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LIBRES CAHIERS POUR LA PSYCHANALYSE

Les secrets
de la séduction

AUTOMNE 2002
numéro 6
Ce n’est pas un texte de Freud à proprement parler que nous propo-

numéro des Libres cahiers mais une lettre, la fameuse lettre que Freud
sons comme point de départ aux auteurs et aux lecteurs du sixième

petite phrase qui pourrait être l’incipit d’un roman – celui des aven-
adressa à Fliess le 21 septembre 1897 ; plus encore, d’une phrase, une

Neurotica – un roman qui débuterait par sa conclusion « Je ne crois


tures de la psychanalyse et d’une belle étrangère qui s’appellerait

plus à ma neurotica ».
Soulignons d’emblée l’étrangeté de ce mot d’usage idiomatique

la traduction : la plus récente, publiée en exergue, propose pour « ma


dans les sphères intellectuelles où évoluait Freud, et qui se dérobe à

neurotica » ou plus exactement « mes neurotica » « ma (ou mes) névro-


tique(s) ». Malgré toutes les tentatives d’apprivoisement, le mot garde
jalousement, de son appartenance latine, une part insaisissable où se
condensent la cause et l’effet, la source et le destin d’une affection qui
demeure la plus connue et la plus inaccessible des maladies humaines.

avons choisi d’explorer sous le titre Les secrets de la séduction. Secrets


Ce sont ces résonances multiples, familières et lointaines que nous

innombrables, à commencer par ceux qui supportent l’art de la séduc-


tion : se déployant infiniment dans les ruses qui la démentent tout en
l’imposant, cet art reste dans une expectative toujours incertaine de
l’issue d’un plaisir consenti ou du refus de la désillusion.
8 Les secrets de la séduction

Secret aussi de l’ambiguïté qu’elle soutient à l’égard du vrai, sans


rien lui céder, en maintenant par exemple dans leur complémentarité
indissociable ce que l’on s’accorde ou l’on se refuse à appeler « la
réalité » et « le fantasme ».
Secret encore de la violence qu’elle côtoie, qui fait miroiter – et
rend menaçant – son statut de limite lorsque, transgressée, elle bas-
cule dans l’inceste, la psychose ou le tourment éternel : les mots qui lui
sont associés relèvent alors du trauma ou du Mal.
Secret encore plus frappant, celui de son ubiquité par quoi il résiste
à toute volonté de maîtrise ou de classement – une ubiquité que Freud
revendiquait dans l’emploi de bien d’autres catégories analytiques,
« l’érotisme anal » ou « le complexe de castration » lorsqu’il reprochait
à Abraham de trop vouloir mettre en ordre la composition des conduites
humaines. La séduction ne peut en effet être identifiée à des faits aux
coordonnées précises, elle ne peut être considérée comme un stade de
développement ou une étape obligée du cours des événements psy-
chiques ; elle ne se satisfait pas d’une scène – réelle ou fictive – dont
les protagonistes joueraient indéfiniment la partition immuable,
conforme au rôle qui leur serait définitivement assigné à chacun. Elle
traverse les versions et les formes multiples des fantasmes originaires
dans les histoires et les rêves qu’ils produisent, embusquée derrière
des signes, images et mots anodins, convenus ou au contraire rares,
surprenants, irrésistibles, inacceptables… car ses « forces poussantes »
font feu de tout bois.

Aimer un enfant, être amoureux, aimer Dieu, écrire une œuvre ou par-
ler, être en analyse ou être analyste, inventer l’analyse ou en penser la
théorie : autant d’activités dont la séduction est, en partie au moins, la
matière. Son absence apparaît tout aussi mystérieuse que sa présence
dès lors qu’elle constitue toujours, à un moment ou à un autre, l’es-
sence de ce qui nous meut.
Ses ramifications, déplacées ou souterraines, se manifestent dans
des résurgences qu’il serait difficile de réduire à un simple retour du
refoulé, comme on l’a parfois soutenu lors de la publication non cen-
surée des lettres de Freud. La séduction, chez Freud, revient comme un
motif ou comme une trace, dans des textes qui paraissent fort éloignés
Préambule 9

à première vue, l’inscrivant dans les fonds du fantasme œdipien, ou


dans la construction même de la métapsychologie comme la trame
nécessaire à une pensée incarnée dans le transfert. Elle colonise toute
forme de communication et donc, d’abord, celle qui se déploie dans la
cure, tantôt occupant une place de reine, tantôt reléguée aux oubliettes,
le temps de retrouver ses forces vives au fil d’un rêve, du retour d’un sou-
venir, d’un affect retrouvé.
N’a-t-on pas soutenu que la lettre du 21 septembre 1897 signe l’acte
de naissance de la psychanalyse par l’abandon de l’adhésion à la réa-
lité des faits pour une conception plus ouverte (de la réalité) du fan-
tasme ? Il y aurait là une découverte qu’on peut dire scientifique, à
condition qu’on ne la sépare pas des oscillations troublantes de l’amour,
de la déception et du renoncement dont elle est le produit.
En gardant en attente la résolution de la question “Qui séduit qui?”,

pouvoir infiniment séducteur. L’invention de la neurotica, l’empreinte


ou en gardant secrète sa solution, Freud continue d’exercer sur nous son

d’une scène incarnée entre père et fille, puis son renoncement, non pas
à la scène et à son contenu, mais à la qualité de sa matière, à son sta-
tut, scandent la dynamique essentielle du drame œdipien – la fiction
du fantasme autorisant alors le dévoilement des déplacements, le désem-
boîtement des identifications pour les deux partenaires : sous le masque
de la fille, l’enfant séduit, garçon ou fille, et sous celui du père, la pre-
mière séductrice, la mère.

Les textes de ce numéro des Libres cahiers pour la psychanalyse


tentent de mettre en lumière certains enjeux d’une séduction à l’œuvre
dans des actes ou des discours qui ne peuvent se penser sans elle.
Les voies que sans se concerter les auteurs ont frayées se recoupent
dans une autre lecture de la lettre de Freud, autre parce que beaucoup
moins centrée sur la victime – l’enfant séduit – que sur le procès fait
aux pères – face au dilemme de les condamner ou les innocenter. Ce
changement de point de vue renouvelle la réflexion sur la séduction
dans son rapport si étroit aux origines de la psychanalyse freudienne :
il met au jour la reconnaissance de sa place fondamentale dans la
création du lien entre père et fils, et peut-être, au-delà, dans toute
création psychique.
[139]

Dr Sigm. Freud Vienne, 21 sept. 97


Dozent de l’Université IX., Berggasse 19.
pour les maladies nerveuses

Cher Wilhelm,

M e voilà, rentré depuis hier matin, dispos, serein, appauvri, pour


le moment inoccupé, et c’est à toi que j’écris en premier après m’être
réinstallé. Et maintenant, je vais tout de suite te confier le grand secret
qui, au cours des derniers mois, s’est lentement fait jour en moi. Je ne
crois plus à mes neurotica1. Cela n’est sans doute pas compréhensible
sans explications ; toi-même tu as d’ailleurs trouvé crédible ce que je
pouvais te raconter. Je vais donc commencer historiquement et te
dire d’où sont venus les motifs de mon incroyance. Les déceptions

1. Meine Neurotica. La construction allemande de la phrase ne permet pas de décider si


le mot latin neurotica est un féminin singulier (ma neurotica) ou un neutre pluriel
(mes neurotica). Plusieurs arguments plaident en faveur du pluriel. A la lettre 119
Freud emploie l’expression in Neuroticis (donc un datif pluriel) « dans les choses de
la névrose », « dans le domaine de la névrose ». D’autre part, quand Freud emploie
un mot latin dans un contexte allemand, il le décline : meine libido gegen matrem…
sie nudam zu sehen (lettre 141). Il aurait donc dû écrire, si Neurotica était au
singulier : an meine Neuroticam. Enfin un recueil de poésies par Félix Dormann fut
publié en 1891 puis saisi pour immoralité ; il avait pour titre Neurotica,
manifestement un neutre pluriel, comme le montre ce passage de Karl Kraus : « les
Neurotica furent confisqués, suivirent les Sensations puis la Risée ». (in La littérature
démolie, 1896. Traduction française. Petite bibliothèque Rivages, 1990, p. 69).
Cf. aussi G. Fichtner, transcripteur de l’édition allemande : « pour moi il est toujours
allé de soi qu’il s’agissait d’un neutre pluriel. » (correspondance personnelle).
12 Les secrets de la séduction

continuelles dans les tentatives pour mener une analyse à son véritable
terme, la fuite des gens qui pendant quelque temps avaient été les mieux
accrochés, l’absence des succès complets sur lesquels j’avais compté,
la possibilité de m’expliquer autrement, de la manière habituelle, les suc-
cès partiels : voilà le premier groupe. Ensuite, la surprise de voir que
dans l’ensemble des cas il fallait incriminer le père comme pervers,
sans exclure le mien, le constat de la fréquence inattendue de l’hysté-
rie, où chaque fois cette même condition se trouve maintenue, alors
qu’une telle extension de la perversion à l’égard des enfants est quand
même peu vraisemblable. (Il faut que la perversion soit infiniment plus
fréquente que l’hystérie, étant donné que la maladie ne se déclare que
lorsque les événements se sont accumulés et que s’est ajouté un facteur
affaiblissant la défense). Puis, troisièmement, le constat certain qu’il n’y
a pas de signe de réalité dans l’inconscient, de sorte que l’on ne peut
pas différencier la vérité et la fiction investie d’affect. (Dès lors, la
solution qui restait, c’est que la fantaisie sexuelle s’empare régulière-
ment du thème des parents). Quatrièmement, la considération que dans
la psychose la plus profonde le souvenir inconscient ne perce pas, de
sorte que le secret des expériences vécues dans la jeunesse ne se trahit
pas, même dans le délire le plus confus. Quand on voit ainsi que l’in-
conscient ne surmonte jamais la résistance du conscient, alors s’évanouit
aussi l’espoir que dans la cure les choses doivent se passer à l’inverse
pour aboutir à un complet domptage de l’inconscient par le conscient.
Sous l’influence de tout cela je me trouvais prêt à renoncer à deux
choses, la solution complète d’une névrose et la connaissance certaine
de son étiologie dans l’enfance. Maintenant je ne sais absolument pas
où j’en suis, car je n’ai pas réussi à comprendre théoriquement le refou-
lement et son jeu de forces. Il semble à nouveau envisageable que seules
des expériences vécues ultérieures donnent le coup d’envoi à des fan-
taisies qui retournent puiser dans l’enfance, et de ce fait le facteur d’une
disposition héréditaire reconquiert un domaine hors duquel je m’étais
donné pour tâche de le refouler – dans l’intérêt de l’élucidation de
la névrose.
Si j’étais déprimé, si je n’avais pas les idées claires, si j’étais exté-
nué, de tels doutes seraient probablement à interpréter comme des mani-
festations de faiblesse. Comme je suis dans l’état contraire, je dois
Lettre à Wilhelm Fliess 13

reconnaître en eux le résultat d’un travail intellectuel honnête et vigou-


reux, et je dois être fier d’être encore capable d’une telle critique, après
avoir approfondi le problème de la sorte. Ce doute ne constitue-t-il qu’un
épisode dans la progression conduisant à une connaissance plus large ?
Ce qui est curieux aussi, c’est l’absence de tout sentiment de honte,
là où celui-ci pourrait pourtant avoir sa raison d’être. Bien sûr, je ne
raconterai pas cela dans Dan, je n’en parlerai pas dans Askalon, dans
le pays des Philistins2, mais devant toi, et quant à moi, j’ai à vrai dire
plutôt le sentiment d’une victoire que celui d’une défaite (ce qui n’est
pourtant pas justifié).
Il est bien que ta lettre arrive juste maintenant ! Elle m’incite à faire
tout de suite une proposition par laquelle je voulais conclure. Si, en ces
temps de paresse, je prenais samedi soir le train du Nord-Ouest, je serais
dimanche midi chez toi et pourrais repartir la nuit suivante. Peux-tu te
libérer cette journée pour une idylle à deux, interrompue par une idylle
à trois et trois et demi ? Voilà ce que je voulais te demander. Ou bien as-
tu un invité cher à ton cœur à la maison ou quelque chose d’urgent à faire
à l’extérieur? Ou bien, si je devais repartir chez moi le soir – ce qui alors
n’en vaudrait pas la peine –, les mêmes conditions seraient-elles valables
pour le cas où je prendrais vendredi soir le train du Nord-Ouest et reste-
rais un jour et demi chez toi ? Je veux dire cette semaine naturellement.
Je continue maintenant ma lettre. J’apporte une variante aux paroles
de Hamlet : To be in readiness 3 – Être serein, tout est là. Bien sûr, je
pourrais me sentir très mécontent. L’espoir d’une renommée éternelle
était si beau, et celui d’une richesse assurée, la complète indépendance,
les voyages, mettre les enfants à l’abri des graves soucis qui m’ont
privé de ma jeunesse. Tout cela dépendait de savoir si l’hystérie verrait
ou non le jour. Maintenant je peux de nouveau rester tranquille et
modeste, faire attention, économiser, et il me vient là une petite his-
toire tirée
de ma collection : Rebekka, enlève ta robe [de noces], tu n’es plus

2. Allusion à Samuel 2, 1, 20 : « Ne le dites pas dans Gath, ne le proclamez pas dans les
rues [d’Askalon], que ne triomphent pas les filles des [Philistins] ». D’après la
traduction allemande de la Bible de Philippson.
3. Shakespeare, Hamlet, V, 2. En réalité : « The readiness is all ». (La disponibilité, tout
est là).
14 Les secrets de la séduction

une fiancée4. Mais je suis, malgré tout cela, très serein, et content que
tu éprouves autant que moi le besoin que nous nous revoyions.
Une petite angoisse subsiste. Qu’est-ce que je comprends encore
aux choses qui t’occupent ? Sûrement incapable de porter sur elles un
jugement critique, je serai tout juste en mesure de les concevoir, et le
doute qui survient alors n’a rien à voir avec le doute concernant mes
propres choses ; il n’est pas le produit d’un travail intellectuel, mais le
résultat d’une insuffisance de mon esprit. C’est plus facile pour toi, tu
peux avoir une vue d’ensemble de tout ce que j’apporte et prononcer sur
cela une sentence vigoureuse.
Je dois encore ajouter quelque chose. Dans ce bouleversement de
toutes les valeurs, seul ce qui relève du psychologique est resté intact.
Le rêve est là en toute certitude et le prix que j’attache à mes débuts dans
le travail métapsychologique n’a fait qu’augmenter. Dommage qu’in-
terpréter le rêve, par ex., ne suffise pas à vous faire vivre.
Martha est rentrée avec moi à Vienne, Minna et les enfants restent
encore une semaine là-bas. Ils se sont tous parfaitement portés.
Mon élève, le Dr Gattel, a été une drôle de déception. Très doué et
fin, il faut pourtant le classer, du fait de sa nervosité personnelle et de
multiples traits désavantageux de son caractère, parmi les gens pro-
prement insupportables.
Anticipant ta réponse, j’espère apprendre bientôt par moi-même com-
ment vous allez, et tout ce qui se passe par ailleurs entre ciel et terre.

Très cordialement ton Sigm.

Traduit par Françoise Kahn, Jean Laplanche, François Robert.


Publié avec l’aimable autorisation des PUF.

4. Kalle. Mot d’origine yiddish signifiant « fiancée ». Cette histoire juive de Rebekka
pourrait être aussi une sorte de réminiscence de la deuxième femme de Jakob Freud,
Rebekka. Cf. Vladimir Granoff, Filiations, Paris, Minuit, 1975, pp. 320-323, et Marie
Balmary, L’homme aux statues, Paris, Grasset, 1979, pp. 67-69.
Libres cahiers pour la psychanalyse

Paraît deux fois par an, au printemps et à l’automne

Direction :
Catherine Chabert
Jean-Claude Rolland

Assistante de rédaction :
Blandine Foliot

Rédaction :
Viviane Abel Prot
Laurence Apfelbaum
Léopoldo Bleger
Jean-François Daubech
Josef Ludin
Jean-Yves Tarnet

En s’adressant à ceux qu’attire la pensée freudienne, Libres cahiers pour la


psychanalyse s'efforce de soutenir la communication analytique.
Les bouleversements apportés par la découverte de l’inconscient dans la
compréhension des conduites humaines et le traitement de la souffrance
psychique continuent de mettre à l’épreuve les textes de Freud et sa
méthode. La présence de la psychanalyse s’affirme par les conditions
rigoureuses de sa pratique, dans les exigences de la formation des analystes
et par la qualité des échanges qui animent la communauté analytique.
Libres cahiers pour la psychanalyse prend pour argument de chaque
numéro un texte de Freud et rassemble les contributions d’auteurs attentifs
au déploiement de l’expérience freudienne dans ses ouvertures cliniques,
théoriques et culturelles.
Les secrets
de la séduction
Libres cahiers pour la psychanalyse

Les secrets
de la séduction

AUTOMNE 2002
numéro 6

Publié avec le concours du Centre National du Livre

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O
IN PRESS ÉDITIONS
Serge et France Perrot, Éditeurs
12, rue du Texel - 75014 Paris
Tel. : 01 43 35 40 32
Fax : 01 43 21 05 00
E-mail : InLine75@aol. com

LIBRES CAHIERS POUR LA PSYCHANALYSE N° 6


LES SECRETS DE LA SÉDUCTION
ISBN 2-912 404-86-X
© 2002 IN PRESS ÉDITIONS
Conception graphique : Syntexte

Toute représentation ou reproduction, intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur,


ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (Loi du 11 mars 1957, alinéa 1" de l’article 40).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une
contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code Pénal.
Sigmund Freud - Lettre à Wilhelm Fliess.
Vienne, 21 septembre 1897......................................................... 11

Laurence Kahn - « On avait donc perdu le sol de la réalité... » 15

Jacques Clauvel - Jeudi, non !................................................... 31

Gilbert Diatkine - La passion d’un père.................................. 41

Jean-Claude Arfouilloux - Deuil et neurotica.......................55

Dominique Scarfone - Accuser réception................................. 67

Michel Gillet - Possession....................................................... 81

Priscilla Desprairies - Le crime de l’esthète........................... 89

Claude Burgelin - Sisyphe à l’Université.................................99

Leo Bleger - Présentation de Christoph Haizmann............... 113

Christoph Haizmann - Apparitions du Diable....................... 117

Les contributions et la composition de ce numéro ont été inspirées par


la lettre (139) de Sigmund Freud adressée à Wilhelm Fliess, le
21 septembre 1897. Elle est publiée ici, avec l’aimable autorisation des
Éditions Presses Universitaires de France et extraite de la nouvelle
traduction - à paraître - de l’intégralité de cette correspondance, traduite
par Françoise Kahn, Jean Laplanche, François Robert.
Pas de sol pour l’inconscient, seulement une effectivité :
telle est la découverte de Freud après l’abandon de sa
neurotica. En deçà du réel de l’événement, la parole – dans
la théorie comme dans la cure – construit la vérité du désir
et de son fantasme.

« On avait donc perdu le sol


de la réalité… »

LAURENCE KAHN

D ÉMÊLER L’HISTOIRE de l’invention psychanalytique de l’histoire


personnelle de son inventeur est chose impossible. De cet
enchevêtrement, dont il dit qu’il a duré aussi longtemps que dura le
splendide isolement, Freud fait le principe de plus d’une présentation
de sa découverte : en 1914, dans Sur l’histoire du mouvement analy-
tique, en 1925, dans l’Autoprésentation, mais dès 1905, dans « Mes
vues sur la sexualité dans l’étiologie des névroses ». Chaque fois, « le
rôle que joue [sa] personne » dans le développement théorique place
au premier plan le cheminement intime de la création. La correspon-
dance avec Fliess, correspondance privée s’il en est – Freud ne s’in-
quiète-t-il pas, lors de la publication de Psychopathologie de la vie
quotidienne, du dévoilement de tous ces privata qui n’étaient initialement
adressés qu’à « l’unique autre »? –, témoigne de ce que fut ce laboratoire
transférentiel, premier atelier des hypothèses, de leur assertion aussi
bien que de leur effondrement. Tâtonnements, remaniements, analyse
de fragments cliniques, déclarations d’amour, silences douloureux, expé-
rimentation des calculs périodiques de Fliess, tout se mêle dans la
16 Les secrets de la séduction

fièvre de l’échange, et c’est dans cette effervescence que Freud rédige


la lettre du 21 septembre 1897. Lettre inaugurale qui défait le maillage
historique de la compréhension du symptôme et fraye la voie, irrévo-
cablement, à la dimension d’une vérité qui ne pourra se déterminer dans
la concordance avec la réalité des événements matériels.
Lorsque Freud s’interroge, trente ans plus tard, sur le dosage qu’il
convient d’établir entre présentation objective et présentation subjective
dans la narration de sa découverte, la question ne peut donc être impu-
tée à une simple figure de style qui voudrait affirmer sa « priorité »
absolue dans l’invention. Certes, Freud ne fait jamais explicitement
allusion à la lettre décisive, mais l’empreinte de ce temps intime et per-
sonnel apparaît dans les écrits ultérieurs et, me semble-t-il, toujours
sous la même forme : régulièrement, il mentionne « l’erreur » la plus
significative parmi celles qu’il a commises à ses débuts et qui aurait
pu devenir « fatale » à la jeune science, « l’erreur à laquelle il a succombé
pendant un certain temps et qui a failli avoir des répercussions désas-
treuses sur tout [son] travail » 1. Or, à n’en pas douter, l’assise de cette
erreur est subjective. En prenant des « fictions mnésiques » pour la
marque d’événements réels, elle a consisté à adhérer à la certitude des
patients : comme eux, Freud était persuadé de la réalité des souvenirs
que ceux-ci se remémoraient en séance. « J’ajoutai foi à ces récits »,
insiste Freud, expliquant comment il pensait alors avoir trouvé dans
ces expériences de séduction sexuelle de l’enfance la cause première de
la névrose. Et que, dans quelques cas, de telles relations au père, à
l’oncle ou à un frère aîné se soient maintenues jusque dans un temps de
remémoration assurée, ne fit que le « renforcer dans sa croyance ».
Croyance dont il lui fallut se déprendre, mais reste « l’erreur » qui est
comme la cicatrice de la croyance.
Dans la révélation du grand secret – « Je ne crois plus à ma neuro-
tica » –, sans doute convient-il d’accorder à « croire » autant de poids
qu’à la théorie abandonnée. Car avec la croyance, la découverte analy-

1. Sur l’histoire du mouvement analytique, Paris, Gallimard, 1991, p. 33 ; « Mes vues


sur la sexualité dans l’étiologie des névroses », Résultats, Idées, Problèmes, I, Paris,
PUF, 1984, p. 116-117 ; Sigmund Freud présenté par lui-même, Paris, Gallimard,
1984, p. 57.
« On avait donc perdu le sol de la réalité… » 17

tique s’inscrit d’entrée de jeu dans l’horizon d’un doute qui, une fois
éveillé, ne s’apaisera plus. Ce doute, qui ne cesse de soutenir le trouble
de l’écoute et l’élan de la quête théorique, est au principe même de l’in-
vention pour autant que l’énigme psychique et sa construction ont maille
à partir d’une manière insoluble avec la fiction. De ce point de vue, s’en
tenir à la lecture qui voit dans l’abandon de l’hypothèse de la séduction
sexuelle la fondation de la réalité psychique demeure insatisfaisant. Car
cela équivaut à traiter cette nouvelle réalité, dont le paradoxe est que
justement elle n’appartient pas à la réalité, qu’elle relève davantage de
l’effectivité (ce que Freud appelle le Wirkliches) que de l’être du réel
(ce que Freud appelle le Reales), cela équivaut à la traiter comme un
nouveau sol. Or le propre de l’abandon de la neurotica, et de son corol-
laire immédiat, la découverte du fantasme, est qu’avec eux le sol lui-
même soudain se dérobe. Ce qu’affirme avec la plus grande netteté le
troisième argument développé par Freud dans la lettre du 21 sep-
tembre 1897, « la notion certaine que, dans l’inconscient, il n’y a pas
d’indice de réalité, de sorte qu’on ne peut distinguer la vérité d’une fic-
tion investie d’affect ». Mais qui est redit dans un autre ton en 1925
lorsque, à propos de la foi accordée aux scènes racontées, Freud note :
« Si quelqu’un allait hocher la tête en me soupçonnant de crédulité, je
ne pourrais pas lui donner tout à fait tort ; mais je ferais valoir que c’était
l’époque où je faisais délibérément violence à mon sens critique afin de
rester impartial et réceptif aux nombreuses nouveautés qui se présen-
taient tous les jours ». En somme, il fallait être crédule pour pouvoir ne
plus croire.
Ou plus exactement il fallait que l’exercice du jugement critique
soit précédé par le temps de son suspens pour que se défasse le savoir
consensuel – ou relativement consensuel – qui consistait à envisager
les causes dans le champ du réel. Il fallait à Freud pouvoir être saisi
par la donation directe des choses avant d’examiner, par un retour indi-
rect, le statut de leur existence. La fonction critique, tour à tour inves-
tie, désinvestie, réinvestie, apparaît comme la ligne de crête du
retournement de perspective effectué en 1897. La vacillation du juge-
ment de réalité est la cheville ouvrière de l’audace et du renversement,
dans la cure comme dans la théorie. Ce qui seul explique la fierté
de Freud à la fin de la lettre du 21 septembre, alors qu’il vient d’avouer
18 Les secrets de la séduction

« ne plus du tout savoir où il en est » : « Si j’étais maussade, confus,


exténué, de tels doutes seraient probablement à interpréter comme des
manifestations de faiblesse. Comme je suis dans l’état inverse, je dois
les reconnaître comme le résultat d’un travail intellectuel honnête et
énergique, et être fier qu’après un tel approfondissement, je sois encore
capable d’une telle critique. »
Une fois de plus, le mot « approfondissement » ne rend pas compte
de ce que dit son équivalent en allemand, Vertiefung. C’est bien d’en-
foncement, de l’enfoncement dans la résistance, qu’il est ici question,
cela même que Freud évoquera comme le temps essentiel de la perla-
boration dans la cure : s’enfoncer le plus profondément possible dans
le refus de perdre le sol de ses références, administrer aussi loin que
possible un traitement rationnel aux observations qui entérinent les cer-
titudes déjà bâties, explorer l’impasse, la lacune, la contradiction2, et pour
ce faire les laisser occuper tout le champ de la pensée, pour que soudain
la fausse certitude se délie et laisse place à une autre conviction.
Mais en 1897, la difficulté réside justement en ce que Freud échange
un fait contre une fiction, un événement contre une inférence, un réel
admis contre un objet construit, produit par hypothèse, impalpable, – au
sens où l’inconscient n’est pas palpable : seuls le sont ses effets. Et
l’opération est redoublée : car si la « scène » perd sa consistance his-
torique pour gagner le poids de l’effectivité du fantasme – de sa pro-
ductivité (production du symptôme) et de sa puissance d’action (la
puissance d’action inextinguible étant cela qui définit la réalité psy-
chique) –, dans le même moment le caractère fictif de la métapsycho-
logie cesse justement de ruiner la valeur théorique de celle-ci. « Dans
cet écroulement de toutes les valeurs, seule la psychologie est restée
intacte. Le rêve est là, tout à fait sûr, et mes débuts dans le travail méta-
psychologique n’en ont que gagné plus de prix. »
Soit, Freud va emprunter le détour par le rêve pour atteindre le noyau
dur du fonctionnement psychique. C’est par ce cheminement qui, de la

2. Sur l’histoire du mouvement analytique, p. 31 : « Lorsque cette étiologie s’effondra,


victime de sa propre invraisemblance et de sa contradiction avec des circonstances
qu’on pouvait solidement établir, je me trouvai d’abord à un stade de complète
perplexité ».
« On avait donc perdu le sol de la réalité… » 19

névrose, va vers « le livre du rêve » pour faire retour sur le fantasme, que
le paradigme hallucinatoire de la réalisation du désir inconscient et le para-
digme chimique des désagrégation, recomposition, déliaison et amal-
game qui aboutissent aux formes déformées, vont permettre la
construction du logos inconscient3. Mais cette description correspond
précisément à ce que Freud nomme la présentation objective. Du point
de vue subjectif, l’effondrement de la croyance et le déplacement de la
certitude vers la conviction engagent une transformation très profonde
du rapport à l’objet. On pourrait encadrer cette transformation par deux
remarques. La première appartient au regard rétrospectif que porte Freud
sur l’envie de « tout lâcher » qui le gagna en 1897 : « J’en vins finale-
ment à penser qu’on n’a pas le droit de se décourager du seul fait qu’on
a été trompé dans ses attentes, mais qu’il faut réexaminer ses attentes »4.
La seconde s’adresse à l’interlocuteur de L’analyse profane qui demande
de quoi est fait l’appareil psychique : peu importe, répond Freud, « la
valeur d’une telle “fiction” (…) dépend de ce qu’on peut en faire » 5.
Que la théorie imagine et que l’invention ait maille à partir avec la
croyance, ne disqualifie donc pas l’activité théorique; la qualité de celle-
ci dépend de son efficience6. D’ailleurs, cette disposition, nous ne la
tenons pas de notre humanité mais de notre animalité : la croyance ani-
male « imagine » l’ennemi même en son absence, elle « théorise » sa pré-
sence, et ceci est le premier modèle de l’évitement du danger. La valeur
de la théorie s’attestera donc dans l’effectivité de la pratique, c’est-à-
dire dans la rencontre relativement adéquate entre la construction, l’in-
telligibilité qu’elle octroie et le changement qu’elle permet, et dans le
pouvoir qu’elle donne de poursuivre la démarche heuristique en élar-
gissant le champ de savoir7. Mais la complication humaine tient au fait

3. Sur le détail de ce parcours, cf. L. Kahn, Freud 1897-1904, Paris, PUF, 2000 et
« L’excitation de l’analyste », in Le fantasme, une invention ?, éd. APF, 2000.
4. Sur l’histoire du mouvement analytique, p. 32.
5. La question de l’analyse profane, OCF/P, XVIII, p. 17.
6. Ce que Freud affirme haut et fort dans L’avenir d’une illusion et Malaise dans la
civilisation concernant le savoir et le savoir-faire de l’humanité face aux forces de la
nature et leur domination, mais qu’il décrit aussi à propos de « la conjonction entre guérir
et chercher » dans la « Postface » à La question de l’analyse profane, op. cit., p. 85.
7. Sur tous ces points, je renvoie au livre de F. Gil, La conviction, Paris, Flammarion, 2000.
20 Les secrets de la séduction

que le sujet, poussé hors de lui-même vers quelque chose d’inconnu,


est immédiatement confronté au poids de ses attentes subjectives dont
Freud, depuis l’Esquisse, n’a cessé de souligner combien elles menacent
toujours de dérouter le jugement. Certes, la conviction se rattache à un
objet fondé et reconnu. Mais si la conviction, ou plus exactement « le
sentiment de conviction », est le mode subjectif du vrai, ses accoin-
tances avec le « croire » se trameront nécessairement dans l’attente que
soit, directement ou indirectement, satisfait le désir.
Tant que la conviction s’ordonne dans une vision du monde qui a reçu
un relatif aval de la communauté humaine, le traitement des données
s’inscrit dans le cadre d’un capital de connaissances existant préala-
blement. L’enfant croit sur parole, qu’il puisse vérifier – par exemple
que la ville de Constance est sur les rives du Bodensee –, ou qu’il ne
puisse pas vérifier – par exemple que la terre est ronde8. Chaque fois,
ces savoirs admis se présentent sous la forme de « dogmes », mais ceci
ne les disqualifie pas en soi : cela indique seulement le dispositif d’une
adhésion qui fait constamment se croiser la croyance et la conviction.
La complication réside dans le moment où un dogme ne se donne pas
comme un « précipité de l’expérience ». C’est alors qu’on peut le soup-
çonner d’être une illusion, une illusion qui est illusion du vrai puisque
croire au faux est contradictoire dans les termes. C’est la part du désir
dans l’erreur qui est la marque de l’illusion. Et ce désir peut être de plu-
sieurs natures : il peut être souhait de cohérence, ce qui amène à « for-
cer » les faits ; il peut être désir de soumission, ce qui se traduit par
l’adhésion à la pensée du maître ou de la communauté ; il peut rele-
ver de l’accomplissement d’un désir inconscient parfaitement méconnu
du sujet.
Si nous croyons qui nous aimons et si c’est de là que l’interprétation
de l’analyste tire en partie sa force, Freud n’évite pas d’interroger l’al-
liance de l’amour et de la suggestion. Or la butée de l’outil pratique
qu’est le transfert positif dans la cure se révèle pleinement lorsque nous
bâtissons les théories elles-mêmes. Ce que Freud développe dans L’avenir
d’une illusion en montrant comment la terre d’origine des théories reli-
gieuses est l’inconscient. Mais qu’il disait déjà dans le dernier chapitre

8. L’avenir d’une illusion, OCF/P, XVIII, p. 165 et 170.


« On avait donc perdu le sol de la réalité… » 21

de Psychopathologie de la vie quotidienne à propos de la perception


endopsychique projetée sur le monde par le paranoïaque. Disons que le
cas de la croyance religieuse donne la mesure de la précarité du consen-
sus pour asseoir la valeur d’une connaissance. La cause qui impulse
l’adhésion vient alors sur le devant de la scène de l’attente.

*
*
*
Si, dans l’ordre de la découverte, la dimension de réalisation hal-
lucinatoire du désir dans le rêve fut la première conception accessible
à Freud, peut-être est-ce dû en partie au fait que la fonction de l’hal-
lucination onirique avait déjà été entrevue, ce dont témoigne Freud à
propos des travaux de Fechner et de Griesinger et Radestock. La dimen-
sion hallucinatoire du souvenir qui n’en est pas un, – qu’il s’agisse du
souvenir-écran ou du fantasme –, et la fonction d’accomplissement de
désir du symptôme ne s’inscrivaient, elles, dans aucun savoir préexis-
tant. Or, « avoir été trompé dans ses attentes » concerne précisément le
cadre du savoir partagé par quelques-uns, sur lequel était bâtie la théo-
rie quantitative de la décharge dans le symptôme9. Théorie économique
déjà fictive, certes, mais qui trouvait néanmoins dans la mise au jour de
l’événement provocateur de l’excès d’excitation, son fondement dans
la réalité. Réexaminer ses attentes a supposé non seulement de renon-
cer à cette assise réelle malgré la valeur de l’observation des faits, mais
plus encore de supporter de bâtir seul, sans aucun appui consensuel,
un nouveau paradigme pour l’entendement. Ce que Freud indique en
situant « le fait nouveau » dans le pas décisif mais troublant qu’il fran-
chit, qui allait des « traumatismes inventés » par les patients à l’in-
vention par lui du fantasme ; et qu’il souligne en insistant sur le fait
que ces remémorations « provenant d’analyses correctement menées »
se révélaient pourtant « sans vérité » : « On avait donc perdu le sol de
la réalité » 10.

9. Ce savoir partagé, qui avait valeur de consensus – ce dont témoignent les Études sur
l’hystérie –, explique sans doute la constante référence de Freud à Breuer lorsqu’il
doit faire l’historique de la découverte.
10. Sur l’histoire du mouvement analytique, p. 31.
22 Les secrets de la séduction

Entre croire et critiquer, l’abandon de la neurotica amène Freud au


plus près du péril contenu dans l’acte théorique qui, d’être de toute
nécessité imaginaire11, se redouble dans le risque d’un ajustement trop
heureux entre un objet imaginaire et le modèle qui permet d’en rendre
compte. Or, avec le réexamen des attentes, le changement de camp de
l’invention impose le changement de sol de la vérité. L’invention du
fantasme suppose non seulement que perception et compréhension aban-
donnent l’espoir d’exhumer l’objet enseveli et de combler ainsi la
lacune, mais que soit radicalement modifiée la notion même de reste.
Chaque présentation objective décrit ce temps essentiel du recentre-
ment de la vie psychique sur le concept de travail. Mais, du point de vue
de la présentation subjective, c’est un Freud solitaire qui abandonne la
certitude en principe garantie par les faits, qui fait violence à son sens
critique en affrontant la question de sa propre croyance, et qui déboute
la référence au monde d’une position légitimée depuis fort longtemps
par le consensus rationnel.
Il en résultera la troublante parenté entre la théorie et le délire dont
Freud fera la matière d’un de ses derniers textes, convoquant et inter-
rogeant l’analogie entre les délires des malades et les constructions que
nous bâtissons12. Mais auparavant, en 1909, ce trouble est déjà évoqué,
fortement, avec les accents de l’aveu personnel : « Ce fut comme l’ac-
complissement d’un rêve diurne invraisemblable lorsque je montai à
la chaire de Worcester afin d’y donner les “Cinq leçons sur la psycha-
nalyse”. La psychanalyse n’était donc plus une formation délirante, elle
était devenue une part précieuse de la réalité » 13. Entre perdre le sol
de la réalité et le retrouver, il y a, objectivement, l’écart d’une révolu-
tion scientifique et, subjectivement, le chemin parcouru par une pensée
solitairement « divergente » jusqu’à la refondation d’une nouvelle
« convergence » de la communauté.
Est-ce ce séisme qui guide Freud dans la discussion des Conférences
d’introduction à la psychanalyse ? En 1917, aux prises avec le problème

11. Pour autant que l’imagination est la « faculté » qui permet non seulement la
cohabitation des contraires mais leur synthèse.
12. S. Freud, « Constructions dans l’analyse », Résultats, Idées, Problèmes, II, 1985,
Paris, PUF, p. 279-280.
13. S. Freud, Freud présenté par lui-même, Paris, Gallimard, 1984, p. 88.
« On avait donc perdu le sol de la réalité… » 23

de la conviction et de la démonstration en psychanalyse, il n’évite aucun


des aspects du doute. Procéder par inférences, souligne-t-il, et travailler
sur de menus indices comme nous le faisons se rapproche dangereuse-
ment de la paranoïa combinatoire14. Et nous ne pouvons compter ni sur
l’adhésion à notre propre construction ni sur le gain narcissique qui en
résulte pour débouter la menace délirante : « Ces malades aiment leur
délire comme ils s’aiment eux-mêmes », écrivait-il dès 189515. Ce qui
caractérise la conviction délirante est précisément l’énergie qui sou-
tient l’adhésion au contenu cru, une énergie fournie à la croyance par
la puissance libidinale du fragment de vérité psychique engagé dans la
construction. Traiter des signes de faible intensité comme des mani-
festations chargées d’une forte signification, passer de l’indice consi-
déré comme un signe à l’indice ayant valeur de preuve, ne protège donc
en rien l’activité analytique du risque d’avoir, au moyen de la projec-
tion, introduit des éléments refoulés dans la réalité extérieure et sa des-
cription. Cela indique seulement comment le délire emporte la conviction
par le fait de la toute-puissance de la pensée et comment le leurre ani-
miste est encouru chaque fois que nous bâtissons le monde. Lorsque
Freud, au plus vif de l’auto-analyse, en appelle à « la force de preuve
de ces coïncidences concordantes » 16, une telle concordance ne peut
donc à elle seule conférer à l’interprétation force de légitimité. La force
peut aussi bien être, ici comme ailleurs, celle qui transporte la pensée
lorsque, nommant les choses, elle croit avoir maîtrisé leur force d’ac-
tion. Ce péril animiste, Freud n’hésite pas à le présenter comme au
centre de l’élaboration du concept d’inconscient : on sait dans quel
débat sur l’inférence et ses doubles fonds Freud est finalement amené
à enraciner l’hypothèse de l’inconscient au plus profond du fonction-
nement primitif de la pensée17. Et l’on sait aussi comment il en appelle
à la scientificité pour faire face au danger d’une telle position. Mais
nous retournons là dans le champ de la part objective de la découverte

14. Conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1999, p. 33, 64-66,


86-87.
15. « Manuscrit H », 24 janvier 1895, La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF,
1969, p. 101.
16. Lettre à Fliess du 15 octobre 1897.
17. « L’inconscient », OCF/P, XIII, p. 210.
24 Les secrets de la séduction

psychanalytique. S’agissant du « Je ne crois plus à ma neurotica », je


voudrais rester, cette fois, arrimée à la croyance.

* *
*
Tenons-nous en à l’assertion selon laquelle c’est la parcelle de vérité
contenue dans l’énoncé qui emporte la conviction, et admettons que
« perdre le sol de la réalité », c’est ne plus savoir où s’insère ce frag-
ment vrai : on est alors mis en demeure de se demander quelle était la
parcelle de vérité contenue dans la neurotica qui a entraîné Freud dans
son adhésion à la croyance de ses patients concernant l’existence des
scènes de séduction. L’hypothèse de Jean Laplanche est que cette par-
celle de vérité, parcelle qui, avec le cataclysme de 1897, est occultée puis
refoulée, est la découverte que la source de l’excitation n’est pas endo-
gène mais bien exogène. Ou plus exactement cette source est exogène-
endogène pour autant qu’il y a eu intromission d’un message
désémantisé, énigmatique, sexuel et ininterprétable, dans la sphère psy-
chique de l’infans, laquelle se différencie sous le choc de la séduction
et du refoulement originaires. Le fragment de vérité contenu dans la
neurotica renvoie à cette action occulte du désir de l’autre en soi. Il
aurait donc fallu que Freud approfondisse la théorie de la séduction
restreinte en la généralisant et qu’il prenne en compte l’essentielle pas-
sivité du nourrisson et l’essentielle énigme de la séduction elle-même18.
Mais une telle vérité était doublement inappropriable pour Freud :
d’une part, parce que sa reconnaissance supposait que le mécanisme du
refoulement et du retour du refoulé ait été auparavant élucidé et, d’autre
part, parce que sa théorisation supposait que le bouleversement de la
notion même de référence soit déjà accompli. Or l’un et l’autre, loin
d’être des prémisses, vont être les premières conséquences de l’effon-
drement de la neurotica. C’est l’impossibilité de généraliser l’accusation
de tous les pères d’être pervers et l’échec final et toujours renouvelé de
l’enquête mnésique (même dans le cas des délires les plus profonds) qui
font basculer le champ d’application du jugement de réalité. On voit

18. J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1987,


passim.
« On avait donc perdu le sol de la réalité… » 25

d’ailleurs comment la théorie de l’objet-source développée par Jean


Laplanche est elle-même forgée sur l’effondrement de la première théo-
rie du trauma, lorsqu’on prend en compte le fait que le message énig-
matique suppose le démembrement de toute référence à un événement
réel. Sans le renoncement à la neurotica, comment aurait pu être arraché
le plan de l’effectivité au plan du réel ? Comment aurait pu être dépla-
cée la conception du fait au point qu’elle puisse se ramasser dans celle
de l’effet, maillon capital dans l’établissement de l’écart entre contenu
manifeste et contenu latent ? Et comment aurait pu être prise la mesure
de la partie qui se joue silencieusement entre le langage et le sexuel à
l’orée du désir ? Le message énigmatique est le postulat d’un événement
qui n’accède jamais au statut d’événement. C’est un événement non-
événementiel, scellé dans la matière psychique, dont l’avènement ne se
présente que sous une forme déformée, transformée par les déplace-
ments d’accentuation, toujours dissimulée dans le labyrinthe des affects.
Or le problème soulevé par le « croire » freudien concerne très précisé-
ment la créance qu’il est permis d’accorder à ce qui est postulé, l’agent
actif et invisible, contre ce qui se présente, l’expression manifeste.
Il me semble que le questionnement de cette créance ne peut, sub-
jectivement, être désolidarisé des démêlés transférentiels de Freud avec
les théories fliesséennes ; ou plus exactement de la combinaison com-
plexe du deuil et du transfert. Faisons l’hypothèse que la théorie du
trauma a servi de défense contre la connaissance de l’Œdipe19, – ce que
traduit l’analyse du rêve « Hella » où Freud préfère penser que le désir
réalisé par le rêve est le constat que le père est effectivement le pro-
moteur de la névrose plutôt que d’envisager la révélation d’un désir
éprouvé par lui pour sa fille Mathilde. L’attente de Freud de voir confir-
mer sa théorie apparaît alors comme l’ultime barrage contre la repré-
sentation inconsciente du désir incestueux, en même temps que le
fragment de vérité qui fait adhérer Freud à la croyance de ses patients
se révèle être le nœud crucial du vœu œdipien.
En septembre 1897, Freud a perdu son père depuis un an et c’est durant
cette année de deuil que l’on assiste au formidable développement de la

19. Hypothèse développée par O. Mannoni dans Freud, Le Seuil, Paris, 1968, p. 60-61.
26 Les secrets de la séduction

théorie de la séduction en même temps qu’il en appelle à une « reli-


gion du diable ultra-primitive ». Que le diable soit le père et que Freud
soit confronté à l’excitation provoquée par le deuil, c’est ce que nous
indique le défi lancé à cette « haute figure » de l’enfance. Mais c’est aussi
ce que confirme le premier accès à l’efficience du fantasme comme
source du symptôme : c’est à propos des motions hostiles des enfants
à l’égard des parents, et de leur destin en cas de deuil – reproches mélan-
coliques ou bien autopunition hystérique par identification à l’état du
mourant, avec idée de rachat –, que Freud, dans l’article « Impulsions »
du « Manuscrit N », se demande pour la première fois si les symptômes
peuvent émaner directement des fantasmes. Et de conclure : « La for-
mation de symptômes par identification est nouée aux fantasmes, c’est-
à-dire au refoulement de ceux-ci dans l’inconscient. »
L’attente de Freud, cela même qu’il lui fallut réexaminer, aurait-
elle été que la preuve soit faite de la culpabilité du père, ce qui discul-
perait la réalisation du vœu de mort20 ? Du point de vue de la présentation
subjective, celle qui affronte la menace de la croyance délirante, plusieurs
choses permettent de penser, en tout cas, que le prélude au réexamen
s’accomplit sur le sol même de la relation avec Fliess. Tout d’abord le
fait que, dans le retour de ce « quelque chose venu des profondeurs
abyssales de sa propre névrose », Freud saisit l’implication de Fliess,
l’impossibilité d’écrire qui l’affecte « étant destinée à inhiber leur
échange » 21. Ensuite la petite erreur de citation, dans la lettre du 21 sep-
tembre 1897, des paroles de Hamlet : « To be in readiness, » écrit Freud
pour signifier combien il se tient prêt pour faire front aux conséquences
de l’effondrement de la neurotica. A ceci près que les mots de Hamlet
sont : « The readiness is all. », et Hamlet les prononce avant le duel
« involontairement » meurtrier avec Laërte, le frère ennemi22. Enfin,

20. Comment oublier, dans les démêlés cliniques de Freud avec les preuves de la
séduction paternelle, ne serait-ce que cette remarque, datant du 12 juin 1897 :
« Dans le cas présent, le Tout-Puissant s’est montré assez bienveillant pour faire
mourir le père avant que l’enfant ait atteint ses onze mois, mais deux des frères de la
patiente, dont l’un était de trois ans son aîné, se sont tiré une balle » ?
21. Lettre du 7 juillet 1897.
22. Préface de J. Starobinski (p. VIII) à E. Jones, Hamlet et Œdipe, Gallimard, 1967.
« On avait donc perdu le sol de la réalité… » 27

comme en écho, la brève phrase qui vient à la fin de la lettre adressée


à Fliess, trois semaines plus tard, le 15 octobre : « Ce que je te raconte
sur l’extrémité psychique de ce monde trouve en toi un critique com-
préhensif, et ce que tu me communiques au sujet de son extrémité astrale
n’éveille en moi qu’un étonnement infructueux ». Ces éléments conver-
gent en un point, la réserve grandissante que Freud éprouve à l’égard de
Fliess, laquelle n’est pas dite mais se mesure à la soudaine raréfaction
des contributions de Freud aux données chiffrées qui devraient démon-
trer la vérité des « théories périodiques » 23. Tout se passe comme si
l’effort immense de Freud pour refouler sa haine contre l’ami coupable
de l’erreur opératoire – ce qui était au cœur du rêve de « l’Injection
faite à Irma » –, et pour n’en conserver que la figure réconfortante et esti-
mée, – celle qui, évoquée dans les associations autour du rêve, contraint
à la « discrétion » et à l’interruption de l’interprétation –, butait main-
tenant sur le doute le plus grave au sujet de la pertinence des théories
de Fliess. Freud en 1895, protégeant son ami des railleries des médecins
viennois, n’en finissait pas de le disculper, oscillant entre le désarroi, –
« je suis inconsolable » – et la dénégation, – « je ne veux rien te repro-
cher » 24. En 1897, « l’étonnement infructueux » dit déjà la perplexité
incrédule.
L’impact du deuil du père et des vœux de mort sur le trajet théorique
de Freud a été magnifiquement analysé par Didier Anzieu à partir de la
correspondance. Mais lorsqu’on examine de près l’édition complète de
celle-ci, aujourd’hui disponible, on s’aperçoit que les doutes concer-
nant la réalité des événements de séduction sont absolument contem-
porains de ceux concernant la pertinence des périodes fliesséennes :
quand les premiers s’aggravent au point de ne plus pouvoir croire à la
neurotica, les secondes se révèlent indéfendables et incapables d’emporter

23. La profondeur de l’adhésion de Freud aux théories de Fliess et l’importance de ses


contributions chiffrées sont la source d’un réel étonnement lorsque l’on découvre la
correspondance complète (cf., rien que pour cette époque précise, les lettres des
3 mars, 30 mai, 6 et 17 décembre 1896, des 24 janvier, 12 avril et 25 mai 1897). Si
je parle de raréfaction, c’est que, dans la suite de la lettre du 21 septembre,
n’apparaissent plus que deux ou trois occurrences de concordances périodiques
concoctées par Freud.
24. Lettres du 20 mars et du 20 avril 1895.
28 Les secrets de la séduction

la conviction. L’« étonnement infructueux » manifeste ce premier déga-


gement transférentiel. Mais ce que dit « extrémité astrale » va au-delà
de ce détachement naissant. Mieux que toute autre expression, celle-ci
indique le risque que Freud a soudain entrevu. La projection au ciel de
la bisexualité est une croyance céleste et délirante, et seul l’amour de
transfert explique qu’il ait pu y adhérer. Dans le maillage transférentiel
entre le père et « l’unique autre », dans la tenaille entre amour et haine,
séduction et meurtre, soumission et indocilité, se joue la vacillation du
« Je ne crois plus… », tandis que se découvre le noyau de vérité endo-
psychique de l’illusion.
Du point de vue de la présentation subjective, c’est donc la remise
en jeu du jugement de réalité sur un terrain – celui, biologique, des
théories de Fliess – qui permit son suspens sur un autre terrain – celui,
psychique, des remémorations. Du désaccordement et du choc de ces
deux territoires émerge le sol « irréel » du fantasme. On saisit alors
comment ce moment de retournement préfigure le moment constitutif
du champ transférentiel. La fondation du cadre analytique procède
d’un premier jugement de réalité ferme et énergique émis par l’analyste,
lequel ne reconnaît dans la relation affective du patient à sa personne
rien qui puisse s’expliquer par des circonstances réelles. Tenant pour
« irréel » ce qui est néanmoins « véritable », l’amour de transfert, il
découpe le territoire d’une vérité dont le procès demeurera en marge
des jugements concernant le réel, pour ne se déployer que sous l’im-
pulsion de l’effectivité constamment aimantée par les représentations-
buts inconscientes.
En 1897, Freud, en appui sur le jugement de réalité concernant la
validité et, surtout, l’ancrage des théories fliesséennes, effectue la « cor-
rection » grâce à laquelle le fils séduit, le patient séduit, l’ami séduit
rapatrient dans l’espace intrapsychique la vérité passionnée d’une fic-
tion vraie. De la menace qui a pesé sur ce temps, adhérer au délire par
amour, il reste la cicatrice d’une « erreur ». Il reste aussi la violente
querelle qui devait éclater quelques années plus tard à propos de la
bisexualité et de sa « priorité » conceptuelle. Mais, plus que tout, il reste
la veine infiniment audacieuse qui, des écrits théoriques aux écrits tech-
niques, interroge le sentiment de conviction justement en tant que mode
subjectif du vrai, et ne cesse de penser l’entretissage transférentiel de la
« On avait donc perdu le sol de la réalité… » 29

perlaboration et de la suggestion. Car si c’est à la suggestion que l’ana-


lyste doit de pouvoir « influencer » le patient, la conviction ne peut se
soutenir du seul transfert positif. Celui-ci permet seulement que le
patient accepte d’être atteint par l’action de la parole de l’autre. En ce
sens, « croire sur parole » participe essentiellement du dispositif infan-
tile réactualisé par le transfert.
Mais admettons que l’analyste s’en tienne à cette croyance. Au
mieux, la croyance ne durera que le temps du lien à l’objet passager
du transfert, le traitement s’apparentant alors à l’hypnose. Au pire,
l’analyste, se présentant comme maître ou comme sauveur, reconduira
le verrouillage de l’économie narcissique du lien. La croyance, entée sur
la « puissante figure » de l’analyste qui s’offre comme idéal, court-cir-
cuite l’élaboration en empruntant toutes les voies offertes par l’identi-
fication narcissique. Lorsque Freud souligne que la conviction s’écarte
de l’illusion parce qu’elle se rattache à un objet fondé et reconnu, il
réintroduit de fait, dans l’espace psychique, un sol, celui de l’expé-
rience et de ses précipités. Mais cette expérience vécue ne se résume plus
dans l’évocation du souvenir. C’est sur le trouble concernant la nature
même du souvenir que se bâtit le nouveau sol. Un trouble généré par l’af-
fect refoulé dont la reviviscence donne sa consistance véritable à la
remémoration25. Un trouble qui, tôt ou tard, engage le jugement.
La conviction s’acquiert dans le désordre de la haine et sur le sol
du conflit. C’est au refus de croire, – à cette incrédulité accomplissant
d’un seul tenant l’insoumission et le défi, et dont Freud fait l’un des
ressorts à la fois de la résistance et de la réalisation transférentielles –,
c’est à ce refus que la conviction doit in fine sa force et son indépendance
vis-à-vis de l’objet. Ce que redit Freud tout à la fin de sa vie lorsque,
dans l’Abrégé et à propos de la menace que font peser sur la cure les états
de transfert amoureux et haineux excessifs, il écrit : « Ce que le patient
a vécu sous la forme d’un transfert, jamais plus il ne l’oublie et il y

25. Ce sur quoi insiste Freud lorsqu’il interprète le souvenir d’enfance de Goethe : c’est
sur la part de la haine dans la fabrication du « souvenir » qu’il attire notre attention,
faisant de celle-ci le noyau refoulé et actif de l’expérience, qui devient expérience
du souvenir lui-même. C’est alors la notion même d’expérience vécue qui est
déroutée de la fonction que lui attribuait Goethe.
30 Les secrets de la séduction

attache une conviction plus forte qu’à tout ce qu’il a acquis par d’autres
moyens. » N’est-ce pas sur ce sol, celui de la haine mêlée à l’amour, plus
encore celui de la si pénible reconnaissance des vœux hostiles contre
« l’unique autre », que, dans la relation à Fliess, se brisent pour Freud
la réciprocité narcissique et le partage de leurs croyances respectives ?
Du point de vue de la présentation subjective, la lettre du 21 septembre
inaugure, dans l’analyse, la fracture entre croyance et conviction.

Laurence Kahn


Dualité de la violence déposant, chez l’enfant, les germes de
la folie : celle, incestueuse de la réalité ; celle, fantasmatique
des théories que les mots opposent à la première.

Jeudi, non !

JACQUES CLAUVEL

Q UAND JEANNETTE ENTRE, j’ai l’idée d’un brouillard. Brouillard


persistant, tenace, qui flotte, parfois s’éclaircit, esquisse des
lignes, d’autres fois s’épaissit, devient matière solide, opaque, un bloc.
Après certaines séances, je me perds à lier les traces brumeuses laissées
en suspens, dois me rassembler pour revenir sur terre. Après d’autres,
je suis envahi, étouffé : une chape de plomb à soulever. Que faire ? Se
débrouiller avec ce brouillard, en limiter l’invasion, l’éclaircir ? Surtout
ne pas foncer dedans. Car toute interprétation bien balancée pourrait
être déchirante, aveugler. Voici une mince jeune femme aux cheveux cou-
pés à la Jeanne d’Arc, le visage dessiné en lame de couteau, vêtue d’un
pull marin et d’un pantalon de serge grise. Elle s’assied, le fauteuil
craque. J’ai l’idée fugace qu’il va se briser. Les yeux furètent partout,
sans cesser de bouger. La parole ne suit pas. Elle fuse, s’interrompt,
repart sans lien avec le regard. La jeune femme rit sans raison, mur-
mure pour elle-même des faits connus d’elle seule : « Des choses très
graves, vous voyez… »
Angoisses indicibles, mots qui harcèlent, taraudent, peurs paniques
des autres, tel est son quotidien. Jeannette ne veut à aucun prix que ses
32 Les secrets de la séduction

parents sachent où elle est, ne les a pas vus depuis dix ans, ni parlé.
Elle peut vivre recluse, chez elle, volets fermés, plusieurs jours durant,
ou bien, assaillie par ses mots, partir, errer dans les rues, sans notion du
temps. On accepte sa fragilité, là où elle travaille : et, quand on lui
demande un écrit, elle apprend tout par cœur, pour le réciter. Car, devant
la feuille blanche, elle reste rêveuse, le stylo levé, sans rien pouvoir
transcrire, et s’enfuit. Crânement, elle avance le visage vers moi : « Évi-
demment, je suis homosexuelle. » Évidemment : accepter qui elle dit
être et le demande. L’affirmation homosexuelle fait partie de son iden-
tité. Il ne s’agit pas de l’aborder comme problème à résoudre. Elle ne
vient pas pour cela, d’ailleurs. Elle dit avoir eu une seule liaison
« sérieuse » avec une femme, pendant trois ans, femme qui lui aurait
imposé un travail « dégradant. » Ont-elles eu des relations sexuelles ?
Ce n’est pas sûr. Peut-être, simplement, de la dépendance. La liaison
prend fin avec une rixe. Les passions homosexuelles de Jeannette s’avè-
rent plutôt de type imaginatif, voire délirant. Habituellement, elle
s’amourache d’une femme en secret. Après bien des agitations du cœur,
déclare sa flamme. L’autre, qui n’est pas des mêmes goûts, répond ce
qu’elle peut. Jeannette s’effondre.
Jeannette a déjà suivi six thérapies avec des femmes; hospitalisée une
fois pour quelques mois, est tombée amoureuse du chef de service, une
femme. Elle vient de quitter sa dernière thérapeute. Me voici prévenu.
Les premiers moments passés, mon appréhension disparaît. C’est un
homme qu’elle a en face d’elle – dont elle pourrait penser qu’il n’exerce
pas de menace ? Elle en vient aussi à vénérer électivement sa directrice
de la communication, qui la protège, la conseille. J’imagine qu’elle a éta-
bli un lien entre celle-ci et moi, ma partie féminine.
Elle parle de ses rêves. Des loups, des chiens avec des crocs courent
après elle, la déchirent, des groupes d’hommes lui lancent des bâtons,
des pierres. Elle tombe face contre terre. Se réveille. Profère alors à
haute voix les insultes, les mots grossiers qui la poursuivent le jour.
Jeannette est la fille d’un père violent, raciste, alcoolique et sans doute
paranoïaque habitant depuis toujours avec sa femme un village de la
plaine. Elle dira des mots du père à son endroit (salope, traînée), ou à
l’égard des autres (youpins, bicots, connards). Père qui « la frappait à
coups de pied, de ceinturon, de lacets, la pourchassait devant le village
Jeudi, non! 33

jusqu’à ce qu’elle glisse et tombe ». D’autres violences, incestueuses,


ne sont pas à exclure. Elle dira un jour avoir connu son père plus allongé
que debout.

A la fin de sa lettre à Wilhelm Fliess du 22 décembre 1897, lettre pos-


térieure de trois mois à celle dite de l’abandon de la neurotica, lettre où
l’on constate que Freud n’abandonne pas sa neurotica, en dépit de l’in-
troduction du rôle majeur du fantasme, Freud écrit1 :
« L’authenticité intrinsèque du trauma infantile est confirmée par l’in-
cident suivant que la patiente dit avoir vu quand elle avait trois ans. Elle
entre dans une chambre sombre où sa mère fait quelque chose, et elle
observe. La patiente avait de bonnes raisons de s’identifier à sa mère.

les blessures sanglantes sont un besoin érotique […] »


Le père appartenait à la catégorie des blesseurs de filles, pour lesquels

Freud décrit alors ce que voit l’enfant :


« La mère est maintenant dans la chambre et crie : “Sale criminel,
que veux-tu de moi ?” Alors, elle déchire ses vêtements d’une main,
tandis que de l’autre les presse contre son corps, ce qui produit une
impression très bizarre. Ensuite, elle fixe un point dans la pièce, le
visage défiguré par la rage, couvre son sexe d’une main, et repousse
quelque chose de l’autre. Puis, elle élève les deux mains, griffe et mord
dans le vide. Criant et maudissant, elle se penche en arrière, couvrant
de nouveau son sexe avec ses mains, retombe en avant, sa tête touchant
presque le sol ; et elle tombe finalement en arrière. Après cela, elle se
tord les mains, s’assied dans un coin, et, les traits déformés par la dou-
leur, pleure. Pour l’enfant, la phase la plus remarquable est quand la

orteils étaient fortement tournés vers l’intérieur ».


mère était debout, ou quand elle est penchée en avant : elle a vu que ses

1. The complete letters of S. Freud to W. Fliess, 1887-1904, Ed. J.M.Masson, Third


edition 1995, The Bellknap Press of Harvard University Press, Cambridge, Mass.
USA, pp.288-89. Trad. de l’extrait cité : J. Clauvel.
N.B. Cette lettre a été censurée dans la première édition, en toutes langues, de la
correspondance entre Freud et Fliess, qui a été intégralement publiée en allemand et
en anglais beaucoup plus tard. La traduction française non censurée de la
correspondance est en préparation dans le cadre de l’édition des Œuvres Complètes
sous la direction de Jean Laplanche.
34 Les secrets de la séduction

Freud ajoute :
« Qui pourrait douter que le père forçait la mère à la sodomie, qui
pourrait ne pas reconnaître dans l’attaque les différentes phases de cet
assaut : d’abord la tentative de la pénétrer par l’avant, ensuite la for-

ner ses pieds à l’intérieur. » Et il poursuit : « As-tu déjà vu un journal


cer par l’arrière et la pénétrer entre les cuisses, ce qui la forçait à tour-

étranger passé par la censure russe à la frontière ? Les mots, l’ensemble


des propositions ou des phrases sont caviardés, si bien que le reste est

les psychoses, et produit des délires apparemment dénués de sens. »


inintelligible. C’est une censure à la russe de cette sorte qui survient dans

Ces dernières phrases spécifient ce qui se passe pour Jeannette. La


vérité du trauma, de la scène primitive, sans doute incestueuse, s’éprouve
dans ce brouillard tangible, se ressent dans l’épuisement que la patiente
suscite, s’entend dans ces mots-insultes du père proférés malgré elle, pho-
nèmes qui martèlent la tête, empêchant la pensée. La violence imprimée
fait retour dans les absences, les errances, les trous du délire. Le trauma,
le fantasme associé, sont visibles en négatif, ou mieux, en noir, comme
sur les journaux russes caviardés dont parle Freud.
Freud n’a jamais souhaité tout à fait décider de la question : fan-
tasme ou réalité ? Il a poursuivi ces interrogations en parallèle, attestant
d’une volonté heuristique de ne pas conclure. Quand il s’agit de donner
toute sa place au développement de la théorie du fantasme, la question
de la réalité passe évidemment en fond de paysage. Dans une note ajou-
tée en 1924 au texte « Autres remarques sur les psycho-
névroses de défense » 2, Freud reconnaît que s’il avait bien, au début,
accordé au facteur étiologique de la séduction un caractère général qu’il
n’avait pas, il ne rejette pas ce qu’il a écrit dans les Trois Essais sur la
Théorie Sexuelle3 sur les influences de la séduction, affirme que cette
dernière conserve toujours une certaine importance. Mais la convic-
tion, la puissance hallucinatoire de cette lettre du 22 décembre 1897
ne laissent aucun doute. Écrire la lettre de septembre 1897 où Freud

2. S. Freud, Weitere Bemerkungen über die Abwehr-Neuropsychosen, GW, I, p. 385,


note de 1924.
3. S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard 1987, Trad. Ph. Koeppel,
notamment pp. 120 et 184.
Jeudi, non! 35

« abandonne » la neurotica, puis celle de décembre 1897 où il « réaf-


firme » cette même neurotica, témoigne en revanche d’une capacité de
douter, de passer en peu de temps d’une hypothèse à l’autre sans pri-
vilégier ni exclure, selon le cas, le matériel et le moment : un para-
digme clinique pour les analystes futurs.

Les mots de l’homme sont, pour Jeannette, traumatiques, ce qui


indique la violence du fantasme et/ou de la réalité. Par exemple, s’il
m’arrive de reprendre ses propres termes, pour tenter de lier, elle
s’énerve, et répond : « Ce ne sont pas les bons mots. Vous vous êtes
trompé. » Ce qui la fait fuir. Rester ou ne pas rester, telle serait donc la
devise de sa thérapie. « Êtes-vous vraiment la personne qui me convient?
Vous ne comprenez pas ce que je dis », répète-t-elle régulièrement.
Cette thérapie se déroule en trois phases, ou selon trois strates, suc-
cessives ou simultanées : elle vient, car elle arrête la thérapie ; elle arrête
la thérapie, donc elle vient ; elle est libre ou non de venir, sans limita-
tion de durée, donc elle vient à son idée. En première phase elle annule,
envoie des lettres de rupture en forme d’avertissement judiciaire, qui lais-
sent penser qu’elle souhaite me mettre en état d’arrestation. Confuse
quand elle revient, Jeannette vérifie sans doute que je ne la punirai pas.
Par cette façon d’avancer à reculons, elle s’approche aussi d’un père
dont elle ne peut que redouter violence et maltraitance, d’un analyste père
dont elle doit sans cesse s’assurer qu’il n’ira pas la chercher pour la
frapper. Jeannette est atteinte de panique du téléphone, craint que ce
ne soit son père quand la sonnerie retentit. Répond, une fois. C’est son
ancienne thérapeute qui prend de ses nouvelles. « Très aimable », répond
Jeannette. La thérapeute la rappelle à son travail. Jeannette l’envoie
sur les roses, avec des épines. Elle craint bien sûr que je ne l’appelle.
En seconde phase, Jeannette ne menace plus d’arrêt. Parle de ces
imaginations et de ces mots qui la brisent, des femmes aimées en secret.
Et elle agit. Un jour, au supermarché, elle propose gentiment de prendre
un paquet de lessive pour un ami qui l’accompagne. La lessive est en
bas du rayonnage. Elle se met à quatre pattes, trouve le paquet. Content,
mais debout, l’ami se penche pour le prendre. Elle se relève, furieuse,
et lui lance le paquet à la figure : « Tu n’as qu’à le prendre toi-même,
connard ! » Elle retrouve un souvenir : elle avait glissé sur le carrelage
36 Les secrets de la séduction

de la cuisine, son père l’avait cognée. Un autre jour, Jeannette arrive épui-
sée, en nage. Elle a failli agresser des noirs dans le métro, et dit « trou-
ver scandaleux que les nègres se promènent dans le métro en tenue de
nègres ». L’injure lui monte involontairement aux lèvres : « sales
négros », elle change de wagon pour ne pas la proférer. Devant moi,
elle est rouge de honte car « elle n’est pas du tout raciste », a des idées
« très droites », milite pour les minorités. Je signale que ces mots seraient
peut-être ceux jadis entendus.
Nouvelle rupture, nouveaux rappels, pour prendre rendez-vous. Je
propose un jeudi en fin de journée. Voici sa réponse : « Ah oui, jeudi,
non ! Je dis non ! Vous entendez, hein, vous les psychanalystes ! » Je
suggère un samedi en fin de matinée, elle acquiesce, mais insiste « Vous
voyez, ça c’est une interprétation, je dis non ! », tout heureuse d’avoir
mis à terre son analyste père. Dans un premier temps, je comprends ce
jeu de mots comme un mouvement agressif de transfert négatif à mon
égard. Il est aussi une tentative de se débarrasser sur moi de ses analystes
précédentes, analystes dont on peut supposer qu’elles avaient occupé,
à la limite du réel, la place de ses parents. Sa précédente thérapeute,
lui aurait dit une phrase qui se promène dans le monde psy : « Ça n’a
pas d’importance que l’analyste soit un homme ou une femme. » Il
paraît plutôt indiqué, ici, de rester ferme sur la question de la diffé-
rence : père ou mère, homme ou femme.
* *
*
Puis apparaît un autre élément : les séances de Jeannette avaient
lieu jusqu’à présent le soir. Elle vient maintenant à midi. Or, c’est à
partir de ce changement que le brouillard s’éclaircit par endroits. Quand
Jeannette venait le soir, on peut supposer la présence massive d’une
scène infantile étouffante, en partie confondue avec une scène violente
sans doute incestueuse entre le père et la fille lorsque ce dernier, ivre,
rentrait pour s’affaler sur le lit, lorsque bordées d’injures et indécences
ne faisaient qu’un. Les séductions, les scènes sexuelles, n’ont-elles
pas lieu dans l’ombre et la nuit psychiques ? Elles sont « caviardées »,
voire irreprésentables. Le soir, le brouillard est à couper au couteau,
empêche les tentatives de pensée. Seuls les acting peuvent être facteurs
Jeudi, non! 37

de compréhension. Le matin, à la campagne, les brumes se dissipent, la


lumière revient, l’enfant humiliée tente de reprendre vie, s’échappe,
musarde, apprivoise la folie. Dans ces bons moments, il m’arrive de
voir Jeannette comme une alouette, non plus comme un moineau gelé.
Jeannette raconte une histoire de tuyaux. Le bruit des robinets des
voisins la gêne. Je souligne les tuyaux. Elle dit entendre ses voisins
faire l’amour dans la nuit, n’en dort pas : « Je ne suis pas jalouse qu’ils
fassent l’amour, ça m’est égal. » Je signale l’égalité et la différence.
« Oui, vous comprenez », dit-elle, « il y a quelque chose de différent
entre un garçon et une fille ». Elle poursuit : « Avec une femme pour moi,
c’est terrible je crains sans arrêt d’être englobée, débordée. » Ce qui
se produit réellement quand elle s’évanouit après qu’une aimée n’ait
pas accepté ses avances. Et de décrire, non sans pertinence, la relation
homosexuelle féminine comme « dans un œuf », une fusion l’une avec
l’autre. « Entre femmes, c’est comme fermé. Avec un homme, c’est
ouvert, enfin, je ne sais pas, c’est ce qu’on dit. » Je pense à sa relation
avec moi. Jeannette suit le fil : « Oui. Alors que deux femmes ne sont
pas séparées. » Je dis : « Comme des jumeaux. » Elle répond : « Non.
Comme des jumelles ! Vous vous trompez. » Quelle jumelle ? Sa mère ?
Dans un œuf. On est invité à se représenter ici l’identification pri-
maire à la mère comme une boule, en deçà de toute division et diffé-
renciation. La patiente tait sa mère en séance pour la tenir à l’écart de
la violence entre le père et la fille, signifier aussi qu’il serait intolé-
rable d’aller fouiller au sein de cette sphère formée de femmes confon-
dues. Le respect du silence sur sa mère rassure sans doute la patiente,
qui le traduit en disant n’avoir jamais douté que « j’acceptais son homo-
sexualité ». Chez elle, l’homosexualité est un tourment, non un acte.
L’analyste anglais Gillespie, dans sa « Note sur l’analyse des per-
versions sexuelles » 4, émet, à propos d’un patient masculin fétichiste,
l’hypothèse que le clivage à l’œuvre dans cette perversion renverrait
au fantasme sous-jacent suivant : la division de l’objet sexe féminin
(la fente de la vulve) résulterait d’une attaque sadique par le père, ou
par le sujet lui-même. On peut s’inspirer de la pensée de Gillespie en

4. Gillespie.W.H., « Notes on the analysis of sexual perversions », 1, 1952, Int. Journal


of Psycho-Analysis, 33 ; 397-402.
38 Les secrets de la séduction

pensant à certains cas d’homosexualité féminine. Ainsi, pour notre


patiente, le fantasme serait que l’objet sexe féminin, pour se prémunir
contre cette attaque, soit et reste une boule non divisée, ce qui inclut le
fantasme que le sexe féminin ne puisse être ni ouvert, ni ouvrable. La
femme, en ce cas, ne serait pas sortie de l’œuf, comme non née. Une tra-
duction de ce fantasme serait le sentiment de ne pas pouvoir exister,
par étouffement. On pense également à l’impression diffuse de non-
existence continue contre laquelle elle se débat : son brouillard, ses
fuites, ses errances où espace et temps sont abolis. Angoisse sans issue
d’être englobée par la mère, car le choix serait : ou bien ne pas naître,
ou bien craindre de périr par la violence de l’ouverture (l’acte sexuel,
la naissance.). On comprend mieux, alors, la violence insoutenable de
l’attaque de l’objet féminin par le père. La scène infantile traumatique,
s’appuyant sur le fantasme d’un sexe féminin qui ne peut être ni ouvert,
ni s’ouvrir, serait vecteur d’orientation vers la psychose.
Autre rêve : la patiente voit sa cuisine « étroite comme un boyau ».
Un cheval énorme, trop gros pour y entrer, force l’accès. Il peine, souffle.
Le cheval est monté par un cavalier aux bottes boueuses dont elle ne sait
ni le nom, ni le visage. Les murs se cassent. La tête et le cou du cheval
touchent le fond de la cuisine, qui se fend. Elle se réveille, terrifiée. La
nature traumatique, les traces de violence sexuelle du rêve paraissent évi-
dentes. La pénétration de la femme par l’homme la mettrait en mor-
ceaux, par éclatement.

« Nous ne pouvons plus avoir comme ils étaient les plus anciens
événements de l’enfance »5, écrit Freud dans L’interprétation des rêves,
« mais s’y substitueront des transferts et des rêves dans l’analyse. »
Et maintenant, si l’on se souvient du rôle qui échoit aux événements
infantiles vécus (Erlebnissen) dans les pensées du rêve, ou bien aux
fantasmes fondés sur ces événements vécus, de la fréquence avec laquelle
les uns et les autres réapparaissent dans le contenu du rêve, si, de même,
on se souvient de la fréquence avec laquelle les désirs du rêve en
sont dérivés, on ne saurait refuser de trouver vraisemblable que la

5. S. Freud, Die Traumdeutung, G.W., II-III, pp.190 et 551-52, L’interprétation des


rêves, Ed. fr., p. 464, ma traduction.
Jeudi, non! 39

métamorphose des pensées en images visuelles puisse être une consé-


quence de l’attraction qu’exerce le souvenir, figuré visuellement et
cherchant la reviviscence coupé de la conscience et luttant pour s’ex-
primer. D’après cette conception, le rêve peut être conçu « comme un
substitut (Ersatz) de la scène infantile modifié par transfert sur le
récent. » La scène infantile ne peut revenir dans la réalité. Si le rêve
est le retour de cette dernière métamorphosée, Freud n’est pas loin
d’avancer que le rêve, tout rêve, est désir de retour de la scène infan-
tile. Le rêve du cheval fait par notre patiente illustre bien ce propos :
retour (et désir de retour) d’une scène, en l’espèce, terrible.
Ainsi, dans certains cas d’homosexualité féminine, l’expérience
traumatique de l’enfant et le fantasme associé resteraient inélaborables,
car enchaînés au lien premier, insécable, avec l’objet mère avec lequel
la fille reste implacablement confondue. Une indivision psychique, en
quelque sorte. Dans le cas de notre patiente, l’expérience infantile
revient transformée en mots éprouvés comme des faits destructeurs, en
épisodes proches du délire et sous forme de rêves de terreur proches
de la scène décrite par Freud dans sa lettre de décembre 1897. L’acte de
l’homme à la phase précoce qui revient est doublement traumatique : du
fait du retour métamorphosé de la scène infantile, et parce qu’aucun
homme ne saurait ouvrir la sphère formée par la mère et sa fille. Puisque,
selon ce fantasme, l’homme est incapable d’avoir le pouvoir de sépa-
rer la mère de la fille, aucun mot n’est susceptible de lui être adressé.
Il restera, ou bien inaccessible, ou bien objet de vœux inconscients de
destruction constants. Quant à la fille devenue femme, on parlera, en deçà
de l’homosexualité, d’état de « désexualisation létale », selon l’ex-
pression de Christian David6. C’est bien le cas de notre patiente. La
réalité du masculin reste hors champ. Elle arrive un matin, et déclare :
« Je veux quand même vous dire pourquoi je reste avec vous malgré
tout. C’est parce que vous êtes un homme. Ça m’étonne. » Je réponds :
« Je sais ». Parlant ainsi, je pense avoir signalé un accès possible à la
connaissance du paternel non incestueux, du masculin différencié. La
patiente se tait un moment, puis rétorque en riant : « Un homme, ça
déton(n)e », sans préciser s’il s’agit d’explosion ou de dysharmonie.

6. C. David, La bisexualité psychique, p. 35, Paris, Payot, 1992.


40 Les secrets de la séduction

Sans doute les deux à la fois. Elle me montre à quel point tout mot peut
venir la déchirer, la menacer d’éclatement : d’où son besoin de le ren-
voyer, comme une flèche du Parthe, pour échapper à cette menace. Si
le mot vaut pour l’acte, chaque mot devra être apprivoisé, l’un après
l’autre, pour tenter d’éviter, si cela est faisable, la blessure narcissique
toujours à vif. Récemment, la patiente aurait réussi à rédiger des notes
de synthèse dans un délai assez court, non sans l’aide de ma partie fémi-
nine, la bienveillante directrice de communication, non sans connaître
aussi bien des tensions, des excitations, des désirs de fuite. Aurait-elle
entendu quelques-uns de mes mots, sans blessure ? C’est possible.

Jacques Clauvel


La croyance à l’action traumatique du père séducteur dans
la genèse de la névrose s’effondre pour Freud, au moment
où il résout – partiellement – le transfert paternel qui
l’attachait à Fliess.

La passion d’un père

GILBERT DIATKINE

J USQU’À LA PUBLICATION en 1985, par Jeffrey Moussaieff Masson,


du texte intégral de la correspondance Freud-Fliess, la remise en
cause par Freud de la théorie de la séduction dans la lettre 69 à Fliess
du 21 septembre 1897 semblait ne s’appliquer qu’à ses patients. Mais
le texte complet de cette lettre contient quatre mots que les éditeurs de
La naissance de la psychanalyse ont censurés : « Puis, aussi, la sur-
prise de constater que, dans chacun des cas, il fallait accuser le père de
perversion, y compris le mien »1.
Ces quatre mots font allusion à une lettre antérieure de plusieurs
mois, la lettre 58, également censurée dans la traduction française, datée
du 8 février 1897, dans laquelle Freud soupçonne son propre père d’avoir
abusé sexuellement de son frère et de ses jeunes sœurs. Cette affirma-
tion s’appuie sur l’interprétation de divers symptômes hystériques :
« Frissons hystériques : être enlevé d’un lit chaud. Les céphalées hys-
tériques avec sensation de pression sur le haut de la tête, les tempes, et

1. Lettre du 21.9.97, La naissance de la psychanalyse, p. 168, Édition Masson, p. 264.


(Tous les textes censurés dans La naissance de la psychanalyse sont traduits de
l’Anglais par moi, et en italiques).
42 Les secrets de la séduction

ainsi de suite, sont caractéristiques de scènes où la tête est fermement


maintenue dans le but d’actions dans la bouche. (Par la suite, refus des
photographes qui maintiennent la tête immobile avec un appareil de
contention). Malheureusement, mon propre père était l’un de ces per-
vers, et est responsable de l’hystérie de mon frère (dont tous les symp-

sœurs. La fréquence de ces circonstances me laisse souvent songeur. En


tômes sont des identifications) et de celles de plusieurs de mes jeunes

tout cas, j’aurai beaucoup de matériaux à te soumettre à Prague »2.


Ce texte laisse les lecteurs partagés : les uns, devant le caractère
isolé de ce souvenir dont il n’est plus jamais fait mention ensuite, et l’ab-
sence d’indignation ou de colère chez Freud, penchent plus pour un
fantasme ; les autres, impressionnés par l’extrême précision des détails,
pensent qu’il s’agit d’un événement réel. Certains de ces partisans
d’un traumatisme réel en ont tiré une lecture complètement nouvelle de
la lettre 69 : Freud aurait trouvé, avec la théorie du traumatisme, la
véritable étiologie des névroses, mais y aurait renoncé dans la lettre
69 par souci de respectabilité. L’essentiel de la théorie psychanaly-
tique, c’est-à-dire, le fantasme, les pulsions, la conflictualité interne,
serait une construction destinée à masquer cette réalité inavouable.
Ferenczi aurait redécouvert la théorie authentique, celle du trauma-
tisme sexuel, avec « Confusion de langue entre les adultes et l’en-
fant ». Les cas de Freud devraient tous être relus sous l’angle de
l’étiologie traumatique. La psychopathologie actuelle devrait être sys-
tématiquement examinée avec l’idée qu’elle peut être due à un abus
sexuel ou à des sévices réels. Les parents sont donc suspects jusqu’à
preuve du contraire, et non seulement eux, mais aussi les enseignants,
les éducateurs et les thérapeutes, car dans le transfert, les patients
reproduisent leur relation au parent abuseur, et poussent inconsciem-
ment les professionnels qui n’ont pas reçu une formation spécifique à
répéter les abus sexuels dont ils ont été victimes. Les thérapeutes
devraient être entraînés à dépister ces abus et à ne pas les prendre pour
des fantasmes, mais pour des réalités ; à ne pas les interpréter, mais à
dénoncer les coupables aux autorités compétentes.

2. Lettre du 8. 2. 97, La naissance de la psychanalyse, p. 170, Édition Masson, p. 230.


La passion d’un père 43

Ce courant de pensée s’incarne dans de petits groupes organisés,


qui se sont développés depuis que l’opinion publique a pris, une fois
de plus3, conscience de la réalité des sévices et des abus sexuels dont
peuvent être victimes les enfants. La loi oblige maintenant les théra-
peutes à dénoncer leurs patients, ou les parents de leurs patients, non
seulement en cas de danger imminent d’abus sexuel avéré, mais en
cas de simple « soupçon », et même en cas d’« abus psychologiques ».
Il en est ainsi en France mais aussi, comme Bollas et Sundelson l’ont
montré4, aux États-Unis. Dans ce dernier pays, d’importants intérêts
financiers sont en jeu, car les subventions du Gouvernement Fédéral sont
proportionnelles au nombre de dénonciations d’abus sexuels réalisées
par les États et les Comtés. La prise en charge des victimes et de leurs
familles, confiée à des sociétés privées, est devenue un business qui se
développe très rapidement. L’art de formuler un rapport de dénoncia-
tion fait maintenant partie de la formation de base des psychologues.
On enseigne aux futurs thérapeutes à rédiger des dossiers régulière-
ment, et en des termes tels qu’ils soient toujours présentables devant
des juges. La règle n’est plus que les thérapeutes respectent le secret
de la cure, mais qu’ils le violent. Les thérapeutes se transforment en
informants, en indicateurs. Bollas et Sundelson, dans leur livre s’alar-
ment de la dégradation de la confidentialité chez les psychothérapeutes
américains5. Les mêmes problèmes se posent en France, même si les
lois du marché n’ont pas chez nous un effet aussi dévastateur qu’outre-
Atlantique.
Freud a-t-il ou non été victime d’un traumatisme ? Comme chaque
fois que l’on se pose une pareille question à propos d’un patient, enfant
ou adulte, il est difficile de conserver une neutralité suffisante, et le

3. Car il semble bien qu’historiquement la réalité des faits de pédophilie et de sévices


passe par des alternances d’occultation et de dénonciation. Michel Foucault, dans son
cours du 5 mars 1975, signale qu’une vague de mise en garde contre les actes de
pédophilie chez les domestiques et les gouvernantes avait ainsi agité la France du
début du XIXe siècle. (Foucault, 1974-75, p. 229).
4. Bollas et Sundelson, 1995.
5. Pour plus de précisions sur ce sujet, voir G. Diatkine, «L’ère du soupçon» in
Éducation et maltraitance, G. Diatkine, J-C. Arfouilloux, A. Frejaville, A. N’Guyen
éditeurs, collection monographie de psychiatrie de l’enfant, PUF, 2001.
44 Les secrets de la séduction

contexte polémique que je viens de décrire est typique de l’agitation


qui entoure toujours ce type de problème.
* *
*
Entre la lettre 58 (février 1897) et la lettre 69 (novembre 1897),
Freud parcourt un cycle qui l’amène de la certitude du fait traumatique
à la découverte du fantasme inconscient. Mais deux ans plus tôt, dans
les Études sur l’hystérie, il a déjà accompli avec Breuer le même par-
cours. La théorie du traumatisme est d’abord clairement énoncée dans
la « Communication préliminaire ». Breuer et Freud l’empruntent
d’ailleurs à la psychiatrie de leur époque et la considèrent comme allant
de soi. Est qualifié de « traumatisme psychique » « tout incident capable
de provoquer des affects pénibles ». Ce qu’ils apportent de nouveau,
c’est l’analyse du lien causal entre le traumatisme et le symptôme, qui
peut être d’identification, de coïncidence, de déplacement, de formation
réactionnelle, ou de symbolisation. Le symptôme disparaît quand le
refoulement est levé « de façon fort détaillée… et en donnant à son
émotion une expression verbale ».
Toutefois, dès la « Communication préliminaire », cette causalité
simple est mise en question. En effet, à côté de l’abréaction qui survient
lorsque le souvenir de l’incident est retrouvé, du raisonnement (la contra-
diction par des expériences opposées), ou encore de l’usure par l’oubli,
Breuer et Freud envisagent la dispersion de l’affect sur un grand nombre
d’associations (c’est ce qui deviendra ensuite l’élaboration), comme un
des modes possibles de guérison. Dès lors, l’événement traumatique n’est
plus qu’un élément au sein d’une chaîne associative. C’est ce que les cas
rapportés vont montrer d’une façon impressionnante. Certes, Freud sou-
tient la théorie du traumatisme, parce qu’il y voit un argument contre la
théorie de la dégénérescence soutenue par l’école psychiatrique fran-
çaise, qui l’indigne6. Il est remarquable qu’à l’exception de Katharina7,

6. Freud, Emmy von N…, Livonienne, p. 68.


7. Freud, Katharina, p. 102. Dans un cas moins détaillé, celui de Rosalie H., il y a aussi
un traumatisme sexuel remontant à l’enfance : le père de Rosalie trompait sa mère
avec les bonnes. Mais ici encore, l’après-coup comporte une relation aux « souvenirs
de la prime enfance ». (Freud, Elisabeth von R…, p. 135).
La passion d’un père 45

qu’il n’a pas traitée, mais seulement rencontrée pendant une excursion
en montagne, aucun des cas présentés dans les Études sur l’hystérie
n’a été victime de traumatisme sexuel. Dès l’observation de Lucy R…,
Freud substitue le conflit psychique à l’événement, dans la causation de
l’hystérie : « Ainsi le véritable facteur traumatisant est-il celui par lequel
la contradiction s’impose au moi et où celui-ci décide de chasser la
représentation contradictoire »8.
La place du traumatisme réel n’est pas effacée pour autant de la
pensée de Freud, mais elle est ramenée à une place limitée au sein d’une
structure plus complexe : dans la « Psychothérapie de l’hystérie », Freud
rapporte encore brièvement un cas d’abus sexuel, dans lequel il a suffi
de révéler le secret pour guérir la maladie. Il discutera encore la place
de « l’étiologie traumatique » à la fin de sa vie, dans « Analyse termi-
née et analyse interminable ».

Il n’est donc pas surprenant que, dans le cadre de sa relation avec


Fliess, il y revienne après la publication des Études sur l’hystérie. Il
est intéressant d’examiner le contexte de ce retour grâce à la corres-
pondance intégrale avec Fliess. Celle-ci suit pas à pas la rédaction de
cet ouvrage. Freud donne à Fliess des nouvelles de Cecily M…, et lui
raconte sa rencontre sur le Rax avec Katarina10. Il se plaint de ses dif-
ficultés avec Breuer dans la rédaction de la « Communication prélimi-
naire » en 189211. Au même moment, fin 1892, il envoie à Fliess le
« Manuscrit A » et le « Manuscrit B » qui conservent à l’étiologie trau-
matique une place importante mais délimitée : « les traumatismes sexuels
subis avant l’âge de la compréhension » n’y sont que l’une des quatre
étiologies possibles des névroses12. En février 1894, Freud a terminé

8. Freud, Lucy R…, p. 96.


9. Freud, « Psychothérapie de l’hystérie », p. 222.
10. 20. 8. 93, Masson, p. 54.
11. « Mon hystérie a, dans les mains de Breuer, été transformée, élargie, rétrécie, et
s’est partiellement évaporée dans ce processus. Nous écrivons la chose de concert,
chacun travaillant de son côté sur différentes sections qui seront signées

tournera ». 12. 7. 92, Masson, p. 32. (ma traduction).


séparément, mais toujours en parfait accord. Personne ne peut dire comment cela

12. Naissance de la psychanalyse, p. 60.


46 Les secrets de la séduction

la rédaction des cas des Études mais la « Psychothérapie de l’hystérie »


n’est écrite et terminée qu’en mars 1895. Le livre est achevé en
avril 1895. Dès que Freud en a les épreuves d’imprimerie, il les adresse
à Fliess mais, par un acte manqué de sa part, elles ne lui parviendront
pas.
En septembre 1895, Freud travaille à l’Esquisse. C’est alors seule-
ment que la théorie du traumatisme revient au premier plan. Freud étu-
die le choix de la névrose en fonction de la date et des circonstances de
survenue du traumatisme sexuel. Le 8 octobre, il écrit : « L’hystérie est
déterminée par un incident sexuel primaire survenu avant la puberté et
qui a été accompagné de dégoût et d’effroi. Pour l’obsédé, ce même
incident a été accompagné de plaisir »13. C’est « le grand secret cli-
nique » de la différence étiologique entre l’hystérie et la névrose obses-
sionnelle : « L’hystérie résulte d’un choc sexuel présexuel, la névrose
obsessionnelle d’une volupté sexuelle présexuelle, transformée ulté-
rieurement en sentiment de culpabilité »14.
En même temps, en janvier 1896, la notion d’après-coup est esquis-
sée dans le « Manuscrit K » : 15. En mai 1896, Freud dresse un tableau
des névroses (hystérie, névrose obsessionnelle ou paranoïa, alors clas-
sée par Freud parmi les « névroses ») en fonction de l’âge de survenue
de l’incident sexuel. Les lettres de la fin 1896 et du début 1897 multi-
plient les observations de séductions précoces, jusqu’au début de l’auto-
analyse de Freud au printemps 1897.

C’est donc entre l’été 1895 et l’hiver 1897 que l’intérêt de Freud
pour la théorie traumatique connaît un regain d’intérêt. La lecture de
la correspondance complète montre, me semble-t-il, assez clairement,
qu’il s’agit, là, d’un effet de la relation qui se noue entre Fliess et
Freud. C’est Breuer qui a mis en présence les deux hommes en 1887 :
Fliess fait un séjour d’études à Vienne, Breuer lui conseille d’écouter
les conférences de Freud alors juste rentré de Paris. Au cours des pre-
mières années de leurs relations, la correspondance est espacée (deux

13. 8. 10. 95, lettre 29 de la NP, Masson, p. 141.


14. 15. 10. 95, lettre 30 de la NP, Masson, p. 144. Aussi dans la lettre 31, du 16.10.95.
15. « Manuscrit K », 1.1. 96, NP, p. 130.
La passion d’un père 47

lettres en 1887, trois en 1888, aucune en 1889, deux en 1890, trois en


1891), et d’abord amicale et professionnelle. Le ton change au cours
de l’été 1890, où Fliess invite Freud à Berlin pour la première fois, et
où s’exprime clairement un transfert amoureux : « Votre invitation est

vés depuis longtemps »16.


la chose la plus adorable et le plus grand honneur qui me soient arri-

La rencontre aura lieu finalement à Salzbourg : « Je suis ravi !


Comment imaginer pour cela un plus bel endroit que Salzbourg ? Nous
nous y rencontrerons et nous nous promènerons pendant quelques jours
où vous voudrez »17. L’exaltation de Freud pour son ami va croître pro-
gressivement. L’été 1891, pour préparer le « congrès » suivant, il écrit :
« La seule chose qui compte, c’est que cette année aussi, nous devons
nous voir et parler »18 ; en mai 1894 : « Évidemment, ce n’est pas une
faveur spéciale du sort qui me laisse approximativement cinq heures

passer d’un autre – et que tu es le seul autre, l’alter ».


par an pour échanger des idées avec toi, alors que je peux à peine me

Fliess utilise ce transfert idéalisant pour faire le bien de Freud, ten-


ter de le guérir de son tabagisme, le persuader de la vérité de ses idées
les plus insensées sur la névrose nasale réflexe et les cycles menstruels
chez l’homme. Freud s’y soumet, non sans ambivalence : « J’ai attendu
quelque temps pour pouvoir te demander si l’opération avait réussi et
si tu aurais à retourner à Brème une fois de plus. Que ton diagnostic fût
correct, je n’en doutais pas, puisque tu as déjà ruiné mes facultés cri-

prendre que tu es libéré de tes migraines ».


tiques et que je te crois vraiment sur tout. Je serai très heureux d’ap-

Toutes les lettres de la fin 1893 et du début 1894 reflètent la même


coexistence, côte à côte chez Freud, d’une acceptation aveugle des idées
les plus infondées de Fliess, et d’une méfiance exprimée presque expli-
citement. Toutefois, la soumission l’emporte de beaucoup : en
novembre 1893, Freud, pour se désintoxiquer de son tabagisme, se fait
cautériser le nez, conformément aux idées de Fliess sur la « névrose
nasale réflexe ». Le traitement « réussit » : Freud cesse de fumer, mais

16. 21. 7. 90, Masson, p. 26. (ma traduction)


17. 11. 8. 90, Naissance de la psychanalyse, p. 56.
18. Cette citation et les suivantes se trouvent chez Masson, p. 29-127. (ma traduction)
48 Les secrets de la séduction

apparaît une hypocondrie angoissante, avec la certitude d’être atteint


de myocardite, et d’être promis à une mort prématurée. Il recommence,
au bout de quelques mois, à fumer en conservant l’angoisse d’être atteint
de myocardite. Breuer le soigne. Son symptôme s’améliore (alors que
Fliess, opéré – du nez ? – pour une migraine, reste, lui, mal en point !).
Le deuxième semestre de 1894 est plein du récit de ses nouvelles ten-
tatives de sevrage. Il va mieux… sous cocaïne ! Il va en prendre des
doses croissantes au cours de l’année 189519, et n’y renoncera qu’à la
mort de son père, le 26 octobre 189620.
Dès 1892, Freud a été confronté à une première erreur de diagnos-
tic commise par Fliess. Il en mesure, déjà, l’évidence et, cependant,
prend sa défense contre un confrère. La même chose se reproduira avec
Emma Eckstein : en janvier 1895, Fliess annonce son projet de venir à
Vienne pour y opérer des fosses nasales Emma, cette patiente qui leur
est commune, et aussi… pour faire subir, à Freud, la même intervention!
Freud affirmera qu’il a bien supporté cette opération. Toutefois, il a un
écoulement purulent du nez, du côté qui n’a pas été opéré par Fliess, et
il est à nouveau obsédé par l’idée qu’il est atteint d’une myocardite
dont il mourra précocement. Mais tout cela ne lui paraît rien, à côté du
plaisir d’avoir ainsi vérifié la théorie de Fliess sur les rapports intimes
qui unissent le cœur et le nez !
En fait, si les symptômes de Freud sont sans gravité, il n’en est pas
de même pour Emma Eckstein dont les suites opératoires se compli-
quent d’une hémorragie grave et d’une infection sévère. Elle doit être
reprise par un autre chirurgien qui retire, sous les yeux de Freud, aidant
à l’opération, « au moins la moitié d’un mètre de gaze oubliée dans la
cavité ». Suit un collapsus : horrifié, Freud s’évanouit en salle d’opé-
ration. Emma retrouve ses esprits et se moque de Freud : « Voilà bien
le sexe fort ! ». Freud n’a toujours rien à reprocher à Fliess.
L’amélioration d’Emma est de courte durée. Les hémorragies reprennent,

19. 24.1.95, Masson, p. 106 ; puis 20.4.95, Masson, p. 125 ; 27.4.95, Masson, p. 127 ;
12.12.6 95, « J’ai besoin de beaucoup de cocaïne », Masson, p. 132.
20. « Je t’en écrirai davantage et avec plus de détails la prochaine fois ; incidemment,
la brosse à cocaïne a été complètement laissée de côté », 26.10. 96 ; Masson,
p. 201 ; lettre 49 de la NP.
La passion d’un père 49

si menaçantes qu’il est question de ré-intervenir pour comprimer la


carotide. Quand elle sera définitivement tirée d’affaire, Freud inter-
prétera son hémorragie comme une hémorragie hystérique, due à l’ex-
cès d’amour! Elle aurait toujours été encline aux hémorragies (épistaxis,
ménorragies) et elle se serait sentie heureuse de saigner entre les mains
de Rosanes (le chirurgien de cette urgence) !
Quant à Freud, il reste persuadé qu’il souffre de myocardite, et prend
un tonicardiaque (de la strophantine). Malgré ce résultat désastreux,
Freud garde toute sa confiance en Fliess : l’important, écrit-il, c’est
que la santé de Fliess se soit améliorée pendant ce temps !
Simultanément, coexiste chez Freud la claire conscience que Fliess
s’est complètement trompé21. La lettre inédite du 22 juin 1895 est une
véritable déclaration d’amour à Fliess, si emphatique qu’on devine
qu’elle est une formation réactionnelle : « Tu serais le plus fort des

toute l’humanité. Tu pourrais tout faire et tout empêcher »22. Quelques


hommes, tenant dans tes mains les rênes de la sexualité, qui gouverne

mois après, Martha Freud et Ida Fliess sont enceintes simultanément :


« Si tu n’y vois pas d’inconvénient, je donnerai à mon prochain fils le
nom de Wilhelm ! S’il devient une fille, elle se prénommera Anna ».
On est à l’automne 1895. C’est le moment où Freud redécouvre l’inté-
rêt de la théorie du traumatisme et travaille sur le choix de la névrose
en fonction de la date de sa survenue et de l’attitude du sujet.
Pendant tout le premier semestre 1896, Freud élabore sa neurotica,
c’est-à-dire sa théorie générale des névroses, tout en accumulant des
matériaux propres à vérifier les idées de Fliess sur la bisexualité et les
cycles menstruels chez l’homme. Le 30 juin 1896, le père de Freud
tombe gravement malade. Freud commence ainsi la partie censurée de
la lettre 48 où il annonce la mauvaise nouvelle à Fliess : « Tu m’as
appris qu’il y a toujours un noyau de vérité dans les croyances popu-
laires les plus absurdes, et je peux t’en donner un exemple. Certaines
choses ne devraient jamais être mentionnées, même pour plaisanter,
sinon elles arrivent pour de vrai. Ainsi je t’ai écrit récemment que je

21. 20.4. 95, Masson, p. 125, (cette lettre évoque la première scène de Tartuffe, où
Orgon sans se soucier de la maladie de sa femme, n’a de pensée que pour Tartuffe !).
22. 22.6. 95, Masson, p. 133.
50 Les secrets de la séduction

n’avais pas vraiment besoin d’un congrès, et aujourd’hui, je dois te

moins sur la façon d’en fixer la date. Mon vieux père (il a 81 ans), se
dire qu’un sérieux obstacle s’oppose à la tenue du prochain, ou du

trouve à Bade, dans un état de santé très critique… »23.


Ce qui ne doit pas être mentionné, même pour plaisanter, est l’in-
utilité de la rencontre avec Fliess. Mais il est évident que le contenu
latent, ce qui doit être tu, est le désir de mort d’un parent aimé, transféré
sur Fliess. Dans les lettres suivantes, l’établissement d’un parallélisme
– et d’une compétition –, dans l’esprit de Freud, entre son père et Fliess
vient au premier plan. L’issue du conflit est un voyage en Italie recom-
mandé par Fliess, bien que le père soit mourant. Le père de Freud meurt
le 26 octobre 1896. Six mois plus tard, le 8 février 1897, Freud révèle
à Fliess que son père « était un de ces pervers » ; dans la même lettre, il
lui annonce qu’il a été proposé pour un poste de professeur à la faculté 24.
Il ne sera jamais possible de prouver que le père de Freud n’était pas
un pervers. Toutefois l’hypothèse qu’il s’agisse d’une construction fan-
tasmatique s’étaye sur des arguments solides. Certes, les détails précis,
propres à emporter la conviction, concernant la réalité matérielle de la
séduction, comme l’idée de « la tête de la victime fermement maintenue
par l’agresseur » peuvent en effet être le souvenir d’une scène dont Freud
aurait été le témoin. Mais il peut aussi s’agir du déplacement, sur le sou-
venir, d’un élément traumatique plus récent, comme cette intervention
sur le nez réalisée par Fliess, sur Freud, puis sur Emma Eckstein et, au
cours de laquelle la tête des patients devait aussi être immobilisée.
De plus, cette intervention n’est que la dernière de toute une série
d’actions de Fliess, qui lui avait déjà cautérisé le nez pour l’empêcher
de fumer, remplaçant son addiction par une hypocondrie très pénible25,
et avait « ruiné ses facultés critiques », ce qu’on ne peut pas tout à fait
prendre que pour de l’humour. Freud s’identifie hystériquement à Emma,
il s’évanouit, comme elle, en salle d’opération. Tout doit se terminer par
une grossesse, dont le père fantasmatique sera Fliess. Mais le ressenti-

23. 30.6.96, Masson, p. 193, lettre 48 de la NP.


24. 8. 2. 97, lettre 58 de la NP.
25. De même que le conseil de voyager en Italie pendant l’agonie de son père, donné
par Fliess à Freud, sera payé par celui-ci d’une phobie des chemins de fer qui
s’installera l’été suivant. (18. 8. 97, lettre 68 de la NP).
La passion d’un père 51

ment inconscient de Freud contre la castration qu’il a subie – dans le


fantasme – est considérable : Fliess n’a pas tenu ses promesses de thé-
rapeute, il a mal incarné son « idéal du moi » de chercheur et de savant,
et il a mis Freud dans une position risible face à Emma Eckstein (« Voilà
bien le sexe fort! »). Freud protège toujours Fliess, mais il me semble pro-
bable que les pères séducteurs qu’il rencontre dans les récits de ses
patients, et finalement dans sa mémoire, représentent l’aspect de Fliess
qu’il se refuse à voir jusqu’à ce que commence son auto-analyse.

* *
*
Quand l’auto-analyse de Freud a-t-elle commencé ? Jones en situe le
début en juillet 1895, date de la première interprétation complète de
l’un de ses rêves, ou en juillet 1897, puisque c’est en août 1897 que
Freud y fait allusion pour la première fois, remarquant, de surcroît, que
« cette analyse [la sienne] est beaucoup plus difficile que beaucoup
d’autres »26. De fait, à la lumière de ce qui a été exposé ici, on peut
avancer un tout petit peu cette date du début de l’auto-analyse en la
faisant coïncider avec le début de la rédaction de L’interprétation des
rêves, en mai 1897 : d’une part parce que l’auto-analyse de Freud repose
sur elle, et d’autre part, parce qu’à partir d’avril 1897, Freud met à nou-
veau l’accent sur le fantasme hystérique. Il y insiste sur la précocité
des fixations et sur le rôle de l’après-coup27 : « Tout montre qu’il s’agit
de la reproduction de certaines scènes auxquelles il est parfois possible
d’accéder directement et d’autres fois en passant par des fantasmes
interposés. Ces derniers émanent de choses entendues mais comprises
bien plus tard seulement »28.
Dès ce moment, pour Freud, le modèle du fantasme se complexifie pro-

26. 14. 8. 97, NP, lettre 67.


27. 6. 4. 97, lettre 59 de la NP : « J’ai découvert ce qui me manquait dans le problème de
l’hystérie, c’était une nouvelle source d’où s’écoule un élément de la production
inconsciente. Je veux parler des fantasmes hystériques qui chaque fois, je le constate,
se rapportent à des choses que l’enfant a entendues de bonne heure et dont il n’a que
longtemps après saisi le sens. Fait surprenant, l’âge où l’enfant a acquis ces notions
est très précoce : à partir de 6 ou 7 mois ». Aussi « Manuscrit L », NP, p. 174.
28. 2.5.97, lettre 61 de la NP. Les italiques sont de Freud.
52 Les secrets de la séduction

gressivement : « Les formations psychiques soumises, dans l’hystérie,


au refoulement ne sont pas à proprement parler des souvenirs, puisque per-
sonne ne fait travailler, sans de bons motifs, sa mémoire ; il s’agit de pul-
sions découlant des scènes primitives »29. Dans le « Manuscrit L », en
mai 1897, il examine trois versions du même fantasme, dont il se demande
si elles se rapportent aux mêmes faits originaux. Dans le « Manuscrit M »,
en juillet 1897, il note que la condensation et le déplacement rendent
impossible de découvrir la scène originelle à partir du fantasme.
La découverte du fantasme inconscient coïncide donc avec le début
de l’auto-analyse. Bien que Freud reste dubitatif quant à la possibilité
d’« une vraie auto-analyse, sans quoi il n’y aurait plus de maladie »30,
le concept de fantasme inconscient lui permet peu à peu d’interpréter son
transfert sur Fliess. Le 21 septembre 1897, il lui écrit : « Quelque chose
venue des profondeurs abyssales de ma propre névrose s’est opposée à
ce que j’avance encore dans la compréhension des névroses, et tu y
étais, j’ignore pourquoi, impliqué »31. La conclusion la plus importante
de la lettre 69, selon laquelle « il n’existe dans l’inconscient aucun
“indice de réalité” appelle, elle aussi, la notion de fantasme incons-
cient. En octobre 1897, poursuivant son auto-analyse, Freud persiste
dans sa remise en cause de la réalité du traumatisme : « dans mon cas,
le père n’a joué aucun rôle actif ». Il décrit, en faisant référence à la
pièce de Sophocle, le complexe d’Œdipe32. Il se dégage lentement de l’in-
fluence de Fliess : « j’ai également renoncé à voir dans la libido l’élé-
ment mâle et dans le refoulement l’élément femelle ».
Mais ce dégagement ne va pas sans retour en arrière : toutes les
lettres de l’hiver 1898 parlent beaucoup de la bisexualité. Pendant toute
cette période, Freud prend soigneusement note des « périodes fastes et
néfastes » correspondant à l’équivalent du cycle menstruel chez l’homme,
selon la théorie de Fliess33. En décembre 1897, il redemande à Fliess,

29. 2.5. 97, lettre 61 de la NP.


30. 14. 11. 97, NP, p. 208.
31. 7. 7. 97, lettre 66 de la NP.
32. Sans bien sûr employer le terme de « complexe », qui sera introduit ultérieurement
par Jung (15. 10. 97, lettre 71 de la NP.)
33. Par exemple 10. 7. 97, Masson, p. 256, où Freud note scrupuleusement les dates de
ses « règles », tout en craignant que le public ne comprenne pas…
La passion d’un père 53

à l’occasion de leur rencontre à Breslau, de le cautériser et il reprend


confiance dans « l’étiologie paternelle » (la séduction par le père). Le
cas Eckstein lui semble toujours confirmer cette hypothèse. Il recueille
de nouveaux cas de séduction traumatique.
Les dernières années de la correspondance montrent comment Freud
parvient à se déprendre de Fliess en se dégageant au préalable de sa
relation à Breuer. Dès février 1896, quand Fliess est rebuté par le
« Manuscrit K », Freud ne lui manifeste pas de ressentiment, mais lui
fait part de son irritation contre Breuer : « Je ne peux tout simplement
plus supporter Breuer ; ce que j’ai dû prendre sous la forme de mauvais
traitement et de faiblesse d’un jugement néanmoins ingénieux durant les

s’il te plaît, ne dis pas un mot de ceci qui pourrait revenir ici »34. Un mois
mois passés m’a finalement tué, intérieurement, jusqu’au bout. Mais

plus tard, l’irritation de Freud contre Breuer persiste, mais il commence


à se demander s’il n’y a pas un lien entre ses sentiments pour ses deux
objets35, et en mars 1998 il compare Fliess et Breuer.
Freud ne se délivrera jamais complètement des séquelles de sa rela-
tion à Fliess : toute sa vie il redoutera certaines dates fatidiques et il
conservera, de cette première expérience transférentielle, une propen-
sion à se choisir, comme analystes involontaires, des personnages mys-
tiques ou croyant au surnaturel, comme Jung, Ferenczi et Romain
Rolland. On ne peut reprocher à Fliess – qui ignorait être « l’analyste »
de Freud – d’avoir méconnu, dans ses passages à l’acte à visée théra-
peutique, des agressions sexuelles déguisées. Les psychothérapeutes
contemporains qui, dans leur soif de protéger l’enfance en danger, se
transforment en auxiliaires de police n’ont pas les mêmes excuses. Et
ils n’ont pas toujours des patients aussi doués que Freud.

Gilbert Diatkine

34. 6. 2. 96, lettre 40 de la NP, mais la colère contre Breuer a été censurée. Masson, p. 170.
35. « Notre relation personnelle [entre Freud et Breuer], correcte en surface, jette une
ombre profonde sur mon existence ici », 1. 3. 96, Masson, p. 175, non reproduit
dans la lettre 42 de la NP.
La référence à Rebecca, dans la lettre à Fliess, témoigne du
mouvement mélancolique où s’inscrit, pour Freud, le
renoncement à sa théorie de la séduction.

Deuil et neurotica

JEAN-CLAUDE ARFOUILLOUX

L E 6 MAI 1896, Freud entre dans sa quarante et unième année.


C’est l’âge où débute ce que Elliott Jaques a appelé la « crise
du milieu de la vie »1, interrogation mélancolique de l’homme vieillis-
sant sur ses potentialités psychiques, sexuelles et créatrices, mesu-
rées à l’aune du temps supposé qu’il lui reste à vivre. Depuis un
moment déjà, Freud est assailli par des pensées sinistres au sujet de
la date présumée de sa propre mort, imaginant avec effroi qu’il ne
dépassera pas l’âge de cinquante et un ans, son décès devant être pro-
voqué, croit-il, par la rupture d’un anévrisme. Deux ans auparavant,
en 1894, il y a eu l’épisode de la myocardite dont il s’est cru atteint.
Sans doute s’agissait-il seulement de troubles du rythme cardiaque
provoqués par l’abus du tabac, auquel il ne se décidera jamais à renon-
cer malgré les mises en garde de Fliess. L’essentiel de son œuvre,
cependant, est encore à venir.

1. E. Jaques (1965), « Mort et crise du milieu de la vie », trad. Fr. in D. Anzieu et coll.,
Psychanalyse du génie créateur, Paris, Dunod, 1974.
56 Les secrets de la séduction

Autre sujet d’inquiétude, lié de toute évidence au précédent, le vieux


Jacob, son père, se trouve « dans un état de santé très critique, avec
collapsus cardiaque, paralysie de la vessie, etc. » (lettre à Fliess du
30 juin 1896). Jacob meurt dans la nuit du 23 octobre, à l’âge de 81
ans. Le 2 novembre, Freud écrit à Fliess :

« Prendre la plume me coûte en ce moment de grands efforts et c’est pour-


quoi j’ai tant tardé à te remercier des paroles si touchantes que tu m’as adres-
sées. Par l’une des voies obscures situées à l’arrière-plan du conscient officiel,
la mort de mon vieux père m’a profondément affecté. Je l’estimais fort et le
comprenais tout à fait bien et, grâce au mélange, chez lui, de profonde sagesse
et de fantaisie légère, il a joué un grand rôle dans ma vie. Il se survivait
depuis longtemps, mais, du fait de sa mort, tout le passé ressurgit. Je me
sens actuellement tout désemparé 2. »

Dans la nuit qui a suivi l’enterrement, il a rêvé qu’il était dans la


boutique du coiffeur chez qui il se rend chaque jour. Sur un écriteau
comme ceux qu’on trouve dans les salles d’attente des gares (« Défense
de fumer »), il pouvait lire l’inscription suivante :
ON EST PRIÉ
DE FERMER LES YEUX
Ce rêve est cité à nouveau, quelques années plus tard, au chapitre VI
de L’interprétation du rêve3, mais le texte qui apparaît sur l’écriteau
est un peu différent et ajoute, après coup, un sens nouveau, qui n’exis-
tait pas dans la lettre à Fliess :

ou
On est prié de fermer les yeux

Ce qui peut également s’écrire ainsi :


On est prié de fermer un œil,

les yeux
On est prié de fermer
un œil

2. Lettre 50, in S. Freud, La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1956.


3. P. 273-274 de l’édition disponible pour le moment en français. Paris, PUF, 1967,
GW, II/III, p. 322-323.
Deuil et neurotica 57

Ce rêve, comme on le sait, a suscité divers commentaires. Freud y


voyait avant tout l’expression du sentiment de culpabilité qu’il éprou-
vait en tant que survivant. Il se reprochait d’avoir choisi une cérémonie
trop modeste aux yeux de la famille, et d’être arrivé un peu en retard aux
obsèques, parce qu’il avait dû, ce jour-là, attendre son tour chez le coif-
feur. Il s’agit donc, dans le rêve, de clore les yeux du père mort dans
un geste de piété filiale, mais aussi de « fermer les yeux », en signe
d’indulgence, sur l’insuffisance des devoirs rendus au père par le fils.
Freud souhaiterait se faire pardonner à la fois son retard et ce qu’on
pourrait prendre pour une certaine mesquinerie de sa part dans l’or-
donnancement des funérailles. Dans la somme qu’il a consacrée à l’auto-
analyse de Freud, Didier Anzieu4 remarque que si « fermer les yeux »
a bien ce double sens en français, il n’en est pas tout à fait de même
dans la langue allemande. Die Augen (au pluriel) zudrücken s’emploie
notamment au sens de fermer les yeux d’un mort, tandis que ein Auge
(au singulier) zudrücken signifie, au figuré, « faire semblant de ne pas
voir, fermer les yeux sur quelque chose. » L’expression « fermer un
œil » a en allemand la forme d’un clin d’œil complice qui n’apparaît
pas dans la langue française. En anglais, to shut one’s eyes veut dire
« s’aveugler sur, se dissimuler quelque chose, se boucher les yeux », et
on pense ici au dernier film réalisé par Stanley Kubrick avant sa mort,
Eyes Wide Shut.

Le rêve ne tranche pas entre les deux significations, il les réunit


dans une même représentation dont la transposition graphique fait pen-
ser à une formule mathématique et semble indiquer qu’il y a un rap-
port entre les deux pensées : fermer les yeux du mort et faire comme si
on n’avait rien vu. Mais la phrase du rêve sonne comme un interdit
dont la portée semble aller au-delà des motifs invoqués par Freud pour
demander l’indulgence : le retard aux obsèques du père et l’aspect trop
« bon marché » de la cérémonie organisée par le fils. Qu’est-ce donc,
alors, qu’il ne faudrait pas voir ou qu’il faudrait faire semblant d’igno-
rer ? Ne serait-ce pas le père qui aurait, lui aussi, quelque chose à se

4. D. Anzieu, L’auto-analyse de Freud et la découverte de la psychanalyse, 2 tomes,


Paris, PUF, 1975.
58 Les secrets de la séduction

f a i r e
pardonner ? Bien que Freud ne donne aucune indication permettant d’al-
ler dans ce sens, on a pu supposer qu’il ne s’agirait pas tant pour le fils
de se faire pardonner sa négligence que de fermer les yeux sur le passé
de son père, en même temps qu’il lui ferme les yeux pour l’éternité.

Il convient de jeter le manteau de Noé sur la nudité du père au


moment ultime de la mort, semblerait dire le rêve de Freud. Ce thème
a été longuement développé par Wladimir Granoff 5, s’appuyant notam-
ment sur la recherche de Sajner6 et sur sa propre consultation des docu-
ments disponibles. La vie de Jacob Freud, certes, présente quelques
zones d’ombre, mais comme le souligne Granoff, c’est le père imagi-
naire, plutôt que le père réel, qui est en cause dans tous les fantasmes
conscients et inconscients constitués autour de la figure du père. C’est
aussi sur le père imaginaire que va porter le travail du deuil que Freud
aura à effectuer après la mort du père réel. Et ce deuil lui fera faire un
pas décisif dans son travail d’auto-analyse, qui est aussi l’élaboration
de sa théorie de l’inconscient, dégagée de l’emprise de Breuer, puis de
celle de Fliess. Dans les trois ou quatre années qui suivent la mort du
père, se mettent en place peu à peu les thèmes majeurs que sont le com-
plexe d’Œdipe, la sexualité infantile, avec les fantasmes qui se tissent
dans sa trame pulsionnelle, et l’interprétation psychanalytique des rêves.
L’abandon de la neurotica, en septembre 1897, est le moment qui forme
le pivot de cette évolution. Désormais, le père ne doit plus être tenu
systématiquement pour le séducteur pervers dont la figure se dessine trop
complaisamment dans le discours des hystériques. C’est la figure de la
mère, véritable initiatrice de la sexualité infantile, « première généra-
trice », erste Heberin, de névrose, qui se dégage progressivement comme
séductrice originaire, objet-source de l’auto-érotisme chez l’enfant, et
ce modèle sera au centre de la théorie de la séduction développée par
Jean Laplanche7. Mais cela, ne signifie pas pour autant, que le père, en

5. W. Granoff, Filiations. L’avenir du complexe d’Œdipe, Paris, Ed. de Minuit, 1975.


6. J. Sajner, « Sigmund’s Freud Beziehungen zu seinem Geburtsort Freiberg (Pribor)
und zu Mähren », Clio-Medica, 1968, 3, 167-180.
7. J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1987.
Deuil et neurotica 59

tant que séducteur et objet à séduire, va disparaître de la scène : son


rôle s’inscrit maintenant à l’intérieur d’une relation triangulaire impli-
quant la mère et l’enfant.
* *
*
Sans trop forcer les choses, on pourrait voir, dans ce que Freud
appelle sa neurotica, les vestiges d’une sorte de « théorie sexuelle infan-
tile » particulièrement tenace et trouvant son étayage dans ce qu’il défi-
nira plus tard comme l’un des « fantasmes originaires » : la scène de
séduction de l’enfant par un adulte. Ici l’enfant séduit est une fillette dans
un âge encore très tendre, le séducteur est le père ou un homme du
proche entourage familial et l’acte de séduction est un traumatisme
sexuel qui ne prendra toute sa signification que dans l’après-coup. Ses
observations cliniques au cours des cures qu’il pratique sur des patientes
hystériques semblent renforcer la conviction de Freud que « l’hystérie
est déterminée par un incident sexuel primaire survenu avant la puberté
et qui a été accompagné de dégoût et d’effroi […]8. L’hystérie me semble
toujours davantage résulter de la perversion du séducteur ; l’hérédité
s’ensuit d’une séduction par le père. Il s’établit ainsi un échange entre
les générations :
Première génération : perversion ;
Deuxième génération : hystérie et, en conséquence, stérilité9. »
Dans la même perspective, la cause de la névrose obsessionnelle est
également rapportée par Freud à un « choc sexuel présexuel », anté-
rieur à la puberté, mais survenu à un âge un peu plus tardif et accom-
pagné, au lieu de l’effroi, d’une « volupté sexuelle présexuelle » qui
se transformera ultérieurement en sentiment de culpabilité.

Et puis le doute s’installe progressivement dans l’esprit de Freud.


Dans le « Manuscrit M. », qui accompagne la lettre 63 du 25-5-1897, il
note, à propos de la structure de l’hystérie, que « quelques-unes des
scènes sont directement accessibles, d’autres seulement par l’intermédiaire

8. Lettre 29 (8-10-95), in La naissance de la psychanalyse, op. cit.


9. Lettre 52 (6-12-96), ibid.
60 Les secrets de la séduction

de fantasmes superposés ». Mais quelle valeur faut-il alors attribuer à ces


fantasmes par rapport aux souvenirs de scènes supposées réelles ? Puis
il rêve (lettre 64 du 31-5-1897) qu’il éprouve des « sentiments hyper-
tendres » pour sa fille Mathilde qui, dans le rêve, s’appelle « Hella » en
raison de sa passion pour les héros de la Grèce antique. Ce rêve réali-
serait, selon Freud, son désir de « constater que c’est bien le père qui
est le promoteur de la névrose » et d’en finir ainsi avec des doutes insis-
tants au sujet de ses spéculations théoriques. Mais le rêve serait alors une
sorte de preuve par l’absurde, qui reviendrait pour Freud à s’accuser
lui-même de penchants érotiques inavouables envers sa propre fille, et
ce sont les doutes, en effet, qui finissent par l’emporter.

En septembre de cette même année 1897, au retour des vacances


d’été, il écrit à Fliess qu’il ne croit plus à sa neurotica 10. Non, décidé-
ment, ça ne marche pas et si on en restait à cette théorie, il faudrait accu-
ser systématiquement de perversion les pères de toutes les hystériques,
ce qui ne tient pas debout. « Il n’existe dans l’inconscient aucun “indice
de réalité” de telle sorte qu’il est impossible de distinguer l’une de l’autre
la vérité et la fiction investie d’affect. » Affirmation d’une portée consi-
dérable car elle conclut fermement à la primauté du fantasme sexuel,
qui « se joue toujours autour du thème des parents », sur la réalité de la
scène de séduction. De plus, il est vain d’attendre que le souvenir incons-
cient de l’incident réel puisse vaincre la résistance du conscient à sa
révélation (le terme de « refoulement » n’est pas utilisé ici) et, inverse-
ment, il ne faut pas espérer que le processus de l’analyse puisse aboutir
à une domination complète de l’inconscient par le conscient, autre conclu-
sion d’une extrême importance pour les développements théoriques à
venir. Faut-il alors, se demande Freud, laisser le facteur constitutionnel,
expression d’une prédisposition héréditaire, regagner le terrain qu’il
semblait avoir perdu devant les progrès de la théorie psychanalytique
des névroses ? Ce facteur héréditaire, en fait, ne sera jamais perdu de
vue par Freud et il réapparaîtra, sous des formes diverses, tout au long
de son œuvre. Mais la problématique qu’il introduit se déplacera du
champ de la biologie à celui du psychisme et de la transmission des for-

10. Lettre 69 du 21-9-97, in Naissance de la psychanalyse, op. cit.


Deuil et neurotica 61

mations de l’inconscient d’une génération à une autre.


Dans les lettres qui suivent, en octobre 189711, Freud rend compte
à Fliess de la poursuite de son auto-analyse. Son père, écrit-il, n’aurait
joué aucun rôle actif dans sa névrose dont la « première génératrice »
avait été « une femme âgée et laide, mais intelligente », sa bonne d’en-
fant, qui lui parlait de Dieu et de l’enfer. Il a découvert que sa libido
s’était éveillée vers l’âge de deux ans et demi et qu’elle s’était alors
tournée vers sa mère à l’occasion d’un voyage où, dormant avec elle,
il avait sans doute eu l’occasion de la voir nue. Cet amour sensuel
éprouvé précocement pour sa mère s’accompagnait, reconnaît-il, d’une
jalousie envers son père, comme il est banal de le constater chez tout un
chacun. D’où, remarque-t-il, la force saisissante du mythe d’Œdipe,
dont le rapprochement avec celui d’Hamlet s’impose à lui. Mais si la
mère est bien la première séductrice, la première messagère sexuelle,
c’est la question du père qui se trouve également posée, ici dans la
représentation du père mort, à travers ces références aux deux grandes
tragédies classiques, dont Freud ne cessera d’exploiter la veine. Et il
ne faut pas se hâter, même dans le deuil, d’innocenter le père de son
rôle actif dans la séduction. Dans une note ajoutée en 1924 aux
« Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense »12, texte
publié en 1896, Freud rappelle que « la séduction a conservé une cer-
taine importance pour l’étiologie, et aujourd’hui encore je considère
comme valables un certain nombre des développements psychologiques
présentés ici. »
* *
*
A la fin de sa lettre à Fliess, et avant de retrouver celui-ci à Berlin pen-
dant le week-end qui suivra, Freud exprime quelques regrets teintés d’iro-
nie devant l’effondrement de sa théorie de l’hystérie, dont il espérait gloire
et fortune. Mais il se console en considérant que « seule la psychologie
demeure intacte » et qu’il lui reste l’interprétation du rêve, à laquelle il
est en train de travailler et sur laquelle il fonde de nouveaux espoirs. De

11. Lettres 70 du 3-10-97 et 71 du 15-10-97, ibid.


12. S. Freud (1896), « Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense. »
in Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973.
62 Les secrets de la séduction

sorte qu’il se sent « victorieux plutôt que battu (à tort cependant) ».

« To be in readiness, garder sa sérénité, tout est là », écrit-il en


citant ou croyant citer une phrase de Hamlet. Car la citation est inexacte,
comme Jean Starobinski13 l’a fait remarquer en y voyant un lapsus de
Freud. Les mots prononcés par Hamlet avant le duel qui va l’opposer
à Laërte, le frère ennemi, sont en effet les suivants : « If it be now,’tis

it will come – the readiness is all 14. « Le tout est d’être prêt », ce n’est
not to come – if it be not to come, it will be now – if it be not now, yet

pas tout à fait la même chose que « garder sa sérénité. » Le même type
de méprise va se reproduire dans une lettre adressée à Fliess quelque
temps après la rencontre à Berlin15. Freud revient, une fois de plus,
sur l’histoire de « l’hystérique Hamlet », dont il cite une autre phrase,
« la conscience fait de nous des lâches », en s’interrogeant sur son
hésitation à venger son père par le meurtre de son oncle – ce qu’on a
appelé la « procrastination » d’Hamlet – tandis qu’il n’hésite pas une
seconde à tuer Laërte. Or, comme le remarque Anzieu16 à la suite de
Starobinski, Hamlet ne sait pas encore que la pointe d’une des deux
épées, celle qui circulera de la main de Laërte à la sienne, a été trem-
pée dans le poison ; c’est Laërte qui le lui apprendra avant de mourir,
tué par lui en toute méconnaissance. Freud semble confondre ici le
père, Polonius, qu’Hamlet avait embroché avec désinvolture, comme
par mégarde, derrière une tenture, et le fils, Laërte, dont il ne souhai-
tait pas la perte, mais auquel il est conduit par son destin à donner la
mort. La même indécision, la même désinvolture un peu perverse chez
Hamlet avaient conduit Ophélie, sœur de Laërte, à la folie et au suicide.
L’abandon de la neurotica et les développements qui s’ensuivirent
seraient-ils alors une sorte de chronique de la mort annoncée d’une
amitié fraternelle, celle qui avait uni pendant tout un temps Freud et
Fliess, comme Hamlet et Laërte, avec, en arrière-plan de la scène, le

13. J. Starobinski (1967), La relation critique, Paris, Gallimard, 1970.


14. « Si ce doit être pour maintenant, ce ne sera plus à venir. Si ce n’est plus à venir,
c’est pour maintenant. Et si ce n’est pas pour maintenant, pourtant mon heure
viendra. Le tout est d’y être prêt. » (Hamlet, V, 2, 204-206, traduction d’Yves
Bonnefoy, Œuvres complètes de Shakespeare, Paris, Club Français du Livre, 1957).
15. Lettre 71 du 15-10-1897.
16. D. Anzieu, L’auto-analyse de Freud, op. cit.
Deuil et neurotica 63

meurtre du père qui exige réparation ?

Mais voici que sur cette scène, qui est celle du théâtre intérieur de
Freud, où Sophocle, Shakespeare et Schiller17 ont une place de choix,
se produit une certaine Rébecca dont on ne comprend pas très bien,
au premier abord, quel est son rôle. « Rébecca, ôte ta robe, tu n’es plus
fiancée ! » La citation concerne une des histoires juives dont Freud
possédait une anthologie. Dans sa déception, Freud s’identifie à cette
pauvre Rébecca, qui doit renoncer à un riche mariage. On se rappelle
aussi que Rébecca, dans la Genèse, est l’épouse d’Isaac, dont il s’en fal-
lut de peu que son père Abraham ne l’immole en sacrifice à Dieu, et
qu’elle lui donna, à un âge déjà avancé, deux fils jumeaux, Esaü et
Jacob. Le premier, dit-on, vendit au second son droit d’aînesse pour un
plat de lentilles. Rébecca, que son mari Isaac, lors d’un séjour chez
les Philistins, avait dû faire passer pour sa sœur, tant elle était « char-
mante à voir », est donc la mère de deux frères ennemis. On ne sait
pas si la Rébecca de l’histoire juive a quelque chose à voir avec celle
de la Genèse, mais certains commentateurs des lettres de Freud n’en sont
pas restés là.

Dans le registre recensant pour l’année 1852 la population juive de


Freiberg, ville natale de Sigmund Freud, est mentionné le nom de
Rebekka, âgée de trente-deux ans, épouse de Jacob Freud, âgé lui-même
de trente-huit ans. Qui était cette épouse fantôme, dont le nom disparaît
des registres deux ans plus tard ? Il ne peut s’agir ni de la première
femme de Jacob, Sally Kanner, mère de Philip et d’Emmanuel et décé-
dée à une date imprécise, peut-être en 1852, ni d’Amalia Nathanson,
la mère de Sigmund, que Jacob épousa en 1855. Qu’est-il arrivé à
Rebekka, si elle a vraiment existé et s’il ne s’agit pas d’une simple
erreur de transcription dans les registres d’état civil ? Est-elle morte,
ou y a-t-il eu un divorce ? On ne sait. Sa présence, en tout cas, est attes-

17. Je pense ici à Don Carlos, où se rejoue le sacrifice d’Abraham dans le personnage
de Philippe II, roi d’Espagne, qui doit sacrifier son fils, l’infant Don Carlos, à la
raison d’état. Giuseppe Verdi a donné à ce drame une forme musicale inoubliable.
18. Cf. note 6.
19. M. Schur, La mort dans la vie de Freud, Paris, Gallimard, 1975.
64 Les secrets de la séduction

tée par Sajner18, qui est allé consulter les registres sur place. Elle est
confirmée par Max Schur19, biographe et médecin personnel de Freud,
qu’il aida à mourir, comme on sait. Ernest Jones, quant à lui, la passe
sous silence, de même que Freud, ce qui ne saurait surprendre. Mais
c’est à Granoff 20 qu’il revient d’avoir fait le rapprochement entre ce
mystère autour de l’existence d’une seconde épouse qui n’aurait fait
que passer dans la vie de Jacob le père, et la Rébecca de l’histoire juive
citée par Freud dans sa lettre à Fliess. Faut-il penser, comme le sup-
pose Schur, que Freud ne savait rien de cet épisode du passé de son
père qui aurait été gardé sous le sceau du secret ? Tel n’est pas le point
de vue de Granoff et la robe de mariée de Rébecca semble aussi révé-
latrice ici qu’un lapsus ou un mot d’esprit. Il paraît peu probable, en
effet, que ce secret de famille n’ait pas transpiré dans l’entourage et
qu’un enfant à l’esprit curieux, aiguisé, un scharfsinniges Kind comme
l’était Freud, n’en ait pas perçu quelque chose de nature à nourrir, au
moins, ses fantaisies imaginaires.

Que Jacob Freud ait eu successivement trois femmes et qu’il ait


continué à procréer alors qu’il était déjà grand-père n’a pas de quoi
émouvoir. Cela témoigne seulement d’une certaine verdeur de son tem-
pérament, bien différent, à ce qu’il semble, de celui de son fils Sigmund.
Et pourquoi, s’est-on demandé, aller fouiller ainsi dans le passé de la
famille Freud ? Qu’est-ce qui a pu pousser des auteurs fort respectables
à partir à la recherche d’informations bien aléatoires, il faut le recon-
naître, et à en tirer des spéculations que rien n’autorise dans les textes
et les témoignages de Freud ? La question reste posée, mais ce qui fait
problème en vérité, si Rebekka n’est pas une pure invention, c’est l’es-
camotage de cette seconde épouse, son renvoi aux oubliettes, son refou-
lement qui, du même coup, l’introduit directement dans le « roman
familial » de Freud… et dans celui de la psychanalyse. Il n’est pas indif-
férent de remarquer que ce prénom de Rébecca, au reste assez courant,
surgit dans la mémoire de Freud à un moment où il est occupé par un
double deuil : celui de son père et celui d’une théorie à laquelle il s’ac-

20. W. Granoff, Filiations, op. cit.


Deuil et neurotica 65

crochait, la neurotica, où les pères des hystériques étaient décrits comme


des séducteurs pervers très portés sur la chose sexuelle. Il faut donc
fermer les yeux sur ce que le passé paternel avait peut-être de troublant
pour Freud et les ouvrir largement sur les fantasmes inconscients
produits ou organisés par la sexualité infantile. Parmi ces fantasmes,
celui de la « scène originaire » a évidemment une position centrale et
on ne peut manquer de souligner l’insistance de Freud à lui chercher
une assise dans la réalité vécue par l’enfant, chez L’homme aux loups,
par exemple.
* *
*
L’abandon de la neurotica : un modèle pour le travail de séparation,
de deuil, de renoncement, de sublimation ? A propos de la robe de
Rébecca, il me revient à l’esprit ce que me disait récemment un patient
au sujet d’une exposition qu’on peut voir en ce moment à Paris, Les
arts décoratifs sous Louis XIII et Anne d’Autriche. Parmi les nombreux
objets présentés, il avait été intrigué par un somptueux costume riche-
ment ornementé et brodé de fils d’or, commandé à Paris pour le cou-
ronnement de la reine Christine de Suède en 1650. Or il s’agit d’un
costume d’homme, de coupe hollandaise, et il est mentionné dans le
catalogue comme le « Costume d’or de Charles X de Suède », qui suc-
céda à sa cousine Christine après que celle-ci eut été contrainte d’ab-
diquer en 1654. On précise que les éléments de ce costume furent
réutilisés pour le couronnement de Charles. Faut-il alors penser que
c’est ce costume masculin que portait vraiment la reine au moment de
son couronnement (on dit qu’elle se fit couronner roi), ou qu’après sa
disgrâce, sa robe fut retaillée afin de servir de costume pour la céré-
monie de couronnement du nouveau roi ? « Christine, ôte ta robe, tu
vas être reine, ou Christine ôte ta robe, tu n’es plus reine de Suède ? »

Elle avait six ans quand elle monta sur le trône de Suède, en 1632,
et vingt-quatre ans quand elle fut couronnée. Elle a laissé le souvenir
d’une reine fantasque et dispendieuse par son goût du luxe et des fêtes
somptueuses. Ses dépenses fastueuses finirent par mettre à mal les
caisses de l’état et susciter le mécontentement du peuple. Elle osa, peut-
être par provocation, se convertir à la religion catholique, grave insulte
66 Les secrets de la séduction

pour un peuple au luthéranisme chatouilleux.

Elle fut aussi la protectrice de nombreux artistes, musiciens et phi-


losophes, parmi lesquels Descartes. Elle avait, dit-on, reçu une éduca-
tion qui renforçait en elle la virilité, ce qui expliquerait son désir de se
faire couronner non pas comme reine mais comme roi. Qui ne se sou-
vient de Greta Garbo, incarnant le rôle de cette souveraine nordique
dans un film de 1932, signé par le cinéaste américain Rouben
Mamoulian ? Après son abdication, elle se retira en Italie, continuant
de mener grand train à travers l’Europe et de défrayer la chronique par
ses intrigues, sur lesquelles, cependant, on préférait fermer les yeux
aussi bien à Rome qu’à Fontainebleau, où elle avait fait assassiner un
de ses amants. Elle termina sa vie dans le mysticisme et la dévotion,
peut-être habitée par un deuil secret et insoluble qui n’était pas seule-
ment d’avoir dû renoncer au trône de Suède.

Jean-Claude Arfouilloux
Où l’on voit se dessiner les « fils rouges » de la transmission,
de l’identification et de la dette reliant les concepts les plus
en écart de la doctrine freudienne, ainsi que les théories les
plus contradictoires sur la séduction et l’origine du
sentiment de culpabilité.

Accuser réception

DOMINIQUE SCARFONE

C OMMENT PARLER encore de la lettre sur la neurotica ? Impossible


en tout cas de ne parler que d’elle, tant elle fait figure de signal
à propos d’un malaise plus général dans la théorisation de cette époque
pourtant décisive de l’œuvre de Freud. Il faut donc scruter tout le pay-
sage théorique, non pour y chercher quelque chose de vraiment neuf,
mais pour y tracer, si possible, de nouveaux liens.
À quoi, de retour de vacances en ce 21 septembre 1897, Freud ne croyait-
il plus en écrivant cette lettre à Fliess, désormais fameuse? Son « Je ne crois
plus à ma neurotica » a été célébré comme le coup d’envoi de la psycha-
nalyse proprement dite, ou alors dénoncé comme une lâcheté face à la fla-
grance des abus sexuels envers des enfants, futurs névrosés. De part et
d’autre on a parlé de l’abandon par Freud de sa « théorie de la séduction ».
Pourtant, ce que Freud dénonce dans la « lettre de l’équinoxe », comme Jean
Laplanche la dénomme, ce n’était pas à proprement parler une théorie de
la séduction, mais une théorie étiologique de la psychopathologie hystérique.
Le cadre théorique sous-jacent à cette lettre, il faut le reconstruire à
partir de plusieurs écrits de Freud, dont ceux qu’il n’a pas publiés de son
vivant, et qui appartiennent grosso modo à la période 1894-1900. La
recherche de Jean Laplanche autour de cette période a mis en relief les
trois composantes fortes et implicites de la théorisation de Freud :
68 Les secrets de la séduction

topique, qui, en dépit de l’hypothèse de la séduction perverse, donnait


néanmoins la priorité traumatique à l’attaque interne ; temporelle, en
après-coup du traumatisme, déjà exposée dans l’Esquisse, puis reprise
dans « Sur l’étiologie de l’hystérie » ; traductive, exposée dans la lettre
du 6 décembre 1896 (lettre 52)1.
Une lecture qui explore l’ensemble du paysage théorique où est déjà
présente – mais non dite – cette théorie de la séduction permet de mesu-
rer la complexité des conceptions freudiennes, complexité qui semble
voler en éclats lors du cataclysme du 21 septembre 1897. Reste que,
dans ce panorama si riche, la séduction elle-même n’était que le « fait »
de la séduction, elle était pensée en termes d’événements réels, de
l’ordre de la péripétie et dans le cadre de la théorie explicite essentiel-
lement psychopathologique.

Intéressons-nous plus particulièrement à l’aura affective qui se dégage


de toute cette période théorique et que domine un sentiment de culpabi-
lité. Car ce que Freud abandonne essentiellement à l’automne 1897, c’est
la recherche d’un coupable. La lettre fatidique déclare caduc l’acte d’ac-
cusation qu’il avait porté contre le père dans sa communication de l’an-
née précédente devant les psychiatres et neurologues viennois,
communication au cours de laquelle il avait affirmé avoir trouvé les
sources du Nil (caput Nili) de l’hystérie2. Et en fait de tête (caput), c’est
bien celle du père qu’il demandait. Dans la partie anciennement censu-
rée de la lettre à Fliess du 8 février 1897, maintenant disponible en langue
anglaise, Freud, après avoir spéculé sur le sens de plusieurs symptômes
hystériques – « Frissons hystériques : être enlevé d’un lit chaud… » –
accuse son propre père : « Malheureusement, mon propre père a été un
de ces pervers, responsable de l’hystérie de mon frère (dont tous les
symptômes sont des identifications) et de celle de plusieurs sœurs plus

1. J. Laplanche, Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF, 1987 ;


réédition « Quadrige », 1994. Voir aussi D. Scarfone, Jean Laplanche, Paris, PUF,
« Psychanalystes d’aujourd’hui », 1987, p. 60-67.
2. S. Freud, « Sur l’étiologie de l’hystérie », OCFP, III, p. 148-180.
3. Lettre du 8 février 1897, in J. M. Masson, The Complete Letters of Sigmund Freud to
Wilhelm Fliess, 1887-1904, Cambridge and London, Belknap-Harvard University
Press, 1985, p. 230-231. (Ma traduction).
Accuser réception 69

jeunes3. »
On ne le verra pas revenir sur cette accusation, mais le 3 octobre
suivant, donc après « l’équinoxe », il déclare à Fliess, avec un ton de sou-
lagement : « Je peux seulement indiquer que le vieux ne joue aucun
rôle actif dans mon cas, bien que j’aie sans doute fait des inférences
par analogie de moi à lui4. » Le père est innocent dans son cas person-
nel, mais Freud lui substitue aussitôt une autre coupable : « Ma “pre-
mière génératrice” a été une femme âgée et laide, mais intelligente, qui
m’a beaucoup parlé de Dieu et de l’enfer et m’a donné une haute idée
de mes propres facultés5. » La séduction, quand elle se rapporte à la
génération, fait aussitôt allusion à l’idée de faute et de châtiment.
Que le lecteur se rassure, je n’ai pas l’intention de procéder à une
énième analyse de l’homme Freud, ni de m’engager dans ce vaste sujet
qu’est la culpabilité en psychanalyse. Je veux seulement rappeler la
présence de ce thème du sentiment de culpabilité en arrière-plan de la
recherche freudienne en ces années de découverte, dans maints événe-
ments majeurs de cette période, par exemple dans le rêve de l’injec-
tion faite à Irma, qui date de 18956. Parlant du sentiment de culpabilité
Freud dira, après 1920, que le sujet ne se sent pas nécessairement cou-
pable, mais malade7. Appliquée rétroactivement à la période qui nous
intéresse, cette remarque de Freud nous le montre, lui, littéralement
accablé par un sentiment inconscient de culpabilité : qu’on songe à tous
ses calculs concernant la date de sa mort, ses nombreuses plaintes sur
les arythmies cardiaques et autres symptômes, physiques ou psychiques,
dont il fait part à Fliess.

* *

4. Lettre du 3 octobre 1897, op. cit., p. 268. (Ma traduction).


5. Lettre du 3 octobre 1897, in La naissance de la psychanalyse, Paris, PUF, 1979,
p. 194. Les éditeurs ont ajouté entre crochets la précision « de névrose » après
« première génératrice », mais cela ne figurait pas dans le texte original et je crois utile
de laisser flotter l’ambiguïté sur cette expression qui d’ailleurs fait le lien avec l’autre
élément rapporté par Freud : celui de sa libido éveillée par la vue de sa mère nue.
6. Monique Schneider, « La culpabilité et l’éthique originaire », Trans, n° 2, Printemps
1993, p. 189-209.
Disponible sur le site Web de la revue, http ://mapageweb.umontreal.ca/scarfond.
7. S. Freud, « Le moi et le ça », OCFP, XVI, p. 292.
70 Les secrets de la séduction

*
Dans un autre écrit de Freud, la réflexion sur ce thème de la culpa-
bilité occupe une place centrale et y prend une allure tout à fait parti-
culière. Il s’agit du chapitre VII du Malaise dans la culture, où Freud
semble s’acharner à dégager l’origine de la conscience de culpabilité sans
toutefois paraître satisfait des résultats obtenus8. Freud avoue d’ailleurs
d’entrée de jeu que, pas plus que pour le psychologue, il ne sera aisé pour
l’analyste d’en rendre compte. Mais quand, après plusieurs retours et
hésitations sur la question, il parvient enfin à une sorte de conclusion,
il me paraît avoir en réalité opéré un « coup de force » théorique qui n’a
que l’apparence d’une solution.
Sa réflexion se déploie là suivant une séquence extrêmement com-
plexe opposant, après chaque avancée, une nouvelle objection qu’il
affronte – dont celle provenant de l’observation de Mélanie Klein sui-
vant laquelle la sévérité du surmoi est souvent inversement propor-
tionnelle à la sévérité des figures parentales9 réelles. Or cette observation
a de quoi mettre en déroute tout l’effort que Freud a déployé jusque-là
pour faire dériver de l’autorité externe l’autorité interne du surmoi. À
l’inverse, la position conceptuelle que Freud est en train d’élaborer
sous nos yeux menace de ruiner l’idée kleinienne selon laquelle c’est la
pulsion d’agression qui alimente le surmoi. Bien que toute son argu-
mentation repose sur l’économie de la pulsion d’agression, Freud en
viendra à cette conclusion étonnante : c’est finalement l’amour qui
érige l’autorité du surmoi dans le sujet.
Pour parer à l’objection kleinienne, Freud appelle en renfort la cava-
lerie phylogénétique : l’enfant qui réagit aux premiers refusements pul-
sionnels avec une agression excessivement forte et une sévérité
correspondante du surmoi « suit […] un modèle phylogénétique et passe
outre à la réaction justifiée dans l’actuel, car le père des temps préhis-
toriques était assurément terrible, et on était en droit de lui imputer le
plus extrême degré d’agression ». Pour Freud, le sentiment de culpabilité
fut acquis lors de la mise à mort du père de la horde par l’union des

8. S. Freud, Le malaise dans la culture, OCFP, XVIII, p. 249-333.


9. Je fais grâce au lecteur d’un résumé des développements de Freud, par ailleurs bien
connus, et qu’on peut relire aux pages 309 à 321 du Malaise.
Accuser réception 71

frères : « Il y eut en ce temps-là une agression qui ne fut pas réprimée


mais exécutée, cette même agression dont la répression chez l’enfant est
censée être la source du sentiment de culpabilité10. »
Mais cette solution suscite de sérieuses objections que la conscience
théorique de Freud ne peut passer sous silence : il semble, en effet, indif-
férent que l’agression ait été exécutée ou réprimée puisqu’on aura, dans
tous les cas, un sentiment de culpabilité. Alors, ou bien ce sentiment ne
provient pas d’agressions réprimées, ou bien le meurtre du père de la
horde est une fable. Conscient de cette circularité – pourtant typique de
tout raisonnement portant sur les origines – Freud tente de sauver l’hy-
pothèse phylogénétique par une sortie du côté du remords. « D’où pro-
vient en ce cas le remords [des frères parricides] ? », se demande-t-il.
C’est la réponse à cette question qui doit porter un coup fatal à tout le
mystère de l’origine du sentiment de culpabilité, « mettant fin à nos
embarras11 » : « Ce remords, répond-il, était le résultat du conflit d’am-
bivalence de sentiment envers le père […]; une fois la haine satisfaite par
l’agression, l’amour se fit jour dans le remords de l’acte, érigea le sur-
moi par identification avec le père, lui donna la puissance du père comme
par punition de l’acte d’agression perpétré contre lui, créa les restric-
tions qui devaient empêcher une répétition de l’acte12. »
Comment, devant ce coup de théâtre, s’empêcher d’imaginer que
Freud vient de pousser un soupir de soulagement. Il semble soulagé
d’avoir trouvé cette issue de secours qu’est le renvoi au conflit d’am-
bivalence, conflit qu’il se hâte de ramener au « combat éternel entre
l’Eros et la pulsion de destruction ou de mort ». L’ambivalence nous sai-
sit toutefois à notre tour : agacé par ce qui nous paraît une prestidigi-
tation, on reste quand même admiratif devant la pensée du magicien. Car
on a le net sentiment que la progression, dans ce texte, n’a pas été
« arrangée », c’est-à-dire élaborée après coup, mais que, comme c’est
souvent le cas dans les écrits de Freud, nous assistons à une progression
« en temps réel », celle qui se fait dans la pensée de Freud au moment
même où il écrit. Nous sommes témoins de ses intuitions soudaines,

10. Op. cit., p. 318.


11. p. 319.
12. Ibid. (italiques ajoutés par moi).
72 Les secrets de la séduction

de ses hésitations et tergiversations, mais aussi, par conséquent, des


coups de force destinés à mettre un terme à ce tâtonnement qui, à la
fin, doit lui être devenu épuisant. L’exposé est admirable d’honnêteté
intellectuelle. Les méandres tracés par Freud nous font apercevoir dans
le paysage théorique des difficultés que, sans ce guide, nous aurions
pu ne jamais remarquer.
Devons-nous pour autant nous incliner devant la conclusion qu’il
nous propose ? Comment ne pas avoir un premier mouvement de sur-
prise face à cette stupéfiante révélation que l’amour érige le surmoi et
par là engendre le sentiment de culpabilité ? Dans sa recherche de l’ori-
gine du surmoi et de la culpabilité, Freud était parti de l’angoisse devant
la perte d’amour. Nous voilà maintenant avec une autorité interne due
à l’amour lui-même, à la part d’amour qui reste en suspens lorsque
l’agression a reçu satisfaction dans l’acte meurtrier de l’objet de l’am-
bivalence. Nous avons pourtant bien, une fois de plus, le sentiment que
Freud a raison sur le rôle de l’amour dans la genèse de la culpabilité :
la clinique nous le confirme.
Reste un problème. Freud juge s’être ainsi dédouané de l’objection
qu’il s’était faite : comment les frères parricides peuvent-ils éprouver
du remords si c’est leur acte qui est à la source du sentiment de culpa-
bilité et donc du remords? Il écrit en effet : « Qu’on ait mis à mort le père
ou qu’on se soit abstenu de l’acte, cela n’est vraiment pas décisif, dans
les deux cas on ne peut que se trouver coupable, car le sentiment de cul-
pabilité est l’expression du conflit d’ambivalence, du combat éternel
entre l’Eros et la pulsion de destruction ou de mort13. » Mais comment
est-il possible d’affirmer que le meurtre n’a pas besoin d’être accompli
alors que c’est sur l’hypothèse de sa véridicité que repose l’érection du
surmoi par l’effet de l’amour (qui, rappelons-le, « se fit jour dans le
remords de l’acte ») ? Peut-être Freud parle-t-il alors seulement de l’en-
fant contemporain et non des frères de la horde ? Dans ce cas, si la com-
mission de l’acte n’est pas nécessaire chez l’enfant d’aujourd’hui,
pourquoi l’aurait-elle été au temps supposé de la horde ? S’il fallait un
argument de plus pour justifier notre impression d’avoir assisté à un for-

13. p. 320.
Accuser réception 73

cing théorique, nous le trouvons au chapitre suivant, où Freud, lui-même


toujours insatisfait du résultat, sent le besoin de « tenter d’arranger après
coup les choses14 » et reprend une fois de plus le même raisonnement !
Suivant la méthode apprise de Jean Laplanche, posons que lorsque
Freud hésite, tergiverse, insiste et recommence, comme il le fait ici, il
y a quelque chose qui demande une lecture interprétative, à la recherche
d’éventuels déséquilibres et rééquilibrages dans l’ensemble de l’édi-
fice théorique15. Dans ce cas précis, la question se pose ainsi : se pour-
rait-il que ce « malaise dans Le malaise » soit l’écho lointain, le « bruit
fossile » de ce que Freud aurait laissé d’impensé en cet automne 1897
lorsqu’il a renoncé à sa théorie étiologique de l’hystérie ? En répudiant
la factualité de l’abus sexuel par le père, en aurait-il malgré tout conservé
quelque élément qui, plus de trente ans après, fait encore hésiter sa
théorisation et le contraint au coup de force théorique ? Il existe déjà
une réponse bien connue à cette question, d’ordre épistémologique :
après comme avant le 21 septembre 1897, Freud est resté redevable
d’une « première scène », d’un fait « réel » destiné à rendre compte du
trouble dans la psyché, et tout particulièrement du sentiment de culpa-
bilité inconscient. Cette réponse est solidaire de la critique qu’on adresse
parfois à Freud pour le positivisme de ses hypothèses (un événement
« réellement advenu ») et pour l’inconcevable mécanisme de trans-
mission phylogénétique de ce sentiment d’après le meurtre. Que les
restes de cette première scène puissent être transmis depuis les époques
préhistoriques de l’humanité, cela fait problème même au regard de la
génétique la plus audacieuse. Comme cela fut maintes fois souligné, la
lettre du 21-IX-1897 délaisse une scène supposée réelle, mais pour la
reporter, toujours aussi « réelle », loin en arrière dans la préhistoire de
l’humanité. L’origine de la culpabilité ne s’en trouve pas vraiment éclai-
rée. La question est alors de savoir si le problème ne résiderait pas dans
la conception qu’on se fait de l’origine elle-même.

* *

14. p. 321.
15. J. Laplanche, « Interpréter [avec] Freud », L’Arc, numéro sur Freud, 1968, repris
dans Le primat de l’autre en psychanalyse, Paris, Flammarion, « Champs », 1997,
p. 21-36.
74 Les secrets de la séduction

*
Évoquons brièvement la contribution de Sandor Ferenczi à la question
du traumatisme et de la culpabilité16. Pour Ferenczi, la culpabilité de l’en-
fant résulte de l’introjection de la culpabilité de l’adulte pervers qui, en
plus d’agresser l’enfant, oppose à celui-ci un désaveu à la prise de
conscience de ce qui s’est passé. Le sentiment de culpabilité, écrit-il,
« transforme l’objet d’amour en un objet de haine et d’affection, c’est-à-
dire en un objet ambivalent17 ». Sachant que cette contribution est pos-
térieure de trois ans au Malaise dans la culture, on notera que le
raisonnement y suit une séquence parfaitement inverse à celle de Freud.
Pour Ferenczi, il ne semble y avoir aucune ambivalence dans le langage
de la tendresse de l’enfant. Plus encore : « C’est ce sentiment de culpa-
bilité, et la haine contre le séducteur, qui confèrent aux rapports amoureux
des adultes l’aspect d’une lutte effrayante pour l’enfant, scène primitive
qui se termine au moment de l’orgasme; cependant que l’érotisme infan-
tile, en l’absence de “lutte des sexes”, demeure au niveau des jeux sexuels
préliminaires et ne connaît de satisfactions qu’au sens de la satiété, et
non au sens du sentiment de l’anéantissement de l’orgasme18. »
Les positions respectives de Freud et de Ferenczi sont donc on ne peut
plus contrastées. S’agit-il dès lors de prendre parti pour l’un et contre
l’autre ? Je ne crois pas. Tout comme les propos de Freud dans Le
Malaise, ceux de Ferenczi demandent aussi une lecture interprétative.
On serait d’abord porté à voir dans « Confusion de langue entre les
adultes et l’enfant » un regrettable retour à l’ancienne théorie trauma-
tique, celle que Freud a précisément dénoncée dans la lettre du 21-IX-
1897. La notion de « confusion de langue » peut d’ailleurs apparaître
comme un aplatissement de la complexité psychique de chacun des
protagonistes : à l’adulte la passion, à l’enfant la tendresse, etc. Mais une
lecture plus méthodique nous autorise à déceler, sous ce qui se présente
d’abord comme la description de traumatismes effectifs d’enfants par
des adultes perturbés, un plan de théorisation à la fois virtuel – Ferenczi

16. S. Ferenczi, « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », Œuvres


Complètes, Psychanalyse IV, Paris, Payot, 1982.
17. Op. cit., p. 134.
18. Op. cit., p. 134-135.
Accuser réception 75

ne l’ayant pas proposé en tant que tel – et plus fondamental. Ce plan


virtuel, non seulement donne au texte ferenczien une valeur allant au-
delà de l’observation de cas empiriques, mais ouvre peut-être une voie
hors de l’impasse freudienne mise en relief dans Le malaise dans la
culture, rendant peut-être inutile le forcing théorique que je déplorais plus
haut.
La théorie virtuellement présente dans « Confusion de langue… »
exige toutefois qu’on réinsère dans ce texte, comme l’a fait jadis François
Gantheret, certains acquis dus à Ferenczi lui-même. « Comment,
demande-t-il, Ferenczi qui a tant insisté sur l’enfant dans l’adulte, peut-
il en ce moment-là [à propos de la confusion de langue] réduire
l’adulte… à l’adulte19 ? ». Et il ajoute : « Ce que l’adulte impose à l’en-
fant n’est pas seulement en écart avec la tendresse enfantine : c’est cet
écart lui-même20. » Reprenant la question dans un article plus récent,
Gantheret précise que ce qui caractérise cet écart est l’aspect d’« intro-
jection forcée » de la sexualité et de la culpabilité, ou plutôt l’intro-
jection forcée de la sexualité par la culpabilité, telle qu’elle marque la
relation de l’adulte à l’enfant, et de l’analyste au patient, et fonde ce
que Ferenczi nommait « processus originaire de refoulement »21.
J’ai pour ma part insisté sur cette même dimension, en précisant
que c’est l’infantile, le sexuel infantile, présent de part et d’autre dans
la scène décrite par Ferenczi, qui est à la source du traumatisme 22.
Ferenczi semble ne voir dans l’adulte qu’un adulte, mais l’abuseur
pédophile semble ne voir dans l’enfant… qu’un enfant. Ferenczi fait
d’ailleurs lui-même cette remarque dans son texte, mais persiste à
scotomiser que ce qui a pour nom « l’infantile » n’est ni de l’enfant ni

19. F. Gantheret, Incertitude d’Eros, Paris, Gallimard, Connaissance de l’inconscient,


1984, p. 147.
20. Ibid.
21. F. Gantheret, « Jadis, le Paradis », Libres cahiers pour la psychanalyse, n° 1,
L’esprit de survie, Printemps 2000, p. 57.
22. D. Scarfone, « Sexuel et actuel. Réflexions à l’adresse de Daniel Widlöcher », in
D. Widlöcher et coll., Sexualité infantile et attachement, Paris, PUF, Petite
bibliothèque de psychanalyse, 2000, p. 147-167. Par un oubli injustifiable, j’avais
négligé, dans cet écrit publié en 2000, de reconnaître ma dette aux « nourrissons
savants » déjà cités, de François Gantheret, dette que je reconnais ici pleinement
sans pouvoir l’acquitter suffisamment.
76 Les secrets de la séduction

de l’adulte.
Je disais que « Confusion de langue… » pouvait nous ouvrir une voie
de sortie à propos de la question de l’origine du sentiment de culpabilité.
Force est de constater qu’elle ne nous ouvre pas cette issue directement. Que
l’écart introduit dans l’enfant soit celui de la sexualité avec la culpabilité
– ce que propose François Gantheret –, ou que ce soit la culpabilité qui, avec
la haine pour le séducteur, donne à la scène sexuelle primitive « l’aspect
d’une lutte effrayante pour l’enfant » – ce qu’affirme Ferenczi –, dans les
deux cas, la culpabilité n’apparaît que comme un « donné » primordial,
ou mieux, un « transmis » inassimilable, lui-même toujours inexpliqué,
mais néanmoins déjà constitué. Peut-on être si sûr de cette constitution
préalable? Et comment rendre compte de sa transmission « fidèle »?
La question peut paraître excessivement pointilleuse de savoir si la
culpabilité peut être transmise et si elle est donc déjà constituée. Quand
on connaît le rapprochement étymologique proposé par Nietzsche entre
faute (Schuld) et dettes (Schulden) ainsi que son archéologie du senti-
ment de faute qu’il fait remonter à la compensation d’une dette23, on
se sent en droit de dire que si une dette peut être transférée, la culpabilité
peut l’être aussi. Et comment ne pas évoquer, à l’appui de la culpabi-
lité transmissible, le très freudien « sentiment de culpabilité emprunté »,
« ce résultat de l’identification avec une autre personne qui fut jadis
l’objet d’un investissement érotique24 » ? La question doit alors être
déplacée vers le mécanisme d’identification lui-même, puisque chez
Freud (dans « Le moi et le ça »), tout comme chez Ferenczi, c’est par
elle que la culpabilité se transmet. Il faut nous demander à présent si
l’identification procède comme un « transporteur » de contenus ou si elle
ne serait pas elle-même « génératrice ». Une autre façon de poser la
même question est de l’aborder sous l’angle du temps : l’identification
est-elle de l’ordre de la chronologie ou relève-t-elle d’un autre temps ?
* *
*
Citons encore François Gantheret. Dans « Une forme de temps »,

23. F. Nietzsche, Généalogie de la morale, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1968, p. 66


et ss.
24. S. Freud, « Le moi et le ça », op. cit., p. 293, n. 1.
Accuser réception 77

texte dense et exigeant, l’auteur interroge la question de la temporalité en


rapport avec l’inconscient25. Il y remarque que, pour Freud, le système pré-
conscient-conscient (Pcs-Cs) travaille seulement sur le mode temporel,
alors que l’inconscient (Ics) travaille seulement sur le mode spatial. La
première assertion le laisse perplexe car la représentation consciente a
d’indéniables caractères spatiaux et que nous n’avons de représentations
conscientes que spatialisées. Pour aplanir cette difficulté, il propose alors
de considérer les choses ainsi : « Il faut distinguer des modes de travail,
et des produits de ce travail26 ». Ainsi, le Pcs-Cs, qui travaille depuis le
temps, ne saurait donc « voir » le temps : son produit représentatif est
spatial ; au contraire, le travail de l’Ics se fait hors du temps, et « le “pro-
duit” représentatif est purement temporel ». Gantheret en conclut que
« la représentation inconsciente est un être temporel27 ».
Cette contribution me semble fournir un chaînon important dans la
séquence allant de l’irruption du sexuel infantile à la constitution du sen-
timent de culpabilité. Elle éclaire sous un autre jour les précieuses obser-
vations cliniques de Ferenczi dans « Confusion de langue… » à propos
de la réaction de l’enfant au traumatisme de la séduction. Si l’on suit
l’hypothèse que le « produit » représentatif de l’Ics est un « être tempo-
rel », il suffit de considérer que l’irruption du sexuel infantile, ce sexuel
par définition refoulé, se conçoit du même coup comme l’irruption d’un
temps autre. Ce temps autre est ce qui fait écart, ou déchirure, dans la tem-
poralité que je dirais « ordinaire » du Pcs-Cs des deux protagonistes.
Cette déchirure de la trame temporelle est un anachronisme radical
qui perturbe gravement, pour l’enfant, son sens de la réalité. Pour l’adulte
pervers également, dirais-je, mais suivant des modalités différentes :
l’abuseur décrit par Ferenczi est « perturbé par quelque malheur, par
l’usage de stupéfiants ou de substances toxiques28 » ; mais on peut aussi
considérer que l’emprise de la passion perverse parvient à créer le
désordre temporel en question. Cette perturbation dévie la trajectoire
de la psyché vers des solutions allant du clivage au sentiment d’étrangeté,

25. F. Gantheret, « Une forme de temps », Nouvelle revue de psychanalyse, n° 41,


L’épreuve du temps, Printemps 1990, p. 143-166.
26. Op, cit., p. 150.
27. Ibid., (italiques ajoutés par moi).
28. S. Ferenczi, « Confusion de langue », op. cit., p. 130.
78 Les secrets de la séduction

voire d’absurdité totale. L’angoisse, la dépersonnalisation ou pire, la


sidération sont les premières réponses possibles à cette perturbation du
sens de la réalité – pensons ici à ce que décrit Ferenczi de l’état de
« transe traumatique29 »; mais elle donne vite lieu à un mécanisme de sau-
vetage, à « l’identification anxieuse et l’introjection de celui qui […]
menace ou agresse30 ». Elle peut donc conduire, ainsi que le note Ferenczi,
à « l’éclosion surprenante et soudaine, comme après un coup de baguette
magique, de facultés nouvelles qui apparaissent à la suite d’un choc31 ».
Comment comprendre ce coup de baguette magique ? La mobilisa-
tion des ressources psychiques et intellectuelles de l’enfant apparaît
comme un effort désespéré de sauver ce qu’il y a d’humain dans l’agres-
seur, ou plutôt, de maintenir le lien à cet humain en dépit de l’inhuma-
nité de la situation. Tout aussi important est le fait que ce qui a été subi
passivement par l’enfant se retourne en activité. Ce n’est d’ailleurs pas
là une « décision » que la victime aurait à prendre. Laplanche a mon-
tré que la séduction « ordinaire », procédant d’une « implantation » du
sexuel, met en branle immanquablement chez l’enfant les processus
traductifs qui mènent à sa fermeture subjective. Cette procédure se
révèle d’autant plus urgente et radicale dans le cas de séduction per-
verse où l’objet est perdu au-delà de toute raison. Or, le travail de tra-
duction face à l’énigme de ce qui est implanté est un travail de liaison,
il est du domaine d’Eros. L’amour, l’amour in extremis, comme lien à
l’autre humain, est bien ce qui travaille à reconstituer la trame dia-
chronique déchirée par l’irruption de cet « être temporel » radicale-
ment anachronique, de ce temps « autre » coextensif au sexuel infantile.
Freud avait bien raison de poser que l’amour est à l’œuvre dans l’érec-
tion du surmoi. Et nous voyons qu’il n’est pas pour autant nécessaire d’in-
voquer le meurtre effectif du père de la horde. Si meurtre il y a, il faut
alors admettre qu’il est un meurtre psychique, toujours en acte, un meurtre

29. Ibid. Je suis conscient que chez Ferenczi la séquence temporelle n’est pas tout à fait
celle que je décris, puisqu’il semble situer la transe traumatique après
l’identification à l’agresseur. Mais il y a lieu, sans contredire l’observation clinique
très précise de Ferenczi, de lui contester une telle séquence, eu égard à ce que nous
savons de la réaction de sidération qui suit le choc traumatique et qui ne saurait
donc que précéder une identification.
30. Op. cit., p. 131.
31. Op. cit., p. 132.
Accuser réception 79

de tous les instants, quand, de la rencontre avec l’autre en sa radicale alté-


rité, émerge cette réalité inassimilable transperçant le plan temporel où
loge le semblable, le Nebenmensch. Ce temps autre, je préfère, pour ma part,
le nommer « l’actuel » pour en marquer tant l’aspect d’immédiateté, d’ins-
tantanéité hors chronologie, que sa dimension de « temps de l’acte », sans
oublier son affinité historique et théorique avec les « névroses actuelles ».
Comme « temps de l’acte », l’actuel permet aussi de voir en quoi
l’identification à l’agresseur peut être un dernier recours face à la perte
de sens provoquée par l’agression. Dans l’urgence de cette situation,
la pensée est impossible. L’acte de penser requiert un temps complexe,
en après-coup. L’actualité de l’effraction, au contraire, ne laisse opérer
que les effets immédiats de la perception. C’est que dans ce temps spé-
cifique de l’actuel, dans cette urgence, la perception est privée de son
lien à la remémoration véritable. Elle n’a de mémoire que celle des
images motrices, une mémoire non-déclarative, une mémoire en acte.
Prédominent, dans ce cas, les valeurs « sympathique » et « imitative »
de la perception telles que Freud les désigne dans l’Esquisse32. La per-
ception, qui dans la conception freudienne n’est jamais exposition pas-
sive au monde extérieur, est donc ici éminemment de l’ordre de l’acte.
Ajoutons que ces deux valeurs, « sympathique » et « imitative »,
de la perception rendent aussi aux agissements de l’adulte leur
« valence » perdue du fait de l’effraction. Le lien de valence, la chi-
mie de la relation peuvent ainsi être sauvés, eux aussi, in extremis. Le
sujet retrouve ce que Freud, toujours dans l’Esquisse, nomme les « pro-
priétés » ou activités de l’objet, soit cette fraction qui peut être « révé-
lée au moi par sa propre expérience », afin qu’il puisse la distinguer
de la « fraction non assimilable » (das Ding). Cette opération, dit Freud,
c’est ce qu’on nomme compréhension33. Et je propose de considérer
que cette compréhension a un prix qu’il incombe à l’enfant traumatisé
de payer par la création in situ – et non la transmission – du sentiment
de culpabilité. Le coût est certes élevé, mais le sujet y gagne la sortie
de la sidération traumatique, grosse de plus graves dangers psychiques,

32. S. Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique », in La naissance de la


psychanalyse, op. cit. p. 350.
33. S. Freud, « Esquisse… », op. cit. p. 376.
80 Les secrets de la séduction

et le maintien du lien vital au Nebenmensch.


Nous avons ainsi fini par évoquer l’Esquisse. Cette étude constitue
la part essentielle de la toile de fond théorique dont Freud a semblé
oublieux lors de l’abandon de la théorie traumatique, en septembre 1897.
Il n’est donc pas étonnant que, dans Le malaise, Freud revienne vers
celle-ci, quoique tacitement et brièvement, lorsqu’il invoque le désaide
comme motif « facile à deviner » pour lequel l’enfant se soumet à l’in-
fluence étrangère dans la conception de ce qui est mal, condition pre-
mière du sentiment de culpabilité 34. La phrase exacte de l’Esquisse est
celle-ci : «…le désaide initial de l’être humain est la source originaire
[Urquelle] de tous les motifs moraux35 ». Voilà donc que survient un de
ces mots en Ur- qui chez Freud pointent toujours vers quelque chose hors
chronologie, comme l’ont montré Laplanche et Pontalis dans le
Vocabulaire de la psychanalyse36. Urquelle : non pas commencement,
mais « source toujours active, de tous les instants », comme l’écrit
encore Gantheret37. Urquelle : un autre nom pour ce temps autre, pour
cet actuel qui fait irruption quand l’humain se trouve dans un état d’im-
préparation comparable au désaide initial et qui le confronte certes à
l’autre semblable et secourable, mais aussi à sa « fraction non assimi-
lable38 », reliquat « échappant au jugement39 ».
Comme si devant l’irruption de cette forme temporelle autre, de cet
infantile, nous étions tous et toujours des enfants dont le jugement est
mis à mal, mais néanmoins obligés de comprendre. Comme si le sen-
timent de culpabilité, cette « com-préhension » qui admet en soi et
retourne contre soi le sens de la faute, disait aussi que, de cette chose
étrangère qui pourtant le lie à l’autre, le sujet ne peut qu’accuser récep-
tion, se retrouvant ainsi toujours déjà chargé d’une dette inconcevable.

Dominique Scarfone

34. S. Freud, Le malaise dans la culture, op. cit., p. 311.


35. S. Freud, « Esquisse… », op. cit., p. 236, traduction modifiée pour tenir compte de
l’original allemand (G.W., Nachtragsband, Fischer Verlag, p. 411.)
36. Paris, PUF, 1967, voir Fantasmes originaires.
37. F. Gantheret, « Jadis, le Paradis », op. cit., p. 57.
38. S. Freud, « Esquisse… », op. cit., p. 376.
39. Op. cit., p. 351.
L’opposition entre psychose et névrose relève de la
différence qui sépare séduction et tentation.

Possession

MICHEL GILLET

Q UAND, LE 21 SEPTEMBRE 1897, Sigmund Freud écrit à Wilhelm


Fliess la phrase devenue célèbre « Je ne crois plus à ma neu-
rotica », il ne sait probablement pas qu’il signe l’acte de naissance de
la psychanalyse. Cette affirmation, datée précisément, inscrite dans une
lettre intime au lieu d’être le résultat d’une longue élaboration intel-
lectuelle, nous semble plus révolutionnaire, par son caractère en appa-
rence spontané, que la publication des Études sur l’hystérie, ou même
que L’interprétation des rêves, en dépit de l’importance accordée, à
juste titre, à ces ouvrages fondateurs. Si cette date nous paraît aussi
fondamentale, ce n’est pas seulement parce que le neurologue qu’était
Freud abandonne à regret cette « psychologie scientifique » destinée à
convaincre ses confrères : bien des intuitions de cet opuscule, dont il ne
souhaitait pas qu’il soit rendu public, se retrouveront, déformées,
retaillées, condensées, dans l’édifice qu’il s’apprête, sans le savoir
encore, à construire. Ce n’est pas seulement parce qu’il ne peut conti-
nuer à soutenir sa thèse de la séduction paternelle à l’origine de l’hys-
térie et qu’il le reconnaît honnêtement : « la perversion, dans ce cas,
devrait être infiniment plus fréquente que l’hystérie »… C’est surtout
parce qu’il déclare sans ambages sa conviction « qu’il n’existe dans
82 Les secrets de la séduction

l’inconscient aucun “indice de réalité”, de telle sorte qu’il est impossible


de distinguer l’une de l’autre la vérité de la fiction investie d’affects ».
Dans une révolution copernicienne, Freud passe ainsi du trauma-
tisme réel au fantasme, de la réminiscence des faits bruts aux affects
liés à des représentations fictives. L’hystérique, victime de la séduc-
tion paternelle, est reconnue avoir, non pas agi, mais désiré ce dont jus-
tement elle se plaint. Il faudra encore quelques années avant que
paraissent les Trois essais…, et que soit découvert le complexe d’Œdipe,
mais tout est déjà là, en germe, prêt à éclore : la séduction par l’adulte
vient de céder la place à la tentation de l’enfant.

Je n’emploie pas ces deux mots, séduction et tentation, au hasard,


même si, trop souvent, on les considère comme des synonymes. Séduire,
c’est conduire vers soi, amener à soi, employer tous les moyens pos-
sibles pour que l’autre satisfasse notre désir. Schématiquement, le séduc-
teur est actif et le séduit, passivement soumis. Mais le séducteur est
également séduit par l’objet qu’il convoite, comme par lui-même dans
son action de séducteur ; et la passivité peut aussi être très efficacement
séductrice. Le tentateur obéit à une ambiguïté infiniment plus grande,
puisque la tentation peut s’exercer indépendamment de toute intention
de séduire. Le tentateur s’efface devant ce qu’il pressent du désir de
celui qu’il tente. Il propose, mais c’est la « victime », aux prises avec son
univers pulsionnel, qui dispose. Si le séducteur développe une action, le
tentateur éveille l’imaginaire, les pulsions ou les fantasmes de l’autre.
La confusion fréquente entre séduction et tentation est inscrite dans
notre passé mythique et se personnifie dans un être, également mythique,
le Diable ! Référons-nous à la légende biblique : que s’est-il passé, au
début de l’humanité, dans le jardin d’Eden ? Le serpent tente Eve, puis
Adam, en leur promettant de « devenir comme des dieux » s’ils mangent
le fruit défendu de l’arbre interdit, celui de la connaissance du Bien et du
Mal. L’un et l’autre succombent à la tentation et, découvrant qu’ils sont nus,
se cachent pour échapper au regard de Dieu. Voilà pour le conte… Ce ser-
pent, nommé Diable par les commentateurs, instrument de ce qu’on appel-
lera plus tard la Chute, est-il un séducteur ou un tentateur?
Si Adam et Eve ont été « séduits », ils sont innocents et nul ne
peut leur en vouloir de n’avoir pas résisté à la puissance du Diable.
Possession 83

Eve utilisera cette excuse devant les reproches divins : « C’est le ser-
pent qui m’a séduite », dit-elle. S’ils ont été tentés, ils sont les uniques
responsables de leur faute. Le Diable n’a fait que désigner un objet pul-
sionnel et l’action ne relève que d’eux-mêmes. S’ils ont été tentés, ce
n’est pas par le serpent, mais par le fruit « défendu » et désiré, désiré
parce que défendu.
Faire du serpent un séducteur signifie qu’il cherche à conduire à lui
cette humanité naissante. Bien des auteurs empruntent cette voie, inter-
prétant de manière séductrice la scène mythique du jardin d’Eden et
transformant le destin de l’humanité en un vaste champ de bataille où
Dieu et Diable luttent à armes égales pour assurer leur maîtrise sur les
hommes. Saint Augustin est le chef de file de cette cohorte transfor-
mant le Diable en séducteur et laissant peu de place à la liberté humaine :
la « prédestination » est son œuvre… Le « péché originel » aussi, appelé
à devenir un dogme chrétien.

Si je m’attarde sur l’évêque d’Hippone, c’est parce que le « péché


originel » est pour lui la seule façon de comprendre la pulsion et la
sexualité infantile. Pourtant Augustin est aussi le premier à décrire « le
péché de l’enfance », à fustiger la pseudo innocence enfantine, que
seule peut expliquer la faiblesse musculaire. Il écrit : « Ainsi c’est la fai-
blesse des membres enfantins qui est innocente, non pas l’âme des
enfants. J’ai vu moi-même et observé de près la jalousie chez un tout-
petit. Il ne parlait pas encore et il fixait, pâle, d’un regard amer, son
frère de lait. Qui ne connaît cela ? » (Confessions I, VII). Pour accep-
ter donc cette incompréhensible pulsion, il ne peut qu’inventer le péché
originel, et le Diable, comme ce qui est à l’œuvre au cœur de tout
homme. Il loge toutes les pulsions à la même enseigne, au point que
les pulsions sexuelles et les pulsions de mort sont frappées du même
ostracisme. Elles sont, les unes et les autres, l’œuvre du Diable et ne peu-
vent qu’être condamnées. Avec un certain illogisme, Augustin se fait le
chantre de la culpabilité humaine, comme s’il rétablissait d’une main ce
qu’il enlevait de l’autre, celle qui affirme prédestination, grâce divine
et péché originel. L’homme est coupable par essence, soumis dès la
naissance à la séduction du Diable que seule peut vaincre la puissance
de Dieu.
84 Les secrets de la séduction

Un autre auteur va s’emparer du récit biblique et du péché originel


dans une tout autre perspective. Après avoir écrit Le journal d’un séduc-
teur, Kierkegaard s’attarde sur le péché originel dans Le concept de
l’angoisse. Pour lui, la faute ancestrale est la créatrice de l’humanité,
jusque-là perdue dans une béatitude édénique. C’est de tentation qu’il
s’agit. Avec le péché originel naît la liberté humaine en même temps que
l’angoisse de l’homme. Adam et Eve étaient « séduits » par Dieu, pas-
sifs, heureux, et peut-être inhumains. La tentation les révèle à eux-
mêmes : libres, capables de bien comme de mal, en proie à l’angoisse,
l’angoisse du choix entre l’être et le néant, entre la vie et la mort. Le ser-
pent, avec Kierkegaard, est renvoyé à son rôle mineur, le Diable réduit
à un accessoire commode auquel on peut simplement reconnaître le
mérite d’avoir révélé aux hommes leur fondamentale liberté.
Nous sommes apparemment loin de la clinique et de Freud.
Pourtant… Le Diable a sa place dans l’univers freudien, pas seulement
parce que Freud pensait apporter « la peste » en introduisant la psy-
chanalyse aux États-Unis, ni même parce qu’il savait disséquer la
« névrose démoniaque » d’un peintre du XVIIe siècle. Cette place se
manifeste surtout dans les multiples citations de Goethe émaillant les
textes freudiens, dont beaucoup sont empruntées à Faust, cette pièce
géniale et touffue qui, en dépit de l’Aufklärung, remet le Diable en
scène. C’est à Méphistophélès, cette créature diabolique, qu’il fait appel,
dans Malaise…, pour étayer son concept de pulsion de mort. De là, à
penser que Freud croyait à l’existence du Diable, il y a un pas que je ne
saurais franchir, même si un analyste comme André Green l’affirme.
* *
*
Revenons aux deux actions que le mythe prête au Diable : séduc-
tion et tentation. J’ai insisté sur ces deux mots parce qu’ils sont une par-
tie essentielle de mon vocabulaire de psychiatre clinicien. Voici
comment. Je propose d’examiner la classique opposition entre psy-
chose et névrose du point de vue de la différence qui sépare, à mon
sens, séduction et tentation. Mon hypothèse est qu’on perçoit moins mal
le mystère de la maladie mentale en considérant le patient psychotique
comme une victime de la séduction – le patient névrosé pouvant être
Possession 85

considéré, lui, banalement, si j’ose dire, comme un homme tenté.


Certes, la notion de liberté humaine qui sous-tend l’idée de tentation
s’est trouvée sérieusement réduite avec la découverte de l’inconscient.
A-t-elle pour autant disparu ?
Quand le patient névrosé invente toutes les ruses possibles pour
maintenir l’intégrité de son Moi face à la puissance des pulsions qui
l’animent, quand il négocie principe de plaisir et principe de réalité
sous le regard sourcilleux du Surmoi, la plus grande part de ses méca-
nismes de défense restent inconscients. Cela signifie-t-il pour autant
qu’il devient irresponsable? J’ai peine à le croire… Car tous ses systèmes
défensifs, inconsciemment élaborés, le laissent quand même en prise
à son univers pulsionnel, lui laissent ouvert le chemin de la tentation,
dès lors que la puissance et l’insistance du retour du refoulé le ren-
voient toujours à cet objet désiré et interdit que la pulsion lui désigne.
La logique de ce retour s’oppose point par point à celle du refoulement.
Le névrosé vit dans le conflit et l’angoisse, bousculé entre son désir
et ses interdits. Bien sûr, les interdits surmoïques ne sont pas d’essence
divine et il n’est pas exactement dans la même situation qu’Adam et
Eve au jardin d’Eden. Mieux qu’eux, il connaît (ou croit connaître) le
bien et le mal. C’est même cela qui l’angoisse ! Il se sait nu, il sait
qu’une sexualité œuvre dans les conflits inextricables au sein desquels
il se débat. Il le sait confusément, mais il le sait et point n’est besoin d’un
serpent pour lui présenter l’objet désirable qu’il envie et redoute en
même temps. La tentation et ses corollaires, culpabilité, remords, tris-
tesse constituent son univers.

Le patient psychotique, lui, n’est pas tenté. Cela lui arrive sans
doute, mais dans les moments de grâce où il n’est plus psychotique…
Le bien ou le mal ? Ces mots n’ont pour lui aucun sens. C’est du moins
ce que m’a dit l’un d’entre eux un jour où je jouais devant lui le péda-
gogue avec une inefficacité aussi totale qu’humiliante. Le psychotique
est séduit, a été séduit, il ne s’appartient plus. Il est « sous influence »,
peu capable de décider par lui-même, obéissant aux voix qu’il entend,
au délire qui l’envahit. Dissociation, automatisme mental, ces mots
de la psychiatrie classique sont évocateurs de cet état de possession
qu’il manifeste.
86 Les secrets de la séduction

Parler ici de séduction ne vise pas à désigner un séducteur, encore


moins le contenu de cette séduction ou son but. Est-ce même pensable
en ces termes ? Il s’agit seulement d’en reconnaître les effets au cœur
de la clinique du psychotique. La puissance de la séduction se juge à
ses œuvres. On comprend qu’elle ait pu paraître surnaturelle et que
les deux grands séducteurs mythiques soient le Diable et Dieu – sur-
tout Dieu. Écoutons ce que dit le prophète Jérémie : « Tu m’as séduit,
Yavhé, et je me suis laissé séduire ; tu m’as maîtrisé, tu as été le plus
fort. Je suis prétexte continuel à la moquerie, la fable de tout le monde »
(Jr, 20,7). Les traducteurs de la Bible utilisent, selon le contexte, les
verbes « prophétiser » ou « délirer » pour expliciter le même mot
hébraïque dont la racine signifie « être sous influence ». Et les plaintes
de Jérémie sont-elles vraiment différentes de celles des psychotiques
que nous rencontrons ?
C’est pourtant le Diable qu’on accusera de prendre possession des
hommes et des femmes, d’en faire des « possédés » grâce à la séduc-
tion qu’il déploie. Pendant des siècles, on persécuta les « sorcières »
en les accusant d’avoir un commerce charnel avec le démon, seule
explication plausible à des « débordements » inadmissibles. Le Diable
peut-il être proposé comme ancêtre ou archétype de la pulsion… ?
Et de laquelle ?
Le patient psychotique porte en lui le séducteur dont il est victime.
Quel est ce « Diable » qui en vient à le paralyser au point de l’empêcher
d’être lui-même ? S’il nous fallait demander à la « Sorcière métapsy-
chologie » une réponse à cette question insensée, elle nous proposerait
sans hésitation la pulsion de mort, telle qu’elle œuvre dans la déliai-
son, emblématique des « processus opposants » qui animent toute forme
de vie. Freud a ainsi « laïcisé » ce mythe ancestral du Diable en proposant
la pulsion, « notre mythologie », qui rendrait compte, in fine, de la
nature conflictuelle du psychisme, éclairant la plupart des symptômes
que nous présente le psychotique, expliquant à peu de frais le carac-
tère mortifère de la psychose. Ce n’est pourtant pas cette proposition que
je retiendrai.

Revenant à la lettre à Fliess, je ne pense pas que la séduction pater-


nelle qu’il répudie à cette occasion puisse être érigée à nouveau comme
Possession 87

l’élément central déterminant certaine pathologie psychotique. Je pense


cependant qu’un traumatisme précoce, réel ou fantasmatique, peu m’im-
porte, joue pour le psychotique ce rôle de séducteur implacable dont il
ne peut se déprendre et qu’il se condamne à dénier tout en y restant
soumis. Freud ne postulait-il pas dans « Constructions dans l’analyse »
une « vérité historique » à l’origine du délire ? Cette vérité est-elle de
l’ordre du fantasme ou de celui de la réalité ? Nul ne peut le dire aujour-
d’hui. De la tentation, nous pouvons tout connaître : elle appartient à
notre univers névrotique. La séduction, elle, reste opaque, marquée
sans doute par ce trouble qu’elle suscite en nous, trouble dont Freud
disait qu’il rend « impossible de distinguer l’une de l’autre la vérité de
la fiction investie d’affects ».

Michel Gillet


Oscar Wilde et Vladimir Nabokov entraînent le lecteur à
les disculper d’un crime qu’ils n’ont pas commis. Quels
sont les artifices de leur plaidoirie ?

Le crime de l’esthète

PRISCILLA DESPRAIRIES

S I LES FAITS BRUTS, la prédation d’un corps, n’expriment que la vio-


lence de l’acte, inadmissible dans le réel, la séduction, pour être
efficiente – et elle n’opère que si elle est consentie –, s’élabore sur le
mode de la représentation en images et passe par l’organisation d’un
scénario visuel.
Oscar Wilde désigne la littérature comme « l’art représentatif suprême
parce que l’extérieur (est) rendu expressif de l’intérieur ».
Le phénomène de séduction intrigue lorsqu’il se réfère à des his-
toires de séduction agie qui œuvrent à partir de faits criminels, ou recon-
nus comme tels. Sont probants à cet égard deux exemples d’innovations
narratives et stylistiques, De Profundis d’Oscar Wilde1 et Lolita de
Vladimir Nabokov2, puisque l’auteur dans le premier et le narrateur
dans l’autre, ont été condamnés au nom de la décence.
Sur fond de procès dramatique pour immoralité, et dans une ambiance
de criminalité, le narrateur de Nabokov « Humbert Humbert », condamné
pour meurtre, est censé être mort biologiquement en détention au moment

1. Oscar Wilde, De Profundis, éd de P. Aquien, Livre de Poche, 2000, n° 16055.


2. V. Nabokov, Lolita, paru en 1955.
90 Les secrets de la séduction

de la publication de sa « Confession d’un veuf de race blanche » ; au


moment où il livre son dernier texte, Oscar Wilde est mort socialement
à sa sortie de prison après deux ans de travaux forcés et trois procès
retentissants. Dans les deux cas, le récit d’une séduction et de ses effets
pervers opère une étrange attraction sur le lecteur.
Pourquoi Oscar Wilde réalise-t-il une séduction littéraire réussie,
alors qu’il a sombré dans la ruine, enfermé à la geôle de Reading, dépos-
sédé de tout, et qu’il écrit cette lettre immense à Bosie, son giton, un long
monologue de reproches effroyables qui sonnent encore comme une
déclaration d’amour ? Comment peut-on être séduit par le récit des actes
de pédophilie caractérisée, perpétrés par le héros de Nabokov ? Qui est
la victime ?
Il s’agit d’un même type de crime commis sur un être beaucoup plus
jeune, et d’une même dénonciation par le « criminel » d’une séduction
opérée sur lui, autant que par lui. Si scandale il y a, n’est-il pas celui de
la séduction effectuée sur le lecteur ? Quand l’excellence esthétique est
intimement liée à la transgression éthique qui s’y affiche, le scandale
n’est-il pas, de surcroît, dans la fascination érotique, dans la troublante
beauté qui agit sur le lecteur, le relie à un autre mode d’existence, une
jubilation cachée ?

Il ne s’agit pas ici de creuser le rapport entre esthétique et éthique,


vaste sujet exploré depuis le procès fait à Flaubert pour Madame Bovary
(1857). On s’attachera donc à l’élaboration mentale des faits incrimi-
nés, à la façon dont les auteurs figurent leur fascination horrifiée, dou-
loureuse, la transmettent au public dans le but de plaire, de séduire,
commuent l’odieuse réalité des faits en intérêt de lecture, prennent, par
le biais d’une scénographie, de l’ascendant sur le lecteur.
Quand le séducteur-narrateur, Humbert Humbert, après d’haletantes
manœuvres qui mènent jusqu’au milieu du livre, entre dans le lit de
Lolita âgée de 12 ans, qu’il a droguée pour la posséder la première fois,
il suspend son geste et son récit, pour s’écrier : « Cher lecteur, je vous
en prie… Imaginez-moi, je n’existerai pas, si vous ne m’imaginez pas. »
Il est notable qu’il s’adresse pour la première fois aussi, dévoilant la
véritable cible et l’enjeu du récit, non plus aux « gentes dames du jury »
ni à « messieurs les jurés », mais à notre imagination.
Le crime de l’esthète 91

Il y a concomitance dans l’accomplissement du double mouvement,


rétroversé, de la séduction : à partir d’un acte qui relève de l’abjection,
et donc au sens propre devrait provoquer un mouvement de recul et de
répulsion, l’auteur projette littéralement son fantasme au point de l’im-
planter dans notre esprit et de faire admettre l’horrible comme séduisant.
La séduction littéraire agit comme un « pacte autobiographique »
et suppose la plongée dans l’intime. Il s’agit de prendre consistance
dans la vision d’autrui, de le persuader en profondeur qu’il peut se
reconnaître là, et approuver, dans ce monde figuré, un reflet personnel.
Le pont du très privé au public s’établit en faisant jouer deux ressorts
majeurs : le premier est l’ardeur, une certaine véhémence propre à
emporter l’adhésion. C’est le ressort de l’empathie subjective de la fas-
cination, de l’envoûtement contagieux. Le deuxième est une forme de
distanciation par l’humour qui confère une innocuité apparente, désa-
morçant la révolte de l’esprit contre les faits. Il faut que le tragique,
mortel, se dégrade. Les solutions stylistiques de Nabokov et de Wilde
diffèrent et se ressemblent. Elles voilent la férocité des actes pour nous
laisser le plaisir de les dévoiler nous-mêmes, et dans un mouvement
de bascule, entrer dans leurs vues, gagner notre adhésion.
Même si l’humour est l’autre face cruelle du désir, il oblige à la
complicité du regard et provoque un transfert du procès qui commence
par la disqualification des victimes. La sympathie de l’humour partagé
fait croire à la sauvegarde d’un discernement objectif. L’aboutissement
du processus est la délectation du lecteur et, du côté du narrateur incri-
miné, la reconstruction de son image. Ce qui se partage n’est pas le
contenu des faits, mais leur lecture. Les simulacres se révèlent plus fas-
cinants que leurs modèles, les événements ou les situations réelles. L’art
consommé voue à la fascination.
Le texte, comme l’a montré Roland Barthes3, ne doit pas être envi-
sagé comme un objet intellectuel, mais comme un objet de plaisir, et le
plaisir s’accomplit quand il transmigre, quand les fantasmes essaiment
bien, trouvent une autre domiciliation, quand se produit une co-pré-
sence des images d’autrui en soi.

3. Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola (Préface), Seuil Essais, Paris, n° 116.
92 Les secrets de la séduction

Quant à la nécessaire et préalable plongée dans l’intime, on doit


rapprocher ce que Rousseau met en exergue au Ier Livre des Confessions,
intus et in cute, – qu’on pourrait traduire par au fond et à fond –, du
titre choisi par Wilde qui lui répond en latin : De profundis.
Si Rousseau met en avant une exigence première de vérité, l’ac-
cent porte sur le caractère pionnier de son entreprise dont il s’enor-
gueillit, tandis que Wilde, reprenant un psaume de l’accablement et
de la détresse, propose un degré supplémentaire à la compréhension de
son projet littéraire.
La référence biblique de Wilde, outre sa résonance mortuaire, sur-
saut dramatique de vie au bord du tombeau, implique que l’on com-
plète mentalement le psaume célèbre : « Du fond… je crie vers toi ».
L’inspiration religieuse du repentir compte alors infiniment moins que
la tentative affirmée de toucher et de plaire. Wilde va jusqu’à l’extrême
de sa douleur et de sa vérité pour que son chant aille droit au cœur de
l’autre4. Alors que Rousseau, dans une ambiance diffuse de procès géné-
ral, évoque l’éternité sous la couleur de la postérité et de la gloire, dans
une vision de Jugement Dernier avec trompettes, mais n’accorde qu’à
lui-même le droit du juge, – « J’y dis de moi des choses très odieuses,
et dont j’aurais horreur de vouloir m’excuser »5 –, quand il propose
« une pièce de comparaison pour l’étude du cœur humain », il semble
présenter une pièce à conviction. De même que le pseudo-psychiatre
John Ray J.-R., introduisant le texte de Lolita, parle de « document cli-
nique ». En revanche Wilde, par la référence à sa propre mort, drama-
tise l’expression de sa douleur, en appelle au sentiment, sans chercher
à maquiller en procès objectif son projet de séduction.
Qui cette séduction concerne-t-elle? Purgeant sa peine après trois pro-
cès expiatoires et infamants, Wilde choisit de faire le procès de Bosie.
Offensif, il cerne, traque ses défauts, l’apostrophe, dès la deuxième
page : « lis et relis cette lettre jusqu’à ce qu’elle tue ta vanité ». On
peut douter que ses fins soient purement réformatrices, car il souhaite
que chacun de ses mots soit comme un « scalpel qui fait saigner ». Est-
ce la personne réelle de Bosie qu’il veut re-séduire ou amender, pour le

4. Ce qui est la définition du lyrisme.


5. Préambule au manuscrit de Neuchâtel, 1764.
Le crime de l’esthète 93

retrouver à sa sortie de prison ? A son encontre, il est d’un mépris écra-


sant qui disqualifie le personnage tel qu’il est dans la vie, le vide d’in-
térêt substantiel. En livrant Bosie, encore vivant, en pâture à tous les
lecteurs, par le biais d’une biographie assassine, Wilde rend si déri-
soire l’existence réelle de Bosie (il en fait un fantoche idiot) qu’il le
tue de ses mots.
Que poursuit-il encore pourtant ? Que chasse-t-il ? Une présence.
Une présence reconstituée. Il éprouve un bonheur fiévreux, une agita-
tion passionnelle à parler de lui. L’écriture est comme « une jalousie
du réel »6. Démolissant la personne civile et morale de Bosie, du fond
de sa geôle, il échappe à la dépossession, n’est plus prisonnier de sa
malédiction, de sa fatalité érotique. Être perdu, se perdre, l’aberration
serait d’avoir le culte de l’absence, de se noyer dans le froid néant de
l’abandon. Wilde et Humbert Humbert, prisonniers, traquent l’absence
comme un manque d’être, avec toute leur énergie vitale. Sous notre
œil, ils existent, eux et leurs créatures, indéfiniment, pour une fête éter-
nelle du présent.

* *
*

L’écriture isole du flot continu des événements, du fluctuant, per-


met de recréer l’être qui manque et de le parfaire. L’imagination donne
un autre système de maîtrise, amène à l’air libre. Affolée par l’idée de
la fin, de la catastrophe psychique, l’imagination ne s’enferme pas
dans le huis clos de ses reflets, fait voler en éclats la prison des miroirs,
recrée le charme de la présence. Le texte donne un sujet à aimer, ce sujet
est dispersé comme les cendres que l’on jette au vent après la mort. Il
fait de nous des « chasseurs enchantés » : Enchanted Hunters est le
nom trouvé par Nabokov pour désigner l’hôtel où Humbert Humbert
possède Lolita la première fois, et qu’il reprend à la fin comme une
métaphore de lui-même.
De même Wilde domine son sujet, et sort triomphant de l’entreprise
de séduction. La présence imaginaire constitue un réel accompli, c’est

6. Comme le dit Annie Ernaux dans L’occupation, NRF Gallimard, 2002. p. 40.
94 Les secrets de la séduction

un comble de présence. Écrire, c’est disposer à sa guise de l’objet désiré


et perdu. Libéré de l’espoir, l’auteur en a la jouissance. « Le récit, plus
que le sexe, dit sans arrêt : encore ! » 7.
La séduction trouve l’essentiel de ses ressources dans le regard.
C’est un jeu d’appropriation, de prédation, de vénerie, – le mot est de
même racine que Vénus, et vénérer –, entre proximité et éloignement,
entre présence et absence.
A cette dénudation sans fin, à cet érotique dévoilement, Nabokov
excelle. C’est le fondement de son artifice que de capter le regard d’un
tiers en se dévoilant lui-même. Donnant à voir les effets physiques que
son modèle, qui exsude la sensualité, produit sur lui, il gagne le lec-
teur par contamination du regard érotique. Le modèle est ainsi livré au
dévisagement conjoint de son prédateur et du lecteur, qui entrent
ensemble dans la fascination. Ce partage du trouble érotique gomme
la distance des préventions morales, supprime le recul du jugement. Le
déguisement en exigence de sincérité est encore stratégie de séduction.
Alors même que le narrateur dévoile crûment la noirceur de ses
manœuvres prédatrices, il entraîne le lecteur dans la vie fantasmée. La
mise à nu du désir dans sa brutalité enlève le voile moral, et du même
coup active la virulence de l’envoûtement érotique. Capter la vie, fixer
le regard, c’est le jeu de sa chasse : Humbert Humbert, le prédateur,
rêve de ne dominer qu’un corps passif, subjugué, inerte. Il projette de
posséder Lolita en sommeil hypnotique, l’immobilise par la drogue,
comme il fixe toute sa vivacité par l’écriture.
Humbert Humbert désire Lolita quand elle est en mouvement dans
le quotidien, mais alors ce qu’il y a de vie en elle est une souffrance
pour lui. Quand la séduction s’accomplit à l’hôtel des Enchanted
Hunters, le somnambulisme de Lolita, l’apparence de vie dans son
regard, l’illusion qu’elle le voit passer à l’acte du viol, l’effraie et le
retient. Quand il la promène en voiture sur quarante-cinq mille kilo-
mètres, le mouvement est illusoire. Bien qu’il réussisse à l’immobiliser,
s’enfermant avec sa proie, il en devient captif, au point de se sentir
poursuivi, comme harcelé par le désir.

7. Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, Folio, n° 2839, p 264.


Le crime de l’esthète 95

L’instinct de destruction du prédateur, condamné à mort pour meurtre,


va se commuer en plaisir du vivant par la biographie qu’il en donne. Par le
texte, par ce processus dynamique de l’écriture, c’est le vivant qui domine.
Le texte se pose en écart par rapport à la mécanique brutale des faits,
de la destruction. Ces faits nous sont rapportés, leur élaboration mentale
participe de la nôtre. C’est cet écart qui charme et fascine. La démarche
est risquée : il y a du plaisir dans ce danger, et comme toute œuvre de
séduction périlleuse, elle demande au lecteur sa part de consentement,
d’accompagnement. Mais l’appel au discernement personnel des lec-
teurs est un leurre. Il s’agit moins, pour les narrateurs, de se disculper,
car ils sont déjà écrasés par la machine judiciaire, que d’opérer un trans-
fert du procès, et d’abord, de faire tomber les illusions sur la nature de
la victime, et de désigner autrement le monstrueux. Ce qui importe,
c’est de jeter un pont par-dessus l’abîme de leur mort, de gagner des
consciences dans le futur, de les séduire en un sursaut de vie. Récusant
le jugement de la société civile, tous deux veulent choisir leur blâme. Le
criminel Humbert Humbert de Nabokov, comme le condamné Wilde
font valoir avec véhémence, à l’heure des bilans, qu’ils ne sont pas
punis pour leur vrai crime. Pour Wilde, le criminel c’est son apparente
victime, le plaignant qui l’a fait condamner ; le crime de Bosie est un
crime contre l’art (Bosie le rendait stérile, l’empêchait d’écrire). Si lui,
Wilde, en a commis un, c’est contre lui-même. Quant à Humbert
Humbert, il a vengé un crime contre l’amour, tué le monstre vicieux
qui était parvenu à séduire et dégrader sa Lolita, et même à s’en faire
aimer désespérément. Il était légitime qu’il tue le meurtrier de son amour.
Dans les deux cas le prétendu monstre hurle qu’il est un être pro-
fondément aimant, Humbert Humbert, au point de renoncer généreu-
sement à Lolita et d’encourir la peine de mort pour elle, Wilde, au point
d’avoir sacrifié son art à un être vil, sot et vaniteux, aimé au-delà de
tout et des liens sacrés du sang, plus que son deuxième fils, plus que le
nom glorieux de ses parents, plus que l’honneur de sa femme.
Lolita et Bosie commettent leur crime en aveugle, et cet aveuglement
les fait apparaître comme monstrueux. Lolita ne reconnaît pas l’amour
authentique qu’elle suscite, et Bosie ne respecte pas le génie de Wilde.
Pour échapper à la destruction que ces aveuglements provoquent, Wilde
et Humbert Humbert éprouvent le besoin vital de faire la lumière sur leur
96 Les secrets de la séduction

vérité, de faire participer les lecteurs à leur survie. Le discours dans


les deux cas tend à dire : vous, lecteurs, si vous n’êtes pas des monstres,
vous saurez voir que je n’en suis pas un, vous restaurerez mon image,
elle a encore du pouvoir, vous serez séduits par ce qu’il y avait de beau
et de grand dans ma passion ruineuse.
En reportant l’accusation sur leur victime, les auteurs, libérés, appa-
raissent alors dans leur tendresse et leur humanité. Dans les deux œuvres,
les pages terminales sont apaisées, et tendres, raisonnables. Les pseudo-
monstres, les criminels désignés y apparaissent tout simplement sen-
sibles. Dans le crime, donc, autrement dit dans la séduction opérée,
comme dans la nature et le rôle des personnages, il y a une indétermi-
nation entre monstruosité et banalité.
* *
*
Entre l’idéalité du fantasme et la bestialité du corps, le sublime et
l’obscène se conjuguent. Le père amant de l’enfant : la promesse des
contes de fées vire au cauchemar, et dévoile une monstruosité à la racine
du merveilleux. La puissance érotique repose sur la fragilité d’une enfance.
Le prédateur est un adulte désarmé. Les deux faux-pères dénoncent Lolita
et Bosie comme de faux-enfants déjà souillés, salis, pervers. S’il reste
encore de la puérilité dans ces enfants vieillis prématurément, c’est qu’ils
sont capricieux, faibles d’esprit. Humbert Humbert et Wilde dénoncent
le mythe de l’enfance pure, mais s’offrent à eux-mêmes une nouvelle
enfance, et une joie enfantine de la dépravation dont ils n’ont pas pu
oublier tout à fait les délices interdits. Humbert Humbert se fait presque
enfant devant la petite Lolita, par contagion magique. Simplicité mer-
veilleuse des contes. Quand il parodie un père, Humbert Humbert use
d’une atroce dérision à l’égard de lui-même. En homme fait, mûr, il se sent
coupable de ne s’être pas défait des troublants privilèges de l’enfance,
de n’avoir pas renoncé à la souveraineté physique de l’univers des enfants.
La figure du père, en la personne de Lord Douglas, Wilde la com-
bat. La rivalité avec le père de Bosie s’avère ruineuse; Bosie l’a entraîné
dans une machination de haine, haine réciproque entre son propre père
et lui. Wilde substitue alors, dans son récit, à la figure toute-puissante
de Dieu le Père, une vision christique de lui-même, tout amour, tout
Le crime de l’esthète 97

sacrifice, car le rôle paternel omnipotent, inspiré de l’idéal pédéras-


tique des Grecs, qu’il rêvait d’avoir, a échoué, s’étant laissé abuser sur
la qualité de l’enfant.
Par ailleurs, l’impasse est faite sur les figures maternelles. Dans les
deux récits, les femmes, les mères, s’assassinent avec légèreté, ou l’on
s’arrange pour les faire disparaître, sans souci, avec un vague remords,
peut-être.
Dans ces contes, qui sont les parents ? Que sont les enfants ? De
même dans le mythe de Psyché, on ne sait pas la nature du dieu Eros :
un monstre ? Un enfant ? Un mutant idéal et immonde ? Psyché tend la
lampe à huile, et stupéfiée, découvre que le monstre est beau.
Y a-t-il une criminalité attachée à la connaissance ? La séduction
d’intelligence est-elle coupable ? De l’obnubilation vécue par les héros
de l’histoire à la lucidité enchantée du lecteur, s’opère un tour de passe-
passe. L’illusionniste, jouant de sa vérité, parvient à faire admettre, par
l’art d’écrire, que le monstrueux serait l’anéantissement du criminel,
et le crime, sa destruction.
En retour, anticipant sa réhabilitation en tant que criminel, l’auteur
qui séduit son lecteur est séduit par l’effet de son crime. Selon une stra-
tégie cachée, s’accomplit un transfert de victime, si le narrateur réus-
sit à transformer l’objet de son désir en objet de plaisir pour autrui. Au
regard accusateur du monde social, il substitue le regard imaginaire du
lecteur et, le faisant participer à sa jouissance, implique que la perte
n’est pas la mort, mais une autre vie.
L’écriture est invigoration. Wilde se rend à lui-même, et à son pou-
voir de séduction, il triomphe en toute intégrité, au creux du dénue-
ment. Bernard Shaw 8 l’avait senti, qui voyait là « en dépit des
abominables et indicibles conditions » d’écriture, « une œuvre comique »
et non tragique, rédigée par un « homme intact », « brillamment accom-
pli dans sa splendide et lugubre supériorité ».

Pourquoi ces deux discours de persuasion ne sont-ils ni stériles, ni


arides, malgré leur caractère obsessionnel marqué ? C’est qu’ils ne sont

8. Article publié dans la Neue Freie Presse de Vienne, (1905), cité dans la préface à De
Profundis de P. Aquien, éd. Poche, n° 16055.
98 Les secrets de la séduction

pas argumentatifs, mais séducteurs, emportés par l’énergie, portés par


une jubilation communicative. La jubilation, celle de courir à sa ruine,
métamorphosée par l’écriture en plaisir criminel, trouve sa raison d’être
dans une séduction perpétuelle.
En cela, Nabokov et Wilde rejoignent l’objectif de l’écriture sadienne.
De Sade, ils partagent l’élan vital qui pousse au crime, à imaginer le
crime sublime de l’esthétique, celui qui permet de se survivre. Sade,
prisonnier, ne s’y trompait point, quand il fit dire à sa Juliette, cher-
chant avec Clairwill ce qu’elles pourraient bien imaginer encore qui
fasse perdurer le plaisir : « Je voudrais… trouver un crime dont l’effet
perpétuel agît, même quand je n’agirai plus »9.

Priscilla Desprairies

9. Histoire de Juliette, cité par Annie Le Brun in Soudain un bloc d’abîme, Sade, Folio
Essais, Gallimard, Paris, n° 226, p. 203 et p. 305.
Ruses et dérives d’un discours amoureux.

Sisyphe à l’Université

CLAUDE BURGELIN

S ÉDUIRE EST MON MÉTIER . Je suis professeur de littérature à


l’Université. Pour ce que j’ai à être et à dire, séduire est de
l’ordre de l’impératif catégorique. Si je ne sais le faire, autant changer
de profession. Je présente les plus beaux échantillons de séduction par
les arts du verbe. Des exercices de la rigueur, de la profondeur, de l’in-
telligence sensible, souvent d’un ascétisme du verbe, mais qui ont tous
un pouvoir plus ou moins fort d’attrait ou de capture. J’ai à essayer
d’être à la hauteur de ce que ces textes imposent. A faire circuler autour
ou à partir d’eux, du désir, de l’oxygène, une mobilisation de l’éner-
gie intellectuelle. Et peut-être à leur donner, le temps où ma parole
s’exerce, comme une plus-value ou comme une aura.
J’ai à séduire par mon verbe : il lui faut être élégant, précis, incisif.
Il doit entraîner l’adhésion, convaincre par sa perspicacité, sa perti-
nence, sa pénétration. Plus que tout autre enseignant, le littéraire est
requis de se plonger dans le bain des mots avec savoir-faire et alacrité.
On pardonnera peut-être au philosophe qu’il alourdisse ou jargonne,
on en fera à juste titre grief au littéraire. Racine ou Stendhal, Rimbaud
ou Proust peuvent fort bien se passer de mon commentaire, qui, au
mieux, jouera le rôle d’un bon projecteur lumineux ou d’un instrument
d’optique : il mettra en valeur des ombres et des reliefs, encadrera,
100 Les secrets de la séduction

j’appliquerai ma loupe sur des détails. Ma parole sur ces textes ne se jus-
tifie que de refléter quelque chose de leur qualité. Exigence angois-
sante – et parfois stimulante. Et, aussi, façon de se prendre au piège du
langage toujours suspect de l’idéal.
Il convient que je crée les conditions optimales d’un transfert. D’un
transfert non vers ma personne, dit la doxa pédagogique, mais vers ce
que j’enseigne : la littérature. Faire en sorte que mon public saisisse
mieux quelle puissance d’intelligence de la vie elle recèle, quelle est la
force ou la finesse d’emprise de son travail de la langue, comment elle
parvient à dire ou à laisser entendre ce qui ne peut se dire ou se laisser
entendre autrement. Reste que ce que j’enseigne traverse ma personne :
tandis que mes propos déballent la teneur du texte, ses structures et ses
ramifications, ma voix, ma gestuelle emballent et enveloppent ce même
texte. Mon métier est proche de celui – paradoxal, on le sait – du comé-
dien. La façon dont jouent, avec ou sans mon contrôle, mes émotions
sont partie prenante de la séduction exercée, de la conviction entraî-
née.
Ce transfert sur la littérature que j’ai à laisser ou à faire advenir, il
en passe, durant le temps du cours, par mon propre transfert à son égard.
J’ai à témoigner de ce que « j’aime » la littérature et que « j’aime » à
en parler. Et donc d’abord par mon transfert sur le langage. Tout étudiant
en lettres se voit aujourd’hui enseigner comme un article de catéchisme
les considérations de Barthes sur la signification toujours plurielle et
polysémique du texte littéraire. A juste titre. Cette pluralité, ces cha-
toiements, éclipses, obscurcissements, ambiguïtés du sens, j’ai à en
désigner le travail et la valeur dans le texte, à les faire vivre dans mon
commentaire. Me voici lancé à la fois dans l’art de trancher, découper,
désigner de façon nette et claire (ce qu’on attend d’un professeur) et
dans l’art plus subtil de manier le mi-dire, de désigner l’indéterminable
d’une interprétation, d’esquisser les arrière-contrées éventuelles de tel
ou tel texte. Mes propos s’inscrivent comme sur une double portée : en
mode majeur, j’affirme et définis ; en mode mineur, ma parole désigne
de l’indécis ou de l’indécidable, questionne, laisse flotter les repères.
Entre les deux, bien des fausses notes et quelques couacs.
De fait, mon matériau de travail, c’est la langue érotisée. Celle à
laquelle les écrivains ont su donner une résonance singulière qui défie
Sisyphe à l’Université 101

les définitions. Impossible de cerner, on l’a souvent dit, ce qui fait la


grâce souveraine, sensuelle et abstraite, mythique et secrète, de « La
fille de Minos et de Pasiphaé ». Mon travail est d’élucider tout en me tour-
nant vers les données nocturnes ou opaques de ce que les mots mettent
en jeu. A mon tour de faire intervenir les composantes subtiles du lan-
gage. D’où un état bizarre de mon propos : je parle ce patois singulier
qu’impose l’Université (mélange de formules et de termes issus de la
linguistique, de la rhétorique, de la sociologie, de la psychanalyse…)
tout en l’ornant ou en l’ouvrant de formules éventuellement précieuses,
parfois poétisantes (pas toujours au bon sens de ce mot), d’autres fois un
peu nuageuses ou profuses. Je redresse ce langage si livresque par un
zeste de gouaille, d’oralité quotidienne et drue (qui peut d’ailleurs deve-
nir un élément supplémentaire de séduction). Cela me donne souvent
l’impression peu flatteuse de parler en cours comme le Brichot1 de Proust,
en un mélange sui generis de pédanterie et de fausse complicité.
Roland Barthes définit la littérature comme l’art du détour et de la
variation. Elle transcende la banalité des pensées ou des affects par ce
travail de la langue : « la rhétorique est la dimension amoureuse de
l’écriture2 ». Il convient que je demeure dans un discours transitif direct
(je m’adresse à un public que je dois informer – dates, faits, etc. – et
nourrir de notions claires et distinctes) qui se laisse traverser par un
propos plus intransitif, corrodant ce que le discours professoral peut
avoir de court et de dogmatique et en appelant à une autre écoute que
l’audition scolaire.
Quand j’ai l’impression que je réussis à peu près à mêler l’assertif
et le problématique, le structuré et l’imperceptiblement divaguant, j’y
prends bien sûr un plaisir extrême. Peu de métiers mêlent à ce point
les catégories de l’amour et du plaisir à ce qui est aussi – ou d’abord –
un travail. Serais-je payé pour déclarer-déclamer mes amours ? Si plai-
sir je prends, je me doute bien je ne peux qu’avoir à en acquitter le prix.
Peut-être par la frustration ou les relents d’amertume ou au mieux d’iro-

1. Échantillon du style Brichot : « Je crois avoir entendu que le docteur parlait de cette
vieille chipie de Blanche de Castille (…). Je reconnais d’ailleurs que notre ineffable
république athénienne – ô combien ! – pourrait honorer en cette capétienne
obscurantiste le premier des préfets de police à poigne. » (Un amour de Swann).
2. Roland Barthes, Essais critiques, Seuil, 1964, p. 14.
102 Les secrets de la séduction

nie qui marquent ici mon propos.


Tel Sisyphe avec son rocher, je reprends cours après cours, année
après année, ce labeur de la séduction. Un groupe nouveau – et me voici
tentant les mêmes ruses, reprenant les mêmes conduites pour me gagner
l’auditoire, esquissant les mêmes entrechats verbaux ou gambades
conceptuelles. Mais qui est-ce que je m’acharne à séduire ainsi ? Ce
public volage, transitoire, dont j’aurais oublié tôt ou tard la plupart des
noms et visages ? Une image de l’éternelle jeunesse ? Moi-même en un
exercice appuyé d’auto-érotisme ? Je ne sais quelle instance masculine-
paternelle ? Féminine-maternelle ? De qui voulé-je attirer les regards ?
Suis-je en train de clamer « Père, ne vois-tu pas que je brûle » ? Ou
parlé-je à des enfants de substitution ? De qui cherché-je à me faire
entendre, en mettant de mon côté les séductions des beaux langages,
des scènes héroïques et des discours amoureux ? Et comment éviter
l’ennui ou la sensation taraudante de vide dans la répétition de mes
propres conduites de captation ?
Mon public a une réponse. Il se fiche éperdument des questions que
je me pose là et de mes émois ou instabilités narcissiques. Si les volets
de mes arrière-boutiques s’entrouvrent trop, il aura tôt fait de me faire
savoir que je m’écoute parler ou regarde mon nombril, que je coupe en
quatre des cheveux qui ne sont pas les leurs, qu’ils ont horreur de toute
intrusion illégitime dans leur univers. Si les conduites de séduction sont
un soupçon trop perceptibles, il y a vite on ne sait quelle rébellion dans
l’air. Silencieux et sévère, l’auditoire me ramène au texte et à son auteur,
à ce dont je ne dois pas m’éloigner.
Je donne ici quelques substantiels indices sur un comportement
névrotique. Mais au-delà de ce qu’il vient mettre en ébullition chez
moi, la question intéressante est, me semble-t-il, celle-ci : qu’est-ce qui
est en jeu dans ce dispositif mettant en présence un texte aux signifi-
cations plurielles et buissonnantes, un personnage censé l’expliquer et
un public requis de participer passivement ou activement à ce travail
d’élucidation et de nomination des sens ?

* *
*
Je dévoile, je mets à nu. Les grands jours, je révèle, je démasque.
Sisyphe à l’Université 103

Mélange de l’imaginaire érotique sous sa forme la plus avouée ou, à


peine plus détournée, sous les apparences du débroussaillage de secrets,
de l’imaginaire un rien policier de l’enquête. Que j’étudie les sources
littéraires de tel ou tel ou les composantes de son imaginaire, ses dia-
lectiques du sens ou ses contaminations d’images, c’est toujours cette
érotique du dévoilement et du secret mis au jour qui est à l’œuvre.
Derrière l’évidence lisible et offerte du texte, je vais chercher la petite
bête ou plus grossièrement animale, les quatorze heures de son midi, les
dieux cachés. Entre les interrogations les plus archaïques et infantiles
sur les secrets de fabrication (des textes, des personnages, des auteurs),
la mise en jeu de fantasmes très évidemment voyeurs ou plus louches
(du côté de la manipulation ou de la prédation, entre autres) et les
diverses façons de sublimer la quête du sens, je virevolte, plus ou moins
excité. En ne cessant de passer à l’acte cette érotique du secret appro-
ché, entraperçu, deviné, dévoilé.
L’ordinaire de l’activité critique est mû par cette pulsion scopique
mêlée tout aussitôt à d’autres. Mais ici, ce qui peut rester activité fon-
datrice ou divertissement piquant pour le critique se métamorphose
d’être activité publique, discours prononcé, mis en scène en présence
d’autres et, souvent, accouché avec eux, pour eux et grâce à eux. Je
mets à nu devant des êtres… que j’aimerais mettre à nu, devant qui
j’aimerais m’exhiber à nu… ? Fantasmes qui, si banals soient-ils, ne
peuvent être passés sous silence, même si je connais l’art et la manière
de placer des feuilles de vigne. Je demande peut-être confusément à ce
public d’apprécier mes compétences pour déboutonner (les saillies et
excroissances du texte), pour délacer (les réseaux et maillages du signi-
fiant)… Je pourrais sans trop de peine filer la métaphore sexuelle, ses
trente-six mille postures et positions, son allegro aphrodisiaque : elle
conviendra toujours, tant ce qui se passe entre l’enseignant (sa parole,
son corps) et ceux qui l’écoutent (leurs regards, leurs silences parlants,
leurs corps) autour de textes qui parlent de langage, de corps et de pas-
sions polymorphes, engagent la sexualité et le désir de qui se met au
centre de cette lice.
Un champ métaphorique fait fureur lorsque les étudiants en lettres
expriment leur ressentiment : celui qui se déploie autour de verbes
comme « découper » ou « décortiquer ». « Analyser » les textes revien-
104 Les secrets de la séduction

drait à les mutiler, étudier leurs effets de lecture à altérer ou abîmer ce


qu’ils ont pu ouvrir du côté de la rêverie, de l’écoute intime. Vieille
image de l’insecte auquel on arrache les pattes ou les ailes, fantasma-
tique de la cisaillerie chirurgicale – ou, pire, du dépeceur-détrousseur
de cadavres. On en veut à l’institution et à ses professeurs d’empêcher
les papillons de voler et la chair de battre à son rythme. A la fantaisie
vivante et libertaire de la lecture, viendrait s’opposer l’activité critique
perçue comme un acte sadique et mortifère. On peut faire aller ce fan-
tasme du côté de la castration ou du côté du cannibalisme. Reste qu’est
ressentie une intervention indue dans le champ du désir. A tort ? A rai-
son ? Là encore, tout est question de tact et de doigté – et donc de mots
pour dire ou ne pas dire.
* *
*
Un des thèmes favoris de la littérature est l’initiation. Une bonne
part des romans et à peu près toutes les autobiographies racontent des
histoires d’apprentissage – des amours, de la vie sociale, de la cruauté.
Me voici donc initiateur omnipraticien de l’initiation : spécialiste des
passions (bien dramatiques, bien tragiques), connaisseur patenté de la
méchanceté humaine, de la férocité sociale, des angoisses métaphy-
siques. J’accompagne les tenants et aboutissants du parcours de l’écri-
vain et de ses héros, j’éclaire les conduites, surtout les plus équivoques
ou les plus complexes. Les histoires d’amour sont en première ligne
de mes rayons. Respirent-elles l’inceste et l’homicide, me voici tout à
mon affaire. Sur la stratégie des liaisons dangereuses, je suis censé en
savoir aussi long que Laclos. Je suis supposé à même de déplier les
tours et les arrière-tours de ces jeux du sexe et de la ruse. Je sais cueillir
les fleurs du Mal. Eros et Thanatos sont dans ma bouche de vieux par-
tenaires dont tous les rôles me sont archi-connus. Encore heureux que
je n’aie jamais eu à expliquer Sade dans le texte.
Passons par charité sur le personnage du cabotin et sur celui de l’im-
posteur. Laissons de côté les déferlements hystériques auxquels je
m’adonne avec plus ou moins de retenue. Ne nous attardons pas sur les
fantasmatiques mégalomanes qui peuvent m’assaillir : Rimbaud parle
ma voix, je vais vous expliquer Rimbaud, les saisons en enfer n’ont
Sisyphe à l’Université 105

rien de secret pour moi et côté illuminations, j’ai peine à ne pas me


prendre pour le suprême voyant du suprême voyant. Cadrons un ins-
tant le personnage de pervers que peut incarner particulièrement le pro-
fesseur de littérature. Le lexique de l’initiation peut avoir des
composantes assez odieuses et, aussi, souvent, banalement ridicules.
Mais comment parler d’amour sans que la voix se fasse un peu cares-
sante, qu’elle n’ait des inflexions ou des vibrations donnant à entendre
que le propos tenu n’a rien de neutre dans la voix de qui le tient – jus-
tement devant un public jeune, peuplé de créatures gracieuses, au regard
plein d’attente ? Le lexique du « plaisir » et de la « jouissance » est
devenu, Barthes oblige, monnaie courante (et dévaluée) dans les com-
mentaires littéraires. Dans les pratiques de harcèlement textuel du pro-
fesseur de littérature, les notions issues de la psychanalyse font désormais
partie de sa boîte à outils. Il les manie ou les manipule à plus ou moins
bon escient – et avec quels effets ? Instillant quelle image de sujet sup-
posé savoir – en tous cas supposé en savoir un tant soit peu sur les res-
sorts de la psyché ? Une sorte d’érotisation diffuse et indécise imprègne
son propos, tandis qu’il se compose un personnage où se mêlent des
souvenirs de diverses figures archétypales (le sage, le sorcier, le soi-
gnant, l’enquêteur, voire le redresseur de torts…).
En même temps, je sais qu’il convient que j’assume des fonctions
paternelles : avec plus ou moins de jugeote et de doigté, j’interdis, je dis
la loi, j’énonce la règle. Je loue et blâme, encourage et censure. J’évalue
le travail de tous ces apprentis. Je désigne des valeurs, approuve des
choix, classe des notions. J’axiologise et taxinomise. Je prononce et je
me prononce. J’exerce une fonction cadrée et délimitée par une institution
qui a fixé des règles précises sur la façon dont je dois exercer mon
métier. Je dis la loi, mais la loi est elle-même énoncée par des institu-
tions symboliques dont je ne suis qu’un représentant. Je suis un juge par-
fois partial ou inique, point un tyran. La loi me tient. Je la sers et je
m’en sers. Comme tous mes collègues, il me plaît de croire que je suis
maître après Dieu dans l’espace de la salle de cours. Mes marges de
manœuvre sont, de fait, restreintes – mais ma parole est au bout du
compte assez libre. Je peux m’enivrer deux heures durant de cette liberté.
Mais plus mon propos tient à distance les manières de la séduction,
moins je fais le caressant avec les mots, moins j’use d’un imaginaire de
106 Les secrets de la séduction

la complicité, plus mon verbe se fait sec et droit, plus s’accomplit une
figure élaborée et satisfaisante de la séduction. Si j’incarne une rigueur,
si je signifie des distances, si je transforme mon argile en granit, cela
même représente une conduite de séduction plus accomplie que celle ten-
tée en faisant le souriant débonnaire ou en caressant dans le sens de
Dieu sait quels poils. Les jours où j’incarne la figure du bourru bien-
faisant, apparemment aux antipodes de toute séduction, sont bien sûr
ceux où elle s’exerce le plus efficacement.
Pendant que je me shoote à l’imaginaire de la séduction et crois
tenir des propos mollement sulfureux, un regard extérieur sans mal-
veillance verrait un monsieur assez instable, remuant sans cesse, agitant
nerveusement ses mains, déambulant à grands pas un peu raides à tra-
vers un local scolaire comme il y en a des milliers – tables graffitées,
chaises métalliques, salle aux murs jaunâtres –, les paumes sales de
poussière crayeuse et une éponge douteuse au bout des doigts. Il s’alar-
merait peut-être des composantes logorrhéiques du personnage et de la
passivité placide de son public. Il noterait la répétitivité des conduites
et du lexique, l’aspect très ritualisé des propos et des rares échanges. Il
s’inquiéterait peut-être d’un certain excès dans le vouloir-persuader,
d’une trop visible insistance à souligner, appuyer, donner de la voix –
comme s’il fallait toujours en rajouter du côté de la conviction ou du rem-
plissage, comme si le passage à vide ou par le vide étaient le bide qu’il
fallait à tout prix éviter, l’insupportable castration. Et il trouverait peut-
être drolatique que ce monsieur soit troublé par la problématique de la
séduction, tant la grisaille scolaire, les lourdeurs du discours et des
manières universitaires, les diverses manifestations d’indifférence polie
enlèvent toute pertinence à la question.
* *
*
Enseigner la littérature – et donc passer toute une vie à l’étudier –,
c’est bien sûr se relancer, comme une vague toujours recommencée sur
des rochers, vers la question même de l’identité. Je ne fais pas qu’ac-
compagner l’écrivain à la recherche de la sienne. Par moments, j’éclaire –
bien souvent à mon insu – la leur par la mienne. Je creuse par mes inter-
rogations ce qui agite ces auteurs, je recreuse par leurs questionnements
Sisyphe à l’Université 107

ce qui me tourmente. Je mêle mon paysage au leur. Mes verbalisations


ou mon discours intérieur viennent se glisser dans leurs phrases. Quand
je les cite, ils parlent par ma bouche – et moi par la leur ? La tentation
ou le risque de ces superpositions-emmêlements d’imaginaires sont très
insistants dès qu’il s’agit d’autobiographie ou d’autofiction. Plus le
texte induit une apparente immédiateté dans la relation à l’auteur, plus
les jeux de reflets à peine obliques deviennent sollicitants. Le délicat est
d’arriver à ne pas sortir du cadre : ce que je viens mettre en lumière
chez l’auteur à partir de ce qui me parcourt ou me travaille éclaire-t-il
de façon rigoureuse et précise ce qu’il a dit ? Que ma problématique
du masque ou de la division, que mes nœuds et bouclages autour du
mentir-vrai ou de la mélancolie viennent jeter des lueurs ou des ombres
sur la façon dont le texte les met en jeu, soit. Mais à quel moment
faussé-je les éclairages ? Est-ce que je viens colorer de mon excitation
les pensées plus calmes de l’auteur, est-ce que je fais pâlir le vif de tel
propos ? Si greffe il y a entre le propos de l’auteur et ce que je ne savais
dire avant ses mots, où et comment circule la sève ?
Se déploie, en tous ces jeux avec le déguisement ou la ventriloquie,
un jeu étrange entre le caché et le montré. Il y a quelque chose de trou-
blant à voir combien ce discours sur les textes, dûment préparé, cherche
à rester contrôlé – et combien il m’échappe. Il y a là une sorte de dis-
positif méta-analytique : le texte me fait dire ce que je ne sais pas que
je sais (de la littérature, de moi…) devant cet Autre massif, cette addi-
tion d’altérités séparées qu’est le public étudiant, souvent aussi silen-
cieux que l’analyste dans son fauteuil. Ses interventions et questions
ont parfois la même efficacité décapante ou décoiffante que celles d’un
analyste – ne serait-ce qu’à partir d’un fort courtois : « Mais, Monsieur,
pourquoi vous nous dites ça ? » J’ai cru souvent livrer mon univers psy-
chique ou fantasmatique de façon assez découverte ou compromettante,
cela sans faire la moindre confession inappropriée, sans livrer quoi que
ce soit de mon intimité, tout en croyant rester dans le texte, rien que le
texte. Et aussi sans que les auditeurs s’en aperçoivent (si d’ailleurs ils
s’en apercevaient, cela ne leur faisait ni chaud ni froid…).
L’équivoque et la fécondité potentielle de mon travail tiennent à la
façon dont je me tiens par rapport aux auteurs. Tout se passe comme si
je cherchais à être au plus près de ce qui les a transmués en écrivains :
108 Les secrets de la séduction

cela, précisément, par l’étude de leur manière singulière de mettre en jeu


des structures narratives ou poétiques et d’agencer les mots et les images.
Et par cette proximité avec l’intimité même de l’art de verbaliser et
d’imager, quelque chose de moi-même viendrait sinon au jour, du moins
à la pénombre. Une pénombre fugace. L’heure de midi, la fin du cours,
efface – souvent gomme littéralement – le propos de midi moins dix et
ce qu’il pouvait avoir d’aigu ou d’inattendu.
En même temps, bien sûr, je ne cesse d’indiquer les distances. Ce qui
fait que tel auteur est un écrivain de son temps, de son espace social, avec
une inscription singulière dans la continuité de la littérature, un imagi-
naire propre et une histoire spécifique. Expliquant le détail de ses textes,
mon exégèse souligne ce qui résiste aux apprivoisements par l’expli-
cation. Le texte garde ses distances et je ne peux que me tenir à côté de
la barrière.
Jeu très stimulant et interrogeant que ce passage continuel du trop
près au trop loin. Essayant d’approcher les points de vertige, les contra-
dictions premières, les rapports les plus archaïques entre sensations et
langage, les fondations de la boutique obscure que nous livre le texte et
d’où il est sorti. Tentant avec l’auteur une proximité qu’aucune autre rela-
tion sociale ne peut permettre. Tout en ne cessant de tourniquer autour
d’évidentes limites – les insistances et résistances du texte l’emportant
toujours, littérature oblige, sur mes propres insistances ou résistances.
Je me tiens donc devant, derrière, aux côtés de – quelle image topo-
graphique utiliser pour désigner cette posture ou cette imposture ? – cet
auteur, que la langue commune appelle souvent créateur. Par rapport à
cette imago paternelle, où suis-je ? Dans le rôle du voyeur, cherchant à
épier comment se fabriquent les textes ? Du jaloux ou du castrateur, se
vengeant subrepticement de son inaptitude à créer ? Du prédateur, cher-
chant à s’emparer d’un pouvoir sur ce supposé créateur? De l’un peu trop
humble serviteur du texte et de son auteur, à la modestie trop feinte
pour n’être point suspecte ?
* *
*
« Je bâtis ma demeure ». Je suis convoqué par l’autre. Il ou elle a nom
Ronsard ou Colette, Nerval ou Verlaine, Diderot ou Duras. Il me donne
Sisyphe à l’Université 109

ce pouvoir rare qu’est une autorisation, une légitimité de parole. Il me


contraint à porter témoignage de lui (de lui ? de lui écrivain, auteur de
textes, à tout le moins). Et à aller le poursuivre – exercice d’une sorte
d’intelligence amoureuse, peut-être cruelle en ses détours, mais plutôt
aimante en général – jusque dans ses replis les plus secrets ou contra-
dictions les plus enfouies.
Je le piste, le suis, le traque. Et ce que je viens rechercher et tenter
de cerner tourne presque toujours autour de l’amour, de la mort et la
perte. Derrière l’advenue d’une œuvre, se profile une Odyssée, une
quête d’un impossible objet perdu. En maniant et observant l’objet-
texte pour y indiquer les traces ou chercher la place en creux de cet
objet perdu, j’en viens vite à le parasiter par ma propre nostalgie et ma
quête de ce que j’ai pu perdre ou laisser en souffrance. La plainte du
poète me permettra de laisser à très bas bruit entendre quelques inflexions
de la mienne. La colère du pamphlétaire une modalité de celle que je ne
m’autorise à exprimer que sotto voce. Ce que les normes de la com-
munication sociale ne me laissent dire qu’obliquement, je pourrai là le
proférer sous le couvert de cet autre qui parle par ma voix. Ce qui souf-
frait de ne pouvoir être dit sera formulé. De façon biaisée et masquée ?
Pas en mon nom ? Sous des protocoles qui le canalisent et le détour-
nent ? Certes. Mais, même si on n’en reste qu’à un cisaillement, une
déstabilisation s’amorce, une inquiétude se murmure, ce que j’ai dit –
ce que Proust ou Mallarmé m’ont fait dire – me revient de temps à autre
aux oreilles. Et ça résonne.
Je suis tout attention à ce que dit l’autre, je me laisse un instant
déloger de mes forteresses de langage habituelles – et parfois je laisse
filer un propos inopiné, qui me surprend ou me déroute. En ce texte où
je ne suis sûr de ne pas être, ma parole s’insère subreptice et trouve
comme un terreau de transplantation. Parce qu’il me protège, le texte de
l’autre peut me dévoiler. Mon logis psychique s’ouvre ou se décloi-
sonne. Une autre configuration vient un moment s’y superposer. Ma
demeure se rebâtit autrement, comme cela arrive le temps d’un rêve.
Je suis parfois très troublé du fait que, tel le comédien, je peux épou-
ser de l’intérieur (quelle formule !) les discours les plus antagonistes
ou hétéroclites. Je peux expliquer Claudel comme Breton, Valéry comme
Artaud, Bernanos comme Aragon. Mais à la différence de l’acteur, je me
110 Les secrets de la séduction

prends au jeu. Il y a un nombre invraisemblable de demeures dans ma


maison littéraire. Ma propre dislocation s’accommode-t-elle de ce châ-
teau aux mille entrées ? Jouis-je d’être Fregoli ou Arlequin ? Je m’in-
terroge en particulier sur ce besoin ou ce goût de la cohabitation, sur ce
désir de jonction. Si la fonction d’un intellectuel est d’abord et tou-
jours d’ordre discriminant – à commencer par la distinction du vrai et
du faux –, j’obéis aussi (et, si possible, non contradictoirement) à des
pratiques moins cartésiennes, plus archaïques peut-être, d’apparente-
ments, d’aménagements de liaisons curieuses, de coexistences de
contraires. Pathologie de la jonction ? Éthique presque folle de la récon-
ciliation ? Je peux parler avec la même conviction en langage
Chateaubriand et l’heure d’après en langage Stendhal, le matin en par-
ler Hugo et le soir en parler Céline. Expérience de la dispersion ? Pour
l’avouer net, cette dissémination m’enchante. Au risque d’un mégalo-
mane « je suis partout », au danger d’un vertige, d’une « inauthenti-
cité » – et de pas mal de confusions ? Pièges où sans doute je me laisse
attraper. Mais j’éprouve bien plutôt cette possibilité d’entrer dans des
jardins psychiques, idéologiques et verbaux si divers, comme une expé-
rience de libération de la parole et du fantasme. Cette dispersion me
rassemble et donne à mon étoffe infiniment plus de substance et d’ai-
sance qu’elle n’en a dans les circonstances ordinaires de l’existence.
Les rêves que je ne suis pas à même de faire ou de verbaliser, d’autres
les ont formulés et menés à un haut état d’accomplissement. En m’en fai-
sant l’herméneute, je les habite. Ils me permettent de les hanter, de fré-
quenter leur liberté associative. La lecture autorise cet épanchement
d’un texte dans la vie intérieure d’un lecteur. Mais là, le fait de parler,
d’extérioriser le discours interne, de le condenser et de l’amener à des
formulations qui puissent être entendues, provoque une mobilisation,
un mélange de concentration et d’effervescence psychique. Me voici
déplacé et engagé sur une scène qui s’aménage un bref moment un peu
autrement que celle où mes praticables trop bien fixés ne cessent de me
conduire.
* *
*
J’ai la chance d’exercer un métier qui, bien plus que de communi-
Sisyphe à l’Université 111

cation, est un métier de transmission. Ma fonction prend un de ses sens


les plus forts d’assurer le passage de « cet ardent sanglot qui roule d’âge
en âge » – et du pouvoir de symbolisation et d’intelligence de l’indicible
qu’a la littérature. Il m’est accordé de faire vivre la symbolique du pas-
sage et de la trace, de l’inscription et de la durée. Je transmets l’« écho
redit par mille labyrinthes », le « cri répété par mille sentinelles », les
meilleurs témoignages qui puissent être donnés « de notre dignité3 ». Je
laisse circuler, tourmentants ou entraînants, pas mal de revenants, je
rends le présent plus complexe et plus vif par cette référence aux legs
et figures du passé. C’est un très beau privilège.
Alors, que je sois tarabusté par l’imposture de mes conduites, par ce
qu’a d’un peu louche ou retors (et parfois sot) une tactique de séduction
trop appuyée, que je me sente, à manier les belles phrases des uns et des
autres, geai paré des plumes du paon, cela n’a peut-être comme impor-
tance que celle que je veux bien lui accorder.
Que je me sache de mauvaise foi en faisant le « professeur de litté-
rature », que j’aie quelques lueurs sur mes escroqueries ou grivèleries
intellectuelles, c’est bien le moins qu’on puisse attendre d’un minimum
de lucidité. Que je me reconnaisse plagiaire, pilleur de tombes, voleur
de formules dont j’embellis mes propos, c’est bien l’aveu le plus élé-
mentaire que j’aie à passer. Mais sans doute cette conscience malheu-
reuse, cette impression diffuse de culpabilité sont-elles nécessaires pour
que cette transmission se fasse. Enseigner la littérature est se confron-
ter à l’inquiétude qui lui donne son énergie, son pouvoir de relance et
l’admirable précarité de sa beauté. Que cela en passe par les troubles,
doutes et appréhensions de qui s’en fait le présentateur ou l’intermédiaire
est le prix, point exorbitant, qu’il a à payer.

Claude Burgelin

3. Baudelaire, « Les Phares ».


Présentation de Christoph Haizmann

LEO BLEGER

L ES L IBRES CAHIERS pour la psychanalyse ont trouvé pour ce


numéro un collaborateur inattendu en Christoph Haizmann, un
modeste, très modeste peintre du XVIIe siècle. Il doit pourtant sa petite
notoriété à l’intérêt que Freud lui accorda dans « Une névrose diabolique
au XVIIe siècle »1.
C’est que Haizmann signa non pas un, mais deux pactes avec le Diable!
Résumons brièvement cette histoire bien que le lecteur gagnerait à lire ou
à relire ce texte de Freud quelque peu délaissé. Le 5 septembre 1677,
Christoph Haizmann est adressé par le curé de Potennbrunn, en Autriche,
au Monastère de Mariazell pour s’affranchir, grâce à l’intercession de la
mère de Dieu, d’un pacte signé avec le Diable. Au bout de trois jours
d’exorcisme, le Diable en personne le lui restitue. Après un état d’agita-
tion et de convulsions, s’ensuit une période d’accalmie qu’il passera à
Vienne auprès de sa sœur. Hélas, visions et tourments reviennent,
Haizmann retourne à Mariazell en mai 1678 afin de récupérer un autre
pacte ; les mêmes exorcismes sont à nouveau couronnés de succès et,
cette fois, il entre dans les ordres et il y reste jusqu’à sa mort en 1700.

1. L’inquiétante étrangeté (Gallimard) ou le volume XVI des Œuvres Complètes (Puf),


cette dernière avec les reproductions des savoureuses peintures de notre auteur, aussi
naïves qu’instructives.
114 Les secrets de la séduction

Pendant une partie de son séjour à Vienne, après la restitution du


premier pacte, le peintre a tenu le journal de ses souffrances. Ce docu-
ment joint aux rapports des moines et aux pactes avec le Diable fut
publié en entier : sous le nom de « Trophée de Mariazell » qui donna lieu
à une édition allemande en 1928 et à une édition anglaise en 1956 2.
Ajoutons-y celle qu’un éditeur argentin (Argonauta) réalisa avec soin,
loin de son pays – où lui et son livre auraient certainement terminé sur
le même bûcher – en Espagne en 1981.

On sait habituellement que le Diable a effrayé le Moyen Âge occi-


dental. Il est cependant utile de préciser que cette figure n’a pris sa
pleine place qu’avec les persécutions religieuses du XVIe siècle. A la fin
du XVIIe, au moment où Haizmann avoue son engagement écrit avec le
Malin, le scénario tragique de l’Inquisition commence à peine à perdre
de sa dangerosité.
A suivre le livre de Robert Muchembled (Une histoire du Diable),
c’est au même élan unificateur des nations et de l’imaginaire que l’ère
moderne et le Diable doivent leur constitution. Ce dernier ne deviendra
donc un « personnage » influent que très tardivement dans l’histoire.
Freud semble en avoir eu un aperçu assez saisissant lorsqu’il avance
en 1909, dans une discussion de la Société de Vienne, que le Diable
est une figure « aussi complexe que la création d’un rêve », autrement
dit qu’il a des origines variées et hétéroclites.
Le Diable, chez Haizmann, s’est substitué à un père aimé : c’est
l’interprétation que propose Freud comme motif aux troubles du peintre;
lorsqu’il lui apparaît, son père vient de mourir, ce délire est une afflic-
tion, l’appel d’un fils. La plume de Freud est presque condescendante
dans la cinquième et dernière partie de son texte où il commente le
journal traduit ci-dessous pour la première fois en français : le seul vœu
de ce « pauvre diable », écrit-il, était d’« assurer sa subsistance » après
avoir parcouru un chemin qui « part du père, passe par le Diable en
tant que substitut du père, et aboutit aux révérends pères ».

2. Le manuscrit a été publié dans le livre de I. Macalpine et R.A. Hunter, Schizophrenia


1677 : A Psychiatric Study of an Illustrated Autobiographical Record of Demonial
Possession, London, Dawson and Sons, 1956.
Présentation de Christoph Haizmann 115

Avatar des effets de la séduction longuement active de certaines


figures, tout le journal témoigne de la lutte de Christoph Haizmann non
seulement contre le Diable mais aussi contre la figure christique dont
il porte le nom. Les apparitions de l’image divine deviennent par
moments aussi torturantes et persécutrices que celles du démon. En
1923, plus d’un quart de siècle après la lettre de 1897, tout comme
aujourd’hui sous d’autres déguisements, l’intensité de cette séduction
est toujours à l’œuvre.

Leo Bleger


Apparitions du Diable

CHRISTOPH HAIZMANN

A RRIVÉ À VIENNE, m’étant fait recevoir à la Sainte Fraternité de


Rose Croix, j’ai vécu en paix jusqu’au 11 octobre où, entre
onze heures et minuit, apparut un chevalier bien vêtu qui s’adressa à
moi et me demanda pourquoi j’étais simple d’esprit au point de me lais-
ser enrôler à la Fraternité. A quoi cela me servirait-il ? Je devrais jeter
ces bouts de papier inutiles qui n’étaient que stupidités. Il ajouta en
outre : puisque j’étais abandonné de tous, qu’allais-je faire maintenant ?
Mais comme je ne l’écoutais pas, il s’effaça et disparut.
La nuit du 12, entre deux et trois heures, j’imaginai que j’étais dans
une salle magnifique, délicieusement meublée, pleine de chandeliers
d’argent où brûlaient des bougies ; des chevaliers en habits somptueux
dansaient avec des femmes d’une grande beauté, en faisant des cercles
autour de moi. C’est alors que l’un d’eux me dit que s’il avait pu res-
ter parmi nous, il aurait pu lui aussi apprécier ces plaisirs ; tout était de
sa faute. Le chevalier dit que je devrais déchirer les croquis des appa-
ritions que j’avais dessinées, ne pas peindre le grand autel, et qu’il me
donnerait alors une coquette somme d’argent. Mais je ne voulais pas
l’écouter, et m’agenouillai pour dire un rosaire. Puis je m’allongeai
sur le sol et priai cinq Notre Père, cinq Ave Maria et un Credo, et tout
disparut.
118 Les secrets de la séduction

Le 14 octobre entre trois et quatre heures du matin, je vis de nou-


veau cette salle imposante et sa longue table couverte des mets les plus
délicats et ornée de gobelets d’or et d’argent, et les chevaliers en grand
apparat qui mangeaient et buvaient ensemble. Parmi eux se trouvait le
chevalier qui m’était apparu au début, et il m’appela à lui. Je devais
m’asseoir entre lui et la dame qui avait son siège auprès du sien ; mais
comme je ne pouvais me résoudre à faire cela, il dit à la dame de se
lever et de m’amener jusqu’à eux. Elle se leva et vint vers moi. Mais je
me mis à crier comme souvent, « Jésus, Marie, Joseph! » Elle recula. Mon
cri fut entendu par mon beau-frère, ce qui fait que lui-même, ma sœur
et d’autres gens se précipitèrent dans ma chambre avec une lumière et
un bassin d’eau bénite qu’ils aspergèrent dans ma chambre, jusqu’à ce
qu’enfin ils se trouvent face à face avec ces monstres infernaux dégui-
sés qui se mirent à reculer pas à pas, jusqu’au mur dans lequel ils dis-
parurent.
Le 16 octobre, m’apparut de nouveau une salle encore plus belle,
ornée de pièces d’argenterie précieuses et de chandeliers d’or où brû-
laient des bougies blanches. Au centre, il y avait un trône fait de parties
d’or, avec de chaque côté un lion rampant recouvert d’or ; chacun tenait
dans sa patte droite une couronne royale, et dans sa gauche un sceptre.
Des chevaliers se tenaient autour, en grand nombre, discutant entre eux
apparemment dans l’attente impatiente de leur roi ; mais comme ils ne
pouvaient plus l’attendre, le chevalier que j’ai déjà mentionné vint vers
moi en me disant que je devrais m’asseoir sur le trône, qu’ils me pren-
draient pour roi et m’honoreraient pour l’éternité. Sur ce, je criai « Jésus,
Marie ! », repris mes esprits et ne vis plus rien.
Le 20 octobre, le soir entre six et sept heures, une lumière radieuse
m’apparut. Je criai aussitôt « Jésus, Marie, Joseph ! » Puis j’entendis
une voix qui sortait de la lumière et me disait : « C’est eux qui m’en-
voient ». Il disait aussi que je ne devais pas avoir peur. « Lève-toi
pécheur », disait-il, et « Aime-Moi Jésus ». Je vis quel grand bonheur
et quelle peine indescriptibles il y a dans l’éternité, et je tombai dans une
transe qui dura deux heures. Je vis le bonheur éternel et la douleur éter-
nelle, que je ne peux mettre en mots ni décrire. Après cette vision, il me
dit que je devais aller dans le désert pendant six ans et y servir Dieu. Et
qu’ensuite je pourrais aller où je voudrais. Sur ce, je m’éveillai de nou-
Apparitions du diable 119

veau, si l’on peut dire, et revins à moi.


Le 21 octobre, j’entrai le soir dans ma chambre pour dire mes prières
à genoux, et je dis un rosaire, puis m’allongeai sur le sol et commen-
çai à prier le rosaire de douleur et à contempler la Crucifixion du Christ,
quand le même personnage radieux m’apparut et me menaça de dam-
nation éternelle parce que je ne suivais pas les commandements de
Dieu qui m’avaient été transmis par lui. Il dit : « Quelle attraction y a-
t-il pour toi dans ces plaisirs oisifs et terrestres, et pour l’amour de ça
es-tu prêt à renoncer à l’incommensurable bonheur éternel du Para-
dis, pour souffrir plutôt à tout jamais les affres de l’Enfer ? Tu ferais
mieux de remplir de douleur ta courte vie afin de pouvoir connaître
ensuite le bonheur immortel de l’âme ». Sur quoi il me prit par la main,
disant qu’il allait me montrer ce que j’aurais à endurer en damnation
si je refusais de suivre le commandement de Dieu. C’est ainsi qu’il
me mena dans un enfer plein de flammes et d’une puanteur terrible.
Il y avait là un énorme chaudron d’où sortaient les plaintes et geigne-
ments insoutenables d’êtres humains ; au bord se tenait un démon infer-
nal qui ne cessait de verser de la résine en flammes et du souffre qu’il
répandait au-dessus d’eux. Après que j’aie été en transe près d’une
heure, ma sœur arriva avec quatre personnes, me trouva sur mon lit
couché sur le ventre, et voulut m’éveiller en leur présence. Elle versa
sur moi de l’eau bénite, mais je ne donnai pas signe de vie bien qu’elle
pût sentir ma respiration. Je fus ainsi inerte encore un bon moment
avant de revenir à moi.
Le 1er novembre, jour de Toussaint, j’allai à l’église le matin, me
confessai et communiai : l’après-midi je retournai à l’église et dis mes
prières. Puis je retournai chez moi où j’arrivai à sept heures, pris mon
rosaire et commençai à prier en présence de quatre personnes. Quand
j’arrivai à la troisième série de prières, le même personnage radieux
m’apparut de nouveau. Je commençai à crier : « Jésus, Marie, Joseph! »,
tombai à genoux, et entrai en transe. Les personnes qui étaient pré-
sentes commencèrent à crier, tentèrent de me soulever, versèrent sur
moi de l’eau bénite, mais je ne pouvais ni sentir ni entendre. La personne
que j’ai mentionnée me prit par la main gauche, m’entoura la taille et
me mena vers un pré magnifique, orné des plus belles roses. Après nous
être promenés quelque temps, nous tombâmes sur un lys magnifique
120 Les secrets de la séduction

qui portait trois fleurs, avec, écrit sur l’une « Père », sur une autre
« Fils », et sur l’autre « Saint Esprit », mais sur la tige il était écrit
Dieu. Quand je lus cela, j’entendis une voix qui disait : « ô pécheur ! Aie
confiance, crois et construis sur ceci et ainsi tu atteindras le bonheur éter-
nel ». Quand je me plaignis à la personne qui me guidait que personne
ne me croirait, et que je ne pourrais donc pas accomplir ce qui m’était
ordonné, la personne me répondit : « même si personne ne me croit, je
sais parfaitement ce qui est arrivé, bien qu’il me soit impossible de le
mettre en mots ». Pendant ce temps, le lys se mit à briller si lumineu-
sement que je ne pouvais plus le regarder. Puis je me penchai et eus
l’impression de tomber dans de l’eau : sur ce, je revins à moi.
Le 6 novembre, la nuit, j’entrai dans ma chambre pour dormir, étei-
gnis la lumière, mais voulus prier un peu auparavant, quand revint la per-
sonne que j’ai mentionnée. C’est pourquoi j’appelai le garçon dans la
chambre voisine et lui demandai de m’apporter de la lumière ; mais
avant qu’il revienne j’étais déjà dans une transe, et la même personne
m’emmena dans une ville. Dans les rues que nous parcourions il se pas-
sait beaucoup de choses : des gens criaient, se querellaient, s’empoi-
gnaient et luttaient ; ailleurs il y en avait qui se battaient et se tuaient.
Dans un coin se passaient des jeux de prostituées, dans un autre de
sombres pratiques. Il y avait de la jubilation, des danses, de l’excitation
dans les rues comme si tout était sens dessus dessous. Il me dit que
c’étaient tous des enfants de la damnation et m’ordonna de ne pas regar-
der. Il m’emmena plus loin et me dit que nous allions sortir de la ville.
Là nous arrivâmes à un pré magnifique. Quand nous l’eûmes traversé
un moment, nous arrivâmes à un ravissant bosquet vert où se trouvaient
éparpillées des huttes d’ermites ; à côté de chacune était placé un panier
avec des racines et des herbes. Je demandai : « qu’en font-ils ? » et il me
fut répondu que « ceci était leur nourriture ». Il m’emmena plus loin et
nous arrivâmes à un rocher où se trouvait un trou dans lequel nous nous
glissâmes. Dedans il y avait une grotte spacieuse dans laquelle se tenait
un vieil homme tout déformé, avec une longue barbe grise. Je deman-
dai qui il était. A quoi mon guide me répondit que cet homme vivait
dans cette grotte depuis soixante ans sans jamais avoir mis le pied
dehors. Je demandai encore : d’où obtient-il sa nourriture et de quoi
survivre ? Il me répondit : « il est nourri chaque jour par les anges de
Apparitions du diable 121

Dieu ».
Mon guide me dit que je devais attendre un moment, qu’il revien-
drait dans peu de temps. Il me laissa, et tout fut dans l’obscurité. En
même temps une lumière magnifique irradia autour de l’ermite et un
ange entra, lui apportant trois plats de nourriture, une miche et un bei-
gnet et de quoi boire ; il plaça tout cela sur une pierre. Puis il mangea,
et quand il eut fini, l’ange rassembla tout et partit; l’ermite pria et remer-
cia Dieu pour Sa bonté et Sa grâce. Mon ange revint, me mena dehors,
et la lumière quitta l’ermite complètement, et nous retournâmes au mer-
veilleux pré plat sur lequel cependant il n’y avait pas de huttes d’er-
mites. Puis je vis un éclat brillant en haut qui descendait sur moi. Je
vis dedans Notre Bonne Dame qui me parla ainsi : « viens ici mon cher
enfant, car tu as maintenant pris entièrement refuge en moi, et je prie-
rai aussi pour toi » ; elle m’exhorta à suivre le commandement de son
Bien-aimé Fils. Puis elle me prit la main et m’emmena jusque chez
moi. La lumière demeura avec moi tout le temps. En me réveillant de
la transe, ayant repris complètement mes esprits, je vis l’image lumineuse
de Notre Dame dans un coin de la chambre. Des gens se tenaient autour
de moi : je criai qu’il leur fallait s’agenouiller et prier car la Mère de Dieu
était présente. Ma sœur prit alors de l’eau bénite et voulut l’asperger dans
la chambre. J’entrai de nouveau en transe et vis un ange tenant un cru-
cifix sur lequel était suspendu le Christ vivant. Il le donna à la radieuse
Mère de Dieu qui le leva vers l’eau bénite, et me parla encore en me
disant que « son Fils, lui, avait tant souffert pour moi, bien qu’Il fût
innocent et n’eût fait aucun mal ; et que je souffrirais bien plus encore
en ce monde car j’étais un homme terrestre et pécheur ». Puis toute la
vision disparut et mon ange revint me dire qu’il m’avait montré tout
ceci afin que j’aie assez de preuve de la vérité, et que je commence
maintenant l’existence d’ermite qui m’avait été ordonnée, passant six
ans dans une conduite édifiante et dans la crainte de Dieu. Puis je repris
de nouveau mes esprits. Mais je ne m’étais pas encore décidé. C’est
pourquoi il m’apparut de nouveau le lendemain matin et me dit que
« je devais obéir, qu’il ne me laisserait plus le voir pendant les six ans ;
et que si je ne voulais pas le faire quelque chose m’arriverait, ce qui
obligerait les gens à croire. Je ne devais pas tenir compte des gens,
même si j’étais persécuté par eux ou que je ne recevais d’eux aucune
122 Les secrets de la séduction

aide, Dieu ne m’abandonnerait pas ».


Sur ce, il disparut et je repris mes esprits. Après cela, je décidai
finalement d’entrer dans cette voie, de partir pour le désert et d’obéir
ainsi au commandement divin qui m’avait été révélé par tant de visions.
Depuis lors je n’ai plus eu la moindre tentation ou vision.
Le 26 décembre j’allai l’après-midi à la Cathédrale Saint-Etienne
pour prier. Pendant que je me recueillais de mon mieux, entrèrent une
jeune femme robuste et un homme bien mis, et je pensai que j’aurais bien
aimé être lui et aussi bien mis que lui. Puis je rentrai chez moi. Dans la
soirée j’allai dans ma chambre pour dire mes prières et quand je les eus
dites, il y eut un éclat de tonnerre et une flamme vive descendit sur moi
qui me fit m’évanouir encore.
Ma sœur vint ensuite avec un gentilhomme qui m’appela par mon
nom, et je revins à moi. Puis j’eus l’impression d’être étendu dans du
feu et de la puanteur, et je ne pouvais me tenir sur mes jambes. Je roulai
hors de ma cellule dans la pièce, et roulai dans la pièce jusqu’à ce que le
sang jaillît de ma bouche et de mon nez. Ma sœur ne savait que faire de
moi. Elle envoya chercher les prêtres. Quand ils arrivèrent, la chaleur et
la puanteur disparurent. Comme je ne pouvais pas encore me tenir sur
mes jambes, on me souleva sur un fauteuil. Un quart d’heure plus tard,
les prêtres m’avaient quitté et quelque chose vint à mon côté et me parla :
« cette souffrance t’est infligée parce que tu as des pensées si vaines et
oisives ». Je devais obéir et devenir un ermite comme Dieu me l’avait
ordonné. Puis je me levai du fauteuil comme si rien ne s’était passé.
Le 26 décembre et le 30 décembre, deux esprits malins me torturè-
rent avec des cordes que je sentis sur mes membres pendant deux jours.
Ils me dirent que la torture serait répétée chaque jour jusqu’à ce que je
rejoigne l’Ordre des Ermites.
Le 2 janvier je revins chez moi vers le soir. Je marchais de long en
large dans la chambre quand des frissons de fièvre s’emparèrent de
moi. Ma sœur me dit de m’asseoir près du feu et que je me sentirais
mieux. J’étais à peine assis quand six esprits malins arrivèrent, pour
m’attaquer et me déchiqueter. Je criai « Jésus, Marie, Joseph ! soyez
près de moi » ; ils reculèrent, mais revinrent vers moi de nouveau. La
lutte entre nous dura une heure entière. Puis les prêtres arrivèrent, et
aussitôt qu’ils furent là, ils disparurent l’un après l’autre. Je me relevai
Apparitions du diable 123

du sol.
Le 7 janvier j’eus ma leçon à la Fraternité de Jésus, Marie et Joseph.
Le même jour, j’allai chez les Pères Franciscains pour me confesser et
communier. Quand je voulus me confesser, le prêtre m’ordonna de dire
la prière de confession. Mais je ne pus pas la dire, bien que je m’y
prisse à quatre reprises, sans y parvenir jusqu’à ce que le prêtre la récite
devant moi; alors je pus la dire jusqu’au bout. Pendant que je me confes-
sais, le Démon Malin vint me chercher deux fois et me tourmenta pen-
dant la confession. Quand je me fus confessé, j’entrai dans l’église et
reçus le Saint Sacrement de l’Autel. Puis le prêtre m’ordonna de prendre
ma leçon dans l’après-midi, et je rentrai chez moi. Après le repas de
midi, quatre esprits malins vinrent et commencèrent à me torturer ter-
riblement. Pendant tout l’après-midi et la nuit jusqu’au lendemain
matin, ils étaient après moi ; l’un d’entre eux s’assit sur ma langue,
alors j’arrachai l’esprit malin avec la main.
Pendant ce temps plusieurs personnes veillaient sur moi, si horrifiées
qu’elles en devinrent gravement malades et eurent des visions.
Le 13 janvier, pendant que j’étais assis à peindre mon tableau, le
Démon Malin vint et s’assit sur la table à côté de moi ; alors je criai à
ma sœur que le Malin était présent. Ma sœur vint avec de l’eau bénite,
l’aspergea dans la pièce, et tout disparut de la table.

Christoph Haizmann

Traduit du texte original par Laurence Apfelbaum,


Leo Bleger, Volker Mertens.


L’enfance du féminin. Le choix de la conférence « Sur la féminité »
fil conducteur de ce numéro, poursuit les réflexions des Libres cahiers
engagées avec Singulière mélancolie et Les secrets de la séduction, en
s’appuyant sur des textes freudiens qui parlent au plus grand nombre
de la maladie humaine, du deuil, de la séparation et de l’éveil de la
sexualité qui, pour Freud, garde son arête la plus vive dans la ques-

Les conditions de publication de ces Nouvelles conférences sont


tion de la féminité.

connues et elles éclairent l’insolite, voire le tragique qui y transparaît :

elles devaient d’abord contribuer à renflouer les caisses vides du Verlag,


écrites en effet au début de 1932, en quelques mois, au nombre de sept,

maison d’édition psychanalytique. Elles prenaient également le relais,


à distance, d’une première série de conférences qui, elles, avaient été
prononcées entre 1915 et 1917 à la clinique psychiatrique de Vienne :
désormais les souffrances de la maladie interdisaient à Freud une telle
entreprise mais il lui conserva cependant la forme de conférence, signant

que le collègue psychanalyste a priori convaincu. Cette figure rhéto-


par là que leur destinataire était plutôt l’homme éclairé ou l’étudiant

celle qu’il utilisa peu de temps auparavant dans L’avenir d’une illu-
rique, en faisant explicitement appel à l’interlocuteur extérieur, fut déjà

sion. Il nous faut alors, à nous lecteur, faire un effort d’imagination et


nous penser assis sur les bancs d’un amphithéâtre, écoutant un propos
8 L’enfance du féminin

inédit en de tels lieux, concernant la féminité, de plus, prononcé par


un professeur âgé !
Sa rédaction s’inscrit encore sur une toile de fond historique par-
ticulière : dans les années qui la précéda, le décès de sa mère et l’at-
tribution du prix Goethe ont été deux moments de la vie de Freud
d’autant plus forts qu’il ne put participer physiquement ni aux obsèques
de sa mère ni à la remise du prix. Anna Freud l’a représenté et a même
prononcé à sa place le discours de remerciements du prix. De plus,
cette année 1932 est assombrie par la recrudescence des douleurs de
la maladie et par de multiples opérations, presque une centaine, mais
aussi, sur le plan extérieur, par la dégradation rapide et inquiétante
de la situation politique en Allemagne.

* *
*

Ces sept conférences se divisent, nous dit Freud, selon deux orien-
tations, réviser et approfondir les acquis de la théorie du rêve, de l’oc-
cultisme et de la décomposition de la personnalité psychique et, ensuite,

la Weltanschauung et de la féminité.
renouveler les problématiques de l’angoisse et de la vie pulsionnelle, de

S’il fallait chercher des prétextes à cette écriture, ils seraient donc
à trouver autant dans une « volonté consciente » de soutenir et de for-
tifier la psychanalyse que dans un déterminisme : un véritable élan
intellectuel pousse Freud qui, continuant à s’affronter à des choses
nouvelles, demeure toujours un défricheur curieux, animé par un grand
enthousiasme, et ne manquant pas même d’un certain culot, si on s’en
tient au choix de la féminité comme terrain de réflexion. Enfant très
aimé de sa mère – n’oublions pas que, pour lui, l’amour le plus accom-
pli est celui que porte une mère à son fils – le voici qui explore la pas-
sion la plus occulte, régissant dans le tourment les échanges entre une
petite fille et sa mère et menant à la voie qui contribue à la constitution
de la femme.

* *
*
Préambule 9

Pour aborder l’énigme, cherchons de quels côtés ou en direction de


quelles personnes, ces propos sont tournés, vers quels débatteurs par-
ticuliers ils sont dirigés ; partons à la recherche de ce public inaugu-
rablement convié à cette conférence muette. La mère, justement sa mère,
n’est-ce pas elle qui occupe, pour Freud, le point de perspective de cet
écrit ? Parce que, du fait même de sa disparition récente, elle a libéré
la résistance qui retenait la passion préœdipienne qu’il continuait de lui
porter à soixante-quinze ans. À divers correspondants, Freud put avouer
le soulagement que lui apporta son décès qui faisait disparaître la han-
tise de lui infliger un deuil douloureux, s’il avait dû mourir avant elle.
Une mère déjà rencontrée, comme troublante et excitante, dont la nudité,
jamais perdue de vue, joua un rôle si déterminant dans la constitution
du complexe de castration du garçon. Les jeux avec les poupées, avec
les déplacements qu’ils permettent, protègent davantage la fillette de l’ef-
froi de cette perception mais, en même temps, la maintiennent dans la
plus grande proximité avec la mère. À distance de sa mère désormais
morte, les portes de la période préœdipienne s’ouvrent à Freud et l’au-
torisent à rompre avec la préséance paternelle. La recherche se fait
sans doute à contrecœur en direction des « couches profondes », un
terme qui cerne autant les remaniements psychiques qu’il pressent
devoir s’imposer à lui-même en ce temps de deuil, que ceux qu’il recon-
naît appartenir au devenir féminin de la petite-fille
C’est ainsi que le texte reprend l’envie du pénis qui est l’objet de
résistances principalement par l’insatisfaction qu’elle fait se dévelop-
per. Les tensions sur ce thème sont nettes au sein même des travaux
des femmes analystes de cette époque, et, en rendant explicitement hom-
mage aux publications de trois d’entre elles, Ruth Mack Brunswick,
Jeanne Lampl de Groot et Hélène Deutsch, Freud veut souligner que ces
tensions divisent les femmes analystes elles-mêmes et ne peuvent se
réduire à un conflit homme-femme superficiel. Car ce qui est aussi en
évidence, c’est qu’à un moment la petite fille porte un regard dévalo-
risé sur son propre sexe. Les mouvements contrastés sont à prendre en
considération puisque cette offense narcissique initie une trajectoire
organisationnelle de la plus grande ampleur ; la théorie psychanaly-
10 L’enfance du féminin

tique restitue dès lors toute sa complexité aux différents passages conflic-
tuels qui conduisent au devenir femme.

L’identification à la mère, écrit Freud, suit directement plusieurs


lignes dont l’établissement de l’équation « enfant = pénis » est une des
données principales : l’entrée de la femme dans la phase œdipienne
lui offre l’apaisement, voire même le repos. À cette position théorique,
Mélanie Klein fait objection, postulant une plus grande précocité dans

sible de penser que, à sa manière, Freud réponde ainsi à La psycha-


cette évolution et des identifications plus violentes. Il n’est pas impos-

nalyse des enfants, paru la même année, et veuille faire apparaître les
divergences entre Mélanie Klein et lui, avec leurs conséquences tant
dans la théorie que dans l’art de l’interprétation ; cette controverse
s’épanouira à Londres quelques années plus tard où Anna Freud, encore,
le représentera.
Il existe donc un point où le texte défait les couples, masculin et
féminin d’une part, actif et passif d’autre part, où la libido, déclarée
indépendante du sexe biologique, est comprise comme rendant compte
à elle seule des alternances qui manifestent la bisexualité de la vie
féminine. Car, chez l’homme également, des déplacements libidinaux
conduisent à l’établissement de l’équation « pénis = enfant » au point
qu’il faudrait envisager chez lui un « devenir féminin ».

nous parler de la femme, là, où Freud a le sentiment, in fine, d’avoir


Comment passer sous silence le renvoi final vers le poète pour

été incomplet et fragmentaire ? Et pourtant dans cette aventure théo-


rique tardive, Freud a réalisé une véritable ouverture sur cette période
obscure et dissimulée où le maternel primaire fait disparaître l’éro-
tique. Le poète aurait-il plus de mots, plus d’images, plus de puis-
sance de suggestion et d’évocation pour nous parler de la femme ?
Sa parole s’approcherait-elle davantage des rivages du continent
noir ? Freud laisserait-il au poète le soin d’affirmer que la femme est
un homme ordinaire ?

En tout cas, cette conférence, soumise à une écriture pugnace et


inspirée où la volonté de ménager la place de la complexité est main-
tenue, ne cède à aucune facilité. Dans l’ombre, les menaces se font sen-
Préambule 11

tir sur le devenir de la psychanalyse – c’est aussi la période où les pra-


tiques de Ferenczi inquiètent Freud – comme sur son monde intime, et
pourtant, avec cette XXXIIIe conférence il parle au plus grand nombre
d’un sujet éminemment polémique et tourmenté. Si le masculin ancré
dans le complexe de castration est d’une lecture aisée, le féminin reste
plus difficile à cerner : un épais mystère entoure les lieux de la créati-
vité de la femme qu’elle soit mère, muse ou artiste.
De fait, le trajet du devenir femme apparaît comme celui d’une
réconciliation possible, après des détours violents et imprévus par le
masculin, avec le féminin, une réconciliation qui même à titre précaire
n’est pas toujours réalisée, pour peu que cette conclusion, toute pro-
visoire qu’elle soit, puisse être rencontrée
À la source de l’attention portée par Freud sur comment
devenir une femme : la mort de sa mère ?

Réflexions sur la réaction de Freud


à la mort de sa mère1

HERBERT LEHMANN

I L EST BIEN CONNU QUE LA RÉACTION de Freud à la mort de son


père eut des conséquences importantes sur le développement de
la psychanalyse. La mort de sa mère survint trente-quatre ans plus tard,
alors que Freud était lui-même un vieil homme de soixante-quatorze
ans, souffrant d’une maladie épuisante et mortelle. Ni Freud lui-même,
ni ses biographes, ni les historiens n’ont fait grand cas de cet événe-
ment. On y trouve peu de références dans la littérature analytique, et
aucune évocation d’une quelconque trace de ce que cela aurait pu lais-
ser sur le développement ultérieur de la psychanalyse.
Amalia Freud mourut le 12 septembre 1930. Elle avait passé, selon
son habitude, l’été à Bad Ischl. Freud, quant à lui, était à Grundlsee cet
été-là. Sa dernière visite à sa mère eut lieu en août quand il se rendit à
Bad Ischl qui se trouvait à une heure de route environ, pour la féliciter
de son quatre-vingt-quinzième anniversaire. Il écrivit alors à un parent

1. Ce texte a été publié in Psychoanalytic Quarterly, 1983 ; 52 : 237-249.


14 L’enfance du féminin

en Angleterre : « Elle est très faible, parfois apathique, mais n’a pas
perdu sa tête. Elle reconnaît les gens et elle est sensible à toutes sortes
d’émotions.2 » La mère de Freud revint à Vienne début septembre, peu
de jours avant de mourir paisiblement dans son appartement.
Freud avait lui-même eu de gros soucis de santé cette année-là. En
avril, il était allé au sanatorium du Cottage pour un traitement de troubles
cardiaques et intestinaux. En mai, il était retourné à Berlin pour une
intervention sur sa prothèse qui le faisait beaucoup souffrir. Il avait
passé près de trois mois à Berlin, à Tegelsee, avant d’arriver fin juillet
à Grundlsee pour l’été. C’est l’été où il reçut le prix Goethe. Mais
comme il se sentait trop faible pour faire le voyage jusqu’à Francfort,
c’est Anna qui y lut, le 28 août, le bref texte que Freud avait rédigé
pour l’occasion. Ce texte semble avoir été la seule production de quelque
importance écrite par Freud au cours de l’année 1930.
Freud lui-même fut perplexe devant ce qu’il appela sa « réaction
singulière » à « ce grand événement ». Il n’en a laissé qu’une descrip-
tion succincte dans deux lettres écrites à ses amis Jones et Ferenczi
presqu’aussitôt après la mort de sa mère. À Jones il écrivit le 15 sep-
tembre : « Je ne vous cacherai pas que ma réaction à cet événement,
par suite de circonstances singulières, a été elle aussi singulière. Certes,
there is no saying3, quant à ce qu’une telle expérience peut provoquer
dans les couches les plus profondes mais superficiellement je ne ressens
que deux choses : l’accroissement de liberté personnelle que j’ai acquis
car de penser qu’elle apprendrait ma mort m’a toujours effrayé et,
deuxièmement, la satisfaction de lui voir enfin échue une libération à
laquelle elle avait droit après une si longue vie. Sinon, pas de deuil
comme en montre avec tant de douleur mon frère de dix ans plus jeune
que moi. Je n’étais pas à l’enterrement. Anna m’a de nouveau repré-
senté, comme à Francfort. Son importance pour moi ne saurait plus
guère augmenter.4 »
À Ferenczi, le jour suivant, 16 septembre, Freud disait : « Ce grand
événement m’a affecté d’une façon toute particulière. Pas de douleur,

2. In Clark R. W, 1980, Freud. The Man and the Cause, NY, Random Press.
3. En anglais dans le texte.
4. Sigmund Freud-Ernest Jones, Correspondance complète, (1908-1939), Puf, 1998.
Réflexions sur la réaction de Freud à la mort de sa mère 15

pas de regret, ce qu’expliquent probablement les circonstances acces-


soires : son grand âge, la pitié qu’inspirait vers la fin sa détresse et, en
même temps, un sentiment de délivrance, d’affranchissement, dont je
crois comprendre aussi la raison. C’est que je n’avais pas le droit de
mourir tant qu’elle était encore en vie, et maintenant j’ai ce droit. D’une
façon ou d’une autre, les valeurs de la vie seront sensiblement modifiées
dans les couches profondes. Je n’ai pas été à l’enterrement, là aussi
Anna m’a représenté 5. »
Un simple regard sur ces lettres révèle que Freud n’a pas abandonné
son attitude auto-analytique. Il examine ses réactions en fonction de la
surface et de la profondeur. Sa remarque sur des changements sensibles
des valeurs de la vie dans les couches les plus profondes est obscure,
mais les impressions qu’il dit ressentir – de libération et d’affranchis-
sement – sont très claires. Il note sa curiosité quant à ces impressions
parce qu’elles ne sont évidemment pas courantes à la mort d’une mère.
Les sentiments qu’on attendrait, et qu’éprouve son frère, sont deuil et
douleur. Son explication dans la seconde lettre ne paraît pas tout à fait
satisfaisante quand il invoque les circonstances de son « grand âge » et
« la pitié qu’inspirait vers la fin sa détresse ». Si ces facteurs pouvaient
être opérants pour écarter la douleur et le regret, on se demande pour-
quoi Alexandre, son jeune frère, éprouve alors ces sentiments. La réac-
tion de Freud était-elle un déni ? N’éprouvait-il pas sa mort comme une
perte ? Avait-il déjà élaboré cette perte imminente et prévisible ? Éprou-
vait-il le sentiment d’une proche réunion avec elle en raison de son
propre âge et de sa maladie qui pouvaient ainsi le protéger de la per-
ception de la perte ? Sa référence à sa fille Anna – « son importance
pour moi ne saurait guère augmenter » – est-elle un écho de ce qu’il
avait écrit en 1913 dans « Le thème des trois coffrets » à propos du
rôle des trois femmes dans la vie d’un homme ? En fait, Schur6 pensait
que Freud avait écrit ce texte de 1913 peu après une maladie de sa mère.
Je ne crois pas qu’il soit possible de trouver des réponses à de telles
questions. Freud n’est pas allé à l’enterrement. Il n’y a pas de raison de
douter qu’il était trop faible physiquement, comme il était trop faible

5. S. Freud, Correspondance 1873-1939, Nrf, Gallimard, 1966.


6. Schur, 1972, M. Freud. Living and dying, NY, Int. univ. press.
16 L’enfance du féminin

pour aller à la cérémonie du prix Goethe un mois plus tôt. Mais on est
tenté de chercher des explications psychologiques. C’est ainsi que
Slochower7 se demande si ce que Freud ne voulait pas, était de la « voir »
enterrée. Aurait-il essayé de se soustraire à la preuve, que le désir d’un
attachement inconditionnel et éternel devait être « enterré » ?
Considérons les sentiments que Freud rapportait : d’abord un accrois-
sement de liberté personnelle, un sentiment de délivrance, d’affran-
chissement. En second, la satisfaction de lui voir enfin échue une
libération à laquelle elle avait droit après une si longue vie. Freud ne se
sent pas seulement délivré lui-même, mais éprouve une satisfaction que
sa mère soit délivrée elle aussi. Délivrance signifie libération, Befreiung,
ou affranchissement, Erlösung. L’absence de douleur et de chagrin est
peut-être liée à cette identification de Freud avec sa mère.
Freud explique l’accroissement de liberté personnelle en révélant
que « penser qu’elle apprendrait ma mort m’avait toujours effrayé » et
que « je n’avais pas le droit de mourir tant qu’elle était encore en vie,
et maintenant j’ai ce droit ». Pour autant que j’aie pu m’en assurer, la
littérature analytique ne comporte qu’un seul commentaire sur cette
réaction de Freud à la mort de sa mère. Il fut fait par Eissler8 au cours
d’un « Gedenkrede » à l’occasion du trentième anniversaire de la mort
de Freud : « Il semble que l’idée de sa propre mort ait été jusqu’alors
inacceptable car elle impliquait la profonde douleur que sa mère en
aurait éprouvé. En même temps, sa réaction démontre son profond atta-
chement à sa mère, puisque, à l’évidence, le principal ancrage qui rat-
tachait Freud à la vie était l’amour de sa mère. Ainsi donc, chez des
personnes de grande capacité créative, il n’y a pas de dissolution du
complexe d’Œdipe. La destruction du complexe d’Œdipe telle que Freud
l’a postulée, se produit chez les gens normaux ou des gens de talent.
Chez eux, la persévérance du complexe d’Œdipe mènerait au désastre.
Mais pour les génies, c’est une bénédiction. »

7. H. Slochower, 1975, « Philosophical principles in Freudian psychoanalytic theory »,


American Imago, 32,1-39.
8. Eissler K., 1974, Gedenkrede zur 30. Wiederkehr von Sigmund Freud Todestag,
Jahrbuch der Psychoanalyse, Band 7.
Réflexions sur la réaction de Freud à la mort de sa mère 17

Eissler se limite à l’aspect œdipien du problème quant aux diffé-


rences psychologiques entre les génies et les gens de talent. Cependant,
l’intensité même de l’expression « penser qu’elle apprendrait ma mort
m’a toujours effrayé », laisse entendre qu’elle reflète l’effet persistant
d’un trauma pré-œdipien important. Cela ressemble à un effort déses-
péré d’éviter la répétition d’une expérience. Nous devons à Blum9 une
excellente étude sur la période pré-œdipienne de la vie de Freud, et des
problèmes que l’expérience vécue de la scène primitive, de la naissance
et de la mort de frères a dû créer pour le jeune garçon. Il cite les construc-
tions de Freud lui-même dans son auto-analyse qu’on retrouve dans la
correspondance avec Fliess et dans L’interprétation des rêves. Mais
Blum signale en outre que « la relation la plus importante à cette période
de la vie de Freud, qui n’est pas décrite dans ses commentaires de 1897
ni dans la littérature analytique sur ses lettres ou rêves, était celle (de
proximité) avec sa mère ». Blum suggère que la mère pré-œdipienne
dans le livre des rêves est cachée par l’ombre pâle du parent œdipien,
généralement le père. Blum cite un souvenir de Freud relaté dans sa
correspondance avec Fliess : « Je pleurais toutes les larmes de mon
corps parce que je ne pouvais pas trouver ma mère » – souvenir qu’il
appelle « une expression poignante de son angoisse de séparation et de
son chagrin infantile ». Est-ce que la peur terrifiante de mourir avant sa
mère pourrait être une projection sur la mère de la peur d’être aban-
donné ? La peur passive d’être abandonné serait-elle renversée en aban-
don actif de la mère et en une peur réactionnelle à une telle agression
envers elle ?
Il n’est pas difficile de reconstruire ce qui serait sans doute une sim-
plification abusive d’un scénario adultomorphique. Par exemple, Freud
avait un an et demi lorsque son frère Julius est né, et un peu moins de
deux ans quand il est mort. Pour évaluer l’impact que de tels événe-
ments ont dû avoir sur le petit garçon, il suffit de se rappeler que la
famille de Freud vivait alors dans une pièce (Schur). On peut aisément
se représenter l’enfant présent au moment de la mort de son petit frère,
voyant sa mère éplorée plonger dans le deuil, voire la dépression. Dans
une famille unie, un tel événement représente un trauma complexe pour

9. H. Blum, 1977, The prototype of preoedipal reconstruction, JAPA, 25, 757-785.


18 L’enfance du féminin

un petit garçon. La détermination ultérieure de Freud que sa mère n’ait


pas à apprendre de nouveau la mort d’un fils, peut bien être née à ce
moment-là, en plein bouleversement émotionnel. Le sentiment de sa
propre importance pour sa mère en tant qu’enfant survivant peut avoir
amené un sentiment d’obligation envers elle, qui a pu persister toute
sa vie – jusqu’à ce qu’il en soit délivré par sa mort. Le sentiment de
liberté personnelle, de délivrance, d’affranchissement, ne paraît plus
si curieux.
Il est encore un point à prendre en considération. Ceci tient à la
manière différente dont Freud explique son accroissement de liberté
dans sa lettre à Jones, et son sentiment de délivrance et d’affranchis-
sement dans celle écrite à Ferenczi. À Jones il parle d’une pensée
effrayante, à Ferenczi il dit qu’il n’avait pas le droit de mourir avant, ce
qui implique une prohibition. Quelle en était la source ? Quand on
revient au texte de la lettre en allemand, on voit que Freud parle de ein
Gefühl der Befreiung, der Losgesprochenheit. Il n’existe pas de sub-
stantif Losgesprochenheit en allemand. C’est un nom que Freud a formé
à partir du verbe losprechen. La forme usuelle du nom tiré de ce verbe
serait die Lossprechung ou das Lossprechen. Il doit bien être signifi-
catif que Freud ait formé un mot nouveau dans ce contexte, encore que
je ne formulerai pas d’hypothèse sur la raison qui l’y a poussé. Le mot
Losgesprochenheit a été tout à fait adéquatement traduit par « affran-
chissement ». Cependant, on pourrait aussi le traduire par « absolu-
tion », ou « acquittement ». Pris dans ce sens-là, il renverrait plutôt à une
puissance telle que l’Église ou une Cour de Justice. Cette évocation
d’une puissance supérieure qui dirige la destinée de l’homme, lui refuse
ou lui accorde la permission de mourir, renverrait aux choses de la reli-
gion. En regard du rejet de la religion par Freud, on aurait donc là affaire
à quelque chose de l’ordre d’une régression, compréhensible peut-être
en tant que réaction à l’impact de la mort de sa mère. Peut-on rappro-
cher ce terme de ce à quoi il faisait allusion en ajoutant la remarque :
« D’une façon ou d’une autre, les valeurs de la vie seront sensiblement
modifiées dans les couches profondes » ?
Voici donc le moment de nous tourner vers cette remarque énigma-
tique qui fait allusion à ce qui sera probablement l’effet le plus pro-
fond de la mort de sa mère. Mais nous ne pouvons poursuivre sans
Réflexions sur la réaction de Freud à la mort de sa mère 19

quelque clarification des termes – « valeurs de la vie », Lebenswerte, et


« couches plus profondes », Tiefere Schichten, que Freud emploie ici.
En 1930, Freud venait de publier Malaise dans la Culture, où il dis-
cutait de ces concepts dans les premiers chapitres. Il est justifié de pen-
ser qu’il avait cette discussion présente à l’esprit quand moins d’une
année plus tard il parlait de changements dans les valeurs de la vie et de
couches plus profondes. La toute première phrase du livre éclaire le
sens de l’expression « valeurs de la vie »10 : « On ne peut se défendre de
l’impression que les humains mesurent communément d’après de faux
critères, aspirant à avoir pour eux-mêmes et admirant chez les autres,
puissance, succès et richesse, mais sous-estimant les vraies valeurs de
la vie. » Et si l’on poursuit, on apprend que ce que Freud considérait
comme étant les vraies valeurs étaient la religion, la science, l’art.
Le premier chapitre de Malaise dans la Culture a en fait été publié
isolément sous le titre de « Das Oceanische Gefühl » en 1929. On y a
prêté beaucoup d’attention car il faisait partie d’un dialogue engagé
entre Freud et Romain Rolland sur le sujet de la religion et du mysti-
cisme. Freud y présente Rolland à ses lecteurs comme un des rares indi-
vidus qui est admiré non seulement pour des attributs mais aussi pour
des accomplissements qui incarnent ce qui représente la vraie valeur
dans la vie. La relation entre ces deux hommes a été bien documentée
par Fischer11. Rolland est l’artiste profondément religieux, tandis que
Freud est le savant totalement rationnel. Les deux hommes prônent des
vraies valeurs de la vie, mais différentes. Le bref fragment de leur dia-
logue révélé dans ce premier chapitre va peut-être au cœur de notre
questionnement sur les changements que Freud anticipait quant aux
valeurs de la vie dans les couches plus profondes, changements susci-
tés par la mort de sa mère.
Freud répond ici au reproche de Rolland que dans L’avenir d’une illu-
sion, il avait négligé d’analyser le « sentiment religieux spontané » et
« la sensation religieuse ». Rolland décrivait un sentiment que lui-même
et des millions d’autres personnes éprouvent, et qui le faisait se res-
sentir comme « profondément religieux ». Il l’appelait océanique, et

10. OCF/F, XVIII, 1926-1930, p. 249.


11. D. Fischer, 1976, Sigmund Freud and Romain Rolland, American Imago, 33, 1-59.
20 L’enfance du féminin

pensait que c’était là la source du sentiment religieux. Freud, qui ne


pouvait découvrir ce sentiment océanique en lui-même, s’attelle à la
tâche de « proposer une dérivation psychanalytique, c’est-à-dire géné-
tique, d’un tel sentiment »12. En gros, Freud considère le sentiment océa-
nique comme une recherche de quelque chose comme « la réinstauration
du narcissisme illimité »13, un état d’esprit originaire qui existait à une
époque dans la toute première relation enfant-mère quand le sentiment
de séparation et de soi n’était pas encore développé. Ceci rend compte
par exemple du sentiment de faire un avec l’univers, qui fait partie du
sentiment océanique. Freud réaffirme sa propre conviction que les
besoins religieux dérivent de la détresse de l’enfant et de son besoin
d’être protégé par un père. « Un besoin provenant de l’enfance, aussi fort
que celui de la protection paternelle, je ne saurais en indiquer14. »
Le sentiment océanique de Rolland rétablit, lui, le sentiment de
sécurité qui vient du lien heureux à la mère nourricière, alors que la
conception de Freud de la religion signifie une disparition de la peur
obtenue à travers le sentiment de protection par le père tout-puissant.
Ainsi, dans ce livre écrit peu avant la mort de sa mère, Freud continue
d’attribuer moins d’importance (de valeur ?) à la mère pré-
œdipienne qu’au père.
Lorsque Freud relie le sentiment océanique à un état d’esprit origi-
naire, quelque chose des débuts primitifs qui survit dans la maturité, il
s’engage dans une discussion élaborée de ce qu’il entend par « couches ».
Il s’agit de « présenter spatialement la succession historique »15. Dans
la vie mentale, rien de ce qui a été conçu ne peut périr – tout est préservé
d’une manière ou d’une autre – et peut être, dans des circonstances adé-
quates (lorsque par exemple la régression va assez loin), ramené à la
lumière. Pour illustrer ce point, Freud recourt à l’histoire de Rome
comme analogie archéologique. Les « couches les plus profondes » de
l’esprit renvoient alors aux aspects de la personnalité qui représentent
des résidus d’expériences des phases les plus précoces du développe-

12. OCF/P, XVIII, p. 251.


13. OCF/P, XVIII, p. 258.
14. OCF/P, XVIII, p. 258.
15. OCF/P, XVIII, p. 256.
Réflexions sur la réaction de Freud à la mort de sa mère 21

ment, la période pré-œdipienne du développement, et les changements


dont parle Freud doivent donc faire référence à quelque chose de cette
période.
Ce qui est remarquable, ici, est de découvrir que Freud (qui en avait
conscience) avait une grande aversion quant au traitement et à l’explo-
ration des « couches plus profondes ». Pour conclure sa discussion du
sentiment océanique, il écrit : « J’avoue une fois encore une grande
gêne à travailler sur ces grandeurs à peine saisissables. Un autre de mes
amis, qu’une insatiable soif de savoir a poussé aux expérimentations
les plus inhabituelles […] m’a assuré que si l’on pratique le yoga, on peut
[…] éveiller en soi des sensations effectivement nouvelles et des senti-
ments d’universalité, qu’il veut concevoir comme des régressions à des
états immémoriaux et depuis longtemps recouverts, de la vie d’âme. Il
voit en eux un fondement pour ainsi dire physiologique de nombreuses
sagesses relevant de la mystique. Il ne serait pas difficile d’établir ici des
relations avec maintes obscures modifications de la vie d’âme, comme
la transe et l’extase. Mais je me sens quant à moi poussé à reprendre à
mon compte les paroles du Plongeur de Schiller pour m’écrier : “Qu’il
se réjouisse celui qui respire en haut dans la lumière rose.”16 »
On se demande ce qu’il y a dans ces expériences précoces, dans ces
couches plus profondes, de si oppressant pour Freud, lui qui n’a jamais
manqué de courage dans ses explorations de l’esprit humain. Le poète
doit avoir mis le doigt dessus puisque Freud est ainsi poussé à le citer.
Le poème de Schiller, « Le plongeur », raconte l’histoire d’un roi qui
défie quiconque de son entourage de plonger dans l’océan turbulent
pour en rapporter le gobelet d’or qu’il s’apprête à y précipiter. Nul n’en
a le courage, à l’exception d’un jeune homme. Il plonge dans cette eau
dangereuse, rapporte le gobelet, et raconte comment sa vie a été sauvée
par un récif qui a arrêté sa chute ainsi que celle du gobelet. Il décrit sa
vision de terreur dans les profondeurs. Le roi l’incite à plonger de nou-
veau pour en rapporter le récit de ce qu’il aura vu dans les infinies pro-
fondeurs de la mer. Cette fois, en plus des honneurs et bijoux, il offre
sa fille en prime. Le jeune homme plonge à nouveau, mais cette fois

16. OCF/P, XVIII, p. 259.


22 L’enfance du féminin

ne revient pas. Rien ne saurait égaler le langage du poète décrivant la


mer sauvage et les visions d’horreur en ses profondeurs. En voici
quelques fragments : « Une gorge béante, des mâchoires grandes
ouvertes, comme pour mener aux profondeurs de l’enfer » ; « Émerger
de la toute dévorante tombe » ; « Les vagues du ventre de l’océan » ;
« Comment les grouillantes formes d’horreur des salamandres et des
dragons remplissaient ces mâchoires terribles de l’enfer » ; « Au milieu
des monstres affreux de ce désert sinistre, quelque chose rampait tout
près, et lançait cent membres pour m’attraper ».
L’absence de figure maternelle dans la liste des dramatis personae
du poème ne laisse aucun doute quant à sa représentation par l’océan.
Ce que Rolland décrivait comme un sentiment océanique calme, serein,
paisible, est, chez Schiller, une bouillonnante terreur océanique. Ce qui
chez Rolland, selon l’interprétation de Freud, est fusion tendre avec la
mère nourricière est, chez Schiller, une incorporation dévorante par
une mère passionnée et monstrueuse. Le sexe féminin, plutôt qu’un
ventre donneur de vie auquel l’enfant rêve éternellement de retourner,
est une ouverture sombre, dans la profondeur de laquelle est tapie une
multitude de phallus à l’affût, qui avalera l’explorateur audacieux qui
souhaiterait en pénétrer le mystère.
C’est une vision épouvantable de la mère que Freud éveille avec
cette citation du poème de Schiller, dans l’année qui précède la mort de
sa mère. C’est une mère mystérieuse, mais terrifiante et dévorante. Est-
ce donc un changement de cette vision qu’il s’attend à voir se produire
après la mort de sa mère ? Un danger est-il passé ? L’océan bouillon-
nant et menaçant s’est-il apaisé ? Est-il devenu possible de descendre
explorer ces couches plus profondes ?
Ce ne peut être pure coïncidence si le premier texte d’importance que
Freud ait écrit en 1931, après la mort de sa mère, ait été le texte appelé
« Sexualité Féminine ». Il a montré la première mouture de ce texte à
Eitingon en février 1931, et il avait donc dû l’écrire dans les quatre
mois qui ont suivi la mort de sa mère. C’est son premier texte consacré
explicitement et exclusivement à la sexualité des femmes. Il est ten-
tant de penser qu’il fut écrit dans l’esprit de délivrance et d’affran-
chissement que Freud avait dit avoir éprouvé immédiatement après la
mort de sa mère. Et l’on n’est pas surpris alors qu’il y parle de « la
Réflexions sur la réaction de Freud à la mort de sa mère 23

phase d’attachement exclusif à la mère » et que pour la première fois il


la nomme « phase pré-œdipienne ». La découverte neuve que Freud a
ajoutée à ce qu’il avait déjà écrit sur le sujet dans le passé est que « la
phase pré-œdipienne de la femme accède ainsi à une significativité que
nous ne lui avions pas attribuée jusqu’ici17 » ; et que l’attachement pré-
œdipien de la petite fille à la mère est très intense et plus long que celui
du petit garçon. Il compare cette découverte avec celle de la civilisation
minéo-mycénienne sous la civilisation grecque, indiquant par là l’im-
portance qu’il lui accordait. On pourrait comparer cela à la reconnais-
sance d’un matriarcat précédant l’établissement du patriarcat.
Dans un passage remarquable du texte, Freud écrit : « Tout dans le
domaine de cette première liaison à la mère m’est apparu difficile à
saisir analytiquement, blanchi par les ans, pareil à une ombre, à peine
susceptible d’être rendu à la vie, comme si cela avait succombé à un
refoulement particulièrement inexorable. » L’explication que donne
Freud de la raison pour laquelle il semble plus facile pour les analystes
femmes de travailler ce problème ne paraît pas suffisante. Là encore, il
reconnaît la difficulté à percevoir : « Moi-même, je ne suis d’ailleurs pas
encore parvenu à percer complètement à jour un seul cas18. »
Il se peut que les analystes femmes éprouvent moins de difficulté et
de conflit à explorer ce domaine, sans parler même de leur plus grande
aisance à se mettre dans le rôle de la mère dans le transfert. On doit
envisager la possibilité qu’un des changements dans les « couches pro-
fondes » que Freud considérait, dans le sillage de la perte de sa mère,
ait été un renforcement de son identification à elle. Il peut en avoir
attendu une plus grande aisance à analyser les problèmes pré-œdipiens
de ses patientes.
Dans ma quête de la signification du commentaire de Freud sur les
changements sensibles des valeurs de la vie dans les couches plus pro-
fondes, j’ai fait des hypothèses sur nombre de points où l’on aurait pu
attendre un changement. Mais la trace concrète d’un changement ne
peut venir que des écrits de Freud immédiatement avant et après la mort
de sa mère. Or il y a bien un changement dans sa pensée de la « valeur »

17. OCF/P, XIX, 1931-1936, Puf, p. 10.


18. OCF/P, XIX, p. 11.
24 L’enfance du féminin

ou de l’importance de la mère pré-œdipienne. Deux citations que j’ai


données résument ce changement : 1) (1930) Un besoin provenant de
l’enfance, aussi fort que celui de la protection paternelle, je ne saurais
en indiquer. 2) (1931) La phase pré-œdipienne de la femme accède ainsi
à une significativité que nous ne lui avions pas attribuée jusqu’ici (Il faut
aussi se rappeler que dans cette discussion Freud a signalé que de nom-
breux traits de la relation à la mère pré-œdipienne sont communs aux
deux sexes).
Il nous faut conclure que, quels qu’aient été les changements produits
par la mort de sa mère, ils sont probablement advenus trop tard dans la
vie de Freud pour allumer une étincelle créative semblable à celle que
la mort de son père avait allumée trente-quatre ans plus tôt. Le voile
couvrant ses propres expériences pré-œdipiennes, les angoisses, les
trauma, les ambivalences semblent être demeurés en place lorsqu’il
écrivit en octobre 1931 au maire de sa ville natale, Pribor Freiberg :
« J’ai quitté Freiberg à l’âge de trois ans… Il n’est pas facile à quelqu’un
qui a maintenant soixante-quinze ans de se reporter à ces temps lointains
si riches en événements, mais dont quelques fragments seuls émergent
dans son souvenir ; il est cependant une chose dont je puis être certain :
c’est que profondément enfoui en moi, survit encore l’heureux enfant
de Freiberg, premier-né d’une jeune mère et qui a reçu de cet air, de ce
sol, ses premières et indélébiles impressions. »

Herbert Lehmann
Traduit de l’américain par Laurence Apfelbaum

19. S. Freud, Correspondance 1873-1939, NRF, Gallimard, 1966.


En entrecroisant ou en séparant les fils du beau et de
l’excitant, l’ouvrage des femmes serait de tisser une toile
pudique essentiellement destinée à masquer le défaut de
leur sexe.

La nature fait bien les choses


FRANÇOISE COBLENCE

É VOQUANT EN 1933 la préférence donnée par la féminité aux buts


passifs, Freud prévient : « ce faisant, il nous faut prendre garde
de ne pas sous-estimer l’influence des organisations sociales qui accu-
lent également les femmes à des situations passives »1. Dans l’ensemble
de la conférence, la prudence est de mise pour que, aux côtés d’un uni-
versel fondé sur la biologie (la cellule sexuelle), l’anatomie et le facteur
constitutionnel, place soit laissée aux traits que la culture a sédimentés.
La psychanalyse ne peut, ni ne veut décrire ce qu’est la femme, mais seu-
lement « comment elle le devient »2. C’est dans cette optique que Freud
aborde, dans le développement de la fille, la formation de l’Œdipe, l’at-
tachement préœdipien à la mère, le changement d’objet, les reproches
adressés à la mère, et notamment ceux qui concernent son manque de
pénis, et le « désavantage » que constitue ce manque3.

1. S. Freud, XXXIIIe Conférence, « La féminité », Nouvelles conférences d’introduction


à la psychanalyse, Gallimard, 1984, Folio, p. 155.
2. Ibid., p. 156.
3. Ibid., p. 167.
26 L’enfance du féminin

Freud aborde ensuite les particularités psychiques de la femme liées


à ce désavantage et à l’envie du pénis, et semble réitérer ses réserves,
ses hésitations, ses balancements : la pudeur, der Scham, « passe pour
une qualité féminine par excellence mais est bien plus conventionnelle
qu’on ne pourrait le croire ». Est-elle pourtant si conventionnelle que
cela puisqu’elle dériverait de « l’intention initiale de masquer le défaut
de l’organe génital » ? Ou alors elle le deviendrait « en assumant par la
suite d’autres fonctions », fonctions culturelles celles-là :
On estime que les femmes ont apporté peu de contributions aux découvertes
et aux inventions de l’histoire de la culture mais peut-être ont-elles quand
même inventé une technique, celle du tressage et du tissage.
Mais, nouvelle restriction :
C’est la nature elle-même qui aurait fourni le modèle de cette imitation en fai-
sant pousser, au moment de la puberté, la toison pubienne qui cache les
organes génitaux. Le pas qui restait encore à franchir consistait à faire adhé-
rer les unes aux autres les fibres qui, sur le corps, étaient plantées dans la
peau et seulement emmêlées les unes avec les autres4.
Il convient donc de ne pas exagérer l’importance de l’inventivité
féminine.
Commentant ce qu’il estime être un « texte étrange », où Freud se
montre « embêté », partagé entre « chèvres théoriques » et « choux cli-
niques », Gilbert Lascault souligne que, tout ensemble, Freud finalise
la nature et minimise la trouvaille accordée aux femmes : « elles n’au-
raient fait que se regarder elles-mêmes, qu’imiter la nature. Leurs inven-
tions seraient du côté de la copie »5. Ainsi tissage et tressage sont rabattus
au rang d’une technique de pure imitation, inventive uniquement des pro-
cédés qui entrecroisent avec régularité ce que la nature a seulement
« emmêlé », et dépourvue même de la finalité qui, depuis les Grecs,
accompagne toute technè, « disposition à produire accompagnée de
règle »6. Car la finalité est pour Freud du côté de la nature qui fait bien

4. Ibid., p. 177-178.
5. G. Lascault, Figurées, défigurées. Petit vocabulaire de la féminité représentée,
10/18, 1977, p. 203 (article « tisser»).
6. Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 4.
La nature fait bien les choses 27

les choses, ou du moins se reprend et répare en partie le « défaut » de


l’organe génital. La pilosité pubienne trouve ainsi sa raison d’être,
« comme selon d’autres la nature aurait délimité des tranches dans le
melon afin de permettre sa consommation familiale »7 : d’une part, elle
cache ce qui doit rester caché, d’autre part elle fournit un modèle à la
« culture » féminine. Double justification où la défectuosité de la nature
est sauvée par sa téléologie, et où les techniques féminines sont ame-
nées à se déployer non pas en opposition à la nature, mais dans la conti-
nuité ou la copie de celle-ci, comme si l’opposition requerrait trop
d’activité, trop d’agressivité. Cependant, même le recours à la téléolo-
gie de la nature doit être minimisé quand il s’agit de la femme :
Nous avons en outre l’impression qu’une contrainte plus grande a été exer-
cée sur la libido quand elle est passée au service de la fonction féminine et
que – pour parler téléologiquement – la nature tient moins soigneusement
compte de ses exigences que dans le cas de la masculinité. Et ceci peut avoir
sa raison – pour parler à nouveau téléologiquement – dans le fait que l’ac-
complissement du but biologique a été confié à l’agressivité de l’homme et
a été rendu, dans une certaine mesure, indépendant du consentement de
la femme8.
Défectueuse elle aussi, la téléologie renforce le manque qu’elle
semblait à première vue compenser. Décidément, la nature est bien
chiche avec cette pauvre femme et la pudeur aura en effet fort à faire.
À elle de voiler l’insuffisance de la nature, l’inachèvement de son
œuvre, un manque de force et d’aboutissement dans son accomplisse-
ment. La pudeur (féminine), pas si conventionnelle que cela, vole au
secours des défaillances de la nature (masculine). Femmes, vous êtes
priées de fermer les yeux sur ces défaillances. Ruse des femmes selon
Nietzsche : « exagérer leurs faiblesses », « paraître aussi fragiles que
des ornements »9.

Car il y va d’abord du destin de la culture, de celui de l’art et de la


sublimation. Comment la femme, sous dotée en surmoi et en capacité

7. Ibid., p. 204.
8. « La féminité », op. cit., p. 176.
9. F. Nietzsche, Le Gai Savoir, II, § 66, Gallimard, 1967, p. 89.
28 L’enfance du féminin

sublimatoire, donnerait-elle à l’art les règles dont il a besoin pour pro-


duire des œuvres originales ? Sans génie, au sens kantien du terme,
c’est-à-dire incapable de produire du nouveau par un talent naturel, elle
ne peut qu’imiter ce qui existe déjà. En voilant la nature, l’artifice la ren-
force et la double. Aux femmes, dit encore Nietzsche, de simuler leur
propre nature10. Leur activité – tissage, tressage, couture – constituera
au mieux un art décoratif ou un art d’agrément, toujours assujetti à un
but utilitaire et à un intérêt. Mais, du moins, sera-t-il bien du côté de l’ac-
tivité, et après tout son principe mimétique passe, pour nombre de théo-
riciens, au fondement même des beaux-arts, même pratiqués par les
hommes : le peintre est un singe.
Aussi, anthropologues et artistes (femmes en l’occurrence) se sont
attachées à montrer la complexité des entrecroisements de la nature et
de la culture (notamment de la couture) dans ces tâches, ou ces arts dits
féminins. Je prendrai pour premier exemple la belle étude qu’Yvonne
Verdier a consacrée à la « marquette ».
La « marquette » est un petit carré de canevas, où les petites filles brodent au
point de croix – le point de marque – l’alphabet de A à Z et les chiffres de
1 à 9 avec le 0 au bout. La marquette est un objet personnel, où chaque fille
brode à la fin de la série des lettres et des chiffres, comme pour montrer quel
en sera l’usage, son nom et son prénom ainsi que l’année de la réalisation du
chef-d’œuvre et parfois son âge : « fait par moi… âgée de douze ans ». […]
L’ouvrage est par ailleurs richement orné d’une frise le long des quatre
lisières et, sur la plage libre du bas, de fleurs, d’animaux, de fruits et de
motifs pieux11.
En Bourgogne, au XIXe siècle, la marquette est à la fois le modèle qui
délimite l’essentiel de ce que les filles auront désormais à faire des
chiffres et des lettres à leur sortie de l’école : marquer leur trousseau,
chiffrer le linge, mais c’est aussi un art de la calligraphie qui confine à
celui de l’enluminure. Les pièces, soigneusement conservées, sont trans-
mises de mère en fille. Contrairement à la broderie, « le marquage »

10. Ibid., § 67, p. 90.


11. Y. Verdier, Façons de dire, façons de faire, Gallimard, 1979, p. 180. On notera la
similitude avec laquelle certains peintres (Dürer, Poussin) signent leurs tableaux.
La nature fait bien les choses 29

n’est pas un art d’agrément, c’est un art plus brut, plus élémentaire plus
fondamental aussi car toutes les filles, de quelque condition qu’elles
soient, font leur marquette. « Et le monogramme simple, parfois même
très discret sur une lisière, ou au contraire géant, compliqué et central,
se détache toujours brutalement rouge sur blanc12. » Yvonne Verdier
souligne que « marquer », c’est aussi métaphoriquement avoir ses règles,
attendues aux alentours de douze ans. La marque est celle du sang fémi-
nin : sang annonciateur de l’accouchement, de la défloration, sang fémi-
nin dont sont encore, nous dit-elle, marqués les roux13. En marquant
leur linge, les filles transposent de leur corps leur propre loi, qui est de
marquer ; elles rappellent que le procédé familier de la broderie est le
décalquage et que leur art, s’il s’inspire de la nature, marque les pas-
sages : une fille qui sait marquer est bonne à marier.
Une autre pratique artisanale américaine des XVII e, XVIII e et
XIX e siècles, pratique traditionnelle et anonyme, la fabrication des
« quilts », témoigne également d’une socialité féminine spécifique et
d’une grande imagination. Sorte de courtepointe rembourrée qui est
une pièce du trousseau de la future mariée, le « quilt » est cousu par
un groupe de femmes au cours de « quilting partys » fort animées. Son
dessus est formé d’un « patchwork », souvent composé à partir de chutes
de tissu inutilisables. Entrecroisant motifs géométriques ou figuratifs,
dessins réguliers ou irréguliers, combinant matières et textures diverses,
les quilts mêlent la contrainte du format à une inventivité formelle et
chromatique parfois extrêmement audacieuse (les « crazy kilts »),
conduisant fort loin de la copie de la nature, et qui ne le cède en rien aux
innovations de l’abstraction en peinture14.
Bien des artistes, dans la seconde moitié du XXe siècle, reprendront,
de façon plus ou moins contestataire et humoristique, ces travaux de
couture et de tissage, pour revendiquer un art qui soit à la fois le leur
et art à part entière. Marinette Cueco, dans les années 1970-1980,

12. Ibid., p. 182.


13. Ibid., p. 187.
14. Quilts. Exposition du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (1972), Catalogue des
éditions des Massons, Lausanne, 1972.
30 L’enfance du féminin

collecte, tisse, noue, tricote ou tresse des herbes, séchées ou non 15.
Gilbert Lascault montre combien cet art peut être inventif et malicieux :
Non sans ironie, Annette Messager a intitulé une de ses pièces Cinq travaux
d’aiguilles : chaque pièce de tissu cousu est ensuite dessinée; et la couture
devient le modèle du dessin, en un renversement plus important qu’on le
croit. […] On peut se demander si Patsy Norvell ne commente pas ironi-
quement le texte de Freud lorsqu’elle coupe sur le pubis de ses amis (hommes
et femmes) leurs poils blonds, roux et bruns et compose à partir de ces poils
de petits tapis géométriques16.
Et, du reste, poursuit Gilbert Lascault,
si nous faisons confiance à Freud et voyons dans le tissage une invention de
la femme, les femmes apparaissent comme productrices des conditions maté-
rielles de possibilité de la peinture : la toile, le support.
Si l’on ajoute que, d’après Pline, le dessin fut inventé par la fille
d’un potier, Dibutade, traçant le contour de l’ombre de son amant, et que
les couleurs pigmentaires sont le même pharmakon que le fard féminin,
on mesure ce que les arts plastiques doivent aux femmes.

Mais revenons de la couture, du tissage et de la peinture à ce qui,


selon Freud, serait son modèle : la pilosité pubienne féminine et ses
avatars.
Tout le monde connaît l’épisode des harengs servis à l’homme aux
rats. L’homme aux rats détestait les harengs, d’ailleurs il n’avait pas
touché au plat, et cependant les harengs eurent un tel destin transfé-
rentiel que Freud renonça par la suite à servir un repas à ses patients affa-
més. Moins connue, me semble-t-il, est cette remarque de Freud à son
patient (2 janvier 1908) :
Un jour, il y a quelque temps, comme il m’avait raconté que sa maîtresse
s’était couchée sur le ventre et que ses poils pubiens (Genitalhaare) étaient
visibles par derrière, j’avais déploré que de nos jours les femmes n’en

15. Marinette Cueco. Ouvrages d’herbe (1981), textes de P. Gaudibert et G. Lascault,


Centre d’animation culturelle de Cergy-Pontoise.
16. G. Lascault, op. cit., p. 206.
La nature fait bien les choses 31

prennent pas soin, et je les avais qualifiés de disgracieux, unschön ; pour


cette raison il tient à ce que les deux femmes n’aient pas de poils17.
Le hareng n’est pas loin puisque les deux femmes en question sont
celles qui figurent dans « le fantasme de transfert » consécutif au fameux
repas et que l’homme aux rats venait de rapporter à Freud :
Entre deux femmes, ma femme et ma mère (c’est Freud qui parle), un hareng
s’étend de l’anus de l’une à celui de l’autre, jusqu’au moment où une jeune
fille le coupe en deux, après quoi les deux morceaux (qui sont comme dépiau-
tés) s’échappent des anus18.
Fantasme de transfert, précise Freud, et ce d’autant plus que la fillette
en question est celle que l’homme aux rats a vue dans l’escalier de
Freud, et qu’il a prise pour Anna. Tout le monde sait, poursuit l’homme
aux rats en évoquant un rêve décrit par Schönthan, que les poissons
n’ont pas de poils parce que « les écailles entravent la croissance des
poils ». Une évidence qui n’empêchera pas Diderot, devant La Raie de
Chardin, d’évoquer « le secret de sauver par le talent le dégoût de cer-
taines natures »19.
Mais Freud n’est pas Diderot pour mêler ainsi l’excitation sexuelle
et la beauté sublime de la peinture. Et dans la formidable excitation
transférentielle (et contre-transférentielle aussi sans doute) où harengs,
rats, vers, anus concernent, entre autres, les théories sexuelles infan-
tiles du patient, l’intervention de Freud sur la pilosité féminine n’est
ni commentée, ni reprise par lui. Inutile d’ajouter qu’elle ne figure pas
dans le cas publié. Il est vrai que ce dernier apparaît globalement bien
policé au regard de la crudité et de la violence extrêmes du matériel
rapporté dans le journal, et qu’on y voit souvent Freud réagir d’une
manière qui tranche avec ce que nous estimerions être la bienveillante
neutralité de l’analyste. Il n’empêche que sa remarque et son appré-
ciation sonnent pour le moins étrangement, dans un registre contre-
transférentiel de complicité masculine.

17. S. Freud, L’homme aux rats. Journal d’une analyse, Puf, 1974, p. 100.
18. Ibid., p. 96.
19. Diderot, Salon de 1763, Hermann, 1984, p. 220. Voir, sur ce tableau (et sur le sens
sexuel du mot « nature »), l’article de F. Lecercle, « Le regard dédoublé », in
Nouvelle revue de psychanalyse, n° 44, 1991.
32 L’enfance du féminin

Femmes, cachez donc cette disgracieuse pilosité que nous, hommes,


ne saurions voir – et ceci bien qu’elle cache pire encore, ou justement
parce qu’elle le cache, l’écran ayant ici la double fonction de cache et
de surface de projection qu’il a dans le souvenir-écran. Cette pilosité est
disgracieuse, le jugement se donne pour esthétique, et il est sans appel
dans son appel à une beauté qui renvoie ici plutôt au « bon goût ». Car
de quelle façon l’esthétique est-elle ici convoquée ?
En matière d’art, les goûts de Freud sont, on le sait, des plus tradi-
tionalistes. Il détestera surréalistes et expressionnistes20. À coup sûr,
L’origine du monde de Courbet l’aurait choqué et le tableau, même
masqué, n’aurait pu se trouver dans son bureau21. Visitant en 1883 la
fameuse galerie de peinture de Dresde, il trouve que la Madone Sixtine
de Raphaël « dégage une beauté fascinante à laquelle on ne peut échap-
per », mais l’idée lui vient qu’elle ressemble à une charmante et sym-
pathique bonne d’enfants, appartenant bel et bien au monde terrestre22.
Le jugement, ajoute-t-il, est hérétique aux yeux de ses amis viennois ;
il l’est à vrai dire pour toute la culture allemande qui, de Goethe à
Hegel et jusqu’à Nietzsche même, en passant par les Romantiques, voit
dans la Madone Sixtine l’idéal de la beauté, et pour qui le pèlerinage
à Dresde est le passage obligé de toute formation. L’icône de Raphaël,
avec ses angelots joufflus, est-elle déjà un peu kitsch pour Freud ? Plus
noble et captivante lui paraît en tout cas la tête du Christ du Denier de
César du Titien. Des cheveux certes, mais une tête d’homme, plus à
distance de l’image de la tête de Méduse à laquelle, peu ou prou, ramène
peut-être toujours trop vite un visage féminin entouré de cheveux,
même s’il est, comme pour la Madone Sixtine, entouré par les courbes
ondoyantes des vêtements qui en contrebalancent une fixité apotro-
pique en puissance.

20. Voir E. Gombrich, « L’esthétique de Freud », in Réflexions sur l’histoire de l’art,


J. Chambon, 1992, p. 392.
21. On notera au passage que le panneau réalisé par Masson et qui, dans le bureau de
Lacan, masquait le tableau de Courbet redoublait la fonction que Freud accorde à la
pilosité pubienne, au moment où celle-ci ne remplit plus son rôle d’écran.
22. S. Freud, Lettre à Martha du 20 décembre 1883, Correspondance 1873-1939,
Gallimard, 1979, p. 93-94.
La nature fait bien les choses 33

La pudeur doit donc relayer la nature pour cacher ce qui, chez la


femme, est défectueux, laid ou raté. Mais, de toute façon, Freud l’écrira
à deux reprises, nous ne pouvons trouver beaux les organes génitaux
dont la vue est excitante, de quelque sexe qu’ils soient23. Dans cette pers-
pective, beauté et excitation (Reiz) sont nécessairement disjointes, confor-
mément au modèle esthétique kantien de la Critique de la faculté de
juger : « Le goût demeure toujours barbare, lorsqu’il a besoin du mélange
des attraits (Reize) et des émotions à la satisfaction ». Par conséquent,
penser que la beauté attribuée à l’objet en raison de sa forme puisse être aug-
mentée par l’attrait, c’est là une erreur commune et très nuisible au goût
authentique, intègre et sérieux; et sans doute on peut ajouter à la beauté des
attraits afin d’intéresser l’esprit par la représentation de l’objet […]. Cependant
ils nuisent effectivement au jugement de goût, lorsqu’ils attirent l’attention
sur eux comme principes d’appréciation de la beauté24.
Ajouter à la pure beauté de la forme la satisfaction grossière des
attraits n’a d’excuse, selon Kant, que pédagogique : il faut bien faire
valoir le goût et sa culture, quand il est encore mal dégrossi et inexercé.
Mais s’il s’agit du goût « authentique, intègre et sérieux », on est prié
de s’en passer. En bon kantien sur ce point, Freud à première vue s’en
passe, et il sépare la beauté des attraits. Une façon de garder la dis-
tance entre visage et sexe, de laisser à la forme sa fonction symbolique
ou métaphorique, de ne pas aller d’emblée aux choses mêmes, ce qui
« détruirait la peinture », pour reprendre ici le reproche fait par Poussin
au Caravage25. L’acte, iconoclaste, est celui de Magritte qui en 1934, dans
un tableau intitulé Le Viol, condense sur un visage entouré de cheveux
le corps féminin : les seins à la place des yeux, le nombril du nez, le sexe
de la bouche. Mais il est déjà à l’œuvre dans les déplacements et conden-
sations de nombreuses caricatures, dans les grylles gothiques26, ou dans

23. S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, note ajoutée en 1915, Gallimard, 1987,
p. 67, et Le malaise dans la culture, Puf, quadrige, 1995, p. 26.
24. Kant, Critique de la faculté de juger, § 13 et 14, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin,
1968, pp.65-67. Voir le commentaire de ce texte proposé par J. Derrida in La vérité
en peinture, Flammarion, 1978.
25. Voir L. Marin, Détruire la peinture, Galilée, 1977 (réédition Champs Flammarion).
26. Voir J. Baltrusaitis, Le Moyen Âge fantastique, Champs Flammarion, 1993, p. 36-37.
34 L’enfance du féminin

la figure grecque de Baubô. Et Freud se montre alors d’autant plus


réceptif à la charge de ces figures mythologiques ou satiriques qu’il
s’agit d’en apprécier la force de condensation, à l’instar de celle d’un
mot d’esprit comique ou obscène, ou à l’instar encore de formulations
rencontrées dans la clinique27.

Car si Freud souligne que nous ne pouvons trouver beaux les organes
génitaux dont la vue est pourtant toujours excitante, il ajoute, dans les
deux textes, que le concept de beau a ses racines dans le terrain de l’ex-
citation sexuelle et qu’il désigne à l’origine ce qui est sexuellement sti-
mulant (les attraits, Reize)28.
Or n’y a-t-il pas là, comme se demande justement Hubert Damisch,
une contradiction :
si l’on doit admettre que le concept de « beau » désigne à l’origine, ur-
sprünglich, ce qui est sexuellement stimulant, comment comprendre qu’on
ne puisse jamais trouver « belles » les parties génitales dont la vue provoque
cependant l’excitation la plus intense? Quelle relation peut exister entre ces
deux propositions apparemment antinomiques?29
Certes, pour suivre encore Hubert Damisch dans l’analyse très pré-
cise qu’il propose de ces deux textes, le contexte en est bien différent.
Dans les Trois essais, il s’agit pour Freud d’évaluer à quel moment le
plaisir scopique devient une perversion. La vue – qu’il affirme d’ailleurs
ici « dérivée du toucher » – est
la voie par laquelle l’excitation libidinale est le plus fréquemment éveillée et
la sélection naturelle compte sur la praticabilité de cette voie – si toutefois
cette façon téléologique de voir les choses est recevable – lorsqu’elle favo-
rise l’évolution de l’objet sexuel vers la beauté. La dissimulation progressive
du corps qui va de pair avec la civilisation tient en éveil la curiosité sexuelle,
laquelle aspire à compléter pour soi l’objet sexuel en dévoilant ses parties
cachées, mais peut aussi être détournée (« sublimée ») en direction de l’art,

27. S. Freud, (1916), « Parallèle mythologique à une représentation obsessionnelle


plastique », L’inquiétante étrangeté, Gallimard, 1985, pp. 131-133.
28. S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, note ajoutée en 1915, Gallimard, 1987,
p. 67.
29. H. Damisch, Le jugement de Pâris, 2e édition, Champs Flammarion, 1997, p. 20.
La nature fait bien les choses 35

lorsqu’il devient possible de détacher des parties génitales l’intérêt qu’elles


suscitent pour le diriger vers la forme du corps dans son ensemble30.
Tel serait donc l’usage « normal » de la vue, son usage ne devenant
pervers que « lorsqu’il se limite exclusivement aux parties génitales,
lorsqu’il est associé au dépassement du dégoût (voyeurs : spectateurs des
fonctions excrémentielles), lorsqu’il refoule le but normal au lieu de
le préparer ».
À suivre ce texte, la pilosité invoquée dans la conférence sur la fémi-
nité comme cachant les organes génitaux (ou masquant leur défaut)
serait également au service de la curiosité sexuelle, en appelant à com-
pléter en dévoilant (mais que s’agit-il de compléter et quel sens donner
alors à ce terme ?), et au service de l’art, en appelant à sublimer. Double
service rendu donc à la civilisation, en plus du tissage et du tressage, et
nouvel hommage à la téléologie de la nature, cette fois sur le versant de
la sélection naturelle. Mais on notera, là encore, un certain embarras
de Freud à invoquer ainsi la finalité dans un mouvement où d’ailleurs,
entrecroisant ainsi téléologie et vision globale de la forme du corps, il
rejoint Kant encore une fois. Selon le philosophe en effet, quand il
s’agit d’évaluer une beauté naturelle, et non une beauté artistique, « on
a l’habitude de considérer aussi la finalité objective, afin d’en juger la
beauté » : « le jugement téléologique sert de fondement et de condi-
tion au jugement esthétique ». Et Kant poursuit par cet exemple « lors-
qu’on dit : “voilà une belle femme”, on ne pense en fait rien d’autre
que ceci : dans sa forme, la nature représente d’une belle manière les fins
de la constitution féminine »31. Comme si, au bout du compte, pour
Kant comme pour Freud, c’était à la nature et aux fins qu’elle poursuit
que revenait la responsabilité d’avoir lié la beauté et les attraits, la vue
et l’excitation, et cela bien qu’elle ait fait l’effort de situer l’œil dans la
zone érogène « la plus éloignée de l’objet sexuel »32.
Dans Malaise, si l’émotion esthétique est séparée des attraits dont
elle provient, c’est pour devenir « motion inhibée quant au but », et le

30. S. Freud, Trois essais, op. cit., p. 66 (la proposition entre tirets relative à la « façon
téléologique » est ajoutée en 1915).
31. Kant, Critique de la faculté de juger, §48, op. cit., p. 142.
32. S. Freud, Trois essais, op. cit., p. 147.
36 L’enfance du féminin

caractère de beauté s’attache désormais à certains signes sexués secon-


daires33. Le travail est plus clairement à la fois celui du refoulement et
de la culture. Il est analogue et succède à celui, décrit dans une note
célèbre, qui porte sur le « passage à l’arrière-plan » et le « refoulement
organique » des stimuli olfactifs lié à la verticalisation de l’homme34.
Alors les organes génitaux sont devenus visibles et ont eu besoin d’être
protégés, suscitant la honte, das Schämen. La séparation du beau et de
l’excitant se ferait donc en deux temps, un premier portant sur les sen-
sations olfactives, un second sur les sensations visuelles. Le refoule-
ment des sensations olfactives, associé par Freud à l’évolution
phylogénétique, aurait placé en première ligne les sensations visuelles,
désormais exposées à plus d’un titre. D’où, peut-être, dans l’histoire
de l’espèce comme dans celle de l’individu, l’aspiration du beau par
l’excitant. D’où, encore, chez Freud, cette tension constante qui, tout
ensemble, joint et disjoint le beau et l’excitant. Car il faudrait, tâche
impossible, à la fois désidéaliser l’esthétique et préserver le progrès de
la culture.

Mais si le refoulement du caractère excitant des sensations olfac-


tives est antérieur à celui des sensations visuelles, la sphère du visuel,
plus mobile et plus exposée, est amenée à occuper une position privi-
légiée. C’est sur elle que compte la sélection naturelle pour « favoriser
l’évolution de l’objet sexuel vers la beauté », c’est sur elle que se repor-
tent les excitations liées aux autres sens (odorat, toucher) et refoulées
plus ou moins profondément. Conformément à l’étymologie du mot,
l’esthétique concerne bien l’ensemble du sentir et des sensations, direc-
tement ou indirectement. Mais la vue occupe une place à part : à la fois
parce qu’elle est le plus « noble » des sens, le plus proche de l’enten-
dement, mais aussi – et là, c’est de sa proximité avec l’inconscient dont
il s’agit – en raison des liens, dans le rêve notamment, entre régression
et image visuelle, et plus généralement en raison du rôle joué par la
présentabilité, Darstellbarkeit, du visuel, dans le rêve ou dans les œuvres

33. S. Freud, Le malaise dans la culture, Puf, quadrige, 1995, p. 26.


34. Ibid., note p. 42.
La nature fait bien les choses 37

d’art plastiques35. Le jugement de Freud sur la pilosité pubienne, unschön,


est lié à la vue, comme l’est le rôle dévolu à cette pilosité dans la
XXXIIIe Conférence : masquer ce qui est encore moins beau, le défaut.
De plus, la vue joue évidemment un rôle central dans la constitution
du complexe de castration, chez la fille comme chez le garçon. On
notera pourtant ici une différence. Chez ce dernier, « le complexe de cas-
tration se constitue après qu’il a appris, par la vue d’organes génitaux
féminins, que le membre si valorisé par lui n’est pas nécessairement
réuni au corps. Il se souvient alors des menaces qu’il s’est attirées par
la manipulation de son membre… »36. La vue réactive, après coup, le sou-
venir des menaces entendues, à moins que, comme Freud l’avait écrit
auparavant, l’ordre soit inverse, et que l’entendu vienne réactiver le
vu. Mais pour le garçon, quoi qu’il en soit de l’ordre, le fantasme se
constitue de l’entrecroisement du vu37 (de l’autre sexe) et de l’entendu
(menaces quand il touche son pénis). Pour les filles, la complexité est
moindre, la vue suffit :
Le complexe de castration de la petite fille est aussi inauguré par la vue des
organes génitaux de l’autre sexe. Elle remarque aussitôt la différence et
aussi – il faut le reconnaître – ce qu’elle signifie. Elle se sent gravement
lésée… 38
La formulation du texte de 1925 était plus brutale encore dans le
lien entre jugement et chose vue :
D’emblée elle a jugé et décidé, Sie ist im Nu fertig mit ihrem Urteil und
ihrem Entschluss. Elle a vu cela, sait qu’elle ne l’a pas et veut l’avoir.39
Dans la rapidité de la décision prise en un coup d’œil, dans la fer-
meté du jugement exercé, on pourra trouver une consolation pour l’exer-
cice de la pensée féminine : l’assurance de son « bon sens », de sa

35. Sur ce privilège, voir J.-B. Pontalis, « Perdre de vue », in Nouvelle revue de
psychanalyse, n° 35, 1987.
36. S. Freud, « La féminité », op. cit., p, 167.
37. S. Freud, « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les
sexes » (1925), in La vie sexuelle, Puf, p. 127.
38. S. Freud, « La féminité », op. cit., p, 167.
39. S. Freud, « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les
sexes », op. cit., p. 127.
38 L’enfance du féminin

capacité à tenir compte de la réalité, en d’autres termes d’une certaine


bonne santé.
La saisie des différences fonde et exerce le jugement : telle est la
conception philosophique40 classique, tel est aussi le point de vue déve-
loppé par Freud dans l’Esquisse où la naissance du jugement est liée au
complexe perceptif du Nebenmensch, et à l’évaluation de ce qui, en lui,
est semblable et de ce qui est différent. Mais il faut noter, dans le texte
de 1925 comme dans celui de 1933, la différence entre la richesse fan-
tasmatique invoquée pour le garçon et la fille. Pour celle-ci, la vue suf-
fit à mesurer l’étendue du désastre. L’intervention d’un autre sens (ouïe,
toucher) est inutile, le lien à la masturbation n’est pas évoqué, pour ne
rien dire des sensations internes41. On rétorquera que les menaces liées
à la masturbation n’ont pas la même importance : pour la fille, le mal
est déjà fait. Or si la conséquence de cette antériorité est pour Freud le
déficit en moralité et en surmoi de la fille, elle le conduit aussi à convo-
quer, pour cette dernière, un registre sensoriel plus pauvre, alors qu’il
en va tout autrement quand il évoque la complexité du matériel cli-
nique. La profondeur du refoulement des sensations autres que visuelles
ne peut donc pas être la raison invoquée.
On pourrait d’ailleurs rapprocher ce déficit sensoriel féminin d’un
déficit plus général, déficit en plasticité. Il faut noter, en effet, la rigi-
dité prêtée à la femme, dans sa frigidité d’abord, dont la fréquence est
liée ici à la mise en retrait de l’agressivité42, dans sa « rigidité psy-
chique et son immuabilité » ensuite43. Le portrait de la femme de trente
ans décrit par Freud n’a rien à envier à celui fait par Balzac un siècle
plus tôt :
Sa libido a pris des positions définitives et semble incapable de les aban-
donner pour d’autres. Il n’y a pas de chemins vers un développement
ultérieur; il semble que le processus s’est déjà déroulé, qu’il reste désormais

40. Voir, notamment, Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, § 44 et 55,


Vrin, 1970, p. 71 et 86-87.
41. Je ne reviens pas sur l’ignorance du vagin que Freud prête ici aux petites filles, et
sur les « impasses » freudiennes examinées par Jacques André, notamment in Aux
origines féminines de la sexualité, Puf, 1995.
42. S. Freud, « La féminité », op. cit., p, 176.
43. Ibid., p. 180.
La nature fait bien les choses 39

ininfluençable comme si le difficile développement vers la féminité avait


épuisé les possibilités de la personne.
En d’autres termes, la plasticité que Freud accorde à la libido 44
semble absente de la libido féminine, ou plus exactement de la libido
de la femme, puisque l’énoncé « libido féminine » manque de toute
justification45.
Pourtant, même aux yeux de Freud, la femme n’est pas toujours
rigide. Ou, si elle l’est à trente ans, la jeune fille fut promesse d’autre
chose. Certes la pierre est toujours là, et Zoé, la vie, pour redevenir Zoé,
passe par Gradiva et le bas-relief. Mais la pierre est aussi celle de l’ar-
chéologie et de la mémoire en mouvement. Gradiva est celle qui s’avance,
qui incarne le mouvement des formes plastiques, comme Zoé incarne
celui de la vie psychique : mélange de chair et de pierre pour reprendre
le titre d’un beau livre de Richard Sennett46. Le mouvement de la jeune
fille, de profil, nous éloigne de la tête de Méduse, toujours vue de face.
Car la rigidité de la femme est sans doute à la mesure de la pétrifica-
tion qu’engendre Méduse, cette tête dont Freud note bien la fonction :
isoler l’effet excitant, l’horreur de l’effet excitant, le plaisir. Difficile,
impossible partage, comme on le mesure à la remarque faite à l’homme
aux rats. À moins de pouvoir en rire, du rire de Déméter face à Baubô,
entre femmes, on est donc prié de fermer les yeux (aux deux sens de
l’expression). À la rigueur de regarder d’un œil, ou du coin de l’œil,
latéralement, comme tout ce qui est trop clair, überdeutlich47.

Françoise Coblence

44. Freud, Sur la psychanalyse (1910), Gallimard, 1991, p. 115 ; et XXXIIe conférence,
« Angoisse et vie pulsionnelle », in Nouvelles conférences, op. cit., p. 132,
45. Freud, « La féminité », op. cit., p, 176.
46. R. Sennett, La chair et la pierre, Éd. de la passion, 2002.
47. Voir F. Gantheret, « Du coin de l’œil », in Nouvelle revue de psychanalyse,
n° 35, 1987.
Des multiples questions qui se posent à « élever l’acte
responsable de la procréation au rang d’une action
volontaire et intentionnelle, et à la dégager de son
intrication avec la satisfaction nécessaire d’un besoin
naturel »

Projet d’enfant
JEAN-FRANÇOIS DAUBECH

« MESDAMES ET MESSIEURS, tout le temps pendant lequel je me


prépare à parler avec vous, je lutte contre une difficulté inté-
rieure. Je ne suis, pour ainsi dire, pas sûr de la licence que je prends. »
Ces phrases, qui ouvrent le texte de Freud sur la féminité dans les
Nouvelles Conférences, je les ferais volontiers miennes en m’apprêtant
à vous entretenir d’une question qui serait davantage celle du juriste,
du sociologue, de l’anthropologue ou du philosophe que du psycha-
nalyste. Elle ne concerne, à proprement parler, qu’un petit nombre de
personnes mais, indirectement, le plus grand nombre en raison du chan-
gement qu’elle introduit dans un domaine sensible à chacun. Sujet
délicat et polémique, l’homoparentalité fait aujourd’hui débat et la
psychanalyse, à travers quelques-uns de ses tenants, se trouve mise en
question dans son rôle d’opposition supposée à un droit des homo-
sexuels à fonder une famille selon des modalités éloignées de l’usage
ordinaire. De positions personnelles, prises ici ou là, est inféré un état
de la psychanalyse. Perçue comme réactionnaire, en rupture avec l’es-
poir de liberté issu des travaux de Freud, elle est jugée incapable de
rendre compte des nouvelles formes de vie sociale (Pacs, familles
42 L’enfance du féminin

monoparentales, adoption par des couples homosexuels, procréations


médicalement assistées, nom de famille). Elle suscite à son encontre
des discours aussi vigoureux qu’argumentés et se trouve invitée à prendre
conscience de son historicité ainsi qu’à réviser bon nombre de ses
concepts1, jugés obsolètes et normalisateurs.

Mon intention n’est pas d’entrer dans ce débat, dont je donnerai


quelques échos, mais de faire part des interrogations surgies d’une situa-
tion clinique, en souhaitant pouvoir, ainsi que Freud l’écrit dans cette
même page inaugurale2, : « …dire librement un mot sur un domaine de
travail où des attentes pleines de préjugés luttent aujourd’hui contre
des résistances passionnées, et … espérer que votre jugement, éduqué
à la tolérance par l’exemple de la psychanalyse, ne refusera pas de
m’accompagner dans cette excursion. »

Je ne me souviens que de la plus récente des occasions qui m’ont


confronté au désir d’enfant d’un couple homosexuel masculin. La pre-
mière, datant du début des PMA3, alors qu’une loi interdisant le recours
aux mères « porteuses » était en préparation, ne semblait avoir guère de
chances d’aboutir. Le désir de cet homme était vif et sa détermination
rejoignait celle que je constate chez les couples rencontrés dans le cadre
d’une consultation pour stérilité. Mais le scénario imaginé multipliait

1. Au premier rang desquels le complexe d’Œdipe, les notions de phallus et de


castration. Ainsi Didier Eribon écrit-il : « Comment, en effet, ne pas considérer
désormais une notion aussi centrale que le complexe d’Œdipe, comme un instrument
disciplinaire et mutilant d’interprétation, puisqu’on essaie absolument de faire rentrer
dans son cadre rigide des réalités qui lui échappent de toutes parts et qui, par
conséquent, sapent sa pertinence et sa validité théorique générale, si tant est qu’on
puisse lui en accorder une (on serait tenté d’avancer qu’il n’a jamais été qu’un mythe
scientifique, lié à une situation historique dépassée et dont, de toute façon, la valeur
interprétative a toujours été performative : elle fabrique la réalité de ce qu’elle
décrit). In Une morale du minoritaire, Variations sur un thème de Jean Genet,
Fayard, 2001, p. 288-89.
2. Il écrit ces lignes à propos de sa conférence sur l’occultisme, mais ces précautions
oratoires – à cet endroit-ci – ne valent-elles pas aussi pour le thème qu’il se prépare à
aborder, au cours duquel il multiplie les aveux d’ignorance.
3. PMA : procréation médicale assistée.
Projet d’enfant 43

les obstacles, en particulier du point de vue des gynécologues, détenteurs


des leviers techniques du projet. Nous n’étions pas allés au-delà du
deuxième entretien, et si cette situation m’avait surpris, elle ne m’avait
pas contraint à me situer vis-à-vis de l’homoparentalité.
La seconde occasion fut nettement plus dérangeante. Je connaissais
déjà l’homme qui venait exprimer cette demande. Il était venu parler
d’une difficulté survenue dans son couple, stable depuis plusieurs années.
Il avait déjà fait, ailleurs, une psychanalyse et ne souhaitait pas s’engager
dans un nouveau parcours. Toutes les semaines, durant plusieurs mois,
il était venu parler des difficultés du couple et de lui-même. Le lien
avec son compagnon en était sorti renforcé et il avait logiquement mis
un terme aux entretiens.
Il revient quelques mois plus tard avec une question qui le fait sou-
rire lorsqu’il la formule : « J’ai envie d’avoir un enfant. Je voudrais en
parler avec vous pour savoir si cette envie est raisonnable, ou s’il me faut
en faire le deuil. » Aucun élément revendicatif, ni trace de militantisme,
chez cet homme qui ne cache pas sa perplexité, en même temps qu’un
discret enthousiasme, devant l’idée qui lui est venue. Sa demande sus-
cite en moi d’abord une interrogation sur le lien éventuel entre cette
demande et nos entretiens précédents, puis une opposition silencieuse
qui évoluera diversement au cours des semaines qui verront se succé-
der les rendez-vous.
Le projet me fut exposé dans tous ses détails : où, comment, les
moyens nécessaires, les procédures possibles et leurs chances d’abou-
tir, les indispensables adresses à l’étranger, le cadre juridique. Quelques
clics sur les sites ad hoc ont suffi pour réunir les éléments complexes
du dossier et soutenir la « faisabilité » de l’entreprise. Le souhait de
cet homme n’est pas d’adopter un enfant mais d’en concevoir un avec
l’aide d’une femme qui accepterait, de façon contractuelle et vénale,
de s’en défaire après la naissance. N’éprouvant aucun empêchement à
pénétrer une femme, il est disposé à concevoir de manière naturelle si
la future mère y consent. Ainsi, son projet ne différerait du schéma tra-
ditionnel que du seul point de vue de l’abandon par la mère, programmé
avant la naissance. En fait, son compagnon était réticent à l’idée qu’il
pourrait avoir une relation avec une femme, ne serait-ce qu’une fois,
le don de sperme devant y pourvoir. Il a aussi pensé, sans s’y appesantir,
44 L’enfance du féminin

que l’enfant attendu pourrait être une fille et suppose que leur envi-
ronnement féminin, proche et attentif, palliera l’absence de présence
féminine continue. Nombre des réponses imaginées à ces questions
relançaient mes objections silencieuses. Il n’était d’ailleurs pas néces-
saire de les soulever parce qu’il percevait le caractère succinct de son
argumentation et n’était nullement dupe de son parti pris opératoire ;
et, dissipant tout sentiment d’urgence, demeurait la question posée à
son arrivée : « Quand mettre en œuvre ce projet ? »

Cette opposition silencieuse a connu des destins divers. Au fur et à


mesure que j’écoutais cet homme examiner les raisons de ce désir, dans
la mesure où elles lui étaient accessibles – consciemment un désir de
famille en relation assez évidente avec son histoire, j’examinais les
arguments que je pourrais lui opposer. Ils perdaient de leur force. Tous
me semblaient convenus, moralisants, incantatoires. Ils visaient à sou-
tenir une opinion, seulement une opinion, mais n’offraient rien de suf-
fisamment fondé pour être présentable, encore moins décisif. La vivacité
de mon opposition initiale s’effritait mais, ainsi désemparé, je deve-
nais plus disponible pour l’écouter. Il développait avec autant de sincérité
les diverses facettes de ce projet que les difficultés qu’il pouvait engen-
drer, tant au niveau de son couple que vis-à-vis de l’enfant. Les entre-
tiens favorisaient le développement d’un questionnement dont ni lui ni
moi ne connaissions l’issue. Ma position interne, même affaiblie, ne
variait pourtant pas et j’en venais à penser que rien ne me permettrait
de sortir de l’aporie dans laquelle je me trouvais. Il m’était impossible
de tirer argument de ce qui me fondait. Se tenir sur un sol ferme ne dit
rien de la structure de l’atome. Avais-je d’autre choix que, « éduqué à
la tolérance par la psychanalyse, ne pas refuser de l’accompagner dans
cette excursion » ?

Parmi les questions qui se présentaient, il y en avait une, rapide-


ment apparue, qui ajoutait à mon embarras : que venait faire la psy-
chanalyse dans cette affaire ? Si elle prétend offrir, à ceux qui le
souhaitent, un lieu et une méthode pour éclairer les impasses de leurs
désirs, elle n’a pas vocation à fonder la légitimité d’un désir quel-
conque – problématique implicitement inscrite dans la question initiale
Projet d’enfant 45

du patient. Ainsi la psychanalyse n’a jamais prétendu statuer sur la légi-


timité du désir sexuel en général, du désir d’enfant en particulier.
Légitimité est le maître-mot du débat qui entoure l’homoparentalité,
avant tout celle de l’accès des couples homosexuels à une forme de
parenté sans procréation – affaire du législateur, mais aussi légitimité
des psychanalystes à prétendre dire le vrai sur la question. Ceux qui
s’y sont risqués, au nom de la Psychanalyse, ont rapidement fait l’ob-
jet d’un procès en légitimité de la part de différents auteurs qui leur
dénient un droit quelconque à donner un avis au nom de la Psychanalyse.
Plus encore, la psychanalyse elle-même serait remise en question
par l’homosexualité. Sont relevés les accents homophobes que peut
prendre le discours des psychanalystes dans leurs interventions. Freud,
et Lacan surtout, n’échappent pas à la critique. Ainsi la polémique
autour du Pacs ou de l’homoparentalité révélerait la défaillance des
psychanalystes à accueillir des positions nouvelles et manifesterait la
position devenue normalisatrice de la psychanalyse, en rupture avec
les positions freudiennes initiales. Didier Eribon consacre la troisième
partie de son livre Une morale du minoritaire à une dénonciation de la
psychanalyse. Après avoir rendu justice à l’esprit éclairé de Freud, en
citant une phrase extraite de Psychogénèse d’un cas d’homosexualité
féminine : « La psychanalyse n’est pas appelée à résoudre le problème
de l’homosexualité », il met en doute l’idée même d’une psychogenèse
de l’homosexualité, invariablement rapportée au complexe d’Œdipe et
conclut : « Les concepts de la psychanalyse ne sont que l’enregistrement
et la codification d’une situation historique (la famille bourgeoise de
la fin du XIXe siècle), et ne sont donc que des mythes scientifiques,
façonnés par une structure sociale, et par un inconscient social qui
confère à une certaine norme, et à la définition de la “normalité” qui en
découle, une évidence par rapport à laquelle tout autre comportement
doit être expliqué 4. » Dans Les Temps modernes, le ton de Michel Tort
est vif et son argumentation serrée : « Une chose est certaine : sur le sujet
de l’homoparentalité comme sur bien d’autres (les familles monopa-
rentales, le nom de famille, les procréations artificielles), le plus sou-

4. D. Eribon, op. cit., p. 233.


46 L’enfance du féminin

vent la psychanalyse est invoquée pour garantir les formes établies du


droit, montrer qu’elles correspondent à un ordre psychique profond,
inapparent au commun et sur lequel, après les religieux, les psychana-
lystes exerceraient leur sagacité 5. » Plus loin, se trouve indiquée la
nécessité de considérer l’assujettissement historique de certains énon-
cés psychanalytiques : « …il ne s’agit pas d’isoler un noyau de vérité
psychanalytique protégé des effets “culturels” historiques, mais de repé-
rer combien certains éléments de théorisation psychanalytiques se sont
constitués dans un dispositif historique qui les conditionne et sur lesquels
ils interviennent »6. Dans un numéro récent de la Revue française de
psychanalyse, Eric Fassin évoque une « révolution démocratique »7
dont le principe serait le suivant : « On fera donc l’hypothèse que l’aban-
don en cours de la différence des sexes au principe du couple et de la
filiation s’inscrit dans une remise en cause beaucoup plus large : il
s’agit de la dénaturalisation de la sexualité qui accompagne, avec la
contraception, mais aussi l’assistance médicale à la procréation, la dis-
tinction, voire la rupture qu’accomplit notre modernité entre sexualité
et reproduction8. » Nous manquons de recul pour juger des effets et de
l’ampleur de cette « révolution » que Freud, quand il voyait dans les nui-
sances sexuelles la principale étiologie des névroses, appelait de ses
vœux : « …l’un des plus grands triomphes de l’humanité, l’une des
libérations les plus tangibles à l’égard de la contrainte naturelle à laquelle
est soumise notre espèce, si l’on parvenait à élever l’acte responsable
de la procréation au rang d’une action volontaire et intentionnelle, et à
le dégager de son intrication avec la satisfaction nécessaire d’un besoin
naturel »9.
La lecture de ces auteurs est stimulante, les courts extraits cités ne
rendent pas compte de la précision de l’argumentation qu’ils dévelop-

5. M. Tort, « De la différence “psychanalytique” des sexes », Les Temps modernes,


n° 609, 2000, p. 182.
6. M. Tort, ibid., p. 184.
7. E. Fassin, L’inversion de la question homosexuelle, in Homosexualités, Revue
française de Psychanalyse, LXVII, 2003, p. 283.
8. E. Fassin, ibid., p. 283.
9. S. Freud, (1898), La sexualité dans l’étiologie des névroses, Résultats, idées,
problèmes, I, Puf, 1984, p. 89.
Projet d’enfant 47

pent. Leurs critiques ne manquent pas de fondement, notamment sur


la légitimité des psychanalystes à occuper les tribunes. Ils récusent tout
discours savant sur l’homosexualité, faisant de celle-ci un objet psy-
chopathologique, dès lors que celui-ci vient à l’appui d’une norme. On
est aussi traversé, en les lisant, par l’idée que l’humanité, en matière
de « libération tangible », ne manque pas de défis : à la stigmatisation
de l’homosexualité viendraient s’ajouter le sida en Afrique – continent
à la veille d’une catastrophe démographique, la régulation des nais-
sances dans les pays souffrant de démographies exponentielles, ou cer-
taines coutumes mutilant les femmes, pour ne parler que des atteintes
les plus connues portées à la fonction sexuelle. Mais cette lecture est
aussi troublante parce que, de ces positions personnelles visant à faire
autorité, justement dénoncées quand elles sont prises au nom de la
Psychanalyse, est tirée la conclusion d’une obsolescence de celle-ci ;
conclusion qu’on ne peut « légitimement » fonder sur un discours déclaré
par ailleurs irrecevable.

Au fil des entretiens, le propos de cet homme s’organise autour


d’une question sensible : comment procéder de façon à ce que la pater-
nité soit réellement partagée ? Les solutions apportées à ce problème
n’emportent pas sa conviction. Le mélange des spermes avant fécon-
dation est parfois proposé. Une façon de ne pas choisir qui ne répond
pas à la question. Il lui préférerait une autre modalité : il serait le don-
neur de sperme, et son compagnon donnerait son patronyme. Mais ce
dispositif n’est pas satisfaisant. Il perçoit les distorsions que cela pour-
rait induire aussi bien chez l’enfant que dans leur couple. En fait, une
autre question, qui ne s’accommode pas d’arrangements techniques, se
profile derrière la précédente. En fait, l’attribution de la paternité lui
importe peu, en revanche l’assurance que le désir d’un enfant soit celui
d’un couple, le résultat d’un désir commun, est essentielle. Lui et son
compagnon sortent d’une crise assez vive survenue dans leur couple et
ce désir d’enfant est apparu à son décours. Il devine les conséquences
que pourrait avoir l’arrivée d’un enfant qui n’aurait pas été pleinement
désiré par chacun d’entre eux.
Je lui fais alors part d’une perception qui s’impose à moi : « Les
femmes que je rencontre pour stérilité parlent exactement comme vous
48 L’enfance du féminin

venez de le faire ! » Il m’arrive d’intervenir au cours d’entretiens avec


des couples inféconds pour les dissuader de vouloir à tout prix mani-
fester un égal désir d’enfant. L’unisson qu’ils se sentent tenus d’affi-
cher, pour complaire aux techniciens qui les entourent, est factice. Les
femmes sont animées par un désir d’enfant qui n’a rien de commun avec
celui que peuvent ressentir les hommes. Ils peuvent être parallèles, mais
sont loin d’être identiques ou égaux. J’ajoute une autre remarque à la
première : « Votre souci est féminin. » La réponse ne se fait pas attendre :
« Cela me choque que vous parliez ici de féminin ! ». Il lui préfère le
terme « maternel » et précise que les femmes n’ont pas le monopole du
féminin, ni du maternel. Il associe sur le souvenir d’une conversation
très récente entre lui et son compagnon à propos de ce projet, conversation
ponctuée par une remarque de son compagnon : « Fais comme tu veux,
c’est ton idée ! » Cette phrase, en forme de constat, le laisse troublé et il
m’annonce que lui et son compagnon ont décidé d’avoir ensemble une
discussion approfondie pour aboutir à une décision.
À la séance suivante, il évoque la longue conversation qu’ils ont
eue, ouverte et paisible, au terme de laquelle ils ont décidé d’ajourner
ce projet, considérant qu’ils ont encore besoin d’y réfléchir et que rien
aujourd’hui ne peut être décidé. Il m’annonce qu’il a décidé d’arrêter
les entretiens mais qu’il reviendra sans doute pour en reparler.

Ce fragment clinique appelle plusieurs commentaires. En premier


lieu, il semble évident que le court échange des derniers entretiens a
pesé sur la décision prise. Il s’agit moins de l’apparition du « féminin »
que de la révélation, à propos de ce désir d’enfant, d’une dissymétrie à
l’intérieur du couple ; révélation issue de la coïncidence de ma remarque
qui dévoile celle de son compagnon. Le désir d’enfant n’était pas sou-
tenu également par les deux compagnons. Il n’était pas commun et ne
le serait sans doute jamais, quand bien même son compagnon ne for-
mulerait aucune opposition au projet, voire participerait activement à sa
mise en œuvre. Cette dissymétrie autour du désir d’enfant semble avoir
introduit un hiatus dans le couple et mis au jour des variations identi-
taires jusqu’alors effacées, disloquant les positions antérieurement éta-
blies, aussi bien à l’intérieur de lui qu’entre lui et son compagnon. La
dissymétrie apparue n’est pas réductible à la seule opposition masculin /
Projet d’enfant 49

féminin, encore moins au couple actif / passif, elle témoigne, si besoin


est, de la complexité, issue de la bisexualité, des constructions identi-
taires dont serait un exemple la capacité à pénétrer une femme, conser-
vée pour lui, abolie pour l’autre. Elle est identique à celle qu’on retrouve
chez les couples hétérosexuels, parfois à l’origine d’une souffrance
pour la femme, contrainte de reconnaître qu’elle porte l’essentiel de ce
désir. Il est vraisemblable que l’apparition de cette dissymétrie, telle
qu’elle s’est imposée à moi, correspond à la réactivation transféren-
tielle de motions œdipiennes, faisant, en temps réel, œuvre organisa-
trice. De cela témoignerait le souhait, exprimé dans la séance précédant
l’échange rapporté, de retrouver son père, perdu de vue depuis de nom-
breuses années et à peine évoqué lors des entretiens précédents. Avoir
un enfant serait toujours avoir un enfant du père. « Dans l’énoncé “un
enfant du père”, l’accent repose le plus souvent sur l’enfant et non sur
le père10 », cette phrase de Freud pousse à imaginer que, pour le patient,
le désir d’enfant, qu’on ne peut réduire à une fantaisie, fut le symp-
tôme d’une nostalgie du père. Il est difficile d’aller plus loin dans l’éla-
boration de ce moment clinique, mais cette rencontre fut ainsi l’occasion,
pour moi, de percevoir l’existence d’un désir d’enfant, très proche de
celui des femmes, sans qu’on puisse pour autant le qualifier de féminin.

Freud n’a jamais cessé de rappeler cette complexité et, dans le texte
sur la féminité, il multiplie les précautions. D’abord en faisant de la
féminité, à l’entrée de son propos, une énigme autant qu’en le fermant,
avec une sorte d’insolence : « Si vous voulez en savoir plus sur la fémi-
nité, interrogez vos propres expériences de la vie, ou adressez-vous aux
poètes, ou attendez que la science puisse vous donner des renseignements
plus approfondis et plus cohérents11. » Chemin faisant, il réduit à rien
l’assimilation masculin/féminin au couple actif/passif, il récuse un quel-
conque ordre naturel présidant aux fonctions de soins et d’élevage de
la couvée, en prenant appui sur les comportements animaux et, s’il fait
du complexe d’Œdipe le moment-clé de l’organisation de la personna-
lité, il souligne l’importance de la période pré-œdipienne et des mystères

10. Ibid., p. 172.


11. Ibid., p. 181.
50 L’enfance du féminin

qu’elle continue de recéler, tout comme, un peu plus loin, il insiste sur
l’ambivalence « au plus haut degré » qui caractérise les investissements
précoces. Il est facile de percevoir dans le texte que lui aussi « se hâte
d’entrer dans la situation œdipienne comme dans un port »12, situation
à propos de laquelle il retrouve ses qualités d’observateur et peut à nou-
veau décrire les diverses facettes des mouvements psychiques possibles
chez la fille. Mais la fermeté qu’il manifeste dans cette description de
la phase œdipienne et de ses conséquences dans le destin psychique
d’une femme ne doit pas éclipser sa prudence dans l’exposé des faits ni
son humilité devant ses zones d’ignorance dans lesquelles il pressent
l’existence de clefs qui lui échappent. C’est pourquoi il est peu défen-
dable de faire élection des développements œdipiens de Freud pour en
constater les impasses en omettant d’indiquer qu’il les a lui-même signa-
lées, et n’a cessé de regretter le caractère incomplet et fragmentaire de
ses observations.

L’autre enseignement fourni par cette courte séquence clinique tient


à la dissolution progressive de l’embarras initial qui parasitait la situa-
tion. À sa narration des préparatifs correspondait mon affairement interne
inhibant. Lorsqu’il devint clair que je n’avais pas les réponses à mes
questions d’une part, que, d’autre part, mes questions n’avaient pas
d’autre intérêt que de signaler mes ardeurs défensives et que, enfin, peu
m’importait qu’il passât à l’action, une situation d’écoute put s’installer
et permit le développement rapporté. Il m’en reste l’idée, bien connue de
moi et pourtant oubliée un temps dans cette situation inhabituelle, que
la seule réponse qu’un psychanalyste peut apporter à quelque situation
humaine que ce soit, est l’instauration d’un dispositif d’écoute permet-
tant le déploiement d’un discours. Telle est la responsabilité qui lui
incombe, le reste ne lui appartient pas. C’est le sens et l’intérêt des cri-
tiques adressées aux psychanalystes que de les ramener à cette condition
qui est la leur. On peut toutefois remarquer que ces critiques, après avoir
reproché à certains psychanalystes d’occuper une position d’autorité au
nom de la Psychanalyse, commettent une erreur similaire en attaquant la
psychanalyse quand il est seulement question de ceux qui s’y emploient.

12. Ibid., p. 181.


Projet d’enfant 51

Le souhait de Freud, formulé en 1898, est aujourd’hui réalisé. L’acte


de procréation peut être dissocié du besoin naturel et devenir responsable.
L’impact des avancées de la technologie du vivant est de montrer que
le matériel biologique n’est rien en lui-même. Il ne vaut que par l’en-
semble des idéalisations dont nous le recouvrons et dont nous vou-
drions qu’elles soient la condition sine qua non d’une évolution correcte
de l’enfant. Il est inutile d’insister sur les changements en cours ou à
venir secondaires au développement de la biologie. Ils nous impose-
ront inévitablement de modifier certains points de vue. Laissons le der-
nier mot à Didier Anzieu, amateur de science-fiction autant que
d’humour, évoquant, voici quelques années, la perspective prochaine,
à laquelle il conviendrait de se préparer, qui verrait un patient deman-
der une analyse à un psychanalyste, saisi d’effroi lorsqu’il lui précise
que ses parents l’ont conçu… « à l’ancienne ». Ce temps est venu.

Jean-François Daubech
De quelles manières les femmes révèlent leur puissance
par l’impénétrabilité de leur pensée

L’envie du féminin
JEAN-MICHEL HIRT

R APPELEZ-VOUS CE TABLEAU de Picasso, L’ombre : au premier


plan, au centre du tableau, une ombre, et au second plan, par-
delà ce que l’ombre dissimule mal, une femme nue allongée, assoupie
peut-être. S’agit-il du dos d’un homme pénétrant dans une chambre par
la porte-fenêtre et, poussé par son envie, va-t-il à la rencontre d’une
femme étendue sur un lit ? Envie de la regarder, envie de la clarté qui
la baigne, envie d’entrer dans sa lumière et de s’exclamer comme dans
le Cantique des cantiques (4,7) : « Tu es toute belle, et de défaut, il
n’en est pas en toi », qui le sait ? Ou à l’inverse, l’homme recule-t-il
vers le spectateur, tout en la contemplant, après avoir été auprès d’elle ?
Serait-ce là une somptueuse interprétation de la scène de l’Annonciation
rendue à la virilité de son propos ou d’une façon plus coupable, une
réminiscence de la vision de la nudité de Diane surprise par Actéon ?
Mais à coup sûr, surgit sous les yeux du lecteur de Freud que je suis
une manifestation picturale saisissante, surprenante, de l’un de ses plus
abrupts énoncés : « l’ombre de l’objet est tombée sur le moi ». Loin, très
loin du contexte de « Deuil et mélancolie » semble-t-il, est exposée
l’envie d’une ombre pour son objet, pour cette apparition du féminin
qu’il incarne. Ce qui se tient dans l’ombre, se tient aussi au seuil, et
54 L’enfance du féminin

c’est ainsi que la scène est exposée par le peintre : une ombre en sus-
pens devant une femme, une ombre qui, si elle s’avançait, viendrait la
recouvrir, si elle reculait la découvrir.
Une telle posture, la suspension, l’hésitation même qu’elle induit, je
ne manque pas aussi de la rapprocher de celle que Freud met en scène
au début de sa XXXIIIe nouvelle conférence sur « La féminité » – une
réticence de sa part, mais laquelle ? Liée à quelle levée du voile ? Je
visualise l’attitude de Freud face à son thème comme celle de l’ombre
du tableau de Picasso, retenue, éblouie à la vue du corps féminin, de son
excès lumineux pour l’œil d’un homme. Il y a ici, dans la tâche du
conférencier, de son aveu même, quelque chose de « trop », et la psy-
chanalyse est lourde de ce trop à voir qui la condamne à mal dire. Ce
n’est jamais ça. Pour les analystes, c’est « trop peu » dire, mais pour les
auditeurs fictifs de cette conférence, c’est encore trop – d’ailleurs qui
Freud s’imagine-t-il voir et avoir en face de lui, le public, vous, moi, les
analystes, une femme, Lou Andreas-Salomé : « la compreneuse par
excellence » ?
Or, cette conférence masculine ne risque pas de dissiper ce mal dire
inhérent à la matière de l’analyse, elle va le porter à son comble, le
rendre incandescent, puisqu’elle va aborder un thème amarré à l’étran-
geté du « continent noir » : « l’énigme de la féminité ». Jusqu’à présent
si, pour Freud, une expression issue de la langue s’en approche au
mieux, c’est celle de la poésie, puisque la parole poétique serait susci-
tée par la nature de l’énigme, autant orientée par le bruissement obscur
du féminin que la peinture peut l’être par la vision du féminin. Tandis
que le propos psychanalytique sera « incomplet et fragmentaire », rele-
vant de ce « mi-dire » avancé par Lacan, ne rendant pas un « son
agréable », décevant en somme mais en raison même de l’angle élu par
Freud pour parler de cette énigme : « nous n’avons décrit la femme que
dans la mesure où son être est déterminé par sa fonction sexuelle1 ».
Voici révélé le grappin d’abordage jeté sur la frégate du féminin, le seul
grappin dont le corsaire qui bat le pavillon de la psychanalyse peut se
targuer d’avoir l’exclusivité, ce qui le rend lui-même aussi peu res-

1. S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, trad. par R.-M.


Zeitlin, Gallimard, p. 181. Je souligne.
L’envie du féminin 55

pectable que ce dont il fait commerce. Sa légitimité est pourtant attes-


tée par ses prises, tous ces « faits observés, presque sans aucune addi-
tion de spéculations » dont se dégage un « dire sur la féminité » aux
conséquences considérables, puisqu’en la femme « cette influence »
du sexuel « va, certes, très loin ».

Plus qu’aucun autre psychanalyste, Wladimir Granoff a souligné


l’ampleur des conséquences d’un tel dire, jusqu’à en faire le cœur de la
« mauvaise nouvelle » apportée par la psychanalyse. « Freud, déclare
Granoff, que l’on a ensuite accusé d’avoir restreint le rôle et l’impor-
tance des femmes, a donc annoncé quoi ? Il a annoncé cette chose, que
je raccourcis d’une manière qui la rend un peu scandaleuse mais qui a
été absolument effrayante, et l’est restée, pour tous les hommes et sur-
tout pour ceux de son temps, cette “mauvaise nouvelle” qui ne lui a
pas été pardonnée, à savoir que la femme était la prostituée. Comment
pouvait-il formuler une telle chose, sinon en impliquant que la prosti-
tuée est une sorte de femme hyper-normale. C’est-à-dire que Freud,
d’une manière qui ne pouvait que semer l’épouvante, a assis l’image
de la femme comme sexe fort face au sexe précaire, au sexe faible, au
sexe masculin2. »
L’inconnu de la féminité aurait partie liée, dit-il, avec la « terreur »
que sème la femme « en raison de son pouvoir sexuel ». Mais comment
est organisé ce pouvoir, en quoi la prostituée – celle qui se prête, contre
espèces, à devenir n’importe quel objet sexuel pour son client – est-
elle porteuse de l’essence du féminin – au vrai, c’est une « mauvaise nou-
velle » déjà implicite dans la « bonne nouvelle » évangélique avec le
personnage de Marie-Madeleine, la sainte prostituée vouée la première
à découvrir l’incroyable résurrection de l’homme qu’elle aimait ?
Il revient donc à la psychanalyse – à cause de sa propre détermina-
tion par le sexuel – d’élucider, d’éclaircir ce devenir femme qui advient
à la petite fille, étant entendu que ce devenir constitue quelque chose de

2. W. Granoff, « Quitter Freud ? », L’inactuel, n° 3, printemps 1995, Calmann-Lévy,


p. 16. Cf. aussi ce livre lié à l’impact de l’enseignement de Lacan sur Wladimir
Granoff et François Perrier, Le désir et le féminin, Aubier Montaigne.
56 L’enfance du féminin

plus pour elle : « le développement, précise Freud, de la petite fille en


femme normale est plus difficile et plus compliqué car il comporte
deux tâches de plus, pour lesquelles le développement de l’homme ne
présente pas de contrepartie3 ». Ces « deux tâches de plus », on s’en sou-
vient, – et ce n’était pas non plus une si bonne nouvelle – consistent pour
la petite fille qui « est » d’abord « un petit homme » – pas de « comme »
introduisant une quelconque comparaison dans les traductions
actuelles – à « échanger zone érogène et objet, deux choses que le gar-
çon, lui, conserve ».
À première vue, un tel échange ne va pas de soi, c’est un échange
inégal où une fille aurait beaucoup à perdre sans être assurée de gagner
beaucoup : n’est-ce pas d’ailleurs plus un pari qu’un échange ? Là où le
garçon est dans une position de conservateur, qui n’a rien à changer
ou échanger et, « plus heureux, peut continuer, au moment de la matu-
rité sexuelle, ce à quoi il s’était déjà exercé pendant la première éclo-
sion sexuelle », la fille, elle, doit faire l’épreuve du détachement vis-à-vis
de l’objet d’amour originaire, la mère, comme vis-à-vis de la zone éro-
gène originaire, le clitoris. Détachement risqué – la proie pour l’ombre
précisément –, en vue de l’investissement d’un autre objet d’amour, le
père, et d’une autre zone érogène, le vagin, tous deux brusquement ras-
semblés dans une perspective – le creux d’un nom et d’un organe – qui
apparaît plus sur le versant de la Geistlichkeit que de la Sinnlichkeit,
du côté de la vie de l’esprit plutôt que de la sensorialité. Déjà, on peut
deviner ce qu’un tel parcours de combattante va susciter comme refus
et résistances, quand bien même ce double détachement correspondrait
à l’enrichissement ou l’approfondissement de la sexualité féminine – à
un gain potentiel : un plaisir dédoublé. La complexité même d’un tel
développement psycho-sexuel – véritable jeu à qui perd gagne – devrait-
elle être alors envisagée comme la raison du « supplément » de la fémi-
nité, et le gage de son « pouvoir sexuel » ultérieur ?

Il revenait à Freud de nommer le nerf de la mutation psychique


d’une fille : « l’envie du pénis qui laisse des traces indélébiles dans son

3. S. Freud, op. cit., p. 157.


L’envie du féminin 57

développement et la formation de son caractère ». C’est elle, l’envie


du pénis, qui va gouverner le devenir femme de la petite fille ; c’est ce
« manque » ou cette absence qui vont entraîner chez elle « une lourde
dépense psychique » en vue de surmonter cette « découverte de sa cas-
tration ». De la trace de ce qu’elle a eu en tant que « petit homme »
mais qu’elle n’a jamais eu en tant que fille, de ce défaut entre repré-
sentation et réalité, elle a désormais à répondre dans le cadre de son
identification et de sa rivalité avec sa mère. Que la femme devienne
électivement la porteuse de ce « défaut de l’organe génital »4 ne devien-
dra le signe d’une quelconque faiblesse que pour un homme prompt à
s’aveugler sur son angoisse de castration. Comme Freud le souligne à
propos de l’énoncé avoir « un enfant du père », où « l’accent repose le
plus souvent sur l’enfant et non le père », dans l’énoncé « le défaut de
l’organe génital », l’accent reposerait plutôt sur « le défaut » que sur
« l’organe génital ». Son organe génital à elle, une fois parvenu à « la
féminité normale », de défaut il en présente si peu qu’il semble même
par sa disposition biloculaire, certitude clitoridienne et ouverture vagi-
nale, promettre à la femme – et à en croire le privilégié Tirésias – une
prime de plaisir et une qualité de jouissance étrangère à l’homme, jouis-
sance dont le caractère réputé illimité n’est pas sans provoquer de l’ef-
froi, comme bien des femmes s’en font l’écho dans la cure. La femme
seule, en vertu de la richesse de son devenir, à partir de son défaut ori-
ginel, paraît en mesure – une fois parvenue au « port » de la situation
œdipienne et aux expéditions lointaines que ce havre l’autorisera à
financer – d’interpréter toutes les nuances de la partition qui lui échoit.
Surtout si celle-ci ne correspond pas à la prosodie convenue de la
bisexualité, mais déploie les dissonances du masculin de la fille avec le
féminin de la femme.
Freud ne s’y trompe pas et il faut relire dans cette optique l’épisode
de l’assaut des petits garçons contre la petite fille au bouquet de pis-
senlits, dans l’article sur le souvenir-écran. Cette fois l’envie est bien

4. Ibid., p. 167. En ce qui concerne « l’envie du pénis » chez un homme, il faut relire le
fragment clinique rapporté par Winnicott in Jeu et réalité, l’espace potentiel, trad.
par C. Monod et J.-B. Pontalis, Gallimard, pp. 102-103.
58 L’enfance du féminin

de leur côté et cette envie démultipliée par les autres personnages fémi-
nins et maternels, la nourrice et la paysanne, ne s’apaise que dans la
dévoration du bon pain de campagne, puisqu’ils n’ont plus l’âge de la
tétée et pas encore celui des préliminaires. De fait, si l’homme ne connaît
pas « le défaut de l’organe génital », peut-être a-t-il plus affaire avec cette
« calamité » attachée au fait d’être un homme que Lou Andreas-Salomé
repérait chez lui et qui relèverait de l’inévitable illusion phallique dans
laquelle il se trouve pieds et poings liés. Certes, il conserve tout ce qu’il
a, mais, à suivre Freud, il n’obtient rien de ce qu’il n’a pas, ni l’amour
de la femme pour lui-même car c’est à son fils qu’il revient, ni la faculté
de faire naître un enfant, alors qu’à travers la naissance d’un fils, elle
peut parvenir à « la plus parfaite, la plus facilement libre d’ambiva-
lence de toutes les relations humaines ».
Pourtant, ce destin de la féminité qui constitue sans nul doute un
couronnement dans l’histoire personnelle de Freud – il n’est que de lire
l’ode à la « satisfaction illimitée » que « le fils apporte à la mère » – laisse
un curieux arrière-goût : cette réussite ne serait-elle pas trop cher payée
quand l’identification à la mère vient interrompre la poursuite du deve-
nir féminin ? Ne peut-on redouter la « satisfaction illimitée » que pro-
cure ce couple mère-fils, encensé par tant de cultures méditerranéennes
au détriment des filles, ce maternel contre le féminin organisé sur un
mode tel que les garçons seront réduits dans leur vie sexuelle à une
oscillation honteuse entre la maman et la putain ? Si, par cet avènement
du fils, la femme accède à ce qui lui manque, cette victoire ne vient-elle
pas la fermer à une dimension sexuelle que n’épuiserait pas sa mater-
nité et à propos de laquelle cet autre destin de la féminité, l’homo-
sexualité féminine, n’a pas fini de nous surprendre ; évoquée ici par un
Freud qui se fie un peu vite aux travaux d’Hélène Deutsch, l’homo-
sexualité féminine réserve encore bien des surprises. À cet égard, on
doit ici aussi s’adresser aux poètes, comme Freud le conseille, et s’em-
presser de relire ce que le poète « admis au noir mystère », Baudelaire,
a su écrire sur « Lesbos, où les baisers sont comme les cascades / Qui
se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds ». Et, bien sûr, écou-
ter les peintres, tel Picasso, quand ils déclinent le féminin auquel en
tant qu’hommes ils se réfèrent : « Je suis une femme. Tout artiste est une
femme et doit être gouine. Les pédérastes artistes ne peuvent pas être
L’envie du féminin 59

de vrais artistes car ils aiment les hommes. Comme ils sont des femmes,
ils retombent dans le normal5. »

Terreur ou envie du féminin, telle semble donc l’alternative dévo-


lue à l’homme selon sa capacité à apprécier la valeur de l’envie du pénis,
cette disposition psychique qui le concerne d’autant plus qu’elle est le
ressort de l’énigme de l’autre sexe. On le sait pour le répéter assez sou-
vent, en laissant à chaque fois une conséquence s’échapper, protesta-
tion virile et envie du pénis sont en dernière instance chez Freud, dans
« Analyse finie et infinie », le revers et l’avers du « roc » sur lequel
vient buter la cure analytique pour chacun des deux sexes. Dès lors,
pourquoi se priver de l’entendre en ce qui concerne le sexe masculin :
qu’un homme parvienne mal à élaborer l’envie du pénis maternel que la
découverte de son absence lui fait éprouver – et l’écho de cette absence
dans l’angoisse de la castration est un élément central de celle-ci –,
risque de le maintenir dans la nostalgie d’une mère phallique qui va
contrarier son accès au féminin. Par contre, l’élaboration d’une telle
envie, quand elle se résout par l’envie du féminin, jusqu’à se faire femme
pour aimer une femme, à l’enseigne de Picasso, ouvre à cet homme la pra-
tique d’un éros qui n’est plus borné par les substituts phalliques que les
femmes peuvent incarner pour lui. Cet homme, traversé par la castra-
tion, mais qui parvient à se reconnaître troué par son envie du féminin
devient en mesure de rechercher cette jouissance autre, au-delà du phal-
lus, jouissance que Lacan dans Le Séminaire « Encore » a nouée aux
écrits des mystiques et qui « ne se promeut que de l’infinitude6 » de la
chaîne signifiante. À ce point de rencontre, « l’hyper-normalité » de la
femme que figure pour Granoff la prostituée vient peut-être s’aboucher
avec l’amour universel de ce Dieu que Baudelaire caractérisait comme
« L’être le plus prostitué [...] puisqu’il est l’ami suprême pour chaque indi-
vidu, puisqu’il est le réservoir commun, inépuisable de l’amour7 ».

5. Picasso, in Geneviève Laporte, Un amour secret de Picasso, cité par Philippe Sollers,
« Femmes et femmes », in Éloge de l’infini, Folio, p. 273.
6. Jacques Lacan, Le Séminaire, “Encore”, Livre XX, Seuil, 1975, p. 71.
7. Charles Baudelaire, « Mon cœur mis à nu », O.C., La Pléiade, Gallimard, p. 1287.
60 L’enfance du féminin

À nouveau « l’énigme de la féminité » tire l’esprit vers le grand


large, vers l’océanique peut-être, et dans sa conférence, Freud aurait
été bien inspiré, en s’adressant à ces « quelques femmes envers qui
cette investigation doit des contributions importantes », de ne pas oublier
de nommer Lou Andreas-Salomé ; elle qui, dès 1910, est capable de
déceler que « l’amour, au sens érotique du mot » est « créateur d’es-
pace 8 ». Mais il va arriver quelque chose au conférencier dans la der-
nière partie de son propos. Il vient d’évoquer « l’identification à la
mère, chez la femme », celle qui « fait s’enflammer en état amoureux
l’attachement œdipien (de l’homme) à sa mère ». Première méprise de
la part de cet homme, suivie d’une déconvenue puisque l’amour de sa
femme rendue mère, c’est « son fils qui l’obtient ». D’où la tonalité
dépressive du constat de Freud face à ce qui apparaît comme un jeu de
dupes : « On a l’impression que l’amour de l’homme et celui de la
femme sont séparés par une différence de phase psychologique 9. »
Surviennent alors des considérations pénibles sur la femme, « peu de sens
de la justice », « capacité de sublimation moindre que celle des
hommes », considérations qui, elles, donnent l’impression que Freud se
sent gagné par la « rigidité psychique » qu’il prête à la femme de trente
ans; jusqu’à ce sursaut, cet appel à l’aide et à l’autre dans sa conclusion :
« Si vous voulez en savoir plus sur la féminité [...], adressez-vous aux
poètes10. » L’aveu est troublant : le travail analytique doit se poursuivre
en référence à la poésie dans l’écriture, à l’excès auquel elle seule donne
accès dans la langue. Que la matière de « l’énigme de la féminité » ait
partie liée avec la langue, c’est certainement ce que la l’écriture pas-
sionnée et poétique de Lou Andreas-Salomé, ce que son « style » d’ana-
lyste fait entendre à qui se risque à la lire.

Dans cette direction de pensée, il faut reconnaître combien l’art du


roman, tout particulièrement en France au XVIIIe siècle, avec le libertinage

8. Lou Andreas-Salomé, « L’érotisme », Eros, trad. par H. Plard, Minuit, p. 124. Cf.
« Du type féminin », in L. Andreas-Salomé, L’amour du narcissisme, trad. par
I. Hildenbrand, Gallimard.
9. Freud, op. cit., p. 180.
10. Ibid., p. 181.
L’envie du féminin 61

et l’érotisme auxquels il a donné une expression insurpassée, contribue


à nourrir la réflexion sur l’enjeu du féminin dans la culture – et ne
serait-il pas juste de reconsidérer aussi sous cette lumière-ci l’héritage
des Lumières que Freud a recueilli ? Un roman comme Les Liaisons
dangereuses doit être considéré comme le véritable manuel d’appren-
tissage de la féminité, tant Choderlos de Laclos offre à son lecteur les
diverses positions de l’être féminin « déterminé par sa fonction
sexuelle ».
Trois des protagonistes de cet ouvrage, Cécile Volanges, la Marquise
de Merteuil et la Présidente de Tourvel témoignent tour à tour de l’en-
vie du féminin d’un auteur dont on oublie souvent qu’il composera un
an plus tard, en 1783, un traité intitulé : De l’Éducation des Femmes.
Comment, par les temps qui courent, ne pas continuer à s’émerveiller
que ce jeune artilleur, voué à connaître la Terreur et à devenir général
des armées de la Révolution, ait consacré tant d’énergie à dépeindre
l’autre sexe, au point que les considérations épistolaires de ses héroïnes
jettent la plus vive des lumières sur les destins de la féminité. Toutes trois
exposent à longueur de lettres les entrelacs de l’amour, du désir et du
plaisir dans ses dimensions charnelles et spirituelles, en fonction du
régime sexuel qu’impose à la femme sa confrontation avec l’envie du
pénis. Celui qui aura été l’amant de chacune, le Vicomte de Valmont,
pourra se croire le seul objet de leur satisfaction, quand il n’aura été
que le porteur de la question dont la réponse, inaudible pour lui, donne
toute sa consistance verbale à l’énigme de la féminité. Ce personnage,
chez qui l’adresse compense mal l’arrogance, paiera de sa vie sa méprise
à l’égard du véritable « sexe fort » ; mais son mérite est de permettre à
Laclos d’exposer l’impasse du narcissisme phallique. Valmont s’aper-
cevra de son erreur, trop tard cependant, une fois broyé par la « machine
à plaisir » de Cécile (flanquée de sa mère), puis sacrifié sur l’autel du
sentiment de la Présidente, enfin tué en duel par le bras aimé de la
Marquise à qui il doit sa perte définitive. Mais laquelle voulait-il donc
« posséder » entre toutes les femmes, sinon la Marquise, celle qui égare
toutes les boussoles du désir par la liberté et l’habileté qui la caracté-
risent, en raison de l’ascèse qu’elle s’est imposée – à lire sa « confes-
sion » dans la lettre LXXXI – pour s’élever « au-dessus des autres
femmes ». Dans cette même lettre adressée au Vicomte, elle situera
62 L’enfance du féminin

exactement l’enjeu de son génie féminin : « Quand je vous accorderais


autant de talents qu’à nous, de combien encore ne devrions-nous pas
vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d’en faire un conti-
nuel usage11 ! »
Grâce à ses qualités – audace et ruse dignes du meilleur joueur
d’échecs – la Marquise témoigne de son « pouvoir sexuel », mais elle
ne se contente pas de l’exercer, elle sait aussi en rendre compte. Rien
n’est laissé au hasard dans sa conduite, pourtant la partie reste ouverte
si ses adversaires n’oublient pas que les jeux de l’amour dépendent
moins de leur passion ou de leur maîtrise que de leurs talents. Or ceux-
ci sont chevillés à la différence des sexes, comme elle le retrace dans
sa « confession » : la « supériorité » de la femme est liée à ce qu’elle
n’a pas, à ce qui lui manque, à ce qu’elle doit acquérir pour « surpas-
ser mille fois » l’homme, sans oublier qu’elle aura à négliger toutes ses
vertus acquises pour l’entraîner encore un pas au-delà de son avoir mas-
culin. Il ne s’agit nullement de devenir l’égale de l’homme, mais par la
rigueur des « principes » et des « règles » de l’éducation sentimentale
qu’elle s’octroie, de parvenir à une capacité de penser qui pallie le
« défaut » du corps et qui l’autorise à discerner la logique de la sexua-
lité masculine. Si « l’orgueil » du corps masculin est fondé sur la pré-
sence du pénis, les « travaux pénibles » de la femme lui rendront un
corps capable de le « combattre corps à corps ». En effet, selon la
Marquise, l’infortune des femmes, le secret de tant de femmes « incon-
sidérées », « vaines », « imprudentes », ont partie liée avec la conclu-
sion, erronée car hâtive, que la pénétration dont leur sexe fait l’objet les
amène à formuler : si leur sexe se « laisse pénétrer », leur esprit ne peut
que faire de même. Toute la démonstration de la Marquise tend à éta-
blir la fausseté d’une telle déduction infantile : elle a su se rendre sexuel-
lement « invincible » dès l’instant où elle est devenue spirituellement
impénétrable, où elle a pu donner à son corps la forme et la force de son
âme. Armée d’un tel savoir, elle parvient à jouir de son corps sans
réserve, et « nouvelle Dalila », selon Laclos, elle sait « surprendre » le
secret de la fragilité phallique de tant d’hommes au point parfois – nou-

11. Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre LXXXI, Paris, Le Livre de
Poche, 1958, p. 201.
L’envie du féminin 63

velle Judith aussi – de « venger son sexe » en exécutant l’autre, tant la


conduite de l’amour implique la connaissance de la guerre perpétuelle
entre les sexes.
Il importe d’entendre la Marquise décrire sa puissance acquise :
Si cependant vous m’avez vue, disposant des événements et des opinions, faire
de ces hommes si redoutables le jouet de mes caprices ou de mes fantaisies;
ôter aux uns la volonté, aux autres la puissance de me nuire; si j’ai su tour
à tour, et suivant mes goûts mobiles, attacher à ma suite ou rejeter loin de moi

si, au milieu des révolutions fréquentes, ma réputation s’est pourtant conser-


Ces Tyrans détrônés devenus mes esclaves;

vée pure; n’avez-vous pas dû en conclure que, née pour venger mon sexe et
maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi12 ?

Cette déclaration de guerre est éloquente : à l’instar d’une héroïne


biblique, la Marquise « venge son sexe » en ôtant, détrônant et tran-
chant cette suffisance sexuelle qui est la contrepartie masculine – aussi
erronée – de la conclusion infantile féminine. Pour elle surtout, l’ana-
tomie est un destin et non une fatalité. On comprend mieux pourquoi
chez elle « l’amour est, comme la médecine, l’art d’aider la nature », et
d’en corriger les effets néfastes par l’exercice de la pensée. À l’inverse
de cet homme de sa connaissance dont le ridicule est de ne cesser de
« faire des sottises » en « ne cessant de dire après : Ce n’est pas ma
faute », elle est en position d’un côté de n’avoir jamais à le dire et de
l’autre de pousser Valmont à la faute. Ce dernier s’imagine en effet
l’obliger en écrivant sous sa dictée sa lettre de rupture à la Présidente
de Tourvel. La faute de Valmont consiste à croire qu’en se parant du
« Ce n’est pas ma faute » soufflé par la Marquise, il réussirait un coup
d’adresse. Ridiculisé à son tour par ce procédé emprunté au « petit
modèle épistolaire » de la Marquise, féminisé aux yeux de celle-ci – il
se met à ressembler à Cécile Volanges recopiant pour son amant ce
qu’alors il écrivait à sa place –, le voici perdu pour avoir « mal lu » et
« mal entendu ». En se donnant la peine de mieux lire et d’entendre
avec une troisième oreille les lettres de la Marquise, Valmont aurait dû

12. Ibid., lettre LXXXI, p. 202-203.


64 L’enfance du féminin

percevoir que la Marquise se livrerait en récompense d’une faute injus-


tifiable délibérément commise par lui : quittant par sa faute, avec ses mots
à lui, la Présidente, il aurait rendu à la Marquise le plus bel hommage
de son désir, le seul qu’elle attendait.
Mais, en compagnie de sa Marquise, Laclos fait un pas de plus ; lui
aussi va livrer un secret en forme d’hypothèse : le lieu de la jouissance
du féminin que désigne la Marquise est accordé à la violence de son
dire ; le champ de ses expériences a peu de prix s’il n’est pas exprimé
dans son discours. En cela, elle rejoint ces femmes mystiques dont la
« jaculation », précisait Lacan, signait leur jouissance. La perspicacité
de Laclos, jointe à son ironie, le conduit à situer exactement le lieu de
naissance du désir de la Marquise : la parole de son Confesseur, soit
l’énoncé des interdits concernant « tout ce que font les femmes ». À
juste titre, elle en usera afin d’orienter sa recherche : « le bon Père,
écrit-elle, me fit le mal si grand que j’en conclus que le plaisir devait être
extrême ; et au désir de le connaître succéda celui de le goûter13 ». À la
différence de Valmont et à la faveur de ce « défaut de l’organe géni-
tal » propre à son sexe, la Marquise sait lire dans ce qu’elle entend ce
qui ne se dit pas. Pour elle, être porteuse de cette faute congénitale
imprimée sur son corps – et non son esprit – met une femme en situa-
tion, dès qu’elle s’en donne les moyens psychiques, de pénétrer et
déchiffrer les replis de la langue, d’y reconnaître le lieu de l’élaboration
de son désir.

L’art du roman consiste à laisser le lecteur entrevoir le dessous des


cartes – et la marquise se pique d’être une excellente lectrice qui ne se
laisse enfermer dans aucun genre –, mais de telle façon qu’il suffit d’un
léger « tour d’écrou » de l’œil pour voir et juger autrement de la conduite
des héroïnes des Liaisons : la Marquise a l’air d’une manipulatrice per-
verse, la Présidente d’une hystérique bafouée, Cécile d’une ingénue
abusée. Il suffit d’un rien d’inattention pour, comme le dit Picasso,
retomber dans le normal, soit la visibilité rassurante de l’horizon phal-
lique. À la fin du combat galant tout rentre presque dans l’ordre : la

13. Ibid., lettre LXXXI, p. 205.


L’envie du féminin 65

pureté défunte et l’innocence cloîtrée relèguent aux oubliettes la méchan-


ceté châtiée – châtrée –, rendue borgne. À l’aune du royaume des
aveugles, la Marquise est reconnue coupable d’avoir un œil en trop et
d’en savoir trop, soit de ne pas avoir cédé sur l’enracinement sexuel
de la pensée. Nul doute pourtant que sa conviction obtenue par ses
« travaux difficiles », ce « difficile développement vers la féminité »
constatait Freud, lui aura permis d’arriver à un savoir jouir guère éloi-
gné d’un savoir perdre. Une perte causée par l’alliance homosexuelle
de Valmont avec Danceny, chargé par le Vicomte de publier des lettres
de la Marquise dont le contenu entraînera une réprobation sociale hypo-
crite et unanime. Le bannissement suivra la défiguration de celle-ci : la
joueuse solitaire est chassée de la table par ceux qui n’ont pas supporté
d’être joués par une femme. La vengeance frappe celle qui en remontre
à beaucoup d’hommes puisqu’elle ne s’ignore plus en tant que femme :
la trouée qui rend son sexe pénétrable n’est plus confondue avec une
insuffisance qui ferait brèche dans son esprit. Au contraire de l’hysté-
rique qui, par un déplacement du bas vers le haut, conjoint le trou du
sexe féminin avec un déficit de pensée responsable de ses maux. La
pénétration sexuelle dont la Marquise se fait l’objet n’implique pas
celle de son esprit : la traduction un instant différée du plaisir par son
esprit la mettra en situation de jouir de tout son corps, de jouir de son
ampleur « en esprit et vérité ». C’est là où Valmont veut introduire une
limite, une borne à la jouissance et ne pas outrepasser sa dimension
phallique en pliant la Marquise à son caprice, c’est à ce point de diver-
gence érotique que celle-ci cherche à l’entraîner sur un terrain nou-
veau, féminin, par-delà le terrain de jeu du libertinage, où il perd pied.
De fait, la Marquise l’invitait à dépenser, et se dépenser par sa faute,
au-delà de son capital sexuel. Mue par son estime pour lui, elle seule
était prête à s’engager dans une guerre où elle se risquait sans réserve
et qui avait pour but déraisonnable la conversion de leur virtuosité
libertine en amour extrême.
D’une telle progression du plaisir, qui excède la normalité phal-
lique, des hommes « bien doués », indiquait Lacan, ne sont pas exclus,
puisque la conquête masculine de cette position de la jouissance fémi-
nine reconduit à l’envie du féminin. Cette vocation s’éveille, dès qu’à
l’enseigne de Picasso, un homme conjugue la leçon de la castration
66 L’enfance du féminin

avec cette trouée éprouvée dans son corps et porteuse de son envie du
féminin. En osant déclarer : « Je n’ai pas d’amis, je n’ai que des
amants »14, ce « héros » viril atteste que son envie du féminin est l’in-
dice d’une ouverture à ce territoire que Victor Segalen nommait en
poète : « Noir-féminin, masse de nuit »15. La femme se tient au seuil
de cette étendue psychique, dont l’homme a le choix de se rendre l’hôte
en sortant de l’ombre pour entrer dans sa nuit.

Jean-Michel Hirt

14. Picasso cité par Ph. Sollers, « Picasso, le héros » in Éloge…, op. cit., p. 173.
15. Cf. Victor Segalen, Thibet, « Poésie », Paris, Gallimard, 1985. Sur cette « ouverture »
d’un homme au féminin, je renvoie à mon livre, Les infidèles, Grasset, 2003, pp. 99-116.
De l’inconciliable opposition chez l’homme entre
l’acceptation d’un féminin et la contrainte de la passivité
homosexuelle.

De père en fils
MI-KYUNG YI

L ES MOTS ÉTOUFFÉS irritent la gorge, tel un « chat ». Léony tente


d’émerger de ce long silence installé au fil des séances, mais
seules ses toux nerveuses se font entendre. Il parlait de sa difficulté à
être un « bon père ». Un temps, le vœu lui semblait réalisable – il s’est
consacré avec amour à la plus grande partie de soins apportés à sa
fille –, et puis vint au monde un deuxième enfant, un garçon. Avec lui,
il se sent comme bloqué, voire agressif. Pourquoi ? Il ne comprend pas.
Finalement, les toux cèdent aux mots : Léony a peur que son amour,
qu’il n’avait aucune difficulté à prodiguer à sa fille, condamne son fils
à la même hantise que celle qui n’a cessé de le tarauder depuis sa plus
tendre enfance : devenir comme une fille.
Hantise héritée de son père. Et pourtant, ce n’est pas pour avoir été
trop aimé par celui-ci qu’il a reçu cette hantise en héritage. Le père ne
supportait pas le moindre signe féminin qu’il croyait déceler chez ses
fils et leur interdisait toute activité qui semblait, à ses yeux, relever des
affaires de femme. Par exemple, un garçon ne devait pas rester à l’in-
térieur de la maison mais toujours dehors, ni faire de la musique ni
s’adonner à la lecture. Toute transgression de cet interdit paternel don-
nait lieu à des châtiments corporels dont la violence était à la mesure de
68 L’enfance du féminin

la colère déchaînée du père. Pour avoir osé jouer à la poupée, Léony,


alors âgé de cinq ou six ans, s’est fait littéralement projeter contre le mur.
« Je suis venu à la place d’une fille », répète Leony. Enceinte, sa
mère l’attendait fille, après un premier fils. Résolument persuadée de por-
ter une fille tant désirée, elle avait choisi seulement un prénom pour
fille qui est en fait la version féminine du prénom du père, Léon : Léonie.
À nouveau, ce silence entrecoupé de ses toux, alors qu’il se force à
parler de ce quelque chose qui avait bouleversé sa vie à jamais. À la
manière dont, regard tendu rivé sur moi et visage rougi, il cherche les
mots, je suis presque tentée de deviner, comme pour lui épargner la
souffrance de le dire et à moi, cette étrange excitation de l’attente : « Je
me suis fait violer quand j’avais quinze ans, un soir où j’ai fugué de la
maison de mes parents, après une violente dispute avec mon père. » Ce
soir-là, triste et plein de colère rentrée, il errait sans but dans un des
quartiers du centre de sa ville natale avant de se faire accoster par un
homme d’âge mûr. Pris alors dans une quête éperdue de tendresse pater-
nelle, il reconnaît avoir été très sensible à la sollicitude de cet homme.
C’est à la faveur de ses crises d’angoisse, des perturbations de sa
vie sexuelle ou des relents du tabac qu’il sentait flotter dans mon bureau,
que les détails du viol seront évoqués : la fellation forcée, la pénétration
anale et la masturbation poussée, bien qu’imposée, au terme de son
excitation, ainsi que le lieu du viol – la voiture de son agresseur – ou
encore l’odeur du cigare de celui-ci. Outre le « sentiment de honte
d’être sali pour la vie », la première idée qui a traversé son esprit est
comme un cri trouble : « Me voilà devenu une fille depuis le temps que
mon père me le répétait. »
Deux mois plus tard – non pas deux ans, comme il l’avait longtemps
cru – survint sa première crise d’asthme qui depuis n’a cessé de ponctuer
le point culminant de ses relations homosexuelles tumultueuses. Qu’elles
soient manifestes ou latentes, celles-ci étaient vécues sur le mode pas-
sionnel conjuguant séduction vengeresse et soumission expiatoire.
« J’aurais aimé être père sans être homme. » Tel était le souhait de
Léony, parlant de son impression de devenir quelqu’un d’autre, lors de
chaque rapport sexuel laborieux avec sa femme : quelqu’un d’autre,
étrange et inquiétant, comme ce diable, objet des cauchemars de son
enfance, dont la description donnée par lui laisse voir une certaine
De père en fils 69

image de la virilité masculine : fort, velu, monstrueux, violent à la limite


du sadique. Cette représentation du masculin était aussi celle qu’il avait
de son père « étouffant » : il ne pouvait concevoir les relations entre
ses parents autrement que comme un viol de la mère par le père, tant
l’image maternelle était soumise, malmenée, battue et aussi déprimée.
Son vrai père, aimait-il à penser, était ailleurs, aussi immatériel qu’in-
touchable, comme cette autre imago maternelle idéalisée, – sainte dans
sa position sacrificielle –, inaccessible et distante.
Durant toute son adolescence, Léony tentait de protéger sa mère de
la violence journalière et intempestive de son père, quitte à recevoir
quelques coups à sa place. « Je désespérais de la voir se défendre… »
dit-il. Propos susceptible d’illustrer également sa relation avec son père,
faite d’une ambivalence explosive qu’à présent il voit, malgré lui,
rejaillir sur la relation entre lui et son fils. L’accès à la filiation père-fils
semble trébucher encore une fois sur le même point de butée : le refus
et la crainte du féminin.
La menace paternelle – tu deviendras comme une fille, si… – exer-
çait encore une telle emprise sur lui que lorsqu’il a tout de même décidé
de transgresser l’interdit du père de ne pas faire de musique, il a opté,
à la place du piano, pour… le saxophone. Au prix toutefois d’une res-
triction impossible à surmonter : au grand dam de son professeur de
musique, il lui était impensable de jouer en public ; sa performance était
réservée à l’intimité de la leçon individuelle ou à l’espace solitaire.
« Jouer devant les autres, ça me paraît presque indécent », dit-il.
À la question, lors de nos premiers entretiens, portant sur le type
du travail qu’il souhaite entreprendre – allongé ou face-à-face –, il jette
sur le divan un regard furtif, aussi curieux qu’inquiet et répond en
hochant la tête : « Ah ça, non ! »
* *
*
Dans un passage bien connu1, Freud pose le refus, Ablehnung, du
féminin comme une des entraves majeures à la dynamique de la cure.

1. S. Freud, (1937), « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », in Résultats, idées,
problèmes, Puf, p. 265-268.
70 L’enfance du féminin

Mais la modalité de refus n’est pas, dit-il, identique dans les deux sexes :
pour la femme, l’« envie du pénis » et pour l’homme, la « rébellion
contre sa position passive ou féminine envers un autre homme ». La
figure féminine mobilisatrice de la rébellion se trouve, chez l’homme,
sollicitée par la médiation de l’élément de la passivité. Ce lien entre
passivité et féminité est d’autant plus remarquable que la théorie freu-
dienne de la sexualité féminine le relègue au second plan au profit du
désir du pénis-enfant.
La fille est un petit homme, dit Freud. La féminité advient, de ce
point de vue, comme une formation psychique tardive, secondaire, voire
réactive par rapport au sexe de référence. Le mot d’ordre qui la met en
marche est l’envie du pénis qui devrait gouverner complètement l’évo-
lution sexuelle féminine. La fille ne devient amante et mère que par
l’envie de disposer de ce qui lui manque, et ce par tous les moyens dont
le changement du cap libidinal vers le père, comme vers un « havre »2.
À suivre la trajectoire de la fille allant de porteur en substituts de l’or-
gane convoité, glissant du pénis à l’enfant le long de la chaîne symbo-
lique, la féminité accomplie ressemblerait à un détour secret vers la
masculinité originellement rêvée mais refusée ; la féminité se présente
alors dans son essence même comme une mascarade de l’ancien désir
masculin de possession du pénis. Femme, on l’est à ne pas en avoir et
on le devient à vouloir en avoir3. Et Lacan d’en conclure : la femme
n’existe pas.
Envisagée ainsi comme figure négative de la masculinité, la femme
ne peut inspirer que crainte et rejet : châtrée, elle réactive chez l’homme
l’angoisse de castration ; déçue et envieuse, elle lui paraît « étrangère et
hostile ».
L’analyse freudienne montre comment l’envie du pénis détermine
l’ambivalence de la femme à l’égard du sexe masculin, telle qu’elle

2. S. Freud, (1932), « La féminité », in Nouvelle suite des leçons d’introduction à la


psychanalyse, (1933), OCF/P, XIX, p. 195-219.
3. « Ainsi l’ancien souhait masculin de posséder le pénis transparaît encore à travers la
féminité achevée. Mais peut-être devrions-nous reconnaître ce souhait de pénis plutôt
comme un souhait féminin par excellence », Nouvelle suite des leçons d’introduction
à la psychanalyse, OCF/P, XIX, p. 212.
De père en fils 71

s’exprime dans les fantasmes castrateurs. Mais elle en vient à faire


l’économie d’un « désir passif intense » bien impliqué dans certains
fantasmes de castration. Par exemple, le fantasme de morsure ne met pas
seulement en jeu les dents mordantes, mais aussi la bouche, organe
réceptif particulièrement « complaisant ». Abraham constate ainsi que
certains fantasmes, comme celui de morsure, témoignent tout autant de
la satisfaction régressive du but passif féminin – « acceptation ardem-
ment souhaitée » de l’organe masculin – que de l’envie castratrice4.
Force est donc de reconnaître au fantasme castrateur non seulement
l’envie du pénis, mais aussi une réaction au but passif féminin qui
s’avère tant désirée qu’honnie.
Paradoxalement, c’est dans le cadre de l’évolution sexuelle mascu-
line que Freud est confronté à une illustration forte de la figure d’une
féminité désirée que l’élaboration castrative n’arrive pas à contenir :
l’analyse de « L’homme aux loups ». L’amour homosexuel de ce « petit
fourvoyé » envers le père semble, à première vue, se heurter à la libido
génitale narcissique qui entre en conflit avec le but sexuel passif : « tu
veux être satisfait par le père, il te faut, comme la mère, passer par la
castration ». Mais à y regarder de près, dit Freud, la masculinité nar-
cissique n’est pas l’unique motif du refoulement : « La position homo-
sexuelle… est d’une telle intensité que le moi du petit être humain fait
défaillance quand il s’agit de la maîtriser et, par le processus de refou-
lement, se défend d’elle. La masculinité narcissique de l’organe géni-
tal, qui lui est opposée, est appelée pour aider dans cette intention5. »
C’est donc la passivité pulsionnelle débordant le moi, qui entraîne dans
sa chute le but féminin. Le « courant sexuel le plus profond, rabattu
déjà en homosexualité inconsciente » s’est alors retranché dans la symp-
tomatologie intestinale. Secrète et régressive, cette identification à la
mère dans la scène primitive est maintenue au prix d’être une « femme
malade » qui, à la manière de la figure maternelle, « ne peut continuer
à vivre ainsi ».

4. Abraham, (1921), « Manifestation du complexe de castration chez la femme »,


Œuvres complètes, II, Paris, Payot.
5. S. Freud, (1918), « À partir de l’histoire d’une névrose infantile », OCF/P, XIII,
p. 109.
72 L’enfance du féminin

L’idée du lien intime entre passivité et féminité traverse, telle une ten-
sion, tout le corpus freudien, tout en restant à l’état fragmentaire. Par
exemple, un passage d’« Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci »
pointe la séduction maternelle qui ravit au jeune fils « par une matura-
tion trop précoce de son érotisme une part de sa masculinité ».
Prolongeant cette intuition freudienne, Jacques André soutient la com-
plicité entre la position de la passivité originaire de l’enfant devant le
monde adulte et la position génitale féminine.
Par son état d’impuissance physique et psychique, l’enfant est sou-
mis à l’intrusion du sexuel inconscient adulte qui parasite les gestes
de soin. Parce que ces premières expériences sexuelles débordent fon-
damentalement sa capacité d’élaboration psychique, elles sont vécues
passivement et comportent une dimension d’excitation effractrice,
inévitablement traumatique. Pour conjuguer jouissance et pénétra-
tion, la position génitale féminine constitue une première représen-
tation privilégiée de la passivité originaire : « L’intrusion du sexuel
dans le psychosoma de l’enfant emprunte volontiers des voies orifi-
cielles (bouche, anus), pour les deux sexes. Cette intrusion trouve en
quelque sorte une confirmation en après-coup dans la représentation
génitale féminine (ou dans l’identification anale chez l’homme). La
pénétration de son corps prend chez la femme la suite des intromissions
de l’enfance, elle en renouvelle, selon les histoires singulières, le plai-
sir ou le traumatisme6. »
Pour entretenir une telle affinité foncière avec les modalités origi-
naires de la satisfaction libidinale, le but pulsionnel féminin se prête
également au refoulement le plus profond ; sorte de représentation-
limite, elle peut être incompatible non seulement avec la masculinité nar-
cissique mais aussi excéder les capacités de liaison du moi, d’autant
que l’assise narcissique est en voie de constitution ou en perte de soli-
dité. Ainsi, tenaillé d’une douleur envahissant son corps gravement
malade et poussé malgré lui à laisser s’échapper des gémissements, un
patient exprime son sentiment de honte : « Car il n’y a que vous les
femmes, qui puissiez souffrir en tout honneur. »

6. J. André, Aux origines féminines de la sexualité, PUF, p. 129.


De père en fils 73

C’est sans doute le cas Schreber qui donne la mesure la plus dra-
matique de cette double face de la féminité archaïque à la fois liante a
minima et excédante par son intime rapport avec le corps libidinal. Sa
féminité « rayonnante » est la version narcissique délirante de la fémi-
nité – « pourriture ». Celle-ci est « contraire à l’ordre du monde », non
seulement parce qu’elle implique la castration, mais surtout parce qu’elle
renvoie à la passivité anale masochique. Comme le note Janine
Chasseguet-Smirgel7, être femme dans l’univers schreberien, c’est être
de la merde, tant le délire de Schreber multiplie, dans son versant hypo-
condriaque initial, les références à la fécalisation du corps associée au
sentiment d’une extrême détresse. Construit à titre d’élaboration de ce
vécu du corps interne menacé d’anéantissement, son délire de fémini-
sation révèle la démesure de la persécution sadique anale en question.
Chez « L’homme aux loups », l’intégration de la motion féminine se
réalise le temps d’être une « femme malade » ou « femme maltraitée »
qui, sur le mode d’un fantasme de fustigation, condense désir et puni-
tion ; chez Schreber, elle exige un prix plus élevé, celle d’être une
« femme délirante ». Il lui faut être la « femme de Dieu » par qui advient
la nouvelle race d’humanité.
Outre son impossibilité continuellement renouvelée, l’identifica-
tion féminine en jeu pose le problème d’une fixation à la figure pater-
nelle séductrice, sadique voire persécutrice en surimpression du père
interdicteur. La figure maternelle ne semble présente qu’au titre d’ob-
jet passif auquel le garçon s’identifie et non en tant qu’objet d’amour
œdipien, ou en tant qu’objet du lien primaire. La force libidinale atta-
chée à la position féminine n’a d’égale que la résistance que la fixa-
tion au père de la scène primitive oppose au travail de sa résolution
identificatoire. Qu’est-ce qui, de ce lien homosexuel au père, résiste à
l’élaboration transformatrice de, « avoir » en « être-comme » ?
À ce propos, remarquons que le cas de « L’homme aux loups » montre
la rigidité et la fragilité de l’identification au père, héritière exclusive
du désir féminin passif pour le père et réactive à l’angoisse de castration.

7. J. Chasseguet-Smirgel, « À propos du délire transsexuel du Président Schreber »,


Rev. Fr. Psychanal., 5-6, XXXIX, sept.-déc., 1975, p. 1018.
74 L’enfance du féminin

Par ailleurs, l’identification féminine et l’identification masculine ten-


dent, chez lui, à s’annuler l’une l’autre, alors qu’elles s’accordent l’une
à l’autre dans le travail identificatoire résolutif du drame œdipien.
À observer, dans certaines évolutions psychosexuelles masculines, une
fixation à la figure paternelle, si chargée d’ambivalence, et à la figure
maternelle uniquement considérée dans sa position passive, on peut se
demander si le lien homosexuel passif pour le père ne s’inscrit pas autant
dans le temps d’avant l’Œdipe que dans la problématique œdipienne.
Si Œdipe il y a, il y est question aussi bien de son engagement que de son
dégagement, pourrait-on dire. Autrement dit, ne serait-ce pas autour de
l’aspiration féminine passive pour le père que les enjeux du lien à l’ob-
jet primaire se rejouent et se réélaborent ? Ne serait-ce pas l’ombre de
l’imago maternelle phallique-active qu’une fixation intense à la figure
paternelle sadique et intrusive cherche à conjurer ? Il n’est pas rare que
le devenir-père-d’un garçon constitue un après-coup qui réactive cette
imago maternelle dissimulée derrière une mère idéalisée.
* *
*
« Je n’ai jamais été le fils de mon père. Comment pourrais-je deve-
nir père ? » Cette idée obsédante de Léony eût pu être prêtée à son père.
Né après une disparition brutale de son propre père, ce dernier avait
été élevé par une mère décrite par Léony comme une femme rude et
autoritaire. Les circonstances et la cause de la mort de son grand-père
paternel restaient depuis toujours frappées de tabou, comme un secret
honteux impossible à percer. « Disparu comme ça, sans laisser aucune
trace. Pas même une tombe », dit Léony tenaillé par la peur d’être voué
au même sort. Cette crainte se trouve associée à la figure de sa grand-
mère redoutée vis-à-vis de qui son père faisait preuve d’une grande
soumission.
Dans la théorie freudienne, la mère passe pour secondaire, éroti-
quement et théoriquement. Le passage de la mère au père signe, dit
Freud, le triomphe de la « vie de l’esprit », de la « déduction » contre
le « témoignage des sens » qui atteste la maternité8. L’hypothèse d’une

8. S. Freud, (1939), L’homme Moïse, Gallimard, p. 213.


De père en fils 75

féminité infantile, corrélative et élaborative, de la passivité originaire


porte à souligner le lien homosexuel passif pour le père en ce que ce
lien représente une voie de dégagement-réengagement du lien à l’ob-
jet primaire ou plus précisément à la figure redoutable et excitante de
« parents combinés ».

Pour les hommes chez qui la question de la féminité mobilise un


surinvestissement narcissique réactionnel, la réactivation de la figure
maternelle active et passivante peut exacerber la projection de tout désir
féminin. Du fait que ce désir féminin se trouve renforcé par une iden-
tification à la position passive de l’enfant, en particulier, du garçon, il
n’est pas rare que l’enfant en question devienne le support de la pro-
jection paternelle ; coincé alors dans la position d’objet phobogène pour
le père, l’enfant risque de subir une emprise paternelle. Or celle-ci se
révèle empreinte d’une identification à une imago maternelle sadique
anale et contribue à la confusion de l’imago maternelle et de l’imago
paternelle, unies dans leur aspect pénétrant.

Mi-Kyung YI
Ce que les hommes ne peuvent pas dire de l’asservissement
et de la conquête de la liberté, ils le déclarent par la voix
des femmes dans l’opéra.

Partitions
VINCENT VIVÈS

« SI VOUS VOULEZ EN SAVOIR PLUS sur la féminité, interrogez votre


propre expérience de la vie, ou adressez-vous aux poètes. »
Suivant Freud, je m’adresse donc aux poètes, ainsi qu’aux musiciens,
pour en savoir un peu plus sur la femme, pour savoir différemment ce
que ces derniers révèlent d’elle sur le théâtre redoublé du monde qu’est
la scène lyrique. Écoutons ce que disent les femmes quand les hommes
les font chanter, ce qu’elles dévoilent des fantasmes et des interdits que
les hommes n’osent assumer directement.
Interrogeant les relations que les héroïnes féminines entretiennent
avec le politique, j’envisage à peine la femme dans le rôle social sacri-
ficiel auquel on a bien voulu la réduire. Une vision non sans pertinence
mais simplificatrice veut que celle-ci soit toujours la victime, et envi-
sage la différenciation des identités sexuées dans une dialectique où,
sur le plan politique, l’homme détiendrait le pouvoir et la femme le
subirait, alors que s’opérerait un renversement sur le plan érotique, la
femme jouant de sa séduction pour s’imposer. Je voudrais, au-delà de
cette perspective, envisager une autre fonction symbolique de la femme :
voir qu’elle est centre de cristallisation, en tant qu’objet de désir (d’un
78 L’enfance du féminin

discours masculin auctorial1), de certaines questions politiques qu’une


société se pose et se renvoie à elle-même sur la scène de son théâtre
musical ; ce qu’elle refuse d’admettre licitement à propos du pouvoir sur
lequel elle s’ancre et ce qu’elle refoule sans pourtant pouvoir le masquer.
La femme comme masque de l’interdit politique (le masque est objet de
dissimulation mais aussi objet d’amplification de la voix, comme dans
la tragédie antique), voilà ce que pourrait être la visée de ce travail.
Constatons que les femmes furent souvent défaites mais aussi qu’elles
assurèrent à leur corps défendant les marques d’un interdit du pouvoir
et de la politique en face des figures masculines qui, plus platement,
étaient engagées dans la représentation sociale selon une partition axio-
logique manichéenne (bien/mal, bon/mauvais). Face à ce discours peu
subtil, la femme vient porter une voix surplombante, signifiant que
ni bien ni mal ne sauraient être envisageables uniquement du point de
vue de celui qui, pour et par son pouvoir, éclaire le ciel conceptuel
et idéologique comme il l’entend et à son avantage. Si la femme est –
souvent – défaite, c’est que le désir au cœur du politique, l’interdit poli-
tique sont ce qui ne peut être dit et qui cependant doit être signifié sur
le pouvoir même et sur ses modes de fonctionnement. Cela devrait être
redistribué avec ce que la psychanalyse a compris autrement en souli-
gnant la prégnance phallique du chant féminin dans la sphère lyrique.
La femme, historiquement inféodée au pouvoir masculin (du moins
sous le joug de la loi salique qui domine en Occident), s’offre à ce titre
comme figure privilégiée qui peut énoncer un discours refoulé du poli-
tique et offrir un statut de sujet. Ainsi dans Les Troyens que Berlioz
met en musique en s’inspirant de Virgile, Didon et Enée représentent-
ils les deux faces de la subjectivité : le fils de Priam est sujet des dieux
et ne peut se soustraire à leurs visées politiques qui le portent contre
lui-même à sacrifier son amour à la construction de la future Rome ;
Didon au contraire s’institue en tant que sujet d’elle-même : subjecti-
vité d’une reine qui décide individuellement de mettre en avant sa

1. Organisant les lois, la permission ou la censure du discours, la parole masculine fonde


l’acte même qui constitue sa propre autorité. Ce n’est pas la Loi (transcendantale) qui
fonde l’autorité mais une volonté de puissance (masculine, dans notre société) qui
s’arroge le pouvoir de créer des valeurs morales, légales, juridiques.
Partitions 79

passion par rapport à l’ordre politique du monde. Tout comme dans la


comédie où la loi sociale est levée et permet aux valets de jouer leur
liberté dans les limites strictes de la reconduction ad finem de la loi des
maîtres, l’opéra est un lieu où la femme joue sa liberté et libère une
vérité qui, par son scandale, ne peut être portée que sur un terrain spé-
cial, circonscrit (à la fois montré et nié par son statut « esthétique ») et
où, à la fin, la femme paie généralement ce scandale soit en rentrant
dans l’ordre symbolique masculin soit en perdant la vie.
Le roi, le prince, le père chantent généralement le symbole d’un
ordre établi et accepté. La femme vient porter le trouble : tout en elle
dit que cet ordre n’est que masque, mensonge et/ou refoulement – qu’il
est contraint. La Reine de la nuit de la Zaüberflöte est-elle mauvaise ?
Ou tente-t-elle de recouvrer un pouvoir dont elle aurait dû hériter et
qu’un homme a obtenu ? Face à Sarastro tentant d’imposer l’idée de
légalité d’un règne qui, pour le bien de l’humanité, tend à subvertir le
peuple en conservant l’essence du pouvoir dans l’énigme des mystères
isiaques/ mystères maçonniques2, la reine est bien évidemment mau-
vaise : elle va jusqu’à l’idée du meurtre du Père. Mais sa violence n’est
qu’une réaction face à un ordre socio-politico-religieux qui la nie. Elle
ne cesse de réclamer son dû : le pouvoir de son père qui lui est dénié (la
loi salique exclut les femmes de la couronne) ainsi que sa fille enle-
vée. Elle énonce une vérité que le discours masculin ne veut pas
entendre : le roi est un tyran. Face à un pouvoir magique dont le poids
est à la mesure de ce qu’il cache, la reine tente de réduire ce temple
masculin en « séduisant le peuple ». Le séduire ou bien lui montrer
l’illusion qui le conduit… Die Königin der Nacht appartient bien au
domaine de la nuit. Sa voix dit ce que le pouvoir des hommes veut lais-
ser dans l’ombre. Elle expectorise, tout au long de vocalises aussi vio-
lentes qu’hystériques, un contre-chant qui défie l’ordre par l’exagération
du registre suraigu et suggère son désordre intrinsèque par la fêlure des

2. La superposition des rites maçonniques et isiaques que l’on rencontre dans La Flûte
enchantée n’est pas nouvelle à l’époque de la composition de l’opéra. La maçonnerie
reprend certains traits structuraux et philosophiques qui régissent les mystères
isiaques : secret et rite initiatique en vue d’une épuration au sein d’une secte avec
pour intercesseur, intermédiaire de salut et de révélation divine, la déesse Isis, déesse
mère qui réussit à rendre vie à son mari Osiris.
80 L’enfance du féminin

notes piquées. Un désordre qui, ironiquement étayé par la séduction de


ses irrégularités vocales, trouve esthétiquement la plus grande légiti-
mité dans l’opéra.
Trois figures me paraissent engager chacune un rapport explicite
avec un fonctionnement précis du pouvoir : la Médée de Marc-Antoine
Charpentier et Thomas Corneille, magicienne infanticide, qui éclaire
les ombres du pouvoir absolutiste français, Blanche de l’Agonie du
Christ des Dialogue des Carmélites où la pensée contre-révolutionnaire
et monastique œuvre pour la salvation de la loi paternelle (Dieu et son
relais Louis XVI), la Dalila de Camille Saint-Saëns qui dévoile la libido
comme dangereux moteur de l’histoire et chante la nécessité de la recon-
naissance du narcissisme (l’amor sui) contre l’aliénation politico-reli-
gieuse (l’amor dei).
* *
*
Médée est très méchante… certes. D’une méchanceté totale et pour-
3

tant toute nuancée. Car la magicienne, l’étrangère, la barbare oscille


entre infanticide et tyrannicide. La jouissance maternelle du meurtre
des enfants (« la douceur de les voir mourir ») que l’on entendait déjà
chez Sénèque passe au second plan au profit d’un questionnement sur
la Loi. Médée, avant d’être une représentation du mal, s’impose comme
la voix de la justice : elle est dangereuse par le scandale qu’elle porte
sur la scène politique et par les premiers mots qu’elle prononce à son
entrée et que personne, hors elle-même, n’est prêt à entendre : « Jason
est un ingrat, Jason est un parjure. » Or, le prologue donne, par la voix
du chœur symbolisant le peuple, l’assise axiologique que Médée remet
en cause :
Louis est triomphant, tout cède à sa puissance,
la Victoire en tous lieux, fait révérer ses Lois,

Si la Victoire, allégorie féminine qui double positivement Médée, chante


une certaine ambivalence au cœur de la politique de Louis XIV, elle

3. Médée, tragédie lyrique en un prologue et cinq actes de Marc-Antoine Charpentier,


poème de Thomas Corneille, 1694.
Partitions 81

tend à la résoudre au profit d’une légitimité de l’agression militaire en


vue d’une paix plus parfaite :
Ne craignez pas que la Victoire,
Favorise jamais les jaloux de la gloire.
Ils ne cherchent qu’à triompher
Qu’afin de prolonger la guerre.
Louis combat pour l’étouffer,
Et rendre le calme à la terre.

Mais Médée n’est pas subjuguée par cette séduction. Elle sacrifie à
cette autre divinité qu’est la Justice. Devant Créon, substitut du Roi-
Soleil, Médée interroge le pouvoir abstrait. Étrangère, la descendante
d’Hélios le dieu Soleil et nièce de Circé est accoutumée aux crimes,
aux crimes politiques. Mais surtout, elle est magicienne et peut à ce
titre avoir prétention à ce que la parole qui lui fut donnée soit tenue,
ou se venger. Ainsi l’héroïne de Thomas Corneille et Marc-Antoine
Charpentier cristallise l’image d’une légitimité rendue monstrueuse par
l’injustice du pouvoir politique dont l’exercice joue sur de multiples
formes de légalité et pose la question de l’essence de la monarchie qui,
à ce moment du règne de Louis XIV, parachève l’absolutisme avec les
guerres portées à l’étranger, les fastes de la mise en scène du pouvoir
à l’intérieur des frontières et dans l’enfermement symbolique et géo-
graphique qu’est la Cour. La partition musicale redouble la partition
politique et la légalité du personnage : Médée reste toujours dans le
cadre de la claire énonciation sans aller vers le cri. Son discours, dont
la violence aurait pu promouvoir une expansion vocale, reste régi par
les lois de L’Art de bien chanter de Bacilly (1679). Dans cette Cour,
la tragédie lyrique est l’espace où la monstration politique et théolo-
gique du corps du roi (dans sa double nature humaine et divine) se réa-
lise pleinement : le ballet qui était le lieu de la mise en scène de la
perfection royale, où danseurs et spectateurs gravitent autour du jeune
Louis-Apollon, fait place à la tragédie en musique au moment où le
monarque vieillissant se présente dans le prologue…
Médée interroge, dans sa féminité et sa maternité, la légalité du
roi de droit divin (redoublé par la figure de Créon). Magicienne, elle
prend en charge le pouvoir thaumaturge de celui-ci mais le retourne en
82 L’enfance du féminin

négativité absolue pour empoisonner la robe de sa rivale. Sa parole est


performative comme celle du roi puisque ses dons de magicienne don-
nent une force totale à ses incantations. Autour de la magicienne que l’on
veut exiler en vue d’alliances politiques, se pose le problème de la léga-
lité ou de l’illégalité de Médée dont le statut définit négativement celui
du roi. Le personnage ainsi est porté sur le terrain du débat allégorique
concernant le pouvoir. Médée est au centre d’une question qui agite le
XVIIe siècle concernant la distinction entre Potestas, pouvoir, et poten-
tia, puissance. Elle exerce la seconde sans posséder la première : sa
puissance n’est à l’œuvre que dans des limites contraintes par l’extérieur
(Jason ne l’aime plus, Créon veut l’exiler sans ses enfants). À elle
incombe la capacité matérielle de gagner la sphère politique par sa
propre volonté. À Créon est dévolue la capacité de conserver cette
même sphère à travers l’exercice du pouvoir. Les termes machiavéliens
du Prince sont mis en place. Face à face, puissance sans pouvoir et
pouvoir sans puissance. L’enjeu est bien là, qui pose que le pouvoir
doit museler sa puissance (Créon tente d’exiler Médée mais non pas
de la tuer) afin de conserver le statut de royauté (exercice juste et légi-
time du commandement) et de n’être pas tyrannie (exercice du com-
mandement sans justification morale et par la seule force). Médée est
monstrueuse parce qu’après avoir remis en cause la légitimité de Créon,
son acte de destruction de la cité de Corinthe n’est pas libératoire.
Cependant, à l’intérieur de ses délibérations et à travers ses incrimi-
nations, Médée fait jaillir différents ordres de la légalité : c’est en tant
que femme et parce quelle est femme qu’elle nie d’autant plus fortement
le pouvoir naturel et héréditaire, en tuant ses enfants au-dessus desquels
elle place l’ordre du pacte social et de la justice. Le droit naturel qui
guide les peuples est, selon sa propre conception, plus fort que la loi héré-
ditaire sur laquelle est fondé le pouvoir des Bourbons. Médée prend les
armes quand il est avéré que la loi est détournée (Jason reprend son amour,
Créon renie son hospitalité…). La violence meurtrière envers la rivale, les
enfants et la ville de Corinthe entièrement détruite par le feu sont le résul-
tat d’un désordre initial de la cité : la magicienne n’est monstrueuse que
par réaction à – et à la mesure de – l’iniquité de la figure régalienne.
* *
*
Partitions 83

La transcendance coûte cher. Des vies consacrées à la prière, au


renoncement de soi, au martyre. Les Dialogues des carmélites4 s’im-
posent comme une méditation de la relation entre la femme et la loi du
Père démultiplié sous les images de Dieu, du prêtre et du père aristo-
cratique (le marquis de la Force). Le ressort du drame est apparemment
simple dans le texte de Bernanos : Blanche de la Force vit dans une
double culpabilité. Sa naissance a entraîné la mort de sa mère ; la peur
du monde lui fait honte devant son père digne représentant des vertus
de la noblesse de l’Ancien Régime qui croule devant la Révolution.
C’est dans la voie du martyre (Blanche prend symboliquement le voile
sous le nom de Blanche de l’Agonie du Christ) et par l’intermédiaire du
« transfert de la grâce » qu’elle se trouve enfin digne du Père. Rappelons
brièvement ce qu’est ce transfert dans la religion catholique, à travers
les paroles de sœur Constance qui, dans sa grande naïveté, en donne
une définition qui sous-tend les Dialogues :
On ne meurt pas chacun pour soi mais les uns pour les autres,
ou même les uns à la place des autres.

On est tenté de voir qu’est dévolu aux carmélites le devoir de mou-


rir à la place des hommes et de leur Époux divin. Il est certain que,
pour les sœurs qui ont fait le vœu du martyre, passer par la castration
(et par le dépassement de la peur de la castration) de l’échafaud est le
moyen d’annuler la castration du Père (mourir pour qu’il y ait encore
des prêtres, disent-elles). Car c’est un fait, l’ordre paternel est mis à
mal : Louis XVI porte avec lui sur l’échafaud le chef du Tout-puissant
dont il est l’Incarnation sur terre, et le marquis de la Force lui aussi
sera condamné. À travers le transfert de la grâce, en prenant sur soi la
castration afin que la Loi conserve toute sa force symbolique, la femme
est au cœur d’un enjeu, la perduration de la transcendance car, comme
le dit Madame de Croissy : « Ce n’est pas la Règle qui nous tient, c’est
nous qui tenons la Règle. » La première Prieure meurt atrocement, dans
la douleur, l’angoisse et le doute envers Dieu afin que, par cette forme
de réversibilité des mérites qu’est le transfert de la grâce, Blanche puisse
entrer dans la mort naturellement. De même, le martyre des nonnes est

4. Opéra de Francis Poulenc, livret de Georges Bernanos, 1956.


84 L’enfance du féminin

le gage de la perduration de l’ordre symbolique de la transcendance


mis à mal par la Révolution à travers la décapitation de Louis XVI et
l’interdiction de la pratique religieuse. Or, ce principe de réversibilité
est à interroger au regard de ceux ou plutôt de celles qu’il engage :
c’est-à-dire les épouses en gloire du Christ, les filles du Père tout-puis-
sant. Il est à noter que les fils ne doivent pas mourir pour les pères :
certes le frère de Blanche ira retrouver les forces vendéennes, mais l’on
ne connaît pas sa fin. Le curé lui-même, qui, au même titre que les
moniales, a pour devoir de servir Dieu, n’est pas sacrifié : le clergé lui
enjoint de se travestir pour ne pas tomber aux mains des révolution-
naires. Or, ce prêtre participe au vote qui décide du martyre des femmes.
Pourquoi celles-ci seraient-elles de nature plus sacrificatoire ? Tout
d’abord, parce qu’elles sont exclues du culte et ne peuvent proposer la
consubstantiation. L’homme (le prêtre) est le seul qui puisse offrir la
communion entre Dieu et les hommes. Ensuite, parce qu’à l’image de
Marie, les carmélites, prieuses infatigables, œuvrent pour la réversibi-
lité des mérites. Elles intercèdent, prient et paient pour les hommes.
Mais une partition significative se fait dans l’interprétation de Poulenc
qui radicalise le sacrifice de Blanche montant d’elle-même vers l’écha-
faud (chez Bernanos, la foule la pousse) et aiguise les questions poli-
tiques à l’intérieur du couvent à travers l’opposition entre madame
Lidoine, la seconde prieure d’origine bourgeoise, et Mère Marie de
l’Incarnation qui est une fille naturelle de Louis XV. La rhétorique omni-
présente, qui métaphorise tous les rapports de sujétion dans l’ordre fami-
lial, engage la fille à l’obéissance envers la Mère et la responsabilité
envers le père/époux. Poulenc s’attache à durcir les oppositions entre
les deux femmes. Mère Marie de l’Incarnation est la mauvaise mère qui,
pour sa gloire (personnelle et familiale), n’hésite pas à sacrifier ses filles,
profitant de l’absence de la supérieure pour faire prononcer le vœu du
martyre à ses compagnes, alors que la Prieure, la bonne mère, répugne
à faire, « fût-ce à Sa Majesté elle-même, le sacrifice de ses enfants ». Ainsi
trouve-t-on, chez Poulenc, des oppositions morales féminines : deux
bonnes mères, la première Prieure qui, sans le savoir, donne sa mort
pour Blanche, la seconde Prieure qui n’est qu’amour pour ses filles, – une
mauvaise mère, impérieuse et fière, qui sacrifie les enfants au père (à
Dieu, au roi, à l’honneur). À Bernanos la seule et impérieuse question
Partitions 85

du dépassement de la peur en Dieu, à Poulenc le questionnement trem-


blant, mystique et existentiel, de la mère, à lui qui passe son enfance
auprès de sa seule mère, qui a la révélation mystique de la religion auprès
de la Vierge noire de Rocamadour. Francis Poulenc, mélancolique, à la
recherche d’un objet perdu, d’un objet qui ne cesse de se perdre à nou-
veau à travers les femmes aimées (de loin, comme des Vierges) et des
amants perdus, de Lucien qui meurt pour que vive Francis, au capitaine
de navire furtivement aimé, secrets des douloureux accents de l’opéra.
Francis Poulenc qui tente de se sauver de la dépression à travers le trans-
fert de la grâce qu’il met fantasmatiquement en scène dans son roman sen-
timental où le destin de Blanche et le sien se confondent5 :
Que de chemin parcouru depuis un an : le cher docteur disparu, Lucien
délivré de son martyre voici dix jours, les Carmélites achevées de reco-
pier (lisez-moi bien) exactement à l’heure même où mon pauvre grand ren-
dait le dernier soupir6.

Salve Regina ou Veni Creator ? Martyre pour le père. Deux voies


s’engagent devant l’échafaud. Les carmélites vont à la mort en adressant
leur prière, le Salve Regina, à la Vierge Marie, femme qui intercède
auprès du Christ. Vivant sous la loi d’une Mère, elles conservent l’ordre
qui leur était imparti dans la Sainte obéissance. Blanche de l’Agonie du
Christ, qui n’avait pas été emprisonnée, sort de la foule pour aller rejoindre
ses compagnes. Mais son sacrifice est d’un autre ordre. Éloignée de ses
compagnes, et enjointe de mourir pour le père par Mère Marie de
l’Incarnation venue la chercher dans le lieu sûr où elle s’est cachée,
Blanche choisit d’entrer dans la paix de Dieu en entonnant sur le chemin
de son martyre le Veni Creator. Sa mort est un témoignage de la puissance
symbolique de Dieu qui est libératoire à double titre : elle libère de la peur
et rend la dignité de reparaître devant son père à travers ce que l’hé-
roïne cherchait au couvent, « une vie héroïque ». Une vie assumée à la
hauteur des valeurs masculines de la noblesse d’Ancien Régime.
* *
*

5. « Blanche, c’était moi », Lettre à Hervé Dugardin, 30 mars 1958.


6. Lettre à Simone Girard, 31 octobre 1955.
86 L’enfance du féminin

Dalila7 est un personnage ironique8. « Delîlâh » (en hébreux : faible,


soumise) dévoile la liberté de l’individu en général et de la femme en
particulier face aux lois sociales, politiques et religieuses. Ironie tra-
duite par la stratégie dialectique de la femme qui retourne sa faiblesse
en arme (« Pour ce dernier combat j’ai préparé mes armes, Samson ne
pourra pas échapper à mes larmes »), par la duplicité exprimée par les
deux airs contigus (fin du premier acte et début du second) qu’elle
chante et qui offrent deux visages différents : le premier, chant d’amour
sous le regard social, manipule tout autant Samson et le grand prêtre
de Dagon ; le deuxième, dans la solitude, exalte l’impérieuse nécessité
de l’affirmation de soi, de vengeance (parade à la blessure narcissique).
Dalila retourne l’impératif de saint Augustin : elle choisit l’amor sui
qui, comme elle le sait, s’oppose nécessairement à l’amor dei.
Dalila s’impose contre Samson qui représente l’esclave social (le
XIXe siècle en fait une figure ouvrière et révolutionnaire) et l’homme
soumis à la loi divine (il est l’oint du Seigneur et à ce titre lui doit allé-
geance). Mais elle joue sa liberté contre son propre camp personnifié par
le grand Prêtre philistin, représentant de la caste d’un peuple séden-
taire, propriétaire du sol et à ce titre représentant le principe écono-
mique dominant. Nous ne sommes évidemment plus dans un oratorio
sacré avec Camille Saint-Saëns qui choisit, dans la réécriture même de
la source vétéro-testamentaire9, de faire de Samson un révolutionnaire :
l’opéra commence par la révolte des esclaves hébreux face aux philis-
tins alors qu’il est « Juge » d’Israël depuis vingt ans. Il ne s’agit pas de
chanter la gloire du Tout-Puissant : Camille Saint-Saëns est athée et
croit avant tout au progrès technique et social. « La religion s’écroule
et la société avec elle. Les peuples chrétiens arrivent à ce moment cri-
tique », note-t-il dans Problèmes et mystères (1894). Son opéra est
effectivement la mise en scène de cet effondrement. Il s’agit de chan-
ter la révolution en marche mais aussi la peur du déchaînement néces-
saire qu’entraînera la libération des individus. Si Samson est la force
révolutionnaire, Dalila est la pulsion libérée par la révolution. Si Samson

7. Samson et Dalila, opéra de Camille saint-Saëns, 1877.


8. Rappelons l’étymologie du mot grec : Eironeiön, interrogation.
9. Ancien Testament, « Les Juges », XVI.
Partitions 87

est le principe moral, Dalila représente pour le compositeur le moteur


inconscient, pulsionnel, de la révolte. Aussi le rôle de la jeune femme
est très amplifié dans sa version. Simple outil dans la Bible où elle ne
semble qu’obéir aux ordres du prêtre de Dagon, la belle philistine agit
pour elle-même et s’affirme contre les deux figures masculines princi-
pales. Face à Samson en qui se superposent la voix de la révolution et
celle de la dépendance à une loi morale, Dalila chante le pouvoir d’Eros
(« chante un Dieu plus puissant que le tien. C’est le dieu amour ») mais
déclare aussi que tout pouvoir est fondé sur l’utilisation d’Eros, et qu’il
n’y a pas de réconciliation possible : les deux sexes mourront chacun
de leur côté, ou, si l’on suit l’allégorisation politique effectuée par
Saint-Saëns, les classes sociales n’arriveront jamais à s’unir.
Dalila est un personnage tragique et libertin10 : elle refuse la loi éco-
nomique de son concitoyen de même que la loi divine de son amant.
C’est l’honneur qui la pousse, la libère des lois et lui permet d’affir-
mer seule, dans l’opéra, son individuation. Par le Mal, par l’érotisme,
car, ainsi qu’elle le dit, c’est l’amour qui sera son arme, elle s’affirme
seule pour elle-même. Dans un monde où l’univers politique, écono-
mique et religieux est organisé par et pour la sphère masculine, la liberté
féminine passe par une autre stratégie. Notons que la question érotique
dans l’épisode de Samson et Dalila est un acquis du XIXe siècle par rap-
port à la source vétéro-testamentaire. Dans les livres des Juges consa-
crés à Samson, la force de ce dernier (son pacte avec Dieu) n’est pas liée
à sa chasteté : il connaît plusieurs femmes avant celle qui le terrasse.
Camille Saint-Saëns introduit donc l’interdit sexuel (la chasteté) dans
le pacte avec Dieu. L’interdit apparaît ainsi à un moment historique où
le statut féminin est en grande évolution et où cette mutation est perçue
comme révolutionnaire (et ce depuis la naissance du mouvement de
libération des femmes à la Révolution). La femme devient une force
politique ou du moins tente-t-elle d’y parvenir au moment où Camille
Saint-Saëns, de 1850 à 1877, travaille à sa Dalila : le journal La Femme
libre (1832) est contemporain des grandes révoltes ouvrières du début
du siècle, le premier quotidien féminin, La Voix des femmes, voit le

10. Le libertin (du latin « libertinus », esclave affranchi) se libère de la tutelle de la


transcendance et des lois qui lui sont subséquentes.
88 L’enfance du féminin

jour lors de la révolution de 1848, en contrepoint de la voix tonnante des


Vésuviennes au feu sacré qui couve sous leurs robes révolutionnaires.
Le premier congrès international des femmes date de 1870. La pre-
mière femme médecin prononce son serment un an après la création de

L’ironie de Dalila naît aussi du sentiment ambivalent que Camille


Samson et Dalila…

Saint-Saëns éprouve envers les femmes. Sa révolte dans la dénudation


du désir traduit à la fois l’éclosion de l’individu détaché des lois mais
aussi de la pulsion aveugle qui peut tourner au jeu des forces contre-révo-
lutionnaires. Ève au serpent, la femme est dévoratrice et phallique
(comme celle que le compositeur invente dans une comédie, La Crampe
de l’écrivain, et qui assouvit ses désirs et sa volonté de puissance sur les
hommes). La femme vampire, dévorante, c’est aussi Dalila, femme-
interdit dévoilée dans un fantasme et dans une distance qui permettent
la levée partielle du refoulement : l’Orient et la femme orientale qui
nourrissent l’imaginaire masculin du XIXe siècle, chez Baudelaire femme
orientale ou fantasme érotique lié à l’objet féminin engagé dans une
relation de pouvoir, sado-masochiste : femme/animal, femme/sexe, chez
Hugo captive ou sultane cruelle, chez Gautier reine tuant ses amants
(Cléopâtre) ou esclave sacrifiée… Femme qui, objet ou sujet, lie l’éro-
tisme, si ce n’est souvent à la cruauté, du moins toujours au pouvoir.

Médée comme Blanche et Dalila, comme toutes les héroïnes de


l’opéra, chantent à la fois l’image que se font d’elles les hommes et ce
que les hommes n’osent dire d’eux-mêmes. Si vous voulez en savoir
plus sur la féminité…

Vincent Vivès
Si un désir peut être assouvi, une envie jamais. Les
empreintes érotiques qui lient la femme à sa mère se
retrouveraient dans le transfert, à charge pour l’analyste
d’en défaire la culpabilité.

La première séductrice
SUSANN HEENEN-WOLFF

P OUR DES RAISONS ÉVIDENTES et dans la majorité des cas, la femme


oublie – refoule « inexorablement » ainsi que l’écrit Freud –
ses étreintes passées avec sa mère. Quand il lui arrive, plus tard, d’en
retrouver, en d’autres circonstances, évidemment avec une autre, elle se
demande parfois : « Comment m’en suis-je passée, pourquoi ai-je jamais
cherché autre chose? » On est loin de la question de l’homosexualité pro-
prement dite : la bisexualité, écrivait encore Freud, est évidente chez la
femme. Pourquoi donc une fille quitte sa mère pour s’adresser à ce tout
autre, d’abord le père, plus tard un autre homme, pour vivre une expé-
rience qui, la clinique le montre, n’amène le plus souvent pas la jouis-
sance sexuelle escomptée. Freud donne la raison majeure de cette
misère : « En fait, il fallait admettre la possibilité qu’un certain nombre
d’êtres féminins restent pris dans la liaison originelle à la mère et ne par-
viennent jamais à se tourner véritablement vers l’homme. »
* *
*
La mère, « première séductrice », éveille, lors des soins qu’elle lui
prodigue, les zones érogènes de l’enfant. Les traces de cette relation
90 L’enfance du féminin

érotique, semblable à un état amoureux réciproque, s’inscrivent dans


l’inconscient et ne disparaîtront jamais. La fille aura sa mère « dans la
peau » pour reprendre cette expression de Luce Irigaray, dans ses par-
ties les plus intimes, dans le mystère de la gestation et l’origine de son
identité sexuelle. Cette relation érotique teindra encore l’auto-érotisme
grâce auquel l’enfant découvre, dans son propre corps, son objet. L’acmé
auto-érotique, la masturbation jusqu’à l’orgasme, si souvent défaillante
chez la fille et la femme adulte, dépend ainsi de la relation sexuelle pri-
maire à la mère.
Sortant de cette homosexualité primaire l’attachant spéculairement
à sa mère, la petite fille découvre cette dernière comme objet à part
entière. Au même moment, elle rencontre aussi son père. Ainsi se dévoile
à elle la différence des sexes. Nous sommes arrivés dans la « situation
œdipienne », et dans cette première triangulation, les expériences, ainsi
que le disait Mélanie Klein, se télescopent : découverte de l’objet (mater-
nel) « dans la haine », découverte de l’objet paternel, découverte de la
différence des sexes. Et la petite fille commence à penser que c’est
l’objet paternel et le désir de la mère pour celui-ci, qui met fin à sa pre-
mière grande histoire d’amour, un objet paternel qui, de surcroît, dispose
d’un pénis. Qui s’installe désormais entre mère et fille. Il s’agit, bien
entendu, d’un pénis idéalisé, d’où les premiers mouvements envieux
quant au père : « Son pénis comble ma mère mieux que moi, sa fille. ».
« Il peut explorer l’intérieur de ma mère sans culpabilité, contraire-
ment à moi, car il n’a pas besoin de “déloger” un autre déjà présent. »
Ces premières envies ne sont pas encore commandées par le refus de la
féminité, qui intervient aux temps de l’œdipe proprement dit, mais plu-
tôt par le désir de s’orienter vers et dans l’espace interne de la mère. Il
s’agit d’un mouvement de convoitise.
Ce mouvement donne naissance à l’envie d’« avoir » aussi un pénis :
le posséder pour avoir accès à l’intérieur précieux de la mère. « (L’enfant)
montre donc alors deux liaisons psychologiquement distinctes, envers
la mère un investissement d’objet tout uniment sexuel, envers le père
une identification à un modèle1. »

1. S. Freud, « Psychologie collective et analyse du moi », in Essais de psychanalyse,


Pbp, p. 43.
La première séductrice 91

Or, ce mouvement permet encore à la fille de se dégager de la mère


primaire, nécessairement décevante, et de l’emprise d’une relation binaire
où resterait méconnue la réalité de l’objet et de son désir : idéaliser le père
et son pénis est la condition requise pour le changement d’objet et l’ac-
cès à la triangulation œdipienne. L’idéalisation de ce second objet – dont
la fille espère recevoir la satisfaction narcissique faisant défaut dans sa
relation à sa mère – peut donc être assimilée à la recherche d’un « bon
objet ». Elle témoigne d’un espoir, susceptible plus tardivement de neu-
traliser la charge destructrice portée par « l’envie-de-pénis-voulant-
déposséder » qui menace l’investissement narcissique. Elle pourra se
muer, dans un mouvement identificatoire à la mère, en un projet plus
modeste et plus adéquat à la position féminine : avoir envie de recevoir
un pénis lors de l’acte sexuel et de s’en sentir comblée.
Ce destin de l’envie de pénis, articulant « l’envie voulant dépossé-
der » et « l’envie désirante », déterminera la capacité ultérieure de la
femme à jouir de sa sexualité. « Nous pouvons indiquer quel destin
connaît le souhait infantile visant le pénis lorsque sont absentes les
conditions de la névrose de la vie ultérieure. Il se transforme alors en
souhait visant l’homme, il s’accommode donc de l’homme comme
appendice du pénis »2.
Freud, on le sent, n’était guère optimiste, même à l’égard des « non-
névrosées ». Sa vision sombre du destin sexuel de la femme a heurté
d’abord surtout les féministes soupçonnant que la psychanalyse vou-
lait réduire la condition féminine à un état envieux face à ceux qui dis-
posent de ce pénis et l’affecter d’une « infériorité » honteuse. Or, sans
optimisme aucun, je crois que le concept de l’envie de pénis peut nous
aider à comprendre les avatars de la sexualité féminine et aussi à les
interpréter dans la cure dans le but d’améliorer la capacité de la femme
de profiter de la vie.
Contrairement à une idée reçue, pilule, libération sexuelle, éman-
cipation n’ont nullement contribué à rendre la femme plus jouissive
dans ses relations sexuelles. La fréquence de la frigidité féminine,

2. S. Freud, « Sur les transpositions de pulsions plus particulièrement dans l’érotisme


anal », in La vie sexuelle, Puf, p. 58.
92 L’enfance du féminin

relative ou complète, est évidente 3. L’analysante, souvent, fait part


d’un désintérêt tenace pour les relations sexuelles réelles. Ce « désin-
térêt » va le plus souvent de pair avec le silence qui, dans la cure, pèse
sur les vécus sexuels infantiles, notamment l’onanisme infantile, ou
la masturbation lors de la puberté. La sexualité n’entre en scène que par
les coulisses : incapacité d’investir des activités solitaires – renvoyant
à la forclusion d’expériences masturbatoires ; constipation, témoignant
d’une incorporation anale de pénis, puis de son dégoût consécutif à
cette fécalisation ; quérulence contre un partenaire « mou », « faible »,
« absent », inconsciemment désigné comme incapable d’apporter le
pénis magique fantasmé.
Quels sont donc les obstacles s’opposant à la transformation de
« l’envie de posséder un pénis » en « envie de le recevoir dans
l’acte sexuel » ?

Le phallus représente, pour les deux sexes, le symbole de la com-


plétude narcissique. Tout ce qui fonctionne bien est, pour l’inconscient,
un pénis/phallus4. Non seulement c’est lui seul qui comble la mère dans
la scène primitive, mais il permet aussi, comme Janine Chasseguet-
Smirgel l’a mis en exergue, de triompher de la mère préœdipienne toute-
puissante. Freud a, en effet, évoqué la satisfaction infantile éprouvée par
le petit garçon à l’idée que cet organe manque à l’appareil génital fémi-

3. Karl Abraham a décrit des formes différentes de la frigidité : « La frigidité est un trouble
si largement répandu qu’il est à peine nécessaire de la décrire. On sait par contre moins
bien que cette affection se manifeste à divers degrés. Le plus élevé, celui de l’anesthésie
proprement dite, est rare. Dans ces cas, la muqueuse vaginale a perdu toute sensibilité au
contact, de sorte que l’organe viril n’est pas perçu lors du rapport sexuel. Ainsi son
existence est niée. La forme courante est faite d’un trouble relatif de la sensibilité, le
contact est perçu mais sans apporter du plaisir. Ailleurs encore, une sensation de plaisir
est éprouvée, mais sans orgasme, ou, ce qui revient au même, sans les contractions de
l’organe féminin correspondant à l’acmé du plaisir. » (Abraham, 1921, OC, II, p. 118.)
4. « Lacan a fait valoir que la distinction entre pénis et phallus est fondamentale dans la
différenciation freudienne entre réalité biologique et réalité psychique. Le phallus existe
hors de toute réalité anatomique : il est le signifiant du désir de la mère. La question
centrale du complexe d’Œdipe est d’être ou non le phallus, c’est-à-dire l’objet de désir de
la mère. », R.J. Perelberg, Dictionnaire international de la psychanalyse, Calmann-Lévy,
p. 597. Le rôle symbolique du père, du coup, consiste en ce qu’il représente
l’impossibilité d’être l’objet du désir de la mère.
La première séductrice 93

nin, son « mépris triomphant » pour l’autre sexe, lui assurant une vic-
toire sur la mère précoce omnipotente (qui avait, auparavant, à la faveur
de sa méconnaissance amoureuse, « tout »).
La fille, elle, n’a aucune valeur narcissique propre que sa mère ne
posséderait pas et qui lui permettrait de se dégager de la toute-puis-
sance maternelle. « Les garçons peuvent tout faire », dira-t-elle triste-
ment, pleine de regrets, et envieuse. « La blessure narcissique et l’envie
du pénis sont dans une étroite relation de dépendance », écrit encore
Janine Chasseguet-Smirgel. Les projections des femmes, relatives à la
jouissance de l’homme, manifestent leur fantasme selon lequel la pos-
session du pénis ouvre à une jouissance sans culpabilité, car non sou-
mise à un mouvement d’incorporation. Il « donne », au contraire : des
coups, du sperme, un enfant, ce qui renvoie, encore, au fantasme « un
enfant est battu ». La fille ne se dégagera pas facilement de l’envie de
posséder ce même « pouvoir », cette même « jouissance », qui la déli-
vrerait de la seule satisfaction sadique-anale.
Chez la fille (comme d’ailleurs chez le garçon) les premiers vécus
anaux se relient à une représentation de mère donnant des soins – exci-
tants – à un bébé assigné à une position passive, puis maîtrisant et
contrôlant sa défécation. Le premier orifice affecté de sensations pro-
prement sexuelles est le rectum, la zone anale, « carrefour pour l’enfant
du narcissisme autoérotique et de l’investissement de l’objet ». D’où,
comme le disait si joliment Lou Andreas-Salomé, la conséquence que
« le vagin sera pris en location au rectum ! »
Les mouvements psychiques précoces, comme « incorporer » et
« expulser », se transforment, durant cette phase « sadique », en « rete-
nir » ou « donner » les matières fécales, et deviennent plus spécifique-
ment sexuels. Incorporer, retenir d’un côté, expulser, donner de l’autre,
contribuent à l’instauration des fantasmes de scène primitive et à l’or-
ganisation de la différence des sexes.
Comme nous l’avons vu, la déception face à la mère primaire amène
la fille à envier le pénis, ce qui se traduit dans cette phase-là par le désir
d’abord d’incorporer, puis de retenir le pénis en elle et ainsi d’en dépos-
séder la mère et le père. Ce mouvement ne peut se passer sans une cul-
pabilité face à la mère, qui annonce la rivalité œdipienne. Ne pas jouir,
plus tard, de ce pénis « volé » en serait le prix à payer. La culpabilité
94 L’enfance du féminin

face au père ainsi « châtré » se traduit, dans la vie de la femme adulte,


souvent par un mouvement tout à fait paradoxal : d’un côté, elle se
réfugiera dans une position de servitude par rapport à son conjoint, res-
tera dans son « ombre », ce qui témoigne de sa culpabilité dans son
versant masochique et d’une tentative de « réparation ». Mais de l’autre
côté, nous observons aussi, chez la même femme, le mépris secret –
parfois partagé, dans un lien avec des amies femmes rappelant l’ho-
mosexualité primaire – pour un « pantouflard », incapable d’« exprimer
ses sentiments », de « mettre un clou dans un mur », d’« organiser un
projet commun », et surtout « incapable de tenir tête » à sa mère à lui.
Dans la version plus contemporaine de la famille recomposée, l’ana-
lyste entend le même désarroi exprimé à travers des plaintes récurrentes
face à un homme « incapable de tenir tête aux tentatives d’emprise de
la mère de ses enfants ».
La culpabilité spécifique de la fille, et ce qu’elle met en place pour
l’expier, ne laisse pas seulement une empreinte sur son vécu sexuel,
mais aussi sur toute réalisation qui, dans quelque domaine que ce soit,
prend pour l’inconscient le sens d’une acquisition phallique. « En effet,
pour les deux sexes, le bon fonctionnement intellectuel est équivalent,
dans l’inconscient, à la possession du pénis. Or cette possession signi-
fie pour la femme qu’elle détient le pénis du père dont elle a ainsi dépos-
sédé la mère – ce qui est conforme au schéma œdipien – mais dont elle
a, de surcroît, châtré le père. De plus l’utilisation adéquate de ce pénis
signifie, pour l’inconscient, sa fécalisation et finalement la détention
d’un pénis anal5. » Aussi ne sommes-nous pas surpris de voir que la
femme a tant de mal à prendre des positions liées au pouvoir, voire à être
créative (pas seulement dans son atelier privatif mais en rivalité avec
d’autres…).

De la culpabilité féminine découle, dans de nombreux cas, une inhi-


bition spécifique entraînant des conséquences considérables pour le
destin de la femme : le renoncement à la masturbation, la rétention
désespérée d’un pénis volé et ensuite fécalisé, qui ne procure pas de

5. J. Chasseguet-Smirgel, « La culpabilité féminine », in La vie sexuelle, sous la


direction de J. Chasseguet-Smirgel, Payot, p. 149.
La première séductrice 95

plaisir, mais sert de « bouchon » contre le fantasme d’être châtrée, de


« n’avoir et n’être rien ». L’organe sexuel féminin semble ainsi être
tombé sous le coup d’un contrôle maternel, d’une vengeance redoutés.
Le renoncement à l’auto-érotisme est d’autant plus grave pour le des-
tin de la sexualité féminine que c’est justement ce plaisir-là qui pour-
rait pallier le sentiment de manque : « Les sensations génitales précoces
dont elle peut jouir sans obstacle facilitent son renoncement à la viri-
lité. Bien plus, les organes génitaux féminins reprendront ainsi une
valeur narcissique » écrit Abraham. Grâce à la masturbation, qui requiert
qu’un fantasme soit élaboré et accompli, l’enfant, l’adolescent, ne s’af-
franchit pas seulement d’une relation maternelle de dépendance, mais
l’orgasme qui la couronne le confirme dans l’autonomie de sa pensée.
En tant que psychanalystes nous ne pouvons que porter le plus grand intérêt
à ce succès de l’onanisme – nous pensons ici naturellement à l’onanisme
pubertaire et à celui qui se poursuit au-delà de cette époque. Ne perdons pas
de vue la significativité qu’acquiert l’onanisme comme exécution de la fan-
taisie, ce royaume intermédiaire, qui s’est intercalé entre la vie selon le prin-
cipe de plaisir et celle selon le principe de réalité, ni la manière dont l’onanisme
rend possible d’effectuer dans la fantaisie des développements sexuels et
des sublimations […]6
L’inhibition de la masturbation entrave la confiance en sa propre pensée
comme le sentiment d’habiter son propre corps. « Que découvre-
t-on en cheminant vers l’orgasme? Le pouvoir de fantasmer son identité aux
parents et de s’imaginer dans toutes les positions de la scène primitive aux
divers niveaux où elle est abordée. L’orgasme obtenu a véritablement valeur

sance. On comprend que chaque inhibition de pareille rencontre de soi à soi


de vérification : le fantasme est valable puisqu’il a “provoqué” la jouis-

laisse une lacune dans le sujet au lieu et place d’une identification, pourtant
vitale pour lui. Il en résulte un “corps propre” incomplet […]7

Durant l’adolescence, la fonction de la masturbation connaît, avec


l’activation pulsionnelle, son acmé. Dans les cas où les mouvements

6. S. Freud, (1912), « Discussion sur l’onanisme », OCF/P, XI, pp. 165-166.


7. M. Torok, « La signification de l’envie du pénis », in La vie sexuelle, Payot, p. 200.
96 L’enfance du féminin

pulsionnels ne sont pas étouffés, le désir libidinal pour la mère primaire


revient alors en force, avec une connotation cette fois plus spécifique-
ment génitale. Alors que, pendant la latence, les relations de la fillette
aux femmes sont teintées surtout de mouvements identificatoires, au
début de l’adolescence, on observe souvent la recrudescence d’une aspi-
ration homosexuelle : vénération romantique pour une institutrice, une
chanteuse, une comédienne, lecture assidue d’histoires homosexuelles
se déroulant dans les pensionnats de jeunes filles sous la direction d’ins-
titutrices « sévères » (« sadiques » comme la mère anale excitante).
C’est souvent aussi l’époque de la « meilleure amie » avec les passages
à l’acte sexuel notoires et les drames quand cette amie commence « à
sortir » avec un garçon, perte qui renvoie à l’échec narcissique initial.
Cette recrudescence de l’envie de pénis ne cédera – éventuellement –
que graduellement à un désir plus précis de recevoir le pénis pendant
l’acte sexuel.
* *
*
Il paraît qu’il n’est plus de bon goût d’interpréter l’envie de pénis.
Comme si une telle interprétation servait à rappeler à la femme en ana-
lyse qu’elle est châtrée ! Envier le pénis, le convoiter sont des mouve-
ments qui peuvent exprimer, nous l’avons vu, des aspirations très
différentes chaque fois, ce qui, dans la cure analytique, est à interpré-
ter avec le plus grand soin, ceci dans le but de mettre en exergue les
désirs précis et les interdits en découlant. Envier le pénis, par incor-
poration et rétention, peut exprimer, au niveau le plus régressif recevoir
la satisfaction narcissique faisant si cruellement défaut. Ou trahir une
mère perçue comme insatisfaite. Ou aspirer à des attributs phalliques
(succès, intelligence, savoir-faire, souveraineté, proximité par rapport
à la mère et ses représentantes), attributs qui peuvent être contre-inves-
tis par crainte d’en déposséder non seulement la mère mais aussi le
père aimés. Ou être un avatar du désir (interdit) de recevoir le pénis
dans l’acte sexuel.
Un désir peut être assouvi, une envie jamais. D’où la nécessité, en
analyse, de soutenir tout ce qui a trait au désir, même s’il s’agit d’as-
pirations dites « phalliques », afin de permettre la transformation de ce
La première séductrice 97

qui se manifeste, dans un premier temps, comme envie de pénis, en


souhait, désir, projet. Comment faire ?
La clinique le montre, il y a souvent une conjonction entre l’in-
tensité de l’envie de pénis et la conviction de ne pas pouvoir satis-
faire la mère tout en existant indépendamment d’elle. Or, comme l’a
fait remarquer Jacqueline Godfrind, souvent dès le début de la cure, de
toute façon à un moment donné du processus analytique, les analy-
santes montrent des aspirations transférentielles homosexuelles à peine
déguisées. Une régression commune de l’analyste et de l’analysante per-
met de faire (re-)vivre le plaisir possible entre mère et fille, tout en
laissant de la place pour l’autonomisation subjective et l’expression
d’un désir hétérosexuel. Ainsi, l’interprétation accueillante de ce trans-
fert peut contribuer à un après-coup analytique tout à fait bénéfique
quant à une relation fantasmée satisfaisante avec la mère primaire.
L’analyse de la connotation sexuelle de ce transfert, avec tout le plai-
sir jubilatoire qui peut être lié à cette « reconnaissance » du désir pri-
maire, permet ultérieurement à l’analysante de décoller sa libido
homosexuelle car les angoisses de perte de l’objet primaire se trou-
vent considérablement atténuées.
Si cette période transférentielle précise peut s’instaurer avec assez
de profondeur, c’est-à-dire une charge libidinale importante et une relance
fantasmatique concomitante, on assiste, le plus souvent, à une transfor-
mation spectaculaire de l’envie, si néfaste pour le narcissisme féminin,
en un désir libidinal : désir de « conquérir » d’abord l’analyste-femme-
mère, plus tard mué en désir de « conquérir » encore bien autre chose !
Cette « conquête » active me semble la condition pour un infléchissement
des pulsions sadiques dirigées vers le pénis et l’instauration d’une récep-
tivité masochique féminine jouissive. La prise active d’une position pas-
sive par rapport à l’objet est un moment important de l’accès à une
jouissance pleine : « C’est moi qui veux qu’il me pénètre avec son pénis
que je juge dangereux car jouissant sans culpabilité. »

Une femme d’une quarantaine d’année vient me voir au moment où


ses enfants adolescents quittent la maison pour poursuivre leurs études.
Elle me parle de son sentiment d’être « rien », de manquer de toute
assurance, de rougir dès qu’on lui adresse la parole. Elle se reproche,
98 L’enfance du féminin

depuis toujours, d’être superficielle, de passer d’une chose à l’autre,


de ne s’intéresser à rien d’une façon soutenue.
Dès le début de l’analyse, se fait jour une haine déchirante à l’égard
de la mère qui a pris « toute la place » et à laquelle aucune tendresse
ne peut être associée. Dans sa vie familiale et professionnelle, elle
manifeste, au-delà de sa haine pour sa mère, une absence totale d’in-
vestissement. La relation transférentielle, peu bruyante, opère, pen-
dant les premières années, surtout par étayage. L’analysante ne dispose
pas, chez elle, d’une pièce propre8, pas même d’un bureau à soi, ceci
dans une maison qui, désormais, n’est occupée que par elle et son mari,
les enfants ne venant en visite qu’occasionnellement. Quand, enfin,
elle a installé un petit meuble convenable dans un coin d’un palier
(elle ne veut pas « occuper » les chambres des enfants), elle découvre
qu’elle n’arrive pas à se mettre à son bureau. Elle n’a « jamais le
temps » bien qu’elle ne travaille qu’à mi-temps et, de surcroît, dans
une situation qui n’est pas conforme à sa qualification. Elle ne sait pas
quoi faire, ni de l’ordinateur, ni de quoi que ce soit. Elle est incapable
de faire quelque chose avec elle-même. Se mettre tranquillement devant
son bureau, ne fût-ce que pour ne rien faire, a, bien entendu, valeur
masturbatoire. Je pense que c’est justement cette signification incons-
ciente qui empêche l’analysante de prendre le temps de la rêverie et de
la pensée. L’« interdit » porté par la mère anale haïe pèse trop lourd.
Elle ne peut faire confiance à ses propres fantasmes parce que ceux-ci
ne l’ont jamais conduite vers l’orgasme et n’ont donc pas été « confir-
més ». Cette lecture analytique et les interprétations qui en découlent
ont permis, après pas mal de temps, d’ouvrir cette situation étouffante,
de découvrir l’envie du pénis et de lui substituer des mouvements libi-
dinaux plus structurés.
Comme l’analysante va le dire beaucoup plus tard dans l’analyse, non
seulement elle ne s’était jamais masturbée de toute sa vie, mais elle
souffrait, de surcroît, d’une anesthésie vaginale. Elle ne connaissait
l’excitation sexuelle que par une vague sensation au niveau de l’intérieur
des cuisses. Son seul fantasme, très peu élaboré par ailleurs, était d’ima-

8. Nous voyons si souvent ce manque d’un « Room of one’s own » (Virginia Woolf),
chez la femme.
La première séductrice 99

giner le plaisir d’un homme violant une femme. On voit ici, sur l’arrière-
fond d’un fantasme de scène primitive, le reflet de sa haine violente à
l’égard de la mère et son désir de s’approcher tout aussi violemment
de cette mère, vécue comme se dérobant constamment à elle.
Il s’agissait, dans les premières années de cette cure, d’une trans-
formation du « vide » narcissique en insatisfaction plus précise, d’une
transformation du sentiment de n’avoir « rien » en sentiment de ne pas
avoir de pénis. C’est ainsi que le désir flou de vouloir être « différente »,
d’être « davantage » de ce qu’elle croyait être a pu prendre des contours
plus marqués par la reconnaissance de différence des sexes et les fan-
tasmes autour de la scène primitive.
C’est le concept freudien de l’envie de pénis qui permet d’articuler
vide narcissique et psycho-sexualité chez la femme.

Susann Heenen-Wolff
Quand l’accomplissement de la fonction maternelle se
heurte à un trouble infantile du développement de la
féminité chez la mère.

Une dépression maternelle


RÉGINE MACHABERT

D ANS LES CONSULTATIONS DE PÉDOPSYCHIATRIE, l’enfant que nous


recevons est, du fait de son immaturité, conduit par ses parents.
Car ce sont eux qui sont porteurs d’une demande de soin. L’enfant s’y
soumet, puis y prend part activement. Il s’agit donc d’une demande
qui, au niveau de la réalité comme du fantasme, repose sur l’interaction
de différentes organisations inconscientes individuelles.
L’écoute du discours des parents concernant cet enfant souffrant
nous renseigne sur les représentations qu’ils ont de leur fonction paren-
tale et aussi sur leur propre expérience infantile demeurée en eux refou-
lée et qui s’est réactivée à la faveur de la relation qu’ils instituent avec
lui et avec son symptôme. Chez ces parents en effet, des « rejetons »
inconscients font retour, de manière déguisée et grimaçante, à la faveur
de ce « transfert ». L’enfant, au travers de sa souffrance, en est, à son insu,
le traducteur. Mais cette traduction, par son trop de clarté, provoque,
paradoxalement, leur incompréhension : ce qui était refoulé en eux vient
comme les narguer et serait naturellement condamné à se taire à nouveau.
C’est la construction du thérapeute que Bion identifiait comme une
« rêverie maternelle », qui, par son pouvoir métaphorisant, va assurer une
lecture seconde de ce refoulé, plus accessible aux parents.
102 L’enfance du féminin

Ainsi, Stephan, depuis l’agitation dont se plaignait sa mère, nous


conduit vers ces lieux obscurs des désirs parentaux. Ce petit garçon,
au développement pourtant normal, ne possédait d’autre moyen de faire
entendre ce qui l’animait inconsciemment qu’une expression psycho-
motrice, une « agitation » incessante, s’adressant exclusivement à sa
mère. Il l’agitait, elle, autant qu’il s’agitait, lui.
Il est le premier fils de ce couple et même le premier petit-fils des deux
lignées parentales. Sa naissance fut entourée des meilleurs augures. Il fut
un enfant désiré, un bébé magnifique suscitant l’admiration de l’entou-
rage. Il se développa harmonieusement. Puis, au terme de deux années
de bonheur, au moment où s’annonce un deuxième enfant, Stephan va
soudain, aux yeux de ses parents, se transformer : ils ne retrouvent plus
dans le petit garçon qu’il est devenu les traces du beau bébé.
Tout laisse penser, ici, que cette mère, non sans démesure, a consenti,
au-delà de ce qui est nécessaire, à ce que Winnicott nomme « la pré-
occupation maternelle primaire », cet « état psychiatrique » qui aliène
normalement mais provisoirement la mère à son bébé.
Seule une mère sensibilisée de la sorte peut se mettre à la place de son enfant
et répondre à ses besoins.
Et (cet état) se développe graduellement pour atteindre un degré de sensibi-
lité accrue pendant la grossesse et spécialement à la fin ; il dure encore
quelques semaines après la naissance de l’enfant ; les mères ne s’en sou-
viennent que difficilement lorsqu’elles en sont remises, et j’irais même jus-
qu’à prétendre qu’elles ont tendance à en refouler le souvenir1.

Il semblerait que cette mère n’ait pu renoncer à temps à cette régres-


sion psychique, le fort investissement narcissique de l’enfant la proté-
geant d’une dépression préalable. Lorsque ce renoncement lui est prescrit
par la réalité d’une seconde grossesse, alors elle perçoit chez Stephan
le changement dont elle se plaint dans la première consultation.

Le regard dans le vide, le visage figé, le corps déshabité, elle appa-


raît, dans la salle d’attente, perdue dans ses pensées. Le père est aussi

1. D.W.Winnicott, 1969, « La préoccupation maternelle primaire », De la Pédiatrie à la


Psychanalyse, Payot, pp. 285-291.
Une dépression maternelle 103

là, absent. À leurs côtés, s’agite un petit garçon qui parle trop fort. Ils
posent le même regard sur Stephan, ce petit garçon de quatre ans qu’ils
ne comprennent plus. Dont ils ne comprennent pas les attitudes répéti-
tives et entêtées d’opposition. Il ne leur apporte plus de satisfaction, il
les défie en permanence, il ne suit pas leurs recommandations, il est
sans cesse à contre-courant, leur autorité est sans effet. Les attitudes
répressives se multiplient et deviennent même l’essentiel de leur relation.
Chaque instant passé avec lui est, plus particulièrement pour sa
mère, une source de déception : ses crises en public, ses refus obstinés
à quitter une activité qui lui donne du plaisir mettent à mal sa bien-
veillance. Elle n’ose plus sortir avec lui de crainte qu’il ne lui échappe
dans la rue. Elle ne l’emmène plus au jardin public car il se bagarre
avec les autres enfants, et refuse d’en partir en hurlant et en s’agrip-
pant au sol.
Ces parents montrent donc leur impuissance et leur incompréhension.
Leur ambivalence suinte dans l’écart ouvert entre la plainte exprimée
au sujet de l’enfant et la plainte portée contre lui. Le ton est à la véhé-
mence, l’hostilité est à peine dissimulée par le choix des mots. Stephan
leur est devenu irreprésentable.
Stephan, au contraire, qui explore avec curiosité le bureau de consul-
tation, feint d’ignorer le discours de ses parents, ou lui oppose une
amère indifférence qui laisse à l’observateur une impression d’étran-
geté. Peut-être est-ce dans l’espoir de me familiariser avec cette étran-
geté-là, que je déciderai de suivre individuellement Stephan, et de
proposer au parent qui l’accompagne – ce sera le plus souvent sa mère –
de le recevoir à la fin de la consultation.

Stephan déploie, compulsivement, une tentative de séduction à mon


égard. Il lui faut être accepté et aimé immédiatement. Il a recours à d’as-
tucieuses stratégies, met en scène de petits spectacles, récite des poé-
sies. Il consacre beaucoup d’énergie à montrer tout ce qu’il sait faire,
et à quel point il est aimable. Il a besoin d’être regardé, admiré, d’être
au centre de l’attention. C’est d’ailleurs un aspect de leur fils que les
parents m’ont dit ne pouvoir tolérer : « Il n’est pas seul au monde. »
Il ne m’échappe cependant pas que, derrière cette façade heureuse,
se cache une peur de l’échec, une angoisse d’abandon ou de castration.
104 L’enfance du féminin

Impression que conforte le contraste entre la bonne relation qu’il entre-


tient avec moi, au début de notre relation et l’aversion mal dissimulée,
la colère qu’il manifeste à sa mère qu’il ne regarde pas, à qui il refuse
de parler, ce dont il me fait le témoin.
Pendant plusieurs semaines, Stephan se cantonne à un même dis-
cours et aux mêmes jeux : il n’utilise que ce qui lui est familier, que ce
qui ne risque pas de le mettre en difficulté. Il apparaît rigide, refuse
mes paroles. Il « doit » se débrouiller seul, dit qu’« il est en seconde
année de maternelle ». Il préfère se priver, plutôt que d’accepter de ne
pas être autonome à quatre ans… Il gère – et gèle – nos entretiens, leur
impose son rythme.
Puis, après avoir fait et refait des puzzles avec une maîtrise parfaite,
Stephan va jouer, pendant plusieurs mois, avec des petits animaux.
C’est une famille tigre qui le séduit, qui a la même configuration que
sa famille à lui, deux parents et deux enfants. Les petits ont des allures
de gros chatons. Les tigres adultes ont des yeux rouges et des gueules
grandes ouvertes laissant apercevoir des dents acérées. Stephan trace
leurs contours, leur ajoute de grandes griffes qui se confondent avec
les rayures de leurs robes. Le rouge des yeux, dit-il, est le rouge de la
colère. En jouant de la gueule grande ouverte, il semble élaborer son
angoisse de castration. Il dit que la tigresse est la mère qui mord, détruit,
casse et qu’il faut calmer en faisant appel au père.

Stephan me demande maintenant de l’aide. Ses jeux sont plus nuan-


cés, les scénarios en sont moins destructeurs. La résolution de son ambi-
valence face à l’imago maternelle se manifeste dans le fait nouveau qu’il
sort parfois du cabinet de consultation pour « dire un secret à sa mère ».
Il rapporte quelques moments de plaisir partagés avec elle. Il commence
à dessiner librement. Son humeur est moins triste, il est moins en colère.
Mais Stephan reste toujours aussi difficile avec ses parents.
Tout se passe comme si l’incompréhension parents-enfant avait
contaminé la relation parents-thérapeute. « L’alliance » thérapeutique
s’est, en effet, rapidement désorganisée. Les parents me « reprochent »
que Stephan ne soit pas le même dans le bureau de consultations et hors
de celui-ci. Ce n’est plus désormais Stephan qu’ils ne reconnaissent
pas, c’est le dédoublement qui s’est opéré à son sujet : deux représen-
Une dépression maternelle 105

tations opposées de leur enfant s’imposent à eux, l’enfant sous l’effet


du lien transférentiel, l’enfant sous l’effet des projections parentales.

Dans les entretiens que j’ai avec elle et son fils à la suite des séances
individuelles, la mère demeure immuablement abattue, immobilisée
dans sa dépression. De son corps inerte, surgissent des paroles mal maî-
trisées, au contenu hostile à l’égard de Stephan. Le rythme dépressif
de la plainte fait place, de temps à autre, à celui, plus quérulent de
l’aversion, où elle semble, paradoxalement, se réanimer. La présence de
son enfant éveille chez elle larmes, colère, et dépit amoureux.
L’enfant, de son côté, fait écho au discours maternel. Il lui renvoie,
littéralement, ses mots de déception et de rancœur, à la faveur de quoi,
celle-ci prend conscience douloureusement de ce qu’elle lui dit, sans que
cette prise de conscience lui apporte un soulagement car leur discours
en miroir reste charnel, chargé de sensualité et d’agressivité. C’est un
discours visuel dans lequel l’aversion de la mère pour le fils se réfléchit
dans l’aversion du fils pour la mère.
De quel autre, de quel ailleurs, ces interlocuteurs qui parlent en ma pré-
sence mais qui ne me parlent pas, s’entretiennent-ils clandestinement?
Un jour, en l’absence de son fils, la mère me confie des fragments
de sa propre histoire : enfant, une dépression de sa mère lui a ôté toute
attention de sa part. L’obscurité, le silence, l’hostilité ont effacé tout
souvenir de celle-ci. Elle se souvient, en revanche, avec attendrisse-
ment, s’être alors tournée vers son père et évoque la relation privilé-
giée qu’elle a entretenue avec lui.
Tout ce qui touche au domaine de ce premier lien à la mère m’a paru diffi-
cile à saisir analytiquement, blanchi par les ans, semblable à une ombre à
peine capable de revivre, comme s’il avait été soumis à un refoulement par-
ticulièrement inexorable2.

Nous comprenons alors que sa propre dépression s’inscrit dans une


représentation subjective, infantile, de la position maternelle et qu’elle s’est
déclarée lorsque Stephan, sachant marcher, n’avait plus besoin de ses bras.
Le vécu d’abandon qu’elle a connu petite fille s’est répété comme en miroir
avec l’autonomie de son fils, éprouvée elle aussi, comme une perte.

2. S. Freud, (1931), « Sur la sexualité féminine », La vie sexuelle, Puf, p. 140.


106 L’enfance du féminin

La même déception, le même dépit, la même rancœur se répètent.


C’est le drame d’un trop d’amour que n’a pas fait cesser l’interdit mais
que la dépression maternelle a brisé. En s’attachant à son père, elle n’a
pas changé d’objet, elle a poursuivi le puissant attachement refoulé
pour sa mère. D’où l’absence chez elle de toute représentation d’une
fonction paternelle, qu’elle fait revivre à Stephan.
Il est fréquent, on le sait, de rencontrer des femmes ayant un fort lien avec
leur père; point n’est besoin qu’elles soient pour autant névrosées. C’est sur
de telles femmes que j’ai fait les observations que je rapporte ici et qui m’ont
conduit à une certaine conception de la sexualité féminine. Deux faits avant
tout m’avaient frappé : le premier était que l’analyse témoigne que là où
l’on trouve un lien au père particulièrement intense, il y avait auparavant
une phase de lien exclusif à la mère, aussi intense et passionné. […]. La rela-
tion primaire à la mère était aménagée de façon très riche et variée.
Le deuxième fait m’a appris que la durée de cet attachement à la mère avait
été fortement sous-estimée. Dans plusieurs cas, il s’étendait jusque dans la
quatrième année et dans un cas jusqu’à la cinquième année et occupait ainsi
une partie beaucoup plus longue de la floraison sexuelle précoce. En fait il
fallait admettre la possibilité qu’un certain nombre d’êtres féminins restent
attachés à leur lien originaire avec la mère et ne parviennent jamais à le
détourner véritablement sur l’homme3.

Force nous est de déduire que l’échec de la position maternelle qui


a conduit l’enfant à l’agitation demeurait lié à un défaut d’accès à la
position féminine. Il s’agirait d’une maternité non suffisamment étayée
sur la féminité.
Le report sur l’objet paternel des liens affectifs avec l’objet maternel forme
bien le contenu principal du développement en femme. […] Leur attitude
hostile vis-à-vis de la mère n’est pas une conséquence de la rivalité du com-
plexe d’Œdipe; elle provient, au contraire, de la phase précédente et n’a été
que renforcée et exploitée dans la situation œdipienne4 », écrit Freud, qui
ajoute plus loin : « Le passage à l’objet-père s’accomplit avec l’aide des ten-
dances passives dans la mesure où celles-ci ont échappé à la catastrophe. La
voie du développement de la féminité est maintenant libre pour la fille, dans

3. Ibid., p. 139-140.
4. Ibid., p. 144.
Une dépression maternelle 107

la mesure où il n’est pas gêné par les restes du lien préœdipien à la mère,
qui a été surmonté5.

À un moment donné du développement des enfants, la mère est en


effet sollicitée du côté de la féminité. Être mère ne suffit pas à être une
bonne mère au sens de Winnicott, il lui faut être femme. La féminité
introduit le tiers masculin et un espace psychique pour une psycho-
sexualité amoureuse avec l’enfant.

L’impossibilité, pour cette mère, de renoncer à la position de pré-


occupation maternelle primaire au cours de laquelle elle était sollicitée
du côté de l’activité dans les soins à donner au bébé, est liée à son
impossibilité à adopter à l’égard de l’enfant une position féminine pas-
sive. Elle fait alors de Stephan son double narcissique phallique et l’agi-
tation en est l’expression la plus manifeste.
Freud propose l’exemple de l’identification masculine des filles qui restent
fixées à la préhistoire de la féminité. Le renforcement du masculin est causé
par la massivité de l’attachement pour la mère, à l’impossibilité de déplacer
cet investissement vers le père et à la nécessité de maintenir l’identification
à un « petit homme » afin de satisfaire le désir de la mère. Mais peut-être
s’agit-il, là encore, du maintien à tout prix de la bisexualité qui pérennise la
double part masculine et féminine, attribuée à la mère, sans différence, pour
en affirmer le pouvoir et éviter de percevoir ses limites en reconnaissant sa
castration, son appartenance à l’un et non à l’autre sexe. C’est encore cette
bisexualité soutenant le refus du renoncement qui prédomine, l’identification
bisexuelle permettrait, simultanément, de maintenir l’objet à l’intérieur du moi,
sans qu’aucune perte ne soit subie6.

Stephan n’est donc pas tout à fait Stephan. Il figure ce que sa mère
ne peut pas reconnaître de sa propre masculinité. Le travail psychique
qui lui est ainsi imparti est considérable et énigmatique. C’est ce que
tente de réaliser son symptôme.

Régine Machabert

5. Ibid., p. 151.
6. C. Chabert, « La femme qui avance », Féminin mélancolique, Puf, 2003.
De nombreux analystes, principalement des femmes dont
Melanie Klein, remanieront en profondeur la conception
freudienne de la sexualité féminine

Clair-obscur
BERNARD BRUSSET

C E QUE DIT FREUD DE LA FÉMINITÉ en 1932 requiert de suspendre,


comme il le propose lui-même, la dimension sociale et la sur-
charge des implications idéologiques et des stéréotypes pour retrouver
le vif d’une position théorique forte, spécifiquement psychanalytique.
Plus que de la féminité en général, il traite précisément ici de l’orga-
nisation génitale infantile de la petite fille. Au moment où Freud est
confronté avec surprise à l’importance de la période préœdipienne qu’il
compare à une préhistoire archéologique inattendue, il procède à une
mise au clair synthétique en partant de ses postulats antérieurs concer-
nant le garçon, le complexe d’Œdipe et l’angoisse de castration. D’où
sa thèse centrale selon laquelle le complexe de castration et l’envie du
pénis qui lui est corrélative (le négatif et le positif) déterminent chez la
petite fille l’engagement dans l’Œdipe en la détournant de la mère au
terme d’une période préœdipienne. Énigmatique, celle-ci est caractéri-
sée par l’importance du lien primaire ambivalent à la mère. Quelques
années plus tard, il reviendra, dans l’Abrégé, sur la force de ce lien sans
distinguer, cette fois, le cas de la fille et celui du garçon, et pour le
considérer comme irréversible.
110 L’enfance du féminin

Le « complexe de castration » féminin (distingué de l’angoisse de


castration masculine), qui détermine l’envie du pénis et engage la fille
dans l’œdipe, est une rupture du développement antérieur supposé iden-
tique à celui du garçon. Il ne prend sens que par référence à la théorie
sexuelle infantile de la phase phallique, décrite en 1923, la « logique
phallique » d’un sexe unique, de grande valeur symbolique, que l’on a
ou que l’on n’a pas.
Freud laisse indécise la question des rapports entre la période préœ-
dipienne et la sexualité prégénitale de sorte que le destin du lien primaire
à la mère prend tout son relief d’énigme. Mais en soulevant la ques-
tion des raisons qui détournent la fille de la mère, il ouvre une pers-
pective qui prendra ensuite de multiples dimensions. Il est visible, dans
le texte, qu’il reste perplexe. Il ne s’agit pas, dit-il, d’un simple chan-
gement d’objet de la mère au père. S’agit-il d’un « échange », de « se
détourner avec hostilité », la dépendance étant devenue insupportable
(la source de la paranoïa féminine dans les textes de 1896 et de 1915),
ou encore d’« être évincée » de la relation à la mère par l’envie du
pénis ? Ce détournement d’objet, Abwendung von der Mutter, suppose,
dans l’hostilité, une rupture, dont Freud cherche les raisons, reprenant
ce que Mélanie Klein avait mis en avant, l’accumulation des griefs
contre la mère (le sevrage, la révolte contre les exigences de l’éduca-
tion de la propreté), mais pour donner la plus grande place au com-
plexe de castration. La clarté et la cohérence de cette perspective se
paient d’une obscurité qui donne paradoxalement un grand relief à
d’autres dimensions auxquelles, plus de soixante-dix ans après, il est
indispensable de la confronter.

Bien que Freud n’en fasse pas état dans le texte de 1932, ce détour-
nement d’objet, envisagé dans l’ordre des représentations, ne peut pas
ne pas impliquer la déliaison, des réactions à la perte, des incidences nar-
cissiques, c’est-à-dire des processus de l’ordre du deuil ou de la mélan-
colie. Selon « Deuil et Mélancolie », en effet, un investissement
narcissique et ambivalent est, en cas de perte, à l’origine de l’impossi-
bilité du travail de deuil et facteur de mélancolie. Dans les destins du
lien à l’objet primaire, quelle part faire à l’angoisse de la perte d’amour,
à l’identification primaire comme première forme du rapport à l’objet,
Clair-obscur 111

à la mère idéale dont le deuil est sinon impossible du moins inache-


vable, et sur un autre plan, au rôle de l’identification à la mère dans le
désir d’enfant (revivre le même lien à rôles inversés) ?
Cette question dont Freud ne dit rien dans ce texte conduit inévita-
blement à la « position dépressive » selon Mélanie Klein avec ou sans
ses rapports avec la position paranoïde-schizoïde, et même si, avec
Winnicott, on préfère parler de stade du souci, concern, pour l’objet. Il
est de fait que ce modèle théorique, malgré ou en raison de ses ambi-
guïtés, a trouvé place dans diverses théorisations, quitte à en reprendre
la théorisation comme « deuil originaire ». C’est à partir de là que trou-
vent place bien des développements contemporains qui articulent l’œ-
dipe et la dépression, comme « le féminin mélancolique » selon
Catherine Chabert1, ou le noyau mélancolique féminin selon Monique
Cournut-Janin2.
Sur un autre plan, le postulat kleinien de l’existence des pulsions
destructrices innées va dans le même sens de fermeture que les fac-
teurs constitutionnels invoqués par Freud. Les parents sont a priori
innocentés au point que leur participation active au développement libi-
dinal et à ses conflits disparaît derrière leur fonction. Ce point de vue
positiviste par lequel la scientificité est supposée garantie par l’absence
d’effet de l’observateur dans l’observation est évidemment corrélatif
de l’abstinence et de la simple fonction de miroir de l’analyste dans la
cure. Mais il est peut-être aussi fonction des limites d’un analyste mas-
culin en difficulté pour assumer contre-transférentiellement le trans-
fert maternel et aussi la référence à la clinique de cures peu approfondies,
de durée brève. La période préœdipienne désigne une limite et un espace
pour l’investigation analytique plus qu’une théorie.

En 1932, Freud, toujours préoccupé par l’énigme de l’hystérie, ouvre


donc, avec la notion de phase préœdipienne, un champ de recherches qui
aura une immense fécondité. Dans l’héritage de Ferenczi et de l’école
hongroise dispersée, dont Spitz et Balint, les interrelations précoces de
la mère et de l’enfant ont suscité une multiplication des modèles théo-

1. C. Chabert, Féminin mélancolique, Puf, 2003.


2. M. Cournut-Janin, Féminin et féminité, Puf, 2001.
112 L’enfance du féminin

riques en référence au développement de plus en plus précoce, et sont


venues au centre de bien des controverses, notamment à partir de l’uti-
lisation de l’observation directe et des modèles biologiques (« l’atta-
chement » par exemple). Mais, dès avant les années 1930, Freud est
dans ce domaine en butte à de vives contradictions au sein même du
mouvement psychanalytique. On comprend bien qu’il soit amené, en
1931, à l’âge de soixante-quinze ans, à redéfinir ses positions face à
l’intérêt croissant des psychanalystes pour l’analyse d’enfants, considérée
même comme l’avenir de la psychanalyse, et directement liée à des
théorisations différentes sinon opposées aux siennes. N’est pas sans
incidence le mouvement d’intérêt pour les thèses de Mélanie Klein3
chez ses plus proches et ses plus fidèles élèves. En 1922, lors du Congrès
international à Berlin, le dernier auquel Freud a participé, Abraham
parle de la mélancolie, Ferenczi présente Thalassa, Mélanie Klein lit
devant Freud son texte sur « Le développement et l’inhibition des apti-
tudes chez l’enfant ». Dans la même direction, elle publie en 1926 « Les
principes psychologiques de l’analyse des jeunes enfants », premier
texte fondateur des thèses kleiniennes, et en 1928, le texte sur les stades
précoces du complexe d’Œdipe. Freud se réfère à ce dernier texte dans
son article sur la sexualité féminine de 1931, mais seulement pour
contester la datation du complexe d’Œdipe, alors qu’il s’agit d’un ren-
versement radical de perspective. Ainsi ne fait-il que mentionner sans
aucun développement ce à quoi Mélanie Klein donne la plus grande
place : l’ambivalence pulsionnelle, la mère tuée ou dévorée. De plus, il
exclut ce qui dans son œuvre personnelle aurait pu s’en rapprocher
quelque peu, par exemple l’angoisse originaire de séparation comme
état de détresse (désaide), la mère dans la scène primitive, le fantasme
originaire de séduction à propos de la séduction par les soins mater-
nels, le germe de la paranoïa ultérieure dans la dépendance à l’égard
de la mère. Elle est à peine évoquée : « l’angoisse d’être tuée ou empoi-
sonnée, qui peut former plus tard le noyau d’une affection paranoïaque,
est dès cette période préœdipienne référée à la mère. »4 Mais le méca-

3. M. Klein, (1932), La psychanalyse des enfants, Puf, 1959 ; M. Klein et al., (1921-
1945), Essais de psychanalyse, Payot.
4. Ibid., p. 203.
Clair-obscur 113

nisme de la projection cité en 19315, n’est pas repris en 1932, et pas


non plus la fantasmatique prégénitale préparant la génitalité, ni le fan-
tasme œdipien masochique associé à la masturbation clitoridienne dans
« Un enfant est battu »6. Force est de reconnaître que bien des déve-
loppements actuels trouvent leur origine historique dans le renversement
de perspective illustré, cette même année 1932, par La psychanalyse des
enfants de Mélanie Klein7. Dans un post-scriptum en réaction au texte
de Freud, elle récuse vivement sa conception de la période préœdi-
pienne. Elle écrit : Freud « n’admet pas l’influence du surmoi et de la
culpabilité sur cette relation filiale particulière. Une telle position me
paraît insoutenable… »
Avant la découverte de la position dépressive, publiée en 1935, l’es-
sentiel est « l’œdipe archaïque » qui est clair dans le cas de l’analyse de
Rita, enfant de moins de deux ans. Outre sa précocité, il force à une
révision de la théorie freudienne de la sexualité féminine et de l’envie
du pénis. Le « complexe de féminité » du garçon est symétrique du
« complexe de masculinité » de la fille. En accord avec Hélène Deustch,
elle admet que « le développement génital de la femme trouve son
accomplissement dans le déplacement réussi de la libido orale sur le
génital ». La libido est d’emblée féminine et caractérisée par un but
spécifiquement féminin lié à la « connaissance inconsciente du vagin »
et de son but réceptif. Du fait de son lien avec l’oralité, il vise un objet
à incorporer, le sein et le pénis : d’où la référence au couple sein-pénis,
mère et père confondus. Mais, par rapport à Freud, est affirmée l’im-
portance constituante de la fantasmatique inconsciente et des objets
internes (agissants et personnifiés même s’ils sont partiels). L’œdipe
féminin n’est pas déterminé par le complexe de castration mais par
l’histoire prégénitale qui est déjà aussi génitale. D’où l’idée de la plus
grande intensité chez la fille du pulsionnel prégénital et de la plus grande
force du surmoi par introjection du mauvais objet persécuteur, de la
mère archaïque dominatrice et castratrice ; d’où aussi l’angoisse de

5. Op. cit., p. 11.


6. S. Freud, (1919), « Un enfant est battu », Contribution à la connaissance de la genèse
des perversions sexuelles, OCF/P, XV, pp.120-146.
7. M. Klein, (1932), La psychanalyse des enfants, Puf.
114 L’enfance du féminin

castration féminine des organes génitaux internes et celle de la stéri-


lité. Est sans équivoque la contestation du phallocentrisme de Freud
dont la théorie sexuelle infantile de la phase phallique fait de la sexua-
lité féminine une sexualité masculine régressive et masochiste.

Il faut admettre que la leçon de Freud sur la féminité est séduisante


parce qu’elle porte à sa meilleure explicitation la conception psycha-
nalytique canonique, qu’elle en tire toutes les conséquences en faisant
la part de l’inconnu et surtout parce qu’elle rend compte de bien des
données de la clinique psychanalytique et même de l’observation directe.
Mais, dans de ce qui se vit, se pense et se dit dans la relation de trans-
fert au cours des psychanalyses approfondies, correspond-elle à notre
expérience psychanalytique actuelle du féminin ? Sans doute bénéfi-
cie-t-elle de l’évidence dans bien des aspects de l’hystérie et des névroses
en général, mais elle trouve clairement ses limites aux niveaux archaïques
et dans les organisations non névrotiques. Chercher des articulations
avec d’autres modèles théoriques peut amener à solliciter artificiellement
telle ou telle notation elliptique de Freud, de sorte qu’il est certaine-
ment préférable de prendre la mesure des différences que comporte le
pluralisme théorique actuel. On est ainsi conduit à une interrogation
sur les présupposés et des limites de la conception freudienne expri-
mée en 1932.

Ce qui nous apparaît maintenant comme de l’ordre des représenta-


tions tend à se trouver réduit aux perceptions visuelles, à la détermi-
nation anatomique des sources corporelles de plaisir, de sorte que la
place du fantasme et du rapport à l’objet dans l’imaginaire et dans le sym-
bolique, se trouve ramenée à l’alternative suivante : la mère comme
objet primaire ou le père œdipien. Le réalisme de Freud est au service
de la finesse de l’objectivation clinique de la sexualité infantile sans
prendre en compte les transformations de l’adolescence. Reste entière
la question de savoir, chez l’adolescente et chez l’adulte, quels sont les
effets rétroactifs sur la sexualité infantile de la découverte de l’objet
dans l’état amoureux, de la jouissance génitale qui ne se ramène plus au
plaisir de la masturbation clitoridienne avec des fantasmes phalliques
ou masochiques. Les contradictions entre la sexualité infantile génitale
Clair-obscur 115

et prégénitale et la sexualité génitale de type adulte8 qui sont au cœur


de bien des troubles névrotiques, notamment de l’adolescence fémi-
nine, sont ainsi exclues de la perspective génétique progrédiente adop-
tée par Freud dans le texte de 1932, et, a fortiori, l’idée d’un destin
différent de l’oralité et de l’analité selon le sexe.
En conclusion de ces diverses remarques, apparaît la nécessité
d’une clarification épistémologique. Dès l’origine de la psychanalyse,
la perspective diachronique du développement et de ses phases a donné
des modèles explicatifs qui rendent compte des divers niveaux de l’ac-
tivité fantasmatique susceptibles de se trouver condensés ou télesco-
pés dans les symptômes et d’être actualisés dans la cure par le transfert.
Au plus simple, le transfert paternel peut cacher le transfert maternel.
La réduction de la complexité et de la multiplicité des niveaux hétéro-
gènes de l’activité psychique aboutit à la séquence de phases, des
périodes de développement qui correspondent au déploiement dia-
chronique de fonctionnements psychiques complexes. Ce point de vue
n’exclut pas la référence fondamentale à une histoire subjective, celle
des fantasmes et des rêves, celle du monde interne en rapport avec des
objets dans la réalité extérieure et dans la réalité psychique, histoire
qui n’a, tout au plus, que des recoupements conjecturaux avec l’his-
toire des comportements, et avec ce que l’observation directe peut en
objectiver. La datation qui préoccupait Freud et Mélanie Klein nous
paraît maintenant un faux problème. Le point de vue génétique est
subordonné au point de vue de la structuration feuilletée du psychisme,
de l’organisation dans ses divers niveaux. Par exemple, les rapports de
la position dépressive et de la position paranoïde-schizoïde sont main-
tenant généralement considérés, après Bion, comme dialectiques plutôt
que successifs.
Il est clair que Freud voulait établir une théorie unifiée qui intègre
les données de la psychanalyse et celles de l’observation directe à par-
tir de l’œdipe et de la castration. Une psychologie générale du déve-
loppement affectif et libidinal qui soit aussi une psychologie différentielle
des sexes. Cette visée est aux antipodes des conceptions kleiniennes et
post-kleiniennes d’objets, même partiels, agissants, personnifiés, bien

8. J. Schaeffer, Le refus du féminin, Puf, 1997.


116 L’enfance du féminin

différents des parents réels (le surmoi féroce de Rita dont la mère était
douce…). La construction théorique d’un espace imaginaire permet de
rendre compte de la clinique du transfert et du contre-transfert en termes
de relations d’objet fantasmatiques et va jusqu’à voir des fonctionne-
ments psychotiques universels dans la première année de la vie. En fait,
il s’agit d’une position épistémologique différente en rupture avec le
positivisme de l’objectivation scientifique traditionnelle qui exclut l’ob-
servateur de l’observation pour établir des lois générales. En résultera,
à partir des années 1960, la place croissante prise par l’idée du contre-
transfert et de l’identification projective comme moyens de connais-
sance. Cette position épistémologique reste fondée sur le déterminisme
pulsionnel, la causalité psychique, mais dans l’interrelation. Elle admet
la pluralité des modèles, leur complémentarité possible, et elle ouvre la
question du rôle des facteurs traumatiques et des relations bonnes et
mauvaises, voire pathogènes. Force est de prendre en compte l’impli-
cation des parents réels dans le développement de l’enfant, leur propre
sexualité infantile activée, donc des relations et des expériences vécues
avec leurs propres parents dans leur organisation œdipienne : elles déter-
minent les positions contre-œdipiennes, les modalités de la séduction,
de l’interdit et des triangulations.
La clinique psychanalytique montre l’hétérogénéité des niveaux de
l’organisation psychique et celle des modalités de l’actualisation de
l’infantile dans la cure en fonction du cadre, des théories d’attente, de
l’expérience et, dans une certaine mesure, de l’identité sexuelle de
l’analyste, sa manière d’assumer en lui le féminin, qu’il soit homme
ou femme. Cette réflexion conduit à voir dans le texte de Freud la reprise
clairement explicitée de l’ensemble de la théorie psychanalytique d’un
seul regard, d’un seul vertex, en cherchant à intégrer les nouvelles pers-
pectives aux conceptions antérieures dans une perspective unifiée, tota-
lisante, même si elle admet ses incertitudes. Elle laisse voir les limites
d’une conception qui correspond en fait à un niveau d’organisation par-
ticulièrement à l’œuvre dans l’hystérie, celui de l’organisation génitale
infantile en termes de phase phallique. La réduction et la généralisa-
tion d’allure positiviste est pour Freud d’autant plus autorisée et assu-
rée qu’elle tente de faire face à ce à quoi il est confronté par son
expérience clinique et celle de ses élèves, une nouvelle perspective
Clair-obscur 117

caractérisée par son importance et son opacité, par son clair-obscur,


par la relance de l’énigme.
Dans la clinique psychanalytique contemporaine, si grande est la
force de la théorie sexuelle infantile de la castration dans la causalité psy-
chique inconsciente que, malgré l’évolution considérable de la place
des femmes dans la société depuis Freud, ses effets persistent aussi bien
dans le regard des hommes sur les femmes que dans leur propre per-
ception d’elles-mêmes, les deux étant fortement liés. Non sans de fortes
raisons, le complexe de castration est considéré par Monique et Jean
Cournut comme organisateur fondamental de l’intrapsychique. La femme
qui, dans le mythe freudien, n’a pas participé au meurtre du père ori-
ginaire par les frères, meurtre fondateur de l’interdit et de la culture,
mais qui en a peut-être été l’instigatrice, la tentatrice, elle qui, dans la
Genèse, écoute le serpent pendant que l’homme dort, est dans l’in-
conscient, comme le meurtre, irreprésentable. La portée traumatique
de la séduction originaire tend à faire de la mère un danger pour
l’homme, et aussi pour la femme au risque de se percevoir elle-même
comme dangereuse.
On le voit bien dans la clinique, la délégation féminine du désir de
réussite phallique par identification avec l’homme aimé suppose que
celui-ci soit et reste à la hauteur, ce qu’il perçoit bien. Or l’envie du
pénis est toujours l’envie d’un pénis idéal, notamment dans le registre
du pouvoir, de la force et de l’indépendance. La problématique de la
castration, comme l’indiquaient déjà les considérations de Freud sur le
tabou de la virginité, est à la fois individuelle et interpsychique. L’envie
du pénis que détermine le complexe de castration féminin peut ali-
menter l’angoisse de castration de l’homme que dénie son affirmation
phallique voire sadique. La réponse féminine, si elle n’est pas d’ordre
masochique, ni de surenchère dans la revendication phallique, peut
prendre diverses formes d’inhibition et d’évitement. Des réussites per-
sonnelles, scolaire, universitaire ou professionnelle, prenant une signi-
fication phallique inconsciente, sont perçues comme interdites, comme
actualisation d’une identification masculine, comme usurpation, ou
encore comme appropriation indue du pénis de l’homme qui s’en trouve
castré. Cette fantasmatique peut occulter le niveau sous-jacent, celui
de la logique primaire de l’appropriation, potentiellement
118 L’enfance du féminin

destructrice, de l’objet. Elle peut être directement impliquée dans la


recherche de la jouissance sexuelle du fait des fantasmes inconscients
qui y sont impliqués, c’est-à-dire l’attaque du sein et du corps de la
mère, la dépossession de la mère : sa castration et sa mort (et leurs
effets en retour sur soi comme double de la mère).
La trente-troisième leçon introductive à la psychanalyse, dans laquelle
Freud a traité de la féminité a été publiée la même année 1932 que La
psychanalyse des enfants de Mélanie Klein. Ce double héritage freudien
et kleinien, loin de conduire à opposer deux systèmes, porte à la réflexion
épistémologique. Il apparaît alors qu’il importe de distinguer théorie
générale et modèles opérationnels. La tension entre ces deux exigences
est, comme le montre l’histoire de la psychanalyse, notamment à pro-
pos du féminin, source de créativité. Les modèles théoriques qui ont
valeur heuristique dans la pratique peuvent constituer des alternatives,
ou être compatibles, l’important est la possibilité de la double référence
qui permet d’éviter l’utilisation de la théorie comme système et le risque
du dogmatisme interprétatif.

Bernard Brusset
Comment l’évolution sociologique et médicale pèse sur la
sexualité adolescente compulsivement utilisée pour
masquer une attente de tendresse

Se tourner vers l’homme


IRÈNE RUGGIERO

D EPUIS L’ÉPOQUE OÙ FREUD écrivait1, la structure de la famille et


les habitudes sexuelles se sont complètement modifiées. Cela
a-t-il un effet sur la sexualité féminine ?
Dans la société occidentale, les coutumes sexuelles ont été radica-
lement transformées par l’émancipation économique de la femme et
par le fait que la sexualité se soit autonomisée de la procréation (ce qui
a été rendu possible par les techniques de contrôle des naissances) ; ceci
a produit une atténuation progressive des différences entre les rôles et
fonctions respectifs de l’homme et de la femme qui avaient été longtemps
solidement codifiés. Du fait des mutations culturelles déterminées par
les innovations technologiques, telles que les progrès consécutifs aux
techniques de fécondation artificielle, et plus récemment la diffusion
à grande échelle des nouvelles formes de communication en ligne, les
transformations ont pris une telle accélération que la réalité semble
courir plus vite que notre capacité à la conceptualiser. La possibilité
de divorcer et de se remarier a profondément modifié la configuration
de la famille et les rapports entre parents et enfants, avec une extension

1. S. Freud, (1931), « De la sexualité féminine », OCF/P, XIX.


120 L’enfance du féminin

croissante de l’axe horizontal par rapport à l’axe vertical. Dans les


« familles reconstituées », se multiplient non seulement les figures
« génitoriales » (les nouveaux compagnons de la mère et du père) mais
aussi les figures fraternelles (les enfants préalables des nouveaux com-
pagnons, et ceux qui naissent de la nouvelle union).
Ainsi l’ambiance dans laquelle grandissent les enfants et les ado-
lescents est profondément changée ; ils sont de moins en moins confron-
tés à des pères et mères à rôles définis et différenciés comme objets
potentiels d’identifications bien structurées, et de plus en plus souvent
à des familles dans lesquelles les rôles et les fonctions sont distribués
et exercés sur un mode incertain, fréquemment confus, avec pour consé-
quence une dispersion identificatoire : les jeunes s’identifient sur un
mode plus superficiel à un plus grand nombre de figures. Le niveau
d’intégration et/ou de fragmentation identitaire dépend aussi de la qua-
lité du rapport réel entre les figures adultes de référence dont les rela-
tions réciproques sont intériorisées pendant la croissance.
La diffusion du travail féminin et d’un bien-être matériel toujours plus
grand favorise une scission entre les besoins matériels des enfants, dont
les désirs de « choses » sont non seulement satisfaits mais souvent anti-
cipés, et leurs besoins narcissiques de se sentir considérés, respectés et
compris, de recevoir du temps et de la présence… ; les géniteurs y sont
plus souvent inattentifs, étant à leur tour pris dans un manque sur le
versant narcissique, et portés à utiliser leurs enfants comme support
d’un précaire sentiment de soi. Les parents tendent à éviter le plus pos-
sible le conflit avec leurs enfants, par un comportement hyperprotecteur
et condescendant, dans une compétition à qui sera plus « ami » avec
l’enfant, jusqu’à une annulation en puissance des différences de géné-
rations. Traitant les désirs concrets de leurs enfants comme s’il s’agis-
sait de besoins qui ne sauraient souffrir d’attente, ils abdiquent leur
fonction de poser des règles et des limites contenantes, susceptibles de
fournir un dosage optimal de frustration qui assure la formation d’un
espace mental dans lequel peut se structurer un véritable désir2.

2. E. Gaddini, « La frustrazione come fattore di crescita normale e patologica » (La


frustration comme facteur de croissance normale et pathologique), in Scritti, Milano,
Cortina, 1984.
Se tourner vers l’homme 121

Les conséquences les plus évidentes de ces transformations sont


l’évanouissement des différenciations entre la fonction paternelle et
maternelle, l’atténuation de l’autorité de la figure paternelle tradition-
nellement garante du principe de réalité, au profit d’une « inflation du
code maternel »3, et du poids croissant du groupe des pairs comme point
de référence idéal et identitaire.

Dans son texte, Freud affirme que la petite fille se tourne vers le
père après avoir traversé une phase d’attachement exclusif à la mère, dont
la durée dans le temps a été jusqu’alors très sous-évaluée ; il souligne
avec vigueur l’importance de cette phase pré-œdipienne de la petite
fille : il convient « d’admettre la possibilité qu’un certain nombre d’êtres
féminins restent pris dans la liaison originelle à la mère et ne parvien-
nent jamais à se tourner véritablement vers l’homme ». Freud retient que
cette phase d’attachement exclusif à la mère a chez la femme une impor-
tance bien plus longue que chez l’homme : en fait, nombreuses sont
les femmes qui, bien qu’ayant choisi un mari en se basant sur le modèle
du père, répètent à son égard, dans le cours du mariage, leur mauvais rap-
port avec leur mère : il s’agit, à son avis, « d’un cas évident de régres-
sion » : « la relation à la mère était la relation originelle ; c’est sur elle
qu’était édifiée la liaison au père, et voilà que, l’originel émergeant du
refoulement vient au jour ».
Les changements sociaux s’inscrivent dans un remarquable contre-
point avec les affirmations que Freud avait posées en 1931 : ainsi de la
durée de l’attachement à la mère et de la difficulté à se tourner vers
l’homme qui marquent le développement incertain d’une sexualité fémi-
nine adulte. L’observation des comportements sexuels de nombreux
adolescents (mais pas seulement des adolescents) irait dans ce sens.

Nous assistons à une autonomisation toujours plus précoce des


mineurs qui jouissent d’une liberté impensable il y a seulement vingt ans,
et entretiennent des rapports sexuels apparemment faciles et désin-
voltes, souvent dans les chambres protégées de la maison des parents,
qui le tolèrent car ils sont tranquillisés de pouvoir ainsi tenir « à l’œil »

3. F. Fornari, Simbolo e codice (Symbole et code), Milano, Feltrinelli, 1976.


122 L’enfance du féminin

leurs enfants, à l’abri des périls du monde extérieur ; or, on sait combien
les obstacles et processus fondamentaux de différenciation devraient
prendre leur place dans le cours de l’adolescence.
Les jeunes filles ont tendance à se montrer désinhibées et de plus en
plus souvent assument le rôle actif de la séduction, ne serait-ce que
pour nier la peur de la passivité particulièrement intense à l’adoles-
cence. On a l’impression que d’un côté, ces adolescentes usent des rap-
ports sexuels « pour se délivrer du sexe », d’une tension qui ne s’est pas
encore structurée comme véritable pulsion génitale à proprement par-
ler, pour éliminer un désir/besoin avant qu’il n’engendre des frustra-
tions, pour « s’ôter l’envie » ; d’un autre côté, le rapport sexuel semble
être vécu comme la confirmation narcissique d’un bon fonctionnement,
d’une maturité sanctionnée par le fait de « s’être fait » un garçon, une
sorte de statut qui leur confère une valeur aux yeux des autres du même
âge avec qui l’expérience est généralement partagée (« J’ai changé de
catégorie » m’a dit un garçon de dix-sept ans après sa première expé-
rience sexuelle).

Voilà donc, d’une part, des rapports sexuels de plus en plus pré-
coces et faciles, et de l’autre, deux faits, qui ne sont contradictoires
qu’en apparence : une certaine difficulté à créer des liens durables, et
là où ils se créent, leur intense viscosité. Les relations stables entre
jeunes gens et jeunes filles tendent aujourd’hui à être caractérisées par
une faible différenciation des rôles et un manque de séparation : l’im-
portant est d’être toujours ensemble, de partager toutes les expériences
dans une relation « comme des gens mariés », ce qui a l’apparence d’un
rapport adulte mais révèle le besoin d’éviter des expériences de diffé-
renciation, et de maintenir une fusionalité qui exorcise les angoisses
d’abandon. Ce mode « d’être ensemble » coupe en fait la route à la
transformation des besoins en désirs, ce qui nécessiterait une certaine
séparation et un espace pour pouvoir se structurer.
Dans la vie de couple, ces adolescentes semblent rechercher beau-
coup plus la satisfaction des besoins narcissiques de reflet, que la satis-
faction de pulsions sexuelles génitales. J’ai eu souvent l’occasion de
rencontrer des jeunes filles désinhibées et sexuellement actives qui
entretenaient des rapports sexuels fréquents avec des partenaires
Se tourner vers l’homme 123

différents, semblant apparemment animées d’un désir sexuel libre et


intense, et qui, une fois qu’elles avaient « atterri » dans un couple stable,
signalaient une nette diminution de leur désir sexuel qui allait parfois
jusqu’à s’éteindre ; il était remplacé par celui de « rester dans les bras »,
un désir d’intimité, de cocon, ce qui pouvait entraîner une difficulté à
avoir des rapports sexuels avec le partenaire.
Le sexe semble avoir été davantage pour elles un instrument de séduc-
tion que l’expression d’un désir authentique, se structurant dans le temps :
un moyen d’endiguer l’intense angoisse de séparation et d’accéder à la
satisfaction des besoins primaires, besoin de se sentir toujours présentes
dans l’esprit de quelqu’un qui exerce des fonctions de reflet et de confir-
mation, besoin de quelqu’un avec qui partager chaque détail de ses
propres pensées et sentiments, dans une tentative d’exorciser la sépara-
tion et la solitude, rétablissant la fusionalité de l’univers maternel.
Cette situation particulièrement répandue parmi les jeunes filles se pro-
longe fréquemment dans le mariage, dans lequel la constitution d’une inti-
mité tendre et affectueuse semble s’étendre, aux dépens de la relation
sexuelle proprement dite. Il me semble que jouent un rôle en cela, aussi
bien la satisfaction insuffisante des besoins de base dans le rapport à la
mère, que le fait que le père soit de moins en moins présent comme
figure d’autorité de référence et soit moins valorisé dans l’esprit de la mère
comme compagnon sexué, reconnu et valorisé pour sa différence.
L’affirmation de Freud selon laquelle de nombreuses femmes répè-
tent avec leur mari le (mauvais) rapport originel à la mère n’en paraît
que plus actuelle. Déjà en 1905, dans les Trois essais sur la théorie de
la sexualité, Freud avait souligné que les effets du choix d’objet infan-
tile se prolongent dans des époques plus tardives : « Par suite du refou-
lement qui se place entre les deux phases, […consécutive à la phase de
latence] les buts sexuels ainsi formés ont subi une sorte d’adoucissement
et se présentent à cette période comme constituant un courant de ten-
dresse dans la vie sexuelle [… derrière laquelle] se cachent les anciennes
tendances sexuelles engendrées par les pulsions partielles devenues
inutilisables4. » Les « tendances anciennes » auxquelles il faut renon-

4. S. Freud, (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, collection Idées,


Gallimard, p. 98.
124 L’enfance du féminin

cer comprennent non seulement celles du premier choix objectal infan-


tile (entre deux et cinq ans), mais aussi celles qui datent de l’époque
de l’allaitement. « Ce n’est pas sans raison, dit Freud, que l’enfant au
sein de la mère est devenu le prototype de toute relation amoureuse5. »
Le fait que le choix objectal s’accomplisse en deux temps et qu’à
l’époque de la puberté il faille renoncer aux objets infantiles et retrou-
ver un nouveau courant sensuel « a souvent pour conséquence le fait que
l’un des idéaux de la vie sexuelle, l’union de tous les désirs sur un seul
objet, ne peut être atteint ».
Ces affirmations de Freud sont non seulement pertinentes pour notre
discussion, mais apparaissent d’une déconcertante actualité : de nos
jours, alors que tout semble changé dans les relations entre les sexes
par rapport au temps où Freud écrivait, demeure la difficulté d’inté-
gration au cours du développement, du « courant sensuel » et du « cou-
rant tendre ».

En écrivant ce texte, j’avais à l’esprit deux jeunes femmes et une


jeune fille que j’ai en traitement. Bien qu’elles aient une histoire, une
structure de personnalité et des manifestations pathologiques fort dif-
férentes, elles ont en commun la difficulté, plus ou moins grande, d’ac-
céder à un rapport de couple dans lequel soient intégrés les besoins
primaires et les pulsions génitales.

Elisa a vingt ans lorsqu’elle commence sa cure ; elle est la première


fille de sa mère, la seconde de son père qui avait déjà un fils d’une pre-
mière union. Elisa avait six ans quand ses parents se sont séparés. Sa
mère s’est remariée avec un homme dont elle a eu une fille, et son père
s’est remis en couple deux autres fois, donnant naissance à deux filles
dont la dernière est née pendant la thérapie d’Elisa. Fille unique de ses
parents, Elisa se retrouve avec quatre frères et sœurs tous nés de parents
différents. Elisa vient me voir depuis six ans, et nous avons choisi de
nous voir en face à face car non seulement elle ne supportait pas le
divan, mais ne pouvait même pas tenir en place dans la pièce ; pendant
qu’elle parlait, elle dessinait sans arrêt des fragments d’objets sans

5. Ibid., p. 132.
Se tourner vers l’homme 125

forme reconnaissable sur un bloc de papier que je lui avais moi-même


fourni pour qu’elle ne griffe plus la table avec ses ongles ; nous avons
commencé à trois séances, puis sommes passées à deux car elle n’arri-
vait pas à soutenir un rythme aussi serré.
Au début du traitement, Elisa, qui souffrait de troubles alimentaires
assez sévères, vivait dans une telle situation de promiscuité sexuelle
avec des amis et compagnons occasionnels, souvent inconnus, qu’elle
n’arrivait même pas à se souvenir de leurs noms tant son niveau de
communication était fractionné (et ses expériences consommées dans un
vertige). Surtout, elle changeait très souvent de maisons et de compa-
gnons de cohabitation. Le seul point stable de sa vie était son petit
chien, dont elle n’avait jamais pu se séparer et qu’elle traînait partout
avec elle.
Les rencontres, les disputes, les déménagements étaient « évacués »
en séance, dans un discours rapide et convulsif, sans pause. Quant à
moi, j’étais de plus en plus engagée à affronter un terrible mal de tête
qui montait au cours de la séance jusqu’à me laisser écrasée, souvent
incapable de me souvenir des choses dont Elisa m’avait parlé et qui
n’avaient trouvé aucun endroit d’intégration dans mon esprit où elles
pesaient comme des pierres : à vrai dire, elles n’étaient pas entrées en
moi. Aujourd’hui, les rapports sexuels occasionnels ont cessé, ainsi que
le tourbillon vertigineux des rencontres fragmentaires ; Elisa est désor-
mais pratiquement libérée de ses crises de boulimie, a repris des études
et s’est tournée vers une activité liée à ses intérêts artistiques, quoique
avec une certaine discontinuité. Elle me parle surtout d’une amie avec
qui elle vit (revit) des mouvements affectifs brûlants, intenses, des sen-
timents d’attachement et de dépendance, de jalousie et d’exclusion,
auxquels elle « survit » avec effort, sans les évacuer dans l’agir, et
qu’elle cherche à moduler à travers son rapport à moi. Elle est mainte-
nant amoureuse d’un ami capable de la comprendre « jusqu’au fond »,
avec qui « elle ne sort pas » ; elle espère qu’il tombera amoureux d’elle,
mais ne manifeste envers lui aucune attraction sexuelle : elle aime res-
ter dans ses bras pendant des heures, à parler, à se « relaxer ».

Sandra a quinze ans ; ses parents se sont séparés quand elle en avait
six. Elle réagit à l’abandon définitif du père qu’elle a suivi pendant des
126 L’enfance du féminin

années « comme un cocker » en se faisant aussitôt déflorer par un


homme de trente-cinq ans qu’elle avait repéré en « chattant » sur inter-
net. Il s’en est suivi une année d’agitation sexuelle dans tous les sens,
souvent avec des inconnus, la plupart du temps repérés sur le web, mais
aussi séduits dans la rue et dans des lieux de « chasse » activement
organisés avec Gianna, sa compagne de raids.
C’est sa mère qui me l’a amenée, une mère capable de préoccupa-
tion et de « soutien », elle-même soutenue par un nouveau compagnon
qui ne vit pas encore de façon définitive avec eux. Le contact n’a pas
été facile, Sandra voulant s’enfuir aussitôt de chez moi, mais elle a
ensuite accepté de me prendre « à l’essai ». Il s’est établi rapidement un
bon rapport, quoique toujours menacé (sur un mode interne et externe)
par les attaques de « sa compagne de chasse » ; huit mois plus tard elle
s’est installée de façon inattendue avec un jeune homme qu’elle avait
activement séduit à un arrêt d’autobus et qui s’était « fixé » de rester avec
elle en dépit de ses refus, de ses tentatives de l’effrayer et de ses fugues.
Il est devenu son partenaire attitré, et s’est montré capable de l’aider à
« le supporter » et à contenir ses impulsions. Une histoire à la fois dif-
ficile et douce est née entre eux. Au fur et à mesure que ce compagnon
tend à devenir le point de référence affectif pour Sandra, son confident,
le désir de rapports sexuels avec lui cède le pas à un désir d’être proches,
immobiles, embrassés pendant des heures. Les incursions sexuelles ont
cessé, mais la sexualité avec le partenaire est empêchée par d’intenses
désirs fusionnels.

Daniela a vingt-quatre ans et est en analyse depuis trois ans et demi.


Elle a derrière elle une famille « normale » (deux parents vivant ensemble
et un frère plus jeune). Son histoire est caractérisée par un fort atta-
chement à la mère, dans les bras de qui, il y a encore deux ans, elle
regardait la télévision, et par une énamoration dont elle n’a pas
conscience pour son père, idéalisé et distant, qu’elle craint sur le plan
conscient ; un père avec qui Daniela ne parvient pas à parler et dont
elle ne se sent pas appréciée. La vie familiale est traversée par de nom-
breuses querelles entre les parents, le père prenant une attitude autori-
taire et méprisante qui fait souffrir Daniela ; elle ne peut que se ranger
du côté de sa mère qu’elle sent fragile et en besoin de protection,
Se tourner vers l’homme 127

s’attirant ainsi la colère du père qui est un farouche partisan de la pen-


sée unique, c’est-à-dire de la sienne propre. Et de fait, Daniela n’a
jamais réussi à développer une pensée propre ; peu sûre d’elle, flairant
le vent dominant pour décider comment se comporter, prise dans l’imi-
tation et la complaisance, elle tend à s’adapter aux attentes d’autrui
sans en souffrir, en apparence. D’ailleurs, elle connaît si peu ses besoins,
ses goûts ou ses désirs, qu’il lui est plus agréable de se conformer à
ceux de son groupe d’amis. La peur d’être seule, le besoin permanent
de se sentir « en contact » avec quelqu’un amènent Daniela à se jeter dans
des « histoires » qui la font se sentir « normale », dans des rapports
sexuels avec des compagnons qui lui plaisent mais qu’elle ne se donne
pas le temps de choisir, niant ainsi ses besoins de continuité et de ten-
dresse ou son désir d’être aimée dans une relation exclusive, et reje-
tant derrière elle la souffrance des désillusions et mortifications
auxquelles l’expose son propre comportement. Dans le cours de l’ana-
lyse ces sentiments ont été fastidieusement individualisés et reconnus :
depuis près d’un an Daniela est installée dans une relation satisfaisante
avec un partenaire stable qu’elle aime et dont elle est aimée, et avec
qui elle fait des projets pour le futur ; avec néanmoins une certaine pré-
occupation : Daniela reconnaît que le désir d’avoir des rapports sexuels
diminue au profit d’un désir croissant d’être dans un cocon, de demeu-
rer embrassée par lui toute la nuit, dans une immobilité fusionnelle.

Ces vignettes cliniques ont pour objet de mettre en lumière l’usage


spécifique qu’à un moment donné de leur vie, ces jeunes femmes ont
fait du sexe comme moyen de satisfaire des besoins primaires non recon-
nus comme tels ; ces besoins se sont manifestés sous leur nature plus
authentique quand ces femmes ont constitué des rapports de couple
qu’elles considéraient comme potentiellement stables et durables. Cette
situation a favorisé une régression à la relation originelle à la mère, qui
révèle la fragilité du passage vers l’homme, qui n’avait été accompli
qu’en apparence.

Irène Ruggiero
Traduit de l’italien par Laurence Apfelbaum
Les héroïnes ne sont pas seulement vouées à la guerre et à
l’ombre. Elles peuvent, telle Pénélope, préserver une place
à l’autre.

Héroïnes
MIGUEL DE AZAMBUJA

O N TROUVE CETTE PHRASE de Freud dans la correspondance avec


Fliess. Nous sommes en octobre 1895, Marthe est enceinte, et
le jeune Sigmund échange des confidences avec son ami intime : « Si
tu n’y vois pas d’inconvénient, je donnerai à mon prochain fils le nom
de Wilhelm ! S’il devient une fille, elle se prénommera Anna1. » C’est
Freud lui-même qui choisit les italiques.
Certes, la phrase détonne par sa charge transférentielle explosive.
Mais nous pouvons aussi entendre de façon surprenante les formula-
tions freudiennes concernant la différence de sexes et le devenir de la
féminité, quarante ans avant la lettre. En effet, « s’il devient une fille »
condense le difficile cheminement vers la féminité chez la femme. Freud
le dit de façon très précise dans la XXXIIIe conférence : au début de la
phase phallique, il n’y a que des garçons « Il nous faut maintenant
reconnaître que la petite fille est un petit homme ».2

1. S. Freud, (1887-1902), Lettres à Wilhelm Fliess, La naissance de la psychanalyse,


Puf, p. 115.
2. S. Freud, (1933), « La féminité », Nouvelles conférences d’introduction à la
psychanalyse, Gallimard, p. 158.
130 L’enfance du féminin

L’héroïne n’existe pas d’emblée. C’est le héros, d’abord. Penser l’hé-


roïne oblige ainsi à penser comment elle s’arrange avec le héros qui la
précède. Autrement dit, l’héroïne ne peut être pensée qu’en référence à
la différence de sexes. L’origine historique du mot conforte notre idée :
« Héros est un emprunt au latin classique heros “demi-dieu”, “homme
de grande valeur”, du grec hêrôs, désignant les chefs militaires de la
guerre de Troie comme Ulysse et Agamemnon […] Héroïne est emprun-
tée plus tardivement au latin heroine, du grec hêroinê, qui sert de fémi-
nin à hêrôs3. » Il nous faut donc partir du héros pour atteindre l’héroïne.
* *
*
Certains patients me font penser aux héros anciens. Il est vrai, le
mot « héros » concerne un spectre trop vaste et le risque de la banali-
sation n’est pas loin. Je délimite alors mon champ : ils me font penser
aux héros homériques. C’est cette figure grecque dont les paradigmes
sont Achille dans un pôle et Ulysse dans l’autre, que nous mettrons au
travail ici. Je pense plus particulièrement à certains patients que j’ai pu
rencontrer à l’hôpital, des hommes pressés dont l’infarctus du myo-
carde ou d’autres malaises cardiaques obligent à faire une halte dans
une vie organisée contre le repos et la lenteur.
Cette pause entraîne parfois des secousses et agit comme une sorte
de révélateur des pans fragiles d’une histoire que ces patients voulaient
laisser derrière eux. Ainsi, l’intense activité de l’homme pressé est un
bouclier moteur, une stratégie défensive. Ce style, cette façon d’être, de
se situer dans le monde, nous l’avons appelée position héroique4. Position
que l’on trouve chez certains patients coronariens, mais qui, me semble-
t-il, traverse avec aisance les frontières nosographiques.
Risquons le portrait : ce sont des hommes qui ne peuvent pas s’ar-
rêter, qui ont fait de leur activité permanente un genre. Ce sont des
battants, des conquérants prêts à dépenser leur énergie afin de réaliser

3. Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, tome 2, p. 1711.


4. Cf. à ce propos S. Consoli, « Les conquérants de l’inutile : somatisation et pathologie
de l’idéalité », Revue de Psychologie Médicale, 1992, 24, 3 : 247-250. Cf. également
P. Fédida, « Le site de l’étranger », in La situation psychanalytique.
Héroïnes 131

des exploits, des réussites. En poussant les limites, ils soumettent leur
corps à des rythmes effrénés, comme si celui-ci était à l’abri des lois de
la matière, indestructible, immortel.
Ils se pensent uniques, irremplaçables, et leur vie est organisée autour
de la bataille. Leur victoire intime ? L’instant rêvé de la reconnaissance,
l’éclat sans fin de l’approbation. Ils guettent le signe, dehors. D’où leur
paradoxe : ils se pensent libres, indépendants, autonomes, mais ils cher-
chent sans cesse le regard admiratif : ils sont prisonniers du dehors.

Cette fragilité du héros – personnage « unique » assujetti aux évé-


nements – qui a besoin de l’autre pour exister, Jean Pierre Vernant l’ex-
prime de façon précise en parlant d’Achille : « …cette confiance en
soi appuyée sur un consensus unanime chez autrui, loin de lui procurer
assurance et sécurité, va de pair avec une susceptibilité ombrageuse et
une véritable hantise de l’humiliation » 5. Cette fragilité, ce risque
d’ombre, sont le prix à payer pour incarner, pour être l’idéal et non pas
avoir des idéaux… Pour Achille et pour ceux qui lui ressemblent, l’hé-
roïsme est un piège. Le héros guetteur qu’ils incarnent ne peut pas
perdre de vue l’objet et veut vivre avec lui dans un temps suspendu,
hors du temps, hors du monde.
Cette vie qui se veut intacte est interrogée de façon radicale, chez
certains patients coronariens, avec l’arrivée de la blessure cardiovascu-
laire. Parfois le déni de la maladie et de la mort, partie intégrante de
leur panoplie défensive, garde sa place et la blessure cicatrisée est exhi-
bée comme trophée de guerre. Parfois, ils mettent en cause leur vie
héroïque, et envisagent une voie différente qu’une autre figure de la
mythologie grecque permet d’emprunter. Ulysse, en associant le nostos
(le retour) au kléos (la gloire), enrichit le monde homérique et propose
une issue : entreprendre le retour et aller vers les siens, aller vers le
monde. D’autres signes – une cicatrice d’enfance, un lit partagé avec
Pénélope – et pas seulement les signes de l’éclat au combat. Introduire
le quotidien, la vie avec les autres, renoncer à la place unique et accep-
ter la diversité, la différence. Le héros guetteur deviendra ainsi un héros

5. J.-P. Vernant, « La belle mort et le cadavre outragé » in L’individu, la mort, l’amour,


Gallimard, p. 45.
132 L’enfance du féminin

Essayons maintenant de penser cette position à la lumière de la méta-


flâneur…

psychologie freudienne. La position héroïque essaie d’abolir la perte,


d’où sa quête de l’instant et du monde continu. Ne pas perdre de vue
l’objet signifie ainsi maintenir l’unité du monde précopernicien. C’est
avec ce fort ancrage narcissique que la question œdipienne sera abor-
dée. Ici, ce sont les enjeux de la castration – la nouvelle répartition de
places qui permet la traversée œdipienne, la délimitation nécessaire
entre les générations et les sexes – qui seront mis en suspens à travers
l’héroïsme. C’est comme si le héros voulait traverser l’Œdipe de façon
clandestine, sans en porter les traces, sans y renoncer.
* *
*
Rejoignons maintenant l’héroïne, ou plutôt la petite fille, cette petite
fille qui est à l’orée de la phase phallique. « Avec l’entrée dans la phase
phallique, les différences de sexes s’effacent complètement derrière
leurs concordances. Il nous faut maintenant reconnaître que la petite
fille est un petit homme », nous dit Freud ; la petite fille devra chan-
ger, difficilement, et d’objet, et de zone érogène. L’attachement préœ-
dipien à la mère étant extrêmement puissant, l’éloignement suscitera
la déception, la haine, la jalousie, des passions contrariées qui, pourtant,
ne suffisent pas à expliquer la réorientation de la petite fille. Le fac-
teur spécifique qui permettra le changement réside dans le complexe
de castration. « La différence anatomique se marque dans des consé-
quences psychiques » ; la totalité phallique est ébranlée, la « vie en
bloc » interrogée radicalement, et le garçon et la fille, chacun à leur
manière, répondront à cette nouvelle configuration.
Le garçon, en voyant le sexe féminin, donne un sens précis aux
menaces préalables, et l’angoisse de castration, moteur du complexe,
s’empare de lui. Le héros craint ces changements qui visent à le délo-
ger de sa place unique, à l’inscrire dans la discontinuité qu’implique
la différence de sexes. Mais aussi, dans le registre narcissique, ces bou-
leversements font écho aux inquiétudes qui cherchent la confirmation
et la reconnaissance permanente, et abhorrent ainsi la perte et le
mouvement qui la rend possible. La chute serait imparable, à l’instar de
Héroïnes 133

celle d’Icare.
La fille, elle aussi, voit les organes génitaux de l’autre sexe,
« remarque la différence » et cela permet que sa période œdipienne
puisse avoir lieu. L’envie du pénis est le moteur, le préalable néces-
saire à la reconfiguration identificatoire, au remaniement que produit la
perte de la position unique. En outre, comme le garçon, elle visera aussi
à restaurer une relation privilégiée à l’objet pour faire régner encore
un monde sans perte. C’est contre ce remaniement et ses conséquences
que la figure héroïque féminine va se déployer. Disons plutôt les figures
héroïques. À la différence du garçon, la traversée œdipienne de la fille
est plus complexe et offre davantage de possibilités.
* *
*
Renoncer au renoncement. Maintenir, envers et contre tout, le monde
de la totalité. L’amazone, la guerrière, répond ainsi à ce que Freud
appelle le complexe de masculinité. La guerrière bannit l’envie du pénis
et avec elle, la passivité, qui implique l’empreinte possible de l’autre en
elle6. En effet, l’envie du pénis relance la question de la séduction chez
la fille, et elle s’approprie, de façon active, à travers les scénarios œdi-
piens, l’empreinte de l’autre. Cette opération psychique est mise en
suspens par l’amazone qui veut, elle aussi, traverser l’Œdipe sans en
porter les traces. L’amazone refuse la féminité, et veut rester dans un
monde massif et sans altérité. Elle veut éviter la perte et construit, sans
le savoir, son propre piège.
Être toute activité est une des façons de renoncer à l’envie du pénis7.
C’est la manière éclatante, celle qui attire la lumière de l’exploit et de
la reconnaissance. Néanmoins, on découvre, à l’autre extrême, un autre
refus : être toute passivité ; c’est le sombre pari d’Andromaque.

Charles Baudelaire, prince des mélancoliques, nous a permis de voir

6. Cf. à ce propos C. Chabert, « La passivité » in Féminin mélancolique, Puf, pp. 23-46.


Cf. également C. Chabert, « Les surprises du masochisme moral », L’esprit de survie,
Libres cahiers pour la psychanalyse, Printemps 2000, n° 1, In Press, pp. 107-118.
7. Cf. D. Margueritat, « L’envie du pénis revisitée » in Penser rêver le fait de l’analyse,
L’enfant dans l’homme, n° 1, Mercure de France, 2002, pp. 111-129.
134 L’enfance du féminin

Andromaque, sous la forme d’un cygne, perdue dans les rues de Paris8.
« Le cygne », nous le rappelle Starobinski, évoque de façon discrète le
poète Virgile, surnommé « Le cygne de Mantoue », mais aussi « parmi
les enfants de Saturne, voués à la mélancolie, les prisonniers figuraient
en bonne place. Le cygne en cage est un superbe emblème de la mélan-
colie ».9 Le poète puise la sève de ses vers chez Virgile, quand celui-ci
raconte la saisissante rencontre entre Enée et Andromaque10. Épouse
aimante au début de la guerre, elle sera veuve d’Hector, et puis, après l’hu-
miliation de Troie, elle sera « traînée en servage » pour être l’esclave
de Phyrrus dans l’exil. Après la mort de celui-ci, elle épouse Hélénus
le Troyen, et portera la douleur du monde sur les hauteurs de Buthrote,
en Épire. Et Andromaque, là-bas, a récréé le monde détruit de Troie :
Faux est le fleuve qui coule dans ces contrées et qui a pris le nom du fleuve
du Troie : le Simoïs. Faux, le tombeau d’Hector élevé au milieu de ver-
doyants bosquets où Andromaque fait des offrandes funèbres et appelle
tristement les Mânes de celui-ci : ce tombeau est vide. Fausses sont les
terres du royaume qu’Hélénus a appelées Chaonies, du nom du Troyen
Chaon. Fausse est toute cette ville de Troie construite là-bas, dont la for-
teresse est à l’image de celle de Pergame et dont la rivière aride s’appelle
Xanthe. Les hommes et les choses sont désormais condamnés à ne don-
ner que la représentation de leur drame, et Enée lui-même ne s’y soustrait
pas : en entrant dans la ville, comme si c’était la véritable Troie, il embrasse
les fausses Portes Scées11.

Ainsi se referme le cercle de la captivité : Troie encore, Hector


encore, et cette veuve penchée sur un tombeau vide pour pleurer sans
cesse la perte. Prisonnière d’un monde suspendu où il n’y a qu’ombres
et fantômes, Andromaque, l’exilée, s’éloigne ainsi de la vie et fait le
pari d’une rencontre obscure. En effet, de manière paradoxale, ce trai-
tement singulier de la perte lui permet de maintenir à tout prix le lien
éternel à l’objet. Sa douleur est une issue, mais aussi un piège.

8. C. Baudelaire, « Le Cygne », in Les Fleurs du Mal, Gallimard, p. 125.


9. J. Starobinski, La mélancolie au miroir. Trois lectures de Baudelaire, Julliard, p. 68.
10. Cf. Virgile, L’Eneide, Livre troisième, GF Flammarion.
11. G. Macchia, « Andromaque à Paris », in Paris en ruines, Flammarion, p. 339. Cf.
aussi J. de Romilly, « Andromaque, je pense à vous », in Tragédies Greques au fil
des ans, Les Belles Lettres, pp. 29-43.
Héroïnes 135

Andromaque met en scène la célèbre phrase freudienne : « L’ombre


de l’objet tomba ainsi sur le moi12. » Il s’agit en fait, d’éclipse, l’ombre
vient couvrir Andromaque, la faire entrer dans son royaume, la faire
sienne. Image parfaite de l’identification mélancolique, l’ombre vient
dévorer la planète, l’incorporer, mélanger ses contours et les rendre
ainsi indéfinis. Cette absence d’espace, propre à l’identification mélan-
colique – Andromaque est écrasée par l’ombre –, rend impossible l’ins-
tallation du conflit. En effet, celui-ci suppose des places plus définies
pour que le jeu identificatoire puisse avoir lieu, une mise en espace qui
permet le processus de réobjectalisation. Ici ce n’est pas un conflit,
mais un combat à mort.
Andromaque est captive dans le monde de l’ombre, de la même
manière que l’amazone est captive dans le monde de la lumière. Quand
nous disons qu’Andromaque est toute passivité, nous voulons dire
qu’elle ne met pas sa passivité au service du désir ; sa passivité ne lui
permet pas d’accueillir les empreintes de l’autre et de relancer ainsi le
monde de l’échange. Accueillir les empreintes de l’autre signifie ici se
placer « activement » face à la passivité inaugurelle qui impliquent les
empreintes originelles, traiter l’excitation qui risque le débordement,
le désordre, de telle sorte que la scène de séduction et son fantasme
puisse être organisés13. Créer un espace à l’intérieur de soi et non pas
sombrer dans ce monde sans espace où le désir s’arrête.

Nous pensons que la position héroïque peut être parfois un piège


face aux enjeux de la castration chez la fille. L’héroïne placée dans
cette perspective renonce au renoncement qui implique l’envie du pénis
et cherche à perpétuer, appuyée sur les ancrages narcissiques, la posi-
tion préalable signée par la totalité. Préserver une totalité où la question
de la différence de sexes n’arrive pas à se poser14. Être l’idéal ou être
l’ombre deviennent ainsi deux impasses, deux points de blocage dans
le difficile cheminement vers la féminité.
* *
12. S. Freud, (1915), « Deuil et Mélancolie », in Métapsychologie, Gallimard, p. 158.
13. Cf. C. Chabert, op. cit., pp. 29 et ss.
14. Andromaque, rappelons-le, porte un prénom qui signe cette confusion (andros veut
dire homme, en grec).
136 L’enfance du féminin

*
Pénélope, celle qui attend au foyer le retour du mari, image pour le
moins traditionnelle de la condition féminine, Pénélope, pourrait-elle être
l’objet d’un éloge ?
La position héroïque peut être une position défensive, position de
refuge et d’obstacle en même temps. Elle permet de maintenir les acquis
préalables au complexe de castration ; elle empêche que la fille porte les
traces de la traversée œdipienne. En visant la totalité et le monde mas-
sif, l’héroïsme récuse l’altérité, la différence.
Un autre type d’héroïsme consiste à accepter de se confronter à la
traversée œdipienne, à accepter la perte (de la position phallique, de
l’objet inconditionnel), pour que le désir et sa conflictualisation puis-
sent avoir lieu. Accepter l’envie du pénis ne signifie pas, chez la femme,
vouloir devenir l’homme15 ; au contraire, renoncer à la complétude phal-
lique et faire de l’envie du pénis le moteur du complexe de castration
implique de laisser une place pour que l’autre advienne, laisser une
place pour l’étranger en soi. Être lumière ou ombre suppose de s’iden-
tifier à l’objet en l’incorporant; ne pas pouvoir l’accueillir autrement que
sur le mode de l’incarnation et donc de façon totalisante, sans possibi-
lité de circulation. Laisser une place à l’objet, le tenir à distance en
quelque sorte, permet de le rencontrer un jour.
Pénélope attend Ulysse. Il est parti pour combattre les Troyens sous
les ordres d’Agamemnon. La guerre a duré dix ans et dix ans le retour,
immense colère de Poséidon. Pénélope attend ; elle est confrontée, elle
aussi, à l’absence. Comment vit-elle cette absence ? Difficile à dire.
Est-elle prise par ce temps définitivement immobile, ce temps doulou-
reux qu’enferme Andromaque ? Certes Ulysse n’est pas mort, comme
Hector. Mais Pénélope ne le sait pas, et elle est prête a l’accueillir. Elle
lui a gardé une place. Je crois que l’attente de Pénélope témoigne d’une
disponibilité psychique, d’un espace d’accueil à l’intérieur de soi rendu
possible seulement si l’on a renoncé au monde de la totalité. Le monde
de la totalité (lumière ou ombre) est aussi le monde de l’oubli parce
qu’il est pris dans une répétition infinie.

15. Cf. D. Margueritat, op. cit.


Héroïnes 137

Pénélope, elle, se souvient. Elle lutte contre les forces de l’oubli,


arrête le temps en attendant qu’il puisse redémarrer avec Ulysse. Les
jours passent et les prétendants sont là, espérant que la reine d’Ithaque
finisse sa toile. Mais elle est aussi rusée qu’Ulysse, l’homme aux mille
ruses, le polutropos : « Ulysse et Pénélope incarnent un monde “qui
se rappelle”16. »

La toile de Pénélope est le lieu de l’oubli et de la mémoire. Elle


tisse la toile et ainsi fait croire aux prétendants que le temps passe, car
dès que celle-ci sera finie, elle sera obligée de choisir parmi eux celui
qui prendra la place d’Ulysse. En tissant la toile, elle arrête le temps, elle
fait qu’Ithaque tout entière devient anachronique. Rien ne peut bouger.
Il n’y a plus de succession possible – les prétendants seront toujours pré-
tendants, Télémaque sera toujours le fils du disparu, Pénélope sera tou-
jours l’objet d’un désir suspendu. Mais c’est le moment anachronique
qui permet que la mémoire advienne. En revanche, Pénélope défait la
toile et consacre des nuits entières à « l’analyse » de fils entrecroisés,
« elle effilait la toile pour ne pas se défaire de la mémoire »17.
Elle lui a gardé une place. Elle n’occupe pas la place de l’idéal, cela
empêcherait Ulysse d’arriver, elle n’occupe pas non plus la place de
l’ombre, le voyage n’aurait pas pu avoir lieu. Elle permet la mobilité.
D’Ulysse et Pénélope, lequel des deux voyage ? Certes, Ulysse a fait
du nostos une valeur et son voyage a duré vingt ans. Néanmoins, il est
fort probable que le voyage d’Ulysse commence seulement là, lorsqu’il
retrouve Pénélope.

16. I. Papadopoulou-Belmehdi, Le chant de Pénélope, Belin, p. 63. Cf. aussi les liens
entre art poétique et tissage d’une part et la toile comme signe de virginité, d’autre
part.
17. I. Papadopoulou-Belmehdi, op. cit., p. 21. Cela a été souligné à maintes reprises :
quel est le mot grec qui caractérise cette opération, l’effilage que Pénélope réalise
pendant la nuit ? C’est la première fois que le mot apparaît dans la littérature
occidentale : il s’agit d’analuein, qui veut dire analyse. Cf. aussi la préface de
N. Loraux, in, I. Papadopoulou-Belmehdi, op. cit.
« Le cœur est inséparable de l’esprit. ceux qui ont
distingué l’un de l’autre n’avaient ni l’un ni l’autre. »

George Sand : le cœur, l’esprit


MARIE-CLAUDE SCHAPIRA

P ARMI LES JUGEMENTS MASCULINS infâmes portés sur George Sand,


le plus connu n’est pas celui des Goncourt que l’on trouve dans
leur journal à la date du 8 décembre 1893 :
Si on avait fait l’autopsie des femmes ayant un talent original, comme
Mme Sand, Mme Viardot etc… on trouverait (sic) chez elle des parties géni-
tales se rapprochant de l’homme, des clitoris un peu parents de nos verges.

Le mérite d’un tel énoncé est de nous apprendre deux choses : il


donne la mesure du risque que prend une femme à vouloir devenir auteur
au XIXe siècle et il confirme que la sexualisation et même la bisexuali-
sation à l’œuvre dans l’écriture n’est pas une invention de la psychana-
lyse.
D’une manière symbolique sinon anatomique, il est vrai que, pour
George Sand, le sexe de la nature et le sexe de l’identification – le
« genre » – ne coïncident pas. Si elle naît avec les dispositions bisexuelles
que l’on reconnaît à l’enfant, elle devient vite et décidément garçon –
disons en termes freudiens qu’elle développe un fort « complexe de

1. Cf. S. Freud, « La féminité », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse,


p. 150-181, Folio essais, 2000.
140 L’enfance du féminin

masculinité »1 – en raison de son roman familial et de l’éducation qui


lui est donnée. Fille unique, elle est le substitut d’un père, officier de
Napoléon, mort accidentellement à trente ans. Substitut passionnellement
investi par deux femmes, sa mère et sa grand-mère qui se disputent sa
possession. Elle dira toute sa vie son attachement « d’entrailles » à une
mère plébéienne, possessive et violente, qui décide sans le savoir de
son orientation vers la liberté, la créativité et l’amour du peuple.
La double et durable identification à une mère phallique et à un père
absent et fortement idéalisé détermine le sexe imaginaire de l’enfant. La
formation donnée par une grand-mère aristocrate et rationaliste le
confirme. Deschartres, le précepteur de son père, dispense son savoir à
Aurore qui étudie en même temps qu’elle joue les garçons manqués
dans une libre et active vie campagnarde. Jusqu’à ce que, quelque peu
débordée, sa grand-mère la mette au couvent à Paris renouant avec l’or-
thodoxie de son milieu qui veut qu’une fille se conforme et se marie.
Sand l’écrit en une formule percutante à Poncy, poète et prolétaire :
« Je fus faite demoiselle et héritière2. » On entend bien là qu’elle récuse
à tout jamais le statut social de femme qu’on prétend lui imposer. Freud
explique qu’on devient femme en renonçant à l’activité tolérée chez
l’enfant et en acceptant « la poussée de passivité qui introduit le tour-
nant vers la féminité3 ». Tournant qui paraît problématique voire inter-
dit à celle qui ne pouvait que rester fidèle, au cœur d’une injonction
paradoxale, à la légende paternelle, à la bohème maternelle et à l’am-
bition intellectuelle grand maternelle. Elle essaya honnêtement le mariage
et la « passivité » pendant une période de latence fragile qui vola en
éclats sous l’impulsion d’un prodigieux désir de liberté à laquelle elle
se livra pour toujours et sans concession.

Les modalités de la rupture sont sans ambiguïté. Elle change de


lieu : elle vient à Paris avec sa fille et son amant, Jules Sandeau, avec
lequel elle ébauche une collaboration littéraire avant de bien vite voler
de ses propres ailes. Elle organise son temps de façon à satisfaire aux
exigences de ses deux sexes. Elle obtient de son mari de se partager,

2. Correspondance, VI, p. 328, G. Lubin, Garnier, 1969.


3. « La féminité », p. 174.
George Sand : le cœur et l’esprit 141

selon une alternance trimestrielle, entre Nohant – où elle s’occupe de


sa maison et de son fils – et Paris, où elle écrit. À Paris, elle instaure
l’autre coupure, le jour pour vivre, la nuit pour écrire, à laquelle elle sera
fidèle toute sa vie. Elle change de moi en changeant d’habit et de nom.
Les conditions pratiques de la transformation étant acquises, reste à se
mesurer aux irréductibles différences de l’autre sexe dont elle se montre
tout à fait avertie :
Que la femme soit différente de l’homme, que le cœur et l’esprit aient un
sexe je n’en doute pas […] mais cette différence essentielle pour l’harmonie
des choses et pour les charmes les plus élevés de l’amour, doit-elle consti-
tuer une infériorité morale?

Sand a dès cette époque (et la lecture critique qu’elle fait de


Montaigne le prouve) la juste conviction que « l’infériorité morale attri-
buée à la femme » est d’ordre culturel :
Cette ineptie et cette frivolité que vous nous jetez à la figure, c’est le résultat
de la mauvaise éducation à laquelle vous nous avez condamnées, et vous aggra-
vez le mal en le constatant. Placez-nous dans de meilleures conditions, pla-
cez-y les hommes aussi, faites qu’ils soient purs, sérieux et forts de volonté, et
vous verrez bien que nos âmes sont sorties semblables des mains du créateur4.

Elle ne dira pas autre chose quand, trente ans plus tard, écrivant à
Flaubert qui dans un accès d’auto-dérision qui va loin, se dit hystérique
comme une femme et suggère qu’il a peut-être les deux sexes :
[…] pour les gens forts en anatomie il n’y a qu’un sexe. Un homme et une
femme c’est si bien la même chose que l’on ne comprend guère les tas de dis-
tinctions et de raisonnements subtils dont se sont nourries les sociétés sur
ce chapitre-là. J’ai observé l’enfance et le développement de mon fils et de
ma fille. Mon fils était moi, par conséquent femme bien plus que ma fille
qui était un homme pas réussi5.

Quoi qu’on pense des transferts à l’œuvre concernant Maurice et


Solange, l’important est de retenir que la bisexualité se loge en chacun

4. HDMV, II, p. 126


5. Gustave Flaubert- George Sand, Correspondance, p. 121, Flammarion, 1992.
142 L’enfance du féminin

d’entre nous et que, théoriquement, la ligne de partage ne passe pas


entre un homme et une femme mais à l’intérieur de chaque homme et
de chaque femme. Cette intime conviction explique la spécificité de Sand
dans sa gestion du masculin et du féminin, qui est de s’évertuer à une
intrépide conciliation des deux. L’évidence de la dévalorisation du fémi-
nin qu’elle constate et qui la fait aspirer aux vertus masculines cohabite
chez elle avec un attachement à des valeurs féminines auxquelles, pour
certaines, elle ne saurait renoncer sans reniement et toute sa vie milite pour
une double appartenance sexuelle. Elle est homme par ses choix de vie,
son indépendance financière acquise grâce à un métier qui demande créa-
tivité et intelligence et sa liberté sexuelle. Les contours de sa féminité,
même malmenés par des exigences contradictoires, restent stables. De
manière intransigeante elle reste mère et défend ses droits contre un mari
qui ne rêve que de lui faire payer ses abandons. Toute sa vie elle rayonne
sur un foyer. Éprise de liberté, elle est envahie par les « autres » qui lui
prennent beaucoup de temps, d’énergie et d’argent. Sans doute est-ce là
un trait féminin un peu pervers que cette recherche de dépendances mul-
tiples (enfants, amants, amis, maisons) qui doit ne pas être sans béné-
fices : l’exercice du pouvoir dans des domaines où la concurrence
masculine est inexistante, le besoin de se rendre indispensable pour se sen-
tir aimée, la stratégie qui consiste à se donner entièrement pour mieux pos-
séder. Cependant, les voies de l’émancipation sont étroites et le monde
se chargera de le lui faire savoir. Quel homme acceptera le dialogue avec
une femme devenue forte ? Quelle société tolérera une femme devenue
libre ? Quelle littérature écrira une femme devenue intelligente ? Tout en
faisant la brillante démonstration que la liberté et la compétence mas-
culines ne sont pas inaccessibles aux femmes, Sand va découvrir que la
souffrance, dont elle est familière depuis l’enfance, ne fait que se creu-
ser : elle la découvre dans le conflit des sexes dont son mariage est loin
de lui avoir révélé l’essentiel. Elle la trouve au cœur de l’amour mater-
nel qui est une entrave à la liberté, une source de dépendance et de cul-
pabilité. Enfin l’incertitude identitaire, qui a rendu possible le déplacement
sexuel qu’elle opère et dont elle escompte un apaisement, est à l’origine
d’un surcroît de souffrance dû à l’exercice lui-même et à la violence du
jugement social porteur de stigmatisations et d’avanies de toutes sortes.
Notre virtuose de l’intenable vit souvent dans l’agitation, le méconten-
George Sand : le cœur et l’esprit 143

tement de soi, la tentation du suicide et se plaint à Sainte-Beuve :


Il y a des hommes qui viennent au monde tout faits … Ils m’inspirent une
sorte de jalousie mauvaise et chagrine, car après tout, pourquoi ne suis-je
pas comme eux ? Je suis auprès d’eux dans la situation des bossus qui haïs-
sent les hommes bien faits, les bossus sont généralement puérils(sic) et
méchants mais les hommes bien faits ne sont-ils pas insolents, fats et cruels
envers les bossus6 ?

Reste à voir comment, tributaire des exigences des deux sexes, notre
« bossue » s’y prend pour marcher droit en littérature.
* *
*
Il est remarquable de constater à quel point sa pratique est, à tout
moment, marquée d’ambivalence, ou peut-être faudrait-il dire de bila-
téralité, tant le masculin et le féminin vont de pair, comme dans sa vie,
dans tous les aspects de sa production.
Écrire est d’abord pour elle un métier. Elle écrit pour vivre et faire
vivre son entourage jusqu’à ses derniers jours. Elle entretient sa maison,
établit ses enfants, donne de l’argent à plus pauvre qu’elle sans esqui-
ver jamais ce qu’elle tient pour sa responsabilité. Dure en affaires, elle
assimile mieux que beaucoup d’écrivains de son temps les nouvelles
contraintes éditoriales qui font du livre une marchandise dépendant de
l’opinion du consommateur. Elle travaille beaucoup, elle aime l’effort
et la discipline. Loin de tout amateurisme, elle se documente sérieuse-
ment pour chaque ouvrage et la somme de ses savoirs en fait un des
esprits réellement cultivés de son époque. Cependant elle semble tenir
peu de compte de ce qu’elle écrit et prétend ne pas se souvenir de ses
textes. Il est vrai que son imagination sans limites, sa puissance de tra-
vail énorme, sa facilité de plume lui permettent de se laisser aller à une
production compulsive qu’elle dit ne pas contrôler. Aussi sera-t-elle
perçue par les écrivains masculins comme une intarissable bavarde aban-
donnée à une logorrhée sans rapport avec les exigences de l’écriture.
Le contenu de ses romans ne semble pas devoir racheter leur forme.

6. Correspondance, lettre à Sainte-Beuve, 18 juin 1833, II, p. 329.


144 L’enfance du féminin

Elle écrit des romans d’amour qui se terminent par des mariages et en
cela restent conformes à l’attente du lecteur ou plutôt de la lectrice de
romans. Là n’est évidemment pas son ambition. Elle écrit sans se las-
ser sur la condition qui est faite aux femmes dans la société de son
temps. Elle met en place les modalités d’un nouveau mariage fondé sur
l’égalité des sexes. Elle écrit beaucoup sur les enfants, sur les relations
des filles aux pères, des fils aux mères. Échappant aux stéréotypes, elle
écrit sur la complexité du féminin dans un monde où la condescen-
dance méprisante de l’homme écrase les femmes. Ce faisant elle crée
des types de femmes intelligentes, fortes et libres dont Consuelo est le
parangon mais pas le seul exemple. Edmée de Mauprat, Lucrezia
Floriani, Lucie La Quintinie, Celie Merquem ou Nanon, toutes savent
allier, dans des tempéraments d’exception, les plus belles qualités des
deux sexes.
Le « cœur » et « l’esprit » sont pourtant de cohabitation délicate. Il
faut beaucoup d’invention romanesque pour que les meilleurs des
hommes acceptent comme un progrès de laisser parler la part féminine
de leur moi. Quant aux femmes, il semble bien acquis que, pour sensées
qu’elles deviennent, elles ne renonceront pas à écouter leur cœur, à
commencer par leur créatrice qui revendique cette spécificité de son
sexe : « Rien n’entre dans mon esprit si ce n’est par le cœur7 », « le
cœur est toujours pris au détriment de la tête8 ». De là ce qui est géné-
ralement considéré comme une autre de ses faiblesses, une empathie
qui fait la part belle aux sentiments mais aussi à la morale. Flaubert
redoute son côté « sermonneuse », « bénisseuse ». Baudelaire écrit :
« elle a dans les idées morales la même profondeur de jugement et la
même délicatesse de sentiment que les concierges et les filles entrete-
nues9 ». Proust est sévère à l’égard de ce qu’il appelle « les bons sen-
timents ». Il est vrai que Sand a l’esprit de sérieux. Elle est peu encline
à l’ironie. Idéaliste et pédagogue, elle croit à la performativité du bien.
Il semble cependant évident que ces hommes intelligents ont, ou
mal identifié ou englobé dans une réprobation qui en dit long sur leur

7. Correspondance, VI, p. 467.


8. Corr. F- S, p. 252.
9. C. Baudelaire, Œuvres complètes, p. 1280, Bibliothèque de la Pléiade, 1961.
George Sand : le cœur et l’esprit 145

propre fonctionnement moral, un certain nombre de transgressions qui


n’étaient pourtant pas minces. La plus évidente est de mener la vie indé-
pendante et sexuellement libre qu’elle n’a guère osé donner à ses héroïnes
et qu’elle tait dans ses écrits personnels. Une autre est d’écrire, et
d’écrire des romans d’amour où sont traités des sujets sérieux qui deman-
dent un engagement intellectuel, social ou politique. Le péché de
M. Antoine s’interroge sur les effets de l’industrialisation. Mademoiselle
La Quintinie traite de la religion, Nanon de l’Histoire et des Révolutions,
Consuelo de la musique, de l’histoire de la Bohème, des sociétés secrètes.
Enfin une réelle audace littéraire est l’affirmation d’un « je » vérita-
blement autonome dans une autobiographie qui est un monument sans
beaucoup d’équivalents dans son siècle. Ainsi persiste, à travers les
années, une aptitude peu commune de Sand à se maintenir dans les
deux sexes, à lutter sans cesse pour préserver ou corriger son image
souvent mise à mal par une société qui n’accepte guère que l’on vive
dans sa marge. Elle dira à la fin d’Histoire de ma vie le mensonge de cet
apparent équilibre :
La vie que je raconte ici était aussi bonne que possible à la surface. Il y avait
pour moi du beau soleil sur mes enfants, sur mes amis, sur mon travail; mais
la vie que je ne raconte pas était voilée d’amertumes effroyables10.

Et il est vrai que l’on perçoit dans l’œuvre une voix souterraine qui
échappe à l’irrépressible commentaire d’une intelligence organisée et
volontariste. Comme il arrive chez les grands écrivains, le texte en sait
plus sur l’auteur que l’auteur lui-même et se déploie alors, au cœur du
texte mais en bordure de son sens littéral, une écriture du trouble qui dit
les houles profondes de l’inconscient.

Sand écrit à Flaubert « ne (savoir) jouer qu’avec (ses) propres


désastres11 ». Ces territoires étranges et douloureux sont ceux où la dif-
férence des sexes déniée ou aménagée, dans l’univers diurne de ses
romans, revendique une expression. On trouve un déni explicite à l’ori-
gine même de la pulsion créatrice de sa pré-adolescence dans le rêve

10. HDMV, II, p. 439.


11. Corr. F-S, p. 519.
146 L’enfance du féminin

éveillé de Corambé qui n’a pas encore de traduction littéraire concrète.


Ce génie du bien qui « console et répare sans cesse » est « pur comme
Jésus » et « beau comme Gabriel ». Production d’un actif inconscient
(« Corambé se créa tout seul dans mon cerveau »), il est surdéterminé
dans sa caractérisation sexuelle :
Et puis, il me fallait le compléter en le vêtant en femme à l’occasion, car ce
que j’avais le mieux aimé, le mieux compris jusqu’alors, c’était une femme,
c’était ma mère… En somme il n’avait pas de sexe et revêtait toute sorte
d’aspects différents… Je voulais l’aimer comme un ami, comme une sœur,
en même temps que le révérer comme un dieu12.

On note dans ce rêve d’enfant, bien évidemment interprété par la


femme adulte qui s’en souvient, la confusion des sexes qui se neutra-
lisent dans le déni de leur différence. Corambé console de toute douleur
dans une relation fusionnelle et a-conflictuelle dont son androgynéité est
la garantie.
Plus tard dans sa vie adulte, cette possession intérieure est, dans les
lettres à Flaubert, nommée « l’Autre », à la fois personnification roman-
tique de l’inspiration et préfiguration de l’inconscient :
je ne peux rien trouver en moi. C’est l’autre qui chante à son gré, mal ou
bien, et quand j’essaie de penser à ça, je m’en effraie et je me dis que je ne
suis rien, rien du tout13.

Il est caractéristique de voir Sand, qui habituellement déploie une


grande énergie pour s’assurer la maîtrise de son existence, s’inquiéter
de cette puissance intérieure qui la renvoie à une identité creuse. Si elle
a écrit pendant si longtemps c’est sans doute pour vivre, mais aussi
pour survivre, dans le monde parallèle de la fiction édifié à partir d’ex-
périences difficiles et cependant aptes à la protéger d’agressions plus
sévères. La revendication de l’identité des sexes dans la réalité, la
construction de nouveaux rapports masculin/féminin a-conflictuels dans
la fiction, n’empêchent pas le refoulé de faire retour dans les textes de

12. HDMV, I, p. 813.


13. Corr F-S, p. 103.
George Sand : le cœur et l’esprit 147

manière allusive, ce qui le rend d’autant plus complexe et précieux.


Sans doute une femme est-elle comme un homme mais quand même
une femme n’est pas un homme. Le désir, qui est le grand non-dit de
l’élaboration sandienne consciente des rapports du masculin et du fémi-
nin, revendique ses droits à l’expression à la faveur d’une écriture trou-
blée qui fait frémir les récits sans s’écarter – et c’est probablement là
qu’est sa limite – du pacte originel de moralité scellé entre l’auteur et
son lecteur. C’est pourtant bien parce que la transgression est sous-
jacente et que la communication se fait d’inconscient à inconscient que
ses meilleurs lecteurs ont pu être des hommes à la sexualité non nor-
mative et suffisamment artistes pour entendre ce qui n’était pas dit.
On pense à Proust, sensible à la connotation incestueuse de l’amour
du Champi et de sa mère adoptive, qui commente avec des mots d’une
profonde pertinence ses impressions de lecture d’enfant :
Les procédés de narration destinés à exciter la curiosité ou l’attendrissement,
certaines façons de dire qui éveillent l’inquiétude et la mélancolie […] me
paraissait simplement une émanation troublante de l’essence de François le
Champi14.

L’« inquiétude », la « mélancolie », le « trouble » sont des mots qui,


depuis Freud, aident à cerner l’inconscient des textes qui réfèrent à l’in-
décision identitaire.
Consuelo est un grand texte qui met en scène de grands troubles.
Albert de Rudolstadt conquiert et épouse deux fois Consuelo sous deux
identités différentes. D’abord ami et mère, à la façon de Corambé, il
lui inspire un enthousiasme platonique consacré par un mariage sur son
lit de mort. Miraculeusement ressuscité et travesti, il lui inspire, sous le
nom de Liverani, un autre amour, très sensuel celui-là, et le second
mariage célèbre l’union de l’esprit et des sens. Lecteur hors pair, Flaubert
fait part à Sand des jeux inquiétants de son inconscient : « Pourquoi
suis-je “amoureuse” de Liverani ? C’est que j’ai les deux sexes peut-
être. » Loin des bons sentiments dont on a fait un peu vite sa spécialité,
Sand a exploré les territoires du désir dont elle était (et refusait de se
reconnaître) tout à fait familière. L’amour des mères et des fils, la haine

14. M. Proust, À la recherche du temps perdu, I, p. 41.


148 L’enfance du féminin

des mères et des filles, la jalousie, l’horreur d’une féminité associée à


la prostitution se lisent dans ses textes à travers des identifications
contradictoires et douloureuses. La mise à distance de la différence des
sexes et l’ambition d’être des deux sexes, qui en est un aspect, paraît donc
une formation de compromis dont on doit constater les limites et qui
demande une orientation nouvelle.

George Sand a connu de façon particulièrement aiguë ce qu’il est


convenu d’appeler la crise du milieu de la vie au cours de laquelle l’in-
tériorisation de l’idée de la mort change la manière d’aimer et de créer.
Les années d’adolescence de Solange15 puis le terrible échec de son
mariage, les scènes avec Clésinger, la rupture avec Chopin mirent à
mal son image et nécessitèrent une reconstruction dont Histoire de ma
vie fut l’outil efficace. Dans ces années-là elle écrit, en 1843 Consuelo,
en 1846 Lucrezia Floriani qui disent quelque chose de la crise qu’elle
traverse. Consuelo est une cantatrice qui perd sa voix, renonce à la
scène, et aborde la deuxième moitié de sa vie en transmettant à son fils
ses ambitions esthétiques et en consacrant toute sa volonté de faire le
bien à sa famille et au peuple à la rencontre duquel elle va. Lucrezia
Floriani, actrice en vogue, se retire du monde à trente ans, abandonne
ses amants, se consacre à ses enfants et finalement meurt dans les bras
de son fils aimé qui héritera de ses dons artistiques. Deux femmes
artistes renoncent à leur art et aux formes passionnées de l’amour.
George Sand avait trop de santé pour renoncer à rien. Après 1847, année
où elle avoue « n’avoir jamais aimé la vie » et « l’idée et l’envie du
suicide16 », elle a encore devant elle plusieurs amants et une trentaine

15. George Sand a eu deux enfants. Maurice, fils aimant, resta longtemps dans la
dépendance maternelle, se maria à quarante ans et s’essaya en amateur à la peinture
et à la littérature. Solange, fille probablement illégitime, fut le grand échec de Sand.
Elles vécurent dans un malentendu tragique, la fille se disant mal aimée, la mère
reprochant durement à sa fille son ingratitude. Le mariage avec le sculpteur
Clésinger, la brouille qui s’en suivit, la mort d’une petite fille prise dans la
conflagration familiale, l’existence « immorale » de Solange libérée des liens du
mariage, constituèrent l’irréparable souffrance de la vie de George Sand.
16. Sketches and hints, Pleiade, II, p. 626.
George Sand : le cœur et l’esprit 149

d’années de production littéraire. Ce qui n’empêche pas qu’il se passe


en elle quelque chose comme une conversion dont on trouve des traces
écrites. À la fin d’Histoire de ma vie17, elle raconte un moment de crise
aiguë, dans le petit bois de Nohant, (« j’avais alors environ quarante
ans ») qui se résout en pleurs et en une irrévocable décision : « aucune
ambition, aucun rêve de bonheur personnel pour moi-même en ce monde,
mais beaucoup d’espoir et d’efforts pour le bonheur des autres. » Cette
disposition d’âme, à l’assise mystique, lui apporte, dit-elle, la tran-
quillité, « et je gardai cette tranquillité intérieure toute ma vie ». C’est
à ce tournant de sa vie qu’elle fait allusion, dans une lettre à Flaubert,
un an avant sa mort :
Je ne puis oublier que ma victoire personnelle sur le désespoir a été l’ou-
vrage de ma volonté et d’une nouvelle manière de comprendre qui est tout
l’opposé de celle que j’avais autrefois18.

Ce moment épiphanique d’accession à une sérénité, conquise au


prix du deuil d’un certain nombre de coûteux contresens, peut se lire à
la lumière de cette problématique de la différence des sexes qui n’est pas
parvenue à se stabiliser jusque-là. Ce dont il est question c’est, à l’orée
de ce que son époque appelait la vieillesse, d’aménager sa vie privée et
d’évaluer ce que peut encore être sa vocation littéraire. Parmi ses cor-
respondants et amis, Arago et Hetzel sont ses confidents sentimentaux,
dans ses dix dernières années, Flaubert est l’interlocuteur de prédilec-
tion, le seul avec qui elle puisse parler littérature, et plus précisément
des rapports de la vie et de la littérature qui l’intéressent.
À Arago elle écrit :
Jeune encore et passionnée, j’ai fait taire le cœur et les sens, je me suis
retirée dans une vie d’austérité que j’ai toujours paru porter gaiement et
sans regret19.

Elle prétend l’avoir fait pour Solange, à seules fins de lui conqué-
rir l’opinion et d’attirer les regards sur sa seule jeunesse. L’opération ne

17. HDMV, II, p. 439-441.


18. Corr. F-S, p. 511. (C’est moi qui souligne)
19. Correspondance, VIII, p. 22.
150 L’enfance du féminin

fut sans doute pas sans bénéfice si l’on en croit l’estimation rétrospec-
tive qu’elle en fait pour Flaubert en 1871 : « Le jour où j’ai résolument
enterré la jeunesse, j’ai rajeuni de vingt ans20. » Elle ne renonce pas à
« chérir », comme elle le dit. Elle opte pour des amours moins excep-
tionnelles mais aussi moins sacrificielles que celles qu’elle a connues
et accepte d’être à son tour protégée et aimée. Ce sera la tonalité affec-
tive de ses dernières années après la rupture avec Chopin.
Dans Sketches and hints, on trouve, en 1868, la critique de sa période
romantique :
J’ai beau chercher en moi, je n’y retrouve plus rien de cette personne anxieuse,
agitée, mécontente d’elle-même, irritée contre les autres. J’avais sans doute
la chimère de la grandeur. C’était la mode du temps […] 21

Dans les lettres à Flaubert on apprend comment, la flambée créa-


trice et le désir de gloire de sa jeunesse apaisés, elle apprécie son tra-
vail littéraire. Confrontée à cet artiste misogyne, dont elle admire le
génie et dont elle comprend la singularité, elle se dit consciente des
limites de la création féminine mais se montre assez peu encline à les
condamner. Toutes ses prises de position sont en même temps auto-cri-
tiques du point de vue de l’artiste masculin et, souvent dans la même
phrase, revendiquées par la femme qu’elle est et qui est aussi artiste.
C’est là, à partir d’une prise de conscience aiguë, le choix nouveau de
la seconde moitié de sa vie : le ralliement au « genre » dont elle a tant
voulu se distancier. Dans ses dix dernières années, on trouve nombre de
proclamations qui hiérarchisent paradoxalement le bonheur de vivre à
Nohant avec enfants et petites-filles et la toujours présente nécessité
d’écrire :
Nous nous aimons passionnément nous cinq et la « sacro-sainte littérature »
comme tu l’appelles n’est que secondaire pour moi dans la vie. J’ai toujours
aimé quelqu’un plus qu’elle et ma famille plus que le quelqu’un22.

20. Corr. F-S, p. 339.


21. Pléiade, II, p. 630.
22. Corr. F-S, p. 375.
George Sand : le cœur et l’esprit 151

Mon Dieu, que la vie est bonne quand tout ce qu’on aime est vivant et
grouillant […]. Peut-être eût-il fallu dans ta vie « l’emboîtement du sentiment
féminin » dont tu dis avoir fait fi. Je sais que le féminin ne vaut rien mais peut-
être pour être heureux faut-il avoir été malheureux23.

En plus cruel :
On n’est pas assez littéraires pour toi, chez nous, je le sais, mais on aime et
ça emploie la vie24.

Sans doute, reconnaît-elle, l’écrivain femme a trop de cœur, s’iden-


tifie trop aux personnages qu’elle crée, est trop « hors de soi », trop
dans la vie, appartient trop aux autres, mais ce sont ces excès qui font
sa richesse et son œuvre :
Ne rien mettre de son cœur dans ce qu’on écrit ? Je ne comprends pas du
tout, oh mais pas du tout. Moi il me semble qu’on ne peut pas y mettre autre
chose. Est-ce qu’on peut séparer son esprit de son cœur, est-ce que c’est dif-
férent? … Enfin ne pas se donner tout entier dans son œuvre me paraît aussi
impossible que de pleurer avec autre chose que ses yeux et de penser avec
autre chose que son cerveau25.

Elle ne disait rien de fondamentalement différent dans Histoire de


ma vie en affirmant : « La femme sera toujours plus artiste et plus poète
dans sa vie, l’homme le sera toujours plus dans son œuvre26. » À ceci
près qu’elle accepte maintenant la dictature du « cœur », ce qui est une
subtile manière, en disant « je ne suis pas artiste mais je suis femme »,
de se revendiquer supérieure en refusant la compétition. Devant ce
déferlement affectif, Flaubert se justifie : « Je me suis mal exprimé en
vous disant qu’il ne fallait pas écrire avec son cœur », s’en tient à ses
principes : « je crois que le grand art est scientifique et impersonnel27 »,
s’avoue femme à son corps défendant, : « Je me suis féminisé et atten-

23. Ibid., p. 403.


24. Ibid.
25. Ibid., p. 107.
26. HDMV, p. 127.
27. Corr. F-S, p. 110.
28. Ibid., p. 122.
152 L’enfance du féminin

dri par l’usure, comme d’autres se racornissent. Et cela m’indigne. Je


sens que je deviens vache28. » Immergé dans les joies familiales de
Nohant, il se met à douter et – ce qui est un comble – se dit jaloux du bon-
heur domestique de Maurice pour finalement rendre les armes : « Quelle
bonne femme vous faites et quel brave homme! Sans compter le reste29 ! ».
Gautier déjà, écrivait de Nohant à Ernesta Grisi : « Il est impossible
d’être meilleure femme et meilleur garçon à la fois30. » À soixante ans,
libérée des caractères sexuels de son sexe, elle en garde les meilleures
qualités en les cumulant avec celles, acquises, de l’autre sexe.

Sand a des capacités de résilience peu communes et un art tout à elle


de renaître de ses cendres. En abandonnant la féminité – malédiction
familiale qu’elle transmet comme un cadeau empoisonné à Solange, en
même temps qu’elle souhaite faire de Maurice l’artiste qui rachètera ses
propres insuffisances – elle accède au territoire du féminin ressenti
sinon comme parfaitement heureux du moins comme le moins conflic-
tuel. La mort de Manceau, son dernier compagnon, est immédiatement
suivie de la naissance d’Aurore, quatrième petit-enfant et première
survivante, qui lui offre son dernier et peut-être son plus puissant inves-
tissement affectif. La plénitude du sentiment grand-maternel sera pour
beaucoup dans le bonheur de ses dernières années. À Flaubert tou-
jours :
Ma passion dominante, c’est mon Aurore. Ma vie est suspendue à la sienne
(…). Ah que je suis peu littéraire! Méprise-moi mais aime-moi toujours31.

Elle s’autorise enfin à faire ce qu’elle a toujours fait, faire œuvre


de sa vie. Tout est vie, tout devient littérature. Elle ne devient pas
« vache » – pour reprendre le terme flaubertien – pour autant. Elle doute
de sa postérité littéraire mais sait ce qu’elle veut transmettre à ses
contemporains :
Je ne me suis jamais crue de premier ordre. Mon idée a été plutôt d’agir sur

29. Ibid., p. 258.


30. T. Gautier, Correspondance générale, VIII, Droz, Genève-Paris, 1989.
31. Corr. F-S, p. 396.
32. Ibid., p. 412.
George Sand : le cœur et l’esprit 153

mes contemporains, ou fût-ce que sur quelques uns, et de leur faire parta-
ger mon idéal de douceur et de poésie32.

Elle brise enfin la contradiction esthétique dans laquelle l’a enfer-


mée sa double appartenance sexuelle. Elle échappe au devoir d’être
artiste sans le droit d’être femme. Elle se dit fière des limites mais sur-
tout de la diversité et de la complexité du féminin :
J’aime les classifications, je touche au pédagogue. J’aime à coudre, à tor-
cher les enfants, je touche à la servante. J’ai des distractions et je touche à
l’idiot. Et puis enfin, je n’aimerais pas la perfection. Je la sens et ne saurais
la manifester33.

Ce renoncement au « premier ordre », à la perfection, cette proximité


de « l’idiotie » sont les manifestations fortes d’un refus de l’illusion
totalisante à mettre au crédit du féminin. Elle s’en tient à son approche
première de l’écriture féminine « être poète dans sa vie » mais si la
contradiction du « cœur » et de « l’esprit » est toujours agissante elle
est moins poignante et qu’il y ait deux poétiques n’implique pas que
l’une soit inférieure à l’autre mais que chacune soit jugée selon ses cri-
tères propres. Le féminin de Sand n’est pas seulement enfants et confi-
tures mais une posture nouvelle et par nature sans équilibre. Elle a mis
la moitié d’une vie à s’identifier à la norme masculine, l’autre moitié à
s’en émanciper. Elle a conquis une liberté et une sorte de sagesse qui
n’ont rien de conventionnel. Le féminin est porteur d’assez d’élans, de
désordres et de contradictions, pour rendre caduque l’exaspérante image
de la « bonne dame de Nohant » à laquelle on aime la réduire. Elle se
revendique « toquée » et fière de l’être. À Flaubert, elle écrit, en 1867 :
« Voilà le bonheur, c’est d’être bien toqué34.» L’année suivante c’est
Stephen lui-même, personnage déjà passablement marginalisé, qui fait,
en Célia Merquem, l’éloge de la toquée :
– Cette demoiselle (…) c’est une toquée, et, en vous disant cela, je vous
fais son éloge en un mot, je la canonise. Il n’y a de bon en ce monde que
les toqués

33. Ibid., p. 104.


34. Ibid., p. 139.
154 L’enfance du féminin

– Je suis de votre avis; mais en quoi vous a-t-elle paru toquée?


– En ce qu’elle vit à sa guise et s’amuse comme elle l’entend. C’est de la
sagesse ça chez une femme, par conséquent de l’excentricité … Elle aime le
danger : je n’aime pas beaucoup ça chez une femme, moi, parce que quand
les femmes se mettent à être quelque chose, ce n’est jamais à demi35.

Dans ses très rares moments d’indulgence et de presque tendresse à


l’égard de Solange, elle commence ses lettres par « Ma toquée ». Il est
d’ailleurs intéressant de constater que le conflit avec Solange dont elle
condamne la vie qu’elle juge dissolue trouve son écho dans des textes
comme Le dernier amour où, dans ses dernières années, elle explore,
comme elle ne se l’était jamais encore permis, les violences du désir
féminin et de la jalousie.
On mesure le parcours accompli de la femme limitée, sentimentale
et soumise qu’elle n’aurait pas pu être, à la femme libre de ses mou-
vements et de son intelligence comme un homme, à cette ultime réus-
site d’une femme assumant une sagesse excentrique dans une marge
où elle s’invente une identité que d’autres reprendront à leur compte
sans la connaître. Il y a du Duras dans cette Sand là. Elle était « bossue »,
elle finit « toquée ». Si on accorde à son œuvre une fonction thérapeu-
tique, on peut parler d’analyse réussie !

Peut-être faut-il laisser le mot de la fin à Flaubert qu’on a vu si bien


averti de la porosité des identités sexuelles et qui, peu après la mort de
Sand, écrit à Mademoiselle Leroyer de Chantepie :
Il fallait la connaître comme je l’ai connue pour savoir tout ce qu’il y avait
de féminin dans ce grand homme, l’immensité de tendresse qui se trouvait
dans ce génie36.

Formule qui est l’inverse exact de la monstruosité hermaphrodite


des Goncourt. Sand n’est pas ici une femme dotée d’un sexe d’homme
mais un homme immensément enrichi de tendresse féminine. Ce qui
signifie également que si une femme peut prétendre devenir un grand

35. Mademoiselle Merquem, p. 109, Actes Sud, 1996.


36. Cité in Corr. F-S, p. 535.
George Sand : le cœur et l’esprit 155

homme à condition de ne pas renier son sexe, il n’est pas exclu qu’un
vrai grand homme puisse au moins gagner quelque chose à se laisser aller
aux vertus féminines ostracisées par son éducation. Ainsi il me semble
que Sand n’a rien renié de son désir initial de faire cohabiter en elle
les deux sexes. Au fil de sa vie elle a simplement inversé leur hiérarchie.
Dans sa jeunesse, l’ambition de se masculiniser – dans une attitude de
défi et une quête de reconnaissance – lui a surtout apporté conflits, dou-
leur et trouble. Quand elle a – volontairement dit-elle – lâché prise, elle
est allée en direction d’une réconciliation avec son sexe d’origine dont
elle a valorisé les apports avec l’intelligence acquise dans le détour par
le masculin.

Marie-Claude Schapira
L’Association Libres cahiers pour la psychanalyse
remercie tous ceux qui soutiennent
son projet éditorial.

PAUL RICARD

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