette
métaphore économique par le caractère de valeur substitutive du fétiche, venant rem-
placer une partie de l'objet soit par une partie du corps, soit par un attribut qui
touche de près au corps et qu'André Green désigne par valeur paradigmatique 2.
Mais cette valeur n'est acquise que du fait du détachement de cet objet, et c'est cette
séparation qui en détermine le caractère fétiche. C'est dire que le fétiche se trouve placé
entre l'objet originel auquel il se raccorde soit par métaphore, soit par métonymie,
et le sujet. Il n'appartient dès lors ni à l'un ni à l'autre, mais devient un représentant
de cet objet, ou plutôt, comme nous le verrons, de sa valeur en tant que tel, l'objet
fétiche s'insère dans l'ordre de l'appartenance et non pas dans celui de la domination
ou de la sujétion qui est celui du masochisme. Comme le fait remarquer Green, il
importe peu de considérer l'objet fétiche comme une partie de l'objet originel, la partie
ici valant pour le tout. Le fait que cet objet soit séparé et indépendant de l'objet entier
originel est par contre un point capital; c'est cette indépendance même qui confère au
fétiche une disponibilité qui permet au sujet d'en user à sa guise, et de l'instaurer
dans un ordre des choses qui le dégage de tout assujettissement.
Il est possible d'élucider un peu plus avant le sens de la surestimation dans la
constitution de l'objet fétiche. « La domestication de la vie amoureuse par la civilisation
entraîne un rabaissement général des objets sexuels », dit Freud en 19 12 3. En distinguant
dans la vie sexuelle de l'homme deux tendances, le courant de la tendresse (Zàrtlichkeit)
et le courant sensuel (Sinnlichkeit), on évoque la bipartition de l'objet sexuel face à
l'interdit de l'inceste. Si l'on rattache la surestimation normale de l'objet sexuel à
la fixation œdipienne à la mère; si l'interdit de l'inceste exige ainsi que l'objet aimé soit
protégé contre la sensualité du sujet; si l'on considère que l'objet purement sexuel
doit subir un « rabaissement » afin d'échapper à une trop grande proximité avec l'objet

i. D. Forde (1958), The Context of Belief A Considération of Fetishism among the Yakô,
Liverpool University Press.
2. A. Green (1968), « Sur la mère phallique », Rev. Fr. Psa., XXXII, 1-38.
3. S. Freud (1912), « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », in La Vie
sexuelle. Presses Universitaires de France, 1969.
OBJETS DU FÉTICHISME

de la tendresse, la bipartition de l'objet aimé devient alors nécessaire. Et, à moins


d'une solution radicale que serait l'impuissance sexuelle, l'interdit de l'Œdipe, s'il
n'est pas dépassé, n'offre à l'homme que deux possibilités soit de recourir à une forme
« atténuée » de cette impuissance où l'acte sexuel s'accomplit sans défaillance mais sans
jouissance véritable; soit de scinder sa vie entre une épouse respectée et une maîtresse
dont il sera dit qu'elle ne sera jamais respectable, aussi adorable qu'elle soit. Ainsi la
Back Street évite la profanation ce n'est plus simplement l'hypocrisie bourgeoise
qui y trouve son compte, mais c'est tout le problème de l'inceste qui se trouve ainsi
éludé.
On pourrait supposer que l'objet fétiche apporte une solution inattendue au
conflit œdipien, qui rendrait inutile la bipartition de la femme en détachant de sa
partenaire sexuelle la jouissance, qui se trouve investie dans le fétiche, on évite le
rabaissement de la femme aimée. Le plaisir incestueux dont le fétiche est le garant
permet l'accomplissement d'une sexualité normale en apparence l'affect tendre trouve
son objet auprès de la femme aimée et l'affect sensuel est déplacé sur un objet qui
représente un aspect dégradé et méconnu de l'objet d'amour incestueux.
Ainsi l'objet fétiche se trouve investi d'une valeur inestimable puisqu'il assure
une solution « parallèle » de l'Œdipe et un évitement de l'angoisse de castration.

II. ÉLABORATION

Il est sans doute remarquable que dans l'oeuvre de Freud, le prototype de l'objet
fétiche un pied de femme apparaisse, non pas sous la rubrique du fétichisme, mais de
l'énamoration. Dans Délire et Rêves dans la « Gradiva » de Jensen, c'est l'image du pied
attaquant le sol dans une posture presque verticale qui fit que Norbert Hanold, héros
de ce Phantasierstück, distingua le bas-relief de la Gradiva parmi d'autres antiquités
gréco-romaines. Ce qui le fascine, et qui inaugure son « délire », c'est la représentation
figurée d'une certaine démarche, connotée par le nom propre de son amie d'enfance,
Zoé Bertgang, et par le nom attribué par Norbert à la représentation sculpturale qu'il
appelle Gradiva. C'est cette démarche aérienne qui rattache Norbert Hanold à son objet
d'amour. Il est tout aussi remarquable que l'élément fascinant soit l'image d'une dyna-
mique corporelle, et non l'instrument de cette démarche; et s'il plaît à Freud de rappeler
que Norbert n'est pas un fétichiste, il n'en souligne pas moins que la valeur érotique
du pied n'échappe, à juste titre, à personne. On a même pu prendre Norbert pour un
fétichiste du pied lorsque, dans ses déambulations à travers sa ville natale, il fixait
trop ouvertement les pieds des passantes, dans le but, croyait-il, de vérifier si cette
démarche fascinante existait ailleurs que chez la Gradiva. L'oubli auquel avait succombé
le Urbild de la Gradiva, Zoé Bertgang, et sa remémoration ou sa reconstitution ulté-
LA TRANSACTION FÉTICHIQUE

rieure, permet de rattacher le fétichisme aux souvenirs oubliés de l'enfance. Mais


dynamique corporelle et objet « fétiche » se trouvent dans cette histoire strictement
confondus nous n'en voulons pour preuve que la demande adressée par Norbert à Zoé
retrouvée de faire devant lui quelques pas en soulevant un peu sa robe plaisir érotique
scoptophilique dont le sens n'échappe ni à l'héroïne, heureuse de s'exécuter, ni à Norbert
qui abandonne pour un instant sa quête archéologique. Si un doute continue à planer
ainsi sur le statut de ce pied dans la Gradiva, il n'en va pas de même par la suite.
Dès 1909, Freud mentionne « l'amour refoulé des odeurs excrémentielles dans le choix
du fétiche1 », et, dans sa lettre du 24 février 1910, adressée à Karl Abraham 2, il insiste
sur la koprophile Riechlust qui, selon lui, serait un élément constant dans le fétichisme
du pied ou du soulier. La même année, Karl Abraham reprend à son tour cette impor-
tance accordée au plaisir olfactif, mais associée cette fois à une composante nostalgique,
celle concernant la séparation de l'enfant et de sa mère, concept dont nous verrons plus
loin les prolongements.
Mais Karl Abraham mentionne aussi les fantasmes de son malade celui-ci était
particulièrement excité par une vive représentation de la gêne physique qu'imposait
aux femmes le port de chaussures inconfortables ou à talons trop hauts, ou encore par
la représentation de femmes étroitement lacées dans des corsets comprimant leur poitrine;
fantasmes où s'indiquent à la fois l'effacement des signes évidents de la féminité et
la cruauté sadique-anale, mais où l'on peut entrevoir que l'entrave ne produit pas ici
seulement une gêne mais garantit aussi l'inaccessibilité à l'objet.
On retrouvera ainsi dans de nombreuses descriptions de pratiques fétichistes la
contention, l'immobilisation, la restriction, l'attachement, la suspension à prendre
à la lettre ou au figuré qui occupent une place prépondérante quand elles ne consti-
tuent pas la condition sine qua non du plaisir; le dicton qui voudrait que le plaisir fût
incompatible avec la gêne est démenti par la présence constante de cette gêne à
prendre ici dans son sens étymologique dans les fantasmes et les pratiques fétichistes.
On ne peut manquer d'évoquer à propos de ces entraves autre chose que l'idée d'une
contention gênante ces vertugadins, ces basquines, ces guêpières, ces mitoufles, à
mi-chemin entre l'armure et la dentelle, cuticules ou carapaces, tenant de l'une et
de l'autre, protégeant et exposant tout à la fois, écran autant que voile, qui dérobe au
regard en même temps qu'il l'aguiche c'est l'ambiguïté de la « maman toute nue en
chemise » dont parle le Petit Hans.
Mais revenons encore à Freud qui, dans son étude sur Léonard de Vinci, souligne
la symbolisation génitale du fétiche « la fixation à cet objet si ardemment désiré, le
pénis de la femme, laisse derrière elle des traces indélébileset « la vénération du pied

i. Cette remarque se trouve dans L'Homme aux rats, et reprise dans une note, ajoutée en 1910,
aux Trois essais sur la théorie de la sexualité, loc. cit.
2. S..Freud et K. Abraham, Correspondance 1907-1926, Gallimard, 1969.
OBJETS DU FÉTICHISME

et de la chaussure semble n'être que le symbole substitutif (Ersatzsymbol) d'un membre


viril féminin, d'abord vénéré, puis regretté1 ».
A partir de 1914 le thème de l'angoisse de castration, en tant que problématique
fondatrice du fétichisme, prendra sa place définitive.
D'une part, dans une communication à la Société psychanalytique de Vienne,
le 11 mars 1914, sur un cas de fétichisme du pied où Freud précise la nature de l'élé-
ment traumatique 2 il s'agit d'un patient, qui avait observé une scène de relations
sexuelles entre le concierge et une jeune fille et avait été menacé de castration par son
père. A ceci venait s'ajouter la découverte de la différence des sexes, lorsqu'il aperçut
les organes génitaux féminins en mettant sa tête entre les cuisses de sa sœur effet de
« contre-plongée » du corps féminin vu de bas en haut, fréquemment retrouvé dans les
fantasmes fétichistes 3. Cette sœur était atteinte d'une déformation rachitique du pied
et c'est ce pied « mutilé » qui apparut par la suite dans les rêves du patient comme un
objet chargé d'une particulière érogénéité. Disons encore que cette « fixation » se
trouva renforcée à l'âge de7 ans lorsqu'il s'amouracha du pied de sa gouvernante. Dans
ses rêves il épousait une femme possédant un pénis.
Dans cette première observation de Freud, toutes les conditions propres à provoquer
l'effroi se trouvent réunies découverte clandestine d'une scène primitive, découverte
de l'appareil génital féminin, menace de castration proférée par un substitut maternel
et l'annonce, de surcroît, que l'exécution en serait confiée au père. Il faut pourtant la
conjonction du souvenir d'une chose vue et de la profération de la menace castrative
pour que l'angoisse de la castration puisse surgir l'énormité d'une telle menace ou la
constatation de l'absence de pénis chez la fille ne suffiraient pas en tant qu'éléments
isolés à faire admettre la possibilité de la castration et à faire croire au garçon qu'un
tel danger puisse être réel.
Ainsi se trouve soulignée l'importance des pulsions partielles, de la cruauté et de
la scoptophilie; cette Schaulust, élément central de la perversion fétichiste, on la retrou-
vera aussi bien dans le masochisme que dans le transvestisme car elle contribue à prêter
un statut de crédibilité aux choses simplement entendues ou imaginées. Voir de ses
propres yeux, contribue au « déplacement de valeur » dont parlera par la suite Freud
comme déterminant la création de l'objet fétiche, car ce voir effectue une mutation de
nos perceptions sensorielles, la vue étant investie d'un indice particulier en ce qui
constitue notre sens de la réalité. On retrouvera d'ailleurs cet investissement de la scène
visuelle dans le choix même du fétiche qui, comme nous le rappelle M. Katan (1964),
se rapproche du mécanisme de l'amnésie traumatique, où le dernier souvenir retenu

i. S. Freud (1910), « Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci », Ges. W., VIII,
pp. 165-166.
2. Cette communication n'a pas été publiée, mais on en trouvera un résumé par E. Jones
(1955) dans le deuxième volume de sa biographie de Sigmund Freud.
3. Cf. R. Dadoun, Le Fétichisme dans le film d'horreur, infra.
LA TRANSACTION FÉTICHIQUE

est celui qui précède le traumatisme refoulé et, par là même, le masque. Déjà ébauchée
par Freud dans sa monographie de 1891 sur l'Aphasie, où il parle de la relation entre les
« restes » linguistiques et les derniers souvenirs fixés avant la lésion cérébrale, l'impor-
tance du dernier souvenir dans l'élaboration du fétiche s'accentue ce dernier conno-
tant le moment qui précède le dévoilement de l'absence de phallus chez la femme, c'est-
à-dire le dernier moment où la femme peut encore être considérée comme possédant
un phallus.
Notons aussi que l'élaboration du fétiche résulte d'une sommation d'effets divers
la surdétermination du sens symbolique du fétiche; sa formation à partir d'éléments
hétérogènes; la répétition de traumatismes affectifs dont aucun en soi n'est décisif, mais
dont l'accumulation produit ce que Masud R. Khan appelle le traumatisme « cumu-
latif ».
Tous ces éléments se conjuguent pour cumuler enfin dans le fantasme de la femme
phallique, thème qui apparaît déjà en filigrane dans le rêve du patient dont parle Freud
dans son observation de 1914, mais qui sera repris par lui dans son article princeps
de 1927, entièrement centré sur le phallicisme féminin.
Dans cet article Freud énonce un certain nombre de propositions qui constituent
une théorie cohérente du fétichisme. Il y démontre le processus d'une croyance celle
de l'existence du pénis féminin dans sa relation avec l'angoisse de castration. Statut
étrange de cette croyance, à la fois tenue et rejetée et pourtant maintenue grâce à un
processus particulier, le désaveu, Verleugnung 1. Le fétiche, en tant qu'objet, permet au
sujet de soutenir ce désaveu le fétiche, identifié comme le substitut du phallus maternel,
concrétise ici l'ambiguïté même de ce désaveu, car il est à la fois la stèle qui commémore
l'horreur de la castration et le monument qui proclame la victoire remportée sur la
menace castratrice.
Dans cette ambiguïté apparaît le caractère transactionnel du fétiche. Le pénis ainsi
« sauvé » n'est pas identique à ce qu'il fut autrefois quelque chose d'autre a pris sa
place qui ne représente que l'héritage de cet ancien attachement. Lorsque Freud, en 1938,
parlera d'un déplacement de valeur, il marquera par là toute la singularité de l'objet
qu'est le fétiche.
La transaction porte ici sur le rapport de la croyance à la réalité si l'enfant conserve
la croyance au phallicisme féminin, il l'a en même temps abandonnée. Il préserve son
propre pénis en niant la réalité de la castration féminine, mais il affirme du même coup
la castration féminine en concrétisant sur un fétiche la signification du phallus
manquant. Un tel résultat ne peut être obtenu, comme le dit Freud, que par une

1. Nous ne reviendrons pas ici sur la Verleugnung, notion pour laquelle nous renvoyons le
lecteur aux travaux de J. Lacan, G. Rosolato et M. Katan. Nous nous bornerons à faire remar-
quer que Freud s'oppose radicalement à toute interprétation de cette Verleugnung qui cherche-
rait à l'assimiler à une « scotomisation », en soulignant que le fétichiste dans son rapport à la
castration féminine n'en veut rien savoir.
OBJETS DU FÉTICHISME

fissure du moi, Einriss, dont toute réparation reste à jamais impossible, mais au
contraire ira en s'élargissant et qui figure en tant que premier moment d'un clivage du
moi, Kern einer Ichspaltung.

III. PRATIQUE

Avoir ainsi montré que le fétiche était l'objet qui à la fois affirmait et niait la castra-
tion, en mettant l'accent sur le moment phallique du fétichisme, laissait néanmoins
de côté les déterminants prégénitaux de l'objet fétiche.
Il s'agissait de savoir si l'avènement du fétiche était dû à l'angoisse de castration
liée à la phase phallique ou s'il prenait naissance à des niveaux plus archaïques.
L'histoire clinique rapportée par Sylvia Payne (1939)1- celle d'un joli mackintosh
tout lisse, tout brillant, fleurant bon le caoutchouc nous montre les fonctions polyva-
lentes de cet objet, au-delà ou en-deçà de sa signification phallique. Le fétiche est ici
très largement surdéterminé il représente les tendances coprophiliques, tant par
l'odeur qu'il dégage, que par la signification de langes imperméables qu'il évoque;
les tendances scoptophiliques dans le jeu de ce qu'il dissimule, mais aussi de ce qu'il
découvre lorsqu'on s'y glisse; l'érotisation tégumentaire par les sensations tactiles
qu'il provoque; la protection symbolique des attaques sadiques contre le sujet ou contre
les parents; la défense contre les fantasmes d'effraction et de pénétration; le contrôle
de l'activité musculaire en tant qu'il interdit toute décharge agressive. Bref tout un
ensemble de significations clairement entrevues, sinon explicitement figurées dans
l'histoire clinique du cas.
Le fétiche (le mackintosh) protège le sujet contre l'intrusion de ses pulsions par-
tielles, contre une forme perverse de la sexualité sadique, masochique, homosexuelle.
Si, dans ce cas (comme dans celui de Gillespie, 1940), le fétiche ne permet pas d'autre
sexualité que masturbatoire, il a pour fonction de protéger le sujet contre les fantasmes
sadiques et toute dépendance destructive ainsi que de contrôler les objets internes.
On peut dire pourtant que le fétiche n'est rien sans le rituel fétichiste. L'objet
fétiche s'intègre dès lors dans la pratique fétichiste simple masturbation soit à l'aide
de cet objet, soit en sa présence; mais il est de fait que bien souvent le sujet a recours à
des manœuvres parfois compliquées, pour ne pas dire périlleuses. Les exemples les
plus frappants sont rapportés par J. Glover (1927), Kronengold et Sterba (1936),
Masud Khan (1965) qui montrent l'importance de la scène réalisée ou imaginée qui
confère à l'usage du fétiche sa véritable signification. Le rituel fétichiste contraste
avec le cérémonial masochiste figé dans son attente suspensive et avec la mise en
scène sadique élaborée peu à peu dans une relative improvisation.
i. Pour toutes les références dont la date apparaît entre parenthèses le lecteur est prié de se
rapporter à la bibliographie de la page 127.
LA TRANSACTION FÉTICHIQUE

Si l'on se posait la question de savoir quelle place occupent les objets dans les
pratiques perverses, on verrait que, dans le masochisme, les objets, pas forcément
fétiches, mais fétichisables, gravitent autour de l'objet sexuel, satellites sur orbite;
tandis que dans le fétichisme l'objet est au centre même des pratiques qui gravitent
autour de cet objet.
On peut reconnaître à la pratique fétichiste un double versant transvestiste et
masochiste. Un versant transvestiste qui représente grossièrement l'identification
féminine (maternelle) du sujet. A condition de bien l'entendre désir de se vêtir en
femme et de se voir non pas d'être vu ainsi vêtu dans un miroir. Le reflet spéculaire
doit en effet témoigner à la fois de la non-castration de la femme (puisque sous ses
atours le sujet est bel et bien porteur du pénis) et de l'escamotage de son propre phalli-
cisme, disparaissant derrière le déguisement. Ce versant transvestiste met en évidence
la position identificatoire du fétichiste. Un versant masochiste la « panoplie » maso-
chiste étant précisément une panoplie d'objets fétiches. Mais le cérémonial masochiste
se joue ici à un seul personnage, ici encore spécularisé, où l'on retrouve l'image clivée
de son identification maternelle et phallique à la fois. Car l'acte fétichiste représente
l'identification masochique à la mater dolorosa, dans sa souffrance et sa castration
méconnue double image d'une mère phallique et d'une mère castrée, qui fait écho
au clivage du moi chez le fétichiste. Le versant masochiste à ce titre témoigne du clivage,
sous-jacent au fétichisme.
Il serait tout aussi pertinent de poser la question de ce que signifient pour les féti-
chistes les rapports sexuels. Il ne fait pas de doute que pour beaucoup l'acte sexuel ne
fait que réaliser les meilleures conditions pour mettre en valeur le but de l'acte féti-
chiste, lui fournir un setting, acte sexuel qui peut aussi bien être mascarade qu'élusion.
C'est là où le sens du rituel fétichiste apparaît le plus clairement. Et quand Guy Rosolato
nous dit que dans le jeu de la séduction et de l'amour « le pervers atteint un certain
plaisir, malgré tout », nous avons à nous interroger sur la place que tient cet objet, fût-il
réduit à une simple ficelle, afin que le plaisir puisse se produire. J'aime ce certain
plaisir car il marque admirablement le manque d'assurance que professe le fétichiste
jusque dans sa jouissance.

IV. AVÈNEMENT

On peut chercher les conditions qui prédisposent à l'instauration d'un fétiche


dans le vécu infantile. C'est ainsi que Phyllis Greenacre (1953), par exemple, en essayant
de rattacher la survenue du fétichisme à une perturbation dans l'élaboration de l'image
du corps, propose d'y voir une véritable Anlage.
Ainsi sont évoqués tout d'abord les « traumatismes » précoces, ou plutôt certains
troubles insidieux qui viennent perturber profondément la relation mère-enfant, parmi
OBJETS DU FÉTICHISME

lesquels se retrouvent toutes les « maladresses » du maternage, maintes fois décrites,


qui n'ont rien de spécifique mais dont les conséquences sont à souligner en ce qu'elles
insécurisent le vécu des premiers mois, par des troubles de la sensibilité superficielle,
de la kinesthésie et de l'apprentissage de la motricité
Bien plus spécifique apparaît à nos yeux l'altération dans la constitution de l'image
du corps aboutissant à une sensation de fluctuation de la dimension corporelle et de la
« tension intra-corporelle » (intra-body pressure). Cette fluctuation du perçu des dimen-
sions corporelles, peut être attribuée à de nombreux facteurs qui modifient l'équilibre
homéostatique du vécu infantile, parmi lesquels les modifications dues à la nutrition
les pertes ou les gains de poids, les œdèmes qui font varier le volume perçu du corps;
toutes les variations brusques et transitoires, vaso-motrices ou sensorielles, entraînant
un sentiment de modification corporelle; les manifestations somatiques de la « colère »,
celles qui accompagnent la fièvre, les convulsions; les affections dermatologiques, enfin
toutes les stimulations plus ou moins violentes, transitoires massages, manipulations,
chatouillements entraînant une véritable érection de tout le corps qui cesse brusquement
sans trouver une voie de décharge motrice adéquate. Modèle de la tumescence et de la
détumescence orgasmique que Freud, dès 1905, avait reconnu dans le vécu de l'enfant
au cours de la tétée, c'est-à-dire à un moment de la vie auquel se réfère précisément
Greenacre.
Enfin Phyllis Greenacre souligne, dans la constitution de l'image du corps chez
l'enfant, le rôle capital de la reconnaissance de sa propre image, en tant qu'elle lui
permettrait d'échapper à l'identification primaire. Dans cette élaboration de l'image
de soi, Phyllis Greenacre insiste sur le fait que la vue lui semble à la fois plus discri-
minatoire et plus importante que la connaissance tactile. L'importance de la vue,
dans la reconnaissance de soi (liée aussi à la constitution du je dans le stade spéculaire
dont parle Lacan), nous le retrouverons tout au long du fétichisme et de l'objet fétiche
comme une dimension primordiale dans la constitution de cet objet. Tout le corps
de l'enfant n'est pourtant pas accessible à sa vue une partie en est formellement exclue
le visage; une autre difficilement accessible les organes génitaux.
Toute connaissance de cette partie de l'image passe donc partiellement par sa
reconnaissance visuelle chez l'autre mission de reconnaissance, voire d'espionnage
qui aboutit à l'incorporation visuelle de l'autre. C'est dans là difficulté de se débarrasser
de cette identification primaire que réside un des éléments prédisposant à la création
de l'objet fétiche. Car l'image du corps de ce « postulant » au fétichisme reste labile et
mal assurée, de par la persistance, longtemps soutenue, de l'identification primaire. Le
contact visuel, intense et prolongé avec une personne féminine (mère ou sœur), favorise
l'importance de cette identification primaire et explique peut-être l'impact de la sphère
visuelle dans tout ce qui touche à la constitution de l'objet fétiche.
i. On se rapportera à l'observation de B. Mittelmann «Motor Patterns and Genital Beha-
viour in Fetishism » (1955), où ce trouble du vécu moteur apparaît de façon exemplaire.
LA TRANSACTION FÉTICHIQUE

Plus tard, c'est-à-dire après 18 mois, viennent se surajouter aux difficultés qui
existent dans la relation mère-enfant, deux autres ordres de faits.
L'un concerne l'intensité particulière du complexe de castration, qui est due,
selon Phyllis Greenacre, à la place exceptionnelle que tiennent dans la vie du futur
fétichiste des traumatismes psychiques ponctuant le vécu familial (mort, mutilations,
interventions chirurgicales, avortements, etc.) ou physiques (interventions chirurgicales
parfois mineures mais souvent sanglantes amygdalectomie). Les observations ne
manquent pas1 et la confrontation visuelle de l'enfant avec tout ce qui concerne le
sang au niveau des organes génitaux féminins, les cicatrices abdominales, mais aussi
tous les indices d'autant plus effrayants qu'ils sont plus douteux et que seule la fantasma-
tisation parvient à les métaboliser.
Quoi qu'il en soit de l'emprise de ce vécu et de l'intrusion de cette réalité, il est
remarquable de constater que tous les auteurs à commencer par Freud (1927), Lorand
(1930), Wulff (1946), Winnicott (1953), Greenacre (1953), Buxbaum (1960), Dickes
(1963) et M. Sperling (1963) insistent sur la participation effective des parents dans
l'avènement du fétiche. M. Sperling et Dickes en particulier soulignent l'usage fait
par les parents de l'objet transitionnel non encore fétiche en tant que moyen de
résoudre leurs propres problèmes leur angoisse de castration, l'envie du pénis, les
fantasmes sadiques, etc. Et la référence que fera Winnicott à la « mère suffisamment
bonne » est aussi un recours à une certaine réalité parentale.
Celle-ci ne nous apparaît guère niable qu'il s'agisse de mères frivoles, ambitieuses,
revendicantes, narcissiquement blessées dans leur féminité ou anciens « garçons man-
qués » ayant difficilement accepté le mariage et la maternité; qu'il s'agisse de pères
absents, insuffisants, castrés, instables dans leur profession et leur vie familiale, en
conflit avec des parents sévères ou n'ayant pas assumé leur rôle social; qu'il s'agisse
d'une séduction parentale à type exhibitionniste, invitant l'enfant à partager leur lit,
à assister aux ablutions ou à la performance des fonctions naturelles tous ces éléments
réapparaissent avec une insistance troublante dans toutes les observations. Sont-elles
pour autant spécifiques du futur fétichiste? On peut en douter, mais elles n'en comportent
pas moins une valeur indiscutable dans la fantasmatisation tant des parents que de
l'enfant.
A ceci Phyllis Greenacre ajoute la part jouée par toute « castration ') liée aux premiers
plaisirs de la phase phallique, la base du conflit crucial, sous l'angle d'une identification
fantasmatique du corps et du phallus. Une telle identification se retrouve déjà lors de la
confusion entre tumescence corporelle et érection génitale vient s'y joindre l'intrication
du féminin-masculin, entre image phallique et image « castrée » de la femme.
La problématique du stade oedipien se pose en des termes qui ne permettent sa

i. L'introjection visuelle d'opérations sanglantes joue un rôle capital déjà souligné par Freud
en 1938. Voir aussi l'observation d'E. Buxbaum (1960) particulièrement fertile en incidents
divers.
OBJETS DU FÉTICHISME

solution que grâce à un artifice. C'est dans ce sens que l'on peut parler d'une fonction
stabilisatrice du fétiche, pour autant que cet objet doit résoudre dans une certaine
mesure en les écartant ou les contournant les incertitudes instaurées quant au statut
génital du sujet.
Aussi le fétiche doit-il remplir certaines conditions afin de répondre au but qu'il
se propose il doit être stable, visible, tangible; objet réel et non fantasmé; être capable
de symboliser à la fois le pénis et son manque; pouvoir être incorporé sans perdre ni sa
forme ni son volume d'où l'importance de la qualité olfactive, essentielle au fétiche;
posséder des qualités de permanence pour résister aux pulsions destructrices; être
inanimé pour rassurer le sujet sur le fait qu'il n'usera pas de représailles, mais aussi
pour neutraliser toute crainte de le voir changer de volume afin de réagir contre l'iden-
tification primaire; le fétiche doit donc apporter une réassurance pour rendre la vie
sexuelle du sujet possible sans l'engager dans une angoisse insupportable.
Le fétiche constitue une garantie contre une telle identification castratrice en four-
nissant au sujet un symbole phallique, extérieur à lui et concrétisé sous forme d'objet,
qui permet une ré-introjection de ce phallus et une affirmation de l'intégrité génitale.
Ainsi le fétiche, symbole du phallus féminin, permettrait, grâce à l'introjection visuelle,
tactile et olfactive, de réinstaurer le propre phallus du sujet.
Peut-on dire pour autant que la fonction de cet objet n'ait d'autre but que d'assurer,
de stabiliser la génitalité incertaine du sujet à la fois victime d'un vécu corporel parti-
culièrement labile, d'une identification primaire dont il n'arrive pas à se dégager et
d'une angoisse de castration qui ne lui laisse le choix que de renoncer à la sexualité ou
de choisir un objet (homosexuel) porteur de phallus? N'y aurait-il pas à se demander
si le fétiche, médiateur du désir inconscient du sujet, ne joue pas aussi un rôle au-delà
de sa fonction réparatrice?

V. L'OBJET-FÉTICHE

La notion d'objet transitionnel promue par D. W. Winnicott en 1953 est peut-être


une des plus fructueuses pour établir la généalogie du fétiche. Nous ne reprendrons pas
ici la description détaillée de l'objet que l'auteur identifie comme étant la première
not-me possession coin de drap, flocon de laine, mouchoir ou ours en peluche que l'enfant
distingue, isole et s'approprie parmi les objets qui sont à sa portée. Nous nous bornerons
à répertorier les qualités fondamentales que D. W. Winnicott reconnaît à l'objet transi-
tionnel

l'appartenance inconditionnelle, l'enfant considérant et traitant cet objet comme


sa possession bien qu'il ne lui soit pas donné mais choisi par lui;
la permanence, l'objet ne devant subir aucune modification du fait d'une ingé-
LA TRANSACTION FÉTICHIQUE

rence du monde extérieur il ne doit être ni lavé ni réparé, mais rester soumis au sort
qui lui est propre;
l'invulnérabilité, l'objet devant être capable de résister à l'amour et la haine et
aussi à l'agression quand celle-ci apparaît dans les relations de l'enfant à l'objet;
l'indépendance, dont témoignent la consistance, la « chaleur », la texture de l'objet;
un statut propre, qui est d'être la création de l'enfant, car l'enfant ne lui reconnaît
pas une origine externe; mais il ne s'agit pas pour autant d'un « objet interne ni
d'un objet « hallucinatoire »
l'effacement, car l'objet ne succombe pas à la destruction, mais est voué à un
désinvestissement progressif qui le relègue peu à peu il n'est ni oublié, ni intériorisé,
ni refoulé mais perd son sens originel. Cette disparition lente de l'objet aménage un
territoire intermédiaire où vont pouvoir se jouer les phénomènes transitionnels.
S'il est vrai que l'on peut considérer l'objet transitionnel comme symbolisant un
objet partiel (par exemple le sein maternel), son importance majeure n'est pas là il
marque, sur le chemin qui différencie le fantasme de la réalité, le moment intermédiaire
où l'objet n'est plus uniquement fantasme, mais pas encore symbole. Et si l'objet
transitionnel représente l'objet de la première relation objectale, c'est lui qui permet à
l'enfant de passer du contrôle fantasmatique omnipotent à une manipulation contrôlée
de l'objet où se retrouveront l'érotisme musculaire, la coordination des mouvements,
l'investissement olfactif et tactile, etc. Il peut aussi, selon le stade où on l'observe, être
un objet oral, anal, fécal, urétral, etc.
Mais cet objet, D. W. Winnicott y insiste, n'est pas un fétiche, ne fût-ce qu'au sens
où sa survenue n'est pas pathologique il ne fait que signaler un moment privilégié.
Une telle interprétation n'est pas partagée par Melitta Sperling (1963) qui voit déjà
dans cet objet transitionnel le témoin d'une perturbation dans l'établissement des
relations objectales. La divergence de vues, entre D. W. Winnicott et Melitta Sperling
nous semble traduire une contradiction irréductible dans la théorie analytique.
La conception de D. W. Winnicott s'écartait de l'interprétation proposée par Wulff
(1946) cet auteur considère ces premiers objets comme des objets-fétiches qui, en tant
que tels, résultent d'une formation réactionnelle à l'égard d'une frustration précoce. Il
insiste aussi sur le caractère « oral » de cet objet-fétiche, lié directement à la situation
nourricière en tant que substitut du sein maternel.
Pour Wulff, l'objet-fétiche n'est valorisé que dans la mesure où il possède cette
fonction réparatrice visant à combler une place laissée vide du fait d'une frustration.
Nous voyons qu'on reconnaît ainsi à la frustration une réalité objective et du même
coup qu'on attribue à l'objet-fétiche la valeur d'un objet qui vise à combler effective-
ment cette place vacante. L'objet-fétiche, selon Wulff, représenterait un substitut de
l'objet frustrant mamelon, sein maternel ou la mère tout entière.
Melitta Sperling (1963) va encore plus loin. Elle cherche à montrer que le compor-
tement maternel contribue à la constitution et au maintien de ce fétiche.
OBJETS DU FÉTICHISME

Le cas du jeune Martin, âgé de 2 ans et de sa mère, tous deux en analyse, lui
permet de montrer une certaine collusion dans la genèse du comportement fétichiste
inconsciemment la mère refuse de se séparer de son enfant, et de renoncer à ses propres
gratifications (orales et anales) dans sa relation à lui. Le fétiche devient le support
de la représentation maternelle, objet concret qui doit apporter des gratifications réelles,
au-delà de sa signification symbolique. Ainsi le fétiche permet à la mère et à l'enfant
de maintenir un « semblant de normalité » dans leur relation en rendant possible la
séparation réelle, le fétiche servant à nier, mais aussi à maintenir, de façon magique,
cette séparation. Toutes les gratifications refusées par la mère sont comblées par le
fétiche qui s'oppose ainsi au processus d'intériorisation et, dans la position théorique
qu'adopte M. Sperling, forme obstacle à la formation du Moi et du Surmoi.
De plus, dans la mesure où la mère elle-même est incapable de surmonter le trau-
matisme que représente pour elle le sevrage, elle va favoriser chez l'enfant l'instauration
du fétiche, qui, dès lors, est le témoin d'une perturbation des relations objectales cher-
chant à réduire l'angoisse de séparation.
Moins radicale dans leur opposition aux thèses de D. W. Winnicott apparaissent
ceux des auteurs qui cherchent dans l'identification à la mère les conditions permettant
l'instauration du fétiche (Bak, 1953; Weissman, 1957; Dickes, 1963).
C'est ainsi que Bak, s'appuyant sur les deux cas qu'il expose, apporte l'illustration
clinique de ses propositions. Il voit dans l'intensité de l'angoisse de séparation la preuve
d'une faiblesse du moi qui déterminerait l'agrippement (le Sich Anklammern selon
l'expression de Hermann, 1936) à la mère, qu'elle soit totale ou prise pars pro toto,
expliquant ainsi les fixations prégénitales. La défense fétichique1 se réfère ici encore à
la prégénitalité, envisagée dans le registre non d'une compensation d'un manque, mais
de l'identification à l'image maternelle; identification, simultanée ou alternante à une
image maternelle « clivée a mère phallique et mère sans pénis. Ici encore s'établit
une séquence chronologique où l'on distingue une identification prégénitale à la mère
phallique, d'autant plus urgente que le traumatisme de la séparation peut être vécu
comme un traumatisme plus menaçant que la castration une identification à la mère
sans pénis au moment où survient la problématique œdipienne qui ne fait que raviver
le danger premier de toute séparation et lui confère sa signification d'une perte d'identité.
Le maintien, à tout prix, de ce lien identificatoire primordial donne lieu à la forma-
tion du fétiche celui-ci représente un compromis destiné à concilier toutes les contra-
dictions incluses dans la castration. Maintenir l'identification avec la mère, trouver un
objet sexuel qui représente, à double titre, les qualités minimales requises pour devenir
un objet d'amour tâche impossible est ce qui confère aussi bien au fétichisme
qu'à l'homosexualité et au transvestisme leur lointaine, mais indiscutable parenté.
i. Nous avons désigné par fétichiste ce qui se rapporte plus spécialement à la « perversion »
et à la « pratique » du fétichisme, et nous avons réservé/<c~Me pour ce qui relève de la structure
générale déterminée par la relation du sujet à ses objets.
LA TRANSACTION FÉTICHIQUE

L'attachement à la mère est finalement abandonné, du fait de l'angoisse de castra-


tion. Peut-être est-il possible d'envisager que la crainte de la castration peut aussi
dépendre du désir de maintenir l'identité à la mère. Et que tout nouveau contact avec
un objet d'amour ravive en même temps que ce désir d'une fusion plus ou moins totale,
la menace, séparative ou castratrice, à laquelle le sujet doit faire face pour la résoudre.
C'est dans cet interstice dont nous préciserons tout à l'heure la nature que
s'amorce cette irréversible séparation où le fétichisme trouve sa genèse.
Ainsi peut-on détecter la divergence fondamentale qui oppose deux conceptions.
Une première, représentée par M. Sperling et par Wulff (et, de façon plus nuancée, par
Bak), considère que l'objet.« intermédiaire » est dès son apparition un phénomène
pathologique, obéissant simplement au déroulement des divers stades libidinaux et
objectaux; il fonctionne comme défense contre l'angoisse de séparation au stade oral,
contre l'angoisse de castration au stade phallique. Il y aurait en somme un fétiche pré-
génital et un fétiche génital. L'autre conception, celle de D. W. Winnicott, est au contraire
fondée sur la distinction entre deux moments le phénomène appartenant à l'indivi-
duation progressive de l'enfant dans sa conquête d'un espace personnel et l'utilisation
secondaire de ce même phénomène, devié de son sens originel au service de la théma-
tique castratrice. Pour lui, le fétiche ne peut pas naître du fait d'une angoisse de sépa-
ration fût-ce un fétiche « prégénital » auquel du reste il ne saurait reconnaître de
fonction compensatrice; par contre la formation du fétiche procède d'une angoisse
de castration et ne fait alors qu'emprunter un modèle archaïque qu'il trouve dans le
développement normal de tout sujet.
Si nous disons que ces deux conceptions nous paraissent inconciliables, c'est qu'elles
se trouvent sous-tendues par un abord diamétralement opposé de l'imago et de la
fonction maternelles. M. Sperling s'appuie de toute évidence sur un modèle propre à
la psychanalyse génétique dont l'œuvre de René A. Spitz est à la fois le témoignage
remarquable et rigoureux. Nous ne nous proposons pas ici de faire une critique des
conceptions génétiques. Disons que l'œuvre et la recherche de Spitz ne sauraient par nous
être mises en cause. Mais disons aussi que l'utilisation qui en a été faite par certains
ne nous enchante guère et que le travail de M. Sperling en est un exemple dans la
méconnaissance qu'on peut y lire d'une confusion entre les registres de l'imaginaire et
du symbolique, ainsi que de la référence à la réalité maternelle prise au pied de la lettre,
sans qu'il soit tenu compte apparemment de tout ce qui appartient à la fantasmati-
sation.
Les conceptions de D. W. Winnicott sont basées sur une autre vision de la relation
mère-enfant. Revenons à ce que l'auteur appelle l'aire intermédiaire, lieu du phénomène
transitionnel. L'objet transitionnel pour s'instaurer doit bénéficier d'une condition
indispensable il faut que l'objet interne (au sens, croyons-nous, que lui attribue Melanie
Klein) soit vivant, réel et good enough suffisamment bon c'est-à-dire qu'il ne soit
pas trop persécutif. Mais il faut que l'objet externe soit « suffisamment bon » pour ne
OBJETS DU FÉTICHISME

pas entraîner ce que Winnicott appelle la deadness (qualité de ce qui est mort) de l'objet
interne 1.
C'est donc à une mère « suffisamment bonne » que se réfère Winnicott, une mère qui
s'adapte de façon active aux besoins de l'enfant. Au départ cette adaptation doit être
presque parfaite, mais peu à peu une déhiscence sépare les demandes de l'enfant de ce
qu'apporte la mère.
Au départ une mère suffisamment bonne permet à l'enfant de créer une illusion
que son sein fait partie intégrante de l'enfant. La mère place le sein réel à l'endroit
même où l'enfant cherche à le créer dans son omnipotence. Une telle position crée
l'illusion qu'il existe pour l'enfant une réalité extérieure correspondant à sa propre
capacité de créer.
Or la tâche essentielle de la mère, après avoir donné corps à l'illusion, sera de
désillusionner l'enfant. Dans cette désillusion progressive qu'est le sevrage, l'expérience
de la frustration instaure un champ intermédiaire d'expérience, qui, si tout se passe
bien, n'est pas remis en question.
Territoire « neutre » si l'on veut, mais non déshabité, puisque c'est dans cette aire
transitionnelle que peut prendre place la créativité propre de l'enfant. L'aire transition-
nelle se situe entre l'ignorance primitive de la dette et la reconnaissance de celle-ci;
elle est le domaine de l'expérience, auquel contribuent à la fois la réalité interne et la
vie extérieure.
Si le sein intériorisé représente l'omnipotence magique de l'enfant; si le sein externe
représente le contrôle d'une réalité reconnue, l'objet transitionnel, symbolique et réel
à la fois, marque l'aire de l'illusion.
C'est à cette aire transitionnelle qu'appartient, selon nous, le fétiche. Il ne s'agit
pas de nier que le fétiche puisse être le représentant symbolique du pénis maternel
c'est le caractère illusoire de ce phallus maternel qu'il importe de souligner; au sens que,
dans ce domaine, l'illusion du phallus maternel devrait trouver sa désillusion progressive,
au lieu de s'organiser en un leurre qui nie la désillusion, et qui instaure l'objet dans la
delusion, le « délire », qui fait que l'objet persiste en tant que fantasme pétrifié.
C'est ici que castration et séparation prennent leur véritable valeur, car elles sont
captées dans une équivalence symbolique, que le compromis fétichique cherche à
résoudre en évitant que cet objet transitionnel ne vienne s'affronter au problème de la
castration.
Dans un article récent D. W. Winnicott insiste de nouveau sur le fait que
c'est aussi dans cette aire intermédiaire que se place l'expérience culturelle, dans cet
espace potentiel qui existe entre l'individu et le monde extérieur 2. L'usage que chacun

i. Faute de pouvoir exposer ici la conception de l'auteur concernant la good enough mother
et la notion de holding, nous renvoyons le lecteur à la source.
2. D. W. Winnicott (1967), « Location of Cultural Expérience Internat. y. Psycho-Anal., 48,
368-372.
LA TRANSACTION FÉTICHIQUE

fera de cet espace dépend des expériences précoces de chacun. Cet espace potentiel
(connoté plus haut comme l'aire intermédiaire) devient le domaine de l'expérience,
c'est-à-dire du jeu et de l'expression culturelle, où chaque objet, déjà présent, doit
être trouvé par l'enfant. Homo ludens, dont le jeu utilise des objets investis, chaque fois,
d'une signification nouvelle.
Lorsque J. Baudrillard parle du « machin », dont il dit qu'il « reste le terme indé-
terminé de ce qui n'a pas de nom, dont on ne sait pas de quel usage exact il relève »,
il insiste sur le fait que cela ne l'empêche pas de fonctionner
La fonctionnalité véritable du machin est de l'ordre de l'inconscient de là vient la fascina-
tion qu'il exerce. Le mythe d'une fonctionnalité miraculeuse du monde est corrélatif du phan-
tasme d'une fonctionnalité miraculeuse du corps. Le schème d'exécution technique du monde
est lié au schème d'accomplissement sexuel du sujet. A ce titre le machin est un substitut
du phallus, médium opératoire de la fonction par excellence.
Dans la mesure où son instrumentalité pratique s'efface, il peut être investi d'une instru-
mentalité libidinale. C'est déjà le cas du jouet chez l'enfant, de n'importe quelle pierre ou
bout de bois pour le primitif, du moindre stylo qui redevient fétiche aux yeux du « non-civilisé ».
Dans n'importe quel objet, le principe de réalité peut toujours être mis entre paren-
thèses. Il suffit que la pratique concrète en soit perdue pour que l'objet soit transféré aux pratiques
mentales. Celarevientà direque derrière chaque objet réel,il y a unobjet rêvé.CMXQuel que
soit lelefonctionnement
soit fonctionnementdel'objet,son
de l'objet, son mode
moded'efficience nousl'éprouvonscommenotre
d'emcience nous effi-
l'éprouvons comme notre effi-
cience, même si elle est absurde comme dans le « machin » 1.

Or c'est l'efficience même tant de l'objet transitionnel que du fétiche qui


caractérise leur mode de fonctionnement en tant qu'objet technique. Il est clair que
l'un comme l'autre sont investis d'une magie symbolique qui fait qu'ils sont l'un comme
l'autre, en position de médiation. Si l'objet transitionnel offre à l'enfant la possibilité
de s'affronter à sa prétendue et illusoire omnipotence, le fétiche lui sert à s'en expliquer
avec la puissance virile. L'objet technique a le rapport le plus étroit, comme l'a montré
Heidegger, avec le domaine de la création objets de culture au sens où la culture n'est
pas vaine et dérisoire accumulation, mais disposition d'un « pouvoir » au service de la
créativité.
L'objet culturel n'est pas plus donné à l'homme que ne l'est l'objet fétiche. C'est
là la croisée des chemins de la destinée de l'objet.
Dans l'expérience de la désillusion, inéluctable et créatrice, s'instaure la nostalgie,
qu'il ne faut pas confondre avec l'envie, la jalousie, la rancune; mais qu'il faut identifier
comme un renoncement prenant acte de la séparation, ou de la castration. Cette désillu-
sion dissipe (non pas par le refoulement ou la forclusion, mais par le désinvestissement)
la quête impossible du paradis ou de l'objet perdu.
C'est dans l'aire de cette désillusion qu'il faut situer la mutation de valeur de
l'objet transitionnel. Il dépend du destin de chacun que cet objet se mue en fétiche
ou devienne création, au sens du jeu, de l'art ou de la culture.
i. J. Baudrillard (1968), Le Système des objets, Gallimard, Paris.
OBJETS DU FÉTICHISME

VI. FONCTIONS

Il faut reconnaître à l'objet fétiche une triple fonction


Celle d'abord, depuis longtemps mise en évidence, de la réparation, où son instru-
mentalité est patente tant dans la panoplie dont le sujet use, et abuse, que dans la
place qu'occupe l'objet dans le jeu cruel de sa mise en scène sexuelle; ou encore lorsqu'il
devient indispensable colifichet des manœuvres contre-phobiques dont il est l'exemple
le plus pur. Réparation qui s'insère forcément dans la dialectique castratrice et se
réfère plus spécifiquement au désaveu de la castration féminine, dans la visée du double
jeu de la connaissance et de l'annulation de celle-ci.
Dans son deuxième mode, l'objet fétiche désigne la restauration d'une continuité
perdue. Là où la déhiscence, la rupture s'introduisent dans l'expérience du sujet par
le biais de la castration vécue non seulement au décours de la constitution de son corps
sexué, mais comme signifiant majeur de toute séparation fondamentale la naissance,
le sevrage, le conflit anal, qui ont transformé le monde de l'enfant en une série disconti-
nue de points où se trouvent suspendues les preuves irréfutables d'une désunion du
sujet et de l'objet de son désir. L'objet-fétiche cherche à combler cette rupture, à assurer
la preuve de cette persistance illusoire. Il retrouve dans cet objet à la fois la séparation
et son désaveu, la libre disposition de l'objet en ce qu'il a d'essentiellement détaché,
dont la bobine de fil du Fort-Da lui a déjà permis de faire l'expérience primordiale.
Disposition, contrôle et permanence de l'objet métonymique familiarisent le sujet avec
l'inévitable séparation en même temps qu'elles cherchent de façon dérisoire à trouver
une parade. Continuité de son vécu libidinal où se rencontre l'objet phallique, illusion
de son propre pouvoir et transgression de l'inexorable destin qu'il n'ignore plus désor-
mais.
Dans l'entrecroisement de ce courant dédoublé se fraie une troisième voie selon
laquelle l'objet-fétiche assume une fonction qui lui confère sa véritable efficacité. C'est
dans la fonction de reconnaissance, liée à la fois au rétablissement de la continuité et aux
tentatives réparatrices, que l'objet fétiche impose au sujet un repérage.
Le gage qu'est le fétiche est ce qui se trouve déposé dans le système référentiel
du sujet comme garant de son statut sexuel, ou, si l'on veut, de sa solvabilité.
Le fétiche est surajouté au sujet amulette, colifichet, talisman, gri-gri, mais aussi
décoration au double sens du mot car il met à la disposition du sujet la marque de son
statut. Alors que le fétiche sexuel semble encore avoir une valeur métonymique, l'objet-
fétiche devient symbole et à ce titre fait entendre à l'initié le sens qu'il véhicule. Tout
comme les bouts de rubans multicolores signalent à tout autre décoré les glorieuses
campagnes de son porteur; tout comme les sigles qui, apposés au nom des auteurs
anglais, les situent aux yeux de leurs collègues, aussi sûrement le fétiche inscrit le sujet
LA TRANSACTION FÉTICHIQUE

dans un statut sexuel pour peu qu'on en connaisse les signes. L'apparente imperméabi-
lité du fétiche sexuel se double de son apparente évidence ces frous-frous, ces bottines,
cette panoplie fouettarde, ces menottes et ces ficelles, en quoi se distinguent-ils des
décorations, des amulettes, des objets de collection? Tous sont pris dans la culture,
c'est-à-dire dans le langage à peine chiffré d'un groupe qui marque le possesseur ou
l'utilisateur de ces colifichets griffe de couturier, signature du tableau, estampille
d'authenticité 1.
Quoi d'apparemment plus explicite que la petite culotte noire de la mère du Petit
Hans? Quoi de plus conventionnel que le bas de soie ou la bottine de cuir? Transposés
à une autre époque, à une autre civilisation, le voile, la gaine, le ciré, ne gardent que
le caractère dérisoire des campagnes glorieuses dont se repaissent à l'envi les impé-
rieuses badernes.
Mais quoi qu'il en soit du déterminant culturel de l'objet fétiche, son sens reste
à découvrir dans le répertoire symbolique, inscrit inconsciemment sur les attributs dont
se sert le fétichiste pour se donner comme tel.
Dès lors, quoi de plus simple que de voir dans l'objet fétiche ce signe de reconnais-
sance que le sujet promeut à son insu de son statut indécis entre le phallicisme
féminin et la castration masculine. Cet état précaire le maintient entre l'identification
et l'homosexualité. C'est dans cet objet-fétiche que le sujet cherche à ancrer sa propre
reconnaissance vérifiable de sujet marqué du signe de son incertitude.

VII. TRANSACTION

Si Freud nous fait remarquer que le fétichisme n'est souvent qu'une découverte
annexe, un Nebenbefund au cours d'une analyse, c'est que le « vrai fétichiste ne
figure qu'exceptionnellement sur les divans de nos collègues. Plus souvent vécu comme
un mode particulier de satisfaction plutôt que comme perversion, la pratique fétichiste
ne pousse que modérément le sujet à entreprendre une analyse, à moins d'avoir d'autres
motifs, plus impérieux. Une autre raison vient s'ajouter; la crainte que l'analyse ne le
prive de ce qui assure, fût-ce péniblement, sa satisfaction sexuelle.
Est-ce à dire que le fétichisme reste en dehors du champ analytique? A se référer
à notre expérience clinique, nous serions tenté de répondre que si le fétichisme en
tant que « perversion » est en effet rare, la structure fétichique est par contre fréquente si
l'on considère que le « fétichiste », au sens large du mot, est celui qui cherche à s'assurer
d'une triple garantie réparer son manque fondamental, maintenir et assurer la

i. La détermination culturelle du fétiche est souvent évidente. Le professeur Krafft-Ebing,


pourtant peu enclin à s'indigner ou à s'apitoyer devant les perversions les plus atroces, n'avait
pas de mots assez forts pour flétrir les « coupeurs de nattes » qui, par leurs forfaits, compro-
mettaient l'avenir tout entier de leurs innocentes victimes. Mais où sont nos fétichistes d'antan?
OBJETS DU FÉTICHISME

continuité, et se reconnaître dans son statut sexuel par rapport au fantasme de la mère
phallique. Il serait dès lors étonnant que ne se découvre pas, dans un grand nombre
d'analyses, une relation identique à celle qui unit le fétichiste à son objet.
Quel service dans la situation analytique le sujet pourrait-il demander à cet objet
excentrique? quel lien pourrait-il établir entre l'usage extravagant du fétiche, et cet
espace, vide en apparence, qui connote la distance illusoire séparant l'analyste de l'ana-
lysé ?
Si l'on accepte la notion que nous propose D. W. Winnicott, celle de l'aire de
l'illusion en tant qu'ébauche de l'espace dont dispose le sujet pour structurer son
autonomie croissante il est possible d'y reconnaître un modèle de la situation ana-
lytique. Qu'on nous entende bien il ne s'agit pas pour nous d'identifier l'analyste à la
good enough mother, pas plus que de confondre la situation de l'analysé avec celle de
l'infans. Qu'il soit bien clair que la situation analytique n'est pas cet univers dyadique
dans lequel viendraient s'enfermer l'analyste et le patient dans l'affrontement de la
demande imaginaire; qu'il ne s'agit pas de réduire les distances, de confronter l'analysé
à une réalité, ni de lui permettre de prendre l'aune de sa dépendance. Au sens où nous
l'entendons, l'aire de l'illusion est celle où s'inaugure, sous forme d'objet transitionnel,
la première ébauche d'un symbole dont le sujet puisse reconnaître l'usage comme sien.
L'aire de l'analyse se dessine avant tout comme l'aire du silence, espace offert
à l'avènement d'une parole possible. Cet espace, d'où tout bruissement intempestif,
tout bavardage semble à l'origine exclu, l'analysé va s'évertuer à le peupler, en donnant
corps et cours à ses fantasmes et en essayant par tous les moyens dont il dispose d'y
introduire un objet, à la fois médiateur et distanciateur par rapport à l'autre. Ce que
l'analysé y promeut ressemble par certains de ses caractères à l'objet transitionnel, à
savoir qu'il reconnaît dans ses paroles un objet qui lui reste propre; que ces paroles ne
sont ni un objet externe, ni un objet interne mais sont bel et bien sa création qu'elles
n'admettent aucune solution de continuité; qu'elles résistent à toute ingérence extérieure.
La permanence de ses paroles va de pair avec leur effacement progressif du fait de
leur désinvestissement seules surnagent finalement certaines parties du discours.
L'attitude de l'analyste à l'égard des paroles prononcées est analogue à l'attitude de la
mère à l'égard de l'objet transitionnel le respect qu'il témoigne pour les dires du patient,
son manque d'ingérence (ce que Balint appelle the unobtrusive analyst) et le fait qu'il
reconnaisse ces paroles pour ce qu'elles sont une façon de se constituer dans son auto-
nomie. Pourtant l'usage de cet « objet transitionnel » se trouve « perverti », et le caractère
fétichique du discours de l'analysé apparaît clairement lorsqu'on entend à quel usage
frelaté il le destine. Loin d'être utilisé par l'analysé comme un objet qui marque son
autonomie, il l'est au contraire, dans la situation transférentielle, avec toute l'ambiguïté
de la demande par laquelle il prétend à la fois se faire reconnaître et demeurer dans la
méconnaissance. Il demande à l'analyste d'être à la fois le révélateur de son désir, le
dépositaire de son secret, et de se faire témoin, voire complice, d'une relation où l'ana-
LA TRANSACTION FÉTICHIQUE

lyste est érigé en tant qu'objet substitutif de tous les autres objets qui dorénavant « ne
font plus le poids ». En d'autres termes, de marquer et de meubler la place vide de son
propre manque. C'est bien d'ailleurs la place celle du manque phallique que
l'analyste pour sa part occupe, mais sans que l'analysé puisse détecter au départ autre
chose que l'illusoire promesse d'un phallus qu'il emporterait, proprement estampillé,
au bout de son temps de divan. Voyage autour de la chambre, au bout de la nuit ou au
centre de la terre, de toute façon ce qui l'attend à la fin de cet itinéraire c'est de venir
à bout du leurre programmé par sa perversion ou par sa névrose. Que l'illusion de
l'identification phallique puisse, en fin de parcours, être déçue est ce qu'on peut espérer
au mieux. Pourtant l'analyste lui-même n'est peut-être pas toujours au clair avec cette
illusion nous n'en voulons pour témoignage que le sort fait à la recommandation que
l'analyste ne devrait pas être porteur d'une « malformation » trop évidente aménagement
d'une identification possible ou mesure préventive contre une angoisse de castration trop
intense? Il est difficile de ne pas voir là une tentation de se référer à l'analyste en tant
que modèle possible, même s'il doit être décevant. Cet appel à l'intégrité corporelle
renvoie bien à la métaphore phallique, qu'il faille l'entendre comme l'analyste « en tant
que » phallus, ou « porteur » de celui-ci.
La position de l'analyste serait à proprement parler insoutenable s'il venait à se
figer dans la stature d'un représentant phallique; fallacieuse, s'il venait à figurer comme
le représentant d'une omnipotence illusoire. La confusion qui en résulterait serait telle
qu'aucune issue ne pourrait être entrevue à la situation analytique. C'est dans la
mesure où par l'interprétation du transfert, on peut démasquer, et dénoncer, le leurre
phallique que le sujet pourra assurer son propre désir et se dégager de celui de l'analyste.
Si l'on définit le fétiche comme le gage de l'identification du sujet à une mère dont
le rapport au phallus est maintenu dans une ambiguïté nécessaire, la parole de l'analysé,
par contre, figure en tant qu'enjeu d'une relation à l'analyste dont la position présumée
à l'égard de son propre pouvoir est à la fois niée et affirmée.
Que l'ombre projetée par l'analyste sur les murs ou le plafond de sa caverne ana-
lytique vienne à faire l'objet d'interprétations de la part du patient, et on verra que
cette ombre sera tantôt perçue comme la figuration d'un phallus hiératique, marquant
de son signe la situation analytique tout entière; tantôt comme l'ombre chinoise d'un
personnage appartenant à la mythologie personnelle ou au roman du sujet, symbole ou
support du fantasme.
C'est lorsque l'analyste est reconnu comme phallus que l'axe selon lequel est
engagée la relation transférentielle est orienté dans le sens d'un affrontement. Ce qui est
en jeu alors est le statut de l'analysé par rapport à la Loi sa révolte ou son acceptation.
Cette relation se déroule selon la dialectique de la soumission ou de la domination 1. Il
y a là comme un rappel de la problématique masochique vue sous l'angle du défi.

1. Voir V. N. Smirnoff (1969), < The Masochistic Contract 7Mf. y. Psycho-Anal., 50,665-671.
OBJETS DU FÉTICHISME

De ce fait aussi le sujet met en cause son désir en tant que sens symbolique de son
vécu; les paroles de l'analysé engagent son discours à la découverte d'un sens différent 1.
Lorsque l'ombre de l'analyste est par contre reconnue comme un personnage
appartenant à la légende du patient et dont les références sont à chercher dans les
contes et les terreurs de l'enfance l'analyse se trouve orientée par le rapport au phallus
de ce personnage. Elle se déroule alors sous le signe de l'avoir, et le jeu transférentiel
est alors soumis aux lois qui régissent l'accaparement. Ici la métaphore économique
évoquée au début se retrouve, dans la surestimation des biens et leur distribution.
L'analyste devient celui dont l'analysé chercher à asseoir le plus sûrement possible le
statut de possédant. La parole se chosifie en devenant le médiateur fétichique de son
rapport à cette figure qui possède ou ne possède pas l'objet de son fantasme parler ne
signifie dès lors qu'être le porte-parole d'un discours déjà tenu ailleurs et par autrui.
Cette dernière modalité témoigne d'une dégradation de l'objet initial, devenant
dans et par son usage un objet fétiche atteint d'un processus de « chosification », il
n'est plus que l'objet d'une transaction indispensable, mais sa présence connote le fait
que le sujet n'a pas fait l'expérience de la désillusion, dont la structure est comparable à
celle du deuil ou à celle de la castration, toutes deux introduisant le sujet à la probléma-
tique du manque à des moments et par des modalités différentes. Le sujet reste donc,
dans la situation analytique, confiné dans son fantasme fondamental où la parole-objet
doit assurer la fonction de maintenir, malgré et contre tout, la fiction du phallicisme
féminin et contrecarrer ainsi toute menace de castration. Parler pour ne rien dire à
condition de donner à ce pour toute la valeur de son intentionalité inconsciente est
certes ce que d'autres appellent une manœuvre défensive. Mais c'est aussi un mode de
relation qui, tel un mackintosh, protège le sujet, le vêt dans sa carapace qui donne à

i. Nous abandonnons volontiers à leurs interprétations ceux qui se sont emparés d'un évé-
nement pour exercer leur perspicacité analytique à dépister dans la révolte de mai 1968 le sur-
gissement infantile d'une protestation contre un père croquemitaine ou y détecter l'omnipré-
sence d'une mère « sadique-anale ». D'autant plus volontiers qu'ils méconnurent est-ce par
hasard? le sens même de l'événement celui que Michel de Certeau avait fort justement nommé
la Prise de Parole. Peu importe dès lors d'y voir le renouvellement d'une tentative à résoudre
l' « oedipe l'enjeu véritable ayant été de marquer la prévalence du mot sur la chose.
Sans vouloir ici réfuter ce qui fut écrit à l'époque par les belles âmes, il nous suffira de
rappeler le rôle joué par le journal mural durant ce mois de mai que la parole soit aussi un
objet culturel l'objet culturel par excellence, le seul qui puisse avoir valeur révolutionnaire
ne fait pour nous aucun doute. Mais pas n'importe quelle parole. Nous n'en voulons pour preuve
que le rôle qu'ont, depuis toujours, tenu les paroles, de Saint-Just à Lénine, de Babeuf à Mao
Tsé-toung, pour ponctuer et rendre accessible donc utilisable la réalité historique d'un
moment. Que la force soit du point de vue de la stratégie révolutionnaire l'arme nécessaire à
cette Prise de Parole est un fait « Il est impossible de prendre la parole et de la garder sans une
prise du pouvoir. Vouloir se dire, c'est s'engager à faire l'histoire. Mais que cette parole se
propose de faire tomber le discours creux d'une société, le discours hypocrite de la « bonne
conscience », pour permettre l'accession à un langage différent, voilà qui nous paraît être le
fond de tout fait révolutionnaire.
Il fut un temps où la psychanalyse s'en réclamait encore.
LA TRANSACTION FÉTICHIQUE

croire, dissimule les contours et rend inutile, voire impossible, tout affrontement à la
castration.
Maintenir l'illusion concernant l'analyste et faire de lui le support, sinon le complice,
de cette illusion est le pari engagé, et parfois tenu, dans cette utilisation fétichique du
transfert. L'analyste du même coup devient l'objet indispensable dans une telle transac-
tion non, comme le voudraient certains, par le maintien d'une dépendance infantile,
d'un anaclitisme où l'on ne verrait rien d'autre qu'une manifestation régressive, mais
bien parce qu'il est un objet instauré en tant que garant de cette relation à l'autre,
alibi d'une image maternelle phallique. Dès lors, tous les efforts du patient viseraient
à le confirmer dans son statut en perpétuant la fonction des paroles et contraignant
l'analyste au silence toute intervention de sa part venant à être, de la part de l'analysé,
utilisée à son tour comme une amorce pour un nouveau processus de fétichisation.
Une telle situation nous pose un problème technique. Son abord nous paraît ici
impossible car il nécessiterait un repérage du transfert et une redéfinition du phénomène
transférentiel non seulement en tant que fondement de la cure analytique, mais dans
la topologie spécifique du discours « pervers ». Une théorie du transfert est toujours
à refaire, pour chacun dans sa propre pratique; mais tel n'est pas ici notre propos. Il
importait pourtant de dégager l'utilisation « fétichique » de la parole, ne serait-ce que
pour en signaler les pièges dans lesquels l'analyste n'aurait que trop tendance à tomber.
Un certain nombre de culs-de-sac thérapeutiques trouveraient peut-être là leur expli-
cation. Ce ne sont pas uniquement les bénéfices secondaires que le fétichiste chercherait
à préserver qui expliqueraient sa présence si rare sur nos divans, car un tel argument
vaudrait pour un grand nombre de patients. Sa réticence à s'engager pourrait bien être
due au rapport que le fétichiste entretient à la chose parlée, dont il ne sait que trop la
fonction abusive pour l'avoir éprouvée dans sa vie, et qu'il craint de se voir ravir du
fait de sa précarité.
Pour avoir trop complaisamment confiné le fétichisme au domaine de la « perver-
sion » et l'avoir maintenu dans l'orbe de la Psychopathia Sexualis, le fétichisme à son
tour est devenu objet. Nous avons essayé de le dégager de ses entraves en l'abordant
par le biais de l'objet fétiche qui, comme tout objet, trouve sa référence la plus sûre
dans la métaphore corporelle. Toute utilisation d'objets est toujours, et forcément,
perverse. Qu'il soit objet de collection, gadget, prothèse, livre ou passeport, son utilisation
reste toujours marquée du sceau du désir; c'est à ce titre qu'il accède à la dignité de
fétiche. C'est une illusion de croire qu'on puisse, un jour, atteindre à la simplicité dans
l'amour.

VICTOR N. SMIRNOFF
Robert C. Bak

LE FÉTICHISME*

Le fétichisme, ainsi que Freud l'a montré [6], est un mode de réponse à la menace
de castration. Il met en œuvre un mécanisme de déni partiel de la réalité, qui consiste à
refuser de reconnaître l'absence de pénis chez la femme. Le fétiche apparaît alors
comme le substitut du pénis de la femme (c'est-à-dire du pénis de la mère). Il peut
être un symbole du pénis, ou représenter l'objet correspondant à ce « dernier moment
pendant lequel on a pu encore penser que la femme est phallique Le choix du fétiche
est souvent influencé par le retour de désirs coprophiles refoulés mettant en cause
l'odorat [3]. L'importance du fétiche est liée principalement à sa valeur rassurante,
dans la mesure où il constitue une « protection contre le danger de la castration ». La
réalité de ce danger est reconnue au vu de l'organe génital féminin, mais dans le même
temps elle est répudiée, et ces deux attitudes perceptives contradictoires que l'on observe
dans le processus du déni, constituent un clivage dans le moi [7]. Freud insiste tout au
long sur le fait que le fond du problème réside dans l'horreur inspirée par l'organe
féminin, et d'autre part, il se demande pourquoi le traumatisme causé par l'observation
de l'absence de pénis est surmonté dans la majorité des cas tandis qu'il aboutit chez
certains au fétichisme ou à l'homosexualité.
Dans les pages qui suivent, nous nous efforcerons d'apporter une contribution à ce
problème. Freud a montré que, chez les fétichistes, les souvenirs-écrans significatifs
ne remontent généralement pas au-delà de l'âge de cinq ou six ans. C'est à des expériences
antérieures, par conséquent, qu'il nous faut attribuer le choix de l'objet fétiche. Autre-
ment dit, le mode de défense fétichiste contre l'angoisse de castration s'installe au
cours de la période phallique, mais il est prédéterminé par des expériences préphalliques.
La prédisposition constitutionnelle réside, selon Freud, en une « faiblesse dans le fonc-

Titre original Fetishism, in yoMnM/ of the ~~erMaM P~yc/MatM~tte Association, vol. I,


n°2,i953.LeschifEres entre crochets renvoient aux références bibliographiques qu'on trouvera
à la fin de l'article.
OBJETS DU FÉTICHISME

tionnement de l'appareil sexuel », qui peut expliquer que le sujet se laisse facilement
détourner du but normal par quelque intimidation occasionnelle.
Dans le développement du fétichisme, nous soulignerons les points suivants.
i) Une faiblesse de la structure du moi, qui peut être constitutive, ou s'établir
secondairement, du fait de troubles physiologiques, ou de perturbations de la relation
mère-enfant mettant en cause la survie de l'enfant. Ainsi peut s'expliquer une angoisse
de séparation excessive, se manifestant par un attachement accru [il], soit à la personne
totale de la mère, soit à une partie de la mère considérée comme substitut de la personne
totale, en tant que pars pro toto, et laissant place ensuite à une érotisation des mains et
à une prédilection pour le toucher.
2) Une fixation aux stades prégénitaux, en particulier à l'érotisme anal et aux
odeurs [i] servant à maintenir l'unité mère-enfant, ce qui implique, outre la scoptophilie,
une importante participation de l'introjection respiratoire (Fenichel [2]; Greenacre [8]).
3) La signification symbolique du fétiche correspond aux stades prégénitaux; il
peut ainsi représenter, soit isolément, soit de façon condensée le sein-la peau, les
fesses-les matières fécales, et le phallus féminin.
4) Une identification à la mère phallique et à la mère sans pénis, opérant simultané-
ment ou en alternance, et correspondant au « clivage du moi » (Freud).
5) L'identification à la mère sans pénis [14] implique un désir de renoncer au pénis
qui engendre un grave conflit intrastructural. Du point de vue chronologique, l'identi-
fication prégénitale à la mère phallique ne peut être abandonnée au cours du stade
phallique en dépit d'une perception nouvelle de la réalité (l'absence de pénis) parce
que la séparation d'avec la mère est éprouvée comme un danger aussi grand, sinon plus
grand, que la perte du pénis. C'est contre ces deux catégories successives de dangers,
séparation et castration, que le compromis fétichiste (biphasique) assure une protection.
La triade fétichisme, transvestisme, homosexualité représente différentes
phases du compromis entre les deux pôles de l'identification à la mère. L'apparente
importance accordée au phallus maternel est une protection contre le désir, émanant du
ça, de se débarrasser du pénis afin de préserver l'identification à la mère. Lorand [14]
a insisté sur les divers degrés d'identification à la mère, qui aboutissent à l'homosexualité
et au fétichisme.

Premier cas. Un jeune homme d'une vingtaine d'années sollicite une aide psychia-
trique en raison de ses tendances homosexuelles. Il ne s'est pas engagé dans des conduites
homosexuelles manifestes, mais, physiquement comme affectivement, ses désirs sont
orientés vers des hommes depuis le début de la puberté. Il est attiré par des garçons
de même âge, ou un peu plus âgés, dont l'apparence doit se conformer à certaines
caractéristiques. La plus importante d'entre elles concerne les fesses, qui doivent être
étroites, compactes, d'allure enfantine, étroitement moulées dans le pantalon. Il éprouve
un désir quasi irrésistible de caresser les fesses de ces hommes, de palper les plis du
LE FÉTICHISME

tissu sur les fesses, et par-dessus tout, de fourrer la tête et le nez entre les hémisphères.
Les fesses ne doivent pas avoir une odeur de matière fécale et le sujet éprouve de l'in-
quiétude à l'idée que celle-ci puisse exister. Ses autres fétiches sont les bottes, aussi
bien de cuir que de caoutchouc, les imperméables en caoutchouc et les vêtements de
gabardine, tissu fréquemment utilisé pour la confection des culottes de cheval. Les
hommes ainsi vêtus l'excitent sexuellement. Il les suit sans même avoir vu leur visage.
Il obtient une satisfaction sexuelle en se masturbant devant la glace, chaussé de bottes
ou revêtu de certains des vêtements mentionnés. L'odeur de caoutchouc ou de transpira-
tion assure un surcroît d'excitation.
Le patient avait grandi dans un petit village, au sein de la gentry locale et des
notables du comté. Il avait un frère, de quatre ans son aîné. Il présenta dès le début des
difficultés alimentaires il refusait le sein, vomissait le biberon et faillit mourir d'inani-
tion dans la première enfance. Un peu plus tard il lui fallut une nourriture spéciale, en
raison de ses allergies; il ne pouvait prendre ses repas hors de la maison. Il évoquait un
grand nombre d'histoires dans lesquelles on devait le protéger parce qu'il était si
« sensible ». Sa constitution délicate et sa peau douce, ainsi que son attitude discrète
et gentille comme celle d'une fille faisaient l'objet d'appréciations élogieuses de la part de
sa mère et de sa grand-mère.
L'acquisition de la propreté fut très tardive. Il fut énurétique jusque vers 12-13 ans
et salissait encore sa culotte à la fin de la période de latence. Sa mère, dont l'intérêt pour
les activités anales de l'enfant était considérable, subissait le salissage quotidien avec une
patience et une indulgence inépuisables. « Viens que je m'occupe de toi, qu'est-ce que
je ne ferais pas pour mon petit chéri! » Elle le nettoyait dans la salle de bains, avec un
gant de toilette1à la grande satisfaction du patient, qui la regardait aussi rincer le gant
au-dessus de l'évier. Il l'imaginait d'avance en train de s'en servir de nouveau pour se
laver le visage. C'est sous cette forme condensée que l'amour entre le patient et sa mère
en vint à s'exprimer à ce moment-là. Plus tard, l'enfant envisagea de découper une pièce
de tissu carrée dans le fond d'un pantalon, et de l'utiliser comme fétiche, mais ne
réalisa jamais ce fétiche « complet )', se bornant à respirer l'odeur du linge souillé de sa
mère et du sien chaque fois que c'était possible. Sa mère tâtait le tissu de sa culotte et
l'approchait de son nez, devant et derrière, pour savoir si son fils l'avait sali. Dans
l'affirmative, elle manifestait une sorte de feinte horreur, déshabillait son fils et le lavait,
et finalement lui donnait un baiser sur les fesses. Le patient aimait beaucoup utiliser
les cabinets après sa mère et respirer l'odeur de ses matières fécales. Souvent aussi,
utilisant un langage bébé, il réclamait à sa mère un lavement. Naturellement, c'est avec
grand plaisir qu'il salissait; il retenait ses matières, puis il en « débitait un morceau2»
et éprouvait une grande satisfaction à sentir tomber le scyballe, qu'il gardait dans ses
i. Le terme anglais est7<MM~ofA, qui évoque l'idée d'un linge consacré à la toilette du visage.
~N.rj
2. Bit a piece off; littéralement il en arrachait un morceau avec les dents. (N. d. T.)
OBJETS DU FÉTICHISME

knickers. Toute la famille participait à ces amusements de caractère anal. La mère


émettait ouvertement des flatuosités, à la grande joie de ses enfants. Les frères jouaient à
péter et faisaient des concours de pets. Malgré le grand plaisir tiré de ces activités
fécales, le frère aîné était donné en exemple de propreté il était celui qui « ne salissait
jamais sa culotte 1 ».
La curiosité sexuelle se manifesta d'abord sans inhibition. Vers l'âge de 5 ans, le
patient explora courageusement les organes génitaux d'une petite amie, en introduisant
le manche d'une cuiller dans sa « fente ». Il fut pris sur le fait et sévèrement réprimandé.
Mais son intérêt se portait principalement vers sa mère, qu'il observait fréquemment
lorsqu'elle se déshabillait, ou se montrait à demi vêtue. Il se rappelait l'avoir vue en
culottes bouffantes et avoir particulièrement remarqué le tablier de caoutchouc qu'elle
portait sous la jupe, par-derrière, pour éviter les faux plis. Il aimait beaucoup se glisser
dessous, pour respirer l'odeur de son corps et celle du caoutchouc. Lorsqu'il l'accompa-
gnait aux cabinets, il se demandait pourquoi elle s'asseyait pour uriner; l'explication à
laquelle il s'arrêta était qu'elle se croyait sans doute prête à déféquer, mais se bornait à
uriner. Il ne fit pas de rapprochement conscient entre l'organe génital de sa petite amie
et celui de sa mère, mais, vers le même âge il manifesta beaucoup de curiosité pour les
tiroirs, les placards et le portefeuille de celle-ci. La découverte d'un gros tube avec une
balle de caoutchouc lui apparut comme la trouvaille la plus intéressante et il la montra
secrètement à son amie. A quelque temps de là, il devint fasciné par les vêtements
de sa mère; il pénétrait dans sa garde-robe, en respirait l'odeur, appuyait son visage contre
la soie et la fourrure. Il lui demanda aussi de lui donner les vêtements qu'elle ne portait
plus, et il les revêtait alternativement. Il avait parfois deux ou trois vêtements dans son
placard, qu'il portait avec des souliers à hauts talons, des bijoux, et un maquillage. Il
recevait les encouragements de sa mère et de sa grand-mère et l'on ne cessait de lui dire
à quel point il ressemblait à sa mère. Le dégoût de son père et de ses frères aînés n'avait
guère d'effet sur lui à l'époque; il n'y devint sensible que beaucoup plus tard. On encou-
rageait de la même façon le fait qu'il jouait seulement avec des filles, ainsi que son
attachement à la maison. Bien différente était, en revanche, la réaction suscitée par toute
espèce d'activité génitale. On l'avertit de très bonne heure et de façon très anxieuse,
qu'il ne devait pas jouer avec son petit « derrière » (cette expression désignait sous une
forme condensée à la fois les fesses et le pénis 2). Les signes avant-coureurs de la maturité
sexuelle ne furent pas bien accueillis du tout par lui, et ce fut avec horreur qu'il vit

i. Dans le cas de fétichisme des cheveux, rapporté par Romm, on trouve des schèmes de
comportements d'origine coprophagique (manger et étaler les sécrétions nasales, manger les
pellicules et les croûtes) qui ressemblent aux rites de nettoyage (grooming) chez les primates,
dans lesquels Hermann [10] a voulu voir un rétablissement de l'unité mère-enfant; ce rétablisse-
ment se trouve encore indiqué dans le cas ci-dessus, par le « cercle complet de l'autofellatio,
et le fantasme du Christ.
2. En angl. Bottom qui signifie le fond, l'extrémité et qui désigne familièrement le posté-
rieur. (N. d. T.)
LE FÉTICHISME

pousser des poils, car il ne voulait pas devenir une de ces brutes barbues, comme son
père et son frère. Il méprisait son pénis grandissant et le cachait entre ses cuisses. Il
joua au cheval avec sa mère, sur le lit, jusqu'au moment, dont il gardait un souvenir
précis, où il dut rester couché auprès de sa mère, sans un mouvement, par crainte
d'une érection Il se rendait compte, obscurément, de la désapprobation de son père.
Son frère, qu'il avait d'abord aimé et ressenti comme un être proche, devint un
objet de haine et de rivalité mortelle. Jusqu'à l'âge adulte, il conserva le fantasme qu'un
frère cadet ne pouvait pas devenir un homme; s'il le devenait, c'était sûrement qu'il
n'avait pas de père ou que son père était mort de bonne heure. Son frère le malmenait
et le taquinait, le traitant de « fillette » et lui disant qu'il avait un derrière comme une
fille. Son père et son frère refusaient de l'emmener dans leurs occupations viriles, la
chasse, le jumping. Le père favorisait manifestement l'aîné, et pour la mère elle-même,
l'aîné était the boy, et le patient, sonny 2. Il percevait une division dans la famille, son
frère étant du côté de son père, tandis que lui-même était du côté de sa mère et de sa
grand-mère. Il éprouvait à cet âge un intérêt passionné pour les filles; il fut aussi, à
13 ans, passionnément amoureux de sa maîtresse de musique et il ressentait un désir
compulsionnel de l'embrasser. Le passage sans transition à l'homosexualité manifeste
se produisit vers 14 ans, au seuil de la puberté et au moment où son frère quittait
la maison pour s'engager dans un régiment de hussards en vogue. Il tomba amoureux
d'un garçon qui avait le même prénom que son frère. Ce garçon avait un pied estropié,
caché par les bottines qu'il portait. Il était aussi montré en exemple au patient. Ces
tendres relations homosexuelles, accompagnées de satisfactions masturbatoires, durèrent
jusqu'au début du traitement, mais ne se poursuivirent pas au-delà.
Dans les fantasmes homosexuels, et dans leur réalisation ultérieure, ce patient
exprimait sous la forme d'un jeu dramatique les relations prégénitales avec sa mère.
Ses objets correspondaient à son soi idéalisé, calqué sur le frère aîné, tandis que lui-même
jouait le rôle de sa mère, adressant textuellement à l'objet les mêmes mots caressants
que sa mère lui adressait. Cette reproduction sous forme de jeu dramatique ne constituait
pas seulement une répétition de la situation de plaisir infantile, mais elle dénouait aussi
la rivalité malheureuse avec le frère, devenu son moi idéal. En suçant l'objet, et en
l'inhalant, il l'incorporait. « Si mon frère m'aime, et si je peux ne faire qu'un avec
lui, je deviens un homme. » Le but inconscient de l'acte homosexuel était pour lui de
parvenir à la virilité, de s'identifier à son frère, et de réaliser l'unification avec la mère
phallique. L'acte homosexuel comportait aussi une agression et une vengeance contre la
mère « infidèle » et un déni de la haine envers le frère rival. La signification essentielle
de l'identification à la mère était « Je n'ai pas besoin de toi. Tu ne peux pas m'aban-
donner. Je suis pareil à toi et j'aime mon frère. » Au cours du traitement, la résistance
i. Lorand a affirmé qu'une prise de conscience de la différence des sexes mettait fin eo ipso
à toute espèce de jeu sexuel avec la mère.
2. Diminutif de son fils. (N. d. T.)
OBJETS DU FÉTICHISME

se focalisa autour du désir de se venger de sa mère, en restant malade et en la rendant


coupable. Un jour, au sortir d'une représentation d'Othello, il se mit à ressentir une très
grande anxiété à propos du meurtre de Desdémone 1.
Au début, les fétiches étaient clairement associés à la mère. Ses vêtements et son
odeur, en particulier les tabliers de caoutchouc qu'elle portait devant et derrière, le
gant de toilette, devinrent les fétiches au prix de modifications mineures. Ils servaient
de substituts aux sensations de contact avec sa peau, à son odeur corporelle, à celle
de ses matières fécales et en fin de compte à son pénis. La mère apparaissait en rêve
avec « un long tuyau de caoutchouc entre les jambes »; dans d'autres rêves, le patient
« rentrait à la maison pour chercher quelque chose dans le grenier, et, tandis qu'il
rampait sous des étagères, l'odeur des bottes de caoutchouc provoqua une éjaculation
Dans les fétiches, la peau de la mère, les matières fécales et le pénis se trouvent condensés,
comme si les différentes étapes de la relation prégénitale se trouvaient télescopées dans
un même symbole.
Freud a indiqué que le fétiche assure une indépendance par rapport à l'objet
d'amour. Nous dirions plutôt que le fétiche annule la séparation d'avec la mère au
moyen de l'attachement au substitut symbolique. Le fétichiste se conduit comme le
petit enfant qui s'accroche à sa mère ou à son vêtement au moment où il s'endort. Il est
clair que les identifications prégénitales à la mère dans les moments où il se cramponne
à elle, où il reçoit d'elle de la chaleur ou de la nourriture et où il respire son odeur,
n'impliquent pas le danger de castration qu'implique au contraire la découverte de son
organe génital. Cependant le fétichiste semble être resté dans l'indécision. Il sait bien que
sa mère n'a pas de pénis et que, pour ne faire qu'un avec elle, il lui faudrait renoncer à
son pénis. Le fétichiste n'abandonne pas ce désir. Chez notre patient, il subsista sans
conflit jusqu'au jour où il voulut prendre la place de son frère. Un rêve montre bien les
deux étapes de ce développement.
J'évolue en dansant et je porte la partie inférieure d'une robe de soie. Ensuite je vais
l'ôter et quand je reviens je suis chaussé de bottes d'équitation ou bien je tiens à la main un
grand fouet.
Trois rêves se succédant au cours d'une même nuit indiquent par quel moyen il
s'efforce de résoudre et d'annuler la castration résultant de son identification aux femmes
de la famille.

i. J. Glover [9] fut le premier auteur à souligner, dans le cas rapporté par lui, le sadisme
du fétichiste, et ses mobiles de vengeance. Chez notre patient, l'acte homosexuel, par lui-même,
est une vengeance contre sa mère qui lui avait dit « Si tu ne dois pas en sortir [de l'homo-
sexualité], cela m'enlève le goût de vivre. Cependant, le contenu de l'acte est une négation
complète du sadisme envers la mère et le frère. Le premier cas rapporté par Kronengold et Sterba
[13] témoigne de l'ambivalence envers le fétiche sous la forme d'un rejet temporaire, par lequel
s'exprime l'ambivalence envers la mère et une tentative de séparation comme formation réac-
tionnelle contre un attachement excessif (voir notre second cas). Dans le cas rapporté par les
auteurs cités, la perturbation de la relation mère-enfant est évidente. Le patient était un enfant
naturel, et il avait été séparé de sa mère au bout de quelques jours.
LE FÉTICHISME

Premier rêve Ma grand-mère apparaissait sous les traits d'une jeune femme, avec une
peau douce et des cheveux blonds. Ma mère, ma sœur, ma grand-mère et moi, nous nous
rendions au pavillon de chasse. En montant les escaliers, je remarquais que le visage de ma
grand-mère avait subi un lifting, et qu'elle portait une cicatrice sur la joue. Il était entendu
que nous devions dormir dans une chambre immense, avec deux lits. Je sentais que je ne
devrais pas dormir là, et que le docteur K. me désapprouverait de dormir dans la même
chambre que ma mère.
Deuxième rêve Ma mère était couchée et comme je m'apprêtais à me glisser près d'elle
dans le lit, je remarquai deux petits serpents jarretières qui me firent reculer d'effroi. Je vis
alors ma mère assise au lit avec un livre sur les genoux. Reposant sur le livre ouvert, on voyait
le segment antérieur d'un énorme serpent qui avait été apparemment coupé. Elle l'utilisait
comme signet. Bien qu'il fût mort, il tenait ses mâchoires ouvertes et, en place de crocs, il
avait deux rangées de dents humaines. Je ne savais pas très bien si c'était une tête de ser-
pent, ou une tête de chat. Elle semblait avoir des caractéristiques de l'une et de l'autre.
Troisième rêve Une rangée de maisons était, ou avait été, l'objet d'une réfection. Celle
de ma famille et celle d'un voisin. Toutes deux avaient en façade des adjonctions compliquées
un porche à colonnes. Le haut de la maison du voisin devenait trop lourd et elle tombait vers
l'avant, au-dessus d'un remblai. Mon père, qui portait des bottes d'équitation, tire un énorme
fouet d'écuyer; il le pose au bord de la maison et, d'une poussée, il remet la maison en place.

Dans le premier rêve, le désir de dormir dans la même chambre que les femmes
trouve une réalisation, bien que leur blessure ne reste pas inaperçue. Dans le second
rêve, il est effrayant de s'approcher de la mère et de la voir, et le rêveur ne peut nier la
blessure inscrite dans l'image du serpent coupé, même si un doute cherche à se faire
jour quant à la nature de l'objet qui est vu (serpent ou chat?). Finalement, dans le
troisième rêve, une « réfection » est tentée grâce au gigantesque pénis paternel 1.
Ce patient passa toute son existence à vouloir désespérément prouver à sa mère
qu'il avait autant de valeur que son frère. Toutes ses tentatives en ce sens échouèrent
alors qu'en réalité il dépassait son frère à bien des égards. Les déceptions qu'il éprouvait
sous ce rapport avaient pour effet d'activer les tendances fétichistes. Lorsqu'il se sentait
abandonné ou raillé par sa mère, surgissait en lui le désir de « materner » d'autres hommes,
de les tenir dans ses bras. Il ne pouvait se convaincre de l'amour d'une femme et il
s'imaginait qu'il ne pourrait soutenir la comparaison avec le frère ou le père de la
femme aimée. Le moindre soupçon de ne pas être l'objet d'une préférence exclusive
mobilisait en lui les tendances fétichistes. Lorsque fut établie une certaine puissance
dans les rapports hétérosexuels, il apparut clairement qu'au cours du coït le patient
devenait une femme. Des fantasmes de rapports sexuels avec des femmes pourvues
de gros seins et de grosses fesses le remplissaient d'un sentiment de virilité. Cela
signifiait à ses yeux qu'il pourrait se montrer à la hauteur avec des femmes comme
sa mère. Et aussi, grâce à l'équivalence sein-pénis, il atteignait à la virilité par identifi-

i. Selon Sylvia Payne [i5], la puissance sexuelle de ces patients dépend de leur croyance
inconsciente en la présence du pénis introjecté de leur père ou de leur frère.
OBJETS DU FÉTICHISME

cation 1. La sensation de l'orgasme lui inspirait la crainte que le pénis, en s'enfonçant,


allait être arraché. Après le coït, le besoin de restaurer le pénis au moyen de relations
homosexuelles devenait plus pressant.
Deuxième cas. Un homme âgé de 23 ans sollicite une aide psychiatrique après avoir
été réformé de l'armée. En Europe, il avait eu peu de contacts avec ses camarades;
il n'arrivait pas à étudier et échoua à l'examen d'élèves officiers; il était terrorisé à
l'idée qu'un coup de feu pouvait lui arracher les testicules. Bien qu'il brûlât de « des-
cendre les Allemands, il était pétrifié par la peur et fut réformé par un psychiatre
avant de tirer le moindre coup de feu. Pour un garçon dont l'idéal était le général
Patton, c'était là le comble de l'échec, et il y réagit par une dépression.
Ce patient avait été timide et inhibé depuis l'enfance. Il avait un certain retard
sur le plan intellectuel et n'avait pu accomplir jusqu'au bout ses années de collège,
ce qui lui valut le mépris de son père.
Avant le début du traitement, ce patient n'avait pas de relations sexuelles et c'est
seulement au bout d'un an qu'il avoua ses symptômes fétichistes. Ce patient s'inté-
ressait passionnément aux chevaux et surtout aux tenues d'équitation. Il était excité par les
femmes qui portaient des jodhpurs, particulièrement si leurs mollets étaient bien sail-
lants, et plus encore par celles qui portaient des bottes. Il éprouvait un surcroît d'exci-
tation si la coupe était telle que la culotte bombât fortement sur les côtés et si la face
interne comportait un renfort de cuir au niveau des genoux. Il se masturbait devant
la glace en culotte de cheval. Il était aussi porté compulsivement à faire l'acquisition
de ce genre de culotte, et il lui arrivait d'en avoir chez lui une demi-douzaine. Lorsqu'il
craignait d'être découvert, il en enveloppait quelques-unes et les abandonnait subrepti-
cement dans quelque lieu isolé de la ville. Il portait beaucoup d'intérêt aux objets
en cuir, aux fusils, aux revolvers, et, bien entendu, aux voitures. En dehors du fétichisme
des culottes de cheval, il manifestait un désir compulsif de caresser des cheveux soyeux.
Son idéal de femme était une blonde élancée aux longs cheveux, « une fille de Park
Avenue », non juive, et inatteignable. Le patient avait passé une grande partie de son
enfance en Scandinavie. Son souvenir le plus saillant se situe à l'âge de 4 ans; il a trait
au départ de ses parents qui s'étaient rendus alors à l'étranger en le laissant sur place.
Peu après leur retour, naquit un frère, dont il n'avait pratiquement pas de souvenir
avant l'âge de 10 ans. Le choc de l'abandon et celui provoqué par la naissance du plus
jeune frère durent être intenses, car le petit garçon était très attaché à sa mère avant cette

i. Hermann [12] a attiré l'attention sur l'image que l'enfant se forme de ses parents, qu'il
voit comme des géants; en particulier la région pelvienne du père ou de la mère doit lui appa-
raître gigantesque. C'est à partir de l'image de quelque chose de grand que l'enfant se forme
l'image d'un phallus, non pas en tant que perception erronée, mais en tant que mensonge
intérieur. Le maintien de cette proportion enfant-parent est un trait caractéristique chez mes
propres patients; elle se fait jour en relation avec le corps propre, mais aussi dans un déplace-
ment sur diverses tâches qui apparaissent « énormes
LE FÉTICHISME

date. Entre 2 et 3 ans, il éprouvait une grande difficulté à se séparer d'elle et à dormir
seul; il lui fallait absolument emporter au lit un morceau de velours qu'il caressait et
mettait contre sa joue avant de s'endormir. Le patient ne se souvenait pas de ce détail. Il
s'agit en partie d'une reconstruction, qui fut plus tard confirmée par ses parents. L'intérêt
de l'enfant s'étant porté vers une autre matière, ce premier fétiche se perpétua dans le
renfort de cuir des culottes de cheval. Des sensations tactiles analogues étaient obtenues
en caressant les cheveux, et il se rappelait à ce propos les longs cheveux de sa mère,
ainsi que les longs cheveux blonds qu'il portait sur les photos de lui enfant. Jusqu'à
l'âge de 4 ans, il était habillé comme une fille et portait de longs cheveux blonds soyeux.
Au début de la puberté, commença d'apparaître un fantasme dans lequel il dansait nu
devant son père, avec de longs cheveux, tandis que la partie inférieure de son corps
restait indistincte. Vers l'âge de 5 ou 6 ans, au cours de vacances en Scandinavie, il
subit un choc en voyant l'organe génital féminin. Sa mère et sa tante gagnaient à cheval
la plage au bord du lac, en vêtements d'équitation, et se déshabillaient dans un éta-
blissement de bain. Il eut l'occasion de les observer et se souvient de la curiosité pleine
d'anxiété qu'il éprouvait lors de ces expériences. Ce qui se détachait surtout dans son
souvenir, c'était le moment où elles se débarrassaient des bottes et des jodhpurs et
où elles enfilaient subitement leur maillot de bain pour aller se baigner. Il était alors
particulièrement fasciné par les culottes de cheval bombées sur le côté et se rappelait
avoir demandé maintes fois à sa tante ce qui les faisait saillir ainsi. Quand il en avait la
possibilité, il allait renifler et respirer l'odeur des vêtements d'équitation. Peu après,
se déclara une crainte phobique de pénétrer dans l'eau et d'être mordu par les poissons.
En vain, cherchait-on à l'encourager en lui assurant que les poissons étaient plus petits
que lui. Il ne pouvait pas s'aventurer dans l'eau. Il rêvait fréquemment que de gros
requins se dirigeaient vers lui dans l'eau, et ces rêves se poursuivirent jusque dans
l'âge adulte. Il lui revenait des souvenirs de l'odeur de ses matières fécales et de sa
crainte de les voir disparaître, et aussi de sa répugnance à utiliser les cabinets en dehors
de la maison, à la campagne, de crainte que quelque chose ne surgisse du trou noir
et ne le blesse. Durant cette partie de son enfance, il eut l'impression de vivre comme
un ver de terre au milieu de géants. Cette impression se fait jour dans un certain nombre
de rêves, dont je citerai quelques scènes.

J'étais au bord d'une grande forêt de pins. Tandis que j'étais là, une créature énorme
avec des cornes, quelque chose comme un orignal géant ou un élan, sort de la forêt avec
un bruit de tonnerre et elle se met à foncer vers le précipice, elle marque un temps d'arrêt
à peine perceptible, puis il lui pousse des ailes et elle s'élève dans les airs avec autant de dou-
ceur qu'un avion. Et cette énorme créature était suivie immédiatement d'une autre, une autre,
une autre encore toute une ruée de ces créatures sous mes yeux (et moi, je restais là, je
me sentais insignifiant, terrorisé) et alors elles s'envolaient toutes dans le ciel, avec la puissance
et la rapidité des grands avions; je sentais ma conscience complètement captivée par elles.
Mais elles ne faisaient même pas attention à moi. Elles étaient, au moins en partie, habillées
d'uniformes d'allure militaire et elles portaient les vieux chapeaux de campagne de l'armée U.S.
OBJETS DU FÉTICHISME

A cause d'elles, je me sentais très insignifiant, sans importance. Je voulais être comme elles
mais il semblait que je n'avais aucune chance d'y parvenir.
Fragment d'un autre rêve J'étais dans une immense salle de banquet, d'allure barbare
et germanique. Elle me donnait à tous égards une impression globale de paganisme et de
sauvagerie, et les individus énormes qui étaient là, joviaux et terrifiants, avaient l'air plutôt
d'animaux monstrueux et hirsutes. Personne ne me poursuivait, ou ne faisait quoi que ce
soit de ce genre, mais je sentais que si je ne me tenais pas à l'écart je risquais de me trouver
en danger. Je me tenais en partie caché derrière une porte de fer avec des sculptures barbares.
Ensuite, il y avait un tumulte formidable et des grondements qui ébranlaient toute l'immense
salle et en même temps le monde entier. La salle était le monde et brusquement, tout près
de moi, dans un bruit de tonnerre, tout en bas d'une piste de saut (pour skieurs) dont le début
devait se perdre dans la nuit interminable de l'infini, apparaissait un ours sauvage gigantesque,
avec une fourrure épaisse et tout ébouriffée, qui avait vraiment des proportions épiques; il se
tenait debout, peut-être sur des skis et il portait une armure germanique plus brillante que tous
les autres réunis dans cette grande assemblée, avec une tache de couleur sur la poitrine (pro-
bablement des décorations militaires et autres distinctions de ce genre), et aussi comme une
espèce d'arme. Il était suivi de près par deux ou trois autres géants de même type. Ça m'est
impossible de décrire les acclamations et les applaudissements assourdissants qui ont salué
ces héros énormes et monstrueux quand ils ont descendu cette piste de ski pour débarquer
dans la salle de banquet païenne et barbare. Moi, j'étais comme une miette sur le sol.

Les organes génitaux de ses parents étaient eux aussi perçus avec de telles pro-
portions à13 ans, ayant eu à consulter un psychiatre pour des difficultés scolaires,
il fit état de sa haine pour le pénis énorme et rouge de son père. Jusque vers la fin
de la puberté, cependant, il demeura fidèle aux ambitions de sa mère et souhaita se
tailler une carrière artistique. C'est seulement au cours de la puberté que la carrière
artistique lui apparut comme féminine et qu'il dut en abandonner l'idée. Son ambition
d'emprunter la voie suivie par son père ou par certains des oncles qui lui apparaissaient
dans l'enfance comme des géants fut découragée par l'hostilité du père envers
un fils si peu doué. Dans son comportement extérieur, ce malheureux garçon utilisait
tous les accessoires possibles pour se donner l'apparence d'un homme. La démarche,
le port de tête, les grandes moustaches, la pipe, la rudesse du vêtement, la façon de
s'exprimer se superposaient au fantasme du petit garçon aux longs cheveux blonds,
avec un organe sexuel indistinct. Il va sans dire que c'est l'image de sa propre enfance
que l'on retrouve dans l'objet d'élection qu'est pour lui la « fille de Park Avenue ». La
préférence pour les femmes non juives provenait de l'identification à la mère qui, elle-
même, du fait de ses antécédents ruraux en Scandinavie, était ressentie comme non
juive. Ce patient n'était pas à l'abri pour autant d'un choix d'objet homosexuel et
plus tard il fut poussé de manière compulsionnelle à marcher dans la rue en jodhpurs,
pour être accosté par des hommes. Son choix hétérosexuel se fixa finalement sur une
artiste publicitaire, très supérieure à lui sur le plan intellectuel, dominatrice, avec une
jambe souffrant de polio.
Le caractère phallique de ces fétiches était évident, mais il semble également
LE FÉTICHISME

justifié d'admettre que les fétiches préphalliques, représentant la peau de la mère et son
odeur, s'y trouvent condensés. Ces fétiches représentent aussi « l'objet de la dernière
minute », celui qui préserve encore le caractère phallique de la femme; cependant,
nous ne pouvons manquer de reconnaître l'identification à la mère sans pénis dans ses
fantaisies et ses choix objectaux. Le désir fétichiste de ne faire qu'un avec la mère sans
pénis acquiert autant de réalité que l'identification à la mère phallique. En dépit d'une
préoccupation constante relative aux infirmes, et d'une peur telle qu'il renonçait parfois
à aller retirer son chèque plutôt que d'avoir affaire au préposé, qui était un ancien
combattant mutilé, il fit choix d'une femme infirme. On affirme souvent que le fétichiste
veut aussi s'assurer que la femme est castrée et qu'elle n'a pas de pénis. On peut consi-
dérer, toutefois, que ceci n'a pas pour but de prouver sa virilité, mais au contraire,
de trouver l'objet qui est comme lui sans pénis.
La crainte d'être abandonné entraînait chez ce patient aussi le retour du cérémonial
fétichiste et transvestiste. La crainte d'être délaissé par la femme aimée, le fait qu'elle
quittait la maison en l'y laissant seul après une scène, l'incitaient irrésistiblement à
mettre ses vêtements.
Au-delà du problème particulier de la perversion, il est permis de s'élever à des
considérations plus générales. Selon Freud [4], l'abandon d'une relation objectale a
pour conséquence essentielle une identification. Peut-être devrions-nous relancer une
vieille question et nous demander comment il se fait que le garçon puisse abandonner
l'objet incestueux sans s'identifier à lui. La réponse de Freud est claire. L'attachement
à la mère est abandonné en raison de la crainte de la castration, et Freud considère
que ce danger est exclusivement un danger extérieur [5]. Nous sommes enclins à penser
qu'indépendamment de cet élément de menace externe, l'intensité de la crainte de
castration peut aussi dépendre du désir interne de s'identifier à la mère. Dans tout
contact nouveau avec l'objet d'amour, ce désir de ne faire qu'un avec l'objet peut
ranimer la crainte interne de la castration.

ROBERT C. BAK

Traduit de l'anglais par G.-P. Brabant.


RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

[1] ABRAHAM, K., « Psychanalyse d'un cas de fétichisme du pied et du corset », 1912, trad. fr.,
in ŒMorM complètes, I, Payot, 1965.
[2] FENiCHEL, 0., « Uber respiratorische Introjektion », Int. Ztschr. f. Psychoanal., ~7
234-233, 1931.
[3] FREUD, S. (1904), Trois essais sur la théorie de la sexualité, trad. fr., Gallimard, « Idées o,
1962.
[4] FREUD, S. (1923), Le moi et le Fa, trad. fr., Payot.
[5] FREUD, S. (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, trad. fr., P.U.F., nouv. éd., 1965.
[6] FREUD, S.(1927), « Fétichisme )', trad. fr., in La Vie sexuelle, P.U.F., 1969.
[7] FREUD, S. (1938), « Le clivage du moi dans le processus de défense », G. W., 17, p. 59-62.
[8] GREENACRE, P., Trauma, Growth and Personality, New York, W. W. Norton and Co.,
i952.
[9] GLOVER, J., «Notes on an Unusual Form of Perversion», Int. y. Psycho-Anal., 8 10-24,
1927.
[10] HERMANN, I., « Zur Psychologie der Chimpanzen », Int. Ztschr. f. Psychoanal., 9 80-87,
1923.
[n] HERMANN, I., « Sich Anklammern-Auf Suche Gehen », Int. Ztschr. f. Psychoanal., 23
22, 1936.
[12] HERMANN, I., « The Giant Mother, the Phallic Mother, Obsceaity», P~ycAoaM/. Rev.,
36 302-306, 1949.
[13] KRONENGOLD, E. and STERBA, R., « Two Cases of Fetishism Psychoanal. Quart., 5 63-70,
1936.
[14] LORAND, S., « Fetishism in statu nascendi », Int. y. Psycho-Anal., 11 419-427, 1930.
[13] PAYNE, S. M., « Some Observations on the Ego Development of the Fetishist », Int. y. Psy-
cho-Anal., 20 I61-170, 1939.
[16] RoMM, M., « Some Dynamics in Fetishism », Psychoanal. Quart., 18 137, 1949.
M. Masud R. Khan

LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

Fétichisme du prépuce chez un homosexuel notes cliniques

Je me propose de rapporter le traitement d'un patient dont l'analyse a comporté


deux phases. L'article comprendra donc deux parties la première a trait aux cinq
premières années de l'analyse et a déjà été publiée en. 1965. A la fin de cette première
phase, le patient est parti à l'étranger pour y prendre un poste. Je l'ai revu onze ans
plus tard, et la seconde partie de l'article rend compte du travail analytique accompli
pendant l'année qui a suivi son retour.
Je n'ai pas l'intention d'imposer aux deux parties une unité artificielle. J'espère
néanmoins que la logique qui les sous-tend apparaîtra clairement, dans la mesure où il est
possible de conceptualiser une telle logique. L'une des choses que ce traitement m'a
apprise est que certains patients sont engagés dans un processus d'auto-guérison dont
les manifestations n'apparaissent que graduellement, processus qui suit implacablement
son propre cours. La capacité de permettre à un tel processus d'auto-guérison de se
développer pleinement est inhérente à tout effort thérapeutique adapté aux besoins
et à la personnalité de chaque patient. Le titre de cet article reflète dans une large
mesure ce que nous avons été amené à comprendre des rêveries et pratiques féti-
chistes au cours de la seconde phase de l'analyse.

Il

Dans la littérature psychanalytique, on traite le fétiche exclusivement comme un


objet ou un auxiliaire propre à procurer une gratification de type hétérosexuel et comme
une défense contre la perversion proprement dite, en particulier contre l'homosexualité.

1. Cette première partie est parue en anglais dans lVKterMat!'oKa/~OMrKa/ of Psychoanalysis,


vol. 46, n° i, 1965.
Les noms d'auteurs, suivis d'une date, renvoient à la bibliographie donnée à la fin de l'article.
OBJETS DU FÉTICHISME

Freud (1927) a rapporté l'étiologie du fétichisme à l'angoisse de castration de la phase


phallique. Il a établi que le contenu psychique du fétiche constituait un déni de la
castration « [.]le fétiche est le substitut du phallus de la femme (la mère) auquel a
cru le petit enfant et auquel il ne veut pas renoncer. » En mettant l'accent sur l'impor-
tance particulière des mécanismes de déni (désaveu) et de clivage dans les efforts du
moi pour répondre à la menace de castration, Freud (1927, 1938) a aussi fondé les
premières recherches sur la pathologie du moi et ses relations avec les perversions,
recherches qui ont, depuis, considérablement élargi l'étiologie du fétichisme. On y
inclut désormais
les relations préœdipiennes primaires avec la mère (sein) (Lorand, 1930;
Wulff, 1946 Buxbaum, 1960);
les objets internes et le premier développement du moi (Payne, 1939; Gillespie,
1940, 1964; Hunter, 1954);
c) les phénomènes relatifs aux objets transitionnels et le fonctionnement mental
primitif (Winnicott, 1953; Lacan et Granoff, 1956 Fraser, 1963);
l'angoisse de séparation et la crainte de l'abandon (Bak, 1953; Weissman, 1957)
e) le développement pathologique du moi corporel et la menace de désintégration,
liés à une relation perturbée entre la mère et l'enfant (Greenacre, 1953, 1960; Mittel-
mann, 1955);
f) les identifications bisexuelles primaires avec la mère et le désir de porter un
enfant (Kronengold et Sterba, 1936; Kestenberg, 1956 van der Leeuw, 1958; Socarides,
1960);
la fuite devant l'inceste (Romm, 1949);
h) une défense contre des affects d'angoisse archaïques qui menacent la relation
à la réalité et s'accompagnent de la crainte de sombrer dans des états psychotiques
(Glover, 1932, 1933, 1949; Socarides, 1959; Katan, 1964).
Il n'y a dans la littérature, à ma connaissance, qu'un seul cas, rapporté par Bak
(1953), où le patient se livre à des pratiques masturbatoires, accompagnées de fantasmes
homosexuels fétichistes relatifs à des garçons dont les fesses ont une certaine forme et
une certaine douceur. Je présenterai pour ma part le matériel d'analyse d'un homo-
sexuel manifeste dont les pratiques et les intérêts sexuels étaient exclusivement centrés
sur une relation fétichiste avec le prépuce de jeunes gens non circoncis. J'essaierai
d'analyser en détail les processus psychanalytiques de ce fétiche et son rôle auto-
protecteur de défense, en rapport avec une pathologie du moi à la fois grave et latente
provenant d'une relation très perturbée et intime avec la mère au cours de l'enfance.

Le patient, âgé de quarante ans, appartenait à une famille de quatre enfants. Il


avait un frère aîné et une sœur, sa cadette de deux ans et demi. Les parents avaient
LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

divorcé alors qu'il avait sept ans et la mère s'était remariée peu après; au bout de moins
d'un an, un autre garçon était né. Les deux mariages de la mère avaient été passion-
nément, bruyamment et hystériquement malheureux, et elle avait intimement impli-
qué le patient dans toutes ses crises émotionnelles. C'était une fille belle et ambitieuse
qui s'était fourvoyée deux fois. Selon des confidences répétées faites ultérieurement à
mon patient, elle n'avait jamais aimé son premier mari, qu'elle avait accusé après leur
divorce d'être un homme sale, avec des habitudes sexuelles dégoûtantes. Elle avait
soutenu que ses trois fils étaient tous les enfants du second mari et, pour bien établir
ce fait, elle leur avait donné le nom de celui-ci. Quant à sa fille, elle avait été conçue
avec un autre homme. Son second mari était beaucoup plus âgé qu'elle; c'était un
citoyen riche et respectable qui n'en perdit pas moins toute sa fortune dès la première
année de leur mariage. La terreur de la mère d'être pauvre et malade s'en trouva accrue,
et les enfants furent témoins de ses plaintes éloquentes contre le destin et les maris.
Au lieu d'avoir une meilleure situation économique, elle devait désormais faire face à
une existence humble. Pourtant, elle était très dévouée au patient qui idéalisa sa per-
sonne tout au long de son enfance et eut pour elle un profond attachement fait d'amour
et d'affection, jusqu'à son adolescence.
Le patient, circoncis à sa naissance, gardait le souvenir étrangement vivace d'évé-
nements isolés de son enfance ainsi que de fantasmes, qu'il rapporta schématiquement
dès la première semaine de son traitement. Ces souvenirs appartenaient principalement
à la période de 3 à 6 ans. Les voici en bref.
Souvenirs de 3 ans environ

i) Il est assis sur un œuf de porcelaine et s'imagine qu'il l'a pondu; il est très
déçu quand il s'aperçoit que ce n'est pas vrai.
2) Il s'intéresse beaucoup au pénis des chevaux hongres et s'imagine uni à eux
par l'urètre. (Ce fantasme persista jusqu'à l'âge de 14-15 ans et fut intégré dans ses
fantasmes masturbatoires.)
3) Il goûte le lait directement aux tettes d'une vache pendant la traite, ce qu'il
déteste intensément.
4) On lui a raconté, bien que personnellement il n'en ait aucun souvenir direct,
qu'un jour ses parents s'étaient aperçus que tous les plants de rhubarbe avaient été
grignotés et mordus à la racine. Ils avaient d'abord cru que c'étaient des rats, puis
avaient découvert qu'il était l'auteur du méfait.
5) Quand son frère et lui commencèrent à aller dans le lit des parents le
matin, il éprouva le désir irrésistible de sucer le pénis de son père en souhaitant que
sa mère ne se trouve pas sur son chemin. Une fois il essaya et fut repoussé. A 7 ans,
après que la mère et son nouveau mari eurent commencé à accuser le père d'avoir
eu des habitudes dégoûtantes, il avait dit à sa mère avoir effectivement sucé le pénis
de son père, et elle l'avait cru sur-le-champ.
OBJETS DU FÉTICHISME

6) Le seul autre souvenir qu'il gardait de son père était qu'un jour celui-ci lui
avait accidentellement percé le pied avec une fourche en déterrant des pommes de terre
dans le jardin. A part cela, il n'avait de son père que l'idée la plus vague et pensait qu'il
avait été un brave homme.
7) Il se souvient de lui-même jouant avec sa sœur nouvelle-née devant le feu, et
mettant le feu à la couverture. Il se fit une brûlure à la main et la nurse humecta la
brûlure avec la couche humide du bébé. Il était très attaché à cette nurse. Elle avait
été renvoyée quand la mère s'était remariée pour avoir dit aux enfants que ce n'était
pas le père qui avait été méchant mais la mère qui avait perdu toute moralité.
8) Le souvenir le plus vif qu'il avait de sa mère était celui des chatouilles qu'elle
lui faisait tout au long de son enfance, en particulier à la plante des pieds, ce qui le
mettait dans un état d'impuissance ravie.

Souvenirs de 5 aK~

9) Sa mère chante une chanson où il est question de pêcheurs perdus en mer et


il pleure.

Souvenirs à partir de 8 OM~


10) Sa mère se plaint amèrement des habitudes sexuelles de son premier mari,
et fait des reproches au second; le patient prend toujours le parti de sa mère.
11) Après la naissance du dernier enfant, les seins de sa mère sont douloureuse-
ment congestionnés; il propose de les sucer et est très soulagé quand elle refuse.
12) Il est terrifié par son beau-père lors de leur première rencontre, et souhaite
qu'il s'en aille et les laisse tranquilles (il n'est jamais parvenu à bien le connaître).
13) Il est profondément malheureux lorsque sa mère part en voyage de noces. Il
commence à se livrer à des jeux sexuels avec son frère et plus tard menace de le dénoncer.
14) C'est aussi pendant cette période (la mère fut absente pendant six semaines)
qu'il commença à remarquer que son pénis circoncis avait une forme différente de
celui des autres garçons.
15) Lorsqu'il eut 8 ans, ses parents s'installèrent dans un autre pays. C'est de la
période du divorce, du remariage et du déménagement que date son obsession des
prépuces. Il avait d'abord pensé que les garçons dotés d'un prépuce étaient anormaux.
A 10 ans, il écrivit anonymement au père d'un garçon de sa classe pour lui conseiller
de circoncire son fils, car son prépuce était anormal. On le découvrit mais il ne fut
pas puni.
16) Sa mère subit un avortement à la maison lorsqu'il est âgé de 10 ans. Il voit
l'infirmière porter des cuvettes pleines de sang et d'autres matières.
17) Ses premières activités masturbatoires ont commencé pendant qu'il écoutait
les scènes hystériques entre sa mère et son beau-père, à l'âge de 11ans.
LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

18) Lorsqu'il eut 19 ans, sa mère retourna avec son mari dans leur pays, et le laissa
au collège. A cette époque commencèrent ses prurits anaux qui durèrent jusqu'au
moment de son analyse.
Le patient présentait ces souvenirs presque comme s'il s'en glorifiait. Bien qu'il
prétendît se souvenir très bien de son enfance, il fut en fait incapable d'apporter grand-
chose de plus pendant les seize premiers mois de son analyse. Phyllis Greenacre (1955)
a souligné le caractère limité des fantasmes des fétichistes, et c'était vrai dans le cas
de ce patient. Il n'avait presque aucun souvenir de relations avec des personnes autres
que sa mère, son frère et son père pendant son enfance et son adolescence, et tous ses
fantasmes masturbatoires, à partir de la puberté, avaient été en quelque sorte collés
au prépuce-fétiche. L'étude de sa pathologie du moi nous montrera comment cette
image vide, sans affect, de sa propre jeunesse, servait d'écran à un développement du
moi extrêmement perturbé et paralysé, et aussi à son incapacité d'avoir des relations
d'objet (Khan, 1964 a).

Le patient avait décidé d'entreprendre un traitement à cause de ce qu'il nommait


ironiquement « une aversion théorique pour l'homosexualité ». Il voulait dire par là
qu'il ne voulait pas devenir, ou être considéré comme, une pédale c'est-à-dire un
homosexuel manifeste socialisé. Il avait décrit dans un style euphorique son existence
actuelle comme vouée à l'amour sexuel et à la séduction sexuelle de jeunes gens dotés
de prépuce. La recherche de prépuces sur de jeunes et beaux corps masculins était
devenue sa préoccupation majeure et secrète bien qu'il ait pleinement réussi à lui
faire une place dans une vie professionnelle compliquée. C'était un homme fort de sa
personne, de parole et d'allure élégantes, aux manières délicatement raffinées. J'ai
décrit dans un autre article (Khan, 1969) les désirs et la quête sexuelle de ce patient,
et leurs rapports avec la dispersion de son identité pendant les seize premiers mois
de son analyse. Je me propose ici de présenter en détail la phénoménologie de son
activité et de son désir sexuels dans ce qu'ils ont de spécifique il lui faut trouver
un jeune garçon doté d'un prépuce, pratiquer sur lui la fellatio, puis se masturber
dans le prépuce. La première phase de son analyse fut remplie de récits exhibi-
tionnistes de ses chasses nocturnes en quête de complices. C'est intentionnellement
que j'utilise ce terme de « complices », car il ne contraignait jamais à l'intimité sexuelle
un jeune garçon qui n'aurait pas recherché lui-même un type d'expérience similaire.
En outre, il y avait très peu d'éléments ouvertement méchants, ou sadiques, ou même
désagréables, dans ses relations avec son objet sexuel. Toute la quête de l'objet sexuel
adéquat, la technique de séduction et la relation avec la personne lui apportant sa
gratification sexuelle étaient obsessionnellement ritualisées. Il avait une compulsion à
rechercher l'objet-prépuce et, s'il échouait, ce qui se produisait rarement, il était réduit
OBJETS DU FÉTICHISME

à la masturbation. A cela il réagissait toujours avec dégoût, apathie, une perte aiguë
de l'estime de soi et le sentiment de la vanité des choses.
Au moment où le patient commença son analyse, ses activtés sexuelles n'avaient
jamais été si loin dans l'excès orgastique. Il était pleinement conscient des dangers
encourus (socialement et légalement) et, tôt dans son analyse, m'avait pour ainsi dire
rassuré en m'informant qu'il disposait d'une provision suffisante de poison pour le cas
où il serait «coincé», à la suite d'un chantage ou d'une intervention de la police. Ce genre
de clivage et de déni était typique de sa personne. Bien qu'il effectuât son travail pro-
fessionnel avec conscience et efficacité, le fait qu'il eût perdu toute ambition et qu'il
vécût au jour le jour, sans véritable intérêt pour son avenir, le préoccupait.
Le patient avait suivi un traitement analytique pendant environ seize mois dans
un autre pays, et c'est pendant cette première analyse qu'il avait commencé à mettre en
acte, dans des expériences sexuelles réelles et partagées, ce qui jusque-là n'avait été que
des ruminations sexuelles privées à caractère obsessionnel, accompagnées d'épisodes
masturbatoires compulsifs, qui le laissaient toujours dégoûté de lui-même. Une fois
commencées ses aventures sexuelles, il avait découvert son talent pour ce type d'acti-
vités lorsqu'il vint me trouver, il pouvait à juste titre se vanter que pas un jeune
homme qu'il eût souhaité séduire n'eût pu lui résister.
Bien qu'il m'eût offert ce stock de souvenirs, il y avait dans ses séances, pendant la
première phase de son analyse, peu de matériel que l'ont pût relier à ses expériences
infantiles de façon cliniquement pertinente. Bien sûr, sa quête sexuelle passionnée,
exaltée et maniaque de jeunes garçons, ses descriptions lyriques de leur beauté et la
consommation avide qu'il faisait de leur sperme ne pouvaient que trop facilement être
traduits dans les termes de ses expériences infantiles avec sa mère et son père. Mais il
était en tout cas important pour moi de ne pas me laisser séduire par ce type d'analyse
intellectuelle. J'avais aussi en tête, pour guider mon travail, le destin de sa première
analyse qui m'invitait à la prudence. Ce qui m'avait le plus impressionné depuis le
début, c'est qu'il avait créé pour son propre usage une identité-écran, an-historique sur
le mode du « comme si » en ce qui concernait ses pratiques et démarches liées à l'objet
fétiche-prépuce. J'ai présenté une discussion théorique de cet aspect de sa conduite dans
mon article « The Function of Intimacy and Acting out in Perversions » (Khan 1964 c).
Pendant les seize premiers mois, le travail analytique s'est concentré sur l'affaiblissement
de sa défense maniaque (Winnicott, 1935) telle qu'elle opérait par l'intermédiaire de ses
pratiques sexuelles, et s'est efforcé de le rendre capable de supporter des états d'angoisse
mineurs sans avoir recours à des manœuvres défensives automatiques de type érotique
ou obsessionnel (Khan, 1964 b). C'est lorsque le patient commença à relâcher sa quête
agitée et acharnée d'aventures sexuelles qu'il fut possible d'examiner en détail le contenu
psychique et affectif de son fétichisme du prépuce. A ce stade, il régressa quant à
l'humeur, devint apathique et dépressif quant à l'affect, et plus dépendant quant à sa
relation à la situation analytique et à moi-même.
LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

Dans sa définition du fétiche, Phyllis Greenacre (1953) souligne que « dans cer-
tains cas, ce n'est pas tant la possession de l'objet que l'usage rituel qui en est fait qui
est essentiel ». Chez ce patient, le rituel attaché à la personne porteuse du prépuce-
fétiche était des plus révélateurs. Également important était le climat affectif intérieur
qui le poussait à rôder la nuit en quête du prépuce-fétiche. Ce climat affectif intérieur
consistait en un état amorphe et confus d'excitation, en une angoisse à la limite d'une
terreur psychiquement indéchiffrable, en une crainte de sombrer dans une inertie et
une négativité totales (cf. Khan, 1964 b).
Je condense ici des détails qui ont été laborieusement rassemblés cliniquement au
cours d'une très longue période. La rêverie et la recherche fétichistes transformaient
cet état affectif agité, confus et larvé en un état d'exaltation alerte et actif. Donc, la
recherche fétichiste d'un objet organisait l'affectivité amorphe du patient et, en la
transformant en une modalité active de comportement, le sauvait en même temps
de l'apathie et de l'inertie. L'aspect encourageant de ce type de passage à l'acte dans
la réalité, comme fuite devant une crise intrapsychique que le patient ne pouvait pas
affronter, jouait un rôle certain d'auto-protection.
A quel point il pouvait être misérablement démuni et paralysé, cela pouvait devenir
visible dans les toutes premières phases, lorsque le mauvais temps le contraignait à
rester chez lui, réduit à des activités masturbatoires.

Les pratiques fétichistes de ce patient englobent deux relations distinctes


a) la relation du moi à l'objet fétichiste, c'est-à-dire aux jeunes gens non cir-
concis, dotés de prépuce, et la relation sexuelle physique intime avec le fétiche
proprement dit, c'est-à-dire le prépuce. Le patient était lui-même pleinement conscient
de ce dualisme de son expérience et de ses relations avec, d'une part, le jeune garçon,
d'autre part, son prépuce. Il avait toujours idéalisé la nature de son intérêt et de son goût
pour les jeunes gens comme personnes et en était fier, alors qu'il considérait ses activités
liées au prépuce comme relevant de « jeux infantiles et absurdes ». Il fut clair pour moi,
très tôt dans son analyse, que le type d'affects et de mécanismes de défense mis en cause
dans sa relation à l'objet fétichiste étaient tout à fait différents de ceux qui s'expri-
maient dans ses jeux sexuels avec le prépuce. La signification et le contenu psychique des
seconds ne purent être compris qu'à travers l'analyse des premiers, et après que le
patient eut été rendu capable de se voir lui-même dans l'objet fétichiste.
J'ai mentionné l'humeur amorphe, faite d'agitation et d'excitation latente, d'angoisse
et d'apathie, d'où le patient s'arrachait pour se jeter dans ses aventures nocturnes.
Cette façon d'agir la crise intrapsychique permettait à son moi d'utiliser des fonctions
objectivantes et anticipatrices (Hartmann, 1956). Au lieu d'un état d'apathie néga-
tiviste et phobique, la recherche de l'objet fétichiste mobilisait un répertoire sélectif
OBJETS DU FÉTICHISME

de fonctions du moi. Ce patient avait été mutilé tout au long de sa période de latence,
de sonadolescence et de sa prime jeunesse, par une forme aiguë d'apathie et de retrait
paranoïde-phobique en lui-même. Dans cet état, ses seules gratifications étaient les acti-
vités de décharge immédiates de la masturbation accompagnées de leurs fantasmes féti-
chistes stéréotypés ayant trait aux prépuces. La recherche des jeunes garçons et les
relations avec eux lui avaient permis de s'éprouver lui-même comme un être humain
vivant, actif et efficace. Cela avait progressivement entraîné un état quasi maniaque
de présomptueuse confiance en lui-même et d'auto-satisfaction exagérée. Il se considérait
désormais comme une personne toute-puissante, inébranlable, vouée à sauver de beaux
jeunes gens abandonnés et à leur prodiguer ses soins. Il se sentait non seulement en
contact avec la réalité mais encore d'une prodigalité magnifique à son endroit. Il soutenait
qu'il aidait ces jeunes gens à devenir plus conscients de leur dignité et de leur supériorité
naturelles, et que par là il augmentait la considération qu'ils avaient d'eux-mêmes.
Il choisissait pour objet fétichiste un type de jeune garçon très particulier il
devait être non circoncis et, physiquement, beau et fort. Il devait être plutôt déprimé,
d'humeur vacante, se trouver désœuvré et en quête d'un contact compréhensif. Il ne
devait pas être un homosexuel ouvertement pratiquant, autrement dit ne pas avoir déjà
accepté de relations homosexuelles en y trouvant un mode de gratification sexuelle bien
tolérée. Au contraire, il devait professer une aversion manifeste pour de telles pratiques.
Si le patient sentait que le jeune garçon était déjà excité et à la recherche d'une gratifi-
cation homosexuelle, il le laissait tomber immédiatement. Le mélange de malaise confus,
d'apathie et de négativisme dans l'humeur du jeune garçon était important pour le
patient parce que c'était seulement cela qui établissait (inconsciemment) que ce jeune
homme était quelqu'un de semblable à lui-même. Je considère ce type d'identifica-
tion projective, en tant que véhicule de la relation d'objet, comme inhérent à la patho-
logie du moi chez le pervers. Socarides (1959) a présenté un matériel clinique très
intéressant qui illustre le rôle de l'identification projective dans la perversion pédo-
phile d'un homosexuel masculin 1.
Une fois qu'il s'était assuré de l'existence des attributs significatifs et essentiels
chez l'objet (le prépuce et l'état d'esprit nécessaire), il l'entraînait dans une relation
verbale. Les jeunes garçons qu'il ramassait étaient invariablement « des âmes perdues »,
qui avaient l'air abandonnées, amères, méfiantes, maltraitées par la vie et dignes d'un

i. Je dois préciser anticipant sur ce que je dirai plus loin de la psychopathologie du moi que
parler ici d'identification projective n'est pas tout à fait approprié. En effet, le type d'intérêt du moi et
d'investissement d'autrui en question se rapproche plutôt d'un état intermédiaire entre la relation
au soi et la relation à l'objet, ni le soi ni l'objet n'étant pleinement différenciés en tant qu'entités
séparées. Il conviendrait, en toute rigueur, de réserver le concept d'identification projective
pour désigner une relation affective où une représentation d'objet interne se trouve déplacée sur
un objet externe, déniant en outre à cet objet sa propre réalité psychique et existentielle. Or,
pour mon patient, la réalité existentielle de l'objet externe et sa perception empathique étaient
d'une importance vitale.
LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

meilleur sort. Ils étaient aussi, en règle générale, illettrés et, très souvent, plutôt frustes.
La première tâche qu'il se donnait, dans sa relation avec eux, c'était d'adoucir leur
humeur et de les faire passer du négativisme et de la méfiance à la confiance et à la
coopération. Il y réussissait toujours avec une aisance et une rapidité remarquables. Il
nia pendant très longtemps que ces succès fussent largement attribuables au simple
fait qu'il avait rencontré les jeunes gens dans une situation explicitement sexuelle et
que c'était le besoin sexuel qui les avait incités à la complaisance. Lorsqu'il dut accepter
le fait, il se sentit totalement désespéré et progressivement, renonça aux aventures. Il
essayait toujours de convaincre ses partenaires de deux choses
a) qu'ils étaient des personnes d'une valeur unique et qu'ils devraient se traiter
eux-mêmes avec dignité, réserve et respect, et attendre d'autrui à leur égard le même
comportement. Il est à peine besoin de dire que c'était précisément ce que le patient
souhaitait pour lui-même. Afin de promouvoir en eux cette qualité d'auto-considération
narcissique, il se portait volontaire pour leur enseigner le bon usage du langage, les
bonnes manières et d'autres attributs culturels. Il les nourrissait aussi et leur montrait
la nécessité de l'hygiène corporelle. Les jeunes garçons étaient généralement peu soignés,
sales et sous-alimentés. Il leur donnait aussi un peu d'argent. Tout cela, dans l'espace
de quelques heures. Cela conduisait invariablement à l'intimité physique; mais, avant de
discuter ce point, je voudrais commenter brièvement la signification de ce type de rela-
tion à l'objet fétichiste.
Il apparaît avec évidence que l'objet fétichiste représentait les différents aspects
du patient lui-même en tant que personne abandonnée, privée, désespérée, mais aussi
idéalisée et très singulière. L'important pour le patient était que cette relation agie lui
permettait d'effectuer une restitution vis-à-vis de son propre moi en même temps que
de l'objet externe, ce qui contrastait fortement avec le caractère désespéré de sa relation
intérieure avec lui-même et aussi avec la futilité de sa relation avec sa mère tout au long
de son enfance. Plus encore, dans son rôle de fournisseur de confort et de nourriture, il
était identifié avec la bonne mère primaire, active, toute-puissante, prodigue de ses
soins (cf. van der Leeuw, 1958). Je soutiens que ce type de relation avec l'objet féti-
chiste permettait à ce patient de ressusciter une bonne relation avec sa mère, qui s'était
perdue au cours des vicissitudes de sa vie familiale à partir de l'âge de quatre ans environ.
Winnicott a émis l'hypothèse (1956) selon laquelle il y a, derrière la tendance anti-
sociale, le souvenir d'une bonne relation (maternelle) qui a existé mais a été perdue, et
que la compulsion sous-jacente à la tendance antisociale est de retourner à ce moment et
de le retrouver. Dans sa relation à l'objet fétichiste, le patient était activement le bon
parent prenant soin de l'enfant idéal abandonné (le jeune garçon).
L'objet fétichiste était aussi un personne totale intacte et séparée. L'aptitude à
être en relation avec lui faisait naître l'espoir que tout n'était pas perdu pour toujours.
On ne saurait assez surestimer la valeur d'illusion de ce type de relation comme défense
contre une modalité psychotique de dépression, d'apathie et de désespoir. La relation
OBJETS DU FÉTICHISME

établissait concrètement la réalité de l'identification du patient avec la bonne mère. Il


devenait et était le bon parent (mère) dans l'espace transitoire d'une telle relation.
On peut supposer que chez ce type de patient la toute première relation à la mère
n'a pas été intériorisée. Elle n'est accessible qu'en termes d'identification et non
comme une représentation interne, stable, de la bonne mère. C'est pourquoi, quand le
patient n'était pas en train d'agir de cette manière identificatoire, ce qu'il éprouvait de
son « soi » était une sensation de vide morbide et morne. L'inaptitude du moi à intério-
riser l'expérience apparaît ainsi dans la nécessité de vivre à travers des répétitions compul-
sives. L'échec, au cours du développement infantile, d'une bonne relation soutenue avec
la mère était dramatiquement répété à chacune de ces rencontres, dans la débâcle
régressive menant, de l'investissement du moi dans l'objet fétichiste comme personne,
aux pratiques sexuelles primitives et archaïques relatives au prépuce-fétiche.
Freud (1927) a souligné le mélange d'affection et d'hostilité éprouvé à l'égard du
fétiche. L'agressivité vis-à-vis de l'objet fétichiste prenait une forme très particulière chez
ce patient elle consistait dans l'excitation qu'il faisait subir aux jeunes gens de façon
détournée et indirecte, jusqu'au moment où ils atteignaient un tel degré de tension sexuelle
qu'ils imploraient la décharge libératrice. C'était fait si subtilement qu'il est difficile de
le traduire en récit. A travers la manipulation verbale et le survoltage narcissique qui
montait en épingle le respect de soi des jeunes garçons, il faisait en sorte de les rendre
« sexuellement surchaunés » (selon ses propres termes). Il était important de nier l'effet
de ce facteur dans les phases préliminaires de ses activités. En fait, verbalement, une
résistance psychique était construite chez les jeunes garçons contre l'intimité sexuelle.
L'agressivité exprimée prenait la forme du gain d'une complète maîtrise sur l'état
d'excitation du jeune homme. Cette excitation n'avait pas le droit d'être personnalisée.
Elle était manigancée furtivement et de façon détournée. Les jeunes gens devaient
l'éprouver d'une manière dissociée en réponse aux sollicitations de son moi, leur éva-
luation narcissique était rehaussée, puis ils devaient traiter leur excitation comme
un corps étranger dans l'expérience de leur propre personne, et en user d'une façon
cyniquement désinvolte. Qu'ils aient été habitués à l'exploitation sexuelle par leurs
« protecteurs » était inébranlablement nié, par lui avec intention, par eux en connivence
avec sa technique de relations. Ils protestaient donc invariablement lorsqu'il changeait
le cap de sa conduite et passait d'une attitude de soutien du moi à la séduction sexuelle.
Il savait avec précision à quel moment leur excitation avait atteint son acmé. La vue
jouait dans tout cela un rôle capital. Il scrutait sur leur visage et leurs postures toutes les
nuances de sensation et de tension jusqu'à ce qu'il ait provoqué chez eux une « érection
colossale ». Alors, son sentiment de succès, de triomphe et de maîtrise par rapport à
l'objet fétichiste était complet. Il proposait avec sollicitude et compassion de les sucer
et ou de les masturber. L'excitation impuissante de ces jeunes garçons rudes, forts et
agressifs était pour le patient une source de plaisir particulière. Il entrait là, dans sa
relation avec eux, un élément nettement agressif-sadique. Secrètement, il savourait leur
LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

défaite ils étaient en son pouvoir. Plus ils devenaient excités et frénétiques à force de
tension sexuelle, plus ses manières se faisaient imperturbablement tranquilles et douces.
Souvent il les obligeait à le regarder les masturber et les faire éjaculer. Il avalait toujours
leur sperme. Le jeune garçon en état d'érection congestive était à la fois la mère et le
« soi excité. A ce moment le statut intérieur et la valeur psychique de l'objet changeaient
pour lui. Il était la personne-bébé se nourrissant elle-même du sein-pénis excité du
jeune homme (mère). Il éprouvait toujours une appréhension coupable à l'idée que cet
état d'excitation sexuelle pourrait ne pas faire plaisir aux jeunes garçons. Là, l'identifi-
cation de ces garçons en érection avec la mère aux seins douloureusement congestionnés
était complète. Le garçon en érection était aussi la mère phallique-nourricière. Il devait
s'accrocher à eux fermement pendant qu'il les masturbait ou les suçait, ne pouvant jamais
les tenir assez fort, et se sentant désespéré à l'idée que cette ferveur qu'il éprouvait à les
étreindre et à se cramponner à eux fût pour eux si dépourvue de sens. Là s'installait
déjà la désillusion relative à l'objet fétichiste. Il avait aussi profondément conscience de
leur humiliation et de l'abjection de leur rôle passif pendant la masturbation. Comme il
les avait d'abord encouragés à se vanter de leurs inclinations hétérosexuelles et de leur
virilité, la situation de séduction homosexuelle dont ils se trouvaient l'objet était niée
par les jeunes gens sous couvert d'une attitude cynique et rude à l'égard de toute cette
activité. Le patient en était mortifié. Il ne pouvait jamais les amener à reconnaître que
c'était là une expérience bonne, ce qui provoquait chez lui chagrin et douleur. D'autre
part, quand au contraire l'un d'eux se passionnait et s'impliquait avec excitation dans
l'expérience masturbatoire, cela ne l'intéressait plus il s'effrayait et se repliait. La crainte
de l'objet excité et excitant était intense en lui. L'état d'excitation de l'objet fétichiste
devait être encapsulé, localisé, et entièrement sous son contrôle (cf. A. Freud, 1952).
Une fois que le jeune garçon avait éjaculé, la relation avec le fétiche proprement
dit entrait en pleine action, encore que cela ne soit pas strictement exact, car la relation
au prépuce était double en tant que propriété du pénis érigé, et en tant que poche dans
laquelle il se masturbait. L'épisode fétichiste total peut donc être différencié en trois
phases a) relation du moi à l'objet fétichiste comme personne, relation sexuelle
passive orale et manuelle avec le pénis érigé et le prépuce, et c) relation active intru-
sive éjaculatoire avec le prépuce pris comme réceptacle.
Avant d'examiner les contenus psychiques du prépuce-fétiche proprement dit, je
tiens à souligner l'importance qu'avait pour ce patient la relation à l'objet fétichiste.
Dans le fétichisme hétérosexuel, le fétiche fonctionne comme une réassurance contre les
angoisses (de castration) liées à l'objet sexuel féminin et à ses organes sexuels. Chez mon
patient, la relation du moi à l'objet fétichiste homosexuel opérait comme réassurance
contre la nature régressive et archaïque de la relation au fétiche lui-même. Il devint pro-
gressivement tout à fait clair pour le patient et pour moi-même qu'il avait recherché le
traitement à cause d'une menace interne pour son moi et sa personnalité, menace issue des
sensations et des excitations chaotiques et archaïques liées à ses pratiques avec le prépuce-
OBJETS DU FÉTICHISME

fétiche. Pendant plus de la première année de son analyse, sa poursuite idéalisée et exta-
tique des objets fétichistes fit écran à ce qui arrivait au cours des pratiques sexuelles
elles-mêmes. Il avait tendance à passer dessus rapidement et décrivait ses activités
sexuelles frénétiques comme « guérison par l'épuisement ». L'exaltation et l'avidité
éprouvées en relation avec le prépuce-fétiche étaient vraiment effrayantes pour lui.
Dans les premiers temps de son analyse, ses rêves étaient des réalisations de désirs
simplement recouvertes, accomplissant son désir de sucer le pénis doté d'un prépuce et
d'avaler le sperme. Le fait qu'il n'éprouvât jamais de gratification réelle lui était à lui-
même caché et était vigoureusement dénié dans le récit de ses exploits sexuels.

Je vais d'abord décrire schématiquement la signification du prépuce pénien en


état d'érection et la relation entretenue avec lui. Le patient attribuait au prépuce dans
cet état une signification magique très particulière, celle du sein-pénis idéal du premier
stade oral. Il était à la fois terrorisé, fasciné et plein d'excitation torturante. Au moment
où il avait amené le prépuce à ce stade de vitalité congestionnée, il le ressentait comme sa
« création » et le traitait comme tel. La vue, le toucher et l'odeur jouaient un rôle impor-
tant dans sa relation avec lui. Il ne put jamais exprimer totalement de façon concise les
possibilités de plaisir que comportait la situation. Il voulait fusionner et se confondre
avec lui. Il s'agissait d'une image hallucinatoire plutôt que de la perception d'un organe
séparé sur le corps d'une autre personne ou du support symbolique d'une relation.
Lacan et Granoff (i956) ont, de façon fort stimulante, traité ce point dans leur discussion
du rôle du symbolique, de l'imaginaire et du réel dans le fétichisme. Ce mode de rela-
tion régressif au prépuce impliquait l'effondrement dé l'activité mentale symbolique et
du processus secondaire. Le patient avait le sentiment qu'il avait créé l'objet magique et,
par le contact visuel et manuel, puis par l'incorporation orale, il le devenait. Cela signi-
fiait pour lui retrouver et recréer concrètement l'unité originelle avec le sein maternel
nourricier et omnipotent. Dans son étude sur La circoncision et les problèmes de la
bisexualité (1947), Nunberg a établi le fait que la circoncision peut avoir le sens de la
perte de la mère, et a examiné plus en détail la signification du prépuce comme symbo-
lisant le vagin, le rectum et la féminité. Le désir de sucer le pénis de son père a surgi
chez ce patient à la suite de la naissance de sa sœur cadette. Il avait toujours ressenti
son propre état de circoncis comme une identité sexuelle déficiente, inadéquate et mutilée
(cf. Greenson, 1964; Stoller, 1964). La fusion avec le prépuce rétablissait l'unité omni-
potente perdue entre le moi-plaisir infantile et le sein-pénis maternel. Il remplissait
aussi la fonction de dénier la séparation traumatique ultérieure d'avec la mère au
moment de son remariage, ainsi que de nier sa propre découverte de ce qu'elle était un
objet castré, dépourvu de pénis. Nunberg (1947) a commenté le fantasme de son patient
dans lequel les grandes lèvres des femmes étaient une sorte de prépuce qui cachait et
LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

protégeait le pénis féminin. Dans le fantasme et la représentation de mon patient, ceci


était vrai du prépuce. C'était l'organe bisexuel idéal, composé du gland-pénis et du
prépuce-vagin unis dans une unicité inséparable (non châtrant). D'où le ravissement
et le plaisir extrême qu'il lui procurait. Le gland protégé par le prépuce, qu'il pouvait
manipuler sans le blesser, signifiait aussi le « soi » infantile primitif du patient dans
l'atmosphère idéale protectrice et nourricière de la mère (prépuce), tenu par elle
dans la sécurité et le plaisir.
L'ardent désir oral de fusionner avec le prépuce, et l'idéalisation par le patient de
l'état de félicité, proche des transes, qu'il éprouvait étayent l'hypothèse proposée par
Greenacre (1953), Bak (1953) et Socarides (1960), hypothèse suivant laquelle l'angoisse
de séparation et la crainte de l'abandon sont les affects d'angoisse primaires chez le féti-
chiste. Chez ce patient, la re-création répétitive de cette unicité illusoire avec la mère,
à travers le langage concret et physique de sa relation orale et manuelle avec le prépuce,
déniait la séparation d'avec elle et simultanément établissait un nouvel événement éphé-
mère, qui était sa propre réalité et démentait les affects liés à l'image maternelle (interne).
Cette aptitude à porter des affects et des motivations contradictoires semblent rendre les
pratiques fétichistes particulièrement efficaces dans les manœuvres défensives du moi
contre les besoins émotionnels primitifs et archaïques. L'élément temporel joue ici un
rôle important. En prévoyant tout l'événement mis en scène ne durerait qu'un bref
moment et s'achèverait par la décharge (l'éjaculation), la menace associée à l'éruption
des expériences et besoins corporels très primitifs, avec leur cortège d'associations géné-
tiques traumatisantes, était diminuée. L'élément de plaisir par la gratification, le
caractère temporellement transitoire et le côté « faire semblant, comme si» de tout le jeu
sexuel fétichiste, permettaient un clivage du moi ainsi, si une de ses parties était
impliquée, une autre regardait le spectacle avec une objectivité stupéfiée. Cependant
cette dissociation mettait en déroute la motivation régressive à fusionner avec la
mère-sein et, considérant les choses rétrospectivement, la patient n'avait pas intériorisé
une image satisfaisante de toute l'expérience disponible.
De même que les tentatives pour rehausser l'estime de soi narcissique de l'objet
fétichiste (les jeunes gens) aboutissait à les forcer à se soumettre à l'orgie sexuelle,
donc à s'humilier, la relation orale manuelle avec le prépuce, avec son excitation et sa
ferveur exagérées et idéalisées, prenait fin dans un effondrement (la détumescence) de
l'organe omnipotent par l'éjaculation. Le patient se sentait toujours désolé et plein
d'excuses vis-à-vis des jeunes garçons et avait le sentiment qu'ils avaient subi une
douleur et un préjudice. Là, l'intention inconsciente de tuer cannibaliquement l'objet
aimé, dans une excitation frénétique, était claire (cf. Payne, 1939).
Avant d'examiner en détail la troisième phase de l'activité fétichiste, c'est-à-dire
la relation intrusive (agressive) avec le prépuce, je voudrais souligner l'importance
qu'avait pour le patient le fait d'avaler le sperme. Il en avait une idée très claire;
c'était une substance très puissante, douée d'attributs magiques, et qui constituait toute
OBJETS DU FÉTICHISME

l'essence de la vigueur et de la beauté des jeunes garçons. Il avait une façon à la fois
comique et pathétique d'essayer de leur faire promettre qu'ils ne laisseraient pas leurs
petites amies pratiquer sur eux la fellatio. La rationalisation qu'il avançait (et cela
trahissait nettement l'intention sadique, avide et hostile de son comportement) était
que les filles, ensuite, ne les respecteraient pas. Le patient avait parlé un jour de sa
compulsion gloutonne à avaler le sperme comme d'une toxicomanie. Et en effet, c'en
était une, la signification inconsciente étant l'incorporation d'une bonne substance
propre à neutraliser ses mauvaises substances internes. Nous verrons plus loin sa valeur
curative magique comme défense contre ses états d'hypocondrie. Glover (1932) a montré
que des phénomènes fétichistes transitoires apparaissent quand un alcoolique renonce à
son absorption compulsive de boisson. Dans le cas qui nous occupe, nous voyons une
toxicomanie à l'intérieur même de la structure d'une pratique fétichiste. La complexité
infinie des processus corporels archaïques, des impulsions prégénitales, de la « mentali-
sation » et de l'affect archaïques, de l'ordre du processus primaire, que le fétichiste peut
tolérer dans un état inorganisé est un phénomène remarquable dont l'explication
adéquate reste encore à trouver.
C'est seulement lorsque les jeunes garçons avaient éjaculé et que la détumescence
était survenue que la troisième phase commençait, et que le patient passait d'une rela-
tion passive-orale à une relation phallique active et intrusive. Son désir était toujours
de pénétrer avec son pénis la poche du prépuce. C'était là une autre variante de la fusion
symbiotique, mais à un niveau phallique. Et c'est alors qu'il ressentait ses mortifications
les plus douloureuses car les jeunes garçons ne partageaient jamais les sentiments qu'il
éprouvait. Il désirait être tenu serré, être aimé, et à ce moment de l'épisode, ses parte-
naires étaient généralement ennuyés et hors du coup. Son pénis n'était donc jamais
apprécié comme bon objet, et cela se terminait pour lui par une simple décharge qui
le laissait triste et inconsolable. L'un des fantasmes importants impliqués dans cet acte
était le désir de rentrer dans l'utérus maternel, d'être englouti et enveloppé. La submer-
sion de son pénis dans le prépuce était à la fois un accomplissement de désir et une défense
contre ce désir. Il y avait en lui une profonde crainte de son désir masochiste passif
de se soumettre à la mère phallique omnipotente, représentée par le prépuce; ses rêves
le confirmaient, dans lesquels l'angoisse claustrophobique jouait un rôle de premier plan,
et où il se sentait pris au piège ou asphyxié.
Son éjaculation mettait fin aux activités fétichistes d'une façon morne et plate, car
il n'éprouvait jamais de plaisir dans l'orgasme et ressentait du dégoût pour son propre
sperme. Pour tenter de neutraliser le fait que la série des moments d'excitation s'achevât
de cette manière minable, tout un rituel était mis en œuvre, rituel de soins et de préve-
nances prodigués à l'objet fétichiste. Il lavait et nettoyait son partenaire, l'assurait que
rien de nuisible n'était arrivé, et, par la parole, créait une sorte d'amnésie légère sur
l'ensemble de l'épisode. Il lui arrivait rarement de répéter ces expériences avec la même
personne. Celle qui devint son premier objet d'amour stable, socialement manifeste et
LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

affectionné, était un jeune homme circoncis. A cette époque, sa quête fétichiste et


maniaque avait cédé la place à un état de retrait dépressif, hypocondriaque, où la
véritable nature et la portée de sa pathologie du moi devenaient pleinement visibles.
Avant d'en parler, je vais résumer les trois principaux thèmes que la relation à l'objet
fétichiste et au prépuce-fétiche mettait en scène de façon éclatée, informe et fragmen-
taire a) le désir d'avoir un bébé, c'est-à-dire de donner naissance; l'érotisation
et le contrôle de la rage et des impulsions criminelles ayant trait à la mère, au père,
aux frères et soeurs; c) l'ardent désir et la crainte d'une soumission sexuelle maso-
chiste passive, qui était son désir inconscient le plus puissant et constituait aussi une
menace pour l'unité et l'existence de son moi.
Le désir d'avoir un enfant chez l'enfant de sexe masculin, et son importance spé-
cifique pour le fétichisme, ont été discutés par Kestenberg (1956), Van der Leeuw
(1958) et Socarides (1959). Ils l'ont en outre rattaché au concept d'objet transitionnel
de Winnicott (1953). Van der Leeuw a suggéré que « l'objet transitionnel n'était pas
seulement sein et phallus, mais aussi l'enfant fait par la mère x. Dans la relation moi-
ique de mon patient à ses objets fétiches, on trouvait l'expression du désir d'avoir un
bébé dans ses efforts pour doter les jeunes gens d'une nouvelle identité, d'un nouveau
sentiment de leur propre « soi », dans la tentative pour faciliter chez eux « une nais-
sance psychologique ». Ils étaient pour lui, dans le cadre de l'échange excité, ses créa-
tions, ses bébés son propre « soi » idéal né, à travers ses actions et activités psycho-
logiques, dans leur forme et leur contour. L'identification avec la mère omnipotente,
active, procréatrice, était là manifeste. Mais également présente était la connaissance
de son impossibilité, d'où la rage et les attaques sadiques. Cela s'exprimait par la compul-
sion à décomposer l'identité de l'objet fétichiste total en celle de l'objet partiel régressif,
le prépuce-fétiche. La mise en valeur du jeune garçon « créé » était « assassinée par
l'attaque sexuelle qu'il lui infligeait. Le même thème s'exprimait dans la relation au
prépuce-fétiche la relation cannibale orale et manuelle au gland était le véhicule du
désir d'imprégnation orale. Les fantasmes inconscients sous-jacents à l'acte d'immerger
le gland dans le prépuce, puis de le faire émerger, en forçant le jeune garçon à regar-
der, ainsi que de faire entrer et sortir le gland de sa propre bouche (vagin), étaient tous
des variations sur le thème donner naissance au « soi » et au jeune homme, symbolisé
par le pénis. Le patient trouvait aussi là une réassurance contre la crainte d'être dévoré,
l'un des éléments de son angoisse de castration étant la peur d'être entièrement mangé
(submergé) par la mère.
Cela aussi débouchait sur un fiasco, avec l'éjaculation, et là le plaisir sadique devant
la détresse du partenaire au moment de l'orgasme et de la détumescence du pénis
représentait, dans son fantasme inconscient, une attaque contre la mère enceinte et
son bébé-phallus. Avaler le sperme le dotait du pouvoir magique de féconder et l'uti-
lisation du prépuce comme poche (bouche-vaginale) pour son « rapport sexuel a repré-
sentait le désir à la fois de féconder et de naître du prépuce-utérus. Puis venait le
OBJETS DU FÉTICHISME

sentiment de futilité lié à la décharge, et était suivi des soins psychologiques pro-
digués aux partenaires et du besoin de les rassurer, ainsi que de rétablir la dis-
tance psychique mentale entre le « soi » et l'objet. Le troisième élément, celui du désir
masochiste passif d'une soumission totale, et de la crainte de ce désir, nous le voyons
dans sa façon coercitive d'exciter les jeunes gens jusqu'à un sommet d'excitation sexuelle
intolérable. C'était leur moi, et non le sien, qui éprouvait l'abandon à l'excitation. Cette
façon de cliver complètement le désir masochiste passif, en le projetant sur les garçons,
puis en les faisant le vivre par ses services sexuels pleins de douceur, constituait l'une
des fonctions autoprotectrices de ses pratiques fétichistes (cf. Khan, 1962, 1964 c).
Mélanie Klein (1932) a exposé en détail la complexité des fantasmes du garçon
dans la « phase féminine» de son développement. Elle a désigné cette phase comme
« la période de sadisme maximal ». Elle a affirmé « Dans cette phase, le garçon a une
fixation de succion orale au pénis de son père, tout comme la fille. Cette fixation est,
à mon avis, la base chez lui de la véritable homosexualité. » Dans les fantasmes et les
pratiques fétichistes de mon patient, la régression de la phase phallique à cette phase
féminine est clairement visible dans tous ses désirs sadiques omnipotents de pénétref
et de posséder le pénis du père, ainsi que d'attaquer les contenus corporels internes
de la mère. L'une des conséquences de cette intensification régressive des fantasmes
de la « phase féminine » et de ses relations à l'objet partiel était la dissolution de son
identité phallique naissante. Sylvia Payne (1939) a montré, à propos du fétichisme, que
« la faiblesse du développement du moi est l'un des aspects de la faiblesse de la géni-
talité et dénote l'interférence avec l'érotisation, la formation et l'intégration du moi
corporel, et particulièrement de l'imago du pénis. Cela entraîne une exagération des
premiers mécanismes et une dépendance excessive par rapport aux objets introjectés,
sans qu'il y ait une identification soutenue avec aucun d'entre eux ».
La régression des tentatives phalliques provoquait chez mon patient une diffusion
fondamentale de l'imago du pénis comme modèle narcissique du soi; les relations sexuelles
complices avec les jeunes garçons constituaient la recherche d'une réassurance contre
la désintégration de cette imago. Vue sous cet angle, la relation avec l'objet féti-
chiste total était une défense contre les angoisses persécutoires, inhérentes aux fan-
tasmes associés au fétichisme du prépuce. La vue de l'objet total comme objet phallique
sexualisé rassurait également contre les angoisses liées aux sensations de changement
de taille du phallus au cours de comportement sexuel (cf. Greenacre, 1953).

Le travail analytique des seize premiers mois avait progressivement permis au


patient de tolérer ses états d'angoisse panique interne, sans fuite immédiate dans la
réassurance idéalisée et érotique que constituaient les pratiques sexuelles avec le pré-
puce-fétiche. En même temps, il commença à éprouver une désillusion quant à sa
LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

relation avec les objets fétichistes ils n'étaient pas, après tout, des être humains si
idéaux et si dignes d'amour. Il voyait maintenant que le programme qu'il s'était fixé
apporter l'amour aux « proscrits que la vie n'avait pas pourvus n'avait pas été
couronné de succès, et cela pour trois raisons a) sa propre incapacité d'aimer, b) leur
incapacité de recevoir l'amour, et c) son choix de jeunes garçons aux personnalités
psychopathiques, délinquantes, frisant le criminel. Ce fut très humiliant pour lui de
reconnaître que ses partenaires ne s'étaient jamais souciés de lui, lui avaient dérobé son
argent et ses biens, et l'avaient traité avec mépris et dérision.
Il pouvait dire désormais qu'il ne voulait pas que quelqu'un dépende de lui. Il
voulait être, lui, dépendant de quelqu'un, être aimé; il voulait que l'on prenne soin
de lui. Dans cet état d'esprit, il se mit en quête d'une relation plus humaine, de celles
qu'il avait décrites comme « présentables ». Il rencontra un jeune homme et commença
avec lui une relation ni fétichiste ni compulsivement sexuelle (Khan, 1965). Le jeune
homme une personne tout à fait convenable était circoncis. Ce fut cette relation qui
révéla la véritable nature de sa pathologie du moi et la portée de ses identifications
avec sa mère. Il éprouva une jalousie sans fondement, passant son temps dans un état
hystériquement émotionnel pour tout ce qui concernait les activités du jeune garçon.
Il vivait dans un état d'anxiété cauchemardesque lorsque celui-ci était absent, l'ima-
ginant, compulsivement, séduit par quelqu'un d'autre. Son impassibilité fit place à des
crises de jalousie enragée et à une possessivité démente il assaillait le jeune homme
de questions, avait avec lui des querelles interminables, épiait sur son linge le moindre
signe d'activité sexuelle, etc., tandis que lui-même était furtivement infidèle au jeune
garçon tout comme sa mère l'avait été.
Il commençait maintenant à percevoir que c'était là exactement la façon dont il
avait vu sa mère agir avec son second mari. Elle se sentait maltraitée, trompée, jalouse,
inconsolable. Le patient avait été son principal confident; il avait partagé tous ses
états d'âme et sympathisé avec ses griefs. Son beau-père lui avait souvent fait remar-
quer qu'il ne devrait pas prendre toutes les déclarations de sa mère pour paroles
d'évangile.
La relation avec ce jeune garçon avait entraîné la récurrence de ses deux anciens
symptômes les démangeaisons anales et les cauchemars. Il se grattait furieusement la
nuit et ne pouvait dormir à cause de cauchemars horribles qui lui faisaient si peur qu'il
ne pouvait jamais s'en souvenir. Ils avaient principalement trait à une sensation physique
de démembrement, et/ou à l'hypertrophie fantastique de certains membres. Ces der-
nières sensations, il pouvait les éprouver aussi à l'état de veille, de façon fugitive. (Gree-
nacre, 1953.)
Nous avons pu identifier là un autre thème présent dans ses pratiques fétichistes
avec le prépuce le désir sadique de creuser dans le corps d'autrui et d'y découvrir la
vérité de lui dérober les précieux contenus qui lui revenaient de droit et lui étaient
refusés. Ses démangeaisons anales provoquaient aussi chez lui un état global d'hypo-
OBJETS DU FÉTICHISME

condrie. Gillespie (1940) et Greenacre (1953) ont souligné l'importance des états
d'hypocondrie dans la perversion fétichiste. Chez ce patient, on pouvait distinguer
dans ces états deux types de dispositions bien distinctes a) celles qui avaient trait à
un sentiment aigu d'indignité personnelle et de perte de l'estime de soi, et b) celles
qui étaient associées au dégoût de son propre corps et de ses sécrétions. Ces états étaient
intrinsèquement liés à ses crises de jalousie enragée et à sa crainte d'être abandonné par
son nouvel ami. Cette crainte de l'abandon était également un thème récurrent de la
vie émotionnelle de sa mère, qui avait été dominée par deux terreurs a) celle d'être
abandonnée par ses maris et celle d'être pauvre, laissée sans ressource.
L'histoire de sa relation avec sa mère telle que nous l'avons maintenant recons-
truite à partir de ses souvenirs, de ses passages à l'acte et de sa relation transférentielle
peut être représentée schématiquement de la façon suivante. Sa mère, une belle jeune
fille, avait vu le commencement de sa vie d'adulte marqué de traumatismes. Son père
s'étant suicidé, cette fille ambitieuse avait décidé de faire un riche mariage qui lui
apporterait la sécurité. Elle avait épousé un fermier fortuné mais lui avait été continuel-
lement infidèle (selon ses propres confidences). Alors que le patient était âgé de deux
ans et demi, elle avait conçu un enfant hors mariage et cela avait entraîné entre son
mari et elle une discorde ouverte. Elle avait tenté de surmonter sa culpabilité et les
angoisses relatives à sa grossesse en se tournant passionnément vers son plus jeune
enfant (mon patient); elle avait remplacé la nurse qui s'en était occupé jusqu'alors.
La nurse était restée jusqu'au moment du divorce, quatre ans après, où elle avait été
renvoyée pour avoir dit aux enfants que ce n'était pas leur père qui était méchant mais
leur mère qui avait été une épouse volage, à la morale très lâche.
C'est dans ce contexte que les trois souvenirs, celui du désir de sucer le pénis de
son père, celui de s'unir avec l'urètre des chevaux hongres, et celui de s'imaginer assis
sur des œufs qu'il avait pondus, commencèrent à s'intégrer dans une configuration
pourvue de plus de sens. Nous pouvions voir de quelle façon le jeune enfant avait
atteint les débuts de la phase phallique. La discorde entre les parents et la grossesse
de la mère eurent sur lui un effet traumatisant. Il y réagit a) par le désir d'être comme
sa mère et d'avoir un enfant du père, par la crainte du pénis paternel et de la rage
contre lui (et contre le bébé comme pénis de son père), rage qui s'exprime dans le
mordillement des plants de rhubarbe, c) en répondant à la montée soudaine de l'in-
sécurité chez sa mère et à la façon dont elle l'y impliquait, par une fuite dans le fan-
tasme magique d'être uni à l'urètre des hongres l'urètre représentait le pénis paternel
comme lieu sûr, creux, comme un utérus, et aussi l'intérieur, plein de sécurité, de sa
mère.
Étant enfant, le patient avait observé de façon répétée le corps de sa mère et les
organes génitaux de sa plus jeune sœur. Sa mère avait conservé un curieux mythe de
l'innocence de l'enfance, et s'était montrée nue fréquemment, quoique par inadver-
tance, jusqu'à sa onzième année. Elle avait cessé le jour où elle avait soupçonné qu'il
LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

avait commencé à se masturber, et l'avait alors informé spontanément que si les gar-
çons frottent leur pénis, il en sort un liquide blanc. La relation entre tous ces éléments
de ses expériences infantiles avec la mère et ses pratiques fétichistes fut établie claire-
ment dans son traitement.
Sa relation avec le jeune garçon se calma et devint un lien réciproque affectueux
et relativement stable. Il dut aussi accepter l'idée que le jeune homme l'aidait plus
qu'il n'aidait celui-ci. Là, la vanité de ses efforts infantiles pour aider sa mère, adoucir
ses états hystériques passionnés, la rassurer contre sa crainte de l'abandon et de la
pauvreté, vinrent au premier plan. Nous pouvions voir maintenant à quel point l'aspect
restitutif de l'apport de plaisir sexuel à l'objet fétichiste était pour lui d'une grande
valeur. Il avait grandi en sentant et en voyant que les gens ne font que se traumatiser,
se blesser et en être inconsolables.
Dans son analyse, il commençait à sombrer dans une apathie, une inertie totales,
et un état démuni de morne retrait. Toutes ses phobies revinrent également. Il avait
le sentiment qu'il ne pouvait affrontrer les gens, la sensation torturante de son insuf-
fisance, de la pauvreté de son être. Il ne pouvait pas aller travailler, et demanda deux
ans de congé qui lui furent accordés. Il entra alors en relation avec son père, qu'il
n'avait pas vu depuis plus de trente ans et qui fut d'accord pour payer ses dépenses
vitales.
Son état devint celui d'une profonde dépendance régressive, dans laquelle son
traitement était la seule chose qui le maintenait en activité. Cette phase dura presque un
an. Il répétait, dans ses éléments essentiels, la façon dont il avait vécu sa jeunesse avant
que son passage à l'acte sexuel ait commencé. Après avoir quitté la maison familiale
et être entré dans un internat, il était devenu un garçon timide, renfermé, replié. Il
ne s'était pas fait d'amis; il vivait de ses rêveries fétichistes et de sa masturbation. Bien
qu'il eût travaillé sérieusement à l'Université et qu'il eût obtenu un bon diplôme, il ne s'était
pas senti capable d'affronter les rigueurs d'une vie professionnelle compétitive. Après
sa vie au collège, il avait eu si peur de devenir fou qu'il avait décidé de se faire ouvrier;
il travailla effectivement dans une mine de charbon jusqu'au début de la guerre. Peu
après il fut mobilisé et fait prisonnier de guerre. Il avait survécu à l'existence effroya-
blement rude et sombre d'un camp japonais, sans se rendre très bien compte des dan-
gers qu'il courait disant une fois que pour lui ç'avait été comme de vivre dans un
asile d'aliénés, et rien d'autre. La réalité sinistre du camp de prisonniers de guerre
japonais rendait rationnelles ses pires terreurs en même temps que son humeur apa-
thique et son obéissance mécanique le sauvèrent. Après la guerre, lorsqu'il retourna
chez lui, on lui donna un bon poste et on lui conseilla de suivre un traitement psychia-
trique. Cela le mena à sa première analyse, et à la mise en acte de ses fantasmes féti-
chistes masturbatoires qui devinrent relations réelles.
Au cours de sa maladie régressive pendant l'analyse, le patient décida de nouveau
de travailler en usine, parce qu'il ne pouvait supporter le vide de sa vie c'était en effet
OBJETS DU FÉTICHISME

très attristant de le voir vivre. C'est cela cependant, et cela seul, qui nous permit de
faire le travail d'élaboration des traumatismes inhérents à sa relation avec sa mère.
Nous pouvions voir maintenant que la séduction opérée sur lui par sa mère lors-
qu'il était enfant, séduction à laquelle il avait passionnément répondu, n'avait laissé
aucune place à ses besoins émotionnels. Il s'était senti non aimé, abandonné, et avait
eu terriblement peur. A cela s'ajoutait le poids de l'émotivité hystérique de la mère.
Il s'en était tiré, d'une part, en se soumettant à ses humeurs et à sa séduction, d'autre
part, par un clivage secret et total de son « soi » personnel au moyen de ses rêveries mas-
turbatoires fétichistes, seule vie privée à laquelle sa mère n'avait pas accès et qu'elle ne
pouvait avoir sous son contrôle. Il ne m'est pas possible d'exposer ici, en détail, la
complexité du matériel et du travail analytique ayant trait à cette phase. Au plus pro-
fond de son apathie dépressive, de son retrait phobique, et de son sentiment d'effon-
drement total, le patient fit le rêve suivant, qui raconte toute l'histoire de façon très
vivante.

Sur une table se trouve une coupe rectangulaire haute de 8 à 10 centimètres, générale-
ment remplie de fruits ou de fleurs. Elle est pleine d'étrons qui ressemblent à des saucissons
et à des bananes. Il éprouve une vive appréhension à l'idée que d'un moment à l'autre cette
illusion cessera et qu'ils apparaîtront pour ce qu'ils sont. Il y en a un morceau appuyé contre
le rebord de la coupe et, à la vue de sa consistance pâteuse, il craint qu'il ne se casse et tombe.
Il le prend avec une cuiller d'argent pour lui éviter de tomber sur la nappe. Faisant comme si
c'était une saucisse, il le met dans sa bouche, découvre que c'est de la merde et le recrache.

Ce rêve décrit brièvement la perception émotionnelle interne qu'a le patient de


sa relation avec sa mère (la cuiller, dans le rêve, était celle que lui avait donnée sa mère)
et avec le prépuce-fétiche. Nous voyons là, derrière les idéalisations et le déni, le véri-
table aspect des sentiments désespérés de l'enfant privé, déprimé (cf. Spitz et Wolf,
1949).
Ce rêve, qui survint au milieu de sa quatrième année d'analyse, mena à la discus-
sion de son attitude de négativité.
Il se décrivait désormais comme une non-personne, quelqu'un qui n'a jamais existé,
qui n'a jamais réellement vécu aucune expérience. Toute sa vie, il n'avait fait que pré-
cipiter des événements et était resté par rapport à eux dissocié et à distance, un spec-
tateur ni nourrissant ni nourri. Un autre thème, parallèle à son attitude de négativité,
était son sentiment secret d'être particulier, d'avoir à l'intérieur de lui quelque chose
de très précieux qu'il ne pouvait jamais partager donc jamais non plus éprouver lui-
même. On ne saurait surestimer la valeur, salvatrice pour la vie de ce patient, de cette
illusion. Elle lui permit de survivre pendant son adolescence et sa période d'apathie
dépressive et régressive pendant l'analyse. Il avait souvent eu le sentiment tout à fait
objectif que cela n'avait pas de sens pour lui de continuer à vivre, mais il ne pouvait
se suicider. Il était extérieur à ce « soi » intérieur idéal et n'avait aucun droit de le détruire.
Ceci nous mena à ses angoisses concernant
LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

a) la surexcitation par identification à la mère, la mère sexuelle châtrée;


la peur d'être entièrement vidé, comme une coquille, et abandonné, c'est-à-dire
qu'on lui dérobe son « soi » primaire et le sein maternel,
c) la crainte de son propre désir de se soumettre à la mère sadique et une angoisse
aiguë relative à l'annihilation passive;
la crainte des hommes et une forme archaïque d'angoisse de castration.
Les pratiques fétichistes avaient inversé ces craintes. Progressivement, il devint clair
pour le patient que son amour passionné pour sa mère dans son enfance avait été très
superficiel. Fondamentalement, il s'était comme scellé lui-même et avait vécu une pseudo-
existence à travers son identification avec ses états à elle. Cela, à son tour, avait rendu
impossible son développement masculin-phallique. Il n'avait en réalité participé à rien.
Très tôt, il s'était clivé en deux personnes l'enfant anxieux, phobique, accroché, inti-
mement lié à sa mère, et le garçon négativiste, replié, fixé à ses objets internes fétichistes.
Son attitude vis-à-vis de tout le monde avait été faite de phobies et de soupçon para-
noïaque. Il s'y était ajouté ultérieurement une utilisation astucieuse du langage qui
annulait toute relation dans une sorte de badinage verbal.
Étant enfant, ce patient avait réagi à la vilaine discorde qui régnait entre ses parents
par une régression vers un état fantasmatique très privé, comme encapsulé. Ses
souvenirs, dans ce qu'ils avaient de schématique, en témoignaient et ses pratiques
fétichistes en étaient la représentation. Ce qui caractérisait ces états fantasmatiques,
c'était un mélange non intégré des sentiments les plus archaïques de relations d'objet
partielles, et d'une érotisation excessive. Sylvia Payne (1939) et Gillespie (1940) ont
souligné l'importance du sadisme et des mécanismes d'introjection-projection. Gil-
lespie (1940) a en outre mis l'accent sur le mélange des tendances incorporatrices avec
les tendances phalliques. Dans le contenu des fantasmes fétichistes de mon patient,
tous ces éléments étaient présents de façon flagrante. En fait, je considère que l'une
des principales fonctions de sa création de fantasmes fétichistes ayant trait au prépuce
était d'encapsuler et de contrôler ces impulsions très primitives et sadiques. Ce qui
constitue la menace spécifique pour le moi du fétichiste, c'est la fusion régressive des
efforts de la phase phallique avec les impulsions orales et anales et les relations d'objet
partielles. Dans l'enfance de mon patient, l'hostilité ouverte de la mère pour le père,
la sous-évaluation qu'elle lui faisait subir, et la rupture soudaine, violente du foyer
eurent pour conséquences
l'identification de l'enfant avec sa mère, à la fois comme source de sécurité et
comme déni de la menace de castration paternelle;
son identification féminine avec la mère comme moyen de maintenir la pos-
session interne du père (pénis);
c) la régression vers les aspects à caractère d'objet partiel des deux parents (le
père comme pénis, la mère comme vagin-prépuce) et la tentative pour composer un
couple parental en amalgamant ces deux objets partiels en un unique prépuce-pénis;
OBJETS DU FÉTICHISME

la connivence avec l'émotivité passionnée de la mère, la surexcitation issue


de celle-ci entraînant une sexualisation excessive de ces états de rêverie fétichiste.
Les états d'angoisse vécus par ce patient dans son enfance étaient diffus et aigus,
constamment à la limite de la panique et cependant sans grand contenu psychique. Il
ne pouvait que trop facilement se sentir dépersonnalisé et accablé de terreur; à cela,
il réagissait soit par la dépression apathique, soit par un passage à l'acte, soit par l'hypo-
condrie. Il sentait une menace de désintégration et d'annihilation constamment sus-
pendue sur lui intérieurement. C'était cet état d'angoisse qui avait exagéré l'angoisse
de castration. Chez le fétichiste, comme l'c nt souligné Greenacre (1933), Payne (1939)
et Gillespie(i9$2),ce sont les états d'angoisse les plus archaïques qui surchargent l'an-
goisse de castration à la phase phallique. Le moi du patient avait réagi à cela en se dis-
sociant. Ces dissociations du moi étaient maintenues par le déni, l'idéalisation omni-
potente de la mère, l'utilisation régressive des mécanismes d'incorporation et leur
sexualisation, enfin par la suppression totale du comportement sadique-agressif.
Sylvia Payne (1939) a distingué l'importance spécifique, chez le fétichiste, du
sadisme et de l'échec de son intégration dans la sexualité et les processus du moi. Elle
a établi que le but sexuel était, chez lui, de tuer l'objet d'amour. J'ai montré précédem-
ment comment, dans la pratique fétichiste, l'éjaculation du partenaire et la détumes-
cence subséquente étaient inconsciemment ressenties par le patient comme « meurtre
sexuel » du pénis. La prise de conscience de ce désir de meurtre menait alors à des
tentatives pour le détruire par des soins et des attentions tendres. En cela, le moi du
fétichiste ressemble beaucoup à celui de l'obsessionnel il oscille continuellement
entre un désir archaïque de fusion sexuelle et une attaque meurtrière de l'objet. Les
deux processus intensifient les besoins d'auto-protection du moi. C'est cela qui mène
à l'exploitation des attitudes phobiques et à l'étouffement de l'affectivité chez le fétichiste.
La relation du fétichiste à son objet est plus un intérêt du moi sexualisé qu'un inves-
tissement et un amour instinctuels. Gillespie (1939) a fait remarquer avec pertinence
que chez le fétichiste « le thème de la satisfaction est dépendant de la frustration, ou
plutôt d'une sorte de frustration partielle )', et que l'un des garde-fous dont il a besoin
est « seulement d'être frustré ». Chez mon patient, il n'y eut jamais la moindre expé-
rience de satisfaction sexuelle complète. La satisfaction signifiait disparition et annihi-
lation sadique de l'objet en état d'excitation. La sexualité n'était exploitée que pour
l'érotisation des défenses et des relations d'objet partielles archaïques effrayantes. Ce
qu'Anna Freud (1952) a décrit, chez le pervers, comme négativisme et crainte d'une
soumission émotionnelle est un aspect supplémentaire de cette menace d'annihilation.
Chez ce patient, la séparation d'avec le père et l'implication dans l'émotivité mater-
nelle ont saboté les efforts et le développement phalliques et, tout au long de son enfance
et de son adolescence, ont mené à des fixations sur des rêveries fétichistes et à la dis-
persion de son identité à la fois comme homme et comme personne.
LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

J'ai examiné le matériel provenant de l'analyse et de l'histoire clinique d'un patient


homosexuel qui avait souffert d'une distorsion du moi très aiguë à la suite d'une impli-
cation pathogène dans l'humeur et la personnalité de sa mère à partir de l'âge de trois ans.
Les questions que je souhaite soulever sont les suivantes
a) pourquoi le patient n'a-t-il pas développé, dans son enfance, une psychose
grave?
qu'est-ce qui lui a permis de créer, si tôt, un état de rêverie intérieure féti-
chiste qui le protégeait contre la soumission totale aux intrusions pathologiques de sa
mère dans sa personnalité?
Il me paraît plausible de répondre que l'aptitude du moi à se dissocier et à créer
une rêverie fétichiste l'a protégé d'un engloutissement total dans la pathologie mater-
nelle. L'érotisation venue de la mère a elle aussi favorisé la stabilisation du fétiche. Les
rêveries fétichistes ont protégé le moi contre un effondrement psychotique. Ce qui a
poussé le patient vers le traitement, c'était la connaissance inconsciente de la menace
que représentait pour son moi la mise en acte des fantasmes fétichistes. Quant à la
question de ce qui permet à un enfant de créer un fétiche, il n'est pas facile d'y répondre.
Chez mon patient il y a eu, à coup sûr, pour commencer, une bonne relation nourricière
avec la mère (sein) et avec une nourrice stable et saine. C'est vers le début de la phase
phallique que les traumatismes surviennent, interrompant les relations œdipiennes
(négatives et positives) naissantes qui laissent la place à une relation régressive, préœdi-
pienne, de connivence avec la mère. Les processus de maturation et de croissance per-
mirent néanmoins au moi de mener un combat défensif d'auto-protection au moyen
de la dissociation et de la régression. J'ai essayé de montrer de quelle façon l'objet
fétichiste et le prépuce-fétiche comportaient à la fois le premier « soi )' infantile et
l'objet primaire (la mère). Le fétiche est construit comme un collage il contient des
affects complexes et archaïques, des processus psychiques et des relations d'objets
partiels internes, et s'arrange pour les maintenir dans un état de non-intégration.
Je suis enclin à dire que nous voyons dans l'aptitude à créer un fétiche la force inhé-
rente au moi du nourrisson-enfant et sa capacité à se sauver lui-même d'un effondrement
et d'une désintégration totale. L'aptitude à créer un fétiche présuppose que, du point
de vue maturationnel, le moi a accès à ses fonctions synthétiques. Les mécanismes
fondamentaux impliqués sont les suivants le clivage, le déni, l'isolation, l'idéalisation,
la somatisation, l'objectivation et la sexualisation. Les affects d'angoisse primaire ont
trait à la crainte de se soumettre à l'excitation et à l'objet excitant, au sadisme et à la
menace de dissolution du corps, d'annihilation et d'abandon. Le fétiche est un phéno-
mène à la fois phobique et contre-phobique. Cette dualité des phénomènes fétichistes
les relie étroitement aux états obsessionnels. Par l'intermédiaire du fétiche, le moi tente
OBJETS DU FÉTICHISME

de trouver une issue hors de la négativité et du retrait paranoïde et, par le processus
de sexualisation, il essaie de lier les impulsions agressives, sadiques, et de rage incon-
trôlable. Le fétiche permet le fonctionnement du moi et les relations d'objet dont l'op-
posé extrême est le retrait autistique.
Chez ce patient, l'interaction entre deux types distincts de processus psychiques est
remarquable l'un relève des fonctions du moi, l'autre de l'excitation sexuelle. Le fonc-
tionnement du moi avait été paralysé par une attitude gravement apathique et pho-
bique tout au long de l'enfance, de l'adolescence et de la jeunesse du patient. Pendant
cette période, il avait maintenu une émotivité et un état d'excitation hautement organisés
dans lesquels des fantasmes masturbatoires relatifs au prépuce constituaient le facteur
intégrateur dominant. L'histoire de ce cas montre qu'étant enfant, le patient avait atteint
une phase phallique élémentaire dans son développement psycho-sexuel. Ces excitations
phalliques-génitales intenses avaient été à la fois cautionnées et encouragées par l'envi-
ronnement chargé de prendre soin de lui et par ses relations d'objet de l'époque. L'effon-
drement de l'environnement parental avait entraîné une régression chaotique vers des
modalités pré-génitales de fantasmes d'incorporation orale-anale, mais l'image du pénis
s'était maintenue tout au long de ces vicissitudes, bien que dans un état précaire de
dissociation pathologique. A partir de ce moment, le trait le plus frappant de la réalité
interne de ce patient fut l'excitation intense et informe que cette imago du prépuce
pouvait mobiliser en lui. J'ai également suggéré que ces états d'excitation sexuelle
phallique fonctionnaient comme une défense maniaque (Winnicott, 1935), et étaient
exploités comme une défense contre la reconnaissance des bouleversements traumati-
sants de son enfance, et la menace de désintégration du moi, de désespoir et de dissolu-
tion de la personnalité qui s'ensuivait. Il avait ultérieurement trouvé une issue vers la
réalité et les relations d'objet par la mise en action de cet amalgame phallico-prégénital,
encapsulé en lui, d'excitation interne et de frénésie sexuelle. Cela lui avait permis à la
fois de réaliser une maîtrise-du-moi pathologique sur ses impulsions et sur l'objet, et
de contraindre son moi à sortir de son attitude phobique-paranoïde de méfiance apa-
thique. Mais, si cette mise en acte avait joué le rôle d'une opération de sauvetage, elle
l'avait également menacé d'une perte totale de son « soi » par soumission aux impulsions
sexuelles et à l'objet. Il était venu en analyse à cause de son état amorphe de manque
d'identité et de but dans la vie. J'avance ici l'hypothèse que ce type de situation
d'angoisse interne constitue la difficulté fondamentale du fétichiste. Le fétichisme est un
état de manie contrôlée de façon omnipotente mais précaire. C'est pourquoi il est à la
fois intensément agréable et effroyablement vulnérable. Ce que le patient avait attendu
de son traitement, c'était l'assimilation de cette excitation et de cette affectivité féti-
chiste sexuelle et maniaque à une aptitude du moi qui pût être reliée au « soi », à l'objet
et à l'environnement.
Dès le début, Freud avait souligné le rôle crucial de l'angoisse de castration dans
la genèse du fétichisme. Depuis lors les recherches, en particulier celles de Glover,
LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

Payne, Gillespie et Greenacre, ont mis l'accent sur le rôle des situations d'angoisse rela-
tions d'objets et vicissitudes du développement du moi corporels précoces et intériorisées,
qui caractérisent l'intensité particulière de l'angoisse de castration chez le fétichiste. Dans
le matériel que j'ai rapporté, tous ces facteurs sont présents de façon très vivace. L'histoire
du cas montre comment ces précoces états d'angoisse et expériences d'excitation renforcent
la menace de castration chez le fétichiste. En outre, il est possible de démontrer d'où
l'apparente qualité adulte des exploits et du comportement sexuels du fétichiste tire
son origine. C'est l'excitation phallique génitale qui constitue le facteur dynamique
(cf. Katan, 1964). Au moment des traumatismes de l'enfance, aussi bien le moi que le
développement psychosexuel ont atteint le statut phallique, bien que n'étant pas encore
stabilisés. Le processus régressif apporte avec lui un afflux d'impulsions prégénitales
et de fonctionnement psychique archaïque. Ce processus régressif est renforcé par le
comportement maternel qui s'en fait complice, subtilement, de bien des façons (cf. Gree-
nacre, i960). D'où le caractère bizarre, plein d'espoir et absurde de tous les phénomènes
fétichistes. Néanmoins, le facteur mutatif, chez le fétichiste, demeure l'intensité de
l'excitation affective phallique et l'intrusion régressive des relations d'objet partielles
prégénitales. Le contrôle omnipotent de l'objet pour décharger cette excitation phal-
lique maniaque est un des traits les plus caractéristiques de la personnalité fétichiste.
Par là, les relations d'objet partielles archaïques sont tenues sous contrôle, ce qui ne
diminue en aucune façon la menace pesant sur la stabilité du moi. Au contraire, celle-ci
se trouve accentuée. Ce sont les moyens eux-mêmes, par lesquels le fétichiste est forcé,
par ses angoisses et impulsions internes, à chercher la réassurance à travers la connivence
avec les objets et la réalité externes, qui exposent le moi à des situations de danger
graves et persistantes. D'où l'intensité de la menace de castration (annihilation) et
d'effondrement du moi chez le fétichiste. Le moi n'a jamais la maîtrise complète des
crises internes ou des objets externes. L'exploitation par le moi de mécanismes primitifs,
tels que le clivage, la projection, l'incorporation et l'idéalisation aux fins de créer l'illu-
sion d'un contrôle omnipotent, interfère avec son fonctionnement normal. Le fétichiste
atteint son sentiment de sécurité, d'estime de soi et de bien-être, entièrement par une
manipulation de l'excitabilité agitée de l'imago du pénis et par les impulsions et relations
d'objet prégénitales et archaïques qui y sont liées. Cette exploitation augmente, pour
le moi, la menace d'hyperstimulation et l'affronte avec la difficulté soit d'un épuisement
et d'une annihilation totale, soit d'une soumission masochique à l'objet. L'échec de la
neutralisation des impulsions sadiques, et leur fusion avec les tendances libidinales,
sans modification du dessein criminel, exagère encore la menace vis-à-vis de l'objet
et la menace de représailles pour le « soi » (Payne, 1939).
C'est dans cette constellation intrapsychique d'impulsions sexuelles prégénitales,
de relations d'objet et d'affectivité primitives, que nous pouvons déchiffrer pleinement
la nécessité de l'imago maternelle comme objet phallique pour le fétichiste. Freud
(1927) a déclaré explicitement que le contenu psychique des pratiques fétichistes était la
OBJETS DU FÉTICHISME

fixation sur l'imago de la mère phallique « le fétiche est le substitut du phallus de la


femme (la mère) auquel a cru le petit enfant et auquel, nous savons pourquoi, il ne veut
pas renoncer ». Le matériel de ce cas suggère que l'imago de la mère phallique à laquelle
le fétichiste est fixé est composée de sensations provenant du phallus-propre dans ses
états d'excitation et de l'objet maternel vers lequel ces excitations sont dirigées. Sont
également impliqués les désirs passifs à l'égard du pénis paternel. Par un tour de force1
du fonctionnement psychique, le fétichiste crée, dans son enfance, une imago unitaire
à partir d'expériences et de caractères qui appartiennent à deux personnes différentes
le « soi » et l'objet. J'ai montré comment, chez mon patient, le prépuce-fétiche possédait
des attributs à la fois du « soi », de la mère et du père. Une fois qu'ils ont fusionné, ces
traits sont dissociés de l'épreuve de réalité vis-à-vis de l'objet externe. C'est à cette
phase que le déni joue un rôle si important dans la psychodynamique du fétichisme.
C'est là ce qui relie spécifiquement les phénomènes fétichistes au fonctionnement psy-
chique du type de l'objet transitionnel (cf. Winnicott, 1953). La régression instinctuelle
est renforcée par la régression du moi vers des formes de fonctionnement psychique
plus archaïques et plus magiques. Le fétiche est créé à partir des sensations relatives
au moi corporel et aux perceptions d'objets. La menace provenant de l'angoisse d'annihi-
lation (castration) pour le moi-corps est écartée en projetant l'imago du pénis sur la
mère qui est alors incorporée comme un objet phallique omnipotent. Il en résulte un
avantage supplémentaire non seulement fimago du pénis menacée s'en trouve saine
et sauve, mais encore le lien de sécurité archaïque avec la mère est rétabli. De façon
similaire, le pénis du père est intériorisé comme un « objet-nourriture » magique. Le
maintien de cette affectivité et de ce fonctionnement psychique complexes entraîne
une restriction considérable de la croissance et du développement du moi. C'est pour-
quoi le fétichiste est quelqu'un d'abusé par la certitude qu'il a accès à un objet magique,
objet qu'il possède et contrôle de façon omnipotente.
La fixation à l'objet magique interne interfère avec la neutralisation des impulsions
agressives et sexuelles chez le fétichiste. La pathologie du moi spécifique du fétichiste
est ainsi reliée à l'échec de l'établissement de l' « autonomie secondaire ». Hartmann
(1964) a défini ce concept de la façon suivante

« .une grande part, mais non la totalité, des activités du moi peuvent être génétique-
ment rapportées à des déterminants relevant du ça ou à des conflits entre le moi et le ça. Néan-
moins au cours du développement, ils acquièrent normalement un certain degré d'autonomie
par rapport à ces facteurs génétiques. Les réalisations du moi peuvent, dans certaines cir-
constances, être réversibles, mais il est important de savoir que dans les conditions normales
un grand nombre d'entre elles ne le sont pas. Le degré auquel ses activités sont devenues fonc-
tionnellement indépendantes de leurs origines est essentiel pour le fonctionnement non per-
turbé du moi; il en est de même du degré auquel elles sont protégées vis-à-vis de la régression

i. En français dans le texte (N. d. T.).


LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

et de l'instinctualisation. Nous appelons les degrés de cette indépendance du moi, degrés d'au-
tonomie secondaire » (Hartmann, 1964, p. xi).

Dans le langage d'Hartmann, nous pourrions admettre comme postulat que le


fétichisme est un substitut pathologique à l' « autonomie secondaire ». C'est ce type
spécifique de pathologie du moi qui justifie la complexité et les caractères étranges des
phénomènes fétichistes.

II

Le patient revint après une absence de plusieurs années en demandant à reprendre


son traitement. Je donnerai ici le récit clinique de ce traitement, tel qu'il s'est développé.
Le patient était resté en contact avec moi pendant les quatre premières années en m'écri-
vant de temps à autre pour me donner de ses nouvelles. Il y avait eu chez lui une absence
totale de pratiques sexuelles fétichistes et une diminution notable des rêveries fétichistes.
Il s'était mis à travailler sérieusement dans un nouveau domaine de recherche et attei-
gnait une phase où il allait pouvoir commencer à publier son travail. Puis, pendant deux
ans, je n'entendis plus parler de lui. Un jour, il m'appela, me dit qu'il était en ville et
qu'il aimerait me voir. L'homme que j'avais maintenant devant moi m'impressionna
par une qualité totalement différente de sa présence corporelle. Bien sûr, il avait vingt
ans de plus que la personne dont j'avais autrefois fait connaissance, mais ce n'était pas
son âge qui frappait c'était, en lui, une certaine quiétude, quelque chose d'éteint, de
consumé. Il s'assit et me raconta ce qui lui était arrivé au cours des deux dernières années.
Une nuit, deux ans auparavant, il était sorti se promener; c'était une nuit étouf-
fante. Il remarqua qu'un jeune garçon rôdait autour de lui, cherchant de toute évidence
à se faire ramasser. Le patient lui parla, le ramena dans son appartement et pratiqua
sur lui la fellatio. L'expérience avait été dépourvue, pour lui, d'excitation réelle. Après
quoi, il donna au jeune homme une petite somme d'argent et le renvoya. Environ deux
heures plus tard, on frappa à sa porte c'était la police. Le patient fut absolument
paniqué, et commit immédiatement une première erreur il demanda à voir un homme
de loi avant de faire aucune déclaration. A l'instant même où il agit ainsi, il comprit
qu'il avait du même coup admis sa culpabilité. Je peux mentionner ici ce que je n'avais
pas indiqué dans la version anglaise de cet article, à savoir que ce patient était juriste
de formation, sans avoir pour autant jamais pratiqué le droit. Le garçon l'avait accusé,
auprès de la police, de l'avoir séduit et de s'être livré sur lui à des actes obscènes. La
police, en fait, était venue le trouver pour vérifier si le jeune homme n'avait pas menti.
Elle n'avait pas, au départ, l'intention de l'accuser. Le patient prit donc un avocat et
c'est alors qu'il commit sa seconde erreur.
L'avocat lui conseilla de fonder sa défense sur un point juridique; or, à mesure que le
OBJETS DU FÉTICHISME

procès se déroulait, le patient devint de plus en plus certain qu'il n'avait aucune chance
d'être acquitté parce que sa défense avait porté sur le mauvais chef d'accusation. Mais
il n'intervint absolument pas. Il fut condamné à deux ans de prison dans son pays, qui
n'était pas l'Angleterre. Il accepta ce verdict avec une tranquillité et une résignation
singulières. En fait, il était tout à fait clair pour moi, à mesure qu'il me racontait son
histoire et que je l'écoutais, que c'était là ce qu'il avait ardemment espéré. A ce point
du récit, il s'interrompit et me rappela que, très tôt dans son traitement, il y avait dix
ans environ, je lui avais un jour fait remarquer qu'il était à la recherche d'un abri où il
put être tout à fait en sûreté et protégé, d'une part, contre la compulsion à agir ses
rêveries fétichistes, d'autre part, contre l'insaisissable état d'angoisse et d'agitation qu'il
éprouvait. Il fut envoyé dans une prison où la plupart des autres prisonniers étaient de
véritables criminels. On lui donna, sur sa demande, une cellule pour lui seul où il passa
quinze mois; après quoi, on lui permit de sortir, pour motif de bonne conduite. D'après
ses propres dires, il venait de passer là la période la plus paisible de toute sa vie. Il
eut aussi l'autorisation de continuer son travail de recherche et il y avait là, selon lui,
quelque chose d'étrangement ironique ce fut pendant son séjour en prison que son
travail commença à être publié et à connaître une audience internationale.
A sa sortie de prison, qui eut lieu environ cinq mois avant qu'il revint me trouver,
il avait pris ses dispositions pour venir en Angleterre dans le but de poursuivre son
analyse. Tandis que je l'écoutais, le patient pouvait voir que j'étais profondément
touché par les nouvelles qu'il m'apportait. Il avait beaucoup souffert mais, selon lui, cela
l'avait réellement aidé à devenir une personne pour la première fois, il pouvait se suppor-
ter lui-même comme être humain et ne pas chercher continuellement quelqu'un d'autre
à travers qui s'éprouver lui-même.
Tels furent les événements avant la reprise du traitement. Il ne désirait venir qu'une
fois par semaine, son intention étant uniquement d'assimiler tout ce qui était arrivé, et
j'en fus d'accord. Il vivait maintenant dans une pension de famille et y poursuivait ses
recherches. A l'observer pendant les trois premiers mois de son nouveau traitement, ce
qui me frappa, ce fut l'extrême absence, dans sa vie, de toute relation d'objet ou de
contact humain. On eût dit que cet homme très ardent avait perdu tout son feu.
Exactement comme il avait été, autrefois, obsédé par son fétichisme du prépuce, il était
maintenant entièrement absorbé et préoccupé par sa recherche. J'étais stupéfait de voir
quel degré d'isolement et de dépossession un être humain peut tolérer. Il n'était nulle-
ment déprimé, apathique, ni malade; il était simplement un être isolé dans la société,
comme étranger à elle.
Il désirait comprendre trois points importants
a) Comment se faisait-il que lui, qui avait une si vaste expérience pour séduire
les garçons, s'y soit pris si mal que le jeune homme soit allé le dénoncer à la police?
b) Pourquoi y avait-il eu chez lui, malgré toutes ses connaissances en droit, cette
compulsion à s'efforcer d'être condamné?
LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

c) Comment cette période d'emprisonnement et son isolement solitaire avaient-


ils fait de lui une personne capable de s'accepter elle-même comme une entité humaine?
Lorsque nous examinâmes plus en détail l'épisode avec le jeune garçon, nous vîmes
que ce qui le différenciait de toutes les expériences antérieures c'était son propre manque
d'intérêt pour toute l'affaire. Il avait répondu aux sollicitations du garçon en quelque
sorte, par réflexe conditionné. Si celui-ci l'avait dénoncé à la police, c'était parce que
le patient l'avait insulté après la fellatio, il lui avait dit en effet « Ton sperme avait
un goût de rance. » Au procès, ces propos avaient été retenus contre lui. Lorsque je
lui demandai de m'en dire plus sur ce qui avait motivé une telle remarque, il me répondit
que maintenant qu'il y pensait rétrospectivement, ce qu'il avait vraiment voulu dire
était combien tout le rituel de cette séduction était absurde, dépourvu de sens. Mais il
sentait que cela ne voudrait rien dire pour le jeune homme, c'est pourquoi il avait fait
cette remarque idiote. A ce moment, je commençai à lui demander pourquoi il ne
m'avait pas fait savoir qu'il était en difficulté. Il répondit qu'il y avait pensé souvent,
mais que deux raisons l'en avaient empêché. Premièrement, il ne voulait pas me peiner
ni m'inquiéter, car il était absolument sûr d'être condamné. Deuxièmement, il soup-
çonnait vaguement que je pourrais trouver moyen d'intervenir ou de conseiller son
avocat dans le sens d'une défense médicale qui aurait permis un acquittement. En
fait, il ne mentionna jamais, ni à son avocat ni au cours de ses contre-interrogatoires,
qu'il eût subi quelque traitement psychiatrique ou analytique que ce soit. En réalité,
il ne se défendit absolument pas.
Bien entendu, à partir de là nous nous mîmes à explorer le besoin qu'il avait d'un
asile. L'emprisonnement avait eu, dans sa vie, des précédents. Étant jeune homme,
après avoir terminé ses études universitaires,au moment où chacun pensait qu'il avait
une brillante carrière devant lui, car il était, académiquement parlant, un étudiant
très doué et qui réussissait très bien, il avait tout lâché et était parti travailler, anonyme-
ment et loin de son foyer, comme ouvrier dans des mines. Cet épisode avait été inter-
rompu par la mobilisation et la guerre; il avait alors subi deux années de dures épreuves
dans un camp japonais de prisonniers, camp dont il avait été l'un des rares survivants.
On peut voir dans ces deux expériences les signes précurseurs de son emprisonnement.
C'est à sa sortie du camp de prisonniers, au moment où sa vie reprenait après la guerre
et où il commençait le traitement avec son premier analyste, que ses pratiques sexuelles
avaient débuté, comme je l'ai dit dans la première partie de cet article. Ce qui est impor-
tant pour nous maintenant, ce n'est pas le début de ses pratiques sexuelles, mais sa
vie d'ouvrier mineur et ses deux années de prisonnier de guerre. Il avait vécu ce temps
dans ce qu'il décrivait comme un état opaque d'inertie mentale. Il faisait très docilement
tout ce qui lui était ordonné puis s'immobilisait. Selon ses propres termes, cela ressem-
blait beaucoup à un état catatonique, état dans lequel il n'avait aucun fantasme dont il
pût se souvenir. C'est d'ailleurs cette aptitude particulière à ne pas enregistrer ce
qui se passait dans son environnement qui lui avait sauvé la vie pendant ses années
OBJETS DU FÉTICHISME

de prisonnier de guerre. Les Japonais étaient très cruels, sadiques, et toutes les excuses
leur étaient bonnes pour infliger aux prisonniers des châtiments physiques. Les acci-
dents avaient été extrêmement nombreux dans ce camp, mais il avait tout traversé
sans qu'un soldat se livre sur lui à la moindre voie de fait et, selon ce qu'il me rap-
porta, il fut le seul prisonnier qui échappa aux blessures ou aux châtiments corporels.
Mais tout cela lui avait tout de même fait peur, et c'est pourquoi il avait commencé
sa première analyse. Il s'était senti menacé de perdre tout contact avec la réalité sans
trouver aucune relation avec lui-même. Suivant sa logique et son récit, ce qu'il y avait
de très différent, dans son récent emprisonnement, c'était que sa relation avec moi
était restée très vivante en lui. Je lui demandai alors ce que les cinq ans de relations
avec moi avaient signifié pour lui, car en fait j'avais toujours été très frappé par une
certaine qualité de réserve, de réticence et de distance qui caractérisait son transfert
j'avais toujours respecté cette attitude et n'avais jamais interféré avec elle en l'inter-
prétant comme résistance ou comme défense. Il me dit que j'étais la première personne
qu'il ait rencontrée qui se souciât effectivement de lui et fût totalement non intrusive,
ajoutant un commentaire des plus clairvoyants sur ce qu'il appela la seule faiblesse
inévitable de la relation analytique il ne s'était senti en sûreté que cinquante minutes
par jour, cinq fois par semaine, mais il était toujours exposé à cette extraordinaire
panique en lui, panique que je lui avais souvent interprétée mais dont à cette époque
il n'avait aucune connaissance sans sa propre expérience, car ce qu'il éprouvait, c'était
la frénésie des rêveries et des pratiques fétichistes. Dans sa cellule de prison, il bénéfi-
ciait d'un environnement protecteur, réglé, sûr. Pour lui, cela avait été en effet une
expérience très curative; pour la première fois, il était vivant dans sa psyché et dans
son « soi », sans être torturé par cette angoisse insaisissable ou traqué par ses fantasmes
fétichistes. Le temps était aussi devenu quelque chose de tangible et de réel.
A partir de là, il en vient à parler de sa mère. Elle était très malade quand il arriva
en Angleterre et aussi très vieille, mais il ne lui avait pas dit qu'il était revenu; sa famille
le croyait toujours à l'étranger. Ce dont il se souvenait maintenant comme étant le plus
important dans sa relation avec sa mère, c'était ce qu'il décrivait comme une terreur
frénétique qu'elle avait de la vie. Tout au long de l'enfance de son fils, en dépit du fait
que ses deux maris aient été bien nantis et lui aient assuré une bonne situation, elle
avait vécu dans la crainte forcenée du dénuement et de la pauvreté. Elle avait imprimé
en lui toutes ses humeurs fébriles, angoissées et, quant à lui, son seul procédé d'auto-
protection avait été de dissocier son propre « vrai soi ». Plus tard, il ne put retrouver
contact avec ce soi qu'à travers ses états inaffectifs, indifférents, opaques. Nous pouvions
voir que les rêveries et pratiques fétichistes constituaient ses efforts pour rejoindre la
vie et se construire quelque expérience, parce que la poussée régressive à se retirer
complètement dans cet état extrêmement privé équivalait à une annihilation du moi.
Dans ce contexte, on pouvait désormais considérer la totalité de son expérience fétichiste
comme une défense maniaque hautement organisée. J'utilise le concept de défense
LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

maniaque tel que Winnicott en a avancé l'hypothèse (1935). Ce concept a, chez Winnicott,
trois composantes fondamentales. Selon ses propres termes « Cela fait partie de sa
propre défense maniaque que d'être incapable de donner une pleine signification à la
réalité interne. » Winnicott soutient en outre que « les fantasmes omnipotents ne sont
pas tant la réalité interne elle-même qu'une défense contre son acceptation ». Il ajoute
« Dans la défense maniaque, on utilise une relation avec l'objet externe pour tenter
de diminuer la tension de la réalité interne [.] car faire du bien ne devient quelque
chose de réel que si l'on a reconnu la destruction. » Winnicott résume les traits domi-
nants de la défense maniaque de la façon suivante
« Déni de la réalité interne.
« Fuite de la réalité interne vers la réalité externe.
« Maintien des personnes qui peuplent la réalité interne en état d'animation
suspendue
« Déni des sensations de dépression, comme la lourdeur, la tristesse, par des
sensations spécifiquement opposées légèreté, bonne humeur, etc.
« Emploi de presque n'importe quel élément opposé pour se réassurer contre
la mort, le chaos, le mystère, etc., ces idées appartenant au contenu fantasmatique de
la position dépressive. »
Je pouvais désormais utiliser ce concept de Winnicott de façon extensive pour
aider ce patient à comprendre que, dans son cas, il n'y avait pas de réalité interne, parce
que les empiétements intensifs de sa mère avaient rendu impossible pour lui la cons-
truction d'un monde intérieur qui lui fût propre. Tout ce qu'il possédait en guise
de « soi » personnel était un état où il se sentait vague dans son esprit et son soma.
Pour lui, choisir cette voie constituait une menace maximale contre sa propre existence,
et c'est là que résidait le véritable paradoxe de sa personnalité. Avant qu'il soit venu
en traitement avec moi, au cours de sa première analyse, il s'était fourni sa propre
auto-guérison au moyen des pratiques fétichistes. J'avais réussi à le sevrer de cette
pratique d'auto-guérison et à le rendre capable de soutenir une sorte de démarche
personnelle, mais il continuait à se sentir extrêmement menacé par la présence même
de l'environnement humain autour de lui.
Dans sa cellule de prison, avec ce qu'elle garantissait de routine de vie et de loisir
personnel, il put s'appuyer sur sa relation intériorisée avec moi, qui ne lui imposait
ni stimulation ni demande d'aucune sorte, pour construire sa propre auto-expérience
comme personne. Son but, en revenant à l'analyse, était d'assimiler plus pleine-
ment, dans la relation interpersonnelle, toute la portée et l'importance de ces expé-
riences.
Alors qu'il était engagé dans ce travail, le patient reçut la nouvelle de la mort de
sa mère. Au moment où cette nouvelle lui parvint, elle était morte et enterrée depuis
quinze jours. Il avait eu, depuis son arrivée, la crainte latente que sa famille ne décou-
vrît qu'il était en Angleterre et qu'il fût obligé d'assister aux obsèques. Il savait que
OBJETS DU FÉTICHISME

sa mère était gravement malade. La nuit qui suivit la nouvelle de sa mort, il fit le rêve
suivant

Je voyage avec ma mère sur un cargo qui se rend dans un pays étranger. Soudain ma
mère se sent très malade. Le bateau s'arrête dans un port désert. Je porte ma mère dans mes
bras jusqu'au rivage et l'allonge sur le sol. J'enlève mon manteau et le pose sous sa tête. Lorsque
je la regarde, je comprends qu'elle est morte. Je la recouvre avec mon imperméable. Il s'était
mis à pleuvoir très fort.

Sa voix tremblait d'émotion tandis qu'il me racontait ce rêve, phénomène que je


n'avais jamais vu se produire chez lui auparavant. Mais il se reprit rapidement et fit
remarquer « Vous diriez que cette pluie est mes larmes. » Et c'est ce qu'elle était en
effet. J'aurais aimé pouvoir lui citer Paul Ricœur (1965)

« D'une troisième façon la Symbolique du Mal fait appel à une science de l'interprétation,
à une herméneutique les symboles du mal, tant au niveau sémantique qu'au niveau mythique,
sont toujours l'envers d'un symbolisme plus vaste, d'un symbolisme du Salut. Cela est déjà
vrai au niveau sémantique à l'impur correspond le pur, à l'errance du péché le pardon dans
son symbole du retour, au poids du péché la délivrance et, plus généralement, à la symbolique
de l'esclavage celle de la libération; plus clairement encore, au plan des mythes, les images
de la fin donnent leur sens véritable aux images du commencement. »

Mais c'était bien inutile. Il poursuivit l'explication par lui-même. Il avait le sen-
timent que le rêve resumait toute sa relation avec sa mère. Elle avait engendré chez lui
l'illusion que lui et elle étaient une unité, et que le reste du monde constituait une entité
séparée, hostile. C'est pourquoi dans le cargo il n'y a ni capitaine ni équipage, ajoutai-je.
Il acquiesça cela lui avait échappé. Mais la tendresse de sa conduite avec sa mère
l'avait profondément impressionné, car il avait réagi à sa proximité physique réelle
avec un dégoût nauséeux depuis sa puberté. Il insista sur le fait qu'en se réveillant de
ce rêve il était clairement et lucidement conscient de ce que sa mère était réellement
morte maintenant, et il me rappela qu'au cours de sa « première analyse » (comme il
l'appelle) je lui avais fait remarquer un jour qu'il ne se sentirait pas vraiment libre de
vivre sa propre vie avant que sa mère soit morte. Quant à moi, je n'avais aucun
souvenir de cette remarque.
Il avait dû attendre trois jours, après ce rêve, jusqu'à sa prochaine séance, et il
me raconta qu'il vécut ces trois jours exactement dans le même état que dans le camp
de prisonniers japonais c'est-à-dire dans un état d'existence opaque, indifférente,
non somatique. Mais cela ne l'avait pas paniqué; il avait, au contraire, observé la chose
avec une certaine curiosité. Il avait été incapable de travailler et même de sortir prendre
un repas. Il était resté immobile dans sa chambre, mangeant des restes. C'était une
existence totalement placide et paisible, où rien n'arrivait. Et il faisait maintenant lui-
même l'hypothèse que cet état était cela même qu'il fuyait depuis sa plus tendre enfance.
LE FÉTICHISME COMME NÉGATION DU SOI

II pensait que tous ses souvenirs d'enfance, tous ses fantasmes et ses activités fétichistes
étaient des tentatives pour échapper à cet état. Il me demanda ce que j'en pensais.
Avant que j'aie pu répondre, il ajouta en guise de commentaire « c'était aussi près d'un
état catatonique qu'on peut l'imaginer ». Je lui fis remarquer que ce qu'il décrivait
était plus un état autistique qu'un état catatonique, que ce qui m'avait impressionné
dans son rêve était qu'il y fut représenté par des gestes et des actions il s'y trouvait
peu d'affect ou de relation. Même son chagrin avait été pleuré pour lui par les nuages.
Je lui indiquai que nous avions atteint la fin de la séance, que je penserais à tout ce
qu'il avait dit et raconté et lui en dirais plus la fois suivante, mais entre-temps je voulais
qu'il sache combien j'étais triste de n'avoir pas réussi à le rendre capable d'être en
relation avec sa mère de son vivant, car elle était manifestement la seule personne
qu'il eût aimée de toute sa vie.
Dans les semaines qui suivirent, le patient explora avec plus de sensibilité la phéno-
ménologie de son état d'existence opaque, indifférente, non somatique. En revoyant à
nouveau toute sa vie, et en un sens pour la première fois, il découvrait que depuis
sa plus tendre enfance il y avait en lui une propension à sombrer vers cet état,
et que c'était là ce qui constituait son vrai soi, qu'il éprouvait comme une véritable
menace pour lui. Ma propre tentative pour donner un sens à tout cela, à son intention et
à la mienne, pourrait s'exprimer ainsi dans sa toute première relation avec sa mère et
tout au long de son enfance, il avait subi de la part de sa mère tant d'empiétements
intrusifs que sa seule ressource de vie privée et personnelle avait été d'être dans un état
de soi où aucun des mécanismes du moi ne fût à l'œuvre. Simultanément, il y avait eu
une sorte de déviation de toutes les aptitudes de son moi dans le sens d'un souci pour
sa mère, mais ce souci, s'il le disloquait de lui-même, avait eu un avantage il lui avait
donné les moyens, dans le vécu et l'action, d'élargir et de différencier ses aptitudes et
ses fonctions du moi-ça. Si bien que depuis le commencement même de sa vie, un cli-
vage profond avait fonctionné chez lui. Dans le domaine où il se sent vrai à l'égard de
lui-même, il est non existant. Toutes ses fonctions du moi, y compris les tensions du
ça, ont été dès le départ usurpées par sa mère. Ultérieurement, toute la machinerie
maniaque de ses rêveries fétichistes et, finalement, les pratiques sexuelles fétichistes,
créèrent pour lui une existence satellite dans laquelle il vivait depuis. Dans ce sens,
les expériences fétichistes avaient une fonction défensive double elles le gardaient à
l'abri d'une soumission affective à sa mère à force de souci et, également, elles l'éloi-
gnaient de cet état de soi autistique, vide, retiré, qui équivalait à la non-existence.
Le travail de cette période nous fit certainement, à l'un et à l'autre, reconsidérer
certaines des hypothèses que j'avais avancées dans la première partie de cet article,
concernant la nature, le rôle et la fonction du fétiche dans sa vie. Sans que rien dans ce
que nous venons de dire ne contredise ces hypothèses, cela souligne très fortement le
fait que dans certaines relations entre un nourrisson et sa mère, il peut se produire,
pour l'enfant, des intrusions si démesurées, mêlées à une séduction des aptitudes du
OBJETS DU FÉTICHISME

moi-ça dans le sens d'un hyperfonctionnement précoce, que le vrai soi d'une personne
peut résider alors dans un état très opaque de néant. Ce soi est ce dont la formation
perverse protège la personne du patient, et cependant le succès même de ce méca-
nisme le maintient aliéné par rapport à ce soi.
Il est encore trop tôt pour dire quoi que ce soit de la façon dont ce patient va se
personnaliser vis-à-vis de l'environnement humain. A certains signes, on perçoit qu'il
commence à ressentir le besoin de l'entourage humain comme d'une nécessité nourri-
cière pour lui aussi; mais, dans les faits, il mène actuellement une vie qui, selon les
normes ordinaires, est extrêmement dépourvue de contacts humains; avec la disparition
de la défense maniaque, une certaine ferveur et un certain dynamisme instinctuels ont
incontestablement disparu de son existence. En cela consiste peut-être le grand risque
du traitement analytique de l'auto-guérison d'un pervers. Mais, aujourd'hui, il est une
personne réelle en elle-même, créatrice dans ses entreprises intellectuelles, délivrée de
son insaisissable angoisse; il commence à mener une vie sensible et vraie, une vie qui a
pour lui un sens et, en ce qui concerne son avenir, un but et une direction.

M. MASUD R. KHAN

Traduit de l'anglais par Marie Moscovici.


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Roger Dorey

CONTRIBUTIONS PSYCHANALYTIQUES
 L'ÉTUDE DU FÉTICHISME

Revue critique

La littérature psychanalytique sur le fétichisme reflète assez bien, par sa relative


abondance, l'intérêt que les psychanalystes ont toujours porté à cette anomalie sexuelle
dont la rencontre dans le champ clinique reste cependant assez rare. Freud, le premier,
en a souligné l'importance du point de vue psychopathologique en une série d'écrits
qui font date. Schématiquement, son approche du fétichisme s'est faite en quatre temps,
chacun d'eux marquant une étape essentielle dans la compréhension de cette perver-
sion. 1905 dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité, il situe le fétichisme par
rapport à la vie sexuelle normale et s'interroge sur la nature de l'objet fétiche. 1910
ce sont les notes ajoutées aux Trois essais et Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci
qui viennent mettre l'accent sur la signification fondamentale du fétiche comme substitut
du phallus de la femme en soulignant par ailleurs le rôle joué par les pulsions partielles.
Dans son principal article intitulé Fetischismus (1927), Freud situe le fétichisme par
rapport à la castration et l'explique par un mécanisme de défense essentiel et spéci-
fique le déni (Verleugnung) La quatrième et dernière étape, on le sait, est constituée
par ce manuscrit de 1938 resté inachevé Le clivage du moi dans le processus de défense
qui, à propos du fétichisme, est une sorte de tentative d'approche de la spécificité de la
perversion par rapport à la névrose d'une part et à la psychose d'autre part.
Si nous nous permettons de rappeler, en ce rapide survol, les moments essentiels
de la pensée de Freud, c'est que nous les retrouvons comme jalons significatifs dans
l'ensemble des publications psychanalytiques concernant le fétichisme. Celles-ci
reprennent en effet les principaux thèmes abordés par Freud et tentent d'en appro-
fondir la compréhension soit en conservant la même perspective soit en se situant dans
une perspective nouvelle, souvent enrichissante. Ainsi les théories de Mélanie Klein
sur les phases précoces du développement y occupent-elles une place majeure. Il convient
d'y ajouter certains travaux français parus ces dernières années qui, dans un registre
très différent, ont ouvert de nouvelles voies dans l'étude de cette perversion 1. A ceux-ci
i. Cf. notamment Le Désir et la perversion, Le Seuil, 1967.
OBJETS DU FÉTICHISME

cependant, je ne ferai qu'une référence incidente, mon propos se limitant à une étude
critique des travaux anglo-saxons. Ces derniers, joints aux publications françaises,
constituent d'ailleurs l'essentiel de ce qui a été écrit sur le fétichisme depuis
1905.
Notre étude sera donc ordonnée autour des quatre thèmes de réflexion dégagés
plus haut, qui constituent toujours les principales voies d'approche de ce sujet.

Sur la nature de l'objet fétiche

La question de la nature de l'objet fétiche se pose essentiellement de manière


comparative. Ce sont, en effet, des expériences proches ou semblables appartenant à la
vie sexuelle normale de l'adulte ou au développement psycho-sexuel de l'enfant qui
permettront de mieux comprendre cette perversion très particulière qu'est le fétichisme.
On constatera d'ailleurs qu'il existe entre les unes et les autres des formes intermédiaires,
à la limite du pathologique, qui sont loin d'être sans intérêt.
Freud (1905) faisait du fétiche un substitut impropre de l'objet sexuel dont l'in-
vestissement est assez comparable à ce phénomène qu'on observe habituellement dans
la vie amoureuse et qu'il appelle « surestimation sexuelle ». La valeur accordée à l'objet
sexuel ne se limite pas aux organes génitaux propres à satisfaire la pulsion mais s'étend
au corps dans son entier ou bien, électivement, à telle ou telle partie de celui-ci; toutefois
cette surestimation peut concerner le domaine psychique aussi bien que tout ce qui est
associé de façon étroite à l'objet. Dans certains cas, cette surestimation et cette cristalli-
sation de l'investissement sur certains traits physiques ou même psychologiques parti-
culiers devient une véritable exigence à l'égard de l'objet qui ne peut être désiré et aimé
que s'il possède ces caractéristiques précises. Pour Freud, cette « variation sexuelle à la
limite de la pathologie » présente un intérêt considérable elle fait la transition avec le
fétichisme proprement dit, où l'objet fétiche prend un caractère de nécessité absolue
et fixe, se substitue au but sexuel normal ou, mieux encore, se sépare de la personne
pour devenir à lui seul l'objet sexuel exclusif.
Si « un certain degré de fétichisme se retrouve régulièrement dans l'amour normal»
à l'âge adulte, on trouve de même dans l'enfance des phénomènes qui ont une parenté
certaine avec le fétichisme. Il s'agit de ce que Winnicott (1953) a nommé « phénomènes
et objets transitionnels ». Ces expressions sont introduites par lui « pour désigner la
zone d'expérience qui est intermédiaire entre le pouce et l'ours en peluche, entre
l'érotisme oral et la relation objectale vraie, entre l'activité créatrice primaire et la
projection de ce qui a été introjecté, entre l'ignorance primaire de la dette et la reconnais-
sance de cette dette ». Les phénomènes transitionnels sont des schèmes de comporte-
ment personnels et stéréotypés apparaissant entre quatre et douze mois, au cours desquels
un objet déterminé peut être investi plus particulièrement par l'enfant (garçon ou fille),
cet objet lui étant indispensable dans certaines circonstances; c'est là l'objet transition-
CONTRIBUTIONS PSYCHANALYTIQUES À L'ÉTUDE DU FÉTICHISME

nel proprement dit. Winnicott considère qu'il représente la première possession


située dans la zone intermédiaire entre le subjectif et l'objectivement perçu, champ
qu'il spécifie comme étant celui de l'illusion les phénomènes transitionnels représentent
les premiers stades de l'usage de l'illusion. Pour ce qui est de sa signification, l'objet
transitionnel représente le sein maternel ou bien la mère en entier, il peut même parfois
en raison d'une certaine organisation érotique anale représenter les fèces. L'objet
transitionnel ne doit pas être confondu avec l'objet interne tel qu'il a été défini par
Mélanie Klein, ni même avec ce que l'enfant perçoit comme objet externe; c'est avant
tout une possession, la première, plus précisément même la première possession non-moi
(not me).
Wulff (1946) avait déjà porté son attention sur de tels phénomènes et sur de tels
objets, donnant d'eux une description et une interprétation très proches de celles
proposées plus tard par Winnicott. Wulff pose la question de savoir si ces phénomènes
de la première enfance, qu'il dit être « fétichistes », sont de la même nature que la per-
version de l'adulte. Il y répond par l'affirmative, précisant que ces manifestations chez
le jeune enfant sont très fréquentes mais que la structure psychologique de l'enfant
est si différente de celle de l'adulte que ce rapprochement ne permet finalement pas
d'éclairer le lien étiologique qui doit exister entre ces deux types de conduite. Aussi ce
travail ne nous fait-il guère progresser dans notre compréhension du fétichisme; il y
introduit même une certaine confusion, ainsi que le souligne Winnicott qui lui reproche
d'utiliser pour désigner des phénomènes «normaux et universels » une appellation se
rapportant à une perversion sexuelle caractérisée. Winnicott considère que cette extension
abusive du terme fétiche risque tout au plus de lui faire perdre une partie de sa valeur
sans nous renseigner davantage. Il propose de le réserver « pour décrire l'objet employé
dans le cas d'une hallucination d'un phallus maternel », l'objet transitionnel n'en étant,
lui, que l'illusion et c'est en ce sens que son étude peut apporter quelque lumière sur la
formation de l'objet fétiche. Il est donc nécessaire, en psychopathologie, que notre
démarche aille du phénomène transitionnel vers le fétichisme de l'adulte et non pas à
l'inverse en remontant d'un fait pathologique vers un élément du développement
affectif normal.
D'autres auteurs se sont attachés à l'étude des relations entre ces deux ordres
de phénomènes pour constater qu'ils sont à coup sûr liés entre eux mais sans que la
nature de ce lien soit précisée davantage (Stevenson 1954). Peabody (1953) rapporte
l'observation intéressante d'un fétichiste qui avait présenté au cours de son enfance
d'importants et durables phénomènes transitionnels. Toutefois, il n'étudie que ttès
superficiellement le passage d'une manifestation à l'autre et ne donne aucun renseigne-
ment sur le développement affectif du premier âge.
Ces différents travaux nous éclairent donc très imparfaitement sur la nature de
l'objet fétiche et sur la genèse du fétichisme. Toutefois, un certain matériel clinique,
très polymorphe en vérité, nous donnera sur ce sujet matière à réflexion. C'est ainsi
OBJETS DU FÉTICHISME

que Winnicott traitant de la toxicomanie, considère que celle-ci peut s'exprimer « en


termes de régression au stade primitif, où les phénomènes transitionnels ne sont pas
mis en question »; puis traitant du mensonge et du vol il propose d'en rendre compte
« en termes de besoin inconscient de l'individu de combler une lacune dans la continuité
de l'expérience à l'égard d'un objet transitionnel ».
Dans cette même perspective, Phyllis Greenacre (i960) a consacré une étude
intéressante à certaines conduites apparaissant comme des formes dégradées de féti-
chisme. Elle décrit ainsi des pseudotoxicomanies au cours desquelles un sujet a pris
l'habitude d'absorber pendant une période pouvant s'étendre sur plusieurs années,
un médicament pour combattre une insomnie. Lorsque le trouble a diminué ou même
disparu, le patient continue à user de cette drogue, sans en augmenter la dose (il ne
s'agit donc pas d'une véritable toxicomanie) en lui substituant même parfois un produit
moins actif qui, à la limite, peut aussi bien être de l'aspirine que des pastilles de menthe.
Ce qui importe avant tout, souligne Greenacre, ce sont l'apparence, la forme, les dimen-
sions, la couleur des pilules ou des capsules utilisées. Il s'agit plus rarement d'un médi-
cament sous forme liquide. Ces conduites sont observées tant chez des hommes que chez
des femmes, bien que celles-ci soient nettement plus fréquentes dans le matériel clinique
recueilli par l'auteur. Pour Phyllis Greenacre, de telles manifestations sont à rapprocher
du fétichisme. A partir des observations étudiées, il lui paraît en effet évident que les
pilules utilisées représentent le sein de la mère et le pénis du père. Toutefois dans cette
relation au sein, représenté par les mamelons, ceux-ci sont davantage « visés comme
une possession qui est enviée » que comme liée à l'expérience de l'allaitement propre-
ment dit. Dans l'une de ses observations, l'auteur met bien en évidence que ce qui est
envié, c'est essentiellement le sein de la mère et la mère elle-même en tant que « pos-
sédés » par la petite sœur. Le désir sous-jacent est bien plus de trancher avec les dents
le mamelon que d'être nourri par lui. Greenacre en conclut que ce sont la jalousie et
la colère qui, en maintenant le sujét éveillé, sont responsables de l'insomnie présentée
par le patient. Elle établit même un lien avec la scène primitive et pense que ces pilules
« fétichisées » servent bien plus à protéger le sujet contre une angoisse d'abandon
surgissant au moment du sommeil qu'à déclencher celui-ci grâce à leurs propriétés
pharmacologiques.
Un autre type de manifestations étudié par Greenacre est le secret et l'usage de
type fétichiste qui peut en être fait. Se référant aux travaux de Mamnum sur ce sujet,
elle considère que dans ces cas de « secret fétichisé », névrotiquement investi, le patient
cherche avant tout à atteindre un sentiment de plus grande force du moi à partir du
contenu même du secret et de la puissance résultant de la possibilité qu'il a de le refuser
aux autres.

Ces différentes manifestations, pour intéressantes qu'elles soient, surtout sous


l'angle de leur rapport au fétichisme, restent très isolées de la sexualité et ne peuvent être
considérées comme des activités perverses. Toutefois, dans le cas du secret comme dans
CONTRIBUTIONS PSYCHANALYTIQUES À L'ÉTUDE DU FÉTICHISME

celui des pseudotoxicomanies, l'analyse tend à mettre en évidence à la fois la valeur


phallique de l'objet à l'égard duquel se crée l'attachement, sa fonction défensive,
l'importance chez de tels sujets d'une fixation à la mère et au sein comme objet partiel,
la persistance d'une identification bisexuelle, l'existence enfin d'une certaine confusion
concernant la différence des sexes. Cependant, ces déterminants n'ont jamais la même
intensité ni la même gravité que celles observées dans les perversions. La position de
Phyllis Greenacre ne manque pas de nous surprendre par l'usage extensif qu'elle fait
du terme fétichiste ainsi étendu à des conduites qui, en tant que telles, n'ont rien de
sexuel. Elle semble accorder une importance toute particulière aux caractères mêmes
de l'attachement à l'objet, à son investissement massif, à son utilisation impérative.
C'est pourquoi, citant Glover, elle pense que l'on pourrait étudier de la même manière
les rituels compulsifs et les tics. Pour notre part, loin de négliger l'intérêt de tels phéno-
mènes, nous préférerions les envisager davantage sous l'angle de la dépendance propre-
ment dite, plutôt que de les mettre en rapport avec une conduite sexuelle perverse dont
la signification profonde nous paraît toute différente.

Fétichisme, angoisse de castration et prégénitalité

On connaît bien la signification donnée par Freud à l'objet fétiche. Il représente


le phallus de la femme (de la mère) auquel le jeune enfant croyait jadis et auquel le
pervers n'a pas pu renoncer devant l'intense angoisse de castration qu'engendrait sa
découverte perceptive. Le fétiche comme substitut « reste le témoin de la victoire
sur la menace de castration et la protection contre celle-ci » (1927). Freud situe donc
l'origine de cette perversion lors de la découverte de la différence des sexes, à savoir,
très précisément, au stade phallique; le fétichisme apparaît dès lors comme étant
essentiellement un problème de la génitalité. Toutefois Freud ne manque pas de souli-
gner, et cela très précocement, le rôle joué par certaines pulsions partielles, non seule-
ment les pulsions épistémophiliques et scoptophiliques mais aussi bien la pulsion
coprophilique à laquelle il fait référence dès 1910. Cette même année paraît l'intéressante
observation de Karl Abraham qui, se servant d'une communication privée que lui fit
Freud, met davantage encore l'accent sur la place tenue par l'érotique anale (notamment
la coprophilie et les plaisirs de la rétention) dans la détermination du fétichisme.
Cependant, ce n'est qu'après la publication des premiers travaux de Mélanie Klein
que l'intérêt des auteurs va se déplacer très nettement vers les phases prégénitales.
Dès 1933, Glover traitant des rapports entre la formation d'une perversion et le dévelop-
pement du sens de la réalité souligne que, pour l'abord de ce problème, l'étude du féti-
chisme est une des approches les plus profitables. Il met l'accent sur le rôle joué par
les pulsions partielles et tout particulièrement par le sadisme oral, il montre l'existence
de mécanismes de défense archaïques sur lesquelles nous reviendrons plus loin et
insiste sur l'importance des angoisses primitives qui, dans la perversion en général,
OBJETS DU FÉTICHISME

mais plus particulièrement encore dans le fétichisme, sont insuffisamment maîtrisées,


ce qui, selon lui, entraîne le trouble fondamental dans le rapport à la réalité. Ainsi
l'essentiel de la faculté d'objectivité dépendrait de l'affranchissement à l'égard des
mécanismes de projection et d'introjection, des relations stables avec la réalité ne pou-
vant être établies tant que les angoisses primitives n'ont pas été dominées.
Balint (1935) considère avec Mélanie Klein qu'à une phase précoce du dévelop-
pement, les fèces et les contenus du corps des parents (essentiellement celui de la mère)
sont le point central de l'intérêt de l'enfant dont le but sexuel le plus important est de
se les approprier. Il en déduit deux nouvelles interprétations de la signification du
fétiche
i° Celui-ci, outre son rôle de substitut du pénis féminin représente les fèces,
soit celles du patient lui-même, soit plus sûrement celles de ses parents (notamment
la mère).
2° Dans la formation du fétiche, il se fait deux déplacements parallèles, parfaite-
ment repérables dans les cas où le sujet introduit une partie de son corps dans l'objet
fétiche. Celui-ci représente alors le vagin ou la matrice c'est là un premier déplacement;
le second porte sur la partie du corps introduite qui apparaît ainsi comme un substitut
du pénis du père (à qui le coït est permis).
Les contributions de Glover et de Balint à l'étude du fétichisme, pour limitées
qu'elles soient, témoignent néanmoins d'une nouvelle orientation, dans la perspective
kleinienne, qui sera reprise et approfondie en 1939 par Sylvia Payne. Sa thèse est la
suivante un des principaux déterminants du fétichisme est de créer une défense contre
un but sexuel archaïque tuer l'objet d'amour. L'accent est mis sur le rôle tenu par les
pulsions partielles et tout particulièrement par la pulsion sadique orale qui détermine
le mode de défense. Le fétiche, en tant qu'objet externe, est le substitut de l'objet d'amour
d'abord intériorisé puis projeté à l'extérieur. Il témoigne d'un effort pour extérioriser
un conflit interne. Il symbolise les objets partiels qui ont été mangés et ainsi préservés;
il représente en effet le sein maternel, le mamelon, les fèces des parents, les organes
génitaux de la mère, son corps en entier mais aussi bien le pénis du père contenu dans
le corps de la mère. Le fétiche est donc essentiellement surdéterminé, il est une sorte
de conglomérat fusionnant tous les objets partiels avec l'image combinée des parents.
Nous reviendrons sur cette interprétation kleinienne du fétichisme en envisageant les
mécanismes de défense archaïques.
Toutefois, ce glissement massif vers la prégénitalité, qui tend à diminuer l'impor-
tance du rôle joué par l'angoisse de castration dans la genèse du fétichisme, ne pouvait
manquer d'entraîner des réactions visant à nuancer de telles interprétations. C'est
ainsi que Gillespie (1940), soulignant la justesse des vues de Sylvia Payne sur l'impor-
tance du sadisme et le rôle des mécanismes de défense les plus précoces, entend cependant
redonner toute son importance aux phénomènes propres à la phase phallique. Il considère
que « l'on a trop tendance à penser que le niveau oral est plus profond, plus important,
CONTRIBUTIONS PSYCHANALYTIQUES À L'ÉTUDE DU FÉTICHISME
plus actif dynamiquement et qu'en le faisant intervenir principalement dans une
explication psychogénétique, « c'est aller plus loin et être plus proche de la vérité ».
Selon lui, les traits d'oralité et d'analité peuvent très bien être un déguisement pour des
angoisses phalliques sous-jacentes, comme c'est le cas dans le fétichisme. Ces traits
ont une signification par eux-mêmes en rapport avec des fantasmes refoulés consti-
tuant ainsi une sorte de retour du refoulé mais ils ne sont pas les éléments les plus
actifs; l'angoisse de castration demeure la clé de voûte du fétichisme. Pour Gillespie,
un des principaux déterminants est la pulsion orale agressive dirigée vers le pénis du
père incorporé dans la mère. Ainsi la pulsion sadique a son rôle, mais elle l'assume dans
un contexte œdipien. Puisque c'est le pénis du père dans le corps de la mère qui est
visé, nous avons bien affaire à l'angoisse de castration proprement dite et non pas à tel
ou tel traumatisme précoce indifférencié. D'ailleurs, si les éléments d'oralité et d'analité
étaient essentiels, il serait difficile de comprendre pourquoi le fétichisme survient
surtout chez l'homme et si rarement chez la femme. Gillespie considère que le féti-
chisme est un composé d'éléments phalliques et prégénitaux, une constellation spéci-
fique selon l'expression de Glover. Il est le résultat de l'angoisse de castration, mais
d'une forme particulière de celle-ci produite par « un certain mélange de tendances
orales et anales. »
Cette position théorique qui vise à tenir compte à la fois des éléments propres
aux phases précoces du développement et de ceux relatifs à la phase phallique, en
donnant à ces derniers un rôle prédominant, est celle qui est le plus à même de nous
satisfaire en tant qu'elle rend compte de la diversité clinique des observations de féti-
chisme et qu'elle donne, sur le plan thérapeutique, un instrument opératoire efficace.
Phyllis Greenacre (1953) quant à elle, adopte une position similaire. Elle considère que
l'étiologie du fétichisme doit être mise en rapport avec ces deux périodes du dévelop-
pement libidinal, mais elle l'exprime moins en termes de pulsions partielles qu'en termes
de structuration somato-psychique. Elle met, en effet, en relation le fétichisme avec le
développement de l'image du corps et accorde une importance toute particulière à
certaines perturbations survenant au cours des phases prégénitales, qui rendent l'enfant
structuralement fragile et inapte à rencontrer les problèmes œdipiens, notamment
pour assumer les menaces normales de castration propres à cette période. Ces trauma-
tismes précoces sont inhabituels, sévères et « spécialement castrateurs ». L'enfant subit,
soit comme spectateur, soit comme victime dans son propre corps, des attaques san-
glantes ou mutilantes telles que des opérations chirurgicales, des maladies infantiles
graves, accidents, avortements, accouchements (de la mère surtout). De tels événements
semblent apparaître à deux périodes, électivement entre six et dix-huit mois et à la
phase phallique, c'est-à-dire à des moments où le garçon est particulièrement vulné-
rable. Leur survenue au cours de la première phase déclenche généralement un senti-
ment d'imminente dissolution, une perturbation grave du sens de son propre corps
(taille, forme et dimensions) et de la perception du corps de la mère, à savoir une
OBJETS DU FÉTICHISME

expérience qui aura pour conséquence un développement défectueux de l'image du


corps. Ainsi fragilisé, l'enfant sera dans les plus mauvaises conditions pour affronter
la seconde période riche en stimuli extérieurs (menaces génitales de castration) qui
viendront rétablir les angoisses précoces. Le fétiche apparaît alors comme une défense
contre la crainte de dissolution et comme une tentative pour restaurer l'intégrité du
corps de la mère et, partant, celle du sujet lui-même.
Cette conception du fétiche comme formation défensive nous amène à envisager
maintenant le moi du fétichiste, ses mécanismes de défense et ses identifications. Nous
verrons que va s'accuser encore la différence entre les approches théoriques centrées
sur la castration et celles qui se réfèrent davantage aux troubles de la prégénitalité.

Le Moi du fétichiste, mécanismes de défense et identifications

Pour Freud, on le sait, le fétiche est une formation de compromis entre le désir
puissant de l'enfant dont la formulation pourrait être « la femme a un pénis » et la
réalité qui s'y oppose, au moment même de la découverte perceptive. Par le mécanisme
de déni (Verleugnung), l'enfant refuse la réalité d'une perception qu'il a cependant
intégrée. Afin de pouvoir conserver cette croyance en l'existence d'un pénis maternel,
le sujet remplace ce dernier par un véritable substitut le fétiche, qui résulte d'un
déplacement et qui aura pour fonction essentielle de maintenir le déni de l'observation
traumatisante. La coexistence dans le Moi des deux croyances contradictoires engendre
un clivage assez spécifique du fétichisme et de la perversion en général. Nous savons
que Freud accordait une importance toute particulière à ce mécanisme de défense
qu'est le déni et à sa résultante le clivage du Moi. Il a été suivi en cela de façon dou-
blement inégale. Nous voulons dire par là que les auteurs qui se sont surtout intéressés
aux phases archaïques du développement n'y ont fait référence que de manière assez
marginale et que par ailleurs ceux qui ont continué à mettre l'accent sur le traumatisme
de la phase phallique ont porté leur réflexion beaucoup plus sur l'Ichspaltung que sur
le déni proprement dit. Celui-ci n'a été véritablement interrogé de manière rigoureuse,
dans sa spécificité, que dans les publications françaises parues ces dernières années. La
littérature anglo-saxonne, sur ce point précis, est véritablement défaillante. Ainsi
Fenichel ne fait-il que reprendre les propositions de Freud sans chercher du tout
à les approfondir.
Katan (1963) est un des rares auteurs à centrer sa réflexion sur les mécanismes
du Moi intervenant dans le choix, la formation et la fonction du fétiche. Reprenant le
texte de Freud de 1927, il cherche à en approfondir les thèses en levant certaines ambi-
guïtés qu'elles paraissent contenir. La première qui retient l'attention de l'auteur est
précisément la suivante comment peut-on concilier les deux affirmations de Freud?
à savoir i) le fétiche est le substitut du phallus de la femme; 2) « la situation précédant
immédiatement l'observation traumatisante exerce une influence profonde sur la for-
CONTRIBUTIONS PSYCHANALYTIQUES Â L'ÉTUDE DU FÉTICHISME

mation du fétiche. Le fétiche est choisi parmi les organes ou les objets qui ont été
observés avant que le traumatisme se soit produit; cet objet-fétiche ne symbolise
pas nécessairement le pénis, une telle symbolisation n'est même pas un facteur décisif ».
Répondre « que l'investissement attaché à l'origine au phallus féminin attendu est
déplacé sur le fétiche, quoique ce fétiche ne soit pas nécessairement un symbole phal-
lique » ne le satisfait pas pleinement; aussi s'attache-t-il à étudier en détail les phases
successives de la formation du fétiche et, tout d'abord, ce qu'il appelle le stade pré-
traumatique du Moi.
Le jeune garçon qui se trouve en présence d'une femme (sa mère ou sa sœur le
plus souvent) occupée à se déshabiller éprouve, une grande curiosité sexuelle il est
en état d'attente et de surexcitation; il guette, pour ainsi dire, le pénis féminin avec
d'autant plus d'intérêt que des expériences antérieures probables n'ont pas satisfait
sa curiosité. A ce moment, tout objet peut devenir un stimulus sexuel provoquant une
érection une pièce de vêtement, une chaussure, un pied. Puis brusquement, l'enfant
découvre l'absence de pénis dans les organes génitaux féminins. Cette perception,
essentiellement traumatisante, équivaut à une menace de castration et amène le sujet
à vouloir nier la réalité de son observation. Katan insiste sur le fait que ce choc intense
se produit quand l'enfant est en état de surexcitation (avec érection) et qu'il a tendance
à associer cette scène à des activités masturbatoires précédentes. Quand cette excitation
sexuelle aura disparu, le déni ne sera plus guère justifié, le jeune garçon pouvant alors
faire face à la réalité de l'absence de pénis chez la femme. Ce déni aura donc été tran-
sitoire, il aura permis au Moi de répondre au traumatisme en s'y ajustant progressi-
vement et en intégrant la réalité. Mais que se passe-t-il dans le cas du fétichiste? « Il
ne peut pas renoncer à la masturbation. Afin de se protéger, son Moi, ou bien renforcera
les vestiges du premier déni, ou bien renouvellera son déni de l'observation traumati-
sante. » Et Katan poursuit « Nous devons être pleinement conscients de la signifi-
cation de cette dernière forme de déni. Ou bien elle l'a empêché de jamais quitter
l'état dans lequel il était avant de faire son observation traumatisante, ou bien, par son
déni renouvelé, il régresse maintenant jusqu'à cet état. Cela veut dire qu'il est encore
dans l'état où il était avant que son excitation sexuelle ait reçu ce coup terrible; en
d'autres termes, dans un état où il s'attendrait à voir le phallus féminin d'un moment
à l'autre, et où sa sexualité était éveillée par l'observation de divers objets. Afin de
rejouer cette scène excitante, il aura besoin de la présence d'un de ces objets, de préfé-
rence celui qui lui a procuré l'excitation la plus intense au moment où il l'a observé.
Ainsi pour lui, la présence du fétiche est le signe qu'il a réussi à retrouver l'état originel
dans lequel sa fonction sexuelle n'était pas encore menacée. »
Katan voit là le niveau fondamental du fétichisme. Pour lui, le fétiche ne maintient
pas le déni; au contraire, c'est « par le déni que le Moi devient capable d'établir le
fétiche ». Le déni provoque une fixation du Moi à ce niveau prétraumatique.
La seconde phase isolée par Katan dans la formation du fétiche lui apparaît comme
OBJETS DU FÉTICHISME

étant de moindre importance. Nous venons de voir que le déni déterminait la formation
du fétiche en aboutissant à la fixation de l'état d'excitation sexuelle qui représente
l'état prétraumatique du Moi. Cette fixation doit être renforcée afin que le déni ne
s'affaiblisse point. C'est ce renforcement même qui va constituer le stade final de
développement du fétiche. Il ne s'agit donc, pour lui, que d'une « élaboration secondaire »
qui « n'apporte rien de fondamentalement nouveau à l'assise primaire du développe-
ment. Elle recouvre seulement, dans une certaine mesure, ce qui s'était produit à
l'origine et peut donc être considérée comme scellant définitivement le processus
entier ».
Ainsi, ce que Katan nous apporte de nouveau par rapport au texte de Freud consiste,
pour l'essentiel, dans l'importance qu'il accorde à la phase prétraumatique caractérisée
par un état d'excitation sexuelle intense, lequel est brusquement menacé par la per-
ception traumatique. Le déni de cette perception fixe le Moi à ce stade prétraumatique
et permet la formation du fétiche qui, par renforcement secondaire, maintiendra l'assu-
rance que la fonction sexuelle n'est pas menacée. Une telle thèse nous permet de
comprendre pourquoi Freud comparait le choix de l'objet-fétiche au maintien de cer-
tains souvenirs précédant immédiatement le traumatisme dans l'amnésie traumatique.
Toutefois, elle ne peut pas nous satisfaire entièrement, et ceci pour plusieurs raisons.
D'abord l'imprécision du lien établi entre l'état d'excitation sexuelle que présente
le jeune garçon au moment du traumatisme et la menace de castration représentée
par la découverte de l'absence de pénis chez la femme. En second lieu, l'usage fait
du concept de Verleugnung manque incontestablement de rigueur la question reste
en effet posée de savoir ce qui est dénié. Enfin l'intérêt porté à la phase précédant
immédiatement le traumatisme, amène Katan à négliger « les expériences préœdi-
piennes qui ont préparé la situation de telle sorte que l'observation de l'absence de
pénis chez la femme a un effet si profondément traumatisant » il ne fait que les men-
tionner en citant rapidement Bak, Gillespie et Greenacre. La critique majeure qui peut
donc lui être faite concerne le concept de traumatisme ici insuffisamment interrogé
s'agit-il d'un traumatisme en soi ou bien faut-il comprendre qu'il renvoie à des expé-
riences antérieures seules capables de conférer à la découverte perceptive sa pleine
signification et sa portée proprement traumatique? Par ce biais, nous sommes ramenés
à l'opposition entre phase phallique et phases prégénitales; ces dernières, nous les
étudierons maintenant sous l'angle des mécanismes de défense et des identifications.
Pour Sylvia Payne qui, nous l'avons vu, n'utilise dans son travail que le système
kleinien d'interprétation, les mécanismes en jeu dans la formation du fétiche sont
les plus archaïques introjection-projection, clivage du Moi et de l'objet. Le sadisme
oral se manifeste dans ces phases précoces par la jalousie et les craintes de représailles.
Il est déchargé par les actes excrétoires (uriner-déféquer) mais, parallèlement, les
excréta et les actes excrétoires des parents tiennent lieu de sexualité et sont des pôles
d'intérêt pour l'enfant. Dans cette situation, le contrôle des parents devient synonyme
CONTRIBUTIONS PSYCHANALYTIQUES À L'ÉTUDE DU FÉTICHISME

de contrôle des pulsions du Ça qui ont été projetées sur eux puis intériorisées lorsque
les imagos parentales sont introjectées. Nous avons dit précédemment que le fétiche
représente une sorte d'amalgame des objets partiels et d'une image combinée des
parents. Ces objets partiels, identifiés aux fèces, sont incorporés par l'enfant et préservés
de toute destruction. Ainsi intériorisés, ils peuvent avoir la signification d'un Surmoi
prégénital et être craints ou aimés par le Moi. Dans ce dernier cas, on peut dire que
le Moi cherche protection et support auprès du Surmoi et que Surmoi et objet aimésont
identiques. Quand cet objet intériorisé est projeté dans le fétiche, ce dernier représente
alors l'objet aimé (non détruit) et le Surmoi. Ainsi le mécanisme de projection qui a
un rôle primordial dans la constitution de l'objet fétiche fournit au sujet un bon objet
externe, et lui donne l'assurance que ses désirs sadiques n'ont pas détruit les objets.
Signalons enfin que dans la surdétermination du fétiche à partir des objets partiels
intériorisés puis projetés, on constate que, dans bien des cas, c'est le pénis du père qui
tient lieu de bon objet introjecté. On voit, à l'évidence, qu'une telle approche du féti-
chisme, entièrement centrée sur les phases archaïques du développement, ne fait
aucune place aux mécanismes de défense en rapport avec l'angoisse de castration.
Même le clivage du Moi prend, dans le système kleinien, un sens et une portée très
différents de ce qui est contenu dans l'Ichspaltung (1938).
Les perturbations précoces dans la formation du Moi du fétichiste ne sont cepen-
dant pas toutes envisagées dans cette perspective. Plusieurs auteurs se sont attachés
en effet au rôle joué par les identifications précoces dans la genèse de cette perversion.
Ainsi Greenacre considère-t-elle que les troubles survenus dans le développement de
l'image du corps entraînent une déficience structurale du Moi et de ce qu'elle appelle
le body-self. Il en résulte d'importantes perturbations dans le sens de l'identité de soi,
notamment de l'identité sexuelle avec développement d'une identification bisexuelle
qui retentit secondairement sur la relation à la réalité et sur toutes les relations d'objet.
Cette identification bisexuelle entraîne une sorte d'oscillation permanente du body-self
avec de rapides identifications aux autres, notamment par la médiation de la vue et
cela plus particulièrement dans des situations sexuelles. On peut constater que ces
changements rapides et successifs dans l'image du corps, s'ils paraissent se concentrer
sur les organes génitaux, s'étendent en réalité, au moins secondairement, au corps dans
son entier. Le fétichiste souffre, à la fois in toto et dans les différentes parties de son corps,
des détresses de l'angoisse de castration. On est tenté de rapprocher ce trouble de l'iden-
tification sexuelle de ce qui a été décrit par Gillespie (1940) lorsqu'il constatait l'existence
d'une identification féminine chez son patient, entraînant une attitude de passivité à
l'égard du père. Toutefois, parler simplement d'identification féminine est insuffisant. Il
y a en fait une double représentation de la mère comme image identificatoire (Bak 1953)
elle est perçue à la fois comme possédant un pénis et comme n'en possédant pas. Le
garçon s'identifie tantôt à la mère phallique, tantôt à la mère non phallique, tantôt aux
deux simultanément et, pour Bak, ces identifications contradictoires sont responsables
OBJETS DU FÉTICHISME

du clivage du Moi. L'identification à la mère sans pénis conduit l'enfant au désir de


renoncer à son propre pénis, désir qui entre naturellement en conflit aigu avec l'in-
vestissement narcissique de cet organe et le désir au moins aussi puissant de le garder.
On voit que le compromis fétichiste prévient le sujet contre les deux sortes de dangers
auxquels il est exposé séparation d'avec la mère et castration. L'insistance marquée
par le fétichiste quant à l'existence d'un pénis maternel apparaît comme une protection
contre le désir inconscient d'abandonner son propre pénis afin de maintenir l'identité
avec la mère. Dans un texte plus récent, Bak (1968) centre tout le problème identifica-
toire autour du fantasme de la femme phallique et déclare que la principale position
défensive dans les perversions est le réinvestissement de ce fantasme primordial. Dans
cette perspective, le fétichisme représente alors bien la perversion de base. Au moment
de la découverte de l'absence de pénis chez la femme, le Moi est confronté avec une
réalité qu'il tente de refuser. Dans la lutte qu'il engage, une partie de la réalité, bien
que n'étant pas perdue, est changée en incertitude par le réinvestissement du fantasme
de la mère phallique. Cette incertitude aide à maintenir une identification oscillante
avec chaque parent et empêche une différenciation nette des sexes qui conduirait à une
certitude de l'identité sexuelle. Elle entraîne au contraire une identification bisexuelle
par représentations fusionnées. Toutefois, celle-ci peut avoir des précurseurs tant au
niveau des identifications primaires les plus précoces que des processus défectueux de
séparation-individuation qui sont responsables du clivage narcissique dans les perver-
sions. Cette référence montre assez bien la parenté qu'il peut y avoir entre ces états,
plus spécialement le fétichisme, et d'autres états psychopathologiques très régressifs
comme les psychoses.

Le fétichisme comme perversion par rapport aux névroses et aux psychosesx

Dans son écrit de 1938, Freud posa ce problème à propos du clivage du Moi.
Le fétichiste, en effet, en refusant de considérer que la femme n'a pas de pénis, se
détourne de la réalité ainsi que le fait habituellement le psychotique. Cependant, cette
réalité n'a pas été véritablement rejetée. « Le garçon n'a pas tout simplement contredit
sa perception, halluciné un pénis à l'endroit où il était invisible, il a seulement procédé
à un déplacement de valeur, transféré la signification pénis à une autre partie du corps,
grâce au mécanisme de la régression. » La parenté avec la psychose n'en demeure pas
moins très grande.
Ainsi dans le fétichisme, le déni d'une réalité perceptive (la castration de la femme)
apparente cette perversion à la névrose, en tant que le fétiche est une formation défen-
sive (formation de compromis), et à la psychose dans la mesure où une partie du Moi
se détache de la réalité (Freud, 1927).
i. Dans cette étude, il n'est pas fait référence à l'article de Masud Khan qui figure dans
ce même numéro.
CONTRIBUTIONS PSYCHANALYTIQUES Â L'ÉTUDE DU FÉTICHISME

Glover (1933), quant à lui, pense que les traumatismes précoces qui sont à l'origine
du fétichisme entraînent de telles distorsions du Moi qu'ils pourraient aussi bien être
responsables d'états psychotiques caractérisés. S'il en va différemment, c'est que le
symptôme pervers, comme tel, résulte d'une lutte excessive contre l'angoisse archaïque
liée aux mécanismes d'introjection-projection; il est une défense contre la psychose,
un véritable « ravalement des défauts apparus dans la relation à la réalité ». C'est pour-
quoi on peut considérer qu'il existe une très grande parenté entre les états psychotiques
et les perversions, et Glover postule l'existence de formes de transition où tout ne serait
qu'une question de degré. Pour lui, la perversion apparaît plus comme le négatif de la
psychose que de la névrose.
Sylvia Payne envisage le problème de manière toute différente. Elle considère que
le fétiche comme formation composite hautement surdéterminée, sauve l'individu
d'une forme réellement perverse de sexualité. Le fétichiste, qui lutte contre la pulsion
sadique, présente beaucoup plus d'anxiété et de culpabilité qu'un pervers et, en ce sens,
il est très proche du névrosé. La formation de son objet peut être comparée à celle du
symptôme névrotique ou, plus précisément, à celle de l'objet phobique projection,
déplacement, objet substitutif, la différence majeure étant dans le renversement de
l'affect l'objet attire au lieu d'être source d'angoisse et de fuite pour le sujet.
Sylvia Payne souligne par ailleurs la place tenue par les sublimations qui, dans
certains cas, peuvent remplacer le fétiche lui-même et qui, de toute façon, rendent
compte de la parenté entre le fétichisme et les activités artistiques ou religieuses, ce qui,
pour elle, est une nouvelle preuve de l'association du fétiche avec les imagos introjectées
dans les phases archaïques du développement. On a vu, en effet, que les objets partiels
intériorisés participent à la formation du Surmoi prégénital.
Face à notre désir d'établir la spécificité de la structure perverse, on le voit, les
positions de Glover et de Sylvia Payne ne sont guère aptes à nous satisfaire. En effet,
l'une fait référence au modèle psychotique, l'autre adopte le schéma du symptôme
névrotique sans qu'il soit véritablement tenu compte de la coexistence originale de
deux mécanismes de défense le déni et le clivage du Moi qui restent caractéristiques de
la perversion et, avant tout de ce modèle très privilégié qu'est le fétichisme. Cette
spécificité, nous l'approchons bien davantage à travers l'œuvre de Gillespie. Pour celui-ci,
les perversions ne sont pas un simple prolongement des éléments de la sexualité infantile,
mais des formations très spécialisées et hautement organisées peu de voies restent
ouvertes au pervers pour permettre la décharge de la tension sexuelle et pour établir des
relations d'objet. Mais que sont ces formations? Pour Gillespie (1952), lorsque Freud
déclare que la névrose est le négatif de la perversion, cela ne signifie pas que la névrose
serait le résultat d'un conflit entre la pulsion et le Moi alors que dans la perversion cette
pulsion s'exprimerait à l'état pur. On trouve bien dans la perversion des mécanismes
de défense déni et clivage du Moi décrits par Freud, mais aussi, souligne Gillespie,
d'autres mécanismes que Mélanie Klein nous a permis de reconnaître mécanismes
OBJETS DU FÉTICHISME

de défense schizoïdes qui, dans les phases précoces du développement, jouent un rôle
identique à celui tenu par le refoulemment à un stade ultérieur. La différence entre
névrose et perversion ne résiderait donc pas pour cet auteur dans l'opposition défenses-
absence de défenses, mais plutôt dans l'opposition défenses par refoulement
défenses plus primitives de caractère schizoïdes ou clivé. Cependant il est important de
préciser encore que dans les perversions (notamment le fétichisme) nous n'avons pas
affaire soit à une défense contre l'angoisse de castration soit à une défense contre une
situation de danger plus précoce, prégénitale, mais plutôt à une modification de l'angoisse
de castration déterminée dans sa forme par des facteurs prégénitaux surtout oraux.
Ainsi, sommes-nous tentés de considérer avec Gillespie que le fétichisme comme modèle
psychopathologique de la perversion est à mi-chemin entre la névrose et la psychose.
Il est le résultat d'une régression partielle devant l'angoisse de castration, régression
qui se fait jusqu'au stade sadique-oral caractérisé par le clivage du Moi et de l'objet
(phase d'apparition des phénomènes transitionnels). Par l'existence d'un important
complexe de castration le fétichiste comme tout pervers s'apparente au névrotique.
Par la régression aux phases archaïques du développement, il s'apparente aux psycho-
tiques. Le mécanisme de clivage permettrait à une partie de la libido de rester fixée
au stade phallique avec une relation normale à la réalité et à l'autre partie de régresser
et d'être ainsi virtuellement psychotique. On pourrait dire de la première partie qu'elle
joue « le rôle d'officier de liaison » avec la réalité et fait ainsi éviter la psychose. Il sem-
blerait que ce soit dans ce mode très particulier de clivage que réside la spécificité
même de la perversion.

ROGER DOREY
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i. En ce qui concerne les textes de Freud, cf. supra, p. 29.


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II
Président de Brosses

.le culte peut-être non moins ancien [que le culte des astres] de cer-
tains objets terrestres et matériels appelés Fétiches chez les Nègres Africains,
parmi lesquels ce culte subsiste, et que par cette raison j'appellerai Féti-
chisme. Je demande que l'on me permette de me servir habituellement de
cette expression, et quoique dans sa signification propre, elle se rapporte en
particulier à la croyance des Nègres de l'Afrique, j'avertis d'avance que je
compte également en faire usage en parlant de toute autre nation quelconque
chez qui les objets du culte sont des animaux ou des êtres inanimés que l'on
divinise; même en parlant quelquefois de certains peuples pour qui les objets
de cette espèce sont moins des Dieux proprement dits, que des choses
douées d'une vertu divine, des oracles, des amulettes et des talismans
préservatifs car il est assez constant que toutes ces façons de penser n'ont
au fond que la même source et que celle-ci n'est que l'accessoire d'une
Religion générale répandue fort au loin sur toute la terre, qui doit être
examinée à part, comme faisant une classe particulière parmi les diverses
Religions Payennes, toutes assez différentes entre elles.

Les Nègres de la côte occidentale d'Afrique, et même ceux de l'intérieur


des terres jusqu'en Nubie, contrée limitrophe de l'Egypte, ont pour objets
d'adorations certaines Divinités que les Européens appellent Fétiches, terme
forgé par nos commerçants du Sénégal sur le mot portugais Fetisso, c'est-à-
dire chose fée, enchantée, divine ou rendant des oracles, de la racine latine
Fatum, Fanum, Fari. Ces Fétiches divins ne sont autre chose que le premier
OBJETS DU FÉTICHISME

objet naturel qu'il plaît à chaque nation ou à chaque particulier de choisir et


de faire consacrer en cérémonie par ses Prêtres c'est un arbre, une montagne,
la mer, un morceau de bois, une queue de lion, un caillou, une coquille, du
sel, un poisson, une plante, une fleur, un animal d'une certaine espèce, comme
vache, chèvre, éléphant, mouton; enfin tout ce qu'on peut s'imaginer de
pareil. Ce sont autant de Dieux, de choses sacrées et aussi de talismans pour
les Nègres, qui leur rendent un culte exact et respectueux, leur adressent
leurs vœux, leur offrent des sacrifices, les promènent en procession s'ils en
sont susceptibles ou les portent sur eux avec de grandes marques de véné-
ration, et les consultent dans toutes les occasions intéressantes [.]. Il y a
dans chaque pays le fétiche général de la nation, outre lequel chaque parti-
culier a le sien qui lui est propre et Pénate, ou en a même un plus grand
nombre, selon qu'il est plus ou moins susceptible de crainte ou de dévotion.

Tant de faits pareils, ou du même genre, établissent avec la dernière


clarté, que telle qu'est aujourd'hui la Religion des Nègres africains et autres
Barbares, telle était autrefois celle des anciens peuples et que c'est dans tous
les siècles, ainsi que par toute la terre, qu'on a vu régner ce culte direct
rendu sans figure aux productions animales et végétales. Il suffit d'avoir
établi le fait par une foule de preuves. On n'est pas obligé de rendre raison
d'une chose où il n'y en a point et ce serait, je pense, assez inutilement
qu'on en chercherait d'autre que la crainte et la folie dont l'esprit humain est
susceptible, et que la facilité qu'il a dans de telles dispositions à enfanter des
superstitions de toute espèce. Le Fétichisme est du genre de ces choses si
absurdes qu'on peut dire qu'elles ne laissent pas même de prise au raison-
nement qui voudrait les combattre. A plus forte raison serait-il difficile
d'alléguer des causes plausibles d'une Doctrine si insensée. Mais l'impos-
sibilité de la pallier aux yeux raisonnables ne diminue rien de la certitude
du fait, et ce serait assurément pousser le Pyrrhonisme historique au-delà
de toutes bornes, que de vouloir nier la réalité de ce culte simple et direct
en Egypte et chez les Nègres.

Extraits de Du culte des dieux fétiches, ou parallèle de l'ancienne religion de l'Egypte avec
la religion actuelle de Nigritie, par le président de Brosses (1709-1777), ouvrage publié en 1760.
Auguste Comte

Tous les philosophes qui sauront aujourd'hui se dégager convenable-


ment des opinions vulgaires, sentiront aussitôt que le fétichisme constitue
nécessairement le vrai fond primordial de l'esprit théologique, envisagé dans
sa plus pure naïveté élémentaire, et néanmoins dans sa plus entière plénitude
intellectuelle c'est là que conviendrait éminemment la célèbre formule de
Bossuet Tout était dieu, excepté Dieu même, pourvu qu'on l'appliquât à un
point de départ, et non à une chimérique dégénération.

Presque tous les dieux du fétichisme sont éminemment individuels, et


chacun d'eux a sa résidence inévitable et permanente dans un objet parti-
culièrement déterminé; tandis que ceux du polythéisme ont, de leur nature,
une bien plus grande généralité, un département beaucoup plus étendu
quoique toujours propre, et enfin un siège infiniment moins circonscrit. Cette
différence fondamentale constitue sans doute, pour le fétichisme, une apti-
tude plus prononcée à correspondre spontanément, avec une exacte harmonie,
à l'état primitif de l'esprit humain, où toutes les idées sont nécessairement,
au plus haut degré, particulières et concrètes; et de là résulte, comme je l'ai
ci-dessus noté, la multiplicité très supérieure des divinités de cette première
enfance. Mais, sous le point de vue social, il est pareillement évident que de
telles croyances offrent, par leur nature, beaucoup moins de ressources, soit
pour réunir les hommes, soit pour les gouverner. Quoiqu'il existe, sans
doute, des fétiches de tribu, et même de nation, la plupart néanmoins sont
essentiellement domestiques, ou même personnels, ce qui offre bien peu de
OBJETS DU FÉTICHISME

secours au développement spontané de pensées suffisamment communes.


En second lieu, le siège immédiat de chaque divinité dans un objet matériel
nettement déterminé, doit rendre le sacerdoce proprement dit presque
inutile, et, par suite, tend à empêcher directement l'essor d'une classe spé-
culative, vraiment distincte et influente. Ce n'est pas que le culte ne soit
alors fort étendu, car il tient, au contraire, bien plus de place, qu'à aucune
époque théologique plus avancée, dans l'ensemble de la vie humaine, qui
en est plus intimement pénétrée, chaque acte particulier de l'homme ayant
pour ainsi dire son propre aspect religieux. Mais c'est presque toujours un
culte essentiellement personnel et direct, dont chaque croyant peut être le
ministre immédiat, sans aucune interposition forcée envers ses divinités
spéciales, constamment accessibles par leur nature. C'est surtout le croyance
ultérieure à des dieux habituellement invisibles, plus ou moins généraux,
et essentiellement distincts des corps soumis à leur arbitraire discipline, qui
a dû déterminer, à l'âge du polythéisme, le développement rapide et pro-
noncé d'un vrai sacerdoce, susceptible d'une haute prépondérance sociale,
comme constituant, d'une manière régulière et permanente, un intermédiaire
indispensable entre l'adorateur et sa divinité. Le fétichisme, au contraire,
n'exigeait point évidemment cette inévitable intervention, et tendait ainsi
à prolonger extrêmement l'enfance de l'organisation sociale, dont le premier
essor, comme je l'ai établi au chapitre précédent, devait certainement
dépendre de la formation distincte d'une classe spéculative, c'est-à-dire alors
sacerdotale.

Ces lignes sont extraites de la cinquante-deuxième leçon du Cours de philosophie positive.


Jean Pouillon

FÉTICHES SANS FÉTICHISME

A qui demander du fétichisme une définition qui coordonnerait les emplois si


divers de ce mot? Pour Marx et Freud, il s'agit d'une attitude observable ici et main-
tenant dans la société bourgeoise européenne; pour Hegel, le fétichisme est l'impasse
dans laquelle, ailleurs, se sont enfermés les « nègres », tandis que pour Comte, il carac-
térise l'état par lequel, jadis et partout, les hommes sont passés. Pour Freud, l'attitude
en cause est pathologique et individuelle, alors que pour Marx elle exprime une tendance
normale de la société capitaliste; pour Hegel, le fétichisme exclut de l'histoire et de
son développement nécessaire tout un continent, l'Afrique, alors que pour Comte,
il constitue le point de départ obligé de l'évolution de l'humanité. Pour Freud, le fétiche
« substitut du phallus de la femme1» dénie une absence; pour Marx, il dénie une
réalité, celle d'un rapport social qu'on réifie pour le soustraire à la contestation; pour
Hegel, il assure au contraire à l'homme un pouvoir, mais « imaginaire » et « arbitraire »,
sur la nature; pour Comte, les « primitifscrurent aux fétiches parce qu'ils postulaient
« une exacte correspondance intime entre le monde et l'homme », postulat sans doute
illusoire dans la forme sous laquelle ils se la représentaient, mais néanmoins positif
car il a sorti « l'esprit humain de sa torpeur animale » et a favorisé « le premier essor de
[son] activité2 ».
Ces conceptions du fétichisme ont en commun d'y voir une absurdité, puisque,
même pour Comte qui reconnaît chez le fétichiste « une certaine activité spéculative »,
il s'agit cependant « d'une sorte d'hallucination permanente et commune où, par
l'empire exagéré de la vie affective sur la vie intellectuelle, les plus absurdes croyances
peuvent altérer profondément l'observation directe de presque tous les phénomènes ».
Dans tous les cas, l'erreur du fétichiste est une erreur d'attribution, mais pour Marx,
elle consiste à attribuer un statut de chose à ce qui n'en est pas une, tandis qu'à l'inverse
i. S. Freud, « Le Fétichisme », in La Vie sexuelle, P.U.F., Paris, 1969.
2. A. Comte, Cours de philosophie positive, 52e leçon. Sauf indication contraire, toutes les
citations de Comte sont tirées de cette leçon.
OBJETS DU FÉTICHISME

elle consiste pour Comte et pour Hegel à attribuer un statut d'être animé à ce qui ne
l'est pas, pendant que pour Freud elle est de mettre une réalité là où il n'y en a pas.
C'est dire que le mécanisme d'une erreur qui prend des formes si différentes ne suffit
pas à définir le fétichisme en lui-même. Mais l'entreprise aurait-elle même un sens?
Ne pourrait-on dire du fétichisme ce que Lévi-Strauss a écrit du totémisme « Il en
est du totémisme comme de l'hystérie. Quand on s'est avisé de douter qu'on pût arbi-
trairement isoler certains phénomènes et les grouper entre eux, pour en faire les signes
diagnostiques d'une maladie ou d'une institution objective, les symptômes mêmes ont
disparu, ou se sont montrés rebelles aux interprétations unifiantes?1» Toutefois le féti-
chisme n'a jamais connu en ethnologie la vogue du totémisme; l'histoire de cette notion
ou peut-être tout simplement de cette étiquette était presque achevée lorsque
l'ethnologie commençait à se constituer à partir d'une connaissance réelle des popu-
lations autres qu'européennes. Il y a plus de soixante ans que Mauss écrivait « La notion
de fétiche doit [.]disparaître définitivement de la science», elle « ne correspond à rien
de défini2 », elle n'a rien de premier ni d'explicatif puisque « l'objet qui sert de fétiche
n'est jamais, quoi qu'on en ait dit, un objet quelconque, choisi arbitrairement, mais il
est toujours défini par le code de la magie ou de la religion3 ». Quel usage d'ailleurs les
ethnologues pourraient-ils en faire, à moins de lui imposer un nouvel et inutile avatar?
Si Marx et Freud peuvent, chacun pour son compte, employer le mot sans équivoque,
c'est qu'ils le définissent, dans un contexte précisément délimité, pour caractériser
des systèmes ou des conduites qu'ils observent effectivement, à domicile pourrait-on
dire; mais justement pour cette dernière raison les ethnologues n'ont rien à faire concrè-
tement de l'une ou l'autre de ces définitions. Quant aux usages hegelien ou comtien,
ils supposent qu'on puisse parler de « nègres» ou de « primitifs ». Certes, on rencontre
encore assez souvent le terme « fétiche » dans la littérature ethnologique contemporaine
et il figure toujours dans la dernière édition des Notes and Queries on Anthropology,
mais son emploi, qui varie grandement selon les auteurs, est toujours ad hoc, et surtout
il n'implique nullement un prétendu « fétichisme », terme qui, au contraire, apparaît
rarement. La position la plus répandue chez les ethnologues pourrait donc se résumer
ainsi des fétiches peut-être, mais pas de fétichisme!
Faut-il alors conclure à la diversité irréductible des significations successivement
attachées à ce mot? Les auteurs qui les ont formulées ne se seraient-ils emprunté qu'un
label? Mais pourquoi celui-ci? Qu'avait-il donc de commode ou de séduisant pour que
positivistes, marxistes, psychanalystes, entre bien d'autres, l'aient emprunté directe-
ment ou non, consciemment ou non, à un « philosophe » de l'époque des Lumières et,
à travers lui, aux navigateurs portugais qui pourtant, en forgeant le terme, ne montraient
guère que mépris et incompréhension pour des cultes et des modes de pensée étrangers
i. CI. Lévi-Strauss, Le Totémisme aujourd'hui, P.U.F., Paris, 1961.
2. M. Mauss, Œuvres II, Éd. de Minuit, Paris, 1969, p. 244.
3. M. Mauss, op. cit., p. 217.
FÉTICHES SANS FÉTICHISME

aux leurs? Il est clair que l'histoire de cette notion est celle de malentendus, d'oublis,
et de glissements de sens, mais les glissements de sens ont aussi un sens.

Fétiche vient du portugais fetisso ou feitizo, et signifie, comme dit Littré, objet
« féé », enchanté et pour cette raison vénéré. Au départ, rien dans cette étymologie
n'implique que le culte, si culte il y a, s'adresse à l'objet en tant que tel. Il peut s'adresser
au dieu, à l'esprit, au génie qui y trouve son réceptacle peut-être temporaire et qui, en
ce cas, en est réellement distinct. Mais cette distinction entre le support et ce qu'il
supporte, entre le signe et le signifié, le symbole matériel et la « réalité » symbolisée,
qu'on fait sans peine pour son compte au sein de sa propre religion, de son propre
système symbolique, on croit volontiers que l'autre en est incapable; le catholique
portugais qui ne voyait pas de difficulté à affirmer la présence de son dieu dans l'hostie
sans dire pour autant que ce dieu était l'hostie même, répugnait à prêter au « sauvage »
la même capacité d'abstraction; on sait d'ailleurs combien la légende du « primitif »
englué dans le concret de ses sensations a la vie dure. Il se peut aussi que le croyant
ait eu, sans se l'avouer, quelque peine à admettre le dogme de la présence réelle et à sortir
des difficultés qu'il entraîne, et que, les projetant sur l'indigène, il estima alors que ce
dernier ne pouvait même pas les affronter. Craignant pour lui-même la confusion de
l'objet et du dieu, il l'attribua à l'autre. Dans cette hypothèse, le fétichisme des « nègres »
aurait été surtout celui que les découvreurs chrétiens de l'Afrique, du fait de leurs
propres croyances, redoutaient inconsciemment pour eux-mêmes.
Quoi qu'il en soit, le fétichisme apparaît alors comme le culte de choses inanimées,
ou plutôt, qui sont, pour nous et en vérité selon nous, inanimées, mais qui sont, pour
le sauvage et à tort, douées d'une force mystérieuse. Ou encore le fétichisme est la
négation de l'écart entre l'objet et ce dont il est le véhicule. Seulement, ce n'est peut-
être là une erreur ou un mystère que pour celui qui, pour parler comme Mauss, ignore
« le code de la magie ou de la religion» de la société où l'on imagine trouver cette
croyance. Autrement dit, il y a sans doute fétichisme aux yeux de l'observateur, mais
peut-être pas du point de vue de l'observé, et l'on peut se demander si ce n'est pas
dans ce décalage que se constitue la notion. Citons encore Mauss « Quand on écrira
l'histoire de la science des religions et de l'ethnographie, on sera étonné du rôle indu
et fortuit qu'une notion du genre de celle de fétiche a joué dans les travaux théoriques
et descriptifs. Elle ne correspond qu'à un immense malentendu entre deux civilisations,
l'africaine et l'européenne; elle n'a d'autre fondement qu'une aveugle obéissance à
l'usage colonial, aux langues franques parlées par les Européens à la côte occidentale 1.»
De cette conclusion, nous ne contesterons qu'un mot et c'est pourquoi ce ne

i. M. Mauss, op. cit., p. 245.


OBJETS DU FÉTICHISME

peut être notre conclusion le mot « fortuit ». La croyance aux fétiches, en effet,
existe aussi indépendamment des Européens les Nuer, par exemple, ont
des fétiches, ce n'est pas une illusion de leur ethnographe, Evans-Pritchard; mais,
disent-ils, ces objets sont d'origine étrangère et récente. Ils croient, certes, à leurs
pouvoirs, mais en éprouvent « la plus vive appréhensionx ». Ils se conduisent ainsi
comme auraient pu le faire les Portugais du xve siècle si ceux-ci avaient cru aux nkisi
au lieu de mépriser les croyances congolaises. De même, selon Lienhardt 2, les Dinka
ont aussi des fétiches mais, d'après leurs propres dires, ils les auraient empruntés à
d'autres tribus soudanaises. Aucune société, en effet, ne vit complètement isolée,
chacune connaît ses voisines mais souvent les connaît mal, ce qui n'empêché pas les
emprunts, bien au contraire, et c'est ainsi qu'un culte emprunté peut se réduire pour
l'emprunteur à une pratique fétichiste la croix chrétienne fut fétiche au Congo. Le
fétichisme serait donc le culte incompris qu'on adopte ou qu'on déprécie. Plus exacte-
ment, le fétichisme comme théorie, c'est le culte étranger qu'on condamne en pré-
tendant l'expliquer; comme pratique, c'est le culte étranger qu'on fait sien sans le
comprendre. En somme, le fétichiste serait toujours un autre, et le fétichisme serait
proprement l'inintelligible, le non-pensable. Ainsi comprend-on qu'on ne trouve nulle
part (à ma connaissance) une analyse positive d'un fétichisme autochtone; on trouve
au mieux une énumération de rites et de croyances et l'étude de leur insertion dans
un système symbolique qui, lui, ne peut être dit fétichiste c'est par exemple ce que
fait Evans-Pritchard dans Nuer Religion mais de fétichisme autonome, point. Si
donc la mise en cause de la notion de fétichisme suppose qu'on s'interroge d'abord
sur la position de l'observateur pour découvrir en lui celui qui, en un sens, croit
peut-être le plus aux fétiches il n'est pas étonnant que le mot soit resté en usage si
longtemps comme dans le cas du totémisme, il s'agissait de « maintenir dans leur
intégrité. les modes de pensée de l'homme normal, blanc et adulte3 ».
Pour le président de Brosses, le fétichisme est en effet un culte « puéril », caracté-
ristique du « premier âge saisissable de l'humanité ». Dans son ouvrage, Culte des dieux
fétiches, ou Parallèle de l'ancienne religion de l'Égypte avec la religion actuelle de Nigritie
(1760), de Brosses s'en tient à la définition des marins portugais, mais en l'élargissant
et surtout en précisant bien l'idée essentielle. Il l'élargit un fétiche, c'est un objet
matériel, ce peut être aussi un animal, et l'objet matériel peut être aussi bien naturel
que fabriqué; il peut s'agir d'un objet, mais également d'un élément la mer, la
terre ou d'un astre. Au fond, ce peut être n'importe quoi et, paradoxalement,
c'est là l'importante précision car la caractéristique fondamentale du culte fétichiste
(selon de Brosses. Il s'agit en effet ici de l'histoire d'une notion, non d'une pratique avérée),
i. E. E. Evans-Pritchard, The Nuer, Oxford, at the Clarendon Press, 1937 (trad. fr. Les
Nuer, Gallimard, 1969).
2. G. Lienhardt, Divinity and Experience, Oxford, at the Clarendon Press, 1961.
3. CI. Lévi-Strauss, op. cit.
FÉTICHES SANS FÉTICHISME

c'est d'être un « culte direct », c'est-à-dire qui s'adresse directement à l'objet, à l'animal,
à l'astre, et non pas un culte symbolique; il est rendu à l'objet dans sa matérialité et
dans son apparence. Bien sûr, une force anime l'objet et c'est pourquoi il est fétiche,
mais ce n'est, si l'on peut dire, qu'une justification théorique. L'essentiel est que la
relation entre le pratiquant et ce qu'il craint, vénère ou utilise, soit immédiate, sans
intermédiaire il n'y a rien derrière le fétiche et qui serait symbolisé par lui, la force
qui l'habite le pénètre entièrement et ne peut en être distinguée. Le fétiche n'est donc
pas la transformation d'une puissance spirituelle en chose, le déplacement d'une signi-
fication ce n'est pas non plus un substitut. Avec de Brosses, on est très loin de Marx
et de Freud, on n'est même pas aussi près de Comte qu'on pourrait le penser. Comte
cherchera à expliquer et à justifier le fétichisme, de Brosses n'y songe pas, il souligne
simplement l'absence de médiation qui fait à ses yeux toute l'originalité de la relation
fétichiste-fétiche, et essaie ensuite de définir une loi d'enchaînement des religions,
depuis le fétichisme primitif jusqu'au théisme, en passant par la « théosynodie ».
Dans cette perspective, le fétichisme est un point de départ. Mais très tôt la
conception opposée a été soutenue, celle d'un culte dégénéré, réduit à l'état de supersti-
tion. On la trouve chez Dupuis qui fit paraître en 1794 un livre intitulé Origine de tous
les cultes, où il propose une explication astronomique de toutes les religions; mythes,
dogmes, rites et objets cultuels sont autant d'allégories astrales, mais les peuples
oublient vite ces significations, et c'est ainsi qu'apparaissent superstitions et fétiches
qui font prévaloir, dit Dupuis, le monde visible sur le monde intellectuel. Cette théorie
astronomique ne tient guère, mais l'explication du fétichisme comme dégradation
est certainement valable dans de nombreux cas, celui des fétiches empruntés notam-
ment. Cette détérioration du culte peut s'observer dans de nombreuses religions. Dans
La Prière et les rites oraux, Mauss écrit « On voit dans certains cas la prière la plus
spirituelle dégénérer jusqu'à n'être plus qu'un simple objet matériel le chapelet,
l'arbre à prières, le moulin à prières, l'amulette, les phylactères [.]les scapulaires, les
ex-voto sont de véritables prières matérialisées. La prière dans les religions dont le
dogme s'est détaché de tout fétichisme devient elle-même fétiche. » C'est là l'idée que,
dans un contexte tout différent, on retrouve chez Marx, celle de la réification. De même,
et à l'inverse, ne pourrait-on rattacher Freud à l'autre courant de pensée? Pour lui,
en effet, le fétichisme comme il l'est pour Comte sur un autre plan, celui de l'histoire
de l'esprit humain est une réaction à une situation originaire, ou du moins ancienne
dans l'histoire de l'individu la terreur de la castration. Et de même que le fétichiste,
au sens de Freud, est un adulte qui se maintient dans une situation infantile, le fétichiste
primitif, au sens de Comte, peut encore revivre en l'homme civilisé.
Mais l'opposition entre de Brosses et Dupuis repose sur une similarité, sur un même
jugement de valeur. Pour le premier, l'homme s'élève progressivement au-dessus du
fétichisme; pour le second, l'homme risque toujours d'y tomber; pour l'un et l'autre,
le fétichisme est une illusion dont il faut se défaire ou se garder. La conception hege-
OBJETS DU FÉTICHISME

lienne n'est pas différente, si ce n'est qu'elle apparaît plus européocentrique, pour ne
pas dire « hegelocentrique ». Pour les auteurs précédents, le fétichisme a été ou peut
être le lot de tout homme; pour Hegel, il n'est pleinement caractéristique que du seul
nègre. En fait, Hegel n'ajoute rien à l'idée que les Européens du xve siècle se faisaient
des cultes africains, il se borne à la traduire dans son système. « Les Africains élèvent à
la dignité de génie toute chose qu'ils imaginent avoir de la puissance sur eux [.]C'est
en cela que consiste le fétiche. » Les rites qu'ils observent à son égard ont pour but
de leur assurer la maîtrise des forces naturelles, mais puisque « l'objectivité du fétiche
n'est rien d'autre que l'arbitraire individuel parvenant à la contemplation de lui-même »,
le pouvoir du fétiche et sur le fétiche est illusoire et « le pouvoir du nègre sur la nature
est seulement une force de l'imagination, une domination imaginaire ». C'est pourquoi
l' « Africain » ne peut dépasser « l'antithèse initiale entre l'homme et la nature1 ». Le
fétichisme ne débouche sur rien et les colonisateurs pourront avoir bonne conscience.
La profonde originalité de Comte a été de renverser ce jugement négatif et, si
l'on peut dire, de ne pas fétichiser le fétichisme, mais au contraire d'en montrer, sans
jeu de mots, le côté positif que Benjamin Constant avait d'ailleurs pressenti en écrivant,
dans De la religion, qu'il y avait dans le fétichisme « un mouvement qui est fort au-dessus
de l'adoration des simples fétiches ».
On commet souvent à propos de Comte la même erreur qu'à propos de Rousseau
en l'interprétant d'une façon étroitement évolutionniste et chronologique. Canguilhem
a clairement montré que « sous le nom de fétichisme, Auguste Comte a cherché à
construire une théorie abstraite et totale des rapports de la religion et de la nature
humaine [. mais qu'] on a méconnu que la théorie comtienne des origines de la forme
religieuse de penser repose moins sur la connaissance descriptive de formes sociales
chronologiquement initiales que sur l'éclaircissement de la signification permanente
d'une réaction de l'homme à sa situation originaire ». Finalement, « .le terme de
fétichisme importe assez peu à Comte. L'important pour Comte, c'est de composer
l'histoire des religions, y compris quelques données ethnographiques, avec l'histoire
des sciences, de façon telle que la nature de l'homme et l'histoire de l'homme soient
homogènes l'une à l'autre [.]Le fétichisme, c'est l'hypothèse qui permet d'affirmer
qu'il n'y a qu'un esprit humain et que sa logique admet des variations mais pas de
variantes 2 ». Autrement dit, en parlant de fétichisme, Comte n'entend pas exclure les
« primitifs » de l'humanité, il tente, au contraire de ceux qui, avant lui, utilisèrent le
mot, d'éviter l'ethnocentrisme. L'idée d'une mentalité prélogique lui aurait paru
absurde. Toujours, les hommes manifestèrent des tendances intellectuelles et, bien
que l'erreur du fétichisme tienne à la domination de l'affectivité sur l'intelligence, elle
n'en dénote pas moins une « activité spéculative » qui relève de lois logiques invariantes
i. Hegel, La Raison dans l'histoire, Plon, Coll. 10/18, Paris, 1965.
2. G. Canguilhem, « Histoire des religions et histoire des sciences dans la théorie du féti-
chisme chez Auguste Comte », in Études d'histoire et de philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1968.
FÉTICHES SANS FÉTICHISME

« Les lois logiques, qui finalement gouvernent le monde intellectuel, sont, de leur nature,
essentiellement invariables et communes, non seulement à tous les temps et à tous les
lieux, mais aussi à tous les sujets quelconques, sans aucune distinction, même entre
ceux que nous appelons réels et chimériques. » Et Comte ajoute comme à l'intention
des psychanalystes « Elles s'observent, au fond, jusque dans les songes. r Dans cette
réhabilitation du fétichisme, Comte va même jusqu'à dire qu'en dépit de sa primi-
tivité, il est plus proche que le théologisme de l'état positif « En prenant la positivité
complète pour type normal de notre maturité mentale, le fétichiste s'en trouve moins
éloigné qu'aucun théologiste. Son approximation générale de la réalité est plus exacte
autant que plus naturelle nous ne la dépassons effectivement que dans l'état scienti-
fique 1. » Si, en effet, le fétichiste se trompe en assimilant spontanément le monde
inorganique et la nature vivante, cette erreur engendre par elle-même sa réfutation,
car « on peut la constater pleinement et s'en affranchir2 », alors que le théologisme en
affirmant, non pas la volonté directe d'un être supposé vivant, mais la volonté indirecte
d'agents extérieurs à la matière, « ne comporte par lui-même ni réfutation ni confirma-
tion ». Autrement dit, l'illusion fétichiste est une « illusion propulsive3 ».
Elle est en effet la première forme d'explication causale elle consiste à « concevoir
tous les corps extérieurs quelconques, naturels ou artificiels, comme animés d'une vie
essentiellement analogue à la nôtre, avec de simples différences mutuelles d'intensité ».
Ce n'est pas de l'anthropomorphisme, puisque les animaux en sont capables K Les
animaux assez élevés pour manifester, en cas de loisir suffisant, une certaine activité
spéculative (et beaucoup d'espèces en sont assurément susceptibles) parviennent spon-
tanément, de la même manière que nous, à une sorte de fétichisme grossier.» Ce n'est
pas non plus ce que des ethnologues appelleront plus tard de l'animisme l'animiste
en effet projette sur la nature la dualité qu'il sent en lui entre son « âme » et son corps,
alors que le fétichiste, fondamentalement moniste, projette sa propre unité vivante,
d'où le culte « direct » dont parlait de Brosses. Il s'agit plutôt, selon l'expression de
Canguilhem, d'un « biomorphisme » généralisé, d'une « anticipation a priori de l'huma-
nisation du monde ». A priori, donc erronée, mais erronée surtout parce qu'elle ne vise
pas à dégager des lois objectives. Non pas que cette projection s'opère arbitrairement,
comme le pense Hegel, mais parce qu'elle ne vise les phénomènes extérieurs que dans
ce qu'ils ont d'extraordinaire d'une part, dans leur singularité d'autre part. Selon Comte
et l'ethnographie validera son affirmation dans bien des cas sans, bien entendu,
confirmer sa généralité le « primitif» cherche d'abord à expliquer non pas le cours
ordinaire des choses, mais l'inattendu, les ruptures, les contrastes. Comme l'avait
déjà remarqué A. Smith, on ne trouve nulle part « un dieu pour la pesanteur ». C'est
pourquoi « les dieux du fétichisme sont éminemment individuels »; c'est tel arbre
i. A. Comte, Système de philosophie positive.
2. G. Canguilhem, op. cit.
3. G. Canguilhem, op. cit.
OBJETS DU FÉTICHISME

particulier, ou tel rocher, ou tel animal qui sera fétiche, non pas l'arbre, le rocher,
l'animal en général.
Cette remarque est importante parce qu'elle fait comprendre le passage du fétichisme
au polythéisme. Ce passage s'est opéré grâce à la perception et à l'abstraction de caractères
communs à des êtres qu'on a alors classés dans une même espèce « Lorsque, par exemple,
la végétation semblable des différents arbres d'une forêt de chênes a dû conduire
enfin à représenter, dans les conceptions théologiques, ce que leurs phénomènes offraient
de commun, cet être abstrait n'a plus été le fétiche propre d'aucun arbre, il est devenu
le dieu de la forêt. » Il s'agit là d'un « passage intellectuel » les mots sont de Comte
et non d'une transition qui aurait été imposée à l'homme par ses besoins. Il n'y a pas
trace d'un quelconque fonctionnalisme empirique chez Comte, qui dénonce d'ailleurs
cette « vicieuse théorie métaphysique de la nature humaine où l'on fait dériver essentiel-
lement les facultés des besoins ». Bref, erreur inévitable, le fétichisme est aussi la condi-
tion première du développement de l'esprit humain il révèle jusque dans ses illusions
« les symptômes nécessaires de l'éveil primordial de notre intelligence », et le langage
même, dans sa constitution métaphorique, doit lui être rattaché; il a de plus favorisé
le progrès matériel de l'humanité, puisqu'il a facilité la transition de l'économie des
chasseurs-collecteurs à celle des agriculteurs.
Cette défense et illustration du fétichisme n'a cependant pas prévalu contre la
connotation péjorative du mot. C'est sans doute qu'ainsi compris dans une perspective
malgré tout diachronique, il ne peut être positivement apprécié que dépassé; maintenu
ou occasionnellement renaissant, il n'est plus qu'une survivance collective ou une
rechute individuelle, une fixation à un stade antérieur. L'évolution, quels que soient
ses détours, est un progrès absolu. La projection constitutive du fétiche, qui a consisté
à prêter aux corps extérieurs une vie analogue à la nôtre, était nécessaire, mais la « sorte
d'hallucination » qu'elle entretenait s'est dissipée lorsque ces corps ont été considérés
comme les supports ou les signes de significations diverses qui en devenaient séparables.
Alors, l'homme a pu à la fois se distinguer des autres réalités et les distinguer entre
elles, substituer à la pure et simple pluralité des fétiches toujours individualisés une
taxinomie de plus en plus complexe des êtres réels, et, si l'on peut dire, récupérer du
même coup pour son compte la praxis qu'il avait indûment attribuée aux choses.
Ainsi comprend-on la position et de Marx et de Freud. Pour Marx, le fétichisme
est l'inverse de ce qu'il est pour Comte. Fétichiser une marchandise, par exemple, ou la
monnaie, c'est prendre pour une réalité autonome l'expression d'un rapport entre hommes
et attribuer à la première l'efficacité sociale qui est inhérente au second. Mais ce qui
eût été une projection aux temps anciens, lorsqu'il fallait à l'homme humaniser la nature,
n'est plus aujourd'hui qu'une réification qui aliène l'homme à son produit et déshuma-
nise la société. Pour Freud non plus, le fétichisme ne peut plus être cette assimilation
originaire de l'autre à moi, que décrivait Comte; il ne se constitue qu'ensuite et c'est
pourquoi il est une perversion après que l'individu a fait encore un pas de plus,
FÉTICHES SANS FÉTICHISME

a opéré la distinction du signe et du signifié, en l'occurrence du pénis-objet et de la


puissance phallique, et précisément pour en maintenir la liaison (indispensable à la
signification) malgré l'absence constatée de l'objet-signe, auquel le fétiche se substitue.
« Il n'est pas juste de dire que l'enfant [celui qui se fera fétichiste] ayant observé une
femme a sauvé, sans la modifier, sa croyance que la femme a un phallus. Il a conservé
cette croyance, mais il l'a aussi abandonnée. Dans son psychisme la femme possède
pourtant un pénis, mais ce pénis n'est plus le même que celui qu'il était avant.
Quelque chose d'autre a pris sa place, a, pour ainsi dire, été désigné comme substitut
et est devenu l'héritier de l'intérêt qui lui avait été porté auparavant 1. » Autrement
dit, le fétichiste «primitif», pour Comte, n'a pas encore distingué ce dont le fétichiste,
au sens de Freud, ne veut pas s'avouer qu'il sait la différence.

La conclusion de cette histoire ne peut donc être la construction d'un concept.


Il serait vain de prétendre donner une définition générale qui subsumerait les divers
sens du fétichisme. Ce que nous avons voulu faire est différent articuler une dialectique
non cumulative et qui ne réconcilie rien, ne surmonte aucune opposition, mais qui
permette d'en venir à quelques questions sous-jacentes à toutes les théories du fétichisme.
Ces questions justifient l'intérêt qu'on a porté à ces dernières, qui valent en effet plus
par le fait qu'elles les posent que par les réponses qu'elles leur apportent.
L'emploi marxiste du mot « féticheest surtout polémique. Marx l'utilise pour
stigmatiser la fausseté des théories qui méconnaissent la priorité de la praxis et qui ne
sont donc pas réellement des théories, mais des idéologies. En toute société, il peut y
avoir des fétichistes, c'est-à-dire des gens qu'on aliène, et des idéologues qui contribuent
à les aliéner. Mais le fétichisme comme tel ne peut fournir la clef d'une organisation
sociale. La fétichisation est le processus général par lequel une société se rend opaque
pour elle-même, et de ce fait n'en caractérise aucune en particulier, ni ne permet de définir
aucun stade évolutif. Au sens de Freud, le fétichisme ne peut être le fait que d'individus
et il ne peut se rencontrer que parce qu'il n'est pas général il n'existe pas de société
ou de culture fétichiste. Le problème est alors de savoir si (ou à quelles conditions) la
psychanalyse peut rendre compte d'une déviation, quelle que soit la culture où celle-ci
se définit. Pour de Brosses, au contraire, il y a ou il y eut des sociétés fétichistes, mais il
ne l'affirme que parce qu'il prend pour des informations des interprétations naïves ou
intéressées et toujours fondées sur un ethnocentrisme inconscient. Comte, enfin, tem-
poralise un raisonnement logique, il invente une histoire qu'il veut « homogène»à sa
conception de la nature humaine. Le « primitif » qu'il croit décrire est simplement le
négatif logique et la première approximation historique de l'homme positif, d'où le

i. S. Freud, op. cit.


OBJETS DU FÉTICHISME

jugement ambigu qu'il porte sur lui. La thèse de Comte, en dépit des données rudimen-
taires sur lesquelles elle prétend s'appuyer, serait cependant beaucoup plus admissible
si on la dépouillait de son illusion rétrospective et si le fétichisme apparaissait alors
comme la source toujours actuelle des représentations que l'homme se fait du monde
si, pour reprendre les expressions de Lévi-Strauss, on en faisait, non plus « la pensée
des sauvages », mais « la pensée sauvage », du moins une de ses formes.
Il resterait néanmoins une objection fondamentale sa théorie du fétichisme
conduit Comte à séparer et à présenter comme consécutif ce qui est indissociable et
simultané. Il place en effet au point de départ l'appréhension des phénomènes dans
leur multiplicité pure et simple et de chacun d'entre eux dans sa singularité absolue.
La perception des ressemblances, des régularités, les premières ébauches de classification
n'auraient pu venir qu'ensuite. Le fétiche, objet singulier, est la source de certains
phénomènes tout comme chaque individu est à l'origine de ses actes. Il ne signifierait
donc rien, ne renverrait à rien d'autre que lui-même. Il n'aurait aucune valeur sym-
bolique parce qu'il ne procéderait d'aucune symbolisation, il ne manifesterait de la
part du primitif qu'une attention hallucinée au concret. C'est précisément contre ce
déni de la capacité symbolique aux « sauvages » que Lévi-Strauss a écrit La Pensée
sauvage, pour montrer au contraire que la pensée symbolique est toujours présente en
l'homme, « que l'attention au concret et l'ambition symbolique sont une seule et même
attitude », et que si on ne la suppose pas présente dès le début, on ne comprend pas,
sinon par une pétition de principe, comment elle a pu jamais apparaître.
S'il en est bien ainsi, et si l'on veut continuer à parler de fétiche, il faut replacer
celui-ci dans le champ de la pensée symbolique, et se demander, non plus ce qu'est le
fétichisme, mais quand et à propos de quoi on parle de fétiche.
Remarquons d'abord que rien dans les faits ne permet de constituer le fétichisme en
entité séparée. Si dans une société donnée il y a ce qu'on choisit d'appeler des fétiches,
cela ne veut pas dire qu'il n'y a que des fétiches. Comme l'écrit Evans-Pritchard,
« l'esprit des gens fonctionne de façon différente à différents niveaux et dans différents
contextes. Ainsi un homme peut-il se tourner vers un fétiche pour certaines fins, et en
appeler à Dieu dans d'autres situations, et une religion peut être à la fois polythéiste et
monothéiste selon que l'Esprit est conçu dans la pluralité ou dans l'unité1 ». Autrement
dit, pour rendre compte de l'existence de fétiches, il ne faut pas bâtir une théorie
spéciale et exclusive. La croyance aux fétiches coexiste avec d'autres formes de croyance;
c'est la possibilité de cette coexistence qu'il faut expliquer, et c'est précisément ce que
la théorie du fétichisme primitif ne peut faire puisqu'elle cherche à établir des séquences
au lieu d'explorer des corrélations. Sans doute peut-on décider de voir dans les fétiches
qu'on rencontre ici ou là des vestiges d'un fétichisme ancien et désagrégé, mais la
supposition est inutile, gratuite et surtout trop commode.

i. E. E. Evans-Pritchard, Théories of Primitive Religion, Oxford, at the Clarendon Press, 1965.


FÉTICHES SANS FÉTICHISME

Remarquons ensuite un extrême laxisme dans l'emploi du terme par les anthropo-
logues. Pour Frazer, le fétiche peut être un dieu ou bien la demeure d'un dieu ou d'un
esprit; mais ce peut aussi être simplement une sorte d'instrument délibérément préparé
pour atteindre des fins inaccessibles par tout autre moyen. On appelle fétiche tantôt
un objet ou un phénomène naturel, tantôt un objet matériel adoré non pour lui-même
mais comme représentant d'une divinité, tantôt la résidence soit permanente, soit
temporaire d'un esprit. Les Notes and Queries distinguent deux catégories d' « objets
sacrés », qui d'ailleurs peuvent se chevaucher les objets de culte et les objets utilisés
dans le rituel (masques, tambours.); les premiers sont des représentations anthropo-
morphes, ou zoomorphes, ou des représentations de caractéristiques diverses (phallus,
objet de fantaisie.); les uns et les autres peuvent être appelés fétiches. On n'a donc
que l'embarras du choix! La latitude que s'accordent ainsi les anthropologues n'est
peut-être que prudence. Ils se trouvent en effet dans un dilemme gênant ou bien l'on
forge des termes spéciaux pour décrire les religions exotiques, et l'on parle d'animisme,
de fétichisme et ainsi de suite; ou bien l'on emprunte aux langues indigènes des termes
qu'on estime intraduisibles (sans s'interdire pour autant de les interpréter de façon très
extensive), et c'est ainsi qu'on parle de tabou, de mana, de totem, de baraka 1. Dans
les deux cas, on risque de faire croire à une différence absolue de nature entre nous et
les autres. Aussi l'ethnographe préfère-t-il souvent ne pas trancher et s'en remettre,
semble-t-il, à son inspiration du moment.
Peut-on cependant mettre un peu d'ordre dans cette diversité? L'analyse de la
religion des Nuer par Evans-Pritchard2 nous indique la voie. Les Nuer croient en
l'existence de pouvoirs supra-humains, dont les manifestations sont extrêmement
variées, mais qui appartiennent tous à une même catégorie, si bien que les Nuer peuvent,
selon les cas, mettre l'accent sur l'unité ou sur la pluralité de ces pouvoirs. Cette caté-
gorie est celle de Kwoth, qu'Evans-Pritchard traduit par « Spirit »; mais cet Esprit
(ou ces esprits, si l'on considère plutôt la multiplicité des manifestations de Kwoth)
n'a rien à voir avec tie, l'âme humaine. Kwoth est extrinsèque à l'homme, il agit sur lui
ou se révèle à lui du dehors. Les Nuer ne sont donc pas animistes; ils ne sont pas non
plus fétichistes, si le fétichisme consiste à interpréter les phénomènes en y voyant des
opérations comparables aux actions humaines. Evans-Pritchard observe alors que cette
catégorie Kwoth n'est pas un fourre-tout, qu'elle comporte un critère d'ordre « Il
existe une classification par degrés dans la conception de l'Esprit depuis l'Esprit pur,
qui n'est attaché à rien, jusqu'à l'Esprit associé à des êtres humains, des êtres naturels,
des objets inanimés, et de plus en plus étroitement lié à ce qui se trouve aux plus bas
degrés de l'échelle. » C'est évidemment dans le cas des fétiches que la liaison la plus
étroite est affirmée. Le fétiche nuer est en général « un fagot de bois dans lequel réside

i. Cf. E. E. Evans-Pritchard, op. cit.


2. E. E. Evans-Pritchard, Nuer Religion, Oxford, at the Clarendon Press, 1956. Les citations
suivantes du même auteur sont tirées de cet ouvrage.
OBJETS DU FÉTICHISME

un esprit-fétiche (Kulangni) ». Ce n'est pas un symbole, comme par exemple n'importe


quel crocodile réel est le symbole du crocodile totémique; ce n'est pas non plus une
manifestation visible de l'Esprit, comme peut l'être dans la nuit une luminescence.
« C'est une chose où un esprit particulier demeure. Néanmoins il est difficile pour le
possesseur d'un fétiche de considérer le fagot comme rien de plus qu'une résidence
pour un esprit. C'est devant le fagot qu'il fait ses offrandes, c'est le fagot qu'il pointe
vers son ennemi pour que l'esprit lui cause du tort. En outre, les fagots sont confec-
tionnés uniquement pour servir d'habitation à des esprits et n'ont pas d'autre significa-
tion que celle qu'ils tiennent de cette intention et de cet usage. Aussi quand les Nuer
disent d'un fagot-fétiche qu'il est Esprit, ils ne veulent pas dire que quelque chose,
qui a aussi pour eux un sens propre en tant que c'est quelque chose en soi-même et qui,
en cela, est autre chose qu'Esprit, est en outre quelque chose d'autre, à savoir Esprit;
mais ils veulent dire que quelque chose, qui n'a aucun autre sens que d'être une résidence
et un séjour matériel de l'Esprit, est Esprit. Ainsi ne peut-on pas facilement penser
aux fétiches soit en termes d'Esprit, soit en termes de leur nature matérielle comme
on peut le faire pour la pluie ou le crocodile mais seulement en termes d'Esprit. »
C'est en effet assez difficile, d'autant plus qu'on ne peut retourner l'énoncé le fétiche
est Esprit, mais l'Esprit n'est pas fétiche. La difficulté tiendrait-elle simplement à
l'origine étrangère des fétiches? Mais si les Nuer ont emprunté des fétiches, il fallait
bien que dans leur propre système ils puissent concevoir une place pour ceux-ci, et
c'est ce que leur permettait la théorie des gradations Kwoth. Les fétiches y ont été
situés (au plus bas degré) en raison de « la nécessité logique d'intégrer les pouvoirs des
fétiches dans un modèle que les Nuer possédaient déjà ». La difficulté est donc intrin-
sèque au système. Le paradoxe est en somme que c'est du seul fétiche qu'en dépit de
sa matérialité flagrante on ne peut parler qu'en termes d'Esprit; la raison en est que
le lien de l'Esprit avec la réalité qui lui est associée est de plus en plus étroit au fur et à
mesure que l'on descend l'échelle, qu'on associe l'Esprit à des réalités plus strictement
matérielles 1. De celles-ci en effet, puisqu'elles ne sont rien par elles-mêmes, on ne
peut dire qu'une chose qu'elles sont Esprit.
C'est ce paradoxe qui fournit la solution. A propos des fétiches empruntés, nous
avons suggéré que le fétiche est ce qu'on ne parvient pas vraiment à penser. Mais cela
ne tient pas en fin de compte à cette origine étrangère seulement; il ne s'agit pas sim-
plement d'une difficulté circonstancielle. La nature même du fétiche est ici en cause
quel qu'il soit, où qu'on le rencontre, il est une limite. L'écart, que tout lien symbolique
suppose pour le surmonter, peut ou bien se creuser, ou bien se réduire. Se creuser au
point de presque rompre le lien et rien, si ce n'est un mot rendu quasiment vide, n'arrive
à rendre l'immatérialité du sens le mot abstrait est signe, n'est que signe. Se réduire

i. De même chez les Ashanti « un fétiche est un objet qui est la résidence potentielle d'un
esprit ou d'esprits de statut inférieur, appartenant généralement au règne végétal ». R. S. Rattray,
Religion and Art in Ashanti, Oxford, at the Clarendon Piess, 1927.
FÉTICHES SANS FÉTICHISME

au point de rendre presque indiscernable la différence entre la signification et le support


matériel qui lui est associé le fétiche est signification, n'est que signification. Le signe
verbal et le fétiche remplissent ainsi des fonctions analogues, puisque grâce au mot on
prétend fixer l'idée et, selon une formule expressive, la saisir les mots sont des pièges
à idées comme les fétiches des « pièges à dieux » 1. Mais ils s'opposent, puisque, si les
mots n'étaient que des fétiches, la sémantique se ramènerait à la phonologie.
Tout fétiche apparaît donc comme une des deux limites du symbolisme, cette
limite qu'on déclare inférieure parce qu'on est habitué à considérer comme supérieure
celle dans la direction de laquelle le symbolisé se détache du symbole au lieu de s'y
fondre. Le fétiche d'un côté, le mot abstrait de l'autre déterminent le champ symbo-
lique ils font partie du même système qu'ils fondent ensemble.

JEAN POUILLON

i. G. Balandier parle de «pièges à espritsàà propos des nkisi congolais, in Au Royaume de


Kongo du XVIe au XVIIIe siècle, Hachette, Paris, 1965.
Alfred Adler

L'ETHNOLOGUE ET LES FÉTICHES

Le fétichisme a perdu tout droit de cité dans les théories anthropologiques d'aujour-
d'hui. On pourrait retracer l'histoire des erreurs, préjugés et malentendus qui ont
conduit les auteurs anciens qui ont écrit sur les religions primitives, et tout particuliè-
rement sur celles de l'Afrique noire, à forger la pseudothéorie du fétichisme. Mais si
l'on peut apercevoir quelques-unes des raisons qui ont conduit la psychiatrie, et à sa
suite la psychanalyse, à emprunter la notion de fétiche pour définir cette forme de
perversion sexuelle qui se caractérise par « l'adoration d'un objet », on voit moins bien
ce qui motiverait l'ethnologue à faire le mouvement en quelque sorte inverse. Quel
usage peut-il faire d'une notion qu'il a depuis longtemps récusée, et qui lui revient
aujourd'hui sous la forme où elle a été promue dans la doctrine freudienne? Le débat
suscité entre ethnologues et psychanalystes par ce déplacement sémantique du fétichisme
offre, en effet, un aspect étrange. Il semble que tout se passe comme si ces derniers,
reprenant conscience de la valeur métaphorique, c'est-à-dire du résidu anthropologique
impossible à éliminer que comporte le terme auquel ils ont recours pour établir leur
nosologie des perversions, voulaient convier les ethnologues à retourner dans l'autre
sens la métaphore du fétiche et à ramener dans sa terre natale cette notion qu'ils en
avaient écarté précisément en raison des effets de distorsion de sens sinon d'occultation
qu'elle produisait dans l'interprétation des représentations religieuses et des objets
cultuels des peuples primitifs. Après tout, s'il s'agit d'une rencontre de mot, ne vaut-il
pas mieux laisser sa part à la contingence de l'histoire des sciences et, si la question est
celle des rapports entre la psychanalyse et l'anthropologie, ne faut-il pas l'aborder à
un niveau plus élevé?
Il n'en reste pas moins qu'une rencontre de mot ce n'est pas rien, d'autant plus
que le fait demeure et le lecteur pourrait le vérifier en consultant la littérature ethno-
graphique, même la plus récente que le recours occasionnel au terme fétiche persiste
soit pour cacher un vide théorique soit, le plus souvent, comme simple commodité de
langage pour éviter de répéter sans cesse un de ces termes fondamentaux des langues
OBJETS DU FÉTICHISME

vernaculaires dont la polysémie parfois foisonnante défie toute traduction qui ne serait
pas une interprétation restrictive et par conséquent abusive. Un bon exemple de
la façon (désinvolte) dont est utilisé, faute de mieux, le mot fétiche nous est fourni par
le livre de R. Jaulin, La Mort Sara 1, dans un chapitre intitulé justement « Quelques
fétiches Mara ». Faut-il faire à l'auteur une querelle de mot ou peut-on déceler
chez lui un reste de ce qu'on pourrait appeler l'illusion fétichiste comparable à ce que
C. Levi-Strauss a appelé illusion totémique, ou enfin le choix du terme se justifie-t-il
en quelque façon?
De quelle nature sont les objets que Jaulin appelle fétiches? Il ne les définit pas,
mais nous dit seulement quelle est son intention théorique « Notre objet est d'examiner
la démarche par laquelle ils existent dans l'esprit des hommes et se justifient du point
de vue de la logique sociale. » Autrement dit, il va nous expliquer ce que les « fétiches »
signifient dans le cadre de son interprétation de la culture des Sara du Tchad, mais il
ne nous parlera pas de ce qu'ils sont en eux-mêmes, en tant qu'objets faits d'une certaine
manière dans une matière particulière, liée à des représentations et à des actes rituels
spécifiques. A première vue donc, l'emploi du terme fétiche est arbitraire puisque,
loin de nous enfoncer dans la relation qu'un individu ou un groupe entretient avec un
objet, l'analyse de Jaulin noie cette relation dans un ensemble de significations générales
articulées selon cette « logique sociale » qui est, selon lui, la propriété de la culture Sara.
C'est ainsi qu'il dépasse ou plutôt réduit l'irréductible arbitraire de cet objet singulier
qu'il appelle fétiche. Qu'on en juge. Les Sara ont un terme yo qu'ils utilisent en des
sens multiples et notamment pour désigner toute sorte d'objets culturels ou magiques.
C'est ce terme que Jaulin traduit par fétiche, dont il nous dit, en guise de définition
« Les fétiches ont tous pouvoirs de provoquer la mort et agissent soit au nom d'individus
soit au nom d'une collectivité. » En effet, dans la langue Sara, le premier sens de yo
est la mort. Il désigne aussi l'Esprit de la mort, celui qui se manifeste aux enfants dans
l'initiation sous la forme sonore du rhombe par exemple, mais de bien d'autres façons
également. La place mortuaire où est exposé le cadavre, l'ensemble des rites funéraires
sont des yo. Enfin, tout ce qui peut donner la mort, esprits, objets dans lesquels ils
s'incarnent et sorciers mangeurs d'âmes sont également des yo. On voit que l'on a affaire
avec le yo à l'une de ces catégories fondamentales de la pensée religieuse d'un peuple
qui a condensé en un seul mot une foule d'idées dont la cohérence ne peut apparaître
d'emblée ni sur le plan du langage ni sur le plan de l'expérience. On conçoit qu'un
pareil terme soulève des difficultés considérables de traduction pour l'ethnologue.
Voyons, sur un exemple, ce que nous apporte la notion de fétiche proposée par Jaulin.
Yo Bolo. Son usage est particulier aux gens de deux villages. Il s'agit des racines
d'un arbre (une variété de ficus, mais l'auteur néglige de nous l'apprendre)qu'un homme
i. Robert Jaulin, La Mort Sara, Paris, Plon, 1967.
2. Nous relevons cette « omission » car elle est significative de la méthode adoptée par
l'auteur à l'égard de la pensée indigène. Quand la ou les valeurs symboliques d'un objet ne sont
L'ETHNOLOGUE ET LES FÉTICHES

du village de Djaha enterra sous le chemin où son rival de Marabé avait coutume de
passer pour rendre visite à la femme qu'ils convoitaient l'un et l'autre. L'homme de
Marabé tomba malade et le devin lui apprit que la cause de son mal était ce Yo Bolo.
Ses parents demandèrent à l'homme de Djaha de déterrer ces racines, mais il refusa.
Et c'est ainsi, qu'encore aujourd'hui, les gens de Marabé peuvent se rendre à Djaha
à l'occasion d'une fête, mais la famille du malade ne peut consommer de la nourriture
provenant du détenteur du Yo Bolo, de crainte d'être empoisonnée. Tels sont les faits à
partir desquels l'auteur va nous proposer son interprétation du « fétiche ». Il note
d'abord une équivalence entre l'empoisonnement par aliments et les émanations malé-
fiques du Yo Bolo, et en voit la preuve dans le fait que les gens emploient le même mot
dans les deux cas. Bien sûr, il s'agit toujours de Yo la mort, mais le récit montre seule-
ment que, parce que j'ai enterré un Yo Bolo, ma victime peut aussi être empoisonnée
par la nourriture que je lui donne; il ne dit pas que les deux causes de mort sont équi-
valentes. L'auteur sent bien que c'est la différence qui est importante puisqu'il ajoute
aussitôt et c'est la seule chose qu'il dira sur la relation à l'objet « fétiche que
« ce qui permet à la racine de Bolo d'agir est, bien sûr, l'existence entre elle et un homme
d'une relation de coopération de sorte que dans ses mains, elle devient, à proprement
parler, une arme qui n'est cependant efficace qu'une fois enterrée s. Quelle est cette
relation de coopération, sur quoi se fonde-t-elle, qu'est-ce qu'enterrer des racines de
l'arbre bolo sous un chemin pour nuire à un rival amoureux? Nous ne le saurons pas.
Tournant résolument le dos au caractère singulier de la relation de l'homme au Yo Bolo,
Jaulin fait un pas de plus dans la généralisation et pose « à titre d'hypothèse le pouvoir
(du fétiche) d'utiliser la terre ». Dès lors, il est tiré d'affaire, si j'ose dire, il est en posses-
sion de ses concepts et de sa combinatoire pour interpréter le fétiche, c'est-à-dire un
objet quelconque qui met en jeu les relations entre Terre, Femme, nourriture, etc.
Il aboutit ainsi à la proposition générale suivante « Emprunter le chemin et emprunter
la femme sont deux actions à la fois équivalentes et complémentaires, l'acte total corres-
pondant à leur ensemble. Le Bolo représente l'homme en sa contrainte ou en son droit
sur ce chemin qu'est la terre, ici limité, qui mène à une femme; il est donc l'équivalent
des ancêtres et des chefs de terre enterrés mais pour un individu et non plus pour
un clan. » Il n'entre pas dans mon propos de discuter la vérité de ce raisonnement ni
même son exactitude ethnologique. Je constate seulement que, pour Jaulin, le fétiche
représente l'idée abstraite de la relation entre la Terre et l'exogamie. Qu'un tel pouvoir
soit dévolu par les Sara aux racines enterrées de l'arbre Bolo, voilà qui ne mérite pas
d'explication particulière; il s'agit d'un fétiche, autrement dit un objet quelconque, qui
n'est déterminé que par l'usage qu'en fait la culture soumise à « la logique sociale » qui
lui est propre. Cette logique maniée par l'ethnologue se rabat sur l'objet partiel détaché
du corps des représentations, mythes et rituels qui lui donnent son sens particulier,
pas évidentes, il postule l'arbitraire du choix de cet objet dans l'usage décrit et se contente des
propriétés générales des relations que cet usage met en jeu.
OBJETS DU FÉTICHISME

mais laisse sa place vide, ce vide correspondant aux attitudes subjectives des participants
à son culte, dont la théorie n'a que faire. On peut dès lors comprendre la fonction du
terme fétiche dans l'analyse de Jaulin il a été choisi arbitrairement pour représenter
le caractère arbitraire de certains objets que la culture sélectionne pour en faire les
supports des significations qu'elle renferme et qu'elle communique par ce moyen.
Si le trait essentiel du fétichisme, dans l'ethnologie des religions noires, est la
méconnaissance du caractère intégré et total de la pensée religieuse des peuples afri-
cains et, par voie de conséquence, la méconnaissance de l'effort à fournir pour en péné-
trer les fondements les plus intimes, il faut alors dire que l'interprétation proposée par
Jaulin du Va Bolo participe de l'illusion fétichiste. Affirmer qu'il existe dans une culture
des objets qui fonctionnent comme fétiches en tant que signes arbitraires véhiculant
des significations générales, et rejeter d'autre part le fétichisme parce qu'à ces objets
on ne saurait faire correspondre un certain mode de satisfaction subjective, revient en
définitive à conserver l'essentiel du fétichisme (celui de l'ethnologue) qui consiste à
tenir pour insignifiants les symboles rebelles à son analyse. Le lecteur de La Mort Sara
pourra aisément se convaincre de ce parti pris de Jaulin en réfléchissant sur l'ensemble
des exemples de Yo qu'il nous présente. Le chapitre qui leur est consacré est fait
d'une série de brèves interprétations construites sur le modèle que j'ai rapporté à propos
du Yo Bolo. Un seul cas est véritablement développé, de façon d'ailleurs remarquable,
c'est celui du Yo Djungo, le Yo des jumeaux qui est l'un des objets de culte le plus
important et aussi le plus répandu dans tout le pays Sara, qui comprend à peu près
toute la partie méridionale du Tchad. Les données ethnographiques permettent de
repérer la fonction du culte des jumeaux dans l'organisation sociale, de situer la place
de la gemelléité dans la mythologie et de voir comment cette catégorie fonctionne dans
les grands rituels collectifs bref, de comprendre quelque chose à la pensée religieuse
des Sara. Dire, dans ces conditions, que l'autel des jumeaux est un fétiche n'a plus
aucune portée, et le terme est alors réduit à son rôle de simple commodité. Il faut
donc conclure que le fétiche est un pseudoconcept, un cache destiné à faire illusion
sur le rendement théorique d'un système d'interprétation qui n'hésite pas à substituer
son propre discours à celui de la culture dont il n'a pas pu ou pas su percer les mystères.
Mais s'il est vrai que l'anthropologie religieuse doit se débarrasser complètement
de l'illusion fétichiste fondée sur la connaissance trop partielle, prenant valeur de
méconnaissance, du corps plein des représentations religieuses d'un peuple, peut-être
n'en reste-t-il pas moins qu'il existe des objets fonctionnant comme fétiches à l'intérieur
d'une culture. L'ethnologue répugne à s'aventurer dans le champ de la perversion
considérée dans sa dimension sociale, car il peut non seulement s'estimer non qualifié
pour cela, mais aussi déplorer les silences de la psychanalyse sur la question. Il n'existe
pas même d'esquisse d'une sociologie de la perversion dans notre civilisation. Une telle
entreprise ne serait pourtant pas vaine, et la psychanalyse comme l'anthropologie y
gagneraient beaucoup. Depuis Totem et Tabou jusqu'à Moïse et le monothéisme, pour
L'ETHNOLOGUE ET LES FÉTICHES

ne citer que Freud lui-même, la réflexion psychanalytique sur la religion n'a pas manqué
de stimuler les ethnologues et, même si leur intérêt s'est surtout manifesté par des
résistances souvent légitimes mais parfois dues à l'incompréhension du point de vue
proprement analytique, elle a néanmoins profondément marqué leurs conceptions du
fait religieux. Bien que fort peu de choses aient été avancées sur les rapports entre les
objets rituels et les fétiches du pervers, on peut aussi attendre de la théorie freudienne
du fétichisme un éclairage nouveau sur certains objets énigmatiques rencontrés dans
les pratiques religieuses des peuples africains. J'envisagerai deux exemples pris dans
la société Moundang (Tchad) où j'étudie notamment les rites liés à la royauté.
Le ké du roi de Léré. A l'occasion du Tché-Soré, fête de l'Ame du mil, qui se
tient seulement dans la capitale royale Léré, et qui marque la fin des récoltes, on engrange
une énorme gerbe de mil, comprenant un grand nombre des variétés cultivées, dans
,le grenier personnel du roi. Ce grenier, aux dimensions imposantes, est planté au
milieu de la cour du palais et symbolise la puissance royale, gage de la prospérité de
son peuple. Un jeune homme appartenant au corps des serviteurs du roi et qui
par l'accomplissement de ce rite sera promu au rang de notable de la cour est désigné
par les autorités religieuses pour transporter cette gerbe du champ du roi, indiqué
par le devin, jusqu'à son grenier. C'est en brousse, dans le champ où la gerbe a été
préparée, que le rite de désignation a lieu. Le garçon choisi est complètement dévêtu
et le représentant d'un des clans des crocodiles (ceux qui possèdent le couteau de la
circoncision) se livre sur lui à un simulacre de circoncision. Puis on enduit son corps
nu de cendres et de poussière blanche et on lui passe l'étui pénien comme on le fait
lors de l'initiation. Ainsi il est prêt à recevoir sur la tête la gerbe. Mais auparavant,
on dépose au sommet de celle-ci trois objets, une houe, une faucille et un petit couteau
de jet, qui sont les sacra du roi. Ces sacra sont conservés secrètement dans la chambre
à coucher d'une des épouses royales, la mamuryan, sorte de grande prêtresse qui
préside à tous les sacrifices qui sont accomplis durant les fêtes dans la cour du palais.
Ces sacra ne peuvent être vus par le roi lui-même qui risquerait d'en mourir. Certes,
placés comme ils le sont sur le faîte de la gerbe, ils ne seront pas vus non plus par
le peuple massé sur le parcours du porteur et devant le seuil du palais. Mais on sait
que les sacra sont sortis, qu'ils sont exposés au grand jour. Le porteur marche précédé
par l'un des chefs religieux à cheval et suivi des notables et de la foule des habitants
de Léré. Il suit un itinéraire prescrit par le devin et se présente devant le palais en venant
par l'ouest. Quand il arrive en vue du palais, le roi qui attendait le cortège jette par
trois fois des cailloux dans sa direction et se sauve promptement dans sa demeure
pour ne pas voir la gerbe sur laquelle sont déposés ses sacra. Les cailloux, enduits
d'une poudre rituellement préparée par l'esclave chargé de veiller sur sa sauvegarde,
écartent de sa tête les dangers nés de l'exposition des sacra pour les transférer sur le
porteur de la gerbe. Celui-ci pénètre enfin dans la cour du palais, va jusqu'au pied du
grenier et grimpe sur l'échelle (un tronc de palmier dans lequel sont taillées d'étroites
OBJETS DU FÉTICHISME

marches) pour déposer sa charge dans l'orifice pratiqué près de la pointe de ce gros obus
qu'évoque le grenier royal. S'il trébuche et laisse tomber la gerbe, il est tué sur place.
Tel est le rituel de l'Ame du mil, succinctement décrit. La question qui nous intéresse
ici est celle du sens de l'exposition des sacra sur la gerbe. La première interprétation
que je reçus de mes informateurs fut une lecture directe des trois symboles. Le roi de
Léré est le successeur en droite ligne du fondateur de la société moundang, Damba.
Ce héros culturel était un chasseur vivant en brousse, que le hasard conduisit à proxi-
mité d'un village dont les habitants ne mangeaient jamais de viande. Damba leur
donna du gibier et, après une série de péripéties, ils en firent leur roi, car son mérite
de pourvoyeur de viande l'emportait sur celui de leur ancien chef de clan qui ne les
nourrissait que de haricots. Mais l'opposition subsiste toujours entre le chasseur de
brousse et le peuple d'agriculteurs sédentaires. Le couteau de jet, arme du chasseur et
objet par ailleurs inconnu des Moundang est là pour signifier cette opposition et
constitue pour les agriculteurs un objet de moquerie. La faucille, dont on se sert surtout
pour couper l'herbe destinée à nourrir les chevaux, représente le corps de ces jeunes ser-
viteurs auquel appartient le porteur de la gerbe, et symbolise par conséquent la puissance
politique et militaire du souverain. Enfin, la houe représente naturellement les agri-
culteurs, le peuple de Léré. Les sacra sont donc à la fois l'opposition entre le roi et
son peuple et leur unité, ainsi que la force qui en résulte. En fêtant le retour de l'Ame
du mil, on rappelle l'alliance sur laquelle la prospérité du pays est fondée. Le roi qui,
dans sa personne, supporte à lui seul l'un des termes de l'alliance, celui de la souve-
raineté, est en danger car il risque d'être écrasé par le poids d'une puissance qui ne tient
son efficace que de l'autre terme. Le roi n'est rien, la royauté est tout, disent les Moun-
dang. Le peuple trouve dans la répétition initiatique la garantie du renouveau et de
sa perpétuelle survie, le roi seul est sans recours devant la mort, chaque cérémonie
étant pour lui autant d'épreuves mettant en jeu sa capacité à répondre à la demande
dont il est l'objet. Un dicton proclame que les fêtes de l'Ame du mil comptent les
années du roi. Les sacra qu'il ne saurait voir sans mourir sont là pour lui rappeler la
fragilité de son règne et la dérision de son pouvoir solitaire. Il ne s'agit pas là d'une
leçon de morale politique, mais de l'essence même de la royauté, telle qu'elle est conçue
par la société moundang. Pourtant, à cette première interprétation, que je qualifierais
d'officielle, des symboles transportés sur la gerbe du Tché-Soré, s'en ajoute une seconde
qui prétend en révéler le sens caché et qui n'est connue que des hommes âgés. Selon
cette interprétation ésotérique, les sacra représenteraient en réalité le ké du roi, c'est-
à-dire son pouvoir sur la pluie. Les objets sont secrètement enduits d'un médicament
préparé par un esclave et, quand la pluie s'apprête à tomber, on sort la faucille qui
empêche l'eau de toucher terre. Le ciel devient rouge et la pluie arrêtée par la faucille
tombe tout autour de la terre du village, mais laisse celle-ci sèche. La houe coupe,
sépare les nuages de la pluie et l'empêche de tomber. Il en va de même pour le couteau
de jet. Les informateurs ne disent pas que ces trois objets symboliques sont le ké, et
L'ETHNOLOGUE ET LES FÉTICHES

que la première interprétation est fausse et ne concerne que les apparences. En tant
que porteurs des valeurs symboliques évidentes pour tout Moundang, les objets sont
bien ce qu'ils sont, mais en même temps, dans la fête, leur exposition a valeur de repré-
sentation du ké. Ce qu'est vraiment le ké en tant qu'objet, il est difficile de le savoir,
car les Moundang raisonnent ainsi le ké était d'abord une pierre, une pierre rare aux
couleurs vives qu'un étranger donna au roi de Léré. Cette pierre a-t-elle disparu, l'a-t-on
volée, on ne peut répondre exactement à cette question, mais elle n'est plus chez le
roi de Léré. Il y a un ké entre les mains du chef du village de Berlyan et un autre entre
les mains du chef du village de Trené (il s'agit de deux grands villages à l'est de Léré,
direction d'où soufflent les vents qui apportent la pluie), ces ké sont des objets que per-
sonne n'a vus, mais ils représentent le ké du roi de Léré qui règne également sur ces
deux villages. Et quand le devin, à l'occasion de la fête de la pintade qui est une céré-
monie propitiatoire pour la pluie, interroge ses cailloux pour savoir si le ké sera favorable
ou néfaste durant la saison à venir, il s'adresse à ces deux villages sans mentionner le
ké du roi de Léré qui est seul véritablement en cause. Le mode d'existence du ké est
donc celui de la substance invisible qui tient son être de la relation qu'elle entretient
avec la personne du souverain, qui l'a et ne l'a pas en même temps. Substance dange-
reuse au pouvoir maléfique d'arrêter la pluie, elle représente la part mauvaise de la
souveraineté, celle qui échappe au contrôle des autorités religieuses qui agissent au
nom des clans maîtres de la terre. Par le ké, le roi se fait craindre et en même temps
il se fait aimer puisqu'il témoigne qu'il est aussi la cause des bienfaits, de l'abondance
des récoltes qu'apporte la pluie. Cette ambivalence n'exprime pas tant celle des senti-
ments que la population nourrit à l'égard de son roi, mais plutôt la dualité de principes
qui est au fondement de la souveraineté et qui fait de son détenteur un roi-femme
doué de pouvoirs magiques et un roi-père législateur
La coexistence des deux interprétations contradictoires des sacra royaux peut
donc s'expliquer elle se ramène en définitive à l'affirmation simultanée des principes
opposés qui expriment la division de la souveraineté dans la société politique moundang.
Mais on voit bien que les deux affirmations ne sont pas sur le même plan de réalité,
qu'elles ne sont pas équivalentes. La première énonce un contenu symbolique manifeste
que la seconde désavoue selon un mécanisme qui peut bien être comparé à celui de la
Verleugnung du fétichiste selon Freud. Le roi-père fait engranger son mil par un substi-
tut de son fils qui représente le peuple d'agriculteurs auquel il dispense ses bienfaits.
Mais lés emblèmes exposés sur la gerbe sont les signes de la dérision de la puissance
paternelledu souverain en regard du pouvoir sur la terre, qui appartient en propre

i. Cf. mon article in Cahier d'Études africaines, n" 35, vol. IX, 1969, où est abordé le pro-
blème de la conception moundang de la souveraineté, sur laquelle je ne puis m'étendre ici.
2. Le fait que les sacra, et particulièrement le couteau de jet du chasseur, soient objets de
moquerie atteste que la relation de filiation qui unit le peuple à son roi est de pure convention.
Elle est plutôt pensée comme située quelque part entre la filiation et l'alliance et n'a pas le
OBJETS DU FÉTICHISME

aux clans. Refusant cette sous-estimation du père, la seconde interprétation affirme


que la vraie puissance c'est la puissance invisible, la puissance du ké qui appartient
au roi-magicien, celui qui est étranger à la terre, qui n'est pas soumis aux rites d'initia-
tion, qui peut outrepasser les règles communes de l'exogamie, en un mot, celui qui
est femme. Un psychanalyste n'hésitera sans doute pas à dire que le ké représente le
pénis maternel, et à y voir par conséquent un objet fétiche. Certes, de par l'ambiguïté
de son statut d'objet, de par sa nature de représentant d'une puissance féminine, le ké
a incontestablement des caractères fétichistes, mais cette assertion aurait une portée
assez mince sur le plan ethnologique si elle se réduisait à assimiler au fétiche du pervers
un objet magique qui constitue une pièce maîtresse dans la représentation que les
Moundang se font du pouvoir. Dire que le ké fonctionne comme fétiche, c'est affirmer
que la royauté moundang possède une structure perverse, et quant à savoir si le roi
de Léré est un pervers ou non, c'est une autre question. Un tel éclairage sur un système
politique ne peut que stimuler la recherche ethnologique, mais on admettra qu'en tirer
tout le parti n'est pas chose aisée, si tant est qu'elle puisse y arriver par ses propres
forces.
Je terminerai sur un deuxième exemple qui laissera entièrement en suspens
l'énigme que propose toujours la rencontre d'un fétiche. Il s'agit encore de regalia,
d'un objet qui appartient non pas au roi de Léré, mais au chef du village de Gégou,
qui fut toujours politiquement indépendant de Léré. L'objet en question est un objet
rare, éminemment précieux, une muserolle en or selon certains, en cuivre selon d'autres,
et à laquelle on donne le nom de gematahré. Elle avait été trouvée en brousse par
un esclave qui la remit à son maître, Damba, le fondateur de la dynastie royale moun-
dang, qui la garda précieusement. Selon une autre version, c'est un chasseur qui trouva
une boule d'or dans la brousse, boule qu'il appela excrément de la lune. Il en fit don
à Damba, qui la fit tailler en forme de muserolle.
Voici ce que raconte la légende Damba étant sur le point de mourir fit appeler
son fils aîné pour lui parler et lui prodiguer ses ultimes conseils. Celui-ci, trop fier
parce que sûr d'hériter de la royauté, tarda à répondre à l'appel de son père, et c'est
son frère cadet, Ndeidjou, qui se présenta le premier au chevet du mourant. Damba
lui dit « Tu sais que tu ne peux pas hériter, mais tu es venu quand même. Pour ta
récompense, prends cet objet, prends le gematahré et pars avec cela sur ton chemin. »
Ndeidjou accepta le cadeau et s'en fut le cacher dans la brousse. L'aîné arriva ensuite
et apprit ce qui s'était passé. Il fit chercher partout le gematahré, mais l'objet demeura
introuvable. Là où était le gematahré, Ndeidjou fonda le village de Gégou, et c'est à
cause de cet objet qu'il y eut une limite qui sépara pour toujours Gégou de Léré. Telle
est la raison de la séparation des deux chefferies. Et jusqu'aujourd'hui encore, commente
le narrateur, les gens de Gégou ne veulent pas montrer le gematahré aux gens de Léré,
caractère paranoïaque de la filiation divine qu'on trouve dans d'autres formes étatiques en
Afrique noire. Elle est symbolique, en ce sens qu'elle a peu de réalité.
L'ETHNOLOGUE ET LES FÉTICHES

de peur qu'ils ne s'en emparent. Ceux-ci revendiquent sans cesse le trésor, en vertu de
leur droit d'aînesse, et l'on dit même qu'ils firent des guerres pour tenter de se l'ap-
proprier. Mais le chef de Gégou conserve jalousement le gematahré dans la maison
de son épouse Mamuryan, et il ne sort qu'à l'occasion des funérailles des chefs. Le cheval
qui le porte est destiné à mourir dans l'année, et son cadavre est jeté en brousse, dans
le bosquet sacré qui sert de cimetière aux chefs. De même que pour le ké de Léré,
un chef de Gégou ne saurait voir la muserolle d'or sans en mourir.
Pendant longtemps, la signification du terme même gematahré me resta obscure.
On me répondait obstinément c'est la chose la plus précieuse au monde. Ce n'est
que par hasard que j'en obtins la traduction exacte qui est la suivante ce qui est entre
le vagin et l'anus. Mais de commentaires, point, sinon des rires. Comment comprendre
la fonction d'un tel objet? Disons d'abord qu'il est fait d'un métal par ailleurs inconnu
des Moundang (qui utilisent pour le désigner un mot peul) et qu'il représente un orne-
ment de grand prestige, seuls les rois pouvant avoir de tels harnachements pour leurs
chevaux. Il constitue donc un emblème royal par excellence et le nom de gematahré
souligne l'affinité du statut de roi avec ce qui a trait à la jouissance. Posséder le gema-
tahré, la chose précieuse entre toutes, c'est être au-delà de la différence des sexes.
Et de même que Tirésias a payé par sa cécité sa connaissance de la jouissance au-delà
de cette différence, la vue de la muserolle d'or rend le chef aveugle. Mais par ailleurs,
le petit récit qu'on vient de lire vise à nous faire comprendre l'opposition des deux
chefferies voisines, dont l'une est l'aînée, l'autre la cadette. Ce dont il s'agit de rendre
compte, c'est de l'indépendance de la seconde par rapport à la première. A priori, il
n'y avait aucune raison pour que Ndeidjou fonde sa propre chefferie le système politique
moundang est fondé de façon stricte sur la règle de primogéniture et quand, à la mort
du roi, son fils aîné lui succède, ses frères cadets sont envoyés en brousse commander
les villages placés sous la juridiction de Léré. Le rapport des cadets avec leur aîné est
un rapport de sujétion. Tout pouvoir vient du roi de Léré, qui n'est en aucun cas un
primus inter pares. L'indépendance de Gégou est donc un scandale qui ne se justifie
que par le don du gematahré, fait à Ndeidjou par Damba. Mais cette justification n'est
pas une légitimation et c'est pourquoi les gens de Léré convoitent toujours le trésor-
fétiche de leurs cadets. Sans doute, l'aîné avait-il commis une faute puisqu'il n'avait
pas répondu à l'appel de son père, mais cela ne change rien à son bon droit, qui est
de recevoir intact l'héritage paternel. C'est le partage qui est une faute, qui porte atteinte
à l'intégrité du pouvoir royal. Le gematahré constitue la cause de la soustraction d'une
partie de la terre de Damba au roi de Léré. En enfouissant dans la terre l'objet en
précieux métal venu d'ailleurs, cet excrément de la lune, comme l'a appelé le chasseur
qui l'a découvert, Ndeidjou a fait violence à la terre comme espace un, correspondant
à l'unicité du principe royal. Il a pu opérer cette scission du clan royal, transgresser
la règle de sujétion du cadet à l'aîné, parce qu'il a pris (pris au sérieux, dirais-je) ce
que l'aîné avait dédaigné, considérant qu'il l'avait déjà. Du même coup, il a effectué
OBJETS DU FÉTICHISME

un renversement de la relation aîné/cadet. Dans le cadre du royaume de Léré, les chefs


de village sont par rapport à leur souverain comme les épouses du palais, des instru-
ments de sa puissance. Le système politique est conçu de manière à briser toute velléité
chez eux, de tenter même de rivaliser, sur le plan de la richesse ou de l'influence,
avec leur aîné régnant à Léré. Les chefs de village sont femmes et, d'ailleurs, quand ils
partent en brousse prendre leur commandement, le rituel d'intronisation qui accompagne
leur installation leur confère symboliquement le statut d'épouse de la communauté
villageoise qui leur est assignée. Seul le chef de Gégou jouit du privilège de l'autonomie
parce qu'il s'est approprié une partie de la puissance de l'ancêtre fondateur, sous la
forme du gematahré. Mais cette appropriation représente pour le roi de Léré un détour-
nement de la toute-puissance phallique dont la jouissance lui revenait par son droit
d'aînesse. Sa convoitise du fétiche, qui permet à son cadet de jouir de son privilège,
qui est aussi bien le privilège de la jouissance, exprime son refus du partage de la toute-
puissance, c'est-à-dire son désir de maintenir la croyance en cette toute-puissance.
S'il est vrai, comme l'écrit Freud, que « le prototype normal du fétiche, c'est le
pénis de l'homme », on pourra sans doute voir dans le gematahré l'objet d'un fétichisme
collectif, dont le prototype serait l'idée même de pouvoir politique. Mais si la valeur,
pour l'ethnologue, d'un tel éclairage est incontestable, n'est-il pas exposé au risque,
en utilisant hors de leur champ propre les concepts de la psychanalyse, de substituer à
l'observation strictement ethnographique du matériel une vision morale du monde
qui, en dénnitive, le ramènerait au fétichisme archaïque qu'il aura ainsi vainement
exorcisé?

ALFRED ADLER
Pierre Bonnafé

OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME?

Le terme de fétiche ou de fétichisme a été banni du vocabulaire de l'ethnologie.


L'employer, c'était (et c'est toujours) se reléguer du même côté que les missionnaires
ou les colonisateurs, confondant sous un même mot un ensemble d'objets et de pratiques
attribués à des populations païennes (c'est-à-dire non chrétiennes) ou primitives (c'est-
à-dire non européennes).
Par quoi l'a-t-on remplacé? Les substituts avancés ne semblent pas plus éclairants,
soit qu'on distingue entre objet magique et objet religieux, ou encore entre objet magique
ou objet-symbole, etc. Les caractérisations ont souvent paru si difficiles qu'on s'en est
remis entièrement pour les désigner, aux signifiants de la population concernée la
description progresse alors à l'infini, mais dans l'ineffable.
A travers des cheminements sémantiques que d'autres expliqueront mieux que
moi, Freud a repris le terme de fétiche pour l'appliquer à l'objet élu par le pervers.
Son étude propose une définition de cet objet et de l'attitude psychique qui lui corres-
pond.
La désignation du problème qui se pose est simple, sinon sa solution. Ou bien
rien ne peut être formulé de commun entre les objets des civilisations anciennes qualifiés
de fétiches » et le fétiche du pervers; il n'y aura alors sans doute non plus aucune
correspondance à établir entre la structure du fétichisme dans les deux cas. Ou bien
pour des raisons moralisantes « qui les honorent », les ethnologues auraient renoncé un
peu vite, sans examen réel, à la notion.
Je ne prétends nullement résoudre ce dilemme, mais essayer de formuler les termes
d'une question. Je décrirai à partir d'une population congolaise l'objet magique buti,
d'une part; de l'autre, je résumerai brièvement les traits fondamentaux de la sorcellerie
innée (ou héréditaire) pfuna. Après quoi, nous nous demanderons s'il est possible
d'établir des liens entre les deux acceptions du mot « fétiche )'.
OBJETS DU FÉTICHISME

Auparavant il est naturel de donner quelques éléments d'information sur la for-


mation sociale considérée. Les Kukuya1 du Congo sont au nombre de 13 500 habitants;
ils se situent au NN-0 de Brazzaville à environ 250 kilomètres en ligne droite. Ils
habitent sur un plateau de 400 km2 où leur implantation semble très ancienne. Ce sont
actuellement des agriculteurs (autrefois des chasseurs et des tisserands-forgerons
aussi).
L'organisation de la parenté tout individu appartient à un lignage matrilinéaire.
Ces groupes de filiation sont censés « posséder » la terre. Le système ne saurait cependant
être dit matrilinéaire, car l'unité de parenté pertinente est formée par un ensemble de
quatre lignages à partir de la mère, du père, du père du père et du père de la mère. Les
droits sur les enfants sont partagés entre le père et l'oncle utérin, de même que la
compensation matrimoniale versée par un homme qui se marie. Du vivant du père,
la résidence d'un homme est le plus souvent patrilocale.
Une aristocratie seigneuriale se superpose à l'organisation précédente. Elle
se divise en deux catégories seigneurs du ciel et seigneurs de la terre. Les seconds
peuvent être vus grossièrement comme des parents supérieurs (utérins); les premiers
ont une filiation patrilinéaire et un pouvoir plus nettement territorial. Ce système poli-
tique est en déclin et a surtout une importance idéologique. Il existe, imbriquée à la
hiérarchie traditionnelle, une chefferie administrative.

I. L'OBJET MAGIQUE « BUTIn

La détention de cet objet est individuelle lorsque des puissances magiques ont
des fins collectives, elles portent un autre nom. C'est donc d'une relation personnelle
d'un homme à son objet que nous traiterons.
Si le buti ne résume pas tout le domaine magique, il n'a cependant aucun sens
sans la présence d'un corps de savoir. Celui-ci est entre les mains d'un certain nombre
de spécialistes appelés ngàà. Ils en détiennent une part déterminée et limitée, liée à la
fonction précise qu'ils occupent les uns sont devins, les autres guérisseurs, d'autres
encore chasseurs de sorciers. Plusieurs d'entre eux cumulent deux ou trois fonc-
tions.
Il existe deux sortes de sorcellerie qui sont signifiées par le même terme ~:7o~.
L'une repose sur la présence chez le sorcier d'une substance innée et héréditaire f~/M~,),
l'autre s'appuie sur une technique et un savoir. La posséder ne suffit pas pour être
réellement sorcier il faut en outre transgresser la limite de l'illicite en faisant un usage
néfaste de son pouvoir pour provoquer maladie grave ou mort. L'action du sorcier est

i. Le u représente le son ou en français.


OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME ?

invisible elle se passe la plupart du temps la nuit. Le jour il est impossible de discerner
son identité. De là la place des détecteurs et chasseurs de sorciers. C'est le plus souvent
auprès de ces derniers, réputés les plus puissants, qu'un homme va chercher un objet
magique. L'opération se nomme <' prendre un buti(~'zuMo buti). C'est cet acte que
nous allons examiner.

a) La constitution d'un buti elle se divise en trois parties correspondant aux


trois éléments principaux du buti. En premier lieu, le spécialiste donne ou confectionne
un objet dans l'acception la plus courante, c'est celui-ci qui a droit au nom de buti.
L'homme qui vient en demandeur repartira en détenteur de cet objet qu'il emportera
chez lui et laissera à l'intérieur de sa maison.
En second lieu, une part de la préparation qui a été faite est avalée par le postulant.
C'est le temps d'incorporation.
Enfin, il y a toujours un reste1 de la préparation qui a été effectuée le plus souvent
sur des feuilles. Le postulant, suivant les instructions du spécialiste, s'emparera de tout
le reliquat (feuilles comprises) et ira soit l'enterrer soit encore le plonger dans l'eau d'un
fleuve, parfois très éloigné, ou bien de la mer.
On voit que le même élément est présent dans les trois parties du buti c'est la
préparation qui forme le lien matériel entre les trois composantes. Reprenons-les à
présent une par une afin d'établir plus en détail leur signification. Mais auparavant
quelques mots sont indispensables sur la personne du détenteur d'un tel objet.
b) Les principes fondamentaux de la personne Tout homme possède un principe
vital qui est le mumpuki. Il ne l'a acquis à proprement parler ni de son père ni de sa
mère c'est Nzaami, l'Etre suprême, qui le lui confie à sa naissance. L'ensemble des
mumpuki d'un lignage est détenu par son supérieur. Et l'ensemble des principes de
plusieurs lignages (dont l'origine de filiation, représentée par un bosquet, est enclose
par les limites d'une même section territoriale) est aux mains d'un seigneur qui les
commande c'est le mumpuki a ntsie (principe de la terre).
Il existe chez certains animaux une force qui est le mpini (avec un seul i); de même
un homme fort physiquement en possède. Quand quelqu'un va prendre un buti, il
obtient du même coup une puissance désignée par le mot de mpiini (avec deux i)
je le traduis par « composition ». La force simple d'un élément est en effet devenue par
l'action du spécialiste une force transformée. A bien des égards, la composition (mpiini)
et l'objet buti sont utilisés comme synonymes pour désigner ce qui a été approprié par
leur possesseur.
c) Le temps de confection de l'objet Confectionner un objet, c'est kitoko buti, ce
qui inclut des modes de préparation variés. Les exemples en sont très nombreux et
aucun spécialiste ne saurait avoir le privilège du savoir total. Ils n'en détiennent chacun
qu'un fragment plus ou moins grand le champ global reste troué d'ignorances, même

i. Bi'oooo bvi buti bvi bi kasiila « les choses qui restent d'un buti » (kisyila rester).
OBJETS DU FÉTICHISME

pour le plus savant. Pour préparer une puissance, le spécialiste a recours à la cuisson
(infusion d'un liquide ou grillage d'éléments) ou au pilage de matières crues ou à la
macération. Suivant ces procédés sont désignés les diverses médecines (mieme)
Mais nous avons choisi de ne nous intéresser qu'à l'objet buti. Lui aussi est confec-
tionné à partir des mêmes modalités. Mais il a cette différence avec la médecine simple
~H'e~ prise pour guérir, d'être approprié par un détenteur. Nous restreignons encore
le champ en ne nous occupant que des objets buti dont le pouvoir est considéré comme
si considérable qu'il est nécessairement maléfique, au moins en puissance. Un tel
objet est censé faire partie des mati mabi 1: « mauvais » mati qui s'opposent nettement à
une autre classe de puissances les protections (« les choses qui protègent le corps »).
Cette dernière catégorie comprend d'une part des objets inoffensifs en eux-mêmes,
d'autre part des objets puissants mais dont l'utilisation n'est pas en principe agressive.
Les bornes de l'investigation étant repérées, il est possible de proposer une illustra-
tion d'objet buti. Il s'agit de la puissance nommée « panthère de la guerre » (ngo wu
mvuli) Sa destination était de sauver son possesseur au cours des guerres lors d'un
combat, l'homme pouvait, grâce à elle, échapper à la mort, comme la bête fauve s'écarte
d'un bond du lieu périlleux. Le spécialiste, qui confectionnait la préparation, demandait
au postulant la peau de l'animal ainsi que des graines biseme. Celles-ci servent dans
tous les cas de constitution de buti elles sont en tout au nombre de 8 à 10, mais le
spécialiste n'en réclame qu'une partie qu'il juge convenir à la nature de la puissance.
Les unes sont des excitants (piments, poivres), les autres au contraire servent à apaiser.
Au sens large, au moment de l'opération, tout élément introduit peut prendre le nom de
kiseme (ainsi un morceau de la peau de panthère). Une fois l'ensemble réuni, le spécia-
liste cuit le tout au feu dans un morceau de canari. Puis il mélange le produit obtenu
avec de l'huile, en fait des boules (« les boules du buti ») et les fait avaler au candidat.
Nous verrons la procédure d'enterrement des débris. Dans notre cas, l'objet matériel
est représenté par la peau elle-même. Ce n'est pas tout comme toute puissance, celle-ci
comporte des interdits (ngili) qu'il est absolument nécessaire de connaître et de respecter.
En raison du caractère redoutable de la force captée (et bien qu'elle soit d'apparence
purement défensive), elle requérait la mort de personnes vivantes pour la recevoir.
C'est un point sur lequel nous reviendrons plus loin.
Les nombreuses puissances sont de nature extrêmement variée. Certaines sont
animales (la plus grande part), mais d'autres sont végétales. La classification fait place
également (un peu comme on l'a fréquemment souligné pour le totémisme) à des forces
issues d'objets modernes (rail, micheline, avion) ou à d'autres éléments (cadavre).
Nous ne pouvons nous étendre davantage, dans une description rapide qui ne vise qu'à
poser les grandes lignes du phénomène. Notre but principal n'est pas en effet l'objet
lui-même, mais la relation de celui-ci à son détenteur. Nous resterons donc dans l'attitude

i. Mati est le pluriel de buti.


OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME ?

commune des Kukuya qui affirment que la nature de l'objet importe peu « l'essentiel
est qu'il agisse ».
La classification des mpini (force) nous ne pouvons éviter néanmoins de sou-
lever ce problème, même pour parler de la relation du possesseur de buti à son
objet. Il est bien évident qu'on ne choisit pas sans une logique qui différencie les diverses
forces présentes que l'on veut capter. Ainsi si nous prenons l'exemple des animaux
nous constatons aussitôt qu'un certain nombre sont sorciers par nature. C'est Nzaami
(Dieu) qui les a créés comme tels après avoir créé les hommes et les hommes sorciers
(qui ont dans leur corps la substance innée de la sorcellerie). Ces animaux sont le hibou,
l'oiseau charognard (ngombimi), le kinkunkwaga (corbeau), l'aigle, l'oiseau de proie
mulele, toutes les sortes de chauve-souris, autant d'animaux nocturnes ou simplement
voraces qui sont les familiers des sorciers de naissance. Ceux-ci les utilisent ou se trans-
forment en eux. Dans les deux cas, si en attaquant quelqu'un la nuit, ils sont blessés,
leur maître ou compagnon endure des maladies.
Les oiseaux ne sont pas les seuls. L'éléphant, le lion, la panthère, le buffle, la grande
antilope (nka), le chat sauvage sont définis aussi comme sorciers ou encore mauvais
génies (mupfu) que nous retrouverons. Ce qui frappe les Kukuya est leur faculté de
prendre une décision inflexible et de la réaliser ils fondent sur leur victime et la blessent,
la tuent s'ils le peuvent. Ces caractéristiques sont exactement celles des hommes qui se
changent la nuit en sorciers comme ces animaux les accomplissent naturellement,
ils se trouvent parents (au sens métaphorique) des sorciers humains desquels aucune
discontinuité ne les sépare la nuit (on aura remarqué l'importance des oiseaux nocturnes).
Les propriétés d'agression ne s'expriment pas toujours directement. On peut
aussi faire le mal en se cachant, en décuplant sa puissance de dissimulation. Ainsi le
crapaud kiwuku est un sorcier redoutable parce qu'il se glisse dans les maisons des
hommes et écoute toutes les paroles, signes des disputes entre les parents qui les habitent.
Pour cette raison, on le surnomme « vrai feu », faisant allusion par là à l'essence « brû-
lante YI de tous ces animaux qui ne sont pas communs. Les serpents sont craints parti-
culièrement parce qu'ils réunissent la capacité de se terrer et celle de nuire eux aussi
font partie presque tous du monde de la sorcellerie.
Tant qu'on a affaire au domaine de l'indissociation où dans les ténèbres se passent
les agissements des sorciers animaux et humains, on sera dans la zone de la sorcellerie
innée, reliée à Nzaami (Dieu). Dans la constitution d'un objet dangereux buti, les choses
se révèlent différentes. Si l'homme veut accéder à la puissance, c'est qu'il ne la détient
pas. On part donc d'une coupure entre les forces extérieures (animales ici) et les hommes.
Avant d'agir par l'intermédiaire d'une force quelconque sur les autres personnes,
l'homme doit acquérir celle-ci il faut qu'il se l'approprie. Dans le cas de la sorcellerie
innée, ce n'était pas nécessaire puisque la liaison était donnée. Au contraire avec l'acquisi-
tion d'un objet buti, on franchit une discontinuité en s'aidant des connaissances d'un
maître du savoir.
OBJETS DU FÉTICHISME

Sur ces bases, si nous voulons aborder la question du choix de l'objet, nous voyons
bien qu'il passe obligatoirement par la classification des forces existantes. Il devra se
modeler sur elle car sans elle, il est privé de tout sens (c'est-à-dire de tout effet).
d) Le temps d'incorporation l'interrogation la plus simple que l'on puisse poser à
un spécialiste (ou à un détenteur de ~!) est pourquoi avale-t-on toujours la prépara-
tion ? La réponse vient aussitôt « pour qu'une chose quelconque vaille, il faut qu'elle
soit dans le corps (nyuru) de l'individu ». On dit aussi mu muî = dans son « ventre »,
désignant par là une zone plus vaste englobant l'abdomen et la partie qui lui est supé-
rieure jusqu'aux pectoraux. Hors d'une personne, la puissance est nulle, ce qui nous
montre surabondamment que l'objet buti ne saurait être efficace par sa seule matérialité.
Il y faut en outre une relation privilégiée entre lui et le corps du possesseur.
En effet, quand on détient une puissance, on doit pouvoir l'exciter (kisika). Le
détenteur mangera par conséquent les graines biseme prescrites par le spécialiste et il
les crachera sur l'objet buti qui représente la « composition ». Aux dires de vieux infor-
mateurs, l'objet n'est qu'une « maison », la véritable cause qui agit (la « chose ») est
celle qu'un homme a dans son ventre. Inversement qu'arriverait-il s'il n'y avait pas
d'objet buti ? La composition mpiini verrait sa puissance diminuer peu à peu, faute
d'être excitée.
Avec l'incorporation s'est produite en effet une transformation la composition
est devenue telle après l'absorption de la préparation. Elle est alors lion ou panthère.
Si on ne l'avale pas, impossible de l'exciter. Dès lors on ne réussira pas à mettre tout
en œuvre pour que la composition écoute les paroles qu'on lui adresse. « Si je n'ai pas
le mpiini dans le corps, il ne peut pas accepter mes mots.Nous trouvons distingués dans
cette phase deux aspects essentiels l'homme parle en excitant, la composition excitée
comprend et agit. Les actes principaux sont d'un côté le langage du détenteur, de l'autre
l'action de la puissance; entre les deux, l'excitation joue le rôle d'intermédiaire. Elle
est ce qui rend sensible les ordres du détenteur à la composition. Cette partie du procès
s'accomplit dans le corps de la personne.
Qu'on en juge « Un détenteur de la composition de la pluie mange ses graines
biseme et lorsqu'il parle, sa chose entend. » De même encore, la nuit en rêve, si un homme
puissant veut effrayer un animal féroce qui l'attaque, il crie et la protection qui est
dans son corps agit. « L'animal n'a plus alors affaire à la personne, mais à cette chose en
lui. Même face à un serpent, la protection obéit à son maître et les compositions qu'il
a avalées restent en lui comme ses gardes. »
Quand les détenteurs mourront, leurs compositions partiront avec eux, parce
qu'elles sont en eux. On les redoutera tout spécialement à la mort d'un seigneur du
ciel, qui détient par sa position une sorte de concentration de puissances. Le risque est
grand qu'elles fassent alors « mourir la terre » en se répandant aux alentours de son
village en liberté mais en désordre ce qui constitue une manifestation de la colère du
défunt, furieux qu'on l'ait mis à mort par sorcellerie. Mais ces puissances peuvent
OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME ?

néanmoins aussi « suivre » les enfants du possesseur, s'ils savent comment les reprendre.
Dans les cas plus communs, elles s'en vont avec les défunts.
e) Le reste de la préparation en tout cela, le spécialiste ordonne c'est lui le maître
des signifiants et des forces qui leur sont liées. Ainsi, s'il dit de ramasser les feuilles et
les débris de la préparation et de les jeter par exemple dans l'une des deux rivières qui
bordent le plateau, le postulant s'y rend et exécute cette prescription. C'est alors que
les feuilles et le reliquat entier deviennent composition tK~MM! Qu'est-ce à dire?
Si l'homme est venu chercher la composition du lion, le reste immergé se change en
lion. Le verbe qui exprime cette métamorphose est kibalika qui signifie changer de
route, dévier et au sens figuré se déformer. Il y a donc mutation, modification de la
forme dans un sens qu'il nous faudra préciser.
J'ai choisi l'exemple du lion, mais les mati (pluriel de buti) sont susceptibles suivant
les cas de se transformer en oiseaux, serpents, autres animaux ou encore mauvais génies
bapfu que nous examinerons ultérieurement. Les très diverses modalités possibles
renvoient à la classification des forces précédemment évoquée.
On pourrait objecter que j'ai à deux reprises indiqué la métamorphose une pre-
mière fois, lors de l'ingestion par le détenteur de buti de la préparation, une seconde
fois, à propos des débris ou détritus de la confection de l'objet. En fait les deux transfor-
mations existent et elles sont pensées comme aussi nécessaires l'une que l'autre. Le buti
dans son ensemble apparaît bien ainsi comme doté d'une forme triple deux pôles de
métamorphoses autour d'un objet matériel. Cette structure est liée au mécanisme
d'appropriation par le possesseur quelque chose a été pris à la nature animale par
exemple, incorporé au détenteur ensuite et en même temps rendu sous forme de reste
aux éléments naturels. Mais ce reliquat, formé de débris, est maintenant d'une autre
qualité il est toujours puissance, mais puissance mise en communication avec un
homme, chose naturelle désormais contrôlable par quelqu'un à distance, si bien que
la discontinuité homme-nature se trouve surmontée. Sous la forme du reste, c'est
l'opération du spécialiste réalisant l'union homme-nature qui s'introduit dans la nature
ou selon la formule des Kukuya qui s' « y mêle ». On déclare souvent également que
les seigneurs, puissants parmi les puissants, ont « enchaîné les choses du monde.
Cet acte d'appropriation est malaisément intelligible. Pour le cerner de plus près,
il est utile de fournir un renseignement qui a été jusqu'ici omis dans la constitution du
buti. La composition (~H'M~ ou les compositions, si elles sont plusieurs, attachées
à un même homme est censée renforcer le principe vital mumpuki créé par Nzaami
(Dieu). Laissons de côté le problème des relations entre mpiini et mumpuki nous nous
penchons sur la seule question de savoir comment et pourquoi le mpiini peut intervenir
de cette manière en soutien de son possesseur. C'est que tous ces éléments sont dans
son corps. Et là justement doit intervenir notre supplément descriptif non seulement
le détenteur a avalé le produit de la préparation du spécialiste, mais encore des fragments
du corps du possesseur de buti figurent dans celle-ci. Au moment de l'opération, le spécialiste
OBJETS DU FÉTICHISME

aura réclamé au candidat des morceaux de cheveux, d'ongles des doigts ou des orteils.
Ils ont servi à « attacher le buti ».
Le postulant ira ensuite enterrer ou immerger le reste. A la suite de cet acte, le
reliquat devient mpiini. Dans l'illustration retenue, le mpiini du lion une fois enterré
deviendra lion, c'est-à-dire l'animal dont on avait pris la partie pour l'inclure à la
préparation (dent, griffe, bout d'os ou poils). On a donc un double jeu sur la partie,
la mixture réunissant à la fois des fragments du fauve et des fragments du corps du
détenteur. Il y a eu ainsi formation, à partir d'un animal, représenté métonymiquement
et d'un homme représenté de la même manière, d'un ensemble métaphorique homme-
animal. La communication a été établie (ou la fusion) par la connexion de deux méto-
nymies. Telles sont les propriétés formelles d'un ensemble que nous voudrions main-
tenant considérer de plus près.
Selon la comparaison la plus fréquente, un homme qui détient des M<pHM!, a vu
s'effectuer dans sa personne la transformation suivante ceux-ci deviennent pour lui
des renforts d'existence, des <' racines ». On parle souvent des racines de la personne
(midza yi mburu) et un puissant est considéré comme formant par ses compositions
un arbre gigantesque. Ainsi, quand on évoque le cas d'un sorcier usant de mati parce
qu'il possède plusieurs mpiini (( compositions )' et « objets » sont alors interchangeables),
on dira que pour le mettre à mort, il faut le « déraciner de la terre » (obve swe li tulubi
nde ku ntsieJ1. Sa maladie équivaut à celle qui atteint sa puissance, elle est en effet
comme celle d'un buffle ou d'un lion ou d'un éléphant selon les cas. Le mode de destruc-
tion (pour une vengeance magique) suivra les caractéristiques d'un ensemble homme-
animal ou élément x qui est le résultat de la transformation.
Attacher les ongles, les cheveux, qui, une fois enterrés ou immergés, deviennent
compositions, on nomme cette opération kikura nyuru « attacher le corps » (du déten-
teur). Si l'homme a acquis plusieurs mpiini (compositions), il est de la sorte un en
plusieurs. Il a avalé en effet ce que lui ordonnait le spécialiste et « ces choses dans son
corps représentent un homme réparti en plusieurs à travers animaux, reptiles, etc. ».
Ainsi quand on désire tuer un tel homme (par l'intermédiaire d'un spécialiste), on
tuera ses mpiini. « C'est comme si l'on regroupait tous les morceaux de son corps.
Une fois ce corps reconstitué en un seul, c'est la personne elle-même qui devient cadavre.
Mais pour la tuer, il faut rassembler toutes ses chairs. »
On saisit un peu ce qui se passe à travers de telles déclarations. Il y a bien, avec
plusieurs mpiini, morcellement du corps, mais nullement avec un sentiment de perte
ou de dégradation. Bien au contraire, tant pour le détenteur que pour autrui, c'est par
multiplication que le corps est fragmenté les autres n'ont plus affaire à une personne
simple, mais à un homme-puissance x + + z dont la vie s'est démesurément accrue,
dispersée en s'unissant à d'autres forces naturelles et est ainsi devenue inaccessible à

1. Kituluba c'est exactement « soulever en prenant au-dessous n.


OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME ?

une poursuite meurtrière, puisque son existence ne repose plus au centre de sa personne,
mais s'est dissimulée en plusieurs endroits lointains et inexpugnables. Avant de pouvoir
l'atteindre, il faut pour ainsi dire reconstituer la cible où l'on pourra tirer. Il faut refaire
l'unité de son corps et nous verrons comment.
Une dernière précision sur la transformation du reliquat, lorsqu'il a été mis dans
la terre ou dans l'eau, peut nous aider à progresser dans l'analyse. C'est là que le reste
devient vraiment puissance, qu'il se transforme en. kikalika (qui veut dire littérale-
ment « changer d'aspect »). Les compositions se changent en quelque chose qui est
« en plus du corps » du détenteur ou encore elles deviennent « d'autres corps qui vivent
ça-et-Ià ». On effectue alors à ce propos parfois une claire distinction sémantique buti
est réservé à l'objet tandis que mpiini représente la composition, le reste du buti. Ce
reliquat est le sujet de vives craintes qui nous éclairent quelque peu sur la manière dont
est vécue la relation de l'homme à cette partie de l'ensemble. Souvent le possesseur
n'est pas en mesure d'effectuer lui-même sur-le-champ le long voyage qu'a pu ordonner
le spécialiste pour aller enfouir les débris restants. Il confie donc ce soin à un autre
homme qui part en voyage. Il faudra lui donner une grosse somme d'argent ou un
cadeau élevé pour s'assurer de sa confiance. Il pourrait en effet se débarrasser n'importe
où de cette composition mpiini, sous sa forme virtuelle de résidus, la jeter en plein
chemin. Le péril serait grand. Un individu puissant, se trouvant de passage, serait en
mesure de la ramasser. Des récits anciens racontaient que pareille mésaventure était
survenue à de hauts personnages du plateau dont la composition avait été ravie par un
homme de la population voisine des Nziku. Il avait convoqué ensuite chaque détenteur
et lui avait demandé « zog kuka /? est-ce que tu te suffis? (kikuka se suffire) n, ce
qu'on traduisait aussi par « es-tu au complet? » La composition n'était récupérée que
moyennant une prestation énorme de richesses. C'était là l'issue la plus favorable.
On pouvait aussi avoir affaire à un homme jaloux. En ce cas, il vous tuait. Si je donne
ces détails, c'est que la forme de l'expression est intéressante; ce meurtre était désigné
de la façon suivante kitsirika « couper )) ou encore kitsirika mutswe « couper la tête »1.
Afin de se prémunir contre un tel risque, le possesseur préfère souvent aujourd'hui
confier le petit paquet de débris à un individu quelconque qui part pour Brazzaville
par exemple sans lui dire du tout sa nature. On pense qu'à l'arrivée le paquet lui-même
va disparaître et aller « où il veut » jamais il ne sera subjectivement mieux caché,
puisque son détenteur ne sait pas non plus où il se trouve. Nous saisissons du même
coup le double caractère de la composition soumise en principe aux ordres de son
maître .et douée d'autonomie, prenant des décisions propres.

i. Cette décapitation imaginaire pouvait trouver des prolongements dans le réel, car il
arrivait, paraît-il, qu'on coupe la tête du cadavre d'un homme puissant avant de l'enterrer, si l'on
n'était pas sûr de maîtriser ses forces en raison de sa nature présumée de sorcier.
OBJETS DU FÉTICHISME

Le champ imaginaire de l'objet buti et meurtre

J'ai bien précisé que n'était pris en considération qu'un type d'objet celui qui
n'est pas par essence une simple protection, mais qui par nature frôle le domaine des
«mauvais ~aft)'(mati mabi). Il peut, selon le désir de son détenteur, y pénétrer ou non
tout est question d'intention nocive sur autrui. Il peut aussi dans certains cas échapper
à son contrôle et nuire à l'insu de son détenteur. Quelles que soient ces possibilités
diverses, il subsiste quelque chose dans la constitution de l'objet et de la composition
qui différencie une puissance faible et inoffensive d'une puissance forte et redoutable.
Où se situe la démarcation? Invariablement les mati maléfiques sont ceux qu'on
avale ou mange. Mais si cette condition est nécessaire, elle n'est pas suffisante. Un
second clivage intervient, plus profond et plus fondamental. Les mati redoutables sup-
posent tous un pacte de meurtre avec le spécialiste qui les fournit. Cette particularité rend
compte de leur pouvoir de tuer une autre personne. Ils sont capables d'assassiner parce
que fondés sur le meurtre eux-mêmes. Lorsque le candidat à la prise d'un tel buti
vient voir le spécialiste, celui-ci le prévient qu'un acte de cette nature l'obligera à
mettre à mort au moins deux personnes l'une ira avec le détenteur, l'autre enrichira la
troupe de mauvais génies du spécialiste. C'est donc une sorte d'échange entre deux
personnages situés au-delà de la limite de la vie.
Pour bien comprendre ce qui se passe, nous devons dire quelques mots du destin
des hommes ou des femmes après la mort. Normalement ils deviennent miküi, « ceux
qui sont morts », c'est-à-dire les ancêtres. Leur corps est censé pourrir sous la terre
cependant que le muküi erre près des tombeaux, près des hameaux ou en d'autres
lieux. Tout autre est le sort fixé à des personnes qui sont mortes sous l'action de malé-
fices mati mabi (les « mauvais mati ») à seule fin de les faire pénétrer dans la puissance
d'un possesseur de composition. Ils ont été détournés (kikala) vers les mati qui, du
même coup, nous apparaissent non pas comme des objets mais comme une zone tout
entière de l'invisible. Ces gens tués ne sont pas vraiment morts. Ils ne sont jamais devenus
ancêtres, car ils sont partis dans cette région intermédiaire qu'on ne nomme pas autre-
ment que par mati. On dit aussi qu'ils s'en sont allés « on ne sait où », faisant ainsi
allusion à la même zone. Que sont-ils devenus s'ils ne peuvent être considérés comme ni
vivants ni ancêtres? Ils se sont changés en mauvais génies bapfu. Cette forme représente
le cas-limite de l'appropriation que réalise toute puissance attachée au corps d'un homme
exceptionnel comme on pouvait capter la force d'un lion, on s'empare de la personne
humaine. Ces créatures d'un statut spécial ont la forme de bapfu (sg. mupfu), elles sont
la force agissante d'un mauvais buti, celui du postulant qui repart chez lui ou celui du
spécialiste qui détient en général une troupe de bapfu. Bien entendu on suppose après
le pacte un certain délai nécessaire à sa réalisation.
Pouvons-nous spécifier le choix des personnes qu'un postulant accepte de mettre
OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME ?

à mort en les abandonnant au spécialiste qui constitue son buti maléfique? Dans la
majorité des exemples qui m'ont été donnés, il s'agit de parents. L'homme accepte de
livrer un frère, une sœur, un enfant et parfois une épouse. On peut trouver également
des parents de la génération supérieure. Une prédilection va dans le choix des victimes
aux membres du matrilignage. Dans presque toutes les circonstances, la désignation
portera non seulement sur des parents, mais sur des parents proches. L'explication
qu'on en fournit est simple le détenteur du buti chérit les personnes qu'il livre et le
buti aime les mêmes gens que son maître. Il s'irritera si on lui propose des proies parmi
les individus indifférents à son possesseur ou haïs de lui. Ces sentiments prêtés à la
composition elle-même sont susceptibles d'inversion un mupfu peut être rempli de
fureur justement parce qu'il s'est trouvé enchaîné. C'est la haine qui le pousse alors
à se venger de son possesseur en faisant mourir ses parents les plus chers.
Tout un développement serait indispensable pour décrire ce champ des bapfu et
de leurs exploits. Ils prennent mille formes, allant directement au combat ou se méta-
morphosant (s'introduisant) en animaux. Le jour, ils sont invisibles leur rencontre
se manifeste en ce qu'elle provoque un évanouissement chez le passant qui peut être
frappé d'une longue maladie. Dans leur domaine les rapports des sexes s'inversent,
un mupfu femelle est jugé plus puissant qu'un mâle; car ici tout est affaire de seule
séduction où l'homme est vaincu par la femme et rarement le contraire. Ce n'est pas
le charme sexuel qui agit par lui-même, mais il permet au mupfu femelle de franchir
les barrières en pénétrant chez l'homme qu'on veut agresser. Les gardiens s'effacent ou
sont mis hors d'état de nuire. A vrai dire ce n'est pas une véritable inversion de la vie
réelle, car on dit fréquemment que toutes les femmes sont des bapfu, indiquant par là que,
malgré leur infériorité sociale, elles détiennent un pouvoir de destruction des liens
sociaux reposant sur les hommes (même en ligne matrilinéaire). « Elles anéantissent
les hameaux » avec leur capacité de faire naître brouilles et dissensions et finalement
accusations de sorcelleries et segmentations résidentielles. Ainsi leur position dans le
champ des mati, lorsqu'elles y ont été attirées, est un prolongement de cette représenta-
tion mais dans une zone où leur nature peut s'exercer en toute liberté, non réprimée
sinon par les ordres de leur possesseur.
Toutes les personnes tuées par mati ne sont pas « détournées » de cette façon dans
la zone des mati. Il y faut l'intention de les capter dans une composition. Si un homme
puissant met à mort un autre homme puissant, il ne cherchera pas à capter sa personne
on aura donc affaire à une mort comme les autres. Il y a bien permanence de la transfor-
mation du défunt en homme puissant qui se manifestera par son passage au statut de
« mauvais ancêtre » (muküi mubi) qu'il est assez malaisé de distinguer du mupfu. Les
deux notions se mêlent. Il reste qu'il n'y a pas appropriation par le meurtrier, parce
qu'on ne saurait user des services d'un homme orgueilleux et fier. C'est la raison pour
laquelle on n'utilisera que des parents qu'on peut faire plier (surtout s'ils sont de la
génération inférieure). Un inférieur non parent ne sera pas en principe asservi, pour les
OBJETS DU FÉTICHISME

mêmes raisons on craindra trop aussi les représailles possibles de ses parents. Le risque
est moindre dans sa propre parenté où un homme est théoriquement au courant des
actions menées collectivement qu'il sera ainsi en mesure de déjouer. Une seule exception
est reconnue, celle du sorcier, mais elle est de taille on lui attribue la décision de trans-
former en bapfu une bonne partie des personnes qu'il tue. On remarquera chemin
faisant combien la position du spécialiste qui réclame et ravit quelqu'un par le pacte
est dangereusement proche de celle du sorcier. La seule séparation consiste dans l'usage
(bon ou mauvais) des puissances qu'il manipule.
Une question se présente ici on aura pu trouver que j'ai établi un peu vite la
position des mati, de leur zone intermédiaire entre vivants et morts. Comme ce point
est central pour la définition de leur champ, on ne peut avancer à son sujet d'affirmation
sans preuve. Que devient un homme « détourné vers les mati »? On dit aussi « donné
au buti » (kiwa ku buti). C'est dans ces termes mêmes que j'ai interrogé les magiciens
spécialistes. Le problème soulevé par ces demandes était ainsi désigné dans la langue
kukuya un tel homme est-il toujours un homme en personne (mu kimburu), c'est-à-dire
un homme tué et pourtant non mort, puisque son corps n'a pas subi la décomposition
dans la terre comme celui d'un défunt devenu ancêtre? Ces précisions sont nécessaires,
car on pourrait aussi bien penser à une mort absolue, plus radicale que la mort ancestrale,
plutôt qu'à la mort relative que j'ai définie. Comme souvent, on m'a répondu par des
récits, dont le cours une fois déroulé était censé satisfaire ma demande. Je cite l'une des
plus remarquables versions.

Un homme autrefois s'était rendu en voyage dans la population voisine des Bakwuo
(Bakongo de l'Ouest) et il était sur le chemin du retour. Soudain il aperçut à quelques pas son
épouse qui venait à lui seule à travers une vaste étendue de terre sans village. Pendant son
absence, son épouse était déjà morte et le cadavre demeurait encore debout au centre du hameau 1.
II saisit son épouse par la main et ils se mirent en route; ils se rendirent chez un ami de
l'homme dans un hameau qui se trouvait sur la route du retour. Au cours d'une halte, avant
d'arriver, le mari demanda à sa femme « Où vas-tu? » Elle répliqua « Moi, on m'a donnée
aux mati. Je suis entraînée par des mauvais génies bapfu et je m'en vais maintenant chez le
spécialiste (ngââ) qui est notre maître (mfumu littéralement notre seigneur). »
[En fait, le cadavre se trouvait là-bas au milieu du hameau, mais il ne possédait à l'intérieur
qu'un morceau du tronc de bananier appelé mubimi 2. Il y avait également des feuilles appelées
madzumadzuma. C'est « cette chose dedans qui s'y trouvait en réalité. Le mubimi à l'intérieur
du ballot laisse passer de l'eau et on pense que c'est le corps qui pourrit; les madzumadzuma
dégagent une forte odeur qu'on prend pour celle du cadavre.]
Tous deux, le mari et la femme, se mirent en route vers le plateau. Arrivés au village en
pleine nuit, voici ce qu'ils firent. L'homme demanda qu'on lui apporte de l'eau, puis il prit
son épouse et la cacha dans sa chambre à coucher 3. Au cours de cette nuit, les habitants du
i. Le cadavre se nomme kibiima, mo~ qui désigne le ballot dans lequel il est enveloppé
et le cadavre lui-même. Le corps a été entouré de feuilles et de tissus, puis exposé debout au
centre du hameau avant d'être enterré dans la même position.
2. C'est le nom du tronc de bananier une fois coupé.
3. La maison des hommes kukuya comprend deux pièces celle-ci est la plus reculée.
OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME ?

village furent étonnés de ne pas le voir pleurer et pendant ce temps, lui, passa toute la nuit
comme si de rien n'était. Les coépouses de la femme (morte) se mirent à se plaindre auprès
de leur mari « Nous sommes stupéfaites que tu ne pleures pas ton épouse. Nous autres,
nous allons retourner chez nos parents (et te quitter), après l'enterrement. » Le mari répondit
« Mais je ne peux pleurer tant que je ne sais pas la cause de la mort de ma femme. Mon-
trez-la-moi cette femme que vous pleurez! » Le lendemain matin, très tôt, tandis que les
gens du hameau et des environs disaient du mal de lui, il demanda qu'on fît venir les sei-
gneurs de la terre et les seigneurs du ciel de l'endroit, tous les parents maternels et paternels
de la femme, ainsi que tous les gens des environs. Au milieu de cette foule, il dit « Je vous ai
convoqués pour une affaire très grave. On me dit que mon épouse est morte. Mais celle qui
est debout au milieu du village et que vous allez enterrer dans quelques jours, je ne peux
et ne pourrai jamais la pleurer tant que je ne vois pas sa forme (kimpfa) en personne (mu
kimburu). Je ne peux savoir en effet si à l'intérieur il n'y a pas du MM~wn' et des madzumadzuma. »
Puis il s'empara d'un fusil et cria « Si on ne fend pas ce ballot pour que je voie moi-même
cette femme morte, je ne vous laisserai pas partir et je tirerai sur l'un d'entre vous.» Il s'adressa
aux parents de sa femme « Et mon épouse, où est-elle? Vous non plus, vous ne le savez
pas? » Ceux-ci, pétrifiés de surprise, se turent et ils montrèrent le ballot. « Qu'on me l'apporte,
dit-il, je le fendrai publiquement. )) L'assistance fut saisie de peur, ne sachant de quoi il s'agis-
sait. Les seigneurs donnèrent leur accord. L'homme demanda « Quelle maladie a-t-elle
eue? » On lui répondit « Elle n'en avait pas. C'est en rentrant des champs qu'à peinearrivée
chez elle, elle mourut. » Un couteau à la main, il monta sur le « cadavre1» et le fendit. Après
avoir tout défait, là où demeure normalement le corps d'un mort, on ne vit que mubimi et
madzumadzuma. Il appela « Venez voir! Ma femme, où est-elle? Montrez-la-moi ou je vous
tue! » Ce fut vraiment du jamais vu. Tous étaient stupéfaits et tremblants de honte, sur-
tout les parents de l'épouse. L'homme ordonna aux parents de lui faire voir sa femme « Rame-
nez-la-moi ou je tuerai deux ou trois personnes ))
Il entra alors dans la chambre et donna à sa femme de beaux habits rapportés de son
voyage. Ensuite il la prit par la main et la montra à la foule, la conduisant au milieu de tous.
Il proclamait « La vôtre est morte, mais la mienne, c'est celle-ci. Dis-moi, mon épouse,
qui t'a faitvers
détournée périr?les »mati;
La femme
il m'a désigna
donnée au
afincœur
que de l'assistance
je lui serve de lemupfu
sorcier) (mauvais
« C'est génie).
luiquim'aa
La femme ne subit aucun soin (pour la guérir). L'ami du mari l'avait accompagné au
hameau pour assister à la scène. C'est lui qui avait appris le décès. Toute personne qu'on
donne au buti ne trépasse jamais. Elle s'en va telle qu'elle est. Si on défait le ballot, on ne
verra que mubimi et madzumadzuma. Au contraire, la personne qui subit une mort normale,
une fois enterrée, son corps pourrit. Celle qui est détournée vers les mati (kiwa ku wabi
« donner à la troupe de bapfu) reste toujours comme elle était (bu J~t bu bu). Ce n'est
pas le principe vital mumpuki qu on voit dans le domaine des mati, mais la personne elle-
même. Le mumpuki n'est que l'âme. Quantau mupfu (le mauvais génie), il mange comme tout
autre mais on ne le voit pas, c'est tout.

Ce conte fut rapporté devant moi par un vieux magicien (ngàà) à un jeune homme.
Le premier voulait absolument convaincre le second de la véracité de son récit. On aura
remarqué le souci de vraisemblance qui le guidait clarté des enchaînements, souci de ne
laisser aucun détail en l'air comme avec le rôle et la présence de l'ami du mari. Il faut
bien quelqu'un pour apprendre au mari parti la mort. Mais tout cela ne suffit pas pour
i. Le mot désigne ici le ballot du cadavre.
OBJETS DU FÉTICHISME

attester de la réalité de son histoire, le vieux ngàà fit un serment. Peut-être n'est-il pas
indifférent d'en signaler la forme il jura par l'épouse de son fils (nde mukii a mukali
a mwana) 1. « Si mon récit n'est pas vrai, cela te prouve que je suis capable de désha-
biller la femme de mon fils » L'expression marquait nettement un inceste, puisque la
belle-fille est considérée (et appelée) fille. Elle était sans doute renforcée par les liens
d'affection existant entre les deux hommes, le plus jeune nommant par respect son
aîné tara 2. C'est une désignation banale mais dont la portée s'accroît avec la force
de l'attachement. Pour convaincre le jeune, il était donc nécessaire de poser et de
nier un inceste.
Nous laissons provisoirement ce point pour nous pencher sur le récit lui-même.
i) La mort de la femme est affirmée sans ambiguïté. Il y a eu des témoins oculaires
les gens du hameau. Sinon on n'aurait pas confectionné le ballot du cadavre. Je dois
cependant préciser qu'une mort n'est jamais affirmée sans ambiguïté. On m'a souvent
dit qu'un homme s'était trouvé deux fois mourir, ce qui signifie qu'il s'est trouvé dans
un état d'agonie deux fois et qu'il a survécu. En un sens c'est seulement le début de la
corruption du corps qui témoigne de sa mort, d'où peut-être le délai obligé d'exposition
du cadavre.
2) Simultanément la femme morte se présente en personne à son mari. Il est
significatif symboliquement que le lieu de leur rencontre soit une terre vaste et dépeu-
plée, hors des lieux d'habitation. L'homme ne sait pas encore qu'il a affaire à sa femme
« décédée »; c'est son comportement qui l'intrigue et surtout l'endroit où elle se rend
qui est inconnu. Elle lui dit alors qu'elle a été donnée aux mati. C'est affirmer qu'elle
a été tuée et en même temps sa présence en chair et en os dément cette mort. Elle donne
des détails en se disant entraînée par des bapfu (c'est dire qu'elle est mupfu elle-même
ou du moins qu'elle est en passe de le devenir). Dès qu'elle aura rejoint son maître, le
ngàà spécialiste, elle aura acquis son nouveau statut et sera devenue invisible. Si l'époux
peut la sauver par la suite, c'est qu'elle est seulement en route. Nous avons là un détail
de toute première importance elle ne sera vraiment transformée et enchaînée que lors-
qu'elle sera soumise à la volonté de son possesseur. N'étant pas encore chez lui, elle
est sur la frontière du domaine où elle ira, sans que le passage soit absolument déterminé.
3) Le conteur intercale pour la compréhension de son récit une sorte de parenthèse
sur le mubimi (tronc coupé de bananier) et les feuilles madzumadzuma. Nous avons du
même coup la fonction de ces deux éléments ils servent à simuler le cadavre que l'on
ne peut plus voir dans son ballot de plantes et de tissus. Ils en imiteront les effets visibles
le liquide coulera, l'odeur empuantira l'air comme si un cadavre était à l'intérieur.
Mais comme le corps est caché sous ses enveloppes, il peut y avoir substitution.
Les effets de la chose substituée seront semblables d'après eux les spectateurs, remon-
tant des effets à la chose-cause (le cadavre), induiront sa présence. La réalité a donc
ï. Kilo mukii faire un serment.
2. Le beau-père est nommé aussi tara.
OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME ?

été pervertie dans le cas présent les éléments décrits ont remplacé le corps et figurent
mensongèrement à l'extérieur les mêmes effets que lui. Identité des effets au-dehors de
la chose dissimulée, mais avec cette « autre chose à l'intérieur » dont le rôle est de travestir
le réel et de faire passer le substitut pour le vrai corps. Simultanément la fausse mort
passera pour une vraie mort. Pourtant, souvenons-nous en, la femme a bien été tuée.
4) Tout est en place à présent pour que nous saisissions le récit et son message
qui est une réponse à la question initiale une personne détournée vers les mati est-elle
toujours un être qui vit « en personne »? Nous savons déjà que oui, puisque la femme
surgit dans le début du conte sous sa forme habituelle. La mari le sait aussi ainsi que son
ami, qui a servi de messager pour l'annonce de la mort. Comment l'homme va-t-il
nier à son tour le décès de sa femme? Il ne dispose que d'un seul argument son corps,
sa personne réelle. Il va opérer un dévoilement en sens inverse ce corps qui a été
escamoté (comme par un tour de passe-passe) et qu'on a remplacé par une chose qui
reproduit ses effets extérieurs (compte tenu du fait.qu'il est invisible), ce corps dont
on simule la réalité dans le ballot, instituant une autre réalité voilée, il n'a qu'un moyen
de dissiper le charme qui agit sur lui c'est d'opposer à cette réalité travestie, fondée
sur l'absence du corps qu'elle affirme comme présent, la réalité incontestable du corps
vivant de sa femme. Le travestissement devient alors impossible si l'épouse se présente
en chair et en os, c'est qu'elle n'est pas cadavre en train de pourrir. C'est par conséquent
la démonstration que la cause des effets visibles n'est pas ce qu'on croyait faussement
le cadavre, mais son substitut. Sans cadavre, il n'y a pas vraie mort.
Si l'homme peut effectuer ce dévoilement, c'est bien parce que quelque chose s'est
trouvé voilé. Ce quelque chose est le détournement vers les mati qu'on cherchait à faire
passer pour une véritable mort. L'étonnant est que l'époux, pour parvenir à ses fins,
dissimule lui-même sa femme, comme si on ne pouvait sortir de la réalité voilée que
par un jeu inverse de voilement (de la réalité) à dévoilement de la perversion de la
réalité. L'homme feint lui-même, agissant en personnage dont le comportement est
soumis à des motivations paradoxales sa conduite aberrante fait attendre le dénouement.
L'époux est si sévèrement jugé par le public que ses autres épouses décident qu'elles
le quitteront après l'inhumation si sa femme était vraiment morte, il y aurait eu scandale
à ne pas la pleurer. L'homme indique donc la présence d'une autre cause et prépare
l'assistance au revirement. De plus il convoque les seigneurs et tous les témoins possi-
bles, car qui d'autre que le public dans son instance la plus complète pourrait attester
que la réalité n'est pas celle qu'on présente?
Après avoir joué le rôle d'Orphée, l'époux tient celui de Saint-Thomas. Il réclame
des preuves palpables il veut voir la forme kimpfa de sa femme, c'est-à-dire son appa-
rence corporelle, sa présence en personne mu kimburu. Et voilà qu'il donne l'explication
de son doute à l'intérieur du ballot, il y aurait seulement des éléments de substi-
tution. Néanmoins c'est un acte grave que de rouvrir le ballot d'un défunt aussi la
menace est-elle nécessaire pour y forcer l'assistance. Il y faut en outre l'accord des sei-
OBJETS DU FÉTICHISME

gneurs. Sous la contrainte exercée, les esprits de la foule commencent à être remplis de
terreur l'inconnu se découvre ou du moins l'inconnu possible. Le réel ne serait-il pas
ce qu'ils croyaient? Les propos de l'homme accroissent l'incertitude non, de fait,
le femme est morte sans maladie, ce qui équivaut à dire qu'elle n'a pu être qu'ensorcelée
de la manière décrite.
Le processus de dévoilement se fait en deux temps est révélée d'abord la présence
du mubimi et des madzumadzuma et du même coup l'absence de cadavre. C'est là que
l'angoisse et la honte des parents de la femme et du public atteint son paroxysme.
Ils ont été trompés et sont même en position d'accusés tant qu'on n'a pas découvert
le coupable. Une fois encore l'homme menace de perpétrer des meurtres.
En second lieu, après avoir par la violence fait constater l'absence du corps et sa
perte, l'époux fait apparaître la femme en chair et en os, parée de beaux vêtements
comme si la réalité complète devait s'attester par la perfection offerte à la vue. Puis il
la promène parmi les gens, à la fois pour qu'ils puissent la côtoyer et pour qu'elle
indique le coupable. Elle reconnaît le sorcier et elle répète ce qu'elle avait dit initiale-
ment à son mari. Le cycle est bouclé.
5) Désormais la femme est revenue parmi les vivantes. Elle est libre, car elle ne
peut plus être soumise à la volonté de son maître dévoilé. Autrefois à coup sûr, on
aurait mis ce dernier à mort. On nous précise qu'elle n'est pas malade, que son arra-
chement au domaine des mati est tout autre chose qu'une guérison. Simultanément,
s'affirme la réponse à la question du début. Une telle histoire illustre et démontre le fait
qu'une personne « détournée vers les mati » n'a pas vu son corps se corrompre elle est
restée « telle qu'elle était C'est bien la preuve qu'elle n'est pas littéralement morte.
D'autre part, une ultime remarque élude l'argument que seul le principe vital mumpuki
aurait pu être transformé c'est bien de tout le corps qu'il s'agit. La personne donnée
aux mati est simplement devenue mauvais génie mupfu c'est une vraie personne
inchangée, mais seulement asservie et invisible, dès qu'elle a achevé sa mutation. On
explique ainsi qu'elle ait la même propriété que les hommes normaux elle mange,
ce qui est à prendre sans doute au sens propre. Elle se nourrit réellement, mais de vic-
1. Le rôle et la présence de tous les parents maternels et paternels de la femme est peut-être
un indice capital de la nature du phénomène qui se déroule. Ce sont eux qui sont saisis de honte
au plus haut point, c'est à eux surtout que le mari réclame des comptes. La parenté a-t-elle
une fonction essentielle par rapport à ce jeu entre réalité vraie et faussée? Elle sert de point de
repère, c'est par référence à elle que la femme était partie vers la zone des mati. La parenté
était le domaine du semblable la femme était comme ses parents et voilà qu'elle se révèle à leur
insu comme différente de nature après transformation et passage aux mati. Qu'est-ce que cette
parenté pour qu'elle comprenne un mupfu? D'où la conséquence de l'accusation. Malheureu-
sement le récit ne nous dit pas si le sorcier était parent ou non. De toute façon ou c'était le cas
ou le sorcier a pu se servir d'une brouille interne à la parenté pour attaquer de l'extérieur.
Le retour à la réalité se fait par les yeux et l'assentiment du public formé de parents, de
non-parents et de seigneurs. C'est à tous que s'effectue le dévoilement, à tous encore de se
retourner vers le sorcier et de le mettre hors d'état de nuire. Mais ce trait n'exclut nullement
que le pôle de la réalité soit d'abord parental.
OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME ?

times que lui désigne son maître. A la mort de ce dernier, si elle n'est pas captée encore
une fois, on pense qu'elle finira au bout d'un certain temps par devenir ancêtre (mauvais)
ou encore parfois qu'elle errera dans la brousse comme les lions ou autres animaux du
défunt.
Après avoir inventorié les liens entre buti et meurtre dans le champ imaginaire,
nous voudrions considérer, pour mieux voir la nature de la composition mpiini en son
rapport au détenteur, comment on imagine qu'il est mis à mort lui-même et inverse-
ment comment il se rétablit après une attaque.

La mise à mort d'un individu détenteur de ~!MK! (composition)

Si un homme puissant se trouve face à un adversaire qu'il considère comme cri-


minel (ou sorcier, ce qui revient au même), il tente d'abord de le poursuivre lui-même.
Quand il ne parvient pas à exercer ses représailles en l'atteignant, il pratique alors une
escalade en allant trouver un spécialiste particulièrement valeureux. Cette procédure
peut être mise en oeuvre, en cas de vengeance, par des hommes riches et non puissants.
Le visiteur demande au spécialiste « Veux-tu m'énumérer toutes les compositions
de mon ennemi? » L'autre répond « Le sorcier détient telle composition (animale)
dans telle rivière », et il réclame un morceau de l'animal qui représentera la puissance
du criminel. Il exigera encore telle autre composition définie, puis localisée, etc. Il peut
révéler ainsi que toutes les compositions de la personne poursuivie se trouvent dans
la même région de Lali (ouest du plateau). Ensuite, il fait ses préparations en usant
de son savoir et de son pouvoir et on recherche un homme sûr pour se rendre à Lali
faire feu avec un fusil qui contiendra les éléments de la puissance du sorcier. L'homme
partira accompagné par les mauvais génies bapfu du spécialiste sans même qu'il s'en
rende compte. Dès qu'il aura tiré, toutes les compositions du sorcier se disperseront.
Désormais, elles seront devenues des choses sans force et surtout elles sont toutes devenues
visibles (mwe ma yika mu tsitse « toutes deviennent à l'extérieur »). Le chasseur n'a
plus alors affaire qu'à telle ou telle bête et il lui tire dessus. Le possesseur là-bas sur le
plateau s'affaiblit. Au fur et à mesure que ses compositions périssent une à une, leur
maître sent sa puissance diminuer. « Toutes les compositions qui sont d'habitude cachées
se font voir (kimunima devenir visible). » Le sorcier est mis dans une situation d'im-
puissance (kikolo s'affaiblir). Ses bapfu sont tués les uns après les autres comme des
poulets qu'on a privés de leur poulailler. Leur détenteur finira par mourir.
L'opération est donc double le spécialiste prononce des formules (mukua) qui
sont du type « Si vraiment cet homme est sorcier et qu'il possède le lion, qu'il meure. »
Il s'aide ainsi de la force équivalant au bon droit de la victime qui se venge, sorte de
puissance née de l'agression même du criminel. Il a réuni en outre des graines biseme
qu'il crache sur son propre buti ainsi que des éléments de la puissance qu'on veut
détruire. Quant au chasseur choisi pour tirer, on ne lui demande que d'aller avec le
OBJETS DU FÉTICHISME

fusil préparé à l'emplacement désigné et de faire feu. Dans de nombreux cas, le spé-
cialiste pratique les deux actes lui-même dans la maison du consultant. Le mécanisme
décrit est très proche de celui qui était à l'œuvre dans le conte de la femme, arrachée
aux mati par son époux. Il faut par un coup de force dévoiler ce qui est dissimulé et
agit. Dès lors le détenteur devient vulnérable dans le premier cas, il était révélé comme
sorcier au public, dans le second on le met à mort peu à peu.

Comment on M!~M un détenteur de mpiini lésé ou blessé

Il n'est pas sans intérêt d'examiner le procès inverse, après la mise à mort d'un
homme puissant par des mati. C'est celui de la réactivation ou réanimation d'un tel
personnage qui est seulement blessé. Toujours désireux d'écarter le cas de la cure d'un
criminel, mes informateurs insistaient en disant que l'on ne soignait que des hommes
puissants, mais reconnus comme non-sorciers. « Ils ne mangeaient pas les personnes »,
mais étaient seulement des hommes attaqués par les autres habitants de leur Terre,
jaloux de leur vie. A chaque fois l'individu concerné, qui se trouvait menacé par une
coalition malfaisante, était puissant par ses compositions, riche et prospère; mais il
restait à l'intérieur de sa limite (ondili ou encore /M?'Mla cendre), ce qui équivaut à
dire que ses compositions mpiini ne lui servaient qu'à se défendre. L'homme malade
faisait alors, dans un cas, appel à son fils (jamais à son neveu utérin, toujours suspect
d'attendre son héritage en ligne matrilinéaire) et lui disait « Vois un peu mes mpiini
qui ont été tués par des spécialistes (ngàà) mes compositions sont au nombre
de deux. On a tiré sur moi par pure haine. » Le fils convoquait un autre spécialiste
qui se servait de fragments de ces mpiini (griffe de lion, peau de serpent) et déployait
tout son art (biseme et autres puissances) pour « remettre en place » (kibvura na buka)
les compositions. Il disposait d'une puissance végétale ntsele (la paille); il soigna
l'homme en lui donnant un insecte, mbumburu qui est la « mère des termites », force
qui sert à rajeunir. Il changea ainsi de place ces compositions blessées, c'est-à-dire
qu'il les disposa ailleurs dans la terre ou dans l'eau. Il était nécessaire que le guérisseur
soit lui-même très fort, car il pouvait périr à la place du détenteur. A la suite de la
cure, c'est souvent le spécialiste qui est attaqué par les parents du malade (lignage),
déçus dans leur espoir de récupérer ses richesses.
Une telle description montre nettement la liaison étroite entre les compositions
et le corps du détenteur. Lorsqu'elles ont des blessures, l'homme en a également
(kidzuali la blessure et mbali la plaie). C'est parce qu'il avait avalé les compositions
dans son ventre que le possesseur est vulnérable. Mieux, le parallélisme est encore
plus précis on considère qu'un puissant, dont la composition animale (un buffle) a
été atteinte à l'épaule, doit être soigné au même endroit. C'est pourquoi le spécialiste
prendra un morceau retiré à la même partie de l'animal. De cette manière, l'homme
amoindri ou affaibli (kiko) par les sorciers pourra se rétablir.
OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME ?

Bien d'autres traits seraient nécessaires pour caractériser l'objet buti et sa relation
à son propriétaire la place nous manque pour les aborder, nous n'en citerons que
quelques-uns. Mais d'ores et déjà, nous sommes en mesure de résumer les principaux
résultats acquis nous le ferons en inscrivant à mesure les relations pertinentes dans
un schéma.

Les traits principaux du buti et du mpiini (objet et composition)

L'exemple proposé est celui de l'acquisition de la puissance du lion.


Temps 1 l'homme et le lion sont deux entités séparées. Le lion est porteur
d'une force nommée mpini. D'autre part, il est déjà considéré comme animal sorcier
ou mauvais génie mupfu.
Temps 2 le spécialiste réalise sa préparation (une mixture dans ce cas) qui
contient, comme nous le savons, des fragments de l'homme et de l'animal. La mixture
est ainsi reliée par une métonymie humaine à l'homme, par une métonymie animale
au lion.
Temps 3 l'homme avale une part de la mixture et ainsi il se transforme. Il réalise
ainsi une métaphore sur lui-même en devenant homme-animal (métaphore dont la cause
est la métonymie animale).
Il enterre ou immerge le reste de la mixture. De cette manière est obtenue une
composition. Il s'effectue de la sorte une métaphore sur la force mpini du lion qui
devient animal humanisé (métaphore dont la cause est la métonymie humaine).
Temps 4 il existe maintenant deux entités transformées, mais toujours séparées.
Du moins peut-on dire que la communication entre elles est problématique. C'est là
que se place l'objet buti.
La situation est en effet celle d'une possibilité de communication due à la qualité
non hétérogène des deux termes en présence (situation tout à fait différente en cela
de celle du début). Mais elle n'est que virtuelle il faut actualiser ce qui n'est que
passage potentiel. L'objet buti en est le moyen avec lui on « excitera » la composition,
puis on lui parlera. Le possesseur pourra donner des ordres.
Reste à savoir pourquoi le buti est le moyen. Je crois qu'on peut avancer l'idée
qu'il l'est parce qu'il représente le témoin dans le réel, la trace matérielle du temps de
constitution (temps 2 et 3). Il apparaît comme le substitut de la mixture ou mieux de
l'opération de mixture ou de préparation. Mais ce n'est pas assez de le dire il faut voir
comment. Tantôt on a affaire à un sachet qui contient une partie de la préparation,
tantôt à un bracelet qui a été enduit et contient l'animal, tantôt à une chaîne qui marque
le lien entre le détenteur et le lion (lien d'asservissement et de contrôle de la puissance).
N'importe comment, à chaque fois on repart du moment où a été établi le passage
entre l'homme et l'animal ou encore du « lieu » où cette communication a pris forme.
Le buti en est une répétition ou une reproduction formelle et matérielle. Il est ainsi
OBJETS DU FÉTICHISME

en connexion possible avec le possesseur et la composition du lion. Je pense qu'il ne


peut l'être que par une métonymie animale à son détenteur et par une métonymie
humaine à la composition mpiini. Disons plus précisément qu'il est relié d'une part
à ce qui est dans le ventre du maître de la puissance, d'autre part à ce qui est enterré
ou immergé. Or, nous savons que ce « ce qui.» est justement la préparation.
Tout ceci ne se conçoit que si l'objet buti est le représentant métaphorique de la
mixture ou préparation. Ainsi, il reste en relation avec le lion comme avec l'homme,
parce qu'il l'a été et l'est toujours avec la préparation. Il permet au détenteur de
cette façon de réactiver sa puissance en excitant le buti, on rétablit la communication
entre possesseur et composition.
OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME ?

Je ne me cache pas que ce schéma est extrêmement général et qu'il réclamerait


bien des enrichissements. On se contentera d'en indiquer quelques-uns
i) Métonymie et métaphore animales de tels mouvements n'ont de sens que sous
le rapport d'une classe sémantique définie. Ici c'est la classe lion qui est en cause (si
je n'avais pas peur du jeu de mots, je dirais même « qui est cause »). La préparation
effectuée l'est sous le rapport de la classe lion. Un terme supplémentaire s'introduit
alors nécessairement qui est le spécialiste ngàà c'est lui qui fait la mixture et la cuit.
Il produit, en prescrivant l'incorporation, la métaphore qui rend l'homme puissant et
également l'objet buti qui maintient la métonymie animale. Cette action n'est réalisable
que parce que, d'une manière ou d'une autre, par son savoir et ses techniques, il est
le maître de la classe lion. Dans son acte, le spécialiste peut être vu comme l'auteur
de la métaphore dont la cause (métonymique) est la mixture, elle-même connectée
à la classe lion. Après transformation de l'homme en homme-animal, il y a change-
ment de l'ensemble considéré. Désormais le détenteur est le maître de la classe trans-
formée composition du lion (et non plus lion) dont la cause (métonymique) est l'objet
buti (et non plus la mixture), lui-même connecté à la mixture et par là à la classe lion.
Il y a eu conséquence et changement de cause le spécialiste aura rendu le possesseur
maître de sa composition.
2) Métonymie et métaphores humaines ces mouvements sont simultanés avec les
précédents. Ils ne sont pensables que sous le rapport de la classe ou de la catégorie
sémantique homme. En droit pour tout homme en général, c'est possible, pourvu qu'il
soit adulte et donc doté d'une force simple (mpini) suffisante. Mais en fait c'est à un
homme déterminé, le postulant, que nous avons affaire. Par conséquent, la classe est
celle d'un homme individuel. Lorsque le spécialiste ordonne d'enterrer (ou d'immerger)
les débris, il produit la métaphore humaine qui constitue le mpiini (puissance contrô-
lable) et aussi l'objet buti qui maintient la métonymie humaine. Là encore dans son
acte, le spécialiste peut être vu comme l'auteur de la métaphore dont la cause est la
mixture, connectée à la classe homme. Après transformation de la force brute du lion
(mpini) en composition de lion (mpiini), nous décelons un changement. Le détenteur
est le maître de la classe transformée homme-animal (et non plus homme) dont la cause
est l'objet buti (et non plus la mixture), connecté à la mixture et par là à la classe
homme. Il y a eu également conséquence et changement de cause le spécialiste aura
assuré la permanence d'une composition de lion individualisée et appropriée par un
seul personnage.
3) Il est concevable d'être plus spécifique encore dans la formulation des procès.
Les deux métaphores ne sont en effet que parallèles en apparence leur forme diffère
profondément sur un point. C'est sur le lieu de la transformation survenue. C'est dans
le ventre de l'homme que sont placées les parties avalées, à l'intérieur de lui. Au contraire

i. Peut-être vaudrait-il mieux parler de paradigme.


OBJETS DU FÉTICHISME

les débris sont mis dans un élément (terre ou eau) plus vaste que le lion, englobant
par rapport à lui. On pourrait penser qu'ainsi l'homme commande, parce qu'il est
transformé de l'intérieur, à une chose qui a eu la propriété de devenir invisible, en
plongeant dans un élément naturel.
Mais le phénomène n'est pas aussi simple, comme on l'a vu. La vie du personnage
puissant s'est déplacée pour aller siéger dans le mpiini, en grande partie. C'est pourquoi
nous croyons qu'en fait l'homme-animal comprend les deux termes d'un côté, un
homme animalisé, de l'autre, un animal humanisé. Les deux finissent par se superposer,
comme le prouve la blessure du lion (composé) à l'épaule se répercutant aussitôt en
blessure de l'homme au même endroit. Le puissant a ainsi une vie double, l'une exposée
aux regards de tous et d'apparence humaine, l'autre dans la zone élémentaire de la nature,
invisible, « composée » d'homme et d'animal. Dans ces conditions l'objet buti renvoie,
lorsqu'on l'excite, à deux choses cachées la première dans le corps du possesseur (corps
réel), la seconde dans la terre ou dans l'eau (corps étendu ou multiplié imaginairement).
Substitut métaphorique de la mixture, il est cause parce qu'il renvoie métonymique-
ment aux deux classes transformées homme puissant et composition du lion. Pour agir
dans le champ des mati, le détenteur fera donc appel à son objet, qui peut seul mouvoir
le corps imaginaire en le reliant au corps réel qui parle, donne des ordres, crache des
graines sur le buti. On voit que l'objet renferme ainsi la cause du désir de son possesseur
il en est le siège et pas seulement le moyen.

Les rapports entre mpiini (composition) et mumpuki (principe vital) chez une personne

Les compositions sont conçues comme un renfort, un soutien apporté au principe


vital. Un homme puissant magiquement, pour vivre longtemps, cherchera à posséder
plusieurs compositions. Il en fera « autant de mumpuki supplémentaires ». Ce sont là
des formulations courantes, qui réclament cependant des explications si on veut se
rapprocher de leur fondement.
Un homme puissant est d'abord un homme exposé. Il a pénétré dans la zone de
compétition des autres détenteurs de puissances et comme tel il devra en affronter les
risques correspondant à cette entrée. Il a choisi en effet de « se faire voir"~~MM!M~
le cas échéant, ce qui se manifeste dans certaines cérémonies funéraires entre seigneurs
dans tous les autres cas, s'il se dissimule, au moins a-t-il abandonné le sort commun.
Il a franchi le domaine de la limitation des désirs et des ambitions qui a le mérite de
la sécurité. Une concurrence pour ainsi dire normale règne entre puissants (surtout
seigneurs, chefs administratifs et supérieurs de lignage). Mais si la rivalité est leur
sort habituel (mikeme la joute), néanmoins ils ne peuvent la pousser théoriquement
jusqu'au meurtre sans devenir du même coup sorciers, sauf s'ils ont accompli une
vengeance légitime. Cependant les attaques, et par conséquent les accusations, concernent
souvent des agressions de puissants contre des faibles.
OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME ?

Pourquoi un homme avancerait-il dans cette voie périlleuse dont tous croient
qu'elle abrège fréquemment la vie du détenteur de maléfices? Justement parce qu'il
a des ambitions élevées les hiérarchies existantes ou postulées appellent ces sortes de
désirs. L'homme attirera aussi la haine par son ascension attaqué, il sera tenté de
répondre par des crimes, frontière indécidable aux yeux d'autrui. Dès lors, tout est
joué car si dans un tel contexte, un individu voulait évoluer à l'aide de son seul prin-
cipe mumpuki donné par Nzaami (Dieu), ses instants seraient comptés et sa vie vacillante.
Muni de l'unique appui du mumpuki, un homme est impuissant.
A ce point, un développement trop long serait utile pour montrer comment les
Kukuya songent à deux types de protections les unes sont collectives, les autres indi-
viduelles. On trouvait donc autrefois les détenteurs de puissances parmi les respon-
sables de collectivités à tous les niveaux (seigneurs de terre, supérieurs de lignage,
chefs de hameaux); ailleurs le danger de se faire accuser de sorcellerie était grand.
De nos jours, les gens ont le sentiment que les divers groupes, trop divisés, les défendent
mal ils ont recours alors aux compositions individuelles dans un assez grand nombre
de cas, encore qu'elles soient mal vues. Les plus dangereuses sont censées donner à
leur maître des richesses ravies aux autres habitants par les bapfu invisibles.
Malgré l'importance seconde du mumpuki pour un puissant dont la vie s'est dépla-
cée sur ses compositions, au dernier stade d'une mise à mort on s'attaque au principe
vital. Il a donc toujours été présent. Mais il est senti au moyen de représentations
opposées favorablement on pense qu'il s'unit aux mpiini (le détenteur le croit à coup
sûr), tandis que, péjorativement (pour un homme soupçonné d'être sorcier), on imagine
qu'il s'est écarté du corps de son maître, qu'il s'est dégoûté de lui à force de voir des
meurtres et ne le protège plus guère.

Autres caractéristiques

Force m'est d'abréger plus que je ne le souhaiterais la description. C'est la raison


pour laquelle je rassemble en une dernière série de traits les points les plus importants
dont la connaissance constitue le minimum indispensable pour formuler quelques
conclusions.
i) Beaucoup d'éléments ont été omis qui seraient sans doute pertinents dans
l'étude du comportement d'un possesseur de buti. L'objet et la puissance qui lui est
liée provoquent des rêves chez leur détenteur ceux-ci lui manifestent soit les désirs
de sa composition, soit les attaques subies de la part d'autrui. D'autre part le maniement
de l'objet lorsqu'il est redoutable va souvent de pair avec des états de perte de conscience
(kibva ~Mue = mot qui désigne aussi bien état second d'excitation que possession ou
évanouissement) en principe chez un puissant, ces états restent soumis à son contrôle.
OBJETS DU FÉTICHISME

Ils sont la marque de son passage au vrai domaine où il peut agir. Le spécialiste qui
exerce ses capacités face à un public toujours restreint entre aussi fréquemment dans
une sorte de transe qu'il soit devin ou chasseur de sorcier.
2) Aux objets buti, on fait parfois des sortes de sacrifices (sang et chair du poulet
ou même cabris) on crache aussi des noix de colas sur eux comme pour les ancêtres.
Mais on a toujours repoussé devant moi l'idée qu'on pouvait les nourrir réellement
c'est plutôt là encore une « excitation » de l'objet, avant de s'adresser à lui ou à la compo-
sition à travers lui. Inversement des modes de destruction des buti (mati) sont connus
on les brûle dans les hameaux sur l'aire centrale lorsqu'une accusation de sorcellerie
a eu lieu suivie d'une détection. C'est le spécialiste qui s'en charge. Cet acte est bien la
preuve que, sans l'objet buti, la puissance ne vaut rien. Sa présence est une condition
nécessaire sinon suffisante. Il est vrai qu'après un autodafé des mati, fait par les jeunes
en 1965, les vieux affirmaient que l'essentiel demeurait qui était dans leur ventre. On
croit également que l'eau anéantit définitivement la puissance d'un buti ce trait suffirait
à expliquer qu'on le laisse généralement dans une maison car la pluie lui ôterait ses
propriétés.
On utilise aussi des injures à caractère sexuel dans les circonstances que voici. Le
détenteur use de ses graines biseme et, en cas de besoin instant, il injurie le spécialiste
(qui lui a donné l'objet) en s'adressant au buti lui-même « Tu ne vaux rien ton maître
a mangé mon argent par vol. » Puis, il injurie la mère du spécialiste et aussitôt le buti
agit. Le processus est identique lorsqu'un ngàà devin officie souvent le public lui dit
« kima ki mâ zpc, a)cyuki ngàà? », « la chose de ta mère 1, es-tu vraiment un K~M? ».
L'homme entre en fureur et il ira à la bataille sans penser à la mort, car il est fréquem-
ment en même temps chasseur de sorcier.
3) Détenteur de buti se dit K~<M-&M~' 2, qui a relation à un buti, qui le possède.
Ce privilège est le fait des hommes adultes. Les enfants n'y ont pas part car leur force
simple (mpini) est insuffisante pour qu'ils envisagent sans risque mortel de se transformer.
Les femmes peuvent le faire, mais le cas est rare d'une part elles sont considérées
comme trop faibles sauf exceptions remarquables, d'autre part jusqu'à ces dernières
années elles n'avaient jamais l'argent ou la richesse nécessaire à l'acquisition d'une puis-
sance. Cependant on admet qu'elles peuvent l'hériter et il existe sur le plateau quelques
femmes qui sont spécialistes ngàà. Pour opérer la transformation sur son corps, il
faut donc être fort « se composerse dit kiwaana. Le verbe signifie au sens propre
« devenir dur, résistant, se contracter ». De là vient le qualificatif de muwaani « le
puissant )). Il est de fait que ces caractéristiques sont néanmoins toujours pensées
comme mâles d'un homme redoutable par son buti, on dira qu'il est mulumi balika
« un homme vraiment mâle )). De même une femme sera évoquée comme puissante

i. Il s'agit des parties génitales, mais je ne saurais malheureusement préciser davantage.


2. ~ddpossesseur, à ne pas confondre avec ngàà spécialiste, dont les tons diffèrent.
OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME ?

comme un homme. Cette faculté virile n'est pas immuable on a vu que les enfants ne
la possédaient pas encore, à l'autre extrémité elle décline chez un vieillard.
4) Une question fondamentale n'a pas été mentionnée. Comment se transmettent
les objets buti? Bien qu'on puisse trouver des exceptions en ligne utérine, la règle
est nette normalement c'est de père en fils. « Ainsi va la vraie puissance (mpani). Elle
peut sauter une génération et aller aussi du grand-père paternel (mais aussi plus rarement
le père de la mère) au petit-fils.
Nous en avons suffisamment dit dans la description de l'objet buti pour qu'on puisse
prévoir aisément que la relation d'un détenteur à son objet soit faite d'une longue fré-
quentation. Pour commencer, il l'a choisi parmi d'autres possibles ou bien l'a reçu
d'un aîné. Toutes les pratiques qu'il met en œuvre sont déterminées à la fois par son
désir et par les propriétés en quelque sorte objectives de sa composition. Ainsi d'un lion
enchaîné (représenté par cette chaîne) son maître ne peut le délivrer pour qu'il parte
se repaître des proies à ravir. Aussi lui achètera-t-il en maintes occasions de la viande.
Il la préparera, prononcera le soir quelques paroles à destination. de sa composition
mpiini et mangera cette offrande. Les exemples seraient innombrables selon les modalités
du désir impliqué un puissant pourra ainsi chercher à s'approprier la puissance du
rongeur nkiina, considéré comme particulièrement prolifique. Son souhait d'avoir
beaucoup d'enfants se prolongera dans la transmission du buti, qui est un des rares à
avoir la faculté de se reproduire il le distribuera à ses fils ou filles.
Dans de telles conditions, on peut se représenter comment un fils attend la puissance
paternelle. Il la connaît par des confidences laconiques, a surpris parfois son emploi,
brûle très souvent de s'en voir à l'âge adulte enseigner les interdits et les règles. Jamais il
n'abordera directement la question avec son père, mais on en parlera par voie détournée
et allusion, ce qui est un signe de grande confiance néanmoins. Rien n'est en effet plus
intime que la puissance « corporelle » de quelqu'un. Le père éprouvera son fils préféré
en le sondant la nuit par quelques passes il le félicitera au réveil (en termes voilés
toujours) de s'être vaillamment comporté. Un jour il lui confiera le pouvoir et lui révélera
le savoir particulier qu'il détient ce sera tardivement, car un « fils ne peut en aucun
cas dépasser (kilura) son père Le fils sera alors en mesure de recueillir le mpiini après
la mort du père.
5) Nous avons déjà abordé le problème du rapport entre buti et parenté. On ren-
contre un usage métaphorique d'un terme de parenté celui de nguku mère. Si un
spécialiste s'est instruit dans son art auprès d'un autre, ce dernier est nommé n~M~M
a ngàà la mère du ngàà. Cette expression se retrouve pour expliquer que telle ou telle
graine kiseme a une place prévalente on la dira mère du buti. Enfin un proverbe énonce
que yala (le tas de détritus et d'immondices situé derrière un hameau) est encore mère
du buti en ce cas, le mot a valeur générale pour énoncer que toute chose finit par
aboutir à cet endroit, que la vie s'achève par la mort et qu'ainsi tout ira au yala.
Si la relation est ici extrêmement vaste, elle peut parfois se spécifier davantage.
OBJETS DU FÉTICHISME

Un lien est établi entre les excréments et les compositions. C'est la conséquence de
l'absorption de la préparation par l'homme puissant. Lorsqu'il va déféquer dans la
brousse (mulie), « il laisse là ses excréments et son reptile ou son oiseau va rejoindre
ses amis ». Les compositions sont ainsi douées d'ubiquité sauf à partir du moment où
on les a mises à mort elles reviennent alors dans leur « maison le ventre de leur
maître.
Pour en revenir à notre départ (la parenté), j'ai recueilli quelques exemples où le
buti était constitué explicitement sur une transgression à son endroit. Une « puissance
d'oubli » existe qui est obtenue, après les préparatifs, en allant se placer nu devant sa
mère (ce qui est un interdit maximum) et en lui ravissant son pilon pendant qu'elle
s'en sert. L'homme le fera sans qu'elle le voie le pilon lui sera rendu. Mais dès lors
est captée une composition d'oubli (ou de paralysie de la conscience) que son possesseur
pourra manier dans ses luttes invisibles. Une autre protection (pour la fuite) s'acquiert
pour l'homme en se plaçant nu sur les genoux de son épouse habillée.
6) Le champ des relations avec autrui à vrai dire ce n'est pas un nouveau sujet que
nous inaugurons, le thème était partout présent même dans les détails réunis à propos
de l'objet. Nous ne voulons que regrouper sous cet angle différents éléments. Le premier
concerne le support de la croyance indiquer cette question sans parler des personnes
qui ne détiennent pas de buti serait un non-sens. Les femmes et les enfants contribuent
grandement, dans le champ d'ensemble, à soutenir l'opinion générale. L'incendie des
objets fait par les jeunes révolutionnaires en 65 ne démentira certes pas cette affirma-
tion dans leur esprit, ils s'attaquaient là au fondement de la puissance des vieux, ils
détruisaient ces instruments nocifs qui « salissaient le pays ». Mais pour agir ainsi, il
faut y croire très fort. A ma connaissance, aucun véritable sceptique ne pouvait être
découvert dans la région. Le choix ouvert était d'un autre ordre décider de « se compo-
ser )' ou non. L'alternative est bien différente.
Ce n'est pas dire cependant qu'aucun doute ne puisse se glisser dans les cerveaux.
Mais son point d'application n'est pas du tout le rejet de la croyance, même partiel.
Il exprime plutôt une déception envers la fausse puissance de tel ou tel spécialiste et
surtout la rouerie qui s'attache à faire croire qu'on est fort sans l'être « réellement ».
A cet égard, les proverbes et plaisanteries sont très anciens couramment on associait
par homonymie pfura, le sachet du ngàà qui contient ses charmes, et pfura, la ruse ou
la tromperie. Tout au plus peut-on déceler une nette opposition passé-présent qui fait de
l'époque précoloniale l'âge d'or des puissants qui auraient tous connu une diminution
de pouvoir. Les raisons politiques en sont assez aisées à discerner.
Mais le domaine de l'autre est avant tout celui des agressions possibles. Les
images employées le plus souvent sont significatives du mode de perception des habi-
tants on parle d'enchaînement, de lien, d'emprisonnement. Le nœud invisible est
l'une des figures les plus répandues. A l'opposé, après les grandes cérémonies funéraires
qui ont réussi, la terre et les personnes sont libres (oninyama sans liens). C'est ce que
OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME ?

l'on appelle de ses vœux, tout en sachant bien qu'une Terre ne peut être protégée
sans l'entremise de puissants qui l'asservissent nécessairement. Peut-être y a-t-il un
rapport, mais je serais bien en peine de l'établir, entre deux actes liés par une similitude
d'images la constitution d'un buti qui « attache le corps » d'un détenteur et son effi-
cacité sur autrui qui est souvent de l'ordre du lien. Les deux formes d'appropriation se
ressemblent.
Aux yeux des autres, le puissant est presque toujours supposé agir par haine
(mpfuna ou mubele) ou jalousie (ntsoki). On lui attribue une joie sadique à corrompre
et anéantir le bonheur d'autrui la fierté de ses voisins le gêne. Si d'autre part il est
nuisible, c'est par désir de supériorité l'affaiblissement de ses rivaux est le plus sûr
moyen d'y parvenir. On lui prête un désir forcené de devenir célèbre qu'on parle de
lui, peu importe que ce soit en mal. Nous saisissons dans ce dernier fait le caractère
ambigu d'une puissance buti-mpiini du point de vue du visible et du caché. On pourrait
dire que le rêve du puissant (ou du sorcier à la limite) est que sa « chose » soit dissi-
mulée, ses actes hors d'atteintes, mais en même temps que tous sachent bien qu'il
domine son entourage et ses ennemis.
7) La position par rapport à la mort de lentes modifications s'introduisent qui
paraissent marginales et ne semblent pas toucher au fond de la croyance aux mati.
Cependant elles constituent une altération peut-être décisive. Les jeunes sont souvent
surpris de l'anxiété des vieux ou de certains adultes qui, par peur de périr, « se renforcent »
auprès des spécialistes ou encore qui, sans rien faire, craignent tout des puissants.
Ils disent qu'ils n'ont plus la même sensation, qu'ils n'y songent même pas « On s'en
fout, la mort vient quand elle veut, on ne s'en préoccupe pas. » Ce sont paroles publiques
qui n'engagent sans doute pas l'entière réalité de ce qu'ils croient on peut penser
néanmoins que leur position porte sur l'un des points cruciaux. Je n'ai jamais jugé qu'ils
ne craignaient pas la mort, mais s'ils le font, c'est sur un mode d'une nature diverse,
inassimilable à l'idéologie ancienne.

II. LA SORCELLERIE PAR « PFUNA » (SUBSTANCE INNÉE)

J'esquisserai seulement un résumé de ce second volet de la sorcellerie kukuya,


à seule fin de pouvoir marquer l'opposition qui la sépare des pratiques liées aux mati.
i) Le pfuna est une substance innée, héréditaire dont on croit qu'elle réside dans
le corps de certains hommes qui pour cette raison sont sorciers. Elle se trouve le plus
souvent dans leur ventre, mais parfois aux articulations (coude, genou) ou dans les
membres (bras et mollet). Elle aurait environ cinq centimètres et serait d'aspect brillant.
C'est à l'autopsie opérée sur le cadavre du sorcier dévoilé qu'on découvrait autrefois
la présence de la substance.
La différence est nette avec l'objet buti, qui n'était en quelque sorte incorporé que
OBJETS DU FÉTICHISME

partiellement. Le pfuna est un prolongement organique de la personne, une manière


de supplément naturel, venu directement de Nzaami (Dieu) à l'origine.
2) Le type d'agression concerné est d'un autre modèle que celui des mati. De
nombreuses expressions attestent que la chair des victimes est mangée. La personne
attaquée est d'abord « saisie », puis entraînée pour des repas en commun faits par une
troupe de sorciers la nuit. D'une manière nette, la personne du sorcier se dédouble
son corps reste sur son lit et son pfuna part cheminer vers la demeure de l'agressé.
Il peut se changer en animal ou s'introduire en lui pour agir, il peut aussi emprunter la
forme kimpfa d'un parent de la victime pour l'abuser et franchir ses défenses.
Les formes sont pensées comme très variées, sans limites. Rien de tel avec les mati
dont la puissance était surhumaine, mais étroitement déterminée par le mode de pouvoir
particulier mis en jeu par la composition. En principe un lion ne deviendra jamais élé-
phant ou crapaud. Cependant cette séparation idéologique n'est pas toujours parfaite,
puisqu'un puissant par buti peut être à la limite pensé comme sorcier et les deux caté-
gories de sorciers en viennent alors à interférer, à se confondre même par les mêmes
manières d'abuser les autres pour leur nuire. Là où l'opposition est plus convaincante,
c'est sur les représentations aujourd'hui on refuse l'idée qu'un sorcier par buti « mange »
la chair d'une façon autre que métaphorique On en vient même à s'interroger sur cette
expression qui n'est plus comprise, on la prend pour une manière de parler, alors que
le langage atteste par ses traces de la sorcellerie pfuna que la croyance a bien existé.
3) Deux contrastes nets peuvent être effectués la sorcellerie par pfuna n'implique
aucune acquisition de savoir, il est considéré toujours comme donné. Le sorcier est le
lieu de l'imagination malfaisante par nature. D'autre part si un homme est tué pour
cette cause, on découvrira à tout coup le pfuna à l'autopsie (sauf pour des « sorciers de
bouche » qu'on mettait aussi à mort si on les trouvait; eux n'ont fait que rapporter des
paroles utilisées par le vrai sorcier). Au contraire du côté des mati, le savoir est indis-
pensable pour agir il forme un corps constitué, dont on doit acquérir ou utiliser par
le ngàà une partie. Si on ouvrait le cadavre d'un sorcier par mati, on ne trouverait aucune
substance extraordinaire.
4) Tous les pfuna ne sont pas vus comme étant de même qualité. Les uns sont
terribles (celui qui vient de l'amant de la mère sur l'enfant est le plus redoutable ~),
d'autres moyens, d'autres faibles, parce qu'ils ont liyuka « compréhension w et ?KMM!'M'7Ma
« regret », deux caractéristiques qui les refréneront dans leur violence 2.
Sauf exceptions, nous voyons que le sorcier par pfuna est un individu qu'on peut
essayer de fléchir dans sa fureur nous verrons tout à l'heure une raison supplémentaire
de ces adoucissements possibles.

i. Parce que, l'amant ayant disparu, personne ne pourra en appeler à son lignage pour apaiser
la substance du fils.
2. Ce sont également les noms de deux herbes qui servent à affaiblir les attaques des sor-
ciers par pfuna.
OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME ?

A l'inverse, les habitants pensent qu'il n'y a rien à faire pour tenter de supplier
un sorcier par mati. On ne peut que se protéger ou le tuer.
5) La substance est transmise selon les deux lignes agnatique ou utérine à chaque
génération, en général par les parents directs. C'est ce qui implique l'existence de
recours en cas d'attaque, car ces parents sont nécessairement connus (adultère excepté).
Il est remarquable qu'on mentionne le cas d'un concubin de la mère et non celui d'une
amante du père, parmi les éventualités redoutées.
6) Nous trouvons cependant d'une façon incontestable la substance comme liée
au matrilignage. Cette proposition paraît contradictoire avec la précédente pourtant
il n'en est rien. La parenté d'un individu est faite de quatre lignages le sien et trois
autres (père, père du père, père de la mère). Même en ligne agnatique, le pfuna est
senti comme le prolongement d'un lignage il sert même de base à un clivage entre
bons et mauvais lignages.
La preuve en est que le supérieur d'un lignage est pensé institutionnellement comme
ngââpfuna, détenteur de substance par rapport aux membres de son groupe. C'est ce
qui lui permet de les protéger l'ensorcellement d'un neveu utérin par son oncle est
considéré comme normal. Néanmoins, il faut distinguer entre sorcellerie réelle (la
vraie substance dans le corps) et sorcellerie institutionnelle (pouvoir de nuire dans
son matrilignage, même sans substance).
De nos jours, on pense surtout à la sorcellerie par mati dans l'ordre réel kukuya
celle par pfuna ne s'impose plus comme une réalité aussi forte, « parce qu'on ne peut
plus pratiquer contre elle l'autopsie », ni s'en défendre en chassant ou tuant le criminel.
Mais les représentations restent prégnantes dans l'ordre institutionnel où le pfuna
(en principe sans substance) du supérieur utérin (grand-oncle ou oncle lignager) garde
toute sa réalité.

Le fétichisme ?

Jusqu'à présent je me suis limité à une pure description, évitant d'avoir recours
à des notions psychanalytiques, afin de ne pas fausser le phénomène en infléchissant
son interprétation. J'ai donc usé du langage courant même lorsque fortuitement les
mots pouvaient paraître semblables (comme dans l'expression « perversion de la réa-
lité »). La question se pose maintenant entre le fétiche analysé par Freud et les exemples
que j'ai développés, qu'y a-t-il de commun?
a) A première vue les faits divergent. L'objet buti, en sa nature de puissance, ne
prend que rarement un caractère sexuel il donne lieu à une magie amoureuse. Mais
son utilisation reste la même le caractère de l'objet ne paraît pas se modifier pour
autant. D'ailleurs même en ce cas, c'est un moyen de maîtriser le désir d'une partenaire
OBJETS DU FÉTICHISME

et non de satisfaire directement dans l'acte magique le sien propre. Si nous passons
au registre de la puissance pfuna, alors il n'y a même plus d'objet extérieur et on ne
voit plus ce qui reste de commun avec le fétiche. Ces oppositions peuvent se résumer
en un tableau en fonction du caractère de l'objet et de l'action du sujet.

fétiche objet buti substance pfuna

objet et visée objet et visée non sexuels pas d'objet du tout,


sexuels (sauf exceptions) mais une substance
dans le corps

action sur autrui production d'effets réels <~n (avec dévoration)


secondaire sur autrui

Chaque terme pourrait se discuter. Si l'autre était défini par le pervers comme la
représentation qu'il en a, il y aurait bien également production d'effets réels sur autrui.
Mais en fait les choses ne peuvent sans doute se formuler ainsi. D'autre part, à l'inté-
rieur des représentations kukuya, l'objet buti peut être considéré comme en partie
incorporé. Il reste de ce côté, de toute façon, la différence massive que tout habitant
croit à l'effet sur les autres des puissances fortes. On ne voit pas en quoi nous serions
fondés à parler de fétichisme.
Cependant l'examen de notre sujet peut nous conduire à mettre en évidence
un certain nombre de repères qui seront pris à titres d'indices formels. Je les considère
seulement comme point de départ d'une confrontation sans préjuger en rien de leur
sort. Ils concernent l'obiet buti et son détenteur ainsi que les gens qui sont au courant
de ses propriétés.
i) Les Kukuya opposent leurs puissances cachées à la messe catholique où s'exerce
une puissance publique. Les possesseurs de buti en dissimulent les caractéristiques
aux autres

Ils sont seuls avec le spécialiste qui a fourni l'objet à savoir ses qualités et ses
prescriptions propres (positives ou négatives). Cependant, il n'est pas indifférent à un
détenteur d'être connu comme tel ce qu'il redoute, c'est d'être considéré comme
sorcier (et découvert), c'est-à-dire meurtrier en acte, transgressant par là la limite
de la vie et de la puissance licite. Le champ particulier du buti détenu, dans la connais-
sance de sa nature véritable, reste néanmoins pour le possesseur un domaine latéral,
OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME ?

dont autrui perçoit la présence indéterminée. Un autre peut y pénétrer, mais ce sera
avec un buti qui lui sera à son tour particulier.
2) Cette latéralité contient plus en elle-même peut-être que l'idée générale d'une
transformation. Il nous semble que la notion de déviation, de détournement est nette-
ment exprimée par le vocabulaire; kibalika (changer de route, dévier) pour la méta-
morphose du reliquat d'un buti, kikala (détourner vers les matt') pour une personne
captée qui devient mauvais génie mupfu. Répétons-le la déviation n'a pas de rapport
à la vie sexuelle directement.
3) Avec l'acquisition d'un objet buti, nous assistons à la constitution de ce champ
latéral pour un individu donné. A la suite du pacte de meurtre avec le spécialiste,
nous avons vu que les victimes étaient prises le plus souvent dans la parenté du déten-
teur. En ce cas, les personnes sont tuées et pourtant non mortes. Il convient de préciser
le processus en jeu, car c'est lui qui rend compte de la position de la zone des mati.
Nous pensons que la forme de la représentation est celle du déni (Verleugnung), en
ce sens que la réalité de la mort de la victime est admise et en même temps déniée,
puisque son corps ne devient pas cadavre. Le déni porte donc sur le caractère réel
de la mort d'un parent. Plus profondément dans l'esprit des habitants existe sans doute
un doute dans toute mort survenue dans la parenté la personne défunte est-elle vrai-
ment décédée ou a-t-elle été « détournée » dans un domaine intermédiaire, captée au
profit d'un puissant? Le passage direct au domaine des ancêtres ne va pas de soi
l'éventualité d'une transformation en mupfu (mauvais génie) est toujours présente,
puisque existe la zone des mati. Ce passage ne peut être assuré que par la mort, alors
qu'elle n'est pas nécessaire pour s'approprier la force composée d'un lion. Entendons-
nous bien on n'a pas besoin de tuer soi-même le fauve, bien que la composition
exige un pacte de meurtre humain. A cette occasion, la mort déniée apparaît comme
figure de l'appropriation par quelqu'un des membres de sa parenté. On tue pour asser-
vir après avoir rendu invisible l'être détourné. Bref, c'est le lien de parenté lui-même
qui s'est trouvé dévié de sa nature « normale » (qui aurait consisté en l'union pendant
la vie et l'observance des rites funéraires après une mort provoquée par un autre,
le corps devenant cadavre et pourrissant) et utilisé à d'autres fins qui sont celles des
mati. Ces fins présupposent d'autres désirs que les désirs habituels le détournement
vers les mati est donc finalement une déviance dans le champ des désirs envers
autrui (et cet autrui premier qui est formé de parents).
4) Dans le rapport entre un homme et son buti fonctionne une sorte de commu-
nauté entretenue constamment entre les trois termes (corps-~Mrt-tMpHK!). Les propriétés
de l'ensemble sont tantôt subjectives, tantôt objectives dans le premier cas, on a affaire
par exemple aux mauvais rêves du détenteur à la suite desquels il « excitera son objet,
dans le second cas, c'est l'objet couvert de cola crachée qui devenant noir ou blanc
indique l'état de la santé du possesseur. On voit que dans la notion si complexe de
kisika (excitation) sont mêlées indissolublement les deux idées d'exciter le buti et de
OBJETS DU FÉTICHISME

s'exciter soi-même en tant qu'on l'a partiellement incorporé. Nous nous souvenons
aussi que le buti est censé éprouver les mêmes affections que son maître. Cependant,
il y a dissociation possible si le spécialiste réclame le meurtre d'un parent aimé, ce
vœu est souvent rejeté (à ses risques et périls il peut devenir fou par malédiction)
par le postulant.
5) L'excitation n'est pas pensée comme sexuelle, sauf exception. Reste la proximité
d'un objet qui renferme la cause du désir de son possesseur. On ne peut exciter la
« composition » sans l'objet. La relation significative est alors une triade sujet-
objet-au-delà, relation symbolique qu'indique Lacan à propos du pervers 1. Mais
peut-on dire qu'elle vient « s'incarner » dans le voile et que le sujet « est livré (ainsi)
à l'imaginaire »? Ce qui semble spécifique du buti, c'est le caractère agissant du désir,
conçu comme modifiant réellement quelque chose d'extérieur. Là-dessus, je ne saurais
me prononcer, sinon pour indiquer que les éléments d'un jeu voilement-dévoilement
nous sont clairement apparus dans le récit que j'ai rapporté sur la femme <' dévoyéea
vers les mati. Toute puissance magique kukuya l'implique en ce sens qu'elle se dissimule
et se montre en même temps, sauf peut-être pour le sorcier parfait dont l'idéal reste
l'obscurité absolue.
6) J'avance des hypothèses qui pourront se révéler fragiles le champ des agres-
sions entre puissants dans le registre de la concurrence nous semble traversé par la
représentation d'un rapport réciproque de castration « avoir l'autre » et ne pas « se
faire avoir ». On peut en trouver le symptôme dans l'expression de « trancher les têtes
des puissants ». Peut-être ce caractère explique-t-il que le thème de la dévoration soit
senti comme extérieur à présent à la zone des mati, alors qu'il est constitutif de celle
de la substance pfuna.
A ce point, je voudrais user une dernière fois de la comparaison ébauchée avec
le second domaine de sorcellerie possible celui de la substance pfuna. Un certain
nombre de traits communs sont évidents la défense contre les criminels invisibles
implique dans les deux cas devins et chasseurs de sorciers. De même encore se découvre
un effort semblable pour remonter d'un malheur rétroactivement à sa cause humaine.
Mais ici justement les deux mondes se séparent dans un cas ce sera un déni de buti,
muni de son objet matériel, dans l'autre ce sera une chose-cause encore, mais naturelle,
située dans le corps de l'agresseur. On découvre là toute la différence entre un monde
du mal où les sorciers communiquent sans rupture avec les animaux redoutables, la
zone nocturne, par science innée (domaine du pfuna) et un autre monde du mal possible
où la communication a été établie par l'homme au moyen d'un savoir et d'un spécia-
liste. S'il a fallu l'établir, c'est qu'elle n'était pas donnée le lion ou la chauve-souris
ne sont plus des familiers du sorcier, mais des forces captées et maniées.
Tout ceci s'inscrit dans deux champs symboliques qui n'offrent pas la même

I. Bulletin de psychologie (15 mai 1957), Paris, p. 743.


OBJET MAGIQUE, SORCELLERIE ET FÉTICHISME ?

structure. Le domaine du pfuna est fait d'une série de relations à deux termes ensor-
celeur-ensorcelé qui est réversible comme le prouve dans le lignage la crainte venue
de toutes les directions. Au contraire, la zone des mati ne se définit pas sans trois termes
agresseur-agressé auquel il faut toujours adjoindre le spécialiste en tant qu'il a fourni
le buti en s'appuyant sur un corps de savoir acquis auprès d'un autre spécialiste. Nous
ne pouvons que souligner parallèlement que, dans le cas kukuya, la transmission des
pfuna s'effectue préférentiellement dans le matrilignage alors que celle des mati tend
à emprunter une voie patrilinéaire le plus souvent (ou bilatérale par un homme). L'oppo-
sition se poursuit suivant deux types de morts dans la parenté mort complète et dévo-
ration du cadavre pour le pfuna, mort déniée et escamotage du corps pour les mati.
Pourtant ce serait probablement égarer le lecteur que de réserver l'attitude de déni
au champ des mati et de leur constitution. La zone de la sorcellerie par substance
pfuna, dans la mesure où on l'évoque souvent dans les réunions lignagères aujourd'hui,
appelle également cette sorte de description. Nous avons pu suivre l'histoire de segmen-
tations à l'intérieur d'un lignage, retracées par les différents membres (et surtout les
supérieurs des deux nouveaux segments). La cause mise en avant était la mésentente
qui avait provoqué la désunion des groupes celle-ci suivait une situation définie
comme intenable. Deux adultes, un oncle et son neveu utérin par exemple, disaient
tous deux qu'il était impossible de rester ainsi dans la même unité sociale. D'une part
la parenté matrilinéaire était là, d'autre part l'autre n'en accomplissait pas les obligations
(cérémonies, assistance, respect, etc.). On était parent et en même temps ce lien se
trouvait dénié par les comportements réels. Par le fait même il y avait donc risque
énorme de sorcellerie. Je suis frappé de voir que la menace surgit à travers ce mouve-
ment contradictoire. Le pfuna peut apparaître alors à nos yeux comme la chose ou la
cause qui est à la source de ce déni. Souvenons-nous que l'oncle surtout est sorcier-
institutionnel, détenteur de pfuna ~n~aa~/Mna~ au niveau du langage tout au moins
on le nomme ngubalika (mère-homme). Il est par rapport à son neveu utérin le géniteur
idéal et interdit ceci n'est peut-être pas sans rapport avec la substance pfuna qu'il
détient fictivement (puisqu'il n'est pas censé avoir du même coup la substance réelle)
mais qui représente néanmoins un pouvoir de nuire par position parentale, sans doute
en fonction du principe mumpuki de tout le lignage.
Si ces suggestions sont fondées, le problème serait de distinguer nettement deux
sortes de dénis qui correspondraient aux deux champs symboliques différents des
mati et du pfuna. J'ai fait abstraction de la plupart des déterminations économiques et
sociales qui n'étaient pas mon sujet présent. Il est clair cependant que l'analyse de la
production sociale est seule susceptible de construire les supports d'un champ idéo-
logique où les sujets peuvent se trouver en position de déni.
OBJETS DU FÉTICHISME

Il n'est pas sûr que pour la confrontation que je me suis proposé, le thème du féti-
chisme soit le point de rencontre le plus pertinent. On s'égarerait à vouloir à tout prix
le retrouver dans l'objet buti et la relation qu'il induit chez son détenteur. Par contre
la notion de déni nous a paru plus générale ainsi que celle de clivage qu'elle impliquait.
En cela ce n'est pas tant la position d'un sujet pervers qui est en cause que la position
d'un fragment entier du champ idéologique. Si nous avons réfléchi aussi sur la substance
pfuna, c'était pour élargir l'horizon et trouver un pôle différent de celui des mati. Mais
dans les deux cas, il y avait déni dans des modalités dissemblables. Une opposition
kukuya recouvre les deux zones, un couple de contraires qui oppose les « affaires du
jour » à celles de la « nuit ». Le jour est pensé comme monde de la réalité, la nuit comme
monde du désir. Le possesseur de substance pfuna se cache totalement, alors que le
détenteur de buti vit à la frontière des deux zones, dans un autre monde où par son
désir se pliant aux classifications du savoir l'univers est déviable, transformable, détour-
nable ou, si l'on veut, « composable ».

PIERRE BONNAFÉ
III
Karl Marx

D'où provient le caractère énigmatique du produit du travail, dès


qu'il revêt la forme d'une marchandise? Évidemment de cette forme elle-
même.
Le caractère d'égalité des travaux humains acquiert la forme de
valeur des produits du travail; la mesure des travaux individuels par leur
durée acquiert la forme de la grandeur de valeur des produits du travail;
enfin les rapports des producteurs, dans lesquels s'affirment les caractères
sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d'un rapport social des pro-
duits du travail. Voilà pourquoi ces produits se convertissent en marchan-
dises, c'est-à-dire en choses qui tombent et ne tombent pas sous les sens,
ou choses sociales. C'est ainsi que l'impression lumineuse d'un objet sur le
nerf optique ne se présente pas comme une excitation subjective du nerf
lui-même, mais comme la forme sensible de quelque chose qui existe en
dehors de l'œil. Il faut ajouter que dans l'acte de la vision la lumière est
réellement projetée d'un objet extérieur sur un autre objet, l'œil, c'est un
rapport physique entre des choses physiques. Mais la forme valeur et le
rapport des produits du travail n'ont absolument rien à faire avec leur nature
physique. C'est seulement un rapport social déterminé des hommes entre
eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses
entre elles. Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher
dans la région nuageuse du monde religieux. Là les produits du cerveau
humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps particuliers, en
communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits
de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut
nommer le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu'ils se pré-
sentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de
production.

Extrait du livre premier du Capital, première section, partie IV: «Le caractère fétiche de la
marchandise et son secret. »
Maurice Godelier

ÉCONOMIE MARCHANDE, FÉTICHISME,


MAGIE ET SCIENCE

selon Marx dans Le Capital

Isoler et analyser les notions de fétichisme et de magie dans Le Capital n'est, à


première vue, que s'attarder sur quelques brillantes formules de Marx, se préoccuper
de la forme plutôt que du contenu de son œuvre théorique. Mais il suffit de constater
que ces termes réapparaissent à chaque étape essentielle du développement de la théorie
pour deviner qu'ils expriment un ou plusieurs éléments fondamentaux du marxisme.
Les textes essentiels se trouvent dans la première section de l'ouvrage qui traite de
l'essence de la « marchandise » et dans la dernière consacrée aux formes capitalistes
du revenu et à leurs sources. A ce moment bien que l'ouvrage soit resté inachevé
Marx arrivait au terme de son projet théorique qui était d'étudier l' « organisation
internedu mode de production capitaliste, son « essence cachée » sous le mouvement
visible et les « illusions » de la concurrence.
En quoi consiste le fétichisme de la marchandise et pour quelles raisons de fond
profit, intérêt, salaire et rente foncière revêtent-ils le même caractère?

Par quoi l'analyse scientifique du mode de production capitaliste doit-elle commen-


cer et pourquoi? Par l'analyse de la marchandise, répond Marx, et cela non par choix,
mais par la nécessité des faits.

La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'an-
nonce comme une « immense accumulation de marchandises )'. L analyse de la marchandise,
forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches 1.

Qu'est-ce qu'une marchandise? C'est d'abord n'importe quel objet extérieur qui
a la propriété de satisfaire des besoins humains de n'importe quelle espèce. Ce ou ces

i. K. Marx, Le Capital, livre premier, t. i, p. 51, Ëd. Sociales.


OBJETS DU FÉTICHISME

propriétés constituent sa valeur d'usage, son utilité sociale. Un objet qui n'a pas d'utilité
pour quelqu'un d'autre que son producteur ne peut s'échanger et ne peut devenir
une marchandise. Sa valeur d'échange apparaît justement quand il s'échange contre
une pipe ou contre deux mouchoirs de soie ou contre leur équivalent en monnaie, soit
par exemple dix francs.
Cette valeur apparaît donc comme quelque chose qui ne change pas alors même
que cet objet s'échange dans des proportions diverses avec d'autres objets. Dès lors,
pour que des objets quelconques s'échangent dans des proportions diverses, il faut
qu'ils aient en eux quelque chose de commun dont ils représentent un plus ou un moins.
Ce quelque chose de commun ne peut provenir de leurs valeurs d'usage puisque celles-ci
sont distinctes et radicalement différentes. Il ne reste qu'une origine possible, le fait
d'être des produits du travail humain. « Une valeur d'usage ou un article quelconque n'a
(donc) une valeur qu'autant que du travail humain est matérialisé en lui », et cette
valeur est précisément le quelque chose de commun qui se montre dans le rapport
d'échange des marchandises.
Avant de poursuivre, caractérisons brièvement la méthode de Marx dans ce début
du Capital, méthode que tant d'auteurs ont abusivement considérée comme une déduc-
tion « dialectiquede « catégories », de facture plus ou moins hégélienne. Marx ne
choisit pas son point de départ. Celui-ci lui est imposé par la nature même des rapports
sociaux de la période sociale qu'il se propose d'analyser. Ce point de départ n'est pas
une « notion » mais les formes sous lesquelles apparaissent les divers objets qui y jouent
le rôle de marchandises. L'analyse de ces formes oblige Marx à chercher les conditions
pratiques de la possibilité de l'échange des marchandises. Pour que ce dernier existe,
il faut que toutes les marchandises aient quelque chose en commun dont il faut dès lors
découvrir la nature et l'origine. Ce n'est pas dans leurs valeurs d'usage toutes différentes
et incommensurables que réside cet élément, il ne reste donc qu'une seule de leurs
propriétés qui leur soit commune, le fait qu'elles soient toutes des produits du travail.
Dès lors, la nature de la valeur, sa « substance » est découverte c'est du travail humain
coagulé, matérialisé, cristallisé. Marx n'a donc pas procédé par une « déduction a idéale,
logique du concept de valeur à partir du concept de marchandise et il suffit de rappeler
l'insistance avec laquelle il soulignait encore avant sa mort le caractère original de sa
méthode dans ses notes fameuses sur Le Traité d'Économie politique d'A. Wagner pour
mesurer l'importance de ce point

Je ne pars pas de « notions », donc pas non plus de la « notion de valeur », et je n'ai par
conséquent pas à la « diviser » en aucune manière. Ce dont je pars, c'est de la forme sociale
la plus simple, sous laquelle se présente, dans la société actuelle, le produit du travail et c'est
la marchandise 1.

1. K. Marx, Le Capital, I, 3, p. 246 (souligné par Marx).


ÉCONOMIE MARCHANDE, FÉTICHISME, MAGIE ET SCIENCE

Ma méthode analytique, ne partant pas de l'homme, mais de la période sociale économique-


ment donnée, n'a rien de commun avec la méthode d'accrochage de notions des professeurs
allemands (« avec des paroles, on peut lutter à merveille, avec des paroles, construire un sys-
tème ')).

Mais poursuivons l'analyse de la valeur. Si celle-ci dans son essence est du travail
matérialisé, ne peut-on imaginer que la valeur des marchandises va varier avec la
paresse ou l'habileté de leurs producteurs, i.e. avec les formes concrètes, individuelles
qu'aura pris le travail de leur production.
En fait, le temps qui détermine la valeur de la marchandise est le temps de travail
« socialement » nécessaire à leur production et non le temps qui est concrètement, indivi-
duellement, dépensé par tel ou tel producteur. Le temps de travail « socialementnéces-
saire est « celui qu'exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d'habileté et d'inten-
sité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales. [.]
Ce temps varie avec chaque modification de la force productive du travail2 ». C'est
donc la quantité moyenne de travail dépensée à la production d'une marchandise qui
en détermine la valeur. Dès lors, on comprend que le travail concret d'un producteur
déterminé ne produise de valeur que dans la mesure où il se compose avec les dépenses
de travail de tous les autres producteurs engagés dans la même production, coïncide
avec le temps de travail socialement nécessaire à cette production et devient ainsi un
élément indistinct de la force de travail de la société tout entière. Celle-ci qui « se
manifeste dans l'ensemble des valeurs, ne compte par conséquent que comme force
unique, bien qu'elle se compose de forces individuelles innombrables3 ». Les marchan-
dises, produits de la dépense de cette force de travail sociale unique, sont « métamor-
phosées en sublimés identiques, échantillons du même travail indistinct4 », en valeurs.
Le travail humain a donc un double caractère, concret et abstrait selon qu'on le
rapporte à la valeur d'usage des marchandises ou à la valeur de ces marchandises.
Pour Marx, cette découverte a une telle importance théorique qu'il écrit

J'ai, le premier, mis en relief ce double caractère du travail représenté dans la mar-
chandise. L'économie politique pivote autour de ce point 5.

Si l'on prend au sérieux, comme il se doit, cette appréciation de Marx sur son
oeuvre, il faut en conclure que, à ses yeux, la découverte du double caractère du travail
humain apportait ce qui manquait à la théorie de la valeur des économistes classiques
pour qu'elle puisse poser correctement et résoudre un certain nombre de problèmes
théoriques fondamentaux. Alors que, depuis W. Petty et A. Smith, le travail humain
i. K. Marx, Le Capital, I, 3, p. 249 (souligné par Marx).
2.MM!,I,3,p.55.
3. Idem, I, 3, p. 54.
4. Idem, I, 3, p. 54 (souligné par Marx).
5. Idem, I, 3, p. 57 (souligné par l'auteur).
OBJETS DU FÉTICHISME

était reconnu comme l'origine et la substance de la valeur des marchandises, on ignorait


(sauf quelques pressentiments ~) que le travail ne forme la valeur des marchandises
qu'en devenant travail humain abstrait, travail socialement nécessaire. Marx a donc
conscience d'avoir fait faire à la théorie de la valeur un bond en avant qui lui permet
« de faire ce que l'économie bourgeoise n'a jamais essayé fournir la genèse de la mon-
naie2 ». Or et ici nous atteignons le lieu même de notre recherche cette genèse
va en même temps dévoiler le caractère fétiche, énigmatique de toute marchandise et
donc de la monnaie. Qu'est-ce que faire la genèse de la « forme-monnaie »?

C'est développer l'expression de la valeur contenue dans le rapport de valeur des marchan-
dises depuis son ébauche la plus simple et la moins apparente jusqu'à cette forme monnaie
qui saute aux yeux de tout le monde. En même temps, sera résolue et disparaîtra l'énigme
dela monnaie 3.
Donc, pour « faire la genèse » de la monnaie, Marx va analyser la manière dont
apparaît la valeur d'une marchandise, la forme sous laquelle son contenu (le travail
humain abstrait) et sa grandeur (le temps de travail socialement nécessaire) se manifestent.
Or, la valeur d'une marchandise ne peut jamais apparaître si on considère cette
marchandise isolément, à part de toutes les autres. Dans ce cas, seule est manifeste
la valeur d'usage de cette marchandise, sa nature d'objet utile. Pour que sa valeur se
manifeste,il faut qu'elle s'échange contre d'autres marchandises. Lorsqu'elle entre
en rapport d'échange avec ces marchandises, sa propre valeur trouve dans ce rapport
une forme qui l'exprime. Ce rapport, cette forme, constitue sa « valeur d'échange ».
La valeur d'échange » d'une marchandise est la « forme phénoménale propre4» de
sa valeur, « une représentation caractérisée de la valeur contenue dans cette marchan-
dise » (i.e. de la dépense sociale de travail cristallisée en elle) mais cette « valeur
d'échangen'est pas la « valeur » de cette marchandise.
Cette distinction entre « valeur » et « valeur d'échange » est souvent ignorée des
commentateurs de Marx et cependant elle est fondamentale.

Chez moi la « valeur » d'une marchandise n'est ni sa valeur d'usage ni sa valeur d'échange

La « valeur d'échange » d'une marchandise est le rapport de valeur qui s'établit


à travers l'échange de cette marchandise contre d'autres. Ce rapport ne crée pas la
« valeur » de cette marchandise car cette valeur naît dans le processus de production

i. Marx cite un remarquable écrit anonyme de 1739 ou 1740 où était écrit « Dans les
échanges, la valeur des choses utiles est réglée par la quantité de travail nécessairement exigée
et ordinairement employée pour leur production. » (Some Thoughts on the Interest of Money
:'?! general, and particularly in the Public Funds, etc., London, p. 36.)
2. K. Marx, Le Capital, I, i, p. 63.
3. Idem
4. Idem, I, i, p. 74.
5. K. Marx, Notes sur Wagner, I, 3, p. 247.
ÉCONOMIE MARCHANDE, FÉTICHISME, MAGIE ET SCIENCE

de la marchandise et non dans le processus de sa circulation entre producteurs. La cir-


culation ne crée pas de valeur. Celle-ci existe avant que les marchandises circulent.
Lorsqu'elles circulent, donc s'échangent, elles entrent dans des rapports de valeur
qui peuvent ou non correspondre à leur valeur. Elles se vendent par exemple à un prix
qui dépasse leur valeur 1.
Analysons donc le rapport d'échange entre deux marchandises puisque c'est ce
rapport qui constitue la « forme» d'apparition de la valeur et le point de départ de la
genèse de la monnaie. Supposons le cas le plus simple, celui d'une marchandise A
(toile) qui s'échappe contre une marchandise B (habits) dans une certaine proportion
xA = yB, 20 mètres de toile = i habit. La valeur de A s'exprime donc dans une cer-
taine quantité de B. Elle s'exprime « relativement » à B et B se trouve en face d'elle
sous la forme d'un « équivalent ». Donc la valeur de A s'exprime sous deux formes,
l'une relative, l'autre équivalent. Si l'on renverse l'équation, c'est A qui devient la
forme équivalent de B. Donc, dans ce « rapport d'expression », chaque marchandise
joue un rôle distinct mais corrélatif et exclusif du rôle de l'autre (une marchandise
ne peut être son propre équivalent). Ainsi, dans ce rapport, seule s'exprime la valeur
d'une marchandise. La seconde marchandise qui joue le rôle d'équivalent se borne à
fournir à la première la matière pour l'expressionde sa valeur sans que sa propre valeur
soit exprimée. Elle a un rôle « passif3 ».
Comment ce rapport entre deux marchandises peut-il contenir « le mystère de
toute forme de valeur », donc du caractère fétiche de la marchandise et de la monnaie?
Pour le comprendre, il faut analyser de plus près les deux pôles de ce rapport d'expres-
sion, la forme relative et la forme équivalent. Ce rapport qui fait de l'habit l'équivalent
de la toile exprime donc la valeur de la toile dans la valeur d'usage de l'habit. Or, tisser
de la toile et tailler un habit sont deux formes concrètes distinctes de travail. Dès que
l'habit est posé comme l'équivalent de la toile, le travail contenu en B est affirmé comme
identique au travail contenu en A. Donc, les deux formes concrètes de travail sont rame-
nées à du travail humain égal, abstrait.
Puisque la valeur de A peut s'exprimer dans l'objet d'usage différent qu'est B,
la « forme relative» de la valeur de A rend manifeste le fait que la valeur n'est pas une
propriété des choses échangées mais une réalité sociale, le travail social nécessaire à leur
production.
Par contre, puisque seule, dans le rapport simple xA = yB, la marchandise A
« exprime » sa valeur et a besoin de B pour l'exprimer, il semble que la marchandise B,
elle, possède naturellement la capacité d'exprimer la valeur de toute marchandise. Donc,
toute marchandise, dès qu'elle joue le rôle d'équivalent, apparaît comme possédant

i. Le prix est la valeur d'échange d'une marchandise exprimée en argent. Il peut ou non
correspondre à la « valeur de cette marchandise. Cf. I, p. 83.
2. Karl Marx, Le Capital, I, i, p. 64.
3. Idem, I, i, p. 63.
OBJETS DU FÉTICHISME

en elle-même la capacité de mesurer la valeur des autres marchandises. La « forme


équivalent » d'une marchandise masque donc l'essence de la valeur qui est d'être une
réalité sociale, le travail humain, et fait de cette valeur un caractère des choses créant
ainsi le caractère fétiche des marchandises, les transformant en énigmes.

De là, le côté énigmatique de l'équivalent, côté qui ne frappe les yeux de l'économiste
bourgeois que lorsque cette forme se montre à lui tout achevée, dans la monnaie. [.]Il ne
pressent pas que l'expression la plus simple de la valeur, telle que 20 mètres de toile valent
un habit, contient déjà l'énigme et que c'est sous cette forme simple qu'il doit chercher à
la résoudre 1.

En définitive, la « forme » de la valeur des marchandises provient de la nature même


de la marchandise. C'est parce que, dans son fond, toute marchandise est une réalité
double et recèle l'opposition de sa valeur d'usage et de sa valeur qu'elle a besoin du
rapport de deux marchandises (dont l'une figure comme valeur d'usage et l'autre comme
valeur d'échange) pour faire apparaître son essence. Mais l'essence même de la valeur
disparaît dans son mode d'apparition. La valeur, travail humain social donc abstrait,
réalité sociale et non matérielle, ne peut que s'exprimer dans une forme, la « forme
équivalent », qui la dissimule et la fait apparaître comme un caractère naturel des choses.
Or, cette « forme » de la valeur n'est apparue qu'à une époque déterminée du
développement historique de la société, là où était apparue la production marchande et
s'est développée avec le développement de celle-ci. Alors qu'à l'origine, dans les sociétés
primitives, l'échange marchand avait pu n'être qu'accidentel et la forme de la valeur
n'avait été que le rapport simple d'une marchandise avec une autre xA = yB, à un
stade ultérieur, à mesure que le nombre des marchandises se multipliait, la forme de
la valeur a pu prendre une forme développée, la valeur de A s'exprimant dans un
grand nombre d'équivalents xA = yB, xA = zC, xA = vD, etc. C'est le cas du bétail
par exemple qui, dans certaines sociétés, peut s'échanger contre d'autres marchandises,
alors que celles-ci ne peuvent s'échanger entre elles.
A un stade plus avancé encore de la production marchande, il est devenu possible
et nécessaire que toutes les marchandises produites expriment leurs valeurs réciproques
dans le même équivalent. Une seule marchandise est devenue l'équivalent général de
la valeur de toutes les autres. Dès lors, le travail social et le monde des marchandises
trouvent l'unité de forme et d'expression qui faisaient défaut aux stades précédents.

La marchandise spéciale avec la forme naturelle de laquelle la forme équivalente s'iden-


tifie peu à peu dans la société, devient marchandise monnaie ou fonctionne comme monnaie.
Sa fonction spécifique, et conséquemment son monopole social, est de jouer le rôle de l'équi-
valent universel dans le monde des marchandises 2.

i. K. Marx, Le Capital, I, i, p. 71-72, cf. aussi p. 63 « Le mystère de toute forme de


valeur gît dans cette forme simple. Aussi c'est dans son analyse que se trouve la difficulté. »
2. Idem, I, 1, p. 82.
ÉCONOMIE MARCHANDE, FÉTICHISME, MAGIE ET SCIENCE

Historiquement, ce sont les métaux précieux qui conquirent le monopole de cette


position et devinrent marchandise-monnaie (l'argent). C'est alors que l'expression de la
valeur relative des marchandises dans la monnaie devint le « prix » de ces marchandises.
Avec l'apparition de l'argent, la « fausse apparence » que la forme-équivalent donne
à la « valeur » des marchandises est définitivement consolidée.

Une marchandise ne paraît point devenir argent parce que les autres marchandises
expriment en elle réciproquement leurs valeurs; tout au contraire, ces dernières paraissent
exprimer en elle leurs valeurs parce qu'elle est argent. Le mouvement qui a servi d'intermédiaire
s'évanouit dans son propre résultat et ne laisse aucune trace. Les marchandises trouvent, sans
paraître y avoir contribué en rien, leur propre valeur représentée et fixée dans le corps d'une
marchandise qui existe à côté et en dehors d'elles. Ces simples choses, argent et or, telles
qu'elles sortent des entrailles de la terre, figurent aussitôt comme incarnation immédiate
de tout travail humain. De là, la magie de l'argent 1.

Ainsi s'achève la genèse idéale de la monnaie, genèse qui en dissipe entièrement


le mystère. En quoi a consisté cette « genèse »? Une fois encore quelques remarques
épistémologiques nous semblent nécessaires. Marx, de nouveau, n'est pas parti d'un
concept, mais d'un fait pratique, le rapport d'échange des marchandises, i.e. de la
forme sociale sous laquelle s'exprime la valeur de n'importe quelle marchandise. Il a
choisi pour commencer son analyse la forme la plus simple de ce rapport, le rapport
de deux marchandises seulement et il a distingué et défini la fonction différente que joue
chacune de ces deux marchandises au sein de ce rapport. Pour analyser ces fonctions,
il a mobilisé les résultats théoriques obtenus dans sa recherche précédente, d'une part
la définition de la nature de la valeur, connaissance acquise depuis les classiques, et,
d'autre part, sa propre découverte du double caractère du travail. Puis, il a suivi le
développement de la forme de la valeur depuis le rapport simple de deux marchandises
jusqu'au rapport complexe de toutes les marchandises entre elles.
Une transformation du rapport d'échange des marchandises apparaît lorsque
l'échange des marchandises se généralise et prend une forme complexe. La forme
« équivalent » prend la forme de monnaie. Cette transformation correspond aux néces-
sités internes du développement de la production marchande. Pour que l'échange de
marchandises se généralise, il faut que la forme équivalent de la valeur des marchandises
prenne une forme générale, i. e. unique pour l'ensemble de toutes les marchandises.
La transformation du rapport d'échange des marchandises correspondant à un
stade d'échange généralisé de marchandises aboutit donc à la spécialisation d'une seule
catégorie de marchandises dans la fonction d'équivalent général de la valeur des autres
marchandises. A la complexité plus grande de la structure des échanges marchands
correspond la spécialisation d'un des éléments de cette structure.

i. Karl Marx, Le Capital, I, i, p. 103.


OBJETS DU FÉTICHISME

Au terme de cette analyse se trouvent donc définis scientifiquement et construits


les concepts de monnaie, d'argent et de prix.
Cette analyse abstraite des transformations des « formes » de la valeur révèle
donc immédiatement le caractère historique des concepts auxquels elle aboutit, les caté-
gories économiques de monnaie, prix, etc. Ces transformations apparaissent comme
des conditions internes (i. e. à la fois comme un effet et une cause) du développement
même de la production marchande au sein de certaines sociétés déterminées à partir
d'une époque déterminée de l'histoire, et correspondent à des stades successifs de ce
développement depuis le troc occasionnel entre communautés primitives jusqu'à
l'apparition des monnaies d'or et d'argent dans l'antiquité orientale ou européenne.
L'ordre d'apparition et de définition des concepts correspond dans ce cas à l'ordre
d'apparition de rapports marchands de plus en plus complexes dans l'histoire de certaines
sociétés. Ainsi ce que montre et démontre la méthode d'analyse de Marx est le caractère
historique à la fois des réalités que la pensée analyse et des concepts que cette pensée
construit pour les expliquer. La méthode de Marx prive donc la pensée théorique de
toute possibilité de s'aliéner spéculativement dans ses propres produits idéaux en les
posant soit comme des réalités idéales sans histoire, ou comme des idéalités renvoyant
à une réalité qui, elle, serait sans histoire. Nous reviendrons sur ce point.
Le résultat général de l'analyse de Marx est donc de montrer le caractère absurde,
insolite des représentations spontanées des individus qui vivent dans les sociétés mar-
chandes, de détruire les fausses apparences, les pseudo-« évidences » (ainsi que les
représentations plus élaborées des économistes « vulgaires » qui se bornent à reprendre
et à « systématiser» les représentations spontanées)
Une marchandise paraît au premier coup d'oeil quelque chose de trivial et qui se comprend
de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c'est une chose très complexe, pleine
de subtilités métaphysiques et d'arguties théologiques 1.

Cette complexité et ce mystère ne proviennent ni de la valeur d'usage des mar-


chandises ni de leur caractère de produits du travail. Dans une société donnée, « l'uti-
lité » des marchandises est chose évidente et dans n'importe quelle société les hommes
s'intéressent au temps nécessaire à la production des objets qu'ils utilisent. Complexité
et mystère proviennent seulement du mode d'apparition de la valeur des marchandises,
de la « forme » sociale sous laquelle elle apparaît lorsque ces marchandises entrent en
rapport d'échange mutuel.
La forme valeur et le rapport de valeur des produits du travail n'ont absolument rien à
faire avec leur nature physique. C'est seulement un rapport social déterminé des hommes
entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantastique d'un rapport des choses entre elles. Pour
trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde

i. Karl Marx, Le Capital, I, i, p. 84.


ÉCONOMIE MARCHANDE, FÉTICHISME, MAGIE ET SCIENCE

religieux. Là les produits du cerveau humain ont l'aspect d'êtres indépendants, doués de corps
particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits
de la main de l'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peut nommer le fétichisme
attaché aux produits du travail dès qu'ils se présentent comme des marchandises, fétichisme
inséparable de ce mode de production'.

Dans son essence, le fétichisme du monde marchand consiste donc dans la pro-
priété de la forme d'apparition de la valeur de dissimuler l'essence réelle de la valeur et
d'en montrer précisément le contraire. Ce n'est donc pas l'homme qui se trompe sur la
réalité, c'est la réalité qui le trompe en apparaissant nécessairement sous une forme qui
la dissimule et la présente à l'envers à la conscience spontanée des individus qui vivent
au sein du monde marchand. Ce mode d'apparition à l'envers constitue ainsi le point
de départ obligé des représentations que se font spontanément les individus de leurs
rapports économiques. Ces représentations et les développements idéologiques qui
les consolident et que produisent aussi bien les économistes vulgaires que d'autres
catégories d'idéologues, constituent dans la conscience des individus un domaine plus
ou moins cohérent de phantasmes spontanés et de croyances illusoires portant sur la
réalité sociale au sein de laquelle ils vivent. On comprend dès lors que ces représentations
illusoires et ces notions spontanées ne peuvent en aucun cas être le point de départ de
l'analyse scientifique de cette réalité sociale.
Le caractère fétiche des marchandises n'est donc pas l'effet de l'aliénation des
consciences, mais l'effet dans et pour les consciences de la dissimulation des rapports
sociaux dans et sous leurs apparences. Le fétichisme de la marchandise n'est pas le
produit singulier, subjectif d'une histoire individuelle, mais le produit général et objectif
d'une histoire collective, celle de la société. Puisque son fondement existe hors de la
conscience, dans la réalité objective de rapports sociaux historiquement déterminés,
ce fétichisme ne peut disparaître qu'avec la disparition de ces rapports sociaux. La
découverte scientifique

que les produits du travail, en tant que valeur sont l'expression pure et simple du travail
humain dépensé dans leur production, marque une époque dans l'histoire du développement
de l'humanité, mais ne dissipe point la fantasmagorie qui fait apparaître le caractère social du
travail comme un caractère des choses [.] ce fait pour l'homme engrené dans les rouages et les
rapports de la production des marchandises paraît, après comme avant, la découverte de la
nature de la valeur [.] d'un ordre tout aussi naturel que la forme gazeuse de l'air qui est
restée la même après comme avant la découverte de ses éléments chimiques 2.

La connaissance scientifique de la structure des rapports marchands n'abolit donc


pas la conscience spontanée que les individus ont de ces rapports (même chez le savant).
Elle modifie certes le rôle et les effets de cette conscience sur leur conduite, mais elle

i. Karl Marx, Le Capital, I, i, p. 85; souligné par nous.


2. Idem, I, i, p. 86; souligné par nous.
OBJETS DU FÉTICHISME

ne la supprime pas. Pour la supprimer, il faut une révolution sociale liée au dévelop-
pement même des forces productives, développement et révolution que rendent possibles
et nécessaires le fonctionnement même du mode de production capitaliste, forme la
plus développée historiquement de la production marchande, forme « achevée» de
cette production parce que la force de travail de l'homme y est elle aussi devenue mar-
chandises

Toutes les formes de société connaissant la production marchande et la circulation d'ar-


gent participent à cette mystification. Mais dans le mode capitaliste de production et pour
le capital, qui en est la catégorie dominante, le rapport de production déterminant, cet univers
magique et renversé connaît d'autres développements encore 2.

Quels sont ces développements? Nous ne ferons ici que les suggérer de façon
grossièrement schématique car il nous faudrait autrement entrer dans le détail de toutes
les analyses du Capital.
Du capital, c'est d'abord de l'argent, de la monnaie (c'est-à-dire l'équivalent
général de la valeur des marchandises). Mais toute monnaie n'est pas du capital. Pour
que l'argent fonctionne comme capital il faut qu'il rapporte du profit. Dans la circulation
simple des marchandises, une marchandise MI est vendue contre de l'argent et cet
argent sert à acquérir une autre marchandise M2. Au terme de ce procès, MI A M2,
l'argent est définitivement dépensé et a fonctionné comme simple moyen de circulation
des marchandises Ml et M2. Dans la circulation de l'argent comme capital, une quantité
AI d'argent est « avancée » pour acheter une marchandise qui sera ensuite vendue. Au
terme de ce procès, une quantité A2 d'argent se retrouve entre les mains du propriétaire
de Ai, telle que A2 égale la somme Ai primitivement avancée plus un excédent, une valeur
en plus ou plus-value A2 = Ax + AA. Donc, dans ce procès, la valeur avancée au
départ non seulement s'est conservée mais s'est mise en valeur, l'argent s'est transformé
en capital. Dans la circulation simple des marchandises, le propriétaire des marchan-
dises Mi ne les vend que pour se procurer les marchandises M2 dont il a besoin et qu'il
ne produit pas. La circulation simple des marchandises ne sert donc que de moyen pour
atteindre un but situé en dehors d'elle, l'appropriation de choses utiles à la satisfaction
des besoins. La circulation de l'argent comme capital, au contraire, semble posséder
son but en elle-même et à travers la transformation sans cesse renouvelée de l'argent en
marchandises et des marchandises en argent

La valeur se présente ici comme une substance automatique, douée d'une vie propre, qui,
tout en échangeant ses formes sans cesse change aussi de grandeur, et, spontanément, en tant

I. Cf. notre article «Système, structure et contradiction dansLe Capital», Les Temps modernes,
1966, n° 246, p. 832, où nous comparions cette analyse avec les conclusions de Spinoza pour
qui la connaissance du deuxième genre, la connaissance mathématique, ne supprime pas celle
du premier genre, le savoir empirique de l'expérience quotidienne.
2. Karl Marx, Le Capital, III, 3, p. 205.
ÉCONOMIE MARCHANDE, FÉTICHISME, MAGIE ET SCIENCE

que valeur mère, produit une poussé nouvelle, une plus-value et finalement s'accroît par
sa propre vertu. En un mot, la valeur semble avoir acquis la propriété occulte d'enfanter de la
valeur parce qu'elle est valeur, de faire des petits, ou du moins de pondre des œufs d'or 1.

Nous retrouvons ici le vocabulaire même qui servait à décrire le caractère fétiche
de la marchandise. Ce caractère qui avait trouvé dans la monnaie sa forme la plus
complexe achève désormais son développement puisque, dès qu'elle fonctionne comme
capital, la monnaie semble, non seulement avoir en elle-même la propriété d'être de
la valeur, mais aussi celle de se mettre en valeur, de s'engendrer elle-même.

Dans le rapport entre capital et profit, c'est-à-dire entre capital et plus-value [.] le
capital apparaît comme un rapport avec lui-même (a) dans ce rapport, il se distingue, en tant
que somme de valeurs initiales, d'une valeur nouvelle'qu'il a établie lui-même. Cette valeur
nouvelle, il l'engendre pendant qu'il parcourt son procès de production et de circulation
voilà ce qui est dans la conscience. Mais la mystification porte sur la façon dont se produit cette
opération et cette valeur semble avoir pour origine des qualités secrètes du capital qui lui seraient
inhérentes (b) 2.

Le problème scientifique fondamental pour expliquer la genèse et le fonctionne-


ment du mode de production capitaliste est donc d'expliquer l'origine et la nature de la
plus-value.
Pour que l'argent se transforme en capital, donc se mette en valeur, il faut qu'il
puisse acheter sur le marché une marchandise qui ait la propriété, lorsqu'on l'utilise,
de créer de la valeur. Cette marchandise existe, c'est la force de travail. Mais pour que
la force de travail se présente sur le marché comme une marchandise à vendre, il faut
des conditions historiques très particulières, uniques. Il faut que les producteurs soient
séparés des moyens de production et dépourvus d'argent pour en acheter. Il faut donc
qu'ils soient à la fois obligés de vendre leur puissance de travail aux propriétaires des
moyens de production et de l'argent, et libres de leur personne (autrement ils vendraient
leur personne avec leur force de travail et seraient des esclaves et non des salariés). Ces
conditions se sont peu à peu réalisées dans divers pays d'Europe à partir du xve siècle 3,
pendant la phase dite d'accumulation primitive du capital qui fut à la fois celle de la
dissolution de la structure économique féodale et de la genèse des éléments constitutifs
du système capitaliste. La base de toute cette évolution fut l'expropriation des cultiva-
teurs 4. L'argent n'est donc devenu du capital5 qu'à partir du moment où un rapport

i. Karl Marx, Le Capital, I, i, p. 158; souligné par nous.


2. Idem, III, i, p. 66; a) souligné par Marx.
b) souligné par nous.
3. Parfois même auparavant, comme en Italie. Cf. Karl Marx, Le Capital, I, i, p. 156, n. i.
4. Idem, I, 3, p. 155-156.
5. Nous laissons de côté le problème de l'origine et de la nature des formes antédiluviennes
du capital commerciale, financière, etc., que Marx examine dans le livre III, tome 2, pour ne
traiter que du capital productif (industriel et agricole).
OBJETS DU FÉTICHISME

social nouveau, celui de deux classes sociales, les capitalistes et les ouvriers, s'était établi
dans le procès de production de marchandises. Le capital, selon la formule célèbre,
n'est donc pas ce qu'il apparaît, « une chose, mais un rapport social entre des personnes
qui s'établit par l'intermédiaire des choses ». Une fois de plus, le caractère à la fois
social et historique des catégories économiques, ici celles du capital, de plus-value, de
salaire se montre et se démontre dans l'analyse qu'en fait Marx, dans leur « genèse »
La nature ne produit pas d'un côté des possesseurs d'argent ou de marchandises et de
l'autre des possesseurs de leurs propres forces de travail purement et simplement. Un tel
rapport n'a aucun fondement naturel et ce n'est pas non plus un rapport social commun à
toutes les périodes de l'histoire. Il est évidemment le résultat d'un développement historique
préliminaire, le produit d'un grand nombre de révolutions économiques, issu de la destruction
de toute une série de vieilles formes de production sociale'.

Puisque, dans son essence, le capital est un rapport social, celui du capitaliste et
de l'ouvrier, comment, au sein de ce rapport, peut naître de la plus-value? Ce qu'achète
le capitaliste à l'ouvrier contre un salaire, c'est l'usage de sa force de travail. Celle-ci est
donc une marchandise dont la valeur se mesure, comme celle de n'importe quelle
marchandise, par le temps de travail socialement nécessaire à sa production, i.e., à la
production des moyens matériels exigés pour sa formation et son entretien. Lorsqu'il
travaille, i.e. lorsqu'il dépense sa force de travail au service du capitaliste, l'ouvrier crée
non seulement l'équivalent de la valeur que représente son salaire, mais aussi de la valeur
en plus qui ne lui est pas payée. Ce travail non payé, cette valeur en plus, constitue
l'origine et l'essence de la plus-value. Le rapport capitaliste-ouvrier se montre donc
immédiatement comme un rapport d'exploitation de l'homme par l'homme, exploitation
que dissimule le salaire

Cette forme salaire qui n'exprime que les fausses apparences du travail salarié rend invi-
sible le rapport réel entre capital et travail et en montre précisément le contraire; c'est d'elles
que dérivent toutes les notions juridiques du salarié et du capitaliste, toutes les mystifications
de la production capitaliste 2.

Dans la pratique, en effet, tout se passe, aux yeux des capitalistes et des ouvriers,
comme si le salaire payait tout le travail fourni par l'ouvrier (au salaire s'ajoutent les
primes, les heures supplémentaires, etc.). Le salaire donne donc au travail non payé
l'apparence du travail payé et corrélativement il fait apparaître nécessairement le profit
comme le produit du capital. Le profit n'est qu'une forme de la plus-value, « forme où
se voilent et s'effacent son origine et le mystère de son existence3 ». Chaque classe

i. Karl Marx, Le Capital, I, i, p. 172.


2. Idem, I, 2, p. 211.
3. Idem, I, i, p. 66. Cf. également, au livre III du Capital •• La façon dont en passant
par le taux de profit on transforme la plus-value en profit n'est que le développement de l'in-
ÉCONOMIE MARCHANDE, FÉTICHISME, MAGIE ET SCIENCE

sociale semble donc tirer de la production et de la circulation des marchandises le revenu


auquel elle a droit. Les catégories économiques de salaire, profit, intérêt du capital, rente
expriment donc les relations visibles de la pratique quotidienne des affaires et en tant
que telles ont une utilité pragmatique mais n'ont aucune valeur scientifique. Alors que
la circulation des marchandises ne crée pas de valeur, mais la réalise, et que par cette
circulation la plus-value créée dans le processus de production se partage entre les diffé-
rentes variétés de capitalistes (industriels, financiers, fonciers) et prend les formes de
profit d'entreprise, d'intérêt ou de rente foncière, en apparence tout se passe comme si
le capital, le travail et la terre étaient des sources autonomes de valeur et qui s'addi-
tionnaient, se combinaient pour faire la valeur des marchandises. L'apparence des rap-
ports économiques en dissimule et en contredit l'essence.

La forme achevée que revêtent les rapports économiques telle qu'elle se manifeste en
surface, dans son existence concrète, donc aussi telle que se la représentent les agents de ces
rapports et ceux qui les incarnent quand ils essayent de les comprendre, est très différente
de leur structure mterne essentielle mais cachée, et du concept qui lui correspond. En fait, elle
en est même l'inverse, l'opposé 1.

C'est le monde enchanté et inversé, le monde à l'envers où M. le Capital et Mme la Terre,


à la fois caractères sociaux mais en même temps simples choses, dansent leur ronde fantoma-
tique. C'est le grand mérite de l'économie politique classique d'avoir dissipé ces fausses appa-
rences et ces illusions l'autonomisation et la sclérose des divers éléments sociaux de la richesse,
la personnification des choses et la réification des rapports de production, cette religion de la vie
quotidienne. [.]Néanmoins, même les meilleurs de ses porte-parole restent plus ou moins
captifs des apparences de cet univers que leur critique a disséqué. [.]D'un autre côté, il est
tout aussi naturel que les agents réels de la production se sentent parfaitement chez eux dans
ces formes aliénées et irrationnelles capital-intérêt, terre-rente, travail-salaire; car ce sont là
précisément les formes illusoires au milieu desquelles ils se meuvent tous les jours et aux-
quelles ils ont affaire 2.

Ce texte capital vient boucler notre analyse de la notion de fétichisme chez Marx
et achever notre démonstration du lien nécessaire qui relie l'analyse de la marchandise
qui inaugure l'ouvrage de Marx à l'analyse du profit, de l'intérêt et de la rente qui le
conclut. Entre ces extrêmes se situe le chaînon intermédiaire et fondamental, l'analyse
de la « forme-capital» de la monnaie et la découverte de l'essence réelle du salaire

terversion du sujet et de l'objet qui se produit dès le procès de production. D'une part la valeur,
le travail passé qui domine le travail vivant, est personnifié dans le capitaliste; de l'autre, l'ouvrier
apparaît au contraire comme de la force de travail purement matérielle, comme une marchandise.
Ce renversement donne nécessairement naissance, dès le rapport de production simple, à la repré-
sentation fausse correspondante; et cette transposition dans la conscience connaît un nouveau déve-
loppement en raison des métamorphoses et des modifications du procès de circulation propre-
ment dit(III, i, p. 64, souligné par nous).
1. Karl Marx, Le Capital, III, 1, p. 223; souligné par nous.
2. Idem, III, 3, p. 208; souligné par nous.
OBJETS DU FÉTICHISME

et de la plus-value, i.e. de l'essence réelle des rapports capitalistes de produc-


tion 1.
Produit de l'histoire, caractéristique du mode d'apparition des rapports sociaux
de certaines sociétés où s'est développée la production marchande, illusion collective
qui habite spontanément la conscience des membres de ces sociétés et qui, n'ayant
pas son fondement dans leur conscience, ne peut disparaître qu'avec la disparition
des rapports sociaux qui lui donnent naissance, le fétichisme de la marchandise et de
toutes les formes sociales qui se sont développées à partir d'elle, monnaie, capital,
intérêt, salaire, etc., constitue le foyer d'un univers de représentations mythiques qui
nourrissent des croyances irrationnelles dans des pouvoirs magiques des choses, ou
qui induisent chez les individus des conduites magiques pour se concilier les pouvoirs
occultes de ces choses. Au terme de l'analyse-dissection de Marx, le monde quotidien
des notions et des conduites économiques des membres de la société capitaliste, sous
forme spontanée ou systématisée par les économistes vulgaires, ce monde en apparence
rationnel et qui semble témoigner à chaque instant de la « rationalité » de la société
capitaliste et de son système économique, se révèle comme un monde absurde de
mythes et d'illusions irrationnelles dominé par des fétiches qu'on adore. Selon l'extraordi-
naire expression de Marx, ce monde idéologique et pratique se révèle comme la religion
de la vie quotidienne des individus vivant au sein de la société bourgeoise. On peut se
demander si ces représentations mythiques, ces croyances et ces conduites spontané-
ment magico-religieuses diffèrent de celles que l'on découvre dans les sociétés « pri-
mitives » et ne remplissent pas les mêmes fonctions qui, là, servent à « expliquer »
de façon illusoire et à « justifier» les rapports de parenté, la prohibition de l'inceste,
l'origine des plantes, des animaux, des techniques, de la division sexuelle du travail, etc.
Peut-être après tout La Pensée sauvage n'est que la pensée à l'état spontané, à l'état
sauvage, celle où se réfléchit immédiatement le mouvement visible des rapports sociaux.
Dès lors, on comprend que la pensée scientifique ne soit que cette même pensée 2,
instruite par l'histoire, domestiquée en quelque sorte par l'homme et qui chemine vers
l'essence des choses en se détournant de leurs apparences pour y revenir ensuite et les
expliquer à partir du lien et du rapport interne des choses, de leur enchaînement inté-

i. Et ce lien est indiqué par Marx lui-même dans une lettre à Engels du 24 août 1867.
« Ce qu'il y a de meilleur dans mon livre c'est 1° (et c'est sur cela que repose toute la compréhen-
sion des faits) la mise en relief, dès le premier chapitre, du caractère double du travail, selon
qu'il s'exprime en valeur d'usage ou en valeur d'échange; 2° l'analyse de la plus-value, indépen-
damment de ses formes particulières, telle que profit, impôts, rente foncière, etc. » (souligné par
Marx).
2. C'est peut-être dans cette perspective que s'éclaire cette affirmation de Marx dans une
lettre à Kugelmann du 11 juillet 1868, après la parution du livre 1 du Capital « Comme la
marche de la pensée émane des circonstances et est, elle-même, un procès de la nature, la pensée,
en tant qu'elle conçoit réellement, doit toujours être la même, et elle ne peut se différencier que
graduellement, selon la maturité atteinte par l'évolution et donc aussi selon la maturité de
l'organe avec lequel on pense. Tout le reste n'est que radotage » (souligné par Marx).
ÉCONOMIE MARCHANDE, FÉTICHISME, MAGIE ET SCIENCE

rieur 1. Et dans ce mouvement de retour, se dissolvent les fausses apparences des choses,
les illusions de la conscience spontanée, non scientifique, du monde. On pourrait
comparer cette démarche à celle de Freud qui, sous les formes diverses du lapsus, de
l'acte manqué, du rêve et de la maladie mentale, a su découvrir l'existence d'une réalité
agissante et structurée l'inconscient.

En définitive, le dernier fétiche à exorciser, le dernier mythe à détruire est l'illusion


dogmatique que la connaissance scientifique ne dépend que du génie de quelques
grands penseurs, Aristote, Marx ou Freud. Qu'il nous suffise de rappeler l'hommage
que Marx a rendu à Aristote dans Le Capital. Aristote, en effet, dans L'Éthique à Nico-
maque2 concluait son analyse du rapport de valeur des marchandises entre elles (en
l'occurrence cinq lits = une maison = tant d'argent.) par ces mots

L'échange ne peut avoir lieu sans égalité, ni l'égalité sans la commensurabilité. [mais].
il est impossible en vérité que des choses si dissemblables soient commensurables entre elles.

L'affirmation de leur égalité lui apparaissait donc comme contraire à la nature


des choses, à leur essence spécifique. Ce qu'Aristote n'avait pu découvrir, c'est que
des choses concrètement aussi différentes qu'une maison et un lit pouvaient être d'une
essence égale en tant que quantités semblables d'une même réalité, le travail sociale-
ment nécessaire à leur production, dépenses égales de travail humain abstrait, égal.
Et Marx d'ajouter

Ce qui empêchait Aristote de lire dans la forme valeur des marchandises que tous les
travaux sont exprimés ici comme travail humain indistinct et par conséquent égaux, c'est que
la société grecque reposait sur le travail des esclaves et avait pour base naturelle l'inégalité
des hommes et de leurs forces de travail. Le secret de l'expression de la valeur[.]ne peut être
déchifïré[.]que dans une société où la forme marchandise est devenue la forme générale des
produits du travail, où, par conséquent, le rapport des hommes entre eux comme producteurs
et échangistes de marchandises est le rapport social dominant. Ce qui montre le génie d'Aris-
tote c'est qu'il a découvert dans l'expression de la valeur des marchandises un rapport d'égalité.
L'état particulier de la société dans laquelle il vivait l'a seul empêché de trouver quel était le
contenu réel de ce rapport 3.

On comprend donc que l'analyse scientifique suive « une route complètement


opposée au mouvement réel4 ». Celui-ci part des formes simples (par exemple le troc)
i. Marx à Engels, 24 août 1867 « J'ai sué sang et eau pour trouver les choses elles-mêmes,
c'est-à-dire leur enchaînement » (souligné par Marx).
2. Éthique, I, chap. 5.
3. Karl Marx, Le Capital, I, 1, p. 73.
4. Idem, I, 1, p. 87.
OBJETS DU FÉTICHISME

pour aboutir à des formes complexes (la production marchande capitaliste). La connais-
sance, au contraire, ne peut que partir des formes complexes pour découvrir le contenu
et le sens des formes simples. « L'anatomie de l'homme est la clef de l'anatomie du
singe 1. », le supérieur explique l'inférieur, à condition de « ne pas effacer toutes les
différences ».
Notre tâche est donc de retrouver, par-delà le génie des grands découvreurs,
Aristote, Marx ou Freud, l'Histoire réelle de leurs découvertes pour que celles-ci
perdent leur caractère fétiche de dogmes et nous mènent au-delà d'elles-mêmes, un
peu plus loin dans l'invisible et l'inapparent.

MAURICE GODELIER

i. Introduction à la Critique de l'Économie politique, Éditions Sociales, p. 169.


Jean Baudrillard

FÉTICHISME ET IDÉOLOGIE
LA RÉDUCTION SÉMIOLOGIQUE

Fétichisme de la marchandise, fétichisme de l'argent ce qui, chez Marx, décrit


l'idéologie vécue de la société capitaliste, c'est-à-dire le mode de sacralisation, de fasci-
nation, de sujétion psychologique par où les individus intériorisent le système généralisé
de la valeur d'échange, ou bien encore tout le procès par lequel les valeurs sociales
concrètes de travail et d'échange, niées, abstraites, « aliénées » par le système du capital,
s'érigent en valeurs idéologiques transcendantes, en instance morale qui règle toutes
les conduites aliénées, succédant dans la même fonction au fétichisme archaïque et à
la mystification religieuse (l'« opium du peuple ») ce fétichisme est devenu la tarte
à la crème de l'analyse contemporaine. Là où Marx le rattachait encore (quoique de
façon très ambiguë) à une forme (la marchandise, l'argent), donc à un niveau d'analyse
scientifique, on le voit aujourd'hui exploité à un niveau sommaire et empirique féti-
chisme des objets, fétichisme de l'automobile, fétichisme du sexe, fétichisme des
vacances, etc., où il ne renvoie plus qu'à une vision idolâtrique, diffuse et éclatée, de
l'environnement de laconsommation, où il n'est plus lui-même que le concept-fétiche
d'une pensée vulgaire, travaillant allègrement, sous le couvert d'une critique pathétique,
à la reproduction élargie de l'idéologie.
Le terme n'est pas dangereux seulement parce qu'il court-circuite l'analyse,
mais parce qu'il véhicule, orchestré depuis le xvine siècle par les colons, les ethnologues
et les missionnaires, toute l'idéologie occidentale chrétienne et humaniste. La connotation
chrétienne est d'emblée présente, dans la condamnation portée sur les cultes « primitifs »
par une religion qui se veut abstraite et spiritualiste « Le culte de certains objets
terrestres et matériels appelés fétiches [.]que pour cette raison j'appellerai fétichisme 1. »
Depuis, sans jamais se défaire de cette connotation morale et rationaliste, la grande
métaphore fétichiste n'a cessé d'être le leitmotiv de l'analyse de la « pensée magique »,
que ce fût celle des tribus bantoues ou celle des peuplades modernes métropolitaines
immergées dans leurs objets et leurs signes.
i. De Brosses (1760), Du culte des dieux fétiches.
OBJETS DU FÉTICHISME

La métaphore fétichiste consiste, dans un syncrétisme hérité des représentations pri-


mitives, à analyser les mythes, les rites, les pratiques en termes de force, de force
magique transcendante, de mana (dont le dernier avatar serait éventuellement la libido),
force transférée à des êtres, à des objets, à des instances, force diffuse et universelle mais
cristallisée en des points stratégiques, et dont le flux peut être réglé et détourné à son
profit par l'individu ou le groupe ce sera l'objectif majeur de toutes leurs pratiques,
même alimentaires. Ainsi se déploie la vision animiste tout se passe entre l'hypostase
d'une force, sa transcendance dangereuse, et la capture de cette force, qui devient
alors bénéfique. C'est en ces termes que les indigènes ont rationalisé leur expérience
du monde ou du groupe. C'est dans les mêmes termes que les anthropologues ont
rationalisé leur expérience des indigènes, conjurant par là l'interrogation cruciale que
faisaient peser ces sociétés nouvelles sur leur propre civilisation
Ce sont les prolongements de cette métaphore fétichiste dans nos sociétés indus-
trielles modernes qui nous intéressent ici, dans la mesure où elle enferme l'analyse cri-
tique (libérale ou marxiste) dans le même piège subtil d'une anthropologie rationaliste.
Que signifie le concept de « fétichisme de la marchandise », sinon l'idée d'une « fausse
conscience », d'une conscience vouée au culte de la valeur d'échange (ou encore,
aujourd'hui, dans le « fétichisme » du gadget et de l'objet, vouée au culte des valeurs
« artificielles », libidinales ou de prestige, incorporées dans l'objet) ce qui suppose
quelque part le fantôme idéal d'une conscience non aliénée, ou d'un statut objectif
« vrai » de l'objet sa valeur d'usage?
Partout où elle apparaît, cette métaphore fétichiste implique le fétichisme d'un
sujet conscient ou d'une essence de l'homme, une métaphysique de la rationalité qui
fonde tout le système de valeurs chrétien-occidental. Là où la théorie marxiste semble
s'étayer sur cette même anthropologie, elle contresigne idéologiquement ce même sys-
tème de valeurs que par ailleurs elle disloque en en faisant l'analyse historique objective.
Renvoyer tous les problèmes du « fétichisme » aux mécanismes superstructurels de la
« fausse conscience », c'est s'ôter toute chance d'analyser le véritable procès de travail
idéologique. Refuser d'analyser dans leur logique propre les structures et le mode de
production idéologique, c'est se condamner, derrière le discours « dialectiqueen
termes de luttes de classes, à travailler en fait à la reproduction élargie de l'idéologie,
donc du système capitaliste lui-même.
Ainsi le problème de la « fétichisation» généralisée de la vie réelle nous renvoie à
celui de la production de l'idéologie et, de là, à un éclatement de la théorie-/é«c/z£
de l'infrastructure et de la superstructure, vers une théorie plus vaste des forces produc-
tives, aujourd'hui toutes impliquées structurellement dans le système du capital (et non

i. Rationalistes de droit, ils ont même souvent saturé logiquement et mythologiquement


un système de représentations que les indigènes savaient, eux, concilier avec des pratiques objec-
tives plus souples.
FÉTICHISME ET IDÉOLOGIE

les unes infrastructurellement la production matérielle et les autres superstructu-


rellement la production idéologique).
De quelque façon, une fatalité s'attache au terme de « fétichisme », qui fait qu'au
lieu de désigner ce qu'il veut dire (métalangage sur la pensée magique), il se retourne
subrepticement contre ceux qui l'emploient et désigne chez eux l'usage d'une pensée
magique. Apparemment seule la psychanalyse est sortie de ce cercle vicieux, en ratta-
chant le fétichisme à une structure perverse, laquelle serait peut-être au fond de tout
désir. Le terme, ainsi cerné par sa définition structurale (articulée sur la réalité clinique
de l'objet-fétiche et de sa manipulation) de refus de la différence des sexes, n'est plus
support d'une pensée magique il devient un concept analytique pour une théorie de
la perversion. S'il n'est pas possible, dans le champ des sciences sociales, de trouver
l'équivalent (non analogique) de cette acception rigoureuse, l'équivalent au niveau du
procès de production idéologique de ce qu'est en psychanalyse le procès de la structure perverse
c'est-à-dire une articulation qui fasse de la célèbre formule du « fétichisme de la
marchandise» autre chose qu'un barbarisme (le « fétichisme » renvoyant à une pensée
magique et la « marchandise » à une analyse structurelle du capital), qui écarte la méta-
phore fétichiste du « culte du veau d'or », fût-ce dans le rewriting marxiste de l' « opium
du peuple », qui écarte toute magie ou animisme transcendantal ou (ce qui revient au
même) tout le rationalisme de la fausse conscience et du sujet transcendantal, pour
restituer le procès de fétichisation en termes de structure alors mieux vaut abolir le
terme et son usage (ainsi que toutes les notions apparentées). Après l'analyse de Lévi-
Strauss, le « totem » est renversé, seule garde un sens l'analyse du système totémique,
et l'intégration dynamique de ce système. C'est cette même coupure radicale, à la fois
théorique et clinique, qu'il faut imposer dans l'analyse sociale. A partir du fétichisme,
c'est toute la théorie de l'idéologie qui est en cause.
Si donc les objets ne sont pas ces instances réifiées, douées de force et de mana,
en lesquelles le sujet se projette et s'aliène, si le fétichisme désigne autre chose que cette
métaphysique de l'essence aliénée, quel en est le procès réel?
Une fois n'est pas coutume l'étymologie peut avoir ici son mot à dire. Le terme
« fétiche », qui renvoie aujourd'hui à une force, à une propriété surnaturelle de l'objet,
et donc à la même virtualité magique du sujet, à travers des schèmes de projection et de
capture, d'aliénation et de réappropriation, ce terme a subi une curieuse distorsion
sémantique, puisqu'il signifie à l'origine exactement l'inverse une fabrication, un
artefact, un travail d'apparences et de signes. Apparu en France au xvne siècle, il vient
du portugais feitiço, qui signifie « artificiel », lequel vient du latin facticius. Le sens de
« faire » est premier, le sens d' « imiter par des signes» (« faire le dévot », etc. on
retrouve ce sens dans le « maquillage », venu de maken, apparenté à machen et to make).
De la même racine (facio, facticius) que feitiço, en espagnol afeitar, « farder, parer,
embellir », afeite, « apprêt, parure, cosmétique », le français « feint », et l'espagnol
hechar, « faire », d'où hechizo, « artificiel, feint, postiche ».
OBJETS DU FÉTICHISME

Partout apparaît l'aspect de « fainctise », de truquage, d'inscription artificielle,


bref d'un travail culturel de signes à l'origine du statut de l'objet-fétiche, et donc
quelque part aussi dans la fascination qu'il exerce. Cet aspect est de plus en plus refoulé
par la représentation inverse (les deux coexistent encore en portugais, où feitiço adjectif
signifie artificiel », et comme substantif « objet enchanté, sortilège »), qui substitue à
la manipulation de signes une manipulation de forces, et à un jeu réglé de signifiants une
économie magique de transfert de signifiés.
Le « talisman » est lui aussi vécu et représenté, sur le mode animiste, comme récep-
tacle de forces on oublie qu'il est d'abord un objet marqué de signes ce sont les
signes de la main, du visage, ou les caractères de la cabale, ou la figure de quelque corps
céleste qui, inscrits dans l'objet, font de lui un talisman. Ainsi, dans la théorie « féti-
chiste » de la consommation, celle des stratèges comme des usagers, partout les objets sont
donnés et reçus comme dispensateurs de force (bonheur, santé, sécurité, prestige, etc.)
cette substance magique partout répandue fait oublier que ce sont d'abord des signes,
un code généralisé de signes, un code totalement arbitraire (faictice, « fétiche ») de
différences, et que c'est de là, et pas du tout de leur valeur d'usage, ni de leurs a oertus »
infuses, que vient la fascination qu'ils exercent.
Si fétichisme il y a, ce n'est donc pas un fétichisme du signifié, un fétichisme des
substances et des valeurs (dites idéologiques) que l'objet-fétiche incarnerait pour le
sujet aliéné, c'est, derrière cette réinterprétation (qui, elle, est véritablement idéolo-
gique) un fétichisme du signifiant, c'est-à-dire la prise du sujet dans ce qui, de l'objet,
est « factice », différentiel, codé, systématisé. Dans le fétichisme, ce n'est pas la passion
des substances qui parle (que ce soit celle des objets ou du sujet), c'est la passion du
code qui, réglant et se subordonnant à la fois objets et sujets, les voue ensemble à la
manipulation abstraite. C'est là l'articulation fondamentale du procès de l'idéologie
non dans la projection d'une conscience aliénée dans des superstructures, mais dans la
généralisation même, à tous les niveaux, d'un code structurel.
Il apparaît alors que le « fétichisme de la marchandise » s'interprète, non plus selon
la dramaturgie paléo-marxiste, comme l'instance, dans tel ou tel objet, d'une force
qui reviendrait hanter l'individu, coupé du produit de son travail, de tous les prestiges
d'un investissement (travail et affectivité) détourné, mais bien comme la fascination
(ambivalente) d'une forme (logique de la marchandise ou système de la valeur d'échange),
comme la prise, pour le meilleur et pour le pire, dans la logique contraignante d'un
système d'abstraction. Quelque chose comme un désir, comme un désir pervers, le désir
du code, se fait jour ici, un désir qui vise la systématicité des signes précisément en ce
qu'elle nie, en ce qu'elle barre, en ce qu'elle exorcise toutes les contradictions nées du
procès de travail réel, tout comme, dans l'objet-fétiche du fétichiste, la structure
perverse vient s'organiser autour d'une marque, autour de l'abstraction d'une marque
qui barre, qui nie, qui exorcise la différence des sexes.
Dans ce sens, le fétichisme n'est pas la sacralisation de tel ou tel objet, de telle ou
FÉTICHISME ET IDÉOLOGIE

telle valeur (auquel cas on pourrait espérer le voir disparaître à notre époque où la
libéralisation des valeurs et l'abondance des objets devraient « normalement » tendre à
les désacraliser), c'est celui du système en tant que tel, c'est celui de la marchandise en
tant que système il est donc contemporain de la généralisation de la valeur d'échange,
et se propage avec elle. Plus le système se systématise, plus la fascination fétichiste se
renforce et, si elle envahit des domaines toujours nouveaux, de plus en plus éloignés de
la stricte valeur d'échange économique (la sexualité, les loisirs, etc.), ce n'est pas en
raison d'une obsession de jouissance, d'un désir substantiel de plaisir ou de temps
libre, mais en raison de la systématisation progressive (et même assez brutale) de ces
secteurs, c'est-à-dire de leur réduction à des valeurs-signes substituables dans le cadre
d'un système cette fois virtuellement total de la valeur d'échange 1.
Ainsi la fétichisation de la marchandise est-elle celle du produit vidé de sa substance
concrète de travail2 et soumis à un autre type de travail, un travail de signification,
c'est-à-dire d'abstraction codée production de différences et de valeurs-signes
procès actif, collectif, de production et de reproduction d'un code, d'un système,
investi de tout le désir détourné, errant, désintriqué du procès de travail réel et transféré
sur ce qui précisément nie le procès de travail réel. Ainsi le fétichisme actuel de l'objet
s'attache à l'objet-signe vidé de sa substance et de son histoire, réduit à l'état de marque
d'une différence et résumé de tout un système de différences.
Que la fascination, le culte, l'investissement de désir et finalement la jouissance
(perverse) soient dévolus au système, et non à la substance (ou au mana), ceci apparaît
dans le non moins célèbre « fétichisme de l'argent ». Ce qui fascine dans l'argent (l'or)
n'est ni sa matérialité, ni même l'équivalent capté d'une certaine force (de travail) ou
d'un certain pouvoir virtuel, c'est sa systématicité, c'est la virtualité, enfermée dans
cette matière, de substitutivité totale de toutes les valeurs grâce à leur abstraction
définitive. C'est l'abstraction, l'artificialité totale du signe qu'on « adore» dans l'argent,
c'est la perfection close d'un système qui est « fétichisée », non le « veau d'or » ou le
trésor. Ceci fait toute la différence entre la pathologie de l'avare qui s'attache, elle, à la
matérialité fécale de l'or, et le fétichisme tel que nous essayons de le définir ici comme
procès idéologique. Nous avons vu par ailleurs3 comment, dans la collection, ce n'est
ni la nature des objets ni même leur valeur symbolique qui importe, mais quelque
chose qui est précisément fait pour nier tout cela en même temps que la réalité de la
castration chez le sujet, et qui est la systématicité du cycle collectif, où le passage conti-
nuel d'un terme à l'autre aide le sujet à tisser un monde clos et invulnérable, sans obstacle
à l'accomplissement du désir (pervers bien entendu).
1. Dans le cadre de ce système, la valeur d'usage devient insaisissable, non pas en tant que
valeur originelle perdue, mais précisément en tant que fonction dérivée de la valeur d'échange.
C'est la valeur d'échange qui induit désormais la valeur d'usage (besoins et satisfactions), comme
faisant (idéologiquement) système avec elle dans le cadre de l'Économie politique.
2. A ce titre, la force de travail, en tant que marchandise, est elle-même « fétichisée ».
3. Dans Le Système des objets, Gallimard, coll. « Les Essais », 1968.
OBJETS DU FÉTICHISME

Il est aujourd'hui un domaine où cette logique « fétichiste » de la marchandise


peut s'illustrer avec relief et permettre de repérer plus précisément ce que nous appelons
le procès de travail idéologique celui du corps et de la beauté. Nous ne parlons ni de
l'un ni de l'autre en valeur absolue (d'ailleurs, quelle est-elle?), mais de l'obsession
actuelle de libération du corps, de l'obsession de beauté qui défraient partout la chro-
nique de la quotidienneté.
Cette beauté-fétiche n'a plus rien d'un effet de l'âme (vision spiritualiste), d'une
grâce naturelle des mouvements ou du visage, transparence de la vérité (vision idéaliste),
ou d'une « génialité » du corps qui pouvait se traduire aussi bien par la laideur expressive
(vision romantique). Elle est l'Anti-Nature même, liée à la stéréotypie générale des
modèles de beauté, au vertige perfectionniste et au narcissisme dirigé. C'est la Règle
absolue en matière de visage et de corps. C'est la généralisation de la valeur d'échange/
signe aux effets de corps et de visage. C'est le corps enfin distancé et soumis à une
discipline, à une circulation totale de signes. C'est la sauvagerie du corps enfin voilée
par le maquillage, ce sont les pulsions assignées à un cycle de mode. Derrière cette
perfection morale, mettant en jeu un travail de faire-valoir en extériorité (et non plus,
comme dans la morale traditionnelle, un travail de sublimation en intériorité), c'est
l'assurance prise contre les pulsions. Cela ne va pourtant pas sans désir, puisqu'on
sait que cette beauté est fascinante, et fascinante précisément parce qu'elle est
prise dans des modèles, parce qu'elle est close, systématique, ritualisée dans l'éphé-
mère, sans valeur symbolique. C'est le signe en elle, la marque (maquillage, symétrie
ou dissymétrie calculée, etc.) qui fascine, c'est l'artefact qui est objet de désir. Or, les signes
sont là pour faire du corps, selon un long travail spécifique de sophistication, un objet
parfait où ne transparaisse plus rien du procès de travail réel du corps (travail de
l'inconscient ou travail physique et social) c'est ce long travail d'abstraction, c'est ce
qu'elle nie et censure dans sa systématicité, qui fait la fascination de cette beauté féti-
chisée.
Tatouages, lèvres distendues, pieds bots des Chinoises fard à paupières, fond
de teint, épilation, rimmel ou encore bracelets, colliers, objets, bijoux, accessoires
tout est bon pour réécrire sur le corps l'ordre culturel, et c'est cela qui prend effet de
beauté. L'érotique est ainsi la réinscription de l'érogène en un système homogène
de signes (gestuel, mouvement, emblèmes, « blason du corps ») visant à la clôture
et à la perfection logique, se suffisant à lui-même. Ni l'ordre génital (mettant en cause
une finalité externe) ni l'ordre symbolique (mettant en cause la division du sujet) n'ont
cette cohérence fonctionnel ou symbolique, ils ne tissent pas de signes un corps
abstrait, impeccable, vêtu de marques, et par là invulnérable, maquillé (« faict et fainct »)
au sens profond du terme, coupé des déterminations externes et de la réalité interne
FÉTICHISME ET IDÉOLOGIE

de son désir, mais par là même offert comme idole, comme phallus parfait au désir
pervers. Celui des autres et le sien propre 1.
Lévi-Strauss parle déjà de cet attrait érotique du corps chez les Caduvéo et les
Maori, de ces corps « complètement recouverts d'arabesques d'une subtilité perverse »,
de « quelque chose de délicieusement provocant ». Et il suffit de penser à Baudelaire
pour savoir combien la sophistication seule a du charme (au sens fort), et combien celle-ci
s'attache toujours à la marque (parure, bijoux, parfums) ou au découpage du corps en
objets partiels (pieds, cheveux, seins, fesses, etc.), ce qui est profondément la même
chose c'est toujours substituer au corps érogène, divisé dans la castration et source
d'un désir toujours périlleux, un montage, un artefact de pièces phantasmatiques, un
arsenal ou une panoplie d'accessoires ou de morceaux du corps (mais le corps entier,
dans la nudité fétichisée, peut jouer aussi comme objet partiel), d'objets-fétiches tou-
jours pris dans un système d'assemblage et de découpage, dans un code, et par là cir-
conscrits, objets possibles d'un culte sécurisant. A la grande ligne de refente de la
castration, c'est substituer la ligne de démarcation entre éléments /signes. A l'ambiva-
lence irréductible, à l' « écart » symbolique, c'est substituer la différence significative,
la division formelle entre les signes.
Il serait intéressant de rapprocher cette fascination perverse de celle qu'exercent,
selon Freud, l'enfant et l'animal, ou encore ces femmes « qui se suffisent à elles-mêmes,
qui n'aiment à proprement parler qu'elles-mêmes » et qui « pour cette raison exercent
le plus grand charme sur les hommes, non seulement pour des raisons esthétiques.
mais aussi en raison de constellations psychologiques intéressantes ». « Le charme de
l'enfant, dit-il encore, repose en grande partie sur le fait qu'il se suffit à lui-même,
sur son inaccessibilité. De même, le charme de certains animaux qui semblent ne pas
se soucier de nous, comme les chats et les animaux de proie 2. » Il y aurait à distinguer
la séduction liée, chez l'enfant, l'animal ou la femme-enfant, à la perversion polymorphe
(et à l'espèce de « liberté », d'autonomie libidinale qui l'accompagne) de celle liée au
système érotique massmédiatique actuel, qui, elle, met en jeu une perversion « fétichiste »
fixiste, contrainte, cernée par des modèles. Ici et là pourtant, ce qui est cherché, et reconnu
dans la séduction, c'est un en-deçà, ou un au-delà de la castration, qui prend toujours
figure soit d'une indivision « naturelle » harmonieuse (l'enfant, l'animal), soit d'une
sommation et d'une clôture parfaite par les signes. Ce qui nous fascine, c'est toujours
ce qui nous exclut radicalement de par sa logique ou sa perfection interne une formule
mathématique, un système paranoïaque, un désert de pierre, un objet inutile, ou
encore un corps lisse et sans orifices, dédoublé et redoublé par le miroir, voué à l'auto-

i. Or, c'est par là même, en tant que réélaboré comme idole phallique par la structure per-
verse, qu'il devient simultanément modèle idéologique de socialisation et d'accomplissement.
C'est le même corps « sophistiqué » sur lequel s'articulent le désir pervers et le procès idéologique.
Nous reviendrons sur ceci un peu plus loin.
2. Pour introduire le narcissisme, in La Vie sexuelle, P.U.F., p. 94.
OBJETS DU FÉTICHISME

satisfaction perverse. C'est en se caressant elle-même, c'est par la manœuvre autoéro-


tique que la strip-teaseuse évoque au mieux le désir 1.
Ce qui nous importe ici est surtout de montrer le processus idéologique d'ensemble
par lequel la beauté, dans le système actuel, joue à la fois, en tant que constellation
de signes et travail sur les signes, comme négation de la castration (structure psychique
perverse) et comme négation du corps morcelé dans sa pratique sociale et dans la divi-
sion du travail (structure sociale idéologique). De même, la redécouverte moderne du
corps et de ses prestiges n'est pas innocemment contemporaine du capitalisme mono-
polistique et des découvertes de la psychanalyse
i° C'est parce que celle-ci a mis à jour, à travers le corps (mais ce n'est pas le
même) la division fondamentale du sujet qu'il importe de conjurer cette menace, de
restaurer l'individu (le sujet non divisé de la conscience) en lui donnant pour assise,
pour légitimité, pour emblème, non plus une âme ou un esprit, mais un corps bien à lui,
d'où soit éliminée toute négativité du désir, et qui ne fonctionne plus que comme expo-
sant de beauté et de bonheur. Dans ce sens, le mythe actuel du corps se définit comme
un processus de rationalisation phantasmatique, proche du fétichisme dans sa stricte
définition analytique. Ainsi donc, paradoxalement, cette « découverte du corps », soi-
disant consécutive et solidaire des découvertes psychanalytiques, est précisément là
pour conjurer ce que celles-ci impliquent de révolutionnaire. Le Corps est là pour
liquider l'Inconscient et son travail, pour rendre force au Sujet Un et Homogène, clef
de voûte du Système de Valeurs et de l'Ordre.
2° Simultanément, c'est parce que le capitalisme monopolistique, non content
d'exploiter le corps comme force de travail, parvient à désunir, à morceler l'expressivité
même du corps dans le travail, dans l'échange, dans le jeu, récupérant tout cela comme
besoins individuels, donc comme forces productives (consommatives) sous son contrôle
et parce que cette mobilisation des investissements à tous les niveaux comme forces
productives crée à long terme des contradictions très profondes, politiques encore,
mais selon une redéfinition radicale du politique qui tiendrait compte de cette socia-
lisation totalitaire de tous les secteurs de la vie réelle c'est pour cela que le Corps
et la Beauté et la Sexualité s'imposent comme nouveaux universaux sous le signe des
Droits de l'Homme nouveau émancipé par l'Abondance et par la Révolution cyberné-
tique. La dépossession, la manipulation, le recyclage dirigé des valeurs collectives et
subjectives par l'extension illimitée de la valeur d'échange et la spéculation concurren-
tielle illimitée sur les valeurs /signes rendent nécessaire la sacralisation d'une instance glo-
rieuse appelée Corps, qui deviendra pour chaque individu le sanctuaire idéologique,
le sanctuaire de sa propre « aliénation ». Autour de ce Corps tout entier positivisé
comme capital de droit divin va se restaurer le Sujet de la Propriété privée.
i. Le discours idéologique est toujours lui aussi redondance de signes et, à la limite, tau-
tologie. C'est par cette spécularité, ce « mirage en lui-même » qu'il conjure les conflits et exerce
son pouvoir.
FÉTICHISME ET IDÉOLOGIE

Ainsi va l'idéologie, jouant toujours sur les deux plans selon le même procès de
travail et de désir attaché à l'organisation des signes (procès de signification et de féti-
chisation). Nous reviendrons d'un peu plus près sur cette articulation du sémiologique
et de l'idéologique.
Prenons l'exemple de la nudité, telle qu'elle se propose dans la publicité, l' « esca-
lade erotique », la redécouverte massmédiatique du corps et du sexe. Cette nudité
se veut progressiste, rationnelle elle prétend retrouver la « vérité du corps », sa raison
« naturelle », par-delà le vêtement, les tabous et la mode. Bien trop rationaliste en fait,
elle passe à côté du corps, dont la vérité sexuelle et symbolique n'est justement pas dans
l'évidence naïve de la nudité, mais dans la mise à nu (cf. Bataille), en ce que celle-ci est
l'équivalent symbolique d'une mise à mort, donc la vraie voie d'un désir, amour et mort
simultanément, qui est toujours ambivalent. La nudité moderne et fonctionnelle n'im-
plique plus du tout cette ambivalence, ni donc de fonction symbolique profonde,
puisqu'elle révèle un corps tout entier positivisé par le sexe comme valeur culturelle,
comme modèle d'accomplissement, comme emblème, comme morale (ou immoralité
ludique, ce qui est la même chose), et non pas un corps divisé, refendu par le sexe.
Le corps sexué n'y fonctionne plus que sur son seul versant positif, qui est celui
du besoin (et non du désir),
de la satisfaction (le manque, la négativité, la mort, la castration ne s'y inscrivent
plus),
du droit au corps et au sexe (la subversivité, la négativité sociale du corps et du
sexe y sont figées dans une revendication « démocratique» formelle le « droit
au corps1 »).
Une fois liquidées l'ambivalence et la fonction symbolique, la nudité redevient
signe parmi d'autres signes, elle entre dans une opposition distinctive avec le vêtement.
En dépit de ses velléités « libératrices », elle ne s'oppose plus radicalement au vêtement,
elle n'en est qu'une variante, qui peut coexister avec toutes les autres dans le processus
systématique de la mode on la voit d'ailleurs aujourd'hui partout jouer « en alternance ».
C'est cette nudité-là, celle prise dans le jeu différentiel de signes (et non celle de l'éros
et de la mort) qui est objet de « fétichisme » la condition absolue pour qu'elle fonctionne
idéologiquement est la perte du symbolique et le passage au sémiologique.
En toute rigueur, ce n'est même pas, comme il vient d'être dit « Une fois liquidée
la fonction symbolique, il y a passage au sémiologique. » En fait, c'est l'organisation

i. Toute l'illusion de la Révolution sexuelle est là la société ne saurait être refendue, divisée,
subvertie au nom d'un sexe et d'un corps dont la mise en scène actuelle a pour fonction idéo-
logique de voiler la division, la subversion du sujet. Là encore, tout se tient la fonction réduc-
trice que cette nudité mythique remplit par rapport au sujet divisé par le sexe et la castration,
elle la remplit simultanément au niveau macroscopique de la société divisée par les conflits
historiques de classe. La révolution sexuelle est donc une filiale de la révolution industrielle
ou de la révolution de l'abondance (et de tant d'autres) toutes leurres et métamorphose idéo-
logique d'un ordre inchangé.
OBJETS DU FÉTICHISME

sémiologique elle-même, la prise en un système de signes qui a pour fin de réduire


la fonction symbolique. Cette réduction sémiologique du symbolique constitue proprement
le processus idéologique.
D'autres exemples peuvent illustrer cette réduction sémiologique, schème fonda-
mental du procès idéologique.
Le Soleil le Soleil des vacances n'a plus rien de la fonction symbolique collective
qu'il avait chez les Aztèques, les Égyptiens, etc.l. Il n'a plus cette ambivalence d'une
force naturelle vie et mort, bienfaisant et meurtrier qu'il avait dans les cultes
primitifs, ou encore dans le travail paysan. Le Soleil des vacances est un signe tout entier
positif, source absolue de bonheur et d'euphorie, et, comme tel, opposé significati-
vement au non-soleil (pluie, froid, mauvais temps). En même temps qu'il perd toute
ambivalence, il s'inscrit dans une opposition distinctive qui, par ailleurs, n'est jamais
innocente ici elle fonctionne au profit exclusif du Soleil (contre l'autre terme néga-
tivisé). A partir de là, du moment où il fonctionne comme idéologie et valeur culturelle
inscrite dans un système d'oppositions, le Soleil, comme le Sexe, s'inscrit aussi dans
l'institution sociale comme Droit au Soleil (qui vient sanctionner son fonctionnement
idéologique), et dans les mœurs, comme obsession « fétichiste », individuelle et col-
lective.
Le masculin féminin nul être n'est « par nature » assigné à un sexe. L'ambivalence
sexuelle (activité/passivité) est au cœur de chaque sujet, la sexuation est inscrite comme
différence dans le corps de chaque sujet, et non comme terme absolu lié à tel organe
sexuel. La question n'est pas d' « en avoir ou pas ». Mais cette ambivalence, cette valence
sexuelle profonde doit être réduite, car elle échappe comme telle à l'organisation génitale
et à l'ordre social. Tout le travail idéologique va consister là aussi à réduire sémiologi-
quement, à ventiler cette réalité irréductible dans une grande structure distinctive
masculin/féminin sexes pleins, distincts et opposés l'un à l'autre étayée sur l'alibi
des organes biologiques (réduction du sexe comme différence à la différence des organes
sexuels), et surtout indexés sur de grands modèles culturels qui ont pour fonction
de séparer les sexes au privilège absolu de l'un sur l'autre. Si chacun est amené, selon
cette structuration dirigée, à se confondre avec son statut sexuel, c'est pour mieux rési-
gner son sexe, c'est-à-dire la différenciation érogène de son propre corps, au profit
d'une ségrégation sexuelle qui est un des fondements idéologique et politique de l'ordre
social 2.

i. Cf. Alain Laurent, in Communications, n° 10.


2. Le fait que cette grande opposition structurale soit d'emblée une différence logistique,
hiérarchique, fonctionnelle pour l'ordre social, le fait que, s'il doit y avoir deux sexes, c'est pour
que l'un soit soumis à l'autre, fait éclater l'ambiguïté de la « libération sexuelle ». Cette « libéra-
tionétant celle des besoins sexuels de chacun en tant qu'assigné à « son » sexe dans le cadre
du modèle structural/idéologique de la bisexualité, tout renforcement des pratiques sexuelles
dans ce sens ne peut que renforcer cette structure, et la discrimination idéologique qu'elle
supporte. Dans notre société « libérale » de « mixité », l'écart entre les modèles masculin et
FÉTICHISME ET IDÉOLOGIE

L'Inconscient l'Inconscient actuel, massmédiatisé, sémiologisé, substantivé, muséi-


fié, individualisé, « personnalisé ». Chacun aujourd'hui « a » un inconscient Mon,
Ton, Son Inconscient. Le possessif est ici réducteur sémiologique et effecteur idéologique,
dans la mesure où il réduit l'inconscient, qui est d'abord, dans sa structure et dans
son travail, remise en cause du sujet de la conscience, à un terme simplement oppositionnel
à la conscience le tout sous le signe de l'Individu (dont témoigne le possessif), c'est-
à-dire fondamentalement au profit du sujet de la conscience. L'Inconscient « redécou-
vert D et partout exalté à la une va donc exactement à l'inverse de son sens originel
de structure et de travail qu'il était, il devient fonction/signe, force de travail et objet
d'appropriation par un sujet autonome, unifié, l'éternel sujet de la conscience et de la
propriété privée. Désormais à chacun son inconscient, son propre gisement symbo-
lique à exploiter, son capital! Et bientôt le Droit à l'Inconscient, l'habeas corpus de
l'homo cyberneticus, c'est-à-dire le transfert des libertés bourgeoises dans un domaine
qui leur échappe de partout et qui les nie, mais la raison en est claire c'est le transfert
du contrôle social au domaine de l'irréductible. La Révolution de l'Inconscient devient
l'avatar d'un nouvel humanisme du sujet de la conscience et, à travers l'idéologie
individualiste de l'Inconscient fétichisé, réduit par les signes, comme le Sexe et le
Soleil, à un calcul de plaisir et de satisfaction consommée, c'est chaque sujet qui draine
et contrôle lui-même, au bénéfice de l'ordre social, le remuement et le dangereux
travail de l'Inconscient. Le Mythe de l'Inconscient devient la solution idéologique
aux problèmes de l'Inconscient 1.
On voit que la réduction sémiologique de l'inconscient à un simple terme opposi-
tionnel à la conscience implique en fait une subordination hiérarchique à la conscience,
une formalisation réductrice de l'inconscient au profit de la conscience, et donc une
réduction idéologique au système d'ordre et de valeurs sociales capitaliste.

Il n'y a pas de conclusion à cette amorce d'analyse du procès idéologique. Les


schèmes qui s'en dégagent sont, pour résumer
i° L'homologie, la simultanéité de l'opération idéologique sur le plan de la struc-
ture psychique et de la structure sociale. Il n'y a pas là de cause ni d'effet, de super ni
d'infra-structure, ni de privilège analytique de l'un ou l'autre champ, de l'une ou l'autre
instance sous peine de distorsion causale et de recours désespéré à l'analogie.
féminin ne cesse de se creuser et de se cristalliser depuis l'ère industrielle. Contrairement au
pathos libéraliste et pieux sur la question, il prend aujourd'hui des formes généralisées.
i. Logiquement d'ailleurs, cette « libération », comme celle de n'importe quelle force pro-
ductive, prend force d'impératif moral. Chacun est sommé (fût-ce à titre d'hygiène!) de prendre
conscience de son Inconscient. De ne pas laisser en friche cette virtualité productive. De faire surgir
son Inconscient pour se « personnaliser » Absurde, mais cohérent dans la logique du système
idéologique.
OBJETS DU FÉTICHISME

2° Le procès de travail idéologique vise toujours à réduire le procès de travail réel


(procès de travail symbolique de l'inconscient dans la division du sujet, procès de
travail des forces productives dans l'éclatement des rapports de production). Ce procès
est toujours un procès d'abstraction par les signes, de substitution au procès de travail
réel d'un système d'oppositions distinctives (premier temps procès de signification).
Mais ces oppositions ne sont pas neutres elles se hiérarchisent au privilège de l'un des
termes (deuxième temps procès de discrimination). La signification n'emporte pas
toujours la discrimination (oppositions phonématiques au niveau de la langue), mais
la discrimination suppose toujours la signification, la fonction/signe réductrice de
l'ambivalence et du symbolique.
3° Le découpage, le marquage par les signes se double toujours d'une totalisation
par les signes et d'une autonomie formelle des systèmes de signes. La logique des signes
opère par différenciation interne et par homogénéisation d'ensemble. Seul le travail
sur le matériel abstrait, formel, homogène que sont les signes rend possible cette clôture,
cette perfection, ce mirage logique qui fait l'efficace de l'idéologie. C'est la cohérence
abstraite, suturant toutes les contradictions et les divisions, qui fait son pouvoir de
fascination (le « fétichisme ») et qu'on retrouve aussi bien dans le système érotique que
dans la séduction perverse exercée par le système de la valeur d'échange, tout entier
présent dans la moindre marchandise.
4° Cette totalisation abstraite permet aux signes de fonctionner idéologiquement,
c'est-à-dire de fonder et de perpétuer les discriminations réelles et l'ordre du pouvoir.

JEAN BAUDRILLARD
IV
Roger Dadoun

LE FÉTICHISME DANS LE FILM D'HORREUR

I. Le court article de Freud sur Le Fétichisme (1927) fournit l'hypothèse de départ


pour notre analyse de certains aspects fondamentaux du film d'horreur; il avance
quelques propositions simples et fortes « le fétiche est un substitut du pénis », et plus
précisément « le fétiche est le substitut du phallus de la femme (la mère) auquel a cru le
petit enfant et auquel[.]il ne veut pas renoncer »; la nécessité de recourir à un fétiche est
étroitement liée à la castration « l'horreur de la castration s'est érigé un monument en
créant ce substitut ». Freud se contente de ces formulations et ne développe guère son
interprétation; mais, pour notre propos, quelques indications apparemment marginales
méritent d'être retenues. A la fin de son article, Freud opère un glissement surprenant
du plan de la psychologie profonde à celui de l'ethnographie; il évoque ce qu'il appelle
« une variante du fétichisme » « dans cet usage chinois de commencer par mutiler le pied de
la femme puis de vénérer comme un fétiche ce pied mutilé ». Ce que Freud présente ici
comme un parallèle naturel, qui va de soi, pose en fait de sérieux problèmes entre la
pratique sexuelle individuelle du fétichiste, vécue dans l'angoisse et perçue comme
perversion, et un usage collectif, inscrit dans un certain type de causalité historique,
il y a toute la distance qui sépare deux modèles parfaitement caractérisés et originaux
d'organisations; quels mécanismes de transformation permettent de passer d'un plan à
l'autre, ou de disposer, autour d'un même noyau psychologique, deux modes distincts
d'organisation, Freud ne le précise pas; son rapprochement n'en reste pas moins extrê-
mement suggestif il indique à quel point le fétichisme, par essence, ou pour mieux dire,
par structure, supporte mal d'être simplement traité comme la forme particulière d'une
subjectivité traumatisée ou perverse à quel point il travaille intensément le terrain
socio-culturel; le film d'horreur, précisément, nous paraît être une illustration du travail
de ce qu'on pourrait nommer la fonction fétiche fonction particulièrement bien repérée
par le langage, qui désigne du même terme de « fétichisme » une organisation libidinale
décrite par la psychanalyse, une forme ou des manifestations religieuses élémentaires
plus ou moins clairement définies en anthropologie, et l'interprétation doctrinale de
OBJETS DU FÉTICHISME

l'aperception du produit du travail et des rapports économico-sociaux dans certaines


sociétés par le marxisme.
Une certaine tension stylistique caractérise l'article de Freud la description du
phénomène fétichiste se développe avec clarté et rigueur, dans cette espèce de ton uni,
« objectif », qui est une des grandes qualités du style de Freud; en même temps, dissé-
minés dans le texte, quelques termes très forts, désignant des états affectifs extrêmes,
ouvrent comme par à-coups des abîmes obscurs, vertigineux, ou, pour le dire autrement,
couvrent l'écriture neutre et réaliste d'une « atmosphère» proche du fantastique Freud
évoque « l'horreur de la castration », « la terreur de la castration », il parle à deux reprises
d'effroi, il a recours au style direct pour qualifier une panique panique de l'adulte
qui crie « Le trône et l'autel sont en danger. » Si la tonalité globale du texte légitime une
certaine référence à l'atmosphère du film d'horreur, un détail « réaliste » fait presque
figure d'instruction technique de mise en scène; « dans sa curiosité, dit Freud, le garçon
a épié l'organe génital de la femme d'en bas » notation qui mérite d'être accrochée au
procédé de la contre-plongée grâce auquel des objets (le château) ou des personnages
(Dracula) déterminants sont vus d'en bas. Une reprise récente du film d'Hitchcock,
Psychose, nous amène à citer ici la situation du pavillon dans lequel le fils psychotique
conserve et entretient, pour s'identifier à lui, le personnage de la mère assassinée et
momifiée bâtiment dressé au sommet d'un chemin et chambre de la mère toujours
perçue du bas de l'escalier, jusqu'à la séquence finale où l'inversion de la perspective
et du procédé appelle le dénouement.

2. A défaut de pouvoir recenser ici les observations psychanalytiques concernant


le fétichisme, il est utile de rappeler le très bref résumé qu'en donne le psychanalyste
M. Masud R. Khan dans son étude sur le fétichisme du prépuce dans un cas d'homo-
sexualité masculine 1. Dans l'étiologie du fétichisme, souligne-t-il, on en est venu à
inclure des éléments de plus en plus nombreux
relation préœdipienne primaire à la mère (au sein);
objets internes et premiers stades du développement du moi;
phénomène de l'objet transitionnel et aspects primitifs du fonctionnement mental;
angoisse de la séparation et terreur de l'abandon;
perturbations dans le développement du corps propre et menace de désintégration issue
de troubles dans la relation mère-enfant;
identifications bisexuelles primaires à la mère et désir de porter un enfant;
terreur panique de l'inceste;
défense contre des affects d'angoisse archaïques menaçant le rapport à la réalité et accompa-
gnés de la peur de sombrer dans des états psychotiques.
Ces éléments constituent autant d'axes sur lesquels on peut aisément distribuer
les objets, formes, symboles, mouvements caractéristiques du film d'horreur. Il n'est pas
jusqu'à la structure même du récit horrifique qui ne s'éclaire par ces observations la
i. Cf. dans ce même numéro, p. 77-112.
LE FÉTICHISME DANS LE FILM D'HORREUR

peur de la séparation et de l'abandon, par exemple, est sans cesse « jouée » dans le film;
l'ami, ou le mari, ou le protecteur s'arrangent toujours pour laisser quelque héroïne
isolée dans sa chambre, ou dans un souterrain, ou dans la forêt solitude qui, en même
temps qu'elle stimule chez le spectateur l'angoisse de séparation, suscite l'intervention
d'un être malfaisant, loup-garou ou vampire ou monstre, et permet la progression dra-
matique.
Dans les indications fournies par Masud R. Khan, il importe de relever deux
caractéristiques essentielles les aspects archaïques des identifications et la fonction
presque exclusivement sadique-défensive de la sexualité. Les identifications archaïques
opèrent bien en-deçà de la figure du père; c'est la figure de la mère préœdipienne qui
domine, et encore à ce stade est-il à peine possible de parler de « figure »; la mère comme
forme spatio-temporelle se dissout elle n'est donc plus là, présente, précise, mais elle
marque un avant, un état antérieur, jamais nommé, et elle est ce vers quoi tout va
s'engouffrer, la chose océanique (Lovecraft) qui appelle la fusion suscitant par là
même chez le sujet l'effroi de l'informe et de la fusion. S'il est vrai que le point culminant
de l'acte fétichiste est constitué par ce moment de transe, cet état hallucinatoire où tout
vacille et se confond, où le sujet devient lui-même l'objet fétiche, on ne peut qu'être
frappé de l'analogie qui s'impose avec le grand instant horrifique de la transsubstantia-
tion où, par son baiser, le vampire absorbe sa victime, où tous deux ne sont plus qu'un
une espèce de chose communautaire hors du temps (éternité) et de l'espace (ubiquité),
que le cinéma aide à sentir en faisant basculer l'image dans un « noir » insistant, empha-
tique. Le réseau d'angoisses dans lequel est pris le sujet castration, abandon, fusion,
désintégration ne laisse pas d'autre destin à sa sexualité que d'être une défense;
un « monument » est « érigé », comme dit Freud, qui préserve le sujet de la chute; on
devrait dire peut-être est « bricolé », si l'on veut tenir compte de la judicieuse observation
de Masud R. Khan selon laquelle le fétiche est construit comme un « collage ». Contre
la désintégration, une totalité; contre l'identification primitive à la mère, un phallus;
contre l'angoisse des effondrements psychotiques, la sexualité; contre la désorganisation
spatio-temporelle, un rituel et voici que l'on a fabriqué, sur le versant, pourrait-on
dire, positif du fétichisme, un objet phallique sexualisé, d'autant plus rigide et impres-
sionnant qu'il est fragile et menacé, où l'on aura peut-être plaisir à reconnaître une des
figures familières du film d'horreur, le comte Dracula.

3. « Il a conservé cette croyance, mais il l'a aussi abandonnée », écrit Freud pour définir
le sort du phallus maternel dans la psychisme de l'enfant. Cette proposition, à la fois
« ahurissante » (dans sa structure logique) et « banale» (dans ses applications quoti-
diennes), O. Mannoni l'analyse avec une extrême finesse dans la formule plus générale
qui l'exprime, « Je sais bien, mais quand même » titre aussi de l'article qu'il a placé
au seuil de son dernier ouvrage 1. Son analyse éclaire, d'une certaine façon, le glissement
1. O. Mannoni, Clefs pour l'Imaginaire ou l'autre scène, Le Seuil, 1969.
OBJETS DU FÉTICHISME

que nous avions relevé dans l'article de Freud de la perversion fétichistg à l' « usage
chinois ». Comme le souligne Mannoni, c'est moins d'une « élucidation de la perversion
fétichiste» qu'il s'agit que de la recherche d'une problématique de la croyance, centrée
autour du mécanisme de la Verleugnung, de la « répudiation de la réalité » (Mannoni)
ou « déni de la réalité » (Laplanche et Pontalis). L'ethnographie, là encore, est appelée à
la rescousse Mannoni cite, dans le livre de Don Talayesva, Soleil Hopi 1, le passage où
l'Indien Hopi découvre que les Katcina, figures terrifiantes qui s'intéressent aux enfants
pour les manger, ne sont pas des dieux, mais des masques cachant des adultes familiers
et surtout son propre père. Or, loin que la croyance aux Katcina en sorte détériorée,
elle est comme consolidée et assurée par le démenti; on pourrait dire que la démystifi-
cation alimente la mythification; « cette cérémonie de démystification, et le démenti infligé
à la croyance aux Katcina, vont être le fondement institutionnel de la nouvelle croyance aux
Katcina, qui constitue la partie essentielle de la religion hopi ».
Une voie d'accès à la psychologie et à la sociologie de la croyance est ainsi ouverte,
dont on pressent l'extraordinaire fécondité. L'application au spectacle de cette structure
de croyance semble particulièrement efficace. Nous savons bien que « c'est du théâtre »,
que « c'est du cinéma », mais quand même le « mais quand mêmeétant vécu par
le spectateur sous la forme de sa propre présence ou « participation » au spectacle.
La caractéristique du film d'horreur, envisagé dans cette perspective, est qu'il procède
à un allègement considérable de la réalité, du « je sais bien » d'une façon générale,
« on ne sait pas très bien. » pour permettre une représentation plus intense des
fantasmes (de castration, désintégration, etc.), c'est-à-dire un vécu plus aigu, plus
saisissant du « mais quand même »; aussi suscite-t-il, beaucoup plus que tous les autres
genres, des résistances refus de la présence, ricanements, vision de groupe, exclusion
dans les marges ou une semi-clandestinité; en revanche, s'il y a acceptation, elle se
traduit fréquemment par une dédialectisation, le spectateur aura tendance et sera
poussé par l'institution elle-même à répudier les composantes institutionnelles du
spectacle pour adopter, dans l'imaginaire, un comportement s'apparentant à un rituel
fétichiste. (Cf. Ph. Greenacre, citée par Masud R. Khan « Dans certains cas, ce n'est
pas tant la possession de l'objet que l'usage rituel qui en est fait qui est essentiel. »)
Comme toute formule, la formule de Mannoni « je sais bien, mais quand même. »
retient, à l'état condensé ou même elliptique, un développement logique qu'il n'est pas
inutile de décomposer. Le principe semble être qu'une tension extrême entre être et
avoir impose un renversement qui pourrait bien être le vecteur même de la fétichisation.
Les matériaux groupés dans le savoir du «je sais bien » sont transformés par le « mais
quand même » fonctionnant comme opérateur logique. Ce savoir est constitué de deux
couches violemment conflictuelles et pourtant soudées entre elles une couche archaïque,
posant la mère comme totalité, l'être par excellence, et une couche plus récente et

i. Plon, 1969.
LE FÉTICHISME DANS LE FILM D'HORREUR

plus « réaliste », où s'inscrit la découverte qu'elle n'a pas de phallus, c'est-à-dire le


constat d'un manque fondamental (et fondateur, sans doute), du non-avoir par excellence.
Pour éviter la conflagration inscrite dans un composé qui fait coïncider le plein de l'être
et le vide essentiel, l'être absolu et le non-avoir absolu, et à défaut de pouvoir creuser
et élaborer des compromis au niveau même du savoir, le sujet n'a pas d'autre ressource
que de renverser la formule les composantes antagonistes viennent comme s'écraser
au fond (refoulement, répudiation), et la barre de séparation, phallique et totalisatrice,
est, comme dirait Freud, érigée en monument

je sais bien = être absolu )-+ mais quandmême: J_.u.


je sais bien >– =~ mais quand même
non-avoir absolu être non-avoir

Une figuration plus concrète de l'opération nous met plus près des fantasmes et
des figures du film d'horreur

FORMEI FORME II

Le constat de l'absence du phallus dans l'être-totalité de la mère est dénié ou


« répudié » par l'érection du phallus en objet total sexualisé; parallèlement, la mère
omniprésente est occultée, transformée en absence. Mais, de même que l'omniprésence
et la toute-puissance de la mère chaviraient dans le vide, la béance ouverte par le constat
du manque, par le non-avoir du phallus, de même le monument fétiche repose tout entier
sur un gouffre, le phallus comme objet total n'est pas irrigué par une énergie libidinale
vivante, créatrice, mais par du vide, du vent, du non-être; c'est un leurre. Dans le
film d'horreur, précisément, la Forme I dessine la toile de fond fantasmatique (règne
de la mère archaïque, angoisse de castration et de fusion, etc.) sur laquelle vient se
découper, se détacher la Forme II, forme plastique et symbolique, figure « collée »,
bricolée, fabriquée, où nous reconnaissons notre familier, le comte Dracula.
OBJETS DU FÉTICHISME

4. Le comte Dracula, aucun sang sien ne l'irrigue vraiment. Il n'a même pas droit
à ce flux léger que pourrait lui apporter la reconnaissance culturelle. Parce qu'il est le
lieu de circulation du fantasme, il est mis hors circuit. Le film d'horreur est un genre
court-circuité sans durée, sans épaisseur, sans réseau. En dehors de quelques cha-
pelles qui, à leur manière, le fétichisent, il ne reçoit, lorsqu'il se présente à l'analyse,
que l'accueil d'un sourire ignare et malentendu qu'il convient peut-être, maintenant,
de replacer derrière la denture. Il suffirait certes, pour ce qui est du présent recueil,
de rappeler que la considération au double sens du terme du film d'horreur se
situe dans la droite ligne de la curiosité freudienne. En écrivant, dans une lettre à Wilhem
Fliess en date du 24 janvier 1897, « les histoires du diable, le vocabulaire des jurons popu-
laires, les chansons et les coutumes des nurseries, tout cela acquiert une signification à mes
yeux1 », Freud définissait un programme ouvert que ses disciples n'ont pas beaucoup
cherché à renouveler. Avec ses thèmes « diabolik » offerts à un public « populaire »,
le film d'horreur appartient sans réserve au champ de l'investigation psychanalytique.
Qu'on ne l'y reçoive pas est signe d'affinités ou de complicité entre la psychanalyse
officielle, au moins et la culture hégémonique de notre société culture qui en est
toujours à cultiver les genres « nobles », qui dispose de vastes pouvoirs politique,
administratif, universitaire, éditorial, etc. et qui, vouée à l'ordre, à la hiérarchie,
à l'équilibre, à la sécurité, réprime tout ce qui porte la marque du menaçant, du désordre,
du fantasme, de l'archaïque. A la manière des « malades mentaux » repoussés à la péri-
phérie des villes, de la société, des consciences, le film d'horreur mène une existence
marginale, dans une sorte de pénombre qui a l'avantage de laisser à la culture hégémo-
nique le monopole de la lumière et de favoriser un traitement socio-économique qui
nous fait retrouver, sur un autre registre, le fétichisme.

5. Film fantastique au sens large, King Kong nous enseigne comment peut s'effec-
tuer dans un spectacle la convergence d'éléments fétichistes relevant de domaines
maintenus habituellement distincts, convergence qui atteint sa forme la plus achevée
dans le film d'horreur. La première séquence évoque la situation économique des
États-Unis au lendemain de la grande dépression queue de gens affamés devant des
soupes populaires, et une jeune fille, héroïne du film, volant un fruit à un étalage;
d'où un plan d'une extraordinaire éloquence autour d'un petit fruit à peine visible,
trois êtres humains (le vendeur, la jeune fille et un passant qui se révélera être metteur
en scène et engagera la jeune fille) discutent, se heurtent, composent; les rapports
humains et leur destin gravitent autour d'une petite pomme volée, centre rayonnant,
fétiche. Voilà à quoi aboutit un système socio-économique où le marxisme voit à l'oeuvre,
et poussé à sa limite caricaturale, le fétichisme de la marchandise, de l'argent, du capital.
Cette première séquence a été longtemps interdite, et elle est encore souvent escamotée;

i. In La Naissance de la psychanalyse, P.U.F., 1956.


LE FÉTICHISME DANS LE FILM D'HORREUR

elle est pourtant indispensable à l'intelligence critique du film. La seconde partie, en


effet, ne prend sa pleine signification qu'à la lumière d'une conception fétichiste
sur le bateau qui emmène l'équipe vers une île lointaine, le réalisateur fait répéter la
jeune fille, la traite comme un objet, une marchandise, et marchandise aussi la peur
qu'il cherche à lui faire exprimer, car c'est cela qu'il va vendre; le fétichisme envahit
tout, les êtres humains et leurs affects. Une nouvelle marchandise les sentiments,
les émotions, les fantasmes est gagnée au circuit économique, confirme et aggrave
le processus de réification fortement mis en lumière par Lukacs.
L'axe d'interprétation fétichiste se poursuit dans une troisième partie c'est le
fétichisme au sens traditionnel du terme, venu de l'histoire des religions à laquelle
Marx l'a emprunté; une tribu de noirs primitifs vénèrent une bête monstrueuse, leur
idole, King Kong et lui offre périodiquement en sacrifice une jeune fille. Par un coup
de génie, Ernest B. Schoedsack, créateur avec Merian C. Cooper, de King Kong, se sert
de ce fétichisme religieux primitif pour illustrer la restauration des valeurs fétichistes
de la société capitaliste; capturé et transporté à New York, King Kong devient une
superbe marchandise, capable de faire ruisseler dans la poche du héros des millions
de dollars; la séquence de l'exhibition, au théâtre, de King Kong, devant un public
de riches bourgeois souriants, dans les lumières, le luxe et le plaisir, fait pendant à la
première séquence, sombre et misérable, et manifeste la surprenante efficacité de l'indus-
trie socio-culturelle.
Si les auteurs de King Kong parviennent à maintenir une attitude dialectique,
antifétichisante face au phénomène, comme l'atteste l'encadrement du film par deux
vigoureuses séquences critiques (la première séquence a déjà été évoquée; la dernière
séquence proclame qu'on ne traite pas impunément la Bête, la peur, le fantasme, comme
des choses, et King Kong, se libérant de ses chaînes, ravage la cité-prison, le temple
aux fétiches; il ne lâche la haute barre de l'Empire State Building, « monument érigé »,
que sous la mitraille des avions, sinistre présage), il n'en reste pas moins que, d'une
façon générale, le cinéma a remarquablement accompli cette fonction fétiche dont nous
parlions plus haut. Il est significatif que la très grande époque du film d'horreur aux
États-Unis est immédiatement consécutive à la grande crise économique de 1929
(Dracula est de 1930, Frankenstein de 1931, et surtout 1932 voit la réalisation de L'Ile du
docteur Moreau, La Momie, Freaks, Les Chasses dit comte Zaroff, Le Mort-vivant, etc.,
et King Kong est de 1933); tout se passe comme si, dans le processus de fétichisation,
l'industrie socio-culturelle, en l'occurrence le cinéma, prenait le relais du système
économique défaillant. Il lui faut pour cela, non seulement, comme cela va de soi,
s'inscrire sans réticence dans le système, mais encore et surtout se traiter soi-même,
ses agents (les acteurs ou les réalisateurs) et ses thèmes dans le sens de la fétichisation.
Tout en subissant, plus que tout autre, les contraintes, les règles et les idéaux du système
économique, le cinéma se donne abusivement pour un monde autonome, au-dessus
de la réalité, voué à la seule gloire de la fabrication d'images; le travail créateur, sauf à
OBJETS DU FÉTICHISME

être divinisé, est soustrait à la connaissance du grand public; les acteurs sont « érigés »
en stars, pures apparences glorieuses; une thématique rigide, figée, fortement ritualisée,
tend à s'imposer.
Par ses affinités profondes avec la crise économique les termes les plus communs
pour décrire l'impact de la dépression sur le peuple américain étaient « affolement »,
« stupéfaction », « panique », « peur », etc. et surtout parce qu'il travaille intensément,
électivement, au niveau du fantasme et de ce qu'on pourrait appeler les affects fonda-
mentaux (angoisses d'abandon, de désintégration, de castration, de dissolution), risquant
ainsi d'orienter le sujet vers une conscience de soi plus exigeante et plus critique, le
film d'horreur devait sans doute, tout particulièrement, subir la fétichisation. On crée
alors des figures fantastiques, des êtres dont la statut spécifique est de fixer l'angoisse,
de « répudier » les tourments humains, les contraintes de l'espace et du temps et de
l'histoire, des types qui entrent visiblement dans la catégorie des « monuments érigés »
dont parle Freud Frankenstein, Dracula, King Kong, La Momie, etc. L'action des
producteurs humains est « scotomisée » tandis que pour des films d'amour, ou d'aven-
ture, pour tout ce qu'on appelle les « drames psychologiques », les noms des acteurs
et réalisateurs sont généralement bien connus, on constate une étrange méconnaissance
des acteurs et réalisateurs des films d'horreur; les personnages ont pris des proportions
tellement gigantesques qu'ils ont, tels des fétiches primitifs ou tel l'or capitaliste, absorbé
les agents humains. On perd même le secret de certaines fabrications, s'il est vrai qu'on
ne connaît toujours pas le système de truquages mis au point par Willis O. Brien pour
animer King Kong. Par la suite, sous l'effet d'une reprise en considération critique,
certaines figures d'acteurs se détachent des personnages légendaires, Bela Lugosi de
Dracula, Boris Karloff de Frankenstein mais comment, encore maintenant, arracher
à Max Schreck le masque, le corps-perinde ac cadaver de Nosferatu? La « démonétisa-
tion » des fétiches cinématographiques tend aujourd'hui à revaloriser le travail de
l'acteur, et c'est souvent Christopher Lee, ou Barbara Steele, ou Peter Cushing que
l'on regarde dans les figures qu'ils incarnent.

6. Par un remarquable parallélisme, ce qui joue au niveau de la production indivi-


duelle, ou d'équipe, contemporaine, opère aussi dans une élaboration collective séculaire.
Il est plaisant ici de se référer encore à King Kong en cherchant cependant à dépasser
son ethnographie d'une religion primitive, aussi primaire que le processus du même
nom, et c'est là justement son intérêt pour signaler que certaines formes prédomi-
nantes du film d'horreur, comme Le Loup-garou ou Le Vampire, sont les survivances,
les restes, reconstitués d'une façon plus ou moins hétéroclite d'où l'analogie avec
le bricolage d'un long travail religieux; « collés », montés ensemble, dans une sorte
de patchwork mythologique, des traits multiples empruntés à diverses strates culturelles
aboutissent à des formes syncrétiques organisées avec plus ou moins de cohérence
(au niveau du fantasme, ou du récit, ou du spectacle, etc.); mais, en tout état de cause,
LE FÉTICHISME DANS LE FILM D'HORREUR

ils gagnent à être rapportés aux traditions religieuses dont ils sont issus. Si nous privi-
légions, dans ce qui va suivre, la figure du vampire, disons plus précisément la forme
Dracula, c'est certes en laissant dans l'ombre les redoutables affinités personnelles
pour la variété et l'abondance de fantasmes et de symboles susceptibles d'être inscrits
sous la rubrique du fétichisme que les films draculéens, de Nosferatu au Baiser du
Vampire, nous offre; mais aussi, plus opportunément, pour certains aspects historico-
religieux bien mis en lumière dans un livre récent.
Sous le titre De Zalmoxis à Gengis-Khan 1, Mircea Éliade propose une série d'« études
comparatives sur les religions et le folklore de la Dacie et de l'Europe orientale ». En
retrouvant la figure du loup dans les racines de nombreux noms et dans des rites tout
le monde sait que Romulus et Remus sont « fils de la louve » Éliade établit l'existence
d'une lycanthropie rituelle, étroitement associée à des confréries secrètes de guerriers;
l'initié revêt une peau de loup ou porte un masque à tête de loup, il s'identifie au loup
et en imite le comportement, il mange de la chair humaine, boit du sang; cette forme
élémentaire de vie religieuse paraît être extrêmement archaïque, puisqu'on a trouvé
dans la civilisation néolithique de Vinca des statuettes de chiens-loups et des figurines
représentant vraisemblablement des danseurs à masque de loup; s'il caractérise de
nombreux peuples indo-européens, le « complexe magico-religieux du loup » auquel
appartiennent les croyances à la lycanthropie et aux loups-garous a été particulière-
ment vivace dans la région des Carpathes et la Transylvanie, où précisément Bram
Stoker a situé l'histoire de Dracula 2 « Des cérémonies saisonnières pendant lesquelles les
jeunes gens revêtent des masques de loup [.]sont encore populaires dans les Balkans, en
Roumanie, surtout pendant les douze jours de la veille de Noël à l'Epiphanie. Originellement,
c'étaient des cérémonies en relation avec le retour périodique des morts et qui comportaient
toutes sortes de masques animalesques cheval, loup, chèvre, ours, etc. » Il est intéressant de
remarquer que des croyances analogues servent de fondement aux rites initiatiques des
Kwakiutl dans la hutte réservée à l'initiation, les jeunes hamatsa membre de la
société des cannibales se transformaient en loups; « en dévorant des cadavres, ils
étaient possédés par une sorte de folie furieuse, pendant laquelle ils mordaient les voisins
et avalaient des morceaux de chair crue »3.
Les données rituelles que nous venons de signaler ont pu répondre à une fonction
vitale au sein de sociétés de chasseurs et de systèmes de type totémique. Sous l'effet
de transformations généralement obscures et sous la pression sans doute de cultures
i. Payot, 1970.
2. Coll. Marabout.
3. L'ouvrage de Robert Eisler, Man into Wolf, An anthropological interpretation of sadism,
masochism and lycanthropy, Philosophical Library, New York, 1952, offre une documentation
particulièrement abondante sur ces thèmes. Dans une perspective d'anthropologie évolutionniste,
Eisler considère le sadisme et la lycanthropie comme les empreintes archétypales dans le psychisme
humain du passage bouleversant d'un état frugivore, végétarien, pacifique à un état carnivore et
prédateur. Eisler fait converger sur cette thèse un extraordinaire éventail de références mytholo-
giques, ethnographiques, historiques, littéraires, psychologiques, etc.
OBJETS DU FÉTICHISME

antagonistes on verra plus loin comment le christianisme fonctionne comme facteur


antagoniste de la société des vampires et de la lycanthropie ces éléments ont subi
un processus de folklorisation, qui n'en a laissé subsister que des pièces fragmentaires,
isolées, marquées comme « superstitions » ou étrangetés pittoresques, et pour finir,
récupérées et exploitées par la littérature (Histoires fantastiques de toutes sortes,
Bram Stoker) et le cinéma mais dans la mesure, nous semble-t-il, où ils trouvaient
écho dans l'inconscient, faisaient écho à nos fantasmes. On les repère aisément dans le
film d'horreur le retour des morts, le thème des morts-vivants et celui de la dévoration
des cadavres (particulièrement nets dans La Nuit des Morts-vivants); la consommation
de la chair humaine s'épure en absorption de sang humain et aboutit au vampirisme;
le thème du retour périodique des morts se précise, pour les besoins du récit ou par
affinités avec les rythmes oniriques et fantasmatiques, en périodicité nycthémérale du
vampire; les confréries secrètes, les sociétés initiatiques se retrouvent dans les commu-
nautés de vampires ou d'adeptes de Satan telles, entre autres, que les décrit Roman
Polanski dans Le Bal des Vampires et Rosemary's Baby; le port rituel des masques,
impliquant l'identification mystique à l'animal (totémique), conduit, grâce à une inter-
prétation littérale qui est un des grands mécanismes, une des ruses de l'inconscient,
au don de changer de forme, de devenir réellement l'animal, le séduisant héros devenant
loup-garou, Dracula se faisant chien ou vampire (genre de mammifères chiroptères);
le climat de certains films est déjà défini dans certains textes iraniens, où il est question
de « brigands » ou de « rôdeurs » qui se nourrissent de cadavres et terrorisent de pauvres
villageois.
La figure originale de Zalmoxis, divinité immortelle des Géto-Daces, nous introduit
dans un univers religieux plus familier, plus traditionnel, qui se survit dans le récit
horrifique. Le thème universel de la descente, par maints escaliers, dans la demeure
souterraine (grotte, caverne, etc.) où séjournent dieux, démons, âmes des morts, où se
cachent richesses, trésors et secrets, débouche directement dans le souterrain draculéen,
lieu effrayant où gisent les vampires et leur secret. A l'opposé, dans les régions aériennes,
il y a une évidente analogie entre le vol des vampires et un rite caractéristique du culte
de Zalmoxis, le messager projeté dans les airs et transpercé par les lances, à mettre en
parallèle avec le thème d'Abaris volant sur une flèche. Deux traits essentiels de Zalmoxis
méritent encore d'être signalés il est qualifié de Roi, de Maître des Hommes, et la racine
de son nom, en thrace, zamol, signifie, Terre, puissance de la terre; et l'on sait que
Dracula est Prince des Ténèbres et étroitement lié aux puissances de la Terre, sinon
même leur émanation.
Toutes ces croyances sont, par ailleurs, solidaires des rites chamanistiques. La
référence au chamanisme a l'avantage d'actualiser toute une fantasmatique du corps
démembrement, morcellement, renouvellement des organes et des viscères, transforma-
tion et change des objets internes, mort et résurrection matériellement exprimées qui
trouve un puissant écho dans les films d'horreur. Mais un écho généralement déformé
LE FÉTICHISME DANS LE FILM D'HORREUR

un clivage psychologique, imposé d'une certaine façon par l'idéologie manichéenne du


bien et du mal et allant en outre dans le sens des besoins d'un récit stéréotypé, a groupé
tout le négatif dans le corps de Dracula corps vide, puits sans fond (mère insatiable),
forme illusoire, leurre, impasse ou échec de la magie chamanistique le positif s'orga-
nisant autour de la figure d'un savant, docteur ou professeur, détenteur du savoir
traditionnel et ésotérique et qui réussira à vaincre le vampire. Mais, en un sens, la lutte
se déroule tout entière dans l'arène du fétichisme à des fétiches archaïques à la fois
sur le plan des fantasmes et de certaines strates socio-culturelles, religieuses, constitutifs
de la forme Dracula (collage), s'opposent des formes plus récentes, mais non moins
fétichisées la Croix, le Savant, dont la vertu psychologique et idéologique est de donner
expression, consistance et éclat aux valeurs fétiches de la culture hégémonique.

7. De tout ce qui précède, il ressort qu'il n'est pas possible de procéder à une analyse
simple et linéaire du fétichisme dans le film d'horreur. Trop de pièces, de facteurs,
de fonctions, d'origine diverse et ressortissant à des systèmes distincts, et en outre
modelés et brassés par des agents différents et selon des perspectives souvent contra-
dictoires, se mêlent, justifiant des approches et des combinaisons multiples. Pour peu,
cependant, que l'on accepte à la fois une certaine schématisation et une certaine ambiguïté
du concept de fétichisme, ce dernier se révèle être un cadre et un instrument d'inter-
prétation particulièrement aptes à organiser et à éclairer certaines des images et struc-
tures les plus significatives du film d'horreur, et tout spécialement les films réalisés
autour de la forme Dracula, sur le thème du Vampire. Le schéma freudien d'inter-
prétation du fétichisme, décomposé en quelques directions précises (la mère archaïque
et le phallus maternel, l'objet phallique sexualisé, le phallus manquant et l'angoisse
de castration, les mécanismes spécifiques de défense, etc.), permettra de s'orienter
dans les sombres dédales de l'univers draculéen.

8. L'imago de la mère archaïque étaie les développements du film d'horreur et


en sature l'atmosphère. Il s'agit d'une figure plus complexe et composite qu'on ne
pense. Un aspect essentiel, tel qu'il est posé dans l'analyse freudienne du fétichisme,
est sa manifestation comme femme phallique, femme au pénis, mère meurtrière, dévo-
ratrice ou castratrice, fixant dans son intensité primordiale, fondatrice, l'angoisse de
castration (plus que le père, avec lequel le fils peut lutter en quelque sorte d'égal à
égal, bénéficiant même de la complicité maternelle et de forces sans cesse croissantes).
Cet aspect est traité de façon manifeste, minutieuse, réaliste, dans certains films, au
point qu'à la limite, le réalisme et l'exactitude de l'observation définissent plus une
dimension clinique qu'ils ne sécrètent une atmosphère spécifiquement horrifique.
Psychose, de Hitchcock, au titre rigoureusement choisi, illustre bien cette perspec-
tive. La figure de la mère mauvaise y est distincte (pour autant qu'elle n'envahit pas
encore totalement le psychisme du fils, ce qui constituera le dénouement), précise et
OBJETS DU FÉTICHISME

manifeste; le moment le plus horrifique du film, la scène qui constitue le véritable


pivot fantasmatique et affectif de tout le récit, est précisément celle où la mère se fait
omniprésente, occupe tout l'écran, à proprement parler de part en part d'un côté,
assis dans le fauteuil, le cadavre de la mère momifiée, squelette grimaçant, mère réelle
mais morte; de l'autre côté, vivante, bondissante, mais « irréelle », fantasmatique,
masque dérisoire bricolé avec une robe de chambre et une perruque de femme, la
mère-jouée par le fils, l'imago actualisée, avec le signe brandi de sa fonction, le couteau.
L'organisation de l'espace rend pleinement sensible la structure du drame; on y dis-
tingue trois lieux, d'intensité et de morbidité décroissantes le pavillon surélevé, haut
lieu du règne de la mère, chargé d'angoisse et de terreur, monument interdit dédié à
la puissance destructrice de la mère; le motel, lieu de passage, de transit transit
réel des clients de passage, mais aussi transit des deux personnalités du fils, lieu de plus
en plus vide ou vidé de la présence du fils, absorbé vampiriquement par le pavillon
maternel; un monde extérieur, un ailleurs, une réalité multiforme et dynamique, auquel
le fils n'a plus accès, monde qui se contente d'envoyer des émissaires, d'émettre les
signes nécessaires à l'expression et à la lecture de la psychose, et qui finit par triompher
dans la prolixité du psychiatre.
Avec Poupées de cendres, de Freddie Francis, grand créateur de films d'horreur,
l'imago de la mère mauvaise est traitée dans un contexte plus réaliste et plus quotidien,
plus rationnel, qui permet une habile combinaison avec le film policier. La mère, censée
être paralysée et immobilisée dans un fauteuil, se venge de ceux qui ont fait du mal
au père; elle les tue l'un après l'autre, non sans avoir fait parvenir à la victime, à titre
d'avertissement, une poupée qui la représente. La mère règne sur un univers de pou-
pées, d'effigies de fantasmes; et le fantasme dominant, dominateur, est celui du fils-
poupée, du fils-effigie, du fils-fétiche; comme le fils psychotique de Psychose joue la
mère criminelle, la mère de Poupées de cendres joue, dans son apparence de femme
paralysée, le destin qu'elle rêve et accomplit pour son fils; ce dernier est victime d'un
accident dont une causalité policière retorse fait aisément remonter l'origine à la
mère; il est alors « préparé » par la mère, placé dans un fauteuil, isolé dans une cellule,
fardé, devenu poupée, il est pleinement le fétiche de la mère. Et là encore, comme
dans Psychose, l'espace du film s'organise selon la structure imaginaire d'un côté,
dans une cellule surélevée, immobilisé dans un fauteuil, le fils-fétiche, phallus maternel
coupé, érigé, travesti, incarné; à l'autre bout, la mère qui surgit, menaçante, avec un
couteau, une mère soudain agile et vivante, vivante de la mort symbolique du fils,
s'apprêtant à tuer la jeune femme qui aurait pu arracher le fils à son emprise.
Nous avons insisté sur ces deux films pour mieux souligner, par contraste, comment
les films d'horreur de type draculéen se définissent par une remarquable occultation
de la figure maternelle. Dans le Dracula classique de Tod Browning, on voit apparaître,
auprès de Dracula, ses trois filles, mais il n'est absolument pas question d'une mère
quelconque. Dans un des plus récents films de vampire, Le Baiser du vampire, de
LE FÉTICHISME DANS LE FILM D'HORREUR

Don Sharp, le comte Ravno a une fille et un fils, mais il n'est fait aucune allusion à une
mère. Il est vrai qu'on pourrait citer, dans la série, tel film où le fils-vampire est gardé
par sa mère, enchaîné dans un château; lorsqu'il est délivré par une jeune étourdie, il
s'empresse de vampiriser sa mère, bonne femme aux allures de retraitée. La recherche
de la fantaisie et du pittoresque dans cette variante ne met que mieux en lumière la
nécessité structurale de l'absence de la mère. C'est que la mère n'est pas absente au
sens banal ou réaliste du terme; l'absence, ou mieux, la non-présence de la mère est
peut-être la seule façon de signifier un mode très archaïque de présence, ou encore
l'action ou la pression massive, diffuse, irrécusable, définitive, d'une imago maternelle
très archaïque, celle que nous avons figurée dans la Forme 1 de notre schéma. A défaut,
naturellement, de pouvoir être rendue par une forme concrète, l'occultation de la
mère archaïque peut se lire dans un jeu d'enfermements et d'expulsions successifs,
dans un mouvement d'emboîtements d'espaces de plus en plus réduits et clôturants,
aboutissant au signe le plus pur, originel, de la maternité archaïque, une pincée de terre.
La vertu primordiale de ce type de maternité étant d'être utérus, enveloppe, c'est par
une série progressive d'enveloppements de plus en plus rigoureux, étroits et angoissants,
que cette maternité est exprimée.
La quasi-identité de la construction des premières séquences dans les films vam-
piriques souligne bien, au-delà de la simple répétition d'une structure narrative, qu'il
s'agit d'une signification psychologique fondamentale. Un vague appel amène le héros
(il est seul dans Dracula, souvent accompagné d'une chère épouse dans les autres
films) à quitter son univers familier (régi par le principe de réalité) et à entreprendre
un rude voyage à travers une contrée inconnue, caractérisée par des paysages désolés,
menaçants, coupée de petites routes escarpées et rocheuses, qui ont toujours l'air de se
fermer derrière lui. Voyage inconfortable et périlleux, qu'on peut déjà tenir pour une
forme extrêmement abrégée et simpliste de la grande quête mythologique. Cette pre-
mière épreuve est surmontée lorsque le voyageur arrive dans un petit village, fermé
sur lui-même et sur sa peur, peuplé de quelques habitants qui lui présentent un visage
hostile, fermé. L'hostilité des gens et leurs avertissements lourds de menaces sont comme
une seconde épreuve que le héros franchit allègrement. Troisième épreuve et troisième
enceinte, une forêt sombre, épaisse, solitaire, fermée et sans autre issue que le chemin,
le cordon ombilical qui conduit au château; il peut s'y produire un accident, un essieu
cassé, qui laisse le héros seul, démuni, comme perdu, enveloppé dans l'obscure végé-
tation. Le château draculéen est une nouvelle et saisissante enceinte, le lieu central
d'enfermement, le point pivotai où le mouvement horizontal de progression se trans-
forme en descente verticale; lieu central où viennent se grouper, se heurter, s'expliquer
des déterminations complexes et contradictoires; lieu de recherche, de rencontre, de
dialogue, de découvertes, d'affrontements trop bourré, trop surchargé, trop explosif
pour ne pas donner lieu, souvent, au terme du récit, à une conflagration.
Une nouvelle étape dans l'enveloppement et l'angoisse est franchie quand le héros,
OBJETS DU FÉTICHISME

avec un courage ou plutôt une naïveté, une inconscience qui nous fait frémir, s'engage,
par un escalier tortueux, coupé de portes grinçantes, tapissé de toiles d'araignées, dans
un souterrain voûté, obscur, enveloppant, on ne peut plus utérin; et il s'y trouve de
fait, non plus symboliquement mais très physiquement, enfermé. Le processus de
resserrement de l'espace, de condensation ou concentration des formes symboliques
nous amène, avec le héros, devant une nouvelle enveloppe, un nouveau réceptacle
le cercueil. Et la tradition et avec elle ou en elle, le sens, la logique et le mouvement
mêmes du fantasme veut enfin que le fond du cercueil contienne un peu de la terre
natale, de l'humus maternel, que le vampire emporte toujours avec lui. Ce dernier signe
peut être élidé, la terre peut ne pas être inscrite ou au moins nommée au terme du
processus d'emboîtement des espaces et des formes, il reste que c'est bien vers ce point
ultime que se dirige le héros, à ce point suprême qu'aboutit sa quête.
La traversée des différentes enceintes fait intervenir à chaque étape un rythme
interdit-transgression, opérant avec une intensité croissante à mesure que la forme
spatiale ou plastique (château, cercueil, etc.) se fait plus étroite, plus précise, plus
enveloppante; ce rythme est doublé d'une alternance analogue, dont l'efficacité est
manifeste au niveau du récit, mais qui présente surtout l'avantage remarquable de
faire sentir, au niveau fantasmatique, la non-présence, l'occultation de la mère la
rencontre ou la découverte de quelque chose quelque chose d'horrifique, qui est
en fait la chose horrifique elle-même, à savoir le phallus-fétiche portant en son centre,
dans son être essentiel, la béance maternelle est généralement précédée de la per-
ception d'un vide, d'un manque. Déserte est la contrée où s'aventure, au début, le héros;
le village paraît, à première vue, être abandonné; le héros se retrouvera seul dans la
grande forêt, et la caméra s'attarde souvent avec complaisance sur cette absence d'êtres
menaçante jusqu'au moment où surgit le carrosse-corbillard envoyé ou conduit par
le vampire; le château aussi semble abandonné, on tarde à ouvrir, et la porte s'ouvre
parfois toute seule, il n'y a personne derrière, personne dans la grande salle vétuste,
ou baroque, que le héros détaille avec un intérêt évident jusqu'au moment où
surgit, en haut de l'escalier ou d'une entrée dérobée, Dracula lui-même; longs moments
de vide dans le souterrain, dans la crypte, et vide souvent le cercueil lui-même jus-
qu'au moment où une présence, assénée, y éclate. On se doute bien que ce vide horrifique
n'est pas simple négativité; c'est un vide, fantasmatiquement parlant, très actif, très
riche, un silence bourré d'échos étouffés; on a vu qu'il était annonciateur, gros, des
apparitions ultérieures, de la forme Dracula; il est aussi, avec plus ou moins de rhéto-
rique, meublé de signes immédiatement lisibles portes agressives ou sournoises, grin-
cements, métaux rouillés et chaînes, escaliers abrupts ou vermoulus, dalles de pierre
écrasantes, poussières, déchets, etc., tous éléments qui renvoient à l'imago de la mère
archaïque mauvaise. Mauvaise pour le héros, sans nul doute; bonne pourtant pour le
vampire, qui y trouve abri, sécurité, énergie. Cette ambivalence, jointe à l'occultation
fondamentale dont nous avons parlé, suggère la notion d'une mère plus archaïque
LE FÉTICHISME DANS LE FILM D'HORREUR

encore, une chose maternelle située par deçà le bien et le mal, par deçà toute forme
organisée, par deçà tout événement une mère océanique, totalisante, une « ténébreuse
et profonde unité », suscitant chez le sujet l'angoisse de la fusion, de la dissolution;
mère d'avant la découverte de la béance essentielle, du pas-de-phallus; mère qui est
un pur fantasme, dans la mesure où elle n'est posée, comme totalité omniprésente et
toute-puissante, être absolu, que dans l'intuition même elle n'a pas de phallus
qui la dépose; dans la mesure encore où elle n'est livrée à la perception que dans son
occultation même (comme peut le figurer notre schéma où le grand cercle « Mère omni-
présente » de la Forme I se déplace et s'abîme dans le petit cercle « Mère occultée »
de la Forme II); dans la mesure enfin, essentielle ici, où le récit ne l'admet qu'à l'état
de pure antériorité, d'un avant jamais perçu ni nommé.

9. Ce qui est perçu et nommé, en revanche, ce qui est le présent et l'actuel, la


forme la plus pleine apparemment, bouffie, emphatique, superlative, intensifiée, tou-
jours prête à occuper, avec outrance à elle, d'ailleurs, les grandes affiches, les pan-
neaux publicitaires, les devantures de cinéma les espaces vides et les cadres creux
qu'on lui ménage, toujours là à « la ramener » au point de se trouver, par la grâce
d'un dieu-malin, et de Freddie Francis, sur le trajet du sang d'un curé; la forme ins-
tallée sur un trône, par-dessus le château, le village, la contrée, l'univers tout entier,
la forme fétiche, c'est Dracula. En tant que substitut du phallus maternel, selon la défi-
nition de Freud, il est une forme phallique, non pas orientée dans le sens d'un déve-
loppement érotique créateur, de l'accomplissement génital, mais une forme faisant
fonction de, dépendant de la figure maternelle, dont elle porte la béance inscrite dans
sa racine, une forme érigeant en monument ce contre quoi précisément elle est construite
pour se défendre; l'énergie sexuelle a servi à la transformation de la forme maternelle
(Forme I) en un produit compliqué, figé, réifié; on peut donc qualifier la forme fétiche
Dracula d'objet total sexualisé.
Et il se manifeste pléthoriquement comme tel, au point que c'est un des contre-
sens les plus fréquents que l'aperception de Dracula comme forme érotique relative-
ment plénière. L'exhibitionnisme phallique du vampire confirme sa nature fétichiste
(cf. l'observation d'un fétichiste cité par Freud son «fétiche était une gaine pubienne
qu'il pouvait aussi porter comme slip de bain »; elle cachait, dit Freud, les organes génitaux,
et la différence entre les organes, et actualisait la castration; mais il faut ajouter que la
gaine enfermait aussi, immobilisait et affichait les organes génitaux). Dracula porte
son corps comme un phallus érigé en témoignent sa posture la plus fréquente, une
rectitude guindée, sa cape noire, rigide et effilée, ses apparitions brutales, pareilles à
une intumescence éclair; comme pour mieux souligner cette valeur phallique, la caméra
souvent marque un temps d'arrêt; Dracula pose. Dans un film comme Nosferatu,
prototype du film d'horreur, le vampire humain n'est rien d'autre, dans sa manifestation
quasi permanente, que cette érection, un phallus ambulant, un « phallambule ». Sa
OBJETS DU FÉTICHISME

rigidité est en même temps, cela est évident, celle du cadavre, mais les signes d'une
sexualité agressive sont assez abondants et spectaculaires pour justifier la prédomi-
nance de la dimension phallique. Nosferatu est, peut-on dire, le Pointu, avec tout ce
que ce terme comporte de symbolisme simple et essentiel. Pointus le visage, les oreilles,
les épaules, les genoux, le dos, et naturellement les ongles et les canines; selon un méca-
nisme mental primitif qui répugne à distinguer la structure des parties et celle du tout,
Nosferatu le Pointu est un agglomérat de pointes.
Le vampire phallambule ne peut, comme tel, que parader défilé de mannequin.
Mais le fantasme a aussi besoin de points de fixation, et le récit d'actions. La structure
(phallique) de la forme globale (Dracula) doit être répercutée dans d'autres formes,
condensée et miniaturisée dans des détails précis, des repères faisant fonction de noyaux
de cristallisation psychique. C'est ici qu'interviennent les grandes images stéréotypées
du film d'horreur le château, vecteur de la mère archaïque par sa forme interne, annonce,
appelle, par sa forme externe (l'érection de sa masse, des rochers qui l'entourent et des
tours) le corps érigé du vampire; les organes investis de la sexualité agressive, les célèbres
canines qui ne sont pas seulement l'outil sexuel favori du vampire, mais qui ont l'in-
comparable vertu de pouvoir jaillir d'une bouche de femme la transformant, par un
éclatant retour du refoulé, en cela même qui a donné naissance à la forme vampire, la
femme phallique, la mère mauvaise. Les canines interviennent de façon spectaculaire
dans les séries d'horreur actuelles, notamment les films de Terence Fisher; mains
crispées en griffes et ongles crochus caractérisent bien, respectivement, le Dracula de
Tod Browning et le Nosferatu de Murnau; en prenant à la lettre la métaphore du « regard
pénétrant » et des « yeux perçants », on opère un déplacement efficace du signe phallique;
le regard du Dracula de Browning se fait rayonnant, un vrai « laser », et la victime est
magnétisée, domptée; dans Dracula et les femmes, Freddie Francis pousse jusqu'au bout
l'image des « yeux injectés de sang », ils le sont effectivement, et puisque l'érection pro-
vient d'un afflux de sang, l'afflux de sang dans les yeux de Dracula est une érection.
Le corps total et les divers organes (yeux, mains, etc.) accompagnent les canines dans
l'accomplissement de l'acte crucial le baiser-morsure; plantées dans le cou de la
femme (parfois très amoureusement) ou de l'homme (plutôt agressivement), elles y
découpent deux petites fentes, deux petits trous à peine cernés d'un peu de sang
expression remarquablement condensée de la liaison fétichiste sexualité-castration 1.
i. Érection des canines, des yeux et même de la peau, associée au magnétisme et au domp-
tage, triomphe dans La Femme reptile, un film de John Gilling (1967). Le personnage de la femme
reptile, qui mord ses victimes et leur infuse « la mort noire », est tout entier montage la tête est
fabriquée avec des yeux énormes, exorbités, turgescents, des canines gigantesques et une peau
faite d'écailles, elle est « montée » sur un corps de femme qui n'est que simulacre, néant. Cette
figure reptilienne est « dressée » au double sens du terme domptée et érigée par un per-
sonnage exotique, représentant une secte secrète et archaïque, la Secte du Serpent, qui exerce
son pouvoir de façon strictement magnétique toute-puissance infantile de la pensée! La surdé-
termination des symboles et des archaïsmes est encore enrichie d'une valeur cosmique le simu-
lacre de la femme reptile ne peut être conservé que dans un souterrain abritant une source bouil-
LE FÉTICHISME DANS LE FILM D'HORREUR

10. Sur la toile de fond de la mère archaïque, se détache (et s'attache) le phallus-
fétiche, la forme Dracula. Mais le substitut du phallus maternel absent, du pas-de-phallus,
ne saurait être, en dernier ressort, qu'illusion, leurre. Selon le schéma de la croyance
dégagé plus haut, le phallus maternel est là, c'est ce que nous avons montré jusqu'à pré-
sent et c'est ce que proclament « à corps et à cris » les aspects les plus spectaculaires du
film d'horreur; et il n'est pas là, et c'est précisément l'originalité du film d'horreur que
de parvenir à faire sentir la conjonction il est là il n'est pas là. Dracula entre en scène,
il est là, spectateurs et personnages le voient; et pourtant, pour la logique du fantasme,
il doit ne pas être là; ici intervient le remarquable procédé du miroir Dracula est présent
dans la pièce et il n'est pas présent sur l'autre face de la pièce, sur l'autre moitié de
réalité que capte le miroir. Cette division, ce clivage de la réalité en deux faces qui se
« dénient » l'une l'autre, et qui trouve son modèle parfait dans l'absence du reflet dans
le miroir, se reconnaît sous des formes diverses Dracula n'a pas d'ombre, il ne fait
pas de bruit; on le croit dans son tombeau, il n'y est pas; dans son cercueil, il n'y est
pas; il est tout-puissant, il tient tout un pays sous son empire, il règne sur une vaste
communauté, il est capable des prouesses physiques les plus stupéfiantes, dignes d'un
Superman, et en même temps d'une faiblesse insigne, au point qu'il ne peut se passer
des services d'un domestique infirme, difforme; la nuit, il est tout; le jour, il n'est rien.
Les canines, expression aiguë, intense, de l'énergie draculéenne, ont comme autre
face leur produit, les deux petits trous, où cette énergie, si elle se redouble en une nou-
velle recrue, s'y perd aussi, puisque le circuit de la vampirisation est sans fin. Et même
cette action maîtresse des canines est illusoire il suffit de passer à temps une flamme sur
les deux plaies pour que la cicatrisation s'accomplisse immédiatement le vampire ne
mord pas vraiment, rien ne s'est passé. Autre clivage au-dehors, Dracula est seigneurial,
redoutable, « maître des hommes », comme Zalmoxis; mais la forme religieuse s'est
vidée, et au-dedans, il n'y a rien, aucun sang ne coule du corps de Dracula. Et même
cette enveloppe prestigieuse, cette superbe silhouette drapée de noir, est leurre un
pieu bien planté dans le cœur, et elle se décompose, s'effrite, n'est plus qu'un petit tas
de poussière qu'un coup de vent disperse (Le Cauchemar de Dracula).

i i. L'angoisse de castration et le travail fantasmatique autour du phallus maternel


ont beau construire des formes horrifiques particulièrement gloutonnes, celles-ci ne
sauraient avoir le monopole exclusif de l'écran. Des facteurs sont à l'œuvre pressions
idéologiques, contraintes économiques et de fabrication, structures narratives, qui

lonnante, véritable image de commencement du monde, signe d'un chaos originaire. Le film
de Gilling se distingue en outre par une remarquable confrontation d'espaces investis de valeurs
spécifiques, selon un rythme ternaire caractéristique de maints films d'horreur (le château, le
cottage, l'auberge); il apparaît qu'à un certain niveau de régression, les figures, trop dépendantes
sans doute de systèmes perceptifs culturels, ne sont plus aptes à signifier, et que le relais est pris
par des appréhensions spatiales, étroitement liées à des valeurs tactiles et motrices élémentaires.
OBJETS DU FÉTICHISME

compliquent ou simplifient le jeu, et surtout valorisent certains types de défenses. Déjà,


dans le système Dracula, jouent des mécanismes satisfaisants; la fétichisation est aussi
un axe de développement de la sexualité, la fabrication du fétiche introduit un repère
stable, un certain ordre (trop d'ordre, à maints égards) à quoi correspond en partie le
rituel narratif du film d'horreur (enchaînement des séquences, moments cruciaux,
rythmes binaires, etc.). La vampirisation fonctionne certes en direction des deux abîmes
de notre schéma (pas de phallus et mère occultée), elle y engouffre toutes les énergies,
mais elle laisse subsister un reste, à savoir ce lien qui se prolonge d'un être vampirisé
à un autre, passerelle entre deux vides, grâce à quoi une communauté, une fraternité
(les Mdrtnerbunde cités par Mircea Éliade) se met à exister qui balaye toutes les distinc-
tions (sexuelles, sociales, etc.) pour faire triompher la seule loi du Désir. Autour du
chevet de l'enfant né du coït de Satan et de Rosemary (forme traitée en noir, en négatif,
crucifix renversé), les « sataniens » de Rosemary's baby proclament avec lyrisme leur
solidarité. En un sens, le fétichiste homosexuel du prépuce décrit par Masud R. Khan
ne fait pas autre chose, en changeant impérativement de partenaire, que de constituer
une sorte de communauté dont il est le centre.
Il est clair, cependant, puisque la menace vient du phallus maternel absent, que
la défense principale est le sexe. Le vampire, marqué fasciné par le pas-de-phallus
maternel et s'identifiant à la mère archaïque, à défaut d'avoir un phallus, se fait phallus;
il transporte au plan d'un être illusoire une défaillance de l'avoir; son impuissance, son
inertie essentielles (comme il est livré à toutes les lâches attaques, dans son cercueil de
jour!), il les retourne tour de force, selon l'expression en français de Masud R. Khan
en une agressivité paranoïaque qui lui ouvre au moins un vaste champ d'action, qui
le préserve des effondrements catatoniques, de la décomposition, de la dissolution. De
même que le vampire, à se tourner toujours vers les autres, à toujours les guetter, les
attendre, les désirer, finit par y gagner indépendamment du sang volé un peu de
leur être, par cueillir un peu de consistance pour sa forme vide, de même les autres,
confrontés au vampire, démasquent les procès de fétichisation qui les travaillent.
Pour lutter contre les maléfices du vampire, le Savant (dans Le Baiser du vampire, Les
Vierges de Satan, etc.) cherche dans le livre-fétiche, dans quelque Nécronomikon
lovecraftien, des recettes figées, un savoir chosifié, réifié formules cabalistiques
rituelles accompagnées de la manipulation de quelques objets fétiches. Pas plus que ce
savoir réifié, la « méconnaissance » dont font preuve les héros ne vaut bien cher. Avec
quelle légèreté les quatre touristes britanniques de Dracula, prince des ténèbres, se
fourrent dans la gueule du vampire! Peut-on à ce point se délester de ses fantasmes,
évacuer ses angoisses, barrer toutes les menaces, pour se conduire au château de Dracula
veillé par un sublime serviteur comme dans un quelconque club méditerrannée! On
apprécie alors que le plus dodu aille gracieusement s'offrir au couteau dans la chambre
sacrificielle souterraine et que son beau sang rouge et riche inonde et régénère une espèce
de dracula-en-poudre.
LE FÉTICHISME DANS LE FILM D'HORREUR

Deux instruments sexuels privilégiés neutralisent le vampire le pieu et la croix.


Planté dans le cœur du vampire, le pieu le détruit complètement; encore faut-il que
Dracula soit immobilisé, impuissant, dans son cercueil; c'est généralement le Savant,
celui qui est censé savoir, qui procède à l'opération. Épreuve décisive, où la réalité
triomphe de l'apparence; le vrai phallus (le sexe-pieu vertical) du faux phallus (Dracula
inerte, horizontal, dans le cercueil, réceptacle maternel); de ce que tout l'être du vampire
était logé dans le cœur, il s'avère que tout le reste, le corps total, n'était que déguisement,
masque. Traversé par le pieu, le cœur, après une brève giclée de sang, se révèle être
creux, une blessure ou une plaie béante c'est la castration faite chair, sang et béance,
le temps d'une intuition fulgurante puisque, aussitôt, son support, en quelque sorte, se
décompose, et qu'il ne reste plus au héros ou au savant, devant le petit tas de cendres
confondu avec la terre maternelle dans le cercueil désormais clos àjamais, que le sentiment
d'un effroi surmonté, d'un cauchemar dissipé.
Le pieu n'agit, définitivement certes, que sur un Dracula déjà mort; la croix, au
contraire, lutte avec lui dans un face-à-face constant et toutes énergies bandées; la croix
fait fuir le vampire, le brûle si elle le touche, l'empale; dans le dénouement de Dracula
et les femmes, elle se confond avec le pieu, et le vampire vient s'y ficher pour s'anéan-
tir. On verrait volontiers dans cet antagonisme de la croix et du vampire la survivance
d'un conflit entre des religions archaïques attachées à la figure de la mère, entretenant
des relations magiques et mystiques avec le monde animal, et le christianisme comme
religion du Père et surtout du Fils, en tant que le Fils accède à la plénitude de la puis-
sance paternelle de la puissance sexuelle du Père. Mais dans son antagonisme avec le
Dracula comme forme phallique fétiche, la croix révèle et exagère son propre symbolisme
phallique, elle tend à échapper au système religieux et social dans lequel elle s'inscrit
pour subir un processus de fétichisation, dégageant par là même la teneur fétichiste
profonde du système. Dans le film d'horreur, sa vertu ne réside pas dans le fait qu'elle
est symbole du christianisme, mais plutôt qu'elle effectue une régression à un stade
magique; elle prend sa place dans l'attirail fétichiste, à côté du pieu, de l'ail, des amu-
lettes de toutes sortes; elle ne combat efficacement le vampire que dans la mesure où
elle est de la même nature que lui. La transformation magique de la croix est excellemment
décrite dans La nuit du loup-garou. Le héros du film ne peut lutter contre le sinistre
destin qui lui assigne de devenir loup-garou; l'amour parvient un temps à freiner
l'évolution (on rappellera que dans Nosferatu c'est l'amour seul qui triomphe du vam-
pire), mais ses pulsions criminelles l'emportent, il se livre à un véritable carnage; la
bonté d'un prêtre et la tendresse du père adoptif n'y peuvent rien; la seule façon de
mettre fin à sa folie meurtrière est de le frapper avec une balle d'argent fondue dans le
métal d'un crucifix. De la façon la plus claire, le crucifix perd, abandonne, sa forme
religieuse, pour n'être plus qu'un projectile magique dont la valeur phallique peut être
définie par les deux traits spermatiques du jet et de la blancheur. Et c'est le père qui
donne le « coup de grâce » en quoi se révèle une sorte de christianisme inversé
OBJETS DU FÉTICHISME

au lieu du Fils divinisé, crucifié pour être ressuscité, ici le fils bestialisé est abattu au
sommet de l'église et complètement annihilé.
Parallèlement au fétichisme ou dans son système, d'autres aspects pouvaient être
dégagés dans le film d'horreur. Il est certain qu'une part importante aurait dû être
accordée au traitement de la mort; il eût été bon, aussi, de mettre en valeur un fantasme
singulièrement profond et difficilement repérable celui du sein manquant, lié au désir
du mâle de porter un enfant; certains comportements de Dracula permettent de le
suggérer au moment du baiser-morsure, il enveloppe sa victime, comme s'il allait
lui donner le sein; il la transporte, de manière à la fois maternelle et nuptiale, blottie
dans ses bras, jusqu'au souterrain. Sa puissance dévoratrice (les canines), sa soif insatiable
(le vampirisme est un puits sans fond, un tonneau des Danaïdes) ne seraient-elles pas
l'envers (l'endroit, pour le spectateur) d'un primordial désir de nourrir, d'abreuver,
d'être la mère inépuisable?
« Mais quand même », tout cela, « c'est du cinéma »; en d'autres termes, les moti-
vations, fantasmes et intérêts propres à des individus jouent, se reconnaissent et abré-
agissent à l'intérieur de systèmes esthétiques, sociaux, économiques et idéologiques
qui ne manquent pas de leur imposer leurs lois. Alors que la perversion fétichiste est
à la charge du seul fétichiste, dans sa plus angoissante singularité, au cinéma les virtua-
lités perverses des spectateurs sont pris en charge par l'institution; ces virtualités sont
convoquées par l'institution, qui les « traite » de façon telle que les angoisses et les
fantasmes eux-mêmes alimentent les processus d'aliénation; mais en contre-partie, si
l'on peut dire, la société fournit de la catharsis. Cela veut dire, tout de même, que la
distribution des valeurs fétichistes sur des systèmes divers du fantasmatique à
l'économique, du narratif au religieux ou folklorique ménage au sujet un certain jeu,
introduit des décalages et de la mobilité, et tolère en conséquence, dans l'examen des
interférences du fantasme, de la forme et de l'idéologie, une certaine prise du politique.

ROGER DADOUN
PRINCIPAUX FILMS CITÉS

Psychose, réal. Alfred Hitchcock, scénario de Joseph Stefano, tiré d'une nouvelle de Robert
Bloch; avec Anthony Perkins, Janet Leigh, etc. (i96o).
King Kong, réal. Ernest B. Schoedsack et Merian C. Cooper; d'après une histoire de Merian
C. Cooper et Edgar Wallace; effets spéciaux Willis O'Brien; avec Fay Wray, Robert
Armstrong, etc. (1933).
La Nuit des morts vivants, réal. George A. Romero, scénario de John A. Russo, avec Judith
O'Dea, Russel Steiner, etc. (1968).
Le Bal des vampires, réal. Roman Polanski, avec R. Polanski, Sharon Tate, etc.
Rosemary's baby, réal. Roman Polanski, d'après le roman d'Ira Levin, avec Mia Farrow, John
Cassavetes, etc. (1968).
Poupées de cendres, réal. Freddie Francis (1965).
Dracula, réal. Tod Browning, d'après le roman de Bram Stoker, photo. de Karl Freund;
avec Bela Lugosi, Helen Chandler, Dwight Frye, etc. (1930).
Le Baiser du vampire, réal. Don Sharp (Hammer Prod. 1962).
Nosferatu, réal. F. W. Murnau, scénario de Henrik Galeen, d'après le roman de Bram
Stoker; avec Max Schreck, etc. (1922).
Dracula et les femmes, réal. Freddie Francis, avec Christopher Lee, etc.
Les Vierges de Satan, réal. Terence Fisher, avec Christopher Lee, etc.
Dracula, prince des ténèbres, réal. Terence Fisher, avec Christopher Lee, Barbara Stanley, etc.
La Nuit du loup-garou, réal. Terence Fisher, scénario de John Elder, avec Oliver Reed,
Clifford Evans, etc. (1961).
La Femme Reptile, réal. John Gilling, avec Noël Willman, Jacqueline Pearce, Jennifer Daniel,
etc. (Hammer Prod. 1967).
Pierre Fédida

LA RELIQUE ET LE TRAVAIL DU DEUIL

«.le deuil se doit de remplir une mission psychique définie


qui consiste à établir une séparation entre les morts d'un côté,
les souvenirs et les espérances des survivants de l'autre.»
FREUD, Totem et Tabou.

La relique est ce qui du mort est conservé pour garantir, au nom de la réalité,
qu'il ne reviendra pas. C'est dire déjà que le rituel attaché au culte des reliques dans
le mythe individuel comme dans la croyance collective ne méconnaît pas la toute-
puissance des disparus. « Nous savons, dit Freud, que les morts sont des dominateurs
puissants 1. » Ainsi qu'en témoigne le travail de deuil, enterrer ses morts n'est pas
chose facile lorsqu'on s'y prend seul.
Parce qu'elle recueille, dans la matérialité d'un reste familier autant que dérisoire,
l'étrange vertu du corps absent, la relique donne à la réalité son droit de nécessité et,
par le rituel du culte privé qu'elle instaure, défie, dans le travail de deuil, les apparences
de la mort. Si, comme le suggère Freud, le travail de deuil doit conduire le Moi, au
terme d'une rébellion, à accepter le rigoureux verdict de la réalité, la relique prend sens
dans le désir de conserver quelque chose de ce dont on se sépare sans, pour autant,
devoir renoncer à s'en séparer. Fragment d'un corps disparu en lequel se recueille le
souvenir de l'être dans sa totalité, la relique est objet sacralisé qui, à la faveur d'une
véritable dérision du quotidien, interdit au disparu de séjourner désormais parmi les
habitudes et lui assigne pour résidence quelques pauvres restes retenus de lui ou pré-
levés de son apparence. « Les morts tuent », dit Freud. La relique réalise le compromis
illusoire dont l'homme se sert pour résister à l'angoisse de mort et, ainsi, ne jamais
parvenir à faire coïncider une représentation de la mort avec la nécessité devenue
destin d'un ne plus. L'angoisse de mort en tant qu'elle a partie liée avec l'angoisse
de castration pose, quant à sa résolution, toute la question d'un reste possible, inal-
térable et indestructible, qui se conserve au-delà de toute séparation. Qu'il y ait, pré-

i. Freud, Totem et Tabou, Payot, p. 76.


OBJETS DU FÉTICHISME

servant de la perte complète et définitive, un reliquat que l'on cache pour le mieux
découvrir après coup, entraîne la reconnaissance que seul le souvenir relique par
excellence des morts nous évite l'intolérable révélation de notre propre mort. En
ce sens, Freud a raison de mettre l'accent sur la prime narcissique que, une fois rompu
le lien avec l'objet anéanti, la réalité finit par accorder à l'endeuillé, soit l'avantage
reconnu de « rester en vie1 », c'est-à-dire de se conserver soi-même. Inversement,
on sait que l'événement psychotique peut intervenir soit au titre d'une négation de la
réalité qui ménage une conservation imaginaire de l'objet perdu dans un investissement
hallucinatoire, soit sous la forme d'une brutale irruption de la mort (suicide ou meurtre)
dans la vie de celui qui reste 2. Ainsi, tout autant qu'elle préserve de la menace que
font peser les morts sur les vivants, la relique introduit chez ceux-ci la médiation néces-
saire à la conservation de leur propre vie.
Ni talisman, ni fétiche, la relique répond pourtant preuve de la réalité à l'appui
qu'en dépit d'un savoir sur la séparation, il faut croire que quelque chose subsiste.
Pour ce faire, l'objet-relique réussit dans sa fonction de deuil mystifié au prix d'un jeu
d'inversions dont certaines d'entre elles sont immédiatement reconnaissables. Soit,
d'abord, les rapports interdépendants du familier et de l'étrange, du répugnant et du
précieux, du quotidien et de l'insolite, ou encore de l'usuel (ou de l'utile) et de l'inu-
tilisé. Dans la pratique rituelle privée attachée au souvenir du défunt à la suite du deuil,
on peut relever cette habitude de conserver de lui soit un fragment du corps (cheveux,
dents.) soit une parure, soit encore un objet d'apparence insignifiante lui ayant appar-
i. Freud, « Deuil et Mélancolie », in Métapsychologie, Gallimard, coll. «Idées », p. 168.
2. Dans son livre L'Homme et la psychose (Aubier, 1969), Gisela Pankow cite ce récit de
G. Rodenbach (Bruges la Morte), où est relaté le meurtre de Jane par le héros Hugues.
Jane s'est emparée de la longue chevelure de la femme morte conservée par son mari comme
relique « Depuis des années, il n'osait toucher à cette chose qui était morte puisqu'elle était
d'un mort. Et tout ce culte à la relique avec tant de larmes granulant le cristal chaque jour pour
qu'elle servît enfin de jouet à une femme qui le bafoue. » Après que Jane fût tombée étranglée
par la chevelure serrée en tresse autour du cou, Rodenbach poursuit « Elle était morte, pour
n'avoir pas deviné le Mystère et qu'il y eut là une chose qu'il ne fallait point toucher sous peine
de sacrilège. Elle avait porté la main, elle, sur la chevelure vindicative, cette chevelure qui,
d'emblée pour ceux dont l'âme est pure et communie avec le mystère laissait entendre
que, à la minute où elle serait profanée, elle deviendrait l'instrument de mort. » Parmi les très
nombreux renseignements que nous apporte ce texte, retenons deux choses. D'une part, en
sortant de son coffret pour devenir objet de jeu (dérision), la relique perd sa sacralité et cesse
d'être objet de vénération dans le deuil (la relique sous vitrine est de l'ordre de la Vorhandenheit);
elle acquiert une pseudo-instrumentalité (sur le mode maniaque de la Zuhandenheit) qui la
constitue en quasi-fétiche. Pour Hugues, d'autre part, la chevelure de la femme disparue conser-
vée comme relique a bien cette fonction d'arrêt dans le deuil du veuvage. « Cette chevelure
était encore elle. » Le deuil ne peut donc pas se résoudre car la relique en élimine tout travail.
Précisément, l'utilisation par Hugues de la relique pour étrangler la femme qui s'en distrait
prend valeur d'un acte psychotique d'accomplissement et de résolution du deuil. C'est par le
meurtre de Jane, au moyen de la relique devenue instrument de mort, que Hugues se libère
de la mort de sa femme. Chez le psychotique, le meurtre ou le suicide peuvent être précisément
la forme que prend dans le cas cité, la réunion, dans un même instant, de l'accomplissement
du deuil et de sa résolution. La relique retient en elle une puissance de meurtre.
LA RELIQUE ET LE TRAVAIL DU DEUIL

tenu en propre 1. La relique est ici, totalement ou en partie, étrangère à l'idée d'une
valeur objective qu'on pourrait reconnaître à l'objet. C'est, au contraire, dans le jeu
de sens introduit entre les contraires que semble se décider la valeur de relique conférée
à cet objet. On est donc en présence d'un phénomène dont Freud a souligné l'impor-
tance, notamment à propos du malaise de l'étrange (« Das Unheimliche et aussi
en référence au tabou 3. Selon des déterminations inconscientes analogues, la relique
tire son sens à la fois sa nature et son pouvoir du renversement possible d'une
signification de l'objet en sa signification contraire. Il vaudrait d'ailleurs mieux dire
que la relique est l'objet par lequel se produit et auquel se rapporte le passage d'une
signification dans l'autre. C'est ainsi qu'un objet ayant appartenu en propre au défunt
et, comme tel, ayant participé de ses actes familiers ne « peut » être jeté conservé par
les survivants qui lui étaient liés, il instaure pour eux une autre perception; à condition
qu'il se mette hors d'usage commun et qu'il perde toute utilité, il se maintient et s'immo-
bilise dans la position d'objet d'un culte privé. Ainsi, retenu au cœur du quotidien, il
cesse cependant de communiquer et d'échanger, au travers d'une fonction d'usage,
avec les autres objets domestiques.
Comment alors définir la relique dans son statut de réalité? Fragment matériel
extrait d'un corps disparu, la relique donne droit à une visibilité du caché. Dans la mort,
ce qui est caché, c'est, selon une première évidence, la décomposition du cadavre, sa
destruction progressive. Ainsi qu'en témoignent les enfantsdans les questions qu'ils
posent relativement à la disparition du mort, l'inhumation définit le sens du caché
au niveau de la recherche d'une représentation visuelle de l'envers des choses et de leur
conformation souterraine 5. Avec la relique, ce dont le mort s'est séparé et qui, par

1. La notion d'appartenance associée à celle de propriété est ici d'une grande importance.
Conserver du mort quelque chose qui lui a appartenu met en rapport appartenance généalo-
gique (les ancêtres) et propriété des corps. Nous trouverions là, de même, une confirmation
supplémentaire au statut anal de la relique. Cf. Abraham « .notre expérience psychanalytique
nous montre avec une indiscutable précision que lors de l'étape médiane du développement
libidinal, la personne convoitée est ressentie comme un bien à posséder et se trouve ainsi sur le
même plan que la forme la plus primitive de la propriété, c'est-à-dire le contenu corporel, la
selle (ŒM~fM complètes, t. II, Payot, p. 260). Se reporter de même (Freud, Jones, Abraham)
à la fameuse association présente à l'érotisme anal avoir des enfants = produire des fèces.
2. In Essais de Psychanalyse appliquée, Gallimard. Cf. le rôle de la compulsion obsession-
nelle dans le malaise de l'étrange.
3. In Totem et Tabou. Dans le chapitre qu'il consacre au Tabou et l'ambivalence des senti-
ments, Freud écrit « Pour nous, le tabou présente deux significations opposées d'un côté, celle de
sacré, consacré et de l'autre, celle d'inquiétant, de dangereux, d'interdit, d'impur. » Il note, de
plus, que le contraire de tabou se dit en polynésien, « noa = commun, ordinaire ».
4. Les observations de Mélanie Klein seraient, de ce point de vue, riches d'enseignements.
Cf. notamment «Le développement d'un enfant(1921), in Essais de Psychanalyse, Payot, 1967.
S. Jones a étroitement lié cette curiosité pour l'envers des choses à l'érotisme anal (cf. Théorie
et pratique de la ~ye/MM~e, Payot, p. 387). Dans le même sens, il note l'intérêt pour les
souterrains, les canaux, les tunnels. A sa suite, Abraham fait remarquer que ce trait peut se
mettre en rapport avec l'oubli des dettes et inversement, du point de vue de la symétrie, avec le
désir d'être quitte.
OBJETS DU FÉTICHISME

les survivants, est retenu et conservé manifeste le pouvoir de maintenir visible non
décomposé et à l'abri de tout anéantissement ce qui du mort doit rester caché ou
rester hors de toute représentation. La répugnance à l'idée du cadavre décomposé est,
sinon sur un mode pervers 1, de l'ordre d'un intolérable. En ce sens, on pourrait donc
dire que la relique, qui, en elle-même est un reste dérisoire et répugnant, met le cadavre
et sa putréfaction hors de toute représentation. Comme le rappelle Freud, « c'est le
cadavre qui a fourni la première notion du mauvais esprit )) Le fragment du mort devenu
relique entre dans le régime visuel de l'objet et témoigne ainsi d'une sorte de limite
nécessaire de la représentation de la mort. La pleine visibilité de la relique assure la
croyance contre l'angoisse de la destruction. Mais pour qu'il en soit ainsi, il faut que
cette réassurance de la mort dans la réalité s'assortisse d'une fonction de participation
à son mystère. Si donc la réalité cachée de la mort et son sens radical doivent être
rejetés hors de toute représentation, la croyance qui s'attache aux reliques substitue au
savoir de cette réalité le savoir secret qu'il y a un reste dont la conservation défie les
apparences et dont le pouvoir de réalité n'est pas moindre pour attester que tout de la
mort ne peut être connu. Sur le mode d'un désaveu, pour échapper à la douleur de la
séparation et se soustraire à l'hallucination d'un désir, le survivant constitue la relique
dans une sorte de réalité majorée ou, pour mieux dire, de sur-réalité. Ajoutons que les
prohibitions relatives au toucher dans le tabou pourraient utilement éclairer, sur un autre
registre celui de l'ustensilité de l'objet cette confirmation d'une réalité indestruc-
tible par l'insistance de sa visibilité.
Nous voilà donc confrontés, sur la base de cette première description et sans
préjuger d'un autre niveau d'interprétation, à la question du rapport savoir-croyance
dans la signification que prend ce rapport au regard de la réalité. Précisément, Freud
soulève cette question non pas à propos du deuil mais dans son étude sur le fétichisme g
la croyance par laquelle l'enfant persiste à attribuer un phallus à la femme, alors qu'il
sait réalité à l'appui qu'elle en est privée, instaure l'existence du fétiche. La
Verleugnung (déni ou désaveu) concerne non l'affect (justiciable du processus de refou-
lement) mais la représentation inhérente à la croyance à la fois conservée (la femme
possède un pénis) et abandonnée. Le fétiche intervient donc en lieu et place d'un croire
pour se substituer à lui et afin de sauver la reconnaissance de la perte dans la réalité.
L'instauration du fétiche répond bien à la recherche d'un compromis comment sauver

i. Une étude complète des significations de la relique en psychopathologie ne pourrait


négliger une reprise du problème au niveau des perversions telles que la nécrophilie et la copro-
philie. Krafft-Ebing cite, de même, de nombreuses observations où des morceaux du corps
(ongles, cheveux, etc.) sont objet de fétichisation perverse.
2. Freud, dans Totem et Tabou, étudie (p. 8$) la transformation du mort en un démon;
cf., de même, ce qu'il dit de la projection comme mécanisme de défense (p. 89). Il faudrait enfin
consacrer une étude plus précise au problème de la « toute-puissance attachée, ainsi que le
note Abraham, à la défécation.
3. Freud, Le Fétichisme, cf. supra, pp. 19-24.
LA RELIQUE ET LE TRAVAIL DU DEUIL

quelque chose de ce qui n'existait pas alors que la perte (castration) ne peut être tolérée
(horreur de la castration) et que la croyance à l'existence de cet objet absent ne pourrait
être préservée que sur le mode d'un investissement homosexuel imaginaire? Freud
écrit « Oui, dans son psychisme, la femme possède pourtant un pénis, mais ce pénis
n'est plus le même que celui qu'il était avant. » Et il ajoute « On voit maintenant ce
que le fétiche accomplit et ce par quoi il est maintenu. Il demeure le signe d'un triomphe
sur la menace de castration et une protection contre cette menace 1. » On en déduira
que le fétiche permet au sujet d'accepter, dans un savoir reconstitué, le « verdict » de la
réalité la femme n'a pas de pénis. Il n'en est pas moins le vestige nécessaire ayant pris
la place de la croyance abandonnée et arrêtant le savoir sur une réalité prouvée par son
entière visibilité. Comme le précise encore Octave Mannoni « Le fétichiste a répudié
l'expérience qui lui prouve que les femmes n'ont pas de phallus mais il ne conserve pas
la croyance qu'elles en ont un, il conserve un fétiche parce qu'elles n'en ont pas »
Enfin si ce savoir exclut que quelque chose reste caché derrière l'absence (sinon rien
ne garantirait le fétichiste contre l'angoisse d'un « pénis-revenant a), c'est en raison
de l'effacement du souvenir « Dans l'instauration d'un fétiche, écrit Freud, il semble
bien plus que l'on a affaire à un processus rappelant l'arrêt du souvenir dans l'amnésie
traumatique 3. »
Le rapport qui maintient solidaires angoisse de mort et angoisse de castration
trouverait ici, peut-on dire, une nouvelle confirmation. Si le fétiche n'a rien d'une
relique, pas plus que celle-ci n'est un fétiche, on ne peut manquer d'être frappé par
l'homologie de deux processus qui conduisent, avec des arguments différents dans
un cas la mort et dans l'autre la castration à accéder dans la réalité, à des formations
substitutives à valeur de compromis. Ces formations se désignent différentiellement
comme relique et comme fétiche. D'une certaine façon, avons-nous dit, la relique a
aussi, dans le deuil, une fonction d'arrêt mais en sacralisant le souvenir du disparu,
elle en permet d'une autre façon l'oubli. Cependant si le régime psycho-pathologique
de la relique est celui de la névrose obsessionnelle, celui du fétiche ne se désigne perver-
sion qu'une fois compris le sens qu'engage la Verleugnung du point de vue du clivage
du moi. Citant le cas de deux jeunes gens à propos du problème de la différence entre
névrose et psychose, Freud s'exprime ainsi « L'analyse des deux jeunes gens m'apprit
que l'un et l'autre n'avaient pas pris connaissance de la mort de leur père aimé dans
leur deuxième et dixième année; ils l'avaient scotomisée Dans ce cas un morceau
certainement significatif de la réalité avait reçu un déni du moi, tout comme chez le
fétichiste la désagréable réalité de la castration de la femme. » Et, dans la suite de l'obser-
vation, Freud montre comment le clivage entre deux attitudes (ne pas reconnaître
cette mort affirmation du désir; en tenir parfaitement compte affirmation de la réalité)
i. Cf. supra, p. 21.
2. Clefs pour l'imaginaire ou l'autre scène, Le Seuil, Paris, 1969.
3. Cf. supra, pp. 21-22.
OBJETS DU FÉTICHISME

était, dans un des cas <' la base d'une névrose obsessionnelle ». De même chez le féti-
chiste « dans des cas très subtils, c'est dans la construction même du fétiche qu'aussi
bien le déni que l'affirmation de la castration ont trouvé accès. » La comparaison
introduite par Freud au sujet du clivage entre névrose obsessionnelle et perversion
fétichiste nous autorise à penser que si dans les deux cas il est question d'un perdre et
d'un conserver dont l'opposition est résolue par un compromis-arrêt, à la faveur d'une
véritable transvaluation de la réalité, la relique ne concerne pas exclusivement la cli-
nique des névroses mais est propre à reposer, à un autre niveau, la question de ce
qu'elle désigne en relation avec le fétiche, au sein de la psychose.

Constituée comme valeur en soi, la relique semble interdire l'argent à moins


qu'elle n'en représente le paradigme psychanalytique engagé dans le statut de l'analité.
Ne pouvant être ni achetée ni vendue, la relique ne peut être que transmise ou volée. Sa
conservation entendue dans le sens où elle est soustraite au commerce de l'échange
et où elle résiste à toute destruction est donc garantie par le fait que d'aucune façon
elle n'est monnayable. Et si elle devait venir à être évaluée, l'argent qui en donnerait
le prix prouverait en retour sa qualité au regard dérisoire du commun. Voilà donc une
raison de plus pour la conserver! La conservation souvent accumulative d'objets-reliques
par les névrosés établit nettement la signification psychologique qu'il convient de leur
accorder objets de toute sorte qui ne servent plus à rien mais, écartés de la pratique
de l'échange, ils sont soustraits au rejet et à la destruction, ils entretiennent encore des
liens de dépendance affective qui se rapportent à l'image archaïque d'un corps disparu.
Le statut d'analité que la psychanalyse peut reconnaître à la relique précise sa signifi-
cation tant au regard du deuil que sous le jour de l'analyse des processus mélancoliques.

PIERRE FÉDIDA
ONT COLLABORÉ A CE RECUEIL:

ALFRED ADLER, Attaché de recherche au C.N.R.S. (Ethnologie).


ROBERT C. BAK, M. D., Membre de la New York Psychoanalytic Society.
JEAN BAUDRILLARD, Maître-Assistant de Sociologie à la Faculté des Lettres et Sciences
humaines de Nanterre.

PIERRE BONNAFÉ, Chargé de recherche au C.N.R.S. (Sociologie).


ROGER DADOUN, Assistant au Centre Universitaire de Vincennes (Cinéma).
ROGER DOREY, Membre de l'Association Psychanalytique de France.
PIERRE FÉDIDA, Maître-Assistant de Psychologie à l'U.E.R. des Sciences humaines
cliniques (Paris VII).
MAURICE GODELIER, Maître-Assistant au Laboratoire d'Anthropologie sociale.
MASUD R. KHAN, Membre de la British Psycho-Analytical Society.
J.-B. PONTALIS, Membre de l'Association psychanalytique de France.
JEAN POUILLON, Chargé de conférences à l'École Pratique des Hautes Études.
GUY ROSOLATO, Membre de l'Association psychanalytique de France.
VICTOR N. SMIRNOFF, Membre de l'Association psychanalytique de France.
Reproduit et achevé d'imprimer
par l'Imprimerie Floch
à Mayenne, le 7~avril 1988.
Dépôt légal avril 1988.
7~ dépôt légal octobre 1970.
Numéro d'imprimeur 26639.
ISBN 2-07-027924-3 Imprimé en France.

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