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Les secrets
de la séduction
AUTOMNE 2002
numéro 6
Ce n’est pas un texte de Freud à proprement parler que nous propo-
numéro des Libres cahiers mais une lettre, la fameuse lettre que Freud
sons comme point de départ aux auteurs et aux lecteurs du sixième
petite phrase qui pourrait être l’incipit d’un roman – celui des aven-
adressa à Fliess le 21 septembre 1897 ; plus encore, d’une phrase, une
plus à ma neurotica ».
Soulignons d’emblée l’étrangeté de ce mot d’usage idiomatique
Aimer un enfant, être amoureux, aimer Dieu, écrire une œuvre ou par-
ler, être en analyse ou être analyste, inventer l’analyse ou en penser la
théorie : autant d’activités dont la séduction est, en partie au moins, la
matière. Son absence apparaît tout aussi mystérieuse que sa présence
dès lors qu’elle constitue toujours, à un moment ou à un autre, l’es-
sence de ce qui nous meut.
Ses ramifications, déplacées ou souterraines, se manifestent dans
des résurgences qu’il serait difficile de réduire à un simple retour du
refoulé, comme on l’a parfois soutenu lors de la publication non cen-
surée des lettres de Freud. La séduction, chez Freud, revient comme un
motif ou comme une trace, dans des textes qui paraissent fort éloignés
Préambule 9
d’une scène incarnée entre père et fille, puis son renoncement, non pas
à la scène et à son contenu, mais à la qualité de sa matière, à son sta-
tut, scandent la dynamique essentielle du drame œdipien – la fiction
du fantasme autorisant alors le dévoilement des déplacements, le désem-
boîtement des identifications pour les deux partenaires : sous le masque
de la fille, l’enfant séduit, garçon ou fille, et sous celui du père, la pre-
mière séductrice, la mère.
Cher Wilhelm,
continuelles dans les tentatives pour mener une analyse à son véritable
terme, la fuite des gens qui pendant quelque temps avaient été les mieux
accrochés, l’absence des succès complets sur lesquels j’avais compté,
la possibilité de m’expliquer autrement, de la manière habituelle, les suc-
cès partiels : voilà le premier groupe. Ensuite, la surprise de voir que
dans l’ensemble des cas il fallait incriminer le père comme pervers,
sans exclure le mien, le constat de la fréquence inattendue de l’hysté-
rie, où chaque fois cette même condition se trouve maintenue, alors
qu’une telle extension de la perversion à l’égard des enfants est quand
même peu vraisemblable. (Il faut que la perversion soit infiniment plus
fréquente que l’hystérie, étant donné que la maladie ne se déclare que
lorsque les événements se sont accumulés et que s’est ajouté un facteur
affaiblissant la défense). Puis, troisièmement, le constat certain qu’il n’y
a pas de signe de réalité dans l’inconscient, de sorte que l’on ne peut
pas différencier la vérité et la fiction investie d’affect. (Dès lors, la
solution qui restait, c’est que la fantaisie sexuelle s’empare régulière-
ment du thème des parents). Quatrièmement, la considération que dans
la psychose la plus profonde le souvenir inconscient ne perce pas, de
sorte que le secret des expériences vécues dans la jeunesse ne se trahit
pas, même dans le délire le plus confus. Quand on voit ainsi que l’in-
conscient ne surmonte jamais la résistance du conscient, alors s’évanouit
aussi l’espoir que dans la cure les choses doivent se passer à l’inverse
pour aboutir à un complet domptage de l’inconscient par le conscient.
Sous l’influence de tout cela je me trouvais prêt à renoncer à deux
choses, la solution complète d’une névrose et la connaissance certaine
de son étiologie dans l’enfance. Maintenant je ne sais absolument pas
où j’en suis, car je n’ai pas réussi à comprendre théoriquement le refou-
lement et son jeu de forces. Il semble à nouveau envisageable que seules
des expériences vécues ultérieures donnent le coup d’envoi à des fan-
taisies qui retournent puiser dans l’enfance, et de ce fait le facteur d’une
disposition héréditaire reconquiert un domaine hors duquel je m’étais
donné pour tâche de le refouler – dans l’intérêt de l’élucidation de
la névrose.
Si j’étais déprimé, si je n’avais pas les idées claires, si j’étais exté-
nué, de tels doutes seraient probablement à interpréter comme des mani-
festations de faiblesse. Comme je suis dans l’état contraire, je dois
Lettre à Wilhelm Fliess 13
2. Allusion à Samuel 2, 1, 20 : « Ne le dites pas dans Gath, ne le proclamez pas dans les
rues [d’Askalon], que ne triomphent pas les filles des [Philistins] ». D’après la
traduction allemande de la Bible de Philippson.
3. Shakespeare, Hamlet, V, 2. En réalité : « The readiness is all ». (La disponibilité, tout
est là).
14 Les secrets de la séduction
une fiancée4. Mais je suis, malgré tout cela, très serein, et content que
tu éprouves autant que moi le besoin que nous nous revoyions.
Une petite angoisse subsiste. Qu’est-ce que je comprends encore
aux choses qui t’occupent ? Sûrement incapable de porter sur elles un
jugement critique, je serai tout juste en mesure de les concevoir, et le
doute qui survient alors n’a rien à voir avec le doute concernant mes
propres choses ; il n’est pas le produit d’un travail intellectuel, mais le
résultat d’une insuffisance de mon esprit. C’est plus facile pour toi, tu
peux avoir une vue d’ensemble de tout ce que j’apporte et prononcer sur
cela une sentence vigoureuse.
Je dois encore ajouter quelque chose. Dans ce bouleversement de
toutes les valeurs, seul ce qui relève du psychologique est resté intact.
Le rêve est là en toute certitude et le prix que j’attache à mes débuts dans
le travail métapsychologique n’a fait qu’augmenter. Dommage qu’in-
terpréter le rêve, par ex., ne suffise pas à vous faire vivre.
Martha est rentrée avec moi à Vienne, Minna et les enfants restent
encore une semaine là-bas. Ils se sont tous parfaitement portés.
Mon élève, le Dr Gattel, a été une drôle de déception. Très doué et
fin, il faut pourtant le classer, du fait de sa nervosité personnelle et de
multiples traits désavantageux de son caractère, parmi les gens pro-
prement insupportables.
Anticipant ta réponse, j’espère apprendre bientôt par moi-même com-
ment vous allez, et tout ce qui se passe par ailleurs entre ciel et terre.
4. Kalle. Mot d’origine yiddish signifiant « fiancée ». Cette histoire juive de Rebekka
pourrait être aussi une sorte de réminiscence de la deuxième femme de Jakob Freud,
Rebekka. Cf. Vladimir Granoff, Filiations, Paris, Minuit, 1975, pp. 320-323, et Marie
Balmary, L’homme aux statues, Paris, Grasset, 1979, pp. 67-69.
Libres cahiers pour la psychanalyse
Direction :
Catherine Chabert
Jean-Claude Rolland
Assistante de rédaction :
Blandine Foliot
Rédaction :
Viviane Abel Prot
Laurence Apfelbaum
Léopoldo Bleger
Jean-François Daubech
Josef Ludin
Jean-Yves Tarnet
Les secrets
de la séduction
AUTOMNE 2002
numéro 6
bi
O
IN PRESS ÉDITIONS
Serge et France Perrot, Éditeurs
12, rue du Texel - 75014 Paris
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LAURENCE KAHN
tique s’inscrit d’entrée de jeu dans l’horizon d’un doute qui, une fois
éveillé, ne s’apaisera plus. Ce doute, qui ne cesse de soutenir le trouble
de l’écoute et l’élan de la quête théorique, est au principe même de l’in-
vention pour autant que l’énigme psychique et sa construction ont maille
à partir d’une manière insoluble avec la fiction. De ce point de vue, s’en
tenir à la lecture qui voit dans l’abandon de l’hypothèse de la séduction
sexuelle la fondation de la réalité psychique demeure insatisfaisant. Car
cela équivaut à traiter cette nouvelle réalité, dont le paradoxe est que
justement elle n’appartient pas à la réalité, qu’elle relève davantage de
l’effectivité (ce que Freud appelle le Wirkliches) que de l’être du réel
(ce que Freud appelle le Reales), cela équivaut à la traiter comme un
nouveau sol. Or le propre de l’abandon de la neurotica, et de son corol-
laire immédiat, la découverte du fantasme, est qu’avec eux le sol lui-
même soudain se dérobe. Ce qu’affirme avec la plus grande netteté le
troisième argument développé par Freud dans la lettre du 21 sep-
tembre 1897, « la notion certaine que, dans l’inconscient, il n’y a pas
d’indice de réalité, de sorte qu’on ne peut distinguer la vérité d’une fic-
tion investie d’affect ». Mais qui est redit dans un autre ton en 1925
lorsque, à propos de la foi accordée aux scènes racontées, Freud note :
« Si quelqu’un allait hocher la tête en me soupçonnant de crédulité, je
ne pourrais pas lui donner tout à fait tort ; mais je ferais valoir que c’était
l’époque où je faisais délibérément violence à mon sens critique afin de
rester impartial et réceptif aux nombreuses nouveautés qui se présen-
taient tous les jours ». En somme, il fallait être crédule pour pouvoir ne
plus croire.
Ou plus exactement il fallait que l’exercice du jugement critique
soit précédé par le temps de son suspens pour que se défasse le savoir
consensuel – ou relativement consensuel – qui consistait à envisager
les causes dans le champ du réel. Il fallait à Freud pouvoir être saisi
par la donation directe des choses avant d’examiner, par un retour indi-
rect, le statut de leur existence. La fonction critique, tour à tour inves-
tie, désinvestie, réinvestie, apparaît comme la ligne de crête du
retournement de perspective effectué en 1897. La vacillation du juge-
ment de réalité est la cheville ouvrière de l’audace et du renversement,
dans la cure comme dans la théorie. Ce qui seul explique la fierté
de Freud à la fin de la lettre du 21 septembre, alors qu’il vient d’avouer
18 Les secrets de la séduction
névrose, va vers « le livre du rêve » pour faire retour sur le fantasme, que
le paradigme hallucinatoire de la réalisation du désir inconscient et le para-
digme chimique des désagrégation, recomposition, déliaison et amal-
game qui aboutissent aux formes déformées, vont permettre la
construction du logos inconscient3. Mais cette description correspond
précisément à ce que Freud nomme la présentation objective. Du point
de vue subjectif, l’effondrement de la croyance et le déplacement de la
certitude vers la conviction engagent une transformation très profonde
du rapport à l’objet. On pourrait encadrer cette transformation par deux
remarques. La première appartient au regard rétrospectif que porte Freud
sur l’envie de « tout lâcher » qui le gagna en 1897 : « J’en vins finale-
ment à penser qu’on n’a pas le droit de se décourager du seul fait qu’on
a été trompé dans ses attentes, mais qu’il faut réexaminer ses attentes »4.
La seconde s’adresse à l’interlocuteur de L’analyse profane qui demande
de quoi est fait l’appareil psychique : peu importe, répond Freud, « la
valeur d’une telle “fiction” (…) dépend de ce qu’on peut en faire » 5.
Que la théorie imagine et que l’invention ait maille à partir avec la
croyance, ne disqualifie donc pas l’activité théorique; la qualité de celle-
ci dépend de son efficience6. D’ailleurs, cette disposition, nous ne la
tenons pas de notre humanité mais de notre animalité : la croyance ani-
male « imagine » l’ennemi même en son absence, elle « théorise » sa pré-
sence, et ceci est le premier modèle de l’évitement du danger. La valeur
de la théorie s’attestera donc dans l’effectivité de la pratique, c’est-à-
dire dans la rencontre relativement adéquate entre la construction, l’in-
telligibilité qu’elle octroie et le changement qu’elle permet, et dans le
pouvoir qu’elle donne de poursuivre la démarche heuristique en élar-
gissant le champ de savoir7. Mais la complication humaine tient au fait
3. Sur le détail de ce parcours, cf. L. Kahn, Freud 1897-1904, Paris, PUF, 2000 et
« L’excitation de l’analyste », in Le fantasme, une invention ?, éd. APF, 2000.
4. Sur l’histoire du mouvement analytique, p. 32.
5. La question de l’analyse profane, OCF/P, XVIII, p. 17.
6. Ce que Freud affirme haut et fort dans L’avenir d’une illusion et Malaise dans la
civilisation concernant le savoir et le savoir-faire de l’humanité face aux forces de la
nature et leur domination, mais qu’il décrit aussi à propos de « la conjonction entre guérir
et chercher » dans la « Postface » à La question de l’analyse profane, op. cit., p. 85.
7. Sur tous ces points, je renvoie au livre de F. Gil, La conviction, Paris, Flammarion, 2000.
20 Les secrets de la séduction
*
*
*
Si, dans l’ordre de la découverte, la dimension de réalisation hal-
lucinatoire du désir dans le rêve fut la première conception accessible
à Freud, peut-être est-ce dû en partie au fait que la fonction de l’hal-
lucination onirique avait déjà été entrevue, ce dont témoigne Freud à
propos des travaux de Fechner et de Griesinger et Radestock. La dimen-
sion hallucinatoire du souvenir qui n’en est pas un, – qu’il s’agisse du
souvenir-écran ou du fantasme –, et la fonction d’accomplissement de
désir du symptôme ne s’inscrivaient, elles, dans aucun savoir préexis-
tant. Or, « avoir été trompé dans ses attentes » concerne précisément le
cadre du savoir partagé par quelques-uns, sur lequel était bâtie la théo-
rie quantitative de la décharge dans le symptôme9. Théorie économique
déjà fictive, certes, mais qui trouvait néanmoins dans la mise au jour de
l’événement provocateur de l’excès d’excitation, son fondement dans
la réalité. Réexaminer ses attentes a supposé non seulement de renon-
cer à cette assise réelle malgré la valeur de l’observation des faits, mais
plus encore de supporter de bâtir seul, sans aucun appui consensuel,
un nouveau paradigme pour l’entendement. Ce que Freud indique en
situant « le fait nouveau » dans le pas décisif mais troublant qu’il fran-
chit, qui allait des « traumatismes inventés » par les patients à l’in-
vention par lui du fantasme ; et qu’il souligne en insistant sur le fait
que ces remémorations « provenant d’analyses correctement menées »
se révélaient pourtant « sans vérité » : « On avait donc perdu le sol de
la réalité » 10.
9. Ce savoir partagé, qui avait valeur de consensus – ce dont témoignent les Études sur
l’hystérie –, explique sans doute la constante référence de Freud à Breuer lorsqu’il
doit faire l’historique de la découverte.
10. Sur l’histoire du mouvement analytique, p. 31.
22 Les secrets de la séduction
11. Pour autant que l’imagination est la « faculté » qui permet non seulement la
cohabitation des contraires mais leur synthèse.
12. S. Freud, « Constructions dans l’analyse », Résultats, Idées, Problèmes, II, 1985,
Paris, PUF, p. 279-280.
13. S. Freud, Freud présenté par lui-même, Paris, Gallimard, 1984, p. 88.
« On avait donc perdu le sol de la réalité… » 23
* *
*
Tenons-nous en à l’assertion selon laquelle c’est la parcelle de vérité
contenue dans l’énoncé qui emporte la conviction, et admettons que
« perdre le sol de la réalité », c’est ne plus savoir où s’insère ce frag-
ment vrai : on est alors mis en demeure de se demander quelle était la
parcelle de vérité contenue dans la neurotica qui a entraîné Freud dans
son adhésion à la croyance de ses patients concernant l’existence des
scènes de séduction. L’hypothèse de Jean Laplanche est que cette par-
celle de vérité, parcelle qui, avec le cataclysme de 1897, est occultée puis
refoulée, est la découverte que la source de l’excitation n’est pas endo-
gène mais bien exogène. Ou plus exactement cette source est exogène-
endogène pour autant qu’il y a eu intromission d’un message
désémantisé, énigmatique, sexuel et ininterprétable, dans la sphère psy-
chique de l’infans, laquelle se différencie sous le choc de la séduction
et du refoulement originaires. Le fragment de vérité contenu dans la
neurotica renvoie à cette action occulte du désir de l’autre en soi. Il
aurait donc fallu que Freud approfondisse la théorie de la séduction
restreinte en la généralisant et qu’il prenne en compte l’essentielle pas-
sivité du nourrisson et l’essentielle énigme de la séduction elle-même18.
Mais une telle vérité était doublement inappropriable pour Freud :
d’une part, parce que sa reconnaissance supposait que le mécanisme du
refoulement et du retour du refoulé ait été auparavant élucidé et, d’autre
part, parce que sa théorisation supposait que le bouleversement de la
notion même de référence soit déjà accompli. Or l’un et l’autre, loin
d’être des prémisses, vont être les premières conséquences de l’effon-
drement de la neurotica. C’est l’impossibilité de généraliser l’accusation
de tous les pères d’être pervers et l’échec final et toujours renouvelé de
l’enquête mnésique (même dans le cas des délires les plus profonds) qui
font basculer le champ d’application du jugement de réalité. On voit
19. Hypothèse développée par O. Mannoni dans Freud, Le Seuil, Paris, 1968, p. 60-61.
26 Les secrets de la séduction
20. Comment oublier, dans les démêlés cliniques de Freud avec les preuves de la
séduction paternelle, ne serait-ce que cette remarque, datant du 12 juin 1897 :
« Dans le cas présent, le Tout-Puissant s’est montré assez bienveillant pour faire
mourir le père avant que l’enfant ait atteint ses onze mois, mais deux des frères de la
patiente, dont l’un était de trois ans son aîné, se sont tiré une balle » ?
21. Lettre du 7 juillet 1897.
22. Préface de J. Starobinski (p. VIII) à E. Jones, Hamlet et Œdipe, Gallimard, 1967.
« On avait donc perdu le sol de la réalité… » 27
25. Ce sur quoi insiste Freud lorsqu’il interprète le souvenir d’enfance de Goethe : c’est
sur la part de la haine dans la fabrication du « souvenir » qu’il attire notre attention,
faisant de celle-ci le noyau refoulé et actif de l’expérience, qui devient expérience
du souvenir lui-même. C’est alors la notion même d’expérience vécue qui est
déroutée de la fonction que lui attribuait Goethe.
30 Les secrets de la séduction
attache une conviction plus forte qu’à tout ce qu’il a acquis par d’autres
moyens. » N’est-ce pas sur ce sol, celui de la haine mêlée à l’amour, plus
encore celui de la si pénible reconnaissance des vœux hostiles contre
« l’unique autre », que, dans la relation à Fliess, se brisent pour Freud
la réciprocité narcissique et le partage de leurs croyances respectives ?
Du point de vue de la présentation subjective, la lettre du 21 septembre
inaugure, dans l’analyse, la fracture entre croyance et conviction.
Laurence Kahn
Dualité de la violence déposant, chez l’enfant, les germes de
la folie : celle, incestueuse de la réalité ; celle, fantasmatique
des théories que les mots opposent à la première.
Jeudi, non !
JACQUES CLAUVEL
parents sachent où elle est, ne les a pas vus depuis dix ans, ni parlé.
Elle peut vivre recluse, chez elle, volets fermés, plusieurs jours durant,
ou bien, assaillie par ses mots, partir, errer dans les rues, sans notion du
temps. On accepte sa fragilité, là où elle travaille : et, quand on lui
demande un écrit, elle apprend tout par cœur, pour le réciter. Car, devant
la feuille blanche, elle reste rêveuse, le stylo levé, sans rien pouvoir
transcrire, et s’enfuit. Crânement, elle avance le visage vers moi : « Évi-
demment, je suis homosexuelle. » Évidemment : accepter qui elle dit
être et le demande. L’affirmation homosexuelle fait partie de son iden-
tité. Il ne s’agit pas de l’aborder comme problème à résoudre. Elle ne
vient pas pour cela, d’ailleurs. Elle dit avoir eu une seule liaison
« sérieuse » avec une femme, pendant trois ans, femme qui lui aurait
imposé un travail « dégradant. » Ont-elles eu des relations sexuelles ?
Ce n’est pas sûr. Peut-être, simplement, de la dépendance. La liaison
prend fin avec une rixe. Les passions homosexuelles de Jeannette s’avè-
rent plutôt de type imaginatif, voire délirant. Habituellement, elle
s’amourache d’une femme en secret. Après bien des agitations du cœur,
déclare sa flamme. L’autre, qui n’est pas des mêmes goûts, répond ce
qu’elle peut. Jeannette s’effondre.
Jeannette a déjà suivi six thérapies avec des femmes; hospitalisée une
fois pour quelques mois, est tombée amoureuse du chef de service, une
femme. Elle vient de quitter sa dernière thérapeute. Me voici prévenu.
Les premiers moments passés, mon appréhension disparaît. C’est un
homme qu’elle a en face d’elle – dont elle pourrait penser qu’il n’exerce
pas de menace ? Elle en vient aussi à vénérer électivement sa directrice
de la communication, qui la protège, la conseille. J’imagine qu’elle a éta-
bli un lien entre celle-ci et moi, ma partie féminine.
Elle parle de ses rêves. Des loups, des chiens avec des crocs courent
après elle, la déchirent, des groupes d’hommes lui lancent des bâtons,
des pierres. Elle tombe face contre terre. Se réveille. Profère alors à
haute voix les insultes, les mots grossiers qui la poursuivent le jour.
Jeannette est la fille d’un père violent, raciste, alcoolique et sans doute
paranoïaque habitant depuis toujours avec sa femme un village de la
plaine. Elle dira des mots du père à son endroit (salope, traînée), ou à
l’égard des autres (youpins, bicots, connards). Père qui « la frappait à
coups de pied, de ceinturon, de lacets, la pourchassait devant le village
Jeudi, non! 33
Freud ajoute :
« Qui pourrait douter que le père forçait la mère à la sodomie, qui
pourrait ne pas reconnaître dans l’attaque les différentes phases de cet
assaut : d’abord la tentative de la pénétrer par l’avant, ensuite la for-
de la cuisine, son père l’avait cognée. Un autre jour, Jeannette arrive épui-
sée, en nage. Elle a failli agresser des noirs dans le métro, et dit « trou-
ver scandaleux que les nègres se promènent dans le métro en tenue de
nègres ». L’injure lui monte involontairement aux lèvres : « sales
négros », elle change de wagon pour ne pas la proférer. Devant moi,
elle est rouge de honte car « elle n’est pas du tout raciste », a des idées
« très droites », milite pour les minorités. Je signale que ces mots seraient
peut-être ceux jadis entendus.
Nouvelle rupture, nouveaux rappels, pour prendre rendez-vous. Je
propose un jeudi en fin de journée. Voici sa réponse : « Ah oui, jeudi,
non ! Je dis non ! Vous entendez, hein, vous les psychanalystes ! » Je
suggère un samedi en fin de matinée, elle acquiesce, mais insiste « Vous
voyez, ça c’est une interprétation, je dis non ! », tout heureuse d’avoir
mis à terre son analyste père. Dans un premier temps, je comprends ce
jeu de mots comme un mouvement agressif de transfert négatif à mon
égard. Il est aussi une tentative de se débarrasser sur moi de ses analystes
précédentes, analystes dont on peut supposer qu’elles avaient occupé,
à la limite du réel, la place de ses parents. Sa précédente thérapeute,
lui aurait dit une phrase qui se promène dans le monde psy : « Ça n’a
pas d’importance que l’analyste soit un homme ou une femme. » Il
paraît plutôt indiqué, ici, de rester ferme sur la question de la diffé-
rence : père ou mère, homme ou femme.
* *
*
Puis apparaît un autre élément : les séances de Jeannette avaient
lieu jusqu’à présent le soir. Elle vient maintenant à midi. Or, c’est à
partir de ce changement que le brouillard s’éclaircit par endroits. Quand
Jeannette venait le soir, on peut supposer la présence massive d’une
scène infantile étouffante, en partie confondue avec une scène violente
sans doute incestueuse entre le père et la fille lorsque ce dernier, ivre,
rentrait pour s’affaler sur le lit, lorsque bordées d’injures et indécences
ne faisaient qu’un. Les séductions, les scènes sexuelles, n’ont-elles
pas lieu dans l’ombre et la nuit psychiques ? Elles sont « caviardées »,
voire irreprésentables. Le soir, le brouillard est à couper au couteau,
empêche les tentatives de pensée. Seuls les acting peuvent être facteurs
Jeudi, non! 37
« Nous ne pouvons plus avoir comme ils étaient les plus anciens
événements de l’enfance »5, écrit Freud dans L’interprétation des rêves,
« mais s’y substitueront des transferts et des rêves dans l’analyse. »
Et maintenant, si l’on se souvient du rôle qui échoit aux événements
infantiles vécus (Erlebnissen) dans les pensées du rêve, ou bien aux
fantasmes fondés sur ces événements vécus, de la fréquence avec laquelle
les uns et les autres réapparaissent dans le contenu du rêve, si, de même,
on se souvient de la fréquence avec laquelle les désirs du rêve en
sont dérivés, on ne saurait refuser de trouver vraisemblable que la
Sans doute les deux à la fois. Elle me montre à quel point tout mot peut
venir la déchirer, la menacer d’éclatement : d’où son besoin de le ren-
voyer, comme une flèche du Parthe, pour échapper à cette menace. Si
le mot vaut pour l’acte, chaque mot devra être apprivoisé, l’un après
l’autre, pour tenter d’éviter, si cela est faisable, la blessure narcissique
toujours à vif. Récemment, la patiente aurait réussi à rédiger des notes
de synthèse dans un délai assez court, non sans l’aide de ma partie fémi-
nine, la bienveillante directrice de communication, non sans connaître
aussi bien des tensions, des excitations, des désirs de fuite. Aurait-elle
entendu quelques-uns de mes mots, sans blessure ? C’est possible.
Jacques Clauvel
La croyance à l’action traumatique du père séducteur dans
la genèse de la névrose s’effondre pour Freud, au moment
où il résout – partiellement – le transfert paternel qui
l’attachait à Fliess.
GILBERT DIATKINE
qu’il n’a pas traitée, mais seulement rencontrée pendant une excursion
en montagne, aucun des cas présentés dans les Études sur l’hystérie
n’a été victime de traumatisme sexuel. Dès l’observation de Lucy R…,
Freud substitue le conflit psychique à l’événement, dans la causation de
l’hystérie : « Ainsi le véritable facteur traumatisant est-il celui par lequel
la contradiction s’impose au moi et où celui-ci décide de chasser la
représentation contradictoire »8.
La place du traumatisme réel n’est pas effacée pour autant de la
pensée de Freud, mais elle est ramenée à une place limitée au sein d’une
structure plus complexe : dans la « Psychothérapie de l’hystérie », Freud
rapporte encore brièvement un cas d’abus sexuel, dans lequel il a suffi
de révéler le secret pour guérir la maladie. Il discutera encore la place
de « l’étiologie traumatique » à la fin de sa vie, dans « Analyse termi-
née et analyse interminable ».
C’est donc entre l’été 1895 et l’hiver 1897 que l’intérêt de Freud
pour la théorie traumatique connaît un regain d’intérêt. La lecture de
la correspondance complète montre, me semble-t-il, assez clairement,
qu’il s’agit, là, d’un effet de la relation qui se noue entre Fliess et
Freud. C’est Breuer qui a mis en présence les deux hommes en 1887 :
Fliess fait un séjour d’études à Vienne, Breuer lui conseille d’écouter
les conférences de Freud alors juste rentré de Paris. Au cours des pre-
mières années de leurs relations, la correspondance est espacée (deux
19. 24.1.95, Masson, p. 106 ; puis 20.4.95, Masson, p. 125 ; 27.4.95, Masson, p. 127 ;
12.12.6 95, « J’ai besoin de beaucoup de cocaïne », Masson, p. 132.
20. « Je t’en écrirai davantage et avec plus de détails la prochaine fois ; incidemment,
la brosse à cocaïne a été complètement laissée de côté », 26.10. 96 ; Masson,
p. 201 ; lettre 49 de la NP.
La passion d’un père 49
21. 20.4. 95, Masson, p. 125, (cette lettre évoque la première scène de Tartuffe, où
Orgon sans se soucier de la maladie de sa femme, n’a de pensée que pour Tartuffe !).
22. 22.6. 95, Masson, p. 133.
50 Les secrets de la séduction
moins sur la façon d’en fixer la date. Mon vieux père (il a 81 ans), se
dire qu’un sérieux obstacle s’oppose à la tenue du prochain, ou du
* *
*
Quand l’auto-analyse de Freud a-t-elle commencé ? Jones en situe le
début en juillet 1895, date de la première interprétation complète de
l’un de ses rêves, ou en juillet 1897, puisque c’est en août 1897 que
Freud y fait allusion pour la première fois, remarquant, de surcroît, que
« cette analyse [la sienne] est beaucoup plus difficile que beaucoup
d’autres »26. De fait, à la lumière de ce qui a été exposé ici, on peut
avancer un tout petit peu cette date du début de l’auto-analyse en la
faisant coïncider avec le début de la rédaction de L’interprétation des
rêves, en mai 1897 : d’une part parce que l’auto-analyse de Freud repose
sur elle, et d’autre part, parce qu’à partir d’avril 1897, Freud met à nou-
veau l’accent sur le fantasme hystérique. Il y insiste sur la précocité
des fixations et sur le rôle de l’après-coup27 : « Tout montre qu’il s’agit
de la reproduction de certaines scènes auxquelles il est parfois possible
d’accéder directement et d’autres fois en passant par des fantasmes
interposés. Ces derniers émanent de choses entendues mais comprises
bien plus tard seulement »28.
Dès ce moment, pour Freud, le modèle du fantasme se complexifie pro-
s’il te plaît, ne dis pas un mot de ceci qui pourrait revenir ici »34. Un mois
mois passés m’a finalement tué, intérieurement, jusqu’au bout. Mais
Gilbert Diatkine
34. 6. 2. 96, lettre 40 de la NP, mais la colère contre Breuer a été censurée. Masson, p. 170.
35. « Notre relation personnelle [entre Freud et Breuer], correcte en surface, jette une
ombre profonde sur mon existence ici », 1. 3. 96, Masson, p. 175, non reproduit
dans la lettre 42 de la NP.
La référence à Rebecca, dans la lettre à Fliess, témoigne du
mouvement mélancolique où s’inscrit, pour Freud, le
renoncement à sa théorie de la séduction.
Deuil et neurotica
JEAN-CLAUDE ARFOUILLOUX
1. E. Jaques (1965), « Mort et crise du milieu de la vie », trad. Fr. in D. Anzieu et coll.,
Psychanalyse du génie créateur, Paris, Dunod, 1974.
56 Les secrets de la séduction
ou
On est prié de fermer les yeux
les yeux
On est prié de fermer
un œil
f a i r e
pardonner ? Bien que Freud ne donne aucune indication permettant d’al-
ler dans ce sens, on a pu supposer qu’il ne s’agirait pas tant pour le fils
de se faire pardonner sa négligence que de fermer les yeux sur le passé
de son père, en même temps qu’il lui ferme les yeux pour l’éternité.
it will come – the readiness is all 14. « Le tout est d’être prêt », ce n’est
not to come – if it be not to come, it will be now – if it be not now, yet
pas tout à fait la même chose que « garder sa sérénité. » Le même type
de méprise va se reproduire dans une lettre adressée à Fliess quelque
temps après la rencontre à Berlin15. Freud revient, une fois de plus,
sur l’histoire de « l’hystérique Hamlet », dont il cite une autre phrase,
« la conscience fait de nous des lâches », en s’interrogeant sur son
hésitation à venger son père par le meurtre de son oncle – ce qu’on a
appelé la « procrastination » d’Hamlet – tandis qu’il n’hésite pas une
seconde à tuer Laërte. Or, comme le remarque Anzieu16 à la suite de
Starobinski, Hamlet ne sait pas encore que la pointe d’une des deux
épées, celle qui circulera de la main de Laërte à la sienne, a été trem-
pée dans le poison ; c’est Laërte qui le lui apprendra avant de mourir,
tué par lui en toute méconnaissance. Freud semble confondre ici le
père, Polonius, qu’Hamlet avait embroché avec désinvolture, comme
par mégarde, derrière une tenture, et le fils, Laërte, dont il ne souhai-
tait pas la perte, mais auquel il est conduit par son destin à donner la
mort. La même indécision, la même désinvolture un peu perverse chez
Hamlet avaient conduit Ophélie, sœur de Laërte, à la folie et au suicide.
L’abandon de la neurotica et les développements qui s’ensuivirent
seraient-ils alors une sorte de chronique de la mort annoncée d’une
amitié fraternelle, celle qui avait uni pendant tout un temps Freud et
Fliess, comme Hamlet et Laërte, avec, en arrière-plan de la scène, le
Mais voici que sur cette scène, qui est celle du théâtre intérieur de
Freud, où Sophocle, Shakespeare et Schiller17 ont une place de choix,
se produit une certaine Rébecca dont on ne comprend pas très bien,
au premier abord, quel est son rôle. « Rébecca, ôte ta robe, tu n’es plus
fiancée ! » La citation concerne une des histoires juives dont Freud
possédait une anthologie. Dans sa déception, Freud s’identifie à cette
pauvre Rébecca, qui doit renoncer à un riche mariage. On se rappelle
aussi que Rébecca, dans la Genèse, est l’épouse d’Isaac, dont il s’en fal-
lut de peu que son père Abraham ne l’immole en sacrifice à Dieu, et
qu’elle lui donna, à un âge déjà avancé, deux fils jumeaux, Esaü et
Jacob. Le premier, dit-on, vendit au second son droit d’aînesse pour un
plat de lentilles. Rébecca, que son mari Isaac, lors d’un séjour chez
les Philistins, avait dû faire passer pour sa sœur, tant elle était « char-
mante à voir », est donc la mère de deux frères ennemis. On ne sait
pas si la Rébecca de l’histoire juive a quelque chose à voir avec celle
de la Genèse, mais certains commentateurs des lettres de Freud n’en sont
pas restés là.
17. Je pense ici à Don Carlos, où se rejoue le sacrifice d’Abraham dans le personnage
de Philippe II, roi d’Espagne, qui doit sacrifier son fils, l’infant Don Carlos, à la
raison d’état. Giuseppe Verdi a donné à ce drame une forme musicale inoubliable.
18. Cf. note 6.
19. M. Schur, La mort dans la vie de Freud, Paris, Gallimard, 1975.
64 Les secrets de la séduction
tée par Sajner18, qui est allé consulter les registres sur place. Elle est
confirmée par Max Schur19, biographe et médecin personnel de Freud,
qu’il aida à mourir, comme on sait. Ernest Jones, quant à lui, la passe
sous silence, de même que Freud, ce qui ne saurait surprendre. Mais
c’est à Granoff 20 qu’il revient d’avoir fait le rapprochement entre ce
mystère autour de l’existence d’une seconde épouse qui n’aurait fait
que passer dans la vie de Jacob le père, et la Rébecca de l’histoire juive
citée par Freud dans sa lettre à Fliess. Faut-il penser, comme le sup-
pose Schur, que Freud ne savait rien de cet épisode du passé de son
père qui aurait été gardé sous le sceau du secret ? Tel n’est pas le point
de vue de Granoff et la robe de mariée de Rébecca semble aussi révé-
latrice ici qu’un lapsus ou un mot d’esprit. Il paraît peu probable, en
effet, que ce secret de famille n’ait pas transpiré dans l’entourage et
qu’un enfant à l’esprit curieux, aiguisé, un scharfsinniges Kind comme
l’était Freud, n’en ait pas perçu quelque chose de nature à nourrir, au
moins, ses fantaisies imaginaires.
Elle avait six ans quand elle monta sur le trône de Suède, en 1632,
et vingt-quatre ans quand elle fut couronnée. Elle a laissé le souvenir
d’une reine fantasque et dispendieuse par son goût du luxe et des fêtes
somptueuses. Ses dépenses fastueuses finirent par mettre à mal les
caisses de l’état et susciter le mécontentement du peuple. Elle osa, peut-
être par provocation, se convertir à la religion catholique, grave insulte
66 Les secrets de la séduction
Jean-Claude Arfouilloux
Où l’on voit se dessiner les « fils rouges » de la transmission,
de l’identification et de la dette reliant les concepts les plus
en écart de la doctrine freudienne, ainsi que les théories les
plus contradictoires sur la séduction et l’origine du
sentiment de culpabilité.
Accuser réception
DOMINIQUE SCARFONE
jeunes3. »
On ne le verra pas revenir sur cette accusation, mais le 3 octobre
suivant, donc après « l’équinoxe », il déclare à Fliess, avec un ton de sou-
lagement : « Je peux seulement indiquer que le vieux ne joue aucun
rôle actif dans mon cas, bien que j’aie sans doute fait des inférences
par analogie de moi à lui4. » Le père est innocent dans son cas person-
nel, mais Freud lui substitue aussitôt une autre coupable : « Ma “pre-
mière génératrice” a été une femme âgée et laide, mais intelligente, qui
m’a beaucoup parlé de Dieu et de l’enfer et m’a donné une haute idée
de mes propres facultés5. » La séduction, quand elle se rapporte à la
génération, fait aussitôt allusion à l’idée de faute et de châtiment.
Que le lecteur se rassure, je n’ai pas l’intention de procéder à une
énième analyse de l’homme Freud, ni de m’engager dans ce vaste sujet
qu’est la culpabilité en psychanalyse. Je veux seulement rappeler la
présence de ce thème du sentiment de culpabilité en arrière-plan de la
recherche freudienne en ces années de découverte, dans maints événe-
ments majeurs de cette période, par exemple dans le rêve de l’injec-
tion faite à Irma, qui date de 18956. Parlant du sentiment de culpabilité
Freud dira, après 1920, que le sujet ne se sent pas nécessairement cou-
pable, mais malade7. Appliquée rétroactivement à la période qui nous
intéresse, cette remarque de Freud nous le montre, lui, littéralement
accablé par un sentiment inconscient de culpabilité : qu’on songe à tous
ses calculs concernant la date de sa mort, ses nombreuses plaintes sur
les arythmies cardiaques et autres symptômes, physiques ou psychiques,
dont il fait part à Fliess.
* *
*
Dans un autre écrit de Freud, la réflexion sur ce thème de la culpa-
bilité occupe une place centrale et y prend une allure tout à fait parti-
culière. Il s’agit du chapitre VII du Malaise dans la culture, où Freud
semble s’acharner à dégager l’origine de la conscience de culpabilité sans
toutefois paraître satisfait des résultats obtenus8. Freud avoue d’ailleurs
d’entrée de jeu que, pas plus que pour le psychologue, il ne sera aisé pour
l’analyste d’en rendre compte. Mais quand, après plusieurs retours et
hésitations sur la question, il parvient enfin à une sorte de conclusion,
il me paraît avoir en réalité opéré un « coup de force » théorique qui n’a
que l’apparence d’une solution.
Sa réflexion se déploie là suivant une séquence extrêmement com-
plexe opposant, après chaque avancée, une nouvelle objection qu’il
affronte – dont celle provenant de l’observation de Mélanie Klein sui-
vant laquelle la sévérité du surmoi est souvent inversement propor-
tionnelle à la sévérité des figures parentales9 réelles. Or cette observation
a de quoi mettre en déroute tout l’effort que Freud a déployé jusque-là
pour faire dériver de l’autorité externe l’autorité interne du surmoi. À
l’inverse, la position conceptuelle que Freud est en train d’élaborer
sous nos yeux menace de ruiner l’idée kleinienne selon laquelle c’est la
pulsion d’agression qui alimente le surmoi. Bien que toute son argu-
mentation repose sur l’économie de la pulsion d’agression, Freud en
viendra à cette conclusion étonnante : c’est finalement l’amour qui
érige l’autorité du surmoi dans le sujet.
Pour parer à l’objection kleinienne, Freud appelle en renfort la cava-
lerie phylogénétique : l’enfant qui réagit aux premiers refusements pul-
sionnels avec une agression excessivement forte et une sévérité
correspondante du surmoi « suit […] un modèle phylogénétique et passe
outre à la réaction justifiée dans l’actuel, car le père des temps préhis-
toriques était assurément terrible, et on était en droit de lui imputer le
plus extrême degré d’agression ». Pour Freud, le sentiment de culpabilité
fut acquis lors de la mise à mort du père de la horde par l’union des
13. p. 320.
Accuser réception 73
* *
14. p. 321.
15. J. Laplanche, « Interpréter [avec] Freud », L’Arc, numéro sur Freud, 1968, repris
dans Le primat de l’autre en psychanalyse, Paris, Flammarion, « Champs », 1997,
p. 21-36.
74 Les secrets de la séduction
*
Évoquons brièvement la contribution de Sandor Ferenczi à la question
du traumatisme et de la culpabilité16. Pour Ferenczi, la culpabilité de l’en-
fant résulte de l’introjection de la culpabilité de l’adulte pervers qui, en
plus d’agresser l’enfant, oppose à celui-ci un désaveu à la prise de
conscience de ce qui s’est passé. Le sentiment de culpabilité, écrit-il,
« transforme l’objet d’amour en un objet de haine et d’affection, c’est-à-
dire en un objet ambivalent17 ». Sachant que cette contribution est pos-
térieure de trois ans au Malaise dans la culture, on notera que le
raisonnement y suit une séquence parfaitement inverse à celle de Freud.
Pour Ferenczi, il ne semble y avoir aucune ambivalence dans le langage
de la tendresse de l’enfant. Plus encore : « C’est ce sentiment de culpa-
bilité, et la haine contre le séducteur, qui confèrent aux rapports amoureux
des adultes l’aspect d’une lutte effrayante pour l’enfant, scène primitive
qui se termine au moment de l’orgasme; cependant que l’érotisme infan-
tile, en l’absence de “lutte des sexes”, demeure au niveau des jeux sexuels
préliminaires et ne connaît de satisfactions qu’au sens de la satiété, et
non au sens du sentiment de l’anéantissement de l’orgasme18. »
Les positions respectives de Freud et de Ferenczi sont donc on ne peut
plus contrastées. S’agit-il dès lors de prendre parti pour l’un et contre
l’autre ? Je ne crois pas. Tout comme les propos de Freud dans Le
Malaise, ceux de Ferenczi demandent aussi une lecture interprétative.
On serait d’abord porté à voir dans « Confusion de langue entre les
adultes et l’enfant » un regrettable retour à l’ancienne théorie trauma-
tique, celle que Freud a précisément dénoncée dans la lettre du 21-IX-
1897. La notion de « confusion de langue » peut d’ailleurs apparaître
comme un aplatissement de la complexité psychique de chacun des
protagonistes : à l’adulte la passion, à l’enfant la tendresse, etc. Mais une
lecture plus méthodique nous autorise à déceler, sous ce qui se présente
d’abord comme la description de traumatismes effectifs d’enfants par
des adultes perturbés, un plan de théorisation à la fois virtuel – Ferenczi
de l’adulte.
Je disais que « Confusion de langue… » pouvait nous ouvrir une voie
de sortie à propos de la question de l’origine du sentiment de culpabilité.
Force est de constater qu’elle ne nous ouvre pas cette issue directement. Que
l’écart introduit dans l’enfant soit celui de la sexualité avec la culpabilité
– ce que propose François Gantheret –, ou que ce soit la culpabilité qui, avec
la haine pour le séducteur, donne à la scène sexuelle primitive « l’aspect
d’une lutte effrayante pour l’enfant » – ce qu’affirme Ferenczi –, dans les
deux cas, la culpabilité n’apparaît que comme un « donné » primordial,
ou mieux, un « transmis » inassimilable, lui-même toujours inexpliqué,
mais néanmoins déjà constitué. Peut-on être si sûr de cette constitution
préalable? Et comment rendre compte de sa transmission « fidèle »?
La question peut paraître excessivement pointilleuse de savoir si la
culpabilité peut être transmise et si elle est donc déjà constituée. Quand
on connaît le rapprochement étymologique proposé par Nietzsche entre
faute (Schuld) et dettes (Schulden) ainsi que son archéologie du senti-
ment de faute qu’il fait remonter à la compensation d’une dette23, on
se sent en droit de dire que si une dette peut être transférée, la culpabilité
peut l’être aussi. Et comment ne pas évoquer, à l’appui de la culpabi-
lité transmissible, le très freudien « sentiment de culpabilité emprunté »,
« ce résultat de l’identification avec une autre personne qui fut jadis
l’objet d’un investissement érotique24 » ? La question doit alors être
déplacée vers le mécanisme d’identification lui-même, puisque chez
Freud (dans « Le moi et le ça »), tout comme chez Ferenczi, c’est par
elle que la culpabilité se transmet. Il faut nous demander à présent si
l’identification procède comme un « transporteur » de contenus ou si elle
ne serait pas elle-même « génératrice ». Une autre façon de poser la
même question est de l’aborder sous l’angle du temps : l’identification
est-elle de l’ordre de la chronologie ou relève-t-elle d’un autre temps ?
* *
*
Citons encore François Gantheret. Dans « Une forme de temps »,
29. Ibid. Je suis conscient que chez Ferenczi la séquence temporelle n’est pas tout à fait
celle que je décris, puisqu’il semble situer la transe traumatique après
l’identification à l’agresseur. Mais il y a lieu, sans contredire l’observation clinique
très précise de Ferenczi, de lui contester une telle séquence, eu égard à ce que nous
savons de la réaction de sidération qui suit le choc traumatique et qui ne saurait
donc que précéder une identification.
30. Op. cit., p. 131.
31. Op. cit., p. 132.
Accuser réception 79
Dominique Scarfone
Possession
MICHEL GILLET
Eve utilisera cette excuse devant les reproches divins : « C’est le ser-
pent qui m’a séduite », dit-elle. S’ils ont été tentés, ils sont les uniques
responsables de leur faute. Le Diable n’a fait que désigner un objet pul-
sionnel et l’action ne relève que d’eux-mêmes. S’ils ont été tentés, ce
n’est pas par le serpent, mais par le fruit « défendu » et désiré, désiré
parce que défendu.
Faire du serpent un séducteur signifie qu’il cherche à conduire à lui
cette humanité naissante. Bien des auteurs empruntent cette voie, inter-
prétant de manière séductrice la scène mythique du jardin d’Eden et
transformant le destin de l’humanité en un vaste champ de bataille où
Dieu et Diable luttent à armes égales pour assurer leur maîtrise sur les
hommes. Saint Augustin est le chef de file de cette cohorte transfor-
mant le Diable en séducteur et laissant peu de place à la liberté humaine :
la « prédestination » est son œuvre… Le « péché originel » aussi, appelé
à devenir un dogme chrétien.
Le patient psychotique, lui, n’est pas tenté. Cela lui arrive sans
doute, mais dans les moments de grâce où il n’est plus psychotique…
Le bien ou le mal ? Ces mots n’ont pour lui aucun sens. C’est du moins
ce que m’a dit l’un d’entre eux un jour où je jouais devant lui le péda-
gogue avec une inefficacité aussi totale qu’humiliante. Le psychotique
est séduit, a été séduit, il ne s’appartient plus. Il est « sous influence »,
peu capable de décider par lui-même, obéissant aux voix qu’il entend,
au délire qui l’envahit. Dissociation, automatisme mental, ces mots
de la psychiatrie classique sont évocateurs de cet état de possession
qu’il manifeste.
86 Les secrets de la séduction
Michel Gillet
Oscar Wilde et Vladimir Nabokov entraînent le lecteur à
les disculper d’un crime qu’ils n’ont pas commis. Quels
sont les artifices de leur plaidoirie ?
Le crime de l’esthète
PRISCILLA DESPRAIRIES
3. Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola (Préface), Seuil Essais, Paris, n° 116.
92 Les secrets de la séduction
* *
*
6. Comme le dit Annie Ernaux dans L’occupation, NRF Gallimard, 2002. p. 40.
94 Les secrets de la séduction
8. Article publié dans la Neue Freie Presse de Vienne, (1905), cité dans la préface à De
Profundis de P. Aquien, éd. Poche, n° 16055.
98 Les secrets de la séduction
Priscilla Desprairies
9. Histoire de Juliette, cité par Annie Le Brun in Soudain un bloc d’abîme, Sade, Folio
Essais, Gallimard, Paris, n° 226, p. 203 et p. 305.
Ruses et dérives d’un discours amoureux.
Sisyphe à l’Université
CLAUDE BURGELIN
j’appliquerai ma loupe sur des détails. Ma parole sur ces textes ne se jus-
tifie que de refléter quelque chose de leur qualité. Exigence angois-
sante – et parfois stimulante. Et, aussi, façon de se prendre au piège du
langage toujours suspect de l’idéal.
Il convient que je crée les conditions optimales d’un transfert. D’un
transfert non vers ma personne, dit la doxa pédagogique, mais vers ce
que j’enseigne : la littérature. Faire en sorte que mon public saisisse
mieux quelle puissance d’intelligence de la vie elle recèle, quelle est la
force ou la finesse d’emprise de son travail de la langue, comment elle
parvient à dire ou à laisser entendre ce qui ne peut se dire ou se laisser
entendre autrement. Reste que ce que j’enseigne traverse ma personne :
tandis que mes propos déballent la teneur du texte, ses structures et ses
ramifications, ma voix, ma gestuelle emballent et enveloppent ce même
texte. Mon métier est proche de celui – paradoxal, on le sait – du comé-
dien. La façon dont jouent, avec ou sans mon contrôle, mes émotions
sont partie prenante de la séduction exercée, de la conviction entraî-
née.
Ce transfert sur la littérature que j’ai à laisser ou à faire advenir, il
en passe, durant le temps du cours, par mon propre transfert à son égard.
J’ai à témoigner de ce que « j’aime » la littérature et que « j’aime » à
en parler. Et donc d’abord par mon transfert sur le langage. Tout étudiant
en lettres se voit aujourd’hui enseigner comme un article de catéchisme
les considérations de Barthes sur la signification toujours plurielle et
polysémique du texte littéraire. A juste titre. Cette pluralité, ces cha-
toiements, éclipses, obscurcissements, ambiguïtés du sens, j’ai à en
désigner le travail et la valeur dans le texte, à les faire vivre dans mon
commentaire. Me voici lancé à la fois dans l’art de trancher, découper,
désigner de façon nette et claire (ce qu’on attend d’un professeur) et
dans l’art plus subtil de manier le mi-dire, de désigner l’indéterminable
d’une interprétation, d’esquisser les arrière-contrées éventuelles de tel
ou tel texte. Mes propos s’inscrivent comme sur une double portée : en
mode majeur, j’affirme et définis ; en mode mineur, ma parole désigne
de l’indécis ou de l’indécidable, questionne, laisse flotter les repères.
Entre les deux, bien des fausses notes et quelques couacs.
De fait, mon matériau de travail, c’est la langue érotisée. Celle à
laquelle les écrivains ont su donner une résonance singulière qui défie
Sisyphe à l’Université 101
1. Échantillon du style Brichot : « Je crois avoir entendu que le docteur parlait de cette
vieille chipie de Blanche de Castille (…). Je reconnais d’ailleurs que notre ineffable
république athénienne – ô combien ! – pourrait honorer en cette capétienne
obscurantiste le premier des préfets de police à poigne. » (Un amour de Swann).
2. Roland Barthes, Essais critiques, Seuil, 1964, p. 14.
102 Les secrets de la séduction
* *
*
Je dévoile, je mets à nu. Les grands jours, je révèle, je démasque.
Sisyphe à l’Université 103
la complicité, plus mon verbe se fait sec et droit, plus s’accomplit une
figure élaborée et satisfaisante de la séduction. Si j’incarne une rigueur,
si je signifie des distances, si je transforme mon argile en granit, cela
même représente une conduite de séduction plus accomplie que celle ten-
tée en faisant le souriant débonnaire ou en caressant dans le sens de
Dieu sait quels poils. Les jours où j’incarne la figure du bourru bien-
faisant, apparemment aux antipodes de toute séduction, sont bien sûr
ceux où elle s’exerce le plus efficacement.
Pendant que je me shoote à l’imaginaire de la séduction et crois
tenir des propos mollement sulfureux, un regard extérieur sans mal-
veillance verrait un monsieur assez instable, remuant sans cesse, agitant
nerveusement ses mains, déambulant à grands pas un peu raides à tra-
vers un local scolaire comme il y en a des milliers – tables graffitées,
chaises métalliques, salle aux murs jaunâtres –, les paumes sales de
poussière crayeuse et une éponge douteuse au bout des doigts. Il s’alar-
merait peut-être des composantes logorrhéiques du personnage et de la
passivité placide de son public. Il noterait la répétitivité des conduites
et du lexique, l’aspect très ritualisé des propos et des rares échanges. Il
s’inquiéterait peut-être d’un certain excès dans le vouloir-persuader,
d’une trop visible insistance à souligner, appuyer, donner de la voix –
comme s’il fallait toujours en rajouter du côté de la conviction ou du rem-
plissage, comme si le passage à vide ou par le vide étaient le bide qu’il
fallait à tout prix éviter, l’insupportable castration. Et il trouverait peut-
être drolatique que ce monsieur soit troublé par la problématique de la
séduction, tant la grisaille scolaire, les lourdeurs du discours et des
manières universitaires, les diverses manifestations d’indifférence polie
enlèvent toute pertinence à la question.
* *
*
Enseigner la littérature – et donc passer toute une vie à l’étudier –,
c’est bien sûr se relancer, comme une vague toujours recommencée sur
des rochers, vers la question même de l’identité. Je ne fais pas qu’ac-
compagner l’écrivain à la recherche de la sienne. Par moments, j’éclaire –
bien souvent à mon insu – la leur par la mienne. Je creuse par mes inter-
rogations ce qui agite ces auteurs, je recreuse par leurs questionnements
Sisyphe à l’Université 107
Claude Burgelin
LEO BLEGER
Leo Bleger
Apparitions du Diable
CHRISTOPH HAIZMANN
qui portait trois fleurs, avec, écrit sur l’une « Père », sur une autre
« Fils », et sur l’autre « Saint Esprit », mais sur la tige il était écrit
Dieu. Quand je lus cela, j’entendis une voix qui disait : « ô pécheur ! Aie
confiance, crois et construis sur ceci et ainsi tu atteindras le bonheur éter-
nel ». Quand je me plaignis à la personne qui me guidait que personne
ne me croirait, et que je ne pourrais donc pas accomplir ce qui m’était
ordonné, la personne me répondit : « même si personne ne me croit, je
sais parfaitement ce qui est arrivé, bien qu’il me soit impossible de le
mettre en mots ». Pendant ce temps, le lys se mit à briller si lumineu-
sement que je ne pouvais plus le regarder. Puis je me penchai et eus
l’impression de tomber dans de l’eau : sur ce, je revins à moi.
Le 6 novembre, la nuit, j’entrai dans ma chambre pour dormir, étei-
gnis la lumière, mais voulus prier un peu auparavant, quand revint la per-
sonne que j’ai mentionnée. C’est pourquoi j’appelai le garçon dans la
chambre voisine et lui demandai de m’apporter de la lumière ; mais
avant qu’il revienne j’étais déjà dans une transe, et la même personne
m’emmena dans une ville. Dans les rues que nous parcourions il se pas-
sait beaucoup de choses : des gens criaient, se querellaient, s’empoi-
gnaient et luttaient ; ailleurs il y en avait qui se battaient et se tuaient.
Dans un coin se passaient des jeux de prostituées, dans un autre de
sombres pratiques. Il y avait de la jubilation, des danses, de l’excitation
dans les rues comme si tout était sens dessus dessous. Il me dit que
c’étaient tous des enfants de la damnation et m’ordonna de ne pas regar-
der. Il m’emmena plus loin et me dit que nous allions sortir de la ville.
Là nous arrivâmes à un pré magnifique. Quand nous l’eûmes traversé
un moment, nous arrivâmes à un ravissant bosquet vert où se trouvaient
éparpillées des huttes d’ermites ; à côté de chacune était placé un panier
avec des racines et des herbes. Je demandai : « qu’en font-ils ? » et il me
fut répondu que « ceci était leur nourriture ». Il m’emmena plus loin et
nous arrivâmes à un rocher où se trouvait un trou dans lequel nous nous
glissâmes. Dedans il y avait une grotte spacieuse dans laquelle se tenait
un vieil homme tout déformé, avec une longue barbe grise. Je deman-
dai qui il était. A quoi mon guide me répondit que cet homme vivait
dans cette grotte depuis soixante ans sans jamais avoir mis le pied
dehors. Je demandai encore : d’où obtient-il sa nourriture et de quoi
survivre ? Il me répondit : « il est nourri chaque jour par les anges de
Apparitions du diable 121
Dieu ».
Mon guide me dit que je devais attendre un moment, qu’il revien-
drait dans peu de temps. Il me laissa, et tout fut dans l’obscurité. En
même temps une lumière magnifique irradia autour de l’ermite et un
ange entra, lui apportant trois plats de nourriture, une miche et un bei-
gnet et de quoi boire ; il plaça tout cela sur une pierre. Puis il mangea,
et quand il eut fini, l’ange rassembla tout et partit; l’ermite pria et remer-
cia Dieu pour Sa bonté et Sa grâce. Mon ange revint, me mena dehors,
et la lumière quitta l’ermite complètement, et nous retournâmes au mer-
veilleux pré plat sur lequel cependant il n’y avait pas de huttes d’er-
mites. Puis je vis un éclat brillant en haut qui descendait sur moi. Je
vis dedans Notre Bonne Dame qui me parla ainsi : « viens ici mon cher
enfant, car tu as maintenant pris entièrement refuge en moi, et je prie-
rai aussi pour toi » ; elle m’exhorta à suivre le commandement de son
Bien-aimé Fils. Puis elle me prit la main et m’emmena jusque chez
moi. La lumière demeura avec moi tout le temps. En me réveillant de
la transe, ayant repris complètement mes esprits, je vis l’image lumineuse
de Notre Dame dans un coin de la chambre. Des gens se tenaient autour
de moi : je criai qu’il leur fallait s’agenouiller et prier car la Mère de Dieu
était présente. Ma sœur prit alors de l’eau bénite et voulut l’asperger dans
la chambre. J’entrai de nouveau en transe et vis un ange tenant un cru-
cifix sur lequel était suspendu le Christ vivant. Il le donna à la radieuse
Mère de Dieu qui le leva vers l’eau bénite, et me parla encore en me
disant que « son Fils, lui, avait tant souffert pour moi, bien qu’Il fût
innocent et n’eût fait aucun mal ; et que je souffrirais bien plus encore
en ce monde car j’étais un homme terrestre et pécheur ». Puis toute la
vision disparut et mon ange revint me dire qu’il m’avait montré tout
ceci afin que j’aie assez de preuve de la vérité, et que je commence
maintenant l’existence d’ermite qui m’avait été ordonnée, passant six
ans dans une conduite édifiante et dans la crainte de Dieu. Puis je repris
de nouveau mes esprits. Mais je ne m’étais pas encore décidé. C’est
pourquoi il m’apparut de nouveau le lendemain matin et me dit que
« je devais obéir, qu’il ne me laisserait plus le voir pendant les six ans ;
et que si je ne voulais pas le faire quelque chose m’arriverait, ce qui
obligerait les gens à croire. Je ne devais pas tenir compte des gens,
même si j’étais persécuté par eux ou que je ne recevais d’eux aucune
122 Les secrets de la séduction
du sol.
Le 7 janvier j’eus ma leçon à la Fraternité de Jésus, Marie et Joseph.
Le même jour, j’allai chez les Pères Franciscains pour me confesser et
communier. Quand je voulus me confesser, le prêtre m’ordonna de dire
la prière de confession. Mais je ne pus pas la dire, bien que je m’y
prisse à quatre reprises, sans y parvenir jusqu’à ce que le prêtre la récite
devant moi; alors je pus la dire jusqu’au bout. Pendant que je me confes-
sais, le Démon Malin vint me chercher deux fois et me tourmenta pen-
dant la confession. Quand je me fus confessé, j’entrai dans l’église et
reçus le Saint Sacrement de l’Autel. Puis le prêtre m’ordonna de prendre
ma leçon dans l’après-midi, et je rentrai chez moi. Après le repas de
midi, quatre esprits malins vinrent et commencèrent à me torturer ter-
riblement. Pendant tout l’après-midi et la nuit jusqu’au lendemain
matin, ils étaient après moi ; l’un d’entre eux s’assit sur ma langue,
alors j’arrachai l’esprit malin avec la main.
Pendant ce temps plusieurs personnes veillaient sur moi, si horrifiées
qu’elles en devinrent gravement malades et eurent des visions.
Le 13 janvier, pendant que j’étais assis à peindre mon tableau, le
Démon Malin vint et s’assit sur la table à côté de moi ; alors je criai à
ma sœur que le Malin était présent. Ma sœur vint avec de l’eau bénite,
l’aspergea dans la pièce, et tout disparut de la table.
Christoph Haizmann
L’enfance du féminin. Le choix de la conférence « Sur la féminité »
fil conducteur de ce numéro, poursuit les réflexions des Libres cahiers
engagées avec Singulière mélancolie et Les secrets de la séduction, en
s’appuyant sur des textes freudiens qui parlent au plus grand nombre
de la maladie humaine, du deuil, de la séparation et de l’éveil de la
sexualité qui, pour Freud, garde son arête la plus vive dans la ques-
celle qu’il utilisa peu de temps auparavant dans L’avenir d’une illu-
rique, en faisant explicitement appel à l’interlocuteur extérieur, fut déjà
* *
*
Ces sept conférences se divisent, nous dit Freud, selon deux orien-
tations, réviser et approfondir les acquis de la théorie du rêve, de l’oc-
cultisme et de la décomposition de la personnalité psychique et, ensuite,
la Weltanschauung et de la féminité.
renouveler les problématiques de l’angoisse et de la vie pulsionnelle, de
S’il fallait chercher des prétextes à cette écriture, ils seraient donc
à trouver autant dans une « volonté consciente » de soutenir et de for-
tifier la psychanalyse que dans un déterminisme : un véritable élan
intellectuel pousse Freud qui, continuant à s’affronter à des choses
nouvelles, demeure toujours un défricheur curieux, animé par un grand
enthousiasme, et ne manquant pas même d’un certain culot, si on s’en
tient au choix de la féminité comme terrain de réflexion. Enfant très
aimé de sa mère – n’oublions pas que, pour lui, l’amour le plus accom-
pli est celui que porte une mère à son fils – le voici qui explore la pas-
sion la plus occulte, régissant dans le tourment les échanges entre une
petite fille et sa mère et menant à la voie qui contribue à la constitution
de la femme.
* *
*
Préambule 9
tique restitue dès lors toute sa complexité aux différents passages conflic-
tuels qui conduisent au devenir femme.
nalyse des enfants, paru la même année, et veuille faire apparaître les
divergences entre Mélanie Klein et lui, avec leurs conséquences tant
dans la théorie que dans l’art de l’interprétation ; cette controverse
s’épanouira à Londres quelques années plus tard où Anna Freud, encore,
le représentera.
Il existe donc un point où le texte défait les couples, masculin et
féminin d’une part, actif et passif d’autre part, où la libido, déclarée
indépendante du sexe biologique, est comprise comme rendant compte
à elle seule des alternances qui manifestent la bisexualité de la vie
féminine. Car, chez l’homme également, des déplacements libidinaux
conduisent à l’établissement de l’équation « pénis = enfant » au point
qu’il faudrait envisager chez lui un « devenir féminin ».
HERBERT LEHMANN
en Angleterre : « Elle est très faible, parfois apathique, mais n’a pas
perdu sa tête. Elle reconnaît les gens et elle est sensible à toutes sortes
d’émotions.2 » La mère de Freud revint à Vienne début septembre, peu
de jours avant de mourir paisiblement dans son appartement.
Freud avait lui-même eu de gros soucis de santé cette année-là. En
avril, il était allé au sanatorium du Cottage pour un traitement de troubles
cardiaques et intestinaux. En mai, il était retourné à Berlin pour une
intervention sur sa prothèse qui le faisait beaucoup souffrir. Il avait
passé près de trois mois à Berlin, à Tegelsee, avant d’arriver fin juillet
à Grundlsee pour l’été. C’est l’été où il reçut le prix Goethe. Mais
comme il se sentait trop faible pour faire le voyage jusqu’à Francfort,
c’est Anna qui y lut, le 28 août, le bref texte que Freud avait rédigé
pour l’occasion. Ce texte semble avoir été la seule production de quelque
importance écrite par Freud au cours de l’année 1930.
Freud lui-même fut perplexe devant ce qu’il appela sa « réaction
singulière » à « ce grand événement ». Il n’en a laissé qu’une descrip-
tion succincte dans deux lettres écrites à ses amis Jones et Ferenczi
presqu’aussitôt après la mort de sa mère. À Jones il écrivit le 15 sep-
tembre : « Je ne vous cacherai pas que ma réaction à cet événement,
par suite de circonstances singulières, a été elle aussi singulière. Certes,
there is no saying3, quant à ce qu’une telle expérience peut provoquer
dans les couches les plus profondes mais superficiellement je ne ressens
que deux choses : l’accroissement de liberté personnelle que j’ai acquis
car de penser qu’elle apprendrait ma mort m’a toujours effrayé et,
deuxièmement, la satisfaction de lui voir enfin échue une libération à
laquelle elle avait droit après une si longue vie. Sinon, pas de deuil
comme en montre avec tant de douleur mon frère de dix ans plus jeune
que moi. Je n’étais pas à l’enterrement. Anna m’a de nouveau repré-
senté, comme à Francfort. Son importance pour moi ne saurait plus
guère augmenter.4 »
À Ferenczi, le jour suivant, 16 septembre, Freud disait : « Ce grand
événement m’a affecté d’une façon toute particulière. Pas de douleur,
2. In Clark R. W, 1980, Freud. The Man and the Cause, NY, Random Press.
3. En anglais dans le texte.
4. Sigmund Freud-Ernest Jones, Correspondance complète, (1908-1939), Puf, 1998.
Réflexions sur la réaction de Freud à la mort de sa mère 15
pour aller à la cérémonie du prix Goethe un mois plus tôt. Mais on est
tenté de chercher des explications psychologiques. C’est ainsi que
Slochower7 se demande si ce que Freud ne voulait pas, était de la « voir »
enterrée. Aurait-il essayé de se soustraire à la preuve, que le désir d’un
attachement inconditionnel et éternel devait être « enterré » ?
Considérons les sentiments que Freud rapportait : d’abord un accrois-
sement de liberté personnelle, un sentiment de délivrance, d’affran-
chissement. En second, la satisfaction de lui voir enfin échue une
libération à laquelle elle avait droit après une si longue vie. Freud ne se
sent pas seulement délivré lui-même, mais éprouve une satisfaction que
sa mère soit délivrée elle aussi. Délivrance signifie libération, Befreiung,
ou affranchissement, Erlösung. L’absence de douleur et de chagrin est
peut-être liée à cette identification de Freud avec sa mère.
Freud explique l’accroissement de liberté personnelle en révélant
que « penser qu’elle apprendrait ma mort m’avait toujours effrayé » et
que « je n’avais pas le droit de mourir tant qu’elle était encore en vie,
et maintenant j’ai ce droit ». Pour autant que j’aie pu m’en assurer, la
littérature analytique ne comporte qu’un seul commentaire sur cette
réaction de Freud à la mort de sa mère. Il fut fait par Eissler8 au cours
d’un « Gedenkrede » à l’occasion du trentième anniversaire de la mort
de Freud : « Il semble que l’idée de sa propre mort ait été jusqu’alors
inacceptable car elle impliquait la profonde douleur que sa mère en
aurait éprouvé. En même temps, sa réaction démontre son profond atta-
chement à sa mère, puisque, à l’évidence, le principal ancrage qui rat-
tachait Freud à la vie était l’amour de sa mère. Ainsi donc, chez des
personnes de grande capacité créative, il n’y a pas de dissolution du
complexe d’Œdipe. La destruction du complexe d’Œdipe telle que Freud
l’a postulée, se produit chez les gens normaux ou des gens de talent.
Chez eux, la persévérance du complexe d’Œdipe mènerait au désastre.
Mais pour les génies, c’est une bénédiction. »
Herbert Lehmann
Traduit de l’américain par Laurence Apfelbaum
4. Ibid., p. 177-178.
5. G. Lascault, Figurées, défigurées. Petit vocabulaire de la féminité représentée,
10/18, 1977, p. 203 (article « tisser»).
6. Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 4.
La nature fait bien les choses 27
7. Ibid., p. 204.
8. « La féminité », op. cit., p. 176.
9. F. Nietzsche, Le Gai Savoir, II, § 66, Gallimard, 1967, p. 89.
28 L’enfance du féminin
n’est pas un art d’agrément, c’est un art plus brut, plus élémentaire plus
fondamental aussi car toutes les filles, de quelque condition qu’elles
soient, font leur marquette. « Et le monogramme simple, parfois même
très discret sur une lisière, ou au contraire géant, compliqué et central,
se détache toujours brutalement rouge sur blanc12. » Yvonne Verdier
souligne que « marquer », c’est aussi métaphoriquement avoir ses règles,
attendues aux alentours de douze ans. La marque est celle du sang fémi-
nin : sang annonciateur de l’accouchement, de la défloration, sang fémi-
nin dont sont encore, nous dit-elle, marqués les roux13. En marquant
leur linge, les filles transposent de leur corps leur propre loi, qui est de
marquer ; elles rappellent que le procédé familier de la broderie est le
décalquage et que leur art, s’il s’inspire de la nature, marque les pas-
sages : une fille qui sait marquer est bonne à marier.
Une autre pratique artisanale américaine des XVII e, XVIII e et
XIX e siècles, pratique traditionnelle et anonyme, la fabrication des
« quilts », témoigne également d’une socialité féminine spécifique et
d’une grande imagination. Sorte de courtepointe rembourrée qui est
une pièce du trousseau de la future mariée, le « quilt » est cousu par
un groupe de femmes au cours de « quilting partys » fort animées. Son
dessus est formé d’un « patchwork », souvent composé à partir de chutes
de tissu inutilisables. Entrecroisant motifs géométriques ou figuratifs,
dessins réguliers ou irréguliers, combinant matières et textures diverses,
les quilts mêlent la contrainte du format à une inventivité formelle et
chromatique parfois extrêmement audacieuse (les « crazy kilts »),
conduisant fort loin de la copie de la nature, et qui ne le cède en rien aux
innovations de l’abstraction en peinture14.
Bien des artistes, dans la seconde moitié du XXe siècle, reprendront,
de façon plus ou moins contestataire et humoristique, ces travaux de
couture et de tissage, pour revendiquer un art qui soit à la fois le leur
et art à part entière. Marinette Cueco, dans les années 1970-1980,
collecte, tisse, noue, tricote ou tresse des herbes, séchées ou non 15.
Gilbert Lascault montre combien cet art peut être inventif et malicieux :
Non sans ironie, Annette Messager a intitulé une de ses pièces Cinq travaux
d’aiguilles : chaque pièce de tissu cousu est ensuite dessinée; et la couture
devient le modèle du dessin, en un renversement plus important qu’on le
croit. […] On peut se demander si Patsy Norvell ne commente pas ironi-
quement le texte de Freud lorsqu’elle coupe sur le pubis de ses amis (hommes
et femmes) leurs poils blonds, roux et bruns et compose à partir de ces poils
de petits tapis géométriques16.
Et, du reste, poursuit Gilbert Lascault,
si nous faisons confiance à Freud et voyons dans le tissage une invention de
la femme, les femmes apparaissent comme productrices des conditions maté-
rielles de possibilité de la peinture : la toile, le support.
Si l’on ajoute que, d’après Pline, le dessin fut inventé par la fille
d’un potier, Dibutade, traçant le contour de l’ombre de son amant, et que
les couleurs pigmentaires sont le même pharmakon que le fard féminin,
on mesure ce que les arts plastiques doivent aux femmes.
17. S. Freud, L’homme aux rats. Journal d’une analyse, Puf, 1974, p. 100.
18. Ibid., p. 96.
19. Diderot, Salon de 1763, Hermann, 1984, p. 220. Voir, sur ce tableau (et sur le sens
sexuel du mot « nature »), l’article de F. Lecercle, « Le regard dédoublé », in
Nouvelle revue de psychanalyse, n° 44, 1991.
32 L’enfance du féminin
23. S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, note ajoutée en 1915, Gallimard, 1987,
p. 67, et Le malaise dans la culture, Puf, quadrige, 1995, p. 26.
24. Kant, Critique de la faculté de juger, § 13 et 14, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin,
1968, pp.65-67. Voir le commentaire de ce texte proposé par J. Derrida in La vérité
en peinture, Flammarion, 1978.
25. Voir L. Marin, Détruire la peinture, Galilée, 1977 (réédition Champs Flammarion).
26. Voir J. Baltrusaitis, Le Moyen Âge fantastique, Champs Flammarion, 1993, p. 36-37.
34 L’enfance du féminin
Car si Freud souligne que nous ne pouvons trouver beaux les organes
génitaux dont la vue est pourtant toujours excitante, il ajoute, dans les
deux textes, que le concept de beau a ses racines dans le terrain de l’ex-
citation sexuelle et qu’il désigne à l’origine ce qui est sexuellement sti-
mulant (les attraits, Reize)28.
Or n’y a-t-il pas là, comme se demande justement Hubert Damisch,
une contradiction :
si l’on doit admettre que le concept de « beau » désigne à l’origine, ur-
sprünglich, ce qui est sexuellement stimulant, comment comprendre qu’on
ne puisse jamais trouver « belles » les parties génitales dont la vue provoque
cependant l’excitation la plus intense? Quelle relation peut exister entre ces
deux propositions apparemment antinomiques?29
Certes, pour suivre encore Hubert Damisch dans l’analyse très pré-
cise qu’il propose de ces deux textes, le contexte en est bien différent.
Dans les Trois essais, il s’agit pour Freud d’évaluer à quel moment le
plaisir scopique devient une perversion. La vue – qu’il affirme d’ailleurs
ici « dérivée du toucher » – est
la voie par laquelle l’excitation libidinale est le plus fréquemment éveillée et
la sélection naturelle compte sur la praticabilité de cette voie – si toutefois
cette façon téléologique de voir les choses est recevable – lorsqu’elle favo-
rise l’évolution de l’objet sexuel vers la beauté. La dissimulation progressive
du corps qui va de pair avec la civilisation tient en éveil la curiosité sexuelle,
laquelle aspire à compléter pour soi l’objet sexuel en dévoilant ses parties
cachées, mais peut aussi être détournée (« sublimée ») en direction de l’art,
30. S. Freud, Trois essais, op. cit., p. 66 (la proposition entre tirets relative à la « façon
téléologique » est ajoutée en 1915).
31. Kant, Critique de la faculté de juger, §48, op. cit., p. 142.
32. S. Freud, Trois essais, op. cit., p. 147.
36 L’enfance du féminin
35. Sur ce privilège, voir J.-B. Pontalis, « Perdre de vue », in Nouvelle revue de
psychanalyse, n° 35, 1987.
36. S. Freud, « La féminité », op. cit., p, 167.
37. S. Freud, « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les
sexes » (1925), in La vie sexuelle, Puf, p. 127.
38. S. Freud, « La féminité », op. cit., p, 167.
39. S. Freud, « Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les
sexes », op. cit., p. 127.
38 L’enfance du féminin
Françoise Coblence
44. Freud, Sur la psychanalyse (1910), Gallimard, 1991, p. 115 ; et XXXIIe conférence,
« Angoisse et vie pulsionnelle », in Nouvelles conférences, op. cit., p. 132,
45. Freud, « La féminité », op. cit., p, 176.
46. R. Sennett, La chair et la pierre, Éd. de la passion, 2002.
47. Voir F. Gantheret, « Du coin de l’œil », in Nouvelle revue de psychanalyse,
n° 35, 1987.
Des multiples questions qui se posent à « élever l’acte
responsable de la procréation au rang d’une action
volontaire et intentionnelle, et à la dégager de son
intrication avec la satisfaction nécessaire d’un besoin
naturel »
Projet d’enfant
JEAN-FRANÇOIS DAUBECH
que l’enfant attendu pourrait être une fille et suppose que leur envi-
ronnement féminin, proche et attentif, palliera l’absence de présence
féminine continue. Nombre des réponses imaginées à ces questions
relançaient mes objections silencieuses. Il n’était d’ailleurs pas néces-
saire de les soulever parce qu’il percevait le caractère succinct de son
argumentation et n’était nullement dupe de son parti pris opératoire ;
et, dissipant tout sentiment d’urgence, demeurait la question posée à
son arrivée : « Quand mettre en œuvre ce projet ? »
Freud n’a jamais cessé de rappeler cette complexité et, dans le texte
sur la féminité, il multiplie les précautions. D’abord en faisant de la
féminité, à l’entrée de son propos, une énigme autant qu’en le fermant,
avec une sorte d’insolence : « Si vous voulez en savoir plus sur la fémi-
nité, interrogez vos propres expériences de la vie, ou adressez-vous aux
poètes, ou attendez que la science puisse vous donner des renseignements
plus approfondis et plus cohérents11. » Chemin faisant, il réduit à rien
l’assimilation masculin/féminin au couple actif/passif, il récuse un quel-
conque ordre naturel présidant aux fonctions de soins et d’élevage de
la couvée, en prenant appui sur les comportements animaux et, s’il fait
du complexe d’Œdipe le moment-clé de l’organisation de la personna-
lité, il souligne l’importance de la période pré-œdipienne et des mystères
qu’elle continue de recéler, tout comme, un peu plus loin, il insiste sur
l’ambivalence « au plus haut degré » qui caractérise les investissements
précoces. Il est facile de percevoir dans le texte que lui aussi « se hâte
d’entrer dans la situation œdipienne comme dans un port »12, situation
à propos de laquelle il retrouve ses qualités d’observateur et peut à nou-
veau décrire les diverses facettes des mouvements psychiques possibles
chez la fille. Mais la fermeté qu’il manifeste dans cette description de
la phase œdipienne et de ses conséquences dans le destin psychique
d’une femme ne doit pas éclipser sa prudence dans l’exposé des faits ni
son humilité devant ses zones d’ignorance dans lesquelles il pressent
l’existence de clefs qui lui échappent. C’est pourquoi il est peu défen-
dable de faire élection des développements œdipiens de Freud pour en
constater les impasses en omettant d’indiquer qu’il les a lui-même signa-
lées, et n’a cessé de regretter le caractère incomplet et fragmentaire de
ses observations.
Jean-François Daubech
De quelles manières les femmes révèlent leur puissance
par l’impénétrabilité de leur pensée
L’envie du féminin
JEAN-MICHEL HIRT
c’est ainsi que la scène est exposée par le peintre : une ombre en sus-
pens devant une femme, une ombre qui, si elle s’avançait, viendrait la
recouvrir, si elle reculait la découvrir.
Une telle posture, la suspension, l’hésitation même qu’elle induit, je
ne manque pas aussi de la rapprocher de celle que Freud met en scène
au début de sa XXXIIIe nouvelle conférence sur « La féminité » – une
réticence de sa part, mais laquelle ? Liée à quelle levée du voile ? Je
visualise l’attitude de Freud face à son thème comme celle de l’ombre
du tableau de Picasso, retenue, éblouie à la vue du corps féminin, de son
excès lumineux pour l’œil d’un homme. Il y a ici, dans la tâche du
conférencier, de son aveu même, quelque chose de « trop », et la psy-
chanalyse est lourde de ce trop à voir qui la condamne à mal dire. Ce
n’est jamais ça. Pour les analystes, c’est « trop peu » dire, mais pour les
auditeurs fictifs de cette conférence, c’est encore trop – d’ailleurs qui
Freud s’imagine-t-il voir et avoir en face de lui, le public, vous, moi, les
analystes, une femme, Lou Andreas-Salomé : « la compreneuse par
excellence » ?
Or, cette conférence masculine ne risque pas de dissiper ce mal dire
inhérent à la matière de l’analyse, elle va le porter à son comble, le
rendre incandescent, puisqu’elle va aborder un thème amarré à l’étran-
geté du « continent noir » : « l’énigme de la féminité ». Jusqu’à présent
si, pour Freud, une expression issue de la langue s’en approche au
mieux, c’est celle de la poésie, puisque la parole poétique serait susci-
tée par la nature de l’énigme, autant orientée par le bruissement obscur
du féminin que la peinture peut l’être par la vision du féminin. Tandis
que le propos psychanalytique sera « incomplet et fragmentaire », rele-
vant de ce « mi-dire » avancé par Lacan, ne rendant pas un « son
agréable », décevant en somme mais en raison même de l’angle élu par
Freud pour parler de cette énigme : « nous n’avons décrit la femme que
dans la mesure où son être est déterminé par sa fonction sexuelle1 ».
Voici révélé le grappin d’abordage jeté sur la frégate du féminin, le seul
grappin dont le corsaire qui bat le pavillon de la psychanalyse peut se
targuer d’avoir l’exclusivité, ce qui le rend lui-même aussi peu res-
4. Ibid., p. 167. En ce qui concerne « l’envie du pénis » chez un homme, il faut relire le
fragment clinique rapporté par Winnicott in Jeu et réalité, l’espace potentiel, trad.
par C. Monod et J.-B. Pontalis, Gallimard, pp. 102-103.
58 L’enfance du féminin
de leur côté et cette envie démultipliée par les autres personnages fémi-
nins et maternels, la nourrice et la paysanne, ne s’apaise que dans la
dévoration du bon pain de campagne, puisqu’ils n’ont plus l’âge de la
tétée et pas encore celui des préliminaires. De fait, si l’homme ne connaît
pas « le défaut de l’organe génital », peut-être a-t-il plus affaire avec cette
« calamité » attachée au fait d’être un homme que Lou Andreas-Salomé
repérait chez lui et qui relèverait de l’inévitable illusion phallique dans
laquelle il se trouve pieds et poings liés. Certes, il conserve tout ce qu’il
a, mais, à suivre Freud, il n’obtient rien de ce qu’il n’a pas, ni l’amour
de la femme pour lui-même car c’est à son fils qu’il revient, ni la faculté
de faire naître un enfant, alors qu’à travers la naissance d’un fils, elle
peut parvenir à « la plus parfaite, la plus facilement libre d’ambiva-
lence de toutes les relations humaines ».
Pourtant, ce destin de la féminité qui constitue sans nul doute un
couronnement dans l’histoire personnelle de Freud – il n’est que de lire
l’ode à la « satisfaction illimitée » que « le fils apporte à la mère » – laisse
un curieux arrière-goût : cette réussite ne serait-elle pas trop cher payée
quand l’identification à la mère vient interrompre la poursuite du deve-
nir féminin ? Ne peut-on redouter la « satisfaction illimitée » que pro-
cure ce couple mère-fils, encensé par tant de cultures méditerranéennes
au détriment des filles, ce maternel contre le féminin organisé sur un
mode tel que les garçons seront réduits dans leur vie sexuelle à une
oscillation honteuse entre la maman et la putain ? Si, par cet avènement
du fils, la femme accède à ce qui lui manque, cette victoire ne vient-elle
pas la fermer à une dimension sexuelle que n’épuiserait pas sa mater-
nité et à propos de laquelle cet autre destin de la féminité, l’homo-
sexualité féminine, n’a pas fini de nous surprendre ; évoquée ici par un
Freud qui se fie un peu vite aux travaux d’Hélène Deutsch, l’homo-
sexualité féminine réserve encore bien des surprises. À cet égard, on
doit ici aussi s’adresser aux poètes, comme Freud le conseille, et s’em-
presser de relire ce que le poète « admis au noir mystère », Baudelaire,
a su écrire sur « Lesbos, où les baisers sont comme les cascades / Qui
se jettent sans peur dans les gouffres sans fonds ». Et, bien sûr, écou-
ter les peintres, tel Picasso, quand ils déclinent le féminin auquel en
tant qu’hommes ils se réfèrent : « Je suis une femme. Tout artiste est une
femme et doit être gouine. Les pédérastes artistes ne peuvent pas être
L’envie du féminin 59
de vrais artistes car ils aiment les hommes. Comme ils sont des femmes,
ils retombent dans le normal5. »
5. Picasso, in Geneviève Laporte, Un amour secret de Picasso, cité par Philippe Sollers,
« Femmes et femmes », in Éloge de l’infini, Folio, p. 273.
6. Jacques Lacan, Le Séminaire, “Encore”, Livre XX, Seuil, 1975, p. 71.
7. Charles Baudelaire, « Mon cœur mis à nu », O.C., La Pléiade, Gallimard, p. 1287.
60 L’enfance du féminin
8. Lou Andreas-Salomé, « L’érotisme », Eros, trad. par H. Plard, Minuit, p. 124. Cf.
« Du type féminin », in L. Andreas-Salomé, L’amour du narcissisme, trad. par
I. Hildenbrand, Gallimard.
9. Freud, op. cit., p. 180.
10. Ibid., p. 181.
L’envie du féminin 61
11. Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre LXXXI, Paris, Le Livre de
Poche, 1958, p. 201.
L’envie du féminin 63
vée pure; n’avez-vous pas dû en conclure que, née pour venger mon sexe et
maîtriser le vôtre, j’avais su me créer des moyens inconnus jusqu’à moi12 ?
avec cette trouée éprouvée dans son corps et porteuse de son envie du
féminin. En osant déclarer : « Je n’ai pas d’amis, je n’ai que des
amants »14, ce « héros » viril atteste que son envie du féminin est l’in-
dice d’une ouverture à ce territoire que Victor Segalen nommait en
poète : « Noir-féminin, masse de nuit »15. La femme se tient au seuil
de cette étendue psychique, dont l’homme a le choix de se rendre l’hôte
en sortant de l’ombre pour entrer dans sa nuit.
Jean-Michel Hirt
14. Picasso cité par Ph. Sollers, « Picasso, le héros » in Éloge…, op. cit., p. 173.
15. Cf. Victor Segalen, Thibet, « Poésie », Paris, Gallimard, 1985. Sur cette « ouverture »
d’un homme au féminin, je renvoie à mon livre, Les infidèles, Grasset, 2003, pp. 99-116.
De l’inconciliable opposition chez l’homme entre
l’acceptation d’un féminin et la contrainte de la passivité
homosexuelle.
De père en fils
MI-KYUNG YI
1. S. Freud, (1937), « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », in Résultats, idées,
problèmes, Puf, p. 265-268.
70 L’enfance du féminin
Mais la modalité de refus n’est pas, dit-il, identique dans les deux sexes :
pour la femme, l’« envie du pénis » et pour l’homme, la « rébellion
contre sa position passive ou féminine envers un autre homme ». La
figure féminine mobilisatrice de la rébellion se trouve, chez l’homme,
sollicitée par la médiation de l’élément de la passivité. Ce lien entre
passivité et féminité est d’autant plus remarquable que la théorie freu-
dienne de la sexualité féminine le relègue au second plan au profit du
désir du pénis-enfant.
La fille est un petit homme, dit Freud. La féminité advient, de ce
point de vue, comme une formation psychique tardive, secondaire, voire
réactive par rapport au sexe de référence. Le mot d’ordre qui la met en
marche est l’envie du pénis qui devrait gouverner complètement l’évo-
lution sexuelle féminine. La fille ne devient amante et mère que par
l’envie de disposer de ce qui lui manque, et ce par tous les moyens dont
le changement du cap libidinal vers le père, comme vers un « havre »2.
À suivre la trajectoire de la fille allant de porteur en substituts de l’or-
gane convoité, glissant du pénis à l’enfant le long de la chaîne symbo-
lique, la féminité accomplie ressemblerait à un détour secret vers la
masculinité originellement rêvée mais refusée ; la féminité se présente
alors dans son essence même comme une mascarade de l’ancien désir
masculin de possession du pénis. Femme, on l’est à ne pas en avoir et
on le devient à vouloir en avoir3. Et Lacan d’en conclure : la femme
n’existe pas.
Envisagée ainsi comme figure négative de la masculinité, la femme
ne peut inspirer que crainte et rejet : châtrée, elle réactive chez l’homme
l’angoisse de castration ; déçue et envieuse, elle lui paraît « étrangère et
hostile ».
L’analyse freudienne montre comment l’envie du pénis détermine
l’ambivalence de la femme à l’égard du sexe masculin, telle qu’elle
L’idée du lien intime entre passivité et féminité traverse, telle une ten-
sion, tout le corpus freudien, tout en restant à l’état fragmentaire. Par
exemple, un passage d’« Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci »
pointe la séduction maternelle qui ravit au jeune fils « par une matura-
tion trop précoce de son érotisme une part de sa masculinité ».
Prolongeant cette intuition freudienne, Jacques André soutient la com-
plicité entre la position de la passivité originaire de l’enfant devant le
monde adulte et la position génitale féminine.
Par son état d’impuissance physique et psychique, l’enfant est sou-
mis à l’intrusion du sexuel inconscient adulte qui parasite les gestes
de soin. Parce que ces premières expériences sexuelles débordent fon-
damentalement sa capacité d’élaboration psychique, elles sont vécues
passivement et comportent une dimension d’excitation effractrice,
inévitablement traumatique. Pour conjuguer jouissance et pénétra-
tion, la position génitale féminine constitue une première représen-
tation privilégiée de la passivité originaire : « L’intrusion du sexuel
dans le psychosoma de l’enfant emprunte volontiers des voies orifi-
cielles (bouche, anus), pour les deux sexes. Cette intrusion trouve en
quelque sorte une confirmation en après-coup dans la représentation
génitale féminine (ou dans l’identification anale chez l’homme). La
pénétration de son corps prend chez la femme la suite des intromissions
de l’enfance, elle en renouvelle, selon les histoires singulières, le plai-
sir ou le traumatisme6. »
Pour entretenir une telle affinité foncière avec les modalités origi-
naires de la satisfaction libidinale, le but pulsionnel féminin se prête
également au refoulement le plus profond ; sorte de représentation-
limite, elle peut être incompatible non seulement avec la masculinité nar-
cissique mais aussi excéder les capacités de liaison du moi, d’autant
que l’assise narcissique est en voie de constitution ou en perte de soli-
dité. Ainsi, tenaillé d’une douleur envahissant son corps gravement
malade et poussé malgré lui à laisser s’échapper des gémissements, un
patient exprime son sentiment de honte : « Car il n’y a que vous les
femmes, qui puissiez souffrir en tout honneur. »
C’est sans doute le cas Schreber qui donne la mesure la plus dra-
matique de cette double face de la féminité archaïque à la fois liante a
minima et excédante par son intime rapport avec le corps libidinal. Sa
féminité « rayonnante » est la version narcissique délirante de la fémi-
nité – « pourriture ». Celle-ci est « contraire à l’ordre du monde », non
seulement parce qu’elle implique la castration, mais surtout parce qu’elle
renvoie à la passivité anale masochique. Comme le note Janine
Chasseguet-Smirgel7, être femme dans l’univers schreberien, c’est être
de la merde, tant le délire de Schreber multiplie, dans son versant hypo-
condriaque initial, les références à la fécalisation du corps associée au
sentiment d’une extrême détresse. Construit à titre d’élaboration de ce
vécu du corps interne menacé d’anéantissement, son délire de fémini-
sation révèle la démesure de la persécution sadique anale en question.
Chez « L’homme aux loups », l’intégration de la motion féminine se
réalise le temps d’être une « femme malade » ou « femme maltraitée »
qui, sur le mode d’un fantasme de fustigation, condense désir et puni-
tion ; chez Schreber, elle exige un prix plus élevé, celle d’être une
« femme délirante ». Il lui faut être la « femme de Dieu » par qui advient
la nouvelle race d’humanité.
Outre son impossibilité continuellement renouvelée, l’identifica-
tion féminine en jeu pose le problème d’une fixation à la figure pater-
nelle séductrice, sadique voire persécutrice en surimpression du père
interdicteur. La figure maternelle ne semble présente qu’au titre d’ob-
jet passif auquel le garçon s’identifie et non en tant qu’objet d’amour
œdipien, ou en tant qu’objet du lien primaire. La force libidinale atta-
chée à la position féminine n’a d’égale que la résistance que la fixa-
tion au père de la scène primitive oppose au travail de sa résolution
identificatoire. Qu’est-ce qui, de ce lien homosexuel au père, résiste à
l’élaboration transformatrice de, « avoir » en « être-comme » ?
À ce propos, remarquons que le cas de « L’homme aux loups » montre
la rigidité et la fragilité de l’identification au père, héritière exclusive
du désir féminin passif pour le père et réactive à l’angoisse de castration.
Mi-Kyung YI
Ce que les hommes ne peuvent pas dire de l’asservissement
et de la conquête de la liberté, ils le déclarent par la voix
des femmes dans l’opéra.
Partitions
VINCENT VIVÈS
2. La superposition des rites maçonniques et isiaques que l’on rencontre dans La Flûte
enchantée n’est pas nouvelle à l’époque de la composition de l’opéra. La maçonnerie
reprend certains traits structuraux et philosophiques qui régissent les mystères
isiaques : secret et rite initiatique en vue d’une épuration au sein d’une secte avec
pour intercesseur, intermédiaire de salut et de révélation divine, la déesse Isis, déesse
mère qui réussit à rendre vie à son mari Osiris.
80 L’enfance du féminin
Mais Médée n’est pas subjuguée par cette séduction. Elle sacrifie à
cette autre divinité qu’est la Justice. Devant Créon, substitut du Roi-
Soleil, Médée interroge le pouvoir abstrait. Étrangère, la descendante
d’Hélios le dieu Soleil et nièce de Circé est accoutumée aux crimes,
aux crimes politiques. Mais surtout, elle est magicienne et peut à ce
titre avoir prétention à ce que la parole qui lui fut donnée soit tenue,
ou se venger. Ainsi l’héroïne de Thomas Corneille et Marc-Antoine
Charpentier cristallise l’image d’une légitimité rendue monstrueuse par
l’injustice du pouvoir politique dont l’exercice joue sur de multiples
formes de légalité et pose la question de l’essence de la monarchie qui,
à ce moment du règne de Louis XIV, parachève l’absolutisme avec les
guerres portées à l’étranger, les fastes de la mise en scène du pouvoir
à l’intérieur des frontières et dans l’enfermement symbolique et géo-
graphique qu’est la Cour. La partition musicale redouble la partition
politique et la légalité du personnage : Médée reste toujours dans le
cadre de la claire énonciation sans aller vers le cri. Son discours, dont
la violence aurait pu promouvoir une expansion vocale, reste régi par
les lois de L’Art de bien chanter de Bacilly (1679). Dans cette Cour,
la tragédie lyrique est l’espace où la monstration politique et théolo-
gique du corps du roi (dans sa double nature humaine et divine) se réa-
lise pleinement : le ballet qui était le lieu de la mise en scène de la
perfection royale, où danseurs et spectateurs gravitent autour du jeune
Louis-Apollon, fait place à la tragédie en musique au moment où le
monarque vieillissant se présente dans le prologue…
Médée interroge, dans sa féminité et sa maternité, la légalité du
roi de droit divin (redoublé par la figure de Créon). Magicienne, elle
prend en charge le pouvoir thaumaturge de celui-ci mais le retourne en
82 L’enfance du féminin
Vincent Vivès
Si un désir peut être assouvi, une envie jamais. Les
empreintes érotiques qui lient la femme à sa mère se
retrouveraient dans le transfert, à charge pour l’analyste
d’en défaire la culpabilité.
La première séductrice
SUSANN HEENEN-WOLFF
3. Karl Abraham a décrit des formes différentes de la frigidité : « La frigidité est un trouble
si largement répandu qu’il est à peine nécessaire de la décrire. On sait par contre moins
bien que cette affection se manifeste à divers degrés. Le plus élevé, celui de l’anesthésie
proprement dite, est rare. Dans ces cas, la muqueuse vaginale a perdu toute sensibilité au
contact, de sorte que l’organe viril n’est pas perçu lors du rapport sexuel. Ainsi son
existence est niée. La forme courante est faite d’un trouble relatif de la sensibilité, le
contact est perçu mais sans apporter du plaisir. Ailleurs encore, une sensation de plaisir
est éprouvée, mais sans orgasme, ou, ce qui revient au même, sans les contractions de
l’organe féminin correspondant à l’acmé du plaisir. » (Abraham, 1921, OC, II, p. 118.)
4. « Lacan a fait valoir que la distinction entre pénis et phallus est fondamentale dans la
différenciation freudienne entre réalité biologique et réalité psychique. Le phallus existe
hors de toute réalité anatomique : il est le signifiant du désir de la mère. La question
centrale du complexe d’Œdipe est d’être ou non le phallus, c’est-à-dire l’objet de désir de
la mère. », R.J. Perelberg, Dictionnaire international de la psychanalyse, Calmann-Lévy,
p. 597. Le rôle symbolique du père, du coup, consiste en ce qu’il représente
l’impossibilité d’être l’objet du désir de la mère.
La première séductrice 93
nin, son « mépris triomphant » pour l’autre sexe, lui assurant une vic-
toire sur la mère précoce omnipotente (qui avait, auparavant, à la faveur
de sa méconnaissance amoureuse, « tout »).
La fille, elle, n’a aucune valeur narcissique propre que sa mère ne
posséderait pas et qui lui permettrait de se dégager de la toute-puis-
sance maternelle. « Les garçons peuvent tout faire », dira-t-elle triste-
ment, pleine de regrets, et envieuse. « La blessure narcissique et l’envie
du pénis sont dans une étroite relation de dépendance », écrit encore
Janine Chasseguet-Smirgel. Les projections des femmes, relatives à la
jouissance de l’homme, manifestent leur fantasme selon lequel la pos-
session du pénis ouvre à une jouissance sans culpabilité, car non sou-
mise à un mouvement d’incorporation. Il « donne », au contraire : des
coups, du sperme, un enfant, ce qui renvoie, encore, au fantasme « un
enfant est battu ». La fille ne se dégagera pas facilement de l’envie de
posséder ce même « pouvoir », cette même « jouissance », qui la déli-
vrerait de la seule satisfaction sadique-anale.
Chez la fille (comme d’ailleurs chez le garçon) les premiers vécus
anaux se relient à une représentation de mère donnant des soins – exci-
tants – à un bébé assigné à une position passive, puis maîtrisant et
contrôlant sa défécation. Le premier orifice affecté de sensations pro-
prement sexuelles est le rectum, la zone anale, « carrefour pour l’enfant
du narcissisme autoérotique et de l’investissement de l’objet ». D’où,
comme le disait si joliment Lou Andreas-Salomé, la conséquence que
« le vagin sera pris en location au rectum ! »
Les mouvements psychiques précoces, comme « incorporer » et
« expulser », se transforment, durant cette phase « sadique », en « rete-
nir » ou « donner » les matières fécales, et deviennent plus spécifique-
ment sexuels. Incorporer, retenir d’un côté, expulser, donner de l’autre,
contribuent à l’instauration des fantasmes de scène primitive et à l’or-
ganisation de la différence des sexes.
Comme nous l’avons vu, la déception face à la mère primaire amène
la fille à envier le pénis, ce qui se traduit dans cette phase-là par le désir
d’abord d’incorporer, puis de retenir le pénis en elle et ainsi d’en dépos-
séder la mère et le père. Ce mouvement ne peut se passer sans une cul-
pabilité face à la mère, qui annonce la rivalité œdipienne. Ne pas jouir,
plus tard, de ce pénis « volé » en serait le prix à payer. La culpabilité
94 L’enfance du féminin
laisse une lacune dans le sujet au lieu et place d’une identification, pourtant
vitale pour lui. Il en résulte un “corps propre” incomplet […]7
8. Nous voyons si souvent ce manque d’un « Room of one’s own » (Virginia Woolf),
chez la femme.
La première séductrice 99
giner le plaisir d’un homme violant une femme. On voit ici, sur l’arrière-
fond d’un fantasme de scène primitive, le reflet de sa haine violente à
l’égard de la mère et son désir de s’approcher tout aussi violemment
de cette mère, vécue comme se dérobant constamment à elle.
Il s’agissait, dans les premières années de cette cure, d’une trans-
formation du « vide » narcissique en insatisfaction plus précise, d’une
transformation du sentiment de n’avoir « rien » en sentiment de ne pas
avoir de pénis. C’est ainsi que le désir flou de vouloir être « différente »,
d’être « davantage » de ce qu’elle croyait être a pu prendre des contours
plus marqués par la reconnaissance de différence des sexes et les fan-
tasmes autour de la scène primitive.
C’est le concept freudien de l’envie de pénis qui permet d’articuler
vide narcissique et psycho-sexualité chez la femme.
Susann Heenen-Wolff
Quand l’accomplissement de la fonction maternelle se
heurte à un trouble infantile du développement de la
féminité chez la mère.
là, absent. À leurs côtés, s’agite un petit garçon qui parle trop fort. Ils
posent le même regard sur Stephan, ce petit garçon de quatre ans qu’ils
ne comprennent plus. Dont ils ne comprennent pas les attitudes répéti-
tives et entêtées d’opposition. Il ne leur apporte plus de satisfaction, il
les défie en permanence, il ne suit pas leurs recommandations, il est
sans cesse à contre-courant, leur autorité est sans effet. Les attitudes
répressives se multiplient et deviennent même l’essentiel de leur relation.
Chaque instant passé avec lui est, plus particulièrement pour sa
mère, une source de déception : ses crises en public, ses refus obstinés
à quitter une activité qui lui donne du plaisir mettent à mal sa bien-
veillance. Elle n’ose plus sortir avec lui de crainte qu’il ne lui échappe
dans la rue. Elle ne l’emmène plus au jardin public car il se bagarre
avec les autres enfants, et refuse d’en partir en hurlant et en s’agrip-
pant au sol.
Ces parents montrent donc leur impuissance et leur incompréhension.
Leur ambivalence suinte dans l’écart ouvert entre la plainte exprimée
au sujet de l’enfant et la plainte portée contre lui. Le ton est à la véhé-
mence, l’hostilité est à peine dissimulée par le choix des mots. Stephan
leur est devenu irreprésentable.
Stephan, au contraire, qui explore avec curiosité le bureau de consul-
tation, feint d’ignorer le discours de ses parents, ou lui oppose une
amère indifférence qui laisse à l’observateur une impression d’étran-
geté. Peut-être est-ce dans l’espoir de me familiariser avec cette étran-
geté-là, que je déciderai de suivre individuellement Stephan, et de
proposer au parent qui l’accompagne – ce sera le plus souvent sa mère –
de le recevoir à la fin de la consultation.
Dans les entretiens que j’ai avec elle et son fils à la suite des séances
individuelles, la mère demeure immuablement abattue, immobilisée
dans sa dépression. De son corps inerte, surgissent des paroles mal maî-
trisées, au contenu hostile à l’égard de Stephan. Le rythme dépressif
de la plainte fait place, de temps à autre, à celui, plus quérulent de
l’aversion, où elle semble, paradoxalement, se réanimer. La présence de
son enfant éveille chez elle larmes, colère, et dépit amoureux.
L’enfant, de son côté, fait écho au discours maternel. Il lui renvoie,
littéralement, ses mots de déception et de rancœur, à la faveur de quoi,
celle-ci prend conscience douloureusement de ce qu’elle lui dit, sans que
cette prise de conscience lui apporte un soulagement car leur discours
en miroir reste charnel, chargé de sensualité et d’agressivité. C’est un
discours visuel dans lequel l’aversion de la mère pour le fils se réfléchit
dans l’aversion du fils pour la mère.
De quel autre, de quel ailleurs, ces interlocuteurs qui parlent en ma pré-
sence mais qui ne me parlent pas, s’entretiennent-ils clandestinement?
Un jour, en l’absence de son fils, la mère me confie des fragments
de sa propre histoire : enfant, une dépression de sa mère lui a ôté toute
attention de sa part. L’obscurité, le silence, l’hostilité ont effacé tout
souvenir de celle-ci. Elle se souvient, en revanche, avec attendrisse-
ment, s’être alors tournée vers son père et évoque la relation privilé-
giée qu’elle a entretenue avec lui.
Tout ce qui touche au domaine de ce premier lien à la mère m’a paru diffi-
cile à saisir analytiquement, blanchi par les ans, semblable à une ombre à
peine capable de revivre, comme s’il avait été soumis à un refoulement par-
ticulièrement inexorable2.
3. Ibid., p. 139-140.
4. Ibid., p. 144.
Une dépression maternelle 107
la mesure où il n’est pas gêné par les restes du lien préœdipien à la mère,
qui a été surmonté5.
Stephan n’est donc pas tout à fait Stephan. Il figure ce que sa mère
ne peut pas reconnaître de sa propre masculinité. Le travail psychique
qui lui est ainsi imparti est considérable et énigmatique. C’est ce que
tente de réaliser son symptôme.
Régine Machabert
5. Ibid., p. 151.
6. C. Chabert, « La femme qui avance », Féminin mélancolique, Puf, 2003.
De nombreux analystes, principalement des femmes dont
Melanie Klein, remanieront en profondeur la conception
freudienne de la sexualité féminine
Clair-obscur
BERNARD BRUSSET
Bien que Freud n’en fasse pas état dans le texte de 1932, ce détour-
nement d’objet, envisagé dans l’ordre des représentations, ne peut pas
ne pas impliquer la déliaison, des réactions à la perte, des incidences nar-
cissiques, c’est-à-dire des processus de l’ordre du deuil ou de la mélan-
colie. Selon « Deuil et Mélancolie », en effet, un investissement
narcissique et ambivalent est, en cas de perte, à l’origine de l’impossi-
bilité du travail de deuil et facteur de mélancolie. Dans les destins du
lien à l’objet primaire, quelle part faire à l’angoisse de la perte d’amour,
à l’identification primaire comme première forme du rapport à l’objet,
Clair-obscur 111
3. M. Klein, (1932), La psychanalyse des enfants, Puf, 1959 ; M. Klein et al., (1921-
1945), Essais de psychanalyse, Payot.
4. Ibid., p. 203.
Clair-obscur 113
différents des parents réels (le surmoi féroce de Rita dont la mère était
douce…). La construction théorique d’un espace imaginaire permet de
rendre compte de la clinique du transfert et du contre-transfert en termes
de relations d’objet fantasmatiques et va jusqu’à voir des fonctionne-
ments psychotiques universels dans la première année de la vie. En fait,
il s’agit d’une position épistémologique différente en rupture avec le
positivisme de l’objectivation scientifique traditionnelle qui exclut l’ob-
servateur de l’observation pour établir des lois générales. En résultera,
à partir des années 1960, la place croissante prise par l’idée du contre-
transfert et de l’identification projective comme moyens de connais-
sance. Cette position épistémologique reste fondée sur le déterminisme
pulsionnel, la causalité psychique, mais dans l’interrelation. Elle admet
la pluralité des modèles, leur complémentarité possible, et elle ouvre la
question du rôle des facteurs traumatiques et des relations bonnes et
mauvaises, voire pathogènes. Force est de prendre en compte l’impli-
cation des parents réels dans le développement de l’enfant, leur propre
sexualité infantile activée, donc des relations et des expériences vécues
avec leurs propres parents dans leur organisation œdipienne : elles déter-
minent les positions contre-œdipiennes, les modalités de la séduction,
de l’interdit et des triangulations.
La clinique psychanalytique montre l’hétérogénéité des niveaux de
l’organisation psychique et celle des modalités de l’actualisation de
l’infantile dans la cure en fonction du cadre, des théories d’attente, de
l’expérience et, dans une certaine mesure, de l’identité sexuelle de
l’analyste, sa manière d’assumer en lui le féminin, qu’il soit homme
ou femme. Cette réflexion conduit à voir dans le texte de Freud la reprise
clairement explicitée de l’ensemble de la théorie psychanalytique d’un
seul regard, d’un seul vertex, en cherchant à intégrer les nouvelles pers-
pectives aux conceptions antérieures dans une perspective unifiée, tota-
lisante, même si elle admet ses incertitudes. Elle laisse voir les limites
d’une conception qui correspond en fait à un niveau d’organisation par-
ticulièrement à l’œuvre dans l’hystérie, celui de l’organisation génitale
infantile en termes de phase phallique. La réduction et la généralisa-
tion d’allure positiviste est pour Freud d’autant plus autorisée et assu-
rée qu’elle tente de faire face à ce à quoi il est confronté par son
expérience clinique et celle de ses élèves, une nouvelle perspective
Clair-obscur 117
Bernard Brusset
Comment l’évolution sociologique et médicale pèse sur la
sexualité adolescente compulsivement utilisée pour
masquer une attente de tendresse
Dans son texte, Freud affirme que la petite fille se tourne vers le
père après avoir traversé une phase d’attachement exclusif à la mère, dont
la durée dans le temps a été jusqu’alors très sous-évaluée ; il souligne
avec vigueur l’importance de cette phase pré-œdipienne de la petite
fille : il convient « d’admettre la possibilité qu’un certain nombre d’êtres
féminins restent pris dans la liaison originelle à la mère et ne parvien-
nent jamais à se tourner véritablement vers l’homme ». Freud retient que
cette phase d’attachement exclusif à la mère a chez la femme une impor-
tance bien plus longue que chez l’homme : en fait, nombreuses sont
les femmes qui, bien qu’ayant choisi un mari en se basant sur le modèle
du père, répètent à son égard, dans le cours du mariage, leur mauvais rap-
port avec leur mère : il s’agit, à son avis, « d’un cas évident de régres-
sion » : « la relation à la mère était la relation originelle ; c’est sur elle
qu’était édifiée la liaison au père, et voilà que, l’originel émergeant du
refoulement vient au jour ».
Les changements sociaux s’inscrivent dans un remarquable contre-
point avec les affirmations que Freud avait posées en 1931 : ainsi de la
durée de l’attachement à la mère et de la difficulté à se tourner vers
l’homme qui marquent le développement incertain d’une sexualité fémi-
nine adulte. L’observation des comportements sexuels de nombreux
adolescents (mais pas seulement des adolescents) irait dans ce sens.
leurs enfants, à l’abri des périls du monde extérieur ; or, on sait combien
les obstacles et processus fondamentaux de différenciation devraient
prendre leur place dans le cours de l’adolescence.
Les jeunes filles ont tendance à se montrer désinhibées et de plus en
plus souvent assument le rôle actif de la séduction, ne serait-ce que
pour nier la peur de la passivité particulièrement intense à l’adoles-
cence. On a l’impression que d’un côté, ces adolescentes usent des rap-
ports sexuels « pour se délivrer du sexe », d’une tension qui ne s’est pas
encore structurée comme véritable pulsion génitale à proprement par-
ler, pour éliminer un désir/besoin avant qu’il n’engendre des frustra-
tions, pour « s’ôter l’envie » ; d’un autre côté, le rapport sexuel semble
être vécu comme la confirmation narcissique d’un bon fonctionnement,
d’une maturité sanctionnée par le fait de « s’être fait » un garçon, une
sorte de statut qui leur confère une valeur aux yeux des autres du même
âge avec qui l’expérience est généralement partagée (« J’ai changé de
catégorie » m’a dit un garçon de dix-sept ans après sa première expé-
rience sexuelle).
Voilà donc, d’une part, des rapports sexuels de plus en plus pré-
coces et faciles, et de l’autre, deux faits, qui ne sont contradictoires
qu’en apparence : une certaine difficulté à créer des liens durables, et
là où ils se créent, leur intense viscosité. Les relations stables entre
jeunes gens et jeunes filles tendent aujourd’hui à être caractérisées par
une faible différenciation des rôles et un manque de séparation : l’im-
portant est d’être toujours ensemble, de partager toutes les expériences
dans une relation « comme des gens mariés », ce qui a l’apparence d’un
rapport adulte mais révèle le besoin d’éviter des expériences de diffé-
renciation, et de maintenir une fusionalité qui exorcise les angoisses
d’abandon. Ce mode « d’être ensemble » coupe en fait la route à la
transformation des besoins en désirs, ce qui nécessiterait une certaine
séparation et un espace pour pouvoir se structurer.
Dans la vie de couple, ces adolescentes semblent rechercher beau-
coup plus la satisfaction des besoins narcissiques de reflet, que la satis-
faction de pulsions sexuelles génitales. J’ai eu souvent l’occasion de
rencontrer des jeunes filles désinhibées et sexuellement actives qui
entretenaient des rapports sexuels fréquents avec des partenaires
Se tourner vers l’homme 123
5. Ibid., p. 132.
Se tourner vers l’homme 125
Sandra a quinze ans ; ses parents se sont séparés quand elle en avait
six. Elle réagit à l’abandon définitif du père qu’elle a suivi pendant des
126 L’enfance du féminin
Irène Ruggiero
Traduit de l’italien par Laurence Apfelbaum
Les héroïnes ne sont pas seulement vouées à la guerre et à
l’ombre. Elles peuvent, telle Pénélope, préserver une place
à l’autre.
Héroïnes
MIGUEL DE AZAMBUJA
des exploits, des réussites. En poussant les limites, ils soumettent leur
corps à des rythmes effrénés, comme si celui-ci était à l’abri des lois de
la matière, indestructible, immortel.
Ils se pensent uniques, irremplaçables, et leur vie est organisée autour
de la bataille. Leur victoire intime ? L’instant rêvé de la reconnaissance,
l’éclat sans fin de l’approbation. Ils guettent le signe, dehors. D’où leur
paradoxe : ils se pensent libres, indépendants, autonomes, mais ils cher-
chent sans cesse le regard admiratif : ils sont prisonniers du dehors.
celle d’Icare.
La fille, elle aussi, voit les organes génitaux de l’autre sexe,
« remarque la différence » et cela permet que sa période œdipienne
puisse avoir lieu. L’envie du pénis est le moteur, le préalable néces-
saire à la reconfiguration identificatoire, au remaniement que produit la
perte de la position unique. En outre, comme le garçon, elle visera aussi
à restaurer une relation privilégiée à l’objet pour faire régner encore
un monde sans perte. C’est contre ce remaniement et ses conséquences
que la figure héroïque féminine va se déployer. Disons plutôt les figures
héroïques. À la différence du garçon, la traversée œdipienne de la fille
est plus complexe et offre davantage de possibilités.
* *
*
Renoncer au renoncement. Maintenir, envers et contre tout, le monde
de la totalité. L’amazone, la guerrière, répond ainsi à ce que Freud
appelle le complexe de masculinité. La guerrière bannit l’envie du pénis
et avec elle, la passivité, qui implique l’empreinte possible de l’autre en
elle6. En effet, l’envie du pénis relance la question de la séduction chez
la fille, et elle s’approprie, de façon active, à travers les scénarios œdi-
piens, l’empreinte de l’autre. Cette opération psychique est mise en
suspens par l’amazone qui veut, elle aussi, traverser l’Œdipe sans en
porter les traces. L’amazone refuse la féminité, et veut rester dans un
monde massif et sans altérité. Elle veut éviter la perte et construit, sans
le savoir, son propre piège.
Être toute activité est une des façons de renoncer à l’envie du pénis7.
C’est la manière éclatante, celle qui attire la lumière de l’exploit et de
la reconnaissance. Néanmoins, on découvre, à l’autre extrême, un autre
refus : être toute passivité ; c’est le sombre pari d’Andromaque.
Andromaque, sous la forme d’un cygne, perdue dans les rues de Paris8.
« Le cygne », nous le rappelle Starobinski, évoque de façon discrète le
poète Virgile, surnommé « Le cygne de Mantoue », mais aussi « parmi
les enfants de Saturne, voués à la mélancolie, les prisonniers figuraient
en bonne place. Le cygne en cage est un superbe emblème de la mélan-
colie ».9 Le poète puise la sève de ses vers chez Virgile, quand celui-ci
raconte la saisissante rencontre entre Enée et Andromaque10. Épouse
aimante au début de la guerre, elle sera veuve d’Hector, et puis, après l’hu-
miliation de Troie, elle sera « traînée en servage » pour être l’esclave
de Phyrrus dans l’exil. Après la mort de celui-ci, elle épouse Hélénus
le Troyen, et portera la douleur du monde sur les hauteurs de Buthrote,
en Épire. Et Andromaque, là-bas, a récréé le monde détruit de Troie :
Faux est le fleuve qui coule dans ces contrées et qui a pris le nom du fleuve
du Troie : le Simoïs. Faux, le tombeau d’Hector élevé au milieu de ver-
doyants bosquets où Andromaque fait des offrandes funèbres et appelle
tristement les Mânes de celui-ci : ce tombeau est vide. Fausses sont les
terres du royaume qu’Hélénus a appelées Chaonies, du nom du Troyen
Chaon. Fausse est toute cette ville de Troie construite là-bas, dont la for-
teresse est à l’image de celle de Pergame et dont la rivière aride s’appelle
Xanthe. Les hommes et les choses sont désormais condamnés à ne don-
ner que la représentation de leur drame, et Enée lui-même ne s’y soustrait
pas : en entrant dans la ville, comme si c’était la véritable Troie, il embrasse
les fausses Portes Scées11.
*
Pénélope, celle qui attend au foyer le retour du mari, image pour le
moins traditionnelle de la condition féminine, Pénélope, pourrait-elle être
l’objet d’un éloge ?
La position héroïque peut être une position défensive, position de
refuge et d’obstacle en même temps. Elle permet de maintenir les acquis
préalables au complexe de castration ; elle empêche que la fille porte les
traces de la traversée œdipienne. En visant la totalité et le monde mas-
sif, l’héroïsme récuse l’altérité, la différence.
Un autre type d’héroïsme consiste à accepter de se confronter à la
traversée œdipienne, à accepter la perte (de la position phallique, de
l’objet inconditionnel), pour que le désir et sa conflictualisation puis-
sent avoir lieu. Accepter l’envie du pénis ne signifie pas, chez la femme,
vouloir devenir l’homme15 ; au contraire, renoncer à la complétude phal-
lique et faire de l’envie du pénis le moteur du complexe de castration
implique de laisser une place pour que l’autre advienne, laisser une
place pour l’étranger en soi. Être lumière ou ombre suppose de s’iden-
tifier à l’objet en l’incorporant; ne pas pouvoir l’accueillir autrement que
sur le mode de l’incarnation et donc de façon totalisante, sans possibi-
lité de circulation. Laisser une place à l’objet, le tenir à distance en
quelque sorte, permet de le rencontrer un jour.
Pénélope attend Ulysse. Il est parti pour combattre les Troyens sous
les ordres d’Agamemnon. La guerre a duré dix ans et dix ans le retour,
immense colère de Poséidon. Pénélope attend ; elle est confrontée, elle
aussi, à l’absence. Comment vit-elle cette absence ? Difficile à dire.
Est-elle prise par ce temps définitivement immobile, ce temps doulou-
reux qu’enferme Andromaque ? Certes Ulysse n’est pas mort, comme
Hector. Mais Pénélope ne le sait pas, et elle est prête a l’accueillir. Elle
lui a gardé une place. Je crois que l’attente de Pénélope témoigne d’une
disponibilité psychique, d’un espace d’accueil à l’intérieur de soi rendu
possible seulement si l’on a renoncé au monde de la totalité. Le monde
de la totalité (lumière ou ombre) est aussi le monde de l’oubli parce
qu’il est pris dans une répétition infinie.
16. I. Papadopoulou-Belmehdi, Le chant de Pénélope, Belin, p. 63. Cf. aussi les liens
entre art poétique et tissage d’une part et la toile comme signe de virginité, d’autre
part.
17. I. Papadopoulou-Belmehdi, op. cit., p. 21. Cela a été souligné à maintes reprises :
quel est le mot grec qui caractérise cette opération, l’effilage que Pénélope réalise
pendant la nuit ? C’est la première fois que le mot apparaît dans la littérature
occidentale : il s’agit d’analuein, qui veut dire analyse. Cf. aussi la préface de
N. Loraux, in, I. Papadopoulou-Belmehdi, op. cit.
« Le cœur est inséparable de l’esprit. ceux qui ont
distingué l’un de l’autre n’avaient ni l’un ni l’autre. »
Elle ne dira pas autre chose quand, trente ans plus tard, écrivant à
Flaubert qui dans un accès d’auto-dérision qui va loin, se dit hystérique
comme une femme et suggère qu’il a peut-être les deux sexes :
[…] pour les gens forts en anatomie il n’y a qu’un sexe. Un homme et une
femme c’est si bien la même chose que l’on ne comprend guère les tas de dis-
tinctions et de raisonnements subtils dont se sont nourries les sociétés sur
ce chapitre-là. J’ai observé l’enfance et le développement de mon fils et de
ma fille. Mon fils était moi, par conséquent femme bien plus que ma fille
qui était un homme pas réussi5.
Reste à voir comment, tributaire des exigences des deux sexes, notre
« bossue » s’y prend pour marcher droit en littérature.
* *
*
Il est remarquable de constater à quel point sa pratique est, à tout
moment, marquée d’ambivalence, ou peut-être faudrait-il dire de bila-
téralité, tant le masculin et le féminin vont de pair, comme dans sa vie,
dans tous les aspects de sa production.
Écrire est d’abord pour elle un métier. Elle écrit pour vivre et faire
vivre son entourage jusqu’à ses derniers jours. Elle entretient sa maison,
établit ses enfants, donne de l’argent à plus pauvre qu’elle sans esqui-
ver jamais ce qu’elle tient pour sa responsabilité. Dure en affaires, elle
assimile mieux que beaucoup d’écrivains de son temps les nouvelles
contraintes éditoriales qui font du livre une marchandise dépendant de
l’opinion du consommateur. Elle travaille beaucoup, elle aime l’effort
et la discipline. Loin de tout amateurisme, elle se documente sérieuse-
ment pour chaque ouvrage et la somme de ses savoirs en fait un des
esprits réellement cultivés de son époque. Cependant elle semble tenir
peu de compte de ce qu’elle écrit et prétend ne pas se souvenir de ses
textes. Il est vrai que son imagination sans limites, sa puissance de tra-
vail énorme, sa facilité de plume lui permettent de se laisser aller à une
production compulsive qu’elle dit ne pas contrôler. Aussi sera-t-elle
perçue par les écrivains masculins comme une intarissable bavarde aban-
donnée à une logorrhée sans rapport avec les exigences de l’écriture.
Le contenu de ses romans ne semble pas devoir racheter leur forme.
Elle écrit des romans d’amour qui se terminent par des mariages et en
cela restent conformes à l’attente du lecteur ou plutôt de la lectrice de
romans. Là n’est évidemment pas son ambition. Elle écrit sans se las-
ser sur la condition qui est faite aux femmes dans la société de son
temps. Elle met en place les modalités d’un nouveau mariage fondé sur
l’égalité des sexes. Elle écrit beaucoup sur les enfants, sur les relations
des filles aux pères, des fils aux mères. Échappant aux stéréotypes, elle
écrit sur la complexité du féminin dans un monde où la condescen-
dance méprisante de l’homme écrase les femmes. Ce faisant elle crée
des types de femmes intelligentes, fortes et libres dont Consuelo est le
parangon mais pas le seul exemple. Edmée de Mauprat, Lucrezia
Floriani, Lucie La Quintinie, Celie Merquem ou Nanon, toutes savent
allier, dans des tempéraments d’exception, les plus belles qualités des
deux sexes.
Le « cœur » et « l’esprit » sont pourtant de cohabitation délicate. Il
faut beaucoup d’invention romanesque pour que les meilleurs des
hommes acceptent comme un progrès de laisser parler la part féminine
de leur moi. Quant aux femmes, il semble bien acquis que, pour sensées
qu’elles deviennent, elles ne renonceront pas à écouter leur cœur, à
commencer par leur créatrice qui revendique cette spécificité de son
sexe : « Rien n’entre dans mon esprit si ce n’est par le cœur7 », « le
cœur est toujours pris au détriment de la tête8 ». De là ce qui est géné-
ralement considéré comme une autre de ses faiblesses, une empathie
qui fait la part belle aux sentiments mais aussi à la morale. Flaubert
redoute son côté « sermonneuse », « bénisseuse ». Baudelaire écrit :
« elle a dans les idées morales la même profondeur de jugement et la
même délicatesse de sentiment que les concierges et les filles entrete-
nues9 ». Proust est sévère à l’égard de ce qu’il appelle « les bons sen-
timents ». Il est vrai que Sand a l’esprit de sérieux. Elle est peu encline
à l’ironie. Idéaliste et pédagogue, elle croit à la performativité du bien.
Il semble cependant évident que ces hommes intelligents ont, ou
mal identifié ou englobé dans une réprobation qui en dit long sur leur
Et il est vrai que l’on perçoit dans l’œuvre une voix souterraine qui
échappe à l’irrépressible commentaire d’une intelligence organisée et
volontariste. Comme il arrive chez les grands écrivains, le texte en sait
plus sur l’auteur que l’auteur lui-même et se déploie alors, au cœur du
texte mais en bordure de son sens littéral, une écriture du trouble qui dit
les houles profondes de l’inconscient.
15. George Sand a eu deux enfants. Maurice, fils aimant, resta longtemps dans la
dépendance maternelle, se maria à quarante ans et s’essaya en amateur à la peinture
et à la littérature. Solange, fille probablement illégitime, fut le grand échec de Sand.
Elles vécurent dans un malentendu tragique, la fille se disant mal aimée, la mère
reprochant durement à sa fille son ingratitude. Le mariage avec le sculpteur
Clésinger, la brouille qui s’en suivit, la mort d’une petite fille prise dans la
conflagration familiale, l’existence « immorale » de Solange libérée des liens du
mariage, constituèrent l’irréparable souffrance de la vie de George Sand.
16. Sketches and hints, Pleiade, II, p. 626.
George Sand : le cœur et l’esprit 149
Elle prétend l’avoir fait pour Solange, à seules fins de lui conqué-
rir l’opinion et d’attirer les regards sur sa seule jeunesse. L’opération ne
fut sans doute pas sans bénéfice si l’on en croit l’estimation rétrospec-
tive qu’elle en fait pour Flaubert en 1871 : « Le jour où j’ai résolument
enterré la jeunesse, j’ai rajeuni de vingt ans20. » Elle ne renonce pas à
« chérir », comme elle le dit. Elle opte pour des amours moins excep-
tionnelles mais aussi moins sacrificielles que celles qu’elle a connues
et accepte d’être à son tour protégée et aimée. Ce sera la tonalité affec-
tive de ses dernières années après la rupture avec Chopin.
Dans Sketches and hints, on trouve, en 1868, la critique de sa période
romantique :
J’ai beau chercher en moi, je n’y retrouve plus rien de cette personne anxieuse,
agitée, mécontente d’elle-même, irritée contre les autres. J’avais sans doute
la chimère de la grandeur. C’était la mode du temps […] 21
Mon Dieu, que la vie est bonne quand tout ce qu’on aime est vivant et
grouillant […]. Peut-être eût-il fallu dans ta vie « l’emboîtement du sentiment
féminin » dont tu dis avoir fait fi. Je sais que le féminin ne vaut rien mais peut-
être pour être heureux faut-il avoir été malheureux23.
En plus cruel :
On n’est pas assez littéraires pour toi, chez nous, je le sais, mais on aime et
ça emploie la vie24.
mes contemporains, ou fût-ce que sur quelques uns, et de leur faire parta-
ger mon idéal de douceur et de poésie32.
homme à condition de ne pas renier son sexe, il n’est pas exclu qu’un
vrai grand homme puisse au moins gagner quelque chose à se laisser aller
aux vertus féminines ostracisées par son éducation. Ainsi il me semble
que Sand n’a rien renié de son désir initial de faire cohabiter en elle
les deux sexes. Au fil de sa vie elle a simplement inversé leur hiérarchie.
Dans sa jeunesse, l’ambition de se masculiniser – dans une attitude de
défi et une quête de reconnaissance – lui a surtout apporté conflits, dou-
leur et trouble. Quand elle a – volontairement dit-elle – lâché prise, elle
est allée en direction d’une réconciliation avec son sexe d’origine dont
elle a valorisé les apports avec l’intelligence acquise dans le détour par
le masculin.
Marie-Claude Schapira
L’Association Libres cahiers pour la psychanalyse
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PAUL RICARD
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sur les presses de la Nouvelle Imprimerie Laballery
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Dépôt légal : octobre 2002
Numéro d'impression: 209096
Imprimé en France
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