Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Hélène Suarez-Labat
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
Nour, dix ans : « Voici la vérité la plus meilleure, j’ai jamais dit de men-
songe, maintenant c’est fini le bras ; donne-moi ton pied que je le mange… je
blague ! ». Nour agite ses bras, cligne des yeux, s’évade dans des répétitions
motrices, traces d’anciennes stéréotypies. Elle revient vers l’analyste : « C’est
écrit sur mon visage quand je fais le pitre ? ». Elle court se cacher derrière le
fauteuil, l’analyste entend : « N’oublie pas que je ne dis pas de mensonge ! »
L’analyste : « Pourquoi tu joues à cacher tes yeux quand tu dis cela ? » Nour :
« Je me cache parce que je dis la vérité. » Nour sort de sa cachette : « T’as
vu que mes yeux riaient ? » Les interrogations de Nour autour de vérités
et mensonges se sont exprimées verbalement après des années d’un long et
intense travail transférentiel et contre-transférentiel centré sur la contenance
de l’excitation ravageuse. Le moi corporel, véritable plaque tournante des
introjections des assemblages pulsionnels (Freud, 1905, 1915), fut longtemps
soumis à de fréquents recours à des mécanismes de protection du moi, (Freud
1920 ;Tustin, 1972 ; Haag, 1980) comme le démantèlement des sensoriali-
tés (Tustin, 1984 ; Meltzer, 1980), mises en pièces détachées de l’attention
(Tustin, 1984 ; Meltzer, 1980).
La séquence clinique avec Nour pose au moins deux questions : les enfants
ayant éprouvé les états autistiques sont-ils en mesure, au fil de leurs dégagements,
d’investir, de comprendre, de penser le sens du mensonge ? Puis, que nous en
seigne la psychopathologie autistique, comme miroir grossissant, des fonctions
de l’introjection et de la projection comme fondatrices des mouvements identi-
taires et identificatoires dans la première enfance ? (Heimann, 1952)
En revenant vers la première question, l’on peut considérer combien les
travaux des éthologues Premack, Woodruff (1978) concernant leurs réflexions
sur l’anticipation, ont permis à Meltzoff, S. Baron Cohen, A. Leslie, U. Frith
(1985) de confronter la compréhension de la pensée de l’autre chez l’enfant
autiste, comment pouvait-il projeter, construire, développer la croyance en
l’autre ? De quelles natures étaient leurs capacités leur permettant d’accéder
aux états mentaux concourant à l’intentionnalité, au sentiment d’altérité ?
Ainsi est née la Théorie de l’Esprit, censée se construire, dans le dévelop-
pement ordinaire, au sein d’un espace commun privilégié se déployant depuis
la petite enfance (Frith, 2010).
À partir des recherches actuelles en sciences cognitives qui remettent
en question l’universalité de la théorie de l’esprit, les fonctions d’attention
conjointe, du regard et les capacités d’imitation sont reconnues comme enga-
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.97.44.248)
Elle a dix ans aujourd’hui. Elle avait trois ans et demi lorsque je l’ai ren-
contrée avec ses parents affligés et démunis devant le retrait de la communica-
tion, les stéréotypies dans lesquelles elle pouvait se réfugier fréquemment. Le
langage était apparu malgré tout, la communication qu’elle pouvait déployer
par intermittence était soumise à une excitation très difficilement contrôlable.
Lors des premières années du traitement, l’épreuve de passage des seuils de
porte, les transitions étaient un véritable supplice, la projection de l’espace
- © PUF -
29 janvier 2015 12:24 - Revue de psychanalyse 1-2015 - Mensonge - Collectif - Revue de psychanalyse - 175 x 240 - page 178 / 328 29 jan
Jouer à mentir
Un jour, Nour arrive en retard à sa séance, elle me dit qu’ « elle n’est pas
en retard, qu’elle dit toujours la vérité », elle scrute mon visage, énonce : « Il
faut croire ce que je dis. » Elle va se réfugier près du lampadaire pour trou-
ver un appui corporel. Elle poursuit : « Ça se voit que je mens ? Ça se lit sur
mon visage ? Ça s’écrit sur mon visage, ça veut dire quoi ? » Moi : « Ce sont
des expressions figurées, écrire, lire sur le visage, mais je me demande si tu
penses que je peux savoir ce que tu penses dans ta tête. » Nour, songeuse, le
regard fixé sur le côté : « Ah ! Tu vois quand ma tête dit le contraire de ce que
je dis ? Non, ça tu vois pas, toi tu réfléchis avec les pompiers sérieux ». Elle
s’excite, devient maniaque, « mi, mi, mimi », elle s’excite avec le prénom du
médecin consultant avec qui elle me marie dans la séance, son regard est très
excité.
Nour peut accéder à jouer à mentir mais dès que la bisexualité psychique
pas suffisamment intégrée est trop sollicitée, elle devient maniaque en cher-
chant des gardiens des limites qu’elle trouve avec le cadre dont je suis la gar-
dienne en lien avec le médecin consultant.
- © PUF -
29 janvier 2015 12:24 - Revue de psychanalyse 1-2015 - Mensonge - Collectif - Revue de psychanalyse - 175 x 240 - page 180 / 328 29 jan
RÉfÉrences Bibliographiques
Ajuriaguerra J., Ontogenèse des postures, moi et l’autre, Paris, Éd. du Papyrus, 2010.
Anzieu D., Le Moi peau, Paris, Dunod, 1985.
Aulagnier P. (1986), Du langage pictural au langage de l’interprète, in Un interprète en
quête de sens, Paris, Payot, 1991.
Baron-Cohen S., Leslie A., Frith U., Does the autistic Child have a «Theory of Mind»?,
Cognition, n° 21, 1985.
Bion W. R. (1965), Transformation. Passage de l’apprentissage à la croissance, Paris,
Puf, 2002.
Bion W. R., L’Attention et l’interprétation, Paris, Payot, 1974.
Bullinger A., Le Développement sensori-moteur de l’enfant et ses avatars, Ramonville
Saint-Agnès, Éres, 2004.
Chervet B., Régression et castration. À partir de « Deux mensonges d’enfants », Revue
française de psychanalyse, t. LVI, n° 4, 1992, p. 1065-1074.
Collodi C., (1882). Les Aventures de Pinocchio. Histoire d’un pantin, Gallimard, Paris,
2002.
Derrida J., Histoire du mensonge. Prolégomènes, Paris, Éd. Galilée, 2012.
Chapellon S., Le besoin de mentir, Thèse de Doctorat psychologie clinique, sous la dir. de
Pr F. Marty, F. Houssier, Université Paris Descartes, 2013.
- © PUF -
29 janvier 2015 12:24 - Revue de psychanalyse 1-2015 - Mensonge - Collectif - Revue de psychanalyse - 175 x 240 - page 183 / 328
Donnet J.-L., Green A., L’Enfant de ça, Paris, Éd. de Minuit, 1973.
Freud A., Le Normal et le pathologique chez l’enfant, Paris, Puf, 1965.
Freud S. ([1895] 1950c), Esquisse d’une psychologie, in Naissance de la Psychanalyse,
Paris, Puf, 1991.
Freud S. (1905b), Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1987.
Freud S. (1905c), Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Paris, Gallimard,
« Folio ».
Freud S. (1911b), Formulations sur les deux principes du cours des évènements
psychiques, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris, Puf, 1984.
Freud S. (1920g), Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, trad. fr.
J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Puf, 1981.
Freud S. (1925h), La négation, in Résultats, idées, problèmes, II, trad. fr. J. Laplanche,
Paris, Puf, 1998.
Freud S. (1937b), Constructions dans l’analyse, in Résultats, idées, problèmes, II, 1921-
1938, trad. fr. R. Lewinter et J.-B. Pontalis, Puf, Paris.
Green A. (1980), La mère morte, in Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éd. de
Minuit, « Critique », 1983.
Green A. (1982), La double limite, in La Folie privée. Psychanalyse des Cas-Limites,
Paris, Gallimard, 1990, p. 293-316.
Haag G. (1980b), Présentation de la traduction française, in Explorations dans le monde
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 15/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.97.44.248)